Balzac Contes bruns


CONTES BRUNS.

Par

Honorй de Balzac, Philarиte Chasles et Charles Rabou.

PARIS.

MDCCCXXXII.

[Note du transcripteur: Ce text utilise l'orthographe du XIXe siиcle:

siиge = siйge, complиtement = complйtement, вme = ame, savants = savans,

documents = documens, etc.]

UNE CONVERSATION

ENTRE ONZE HEURES ET MINUIT.

Je frйquentais l'hiver dernier une maison, la seule peut-кtre oщ

maintenant, le soir, la conversation йchappe а la politique et aux

niaiseries de salon. Lа viennent des artistes, des poиtes, des hommes

d'йtat, des savans, des jeunes gens occupйs de chasse, de chevaux, de

femmes, de jeu, ailleurs, de toilette, mais qui, dans cette rйunion,

prennent sur eux de dйpenser leur esprit, comme ils prodiguent ailleurs

leur argent ou leurs fatuitйs.

Ce salon est le dernier asile oщ se soit rйfugiй l'esprit franзais

d'autrefois, avec sa profondeur cachйe, ses mille dйtours, sa politesse

exquise. Lа vous trouverez encore quelque spontanйitй dans les coeurs,

de l'abandon, de la gйnйrositй dans les idйes. Nul ne pense а garder sa

pensйe pour un drame, ne voit des livres dans un rйcit. Personne ne vous

apporte le hideux squelette de la littйrature, а propos d'une saillie

heureuse ou d'un sujet intйressant.

Pendant la soirйe que je vais raconter, le hasard, ou plutфt l'habitude,

avait rйuni plusieurs personnes auxquelles d'incontestables mйrites

ont valu des rйputations europйennes. Ceci n'est point une flatterie

adressйe а la France; plusieurs йtrangers йtaient parmi nous; et, par

cas fortuit, les hommes qui brillиrent le plus n'йtaient pas les

plus cйlиbres. Ingйnieuses rйparties, observations fines, railleries

excellentes, peintures dessinйes avec une nettetй brillante, pйtillиrent

et se pressиrent sans apprкt, se prodiguиrent sans dйdain comme sans

recherche, mais furent dйlicieusement senties, dйlicatement savourйes.

Les gens du monde se firent surtout remarquer par une grвce, par une

verve tout artistiques.

Vous trouverez ailleurs, en Europe, d'йlйgantes maniиres, de la

cordialitй, de la bonhomie, de la science; mais а Paris seulement,

dans ce salon et dans quelques autres encore, se rencontre l'esprit

particulier qui donne а toutes ces qualitйs sociales un agrйable

et capricieux ensemble, je ne sais quelle allure fluviale qui fait

facilement serpenter cette profusion de pensйes, de formules, de contes,

de documens historiques. Paris, capitale du goыt, connaоt seul cette

science qui change une conversation en une joute, oщ chaque nature

d'esprit se condense par un trait, oщ chacun dit sa phrase et jette

son expйrience dans un mot, oщ tout le monde s'amuse, se dйlasse et

s'exerce.

Aussi, lа seulement, vous йchangerez vos idйes, lа vous ne porterez pas,

comme le dauphin de la fable, quelque singe sur vos йpaules; lа vous

serez compris, et vous ne risquerez pas de mettre au jeu des piиces d'or

contre du billon; lа, des secrets bien trahis; lа, des causeries lйgиres

et profondes ondoyent, tournent, changent d'aspect et de couleurs а

chaque phrase. Les critiques vives, les rйcits pressйs abondent; les

yeux йcoutent; les gestes interrogent; la physionomie rйpond; tout est

esprit et pensйe.

Jamais le phйnomиne oral qui, bien йtudiй, bien maniй, fait la puissance

de l'acteur et du conteur, ne m'avait si complйtement ensorcelй; je ne

fus pas seul soumis а ces doux prestiges; nous passвmes tous une soirйe

dйlicieuse.

Entre onze heures et minuit, la conversation, jusque lа brillante,

antithйtique, devint conteuse, elle entraоna dans son cours prйcipitй de

curieuses confidences, plusieurs portraits, mille folies.

Un savant, avec lequel je fis de conserve la route de la rue

Saint-Germain-des-Prйs а l'Observatoire royal, regarda cette ravissante

improvisation comme intraduisible; mais, dans ma tйmйritй de disputeur,

je m'engageai presque а reproduire les plaisirs de cette soirйe, moins

pour soutenir mon opinion que pour donner а mes йmotions la vie factice

du souvenir, la distance qui se trouve entre la parole et l'йcrit. Mais

en voulant tвcher de laisser а ces choses leur verdeur, leur abrupte

naturel, leurs fallacieuses sinuositйs, j'ai pris la conversation а

l'heure oщ chaque rйcit nous attacha vivement. S'il fallait peindre le

moment oщ tous les esprits luttиrent, oщ toutes les opinions brыlиrent,

oщ la pensйe imita les gerbes йblouissantes d'un feu d'artifice, cette

entreprise serait une folie, et une folie ennuyeuse peut-кtre.

Donc, reprйsentez-vous assises autour d'une cheminйe, dans un salon

йlйgant, une douzaine de personnes dont toutes les physionomies, plus ou

moins tourmentйes, plus ou moins belles, expriment des passions ou des

pensйes. Trois femmes aimables, bien mises, gracieuses, dont la voix

йtait douce, prйsidaient cette scиne, а laquelle aucune sйduction ne

manqua, pour moi, du moins. A la lueur des lampes, quelques artistes

dessinaient en йcoutant, et souvent je vis la sйpia se sйcher dans leurs

pinceaux oisifs. Le salon йtait dйjа par lui-mкme un tableau tout fait,

et plus d'un peintre se trouvait lа, capable de le bien exйcuter.

Nous fыmes redevables а un vieux militaire de la tournure que prit la

conversation. Il venait d'achever une partie dans un salon voisin, et

lorsqu'il se planta tout droit devant la cheminйe, en relevant les deux

pans de son habit bleu, l'une des dames lui dit:

--Eh bien! gйnйral, avez-vous gagnй?...

--Oh! mon Dieu non... Je ne puis pas toucher une carte...

Mкme question faite а quelques joueurs qui songeaient sans doute а

s'йvader, il se trouva, comme toujours, que tout le monde avait а se

plaindre du jeu.

Rйcapitulation savamment faite, il advint qu'un sculpteur qui, а ma

connaissance, avait perdu vingt-cinq louis, fut atteint et convaincu

d'avoir gagnй six cents francs.

--Bah! les plaies d'argent ne sont pas mortelles... dit mon savant, et

tant qu'un homme n'a pas perdu ses deux oreilles...

--Un homme peut-il perdre ses deux oreilles? demanda la dame.

--Pour les perdre il faut les jouer... rйpondit un mйdecin.

--Mais les joue-t-on?...

--Je le crois bien!... s'йcria le gйnйral en levant un de ses pieds pour

en prйsenter la plante au feu.

J'ai connu en Espagne, reprit-il, un nommй Bianchi, capitaine au 6e de

ligne,--il a йtй tuй au siйge de Tarragone,--qui joua ses oreilles pour

mille йcus. Il ne les joua pas, pardieu, il les paria bel et bien; mais

le pari est un jeu. Son adversaire йtait un autre capitaine du mкme rйgiment,

Italien comme lui, comme lui mauvais garnement, deux vrais diables ensemble,

mais bons officiers, excellens militaires.

Nous йtions donc au bivouac, en Espagne. Bianchi avait besoin de mille

йcus pour le lendemain matin, et comme il ne possйdait que quinze cents

francs, il se mit а jouer aux dйs sur un tambour avec son camarade,

pendant que leurs compagnies prйparaient le souper.

Il y avait, ma foi, trois beaux quartiers de chиvre qui cuisaient dans

une marmite, prиs de nous; et nous autres officiers nous regardions

alternativement et le jeu et la chиvre qui frissonnait fort agrйablement

а nos oreilles; car nous n'avions rien mangй depuis le matin. Nos

soldats revenaient un а un de la chasse, apportant du vin et des fruits.

Nous avions un bon repas en perspective. La marmite йtait suspendue

au-dessus du feu par trois perches arrangйes en faisceau, et assez

йloignйes du foyer pour ne pas brыler; mais d'ailleurs les soldats, avec

cet instinct merveilleux qui les caractйrise, avaient fait un petit

rempart de terre autour du feu--Bianchi perdit tout; il ne dit pas un

mot; il resta comme il йtait, accroupi; mais il se croisa les bras sur

la poitrine, regarda le feu, le ciel, et par momens son adversaire.

Alors j'avais peur qu'il ne fоt quelque mauvais coup; il semblait

vouloir lui manger les entrailles. Enfin il se leva brusquement, comme

pour fuir une tentation. En se levant, il renversa l'une des trois

perches qui soutenaient la marmite, et--voilа la chиvre et notre souper

а tous les diables!... Nous restвmes silencieux; et, quoique ventre

affamй ne porte guиre de respect aux passions, nous n'osвmes rien lui

dire, tant il nous faisait peine а voir... L'autre comptait son argent.

Alors Bianchi se mit а rire. Il regarda la marmite vide, et pensa

peut-кtre alors qu'il n'avait pas plus de souper que d'argent. Il se

tourna vers son camarade, puis avec un sourire d'Italien:

--Veux-tu parier mille йcus, lui dit-il en montrant une sentinelle

espagnole postйe а cent cinquante pas environ de notre front de

bandiиre, et dont nous apercevions la baпonnette au clair de la lune,

veux-tu parier tes mille йcus que, sans autre arme que le briquet de

ton caporal,--et il prit le sabre d'un nommй _Garde-а-Pied_,--je vais

а cette sentinelle, j'en apporte le coeur, je le fais cuire et le

mange...

--Cela va!... dit l'autre; mais--si tu ne rйussis pas...

--Eh bien! _corro di Baccho_--il jura un peu mieux que cela; mais il

faut gazer le mot pour ces dames,--tu me couperas les deux oreilles...

--Convenu!... dit l'autre.

--Vous кtes tйmoins du pari!... s'йcria Bianchi d'un air triomphant, en

se tournant vers nous...

Et il partit.

Nous n'avions plus envie de manger, nous autres. Cependant, nous nous

levвmes tous pour voir comment il s'y prendrait, mais nous ne vоmes rien

du tout. En effet, il tourna par un sentier, rampa comme un serpent;

bref, nous n'entendоmes pas seulement le bruit que peut faire une

feuille en tombant. Nos yeux ne quittaient pas de vue la sentinelle.

Tout а coup, un petit gйmissement de rien, un--_heu_!... profond et

sourd nous fit tressaillir. Quelque chose tomba... Paoud!--Et nous ne

vоmes plus la sacrйe--excusez-moi, mesdames!--baпonnette.

Cinq minutes aprиs, ce farceur de Bianchi galopait dans le lointain

comme un cheval, et revint tout pвle, tout haletant. Il tenait а la main

le coeur de l'Espagnol, et le montra en riant а son adversaire.

Celui-ci lui dit d'un air sйrieux:

--Ce n'est pas tout!...

--Je le sais bien!... rйpliqua Bianchi.

Alors, sans laver le sang de ses mains, il releva les perches, rajusta

la marmite, attisa le feu, fit cuire le coeur et le mangea sans en кtre

incommodй. Il empocha les mille йcus...

--Il avait donc bien besoin de cet argent-lа?... demanda la maоtresse du

logis.

Il les avait promis а une petite vivandiиre parisienne dont il йtait

amoureux...

--Oh! madame, reprit le gйnйral, aprиs une petite pause, tous ces

Italiens-lа йtaient de vrais cannibales, et des chiens finis...--Ce

Bianchi venait de l'hфpital de Como, oщ tous les enfans trouvйs

reзoivent le mкme nom, ils sont tous des Bianchi: c'est une coutume

italienne. L'empereur avait fait dйporter а l'оle d'Elbe les mauvais

sujets de l'Italie, les fils de famille incorrigibles, les malfaiteurs

de la bonne sociйtй qu'il ne voulait pas tout-а-fait flйtrir. Aussi,

plus tard, il les enrйgimenta, il en fit la _lйgion italienne_; puis il

les incorpora dans ses armйes et en composa le 6e de ligne, auquel

il donna pour colonel un Corse, nommй Eugиne. C'йtait un rйgiment de

dйmons. Il fallait les voir а un assaut, ou dans une mкlйe!... Comme ils

йtaient presque tous dйcorйs pour des actions d'йclat, ce colonel leur

criait naпvement, en les menant au plus fort du feu:

--_Avanti, avanti, signori ladroni, cavalieri ladri_... En avant,

chevaliers voleurs, en avant, seigneurs brigands!...

Pour un coup de main, il n'y avait pas de meilleures troupes dans

l'armйe; mais c'йtaient des chenapans а voler le bon Dieu. Un jour,

ils buvaient l'eau-de-vie des pansemens; un autre, ils tiraient, sans

scrupule, un coup de fusil а un payeur, et mettaient le vol sur le

compte des Espagnols. Et, cependant, ils avaient de bons momens!... A

je ne sais quelle bataille, un de ces hommes-lа tua dans la mкlйe un

capitaine anglais qui, en mourant, lui recommanda sa femme et son

enfant. La veuve et l'orphelin se trouvaient dans un village voisin.

