Goethe Faust 2

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PROLOGUE SUR LE THEATRE

LE DIRECTEUR, LE POETE DRAMATIQUE,

LE PERSONNAGE BOUFFON

LE DIRECTEUR

Ô vous dont le secours me fut souvent utile,
Donnez-moi vos conseils pour un cas difficile.
De ma vaste entreprise, ami, que pensez-vous ?

Je veux qu'ici le peuple abonde autour de nous,

Et de le satisfaire il faut que l'on se pique,
Car de notre existence il est la source unique.
Mais, grâce à Dieu, ce jour a comblé notre espoir,
Et le voici là-bas, rassemblé pour nous voir,
Qui prépare à nos vœux un triomphe facile,
Et garnit tous les bancs de sa masse immobile.

Tant d'avides regards fixés sur le rideau

Ont, pour notre début, compté sur du nouveau ;
Leur en trouver est donc ma grande inquiétude :

Je sais que du sublime ils n'ont point l'habitude ;
Mais ils ont lu beaucoup : il leur faut à présent

Quelque chose à la fois de fort et d'amusant.

Ah ! mon spectacle, à moi, c'est d'observer la foule,

Quand le long des poteaux elle se presse et roule,
Qu'avec cris et tumulte elle vient au grand jour
De nos bureaux étroits assiéger le pourtour ;
Et que notre caissier, tout fier de sa recette,

A l'air d'un boulanger dans un jour de disette...

Mais qui peut opérer un miracle si doux ?
Un poète, mon cher,... et je l'attends de vous.

LE POÈTE

Ne me retracez point cette foule insensée,
Dont l'aspect m'épouvante et glace ma pensée,

Ce tourbillon vulgaire, et rongé par l'ennui,

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Qui dans son monde oisif nous entraîne avec lui ;

Tous ses honneurs n'ont rien qui puisse me séduire :

C'est loin de son séjour qu'il faudrait me conduire,
En des lieux où le ciel m'offre ses champs d'azur,
Où, pour mon cœur charmé, fleurisse un bonheur pur,
Où l'amour, l'amitié, par un souffle céleste,
De mes illusions raniment quelque reste...

Ah ! c'est là qu'à ce cœur prompt à se consoler

Quelque chose de grand pourrait se révéler;
Car les chants arrachés à l'âme trop brûlante,
Les accents bégayés par la bouche tremblante,

Tantôt frappés de mort et tantôt couronnés,
Au gouffre de l'oubli sont toujours destinés :
Des accords moins brillants, fruits d'une longue veille,
De la postérité charmeraient mieux l'oreille ;
Ce qui s'accroît trop vite est bien près de finir :
Mais un laurier tardif grandit dans l'avenir.

LE BOUFFON

Oh ! la postérité ! c'est un mot bien sublime !

Mais le siècle présent a droit à quelque estime,
Et, si pour l'avenir je travaillais aussi,

Il faudrait plaindre enfin les gens de ce temps-ci:
Ils montrent seulement cette honnête exigence
De vouloir s'amuser avant leur descendance...

Moi, je fais de mon mieux à les mettre en gaîté;
Plus le cercle est nombreux, plus j'en suis écouté !
Pour vous qui pouvez tendre à d'illustres suffrages,

A votre siècle aussi consacrez vos ouvrages :
Ayez le sentiment, la passion, le feu !

C'est tout... Et la folie ! il en faut bien un peu.

LE DIRECTEUR

Surtout de nos décors déployez la richesse,
Qu'un tableau varié dans le cadre se presse,
Offrez un univers aux spectateurs surpris...

Pourquoi vient-on ? pour voir : on veut voir à tout prix.
Sachez donc par l'EFFET conquérir leur estime,
Et vous serez pour eux un poète sublime.
Sur la masse, mon cher, la masse doit agir :
D'après son goût, chacun voulant toujours choisir,

Trouve ce qu'il lui faut où la matière abonde,

Et qui donne beaucoup donne pour tout le monde.

Que votre ouvrage aussi se divise aisément ;
Un plan trop régulier n'offre nul agrément,
Le public prise peu de pareils tours d'adresse,
Et vous mettrait bien vite en pièces votre pièce.

LE POÈTE

Quels que soient du public la menace ou l'accueil,
Un semblable métier répugne à mon orgueil ;

A ce que je puis voir, l'ennuyeux barbouillage

De nos auteurs du jour obtient votre suffrage.

LE DIRECTEUR

Je ne repousse pas de pareils arguments :

Qui veut bien travailler choisit ses instruments.
Pour vous, examinez ce qui vous reste à faire,
Et voyez quels sont ceux à qui vous voulez plaire.

Tout maussade d'ennui, chez nous l'un vient d'entrer;

L'autre sort d'un repas qu'il lui faut digérer;
Plusieurs, et le dégoût chez eux est encore pire,

Amateurs de journaux, achèvent de les lire :
Ainsi qu'au bal masqué, l'on entre avec fracas,

La curiosité de tous hâte les pas :
Les hommes viennent voir ; les femmes, au contraire,
D'un spectacle gratis régalent le parterre.

Qu'allez-vous cependant rêver sur l'Hélicon ?
Pour plaire à ces gens-là faut-il tant de façon !
Osez fixer les yeux sur ces juges terribles !
Les uns sont hébétés, les autres insensibles ;
En sortant, l'un au jeu compte passer la nuit;
Un autre chez sa belle ira coucher sans bruit.
Maintenant, pauvre fou, si cela vous amuse,
Prostituez-leur donc l'honneur de votre muse !
Non!... mais, je le répète, et croyez mes discours,
Donnez-leur du nouveau, donnez-leur-en toujours ;
Agitez ces esprits qu'on ne peut satisfaire...
Mais qu'est-ce qui vous prend ? est-ce extase, colère ?

LE POÈTE

Cherche un autre valet ! tu méconnais en vain
Le devoir du poète et son emploi divin !
Comment les cœurs à lui viennent-ils se soumettre ?
Comment des éléments dispose-t-il en maître ?
N'est-ce point par l'accord, dont le charme vainqueur

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Reconstruit l'univers dans le fond de son cœur?

Tandis que la nature à ses fuseaux démêle
Tous les fils animés de sa trame éternelle ;

Quand les êtres divers, en tumulte pressés,
Poursuivent tristement les siècles commencés ;
Qui sait assujettir la matière au génie ?
Soumettre l'action aux lois de l'harmonie ?

Dans l'ordre universel, qui sait faire rentrer
L'être qui se révolte ou qui peut s'égarer?
Qui sait, par des accents plus ardents ou plus sages,
Des passions du monde émouvoir les orages,
Ou dans des cœurs flétris par les coups du destin,
D'un jour moins agité ramener le matin?
Qui, le long du sentier foulé par une amante,

Vient semer du printemps la parure éclatante ?

Qui peut récompenser les arts, et monnoyer
Les faveurs de la gloire en feuilles de laurier ?
Qui protège les dieux? qui soutient l'Empyrée?...

La puissance de l'homme en nous seuls déclarée.

LE BOUFFON

C'est bien, je fais grand cas du génie et de l'art :

Usez-en, mais laissez quelque chose au Hasard,
C'est l'amour, c'est la vie... on se voit, on s'enchaîne,
Qui sait comment ? La pente est douce et vous entraîne ;
Puis, sitôt qu'au bonheur on s'est cru destiné,
Le chagrin vient : voilà le roman terminé !...

Tenez, c'est justement ce qu'il vous faudra peindre :

Dans l'existence, ami, lancez-vous sans rien craindre ;

Tout le monde y prend part, et fait, sans le savoir,

Des choses que vous seul pourrez comprendre et voir !

Mettez un peu de vrai parmi beaucoup d'images,
D'un seul rayon de jour colorez vos nuages;
Alors, vous êtes sûr d'avoir tout surmonté;

Alors, votre auditoire est ému, transporté !...

Il leur faut une glace et non une peinture.
Qu'ils viennent tous les soirs y mirer leur figure :

N'oubliez pas l'amour, c'est par là seulement
Qu'on soutient la recette et l'applaudissement.

Allumez un foyer durable, où la jeunesse
Vienne puiser des feux et les nourrir sans cesse :
A l'homme fait ceci ne pourrait convenir,
Mais comptez sur celui qui veut le devenir.

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LE POÈTE

Eh bien ! rends-moi ces temps de mon adolescence
Où je n'étais moi-même encor qu'en espérance ;

Cet âge si fécond en chants mélodieux,

Tant qu'un monde pervers n'effraya point mes yeux ;
Tant que, loin des honneurs, mon cœur ne fut avide

Que des fleurs, doux trésors d'une vallée humide !
Dans mon songe doré, je m'en allais chantant;

Je ne possédais rien, j'étais heureux pourtant !

Rends-moi donc ces désirs qui fatiguaient ma vie,
Ces chagrins déchirants, mais qu'à présent j'envie,
Ma jeunesse !... En un mot, sache en moi ranimer
La force de haïr et le pouvoir d'aimer!

LE BOUFFON

Cette jeunesse ardente, à ton âme si chère,
Pourrait, dans un combat, t'être fort nécessaire,
Ou bien si la beauté t'accordait un souris,
Si de la course encor tu disputais le prix,
Si d'une heureuse nuit tu recherchais l'ivresse...
Mais toucher une lyre avec grâce et paresse,
Au but qu'on te désigne arriver en chantant,
Vieillard, c'est là de toi tout ce que l'on attend.

LE DIRECTEUR

Allons ! des actions !... les mots sont inutiles ;

Gardez pour d'autres temps vos compliments futiles :
Quand vous ne faites rien, à quoi bon, s'il vous plaît,
Nous dire seulement ce qui doit être fait ?
Usez donc de votre art, si vous êtes poète :
La foule veut du neuf, qu'elle soit satisfaite !

A contenter ses goûts il faut nous attacher ;

Qui tient l'occasion ne doit point la lâcher.
Mais, à notre public tout en cherchant à plaire,
C'est en osant beaucoup qu'il faut le satisfaire ;

Ainsi, ne m'épargnez machines ni décors,
A tous mes magasins ravissez leurs trésors,

Semez à pleines mains la lune, les étoiles,
Les arbres, l'Océan, et les rochers de toiles ;
Peuplez-moi tout cela de bêtes et d'oiseaux;
De la création déroulez les tableaux,
Et passez au travers de la nature entière,
Et de l'enfer au ciel, et du ciel à la terre.

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PROLOGUE DANS LE CIEL

LE SEIGNEUR, LES MILICES CÉLESTES,

ensuite MÉPHISTOPHÉLÈS

(Les trois archanges s'avancent.)

RAPHAËL

Le soleil résonne sur le mode antique dans le chœur

harmonieux des sphères, et sa course ordonnée s'accom-
plit avec la rapidité de la foudre.

Son aspect donne la force aux anges, quoiqu'ils ne puis-

sent le pénétrer. Les merveilles de la création sont inexpli-
cables et magnifiques comme à son premier jour.

GABRIEL

La terre, parée, tourne sur elle-même avec une incroya-

ble vitesse. Elle passe tour à tour du jour pur de l'Eden

aux ténèbres effrayantes de la nuit.

La mer écumante bat de ses larges ondes le pied des

rochers, et rochers et mers sont emportés dans le cercle
éternel des mondes.

MICHEL

La tempête s'élance de la terre aux mers et des mers à la

terre, et les ceint d'une chaîne aux secousses furieuses;
l'éclair trace devant la foudre un lumineux sentier. Mais
plus haut tes messagers, Seigneur, adorent l'éclat paisible
de ton jour.

TOUS TROIS

Son aspect donne la force aux anges, quoiqu'ils ne puis-

sent le pénétrer. Les merveilles de la création sont inexpli-
cables et magnifiques comme à son premier jour.

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Maître, puisqu'une fois tu te rapproches de nous,

puisque tu veux connaître comment les choses vont en
bas, et que d'ordinaire tu te plais à mon entretien, je viens
vers toi dans cette foule. Pardonne si je m'exprime avec

moins de solennité : je crains bien de me faire huer par la
compagnie ; mais le pathos dans ma bouche te ferait rire
assurément, si depuis longtemps tu n'en avais perdu
l'habitude. Je n'ai rien à dire du soleil et des sphères, mais

je vois seulement combien les hommes se tourmentent. Le

petit dieu du monde est encore de la même trempe et
bizarre comme au premier jour. Il vivrait, je pense; plus

convenablement, si tu ne lui avais frappé le cerveau d'un
rayon de la céleste lumière. Il a nommé cela raison, et ne
l'emploie qu'à se gouverner plus bêtement que les bêtes. Il
ressemble (si ta Seigneurie le permet) à ces cigales aux
longues jambes, qui s'en vont sautant et voletant dans
l'herbe, en chantant leur vieille chanson. Et s'il restait tou-

jours dans l'herbe ! mais non, il faut qu'il aille encore don-

ner du nez contre tous les tas de fumier.

LE SEIGNEUR

N'as-tu rien de plus à nous dire? ne viendras-tu jamais

que pour te plaindre ? Et n'y a-t-il selon toi rien de bon sur
la terre ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Rien, Seigneur : tout y va parfaitement mal, comme tou-

jours; les hommes me font pitié dans leurs jours de

misère, au point que je me fais conscience de tourmenter
cette pauvre espèce.

Connais-tu Faust?

Le docteur ?

Mon serviteur.

LE SEIGNEUR

MÉPHISTOPHÉLÈS

LE SEIGNEUR

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MEPHISTOPHELES

Sans doute. Celui-là vous sert d'une manière étrange.

Chez ce fou rien de terrestre, pas même le boire et le man-
ger. Toujours son esprit chevauche dans les espaces, et lui-
même se rend compte à moitié de sa folie. Il demande au
ciel ses plus belles étoiles et à la terre ses joies les plus
sublimes, mais rien de loin ni de près ne suffit à calmer la
tempête de ses désirs.

LE SEIGNEUR

Il me cherche ardemment dans l'obscurité, et je veux

bientôt le conduire à la lumière. Dans l'arbuste qui verdit,

le jardinier distingue déjà les fleurs et les fruits qui se
développeront dans la saison suivante.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Voulez-vous gager que celui-là, vous le perdrez encore ?

Mais laissez-moi le choix des moyens pour l'entraîner dou-
cement dans mes voies.

LE SEIGNEUR

Aussi longtemps qu'il vivra sur la terre, il t'est permis de

l'induire en tentation. Tout homme qui marche peut s'éga-
rer.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je vous remercie. J'aime avoir affaire aux vivants. J'aime

les joues pleines et fraîches. Je suis comme le chat, qui ne
se soucie guère des souris mortes.

LE SEIGNEUR

C'est bien, je le permets. Ecarte cet esprit de sa source,

et conduis-le dans ton chemin, si tu peux; mais sois
confondu, s'il te faut reconnaître qu'un homme de bien,
dans la tendance confuse de sa raison, sait distinguer et
suivre la voie étroite du Seigneur.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il ne la suivra pas longtemps, et ma gageure n'a rien à

craindre. Si je réussis, vous me permettrez bien d'en
triompher à loisir. Je veux qu'il mange la poussière avec
délices, comme le serpent mon cousin.

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LE SEIGNEUR

Tu pourras toujours te présenter ici librement. Je n'ai

jamais haï tes pareils. Entre les esprits qui nient, l'esprit

de ruse et de malice me déplaît le moins de tous. L'activité
de l'homme se relâche trop souvent; il est enclin à la
paresse, et j'aime à lui voir un compagnon actif, inquiet, et
qui même peut créer au besoin comme le diable. Mais
vous, les vrais enfants du ciel, réjouissez-vous dans la
beauté vivante où vous nagez ; que la puissance qui vit et
opère éternellement vous retienne dans les douces bar-
rières de l'amour, et sachez affermir dans vos pensées

durables les tableaux vagues et changeants de la création.

(Le ciel se ferme, les archanges se séparent.)

MÉPHISTOPHÉLÈS

J'aime à visiter de temps en temps le vieux Seigneur, et

je me garde de rompre avec lui. C'est fort bien, de la part

d'un aussi grand personnage, de parler lui-même au
diable avec tant de bonhomie.

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LA NUIT

(Dans une chambre à voûte élevée, étroite, gothique. Faust,

inquiet, est assis devant son pupitre.)

FAUST

Philosophie, hélas! jurisprudence, médecine, et toi

aussi, triste théologie!... je vous ai donc étudiées à fond
avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre
fou, tout aussi sage que devants Je m'intitule, il est vrai,
Maître, Docteur, et, depuis dix ans, je promène çà et là
mes élèves par le nez. — Et je vois bien que nous ne pou-

vons rien connaître!... Voilà ce qui me brûle le sang! J'en
sais plus, il est vrai, que tout ce qu'il y a de sots, de doc-
teurs, de maîtres, d'écrivains et de moines au monde ! Ni
scrupule, ni doute ne me tourmentent plus ! Je ne crains
rien du diable, ni de l'enfer; mais aussi toute joie m'est
enlevée. Je ne crois pas savoir rien de bon en effet, ni pou-

voir rien enseigner aux hommes pour les améliorer et les

convertir. Aussi n'ai-je ni bien, ni argent, ni honneur, ni
domination dans le monde : un chien ne voudrait pas de la

vie à ce prix ! Il ne me reste désormais qu'à me jeter dans

la magie. Oh! si la force de l'esprit et de la parole me
dévoilait les secrets que j'ignore, et si je n'étais plus obligé
de dire péniblement ce que je ne sais pas ; si enfin je pou-

vais connaître tout ce que le monde cache en lui-même, et,

sans m'attacher davantage à des mots inutiles, voir ce que
la nature contient de secrète énergie et de semences éter-
nelles! Astre à la lumière argentée, lune silencieuse,
daigne pour la dernière fois jeter un regard sur ma

peine!... j'ai si souvent la nuit veillé près de ce pupitre!

C'est alors que tu m'apparaissais sur un amas de livres et

de papiers, mélancolique amie! Ah! que ne puis-je, à ta
douce clarté, gravir les hautes montagnes, errer dans les
cavernes avec les esprits, danser sur le gazon pâle des

prairies, oublier toutes les misères de la science, et me bai-
gner rajeuni dans la fraîcheur de ta rosée !

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Hélas ! et je languis encore dans mon cachot ! Misérable

trou de muraille, où la douce lumière du ciel ne peut péné-
trer qu'avec peine à travers ces vitrages peints, à travers
cet amas de livres poudreux et vermoulus, et de papiers

entassés jusqu'à la voûte. Je n'aperçois autour de moi que

verres, boîtes, instruments, meubles pourris, héritage de
mes ancêtres... Et c'est là ton monde, et cela s'appelle un
monde !

Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se serre dans

ta poitrine avec inquiétude, pourquoi une douleur secrète

entrave en toi tous les mouvements de la vie! Tu le
demandes !... Et au lieu de la nature vivante dans laquelle
Dieu t'a créé, tu n'es environné que de fumée et moisis-
sure, dépouilles d'animaux et ossements de morts !

Délivre-toi ! Lance-toi dans l'espace ! Ce livre mystérieux,

tout écrit de la main de Nostradamus, ne suffit-il pas pour
te conduire? Tu pourras connaître alors le cours des

astres; alors, si la nature daigne t'instruire, l'énergie de
l'âme te sera communiquée comme un esprit à un autre
esprit. C'est en vain que, par un sens aride, tu voudrais ici

t'expliquer les signes divins... Esprits qui nagez près de
moi, répondez-moi, si vous m'entendez ! (Il frappe le livre,
et considère le signe du macrocosme.)
Ah! quelle extase à
cette vue s'empare de tout mon être ! Je crois sentir une vie
nouvelle, sainte et bouillante, circuler dans mes nerfs et
dans mes veines. Sont-ils tracés par la main d'un Dieu, ces

caractères qui apaisent les douleurs de mon âme, enivrent
de joie mon pauvre cœur, et dévoilent autour de moi les
forces mystérieuses de la nature? Suis-je moi-même un
dieu ? Tout me devient si clair ! Dans ces simples traits, le-
monde révèle à mon âme tout le mouvement de sa vie,
toute l'énergie de sa création. Déjà je reconnais la vérité
des paroles du sage: «Le monde des esprits n'est point
fermé; ton sens est assoupi, ton cœur est mort. Lève-toi,
disciple, et va baigner infatigablement ton sein mortel
dans les rayons pourprés de l'aurore ! » (Il regarde le signe.)
Comme tout se meut dans l'univers! Comme tout, l'un
dans l'autre, agit et vit de la même existence ! Comme les

puissances célestes montent et descendent en se passant

de mains en mains les seaux d'or ! Du ciel à la terre, elles
répandent une rosée qui rafraîchit le sol aride, et l'agita-

tion de leurs ailes remplit les espaces sonores d'une inef-
fable harmonie. Quel spectacle! Mais, hélas! ce n'est
qu'un spectacle ! Où te saisir, nature infinie ? Ne pourrai-je

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donc aussi presser tes mamelles, où le ciel et la terre
demeurent suspendus? Je voudrais m'abreuver de ce lait
intarissable... mais il coule partout, il inonde tout, et moi

je languis vainement après lui ! (Il frappe le livre avec dépit,

et considère le signe de l'Esprit de la terre.) Comme ce signe

opère différemment sur moi ! Esprit de la terre, tu te rap-

proches ; déjà je sens mes forces s'accroître ; déjà je pétille

comme une liqueur nouvelle : je me sens le courage de me
risquer dans le monde, d'en supporter les peines et les
prospérités; de lutter contre l'orage, et de ne point pâlir
des craquements de mon vaisseau. Des nuages s'entassent
au-dessus de moi! — La lune cache sa lumière... la lampe
s'éteint! elle fume!... Des rayons ardents se meuvent
autour de ma tête. Il tombe de la voûte un frisson qui me
saisit et m'oppresse. Je sens que tu t'agites autour de moi,

Esprit que j'ai invoqué! Ah! comme mon sein se déchire!
mes sens s'ouvrent à des impressions nouvelles ! Tout mon
cœur s'abandonne à toi!... Parais! parais! m'en coûtât-il
la vie ! (Il saisit le livre, et prononce les signes mystérieux de
l'Esprit. Il s'allume une flamme rouge, l'Esprit apparaît

dans la flamme.)

Qui m'appelle ?

Effroyable vision !

L'ESPRIT

FAUST

L'ESPRIT

Tu m'as évoqué. Ton souffle agissait sur ma sphère et

m'en tirait avec violence. Et maintenant...

FAUST

Ah ! je ne puis soutenir ta vue !

L'ESPRIT

Tu aspirais si fortement vers moi ! Tu voulais me voir et

m'entendre. Je cède au désir de ton cœur. — Me voici.
Quel misérable effroi saisit ta nature surhumaine ! Qu'as-

tu fait de ce haut désir, de ce cœur qui créait un monde en

soi-même, qui le portait et le fécondait, n'ayant pas assez
de l'autre, et ne tendant qu'à nous égaler nous autres

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esprits? Faust, où es-tu? Toi qui m'attirais ici de toute ta
force et de toute ta voix, est-ce bien toi-même que l'effroi
glace jusque dans les sources de la vie et prosterne devant
moi comme un lâche insecte qui rampe ?

FAUST

Pourquoi te céderais-je, fantôme de flamme? Je suis

Faust, je suis ton égal.

L'ESPRIT

Dans l'océan de la vie, et dans la tempête de l'action, je

monte et descends, je vais et je viens ! Naissance et tombe !
Mer éternelle, trame changeante, vie énergique, dont j'our-
dis, au métier bourdonnant du temps, les tissus impéris-
sables, vêtements animés de Dieu !

FAUST

Esprit créateur, qui ondoies autour du vaste univers,

combien je me sens près de toi !

L'ESPRIT

Tu es l'égal de l'esprit que tu conçois, mais tu n'es pas

égal à moi. (Il disparaît.)

FAUST (tombant à la renverse)

Pas à toi!... A qui donc?... Moi! l'image de Dieu! pas

seulement à toi ! (On frappe.) Ô mort ! Je m'en doute ; c'est
mon serviteur. Et voilà tout l'éclat de ma félicité réduit à
rien!... Faut-il qu'une vision aussi sublime se trouve anéan-

tie par un misérable valet !

(VAGNER, en robe de chambre et bonnet de nuit,

une lampe à la main.

FAUST se détourne avec mauvaise humeur.)

VAGNER

Pardonnez! Je vous entendais déclamer; vous lisez

sûrement une tragédie grecque, et je pourrais profiter
dans cet art, qui est aujourd'hui fort en faveur. J'ai
entendu dire souvent qu'un comédien peut en remontrer à
un prêtre.

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FAUST

Oui, si le prêtre est un comédien, comme il peut bien

arriver de notre temps.

VAGNER

Ah! quand on est ainsi relégué dans son cabinet, et

qu'on voit le monde à peine les jours de fête, et de loin seu-
lement, au travers d'une lunette, comment peut-on aspirer
à le conduire un jour par la persuasion?

FAUST

Vous n'y atteindrez jamais si vous ne sentez pas forte-

ment; si l'inspiration ne se presse pas hors de votre âme,
et si, par la plus violente émotion, elle n'entraîne pas les
cœurs de tous ceux qui écoutent. Allez donc vous concen-
trer en vous-même, mêler et réchauffer ensemble les restes
d'un autre festin pour en former un petit ragoût... Faites

jaillir une misérable flamme du tas de cendres où vous

soufflez!... Alors vous pourrez vous attendre à l'admira-
tion des enfants et des singes, si le cœur vous en dit ; mais

jamais vous n'agirez sur celui des autres, si votre élo-

quence ne part pas du cœur même.

VAGNER

Mais le débit fait le bonheur de l'orateur ; et je sens bien

que je suis encore loin de compte.

FAUST

Cherchez donc un succès honnête, et ne vous attachez

point aux grelots d'une brillante folie; il ne faut pas tant

d'art pour faire supporter la raison et le bon sens, et si

vous avez à dire quelque chose de sérieux, ce n'est point

aux mots qu'il faut vous appliquer davantage. Oui, vos dis-
cours si brillants, où vous parez si bien les bagatelles
de l'humanité, sont stériles comme le vent brumeux de
l'automne qui murmure parmi les feuilles séchées.

VAGNER

Ah! Dieu! l'art est long, et notre vie est courte! Pour

moi, au milieu de mes travaux littéraires, je me sens sou-

vent mal à la tête et au cœur. Que de difficultés n'y a-t-il
pas à trouver le moyen de remonter aux sources! Et un

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pauvre diable peut très bien mourir avant d'avoir fait la

moitié du chemin.

FAUST

Un parchemin serait-il bien la source divine où notre

âme peut apaiser sa soif éternelle ? Vous n'êtes pas consolé,
si la consolation ne jaillit point de votre propre cœur.

VAGNER

Pardonnez-moi! C'est une grande jouissance que de se

transporter dans l'esprit des temps passés, de voir comme
un sage a pensé avant nous, et comment, partis de loin,
nous l'avons si victorieusement dépassé.

FAUST

Oh ! sans doute ! jusqu'aux étoiles. Mon ami, les siècles

écoulés sont pour nous le livre aux sept cachets; ce que

vous appelez l'esprit des temps n'est au fond que l'esprit

même des auteurs, où les temps se réfléchissent. Et c'est

vraiment une misère le plus souvent! Le premier coup

d'œil suffit pour vous mettre en fuite. C'est comme un sac
à immondices, un vieux garde-meuble, ou plutôt une de
ces parades de place publique, remplies de belles maximes
de morale, comme on en met d'ordinaire dans la bouche
des marionnettes !

VAGNER

Mais le monde ! le cœur et l'esprit des hommes !... Cha-

cun peut bien désirer d'en connaître quelque chose.

FAUST

Oui, ce qu'on appelle connaître. Qui osera nommer

l'enfant de son nom véritable ? Le peu d'hommes qui ont
su quelque chose, et qui ont été assez fous pour ne point
garder leur secret dans leur propre cœur, ceux qui ont
découvert au peuple leurs sentiments et leurs vues, ont été
de tout temps crucifiés et brûlés. — Je vous prie, mon ami,
de vous retirer. Il se fait tard; nous en resterons là pour
cette fois.

VAGNER

J'aurais veillé plus longtemps volontiers, pour profiter

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de l'entretien d'un homme aussi instruit que vous ; mais,
demain, comme au jour de Pâques dernier, vous voudrez

bien me permettre une autre demande. Je me suis aban-

donné à l'étude avec zèle, et je sais beaucoup, il est vrai;
mais je voudrais tout savoir. (Il sort.)

FAUST (seul)

Comme toute espérance n'abandonne jamais une pau-

vre tête ! Celui-ci ne s'attache qu'à des bagatelles, sa main

avide creuse la terre pour chercher des trésors ; mais qu'il
trouve un vermisseau, et le voilà content.

Comment la voix d'un tel homme a-t-elle osé retentir en

ces lieux, où le souffle de l'esprit vient de m'environner !

Cependant, hélas ! je te remercie pour cette fois, ô le plus

misérable des enfants de la terre! Tu m'arraches au déses-
poir qui allait dévorer ma raison. Ah ! l'apparition était si
gigantesque, que je dus vraiment me sentir comme un

nain vis-à-vis d'elle.

