Corps mystique et societe politique chez Eric Voegelin Gontier

background image

Corps mystique et société politique chez Eric
Voegelin

Thierry Gontier

p. 89-116

Plan

1. Corps mystique et sécularisation

2. Corps mystique et idée de race : une généalogie de la modernité politique

3. Corpus mysticum, Sacrum Imperium et nouvel œcuménisme

Haut de page

Texte intégral

1. Corps mystique et sécularisation

1

Nous ne traiterons pas ici du corps mystique en son sens dogmatico-religieux, mais en tant

que modèle ou contre-modèle de compréhension de nos sociétés modernes et plus
précisément des crises qui ont traversé ou traversent cette modernité. En ce sens, notre
réflexion s’intègre dans une interrogation plus générale sur le concept de sécularisation.
Qu’est-ce que la sécularisation sinon une représentation à travers laquelle ce que nous
nommons la « modernité » tente de ressaisir sa propre essence ? La « post-modernité »
n’est en ce sens qu’une modernité ouverte sur la question de ses fondements et de sa
légitimité. Ainsi comprise, la réflexion sur le corps mystique prend part aux tentatives de
légitimation ou de délégitimation de cette modernité.

1 Carl Schmitt,Théologie politique(1922), trad. par J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 46.

(...)

2

Ce n’est pas par hasard que la notion de corpus mysticum Christi se trouve faire l’objet

d’une attention particulière à l’époque des totalitarismes — période s’il en est où la
modernité se voit acculée à cette réflexion sur la légitimité de ses fondements. L’évolution
sémantique de cette notion de corps mystique se rapporte à cette réflexion en deux sens. On
peut tout d’abord considérer la perte de la signification originelle du corpus mysticum Christi,
la décapitation et le démembrement de l’Église qui en résulte, bref, la trivialisation du
concept théologique originaire. On pensera sur ce point au combat dans les années 1920 de
Karl Barth contre le protestantisme socio-libéral. On peut aussi considérer le transfert, ou la
réappropriation de l’expression pour désigner des communautés profanes, et en particulier
totalitaires. On pensera par exemple ici à la formulation par Carl Schmitt de ce que Hans
Blumenberg a nommé le « théorème de sécularisation », selon lequel « tous les concepts
prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés »

1

.

2 Nous nous référons ici à l’édition française Lettre encyclique « Mystici corporis Christi » de Sa

(...)

3 « Nous avons confiance que même à ceux qui sont séparés du giron de l’Église catholique, Notre exp

(...)

4 « Nous déplorons et Nous condamnons l’erreur funeste de ceux qui rêvent d’une prétendue Église, so

(...)

background image

5 « Dans le corps moral […], il n’y a pas d’autre principe d’unité que la fin commune et, au moyen d

(...)

6 Ibid., p. 34.

7 Ibid., p. 39.

3

C’est bien le premier thème (on lui a souvent reproché sa neutralité à l’égard du second), la

perte du sens de l’institution ecclésiale à l’intérieur de l’Église elle-même, qui domine dans la
lettre encyclique « Mystici corporis Christi » du pape Pie XII, datée du 29 juin 1943

2

. Le lien

est d’emblée établi entre cette forme de sécularisation et la crise des temps présents

3

. Il

faut rappeler aux fidèles que l’Église ne saurait être comprise comme une simple réalité
sociologique, juridique ou même morale

4

: elle est essentiellement le corps mystique du

Christ, c’est-à-dire un corps dont l’unité se fonde non seulement sur les liens « organiques »
de solidarité entre les membres (comme c’est le cas tant pour un corps physique que pour
un corps moral

5

), mais sur un « principe intérieur qui, existant vraiment dans tout

l’organisme aussi bien que dans chacune des parties, et y exerçant son activité, est d’une
telle excellence que, par lui-même, il l’emporte sans aucune mesure sur tous les liens d’unité
qui font la cohésion d’un corps physique ou social ». « Ce principe », poursuit Pie XII, « n’est
pas de l’ordre naturel, mais surnaturel ; bien mieux, c’est en lui-même quelque chose
d’absolument infini et incréé, à savoir l’Esprit de Dieu qui, selon saint Thomas, ―un et unique,
remplit toute l’Église et en fait l’unité‖ »

6

. L’unité du corps mystique n’est pas simplement

l’unité organique ou biologique du corps animal : elle implique l’unification sous un principe
spirituel unique. Ce principe spirituel et transcendant est incarné sur terre dans une
institution unique, l’Église catholique, accordée « par la profession d’une même foi, mais
aussi par la communion des mêmes mystères, par la participation au même sacrifice, enfin
par la mise en pratique et l’observance des mêmes lois », mais surtout par l’obéissance à
« un Chef suprême, par qui la collaboration de tous en faveur de tous soit dirigée
efficacement pour atteindre le but proposé — nous avons nommé le Vicaire de Jésus-Christ
sur la terre » qui tient sa mission de l’Esprit saint

7

. Retour à la vieille polémique médiévale

entre les partisans du Pape et ceux de l’Empereur ? Pie XII se réclame lui-même de
Boniface VIII :

8 Ibid., p. 22.

Ceux-là se trompent donc dangereusement qui croient pouvoir s’attacher au Christ Tête de l’Église
sans adhérer fidèlement à son Vicaire sur la terre. Car en supprimant ce Chef visible et en brisant

les liens lumineux de l’unité, ils obscurcissent et déforment le Corps mystique du Rédempteur au

point qu’il ne puisse plus être reconnu ni trouvé par les hommes en quête du port du salut

éternel

8

.

4

L’enjeu de cette redéfinition du corpus mysticum tient finalement dans la réaffirmation, au-

delà des divisions des Églises et des nations, d’un centralisme théocratique fonctionnant de
façon concrète à travers une institution visible.

9 Corpus Mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge, Paris, Aubier-Montaigne, 1948, rééd. 1969

(...)

10 Voir Aristote,Métaphysique,

, 2, 1003 a 33 - b 10,

, 4, 1030 a 34 - b 3 ou

, 3, 1060 b 32 – 10

(...)

11 H. de Lubac, op. cit., p. 81.

5

L’ouvrage d’Henri de Lubac, Corpus Mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge, paru

en 1948 à partir de cours professés en 1937–1938, s’inscrit dans un contexte similaire. La
cible est aussi le grand mouvement de sécularisation à l’intérieur même de l’Église
catholique : c’est la perte du sens sacramentaire du corpus mysticum qui a contribué à
trivialiser cette notion et à la rendre exportable à tout type de communauté. La
réaffirmation, au-delà des conceptions purement sociologiques de l’Église, du sens
authentique du corpus mysticum emprunte chez Lubac la voie d’une généalogie savante
articulée autour de deux grandes étapes, de construction et de décadence de la notion. Le
syntagme même de corpus mysticum ne se trouve pas chez saint Paul, qui parle souvent de

background image

l’Église comme d’un corps dont le Christ est la tête (la formulation la plus concise se trouvant
sans doute dans l’épître aux Colosséens,

I

, 18 : « Il est, lui, la tête du corps, qui est

l’Église ») ; ce sont les Pères de l’Église qui l’ont introduit, pour désigner non l’Église, mais
l’Eucharistie. Mysticum fait référence au mystère par lequel un signe visible renvoie à son
référent spirituel selon une modalité efficiente, en réalisant (et non seulement en montrant)
le passage du visible à l’invisible, soit encore à la « virtus occulta par quoi la chose opère à
travers le signe et par quoi le signe participe […] à l’efficacité supérieure de la chose »

9

. Le

terme « corpus mysticum » est aussi employé dans la patristique pour désigner l’Église, mais
ce n’est qu’en second lieu, sur un mode analogique (au sens de l’analogie d’attribution par
laquelle, chez Aristote, sain se dit du signe de la santé, de ce qui la reçoit ou de ce qui la
produit

10

) — en tant donc que l’édification de l’Église se rapporte au sacrement

eucharistique comme à son principe (« Chaque fois qu’il participe dignement aux mystères,
le membre du Christ […] annonce […] l’achèvement futur du grand Corps dont il est
membre »

11

). Elle s’y rapporte même de la façon la plus fondamentale :

12 Ibid., p. 103–104.

L’Eucharistie est le principe mystique, agissant de façon permanente au cœur de la société
chrétienne […]. Elle est le lien universel […]. Nourris du corps et du sang du Sauveur, ses fidèles

sont ainsi tous « abreuvés d’un seul Esprit » qui fait d’eux véritablement un seul corps. À la lettre

donc, l’Eucharistie fait l’Église

12

.

13 Ibid., p. 269.

14 Ibid., p. 280.

15 Ibid., p. 128. Citons le texte de laSomme de théologie, IIIa, q. VIII, a. 1,resp. : « On dit que

(...)

16 Ibid., p. 256.

17 Ce sera aussi là le sens des ouvrages bien connus de Lubac sur Le Drame de l’humanisme athée paru

(...)

6

C’est au xi

e

siècle, en réaction contre l’hérésie de Bérenger de Tours qui donne un sens trop

exclusivement symbolique et spirituel à l’Eucharistie, que l’Église nomme l’eucharistie non
plus corps mystique (pour ne pas prêter à confusion), mais corps réel du Christ — le terme
de corps mystique se trouvant dès lors réservé pour désigner l’Église, sans référence au
mystère eucharistique qui l’institue comme telle. Comme l’écrit Lubac, « le mystère à
comprendre s’efface […] devant le miracle à croire »

13

. Mystique ne fait plus dès lors

référence au mystère sacrificiel : le terme traduit une « atténuation de ―réel‖ ou de
―vrai‖ »

14

, à la façon dont le sensus mysticusd’un texte s’oppose au sensus litteralis. C’est

ainsi que le terme de « mystique » est compris par saint Thomas lui-même comme
renvoyant à une simple similitudo

15

. Il reste que, pour Lubac, « Le symbolisme dans lequel

cette foi s’exprimait et s’épanouissait est blessé à mort […]. Il devient de plus en plus, au
sens moderne du terme, un allégorisme »

16

. Aussi faut-il revenir au sens patristique et plus

précisément augustinien, en rappelant à l’Église qu’elle est une communauté certes, mais
une communauté originée dans le mystère sacramentaire de l’Eucharistie et qui ne saurait
trouver son sens que dans ce rapport au surnaturel

17

. D’où la conclusion :

18 Ibid., p. 292.

L’Église et l’Eucharistie se font, chaque jour, l’une par l’autre : l’idée de l’Église et l’idée de

l’Eucharistie doivent pareillement se promouvoir et s’approfondir l’une par l’autre

18

.