L'Italien y alla sur-le-champ, а travers la mкlйe, et les prit avec

lui. La jeune dame йtait, ma foi, fort jolie. Les mauvaises langues du

rйgiment prйtendirent qu'il consola la veuve; mais le fait est qu'il

partagea sa solde avec l'enfant jusqu'en 1814. Dans la dйroute de

Moscou, l'un de ces garnemens, ayant un camarade attaquй de la poitrine,

eut pour lui des soins inimaginables depuis Moscou jusqu'а Wilna. Il le

mettait а cheval, l'en descendait, lui donnait а manger, le dйfendait

contre les cosaques, l'enveloppait de son mieux avec les haillons qu'il

pouvait trouver, le couchait comme une mиre couche son enfant, et

veillait а tous ses besoins. Un soir, le diable de malade alla, malgrй

la dйfense de son ami, se chauffer а un feu de cosaques, et lorsque

celui-ci vint pour l'y reprendre, un cosaque croyant qu'on voulait leur

chercher chicane tua le pauvre Italien...

--Napolйon avait des idйes bien philosophiques! s'йcria une dame. Ne

faut-il pas avoir rйflйchi bien profondйment sur la nature humaine,

pour oser chercher ce qu'il peut y avoir de hйros dans une troupe de

malfaiteurs?...

--Oh! Napolйon, Napolйon! rйpondit un de nos grands poиtes en levant

les bras vers le plafond, par un mouvement thйвtral. Qui pourra jamais

expliquer, peindre ou comprendre Napolйon!... Un homme qu'on reprйsente

les bras croisйs, et qui a tout fait; qui a йtй le plus beau pouvoir

connu, le pouvoir le plus concentrй, le plus mordant, le plus acide

de tous les pouvoirs; singulier gйnie, qui a promenй partout la

civilisation armйe sans la fixer nulle part; un homme qui pouvait

tout faire parce qu'il voulait tout; prodigieux phйnomиne de volontй,

domptant une maladie par une bataille, et cependant il devait mourir

de maladie dans son lit aprиs avoir vйcu au milieu des balles et des

boulets; un homme qui avait dans la tкte un code et une йpйe, la parole

et l'action; esprit perspicace qui a tout devinй, exceptй sa chute;

politique bizarre qui jouait les hommes а poignйes, par йconomie, et qui

respecta deux tкtes, celles de Talleyrand et de Metternich, diplomates

dont la mort eыt йvitй la combustion de la France, et qui lui

paraissaient peser plus que des milliers de soldats; homme auquel, par

un rare privilйge, la nature avait laissй un coeur dans son corps de

bronze; homme, rieur et bon а minuit entre des femmes, et, le matin,

maniant l'Europe comme une jeune fille fouette l'eau de son bain!...

Hypocrite, gйnйreux, aimant le clinquant, sans goыt, et malgrй cela

grand en tout, par instinct ou par organisation; Cйsar а vingt-deux ans,

Cromwell а trente; puis, comme un йpicier du Pиre La Chaise, bon pиre et

bon йpoux. Enfin, il a improvisй des monumens, des empires, des rois,

des codes, des vers, un roman, et le tout avec plus de portйe que de

justesse. N'a-t-il pas fait de l'Europe la France? Et, aprиs nous avoir

fait peser sur la terre de maniиre а changer les lois de la gravitation,

il nous a laissйs plus pauvres que le jour oщ il avait mis la main sur

nous. Et lui, qui avait pris un empire avec son nom, perdit son nom au

bord de son empire, dans une mer de sang et de soldats. Homme qui, toute

pensйe et toute action, comprenait Desaix et Fouchй... Tout arbitraire

et toute justice!--le vrai roi!...

--J'aurais bien voulu qu'il fut un peu moins roi... dit en riant un

de mes amis, je n'aurais point passй six ans dans la forteresse oщ sa

police m'a jetй, comme tant d'autres.

--Mais ne vous кtes-vous pas singuliиrement йvadй?... demanda une dame.

--Non, ce n'est pas moi, rйpondit-il.

--Racontez donc cette aventure-lа, dit la maоtresse du logis, il n'y a

que nous deux ici qui la connaissions...

--Volontiers, rйpliqua-t-il, et chacun d'йcouter.

Peu de temps aprиs le 18 brumaire, dit le meilleur de nos philologues

et le plus aimable des bibliophiles, il y eut une levйe de boucliers en

Bretagne et dans la Vendйe. Le premier consul, empressй de pacifier la

France, entama comme vous le savez des nйgociations avec les principaux

chefs, dйploya les plus vigoureuses mesures militaires; et, tout en

combinant des plans de sйduction, mit en jeu les ressorts machiavйliques

de la police, alors confiйe а Fouchй. Rien de tout cela ne fut inutile,

et il rйussit а йtouffer la guerre de l'Ouest.

A cette йpoque, un jeune homme appartenant а la famille de Maillй

fut envoyй par les chouans, de Bretagne а Saumur, afin d'йtablir des

intelligences entre certaines personnes de la ville ou des environs

et les chefs de l'insurrection royaliste. Instruite de son voyage, la

police de Paris avait dйpкchй des agens chargйs de s'emparer du jeune

йmissaire а son arrivйe а Saumur. Effectivement, il fut arrкtй le jour

mкme de son dйbarquement, car il vint en bateau, sous un dйguisement de

maоtre marinier; mais c'йtait un homme d'exйcution!... Il avait calculй

toutes les chances de son entreprise, et son passe-port, ses papiers

йtaient si bien en rиgle, que les gens envoyйs pour se saisir de lui

craignirent de s'кtre trompйs.

Le chevalier de Beauvoir,--je me rappelle maintenant son nom,--avait

bien mйditй son rфle. Il cita sa famille d'emprunt, son faux domicile,

et soutint si hardiment son interrogatoire, qu'il aurait йtй mis en

libertй sans l'espиce de croyance aveugle que les espions eurent en

leurs instructions; elles йtaient trop prйcises; dans le doute, ils

aimиrent mieux commettre un acte arbitraire que de laisser йchapper un

homme а la capture duquel le premier consul paraissait attacher une

grande importance. Dans ces temps de libertй, les agens du pouvoir

national se souciaient fort peu de ce que nous nommons aujourd'hui la

_lйgalitй_. Le chevalier fut donc provisoirement emprisonnй, jusqu'а ce

que les autoritйs supйrieures eussent pris une dйcision а son йgard.

Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre, et la police

ordonna de garder trиs-йtroitement le prisonnier, malgrй toutes ses

dйnйgations.

Alors le chevalier de Beauvoir fut transfйrй, suivant de nouveaux

ordres, au chвteau de l'Escarpe. Ce nom indique assez la situation de la

forteresse: assise sur des rochers d'une grande йlйvation, elle a pour

fossйs des prйcipices; et l'on n'y peut arriver que par une pente rapide

et dangereuse, aboutissant, comme dans tous les anciens chвteaux, а la

porte principale, qui est dйfendue par un fossй sur lequel s'abaisse un

pont-levis.

Le commandant de cette prison, charmй d'avoir un homme de distinction,

dont les maniиres йtaient fort agrйables, qui s'exprimait а merveille,

et paraissait instruit, qualitйs assez rares а cette йpoque, accepta le

chevalier comme un bienfait de la Providence. Il lui proposa d'кtre а

l'Escarpe sur parole, et de faire cause commune avec lui contre l'ennui.

Beauvoir ne demanda pas mieux. C'йtait un loyal gentilhomme; mais

c'йtait aussi, par malheur, un fort joli garзon. Il avait une figure

attrayante, l'air rйsolu, la parole engageante, une force prodigieuse.

C'eыt йtй un excellent chef de parti. Il йtait surtout leste et bien

dйcouplй. Le commandant lui assigna le plus commode des appartemens

du chвteau, l'admit а sa table; et, d'abord, n'eut qu'а se louer du

Vendйen.

Ce commandant йtait un officier corse; il йtait mariй, et trиs-jaloux,

parce que sa femme, assez jolie, lui semblait peut-кtre difficile а

garder. Il paraоt que Beauvoir plut а la dame, et qu'il la trouva fort а

son goыt. Ils s'aimиrent sans doute. Commirent-ils quelque imprudence?

Le sentiment qu'ils eurent l'un pour l'autre dйpassa-t-il les bornes de

cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirs envers

les femmes? Beauvoir ne s'est jamais franchement expliquй sur ce point

assez obscur de son histoire; mais toujours est-il constant que le

commandant se crut en droit d'exercer des rigueurs extraordinaires sur

son prisonnier.

Beauvoir, mis au donjon, fut nourri de pain noir, abreuvй d'eau claire,

et enchaоnй suivant le perpйtuel programme des divertissemens prodiguйs

aux captifs. Sa cellule, situйe sous la plate-forme du donjon, йtait

voыtйe en pierre dure; les murailles avaient une йpaisseur dйsespйrante;

la tour donnait vraisemblablement sur un prйcipice; il n'y avait pas la

moindre chance de salut.

Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnu l'impossibilitй d'une йvasion,

il tomba dans ces rкveries qui sont tout ensemble le dйsespoir et la

consolation des prisonniers. Il s'occupa de ces riens qui deviennent

de grandes affaires. Il compta les heures, les jours; il fit

l'apprentissage du triste _йtat de prisonnier_. Il reзut le baptкme des

douleurs. Il se replia sur lui-mкme, et sut ce que c'йtaient que l'air

et le soleil; puis, aprиs une quinzaine de jours, il eut cette maladie

terrible, cette fiиvre de libertй qui pousse les prisonniers а ces

entreprises sublimes dont nous ne pouvons expliquer les prodigieux

rйsultats que par des forces inconnues, par des concentrations de

volontй qui font le dйsespoir de notre analyse physiologique, mystиres

dont les savans craignent presque de sonder les profondeurs. Mais il se

rongeait le coeur; car il n'y avait que la mort qui pыt le rendre libre.

Un matin, le porte-clefs chargй d'apporter la nourriture de Beauvoir, au

lieu de s'en aller aprиs lui avoir donnй sa maigre pitance, resta devant

lui les bras croisйs, et le regarda singuliиrement. Leur conversation

se rйduisait de coutume а peu de chose; et jamais son gardien ne

l'entamait. Aussi le chevalier fut-il trиs-йtonnй lorsque cet homme lui

dit:

--Monsieur, vous avez sans doute votre idйe en vous faisant toujours

appeler M. Lebrun ou citoyen Lebrun. Cela ne me regarde pas; mon affaire

n'est point de vйrifier votre nom: que vous vous nommiez Pierre ou Paul,

cela m'est bien йgal; mais je sais, dit-il en clignant de l'oeil, que

vous кtes M. Charles-Fйlix-Thйodore, chevalier de Beauvoir et cousin de

Mme la duchesse de Maillй...

--Hein?... ajouta-t-il d'un air de triomphe, aprиs un moment de silence

en regardant son prisonnier.

Beauvoir, se voyant incarcйrй fort et ferme, ne crut pas que sa position

pыt s'empirer par l'aveu de son vйritable nom; et alors il rйpondit:

--Eh bien! quand je serais le chevalier de Beauvoir, qu'y

gagnerais-tu?...

--Oh! tout est gagnй!... rйpliqua le porte-clefs а voix basse.

Йcoutez-moi. J'ai reзu de l'argent pour faciliter votre йvasion; mais un

instant!... Comme on me fusillerait tout bellement si j'йtais soupзonnй

de la moindre chose, j'ai dit que je ne tremperais dans cette affaire-lа

que juste l'histoire de gagner mon argent. Tenez, monsieur, voilа une

clef...

Et il sortit de sa poche une petite lime.

--Avec cela, reprit-il, vous scierez un de vos barreaux. Dam! ce ne sera

pas commode.

Et il montra l'ouverture йtroite par laquelle le jour entrait dans

le cachot. C'йtait une espиce de baie pratiquйe entre le cordon qui

couronnait extйrieurement le donjon et ces grossiиres saillies en pierre

destinйes а figurer les supports des crйneaux.

--Dam, monsieur, dit le geфlier, il faudra scier le fer assez prиs pour

que vous puissiez passer.

--Oh! sois tranquille!--je passerai...

--Et assez haut pour qu'il vous reste de quoi attacher votre corde...

--Oщ est-elle?

--La voici, rйpondit le guichetier en lui jetant une corde а noeuds.

Elle a йtй fabriquйe avec du linge, afin de faire supposer que vous

l'avez confectionnйe vous-mкme. Elle est de longueur suffisante. Quand

vous serez au dernier noeud, laissez-vous couler tout doucement; le

reste est votre affaire. Vous trouverez probablement dans les environs

une voiture tout attelйe et des amis qui vous attendent... De cela, je

n'ai rien voulu savoir. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il y a une

sentinelle au _dret_ de la tour... Vous saurez ben choisir une nuit

noire, et guetter le moment oщ le soldat de faction dormira. Vous

risquera peut-кtre d'attraper un coup de fusil; mais...

--C'est bon! c'est bon!... je ne pourrirai pas ici... s'йcria le

chevalier.

--Ah! зa se pourrait ben tout de mкme!... rйpliqua le geфlier d'un air

bкte.