Moi, l'image de Dieu, qui me croyais déjà parvenu au

miroir de l'éternelle vérité; qui, dépouillé, isolé des
enfants de la terre, aspirais à toute la clarté du ciel; moi
qui croyais, supérieur aux chérubins, pouvoir nager libre-
ment dans les veines de la nature, et, créateur aussi, jouir

de la vie d'un Dieu, ai-je pu mesurer mes pressentiments à
une telle élévation!,.. Et combien je dois expier tant
d'audace ! Une parole foudroyante vient de me rejeter bien
loin!

N'ai-je pas prétendu t'égaler?... Mais si j'ai possédé

assez de force pour t'attirer à moi, il ne m'en est plus resté

pour t'y retenir. Dans cet heureux moment, je nie sentais
tout à la fois si petit et si grand! tu m'as cruellement

repoussé dans l'incertitude de l'humanité. Qui m'instruira
désormais, et que dois-je éviter? Faut-il obéir à cette
impulsion? Ah! nos actions mêmes, aussi bien que nos
souffrances, arrêtent le cours de notre vie.

Une matière de plus en plus étrangère à nous s'oppose à

tout ce que l'esprit conçoit de sublime ; quand nous attei-

gnons aux biens de ce monde, nous traitons de mensonge
et de chimère tout ce qui vaut mieux qu'eux. Les nobles
sentiments qui nous donnent la vie languissent étouffés
sous les sensations de la terre.

L'imagination, qui, déployant la hardiesse de son vol, a

voulu, pleine d'espérance, s'étendre dans l'éternité, se

22

contente alors d'un petit espace, dès qu'elle voit tout ce
qu'elle rêvait de bonheur s'évanouir dans l'abîme du

temps. Au fond de notre cœur, l'inquiétude vient s'établir,
elle y produit de secrètes douleurs, elle s'y agite sans cesse,

en y détruisant joie et repos; elle se pare toujours de
masques nouveaux : c'est tantôt une maison, une cour ;

tantôt une femme, un enfant ; c'est encore du feu, de l'eau,
un poignard, du poison !... Nous tremblons devant tout ce
qui ne nous atteindra pas, et nous pleurons sans cesse ce
que nous n'avons point perdu !

Je n'égale pas Dieu! Je le sens trop profondément; je ne

ressemble qu'au ver, habitant de la poussière, au ver, que
le pied du voyageur écrase et ensevelit pendant qu'il y
cherche une nourriture.

N'est-ce donc point la poussière même, tout ce que cette

haute muraille me conserve sur cent tablettes ? toute cette
friperie dont les bagatelles m'enchaînent à ce monde de
vers?... Dois-je trouver ici ce qui me manque? Il me fau-
dra peut-être lire dans ces milliers de volumes, pour y voir
que les hommes se sont tourmentés sur tout, et que çà et là
un heureux s'est montré sur la terre! — Ô toi, pauvre
crâne vide, pourquoi sembles-tu m'adresser ton ricane-
ment? Est-ce pour me dire qu'il a été un temps où ton cer-

veau fut, comme le mien, rempli d'idées confuses? qu'il

chercha le grand jour, et qu'au milieu d'un triste crépus-
cule il erra misérablement dans la recherche de la vérité ?
Instruments que je vois ici, vous semblez me narguer avec

toutes vos roues, vos dents, vos anses et vos cylindres!
J'étais à la porte, et vous deviez me servir de clef. Vous
êtes, il est vrai, plus hérissés qu'une clef; mais vous ne
levez pas les verrous. Mystérieuse au grand jour, la nature
ne se laisse point dévoiler, et il n'est ni levier ni machine
qui puisse la contraindre à faire voir à mon esprit ce
qu'elle a résolu de lui cacher. Si tout ce vieil attirail, qui

jamais ne me fut utile, se trouve ici, c'est que mon père l'y

rassembla. Poulie antique, la sombre lampe de mon
pupitre t'a longtemps noircie! Ah! j'aurais bien mieux fait
de dissiper le peu qui m'est resté, que d'en embarrasser
mes veilles ! — Ce que tu as hérité de ton père, acquiers-le

pour le posséder. Ce qui ne sert point est un pesant far-
deau, mais ce que l'esprit peut créer en un instant, voilà ce
qui est utile !

Pourquoi donc mon regard s'élève-t-il toujours vers ce

lieu ? Ce petit flacon a-t-il pour les yeux un attrait magné-

23

background image

tique ? Pourquoi tout à coup me semble-t-il que mon esprit

jouit de plus de lumière, comme une forêt sombre où la

lune jette un rayon de sa clarté ?

Je te salue, fiole solitaire que je saisis avec un pieux res-

pect! en toi, j'honore l'esprit de l'homme et son industrie.

Remplie d'un extrait des sucs les plus doux, favorables au
sommeil, tu contiens aussi toutes les forces qui donnent la
mort; accorde tes faveurs à celui qui te possède ! Je te vois,
et ma douleur s'apaise ; je te saisis, et mon agitation dimi-
nue, et la tempête de mon esprit se calme peu à peu ! Je me
sens entraîné dans le vaste Océan, le miroir des eaux
marines se déroule silencieusement à mes pieds, un nou-
veau jour se lève au loin sur les plages inconnues.

Un char de feu plane dans l'air, et ses ailes rapides

s'abattent près de moi ; je me sens prêt à tenter des chemins
nouveaux dans la plaine des cieux, au travers de l'activité
des sphères nouvelles. Mais cette existence sublime, ces
ravissements divins, comment, ver chétif, peux-tu les méri-
ter?... C'est en cessant d'exposer ton corps au doux soleil
de la terre, en te hasardant à enfoncer ces portes devant
lesquelles chacun frémit. Voici le temps de prouver par

des actions que la dignité de l'homme ne le cède point à la
grandeur d'un Dieu! Il ne faut pas trembler devant ce
gouffre obscur, où l'imagination semble se condamner à
ses propres tourments ; devant cette étroite avenue où tout
l'enfer étincelle !... ose d'un pas hardi aborder ce passage :
au risque même d'y rencontrer le néant !

Sors maintenant, coupe d'un pur cristal, sors de ton

vieil étui, où je t'oubliai pendant de si longues années. Tu
brillais jadis aux festins de mes pères, tu déridais les plus

sérieux convives, qui te passaient de mains en mains : cha-
cun se faisait un devoir, lorsque venait son tour, de célé-
brer en vers la beauté des ciselures qui t'environnent, et de
te vider d'un seul trait. Tu me rappelles les nuits de ma

jeunesse ; je ne t'offrirai plus à aucun voisin, je ne célébre-

rai plus tes ornements précieux. Voici une liqueur que je
dois boire pieusement, elle te remplit de ses flots noi-
râtres ; je l'ai préparée, je l'ai choisie, elle sera ma boisson
dernière, et je la consacre avec toute mon âme, comme
libation solennelle, à l'aurore d'un jour plus beau. (Il porte
la coupe à sa bouche. Son des cloches et chants des
chœurs.)

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CHŒUR DES ANGES

Christ est ressuscité! Joie au mortel qui languit ici-bas

dans les liens du vice et de l'iniquité!

FAUST

Quels murmures sourds, quels sons éclatants arrachent

puissamment la coupe à mes lèvres altérées ? Le bourdon-
nement des cloches annonce-t-il déjà la première heure de
la fête de Pâques? Les chœurs divins entonnent-ils les

chants de consolation, qui, partis de la nuit du tombeau, et
répétés par les lèvres des anges, furent le premier gage
d'une alliance nouvelle ?

CHŒUR DES FEMMES

D'huiles embaumées, nous, ses fidèles, avions baigné ses

membres nus! Nous l'avions couché dans la tombe, ceint de
bandelettes et de fins tissus ! Et cependant, hélas ! le Christ
n'est plus ici, nous ne le trouvons plus !

Christ est ressuscité! Heureuse l'âme aimante qui sup-

porte l'épreuve des tourments et des injures avec une humble
piété!

FAUST

Pourquoi, chants du ciel, chants puissants et doux, me

cherchez-vous dans la poussière? Retentissez pour ceux
que vous touchez encore. J'écoute bien la nouvelle que

vous apportez; mais la foi me manque pour y croire: le
miracle est l'enfant le plus chéri de la foi. Pour moi, je
n'ose aspirer à cette sphère où retentit l'annonce de la
bonne nouvelle; et cependant, par ces chants dont mon
enfance fut bercée, je me sens rappelé dans la vie. Autre-
fois le baiser de l'amour céleste descendait sur moi, pen-
dant le silence solennel du dimanche; alors le son grave
des cloches me berçait de doux pressentiments, et une

prière était la jouissance la plus ardente de mon cœur; des
désirs aussi incompréhensibles que purs m'entraînaient
vers les forêts et les prairies, et dans un torrent de larmes
délicieuses, tout un monde inconnu se révélait à moi. Ces
chants précédaient les jeux aimables de la jeunesse et les

plaisirs de la fête du printemps : le souvenir, tout plein de
sentiments d'enfance, m'arrête au dernier pas que j'allais
hasarder. Oh ! retentissez encore, doux cantiques du ciel !
mes larmes coulent, la terre m'a reconquis !

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CHŒUR DES DISCIPLES

// s'est élancé de la tombe, plein d'existence et de majesté!

Il approche du séjour des joies impérissables! Hélas! et

nous voici replongés seuls dans les misères de ce monde ! Il
nous laisse languir ici-bas, nous ses fidèles ! 0 maître ! nous
souffrons de ton bonheur!

CHŒUR DES ANGES

Christ est ressuscité de la corruption ! En allégresse, rom-

pez vos fers! Ô vous qui le glorifiez par l'action, et qui

témoignez de lui par l'amour; vous qui partagez avec vos

frères, et qui marchez en prêchant sa parole! Voici le maître

qui vient, vous promettant les joies du ciel! Le Seigneur
approche, il est ici !

DEVANT LA PORTE DE LA VILLE

PROMENEURS (sortant en tous sens)

PLUSIEURS COMPAGNONS OUVRIERS

Pourquoi allez-vous par là ?

D'AUTRES

Nous allons au rendez-vous de chasse.

LES PREMIERS

Pour nous, nous gagnons le moulin.

UN OUVRIER

Je vous conseille d'aller plutôt vers l'étang.

UN AUTRE

La route n'est pas belle de ce côté-là.

TOUS DEUX ENSEMBLE

Que fais-tu, toi ?

UN TROISIEME

Je vais avec les autres.

26

UN QUATRIÈME

Venez donc à Burgdorf ; vous y trouverez pour sûr les

plus jolies filles, la plus forte bière et des intrigues du
meilleur genre.

UN CINQUIÈME

Tu es un plaisant compagnon! L'épaule te démange-

t-elle pour la troisième fois ? Je n'y vais pas, j'ai trop peur
de cet endroit-là.

UNE SERVANTE

Non, non, je retourne à la ville.

UNE AUTRE

Nous le trouverons sans doute sous ces peupliers.

LA PREMIÈRE

Ce n'est pas un grand plaisir pour moi; il viendra se

mettre à tes côtés, il ne dansera sur la pelouse qu'avec toi ;
que me revient-il donc de tes amusements ?

L'AUTRE

Aujourd'hui, il ne sera sûrement pas seul; le blondin,

m'a-t-il dit, doit venir avec lui.

UN ÉCOLIER

Regarde comme ces servantes vont vite. Viens donc,

frère; nous les accompagnerons. De la bière forte, du
tabac piquant et une fille endimanchée; c'est là mon goût
favori.

UNE BOURGEOISE

Vois donc ces jolis garçons ! C'est vraiment une honte ;

ils pourraient avoir la meilleure compagnie, et courent
après ces filles !

LE SECOND ÉCOLIER (au premier)

Pas si vite ! Il en vient deux derrière nous qui sont fort

joliment mises. L'une d'elles est ma voisine, et je me suis

un peu coiffé de la jeune personne. Elles vont à pas lents,
et ne tarderaient pas à nous prendre avec elles.

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LE PREMIER

Non, frère; je n'aime pas la gêne. Viens vite, que nous

ne perdions pas de vue le gibier. La main qui samedi tient
un balai, est celle qui dimanche vous caresse le mieux.

UN BOURGEOIS

Non, le nouveau bourgmestre ne me revient pas : à pré-

sent que le voilà parvenu, il va devenir plus fier de jour en

jour. Et que fait-il donc pour la ville ? Tout ne va-t-il pas de

plus en plus mal ? Il faut obéir plus que jamais, et payer
plus qu'auparavant.

UN MENDIANT (chante)

Mes bons seigneurs, mes belles dames,
Si bien vêtus et si joyeux,
Daignez, en passant, nobles âmes,
Sur mon malheur baisser les yeux :

A de bons cœurs comme les vôtres

Bien faire cause un doux émoi ;

Qu'un jour de fête pour tant d'autres
Soit un jour de moisson pour moi !

UN AUTRE BOURGEOIS

Je ne sais rien de mieux, les dimanches et fêtes, que de

parler de guerres et de combats, pendant que, bien loin,

dans la Turquie, les peuples s'assomment entre eux. On est
à la fenêtre, on prend son petit verre, et l'on voit la rivière
se barioler de bâtiments de toutes couleurs; le soir on
rentre gaiement chez soi, en bénissant la paix et le temps
de paix dont nous jouissons.

TROISIÈME BOURGEOIS

Je suis comme vous, mon cher voisin : qu'on se fende la

tête ailleurs, et que tout aille au diable; pourvu que chez

moi rien ne soit dérangé.

UNE VIEILLE (à de jeunes demoiselles)

Eh! comme elles sont bien parées! La belle jeunesse.

Qui est-ce qui ne deviendrait pas fou de vous voir ? Allons,
moins de fierté!... C'est bon! je suis capable de vous pro-
curer tout ce que vous pourrez souhaiter.

28

LES JEUNES BOURGEOISES

Viens, Agathe! je craindrais d'être vue en public avec

une pareille sorcière : elle me fit pourtant voir, à la nuit de

Saint-André, mon futur amant en personne.

UNE AUTRE

Elle me le montra aussi à moi dans un cristal, habillé en

soldat, avec beaucoup d'autres. Je regarde autour de moi,
mais j'ai beau le chercher partout, il ne veut pas se mon-
trer.

DES SOLDATS

Villes entourées

De murs et de tours ;
Fillettes parées
D'attraits et d'atours!...

L'honneur nous commande
De tenter l'assaut;

Si la peine est grande,

Le succès la vaut.

Au son des trompettes,
Les braves soldats

S'élancent aux fêtes,

Ou bien aux combats :

Fillettes et villes
Font les difficiles...

Tout se rend bientôt :

L'honneur nous commande!

Si la peine est grande,

Le succès la vaut !

FAUST ET VAGNER

FAUST

Les torrents et les ruisseaux ont rompu leur prison de

glace au sourire doux et vivifiant du printemps ; une heu-
reuse espérance verdit dans la vallée; le vieil hiver, qui
s'affaiblit de jour en jour, se retire peu à peu vers les mon-

tagnes escarpées. Dans sa fuite, il lance sur le gazon des
prairies quelques regards glacés mais impuissants; le
soleil ne souffre plus rien de blanc en sa présence, partout

29

background image

régnent l'illusion, la vie ; tout s'anime sous ses rayons de
couleurs nouvelles. Cependant prendrait-il en passant pour
des fleurs cette multitude de gens endimanchés dont la
campagne est couverte? Détournons-nous donc de ces col-
lines pour retourner à la ville. Par cette porte obscure et
profonde se presse une foule toute bariolée: chacun
aujourd'hui se montre avec plaisir au soleil : c'est bien la
résurrection du Seigneur qu'ils fêtent, car eux-mêmes sont
ressuscites. Echappés aux sombres appartements de leurs
maisons basses, aux liens de leurs occupations journa-
lières, aux toits et aux plafonds qui les pressent, à la mal-
propreté de leurs étroites rues, à la nuit mystérieuse de
leurs églises, les voilà rendus tous à la lumière. Voyez
donc, voyez comme la foule se précipite dans les jardins et
dans les champs ! que de barques joyeuses sillonnent le
fleuve en long et en large !... et cette dernière qui s'écarte
des autres chargée jusqu'aux bords. Les sentiers les plus
lointains de la montagne brillent aussi de l'éclat des
habits. J'entends déjà le bruit du village ; c'est vraiment là
le paradis du peuple; grands et petits sautent gaiement:
ici je me sens homme, ici j'ose l'être.

VAGNER

Monsieur le Docteur, il est honorable et avantageux de

se promener avec vous ; cependant je ne voudrais pas me
confondre dans ce monde-là, car je suis ennemi de tout ce
qui est grossier. Leurs violons, leurs cris, leurs amuse-
ments bruyants, je hais tout cela à la mort. Ils hurlent
comme des possédés, et appellent cela de la joie et de la
danse.

PAYSANS (sous les tilleuls)

(Danse et chant.)

Les bergers, quittant leurs troupeaux,

Mènent au son des chalumeaux

Leurs belles en parure ;

Sous le tilleul les voilà tous

Dansant, sautant comme des fous,

Ha! ha! ha!

Landerira !

Suivez donc la mesure !

30

La danse en cercle se pressait,

Quand un berger, qui s'élançait,

Coudoie une fillette ;

Elle se retourne aussitôt,
Disant: «Ce garçon est bien sot!»

Ha! ha!ha!

Landerira !

Voyez ce malhonnête !

Ils passaient tous comme l'éclair,
Et les robes volaient en l'air;

Bientôt le pied vacille...

Le rouge leur montait au front,
Et l'un sur l'autre, dans le rond,

Ha! ha!ha!

Landerira !

Tous tombent à la file !

Ne me touchez donc pas ainsi !
— Paix! ma femme n'est point ici,

La bonne circonstance !

Dehors il l'emmène soudain...
Et tout pourtant allait son train,

Ha! ha! ha!

Landerira !

La musique et la danse.

UN VIEUX PAYSAN

Monsieur le Docteur, il est beau de votre part de ne

point nous mépriser aujourd'hui, et, savant comme vous
l'êtes, de venir vous mêler à toute cette cohue. Daignez

donc prendre la plus belle cruche, que nous avons emplie
de boisson fraîche; je vous l'apporte, et souhaite haute-
ment non seulement qu'elle apaise votre soif, mais encore
que le nombre des gouttes qu'elle contient soit ajouté à
celui de vos jours.

FAUST

J'accepte ces rafraîchissements et vous offre en échange

salut et reconnaissance. (Le peuple s'assemble en cercle
autour d'eux.)

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LE VIEUX PAYSAN

C'est vraiment fort bien fait à vous de reparaître ici un

jour de gaîté. Vous nous rendîtes visite autrefois dans de

bien mauvais temps. Il y en a plus d'un, bien vivant

aujourd'hui, et que votre père arracha à la fièvre chaude,
lorsqu'il mit fin à cette peste qui désolait notre contrée. Et

vous aussi, qui n'étiez alors qu'un jeune homme, vous

alliez dans toutes les maisons des malades; on emportait
nombre de cadavres, mais vous, vous en sortiez toujours
bien portant. Vous supportâtes de rudes épreuves ; mais le

Sauveur secourut celui qui nous a sauvés.

TOUS

A la santé de l'homme intrépide ! Puisse-t-il longtemps

encore être utile !

FAUST

Prosternez-vous devant celui qui est là-haut, c'est lui qui

enseigne à secourir et qui vous envoie des secours. (Il va

plus loin avec Vagner.)

VAGNER

Quelles douces sensations tu dois éprouver, ô grand

homme, des honneurs que cette foule te rend! Ô heureux

qui peut de ses dons retirer un tel avantage ! Le père te
montre à son fils, chacun interroge, court et se presse, le

violon s'arrête, la danse cesse. Tu passes, ils se rangent en

cercle, les chapeaux volent en l'air, et peu s'en faut qu'ils ne
se mettent à genoux, comme si le bon Dieu se présentait.

FAUST

Quelques pas encore, jusqu'à cette pierre, et nous pour-

rons nous reposer de notre promenade. Que de fois je m'y
assis pensif, seul, exténué de prières et de jeûnes. Riche
d'espérance, ferme dans ma foi, je croyais, par des larmes,
des soupirs, des contorsions, obtenir du maître des cieux
la fin de cette peste cruelle. Maintenant, les suffrages de la
foule retentissent à mon oreille comme une raillerie. Oh!
si tu pouvais lire dans mon cœur, combien peu le père et
le fils méritent tant de renommée ! Mon père était un obs-
cur honnête homme qui, de bien bonne foi, raisonnait à sa
manière sur la nature et ses divins secrets. Il avait cou-

32

tume de s'enfermer avec une société d'adeptes dans un

sombre laboratoire où, d'après des recettes infinies, il opé-
rait la transfusion des contraires. C'était un lion rouge,

hardi compagnon qu'il unissait dans un bain tiède à un lis ;
puis, les plaçant au milieu des flammes, il les transva-
sait d'un creuset dans un autre. Alors apparaissait, dans
un verre, la jeune reine* aux couleurs variées ; c'était là la
médecine, les malades mouraient, et personne ne deman-

dait : Qui a guéri ? c'est ainsi qu'avec des électuaires infer-
naux nous avons fait dans ces montagnes et ces vallées

plus de ravage que l'épidémie. J'ai moi-même offert le poi-

son à des milliers d'hommes; ils sont morts, et, moi, je
survis, hardi meurtrier, pour qu'on m'adresse des éloges.

VAGNER

Comment pouvez-vous vous troubler de cela ? un brave

homme ne fait-il pas assez quand il exerce avec sagesse et
ponctualité l'art qui lui fut transmis? Si tu honores ton
père, jeune homme, tu recevras volontiers ses instruc-
tions : homme, si tu fais avancer la science, ton fils pourra
aspirer à un but plus élevé.

FAUST

Ô bienheureux qui peut encore espérer de surnager

dans cet océan d'erreurs ! On use de ce qu'on ne sait point,
et ce qu'on sait, on n'en peut faire aucun usage. Cepen-
dant ne troublons pas par d'aussi sombres idées le calme
de ces belles heures ! Regarde comme les toits entourés de

verdure étincellent aux rayons du soleil couchant. Il se
penche et s'éteint, le jour expire, mais il va porter autre
part une nouvelle vie. Oh ! que n'ai-je des ailes pour m'éle-
ver de la terre, et m'élancer après lui, dans une clarté éter-
nelle ! Je verrais à travers le crépuscule tout un monde

silencieux se dérouler à mes pieds, je verrais toutes les

hauteurs s'enflammer, toutes les vallées s'obscurcir, et les
vagues argentées des fleuves se dorer en s'écoulant. La
montagne et tous ses défilés ne pourraient plus arrêter
mon essor divin. Déjà la mer avec ses gouffres enflammés
se dévoile à mes yeux surpris. Cependant le Dieu com-
mence enfin à s'éclipser; mais un nouvel élan se réveille
en mon âme, et je me hâte de m'abreuver encore de son

Noms de diverses compositions alchimiques.

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éternelle lumière ; le jour est devant moi ; derrière moi la
nuit; au-dessus de ma tête le ciel, et les vagues à mes

pieds. — C'est un beau rêve tant qu'il dure ! Mais, hélas ! le

corps n'a point d'ailes pour accompagner le vol rapide de
l'esprit! Pourtant il n'est personne au monde qui ne se
sente ému d'un sentiment profond, quand, au-dessus de
nous, perdue dans l'azur des cieux, l'alouette fait entendre
sa chanson matinale ; quand, au-delà des rocs couverts de
sapins, l'aigle plane, les ailes immobiles, et qu'au-dessus
des mers, au-dessus des plaines, la grue dirige son vol vers
les lieux de sa naissance.

VAGNER

J'ai souvent moi-même des moments de caprices :

cependant des désirs comme ceux-là ne m'ont jamais tour-
menté ; on se lasse aisément des forêts et des prairies ;

jamais je n'envierai l'aile des oiseaux; les joies de mon

esprit me transportent bien plus loin, de livre en livre, de
feuilles en feuilles! Que de chaleur et d'agrément cela
donne à une nuit d'hiver! Vous sentez une vie heureuse
animer tous vos membres... Ah! dès que vous déroulez un
vénérable parchemin, tout le ciel s'abaisse sur vous !

FAUST

C'est le seul désir que tu connaisses encore; quant à

l'autre, n'apprends jamais à le connaître. Deux âmes,
hélas! se partagent mon sein, et chacune d'elles veut se
séparer de l'autre: l'une, ardente d'amour, s'attache au
monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement
surnaturel entraîne l'autre loin des ténèbres, vers les
hautes demeures de nos aïeux ! Oh ! si dans l'air il y a des
esprits qui planent entre la terre et le ciel, qu'ils descen-
dent de leurs nuages dorés, et me conduisent à une vie
plus nouvelle et plus variée ! Oui, si je possédais un man-
teau magique, et qu'il pût me transporter vers des régions
étrangères, je ne m'en déferais point pour les habits les

plus précieux, pas même pour le manteau d'un roi.

VAGNER

N'appelez pas cette troupe bien connue, qui s'étend

comme la tempête autour de la vaste atmosphère, et qui de
tous côtés prépare à l'homme une infinité de dangers. La
bande des esprits venus du Nord aiguise contre vous des

34

langues à triple dard. Celle qui vient de l'Est dessèche vos
poumons et s'en nourrit. Si ce sont les déserts du Midi qui
les envoient, ils entassent autour de votre tête flamme sur
flamme ; et l'Ouest en vomit un essaim qui vous rafraîchit

d'abord, et finit par dévorer, autour de vous, vos champs et

vos moissons. Enclins à causer du dommage, ils écoutent
volontiers votre appel, ils vous obéissent même, parce qu'ils

aiment à vous tromper; ils s'annoncent comme envoyés du
ciel, et quand ils mentent, c'est avec une voix angélique.
Mais retirons-nous! le monde se couvre déjà de ténèbres,
l'air se rafraîchit, le brouillard tombe! C'est le soir qu'on
apprécie surtout l'agrément du logis. Qu'avez-vous à vous
arrêter ? Que considérez-vous là avec tant d'attention ? Qui
peut donc vous étonner ainsi dans le crépuscule ?

FAUST

Vois-tu ce chien noir errer au travers des blés et des

chaumes ?

VAGNER

Je le vois depuis longtemps ; il ne me semble offrir rien

d'extraordinaire.

FAUST

Considère-le bien ; pour qui prends-tu cet animal ?

VAGNER

Pour un barbet, qui cherche à sa manière la trace de son

maître.

FAUST

Remarques-tu comme il tourne en spirale, en s'appro-

chant de nous de plus en plus? Et, si je ne me trompe,
traîne derrière ses pas une trace de feu.

VAGNER

Je ne vois rien qu'un barbet noir ; il se peut bien qu'un

éblouissement abuse vos yeux.

FAUST

Il me semble qu'il tire à nos pieds des lacets magiques,

comme pour nous attacher.

35

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VAGNER

Je le vois incertain et craintif sauter autour de nous,

parce qu'au lieu de son maître, il trouve deux inconnus.

FAUST

Le cercle se rétrécit, déjà il est proche.

VAGNER

Tu vois ! ce n'est là qu'un chien, et non un fantôme. Il

grogne et semble dans l'incertitude ; il se met sur le ventre,
agite sa queue, toutes manières de chien.

FAUST

Accompagne-nous ; viens ici.

VAGNER

C'est une folle espèce de barbet. Vous vous arrêtez, il

vous attend; vous lui parlez, il s'élance à vous; vous per-

dez quelque chose, il le rapportera, et sautera dans l'eau
après votre canne.

FAUST

Tu as bien raison, je ne remarque en lui nulle trace

d'esprit, et tout est éducation.

VAGNER

Le chien, quand il est bien élevé, est digne de l'affection

du sage lui-même. Oui, il mérite bien tes bontés. C'est le
disciple le plus assidu des écoliers. (Ils rentrent par la porte
de la ville.)

CABINET D'ÉTUDE

FAUST (entrant avec le barbet)

J'ai quitté les champs et les prairies qu'une nuit pro-

fonde environne. Je sens un religieux effroi éveiller par des
pressentiments la meilleure de mes deux âmes. Les gros-
sières sensations s'endorment avec leur activité orageuse;

36

je suis animé d'un ardent amour des hommes, et l'amour

de Dieu me ravit aussi.

Sois tranquille, barbet; ne cours pas çà et là auprès de

la porte; qu'y flaires-tu? Va te coucher derrière le poêle;

je te donnerai mon meilleur coussin; puisque là-bas, sur le

chemin de la montagne, tu nous as récréés par tes tours et
par tes sauts, aie soin que je retrouve en toi maintenant un
hôte parfaitement paisible.

Ah! dès que notre cellule étroite s'éclaire d'une lampe

amie, la lumière pénètre aussi dans notre sein, dans notre
cœur rendu à lui-même. La raison commence à parler, et
l'espérance à luire ; on se baigne au ruisseau de la vie, à la
source dont elle jaillit.