19 Article repris dansMourir pour la patrie, trad. par L. Mayali et A. Schütz, présentation de Pierr

(...)

20 On se réfèrera à ce propos à la biographie de A. Boureau,Histoires d’un historien, Kantorowicz, 1

(...)

background image

21 Voir A. Boureau, op. cit. , p. 128–1292.

22 « Mourir pour la patrie … », dans Mourir pour la patrie, op. cit., p. 139–140.

7

Cette généalogie est reprise assez exactement par Ernst Kantorowicz dans son article de

1951 (tiré d’une conférence de 1949) « Pro patria mori in medieval political Thought »

19

, qui

forme aussi la substance du chapitre V du grand ouvrage de 1957 Les Deux Corps du roi.
Essai sur la théologie politique au Moyen Âge
. Cependant, ce qui intéresse Kantorowicz, c’est
bien plus le second sens de l’évolution de la notion de corps mystique — sa transposition de
la sphère théologique à la sphère politique, comme l’indique le sous-titre, référence implicite
au célèbre ouvrage de Schmitt

20

. L’évolution terminologique liée à l’hérésie de Béranger, ne

saurait être détachée d’un mouvement plus vaste qui voit aussi bien un renouveau d’intérêt
pour le droit romain (la notion de corpus mysticum venant se superposer à celle juridique
de persona ficta) ou encore pour le naturalisme aristotélicien (qui conduit à un renouveau
des analogies organiques de l’État, l’exemple le plus célèbre se trouvant dans le Policratus de
Jean de Salisbury). Ces divers facteurs combinés auront pour conséquence la réappropriation
du modèle ecclésial et christologique à l’intérieur de la sphère politique. Un autre point doit
être pris en considération. Kantorowicz, au contraire de Lubac (et a fortiori de Pie XII), ne
pense pas le mouvement de sécularisation sous une forme exclusivement négative et
pessimiste. Sans doute la sécularisation du corpus mysticum a pu servir les pires entreprises
autoritaristes des pouvoirs (s’ils ont fasciné Kantorowicz à l’époque de la rédaction de
son Frédéric II, ce n’est assurément plus le cas en 1951), qui ont récupéré le pathos du
langage religieux pour entourer d’une aura de sacralité leur libido dominandi. Mais elle a
aussi permis d’accéder à une pensée moderne de l’institution comprise comme une réalité
temporelle revêtue d’une dimension d’éternité. Ce thème n’est abordé qu’allusivement dans
les textes cités, mais on sait combien il sera mis en avant lors dans sa protestation contre le
serment de fidélité imposé aux universitaires en 1949, le Professeur proclamant la totale
indépendance de son « corps scientifique » (attesté par le port de la robe universitaire) en
regard des pressions partisanes et politiques

21

. L’exemple de la « mort pour la patrie »

manifeste bien cette ambivalence

22

. L’assimilation soldat tombé au combat au martyr mort

pour le corpus mysticum de l’Église a donné naissance aux « tombeaux des martyrs » dans
la Munich nazie, ou encore à la gigantesque banderole fasciste en hommage aux soldats
tombés en Espagne pour la cause franquiste, qui recouvrait la façade la cathédrale de Milan
le jour de Noël 1937 : « Chi muore per Italia non muore ». Inversement, la « dé-
théologisation » de la sphère politique a eu pour conséquence de réduire la signification du
sacrifice du soldat à celle « d’un accident de la circulation politique un jour de fête légale ».
Un tel exemple montre bien l’ambivalence du schéma de sécularisation ou de laïcisation,
traduisant à la fois un mouvement de désacralisation et de sacralisation, de
désenchantement et d’enchantement du monde.

23 On peut distinguer trois grandes périodes dans l’œuvre de Voegelin en relation à la question du co

(...)

24 Sur cette opposition Voegelin/Kelsen, voir. notre article « Le ―fétichisme de la norme‖ : Voegelin

(...)

25 Voegelin se réfère très explicitement à Hauriou et donne un résumé du début de la seconde édition

(...)

26 En ce sens, et malgré les divergences politiques fortes, on peut rapprocher la réflexion de Voegel

(...)

27 Voir la recension par Voegelin de laGeneral Political Sciencede Sander, Coll. Works, t. IX, p. 1

(...)

8

Cette ambivalence n’émerge que de façon marginale, voire allusive, sous la masse

d’érudition de l’historien Kantorowicz. Elle se situe par contre au cœur de la réflexion
politique Eric Voegelin. Cette réflexion fait intervenir de façon récurrente le thème du corps
mystique

23

. L’idée fondamentale de Voegelin est que la communauté politique ne s’origine

ni dans un contrat ou dans une constitution, ni non plus dans un système de normes, mais
dans l’expérience la plus fondamentale que les hommes font du mystère de leur existence.
Cette expérience ineffable, les hommes tentent de l’interpréter au moyen de symboles. C’est
autour de ces symboles, par lesquels l’homme comprend sa relation à la transcendance, que
la communauté se représente à l’intérieur d’un ordre reliant la terre et le ciel. L’ordre n’est

background image

donc pas une donnée en soi. Comme Carl Schmitt, Voegelin s’oppose à l’idéalisme juridico-
normatif d’un Hans Kelsen — dont il a été un temps le disciple

24

. Ceci-dit, le fondement

politique de l’ordre ne réside pas non plus pour lui dans une décision pure : on peut d’ailleurs
à ce titre considérer que Schmitt ne fait que remplacer un idéalisme juridique par un
idéalisme politique et décisioniste. En comparaison, Voegelin reste un « réaliste ». Pour lui,
l’ordre se fonde politiquement sur un symbole existentiel de la divinité, qui joue un rôle
assez proche de celui que Maurice Hauriou (lui aussi opposé au normativisme juridique de
Kelsen) assigne à l’« idée directrice » : produire un ordre effectif à même d’organiser la
société et de lui fournir ses normes

25

. La communauté politique est donc en son sens

originaire, le lieu où se traduit l’émergence du sens (Voegelin reprendra à l’occasion de
terme d’eruption, emprunté à Fortescue) à travers les formations symboliques. La science
politique est essentiellement pour Voegelin une herméneutique de ces symboles qui prennent
leurs racines dans l’expérience la plus profonde de l’homme

26

. En plusieurs sens, on peut

dire que Voegelin reprend à son compte le projet de Vico, comme l’atteste le titre de son
ouvrage le plus célèbre, La Nouvelle Science du politique. Comme Vico, Voegelin s’oppose à
la réduction des sciences humaines aux sciences naturelles, incapables en particulier de
rendre compte de dimension axiologique du politique. Comme Vico aussi, il discerne au cœur
même de l’ordre politique la présence structurante d’un élément religieux compris dans cette
expérience fondamentale du rapport de l’existence à la transcendance et au sacré. Les
symboles et les mythes par lesquels l’homme se représente à lui-même sa relation au sacré
forment le matériau fondamental de la science politique. Comme Vico enfin, il affirme la
réalité de ces symboles qui, quoique représentant métaphoriquement une expérience qui est
de l’ordre de l’ineffable, désignent la vérité même du politique, le realissimum (selon un
terme emprunté à Kant) à partir duquel peut émerger l’idée d’un ordre politique. Il y a bien
en ce sens une efficience du signe, qui est chez Voegelin une efficience politique. Les
symboles constituent la « substance sacrale » de la communauté : « Les substances sacrales
forment un champ à l’intérieur duquel des ordres entre les personnes peuvent se
déployer »

27

. La lignée, la filiation par le sang, l’analogie de la société et du cosmos (ou de

la société et de la psychè), le corps mystique, le Léviathan, la collectivité ou encore la race
sont autant de ces symboles et de foyers de sens autour desquels la communauté déploie
son ordre. Il appartient à la science politique de repérer ces symboles, de les décrire et de
les classer, bref d’en dresser une historia : on peut définir la science politique chez Voegelin
comme une herméneutique comparatiste des symboles communautaires.

28 Cette question de la vérité des symboles en tant que symboles structurant du champ politique se tr

(...)

29 « The growth of the race idea » (1940), dans Published Essays 1940–1952, Coll. Works, t. X, p. 46.

(...)

30 Nouvelle Science du politique, VI, 6, Coll.Works, t. VI, p. 241, trad. par S. Courtine-Denamy, op

(...)

9

Tous ces symboles ne sauraient pour autant être considérés comme égaux. Certains

traduisent mieux que d’autres l’expérience authentique du mystère de l’existence. Les autres
s’y rapportent aussi, mais en déforment le sens authentique par l’adjonction d’un autre acte,
issu d’une force négatrice — Voegelin n’hésite pas à parler d’une force maligne ou
diabolique — comparable à l’amor sui augustinien, par laquelle l’homme capture pour lui-
même l’élément sacré et transcendant

28

. Voegelin distingue d’une façon générale les

communautés qui comprennent leurrealissimum au-delà d’elles-mêmes, se comprenant du
même coup à l’intérieur d’un ordre plus global, et les communautés qui comprennent
cerealissimum en elles-mêmes, se comprenant comme auto-fondatrices de leur propre ordre.
Voegelin reprend à l’occasion pour les caractériser l’opposition bergsonienne des sociétés
ouvertes et fermées : « Par clôture (closing) d’une substance, j’entends le processus dans
lequel le point d’union transcendantal est aboli et la substance communautaire, comprise
comme une entité intra-mondaine, devient auto-centrée »

29

. Les crises politiques naissent

ainsi d’une désintégration du sens de l’existence à travers un processus de clôture ou
d’immanentisation. Les totalitarismes, dont Voegelin est l’un des premiers à tenter de
caractériser la spécificité, sont ainsi fondamentalement des « religions politiques », c’est-à-
dire des politiques qui se sont réappropriées l’élément religieux au lieu de se subordonner à
lui. Les totalitarismes ne sont pas des accidents de l’histoire, mais constituent l’expression
achevée du processus engagé dans la modernité — modernity without restraint (la
« modernité effrénée »)

30

.