Beauvoir prit cela pour une de ces rйflexions niaises que font ces

gens-lа. L'espoir d'кtre bientфt libre le rendait si joyeux qu'il ne

pouvait guиre s'arrкter aux discours de cet homme, espиce de paysan

renforcй. Il se mit а l'ouvrage aussitфt, et la journйe lui suffit pour

scier les barreaux.

Craignant une visite du commandant, il cacha son travail, en bouchant

les fentes avec de la mie de pain roulйe dans de la rouille, afin de lui

donner la couleur du fer; puis ayant serrй sa corde, il йpia quelque

nuit favorable, avec cette impatience concentrйe et cette profonde

agitation d'ame qui font vivre si poйtiquement les prisonniers.

Enfin, par une nuit grise, une nuit d'automne, il acheva de scier les

barreaux, attacha solidement sa corde, s'accroupit а l'extйrieur sur

le support de pierre, en se cramponnant d'une main au bout de fer qui

restait dans la baie; et, lа, il attendit le moment le plus obscur de la

nuit et l'heure а laquelle les sentinelles doivent dormir... C'est vers

le matin, а peu prиs...

Connaissant la durйe des factions, l'instant des rondes, toutes choses

dont s'occupent les prisonniers, mкme involontairement, il йpia le

moment oщ l'une des sentinelles serait aux deux tiers de sa faction et

retirйe dans sa guйrite, а cause du brouillard; puis, certain d'avoir

rйuni le plus de chances favorables а son йvasion, il se mit а

descendre, noeud а noeud, suspendu entre le ciel et la terre, mais

tenant sa corde avec une force de gйant.

Tout alla bien. Il йtait arrivй а l'avant-dernier noeud, lorsque prиs

de se laisser couler а terre, il s'avisa, par une pensйe prudente, de

chercher le sol avec ses pieds, et--il ne trouva pas de sol... Diable!

c'йtait un cas assez embarrassant. Il йtait en sueur, fatiguй, perplexe,

et dans cette situation oщ l'on joue sa vie а pair ou non. Il allait

s'йlancer par une raison frivole; son chapeau venait de tomber.

Heureusement il йcouta le bruit que la chute devait produire, et

n'entendant rien, il conзut de vagues soupзons sur sa situation; et

commenзa а croire qu'on pouvait lui avoir tendu quelque piйge; mais dans

quel intйrкt?...

En proie а ces incertitudes, il songea presque а remettre la partie а

une autre nuit; et provisoirement, il rйsolut d'attendre les clartйs

indйcises du crйpuscule, heure qui ne serait peut-кtre pas tout-а-fait

dйfavorable а sa fuite. Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers

le donjon; mais il йtait presque йpuisй au moment oщ il se remit sur

le support extйrieur, guettant tout comme un chat sur le bord de sa

gouttiиre.

Bientфt, а la faible clartй de l'aurore, il aperзut, en faisant flotter

sa corde, une petite distance de cent cinquante pieds entre le dernier

noeud et les rochers pointus du prйcipice.

--Merci, commandant! dit-il avec le sang froid qui le caractйrisait.

Puis, aprиs avoir quelque peu rйflйchi а cette habile vengeance, il

jugea nйcessaire de rentrer dans son cachot. Il mit toute sa dйfroque en

йvidence sur son lit, laissa la corde en dehors pour faire croire а sa

chute; et, tranquillement tapi derriиre la porte, il attendit l'arrivйe

du perfide guichetier, en tenant а la main une des barres de fer qu'il

avait sciйes.

Le guichetier ne manqua pas de venir, et plus tфt qu'а l'ordinaire, pour

recueillir la succession du mort; il ouvrit la porte en sifflant; mais

quand il fut а une distance convenable, Beauvoir lui assйna sur le crвne

un si furieux coup de barre que le traоtre tomba comme une masse, sans

jeter un cri; la barre lui avait brisй la tкte. Le chevalier dйshabilla

promptement le mort, prit ses habits, imita son allure, et, grвces а

l'heure matinale et au peu de dйfiance des sentinelles de la porte

principale, il s'йvada.

--Il faut des guerres civiles pour faire йclore des caractиres

semblables!... s'йcria un avocat cйlиbre. Ces aventures oщ l'ame se

dйploie dans toute sa vigueur ne se rencontrent jamais dans la vie

tranquille telle que la constitue notre civilisation actuelle, si pвle,

si dйcrйpite.

--Encore la civilisation!... rйpliqua un mйdecin, votre mot est

placй!... Depuis quelque temps, poиtes, йcrivains, peintres, tout le

monde est possйdй d'une singuliиre manie. Notre sociйtй, selon ces

gens-lа, nos moeurs, tout se dйcompose et rend le dernier soupir. Nous

vivons morts; nous nous portons а merveille dans une agonie perpйtuelle,

et sans nous apercevoir que nous sommes en putrйfaction. Enfin, а les

entendre, nous n'avons ni lois, ni moeurs, ni physionomie, parce que

nous sommes sans croyances. Il me semble cependant que, d'abord, nous

avons tous foi en l'argent, et depuis que les hommes se sont attroupйs

en nations, l'argent a йtй une religion universelle, un culte йternel;

ensuite, le monde actuel ne va pas mal du tout. Pour quelques gens

blasйs qui regrettent de ne pas avoir tuй une femme ou deux, il se

rencontre bon nombre de gens passionnйs qui aiment sincиrement. Pour

n'кtre pas scandaleux, l'amour se continue assez bien, et ne laisse

guиre chфmer que les vieilles filles... encore!... Bref! les existences

sont tout aussi dramatiques en temps de paix qu'en temps de troubles...

Je vous remercie de votre guerre civile. Moi! j'ai prйcisйment assez de

rentes sur le grand-livre pour aimer cette vie йtroite, l'existence avec

les soies, les cachemires, les tilburys, les peintures sur verres,

les porcelaines, et toutes ces petites merveilles qui annoncent la

dйgйnйrescence d'une civilisation...

--Le docteur a raison.... dit une dame. Il y a des situations secrиtes

de la vie la plus vulgaire en apparence qui peuvent comporter des

aventures tout aussi intйressantes que celles de l'йvasion.

--Certes, reprit le docteur. Et, si je vous racontais une des premiиres

consultations que...

--Racontez!...

--Racontez!...

Ce fut un cri gйnйral, dont le docteur fut trиs flattй.

--Je n'ai pas la prйtention de vous intйresser autant que monsieur...

--Connu!... dit un peintre.

--Assez... Dites, cria-t-on de toutes parts.

--Un soir, dit-il, aprиs avoir laissй йchapper un geste de modestie et

un sourire, j'allais me coucher, fatiguй de ces courses йnormes que nous

autres, pauvres mйdecins, faisons а pied, presque pour l'amour de

Dieu, pendant les premiers jours de notre carriиre, lorsque ma vieille

servante vint me dire qu'une dame dйsirait me parler. Je rйpondis par

un signe, et sur-le-champ l'inconnue entra dans mon cabinet. Je la fis

asseoir au coin de ma cheminйe, et restai vis-а-vis d'elle, а l'autre

coin, en l'examinant avec cette curiositй physiologique particuliиre aux

gens de notre profession, quand ils prennent la science en amour. Je

n'ai pas souvenance d'avoir rencontrй dans le cours de ma vie une femme

qui m'ait aussi fortement impressionnй que je le fus par cette dame.

Elle йtait jeune, simplement mise, mйdiocrement belle cependant, mais

admirablement bien faite. Elle avait une taille trиs cambrйe, un teint

а йblouir et des cheveux noirs trиs-abondans. C'йtait une figure

mйridionale, tout empreinte de passions, dont les traits avaient peu de

rйgularitй, beaucoup de bizarrerie mкme, et qui tirait son plus

grand charme de la physionomie; nйanmoins, ses yeux vifs avaient une

expression de tristesse, qui en dйtruisait l'йclat.

Elle me regardait avec une sorte d'inquiйtude, et je fus extrкmement

intйressй par l'hйsitation que trahirent ses premiиres paroles et ses

maniиres. Elle allait faire violence а sa pudeur, et j'attendais une de

ces confidences vulgaires, auxquelles nous sommes habituйs, mais qui

n'en sont pas moins honteuses pour les malades, lorsque, se levant avec

brusquerie, elle me dit:

--Monsieur, il est fort inutile que je vous instruise du hasard auquel

j'ai du de connaоtre votre nom, votre caractиre et votre talent.

A son accent, je reconnus une Marseillaise.

--Je suis, reprit-elle, mariйe depuis trois mois а Monsieur de... chef

d'escadron dans les grenadiers de la garde; c'est un homme violent et

d'une jalousie de tigre. Depuis six mois je suis grosse...

En prononзant cette phrase а voix basse, elle eut peine а dissimuler une

contraction nerveuse qui crispa son larynx.

--J'appartiens, reprit-elle en continuant, а l'une des premiиres

familles de Marseille; ma mиre est madame de...

--Vous comprenez, dit le docteur en s'interrompant et nous regardant а

la ronde, que je ne puis pas vous dire les noms...

--J'ai dix-huit ans, monsieur, dit-elle; j'йtais promise depuis deux

ans а l'un de mes cousins, jeune homme riche et fort aimable, mais

appartenant а une famille exclusivement commerзante, la famille de ma

mиre. Nous nous aimions beaucoup... Il y a huit mois, M. de... mon

mari, vint а Marseille; il est neveu de l'ancienne duchesse de... et,

favori de l'empereur, il est promis а quelque haute fortune militaire:

tout cela sйduisit mon pиre. Malgrй mon inclination connue, mon mariage

avec le comte de... fut dйcidй. Ce manque de foi brouilla les deux

familles. Mon pиre redoutant la violence du caractиre marseillais,

craignit quelque malheur; il voulut conclure cette affaire а Paris, oщ

se trouvait la famille de M. de... Nous partоmes.

A la seconde couchйe, au milieu de la nuit, je fus rйveillйe par la

voix de mon cousin, et--je vis sa tкte prиs de la mienne... Le lit oщ

couchaient mon pиre et mиre йtait а trois pas du mien; rien ne

l'avait arrкtй. Si mon pиre s'йtait rйveillй, il lui aurait brыlй la

cervelle... Je l'aimais...--c'est tout vous dire.

Elle baissa les yeux et soupira. J'ai souvent entendu les sons creux

qui sortent de la poitrine des agonisans; mais j'avoue que ce soupir

de femmes, ce repentir poignant, mкlй de rйsignation, cette terreur

produite par un moment de plaisir, dont le souvenir semblait briller

dans les yeux de la jeune Marseillaise, m'ont pour ainsi dire aguerri

tout а coup aux expressions les plus vives de la souffrance. Il y a

des jours oщ j'entends encore ce soupir, et il me donne toujours une

sensation de froid intйrieur, lorsque ma mйmoire est fidиle.

--Dans trois jours, reprit-elle en levant les yeux sur moi, mon mari

revient d'Allemagne. Il me sera impossible de lui cacher l'йtat dans

lequel je suis, et il me tuera, monsieur; il n'hйsitera mкme pas. Mon

cousin se brыlera la cervelle ou provoquera mon mari. Je suis dans

l'enfer...

Elle dit cette phrase avec un calme effrayant.

--Adolphe est tenu fort sйvиrement; son pиre et sa mиre lui donnent

peu d'argent pour son entretien; ma mиre n'a pas la disposition de sa

fortune; de mon cфtй, moi, je ne possиde rien; cependant, entre nous

trois, nous avons trouvй 4,000 francs...

--Les voici, dit-elle en tirant de son corset des billets de banque et

me les prйsentant.

--Eh bien! madame?... lui demandai-je.

--Eh bien! monsieur, reprit-elle en paraissant йtonnйe de ma question,

je viens vous supplier de sauver l'honneur de deux familles, la vie

de trois personnes et celle de ma mиre, aux dйpens de mon malheureux

enfant...

--N'achevez pas, lui dis-je avec sang froid.

J'allai prendre le Code.

--Voyez, madame, repris-je en montrant une page qu'elle n'avait sans

doute pas lue, vous m'enverriez а l'йchafaud. Vous me proposez un crime

que la loi punit de mort, et vous seriez vous-mкme condamnйe а une peine

plus terrible peut-кtre que ne l'est la mienne... Mais, la justice ne

serait pas si sйvиre, que je ne pratiquerais pas une opйration de ce

genre; elle est presque toujours un double assassinat; car il est rare

que la mиre ne pйrisse pas aussi. Vous pouvez prendre un meilleur

parti... Pourquoi ne fuyez-vous pas?... Allez en pays йtranger.

--Je serais dйshonorйe...

Elle me fit encore quelques instances, mais doucement et avec un sourd

accent de dйsespoir. Je la renvoyai...

Le surlendemain, vers huit heures du matin, elle revint. En la

voyant entrer dans mon cabinet, je lui fis un signe de dйnйgation

trиs-pйremptoire; mais elle se jeta si vivement а mes genoux que je ne

pus l'en empкcher.

--Tenez!... s'йcria-t-elle, voici dix mille francs!...

--Hй! madame, rйpondis-je, cent mille, un million mкme, ne me

convertiraient pas au crime... Si je vous promettais mon secours dans

un moment de faiblesse, plus tard, au moment d'agir, la raison me

reviendrait, et je manquerais а ma parole. Ainsi retirez-vous.