Ne grogne point, barbet ! Les hurlernents d'un animal ne

peuvent s'accorder avec les divins accents qui remplissent

mon âme entière. Nous sommes accoutumés à ce que les
hommes déprécient ce qu'ils ne peuvent comprendre, à ce
que le bon et le beau, qui souvent leur sont nuisibles, les
fassent murmurer ; mais faut-il que le chien grogne à leur
exemple?... Hélas! Je sens déjà qu'avec la meilleure

volonté, la satisfaction ne peut plus jaillir de mon cœur...

Mais pourquoi le fleuve doit-il sitôt tarir, et nous replonger
dans notre soif éternelle? J'en ai trop fait l'expérience!
Cette misère va cependant se terminer enfin ; nous appre-
nons à estimer ce qui s'élève au-dessus des choses de la
terre, nous aspirons à une révélation, qui nulle part ne

brille d'un éclat plus pur et plus beau que dans le Nouveau
Testament. J'ai envie d'ouvrir le texte, et m'abandonnant

une fois à des impressions naïves, de traduire le saint ori-
ginal dans la langue allemande qui m'est si chère. (Il ouvre
un volume, et s'arrête.)
Il est écrit: Au commencement était
le verbe!
Ici je m'arrête déjà ! Qui me soutiendra plus loin ?
Il m'est impossible d'estimer assez ce mot, le verbe! i\ faut
que je le traduise autrement, si l'esprit daigne m'éclairer.
Il est écrit: Au commencement était l'esprit! Réfléchissons
bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte
pas trop ! Est-ce bien l'esprit qui crée et conserve tout ? Il
devrait y avoir: Au commencement était la force! Cepen-
dant tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne
dois pas m'arrêter à ce sens. L'esprit m'éclaire enfin!
L'inspiration descend sur moi, et j'écris consolé : Au com-
mencement était l'action!

S'il faut que je partage la chambre avec toi, barbet,

cesse tes cris et tes hurlements ! Je ne puis souffrir près de

37

background image

moi un compagnon si bruyant: il faut que l'un de nous
deux quitte la chambre ! C'est malgré moi que je viole les
droits de l'hospitalité; la porte est ouverte, et tu as le
champ libre. Mais que vois-je ? Cela est-il naturel ? Est-ce
une ombre, est-ce une réalité? Comme mon barbet vient
de se gonfler ! Il se lève avec effort, ce n'est plus une for-
me de chien. Quel spectre ai-je introduit chez moi? Il a
déjà l'air d'un hippopotame, avec ses yeux de feu et son
effroyable mâchoire. Oh! je serai ton maître! Pour une

bête aussi infernale, la clef de Salomon m'est nécessaire.

ESPRITS (dans la rue)

L'un des nôtres est prisonnier! Restons dehors, et

qu'aucun ne le suive! Un vieux diable s'est pris ici comme
un renard au piège! Attention ! voltigeons à l'entour, et cher-
chons à lui porter aide! N'abandonnons pas un frère qui
nous a toujours bien servis !

FAUST

D'abord, pour aborder le monstre, j'emploierai la conju-

ration des quatre.

Que le Salamandre s'enflamme!

Que l'Ondin se replie!

Que le Sylphe s'évanouisse!

Que le Lutin travaille!

Qui ne connaîtrait pas les éléments, leur force et leurs

propriétés, ne se rendrait jamais maître des esprits.

Vole en flamme, Salamandre !

Coulez ensemble en murmurant, Ondins !

Brille en éclatant météore, Sylphe!
Apporte-moi tes secours domestiques,

Incubus! incubus!

Viens ici, et ferme la marche !

Aucun des quatre n'existe dans cet animal. Il reste

immobile et grince des dents devant moi; je ne lui ai fait
encore aucun mal. Tu vas m'entendre employer de plus
fortes conjurations.

Es-tu, mon ami, un échappé de l'enfer ? alors regarde ce

signe : les noires phalanges se courbent devant lui.

38

Déjà il se gonfle, ses crins sont hérissés!
Etre maudit! peux-tu le lire, celui qui jamais ne fut créé,

l'inexprimable, adoré par tout le ciel, et criminellement
transpercé ?

Relégué derrière le poêle, il s'enfle comme un éléphant,

il remplit déjà tout l'espace, et va se résoudre en vapeur.
Ne monte pas au moins jusqu'à la voûte ! Viens plutôt te
coucher aux pieds de ton maître. Tu vois que je ne menace
pas en vain. Je suis prêt à te roussir avec le feu sacré.
N'attends pas la lumière au triple éclat! N'attends pas la
plus puissante de mes conjurations !

MÉPHISTOPHÉLÈS (entre pendant que le nuage tombe,

et sort de derrière le poêle, en habit d'étudiant)

D'où vient ce vacarme? Qu'est-ce qu'il y a pour le ser-

vice de monsieur ?

FAUST

C'était donc là le contenu du barbet? Un écolier ambu-

lant.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je salue le savant docteur. Vous m'avez fait suer rude-

ment.

FAUST

Quel est ton nom ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

La demande me paraît bien frivole, pour quelqu'un qui

a tant de mépris pour les mots, qui toujours s'écarte des
apparences, et regarde surtout le fond des êtres.

FAUST

Chez vous autres, messieurs, on doit pouvoir aisément

deviner votre nature d'après vos noms, et c'est ce qu'on

fait connaître clairement en vous appelant ennemis de
Dieu, séducteurs, menteurs. Eh bien! qui donc es-tu?

MEPHISTOPHELES

Une partie de cette force qui tantôt veut le mal et tantôt

fait le bien.

39

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FAUST

Que signifie cette énigme ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je suis l'esprit qui toujours nie ; et c'est avec justice : car

tout ce qui existe est digne d'être détruit, il serait donc

mieux que rien n'existât. Ainsi, tout ce que vous nommez
péché, destruction, bref, ce qu'on entend par mal, voilà
mon élément.

FAUST

Tu te nommes partie, et te voilà en entier devant moi.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je te dis la modeste vérité. Si l'homme, ce petit monde

de folie, se regarde ordinairement comme formant un
entier, je suis, moi, une partie de la partie qui existait au
commencement de tout, une partie de cette obscurité qui
donna naissance à la lumière, la lumière orgueilleuse, qui
maintenant dispute à sa mère la Nuit son rang antique et
l'espace qu'elle occupait ; ce qui ne lui réussit guère pour-
tant, car malgré ses efforts elle ne peut que ramper à la
surface des corps qui l'arrêtent; elle jaillit de la matière,
elle y ruisselle et la colore, mais un corps suffit pour briser
sa marche. Je puis donc espérer qu'elle ne sera plus de
longue durée, ou qu'elle s'anéantira avec les corps eux-
mêmes.

FAUST (

Maintenant, je connais tes honorables fonctions; tu ne

peux anéantir la masse, et tu te rattrapes sur les détails.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Et franchement, je n'ai point fait grand ouvrage : ce qui

s'oppose au néant, le quelque chose, ce monde matériel,
quoi que j'aie entrepris jusqu'ici, je n'ai pu encore l'enta-
mer; et j'ai en vain déchaîné contre lui flots, tempêtes,
tremblements, incendies ; la mer et la terre sont demeu-
rées tranquilles. Nous n'avons rien à gagner sur cette
maudite semence, matière des animaux et des hommes.
Combien n'en ai-je pas déjà enterrés ! Et toujours circule
un sang frais et nouveau. Voilà la marche des choses ; c'est

40

à en devenir fou. Mille germes s'élancent de l'air, de l'eau,
comme de la terre, dans le sec, l'humide, le froid, le
chaud. Si je ne m'étais pas réservé le feu, je n'aurais rien

pour ma part.

FAUST

Ainsi tu opposes au mouvement éternel, à la puissance

secourable qui crée, la main froide du démon, qui se roidit
en vain avec malice! Quelle autre chose cherches-tu à
entreprendre, étonnant fils du chaos ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Nous nous en occuperons à loisir dans la prochaine

entrevue. Oserais-je bien cette fois m'éloigner?

FAUST

Je ne vois pas pourquoi tu me le demandes. J'ai mainte-

nant appris à te connaître ; visite-moi désormais quand tu
voudras : voici la fenêtre, la porte, et même la cheminée, à
choisir.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je l'avouerai, un petit obstacle m'empêche de sortir: le

pied magique sur votre seuil.

FAUST

Le pentagramme te met en peine ? Hé ! dis-moi, fils de

l'enfer, si cela te conjure, comment es-tu entré ici ? Com-
ment un tel esprit s'est-il laissé attraper ainsi?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Considère-le bien : il est mal posé ; l'angle tourné vers la

porte est, comme tu vois, un peu ouvert.

FAUST

Le hasard s'est bien rencontré ! Et tu serais donc mon

prisonnier? C'est un heureux accident!

MÉPHISTOPHÉLÈS

Le barbet, lorsqu'il entra, ne fit attention à rien; du

41

background image

dehors la chose paraissait tout autre, et maintenant le
diable ne peut plus sortir.

FAUST

Mais pourquoi ne sors-tu pas par la fenêtre ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

C'est une loi des diables et des revenants, qu'ils doivent

sortir par où ils sont entrés. Le premier acte est libre en
nous ; nous sommes esclaves du second.

FAUST

L'enfer même a donc ses lois? C'est fort bien; ainsi

un pacte fait avec vous, messieurs, serait fidèlement
observé ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Ce qu'on te promet, tu peux en jouir entièrement; il ne

t'en sera rien retenu. Ce n'est pas cependant si peu de

chose que tu crois; mais une autre fois nous en reparle-
rons. Cependant je te prie et te reprie de me laisser partir
cette fois-ci.

FAUST

Reste donc encore un instant pour me dire ma bonne

aventure.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Eh bien ! lâche-moi toujours ! Je reviendrai bientôt ; et tu

pourras me faire tes demandes à loisir.

FAUST

Je n'ai point cherché à te surprendre, tu es venu toi-

même t'enlacer dans le piège. Que celui qui tient le diable
le tienne bien ; il ne le reprendra pas de sitôt.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Si cela te plaît, je suis prêt aussi à rester ici pour te tenir

compagnie; avec la condition cependant de te faire par
mon art passer dignement le temps.

42

FAUST

Je vois avec plaisir que cela te convient ; mais il faut que

ton art soit divertissant.

MEPHISTOPHELES

Ton esprit, mon ami, va gagner davantage dans cette

heure seulement que dans l'uniformité d'une année entière.

Ce que te chantent les esprits subtils, les belles images qu'ils
apportent, ne sont pas une vaine magie. Ton odorat se
délectera, ainsi que ton palais, et ton cœur sera transporté.
De vains préparatifs ne sont point nécessaires, nous voici

rassemblés, commencez!

ESPRITS

Disparaissez, sombres arceaux! laissez la lumière du ciel

nous sourire et l'éther bleu se dérouler!

Que les sombres nuées se déchirent, et que les petites

étoiles s'allument comme des soleils plus doux!

Filles du ciel, idéales beautés, resserrez autour de lui le

cercle de votre danse ailée.

Les désirs d'amour voltigent sur vos pas, dénouez vos

ceintures et quittez vos habits flottants !

Semez-en la prairie et la feuillée épaisse où les amants

viendront rêver leurs amours éternelles !

Ô tendre verdure des bocages ! bras entrelacés des ramées !

Les grappes s'entassent aux vignes, les pressoirs en sont

gorgés ; le vin jaillit à flots écumants ; des ruisseaux de pour-

pre sillonnent le vert des prairies !

Créatures du ciel, déployez au soleil vos ailes frémis-

santes: volez vers ces îles fortunées qui glissent là-bas sur

les flots!

Là-bas tout est rempli de danses et de concerts; tout aime,

tout s'agite en liberté.

Des chœurs ailés mènent la ronde sur le sommet lumi-

neux des collines; d'autres se croisent en tout sens sur la

surface unie des eaux.

Tous pour la vie ! tous les yeux fixés au loin sur quelque

étoile chérie, que le ciel alluma pour eux.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il dort: c'est bien, jeunes esprits de l'air! vous l'avez

fidèlement enchanté ! c'est un concert que je vous redois.
Tu n'es pas encore homme à bien tenir le diable ! Fascinez-

43

background image

le par de doux prestiges, plongez-le dans une mer d'illu-
sions. Cependant, pour détruire le charme de ce seuil, j'ai
besoin de la dent d'un rat... Je n'aurai pas longtemps à
conjurer, en voici un qui trotte par là et qui m'entendra
bien vite.

Le seigneur des rats et des souris, des mouches, des gre-

nouilles, des punaises, des poux, t'ordonne de venir ici, et
de ronger ce seuil comme s'il était frotté d'huile.

Ah ! te voilà déjà ! Allons, vite à l'ouvrage ! La pointe qui

m'a arrêté, elle est là sur le bord... encore un morceau,
c'est fait!

FAUST (se réveillant)

Suis-je donc trompé cette fois encore ? Toute cette foule

d'esprits a-t-elle disparu? N'est-ce pas un rêve qui m'a
présenté le diable?... Et n'est-ce qu'un barbet qui a sauté
après moi ?

CABINET D'ÉTUDE

FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS

FAUST

On frappe ? entrez ! Qui vient m'importuner encore ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

C'est moi.

FAUST

Entrez !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Tu dois le dire trois fois.

FAUST

Entrez donc !

MEPHISTOPHELES

Tu me plais ainsi; nous allons nous accorder, j'espère.

44

Pour dissiper ta mauvaise humeur, me voici en jeune sei-
gneur, avec l'habit écarlate brodé d'or, le petit manteau de
satin empesé, la plume de coq au chapeau, une épée
longue et bien affilée ; et je te donnerai le conseil court et

bon d'en faire autant, afin de pouvoir, affranchi de tes

chaînes, goûter ce que c'est que la vie.

FAUST

Sous quelque habit que ce soit, je n'en sentirai pas

moins les misères de l'existence humaine. Je suis trop
vieux pour jouer encore, trop jeune pour être sans désirs.

Qu'est-ce que le monde peut m'offrir de bon ? Tout doit te

manquer, tu dois manquer de tout! Voilà l'éternel refrain
qui tinte aux oreilles de chacun de nous, et ce que, toute

notre vie, chaque heure nous répète d'une voix cassée.
C'est avec effroi que le matin je me réveille; je devrais
répandre des larmes amères, en voyant ce jour qui dans sa
course n'accomplira pas un de mes vœux ; pas un seul ! Ce

jour qui par des tourments intérieurs énervera jusqu'au

pressentiment de chaque plaisir, qui sous mille contrarié-
tés paralysera les inspirations de mon cœur agité. Il faut

aussi, dès que la nuit tombe, m'étendre d'un mouvement
convulsif sur ce lit où nul repos ne viendra me soulager,
où des rêves affreux m'épouvanteront. Le dieu qui réside
en mon sein peut émouvoir profondément tout mon être ;
mais lui, qui gouverne toutes mes forces, ne peut rien
déranger autour de moi. Et voilà pourquoi la vie m'est un
fardeau, pourquoi je désire la mort et j'abhorre l'existence.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Et pourtant la mort n'est jamais un hôte très bien venu.

FAUST

Ô heureux celui à qui, dans l'éclat du triomphe, elle

ceint les tempes d'un laurier sanglant, celui qu'après
l'ivresse d'une danse ardente, elle vient surprendre dans
les bras d'une femme ! Oh ! que ne puis-je, devant la puis-
sance du grand Esprit, me voir transporté, ravi, et ensuite
anéanti !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Et quelqu'un cependant n'a pas avalé cette nuit une cer-

taine liqueur brune...

45

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FAUST

L'espionnage est ton plaisir, à ce qu'il paraît.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je n'ai pas la science universelle, et cependant j'en sais

beaucoup.

FAUST

Eh bien! puisque des sons bien doux et bien connus

m'ont arraché à l'horreur de mes sensations, en m'offrant,
avec l'image de temps plus joyeux, les aimables sentiments

de l'enfance... je maudis tout ce que l'âme environne
d'attraits et de prestiges, tout ce qu'en ces tristes demeures
elle voile d'éclat et de mensonge ! Maudite soit d'abord la
haute opinion dont l'esprit s'enivre lui-même! Maudite

soit la splendeur des vaines apparences qui assiègent nos
sens ! Maudit soit ce qui nous séduit dans nos rêves, illu-

sions de gloire et d'immortalité! Maudits soient tous les
objets dont la possession nous flatte, femme ou enfant,
valet ou charrue! Maudit soit Mammon, quand, par

l'appât de ses trésors, il nous pousse à des entreprises

audacieuses, ou quand, par des jouissances oisives, il nous
entoure de voluptueux coussins ! Maudite soit toute exalta-
tion de l'amour! Maudite soit l'espérance! Maudite la foi,

et maudite, avant tout, la patience !

CHŒUR D'ESPRITS (invisible)

Hélas! hélas! tu l'as détruit l'heureux monde! tu l'as

écrasé de ta main puissante; il est en ruines! Un demi-dieu

l'a renversé!... Nous emportons ses débris dans le néant, et
nous pleurons sur sa beauté perdue ! Oh ! le plus grand des
enfants de la terre! relève-le, reconstruis-le dans ton cœur!
recommence le cours d'une existence nouvelle, et nos chants
résonneront encore pour accompagner tes travaux.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Ceux-là sont les petits d'entre les miens. Ecoute comme

ils te conseillent sagement le plaisir et l'activité ! Ils veu-
lent t'entraîner dans le monde, t'arracher à cette solitude,

où se figent et l'esprit et les sucs qui servent à l'alimenter.

Cesse donc de te jouer de cette tristesse qui, comme un

vautour, dévore ta vie. En si mauvaise compagnie que tu sois,

46

tu pourras sentir que tu es homme avec les hommes ; cepen-
dant on ne songe pas pour cela à t'encanailler. Je ne suis
pas moi-même un des premiers ; mais, si tu veux, uni à moi,
diriger tes pas dans la vie, je m'accommoderai volontiers de
t'appartenir sur-le-champ. Je me fais ton compagnon, ou, si
cela t'arrange mieux, ton serviteur et ton esclave.

FAUST

Et quelle obligation devrai-je remplir en retour ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Tu auras le temps de t'occuper de cela.

FAUST

Non, non ! Le diable est un égoïste, et ne fait point pour

l'amour de Dieu ce qui est utile à autrui. Exprime claire-
ment ta condition ; un pareil serviteur porte malheur à une
maison.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je veux ici m'attacher à ton service, obéir sans fin ni

cesse à ton moindre signe ; mais, quand nous nous rever-
rons là-dessous, tu devras me rendre la pareille.

FAUST

Le dessous ne m'inquiète guère ; mets d'abord en pièces

ce monde-ci, et l'autre peut arriver ensuite. Mes plaisirs

jaillissent de cette terre, et ce soleil éclaire mes peines;

que je m'affranchisse une fois de ces dernières, arrive
après ce qui pourra. Je n'en veux point apprendre davan-
tage. Peu m'importe que, dans l'avenir, on aime ou haïsse,
et que ces sphères aient aussi un dessus et un dessous.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Dans un tel esprit tu peux te hasarder: engage-toi; tu

verras ces jours-ci tout ce que mon art peut procurer de
plaisir; je te donnerai ce qu'aucun homme n'a pu même

encore entrevoir.

FAUST

Et qu'as-tu à donner, pauvre démon? L'esprit d'un

homme en ses hautes inspirations fut-il jamais conçu par tes

47

background image

pareils ? Tu n'as que des aliments qui ne rassasient pas ; de
l'or pâle, qui sans cesse s'écoule des mains comme le vif-

argent; un jeu auquel on ne gagne jamais ; une fille qui jus-
que dans mes bras fait les yeux doux à mon voisin; l'hon-
neur, belle divinité qui s'évanouit comme un météore. Fais-
moi voir un fruit qui ne pourrisse pas avant de tomber, et des
arbres qui tous les jours se couvrent d'une verdure nouvelle.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Une pareille entreprise n'a rien qui m'étonne, je puis

t'offrir de tels trésors. Oui, mon bon ami, le temps est venu

aussi où nous pouvons faire la débauche en toute sécurité.

FAUST

Si jamais je puis m'étendre sur un lit de plume pour y

reposer, que ce soit fait de moi à l'instant ! Si tu peux me
flatter au point que je me plaise à moi-même, si tu peux
m'abuser par des jouissances, que ce soit pour moi le der-
nier jour ! Je t'offre le pari !

Tope!

MEPHISTOPHELES

FAUST

Et réciproquement ! Si je dis à l'instant : Reste donc ! tu

me plais tant! Alors tu peux m'entourer de liens! Alors, je
consens à m'anéantir! Alors la cloche des morts peut
résonner, alors tu es libre de ton service... Que l'heure
sonne, que l'aiguille tombe, que le temps n'existe plus

pour moi !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Penses-y bien, nous ne l'oublierons pas !

FAUST

Tu as tout à fait raison là-dessus ; je ne me suis pas fri-

volement engagé ; et puisque je suis constamment esclave,
qu'importe que ce soit de toi ou de tout autre ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je vais donc aujourd'hui même, à la table de monsieur

le docteur, remplir mon rôle de valet. Un mot encore:

48

pour l'amour de la vie ou de la mort, je demande pour moi
une couple de lignes.

FAUST

Il te faut aussi un écrit, pédant? Ne sais-tu pas ce que

c'est qu'un homme, ni ce que la parole a de valeur? N'est-
ce pas assez que la mienne doive, pour l'éternité, disposer
de mes jours ? Quand le monde s'agite de tous les orages,
crois-tu qu'un simple mot d'écrit soit une obligation assez

puissante?... Cependant, une telle chimère nous tient tou-

jours au cœur, et qui pourrait s'en affranchir? Heureux

qui porte sa foi pure au fond de son cœur, il n'aura regret
d'aucun sacrifice ! Mais un parchemin écrit et cacheté est

un épouvantail pour tout le monde, le serment va expirer
sous la plume ; et l'on ne reconnaît que l'empire de la cire
et du parchemin. Esprit malin, qu'exiges-tu de moi?

airain, marbre, parchemin, papier? Faut-il écrire avec un
style, un burin, ou une plume ? Je t'en laisse le choix libre.

MÉPHISTOPHÉLÈS

A quoi bon tout ce bavardage ? Pourquoi t'emporter

avec tant de chaleur ? Il suffira du premier papier venu. Tu
te serviras pour signer ton nom d'une petite goutte de
sang.

FAUST

Si cela t'est absolument égal, ceci devra rester pour la

plaisanterie.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Le sang est un suc tout particulier.

FAUST

Aucune crainte maintenant que je viole cet engagement.

L'exercice de toute ma force est justement ce que je pro-
mets. Je me suis trop enflé, il faut maintenant que j'appar-
tienne à ton espèce; le grand Esprit m'a dédaigné; la
nature se ferme devant moi ; le fil de ma pensée est rompu,
et je suis dégoûté de toute science. Il faut que dans le
gouffre de la sensualité mes passions ardentes s'apaisent !
Qu'au sein de voiles magiques et impénétrables de nou-

veaux miracles s'apprêtent! Précipitons-nous dans le mur-

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background image

mure des temps, dans les vagues agitées du destin! Et
qu'ensuite la douleur et la jouissance, le succès et l'infor-
tune, se suivent comme ils pourront. Il faut désormais que
l'homme s'occupe sans relâche.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il ne vous est assigné aucune limite, aucun but. S'il vous

plaît de goûter un peu de tout, d'attraper au vol ce qui se
présentera, faites comme vous l'entendrez. Allons, atta-

chez-vous à moi, et ne faites pas le timide !

FAUST

Tu sens bien qu'il ne s'agit pas là d'amusements. Je me

consacre au tumulte, aux jouissances les plus doulou-
reuses, à l'amour qui sent la haine, à la paix qui sent le
désespoir. Mon sein, guéri de l'ardeur de la science, ne
sera désormais fermé à aucune douleur: et ce qui est le
partage de l'humanité tout entière, je veux le concentrer
dans le plus profond de mon être, je veux, par mon esprit,

atteindre à ce qu'elle a de plus élevé et de plus secret; je

veux entasser sur mon cœur tout le bien et tout le mal

qu'elle contient, et me gonflant comme elle, me briser
aussi de même.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Ah! vous pouvez me croire, moi qui pendant plusieurs

milliers d'années ai mâché un si dur aliment : je vous
assure que, depuis le berceau jusqu'à la bière, aucun
homme ne peut digérer le vieux levain ! croyez-en l'un de
nous, tout cela n'est fait que pour un Dieu ! Il s'y contem-
ple dans un éternel éclat; il nous a créés, nous, pour les
ténèbres, et, pour vous, le jour vaut la nuit et la nuit le

jour.

FAUST

Mais je le veux.

MÉPHISTOPHÉLÈS

C'est entendu! Je suis encore inquiet sur un point: le

temps est court, l'art est long. Je pense que vous devriez
vous instruire. Associez-vous avec un poète; laissez-le se
livrer à son imagination, et entasser sur votre tête toutes

50

les qualités les plus nobles, et les plus honorables, le cou-
rage du lion, l'agilité du cerf, le sang bouillant de l'Italien,
la fermeté de l'habitant du Nord: laissez-le trouver le
secret de concilier en vous la grandeur d'âme avec la
finesse, et, d'après le même plan, de vous douer des pas-
sions ardentes de la jeunesse. Je voudrais connaître un tel
homme ; je l'appellerais monsieur Microcosmos*.

FAUST

Eh! que suis-je donc?... Cette couronne de l'humanité

vers laquelle tous les cœurs se pressent, m'est-il impos-

sible de l'atteindre ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Tu es, au reste... ce que tu es. Entasse sur ta tête des

perruques à mille marteaux, chausse tes pieds de cothur-
nes hauts d'une aune, tu n'en resteras pas moins ce que
tu es.

FAUST

Je le sens, en vain j'aurai accumulé sur moi tous les tré-

sors de l'esprit humain... lorsque je veux enfin prendre
quelque repos, aucune force nouvelle ne jaillit de mon
cœur; je ne puis grandir de l'épaisseur d'un cheveu, ni me
rapprocher tant soit peu de l'infini.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Mon bon monsieur, c'est que vous voyez tout, justement

comme on le voit d'ordinaire ; il vaut mieux bien prendre
les choses avant que les plaisirs de la vie vous échappent

pour jamais. — Allons donc ! tes mains, tes pieds, ta tête et
ton derrière t'appartiennent sans doute; mais ce dont tu

jouis pour la première fois t'en appartient-il moins ? Si tu

possèdes six chevaux, leurs forces ne sont-elles pas les
tiennes? tu les montes, et te voici, homme ordinaire,

comme si tu avais vingt-quatre jambes. Vite ! laisse là tes
sens tranquilles, et mets-toi en route avec eux à travers le
monde! Je te le dis: un bon vivant qui philosophe est
comme un animal qu'un lutin fait tourner en cercle autour
d'une lande aride, tandis qu'un beau pâturage vert s'étend
à l'entour.

* Petit monde.

51

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FAUST

Comment commençons-nous ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Nous partons tout de suite, ce cabinet n'est qu'un lieu de

torture: appelle-t-on vivre, s'ennuyer soi et ses petits

drôles? Laisse cela à ton voisin la grosse panse! A quoi

bon te tourmenter à battre la paille? Ce que tu sais de

mieux, tu n'oserais le dire à l'écolier. J'en entends juste-
ment un dans l'avenue.

FAUST

Il ne m'est point possible de le voir.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Le pauvre garçon est là depuis longtemps, il ne faut pas

qu'il s'en aille mécontent. Viens ! donne-moi ta robe et ton

bonnet; le déguisement me siéra bien. (Il s'habille.) Main-
tenant repose-toi sur mon esprit; je n'ai besoin que d'un
petit quart d'heure. Prépare tout cependant pour notre
beau voyage. (Faust sort.)

MÉPHISTOPHÉLÈS (dans les longs habits de Faust)

Méprise bien la raison et la science, suprême force de

l'humanité. Laisse-toi désarmer par les illusions et les
prestiges de l'esprit malin, et tu es à moi sans restriction.
— Le sort l'a livré à un esprit qui marche toujours intrépi-
dement devant lui et dont l'élan rapide a bientôt surmonté
tous les plaisirs de la terre ! — Je vais sans relâche le traî-
ner dans les déserts de la vie; il se débattra, me saisira,
s'attachera à moi, et son insatiabilité verra des aliments et
des liqueurs se balancer devant ses lèvres, sans jamais les
toucher; c'est en vain qu'il implorera quelque soulage-
ment, et ne se fût-il pas donné au diable, il n'en périrait
pas moins.

UN ÉCOLIER (entre)

L'ÉCOLIER

Je suis ici depuis peu de temps, et je viens, plein de sou-

mission, causer et faire connaissance avec un homme
qu'on ne m'a nommé qu'avec vénération.

52

MÉPHISTOPHÉLÈS

Votre honnêteté me réjouit fort! Vous voyez en moi un

homme tout comme un autre. Avez-vous déjà beaucoup
étudié ?