background image

2. Corps mystique et idée de race : une
généalogie de la modernité politique

31 Voir Coll. Works, t. II, p. 139 et t. X, p. 27–28.

10

L’idée de la race (Rassenidee), telle qu’elle est exploitée par les idéologies totalitaires

modernes, représente l’exemple caractéristique d’un symbole produit par ce mouvement de
clôture et d’immanentisation. L’ouvrage Rasse und Staat, qui paraît en 1933, constitue une
démystification de la notion politique moderne de race et de son utilisation au sein de la
propagande totalitaire. Voegelin dénonce en premier lieu son revêtement pseudo-scienfique.
Il existe certes bien un concept scientifique de la race, dont Voegelin retrace la genèse dans
un autre ouvrage paru la même année (1933), Die Rassenidee in der Geisesgeschichte von
Ray bis Carus
, mais celui-ci n’a rien à voir avec le symbole politique de « race », compris
comme une idée efficiente et structurante de la communauté. Sous cet habillage pseudo-
scientifique, il reste donc un symbole, ou plutôt un résidu de symbole. Là se situe l’attaque la
plus forte de Voegelin : l’idée de race résulte de la destruction d’un symbole authentique
d’origine chrétienne, celui du corps mystique

31

. C’est faussement que les nazis se réclament

d’un retour à des symboles tribaux préchrétiens tel celui de la phratrie. Voegelin a toujours
refusé de voir dans le fascisme ou le nazisme un retour à une idée païenne pré-grecque ou
pré-chrétienne de la pensée politique — un simple « retour à la barbarie » comme on dit
quelquefois : les totalitarismes modernes ne marquent pas une régression, mais, comme
nous l’avons déjà dit, portent à sa limite l’idée moderne (et en tout cas post-chrétienne) de
la politique. C’est donc à partir du symbole chrétien du corps mystique qu’il faut penser cette
idée de race.

32 Voir sur ce point notre article « Intellect spéculatif et intellect opératif dans la conception de

(...)

33 Voir Coll. Works, t. II, p. 132–138 et t. X, p. 34–35, dont nous présentons ici les principaux poi

(...)

11

Peu importe que pour Voegelin chrétien, le corps mystique de l’Église soit une réalité. Ce

n’est pas de cela qu’il est question ici, mais exclusivement du symbole politiquement
efficient, de la fiction possédant sa réalité propre par le fait qu’elle est capable de produire de
l’ordre. On peut dire que le corps mystique résulte de l’emboîtement de deux représentations
distinctes. La première est la représentation commune de la communauté comme un
organisme, que l’on trouve tant chez Platon, et les stoïciens que chez Jean de Salisbury et
dans la tradition de l’aristotélisme séculier (Marsile de Padoue, Jean Buridan, Jean de
Jandun, etc.)

32

— c’est là ce que Voegelin nomme Die Leibidee. À ce symbole organiciste

commun, notamment développé dans les analogies cosmiques et psychiques pré-chrétiennes
de la société, le symbole du corps mystique ajoute la référence à une dimension de
transcendance : la communauté est comprise non seulement comme un organisme animal,
mais comme le champ de circulation d’une force pneumatique émanée de la plénitude de
puissance (le plérôma) du Christ. Ce symbole qui articule tout en les distinguant l’ordre
temporel et l’ordre spirituel, fournit à la société un ordre interne caractéristique

33

. Tout

d’abord, la communauté ecclésiale est par essence œcuménique. Tout homme est appelé à
entrer dans l’ecclesia. On peut citer à cet égard la première épître de Paul à Timothée :

34 I Tim.,

IV

, 10, trad. TOB.

Car si nous peinons et si nous combattons, c’est que nous avons mis notre espérance dans le Dieu
vivant, qui « est » le Sauveur de tous les hommes, surtout des croyants

34

.

35 C’est là un thème paulinien récurrent. Citons les deux textes les plus caractéristiques. Le premie

(...)

12

C’est bien ce « omnium hominum » que retient Voegelin : le symbole du corps mystique,

au contraire de celui du corps animal, porte structurellement en lui une dimension
d’universalité. Par ailleurs, l’homme qui est intégré au corps mystique est non un homme
abstrait, mais le sujet de cette expérience existentielle, un homme ouvert sur la
transcendance du divin, compris dans sa dimension spirituelle. Enfin et surtout, le symbole

background image

ducorpus mysticum a pour corollaire une différenciation hiérarchique des membres non
seulement selon un schéma (horizontal) organiciste naturaliste, mais selon la diffusion
surnaturelle (verticale) des charismata. Voegelin se réfère encore une fois à saint Paul
(contrairement à Lubac, il semble peu concerné par le fait que l’expression même de « corps
mystique » n’est jamais employée par Paul), qui a lié l’idée du corps du Christ à celle de la
distribution des dons de la grâce

35

. Le symbole du corps mystique réalise ainsi la synthèse

de la diversité des personnes différenciées à l’intérieur de l’unité communautaire. Le texte de
l’épître aux Éphésiens articule très clairement la thématique de la différenciation organique à
celle de la distribution des charismes, le plan « communautaire » au plan « transcendant » :

36 Éph.,

IV

, 11-12 et 15-16, trad. TOB.

Les dons qu’il a faits, ce sont des apôtres, des prophètes, des évangélistes, des pasteurs et des

catéchètes, afin de mettre les saints en état d’accomplir le ministère pour bâtir le corps du Christ

[…]. Confessant la vérité dans l’amour, nous grandirons à tous égards vers celui qui est la tête,

Christ. Et c’est de lui que le corps tout entier, coordonné et bien uni grâce à toutes les

articulations qui le desservent, selon une activité répartie à la mesure de chacun, réalise sa propre

croissance pour se construire lui-même dans l’amour

36

.

37 Voir Coll. Works, t. II, p. 139–141 et t. X, p. 37–38.

38 Voir Coll. Works, t. II, p. 180 sq. et t. X, p. 59.

13

L’idée moderne de race se présente comme l’envers symétrique de cette idée de corpus

mysticum

37

. À la différenciation hiérarchique des charismatasuccède l’indifférenciation

biologique, c’est-à-dire le retour de l’homme à l’animalité. L’homme, compris hors de son
rapport à l’expérience de la transcendance, se voit amputé de sa dimension spirituelle : il est
pour ainsi dire spirituellement détruit, pour devenir le simple exemplaire d’une collectivité à
laquelle on injectera une dose de réalisme positiviste économique (le communisme) ou
biologique (le racisme). Il faut encore ajouter pour l’idée de race qu’elle ne se forme qu’en
opposition à son négatif, l’idée de contre-race dont elle ne saurait être dissociée : c’est le cas
avec la construction de l’idée satanique du Juif, face à laquelle se définit la « race
allemande »

38

. Le totalitarisme accomplit ainsi l’idée moderne d’une masse indifférenciée,

réduite à un statut instrumental au profit d’une puissance qui revendique pour elle-même le
caractère sacré de la divinité.

39 Voir Coll. Works, t. II, p. 139–140 et t. X, p. 36–37.

14

Nous avons là les deux termes de l’évolution caractéristique de la modernité. Comment se

produit cette évolution ? Sur le plan anthropologique, nous avons déjà tenté de définir cette
force maligne de captation par l’homme des attributs du divin. Voegelin a consacré une
grande partie de son travail à retracer cette généalogie sur le plan historique. Celle-ci suit
encore un schéma très simple dans les écrits des années 1933-1940. Ainsi, dans Rasse und
Staat
, Voegelin assigne deux grandes causes à cette évolution

39

. D’une part, la naissance

des états nationaux met fin à l’idée œcuménique impliquée dans le corps mystique, qui
devient pour le coup applicable aux États particuliers, compris comme autant d’organismes
animaux auto-centrés. D’autre part, la domination de l’esprit bourgeois va à l’encontre de
l’idée paulinienne et dionysienne de la hiérarchie des charismes. À cette différenciation
hiérarchique des membres, l’égalitarisme bourgeois oppose une vision sécularisée de
l’organisme politique, mettant l’accent sur les valeurs de solidarités hors de tout fondement
transcendant.

40 L’idée de départ était d’écrire un manuel. Celui-ci prendra rapidement de telles proportions (8 vo

(...)

41 Voir en particulierColl. Works, t. II, p.

XX

et 154.

42 Les « anachronismes » de Voegelin, feront l’objet de critiques de la part d’Hanna Arendt et de Car

(...)

43 « Siger de Brabant », paru dansPhilosophy and Phenomenological Research, 4 (1944), p. 507–526. Vo

(...)

background image

44 Voir en particulierHistory of Political Ideas, dans Coll. Works, t. II, p.

XX

, p. 126-143. La réf

(...)

15

Cette généalogie sera grandement complexifiée dans le manuscrit de l’Histoire des idées

politiques, dont la rédaction occupe Voegelin dans les années 1940–1950

40

. Voegelin

apparaît constamment sur l’évolution, au sein de l’histoire intellectuelle, du symbole du corps
mystique. Le thème revient notamment dans les pages consacrées à saint Augustin, Jean de
Salisbury, Frédéric II, Joachim de Flore, Siger de Brabant, Thomas d’Aquin, Jean Olivi, John
Fortescue, Nicolas de Cues, Machiavel, Martin Luther, Richard Hooker, Thomas More,
Voltaire, Schelling, etc. On voit que le lieu où se noue le destin de la modernité politique se
situe presque tout entier au Moyen Âge — Voegelin ne cesse d’ailleurs d’affirmer l’arbitraire
des périodisations communes de l’histoire. Il est impossible de retracer ici cette évolution
dans le détail. Nous devrons nous contenter de souligner l’importance de deux grands
mouvements d’idées. Le premier est représenté par le groupe des averroïstes. Comme
Kantorowicz, Voegelin s’est attaché à la personnalité de Frédéric II — ce qu’il y a de plus
original est d’avoir lié directement l’organisation totalitaire de l’État et la conception du
souverain comme un Dieu intra-mondain à la noétique averroïste professée par l’auteur des
constitutions de Melfi

41

. Voegelin s’intéresse au rapport entre averroïsme et totalitarisme

dès son ouvrage de 1936 sur l’État autoritaire

42

. C’est surtout dans son étude de 1944 sur

Siger de Brabant

43

que Voegelin fera de la double affirmation de l’unité de l’intellect et de la

mortalité de l’âme individuelle un « danger mortel pour l’homme ». En tant que symbole
politique, l’unité de l’intellect fonctionne exactement à l’opposé du symbole du corpus
mysticum
, aboutissant à faire de l’espèce humaine une unité collective éternelle
déspiritualisée et dépersonnalisée, comprise à son seul niveau biologique. L’autre grand
groupe de pensée qui joue un rôle capital dans le processus d’immanentisation du corpus
mysticum
est représenté par la pensée franciscaine, dont Voegelin situe l’origine dans la
pensée de Joachim de Flore au

XII

e

siècle

44

. Sans doute assiste-t-on avec la pensée

franciscaine à un mouvement de spiritualisation du corps politique, mais c’est — Voegelin
insiste sur ce point — au profit non de l’humanité intégrale, mais d’une société particulière et
exclusive des autres. C’est ainsi que l’ordre franciscain est désigné comme un nouveaucorpus
mysticum francisci
, rassemblé autour d’un centre de pouvoir intra-mondain (assimilable
au dux qui doit apparaître dans le fameux troisième règne de Joachim de Flore). Bientôt,
avec Nicolas Rienzo, naîtra l’idée d’une Italie nouveau corps mystique dont Rome est la tête.
Puis avec Fortescue l’idée d’une Angleterre comme corps mystique dont le roi n’est plus un
membre investi d’une fonction charismatique, mais tient la place du Christ, etc.