Elle se releva, s'assit, et fondit en larmes.

--Je suis morte!... s'йcria-t-elle. Mon mari revient demain...

Elle tomba dans une espиce d'engourdissement; et puis, aprиs sept ou

huit minutes de silence, elle me jeta un regard suppliant; je dйtournai

les yeux; elle me dit:

--Adieu, monsieur!...

Et disparut.

Cet horrible poиme de mйlancolie m'oppressa pendant toute la journйe...

J'avais toujours devant moi cette femme pвle, et je lisais toujours les

pensйes йcrites dans son dernier regard.

Le soir, au moment oщ j'allais me coucher, une vieille femme en

haillons, et qui sentait la boue des rues, me remit une lettre йcrite

sur une feuille de papier gras et jaune; les caractиres, mal tracйs, se

lisaient а peine, et il y avait de l'horreur et dans ce message et dans

la messagиre.

«J'ai йtй massacrйe par le chirurgien malhabile d'une maison de

prostitution, car je n'ai trouvй de pitiй que lа; mais je suis perdue.

Une hйmorragie affreuse a йtй la suite de cet acte de dйsespoir. Je

suis, sous le nom de Mme Lebrun, а l'hфtel de Picardie, rue de Seine. Le

mal est fait. Aurez-vous maintenant le courage de venir me visiter, et

de voir s'il y a pour moi quelque chance de conserver la vie?...

Йcouterez-vous mieux une mourante?...

Un frisson de fiиvre passa sur ma colonne vertйbrale. Je jetai la lettre

au feu, puis me couchai; mais je ne dormis pas; je rйpйtai vingt fois et

presque mйcaniquement:

--Ah! la malheureuse...

Le lendemain, aprиs avoir fait toutes mes visites, j'allai, conduit par

une sorte de fascination, jusqu'а l'hфtel que la jeune femme m'avait

indiquй. Sous prйtexte de chercher quelqu'un dont je ne savais pas

exactement l'adresse, je pris avec prudence des informations, et le

portier me dit:

--Non, monsieur, nous n'avons personne de ce nom-lа. Hier il est bien

venu une jeune femme; mais elle ne restera pas longtemps ici... Elle

est morte ce matin а midi...

Je sortis avec prйcipitation, et j'emportai dans mon coeur un souvenir

йternel de tristesse et de terreur. Je vois passer peu de corbillards

seuls et sans parens а travers Paris sans penser а cette aventure, et

chaque fois j'y dйcouvre de nouvelles sources d'intйrкt. C'est un drame

а cinq personnages, dont, pour moi, les destinйes inconnues se dйnouent

de mille maniиres, et qui m'occupent souvent pendant des heures

entiиres...

Nous restвmes silencieux. Le docteur avait contй cette histoire avec un

accent si pйnйtrant, ses gestes furent si pittoresques et sa diction si

vive, que nous vоmes successivement et l'hйroпne et le char des pauvres

conduit par les croque-morts, allant au trot vers le cimetiиre.

--Pendant la campagne de 1812, nous dit alors un colonel d'artillerie,

j'ai йtй, comme le docteur, le tйmoin ou plutфt la cause involontaire

d'un malheur qui a beaucoup d'analogie avec celui dont il vient de nous

parler. Il s'agit aussi d'une femme mariйe; mais si le rйsultat est

а peu prиs le mкme, il y existe entre les deux faits de notables

diffйrences.

Lorsque nous arrivвmes а la Bйrйsina, il n'y avait plus, comme vous le

savez, ni discipline ni obйissance militaire. Tous les rangs йtaient

confondus а l'armйe; l'armйe n'йtait mкme plus qu'un ramas d'hommes

de toutes nations, qui allait instinctivement du nord au midi... Les

soldats chassaient de leurs foyers un gйnйral en haillons et pieds

nus, quand il n'apportait ni bois ni vivres. Aprиs le passage de cette

cйlиbre riviиre, le dйsordre ne fut pas moindre.

Je sortais tranquillement, tout seul, sans vivres, sans argent, des

marais de Zembin, et j'allais cherchant une maison oщ l'on voulыt bien

me recevoir. N'en trouvant pas, ou chassй de celles que je rencontrais,

j'aperзus heureusement vers le soir une mauvaise petite ferme de

Pologne, dont rien ne pourrait vous donner une idйe, а moins que vous

n'ayez vu les maisons de bois de la Basse-Normandie ou les plus pauvres

mйtairies de la Bretagne. Ces habitations consistent en une seule

chambre partagйe dans un bout par une cloison en planches, et la plus

petite piиce sert de magasin а fourrages. L'obscuritй du crйpuscule me

permettait de voir de loin une lйgиre fumйe qui s'йchappait de cette

maison.

Espйrant y trouver des camarades plus compatissans que ceux auxquels je

m'йtais adressй jusqu'alors, je marchai courageusement jusqu'а la ferme.

En y entrant, je trouvai la table mise. Plusieurs officiers, parmi

lesquels une femme, spectacle assez ordinaire, mangeaient des pommes de

terre, de la chair de cheval grillйe sur des charbons et des betteraves

gelйes. Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitaines

d'artillerie du premier rйgiment, dans lequel j'avais servi.

Je fus accueilli par un hourra d'acclamations qui m'aurait fort йtonnй

de l'autre cфtй de la Bйrйsina; mais en ce moment le froid йtait moins

intense; mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ils mangeaient;

et la salle, jonchйe de bottes de paille, leur offrait la perspective

d'un bon coucher, d'une nuit de dйlices. Nous n'en demandions pas tant

alors. Ils pouvaient кtre philanthropes sans danger. Je me mis а manger

en m'asseyant sur une botte de fourrage.

Au bout de la table, du cфtй de la porte par laquelle on communiquait

avec la petite piиce pleine de paille et de foin, se trouvait mon

ancien colonel, un des hommes les plus extraordinaires que j'aie jamais

rencontrйs dans tout le ramassis d'hommes qu'il m'a йtй permis de voir.

Il йtait Italien. Or toutes les fois que la nature humaine est belle

dans les contrйes mйridionales, alors elle est sublime. Je ne sais si

vous avez remarquй la singuliиre blancheur des Italiens quand ils sont

blancs...

--Cela est bien vrai, s'йcria une dame; les cheveux noirs et bouclйs

d'une tкte italienne en font valoir le teint, et il y a dans le

caractиre de la beautй transalpine je ne sais quelle perfection

inexplicable...

--Bien, ma chиre, dit la maоtresse du logis; allez, allez...

L'imprudente interlocutrice rougit et se tut.

Il y avait toute une rйvйlation dans ce peu de paroles, dites avec une

vivacitй dйcente qui peignait les profondes observations de l'amour.

Nous regardвmes tous la jeune йtourdie avec une malice douce, la malice

d'artistes trиs indulgens de leur nature.

Pour la tirer de peine, le narrateur reprit vivement:

Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodier nous a tracй

du colonel Oudet, j'ai retrouvй mes propres sensations dans chacune de

ses phrases йlйgantes et passionnйes. Italien, comme la plupart des

officiers qui composaient son rйgiment, empruntй, du reste, par

l'empereur а l'armйe d'Eugиne, mon colonel йtait un homme de haute

taille;--il avait bien huit а neuf pouces,--admirablement proportionnй,

un peu gros peut-кtre, mais d'une vigueur prodigieuse, et leste,

dйcouplй comme un lйvrier. Il avait des cheveux noirs а profusion, un

teint blanc comme celui d'une femme, de petites mains, un joli pied, une

bouche gracieuse, un nez aquilin, dont les lignes йtaient minces et

dont le bout se pinзait naturellement et blanchissait quand il йtait en

colиre, ce qui arrivait souvent, car il йtait d'une irascibilitй qui

passe toute croyance.

Personne ne restait calme prиs de lui. Moi, je ne le craignais pas, mais

uniquement parce qu'il m'avait pris dans une singuliиre amitiй, et que,

de moi, il prenait tout en grй. Je l'ai vu dans des colиres dont rien

ne saurait donner l'idйe. Alors, son front se crispait et ses muscles

dessinaient au milieu de son front un _delta_, ou, pour mieux dire, le

fer а cheval de Redgauntlet, qui tous terrifiait encore plus peut-кtre

que les йclairs magnйtiques de ses yeux bleus; tout son corps

tressaillait; et sa force, dйjа si grande а l'йtat normal, devenait

presque sans bornes. Il grasseyait beaucoup; et sa voix, au moins aussi

puissante que celle d'Oudet, jetait une incroyable richesse de son dans

la syllabe ou dans la consonne sur laquelle tombait ce grasseyement. Si

ce vice de prononciation йtait une grвce chez lui dans certains momens,

lorsqu'il commandait la manoeuvre ou qu'il йtait йmu, vous ne sauriez

imaginer quelle sйcuritй de puissance exprimait cette accentuation si

vulgaire а Paris; il faudrait l'avoir entendu.

Lorsque le colonel йtait tranquille, ses yeux bleus peignaient une

douceur angйlique; son front pur avait une expression pleine de charme.

A une parade il n'y avait pas а l'armйe d'Italie d'homme qui pыt lutter

avec lui; d'Orsay lui-mкme, le beau d'Orsay fut vaincu par notre colonel

lors de la derniиre revue passйe par Napolйon avant d'entrer en Russie.

Tout йtait opposition chez cet homme privilйgiй. La passion vit par les

contrastes: aussi ne me demandez pas s'il exerзait sur les femmes ces

irrйsistibles influences auxquelles leur nature se plie comme la matiиre

vitrifiable sous la canne du souffleur; mais, par une singuliиre

fatalitй, un observateur se rendrait peut-кtre compte de ce phйnomиne,

il avait peu de femmes, ou nйgligeait d'en avoir.

Pour vous donner une idйe de sa violence, je vais vous dire en deux mots

ce que je lui ai vu faire dans un paroxisme de colиre.

Nous montions avec nos canons un chemin trиs-йtroit, bordй d'un cфtй par

un talus assez haut, et de l'autre par des bois. Au milieu du chemin,

nous nous rencontrвmes avec un autre rйgiment d'artillerie, а la tкte

duquel йtait le colonel. Ce colonel veut faire reculer le capitaine

de notre rйgiment, qui se trouvait en tкte de la premiиre batterie;

celui-ci s'y refuse; l'autre fait signe а sa premiиre batterie

d'avancer; et malgrй le soin que le conducteur mit а se jeter sur le

bois, la roue du premier canon prit la jambe droite de notre capitaine

et la lui brisa, en le renversant de l'autre cфtй de son cheval. Tout

cela fut l'affaire d'un moment. Notre colonel se trouvait а une faible

distance, il devina la querelle, accourut au grand galop en passant а

travers les piиces et le bois au risque de se jeter les quatre fers en

l'air, et arriva sur le terrain, en face de l'autre colonel, au moment

oщ notre capitaine criait:--A moi!... en tombant.

Non, notre colonel italien n'йtait plus un homme!... Il avait de l'йcume

а la bouche; il grondait comme un lion; hors d'йtat de prononcer une

parole et mкme un cri, il fit un signe effroyable а son antagoniste,

en lui montrant le bois et tirant son sabre. Ils y entrиrent. En deux

secondes, nous vоmes son adversaire а terre, la tкte fendue en deux. Les

autres reculиrent, ah! fistre! et bon train!...

Il faut vous dire que le capitaine que l'on avait manquй de tuer, et qui

jappait dans le bourbier, oщ la roue du canon l'avait jetй, avait pour

femme une ravissante Italienne de Messine, qui йtait la maоtresse de

notre colonel. Cette circonstance avait augmentй sa fureur; car ce mari

lui appartenait, faisait partie de son bagage, et il devait le dйfendre

comme une chose а lui.

Or ce capitaine йtait en face de moi, dans la cabane oщ je reзus un si

favorable accueil; et sa femme se trouvait а l'autre bout de la table,

vis-а-vis le colonel. Elle se nommait Rosina. C'йtait une petite femme,

fort brune, mais portant, dans ses yeux noirs et fendus en amande,

toutes les ardeurs du soleil de la Sicile. Quoiqu'elle fыt en ce moment

dans un dйplorable йtat de maigreur; qu'elle eыt les joues couvertes

de poussiиre comme un fruit exposй aux intempйries d'un grand chemin;

qu'elle fыt vкtue de haillons, fatiguйe par les marches; que ses cheveux

en dйsordre et collйs ensemble fussent entiиrement cachйs sous un

morceau de chвle en marmotte, il y avait encore de la femme chez elle;

ses mouvemens йtaient jolis; sa bouche rose et chiffonnйe, ses dents

blanches, les formes de sa figure, sa gorge, attraits que la misиre, le

froid, l'incurie, n'avaient pas tout-а-fait dйnaturйs, parlaient encore

d'amour а qui pouvait penser а une femme. C'йtait, du reste, une de

ces natures frкles en apparence, mais nerveuses, pleines de force et

construites pour la passion.