L'ÉCOLIER

Je viens vous prier de vous charger de moi ! Je suis muni

de bonne volonté, d'une dose passable d'argent, et de sang
frais ; ma mère a eu bien de la peine à m'éloigner d'elle, et

j'en profiterais volontiers pour apprendre ici quelque chose

d'utile.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Vous êtes vraiment à la bonne source.

L'ÉCOLIER

A parler vrai, je voudrais déjà m'éloigner. Parmi ces

murs, ces salles, je ne me plairai en aucune façon; c'est un
espace bien étranglé, on n'y voit point de verdure, point
d'arbres, et, dans ces salles, sur les bancs, je perds l'ouïe,
la vue et la pensée.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Cela ne dépend que de l'habitude: c'est ainsi qu'un

enfant ne saisit d'abord qu'avec répugnance le sein de sa
mère, et bientôt cependant y puise avec plaisir sa nourri-

ture. Il en sera ainsi du sein de la sagesse, vous le désire-
rez chaque jour davantage.

L'ÉCOLIER

Je veux me pendre de joie à son cou; cependant, ensei-

gnez-moi le moyen d'y parvenir.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Expliquez-vous avant de poursuivre ; quelle faculté choi-

sissez-vous ?

L'ÉCOLIER

Je souhaiterais de devenir fort instruit, et j'aimerais

assez à pouvoir embrasser tout ce qu'il y a sur la terre et
dans le ciel, la science et la nature.

53

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Vous êtes en bon chemin ; cependant il ne faudrait pas

vous écarter beaucoup.

L'ÉCOLIER

M'y voici corps et âme ; mais je serais bien aise de pou-

voir disposer d'un peu de liberté et de bon temps aux jours

de grandes fêtes, pendant l'été.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Employez le temps, il nous échappe si vite! cependant

l'ordre vous apprendra à en gagner. Mon bon ami, je vous
conseille avant tout le cours de logique. Là on vous dres-
sera bien l'esprit, on vous l'affublera de bonnes bottes

espagnoles, pour qu'il trotte prudemment dans le chemin
de la routine, et n'aille pas se promener en zigzag comme
un feu follet. Ensuite, on vous apprendra tout le long du

jour que pour ce que vous faites en un clin d'œil, comme

boire et manger, un, deux, trois, est indispensable. Il est de

fait que la fabrique des pensées est comme un métier de
tisserand, où un mouvement du pied agite des milliers de
fils, où la navette monte et descend sans cesse, où les fils
glissent invisibles, où mille nœuds se forment d'un seul

coup : le philosophe entre ensuite, et vous démontre qu'il
doit en être ainsi : le premier est cela, le second cela, donc
le troisième et le quatrième cela ; et que si le premier et le
second n'existaient pas, le troisième et le quatrième n'exis-
teraient pas davantage. Les étudiants de tous les pays pri-
sent fort ce raisonnement, et aucun d'eux pourtant n'est
devenu tisserand. Qui veut reconnaître et détruire un être
vivant commence par en chasser l'âme : alors il en a entre
les mains toutes les parties ; mais, hélas ! que manque-t-il ?
rien que le lien intellectuel. La chimie nomme cela enchei-
resin naturoe
; elle se moque ainsi d'elle-même, et l'ignore.

L'ÉCOLIER

Je ne puis tout à fait vous comprendre.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Cela ira bientôt beaucoup mieux, quand vous aurez

appris à tout réduire et à tout classer convenablement.

54

L'ÉCOLIER

Je suis si hébété de tout cela, que je crois avoir une roue

de moulin dans la tête.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Et puis, il faut avant tout vous mettre à la métaphy-

sique: là vous devrez scruter profondément ce qui ne
convient pas au cerveau de l'homme; que cela aille ou
n'aille pas, ayez toujours à votre service un mot technique.

Mais d'abord, pour cette demi-année, ordonnez votre

temps le plus régulièrement possible. Vous avez par jour
cinq heures de travail; soyez ici au premier coup de cloche
après vous être préparé toutefois, et avoir bien étudié vos

paragraphes, afin d'être d'autant plus sûr de ne rien dire

que ce qui est dans le livre ; et cependant ayez grand soin
d'écrire, comme si le Saint-Esprit dictait.

L'ÉCOLIER

Vous n'aurez pas besoin de me le dire deux fois ; je suis

bien pénétré de toute l'utilité de cette méthode : car, quand

on a mis du noir sur du blanc, on rentre chez soi tout à fait

soulagé.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Pourtant, choisissez une faculté.

L'ÉCOLIER

Je ne puis m'accommoder de l'étude du droit.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je ne vous en ferai pas un crime : je sais trop ce que c'est

que cette science. Les lois et les droits se succèdent

comme une éternelle maladie; ils se traînent de généra-
tions en générations, et s'avancent sourdement d'un lieu
dans un autre. Raison devient folie, bienfait devient tour-

ment : malheur à toi, fils de tes pères, malheur à toi ! car
du droit né avec nous, hélas ! il n'en est jamais question.

L'ÉCOLIER

Vous augmentez encore par là mon dégoût : ô heureux

celui que vous instruisez ! J'ai presque envie d'étudier la

théologie.

55

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Je désirerais ne pas vous induire en erreur, quant à ce

qui concerne cette science; il est si difficile d'éviter la
fausse route ; elle renferme un poison si bien caché, que
l'on a tant de peine à distinguer du remède ! Le mieux est,

dans ces leçons-là, si toutefois vous en suivez, de jurer tou-

jours sur la parole du maître. Au total... arrêtez-vous aux

mots ! et vous arriverez alors par la route la plus sûre au
temple de la certitude.

L'ÉCOLIER

Cependant un mot doit toujours contenir une idée.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Fort bien ! mais il ne faut pas trop s'en inquiéter, car, où

les idées manquent, un mot peut être substitué à propos ;

on peut avec des mots discuter fort convenablement, avec
des mots bâtir un système; les mots se font croire aisé-
ment, on n'en ôterait pas un iota.

L'ÉCOLIER

Pardonnez si je vous fais tant de demandes, mais il faut

encore que je vous en importune... Ne me parlerez-vous
pas un moment de la médecine ? Trois années, c'est bien
peu de temps, et, mon Dieu ! le champ est si vaste ; souvent

un seul signe du doigt suffit pour nous mener loin !

MÉPHISTOPHÉLÈS (à part)

Ce ton sec me fatigue, je vais reprendre mon rôle de

diable. (Haut.) L'esprit de la médecine est facile à saisir;
vous étudiez bien le grand et le petit monde, pour les lais-

ser aller enfin à la grâce de Dieu. C'est en vain que vous
vous élanceriez après la science, chacun n'apprend que ce

qu'il peut apprendre; mais celui qui sait profiter du
moment, c'est là l'homme avisé. Vous êtes encore assez
bien bâti, la hardiesse n'est pas ce qui vous manque, et si
vous avez de la confiance en vous-même, vous en inspire-

rez à l'esprit des autres. Surtout, apprenez à conduire les
femmes ; c'est leur éternel hélas ! modulé sur tant de tons

différents, qu'il faut traiter toujours par la même méthode,
et tant que vous serez avec elles à moitié respectueux, vous

56

les aurez toutes sous la main. Un titre pompeux doit
d'abord les convaincre que votre art surpasse de beaucoup
tous les autres : alors vous pourrez parfaitement vous per-
mettre certaines choses, dont plusieurs années donne-
raient à peine le droit à un autre que vous : ayez soin de
leur tâter souvent le pouls, et en accompagnant votre geste
d'un coup d'œil ardent, passez le bras autour de leur taille
élancée, comme pour voir si leur corset est bien lacé.

L'ÉCOLIER

Cela se comprend de reste : on sait son monde !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Mon bon ami, toute théorie est sèche, et l'arbre précieux

de la vie est fleuri.

L'ÉCOLIER

Je vous jure que cela me fait l'effet d'un rêve ; oserai-je

vous déranger une autre fois pour profiter plus parfaite-

ment de votre sagesse ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

J'y mettrai volontiers tous mes soins.

L'ÉCOLIER

Il me serait impossible de revenir sans vous avoir cette

fois présenté mon album; accordez-moi la faveur d'une
remarque...

MÉPHISTOPHÉLÈS

J'y consens. (Il écrit et le lui rend.) Eritis sicut Deus,

bonum et malum scientes. (Il salue respectueusement, et se
retire.)

MÉPHISTOPHÉLÈS

Suis seulement la vieille sentence de mon cousin le ser-

pent, tu douteras bientôt de ta ressemblance divine.

FAUST

Où devons-nous aller maintenant ?

57

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Où il te plaira. Nous pouvons voir le grand et le petit

monde: quel plaisir, quelle utilité seront le fruit de ta
course !

FAUST

Mais, par ma longue barbe, je n'ai pas le plus léger

savoir-vivre ; ma recherche n'aura point de succès, car je
n'ai jamais su me produire dans le monde ; je me sens si
petit en présence des autres ! je serais embarrassé à tout
moment.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Mon bon ami, tout cela se donne ; aie confiance en toi-

même, et tu sauras vivre.

FAUST

Comment sortirons-nous d'ici? Où auras-tu des che-

vaux, des valets et un équipage ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Etendons ce manteau, il nous portera à travers les airs :

pour une course aussi hardie, tu ne prends pas un lourd
paquet avec toi ; un peu d'air inflammable que je vais pré-
parer nous enlèvera bientôt de terre, et si nous sommes

légers, cela ira vite. Je te félicite du nouveau genre de vie
que tu viens d'embrasser.

CAVE D'AUERBACH, À LEIPZIG

(Écot de joyeux compagnons)

FROSCH

Personne ne boit! Personne ne rit! Je vais vous

apprendre à faire la mine ! Vous voilà aujourd'hui à fumer
comme de la paille mouillée, vous qui brillez ordinaire-
ment comme un beau feu de joie.

BRANDER

C'est toi qui en es cause ; tu ne mets rien sur le tapis, pas

une grosse bêtise, pas une petite saleté.

58

FROSCH (lui verse un verre de vin sur la tête)

En voici des deux à la fois.

BRANDER

Double cochon !

FROSCH

Vous le voulez, j'en conviens !

SIEBEL

A la porte ceux qui se fâchent ! Qu'on chante à la ronde

à gorge déployée, qu'on boive, et qu'on crie ! oh ! eh ! holà !
oh!

ALTMAYER

Ah Dieu! je suis perdu! Apportez du coton; le drôle me

rompt les oreilles !

SIEBEL

Quand la voûte résonne, on peut juger du volume de la

basse,

FROSCH

C'est juste; à la porte ceux qui prendraient mal les

choses ! A ! tara lara da !

ALTMAYER

A ! tara lara da !

FROSCH

Les gosiers sont en voix. (Il chante)

Le très saint empire de Rome,

Comment tient-il encor debout?

BRANDER

Une sotte chanson! Fi! une chanson politique! une

triste chanson!... Remerciez Dieu chaque matin de n'avoir
rien à démêler avec l'empire de Rome. Je regarde souvent
comme un grand bien pour moi de n'être empereur, ni
chancelier. Cependant, il ne faut pas que nous manquions

59

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de chef; et nous devons élire un pape. Vous savez quelle
est la qualité qui pèse dans la balance pour élever un
homme à ce rang.

FROSCH (chante)

Lève-toi vite, et va, beau rossignol,

Dix mille fois saluer ma maîtresse.

SIEBEL

Point de salut à ta maîtresse ; je n'en veux rien entendre.

FROSCH

A ma maîtresse salut et baiser ! Ce n'est pas toi qui m'en

empêcheras. (Il chante.)

Tire tes verrous, il est nuit,
Tire tes verrous, l'amant veille;

Il est tard, tire-les sans bruit.

SIEBEL

Oui! chante, chante, loue-la bien, vante-la bien! j'aurai

aussi mon tour de rire. Elle m'a lâché, elle t'en fera
autant! Qu'on lui donne un kobold* pour galant, et il
pourra badiner avec elle sur le premier carrefour venu. Un
vieux bouc, qui revient du Blocksberg, peut, en passant au
galop, lui souhaiter une bonne nuit ; mais un brave garçon
de chair et d'os est beaucoup trop bon pour une fille de

cette espèce ! Je ne lui veux point d'autre salut que de voir
toutes ses vitres cassées.

BRANDER (frappant sur la table)

Paix là ! paix là ! écoutez-moi ! vous avouerez, messieurs,

que je sais vivre : il y a des amoureux ici, et je dois, d'après
les usages, leur donner pour la bonne nuit tout ce qu'il y a
de mieux. Attention ! une chanson de la plus nouvelle fac-
ture ! et répétez bien fort la ronde avec moi ! (Il chante.)

Certain rat dans une cuisine

Avait pris place, et le frater

S'y traita si bien, que sa mine

Esprit familier.

60

Eût fait envie au gros Luther.

Mais un beau jour, le pauvre diable,

Empoisonné, sauta dehors,
Aussi triste, aussi misérable,

Que s'il avait l'amour au corps.

CHŒUR

Que s'il avait l'amour au corps!

BRANDER

// courait devant et derrière ;
Il grattait, reniflait, mordait,

Parcourait la maison entière,

Où de douleur il se tordait...

Au point qu'à le voir en délire
Perdre ses cris et ses efforts,
Les mauvais plaisants pouvaient dire :
Hélas! il a l'amour au corps!

CHŒUR

Hélas! il a l'amour au corps!

BRANDER

Dans le fourneau, le pauvre sire

Crut enfin se cacher très bien ;

Mais il se trompait, et le pire,
C'est qu'il y creva comme un chien.

. La servante, méchante fille,

De son malheur rit bien alors :
Ah ! disait-elle, comme il grille !...
Il a vraiment l'amour au corps!

CHŒUR

// a vraiment l'amour au corps!

SIEBEL

Comme ces plats coquins se réjouissent! C'est un beau

chef-d'œuvre à citer que l'empoisonnement d'un pauvre
rat!

BRANDER

Tu prends le parti de tes semblables !

61

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ALTMAYER

Le voilà bien avec son gros ventre et sa tête pelée!

comme son malheur le rend tendre ! Dans ce rat qui crève,
il voit son portrait tout craché !

FAUST ET MÉPHISTOPHÉLÈS

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je dois avant tout t'introduire dans une société joyeuse,

afin que tu voies comment on peut aisément mener la vie !
Chaque jour est ici pour le peuple une fête nouvelle ; avec
peu d'esprit et beaucoup de laisser-aller, chacun d'eux
tourne dans son cercle étroit de plaisirs, comme un jeune
chat jouant avec sa queue ; tant qu'ils ne se plaignent pas
d'un mal de tête, et que l'hôte veut bien leur faire crédit,
ils sont contents et sans soucis.

BRANDER

Ceux-là viennent d'un voyage : on voit à leur air étranger

qu'ils ne sont pas ici depuis une heure.

FROSCH

Tu as vraiment raison ! honneur à notre Leipzig ! c'est

un petit Paris, et cela vous forme joliment son monde.

SIEBEL

Pour qui prends-tu ces étrangers ?

FROSCH

Laisse-moi faire un peu : avec une rasade je tirerai les

vers du nez à ces marauds comme une dent de lait. Ils me

semblent être de noble maison, car ils ont le regard fier et
mécontent.

BRANDER

Ce sont des charlatans, je gage !

ALTMAYER

Peut-être.

62

FROSCH

Attention ! que je les mystifie !

MÉPHISTOPHÉLÈS (à Faust)

Les pauvres gens ne soupçonnent jamais le diable,

quand même il les tiendrait à la gorge.

FAUST

Nous vous saluons, messieurs.

SIEBEL

Grand merci de votre honnêteté ! (Bas, regardant de tra-

vers Méphistophélès.) Qu'a donc ce coquin à clocher sur un

pied?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Nous est-il permis de prendre place parmi vous ? l'agré-

ment de la société nous dédommagera du bon vin qui
manque.

ALTMAYER

Vous avez l'air bien dégoûté.

FROSCH

Vous serez partis bien tard de Rippach ; avez-vous soupé

cette nuit chez M. Jean ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Nous avons passé sa maison sans nous y arrêter. La der-

nière fois nous lui avions parlé, il nous entretint longtemps
de ses cousins, il nous chargea de leur dire bien des
choses. (Il s'incline vers Frosch.)

ALTMAYER (bas)

Te voilà dedans ! il entend son affaire !

SIEBEL

C'est un gaillard avisé.

FROSCH

Eh bien ! attends un peu : je saurai bien le prendre.

63

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Si je ne me trompe, nous entendîmes en entrant un

chœur de voix exercées. Et certes, les chants doivent sous

ces voûtes résonner admirablement.

FROSCH

Seriez-vous donc un virtuose ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Oh ! non ! le talent est bien faible, mais le désir est grand.

FROSCH

Donnez-nous une chanson.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Tant que vous en voudrez.

SIEBEL

Mais quelque chose de nouveau.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Nous revenons d'Espagne, c'est l'aimable pays du vin et

des chansons. (Il chante.)

Une puce gentille

Chez un prince logeait...

FROSCH

Ecoutez! une puce!... avez-vous bien saisi cela? Une

puce me semble à moi un hôte assez désagréable.

MÉPHISTOPHÉLÈS (chante)

Une puce gentille

Chez un prince logeait,

Comme sa propre fille,

Le brave homme l'aimait,

Et (l'histoire l'assure)
Par son tailleur, un jour,

Lui fît prendre mesure
Pour un habit de cour.

64

BRANDER

N'oubliez point d'enjoindre au tailleur de la prendre

bien exacte, et que, s'il tient à sa tête, il ne laisse pas faire

à la culotte le moindre pli.

MÉPHISTOPHÉLÈS

L'animal, plein de joie,

Dès qu'il se vit paré
D'or, de velours, de soie,
Et de croix décoré,
Fit venir de province

Ses frères et ses sœurs,

Qui, par ordre du prince,

Devinrent grands seigneurs.

Mais ce qui fut le pire,

C'est que les gens de cour,
Sans en oser rien dire,
Se grattaient tout le jour...
Cruelle politique !
Quel ennui que cela!...
Quand la puce nous pique,

Amis, écrasons-la!

CHŒUR {avec acclamation)

Quand la puce nous pique,

Amis ! écrasons-la !

FROSCH

Bravo ! bravo ! voilà du bon !

SIEBEL

Ainsi soit-il de toutes les puces !

BRANDER

Serrez les doigts et pincez-les ferme !

ALTMAYER

Vive la liberté ! vive le vin !

65

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Je boirais volontiers un verre en l'honneur de la liberté,

si vos vins étaient tant soit peu meilleurs.

SIEBEL

N'en dites pas davantage...

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je craindrais d'offenser l'hôte, sans quoi je ferais goûter

aux aimables convives ce qu'il y a de mieux dans notre
cave.

SIEBEL

Allez toujours ! je prends tout sur moi.

FROSCH

Donnez-nous-en un bon verre, si vous voulez qu'on le

loue, car, quand je veux en juger, il faut que j'aie la bouche
bien pleine.

ALTMAYER (bas)

Ils sont du Rhin, à ce que je vois.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Procurez-moi un foret !

BRANDER

Qu'en voulez-vous faire ? Vous n'avez pas sans doute vos

tonneaux devant la porte.

ALTMAYER

Là derrière, l'hôte a déposé un panier d'outils.

MÉPHISTOPHÉLÈS (prend le foret de Frosch)

Dites maintenant ce que vous voulez goûter.

FROSCH

Y pensez-vous? est-ce que vous en auriez de tant de

sortes ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je laisse à chacun le choix libre.

66

ALTMAYER (à Frosch)

Ah ! ah ! tu commences déjà à te lécher les lèvres.

FROSCH

Bon ! si j'ai le choix, il me faut du vin du Rhin; la patrie

produit toujours ce qu'il y a de mieux.

MÉPHISTOPHÉLÈS (piquant un trou dans le rebord de la table,

à la place où Frosch s'assied)

Procurez-moi un peu de cire pour servir de bouchon.

ALTMAYER

Ah çà ! voilà de l'escamotage.

MÉPHISTOPHÉLÈS (à Brander)

Et vous ?

BRANDER

Je désirerais du vin de Champagne, et qu'il fût bien

mousseux ! (Méphistophélès continue de forer, et pendant ce
temps quelqu 'un a fait des bouchons, et les a enfoncés dans
les trous.)

BRANDER

On ne peut pas toujours se passer de l'étranger; les

bonnes choses sont souvent si loin! Un bon Allemand ne
peut souffrir les Français, mais pourtant il boit leurs vins
très volontiers.

SIEBEL (pendant que Méphistophélès s'approche de sa place)

Je dois l'avouer, je n'aime pas l'aigre: donnez-moi un

verre de quelque chose de doux.

MÉPHISTOPHÉLÈS (forant)

Aussi vais-je vous faire couler du Tokay.

ALTMAYER

Non, monsieur; regardez-moi en face! Je le vois bien,

vous nous faites aller.

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Hé! hé! avec d'aussi nobles convives, ce serait un peu

trop risquer. Allons vite! voilà assez de dit: de quel vin
puis-je servir?

ALTMAYER

De tous ! et assez causé ! (Après que les trous sont forés et

bouchés, Méphistophélès se lève.)

MÉPHISTOPHÉLÈS (avec des gestes singuliers)

Si des cornes bien élancées

Croissent au front du bouquetin ;
Si le cep produit du raisin,
Tables en bois de trous percées

Peuvent aussi donner du vin.

C'est un miracle, je vous jure;
Mais, messieurs, comme vous savez,

Rien d'impossible à la nature !
Débouchez les trous, et buvez !

TOUS (tirant les bouchons et recevant dans leurs verres

le vin désiré par chacun)

La belle fontaine qui nous coule là !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Gardez-vous seulement de rien répandre.

TOUS (chantent)

Nous buvons, buvons, buvons,

Comme cinq cents cochons !

Ils se remettent à boire

MÉPHISTOPHÉLÈS

Voilà mes coquins lancés, vois comme ils y vont.

FAUST

J'ai envie de m'en aller.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Encore une minute d'attention, et tu vas voir la bestia-

lité dans toute sa candeur.

68

SIEBEL (boit sans précaution, le vin coule à terre

et se change en flamme)

Au secours ! au feu ! au secours ! l'enfer brûle !

MÉPHISTOPHÉLÈS (parlante la flamme)

Calme-toi, mon élément chéri ! (Aux compagnons.) Pour

cette fois, ce n'était rien qu'une goutte de feu du purga-
toire.

SIEBEL

Qu'est-ce que cela signifie? Attendez! vous le payerez

cher; il paraît que vous ne nous connaissez guère.

FROSCH

Je lui conseille de recommencer !

ALTMAYER

Mon avis est qu'il faut le prier poliment de s'en aller.

SIEBEL

Que veut ce monsieur ? Oserait-il bien mettre en œuvre

ici son hocuspocus* ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Paix ! vieux sac à vin !

SIEBEL

Manche à balai ! tu veux encore faire le manant !

BRANDER

Attends un peu, les coups vont pleuvoir !

ALTMAYER (tire un bouchon de la table,

un jet de feu s'élance et l'atteint)

Je brûle! je brûle!

SIEBEL

Sorcellerie !... sautez dessus ! le coquin va nous le payer !

Ils tirent leurs couteaux, et s'élancent vers Méphistophélès.

* Terme de sorcellerie.

69

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MÉPHISTOPHÉLÈS (avec des gestes graves)

Tableaux et paroles magiques,

Par vos puissants enchantements,

Troublez leurs esprits et leurs sens !

Ils se regardent l'un l'autre avec étonnement.

ALTMAYER

Où suis-je ? Quel beau pays !

FROSCH

Un coteau de vignes ! y vois-je bien ?

SIEBEL

Et des grappes sous la main.

BRANDER

Là, sous les pampres verts, voyez quel pied ! voyez quelle

grappe ! (Il prend Siebel par le nez, les autres en font autant
mutuellement et lèvent les couteaux.)

MÉPHISTOPHÉLÈS (comme plus haut)

Maintenant, partons: c'est assez!
Source de vin, riche vendange,
Illusions, disparaissez!...
C'est ainsi que l'enfer se venge.

Il disparaît avec Faust; tous les compagnons lâchent prise.

Qu'est-ce que c'est?

Quoi?

SIEBEL

ALTMAYER

FROSCH

Tiens ! c'était donc ton nez !

BRANDER (à Siebel)

Et j'ai le tien dans la main !

ALTMAYER

C'est un coup à vous rompre les membres. Apportez un

siège, je tombe en défaillance.

70

FROSCH

Non, dis-moi donc ce qui est arrivé.

SIEBEL

Où est-il, le drôle ? Si je l'attrape, il ne sortira pas vivant

de mes mains.

ALTMAYER

Je l'ai vu passer par la porte de la cave... à cheval sur un

tonneau... J'ai les pieds lourds comme du plomb. (Il se
retourne vers la table.)
Ma foi ! le vin devrait bien encore

couler !

SIEBEL

Tout cela n'était que tromperie, illusion et mensonge !

FROSCH

J'aurais pourtant bien juré boire du vin !

BRANDER

Mais que sont devenues ces belles grappes ?

ALTMAYER

Qu'on vienne dire encore qu'il ne faut pas croire aux

miracles !

CUISINE DE SORCIERE

(Dans un âtre enfoncé, une grosse marmite est sur le feu. A travers la

vapeur qui s'en élève, apparaissent des figures singulières. Une guenon,

assise près de la marmite, l'écume, et veille à ce qu'elle ne répande pas. Le
mâle, avec ses petits, est assis près d'elle, et se chauffe. Les murs et le pla-

fond sont tapissés d'outils singuliers à l'usage de la Sorcière.)

FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS

FAUST

Tout cet étrange appareil de sorcellerie me répugne;

quelles jouissances peux-tu me promettre au sein de cet

71

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amas d'extravagances? Quels conseils attendre d'une

vieille femme ? Et y a-t-il dans cette cuisine quelque breu-
vage qui puisse m'ôter trente ans de dessus le corps ? Mal-

heur à moi, si tu ne sais rien de mieux! J'ai déjà perdu
toute espérance. Se peut-il que la nature et qu'un esprit

supérieur n'aient point un baume capable d'adoucir mon
sort?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Mon ami, tu parles encore avec sagesse. Il y a bien, pour

se rajeunir, un moyen tout naturel, mais il se trouve dans

un autre livre, et c'en est un singulier chapitre.

FAUST

Je veux le connaître.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Bon! C'est un moyen qui ne demande argent, médecine,

ni sortilège : rends-toi tout de suite dans les champs, mets-
toi à bêcher et à creuser, resserre ta pensée dans un cercle
étroit, contente-toi d'une nourriture simple; vis comme
une bête avec les bêtes, et ne dédaigne pas de fumer toi-
même ton patrimoine ; c'est, crois-moi, le meilleur moyen

de te rajeunir de quatre-vingts ans.

FAUST

Je n'en ai point l'habitude, et je ne saurais m'accoutu-

mer à prendre en main la bêche. Une vie étroite n'est pas
ce qui me convient.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il faut donc que la sorcière s'en mêle.

FAUST

Mais pourquoi justement cette vieille ? ne peux-tu bras-

ser toi-même le breuvage ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Ce serait un beau passe-temps ! j'aurais plus tôt fait de

bâtir mille ponts. Ce travail demande non seulement de

l'art et du savoir, mais encore beaucoup de patience. Un
esprit tranquille emploie bien des années à le confection-

72

ner. Le temps peut seul donner de la vertu à la fermenta-

tion; et tous les ingrédients qui s'y rapportent sont des
choses bien étranges ! Le diable le lui a enseigné, mais ne
pourrait pas le faire lui-même. (Il aperçoit les animaux.)
Vois, quelle gentille espèce! voici la servante, voilà le
valet... (Aux animaux.)

Je n'aperçois pas, mes amis,

La bonne femme !

LES ANIMAUX

Elle est allée,

Par le tuyau de la cheminée,
Dîner sans doute hors du logis.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Mais, pour sa course, d'ordinaire,

Quel temps prend-elle cependant ?

LES ANIMAUX

Le temps que nous prenons à faire...

Chauffer nos pieds en l'attendant.

MÉPHISTOPHÉLÈS (à F a u s t )

Comment trouves-tu ces aimables animaux ?

FAUST

Les plus dégoûtants que j'aie jamais vus.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Non ! un discours comme celui-là est justement ce qui

me convient le mieux. (Aux animaux.)

Dites-moi, drôles que vous êtes,

Qu'est-ce que vous brassez ainsi?

LES ANIMAUX

Nous faisons la soupe des bêtes.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Vous avez bien du monde ici ?

73

background image

LE CHAT (s'approche et flatte Méphistophélès)

Oh ! jouons tous deux,

Et fais ma fortune;

Un peu de pécune

Me rendrait heureux.

Ami, jouons, de grâce !

Pauvre, je ne suis rien,

Mais, si j'avais du bien,

J'obtiendrais une belle place.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Comme il s'estimerait heureux, le singe, s'il pouvait seu-

lement mettre à la loterie ! (Pendant ce temps les autres ani-
maux jouent avec une grosse boule, et la font rouler.)