16

Nous avons là des mouvements de pensée presque opposés (distinctionvs. confusion des

deux ordres temporel et spirituel, universalisme vs.particularisme). Ils se rejoignent
cependant par leur opposition commune à une pensée de l’ordre, qui articule tout en les
distinguant, les niveaux du temporel et de l’éternel. La coupure totale instaurée par
l’averroïsme conduit à animaliser l’homme en le privant de sa personnalité spirituelle. Mais la
mondanisation radicale du divin, et l’unification des deux pôles, temporel et spirituel, qui
n’est jamais mieux marquée que dans l’idée du troisième règne (un royaume purement
terrestre qui accomplirait la fin de l’histoire) de Joachim de Flore, conduit paradoxalement
aussi, par la voie inverse, à priver l’homme de sa tension vers un au-delà. Cette destruction
de l’ordre politique va, dans les deux cas de figure, de pair avec l’uniformisation du corps
social. Celle-ci est manifeste dans le modèle collectiviste averroïste, qui tend à réduire
l’humanité à une bipartition homme du commun-élite des philosophes. La société idéale de
Joachim de Flore distingue à l’inverse les membres de l’élite du commun de
l’humanité, comme sont aussi distingués les membres de l’ordre franciscain dans la pensée
du corpus mysticum francisci. Mais, dans cette aristocratie même, règne entre les membres
élus du corps mystique (réduit à une élite ou à un ordre) une totale égalité, qui ne laisse plus
de place à la distinction hiérarchique des charismes. Dans un cas comme dans l’autre,
l’échelle continue des charismata, reliant le ciel et la terre, est perdue en tant que fondement
d’un ordre communautaire.

45 La figure de Hobbes varie considérablement desReligions politiques de 1938 aux Walgreen lectures

(...)

17

Les textes qui suivent les conférences Walgreen de 1951 marquent un tournant en ce que

Voegelin trouve dans l’histoire une expression privilégiée de la force (anthropologique)
destructive d’immanentisation et de clôture de la substance sacrale dans la figure du
gnosticisme. Le processus de clôture de la société autour de symboles intra-communautaires
est moins perçu pour le coup comme un processus continu de dégradation, dû à la rencontre

background image

plus ou moins fortuite de facteurs divers et même quelquefois contraires. Il apparaît très
clairement comme la manifestation d’une force positive, même si, en l’occurrence, il s’agit
d’une force de destruction, qui, au lieu d’un ordre politique, instaure un désordre à partir
d’une désorientation de l’homme. L’histoire politique est comprise, depuis Joachim de Flore,
et même depuis Jean Scot Érigène, comme accroissement du gnosticisme, un accroissement
qui trouve l’aboutissement de son expression spéculative chez Hegel, Marx, Nietzsche et
Heidegger. La dualité des voies du processus de sécularisation n’est pas perdue de vue —
elle est simplement articulée différemment. Le gnosticisme témoigne d’un effort de
sacralisation du monde (et de la communauté intramondaine) contre le déficit de sens
immanent qui résulte du symbole chrétien. C’est en réponse à ce déficit de sens immanent
du monde que le gnosticisme construit un monde imaginaire, privé de tout rapport à la
réalité (c’est-à-dire pour Voegelin à l’expérience existentielle de la transcendance) — la
destruction du langage, dans laquelle Voegelin voit la cause principale de l’émergence des
systèmes totalitaires, naît de cette incapacité à se rapporter à cette réalité. Nous nous
situons donc bien du côté de Joachim de Flore et du mysticisme intramondain des
Franciscains. Mais ce gnosticisme, par le désordre qu’il introduit dans la communauté (qui se
traduit par l’accroissement de l’esprit sectaire) engendre sa propre opposition. C’est ainsi que
Hobbes est compris, tout du moins dans laNouvelle Science du politique de 1951

45

, comme

le champion de la réaction au sectarisme gnostique des mouvements puritains anglais. C’est
dans la formation d’un symbole communautaire non gnostique, non dans la théorie du
contrat ou dans l’absolutisme du pouvoir, que réside la clé d’interprétation de la philosophie
politique de Hobbes. Cette opposition au gnosticisme cependant ne sauve qu’en apparence
l’ordre social. Elle a en effet un prix : l’homme apte à la communauté politique est un
homme privé de son expérience de la transcendance du divin, privé donc de son rapport au
sens de l’existence. L’ordre social se paye donc d’une désorientation existentielle de
l’homme. En résumé, pour Voegelin, le processus de clôture ou d’immanentisation résulte au
niveau anthropologique d’une force unique de diabolisation (la révolte égophanique selon
l’expression des Religions politiques), mais elle emprunte au niveau historique la voie d’une
étiologie complexe qu’il n’est pas toujours aisée d’articuler au schéma anthropologique
fondamental.

3. Corpus mysticum, Sacrum Imperium et nouvel
œcuménisme

18

Ce

n’est

donc

pas

dans

le

couple

sacralisation/désacralisation,

ou

enchantement/désanchantement, que l’on pourra repérer chez Voegelin une forme
d’ambivalence dans le schéma de sécularisation. Contrairement à Kantorowicz, Voegelin ne
manifeste aucune admiration envers le pathos de l’institution laïque. La vision de la
modernité par Voegelin reste une vision pessimiste, autant sinon plus que celle de Leo
Strauss. Mais peut-être avons-nous tout simplement manqué pour Voegelin la modernité.
C’est ce qu’il importe de mettre en valeur en faisant ressortir la part positive de la
sécularisation — la transposition du corpus mysticum de la sphère ecclésiale à la sphère
politique.

46 « L’idée d’un monde moral a donc une réalité objective […] par son rapport au monde sensible, cons

(...)

47 H. de Lubac, Corpus mysticum …, op. cit., p. 130–131.

48 La Nouvelle Science du politique. Une introduction, trad., préface et notes par S. Courtine-Denamy

(...)

49 « Assurément, l’Église du Christ n’est pas de ce monde et de son histoire, mais elle est dans ce m

(...)

19

L’originalité de Voegelin nous apparaîtra sur ce point plus clairement si nous revenons à la

généalogie retracée par Lubac. Pour Lubac, la perte, à l’intérieur de l’Église, du sens
du corpus mysticum vidé de sa référence eucharistique a pour conséquence sa trivialisation
et son extension à toute forme de communauté (Kant l’emploiera par exemple pour désigner
la communauté des êtres de raison librement soumis à l’empire des lois morales

46

), en

particulier à l’Empire carolingien. De cette transposition résulteront la querelle des
investitures ainsi que tous les conflits médiévaux entre sacerdoce et empire, chaque parti

background image

pouvant revendiquer pour lui l’analogie du corps mystique désacralisée et réduite à une
simple analogie organiciste

47

. L’approche de Voegelin, qui ne se soucie guère de la

référence eucharistique du corpus mysticum, est bien différente. On ne saurait en effet
dissocier au départ le religieux du politique, dès lors que le symbole religieux constitue le
centre autour duquel se déploie l’ordre politique. Sur ce point, le christianisme n’échappe pas
à la règle : on peut dire sans doute qu’il n’y a pas, en strict orthodoxie, de théologie politique
chrétienne, mais ce n’est que si l’on entend par là que le christianisme interdit toute
tentative de réappropriation du sacré par un pouvoir politique intramondain. C’est en ce sens
que Voegelin peut reprendre à Erik Peterson l’idée selon laquelle la doctrine trinitaire
augustinienne marque la « fin de la théologie politique dans le christianisme
orthodoxe »

48

sans tomber sous le coup de la critique que Carl Schmitt fera à Peterson en

1969 (que le christianisme, comme toute religion, possède une efficience politique)

49

: le

symbole chrétien du corpus mysticum, quoique parfaitement orthodoxe, reste un symbole
politiquement structurant, produisant de l’ordre au sein de la communauté.

50 E. Voegelin, Les Religions politiques, trad. par J. Schmutz, Paris, Cerf, 1994, p. 35.

51 Voir Coll. Works, t. IX, p. 37.

52 On remarquera l’opposition diamétrale des analyses d’Eric Voegelin et de Blandine Kriegel sur ce p

(...)