Le mari, gentilhomme piйmontais, йtait petit; sa figure annonзait une

bonhomie goguenarde, s'il est permis d'allier ces deux mots. Courageux,

instruit, il paraissait ignorer les liaisons qui existaient entre

sa femme et le colonel depuis environ deux ans. J'attribuais ce

laisser-aller aux moeurs italiennes ou а quelque secret de mйnage; mais

il y avait dans la physionomie de cet homme un trait qui m'inspirait

toujours une involontaire dйfiance. Sa lиvre infйrieure йtait mince

et s'abaissait aux deux extrйmitйs, au lieu de se relever, ce qui me

semblait trahir un fonds de cruautй dans ce caractиre, en apparence

flegmatique et paresseux.

Vous devez bien imaginer que la conversation n'йtait pas trиs-brillante

lorsque j'arrivai. Mes camarades, fatiguйs, mangeaient en silence.

Naturellement ils me firent quelques questions, et nous nous racontвmes

nos malheurs, tout en les entremкlant de rйflexions sur la campagne, sur

les gйnйraux, sur leurs fautes, sur les Russes et le froid.

Un moment aprиs mon arrivйe, le colonel, ayant fini son maigre repas,

s'essuya les moustaches, nous souhaita le bonsoir, et jetant son regard

а l'Italienne:

--Rosina?... lui dit-il.

Puis, sans attendre sa rйponse, il alla se coucher dans la petite grange

aux fourrages.

Le sens de l'interpellation du colonel йtait facile а saisir; aussi la

jeune femme laissa-t-elle йchapper un geste indescriptible qui peignait

tout а la fois, et la contrariйtй qu'elle devait йprouver а voir sa

dйpendance affichйe, sans aucun respect humain, et l'offense faite а sa

dignitй de femme, ou а son mari; puis, il y eut aussi dans la crispation

rapide des traits, de son visage, dans le rapprochement violent de ses

sourcils, une sorte de pressentiment: elle eut peut-кtre une prйvision

de sa destinйe. Rosina resta tranquillement а table; mais un instant

aprиs, et vraisemblablement lorsque le colonel fut couchй dans son lit

de foin ou de paille, il rйpйta:

--Rosina?...

L'accent de ce second appel fut encore plus brutalement interrogatif que

ne l'avait йtй l'autre. Le grasseyement du colonel et le nombre que

la langue italienne permet de donner aux voyelles et aux finales,

peignirent tout le despotisme, l'impatience, la volontй de cet homme.

Rosina pвlit, mais elle se leva, passa derriиre nous, et rejoignit le

colonel.

Tous mes camarades gardиrent un profond silence; mais moi,

malheureusement, je me mis а rire aprиs les avoir tous regardйs, et mon

rire se rйpйta de bouche en bouche.

--_Tu ridi?..._ dit le mari.

--Ma foi, mon camarade, lui rйpondisse en redevenant sйrieux, j'avoue

que j'ai eu tort... Je te demande mille fois pardon, et si tu n'es pas

content des excuses que je te fais, je suis prкt а te rendre raison...

--Ce n'est pas toi qui as tort, c'est moi!... reprit-il froidement.

Lа-dessus, nous nous couchвmes dans la salle; et bientфt nous nous

endormоmes tous d'un profond sommeil.

Le lendemain, chacun, sans йveiller son voisin, sans chercher un

compagnon de voyage, se mit en route а sa fantaisie, avec cette espиce

d'йgoпsme qui a fait de notre dйroute un des plus horribles drames de

personnalitй, de tristesse et d'horreur, qui jamais se soit passй sous

le ciel.

Cependant, а sept ou huit cents pas de notre gоte, nous nous retrouvвmes

presque tous, et nous marchвmes ensemble, comme des oies conduites en

troupe par le despotisme aveugle d'un enfant: une mкme nйcessitй nous

poussait.

Arrivйs а un petit monticule d'oщ l'on pouvait encore apercevoir la

ferme oщ nous avions passй la nuit, nous entendоmes des cris qui

ressemblaient au rugissement des lions dans le dйsert, au mugissement

des taureaux; mais non, cette clameur ne pouvait se comparer а rien de

connu. Nйanmoins nous distinguвmes un faible cri de femme mкlй а cette

horrible et sinistre rвle. Nous nous retournвmes tous, en proie а je ne

sais quel sentiment de frayeur; alors nous ne vоmes plus la maison; mais

un vaste bыcher. L'habitation йtait tout en flammes, et des tourbillons

de fumйe, enlevйs par le vent, nous apportaient et les sons rauques et

je ne sais quelle vapeur forte.

A quelques pas de nous marchait le capitaine; il venait tranquillement

se joindre а notre caravane...

Nous le contemplвmes tous en silence, car nul n'osa l'interroger; mais

lui, devinant notre curiositй, tourna sur sa poitrine l'index de la main

droite; et, de la gauche, montrant l'incendie:

--_Son'io!_ dit-il... З'est moi!...

Nous continuвmes а marcher, sans lui faire une seule observation.

--Toutes vos histoires sont йpouvantables!... dit la maоtresse du logis,

et vous me causerez cette nuit des cauchemars affreux. Vous devriez

bien dissiper les impressions qu'elles nous laissent en nous racontant

quelque histoire gaie, ajouta-t-elle en se tournant vers un homme gros

et gras, homme de beaucoup d'esprit et qui devait partir pour l'Italie,

oщ l'appelaient des fonctions diplomatiques.

--Volontiers, rйpondit-il.

--Madame de... reprit-il en souriant, la femme d'un ancien ministre de

la marine sous Louis XVI, se trouvait au chвteau de... oщ j'avais йtй

passer les vacances de l'annйe 180... Elle йtait encore belle, malgrй

trente-huit ans avouйs, et en dйpit des malheurs qu'elle avait essuyйs

pendant la rйvolution. Appartenant а l'une des meilleures maisons de

France, elle avait йtй йlevйe dans un couvent. Ses maniиres, pleines de

noblesse et d'affabilitй, йtaient empreintes d'une grвce indйfinissable.

Je n'ai connu qu'а elle une certaine maniиre de marcher qui imprimait

autant de respect qu'elle inspirait de dйsirs. Elle йtait grande,

bien faite et pieuse. Il est facile d'imaginer l'effet qu'elle devait

produire sur un petit garзon de treize ans: c'йtait alors mon вge. Sans

avoir prйcisйment peur d'elle, je la regardais avec une inquiйtude

dйsireuse et avec de vagues йmotions qui ressemblaient aux

tressaillemens de la crainte.

Un soir, par un de ces hasards dont il est difficile de rendre compte,

sept ou huit des dames qui habitaient le chвteau se trouvиrent seules,

sur les onze heures du soir, devant un de ces feux qui ne sont ni

pйtillans ni йteints, mais dont la chaleur moite dispose peut-кtre а

une causerie plus intime, en communiquant aux fibres une sorte

d'йpanouissement qui les bйatifie.

Madame de... jeta un regard d'espion sur les hauts lambris et les

vieilles tapisseries de l'immense salon. Ses grands yeux noirs tombиrent

sur un coin passablement obscur oщ j'йtais tapi derriиre une duchesse

aux pieds contournйs: ce fut comme un regard de feu; mais elle ne me vit

pas. J'йtais restй coi en entendant ces dames raconter, _sotto voce_,

des histoires auxquelles je ne comprenais rien; mais les rires de

bon aloi qui terminaient chaque narration avaient piquй ma curiositй

d'enfant.

A votre tour, avaient dit en choeur les chвtelaines а madame de...

allons, contez-nous comment...

Elle conservait peut-кtre une vague inquiйtude de m'avoir vu jouant

auprиs d'elle; elle se leva, comme pour faire le tour du meuble йnorme

derriиre lequel j'йtais tapi; mais une vieille dame, plus impatiente que

les autres, lui prit la main en lui disant:

--Le petit est couchй, ma chиre; d'ailleurs, voudriez-vous paraоtre plus

prude que nous...

Alors la belle dame de... toussa, ses yeux se baissиrent souvent, et

elle commenзa ainsi:

«J'йtais au couvent de... et je devais en sortir au bout de trois jours

pour йpouser M. le comte de F... mon mari. Mon bonheur futur, enviй par

quelques unes de mes compagnes, donnait lieu pour la vingtiиme fois а

des conjectures que je vous йpargne, puisque d'aprиs vos rйcits vous

vous en кtes toutes occupйes en temps et lieu.

»Trois jeunes personnes de mon вge et moi, qui ne pouvions pas faire

ensemble soixante-dix ans, йtions groupйes devant la fenкtre d'un

corridor, d'oщ l'on voyait ce qui se passait dans la cour du couvent.

Depuis une heure environ, nos jeunes imaginations avaient cultivй le

champ des suppositions d'une maniиre si folle et si innocente, je vous

jure, qu'il nous йtait impossible de dйterminer en quoi consistait le

mariage; mes idйes йtaient mкme devenues si vagues que je ne savais plus

sur quoi les fixer.

»Une soeur de trente а quarante ans, qui nous avait prises en amitiй,

vint а passer; c'йtait, autant que je me le rappelle, la fille d'un

campagnard fort riche: elle avait йtй mise au couvent dиs sa jeunesse,

soit pour avantager son frиre, soit а cause d'une aventure qu'elle ne

racontait qu'а son honneur et gloire. Mademoiselle de Langeac, qui йtait

plus libre qu'aucune de nous avec elle, l'arrкta et lui exposa assez

[Note du transcripteur: mot illisible] ment le danger qu'il pouvait y

avoir pour moi d'ignorer les conditions de la nature humaine.

La religieuse avisa dans la cour un maudit animal qui revenait du

marchй, et qui dans le moment, par la fiertй de son allure, la puissance

de dйveloppement de tout son кtre, formait la plus brillante dйfinition

du mariage que l'on pыt donner.

Lа, le groupe fйminin se rapprocha, madame de... parla а voix basse, les

dames chuchotиrent et tous les yeux brillиrent comme des йtoiles; mais

je ne pus entendre de la rйponse de la religieuse que deux mots latins,

employйs par la belle dame, et qui йtaient, je crois: _Ecce homo!..._

A cet aspect, reprit madame de... dont la voix remonta insensiblement au

diapason doux et clair qui avait donnй le ton aux juvйniles confidences

de ces dames, je manquai de me trouver mal. Je pвlis en regardant

mademoiselle de Fiennes que j'aimais beaucoup, et la terreur que j'ai

ressentie depuis en pensant au jour oщ je devais monter sur l'йchafaud

n'est pas comparable а celle dont je fus la proie en songeant а la

premiиre nuit de mes noces. Je croyais кtre faite autrement que toutes

les femmes. Je n'osais parler а ma mиre; je regardais le comte avec un

curieux effroi, sans en кtre plus instruite. Je ne vous dirai pas toutes

les pensйes martyrisantes dont je fus assaillie; l'idйe d'un pareil

supplice a йtй jusqu'а me faire rester, la veille de mon mariage, а

tenir pendant environ une heure le bouton dorй qui servait а ouvrir

la porte de la chambre oщ dormait ma mиre, sans pouvoir me dйcider а

entrer, а la rйveiller et а lui faire part de l'impossibilitй oщ me

mettait la nature d'кtre femme un jour.

»Bref! je fus menйe plus morte que vive dans la chambre nuptiale...»

Ici madame de... ne put s'empкcher de sourire, et elle ajouta, non sans

quelque mine de sainte ni-touche:

«Mais j'ai vu que tout ce que Dieu a fait est bien fait, et que la

pauvre bйcasse de religieuse avait essayй, comme Garo, de mettre des

citrouilles а un chкne.»

--Monsieur, dit une jeune dame, si vos histoires gaies commencent ainsi,

comment finiront-elles?...

--Oh! monsieur n'a jamais pu rien conter sans y mettre un trait un peu

trop vif, et vraiment je le redoute. J'espиre toujours qu'il s'est

corrigй...

--Mais oщ est le mal?... demanda naпvement le narrateur. Aujourd'hui

vous voulez rire, et vous nous interdisez toutes les sources de la gaоtй

franche qui faisait les dйlices de nos ancкtres. Otez les tromperies de

femmes, les ruses de moines, les aventures un peu breneuses de Verville

et de Rabelais, oщ sera le rire?... Vous avez remplacй cette poйtique

par celle des calembours d'Odry!... Est-ce un progrиs?... Aujourd'hui

nous n'osons plus rien!... A peine une honnкte femme permettrait-elle а

son amant de lui raconter la bonne histoire du cocher de fiacre disant а

une dame: _Voulez-vous trinquer?_... Il n'y a rien de possible avec des

moeurs aussi tacitement libertines; car je trouve vos piиces de thйвtre

et vos romans plus gravement indйcens que la cruditй de Brantфme, chez

lequel il n'y a ni arriиre-pensйe ni prйmйditation. Le jour oщ nous

avons donnй de la chastetй au langage, les moeurs avaient perdu la leur.

--La philanthropie a ruinй le conte!... reprit un vieillard.

--Comment?... dit la femme d'un peintre.

--Pour qu'un conte soit bon, il faut toujours qu'il vous fasse rire d'un

malheur, rйpondit-il.

--Paradoxe!... s'йcria un journaliste.

--Aujourd'hui, reprit le vieillard en souriant, les sots se servent trop

souvent de ce mot-lа, quand ils ne peuvent pas rйpondre, pour qu'un

homme d'esprit l'emploie.

Il y eut un moment de silence.