LE CHAT

Voici le monde :

La boule ronde

Monte et descend,

Creuse et légère,
Qui, comme verre,
Craque et se fend:

Fuis, cher enfant!

Cette parcelle

Dont l'étincelle

Te plaît si fort...

Donne la mort!

MÉPHISTOPHÉLÈS

Dites, à quoi sert ce crible ?

LE CHAT (le ramasse)

Il rend l'âme aux yeux visible:
Ne serais-tu pas un coquin
?

On pourrait t'y reconnaître.

Il court vers la femelle, et la fait regarder au travers.

Regarde bien par ce trou-là,

Ma chère, tu pourras peut-être

Nommer le coquin que voilà

MÉPHISTOPHÉLÈS (s'approchant du feu)

Qu'est-ce donc que cette coupe?

74

LE CHAT ET LA CHATTE

77 ne connaît pas le pot,

Le pot à faire la soupe...

Vit-on jamais pareil sot ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Silence, animaux malhonnêtes !

LE CHAT

Dans ce fauteuil mets-toi soudain,
Et prends cet éventail en main,

Tu seras le roi des bêtes.

Il oblige Méphistophélès à s'asseoir.

FAUST (qui pendant ce temps s'est toujours tenu devant le miroir,

tantôt s'en approchant, tantôt s'en éloignant)

Que vois-je ? quelle céleste image se montre dans ce miroir

magique ? O amour ! prête-moi la plus rapide de tes ailes, et
transporte-moi dans la région qu'elle habite. Ah ! quand je
ne reste pas à cette place, quand je me hasarde à m'avancer
davantage, je ne puis plus la voir que comme à travers un
nuage ! — La plus belle forme de la femme ! Est-il possible
qu'une femme ait tant de beauté ! Dois-je, dans ce corps
étendu à ma vue, trouver l'abrégé des merveilles de tous les
cieux ? Quelque chose de pareil existe-t-il sur la terre ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Naturellement, quand un Dieu se met à l'œuvre pendant

six jours, et se dit enfin bravo à lui-même, il en doit résul-
ter quelque chose de passable. Pour cette fois, regarde à
satiété, je saurai bien te déterrer un semblable trésor: et
heureux celui qui a la bonne fortune de l'emmener chez
soi comme épouse ! (Faust regarde toujours dans le miroir;

Méphistophélès, s'étendant dans le fauteuil, et jouant avec

l'éventail, continue de parler.) Me voilà assis comme un roi
sur son trône : je tiens le sceptre, il ne me manque plus que
la couronne.

LES ANIMAUX (qui jusque-là avaient exécuté mille mouvements bizarres,

apportent, avec de grands cris, une couronne à Méphistophélès)

Daigne la prendre, mon maître,
En voici tous les éclats,

75

background image

Avec du sang tu pourras
La raccommoder peut-être.

Ils courent gauchement vers la couronne et la brisent
en deux morceaux avec lesquels ils dansent en rond.

Fort bien: recommençons...

Nous parlons, nous voyons ;
Nous écoutons et rimons.

FAUST (devant le miroir)

Malheur à moi ! j'en suis tout bouleversé !

MÉPHISTOPHÉLÈS (montrant les animaux)

La tête commence à me tourner à moi-même.

LES ANIMAUX

Si cela nous réussit,
Ma foi, gloire à notre esprit!

FAUST (comme plus haut)

Mon sein commence à s'enflammer! Eloignons-nous

bien vite.

MÉPHISTOPHÉLÈS (dans la même position)

On doit au moins convenir que ce sont de francs poètes.

(La marmite, que la guenon a laissée un instant sans Vécu-
mer, commence à déborder; il s'élève une grande flamme qui
monte violemment dans la cheminée. La sorcière descend à
travers la flamme en poussant des cris épouvantables.)

LA SORCIÈRE

Au! au! au! au!

Chien de pourceau !
Tu répands la soupe,

Et tu rôtis ma peau !
A bas! maudite troupe!

Apercevant Méphistophélès et Faust.

Que vois-je ici ?

Qui peut entrer ainsi

Dans mon laboratoire ?

A moi, mon vieux grimoire !

76

A vous le feu !

Vos os vont voir beau jeu!

Elle plonge l'écumoire dans la marmite, et lance les flammes après

Faust, Méphistophélès et les animaux. Les animaux hurlent.

MÉPHISTOPHÉLÈS (lève l'éventail qu'il tient à la main,

et frappe à droite et à gauche sur les verres et les pots)

En deux ! en deux !

Ustensiles de sorcières,

Vieux flacons, vieux pots, vieux verres !

En deux ! en deux !

Toi, tu m'as l'air bien hardie;

Attends, un bâton

Va régler le ton

De ta mélodie.

Pendant que la sorcière recule, pleine de colère et d'effroi.

Me reconnais-tu, squelette, épouvantail? Reconnais-tu

ton seigneur et maître ? Qui me retient de frapper et de te
mettre en pièces, toi et tes esprits chats? N'as-tu plus de
respect pour le pourpoint rouge ? Méconnais-tu la plume

de coq? ai-je caché ce visage? Il faudra donc que je me
nomme moi-même ?

LA SORCIÈRE

Ô seigneur ! pardonnez-moi cet accueil un peu rude ! Je

ne vois cependant pas le pied cornu... Qu'avez-vous donc
fait de vos deux corbeaux ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Tu t'en tireras pour cette fois, car il y a bien du temps

que nous ne nous sommes vus. La civilisation, qui polit le
monde entier, s'est étendue jusqu'au diable; on ne voit
plus maintenant de fantômes du nord, plus de cornes, de
queue et de griffes ! Et pour ce qui concerne le pied, dont

je ne puis me défaire, il me nuirait dans le monde ; aussi,

comme beaucoup de jeunes gens, j'ai depuis longtemps
adopté la mode des faux mollets.

LA SORCIÈRE (dansant)

J'en perds l'esprit, je crois,

Monsieur Satan chez moi !

77

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Point de nom pareil, femme, je t'en prie !

LA SORCIÈRE

Pourquoi ? que vous a-t-il fait ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Depuis bien des années il est inscrit au livre des fables ;

mais les hommes n'en sont pas pour cela devenus
meilleurs : ils sont délivrés du malin, mais les malins sont
restés. Que tu m'appelles monsieur le baron, à la bonne
heure ! Je suis vraiment un cavalier comme bien d'autres :
tu ne peux douter de ma noblesse; tiens, voilà l'écusson
que je porte ! (Il fait un geste indécent.)

LA SORCIÈRE (rit immodérément)

Ha ! ha ! ce sont bien là de vos manières ! vous êtes un

coquin comme vous fûtes toujours !

MÉPHISTOPHÉLÈS (à Faust)

Mon ami, voilà de quoi t'instruire! C'est ainsi qu'on se

conduit avec les sorcières.

LA SORCIÈRE

Dites maintenant, messieurs, ce que vous désirez.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Un bon verre de la liqueur que tu sais, mais de la plus

vieille, je te prie, car les années doublent sa force.

LA SORCIÈRE

Bien volontiers! j'en ai un flacon dont quelquefois je

goûte moi-même: elle n'a plus la moindre puanteur, je

vous en donnerai un petit verre. (Bas, à Méphistophélès.)

Mais si cet homme en boit sans être préparé, il n'a pas,

comme vous le savez, une heure à vivre.

MÉPHISTOPHÉLÈS

C'est un bon ami, elle ne peut que lui faire du bien ; je lui

donnerais sans crainte la meilleure de toute ta cuisine.

Trace ton cercle, dis tes paroles, et donne-lui une tasse

78

pleine. (La sorcière, avec des gestes singuliers, trace un
cercle où elle place mille choses bizarres. Cependant, les
verres commencent à résonner, la marmite à tonner, comme
faisant de la musique. Enfin, elle apporte un gros livre, et

place les chats dans le cercle, où ils lui servent de pupitre et

tiennent les flambeaux. Elle fait signe à Faust de marcher à

elle.)

FAUST (à Méphistophélès)

Non! dis-moi ce que tout cela va devenir. Cette folle

engeance, ces gestes extravagants, cette ignoble sorcelle-
rie, me sont assez connus et me dégoûtent assez.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Chansons ! ce n'est que pour rire, ne fais donc pas tant

l'homme grave! Elle doit, comme médecin, faire un
hocuspocus, afin que la liqueur te soit profitable. (Il
contraint Faust d'entrer dans le cercle.)

LA SORCIÈRE (avec beaucoup d'emphase,

prend le livre pour déclamer)

Ami, crois à mon système :
Avec un, dix tu feras ;
Avec deux et trois de même,
Ainsi tu t'enrichiras.

Passe le quatrième,
Le cinquième et sixième,
La sorcière l'a dit:
Le septième et huitième
Réussiront de même...

C'est là que finit

L'œuvre de la sorcière :

Si neuf est un,
Dix n'est aucun.

Voilà tout le mystère !

FAUST

Il me semble que la vieille parle dans la fièvre.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il n'y en a pas long maintenant: je connais bien tout

79

background image

cela, son livre est plein de ces fadaises. J'y ai perdu bien
du temps, car une parfaite contradiction est aussi mysté-
rieuse pour les sages que pour les fous. Mon ami, l'art est
vieux et nouveau. Ce fut l'usage de tous les temps de pro-
pager l'erreur en place de la vérité par trois et un, un et
trois : sans cesse on babille sur ce sujet, on apprend cela

comme bien d'autres choses ; mais qui va se tourmenter à
comprendre de telles folies? L'homme croit d'ordinaire,
quand il entend des mots, qu'ils doivent absolument conte-
nir une pensée.

LA SORCIÈRE (continue)

La science la plus profonde
N'est donnée à personne au monde ;
Par travail, argent, peine ou soins :
La connaissance universelle

En un instant se révèle

A ceux qui la cherchaient le moins.

FAUST

Quel contre-sens elle nous dit ! Tout cela va me rompre

la tête, il me semble entendre un chœur de cent mille fous.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Assez ! assez ! très excellente sibylle ! donne ici ta potion,

et que la coupe soit pleine jusqu'au bord : le breuvage ne
peut nuire à mon ami; c'est un homme qui a passé par
plusieurs grades, et qui en a fait des siennes.

La sorcière, avec beaucoup de cérémonie, verse la boisson

dans le verre; au moment qu'il la porte à sa bouche, il
s'élève une légère flamme.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Vivement! encore un peu! cela va bien te réjouir le

cœur. Comment! tu es avec le diable à tu et à toi, et la
flamme t'épouvante ! (La sorcière efface le cercle. Faust en

sort.)

MÉPHISTOPHÉLÈS

En avant! il ne faut pas que tu te reposes.

LA SORCIÈRE

Puisse ce petit coup vous faire du bien !

80

MÉPHISTOPHÉLÈS (à la sorcière)

Et si je puis quelque chose pour toi, fais-le-moi savoir au

sabbat.

LA SORCIÈRE

Voici une chanson! chantez-la quelquefois, vous en

éprouverez des effets singuliers.

MÉPHISTOPHÉLÈS (à Faust)

Viens vite, et laisse-toi conduire; il est nécessaire que tu

transpires, afin que la vertu de la liqueur agisse dedans et
dehors. Je te ferai ensuite apprécier les charmes d'une
noble oisiveté, et tu reconnaîtras bientôt, à des transports
secrets, l'influence de Cupidon, qui voltige çà et là autour
du monde dans les espaces d'azur.

FAUST

Laisse-moi jeter encore un regard rapide sur ce miroir,

cette image de femme était si belle !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Non! non! tu vas voir devant toi, tout à l'heure, le

modèle des femmes en personne vivante. (A part.)

Avec cette boisson dans le corps, tu verras, dans chaque

femme, une Hélène.

background image

UNE RUE

FAUST, MARGUERITE (passant)

FAUST

Ma jolie demoiselle, oserai-je hasarder de vous offrir

mon bras et ma conduite ?

MARGUERITE

Je ne suis ni demoiselle ni jolie, et je puis aller à la mai-

son sans la conduite de personne. (Elle se débarrasse et

s'enfuit.)

FAUST

Par le ciel! c'est une belle enfant: je n'ai encore rien vu

de semblable ; elle semble si honnête et si vertueuse, et a

pourtant en même temps quelque chose de si piquant ! De

mes jours je n'oublierai la rougeur de ses lèvres, l'éclat de
ses joues ! comme elle baissait les yeux ! Ah ! elle s'est pro-
fondément gravée dans mon cœur: comme elle s'est vite
dégagée !... il y a de quoi me ravir !

MÉPHISTOPHÉLÈS (s'avance)

.FAUST

Ecoute, il faut me faire avoir la jeune fille.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Eh ! laquelle ?

FAUST

Celle qui passait ici tout à l'heure.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Celle-là! Elle sort de chez son confesseur, qui l'a

82

absoute de tous ses péchés : je m'étais glissé tout contre sa

place. C'est bien innocent; elle va à confesse pour un rien;

je n'ai aucune prise sur elle.

FAUST

Elle a pourtant plus de quatorze ans.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Vous parlez bien comme Jean-le-Chanteur, qui convoite

toutes les plus belles fleurs, et s'imagine acquérir honneur
et faveur sans avoir à les mériter. Mais il n'en est pas tou-

jours ainsi.

FAUST

Monsieur le magister, laissez-moi en paix; et je vous le

dis bref et bien : si la douce jeune fille ne repose pas ce soir
dans mes bras, à minuit nous nous séparons.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Songez à quelque chose de faisable, il me faudrait

quinze jours au moins, seulement pour guetter l'occasion,

FAUST

Sept heures devant moi, et l'aide du diable me serait

inutile pour séduire une petite créature semblable ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Vous parlez déjà presque comme un Français; cepen-

dant, je vous prie, ne vous chagrinez pas. A quoi sert-il
d'être si pressé de jouir ? Le plaisir est beaucoup moins vif
que si d'avance, et par toute sorte de brimborions, vous

vous pétrissiez et pariez vous-même votre petite poupée,

comme on le voit dans maints contes gaulois.

FAUST

J'ai aussi de l'appétit sans cela.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Maintenant, sans invectives ni railleries, je vous dis une

fois pour toutes qu'on ne peut aller si vite avec cette belle

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enfant. Il ne faut là employer nulle violence, et nous

devons nous accommoder de la ruse.

FAUST

Va me chercher quelque chose de cet ange ; conduis-moi

au lieu où elle repose ! apporte-moi un fichu qui ait cou-
vert son sein, un ruban de ma bien-aimée.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Vous verrez par là que je veux sincèrement plaindre et

adoucir votre peine: ne perdons pas un moment; dès
aujourd'hui, je vous conduis dans sa chambre.

FAUST

Et je pourrai la voir, la posséder?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Non, elle sera chez une voisine. Cependant, vous pour-

rez, en l'attente du bonheur futur, vous enivrer à loisir de
l'air qu'elle aura respiré.

FAUST

Partons-nous ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il est encore trop tôt.

FAUST

Procure-moi donc un présent pour elle. (Il sort.)

MÉPHISTOPHÉLÈS

Déjà des présents ; c'est bien! Voilà le moyen de réussir!

Je connais mainte belle place et maint vieux trésor bien

enterré ; je veux les passer un peu en revue. (Il sort.)

84

LE SOIR

Une petite chambre bien rangée

MARGUERITE (tressant ses nattes et les attachant)

Je donnerais bien quelque chose pour savoir quel est le

seigneur de ce matin : il a, certes, le regard noble et sort de

bonne maison, comme on peut le lire sur son front... Il
n'eût pas sans cela été si hardi. (Elle sort.)

MÉPHISTOPHÉLÈS

Entrez tout doucement, entrez donc !

FAUST (après quelques instants de silence)

Je t'en prie, laisse-moi seul.

MÉPHISTOPHÉLÈS (parcourant la chambre)

Toutes les jeunes filles n'ont pas autant d'ordre et de

propreté. (Il sort.)

FAUST (regardant à l'entour)

Sois bienvenu, doux crépuscule, qui éclaires ce sanc-

tuaire. Saisis mon cœur, douce peine d'amour, qui vis
dans ta faiblesse de la rosée de l'espérance ! Comme tout
ici respire le sentiment du silence, de l'ordre, du conten-
tement! Dans cette misère, que de plénitude! Dans ce
cachot, que de félicité ! (Il se jette sur le fauteuil de cuir,

près du lit.) Oh! reçois-moi, toi qui as déjà reçu dans tes

bras ouverts des générations en joie et en douleur! Ah!

que de fois une troupe d'enfants s'est suspendue autour de
ce trône paternel! Peut-être, en souvenir du Christ, ma

bien-aimée, entourée d'une jeune famille, a baisé ici la
main flétrie de son aïeul. Je sens, ô jeune fille ! ton esprit
d'ordre murmurer autour de moi, cet esprit qui règle tes

jours comme une tendre mère, qui t'instruit à étendre pro-

prement le tapis sur la table, et te fait remarquer même les

grains de poussière qui crient sous tes pieds. 0 main si
chère ! si divine ! La cabane devient par toi riche comme le
ciel. Et là... (Il relève un rideau de lit.) Quelles délices
cruelles s'emparent de moi! Je pourrais ici couler des

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heures entières. Nature ! ici, tu faisais rêver doucement cet

ange incarné. Ici reposait cette enfant, dont le sang palpi-
tait d'une vie nouvelle ; et ici, avec un saint et pur frémis-
sement, se formait cette image de Dieu.

Et toi, qui t'y a conduit ? De quels sentiments te trouves-

tu agité? Que veux-tu ici? Pourquoi ton cœur se serre-
t-il?... Malheureux Faust, je ne te reconnais plus !

Est-ce une faveur enchantée qui m'entoure en ces lieux ?

Je me sens avide de plaisir, et je me laisse aller aux songes

de l'amour; serions-nous le jouet de chaque souffle de
l'air?

Si elle rentrait en ce moment !... comme le cœur te bat-

trait de ta faute: comme le grand homme serait petit!

comme il tomberait confondu à ses pieds !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Vite, je la revois revenir.

FAUST

Allons, allons, je n'y reviens plus.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Voici une petite cassette assez lourde que j'ai prise

quelque part, placez-la toujours dans l'armoire, et je vous

jure que l'esprit va lui en tourner. Je vous donne là- une

petite chose, afin de vous en acquérir une autre : il est vrai

qu'un enfant est un enfant, et qu'un jeu est un jeu.

FAUST

Je ne sais si je dois...

MÉPHISTOPHÉLÈS

Pouvez-vous le demander ? Vous pensez peut-être à gar-

der le trésor: en ce cas; je conseille à votre avarice de
m'épargner le temps, qui est si cher, et une peine plus
longue. Je n'espère point de vous voir jamais plus sensé;

j'ai beau, pour cela, me gratter la tête, me frotter les

mains... (Il met la cassette dans l'armoire et en referme la

serrure.) Allons, venez vite! vous voulez amener à vos
vœux et à vos désirs l'aimable jeune fille, et vous voilà

planté comme si vous alliez entrer dans un auditoire, et

86

comme si la physique et la métaphysique étaient là devant

vous en personnes vivantes. Venez donc. (Ils sortent.)

MARGUERITE (avec une lampe)

Que l'air ici est épais et étouffant! (Elle ouvre la fenêtre.)

Il ne fait cependant pas si chaud dehors. Quant à moi, je
suis toute je ne sais comment. — Je souhaiterais que ma

mère ne revînt pas à la maison. Un frisson me court par
tout le corps... Ah! je m'effraye follement. (Elle se met à

chanter en se déshabillant.)

Autrefois un roi de Thulé

Qui jusqu 'au tombeau fut fidèle,

Reçut, à la mort de sa belle,

Une coupe d'or ciselé.

Comme elle ne le quittait guère,

Dans les festins les plus joyeux,

Toujours une larme légère

A sa vue humectait ses yeux.

Ce prince, à la fin de sa vie,

Lègue tout, ses villes, son or,
Excepté la coupe chérie,

Qu'à la main il conserve encor.

Il fait à sa table royale

Asseoir ses barons et ses pairs,
Au milieu de l'antique salle
D'un château que baignaient les mers.

Alors, le vieux buveur s'avance
Auprès d'un vieux balcon doré;
Il boit lentement, et puis lance
Dans les flots le vase sacré.

Le vase tourne, l'eau bouillonne,
Les flots repassent par-dessus ;
Le vieillard pâlit et frissonne...
Désormais il ne boira plus.

Elle ouvre l'armoire pour serrer ses habits, et voit l'écrin.

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Comment cette belle cassette est-elle venue ici dedans ?

j'avais pourtant sûrement fermé l'armoire. Cela m'étonne :

que peut-il s'y trouver ? Peut-être quelqu'un l'a-t-il appor-
tée comme un gage, sur lequel ma mère aura prêté. Une
petite clef y pend à un ruban. Je puis donc l'ouvrir sans

indiscrétion. Qu'est cela? Dieu du ciel! je n'ai de mes

jours rien vu de semblable. Une parure !... dont une grande

dame pourrait se faire honneur aux jours de fête ! Comme
cette chaîne m'irait bien! à qui peut appartenir tant de
richesse? (Elle s'en pare, et va devant le miroir.) Si seule-
ment ces boucles d'oreilles étaient à moi ! cela vous donne
un tout autre air. Jeunes filles, à quoi sert la beauté ? C'est
bel et bon; mais on laisse tout cela: si l'on vous loue, c'est
presque par pitié. Tout se presse après l'or; de l'or tout

dépend. Ah ! pauvres que nous sommes !

UNE PROMENADE

FAUST (dans ses pensées et se promenant)

MÉPHISTOPHÉLÈS (s'approchant)

Partout amour dédaigné! par les éléments de l'enfer!...

je voudrais savoir quelque chose de plus odieux, que je

puisse maudire.

FAUST

Qu'as-tu qui t'intrigue si fort? je n'ai vu de ma vie une

figure pareille.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je me donnerais volontiers au diable, si je ne l'étais moi-

même.

FAUST

Quelque chose s'est-il dérangé dans ta tête? ou cela

t'amuse-t-il de tempêter comme un enragé ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Songez donc qu'un prêtre a raflé la parure offerte à

88

Marguerite. — Sa mère prend la chose pour la voir, et cela
commence à lui causer un dégoût secret ! La dame a l'odo-
rat fin, elle renifle sans cesse dans les livres de prières, et
flaire chaque meuble l'un après l'autre, pour voir s'il est
saint ou profane; ayant, à la vue des bijoux, clairement

jugé que ce n'était pas là une grande bénédiction : « Mon

enfant, s'écria-t-elle, bien injustement acquis asservit l'âme
et brûle le sang: consacrons-le tout à la mère de Dieu,
et elle nous réjouira par la manne du ciel ! » La petite
Marguerite fit une moue assez gauche: cheval donné,

pensa-t-elle, est toujours bon: et vraiment celui qui a si

adroitement apporté ceci ne peut être un impie. La mère
fit venir un prêtre : celui-ci eut à peine entendu un mot de
cette bagatelle, que son attention se porta là tout entière,
et il lui dit: «Que cela est bien pensé! celui qui se sur-
monte ne peut que gagner. L'Eglise a un bon estomac, elle
a dévoré des pays entiers sans jamais cependant avoir

d'indigestion. L'Eglise seule, mes chères dames, peut digé-
rer un bien mal acquis. »

FAUST

C'est son usage le plus commun; juifs et rois le peuvent

aussi.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il saisit là-dessus colliers, chaînes et boucles, comme si

ce ne fût qu'une bagatelle, ne remercia ni plus ni moins
que pour un panier de noix, leur promit les dons du ciel...
et elles furent très édifiées.

FAUST

Et Marguerite ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Elle est assise, inquiète, ne sait ce qu'elle veut, ni ce

qu'elle doit ; pense à l'écrin jour et nuit, mais plus encore
à celui qui l'a apporté.

FAUST

Le chagrin de ma bien-aimée me fait souffrir : va vite me

chercher un autre écrin: le premier n'avait pas déjà tant
de valeur.

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Oh ! oui, pour monsieur tout est enfantillage !

FAUST

Fais et établis cela d'après mon idée: attache-toi à la

voisine, sois un diable et non un enfant, et apporte-moi un

nouveau présent.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Oui, gracieux maître, de tout mon cœur.

MÉPHISTOPHÉLÈS (seul)

Un pareil fou, amoureux, serait capable de vous tirer en

l'air le soleil, la lune et les étoiles, comme un feu d'artifice,
pour le divertissement de sa belle. (Il sort.)

LA MAISON DE LA VOISINE

MARTHE (seule)

Que Dieu pardonne à mon cher mari, il n'a rien fait

de bon pour moi; il s'en est allé au loin par le monde,
et m'a laissée seule sur le fumier. Je ne l'ai cependant
guère tourmenté, et je n'ai fait, Dieu le sait, que l'aimer

de tout mon cœur. (Ellepleure.) Peut-être est-il déjà mort!

— Ô douleur! — Si j'avais seulement son extrait mor-

tuaire !

MARGUERITE (entre)

Madame Marthe !

MARTHE

Que veux-tu, petite Marguerite ?

MARGUERITE

Mes genoux sont prêts à se dérober sous moi: j'ai

retrouvé dans mon armoire un nouveau coffre, du même
bois, et contenant des choses bien plus riches sous tous les
rapports que le premier.

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MARTHE

Il ne faut pas le dire à ta mère : elle irait encore le por-

ter à son confesseur.

MARGUERITE

Mais voyez donc, admirez donc !

MARTHE (la parant)

Heureuse créature !

MARGUERITE

Pauvre comme je suis, je n'oserais pas me montrer ainsi

dans les rues, ni à l'église.

MARTHE

Viens souvent me trouver, et tu essaieras ici en secret

ces parures, tu pourras te promener une heure devant le
miroir: nous y trouverons toujours du plaisir; et s'il vient
ensuite une occasion, une fête, on fera voir aux gens tout
cela l'un après l'autre. D'abord une petite chaîne, ensuite

une perle à l'oreille. Ta mère ne se doutera de rien, et on
lui fera quelque histoire.

MARGUERITE

Qui a donc pu apporter ici ces deux petites cassettes?

Cela n'est pas naturel. (On frappe.)

MARTHE (regardant par le rideau)

C'est un monsieur étranger. — Entrez !

MÉPHISTOPHÉLÈS (entre)

Je suis bien hardi d'entrer si brusquement, et j'en deman-

de pardon à ces dames. (Il s'incline devant Marguerite.) Je
désirerais parler à madame Marthe Swerdlein.

MARTHE

C'est moi; que me veut monsieur?

MÉPHISTOPHÉLÈS (bas)

Je vous connais maintenant ; c'est assez pour moi ; vous

91

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avez là une visite d'importance : pardonnez-moi la liberté
que j'ai prise, je reviendrai cette après-midi.

MARTHE (gaiement)

Vois, mon enfant, ce que c'est que le monde, monsieur

te prend pour une demoiselle.

MARGUERITE

Je ne suis qu'une pauvre fille : ah ! Dieu ! monsieur est

bien bon, la parure et les bijoux ne sont point à moi.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Ah ! ce n'est pas seulement la parure ; vous avez un air,

un regard si fin... je me réjouis de pouvoir rester.

MARTHE

Qu'annonce-t-il donc? Je désirerais bien...

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je voudrais apporter une nouvelle plus gaie, mais

j'espère que vous ne m'en ferez pas porter la peine; votre

mari est mort, et vous fait saluer.

MARTHE

Il est mort! le pauvre cœur! Ô ciel ! mon mari est mort!

Ah ! je m'évanouis !

MARGUERITE

Ah ! chère dame, ne vous désespérez pas.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Ecoutez-en la tragique aventure.

MARTHE

Oui, racontez-moi la fin de sa carrière.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il gît à Padoue, enterré près de saint Antoine, en terre

sainte, pour y reposer éternellement.

92

MARTHE

Vous n'avez donc rien à m'en apporter ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Si fait, une prière grave et nécessaire ; c'est de faire dire

pour lui trois cents messes: du reste, mes poches sont
vides.

MARTHE

Quoi! pas une médaille? pas un bijou? Ce que tout

ouvrier misérable garde précieusement au fond de son
sac, et réserve comme un souvenir, dût-il mourir de faim,
dût-il mendier ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Madame, cela m'est on ne peut plus pénible ; mais il n'a

vraiment pas gaspillé son argent ; aussi il s'est bien repenti

de ses fautes, oui, et a déploré bien plus encore son infor-
tune.

MARGUERITE

Ah! faut-il que les hommes soient si malheureux!

Certes, je veux lui faire dire quelques requiem.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Vous seriez digne d'entrer vite dans le mariage, vous

êtes une aimable enfant.

MARGUERITE

Oh non ! cela ne me convient pas encore !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Sinon un mari, un galant en attendant ; ce serait le plus

grand bienfait du ciel que d'avoir dans ses bras un objet si
aimable.

MARGUERITE

Ce n'est point l'usage du pays.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Usage ou non, cela se fait de même.