20

À ce compte, on comprendra que pour Voegelin le symbole du corpus mysticum trouve

une expression pour ainsi dire « naturelle » dans celui duSacrum Imperium. Le transfert
du corpus mysticum Christi au Sacrum Imperium ne trahit aucunement le message originaire
paulinien — nous avons vu d’ailleurs que saint Paul faisait, quoique très allusivement, du
Christ le sauveur « de tous les hommes ». Voegelin insiste sur le caractère non dogmatique
des formulations pauliniennes. L’intuition qui les gouverne est celle d’une Ecclesia qui trouve
son principe d’union dans le pneuma du Christ (une formulation assurément peu orthodoxe
du corpus mysticum …). Mais il arrive à Paul de dire que le Christ est non le pneuma du
corps ecclésial, mais sa tête — et ce afin d’éviter de dissoudre totalement le Christ dans les
membres du corps à la façon du pneuma stoïcien. Il lui arrive aussi de se référer au vieux
symbole tribal de la filiation en faisant du Christ le second Adam. Bref, Voegelin,
contrairement à Lubac (pour ne pas parler ici de Pie XII), n’est pas attaché au contenu
dogmatique du corpus mysticum — seul compte que la communauté se représente dans sa
relation essentielle à une vérité transcendante. La non fixation de la terminologie paulinienne
traduit l’expérience même de la transcendance, qui se présente à nous (Voegelin s’inspire ici
du pragmatisme américain, auquel il s’est intéressé dès les années 1920) comme une
« palpitation sans direction » ou un sentiment « qui ne se fixe pas sur des objets précis »

50

.

Les variations pauliniennes préfigurent à ce titre d’autres possibilités de développement.
Ainsi Paul limite les charismata émanés du Christ aux fonctions ecclésiales (« Les dons qu’il a
faits, ce sont des apôtres, des prophètes, des évangélistes, des pasteurs et des
catéchètes »). Un développement possible est l’extension de cescharismata, aux offices
politiques et notamment à l’office impérial, qui se trouve ainsi inséré dans la hiérarchie
sacrée. Le Sacrum Imperiumreprésente non une dégradation du symbole du corps mystique,
mais plutôt l’accomplissement du projet qu’il porte implicitement en lui – au contraire de la
formation des royaumes nationaux, dans lequel chaque roi se comprend comme
un imperator in regno suo

51

. La ligne de fracture historique ne situe donc pas au

IX

e

siècle

(l’hérésie de Béranger selon Lubac ou Kantorowicz), mais aux

XIII

e

et

XIV

e

siècles — non

dans la constitution de l’État carolingien, mais bien dans son déclin

52

. On peut parler de

théocratie si l’on veut. Mais il convient d’ajouter que ce n’est pas au sens d’un gouvernement
par l’institution cléricale (au sens de Pie XII par exemple), mais au seul sens de la
reconnaissance par le souverain de vérité de Dieu, c’est-à-dire d’une norme de vérité et de
justice située au-dessus de lui-même. L’Empire médiéval carolingien reste ainsi une société
« ouverte » sur l’expérience de la transcendance, organisée harmonieusement autour de
l’articulation des ordres temporel et spirituel. Au fond, dans la théologie politique médiévale,
le religieux s’abaisse moins au niveau du politique que le politique se hausse à la hauteur du
religieux, c’est-à-dire à l’authenticité de l’expérience de l’ordre qui le fonde
substantiellement.

53 Voir le texte cité de la Summa theologiae, la IIIa, q. 8, a. 1.

background image

21

C’est non chez saint Paul mais bien chez Thomas d’Aquin que l’on trouve l’expression la

plus achevée de ce symbole du corps mystique. Lubac voyait dans le corps mystique
thomasien

53

un corps mystique privé de sa fondation sacramentaire, et, par là, sans

mystère. Voegelin s’attache à un autre texte — l’article 3 de la même question 8 de la Tertia
pars
, « Utrum Christus sit caput omnium hominum ». Citons ici la quasi-totalité de
laresponsio :

54 « Somme de théologie », IIIa, q. VIII, a. 3, resp., dans saint Thomas d’Aquin, Somme théologique.

(...)

La différence entre le corps naturel de l’homme et le corps mystique de l’Église tient au fait que les

membres du corps naturel existent tous en même temps, alors que les membres du corps
mystique n’existent pas tous simultanément : ni quant à leur être de nature (quantum ad esse

naturæ), car le corps de l’Église est constitué par des hommes qui vivent depuis le

commencement du monde jusqu’à sa fin ; ni même quant à leur être de grâce (quantum ad esse

gratiæ), car même parmi ceux qui vient à la même époque, certains sont privés de la grâce et

l’auront plus tard, alors que d’autres la possèdent déjà.

Ainsi donc on compte parmi les membres du corps mystique non seulement ceux qui le sont en

acte, mais aussi ceux qui le sont en puissance. Cependant alors que certains de ceux qui le sont
en puissance ne le seront jamais en acte, certains autres le seront en acte à un moment donné, et

selon un triple degré : le premier étant par la foi (per fidem), le second par la charité de la voie

(per caritatem viae), le troisième par la fruition de la patrie (per fruitionem patriae).

Ainsi, à considérer les choses en général sur toute la durée du monde, il faut donc dire que le
Christ est à la tête de tous les hommes, mais selon divers degrés : 1. D’abord et avant tout, il est

à la tête de ceux qui lui sont unis en acte par la gloire (actu … per gloriam) ; 2. de ceux qui lui

sont unis en acte par la charité (actu … per caritatem) ; 3. de ceux qui lui sont unis en acte par la

foi (actu … per fidem) ; 4. de ceux qui lui sont unis seulement selon une puissance non encore

passée à l’acte (solum potentia nondum ad actum reducta), mais qui y passera un jour au gré de

la prédestination divine ; 5. de ceux qui lui sont unis selon une puissance qui jamais ne passera à

l’acte (in potentia … nunquam reducetur ad actum) ; c’est le cas des hommes vivant encore en ce

monde qui ne sont pas prédestinés

54

.

22

Voegelin reviendra maintes fois sur ce texte pour lui central. Il en fait en particulier une

explication dans son cours prononcé en 1964 à Munich surHitler et les allemands. Voegelin
examine à cet endroit le rôle joué par les institutions religieuses dans la désorientation
spirituelle de l’homme qui a été la principale cause du succès du nazisme. Une part de
responsabilité incombe à la sectarisation des Églises, devenues églises nationales au mépris
de leur vocation œcuménique, et à l’oubli de la dimension mystique du corps social :

55 Hitler et les Allemands, ch. 35, trad. angl. dans Coll. Works, t. XXXI, p. 203 ou trad. fr. par M.

(...)

Ce qui est inacceptable, c’est que l’Église catholique et les autres Églises qui en sont dérivées par

schisme et par d’autre type de séparation se posent comme seul et unique corpus mysticum,
comme si le reste de l’humanité ne faisait pas partie de ce dernier. Depuis le Moyen Âge, il y a

donc une étrange tension en théologie, dont se dégage une tendance, parallèle au développement

de l’État-nation, à faire valoir l’idée de corpus mysticum telle que celle-ci a été formulée à un

niveau philosophique très élevé par saint Thomas

55

.

23

Un sectarisme similaire inspire, pour Voegelin, l’encyclique de Pie XII. Sans doute celle-ci

appelle à l’unité de l’Église, mais à une unité fondée sur une conception étroite et
dogmatique du sacrement :

56 Ibid., ch. 37, Coll. Works, t. XXXI, p. 211, trad. par M. Köller et D. Séglard, op. cit.

Cette encyclique […] définit l’appartenance à l’Église catholique de la manière la plus restrictive qui

fût jamais, dans la mesure où les membres de la communauté du corpus mysticum est

exclusivement limitée aux membres de l’Église catholique ayant reçu les sacrements

56

.

24

Citons en effet à nouveau un extrait de cette encyclique :

Parce que […] ce Corps de nature sociale qu’est le Corps du Christ doit être un corps visible, il faut

que cet accord de tous les membres se manifeste aussi extérieurement, par la profession d’une

background image

même foi, mais aussi par la communion des mêmes mystères, par la participation au même
sacrifice, enfin par la mise en pratique et l’observance des mêmes lois.

57 K. Rahner,Theological investigations, Baltimore, 1963.

25

On peut en réalité conserver cette définition sacramentaire du corps mystique, mais à

condition d’élargir cette notion de sacrement. Au sens large, tous les hommes ont des
sacrements sous la forme d’une relation au sacré capable d’investir l’ordre politique. Aussi
Voegelin, s’inspirant ici du théologien Karl Rahner

57

, oppose-t-il l’œcuménisme de Thomas

d’Aquin au dogmatisme de Pie XII. Pour Voegelin lecteur de Thomas, la diversité des
charismes permet finalement d’intégrer tous les hommes, quelle que soit la forme que
prenne leur expérience du sacré, à l’intérieur du corpus mysticum. Citons Thomas :

58 Somme de théologie, IIIa, q. VIII, a. 3, ad primum. , op. cit., p. 87–88. On remarquera dans la re

(...)

Même si les infidèles ne sont pas membres de l’Église en acte, ils le sont en puissance. Cette

puissance a deux fondements : premièrement et principalement, la puissance du Christ (virtus
Christi
) qui suffit au salut de tout le genre humain ; deuxièmement, le libre arbitre [de chacun]

(arbitrii libertas)

58

.

26

Par ce double fondement, de la puissance gracieuse du Christ et par la libre volonté des

hommes, le non-chrétien peut à tout moment devenir membre de l’Église en acte. Il
appartient donc sur le mode de la puissance (d’une puissance susceptible d’être actuée) au
corps mystique du Christ. La question du sacrement se pose à Thomas en ce qui regarde les
sacrements de l’ancienne loi, qui, selon l’objection présentée par Thomas, ne se rattachent
pas aux réalités éternelles par la voie du Christ, mais seulement à « une image et une ombre
des choses célestes ». Voici la réponse de Thomas :

59 Ibid., ad tertium, op. cit., p. 89.

Les saints Pères ne s’arrêtaient pas aux sacrements de la Loi comme à des réalités [terminales]

(tanquam quibusquam rebus), mais comme à des images et à des préfigurations des réalités à

venir. Le mouvement vers l’image selon qu’elle est une image est en effet le même que celui vers

la réalité, ainsi que l’explique le Philosophe […]. Et c’est pourquoi les anciens Pères étaient portés
vers le Christ par la même foi et le même amour qui nous portent nous-mêmes vers lui. Et c’est

ainsi que les anciens Pères appartenaient au même corps de l’Église auquel nous appartenons

59

.