--Autrefois, dit le vieillard, les gens riches se faisaient enterrer

dans les йglises. Alors il y avait un intervalle entre l'enterrement

rйel et le convoi, parce que la tombe n'йtait pas toujours prкte а

recevoir le mort. Cet inconvйnient avait obligй les curйs de Paris а

faire garder pendant un certain laps de temps les cercueils dans une

chapelle oщ se trouvait un sйpulcre postiche. C'йtait en quelque sorte

un vestibule oщ les morts attendaient. Il y avait un prкtre de garde

prиs de la chapelle mortuaire, et les familles payaient les priиres de

surйrogation qui se disaient pendant la nuit ou pendant le jour qui

s'йcoulait entre l'enterrement factice et l'inhumation dйfinitive.

Excusez-moi de vous donner ces dйtails; mais aujourd'hui, pour beaucoup

de personnes, ils sont de l'histoire...

Un pauvre prкtre, nouveau venu а Saint-Sulpice, dйbuta dans l'emploi de

garder les morts... Un vieux maоtre des requкtes de l'hфtel avait йtй

enterrй la matin. Au commencement de la nuit, le prкtre de province fut

installй dans la chapelle, et chargй de dire les priиres а la lueur des

cierges. Le voilа seul, au coin d'un pilier, dans cette grande йglise.

Il dit un psaume, et quand le psaume est fini:

--Pan! pan!...

Il entend trois petits coups frappйs faiblement.

Les oreilles lui tintent; il regarde la voыte, les dalles, les

piliers... et finit par croire que ses confrиres veulent lui jouer

quelque tour, comme cela se fait dans les couvens pour les novices.

Alors il se remet а dйpкcher un autre psaume; et de verset en verset:

--Pan! pan! pan!

La prкtre rйpondit:

--Oui! oui! frappe!... Je t'en casse!...

Enfin les coups diminuиrent, et ne se firent plus entendre que de loin а

loin.

Vers le matin, un vieux prкtre vint relever de faction le dйbutant.

Celui-ci lui donne le livre, la chaise, et s'en va.

--Pan! pan! pan!

--Qu'est-ce que c'est que зa?... demanda le vieux prкtre.

--Oh! ce n'est rien, rйpondit le nouveau; c'est le mort qui a un tic...

--Je croirais volontiers que ce mot est vrai... dit un professeur

d'histoire. Il est saturй de cet esprit rustique si prйcieux chez les

vieux auteurs, et qui se retrouve souvent peut-кtre chez le paysan.

Ce prкtre venait d'en-deза la Loire... Le villageois est une nature

admirable. Quand il est bкte, il va de pair avec l'animal; mais quand

il a des qualitйs, elles sont exquises; malheureusement personne ne

l'observe. Il a fallu je ne sais quel hasard pour que Goldsmith ait fait

_le Vicaire de Vakefield_. Aussi la vie campagnarde et paysanne attend

un historien.

--Votre observation me rappelle, dit un ancien fonctionnaire impйrial,

un trait qui peut servir de preuve а votre opinion. Il donne tout-а-fait

l'idйe d'un homme trempй comme devait l'кtre le paysan du Danube.

En 1813, lors des derniиres levйes d'hommes dont Napolйon eut besoin,

et que les prйfets firent avec une rigueur qui contribua peut-кtre а la

premiиre chute de l'empire, le fils d'un pauvre mйtayer des environs

d'une ville que je ne vous nommerai pas, car ce serait vous dйsigner le

prйfet, refusa de partir, et disparut.

Les premiиres sommations exйcutйes, l'on en vint aux mesures de rigueur

contre le pиre et la mиre. Enfin un matin, le prйfet, ennuyй de voir

cette affaire traоner en longueur, mande le pиre devant lui.

Le paysan vint а la prйfecture; et lа, le secrйtaire gйnйral d'abord,

puis le prйfet lui-mкme, essayиrent par des paroles de persuasion de

convertir а l'йvangile impйrial le pиre du rйfractaire, et de lui

arracher le secret de la retraite oщ son fils йtait cachй.

Ils йchouиrent contre le systиme de dйnйgation dans lesquels les paysans

se renferment avec l'instinct de l'huоtre, qui dйfie ses agresseurs а

l'abri de sa rude йcaille. Des douceurs, le prйfet et son secrйtaire

passиrent aux menaces, et ils se mirent trиs-sйrieusement en colиre, et

rudoyиrent le pauvre homme, qui les regardait avec un grand flegme, en

tortillant son chapeau а bords rabattus.

--Nous saurons bien te faire retrouver ton fils, disait le secrйtaire.

--Je le voudrais bien, monseigneur, rйpondait le paysan.

--Il me le faut mort ou vif, s'йcria le prйfet, en forme de conclusion.

Lа dessus le pиre s'en revint dйsolй chez lui; car il ne savait

rйellement pas oщ йtait son fils et se doutait bien de ce qui allait

arriver.

En effet, le lendemain, il vit dиs le matin, en allant aux champs, le

chapeau bordй d'un gendarme qui galopait le long des haies, et que le

prйfet envoyait loger chez lui, jusqu'а ce que le rйfractaire se fыt

retrouvй.

Il fallut donc chauffer, blanchir, йclairer le garnisaire et le nourrir

son cheval et lui. Le paysan y mangea ses йconomies, vendit la croix

d'or, les boucles d'oreilles, de souliers, les agrafes d'argent et les

hardes de sa femme; puis un champ qu'il avait, et enfin sa maison.

Avant de vendre la maison et le morceau de terre dont elle йtait

environnйe, il y eut une horrible dispute entre la femme et le mari,

celui-ci prйtendait qu'elle savait oщ йtait son fils... Le gendarme fut

obligй de mettre le holа, au moment oщ le paysan s'emporta, car il avait

pris son sabot pour le jeter а la tкte de sa femme.

Depuis cette soirйe, le garnisaire ayant pitiй de ces deux malheureux

menait son cheval paоtre le long des chemins et dans les prйs communaux.

Quelques voisins se cotisиrent pour lui fournir de l'avoine et de la

paille; la plupart du temps le gendarme achetait de la viande, et l'on

s'entendait pour soutenir ce pauvre mйnage. Le paysan avait parlй de se

pendre.

Enfin, un jour qu'il fallait du bois pour cuire le dоner du gendarme, le

pиre du rйfractaire йtait allй dиs le matin dans une forкt voisine pour

ramasser des branches mortes et faire provision de bois.

A la nuit, il aperзut dans un fourrй, prиs des habitations, une masse

blanche, et ayant йtй voir ce que cela pouvait кtre, il reconnut son

fils. Il йtait mort de faim, et avait encore entre les dents l'herbe

qu'il avait essayй de manger.

Le paysan chargea son enfant sur ses йpaules, et, sans le montrer а

personne, sans rien dire, il le porta pendant trois lieues; il arriva а

la prйfecture, s'enquit oщ йtait le prйfet, et, apprenant qu'il йtait

au bal, il l'attendit; et quand celui-ci rentra, sur les deux heures du

matin, il trouva le paysan а sa porte, qui lui dit:

--Vous avez voulu mon fils, monsieur le prйfet, le voilа!

Il mit le cadavre contre le mur et s'enfuit.

Maintenant, lui et sa femme mendient leur pain.

--Ceci est tout bonnement sublime, reprit le mйdecin; mais je crois que

si les actions des paysans sont si complиtes, si simplement belles,

c'est que, chez eux, tout est naturel et sans art; ils obйissent

toujours au cri de la nature; leur ruse mкme, leur astuce, si cйlиbres

et si formidables, sont un dйveloppement de l'instinct humain. Ils sont

cauteleux dans les affaires, et dissimulйs, comme tous les gens faibles,

en prйsence d'un ennemi puissant; et, ne faisant pas abus de la pensйe,

ils la trouvent comme la foi, trиs-robuste dans leur ame, au moment oщ

ils en font usage. La foi du charbonnier est un proverbe.

Ce qui m'йtonne le plus en eux, ajouta-t-il, c'est leur dйtachement de

la vie, et je ne comprends pas qu'en estimant si peu une existence si

chargйe de peines et de travail, ils soient si peu vindicatifs, et ne la

risquent pas plus souvent, par calcul. Ils n'ont pas le temps peut-кtre

de rйflйchir ou de combiner de grandes choses.

--C'est ce qui sauve la civilisation de leurs entreprises, dit

quelqu'un.

--Encore la civilisation!... rйpйta le mйdecin d'un air comi-tragique.

--Mais, docteur, lui dis-je, je vous assure que je connais un petit pays

de Touraine oщ les gens de la campagne font mentir vos observations. Du

cфtй de Chinon, les naturels de notre pays sont possйdйs d'une fureur

courte et vive qui leur donne l'йnergie de se livrer а leurs passions,

puis ils rentrent soudain dans cette douceur spirituelle et railleuse

qui distingue le caractиre tourangeau. Serait-ce que Caпn aurait peuplй

les environs de Chinon, dont les habitans sont nommйs _Caпnones_

dans les cartulaires, ou faut-il attribuer ce sentiment de vengeance

immйdiate а la vie sauvage que mиnent les habitans des campagnes? Le

docteur Gall aurait bien dы venir visiter le Chinonnais, oщ, du reste,

il y a de fort honnкtes gens. Un des avocats les plus distinguйs de ce

pays me disait en riant que cet arrondissement devrait lui constituer

une rente, parce que la plupart des procиs civils et criminels йtaient

issus de ce pays si cйlйbrй par Rabelais. Quant а moi, j'ai vu de mes

yeux un exemple frappant de cette observation, dont je ne voudrais pas

cependant garantir la vйritй psycologique.

Voici le fait:

--Je revenais, en 181..., d'Azai а Tours par la voiture de Chinon. En

prenant ma place, je vis, sur la banquette de derriиre deux gendarmes,

entre lesquels йtait un gars d'environ vingt-deux ans.

--Qu'a-t-il donc fait celui-lа?... dis-je au brigadier, croyant qu'il

s'agissait de quelque dйlit forestier ou autre.

--Presque rien... rйpondit le gendarme; il s'est permis de rompre avec

une barre de fer l'йchine de son maоtre, et il l'a tuй, pas plus tard

qu'hier...

Lа-dessus, grand silence. Je voyageais en compagnie d'un assassin.

Celui-ci se tenait coi dans la carriole, regardant avec assez

d'insouciance les arbres du chemin, qui fuyaient avec autant de rapiditй

que sa vie promise а l'йchafaud. Il avait une figure douce, quoique

brune et fortement colorйe.

--Pourquoi donc a-t-il assommй son maоtre?... dis-je au brigadier.

--Pour une misиre... rйpondit le gendarme. En allant а la foire de

Tours, son bourgeois, qui йtait un fort mйtayer, avait promis de

rapporter les cadeaux d'usage а la fille de basse-cour et а ce

gars-lа... Pour lors, il s'agissait d'un tablier pour elle, et d'un

gilet rouge pour lui. Au retour, il paraоt que le fermier eut quelque

motif de mйcontentement contre lui. Il donna bien le tablier а la fille,

mais il garda le gilet. Assoupi par la chaleur, et fatiguй, vu qu'il

avait fait la route sans arrкt et а cheval, il s'endormit sur le coin de

sa table, dans la salle. Alors le gars prit la barre de fer, et lui en

assйna un grand coup sur la nuque; le mйtayer a encore eu la force de se

relever et de lui dire:

--Malheureux!...

Et il lui a donnй un second coup, qui finalement l'a tuй raide. Et

aprиs il a йtй se cacher dans l'йcurie avec le gilet; mais il n'a pas

seulement pris un liard de l'argent que son maоtre rapportait de Tours,

et il s'est laissй empoigner sans rйsistance.

--Comment, lui dis-je, en me tournant vers le paysan, as-tu pu tuer un

homme pour un gilet?...

--Dam!... j'avais comptй lа-dessus pour aller а la danse.

Ce fut tout ce que je tirai de ce garзon... qui ne paraissait point

mйchant du tout. Les gendarmes ne lui avaient seulement pas liй les

mains. La voiture vint а verser au-dessus de Bellon.--Mais non, elle ne

versa pas. L'un des brancards s'йtait cassй. Nous en sortоmes tous;

les gendarmes se mirent de chaque cфtй de ce malheureux en le laissant

libre; nйanmoins ils avaient l'oeil sur lui. Ce gaillard-lа, voyant le

conducteur s'y prendre assez mal pour relever la patache, l'aida, lia

lui-mкme une perche pour remplacer le brancard; et quand tout fut fini:

--Ah! зa ira!... maintenant, dit-il en achevant de serrer le dernier

noeud d'une corde, et il remonta dans cette voiture qui le menait pour

ainsi dire au supplice. Il fut exйcutй а Tours.

--Bah! ce sang froid n'a rien de bien extraordinaire, dit un jeune homme

qui йtait venu du salon du jeu, au milieu de ma narration, et n'avait

pas assistй aux prйmisses de mon argumentation. Il existe une foule

d'anecdotes sur les derniers momens des criminels; et, si je vous cite а

ce propos un fait de ce genre, bien autrement curieux, c'est parce

que je le crois peu connu; je l'ai entendu raconter а l'auteur des

_Souvenirs de la Rйvolution_. Le syndic du tribunal de Brest se nommait

Vignes, et le prйsident Vigneron. Ils furent condamnйs а mort. En se

trouvant sur l'йchafaud, l'un d'eux, M. Vignes, dit а l'autre en lui

montrant la foule:

--Hein! ils vont se trouver bien embarrassйs sans vignes ni vigneron.