93

background image

MARTHE

Poursuivez donc votre récit.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je m'assis près de son lit de mort : c'était un peu mieux

que du fumier, de la paille à demi pourrie ; mais il mourut
comme un chrétien, et trouva qu'il en avait encore par-
dessus son mérite. « Comme je dois, s'écria-t-il, me détes-
ter cordialement d'avoir pu délaisser ainsi mon état, ma

femme ! Ah ! ce souvenir me tue. Pourra-t-elle jamais me
pardonner en cette vie ?...»

MARTHE (pleurant)

L'excellent mari ! je lui ai depuis longtemps pardonné !

MÉPHISTOPHÉLÈS

« Mais, Dieu le sait, elle en fut plus coupable que moi ! »

MARTHE

Il ment en cela ! Quoi ! mentir au bord de la tombe !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il en contait sûrement à son agonie, si je puis m'y

connaître. «Je n'avais, dit-il, pas le temps de bâiller; il fal-
lait lui faire d'abord des enfants, et ensuite lui gagner du
pain... Quand je dis du pain, c'est dans le sens le plus

exact, et je n'en pouvais manger ma part en paix. »

MARTHE

A-t-il donc oublié tant de foi, tant d'amour?... toute ma

peine le jour et la nuit?...

MÉPHISTOPHÉLÈS

Non pas, il y a sincèrement pensé. Et il a dit : « Quand je

partis de Malte, je priai avec ardeur pour ma femme et
mes enfants ; aussi le ciel me fut-il propice, car notre vais-

seau prit un bâtiment de transport turc, qui portait un tré-
sor du grand sultan ; il devint la récompense de notre cou-
rage, et j'en reçus, comme de juste, ma part bien mesurée. »

MARTHE

Eh comment? où donc? Il l'a peut-être enterrée.

94

MÉPHISTOPHÉLÈS

Qui sait où maintenant les quatre vents l'ont emportée ?

Une jolie demoiselle s'attacha à lui, lorsqu'en étranger il
se promenait autour de Naples ; elle se conduisit envers lui
avec beaucoup d'amour et de fidélité, tant qu'il s'en res-
sentit jusqu'à sa bienheureuse fin.

MARTHE

Le vaurien ! le voleur à ses enfants ! Faut-il que ni misère

ni besoin n'aient pu empêcher une vie aussi scandaleuse !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Oui, voyez! il en est mort aussi. Si j'étais à présent à

votre place, je pleurerais sur lui pendant l'année d'usage,
et cependant je rendrais visite à quelque nouveau trésor.

MARTHE

Ah Dieu! comme était mon premier, je n'en trouverais

pas facilement un autre dans le monde. A peine pourrait-il

exister un fou plus charmant. Il aimait seulement un peu

trop les voyages, les femmes étrangères, le vin étranger, et

tous ces maudits jeux de dés.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Bien, bien, cela pouvait encore se supporter, si par

hasard, de son côté, il vous en passait autant; je vous
assure que, moyennant cette clause, je ferais volontiers
avec vous l'échange de l'anneau.

MARTHE

Oh ! monsieur aime à badiner.

MÉPHISTOPHÉLÈS (à part)

Sortons vite, elle prendrait bien au mot le diable lui-

même. (A Marguerite.) Comment va le cœur ?

MARGUERITE

Que veut dire par là monsieur ?

MÉPHISTOPHÉLÈS (à part)

La bonne, l'innocente enfant! (Haut.) Bonjour, mes-

dames.

95

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MARGUERITE

Bonjour.

MARTHE

Oh ! dites-moi donc vite : je voudrais bien avoir un indice

certain sur le lieu où mon trésor est mort et enterré. Je fus
toujours amie de l'ordre, et je voudrais voir sa mort dans
les affiches.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Oui, bonne dame, la vérité se connaît dans tous pays par

deux témoignages de bouche; j'ai encore un fin compa-
gnon que je veux faire paraître pour vous devant le juge. Je
vais l'amener ici.

MARTHE

Oh ! oui, veuillez le faire.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Et que la jeune fille soit aussi là. — C'est un brave gar-

çon; il a beaucoup voyagé et témoigne pour les demoi-
selles toute l'honnêteté possible.

MARGUERITE

Je vais être honteuse devant ce monsieur.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Devant aucun roi de la terre.

MARTHE

Là, derrière la maison, dans mon jardin, nous atten-

drons tantôt ces messieurs.

96

UNE RUE

FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS

FAUST

Qu'est-ce qu'il y a? cela s'avance-t-il? cela finira-t-il

bientôt ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Ah! très bien! je vous trouve tout animé. Dans peu de

temps, Marguerite est à vous. Ce soir, vous la verrez chez
Marthe, sa voisine : c'est une femme qu'on croirait choisie
exprès pour le rôle d'entremetteuse et de bohémienne.

FAUST

Fort bien.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Cependant on exigera quelque chose de nous.

FAUST

Un service en mérite un autre.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il faut que nous donnions un témoignage valable, à

savoir que les membres de son mari reposent juridique-
ment à Padoue, en terre sainte.

FAUST

C'est prudent! il nous faudra donc maintenant faire le

voyage !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Sancta simplicitas! Ce n'est pas cela qu'il faut faire:

témoignez sans en savoir davantage.

FAUST

S'il n'y a rien de mieux, le plan manque.

97

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Ô saint homme !... le serez-vous encore longtemps ? Est-

ce la première fois de votre vie que vous auriez porté faux
témoignage ? N'avez-vous pas de Dieu, du monde, et de ce
qui s'y passe, des hommes et de ce qui règle leur tête et
leur cœur, donné des définitions avec grande assurance,
effrontément et d'un cœur ferme? et, si vous voulez bien
descendre en vous-même, vous devrez bien avouer que
vous en saviez autant que sur la mort de M. Swerdlein.

FAUST

Tu es et tu resteras un menteur et un sophiste.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Oui, si l'on n'en savait pas un peu plus. Car demain

n'irez-vous pas, en tout bien tout honneur, séduire cette
pauvre Marguerite et lui jurer l'amour le plus sincère ?

FAUST

Et du fond de mon cœur.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Très bien ! Ensuite ce seront des serments d'amour et de

fidélité éternelle, d'un penchant unique et tout-puissant.
Tout cela partira-t-il aussi du cœur ?

FAUST

Laissons cela, oui c'est ainsi. Lorsque pour mes senti-

ments, pour mon ardeur, je cherche des noms, et n'en
trouve point, qu'alors je me jette dans le monde de toute
mon âme, que je saisis les plus énergiques expressions, et
que ce feu dont je brûle, je l'appelle sans cesse infini, éter-
nel, est-ce là un mensonge diabolique ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Cependant j'ai raison.

FAUST

Ecoute, et fais bien attention à ceci. — Je te prie d'épar-

gner mes poumons. — Qui veut avoir raison et possède
seulement une langue, l'a certainement. Et viens ; je suis

98

rassasié de bavardage, car si tu as raison, c'est que je pré-
fère me taire.

UN JARDIN

MARGUERITE, au bras de FAUST;

MARTHE, MÉPHISTOPHÉLÈS

(se promenant de long en large)

MARGUERITE

Je sens bien que monsieur me ménage ; il s'abaisse pour

ne pas me faire honte. Les voyageurs ont ainsi la coutume
de prendre tout en bonne part, et de bon cœur; je sais fort

bien qu'un homme aussi expérimenté ne peut s'entretenir
avec mon pauvre langage.

FAUST

Un regard de toi, une seule parole m'en dit plus que

toute la sagesse de ce monde. (Il lui baise la main.)

MARGUERITE

Que faites-vous?... Comment pouvez-vous baiser ma

main? elle est si sale, si rude! Que n'ai-je point à faire
chez nous? Ma mère est si ménagère... (Ils passent.)

MARTHE

Et vous, monsieur, vous voyagez donc toujours ainsi ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Ah ! l'état et le devoir nous y forcent ! Avec quel chagrin

on quitte certains lieux! Et on n'oserait pourtant pas

prendre sur soi d'y rester.

MARTHE

Dans la force de l'âge, cela fait du bien, de courir çà et

là librement par le monde. Cependant la mauvaise saison
vient ensuite, et se traîner seul au tombeau en célibataire,
c'est ce que personne n'a fait encore avec succès.

99

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Je vois avec effroi venir cela de loin.

MARTHE

C'est pourquoi, digne monsieur, il faut vous consulter à

temps. (Ils passent.)

MARGUERITE

Oui, tout cela sort bientôt des yeux et de l'esprit : la poli-

tesse vous est facile, mais vous avez beaucoup d'amis plus

spirituels que moi.

FAUST

Ô ma chère! ce que l'on décore tant du nom d'esprit

n'est souvent plutôt que sottise et vanité.

Comment ?

MARGUERITE

FAUST

Ah ! faut-il que la simplicité, que l'innocence, ne sachent

jamais se connaître elles-mêmes et apprécier leur sainte

dignité! Que l'humilité, l'obscurité, les dons les plus pré-
cieux de la bienfaisante nature...

MARGUERITE

Pensez un seul moment à moi, et j'aurai ensuite assez le

temps de penser à vous.

FAUST

Vous êtes donc toujours seule ?

MARGUERITE

Oui, notre ménage est très petit, et cependant il faut

qu'on y veille. Nous n'avons point de servante, il faut faire

à manger, balayer, tricoter et coudre, courir, soir et
matin; ma mère est si exacte dans les plus petites cho-
ses!... Non qu'elle soit contrainte à se gêner beaucoup,
nous pourrions nous remuer encore comme bien d'autres.

Mon père nous a laissé un joli avoir, une petite maison et

100

un jardin à l'entrée de la ville. Cependant, je mène en ce
moment des jours assez paisibles; mon frère est soldat,
ma petite sœur est morte : cette enfant me donnait bien
du mal; cependant j'en prenais volontiers la peine; elle
m'était si chère !

FAUST

Un ange, si elle te ressemblait.

MARGUERITE

Je l'élevais, et elle m'aimait sincèrement. Elle naquit

après la mort de mon père, nous pensâmes alors perdre
ma mère, tant elle était languissante ! Elle fut longtemps à
se remettre, et seulement peu à peu, de sorte qu'elle ne put
songer à nourrir elle-même la petite créature, et que je fus
seule à l'élever en lui faisant boire du lait et de l'eau ; elle

était comme ma fille. Dans mes bras, sur mon sein, elle
prit bientôt de l'amitié pour moi, se remua et grandit.

FAUST

Tu dus sentir alors un bonheur bien pur !

MARGUERITE

Mais certes aussi bien des heures de trouble. Le berceau

de la petite était la nuit près de mon lit, elle se remuait à

peine que je m'éveillais ; tantôt il fallait la faire boire, tan-
tôt la placer près de moi. Tantôt, quand elle ne se taisait
pas, la mettre au lit, et aller çà et là dans la chambre en la
faisant danser. Et puis, de grand matin, il fallait aller au
lavoir, ensuite aller au marché et revenir au foyer, et tou-

jours ainsi, un jour comme l'autre. Avec une telle exis-

tence, monsieur, on n'est pas toujours réjoui, mais on en
savoure mieux la nourriture et le repos. (Ils passent.)

MARTHE

Les pauvres femmes s'en trouvent mal pourtant; il est

difficile de corriger un célibataire.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Qu'il se présente une femme comme vous, et c'est de

quoi me rendre meilleur que je ne suis.

101

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MARTHE

Parlez vrai, monsieur, n'auriez-vous encore rien trouvé ?

Le cœur ne s'est-il pas attaché quelque part?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Le proverbe dit : Une maison qui est à vous, et une brave

femme, sont précieuses comme l'or et les perles.

MARTHE

Je demande si vous n'avez jamais obtenu des faveurs de

personne?

MÉPHISTOPHÉLÈS

On m'a partout reçu très honnêtement.

MARTHE

Je voulais dire : votre cœur n'a-t-il jamais eu d'engage-

ment sérieux ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Avec les femmes il ne faut jamais s'exposer à badiner.

MARTHE

Ah ! vous ne me comprenez pas.

MÉPHISTOPHÉLÈS

J'en suis vraiment fâché; pourtant je comprends que...

vous avez bien des bontés. (Ils passent.)

FAUST

Tu me reconnus donc, mon petit ange, dès que j'arrivai

dans le jardin?

MARGUERITE

Ne vous en êtes-vous pas aperçu ? Je baissai soudain les

yeux.

FAUST

Et tu me pardonnes la liberté que je pris ? ce que j'eus la

témérité d'entreprendre lorsque tu sortis tantôt de
l'église?

102

MARGUERITE

Je fus consternée, jamais cela ne m'était arrivé, per-

sonne n'a pu jamais dire du mal de moi. Ah ! pensais-je,
aurait-il trouvé dans ma marche quelque chose de hardi,
d'inconvenant? Il a paru s'attaquer à moi comme s'il eût
eu affaire à une fille de mauvaises mœurs. Je l'avouerai

pourtant : je ne sais quoi commençait déjà à m'émouvoir à
votre avantage ; mais certainement je me voulus bien du
mal de n'avoir pu vous traiter plus défavorablement
encore.

Chère amie !

FAUST

MARGUERITE

Laissez-moi... (Elle cueille une marguerite et en arrache

les pétales les uns après les autres.)

FAUST

Qu'en veux-tu faire ? un bouquet ?

MARGUERITE

Non, ce n'est qu'un jeu.

FAUST

Comment ?

MARGUERITE

Allons, vous vous moquerez de moi. (Elle effeuille et

murmure tout bas.)

FAUST

Que murmures-tu ?

MARGUERITE (à demi-voix)

Il m'aime. — Il ne m'aime pas.

FAUST

Douce figure du ciel !

103

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MARGUERITE (continue)

Il m'aime. — Non. — Il m'aime — Non... (Arrachant le

dernier pétale, avec une joie douce.) Il m'aime!

FAUST

Oui, mon enfant; que la prédiction de cette fleur soit

pour toi l'oracle des dieux ! Il t'aime ! comprends-tu ce que

cela signifie ? Il t'aime ! (Il prend ses deux mains.)

Je frissonne !

MARGUERITE

FAUST

Oh ! ne frémis pas ! que ce regard, que ce serrement de

main te disent ce qui ne peut s'exprimer: s'abandonner
l'un à l'autre, pour goûter un ravissement qui peut être

éternel ! Eternel !... sa fin serait le désespoir !... Non ! point
de fin ! point de fin ! (Marguerite lui serre la main, se dégage
et s'enfuit. Il demeure un instant dans ses pensées, puis la
suit.)

MARTHE (approchant)

La nuit vient.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Oui, et il nous faut partir.

MARTHE

Je vous prierais bien de rester plus longtemps ; mais on

est si méchant dans notre endroit! C'est comme si per-
sonne n'avait rien à faire que de surveiller les allées et
venues de ses voisins ; et, de telle sorte qu'on se conduise,

on devient l'objet de tous les bavardages. Et notre jeune
couple ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

S'est envolé là par l'allée. Inconstants papillons!

MARTHE

Il paraît l'affectionner.

104

MÉPHISTOPHÉLÈS

Et elle aussi. C'est comme va le monde.

UNE PETITE CABANE DU JARDIN

(Marguerite y saute, se blottit derrière la porte, tient le bout de ses doigts

sur ses lèvres et regarde par la fente)

MARGUERITE

Il vient !

FAUST (entre)

Ah! friponne, tu veux m'agacer! je te tiens! (Il

l'embrasse.)

MARGUERITE (le saisissant, et lui rendant le baiser)

Ô le meilleur des hommes ! je t'aime de tout mon cœur !

(Méphistophélès frappe.)

Qui est là ?

Un ami.

Une bête !

FAUST (frappant du pied)

MÉPHISTOPHÉLÈS

FAUST

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il est bien temps de se quitter.

MARTHE (entre)

Oui, il est tard, monsieur.

FAUST

Oserai-je vous reconduire ?

MARGUERITE

Ma mère pourrait... Adieu!

105

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FAUST

Faut-il donc que je parte ? Adieu !

MARTHE

Bonsoir.

MARGUERITE

Au prochain revoir ! (Faust et Méphistophélès sortent.)

MARGUERITE

Mon bon Dieu ! un homme comme celui-ci pense tout et

sait tout. J'ai honte devant lui, et je dis oui à toutes ses
paroles. Je ne suis qu'une pauvre enfant ignorante, et je ne

comprends pas ce qu'il peut trouver en moi. (Elle sort.)

FORÊTS ET CAVERNES

FAUST (seul)

Sublime Esprit, tu m'as donné, tu m'as donné tout, dès

que je t'en ai supplié. Tu n'as pas en vain tourné vers moi
ton visage de feu. Tu m'as livré pour royaume la majes-
tueuse nature, et la force de la sentir, d'en jouir : non, tu ne

m'as pas permis de n'avoir qu'une admiration froide et

interdite, en m'accordant de regarder dans son sein pro-
fond, comme dans le sein d'un ami. Tu as amené devant

moi la longue chaîne des vivants, et tu m'as instruit à
reconnaître mes frères dans le buisson tranquille, dans

l'air et dans les eaux. Et quand, dans la forêt, la tempête

mugit et crie, en précipitant à terre les pins gigantesques

dont les tiges voisines se froissent avec bruit, et dont la
chute résonne comme un tonnerre de montagne en mon-
tagne ; tu me conduis alors dans l'asile des cavernes, tu me

révèles à moi-même, et je vois se découvrir les merveilles

secrètes cachées dans mon propre sein. Puis à mes yeux la
lune pure s'élève doucement vers le ciel, et le long des

rochers je vois errer, sur les buissons humides, les ombres

argentées du temps passé, qui viennent adoucir l'austère

volupté de la méditation.

Oh ! l'homme ne possédera jamais rien de parfait, je le

106

sens maintenant: tu m'as donné avec ces délices, qui me
rapprochent de plus en plus des dieux, un compagnon
dont je ne puis déjà plus me priver désormais, tandis que,

froid et fier, il me rabaisse à mes propres yeux, et, d'une
seule parole, replonge dans le néant tous les présents que
tu m'as faits ; il a créé dans mon sein un feu sauvage qui
m'attire vers toutes les images de la beauté. Ainsi, je passe
avec transport du désir à la jouissance, et, dans la jouis-
sance, je regrette le désir.

MÉPHISTOPHÉLÈS (entre)

MÉPHISTOPHÉLÈS

Aurez-vous bientôt assez mené une telle vie ? Comment

pouvez-vous vous complaire dans cette langueur? Il est
fort bon d'essayer une fois, mais pour passer vite à du
neuf.

FAUST

Je voudrais que tu eusses à faire quelque chose de mieux

que de me troubler dans mes bons jours.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Bon! bon! je vous laisserais volontiers en repos; mais

vous ne pouvez me dire cela sérieusement. Pour un com-
pagnon si déplaisant, si rude et si fou, il y a vraiment peu
à perdre. Tout le jour on a les mains pleines, et sur ce qui
plaît à monsieur, et sur ce qu'il y a à faire pour lui, on ne

peut vraiment lui rien tirer du nez.

FAUST

Voilà tout juste le ton ordinaire, il veut encore un remer-

ciement de ce qu'il m'ennuie.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Comment donc aurais-tu, pauvre fils de la terre, passé ta

vie sans moi? Je t'ai cependant guéri pour longtemps des
écarts de l'imagination; et sans moi, tu serais déjà bien
loin de ce monde. Qu'as-tu là à te nicher comme un hibou
dans les cavernes et les fentes des rochers ? Quelle nourri-
ture humes-tu dans la mousse pourrie et les pierres

107

background image

mouillées! Plaisir de crapaud! passe-temps aussi beau

qu'agréable ! Le docteur te tient toujours au corps.

FAUST

Comprends-tu de quelle nouvelle force cette course dans

le désert peut ranimer ma vie ? Oui, si tu pouvais le sentir,
tu serais assez diable pour ne pas m'accorder un tel bon-

heur.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Un plaisir surnaturel! S'étendre la nuit sur les mon-

tagnes humides de rosée, embrasser avec extase la terre et

le ciel, s'enfler d'une sorte de divinité, pénétrer avec trans-
port par la pensée jusqu'à la moelle de la terre, repasser

en son sein tous les six jours de la création, bientôt
s'épandre avec délices dans le grand tout, dépouiller entiè-

rement tout ce qu'on a d'humain, et finir cette haute

contemplation... (avec un geste). Je n'ose dire comment...

FAUST

Fi de toi !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Cela ne peut vous plaire, vous avez raison de dire l'hon-

nête fî. On n'ose nommer devant de chastes oreilles ce

dont les cœurs chastes ne peuvent se passer; et bref, je
vous souhaite bien du plaisir à vous mentir à vous-même

de temps à autre. Il ne faut cependant pas que cela dure
trop longtemps, tu serais bientôt entraîné encore, et, si

cela persistait, replongé dans la folie, l'angoisse et le cha-

grin. Mais c'est assez ! ta bien-aimée est là-bas, et pour elle
tout est plein de peine et de trouble ; tu ne lui sors pas de
l'esprit, et sa passion dépasse déjà sa force. Naguère ta

rage d'amour se débordait comme un ruisseau qui s'enfle
de neiges fondues; tu la lui as versée dans le cœur, et

maintenant ton ruisseau est à sec. Il me semble qu'au lieu
de régner dans les forêts, il serait bon que le grand homme
récompensât la pauvre jeune fille trompée de son amour.

Le temps lui paraît d'une malheureuse longueur; elle se
tient toujours à la fenêtre, et regarde les nuages passer sur

la vieille muraille de la ville. Si j'étais petit oiseau ! voilà ce

qu'elle chante tout le jour et la moitié de la nuit. Une fois,

108

elle est gaie, plus souvent triste ; une autre fois, elle pleure

beaucoup, puis semble devenir plus tranquille, et toujours

aime.

FAUST

Serpent! serpent!

MÉPHISTOPHÉLÈS (à part)

N'est-ce pas?... Que je t'enlace!

FAUST

Infâme! lève-toi de là, et ne nomme plus cette char-

mante femme ! N'offre plus le désir de sa douce possession
à mon esprit à demi vaincu.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Qu'importe ! elle te croit envolé, et tu l'es déjà à moitié.

FAUST

Je suis près d'elle; mais, en fussé-je bien loin encore,

jamais je ne l'oublierais, jamais je ne la perdrais; oui,
j'envie le corps du Seigneur, pendant que ses lèvres le tou-

chent.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Fort bien, mon ami; je vous ai souvent envié, moi, ces

deux jumeaux qui paissent entre des roses.

FAUST

Fuis, entremetteur!

MÉPHISTOPHÉLÈS

Bon! vous m'invectivez, et j'en dois rire. Le Dieu qui

créa le garçon et la fille reconnut de suite cette profession
comme la plus noble, et en fit lui-même l'office. Allons!

beau sujet de chagrin ! vous allez dans la chambre de votre
bien-aimée, et non pas à la mort, peut-être !

FAUST

Qu'est-ce que les joies du ciel entre ses bras ? Qu'elle me

laisse me réchauffer contre son sein!... En sentirai-je

109

background image

moins sa misère? Ne suis-je pas le fugitif... l'exilé? le
monstre sans but et sans repos... qui, comme un torrent
mugissant de rochers en rochers, aspire avec fureur à
l'abîme?... Mais elle, innocente, simple, une petite cabane,
un petit champ des Alpes ; et elle aurait passé toute sa vie

dans ce monde borné, au milieu d'occupations domes-
tiques. Tandis que, moi, haï de Dieu, je n'ai point fait assez
de saisir ses appuis pour les mettre en ruines, il faut que

j'anéantisse toute la paix de son âme! Enfer! il te fallait

cette victime! Hâte-toi, démon, abrège-moi le temps de
l'angoisse! que ce qui doit arriver arrive à l'instant! Fais
écrouler sur moi sa destinée, et qu'elle tombe avec moi
dans l'abîme.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Comme cela bouillonne ! comme cela brûle !... Viens et

console-la, pauvre fou! Où une faible tête ne voit pas
d'issue, elle se figure voir la fin. Vive celui qui garde tou-

jours son courage! Tu es déjà assez raisonnablement

endiablé ! et je ne trouve rien de plus ridicule au monde
qu'un diable qui se désespère.

CHAMBRE DE MARGUERITE

MARGUERITE (seule à son rouet)

Le repos m'a fuie!... hélas! la paix de mon cœur malade,

je ne la trouve plus, et plus jamais !

Partout où je ne le vois pas, c'est la tombe! Le monde

entier se voile de deuil!

Ma pauvre tête se brise, mon pauvre esprit s'anéantit!

Le repos m'a fuie!... hélas! la paix de mon cœur malade,

je ne la trouve plus, et plus jamais !

Je suis tout le jour à la fenêtre, ou devant la maison, pour

l'apercevoir de plus loin, ou pour voler à sa rencontre!

Sa démarche fière, son port majestueux, le sourire de sa

bouche, le pouvoir de ses yeux,

Et le charme de sa parole, et le serrement de sa main ! et

puis, ah! son baiser!

110

Le repos m'a fuie!... hélas! la paix de mon cœur malade,

je ne la trouve plus, et plus jamais !

Mon cœur se serre à son approche ! ah ! que ne puis-je le

saisir et le retenir pour toujours !

Et l'embrasser à mon envie! et finir mes jours sous ses

baisers !

JARDIN DE MARTHE

MARGUERITE, FAUST

MARGUERITE

Promets-moi, Henri!...

FAUST

Tout ce que je puis.

MARGUERITE

Dis-moi donc, quelle religion as-tu? Tu es un homme

d'un cœur excellent, mais je crois que tu n'as guère de

piété.

FAUST

Laissons cela, mon enfant ; tu sais si je t'aime ; pour mon

amour, je vendrais mon corps et mon sang; mais je ne
veux enlever personne à sa foi et à son église.

MARGUERITE

Ce n'est pas assez ; il faut encore y croire.

FAUST

Le faut-il ?

MARGUERITE

Oh! si je pouvais quelque chose sur toi!... Tu n'honores

pas non plus les saints sacrements.

FAUST

Je les honore.

111

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MARGUERITE

Sans les désirer cependant. Il y a longtemps que tu n'es

allé à la messe, à confesse ; crois-tu en Dieu ?

FAUST

Ma bien-aimée, qui oserait dire: Je crois en Dieu?

Demande-le aux prêtres ou aux sages, et leur réponse sem-

blera être une raillerie de la demande.

MARGUERITE

Tu n'y crois donc pas ?

FAUST

Sache mieux me comprendre, aimable créature; qui

oserait le nommer et faire cet acte de foi : Je crois en lui ?

Qui oserait sentir et s'exposer à dire : Je ne crois pas en
lui
? Celui qui contient tout, qui soutient tout, ne contient-
il pas, ne soutient-il pas toi, moi et lui-même ? Le ciel ne se

voûte-t-il pas là-haut? La terre ne s'étend-elle pas ici-bas,

et les astres éternels ne s'élèvent-ils pas en nous regardant
amicalement? Mon œil ne voit-il pas tes yeux? Tout n'en-
traîne-t-il pas vers toi et ma tête et mon cœur? Et ce qui
m'y attire, n'est-ce pas un mystère éternel, visible ou invi-
sible?... Si grand qu'il soit, remplis-en ton âme; et si par

ce sentiment tu es heureuse, nomme-le comme tu voudras,

bonheur! cœur! amour! Dieu! — Moi, je n'ai pour cela

aucun nom. Le sentiment est tout, le nom n'est que bruit et
fumée qui nous voile l'éclat des cieux.

MARGUERITE

Tout cela est bel et bon ; ce que dit le prêtre y ressemble

assez, à quelques autres mots près.

FAUST

Tous les cœurs, sous le soleil, le répètent en tous lieux,

chacun en son langage, pourquoi ne le dirais-je pas dans le
mien ?

MARGUERITE

Si on l'entend ainsi, cela peut paraître raisonnable;

mais il reste encore pourtant quelque chose de louche, car
tu n'as pas de foi dans le christianisme.

112

FAUST

Chère enfant!

MARGUERITE

Et puis j'ai horreur depuis longtemps de te voir dans

une compagnie...

FAUST

Comment ?

MARGUERITE

Celui que tu as avec toi... je le hais du plus profond de

mon cœur. Rien dans ma vie ne m'a davantage blessé le
cœur que le visage rebutant de cet homme.

FAUST

Chère petite, ne crains rien.

MARGUERITE

Sa présence me remue le sang. Je suis d'ailleurs bien-

veillante pour tous les hommes; mais de même que j'aime

à te regarder, de même je sens de l'horreur en le voyant; à

tel point que je le tiens pour un coquin... Dieu me par-
donne, si je lui fais injure !

FAUST

Il faut bien qu'il y ait aussi de ces drôles-là.

MARGUERITE

Je ne voudrais pas vivre avec son pareil! Quand il va

pour entrer, il regarde d'un air si railleur, et moitié colère !

On voit qu'il ne prend intérêt à rien; il porte écrit sur le

front qu'il ne peut aimer nulle âme au monde. Il me
semble que je suis si bien à ton bras, si libre, si à l'aise !...
Eh bien ! sa présence me met toute à la gêne.

FAUST

Pressentiments de cet ange !

MARGUERITE .