27

Disons pour résumer qu’un symbole d’un symbole de la divinité reste un symbole de cette

divinité. Ce qui compte en premier lieu, ce n’est pas l’objet auquel s’applique le symbole,
mais l’acte symbolique lui-même et sa visée transcendante. À ce compte, pour Voegelin, tout
symbole de la transcendance, pour autant qu’il traduit une expérience authentique de
l’existence humaine, est un sacrement, ou, pour employer une expression qui, selon
Voegelin, a manqué à Thomas, un « quasi-sacrement » :

60 Hitler et les Allemands, ch. 37, p. 224–225.

[Thomas] conclut que l’imitation du Christ hors de l’Église ne constitue pas simplement un

problème pour l’individu, sous la forme de l’acceptation personnelle de la Parole, ou quelque chose

de ce genre, mais, comme il le dit discrètement, a une dimension « quasi-sacramentelle » […].

Tous les hommes qui nous sont historiquement connus, qui ont vécu dans les sociétés historiques,
ont toujours fait appel à des sacrements pour exprimer leur présence sous Dieu. […]. Chaque tribu

primitive a des sacrements d’adoration des dieux, des rites d’initiation à la communauté, qui

représentent toujours, à l’aide d’idées encore très compactes, la présence du lien existant, dans la

réalité spario-temporelle, avec le monde du divin

60

.

61 Voir sur ce point L. Strauss-E. Voegelin,Correspondance 1934–1964. Foi et philosophie politique,

(...)

62 « Toute synthèse est en fait un choix soit en faveur de Jérusalem soit en faveur d’Athènes » (Leo

(...)

background image

28

La conception voegelinienne du corps mystique est essentiellement non dogmatique. On

peut l’étendre à toute société ouverte au mystère de l’existence. S’il y a un point qui a
opposé Voegelin à Leo Strauss, c’est bien la relation entre Athènes et Jérusalem

61

: loin de

voir là deux ordres inconciliables (celui de la raison et celui de la foi)

62

, Voegelin voit deux

ordres également fondés sur une ouverture à l’expérience du sacré — la société comprise sur
le modèle de l’âme tendue vers son principe divin chez Platon, la société investie par
le pneuma du Christ chez saint Paul. Ce pagano-christianisme est au fondement même de la
méthodologie voegelinienne : l’herméneutique comparée des symboles suppose cette
analogie entre des symboles d’époque diverses et de cultures diverses. Citons la réponse de
Voegelin au Professeur Altizer, qui lui fait remarquer son usage peu orthodoxe de la
terminologie chrétienne :

63 « Answer to Pr. Altizer ―A New History and a New but Ancient God‖ » (1975), dansColl. Works, t. X

(...)

Thomas d’Aquin […] considère le Christ comme la tête du corpus mysticumembrassant, non

seulement les Chrétiens, mais l’humanité entière de la création du monde à sa fin. Pratiquement,

cela signifie que chacun doit reconnaître, et rendre intelligible, la présence du Christ dans un

hymne babylonien, ou dans une pensée taoïste, ou dans un dialogue platonicien, au même titre
exactement que dans l’Évangile

63

.

29

Que reste-t-il de cet « âge œcuménique » dans notre modernité, marquée en particulier

par l’émergence des souverainetés nationales ? Le corpus mysticum Christi ne représente-t-il
qu’une catégorie historiographique et un modèle négatif d’évaluation de notre modernité, ou
représente-t-il encore un projet vivant à notre époque des nations ? Quelque chose en a été
retenu par Nicolas de Cues, auquel Voegelin consacre quelques belles pages dans
son Histoire des idées politiques, et dont nous citons un extrait :

64 History of Political Ideas, « The Latter Middle Ages », dansColl. Works, t. XXI, p. 266.

À l’époque même où le Sacrum Imperium médiéval fut désarticulé pour former les societates

perfectae de l’église et des nations, à l’époque même où la catégorie de corps mystique fut

transférée de la Chrétienté universelle aux corps des nations particulières, Cues a fait émerger la

nouvelle concordantia de l’humanité des forces d’un nouveau mysticisme intellectuel. Les nations

issues du Sacrum Imperium ne devaient pas devenir une pluralité de puissances factuelles et

brutales privées de la grâce : la foi mystique de la concordantia de l’humanité fut ainsi étendue
au-delà de ces nations particulières, comme un arc éternel, outrepassant de loin les conflits

temporels

64

.

30

À la nostalgie du Sacrum Imperium succède donc bien avec Cues un projet concret, à

même d’investir notre monde des nations — une bonne sécularisation pourrait-on dire.

65 C’est là le thème majeur de la conférence Science, politique et gnose de 1958, l’interdiction, che

(...)

31

Plus étonnant est l’éloge que Voegelin fait de Jean Bodin dans l’ouvrage de

1966, Anamnesis : Bodin n’est-il pas, chez Carl Schmitt par exemple, le hérault de la
sécularisation entendue comme confiscation des attributs du Dieu tout-puissant par une
souveraineté intra-mondaine ? Voegelin retient pour sa part que le souverain de Bodin est
maître absolu après Dieu. Il se substitue moins à Dieu qu’il tire de lui son autorité
charismatique : Bodin n’est à ce compte peut-être pas si loin de Thomas d’Aquin — en tout
cas, il ne marque pas vis-à-vis de l’ordre antique et médiéval une rupture, comme c’est le
cas chez Schmitt ou chez Strauss. Sont aussi sauvegardés chez Bodin la distinction des rangs
et l’articulation de l’humanité en un corps mystique unissant les différentes périodes et les
différentes civilisation. C’est cependant dans le Colloquium heptaplomeres que Voegelin voit
l’aboutissement de la vision mystique de Bodin. Bodin y affirme la réalité d’une même foi
mystique au-delà de la diversité des expériences symboliques. Cette unité dans la diversité
permet d’envisager la possibilité d’un nouvel âge œcuménique, dans une perspective
catholique si l’on veut, mais un catholicisme « polythéiste » ou, pour reprendre un terme de
Gioberti, « polygonal », en ce qu’il fait place, au sein de son corps mystique, à toutes les
expériences possibles du sacré. La tolérance ne signifie pas dans ce contexte un laisser faire
dans une désorientation générale des esprits, mais le juste équilibre entre l’expression
symbolique et son incapacité à exprimer la totalité de l’expérience de la participation au
divin, la sauvegarde d’une relation au divin non dogmatique, toujours consciente de son

background image

incomplétude, bref, d’une relation questionnante (socratique) à la transcendance

65

. C’est

peut-être à cet endroit que l’on peut chez Voegelin sauver à la fois la sécularisation et
l’authenticité d’un ordre politique. Si l’Angleterre et les États-Unis suscitent pour Voegelin
des motifs d’espoir en l’avenir de nos sociétés humaines, c’est parce que, contrairement aux
sociétés européennes nées des Lumières, elles restent des sociétés ouvertes sur la vérité de
Dieu, capables, grâce à une reconnaissance de finitude, d’intégrer la diversité des
expériences religieuses et des relations au sacré à l’intérieur d’un espace communautaire qui
n’est pas un espace sectaire. C’est là peut-être tout ce qui sépare l’œcuménisme voegelinien
du catholicisme polygonal d’un Gentile

66

, lui aussi compris sur un modèle néoplatonicien,

mais à l’intérieur d’une conception radicalement fermée et immanente de la société politique
— capable de créer sa vérité et son ordre propre. En substituant cette pensée de l’ouverture
à la transcendance à une pensée de l’appropriation de la vérité, Voegelin substitue aussi au
savoir systématique et dogmatique du gnostique un savoir questionnant, ouvert sur la
question de l’arkhè ou, mieux, au savoir effectif l’amour socratique du savoir. Au savoir
questionnant de Socrate, le gnostique substitue un savoir effectif, revêtu d’un pouvoir
sotériologique quasi-magique. Le gnostique se ferme du même coup au problème de
l’archè : c’est à cette question de l’archè que la pensée de Voegelin veut rester ouverte.

Haut de page

Notes

1

Carl Schmitt, Théologie politique (1922), trad. par J.-L. Schlegel, Paris, Gallimard, 1988, p. 46.

2

Nous nous référons ici à l’édition française Lettre encyclique « Mystici corporis Christi » de Sa

Sainteté le Pape Pie XII sur le corps mystique de Jésus-Christ et notre union en lui avec le Christ
(29 juin 1943), Paris, Maison de la Bonne Presse, 1943, qui peut aussi être consultée sur internet
à

l’adresse

suivante :

< http://www.vatican.va/holy_father/pius_xii/encyclicals/documents/hf_p-
xii_enc_29061943_mystici-corporis-christi_fr.html >.

3

« Nous avons confiance que même à ceux qui sont séparés du giron de l’Église catholique,

Notre exposé du Corps mystique de Jésus-Christ ne déplaira pas et ne sera pas inutile. […]
Lorsqu’ils voient actuellement se dresser nation contre nation, royaume contre royaume, croître
indéfiniment les discordes, les haines et les semences de rivalité, s’ils jettent leurs regards vers
l’Église, s’ils contemplent l’unité qu’elle tient de Dieu — et qui rattache au Christ par un lien
fraternel les hommes de n’importe quelle descendance — alors ils seront vraiment forcés
d’admirer cette société inspirée par l’amour, et ils seront attirés, sous l’impulsion et avec l’aide de
la grâce divine, à s’associer eux-mêmes à cette unité et à cette charité » (Lettre encyclique …, op.
cit.
, p. 5).

4

« Nous déplorons et Nous condamnons l’erreur funeste de ceux qui rêvent d’une prétendue

Église, sorte de société formée et entretenue par la charité, à laquelle — non sans mépris — ils en
opposent une autre qu’ils appellent juridique. Mais c’est tout à fait en vain qu’ils introduisent cette
distinction : ils ne comprennent pas, en effet, qu’une même raison a poussé le divin Rédempteur à
vouloir, d’une part, que le groupement des hommes fondé par lui fût une société parfaite en son
genre et munie de tous les éléments juridiques et sociaux, pour perpétuer sur la terre l’œuvre
salutaire de la Rédemption ; et, d’autre part, que cette société fût enrichie par l’Esprit Saint, pour
atteindre la même fin, de dons et de bienfaits surnaturels » (Ibid., p. 35).

5

« Dans le corps moral […], il n’y a pas d’autre principe d’unité que la fin commune et, au

moyen de l’autorité sociale, la commune poursuite de cette même fin […] » (Ibid., p. 33–34).

background image

6

Ibid., p. 34.

7

Ibid., p. 39.

8

Ibid., p. 22.

9

Corpus Mysticum. L’Eucharistie et l’Église au Moyen Âge, Paris, Aubier-Montaigne, 1948,

rééd. 1969, p. 63.