M. Vignes passa le premier; mais au moment oщ le couteau lui tranchait

la tкte, les deux montans de la guillotine se dйsunirent; enfin il se

dйrangea quelque chose dans l'instrument du supplice, et comme il

йtait fort tard, l'exйcuteur des hautes-oeuvres rйpublicaines dit au

prйsident:

--Ma foi, monsieur, vous voilа sauvй; car c'est quelque chose que

vingt-quatre heures par ce temps-ci.

--Il faut que tu sois un grand lвche, rйpondit M. Vigneron. Comment,

parce que tes planches ont un peu jouй, tu vas me faire attendre? Le

jugement ne m'a pas condamnй а vivre vingt-quatre heures de plus...

Il prit lui-mкme le marteau, les clous, et raccommoda la guillotine;

puis, quand elle fut jugйe solide, il se coucha sur la planche, et fut

exйcutй.

Ceci est autre chose que de mettre une perche а un brancard, et c'est du

sang froid argent comptant...

--Docteur, dit une dame, vous qui devez voir beaucoup de mourans,

avez-vous rencontrй souvent des exemples de cette singuliиre

tranquillitй?...

--Madame, dit-il, les criminels sont ordinairement des gens douйs d'une

organisation trиs-puissante, en sorte qu'ils ont plus de chances que les

malades affaiblis par de longues agonies pour dire de jolies choses. On

les tue vivans, tandis que les malades meurent tuйs. Puis, chez certains

hommes, l'ame est fortement excitйe par l'attente du supplice, et

ils rassemblent toutes leurs forces pour soutenir cet assaut. Il y a

exaltation. Cependant j'ai vu de belles morts particuliиres... Pour

moi, la plus belle a йtй celle de la femme d'un cйlиbre mйdecin

allemand, auquel j'йtais fort attachй. Le tableau que cette scиne nous

offrit est toujours vif et colorй comme au moment oщ j'en fus tйmoin.

Nous avions passй la nuit au chevet de la mourante; elle йtait attaquйe

de la poitrine, et la pulmonie, arrivйe au dernier degrй, ne laissait

aucun espoir. Mon maоtre s'йtait endormi; sa femme, s'йtant rйveillйe

vers quatre heures du matin, me fit, de la maniиre la plus touchante

et en souriant, un signe amical pour me dire de la laisser reposer,

et cependant elle allait mourir. Elle йtait arrivйe а une maigreur

extraordinaire; mais son visage avait conservй ses traits et ses formes,

qui йtaient belles. Sa pвleur faisait ressembler sa peau а de la

porcelaine derriиre laquelle il y a une lumiиre. Ses yeux vifs et ses

couleurs tranchaient sur ce teint plein d'une molle йlйgance, et il y

avait dans sa physionomie une sorte de sublimitй qui imposait. Elle

paraissait plaindre son mari, auquel sa vie avait йtй vouйe; mais ce

sentiment prenait sa source dans une tendresse йlevйe, qui semblait ne

plus connaоtre de bornes aux approches de la mort. Le silence йtait

profond; la chambre, doucement йclairйe par une lampe, avait l'aspect de

toutes les chambres de malades au moment de la mort. C'йtait un dйsordre

pittoresque... En ce moment, la pendule sonna, et le docteur,

au dйsespoir d'avoir dormi, se rйveilla. Je ne vis pas le geste

d'impatience par lequel il peignit le regret qu'il йprouvait d'avoir

perdu de vue sa femme pendant un des derniers momens qui lui йtaient

accordйs; mais il est sыr qu'une personne autre que la mourante aurait

pu s'y tromper. Ce mйdecin, homme d'un grand talent, avait mille de ces

bizarreries apparentes qui font prendre les gens de gйnie pour des

fous, mais dont l'explication se trouve dans la nature exquise et les

exigences de leur esprit. Il vint se mettre dans un fauteuil, prиs du

lit de sa femme, et la regarda fixement. Alors elle avanзa un peu la

main, prit celle de son mari, la serra faiblement, et d'une voix douce,

mais йmue, elle lui dit:

--Mon pauvre ami, qui donc maintenant te comprendra?...

Puis elle mourut en le regardant.

--Les histoires que conte le docteur, reprit une dame aprиs un moment de

silence, me font des impressions bien profondes.

Le mйdecin salua gravement.

--Oui, elles sont douces et intйressantes; il nous йmeut sans employer

les atrocitйs si fort а la mode aujourd'hui...

--Ma rйserve, dit-il, n'est certes pas de l'impuissance, et je vous prie

de croire, madame, que j'ai ma provision d'horrible tout comme un autre.

--Eh bien! s'йcria la maоtresse de la maison, racontez-nous un peu

quelque chose d'affreux. Je voudrais voir la couleur de votre tragique,

quand ce ne serait que pour le comparer avec celui qui a prйsentement

cours а la bourse littйraire.

--Malheureusement, madame, je ne parle que de ce que j'ai vu.

--Eh bien!

--Mais je dois avoir le dessous avec les gens qui ont sur moi tous les

avantages que donne l'imagination. Je ne puis pas vous mettre en scиne

deux frиres nageant en pleine mer et se disputant une planche... ou un

homme qui a entrepris de manger un rйgiment а la croque-au-sel. Je ne

puis кtre que vrai.

--Eh bien! nous nous contenterons de la vйritй.

--Je ne veux pas me faire prier, reprit-il, et il se moucha.

--Le hasard, dit-il, me mit autrefois en relation avec un homme qui

avait roulй dans les annйes de Napolйon, et dont alors la position йtait

assez brillante pour un militaire de son grade. Il йtait capitaine, et

occupait а l'йtat-major de Paris, je crois, une place qui lui valait de

quatre а cinq mille francs; en outre il possйdait quelque fortune. Oщ

l'avait-il prise, je ne sais. Il йtait de basse extraction, et pour

n'avoir pas d'avancement sous l'empire, il fallait кtre un traоnard,

un niais, un ignorant ou un lвche. Cependant il y a aussi des gens

malheureux. Mon homme n'йtait rien de tout cela; c'йtait le type

des mauvais soudards, dйbauchй, buveur, fumeur, vantard, plein

d'amour-propre, voulant primer partout, ne trouvant d'infйrieurs que

dans la mauvaise compagnie et s'y plaisant, racontant ses exploits а

tous ceux qui ne savaient pas si une demi-lune est quelquefois entiиre,

enfin un vrai _chenapan,_ comme il s'en est tant rencontrй dans les

armйes; ne croyant ni а Dieu ni au diable; bref pour achever de vous le

peindre, il suffira de vous dire ce qui m'arriva un jour que je l'avais

rencontrй du cфtй de la Bastille. Nous allions l'un et l'autre au

Palais-Royal. Nous cheminвmes par les boulevards. Au premier estaminet

qui se trouva:

--Permettez-moi, dit-il, d'entrer lа un petit moment; j'ai un restant de

tabac а y prendre et un verre d'eau-de-vie.

Il avala le petit verre d'eau-de-vie, et reprit en effet une pipe

chargйe et un peu de tabac а lui.

Au second estaminet il avait achevй de fumer son restant de tabac, et

recommenзa son antienne. Ce diable d'homme avait des restans de tabac

dans tous les estaminets, et c'йtaient comme autant de relais pour

des pipes et son gosier. Il avait йtabli dans Paris ses lignes de

communication. Je ne vous parlerai pas de ses moustaches grises, de ses

vкtemens caractйristiques, de son idiome et de ses tics, ce serait vous

en entretenir jusqu'а demain. Je crois qu'il ne s'йtait jamais peignй

les cheveux qu'avec les cinq doigts de la main. J'ai toujours vu а

son col de chemise la mкme teinte blonde. Eh bien! cet homme-lа, ce

chenapan, avait une assez belle figure, figure militaire, de grands

traits, une expression de calme; mais j'ai toujours cru lire au fond de

ses yeux verts de mer et tachetйs de points orangйs quelques-unes de ces

aventures oщ il y a de la fange et du sang. Ses mains ressemblaient а

des йclanches. Il йtait d'une taille mйdiocre, mais large des йpaules et

de la poitrine, un vrai corsaire. Par-dessus tout cela il se disait un

des vainqueurs de la Bastille. Cet homme rencontra une jeune fille assez

folle pour s'amouracher de lui. C'йtait une grisette, mais un amour de

feu. Elle avait nom Clarisse, et travaillait chez une fleuriste. Elle

avait tout joli, la taille, les pieds, les cheveux, les mains, les

formes, les maniиres. Son teint йtait blanc, sa peau satinйe. Il n'y

a vraiment qu'а Paris que se trouvent ces espиces de produits et ces

sortes de passions. Jamais je n'ai vu de contraste aussi tranchй que

l'opposition prйsentйe par ce singulier couple. Clarisse йtait toujours

mignonne, propre et bien mise. Par amour-propre, le capitaine lui

donnait tout ce qu'elle lui demandait, et la pauvre enfant lui demandait

peu de choses: c'йtaient la partie de spectacle, quelques robes, des

bijoux. Jamais elle ne voulut кtre йpousйe, et s'il la logea, s'il

meubla son appartement, ce fut par vanitй. Cette jeune fille йtait le

dйvouement mкme. J'ai souvent pensй que ces pauvres crйatures obйissent

а je ne sais quelle charitable mission en se donnant а ces hommes si

rebutans, si rebutйs, aux mauvais sujets. Il y a dans ces actes du coeur

un phйnomиne qu'il serait intйressant d'analyser.

Clarisse tomba malade, elle eut une fiиvre putride, а laquelle se

mкlиrent de graves accidens, et le cerveau fut entrepris. Le capitaine

vint me chercher; je trouvai Clarisse en danger de mort, et, prenant son

protecteur а part, je lui fis part de mes craintes.

--Il faut, lui dis-je, avoir une bonne garde-malade au plus tфt; car

cette nuit sera trиs-critique.

En effet, j'avais ordonnй de mettre а une certaine heure des sinapismes

aux pieds, puis d'appliquer, une demi-heure aprиs l'effet du topique,

de la glace sur la tкte, et lorsqu'elle serait fondue, de placer un

cataplasme sur l'estomac... Il y avait d'autres prescriptions dont je

ne me souviens plus.

--Oh! me rйpondit-il, je ne me fierais point а une garde; elles dorment,

elles font les cent coups, tourmentent les malades. Je veillerai

moi-mкme, et j'exйcuterai vos ordonnances comme si c'йtait une consigne.

A huit heures du matin, je revins, fort inquiet de Clarisse; mais en

ouvrant la porte, je fus suffoquй par les nuages de fumйe de tabac qui

s'exhalиrent, et au milieu de cette atmosphиre brumeuse, je vis а peine,

а la lueur de deux chandelles, mon homme fumant sa pipe et achevant un

йnorme bol de punch. Non, je n'oublierai jamais ce spectacle. Auprиs de

lui Clarisse rвlait et se tordait; il la regardait tranquillement.

Il avait consciencieusement appliquй les sinapismes, la glace, les

cataplasmes; mais aussi le misйrable, en faisant son office de

garde-malade, trouvant Clarisse admirablement belle dans l'agonie, avait

sans doute voulu lui dire adieu; du moins le dйsordre du lit me fit

comprendre les йvйnemens de la nuit. Je m'enfuis, saisi d'horreur:

Clarisse mourait.

--L'horrible vrai est toujours plus horrible encore!... dit le

sculpteur.

--Il y a de quoi frйmir quand on songe aux malheurs, aux crimes qui sont

commis а l'armйe, а la suite des batailles, quand la mйchancetй de tant

de caractиres mйchans peut se dйployer impunйment!... reprit une dame.

--Oh! dit un officier qui n'avait pas encore parlй de la soirйe, les

scиnes de la vie militaire pourraient fournir des milliers de drames.

Pour ma part, je connais cent aventures plus curieuses les unes que les

autres; mais en m'en tenant а ce qui m'est personnel, voici ce qui m'est

arrivй...

Il se leva, se mit devant nous, au milieu de la cheminйe, et commenзa

ainsi:

--C'йtait vers la fin d'octobre; mais non, ma foi, c'йtait bien dans les

premiers jours de novembre 1809, je fus dйtachй d'un corps d'armйe qui

revenait en France, pour aller dans les gorges du Tyrol bavarois. En ce

moment nous avions а soumettre, pour le compte du roi de Baviиre,

notre alliй, cette partie de ses йtats que l'Autriche avait rйussi

а rйvolutionner. Le gйnйral Chatler s'avanзait mкme avec un ou deux

rйgimens allemands, dans le dessein d'appuyer les insurgйs, qui йtaient

tous gens de la campagne.

Cette petite expйdition avait йtй confiйe par l'empereur а un certain

gйnйral d'infanterie nommй Rusca, qui se trouvait alors а Clagenfurth, а

la tкte d'une avant-garde d'environ quatre mille hommes. Comme Rusca

йtait sans artillerie, le marйchal Marmont... avait donnй l'ordre de

lui envoyer une batterie, et je fus dйsignй pour la commander.