Cela me domine si fort, que partout où il nous accom-

113

background image

pagne, il me semble aussitôt que je ne t'aime plus. Quand

il est là aussi, jamais je ne puis prier, et cela me ronge le
cœur ; cela doit te faire le même effet, Henri !

FAUST

Tu as donc des antipathies ?

Je dois me retirer.

MARGUERITE

FAUST

Ah! ne pourrai-je jamais reposer une seule heure contré

ton sein... presser mon cœur contre ton cœur, et mêler

mon âme à ton âme ?

MARGUERITE

Si seulement je couchais seule, je laisserais volontiers ce

soir les verrous ouverts ; mais ma mère ne dort point pro-
fondément; et si elle nous surprenait, je tomberais morte à
l'instant.

FAUST

Mon ange, cela n'arrivera point. Voici un petit flacon;

deux gouttes seulement versées dans sa boisson l'endormi-
ront aisément d'un profond sommeil.

MARGUERITE

Que ne fais-je pas pour toi ! Il n'y a rien là qui puisse lui

faire mal ?

FAUST

Sans cela, te le conseillerais-je, ma bien-aimée ?

MARGUERITE

Quand je te vois, mon cher ami, je ne sais quoi m'oblige

à ne te rien refuser; et j'ai déjà tant fait pour toi, qu'il ne
me reste presque plus rien à faire. (Elle sort.)

MÉPHISTOPHÉLÈS (entre)

La brebis est-elle partie ?

114

FAUST

Tu as encore espionné ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

J'ai appris tout en détail. Monsieur le docteur a été là

catéchisé; j'espère que cela vous profitera. Les jeunes
filles sont très intéressées à ce qu'on soit pieux et docile à
la vieille coutume. S'il s'humilie devant elle, pensent-elles,
il nous obéira aussi aisément.

FAUST

Le monstre ne peut sentir combien cette âme fidèle et

aimante, pleine de sa croyance, qui seule la rend heureuse,
se tourmente pieusement de la crainte de voir se perdre

l'homme qu'elle aime !

Une jeune fille te

MÉPHISTOPHÉLÈS

Ô sensible, très sensible galant!

conduit par le nez.

FAUST

Vil composé de boue et de feu.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Et elle comprend en maître les physionomies : elle est en

ma présence elle ne sait comment; mon masque, là,
désigne un esprit caché ; elle sent que je suis à coup sûr un
génie, peut-être le diable lui-même. — Et cette nuit?...

FAUST

Qu'est-ce que cela te fait ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

C'est que j'y ai ma part de joie.

115

background image

AU LAVOIR

MARGUERITE ET LISETTE (portant des cruches)

LISETTE

N'as-tu rien appris sur la petite Barbe ?

MARGUERITE

Pas un mot. Je vais peu dans le monde.

LISETTE

Certainement (Sibylle me l'a dit aujourd'hui), elle s'est

enfin aussi laissé séduire ! Les voilà toutes avec leurs
manières distinguées !

MARGUERITE

Comment ?

LISETTE

C'est une horreur! Quand elle boit et mange, c'est pour

deux!

MARGUERITE

Ah!

LISETTE

Voilà comment cela a fini ; que de temps elle a été pen-

due à ce vaurien! C'était une promenade, une course au

village ou à la danse ; il fallait qu'elle fût la première dans

tout; il l'amadouait sans cesse avec des gâteaux et du vin;

elle s'en faisait accroire sur sa beauté, et avait assez peu
d'honneur pour accepter ses présents sans rougir; d'abord
une caresse, puis un baiser; si bien que sa fleur est loin.

MARGUERITE

La pauvre créature !

116

LISETTE

Plains-la encore ! Quand nous étions seules à filer, et que

le soir nos mères ne nous laissaient pas descendre, elle
s'asseyait agréablement avec son amoureux sur le banc de
la porte, et, dans l'allée sombre, il n'y avait pas pour eux
d'heure assez longue. Elle peut bien maintenant aller
s'humilier à l'église en cilice de pénitente.

MARGUERITE

Il la prend sans doute pour sa femme.

LISETTE

Il serait bien fou; un garçon dispos a bien assez d'air

autre part. Il a pris sa volée...

Ce n'est pas bien.

MARGUERITE

LISETTE

Le rattrapât-elle encore, cela ne ferait rien ! Les garçons

lui arracheront sa couronne, et nous répandrons devant sa

porte de la paille hachée.

MARGUERITE (retournant à la maison)

Comment pouvais-je donc médire si hardiment quand

une pauvre fille avait le malheur de faillir? Comment se
faisait-il que, pour les péchés des autres, ma langue ne

trouvât pas de termes assez forts! Si noir que cela me
parût, je le noircissais encore. Cela ne l'était jamais assez
pour moi, et je faisais le signe de la croix et je le faisais
tout aussi grand que possible; et je suis maintenant le

péché même! Cependant,... tout m'y entraîna; mon Dieu!

il était si bon ! Hélas ! il était si aimable !

117

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LES REMPARTS

(Dans un creux du mur, l'image de la Mater dolorosa;

des pots de fleurs devant.)

MARGUERITE (apporte un pot de fleurs nouvelles)

Abaisse, ô mère de douleurs! un regard de pitié sur ma

peine !

Le glaive dans le cœur, tu contemples avec mille angoisses

la mort cruelle de ton fils !

Tes yeux se tournent vers son père; et tes soupirs lui

demandent de vous secourir tous les deux !

Qui sentira, qui souffrira le mal qui déchire mon sein?

l'inquiétude de mon pauvre cœur, ce qu'il craint, et ce qu'il
espère? toi seule, hélas!peux le savoir!

En quelque endroit que j'aille, c'est une amère, hélas!

bien amère douleur que je traîne avec moi !

Je suis à peine seule, que je pleure, je pleure, je pleure ! et

mon cœur se brise en mon sein !

Ces fleurs sont venues devant ma croisée ! tous les jours je

les arrosais de mes pleurs : ce matin je les ai cueillies pour te
les apporter.

Le premier rayon du soleil dans ma chambre me trouve

sur mon lit assise, livrée à toute ma douleur!

Secours-moi! sauve-moi de la honte et de la mort!

abaisse, ô mère de douleurs! un regard de pitié sur ma

peine !

LA NUIT

Une rue devant la porte de Marguerite.

VALENTIN (soldat, frère de Marguerite)

Lorsque j'étais assis à un de ces repas où chacun aime à

se vanter, et que mes compagnons levaient hautement
devant moi le voile de leurs amours, en arrosant l'éloge de

leurs belles d'un verre plein, et les coudes sur la table...

moi, j'étais assis tranquillement, écoutant toutes leurs fan-
faronnades, mais je frottais ma barbe en souriant, et je

118

prenais en main mon verre plein: «Chacun son goût,

disais-je; mais en est-il une dans le pays qui égale ma
chère petite Marguerite, qui soit digne de servir à boire à
ma sœur?» Tope! tope! cling! clang! résonnaient à
l'entour. Les uns criaient : // a raison, elle est l'ornement de
toute la contrée!
Alors, les vanteurs restaient muets. Et
maintenant!... c'est à s'arracher les cheveux! à se jeter
contre les murs! Le dernier coquin peut m'accabler de
plaisanteries, de nasardes ; il faudra que je sois devant lui
comme un coupable; chaque parole dite au hasard me
fera suer à grosses gouttes! et, dussé-je les hacher tous
ensemble, je ne pourrais point les appeler menteurs.

Qui vient là ? qui se glisse le long de la muraille ? Je ne

me trompe pas, ce sont eux. Si c'est lui, je le punirai
comme il mérite, il ne vivra pas longtemps sous les cieux.

FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS

FAUST

Par la fenêtre de la sacristie, on voit briller de l'intérieur

la clarté de la lampe éternelle ; elle vacille et pâlit, de plus
en plus faible, et les ténèbres la pressent de tous côtés;
c'est ainsi qu'il fait nuit dans mon cœur.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Et moi, je me sens éveillé comme ce petit chat qui se

glisse le long de l'échelle et se frotte légèrement contre la
muraille; il me paraît fort honnête d'ailleurs, mais tant
soit peu enclin au vol et à la luxure. La superbe nuit du
sabbat agit déjà sur tous mes membres ; elle revient pour
nous après-demain, et l'on sait là pourquoi l'on veille.

FAUST

Brillera-t-il bientôt dans le ciel, ce trésor que j'ai vu

briller ici-bas ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Tu peux bientôt acquérir la joie d'enlever la petite cas-

sette, je l'ai lorgnée dernièrement, et il y a dedans de

beaux écus neufs.

119

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FAUST

Eh quoi ! pas un joyau, pas une bague pour parer ma

bien-aimée ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

J'ai bien vu par là quelque chose, comme une sorte de

collier de perles.

FAUST

Fort bien; je serais fâché d'aller vers elle sans présents.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Vous ne perdriez rien, ce me semble, à jouir encore d'un

autre plaisir. Maintenant que le ciel brille tout plein
d'étoiles, vous allez entendre un vrai chef-d'œuvre ; je lui
chante une chanson morale, pour la séduire tout à fait.

// chante en s'accompagnant avec la guitare.

Devant la maison,

De celui qui t'adore,

Petite Lison,

Que fais-tu, dès l'aurore?

Au signal du plaisir,

Dans la chambre du drille

Tu peux bien entrer fille,

Mais non fille en sortir.

Il te tend les bras,

A lui tu cours bien vite ;

Bonne nuit, hélas !

Bonne nuit, ma petite !

Près du moment fatal,

Fais grande résistance,

S'il ne t'offre d'avance

Un anneau conjugal.

VALENTIN (s'avance)

Qui leurres-tu là ? Par le feu ! maudit preneur de rats !...

au diable d'abord l'instrument! et au diable ensuite le
chanteur !

120

MÉPHISTOPHÉLÈS

La guitare est en deux ! elle ne vaut plus rien.

VALENTIN

Maintenant, c'est le coupe-gorge ?

MÉPHISTOPHÉLÈS (à Faust)

Monsieur le docteur, ne faiblissez pas! Alerte! tenez-

vous près de moi, que je vous conduise. Au vent votre
flamberge ! Poussez maintenant, je pare.

Pare donc !

Pourquoi pas ?

Et celle-ci ?

Certainement.

VALENTIN

MÉPHISTOPHÉLÈS

VALENTIN

MÉPHISTOPHÉLÈS

VALENTIN

Je crois que le diable combat en personne ! Qu'est cela ?

déjà ma main se paralyse.

Poussez.

Ô ciel !

MÉPHISTOPHÉLÈS

VALENTIN (tombe)

MÉPHISTOPHÉLÈS

Voilà mon lourdaud apprivoisé. Maintenant, au large ! il

faut nous éclipser lestement, car j'entends déjà qu'on crie
au meurtre! Je m'arrange aisément avec la police; mais
quant à la justice criminelle, je ne suis pas bien dans ses

papiers.

121

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MARTHE (à sa fenêtre)

Au secours ! au secours !

MARGUERITE (à sa fenêtre)

Ici, une lumière !

MARTHE (plus haut)

On se dispute, on appelle, on crie, et l'on se bat.

LE PEUPLE

En voilà déjà un de mort.

MARTHE (entrant)

Les meurtriers se sont-ils donc enfuis ?

MARGUERITE (entrant)

Qui est tombé là ?

Le fils de ta mère.

LE PEUPLE

MARGUERITE

Dieu tout-puissant ! quel malheur !

VALENTIN

Je meurs! c'est bientôt dit, et plus tôt fait encore.

Femmes, pourquoi restez-vous là à hurler et à crier ?
Venez ici, et écoutez-moi! (Tous l'entourent.) Vois-tu, ma
petite Marguerite? tu es bien jeune, mais tu n'as pas
encore l'habitude, et tu conduis mal tes affaires : je te le dis
en confidence ; tu es déjà une catin, sois-le donc convena-
blement.

MARGUERITE

Mon frère ! Dieu ! que me dis-tu là ?

VALENTIN

Ne plaisante pas avec Dieu, notre Seigneur. Ce qui est

fait est fait, et ce qui doit en résulter en résultera. Tu as
commencé par te livrer en cachette à un homme, il va
bientôt en venir d'autres; et quand tu seras à une dou-

122

zaine, tu seras à toute la ville. Lorsque la honte naquit, on
l'apporta secrètement dans ce monde, et l'on emmaillota
sa tête et ses oreilles dans le voile épais de la nuit ; on l'eût

volontiers étouffée, mais elle crût, et se fit grande, et puis
se montra nue au grand jour, sans pourtant en être plus
belle; cependant, plus son visage était affreux, plus elle
cherchait la lumière.

Je vois vraiment déjà le temps où tous les braves gens de

la ville s'écarteront de toi, prostituée, comme d'un cadavre
infect. Le cœur te saignera, s'ils te regardent seulement
entre les deux yeux. Tu ne porteras plus de chaîne d'or, tu

ne paraîtras plus à l'église ni à l'autel ! tu ne te pavaneras

plus à la danse en belle fraise brodée ; c'est dans de sales
infirmeries, parmi les mendiants et les estropiés, que tu
iras t'étendre... Et, quand Dieu te pardonnerait, tu n'en
serais pas moins maudite sur la terre !

MARTHE

Recommandez votre âme à la grâce de Dieu! voulez-

vous entasser sur vous des péchés nouveaux ?

VALENTIN

Si je pouvais tomber seulement sur ta carcasse, abomi-

nable entremetteuse, j'espérerais trouver de quoi racheter

de reste tous mes péchés !

MARGUERITE

Mon frère ! Ô peine d'enfer !

VALENTIN

Je te le dis, laisse là tes larmes ! Quand tu t'es séparée de

l'honneur, tu m'as porté au cœur le coup le plus terrible.
Maintenant le sommeil de la mort va me conduire à Dieu,
comme un soldat et comme un brave. (Il meurt.)

123

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L'EGLISE

Messe, orgue et chant

MARGUERITE, parmi la foule;

LE MAUVAIS ESPRIT, derrière elle.

LE MAUVAIS ESPRIT

Comme tu étais tout autre, Marguerite, lorsque, pleine

d'innocence, tu montais à cet autel, en murmurant des
prières dans ce petit livre usé, le cœur occupé moitié des

jeux de l'enfance, et moitié de l'amour de Dieu! Mar-

guerite, où est ta tête? que de péchés dans ton cœur!
Pries-tu pour l'âme de ta mère, que tu fis descendre au
tombeau par de longs, de bien longs chagrins? A qui

le sang répandu sur le seuil de ta porte? — Et dans
ton sein, ne s'agite-t-il pas, pour ton tourment et pour le

sien, quelque chose dont l'arrivée sera d'un funeste pré-
sage ?

MARGUERITE

Hélas ! hélas ! puissé-je échapper aux pensées qui s'élè-

vent contre moi !

CHŒUR

Dies iroe, dies illa,

Solvet sœclum in favilla

L'orgue joue.

LE MAUVAIS ESPRIT

Le courroux céleste t'accable! la trompette sonne! les

tombeaux tremblent, et ton cœur, ranimé du trépas pour
les flammes éternelles, tressaille encore !

MARGUERITE

Si j'étais loin d'ici! Il me semble que cet orgue

m'étouffe ; ces chants déchirent profondément mon cœur.

124

CHŒUR

Judex ergo cum sedebit,

Quidquid latet apparebit,

Nil inultum remanebit.

MARGUERITE

Dans quelle angoisse je suis ! Ces piliers me pressent,

cette voûte m'écrase. — De l'air!

LE MAUVAIS ESPRIT

Cache-toi! Le crime et la honte ne peuvent se cacher!

De l'air!... de la lumière!... Malheur à toi!

CHŒUR

Quid sum miser tunc dicturus,
Quem patronum rogaturus ?
Cum vix justus sit securus

LE MAUVAIS ESPRIT

Les élus détournent leur visage de toi : les justes crain-

draient de te tendre la main. Malheur !

CHŒUR

Quid sum miser tunc dicturus ?

MARGUERITE

Voisine, votre flacon ! (Elle tombe en défaillance.)

NUIT DE SABBAT

Montagne de Harz.

(Vallée de Schirk, et désert)

MÉPHISTOPHÉLÈS

N'aurais-tu pas besoin d'un manche à balai? Quant à

moi, je voudrais bien avoir le bouc le plus solide... dans ce
chemin, nous sommes encore loin du but.

125

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FAUST

Tant que je me sentirai ferme sur mes jambes, ce bâton

noueux me suffira. A quoi servirait-il de raccourcir le che-
min? car se glisser dans le labyrinthe des vallées, ensuite

gravir ce rocher du haut duquel une source se précipite en

bouillonnant, c'est le seul plaisir qui puisse assaisonner

une pareille route. Le printemps agit déjà sur les bouleaux,

et les pins mêmes commencent à sentir son influence : ne
doit-il pas agir aussi sur nos membres ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je n'en sens vraiment rien, j'ai l'hiver dans le corps; je

désirerais sur mon chemin de la neige et de la gelée.

Comme le disque épais de la lune rouge élève tristement
son éclat tardif! Il éclaire si mal, qu'on donne à chaque
pas contre un arbre ou contre un rocher. Permets que

j'appelle un feu follet: j'en vois un là-bas qui brûle assez

drôlement. Holà! l'ami? oserais-je t'appeler vers nous?
Pourquoi flamber ainsi inutilement? Aie donc la complai-

sance de nous éclairer jusque là-haut.

LE FOLLET

J'espère pouvoir, par honnêteté, parvenir à contraindre

mon naturel léger, car notre course va habituellement en

zigzag.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Hé! hé! il veut, je pense, singer les hommes. Qu'il

marche donc droit au nom du diable, ou bien je souffle son
étincelle de vie.

LE FOLLET

Je m'aperçois bien que vous êtes le maître d'ici, et je

m'accommoderai à vous volontiers. Mais songez donc ! la
montagne est bien enchantée aujourd'hui, et si un feu fol-
let doit vous montrer le chemin, vous ne pourrez le suivre
bien exactement.

FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS, LE FOLLET

CHŒUR ALTERNATIF

Sur le pays des chimères
Notre vol s'est arrêté :

126

Conduis-nous en sûreté

Pour traverser ces bruyères,

Ces rocs, ce champ dévasté.

Vois ces arbres qui se pressent

Se froisser rapidement;

Vois ces rochers qui s'abaissent
Trembler dans leur fondement.

Partout le vent souffle et crie !

Dans ces rocs, avec furie,
Se mêlent fleuve et ruisseau ;

J'entends là le bruit de l'eau,

Si cher à la rêverie !

Les soupirs, les vœux flottants,

Ce qu'on plaint, ce qu'on adore..

Et l'écho résonne encore

Comme la voix des vieux temps.

Ou hou! chou hou! retentissent ;

Hérons et hiboux gémissent,
Mêlant leur triste chanson ;

On voit de chaque buisson

Surgir d'étranges racines;
Maigres bras, longues échines,

Ventres roulants et rampants ;

Parmi les rocs, les ruines,
Fourmillent vers et serpents.

A des nœuds qui s'entrelacent

Chaque pas vient s'accrocher!

Là des souris vont et passent
Dans la mousse du rocher.
Là des mouches fugitives

Nous précèdent par milliers,
Et d'étincelles plus vives
Illuminent les sentiers.

Mais faut-il à cette place

Avancer ou demeurer?
Autour de nous tout menace,

Tout s'émeut, luit et grimace,

Pour frapper, pour égarer;

Arbres et rocs sont perfides ;

127

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Ces feux, tremblants et rapides,

Brillent sans nous éclairer!...

MEPHISTOPHELES

Tiens-toi ferme à ma queue ! voici un sommet intermé-

diaire, d'où l'on voit avec admiration Mammon resplendir
dans la montagne.

FAUST

Que cet éclat d'un triste crépuscule brille singulière-

ment dans la vallée ! Il pénètre jusqu'au plus profond de
l'abîme. Là monte une vapeur, là un nuage déchiré; là
brille une flamme dans l'ombre du brouillard; tantôt ser-
pentant comme un sentier étroit, tantôt bouillonnant
comme une source. Ici, elle ruisselle bien loin par cent jets
différents au travers de la plaine ; puis se réunit en un seul

entre des rocs serrés. Près de nous jaillissent des étincelles
qui répandent partout une poussière d'or. Mais regarde :
dans toute sa hauteur, le mur de rochers s'enflamme.

Le

MÉPHISTOPHÉLÈS

Le seigneur Mammon n'illumine-t-il pas son palais

comme il convient pour cette fête ! C'est un bonheur pour
toi de voir cela! Je devine déjà l'arrivée des bruyants
convives.

FAUST

Comme le vent s'émeut dans l'air! De quels coups il

frappe mes épaules !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il faut t'accrocher aux vieux pics des rochers, ou bien il

te précipiterait au fond de l'abîme. Un nuage obscurcit la
nuit. Ecoute comme les bois crient. Les hiboux fuient

épouvantés. Entends-tu éclater les colonnes de ces palais
de verdure? Entends-tu les branches trembler et se bri-
ser ? Quel puissant mouvement dans les tiges ! Parmi les
racines, quel murmure et quel ébranlement! Dans leur
chute épouvantable et confuse, ils craquent les uns sur les

autres, et sur les cavernes éboulées sifflent et hurlent les

tourbillons. Entends-tu ces voix dans les hauteurs, dans le

128 .

lointain ou près de nous?... Eh! oui, la montagne retentit
dans toute sa longueur d'un furieux chant magique.

SORCIÈRES (en chœur)

Gravissons le Brocken ensemble,

Le chaume est jaune, et le grain vert,
Et c'est là-haut, dans le désert,

Que toute la troupe s'assemble:

Là, monseigneur Urian s'assoit,
Et, comme prince, il nous reçoit.

UNE VOIX

La vieille Baubo vient derrière ;

Place au cochon ! place à la mère !

CHŒUR

L'honneur et le pas aux anciens!
Passe, la vieille, et tous les tiens...
Le cochon porte la sorcière,

Et la maison vient par derrière.

UNE VOIX

Par quelle route prends-tu, toi ?

UNE AUTRE VOIX

Par celle d'Ilsentein, où j'aperçois une chouette dans

son nid, qui me fait des yeux...

UNE VOIX

Oh ! viens donc en enfer ; pourquoi cours-tu si vite ?

UNE AUTRE VOIX

Elle m'a mordu : vois quelle blessure !

SORCIÈRES (chœur)

La route est longue, et les passants
Sont très nombreux et très bruyants ;
Maint balai se brise ou s'arrête;

L'enfant se plaint, la mère pète.

129

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SORCIERS (demi-chœur)

Messieurs, nous montons mal vraiment,
Les femmes sont toujours devant;

Quand le diable les met en danse,

Elles ont mille pas d'avance.

AUTRE DEMI-CHŒUR

Voilà parler comme il convient;

Pour aller au palais du maître,

Il leur faut mille pas peut-être,

Quand d'un seul bond l'homme y parvient.

VOIX (d'en haut)

Avancez, avancez, sortez de cette mer de rochers.

VOIX (d'en bas)

Nous gagnerions volontiers le haut. Nous barbotons

toutes sans cesse, mais notre peine est éternellement

infructueuse.

LES DEUX CHŒURS

Le vent se calme, plus d'étoiles,
La lune se couvre de voiles,

Mais le chœur voltige avec bruit,
Et de mille feux il reluit.

VOIX (d'en bas)

Halte! halte!

VOIX (d'en haut)

Qui appelle dans ces fentes de rochers ?

VOIX (d'en bas)

Prenez-moi avec vous; prenez-moi! Je monte depuis

trois cents ans, et ne puis atteindre le sommet; je voudrais
bien me trouver avec mes semblables.

LES DEUX CHŒURS

Le balai, le bouc et la fourche

Sont là : que chacun les enfourche !
Aujourd'hui qui n'est pas monté
Est perdu pour l'éternité

130

DEMI-SORCIÈRE (en bas)

De bien travailler je m'honore,
Et pourtant je reste en mon coin ;

Que les autres sont déjà loin,
Quand si bas je me traîne encore !

CHŒUR DE SORCIÈRES

Une auge est un vaisseau fort bon ;

On y met pour voile un torchon,
Car si l'on voyage à cette heure,

Sans voguer il faudra qu 'on meure.

LES DEUX CHŒURS

Au sommet nous touchons bientôt;

Que chacun donc se jette à terre,

Et que de là l'armée entière
Partout se répande aussitôt.

Ils s'arrêtent.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Cela se serre, cela pousse, cela saute, cela glapit, cela siffle

et se remue, cela marche et babille, cela reluit, étincelle, pue
et brûle! C'est un véritable élément de sorcières... Allons,

ferme, à moi ! ou nous serons bientôt séparés. Où es-tu ?

FAUST (dans l'éloignement)

Ici!

MÉPHISTOPHÉLÈS

Quoi! déjà emporté là-bas? Il faut que j'use de mon

droit de maître du logis. Place ! c'est M. Volant qui vient.
Place, bon peuple! place! Ici, docteur, saisis-moi! Et
maintenant, fendons la presse en un tas ; c'est trop extra-

vagant, même pour mes pareils. Là-bas brille quelque
chose d'un éclat tout à fait singulier. Cela m'attire du côté
de ce buisson. Viens ! viens ! nous nous glisserons là.

FAUST

Esprit de contradiction ! Allons, tu peux me conduire. Je

pense que c'est bien sagement fait; nous montons au Bro-
cken dans la nuit du sabbat, et c'est pour nous isoler ici à
plaisir.

131

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MÉPHISTOPHÉLÈS

Tiens, regarde quelles flammes bigarrées ! c'est un club

joyeux assemblé. On n'est pas seul avec ces petits êtres.

FAUST

Je voudrais bien pourtant être là-haut! Déjà je vois la

flamme et la fumée en tourbillons ; là, la multitude roule

vers l'esprit du mal. Il doit s'y dénouer mainte énigme.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Mainte énigme s'y noue aussi. Laisse la grande foule

bourdonner encore: nous nous reposerons ici en silence.

Il est reçu depuis longtemps que dans le grand monde on
fait des petits mondes... Je vois là de jeunes sorcières

toutes nues, et des vieilles qui se voilent prudemment.

Soyez aimables, pour l'amour de moi: c'est une peine
légère, et cela aide au badinage. J'entends quelques ins-

truments; maudit charivari! il faut s'y habituer. Viens

donc, viens donc, il n'en peut être autrement; je marche
devant et t'introduis. C'est encore un nouveau service que

je te rends. Qu'en dis-tu, mon cher? Ce n'est pas une petite

place ; regarde seulement là : tu en vois à peine la fin. Une

centaine de feux brûlent dans le cercle; on danse, on

babille, on fait la cuisine, on boit et on aime; dis-moi

maintenant où il y a quelque chose de mieux.

FAUST

Veux-tu, pour nous introduire ici, te présenter comme

diable ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je suis, il est vrai, fort habitué à aller incognito ; un jour

de gala cependant on fait voir ses cordons. Une jarretière
ne me distingue pas, mais le pied du cheval est ici fort
honoré. Vois-tu là cet escargot ? Il arrive en rampant, tout
en tâtant avec ses cornes, il aura déjà reconnu quelque
chose en moi. Si je veux, aussi bien, je ne me déguiserai
pas ici. Viens donc, nous allons de feux en feux : je suis le
demandeur, et tu es le galant. (A quelques personnes
assises autour de charbons à demi consumés.)
Mes vieux
messieurs, que faites-vous dans ce coin-ci ? Je vous approu-

132

verais, si je vous trouvais gentiment placés dans le milieu,

au sein du tumulte et d'une jeunesse bruyante. On est tou-

jours assez isolé chez soi.

GÉNÉRAL

Aux nations bien fou qui se fiera !

Car c'est en vain qu'on travaille pour elles;

Auprès du peuple, ainsi qu 'auprès des belles,

Jeunesse toujours prévaudra.

MINISTRE

L'avis des vieux me semble salutaire,
Du droit chemin tout s'éloigne à présent.
Au temps heureux que nous régnions, vraiment

C'était l'âge d'or de la terre.

PARVENU

Nous n 'étions pas sots non plus, Dieu merci,
Et nous menions assez bien notre affaire ;
Mais le métier va mal en ce temps-ci,

Que tout le monde veut le faire.

AUTEUR

Qui peut juger maintenant des écrits

Assez épais, mais remplis de sagesse ?
Nul ici-bas.
Ah ! jamais la jeunesse

Ne fut plus sotte en ses avis.

MÉPHISTOPHÉLÈS (paraissant soudain très vieux)

Tout va périr; et, moi, je m'achemine
Vers le Blocksberg pour la dernière fois ;

Déjà mon vase est troublé. Je le vois,

Le monde touche à sa ruine.

SORCIÈRE (revendeuse)

Messieurs, n'allez pas si vite! Ne laissez point échapper

l'occasion ! Regardez attentivement mes denrées ; il y en a
là de bien des sortes. Et cependant, rien dans mon maga-

sin qui ait son égal sur la terre, rien qui n'ait causé une
fois un grand dommage aux hommes et au monde. Ici, pas

133

background image

un poignard d'où le sang n'ait coulé; pas une coupe qui

n'ait versé dans un corps entièrement sain un poison actif
et dévorant; pas une parure qui n'ait séduit une femme
vertueuse ; pas une épée qui n'ait rompu une alliance, ou
frappé quelque ennemi par derrière.