10

Voir Aristote, Métaphysique,

, 2, 1003 a 33 - b 10,

, 4, 1030 a 34 - b 3 ou

, 3,

1060 b 32 – 1061 a 10.

11

H. de Lubac, op. cit., p. 81.

12

Ibid., p. 103–104.

13

Ibid., p. 269.

14

Ibid., p. 280.

15

Ibid., p. 128. Citons le texte de la Somme de théologie, IIIa, q. VIII, a. 1,resp. : « On dit que

toute l’Église est un seul corps mystique par comparaison avec le corps naturel de l’homme dont
les divers membres ont des actes divers, ainsi que l’enseigne l’Apôtre dans l’épître aux Romains
(

XII

, 4–5) et dans la première épître aux Corinthiens (

XII

, 12) ; de même on dit que le Christ est

tête de l’Église selon une comparaison (secundum similitudem) avec la tête de l’homme, dans
laquelle on peut observer trois choses : l’ordre, la perfection, la puissance (ordinem, perfectionem
et virtutem
) […]. Ces trois fonctions appartiennent au Christ spirituellement (spiritualiter) : – 1. En
raison de sa proximité par rapport à Dieu, sa grâce est en effet la plus élevée et la première […]. –
2. Quant à la perfection, il possède la plénitude de toutes les grâces […]. – 3. Il a enfin la
puissance de communiquer la grâce à tous les membres de l’Église […]. Il est donc évident que le
titre de tête de l’Église est donné au Christ de façon convenante (convenienter) » (Saint Thomas
d’Aquin, Somme théologique. Le Verbe incarné, tome deuxième (3a, Questions 7–15), nouvelle
trad. fr., notes et appendices par J.-P. Torrell, Paris, Cerf, 2002, p. 76–78).

16

Ibid., p. 256.

17

Ce sera aussi là le sens des ouvrages bien connus de Lubac sur Le Drame de l’humanisme

athée paru la même année que Corpus mysticum, ou encoreSurnaturel, paru deux ans plus tard,
en 1946.

18

Ibid., p. 292.

19

Article repris dans Mourir pour la patrie, trad. par L. Mayali et A. Schütz, présentation de

Pierre Legendre, Paris, P.U.F., 1984, p. 105–141.

background image

20

On se réfèrera à ce propos à la biographie de A. Boureau, Histoires d’un historien,

Kantorowicz, 1990, reprise en postface à E. Kantorowicz, Œuvres, Paris, Gallimard « Quarto »,
2000, p. 1268 et surtout 1306 sq. ou encore à J.F. Courtine,Nature et empire de la loi. Études
suareziennes
, Paris, Vrin, 1999, p. 163 sq.

21

Voir A. Boureau, op. cit. , p. 128–1292.

22

« Mourir pour la patrie … », dans Mourir pour la patrie, op. cit., p. 139–140.

23

On peut distinguer trois grandes périodes dans l’œuvre de Voegelin en relation à la question

du corps mystique : 1/ La question du corps mystique est abordée dès 1933, dans l’ouvrage Rasse
und Staat
, pour être reprise dans le pamphlet de 1938 Die Politischen Religionen. Elle a
principalement dans ces ouvrages une fonction polémique. 2/ Dans la période de l’immédiat après-
guerre, cette réflexion est reprise sous un angle généalogique, similaire à celui de Kantorowicz
(comme lui, Voegelin a été influencé par le cercle de Stephan George dans la Munich des années
1920), dans le grand projet qui anime Voegelin d’écrire un manuel d’Histoire des idées politiques.
3/ Les Wallgreen lectures prononcées à Chicago en 1951, qui donnent naissance à l’ouvrage
majeur The New Science of Politics,marquent un tournant dans la carrière de Voegelin comme
dans son œuvre, poursuivi dans la somme politique que constitue Order and history, dont la
publication s’étend de 1956 à la mort de Voegelin en 1985. Le thème du corps mystique est moins
présent dans les ouvrages de cette période, mais ses rares apparitions sont significatives, en
particulier dans le cours munichois de 1964 surHitler et les Allemands ou encore dans l’ouvrage un
peu déroutant de 1966,Anamnesis, où Voegelin tente une herméneutique descriptive
d’expériences infantiles non sensorielles.

24

Sur cette opposition Voegelin/Kelsen, voir. notre article « Le ―fétichisme de la norme‖ :

Voegelin critique de Kelsen », à paraître dans Le Conflit entre droit et politique, dir. par
É. Delruelle, Paris-Bruxelles, Bruylant LGDJ.

25

Voegelin se réfère très explicitement à Hauriou et donne un résumé du début de la seconde

édition du Précis du droit constitutionnel (Paris, 1929) dans saNouvelle science du politique (I, 8).
Voir The Collected Works of Eric Voegelin, éd. par P. Caringella et al.Columbia and London,
University of Missouri Press, 1997–, 34 vol. (noté par la suite [Coll. Works]), t.

V

, p. 126, ou

E. Voegelin, La Nouvelle Science du politique. Une introduction, trad. préf. et notes par
S. Courtine-Denamy, Paris, Seuil, 2000, p. 90–91.

26

En ce sens, et malgré les divergences politiques fortes, on peut rapprocher la réflexion de

Voegelin à celle de Claude Lefort. Voir notamment « Permanence du théologico-politique »
(dans Le Temps de la réflexion, 2, Paris, Gallimard, 1981, repris dans Essais sur le politique.

XIX

e

XX

e

siècles, Paris, Points-Seuil, 1986, p. 275–329), où Lefort définit la pensée du politique (par

opposition à celle de la politique) comme une pensée portant sur les principes symboliques
d’intériorisation générateurs du social.

27

Voir la recension par Voegelin de la General Political Science de Sander, Coll. Works, t. IX,

p. 155. Sauf indication contraire, c’est nous qui traduisons les textes de Voegelin à partir de
l’édition anglaise de ses œuvres.

background image

28

Cette question de la vérité des symboles en tant que symboles structurant du champ politique

se trouve posée dans la seconde des Walgreen Lectures« Représentation et vérité », publiée dans
l’ouvrage de 1952.

29

« The growth of the race idea » (1940), dans Published Essays 1940–1952,Coll. Works, t.

X

,

p. 46. Cet article (Coll. Works, t.

X

, p. 27–61) pour fin de présenter au public américain un

résumé des deux ouvrages de 1933, même si l’on trouve des compléments d’analyses qui
proviennent des Religions politiques de 1938. Un résumé avait aussi rédigé en 1935 (les ouvrages
étant à cette période retirés de la vente) pour le public allemand : « Rasse und Staat »,
dansPsychologie des Gemeinschaftslebens, éd. par O. Klemm, Iena, G. Fischer, 1935, p. 91–104
(trad. angl. dans Coll. Works, t. IX, p. 40–53).

30

Nouvelle Science du politique, VI, 6, Coll. Works, t. VI, p. 241, trad. par S. Courtine-

Denamy, op. cit., p. 257.

31

Voir Coll. Works, t. II, p. 139 et t. X, p. 27–28.

32

Voir sur ce point notre article « Intellect spéculatif et intellect opératif dans la conception des

fins de l’homme de Pietro Pomponazzi. Remarques sur la comparaison organiciste du ch.

XIV

du De

immortalitate animæ », à paraître dans les actes du colloque de Tours de juillet 2004, « Vie active
et vie contemplative
», éd. par Ch. Trottmann, éd. de l’École Française de Rome, à paraître.

33

Voir Coll. Works, t. II, p. 132–138 et t. X, p. 34–35, dont nous présentons ici les principaux

points.

34

I Tim.,

IV

, 10, trad. TOB.

35

C’est là un thème paulinien récurrent. Citons les deux textes les plus caractéristiques. Le

premier est celui de l’épître aux Romains : « Comme nous avons plusieurs membres en un seul
corps, et que ces membres n’ont pas tous la même fonction, ainsi, à plusieurs, nous sommes un
seul corps en Christ, étant tous membres les uns des autres, chacun pour sa part. Et nous avons
des dons qui diffèrent selon la grâce qui nous a été accordée. Est-ce le don de prophétie ? Qu’on
l’exerce en accord avec la foi. L’un a-t-il le don du service ? Qu’il serve. L’autre celui d’enseigner ?
Qu’il enseigne. Tel autre celui d’exhorter ? Qu’il exhorte. Que celui qui donne le fasse sans calcul,
celui qui préside, avec zèle, celui qui exerce la miséricorde, avec joie » (Rom.,

XII

, 4-8, trad. TOB).

Le second est extrait de la première épître aux Corinthiens : « Il y a diversité des dons de la
grâce, mais c’est le même Esprit ; diversité des ministères, mais c’est le même Seigneur ;
diversité de modes d’action, mais c’est le même Dieu qui, en tous, met tout en œuvre. À chacun
est donnée la manifestation de l’esprit en vue du bien de tous. À l’un, par l’Esprit, est donné un
message de sagesse, à l’autre un message de connaissance, selon le même Esprit ; à l’un, dans le
même esprit, c’est la foi ; à un autre, dans l’unique Esprit, ce sont les dons de guérison ; à tel
autre d’opérer des miracles, à tel autre de prophétiser, à tel autre de discerner les esprits, à tel
autre encore, de parler en langues, de les interpréter. Mais tout cela, c’est l’unique et même Esprit
qui le met en œuvre, accordant à chacun des dons personnels divers, comme il veut » (I Cor.,

XII

,

4-11, trad. TOB). Le thème des dons de la grâce se trouve ensuite articulé à celui du corps du
Christ : « Or vous êtes les corps du Christ et vous êtes ses membres, chacun pour sa part. Et ceux
que Dieu a disposés dans l’Église sont, premièrement des apôtres, deuxièmement des prophètes,
troisièmement des hommes chargés de l’enseignement ; vient ensuite le don des miracles, puis de

background image

guérison, d’assistance, de direction, et le don de parler en langues. Tous sont-ils apôtres ? Tous
prophètes ? Tous enseignent-ils ? Tous font des miracles ? Tous interprètent-ils ? » (I Cor.,

XII

,

27-30, trad. TOB).

36

Éph.,

IV

, 11-12 et 15-16, trad. TOB.