MEPHISTOPHELES

Ma mie, vous comprenez mal les temps; ce qui est fait

est fait. Fournissez-vous de nouveautés, il n'y a plus que
les nouveautés qui nous attirent.

FAUST

Que je n'aille pas m'oublier moi-même... J'appellerais

cela une foire.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Tout le tourbillon s'élance là-haut, tu crois pousser, et tu

es poussé.

FAUST

Qui est celle-là ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Considère-la bien, c'est Lilith.

FAUST

Qui?

MÉPHISTOPHÉLÈS

La première femme d'Adam. Tiens-toi en garde contre

ses beaux cheveux, parure dont seule elle brille: quand
elle peut atteindre un jeune homme, elle ne le laisse pas
échapper de si tôt.

FAUST

En voilà deux assises, une vieille et une jeune : elles ont

déjà sauté comme il faut.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Aujourd'hui cela ne se donne aucun repos. On passe

134

à une danse nouvelle; viens maintenant, nous les pren-
drons.

FAUST (dansant avec la jeune)

Hier, un aimable mensonge
Me fit voir un jeune arbre en songe,
Deux beaux fruits semblaient y briller.
J'y montai: c'était un pommier.

LA BELLE

Les deux pommes de votre rêve
Sont celles de notre mère Eve ;
Mais vous voyez que le destin

Les mit aussi dans mon jardin.

MÉPHISTOPHÉLÈS (avec la vieille)

Hier, un dégoûtant mensonge
Me fit voir un vieil arbre en songe

LA VIEILLE

Salut! qu'il soit le bienvenu,

Le chevalier du pied cornu !

PROCTOPHANTASMIST

Maudites gens! Qu'est-ce qui se passe entre vous? Ne

vous a-t-on pas instruits dès longtemps ? Jamais un esprit

ne se tient sur ses pieds ordinaires. Vous dansez mainte-
nant comme nous autres hommes.

LA BELLE (dansant)

Qu'est-ce qu'il veut dans notre bal, celui-ci ?

FAUST (dansant)

Eh ! il est le même en tout. Il faut qu'il juge ce que les

autres dansent. S'il ne trouvait point à dire son avis sur un

pas, le pas serait comme non avenu. Ce qui le pique le

135

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plus, c'est de vous voir avancer. Si vous vouliez tourner en
cercle, comme il fait dans son vieux moulin, à chaque
tour, il trouverait tout bon, surtout si vous aviez bien soin

de le saluer.

PROCTOPHANTASMIST

Vous êtes donc toujours là! Non, c'est inouï. Disparais-

sez donc! Nous avons déjà tout éclairci; la canaille des
diables ne connaît aucun frein; nous sommes bien pru-
dents, et cependant le creuset est toujours aussi plein. Que
de temps n'ai-je pas employé dans cette idée! et rien ne
s'épure. C'est pourtant inouï.

LA BELLE

Alors, cesse donc de nous ennuyer ici.

PROCTOPHANTASMIST

Je le dis à votre nez, Esprits : je ne puis souffrir le des-

potisme d'esprit; et mon esprit ne peut l'exercer. (On
danse toujours.)
Aujourd'hui, je le vois, rien ne peut me

réussir. Cependant je fais toujours un voyage, et j'espère
encore à mon dernier pas mettre en déroute les diables et
les poètes.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Il va tout de suite se placer dans une mare; c'est la

manière dont il se soulage, et quand une sangsue s'est bien
délectée après son derrière, il se trouve guéri des Esprits
et de l'esprit. (A Faust, qui a quitté la danse.) Pourquoi as-
tu donc laissé partir la jeune fille, qui chantait si agréable-
ment à la danse ?

FAUST

Ah! au milieu de ses chants, une souris rouge s'est

échappée de sa bouche.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Eh bien ! c'était naturel ! Il ne faut pas faire attention à

ça. Il suffit que la souris ne soit pas grise. Qui peut y atta-
cher de l'importance à l'heure du berger ?

136

Que vois-je là ?

Quoi?

FAUST

MÉPHISTOPHÉLÈS

FAUST

Méphisto, vois-tu une fille pâle et belle qui demeure

seule dans l'éloignement ? Elle se retire languissamment
de ce lieu, et semble marcher les fers aux pieds. Je crois

m'apercevoir qu'elle ressemble à la bonne Marguerite.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Laisse cela! personne ne s'en trouve bien. C'est une

figure magique, sans vie, une idole. Il n'est pas bon de la
rencontrer ; son regard fixe engourdit le sang de l'homme
et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler
de la Méduse ?

FAUST

Ce sont vraiment les yeux d'un mort, qu'une main ché-

rie n'a point fermés. C'est bien là le sein que Marguerite
m'abandonna, c'est bien le corps si doux que je possédai !

MÉPHISTOPHÉLÈS

C'est de la magie, pauvre fou, car chacun croit y retrou

ver celle qu'il aime.

FAUST

Quelles délices!... et quelles souffrances! Je ne puis

m'arracher à ce regard. Qu'il est singulier, cet unique
ruban rouge qui semble parer ce beau cou... pas plus large
que le dos d'un couteau !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Fort bien ! Je le vois aussi ; elle peut bien porter sa tête

sous son bras ; car Persée la lui a coupée. — Toujours cette
chimère dans l'esprit ! Viens donc sur cette colline ; elle est
aussi gaie que le Prater. Eh ! je ne me trompe pas, c'est un

théâtre que je vois. Qu'est-ce qu'on y donne donc ?

137

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SERVIBILIS

On va recommencer une nouvelle pièce; la dernière des

sept. C'est l'usage ici d'en donner autant. C'est un dilet-
tante qui l'a écrite, et ce sont des dilettantes qui la jouent.
Pardonnez-moi, messieurs, si je disparais, mais j'aime à
lever le rideau.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Si je vous rencontre sur le Blocksberg, je le trouve tout

simple; car c'est bien à vous qu'il appartient d'y être.

WALPURGISNACHTSTRAUM

(Songe d'une nuit de Sabbat)

ou

NOCES D'OR D'OBÉRON ET DE TITANIA

INTERMEDE

DIRECTEUR DU THEATRE

Aujourd'hui nous nous reposons,

Fils de Mieding, de notre peine :

Vieille montagne et frais gallons

Formeront le lieu de la scène.

HÉRAUT

Les noces d'or communément

Se font après cinquante années;
Mais les brouilles sont terminées,

Et l'or me plaît infiniment.

OBÉRON

Messieurs, en cette circonstance,
Montrez votre esprit comme moi ;

Aujourd'hui, la reine et le roi

Contractent nouvelle alliance.

PUCK

Puck arrive assez gauchement
En tournant son pied en spirales ;
Puis cent autres par intervalles

Autour de lui dansent gaîment.

ARIEL

Pour les airs divins qu'il module,
Ariel veut gonfler sa voix ;

139

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Son chant est souvent ridicule,
Mais rencontre assez bien parfois.

OBERON

Notre union vraiment est rare,

Qu'on prenne exemple sur nous deux!
Quand bien longtemps on les sépare,

Les époux s'aiment beaucoup mieux.

TITANIA

Epoux sont unis, Dieu sait comme :

Voulez-vous les mettre d'accord?...

Au fond du midi menez l'homme,

Menez la femme au fond du nord.

ORCHESTRE (tutti, fortissimo)

Nez de mouches et becs d'oiseaux,

Suivant mille métamorphoses,

Grenouilles, grillons et crapauds,
Ce sont bien là nos virtuoses.

SOLO

De la cornemuse écoutez,
Messieurs, la musique divine :

On entend bien, ou l'on devine,

Le schnickschnack qui vous sort du nez.

ESPRIT (qui vient de se former)

A l'embryon qui vient de naître
Ailes et pattes on joindra ;

C'est moins qu'un insecte peut-être...
Mais c'est au moins un opéra.

UN PETIT COUPLE

Dans les brouillards et la rosée

Tu t'élances... à petits pas ;
Ta démarche sage et posée

Nous plaît, mais ne s'élève pas.

UN VOYAGEUR CURIEUX

Une mascarade, sans doute,

En ce jour abuse mes yeux;

140

Trouverai-je bien sur ma route
Obéron, beau parmi les dieux ?

ORTHODOXE

Ni griffes ni queue, ah! c'est drôle!
Ils me sont cependant suspects :

Ces diables-là, sur ma parole,

Ressemblent fort aux dieux des Grecs.

ARTISTE DU NORD

Ebauches, esquisses, ou folie,

Voilà mon travail jusqu 'ici ;

Pourtant je me prépare aussi
Pour mon voyage d'Italie.

PURISTE

Ah ! plaignez mon malheur, passants,

Mes espérances sont trompées :
Des sorcières qu'on voit céans,

Il n'en est que deux de poudrées.

JEUNE SORCIÈRE

Poudre et robes, c'est ce qu'il faut

Aux vieilles qui craignent la vue ;
Pour moi, sur mon bouc je suis nue,

Car mon corps n 'a point de défaut.

MATRONE

Ah ! vous serez bientôt des nôtres,

Ma chère, je le parierais ;

Votre corps, si jeune et si frais,

Se pourrira, comme tant d'autres.

MAÎTRE DE CHAPELLE

Nez de mouches et becs d'oiseaux,
Ne me cachez pas la nature;

Grenouilles, grillons et crapauds,
Tenez-vous au moins en mesure.

GIROUETTE (tournée d'un côté)

Bonne compagnie en ces lieux :

Hommes, femmes, sont tous, je pense,

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Gens de la plus belle espérance ;
Que peut-on désirer de mieux
?

GIROUETTE (tournée d'un autre côté)

Si la terre n'ouvre bientôt

Un abîme à cette canaille,

Dans l'enfer, où je veux qu'elle aille,
Je me précipite aussitôt.

XÉNIES

Vrais insectes de circonstance,

De bons ciseaux l'on nous arma,
Pour faire honneur à la puissance
De Satan, notre grand-papa.

HENNINGS

Ces coquins, que tout homme abhorre,

Naïvement chantent en chœur;
Auront-ils bien le front encore
De nous parler de leur bon cœur?

MUSAGÈTE

Des sorcières la sombre masse
Pour mon esprit a mille appas ;

Je saurais mieux guider leurs pas

Que ceux des vierges du Parnasse.

CI-DEVANT GÉNIE DU TEMPS

Les braves gens entrent partout :
Le Blocksberg est un vrai Parnasse...
Prends ma perruque par un bout,

Tout le monde ici trouve place.

VOYAGEUR CURIEUX

Dites-moi, cet homme si grand,

' Après qui donc court-il si vite ?

Dans tous les coins il va flairant...
Il chasse sans doute au jésuite.

GRUE

Quant à moi, je chasse aux poissons

En eau trouble comme en eau claire :

142

Mais les gens dévots, d'ordinaire,
Sont mêlés avec les démons.

MONDAIN

Les dévots trouvent dans la foi

Toujours un puissant véhicule,

Et sur le Blocksberg, croyez-moi,

Se tient plus d'un conventicule.

DANSEUR

Déjà viennent des chœurs nouveaux:

Quel bruit fait frémir la nature ?

Paix ! du héron dans les roseaux

C'est le monotone murmure.

DOGMATIQUE

Moi, sans crainte je le soutiens,

La critique au doute s'oppose,

Car si le diable est quelque chose,
Comment donc ne serait-il rien ?

IDÉALISTE

La fantaisie, hors de sa route,

Conduit l'esprit je ne sais où,

Aussi, si je suis tout, sans doute
Aujourd'hui je ne suis qu'un fou.

RÉALISTE

Sondant les profondeurs de l'être,
Mon esprit s'est mis à l'envers;

A présent, je puis reconnaître

Que je marche un peu de travers.

SUPERNATURALISTE

Quelle fête ! quelle bombance !

Ah! vraiment je m'en réjouis,
Puisque, d'après l'enfer, je pense
Pouvoir juger du paradis.

SCEPTIQUE

Follets, illusion aimable,
Séduisent beaucoup ces gens-ci ;

143

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Le doute paraît plaire au diable,
Je vais donc me fixer ici.

MAÎTRE DE CHAPELLE

En mesure, maudites bêtes !
Nez de mouches et becs d'oiseaux,

Grenouilles, grillons et crapauds,

Ah ! quels dilettantes vous êtes !

LES SOUPLES

Qui peut avoir plus de vertus
Qu 'un sans-souci
?... rien ne l'arrête ;

Quand les pieds ne le portent plus,

Il marche très bien sur la tête.

LES EMBARRASSÉS

Autrefois nous vivions gaîment,
Aux bons repas toujours fidèles :

Mais ayant usé nos semelles
Nous courons nu-pieds à présent.

FOLLETS

Nous sommes enfants de la boue,

Cependant plaçons-nous devant ;
Car, puisqu'ici chacun nous loue,
Il faut prendre un maintien galant.

ÉTOILE (tombée)

Tombée et gisante sur l'herbe,

Du sort je subis les décrets ;
A ma gloire, à mon rang superbe,

Qui peut me rendre désormais ?

LES MASSIFS

Place ! place ! au poids formidable,

Qui sur le sol tombe d'aplomb:
Ce sont des esprits!... lourds en diable,
Car ils ont des membres de plomb.

PUCK

Gros éléphants, ou pour bien dire,

Esprits, marchez moins lourdement:

144

Le plus massif, en ce moment,

C'est Puck, dont la face fait rire.

ARIEL

Si la nature, ou si l'esprit,

Vous pourvut d'ailes azurées,

Suivez mon vol dans ces contrées,
Où la rose pour moi fleurit.

L'ORCHESTRE (pianissimo)

Les brouillards, appuis du mensonge,

S'éclaircissent sur ces coteaux:

Le vent frémit dans les roseaux:..
Et tout a fui comme un vain songe.

JOUR SOMBRE. UN CHAMP

FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS

FAUST

Dans le malheur !... le désespoir ! Longtemps misérable-

ment égarée sur la terre, et maintenant captive! Jetée,
comme une criminelle, dans un cachot, la douce et
malheureuse créature se voit réservée à d'insupporta-

bles tortures ! Jusque-là, jusque-là ! — Imposteur, indigne
esprit!... et tu me le cachais! Reste maintenant, reste!
Roule avec furie tes yeux de démon dans ta tête infâme !

— Reste! et brave-moi par ton insoutenable présence!

Captive! accablée d'un malheur irréparable! abandon-

née aux mauvais esprits et à l'inflexible justice des hom-
mes!... Et tu m'entraînes pendant ce temps à de dé-
goûtantes fêtes, tu me caches sa misère toujours crois-
sante, et tu l'abandonnes sans secours au trépas qui va
l'atteindre !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Elle n'est pas la première.

145

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FAUST

Chien! exécrable monstre! — Change-le, Esprit infini!

qu'il reprenne sa première forme de chien, sous laquelle il
se plaisait souvent à marcher la nuit devant moi, pour se
rouler devant les pieds du voyageur tranquille, et se jeter
sur ses épaules après l'avoir renversé ! Rends-lui la figure
qu'il aime ; que, dans le sable, il rampe devant moi sur le
ventre, et que je le foule aux pieds, le maudit! — Ce n'est
pas la première! — Horreur! horreur! qu'aucune âme
humaine ne peut comprendre ! plus d'une créature plon-

gée dans l'abîme d'une telle infortune! Et la première,
dans les tortures de la mort, n'a pas suffi pour racheter les
péchés des autres, aux yeux de l'éternelle miséricorde ! La
souffrance de cette seule créature dessèche la moelle de
mes os, et dévore rapidement les années de ma vie ; et toi,
tu souris tranquillement à la pensée qu'elle partage le sort

d'un millier d'autres.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Nous sommes encore aux premières limites de notre

esprit, que celui de vous autres hommes est déjà dépassé.
Pourquoi marcher dans notre compagnie, si tu ne peux en
supporter les conséquences? Tu veux voler, et n'es pas

assuré contre le vertige ! Est-ce nous qui t'avons invoqué,
ou si c'est le contraire ?

FAUST

Ne grince pas si près de moi tes dents avides. Tu me

dégoûtes ! — Sublime Esprit, toi qui m'as jugé digne de te
contempler, pourquoi m'avoir accouplé à ce compagnon
d'opprobre, qui se nourrit de carnage et se délecte de des-
truction ?

Est-ce fini ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

FAUST

Sauve-la !... ou malheur à toi ! la plus horrible malédic-

tion sur toi, pour des milliers d'années !

146

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je ne puis détacher les chaînes de la vengeance ie ne

puis ouvrir les verrous. — Sauve-la ! — Qui donc l'a entraî-

née à sa perte?... Moi ou toi? (Faust lance autour de

lui des regards sauvages.) Cherches-tu le tonnerre? Il
est heureux qu'il ne soit pas confié à de chétifs mortels

Ecraser l'innocent qui résiste, c'est un moyen que les

tyrans emploient pour se faire place en mainte circons-

tance.

FAUST

Conduis-moi où elle est! il faut qu'elle soit libre !

MÉPHISTOPHÉLÈS

Et le péril auquel tu t'exposes! Sache que le sang

répandu de ta main fume encore dans cette ville. Sur la
demeure de la victime planent des esprits vengeurs, qui
guettent le retour du meurtrier.

FAUST

L'apprendre encore de toi! Ruine et mort de tout un

monde sur toi, monstre! Conduis-moi, te dis-je, et délivre-

la!

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je t'y conduis ; quant à ce que je puis faire, écoute ! Ai-je

tout pouvoir sur la terre et dans le ciel? Je brouillerai
l'esprit du geôlier, et je te mettrai en possession de la clef;
il n'y a ensuite qu'une main humaine qui puisse la déli-
vrer. Je veillerai, les chevaux enchantés seront prêts,, et je

vous enlèverai. C'est tout ce que je puis.

FAUST

Allons ! partons !

147

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LA NUIT EN PLEIN CHAMP

FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS

(galopant sur des chevaux noirs)

FAUST

Qui se remue là autour du lieu du supplice ?

MÉPHISTOPHÉLÈS

Je ne sais ni ce qu'ils cuisent, ni ce qu'ils font.

FAUST

Ils s'agitent çà et là, se lèvent et se baissent.

MÉPHISTOPHÉLÈS

C'est une communauté de sorciers.

FAUST

Ils sèment et consacrent.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Passons! passons!

CACHOT

FAUST (avec un paquet de clefs et une lampe,

devant une petite porte de fer)

Je sens un frisson inaccoutumé s'emparer lentement de

moi. Toute la misère de l'humanité s'appesantit sur ma
tête. Ici! ces murailles humides... voilà le lieu qu'elle
habite, et son crime fut une douce erreur! Faust, tu
trembles de t'approcher! tu crains de la revoir! Entre

donc! ta timidité hâte l'instant de son supplice. (Il tourne
la clef. On chante au dedans.)

C'est mon coquin de père

Qui m'égorgea;

C'est ma catin de mère

148

Qui me mangea :

Et ma petite sœur la folle

Jeta mes os dans un endroit

Humide et froid,

Et je devins un bel oiseau qui vole,

Vole, vole, vole!

FAUST (en ouvrant la porte)

Elle ne se doute pas que son bien-aimé l'écoute, qu'il

entend le cliquetis de ses chaînes et le froissement de sa

paille. (Il entre.)

MARGUERITE (se cachant sous sa couverture)

Hélas! hélas! les voilà qui viennent. Que la mort est

amère !

FAUST (bas)

Paix ! paix ! je viens te délivrer.

MARGUERITE (se traînant jusqu'à lui)

Es-tu un homme ? tu compatiras à ma misère.

FAUST

Tes cris vont éveiller les gardes! (Il saisit les chaînes

pour les détacher.)

MARGUERITE

Bourreau! qui t'a donné ce pouvoir sur moi? Tu viens

me chercher déjà, à minuit ! Aie compassion, et laisse-moi

vivre. Demain, de grand matin, n'est-ce pas assez tôt?
(Elle se lève.) Je suis pourtant si jeune, si jeune, et je dois
déjà mourir! Je fus belle aussi, c'est ce qui causa ma perte.
Le bien-aimé était à mes côtés, maintenant il est bien loin ;
ma couronne est arrachée, les fleurs en sont dispersées...

Ne me saisis pas si brusquement! épargne-moi! que t'ai-je
fait ? Ne sois pas insensible à mes larmes : de ma vie je ne

t'ai vu.

FAUST

Puis-je résister à ce spectacle de douleur?

149

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MARGUERITE

Je suis entièrement en ta puissance ; mais laisse-moi

encore allaiter mon enfant. Toute la nuit je l'ai pressé

contre mon cœur; ils viennent de me le prendre pour
m'affliger, et disent maintenant que c'est moi qui l'ai tué.
Jamais ma gaîté ne me sera rendue. Ils chantent des chan-

sons sur moi ! c'est mal de leur part ! Il y a un vieux conte
qui finit comme cela. A quoi veulent-ils faire allusion ?

FAUST (se jetant à ses pieds)

Ton amant est à tes pieds, il cherche à détacher tes

chaînes douloureuses.

MARGUERITE (s'agenouillant aussi)

Oh! oui, agenouillons-nous pour invoquer les saints!

Vois sous ces marches, au seuil de cette porte... c'est là

que bouillonne l'enfer! et l'esprit du mal, avec ses grince-
ments effroyables... Quel bruit il fait!

FAUST (plus haut)

Marguerite ! Marguerite !

MARGUERITE (attentive)

C'était la voix de mon ami! (Elle s'élance, les chaînes

tombent.) Où est-il? je l'ai entendu m'appeler. Je suis
libre ! personne ne peut me retenir, et je veux voler dans

ses bras, reposer sur son sein! Il a appelé Marguerite, il
était là, sur le seuil. Au milieu des hurlements et du
tumulte de l'enfer, à travers les grincements, les rires des

démons, j'ai reconnu sa voix si douce, si chérie!

FAUST

C'est moi-même !

MARGUERITE

C'est toi! oh! redis-le encore! (Le pressant contre elle.)

C'est lui ! lui ! Où sont mes douleurs ? où sont les angoisses
de la prison? où sont les chaînes?... C'est bien toi! tu
viens me sauver... Me voilà sauvée ! — La voici, la rue où

je te vis pour la première fois ! voilà le jardin où Marthe et

moi nous t'attendîmes.

150

FAUST (s'efforçant de l'entraîner)

Viens ! viens avec moi !

MARGUERITE

Oh! reste! reste encore... J'aime tant à être où tu es!

(Elle l'embrasse.)

FAUST

Hâte-toi ! nous payerons cher un moment de retard.

MARGUERITE

Quoi! tu ne peux plus m'embrasser? Mon ami, depuis

si peu de temps que tu m'as quittée, déjà tu as désap-

pris à m'embrasser? Pourquoi dans tes bras suis-je si

inquiète?... quand naguère une de tes paroles, un de tes
regards, m'ouvraient tout le ciel et que tu m'embrassais à
m'étouffer. Embrasse-moi donc, ou je t'embrasse moi-
même! (Elle l'embrasse.) Ô Dieu! tes lèvres sont froides,
muettes. Ton amour, où l'as-tu laissé? qui me l'a ravi?
(Elle se détourne de lui.)

FAUST

Viens! suis-moi! ma bien-aimée, du courage! Je brûle

pour toi de mille feux; mais suis-moi, c'est ma seule
prière !

MARGUERITE (fixant les yeux sur lui)

Est-ce bien toi ? es-tu bien sûr d'être toi ?

FAUST

C'est moi ! viens donc !

MARGUERITE

Tu détaches mes chaînes, tu me reprends contre ton

sein... comment se fait-il que tu ne te détournes pas de moi
avec horreur ? Et sais-tu bien, mon ami, sais-tu bien qui tu
délivres ?

FAUST

Viens! viens! la nuit profonde commence à s'éclaircir.

151

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MARGUERITE

J'ai tué ma mère! Mon enfant, je l'ai noyé! il te fut

donné comme à moi! oui, à toi aussi. — C'est donc toi!...

je le crois à peine. Donne-moi ta main. — Non, ce n'est

point un rêve. Ta main chérie !... Ah ! mais elle est humide !

essuie-la donc ! il me semble qu'il y a du sang. Oh ! Dieu !
qu'as-tu fait? Cache cette épée, je t'en conjure !

FAUST

Laisse là le passé, qui est passé ! Tu me fais mourir.

MARGUERITE

Non, tu dois me suivre ! Je vais te décrire les tombeaux

que tu auras soin d'élever dès demain ; il faudra donner la
meilleure place à ma mère ; que mon frère soit tout près
d'elle ; moi, un peu sur le côté, pas trop loin cependant, et
le petit contre mon sein droit. Nul autre ne sera donc
auprès de moi! — Reposer à tes côtés, c'eût été un bon-
heur bien doux, bien sensible ! mais il ne peut m'apparte-

nir désormais. Dès que je veux m'approcher de toi, il me
semble toujours que tu me repousses! Et c'est bien toi
pourtant, et ton regard a tant de bonté et de tendresse !

FAUST

Puisque tu sens que je suis là, viens donc !

MARGUERITE

Dehors ?

FAUST

A la liberté.

MARGUERITE

Dehors, c'est le tombeau ! c'est la mort qui me guette !

Viens!... d'ici dans la couche de l'éternel repos, et pas un
pas plus loin. — Tu t'éloignes ! ô Henri ! si je pouvais te

suivre !

FAUST

Tu le peux! veuille-le seulement, la porte est ouverte.

152

MARGUERITE

Je n'ose sortir, il ne me reste plus rien à espérer, et, pour

moi, de quelle utilité serait la fuite! Ils épient mon pas-
sage ! Puis, se voir réduite à mendier, c'est si misérable, et
avec une mauvaise conscience encore! C'est si misérable
d'errer dans l'exil! et d'ailleurs ils sauraient bien me

reprendre.

FAUST

Je reste donc avec toi !

MARGUERITE

Vite ! vite ! sauve ton pauvre enfant ! va, suis le chemin le

long du ruisseau, dans le sentier, au fond de la forêt, à
gauche, où est l'écluse, dans l'étang. Saisis-le vite, il
s'élève à la surface, il se débat encore ! sauve-le ! sauve-le !

FAUST

Reprends donc tes esprits ; un pas encore, et tu es libre !

MARGUERITE

Si nous avions seulement dépassé la montagne! Ma

mère est là, assise sur la pierre. Le froid me saisit à la
nuque! Manière est là, assise sur la pierre, et elle secoue
la tête, sans me faire aucun signe, sans cligner de l'œil, sa

tête est si lourde, elle a dormi si longtemps!... Elle ne
veille plus ! elle dormait pendant nos plaisirs. C'étaient là
d'heureux temps !

FAUST

Puisque ni larmes ni paroles ne font rien sur toi, j'oserai

t'entraîner loin d'ici.

MARGUERITE

Laisse-moi ! non, je ne supporterai aucune violence ! Ne

me saisis pas si violemment! je n'ai que trop fait ce qui

pouvait te plaire.

FAUST

Le jour se montre !... Mon amie ! ma bien-aimée !

153

background image

MARGUERITE

Le jour? Oui, c'est le jour! c'est le dernier des miens; il

devait être celui de mes noces! Ne va dire à personne que
Marguerite t'avait reçu si matin. Ah! ma couronne!... elle
est bien aventurée!... Nous nous reverrons, mais ce ne
sera pas à la danse. La foule se presse, on ne cesse de
l'entendre ; la place, les rues pourront-elles lui suffire ? La

cloche m'appelle, la baguette de justice est brisée. Comme
ils m'enchaînent! Comme ils me saisissent! Je suis déjà
enlevée sur l'échafaud, déjà tombe sur le cou de chacun le
tranchant jeté sur le mien. Voilà le monde entier muet
comme le tombeau !

FAUST

Oh ! que ne suis-je jamais né !

MÉPHISTOPHÉLÈS (se montrant au dehors)

Sortez! ou vous êtes perdus. Que de paroles inutiles!

que de retards et d'incertitudes ! Mes chevaux s'agitent, et
le jour commence à poindre.

MARGUERITE

Qui s'élève ainsi de la terre ? Lui ! lui ! chasse-le vite ; que

vient-il faire dans le saint lieu?... C'est moi qu'il veut.

FAUST

Il faut que tu vives !

MARGUERITE

Justice de Dieu, je me suis livrée à toi !

MÉPHISTOPHÉLÈS (à Faust)

Viens ! viens ! ou je t'abandonne avec elle sous le cou-

teau!

MARGUERITE

Je t'appartiens, père! sauve-moi! Anges, entourez-moi,

protégez-moi de vos saintes armées !... Henri, tu me fais
horreur !

154

Elle est jugée !

Elle est sauvée !

MÉPHISTOPHÉLÈS

VOIX (d'en haut)

MÉPHISTOPHÉLÈS (à Faust)

Ici, à moi ! (Il disparaît avec Faust.)

VOIX (du fond, qui s'affaiblit)

Henri! Henri!


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