37

Voir Coll. Works, t. II, p. 139–141 et t. X, p. 37–38.

38

Voir Coll. Works, t. II, p. 180 sq. et t. X, p. 59.

39

Voir Coll. Works, t. II, p. 139–140 et t. X, p. 36–37.

40

L’idée de départ était d’écrire un manuel. Celui-ci prendra rapidement de telles proportions

(8 volumes dans l’édition américaine des œuvres de Voegelin — alors que le projet éditorial
prévoyait 200 à 250 pages) qu’il sera impubliable comme tel du vivant de Voegelin. Il occupe les
tomes XIX à XXVI des Coll. Works.

41

Voir en particulier Coll. Works, t. II, p.

XX

et 154.

42

Les « anachronismes » de Voegelin, feront l’objet de critiques de la part d’Hanna Arendt et de

Carl Friedrich . Voir à ce sujet B. Cooper, Eric Voegelin and the Foundations of Modern Political
Science
, Columbia and London, University of Missouri Press, 1999, p. 147–152. Ceux-ci se
justifient en grande partie du fait que l’histoire elle-même est sous-tendue une structure
anthropologique reposant en dernière instance sur des expériences existentielles (anhistoriques)
de la transcendance.

43

« Siger de Brabant », paru dans Philosophy and Phenomenological Research, 4 (1944),

p. 507–526. Voir « History of Political Ideas », p.

XX

et 178–204 dans Coll.Works, t. II.

44

Voir en particulier History of Political Ideas, dans Coll. Works, t. II, p.

XX

, p. 126-143. La

référence du processus de la cloture de la substance sacrale à l’eschatologie de Joachim de Flore
fait déjà l’objet des réflexions de Voegelin dans les Religions politiques de 1938 (voir
trad. Schmutz, op. cit., p. 69–73). On pourra bien entendu comparer les réflexions de Voegelin sur
Joachim de Flore à celles de Karl Löwith, Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la
philosophie de l’histoire
, (1

ère

éd. anglaise 1949, éd. allemande revue 1953, trad. par

M. Ch. Challiol-Gillet, S. Hurstel et J.-F. Kervégan, Paris, Gallimard, 2002, ch.

VIII

, p. 184–199),

l’un et l’autre voyant dans sa pensée un des points d’articulation autour duquel se fonde notre
modernité (comprise en négatif pour les deux auteurs).

45

La figure de Hobbes varie considérablement des Religions politiques de 1938 aux Walgreen

lectures de 1951. En 1938, le Léviathan de Hobbes constitue le modèle type de la société résultant
de la « décapitation de Dieu » et reposant sur un fondement symbolique immanent. Le résultat est
sans doute le même en 1951, mais il résulte cependant d’une tentative de restauration de l’ordre
à partir de la formation d’un symbole anti-gnostique.

background image

46

« L’idée d’un monde moral a donc une réalité objective […] par son rapport au monde

sensible, considéré seulement comme un objet de la raison pure dans son usage pratique, et à
un corpus mysticum des êtres raisonnables en lui, en tant que leur libre arbitre, sous l’empire des
lois morales, a en soi une unité systématique universelle aussi bien avec lui-même qu’avec la
liberté de tout autre » (Critique de la raison pure, « Canon de la raison pure », troisième section :
« De l’idéal du souverain bien comme principe qui détermine la fin suprême de la raison », trad. et
notes de A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, P.U.F., 1944 [rééd. 1975], p. 545). Voir H. de
Lubac, op. cit., p. 134.

47

H. de Lubac, Corpus mysticum …, op. cit., p. 130–131.

48

La Nouvelle Science du politique. Une introduction, trad., préface et notes par S. Courtine-

Denamy, Paris, Seuil, 2000, p. 159. Une grande partie du ch.

III

de cet ouvrage (« La lutte pour la

représentation dans l’Empire romain ») reprend des thèmes empruntés directement à l’ouvrage
d’E. Peterson, Der Monotheismus als politisches Problem : Ein Betrag zur Geschichte der
politischen Theologie im Imperium Romanum
, Leipzig, 1935.

49

« Assurément, l’Église du Christ n’est pas de ce monde et de son histoire, mais elle

est dans ce monde. En d’autres termes, elle occupe et crée de l’espace, et ―espace‖ signifie ici
imperméabilité, visibilité et vie publique ». C. Schmitt,Théologie politique, trad. Par J.-L. Schlegel,
Paris, Gallimard, 1988, p. 116.

50

E. Voegelin, Les Religions politiques, trad. par J. Schmutz, Paris, Cerf, 1994, p. 35.

51

Voir Coll. Works, t. IX, p. 37.

52

On remarquera l’opposition diamétrale des analyses d’Eric Voegelin et de Blandine Kriegel sur

ce point. Blandine Kriegel (Introduction à La Politique de la raison (Les Chemins de l’État, 2),
Paris, Payot, 1994), se référant contre Kantorowicz à l’ouvrage classique de Marc Bloch, Les Rois
thaumaturges
de 1924, défend une « conception ministérielle et non christologique de la royauté »
(p.

XXIX

), opposant la théologie politique absolutiste du Saint Empire à la mystique des monarchies

anglaise et française, dans lesquelles le roi, oint sur le modèle de l’onction des rois d’Israël,
reconnaît la finitude de son pouvoir et son ordination à une puissance spirituelle qu’il n’incarne pas
lui-même. Voegelin pour sa part voit bien plutôt dans la formation des monarchies un processus
de particularisation et de sectarisation, qui relève du processus d’egophanie et « referme » la
société ouverte du Sacrum Imperium.

53

Voir le texte cité de la Summa theologiae, la IIIa, q. 8, a. 1.

54

« Somme de théologie », IIIa, q. VIII, a. 3, resp., dans saint Thomas d’Aquin,Somme

théologique. Le Verbe incarné, tome deuxième, op. cit., p. 85–87.

55

Hitler et les Allemands, ch. 35, trad. angl. dans Coll. Works, t. XXXI, p. 203 ou trad. fr. par

M. Köller et D. Séglard, Paris, Seuil, 2003, p. 214.

56

Ibid., ch. 37, Coll. Works, t. XXXI, p. 211, trad. par M. Köller et D. Séglard, op. cit.

background image

57

K. Rahner, Theological investigations, Baltimore, 1963.

58

Somme de théologie, IIIa, q. VIII, a. 3, ad primum. , op. cit., p. 87–88. On remarquera dans

la responsio de Thomas le caractère composite de la liste des degrés par lesquels le Christ est à la
tête de tous les hommes : s’y trouvent croisés une tripartition fondée sur la distinction des vertus
théologales (comprises ici comme divers charismes) et une bipartition fondée sur l’opposition
aristotélicienne de l’acte et de la puissance. Il en résulte qu’être uni au Christ en puissance (et
même selon une puissance qui ne sera jamais actuée), c’est encore être uni à lui selon un
charisme particulier.

59

Ibid., ad tertium, op. cit., p. 89.

60

Hitler et les Allemands, ch. 37, p. 224–225.

61

Voir sur ce point L. Strauss-E. Voegelin, Correspondance 1934–1964. Foi et philosophie

politique, éd. par P. Emberley et B. Cooper, trad. par S. Courtine-Denamy, Paris, Vrin, 2004, en
particulier les articles de Thomas J.-J. Altizer (« Le conflit théologique entre Strauss et Voegelin »,
p. 301–311) et d’Ellis Sandoz (« Rationalisme médiéval ou philosophie mystique ? Réflexion sur la
correspondance Strauss-Voegelin », p. 331–353).

62

« Toute synthèse est en fait un choix soit en faveur de Jérusalem soit en faveur d’Athènes »

(Leo Strauss, lettre à Voegelin du 25 février 1951 (lettre 37), dans L. Strauss-
E. Voegelin, Correspondance 1934–1964, op. cit., p. 108).

63

« Answer to Pr. Altizer ―A New History and a New but Ancient God‖ » (1975), dans Coll.

Works, t. XII, p. 294.

64

History of Political Ideas, « The Latter Middle Ages », dans Coll. Works, t. XXI, p. 266.

65

C’est là le thème majeur de la conférence Science, politique et gnose de 1958, l’interdiction,

chez Hegel, chez Marx, chez Nietzsche et chez Heidegger, de poser des questions.

66

Voir à ce sujet notre article « Laïcité positive et polygonie du vrai. La religion de Giovanni

Gentile et sa lecture de la philosophie renaissante », dans, La laïcité, numéro thématique
des Archives de philosophie du droit, éd. par R. Sève et F. Terré, 2004, p. 61–76.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier
Thierry Gontier, « Corps mystique et société politique chez Eric Voegelin », Noesis, 12 | 2007, 89-
116.

Référence électronique

background image

Thierry Gontier, « Corps mystique et société politique chez Eric Voegelin », Noesis[En ligne],
12 | 2007, mis en ligne le 28 décembre 2008, consulté le 27 mai 2013. URL :
http://noesis.revues.org/1313

Haut de page

Auteur

Thierry Gontier

Thierry Gontier est professeur de philosophie morale et politique à l’université Jean Moulin-Lyon 3.
Ses travaux ont notamment porté sur la philosophie de la Renaissance, sa réappropriation de la
philosophie antique ainsi que ses interprétations contemporaines. Sont récemment parus : Le
Vocabulaire de Bacon
(Paris, Ellipses, 2003), Descartes et la causa sui : autoproduction divine,
autodétermination humaine
(Paris, Vrin, 2005) ainsi que le collectif Animal et animalité dans la
philosophie de la Renaissance et de l’Âge Classique
(Louvain-la-Neuve, éditions Peeters, 2005). Il
travaille actuellement sur la philosophie morale de Montaigne ainsi que sur les symboliques du
politique à la Renaissance et à l’époque contemporaine.

Articles du même auteur

Avant-Propos

[Texte intégral]

Paru dans Noesis, 10 | 2006

Nietzsche, Burckhardt et la « question » de la Renaissance

[Texte intégral]

Paru dans Noesis, 10 | 2006

Science de l’histoire ou métaphysique de l’esprit ?

[Texte intégral]

L’interprétation actualiste de la « Science nouvelle »

Paru dans Noesis, 8 | 2005

Haut de page

Droits d’auteur

© Tous droits réservés


Wyszukiwarka

Podobne podstrony:

więcej podobnych podstron