C'йtait la premiиre fois, depuis ma promotion au grade de lieutenant,

que je me voyais, au milieu d'une brigade, le seul officier de mon

corps, ayant а conduire des hommes qui n'obйissaient qu'а moi, et obligй

de m'entendre, comme chef d'une arme, avec un officier gйnйral.

--C'est bon, me dis-je en moi-mкme, il y a un commencement а tout, et

c'est comme cela qu'on devient gйnйral.

--Vous allez avec Rusca?... me dit mon capitaine, prenez garde а vous,

c'est un malin singe, un vaurien fini. Son plus grand plaisir est de

_mettre dedans_ tous ceux qui ont affaire а lui. Pour vous apprendre ce

que c'est que ce chrйtien-lа, il suffira peut-кtre de vous dire qu'il

s'est amusй derniиrement а baptiser du vin blanc avec de l'eau-de-vie,

afin de renvoyer а l'empereur un aide-de-camp soыl comme une grive...

Si vous vous comportez de maniиre а йviter ses algarades, vous vous en

ferez un ennemi mortel... Voilа le pиlerin... Ainsi, attention!

--Hй bien, rйpliquai-je а mon capitaine, nous nous amuserons; car il ne

sera pas dit qu'un pousse-cailloux _embкtera_ un officier d'artillerie.

Dans ce temps-lа, voyez-vous, l'artillerie йtait quelque chose, parce

que le corps avait fourni l'empereur...

Me voilа donc parti, moi et mes canonniers, et nous gagnons Clagenfurth.

J'arrive le soir; et, aussitфt que mes hommes sont gоtйs, je me mets en

grande tenue et je me rends chez le Rusca. Point de Rusca.

--Oщ est le gйnйral, demandais-je а une maniиre d'aide-de-camp qui

baragouinait un franзais mкlй d'italien.

--Le zйnйral est а la zouziйtй, dans oun chercle, au cafй, а boire de

la biиre sou la piazza.

Je regarde mon homme en face, et je m'aperзois qu'il n'est pas ivre

comme ses incohйrences me le faisaient supposer.

--Vous кtes йtonnй... reprit l'aide-de-camp. Ma s'il est lа de si bonne

houre, c'est pour oune petite difficoultй quйl zйnйral il a ou avec les

habitanti. Par chй i son di oumor pauco contrariente les Tedesques. Ces

chiens-lа nй se sont-ils pas avisйs dй nй piou audare boire de la biиre

all chercle per chй lи zйnйral y йtait...

En ce moment, nous fыmes interrompus par un roulement de tambour, aprиs

quoi le crieur de la ville lut en franзais d'abord, puis en allemand et

en italien, une proclamation de Rusca, en vertu de laquelle il йtait

enjoint а tous les nйgocians et notables habitans de Clagenfurth

d'aller, comme par le passй, au cercle, pendant toutes les soirйes, sous

peine d'кtre taxйs а un contribution extraordinaire.

--Et comment le paieront-ils donc?... dit le colonel du 20e qui se

trouvait auprиs de moi, car je m'йtais avancй pour йcouter; ce serait

la quatriиme qu'il lиverait sur ces pauvres diables. Ce compиre-lа est

capable de les faire rйvolter, pour se donner le plaisir de mitrailler

une sйdition populaire...

--Pourquoi n'allaient-ils plus au cafй?... mon colonel, lui

demandais-je.

Le colonel me regarda.

--Vous arrivez... а ce que je vois, me rйpondit-il. Eh bien! voilа le

fait. Ce diable de Rusca ne s'amusait-il pas, le soir, а allumer sa

pipe, au cercle, devant ces pauvres gens, avec les billets de florins

qu'il leur arrachait le matin!... Il faut que ce soit encore un bien bon

peuple, ces Allemands, pour qu'aucun d'eux ne lui ait tirй un coup de

pistolet... Heureusement, nous partirons demain; nous n'attendions que

vous...

--Il paraоt, lui dis-je, que votre gйnйral n'est pas commode?...

--C'est un excellent militaire... rйpliqua-t-il, et il entend

particuliиrement la guerre que nous allons faire. Il a йtй mйdecin dans

la partie de l'Italie qui avoisine les montagnes du Tyrol, et il en

connaоt les routes, les sentiers, les habitans. Il est d'une bravoure

exemplaire; mais c'est bien le plus malicieux animal que j'aie jamais

connu. S'il ne brыle pas les paysans dans leurs villages, il faudra

qu'il soit dans ses bons jours...

Le colonel s'йloigna en voyant un officier venir а nous.

Je fus assez embarrassй de ma personne en me trouvant seul. Je pensai

qu'il n'йtait pas convenable que j'allasse voir Rusca au cercle; et,

alors, je revins а l'aide-de-camp, qui йtait toujours restй immobile

sur le seuil de la porte, occupй а fumer son cigare. J'avais toujours

rencontrй son regard, quand je jetais par hasard les yeux sur lui en

causant avec le colonel; et, quoique ce regard me parыt aussi railleur

que perfide, je le priai d'annoncer а son gйnйral ma visite pour la fin

de la soirйe, objectant la nйcessitй dans laquelle j'йtais de prendre

quelque chose; car je n'avais rien mangй depuis le matin... mais un

officier n'est pas aussi heureux que la mule du pape; en campagne,

il n'a pas d'heures pour ses repas; il se nourrit comme il peut, et

quelquefois pas du tout. Au moment oщ j'allais retourner а mon logement,

j'entendis une grande rumeur dans le faubourg par lequel j'йtais entrй.

Je demande а un soldat qui me parut en venir la raison de ce tumulte, et

il me dit que l'un de mes canonniers en йtait cause; alors je fus forcй

de me rendre sur les lieux pour savoir ce qui se passait. Il y avait

des attroupemens composйs de femmes principalement, qui paraissaient en

colиre, criaient et parlaient toutes ensemble; c'йtait comme dans

une basse-cour, quand les poules se mettent а piailler. Au milieu

du faubourg, je vis une grande et belle fille autour de laquelle on

s'attroupait; quand elle m'aperзut, elle fendit la presse et vint а moi.

Elle йtait furieuse, elle parlait avec une volubilitй convulsive; elle

avait des couleurs, les bras nus, la gorge haletante, les cheveux en

dйsordre, les yeux enflammйs, la peau mate; elle gesticulait avec feu,

elle йtait superbe; c'est une des plus belles colиres que j'ai vues dans

ma vie. Lа, je sus la cause de cette йmeute. Mon fourrier йtait logй

chez le pиre de cette fille; et il paraоt que, la trouvant а son goыt,

il avait voulu la cajoler; mais qu'elle s'йtait brutalement dйfendue;

alors mon diable de canonnier, un provenзal, il se nommait Lobbй,

c'йtait un petit homme, а cheveux noirs, bien frisйs, qu'on avait appelй

dans la compagnie _la Perruque_. La Perruque donc, par vengeance, se

faisait servir par le pиre et la mиre de cette fille; et, comme il йtait

assis sur un fauteuil trиs-йlevй, il avait mis chacun de ses pieds sur

un escabeau de chaque cфtй de la table, et, pendant son repas, il avait

forcй la mиre et le pиre, qui йtait un homme а cheveux blancs, de

tourner les йtoiles de ses йperons. Il dоnait gravement, ayant а ses

pieds les deux vieillards agenouillйs, occupйs а faire aller les

molettes. Cette fille, ne pouvant pas digйrer cet affront, essayait

d'ameuter le quartier contre les Franзais.

Lorsque j'eus compris le sujet de ses plaintes, je m'empressai d'aller

au logement de la Perruque, et je le vis en effet assis comme un

pacha, regardant les deux vieillards, bons Allemands, qui faisaient

consciencieusement aller les йperons. Je n'oublierai jamais le geste de

la fille quand, en entrant avec moi, elle me montra ses parens. Elle

avait les larmes aux yeux, et me dit d'un son de voix guttural en

allemand:

--_Sieht!..._ Voyez!...

--Allons donc, Lobbй, finissez, dis-je а mon canonnier. Que diable, vous

mйriteriez d'кtre puni... Cela ne se fait pas...

Les deux vieillards continuaient toujours.

--Mais, mon lieutenant, me dit la Perruque, tenez, regardez-les!... Зa

ne les contrarie pas... зa les amuse.

Je faillis rire.

En ce moment, un gros homme bourgeonnй, la face rouge et le nez bulbeux,

entra. A l'uniforme, je reconnus le gйnйral Rusca.

--Bien, bien, canonnier!... s'йcria-t-il. Voilа dix florins pour

t'encourager а йtablir la domination franзaise sur ces chiens-lа...

Et il lui jeta des florins.

--Il me semble, mon gйnйral, lui dis-je avec fermetй, quand nous

sortоmes, que si vous m'avez entendu, la discipline militaire est

compromise. Il m'est fort indiffйrent, si cela vous plaоt, que mon

fourrier fasse tourner ses molettes, mais puisque je lui avais ordonnй

de cesser, et qu'il est sous mes ordres...

--Ah! dit-il en m'interrompant, tu es sorti de cette йcole oщ l'on

raisonne?... Je vais t'apprendre а clocher avec les boiteux...

--Quels sont vos ordres, lui demandais-je?

--Viens les prendre ce soir а huit heures!...

Et nous nous quittвmes. Ce commencement de relations ne promettait rien

de bon.

A huit heures, aprиs avoir dоnй, je me prйsentai chez le gйnйral que je

trouvai buvant et fumant en compagnie de son aide-de-camp, du colonel et

d'un Allemand qui paraissait кtre un personnage de Clagenfurth. Rusca me

reзut civilement, mais il y avait toujours une teinte d'ironie dans son

discours. Il m'invita fort courtoisement а boire et а fumer; je ne bus

guиre que deux verres de punch et fumai trois cigares.

--Demain nous partirons а sept heures, et devrons кtre en vue de Brixen

dans la journйe, il faut entamer ces gens-lа vivement.

Je me retirai. Le lendemain, je crus m'йveiller а six heures, il йtait

neuf heures passйes. Rusca m'avait sans doute mis quelque drogue dans

mon verre, et je fus au dйsespoir en apprenant qu'il s'йtait mis en

bataille а six heures du matin, et qu'il avait trois heures de marche en

avance. Mon hфte, comprenant que j'en voulais а Rusca, me proposa de

me donner les moyens d'arriver а Brixen avant lui. La tentative йtait

audacieuse, car il fallait m'embarquer dans des chemins de traverse oщ

je pouvais rester; mais, jeune et dйpitй comme je l'йtais, je fis mon

va-tout. Cependant je ne voulus rien nйgliger: je communiquai mon

entreprise а mes sous-officiers, qui crurent leur honneur aussi bien

engagй que le mien, nous mкlвmes du vin а l'avoine de nos chevaux, et

les bons Allemands, apprenant que nous voulions jouer un tour au Rusca,

nous fournirent quatre guides chargйs de nous prйserver de tout malheur.

Effectivement, Rusca nous trouva reposйs et en bataille en avant de

Brixen, l'attendant avec insouciance.

--Comment, messieurs les b..., vous кtes partis avant nous?... dit

le gйnйral. Vous me paierez cela, lieutenant... ajouta-t-il en me

regardant.

--Mon gйnйral, lui dis-je, vous ne m'avez pas ordonnй de vous

accompagner; si vous vous en souvenez, votre ordre a йtй de regarder

Brixen comme le point de notre ralliement. Il ne souffla pas mot; mais

je vis qu'il faudrait jouer serrй avec ce vieux singe-lа. Nous entrвmes

en campagne au-delа de Brixen, j'avoue que je n'avais jamais vu faire la

guerre ainsi. Nous battions la campagne en visitant tous les villages,

les chemins, les champs. Vous eussiez dit une chasse, les soldats

rabattaient les paysans comme du gibier sur la principale route suivie

par le gйnйral, et quand il s'en trouvait en quantitй suffisante, Rusca

passait tous ces malheureux en revue, en leur ordonnant de tendre leur

main gauche; puis, au seul aspect de la paume de cette main, il faisait

signe, remuant la tкte, d'en sйparer certains des autres, et il laissait

le reste libre de retourner а leurs affaires: puis aussitфt, sans autre

forme de procиs, il fusillait ceux qu'il avait ainsi triйs. La premiиre

fois que j'assistai а cette singuliиre enquкte, je priai Rusca de

m'expliquer ce mode de procйder. Alors, а quelques pas de l'endroit oщ

nous йtions, il aperзut dans un buisson je ne sais quels vestiges, et

il le fit cerner. Le buisson fouillй, les soldats trouvиrent dans une

espиce de trou deux hommes armйs de carabines, qui attendaient sans

doute que nous fussions passйs afin de tuer nos traоnards. Avant de les

faire fusiller, Rusca me montra leurs mains gauches. Dans ce pays, les

chasseurs ont l'habitude de verser la poudre nйcessaire pour la charge

de leurs carabines dans le creux de leurs mains, et la poudre y laisse

une empreinte assez difficile а distinguer, mais que l'oeil de Rusca

savait y voir avec une grande dextйritй. Dиs l'enfance, il avait observй

ce singulier diagnostic, et il lui suffisait de voir les mains des

paysans pour deviner s'ils avaient rйcemment fait le coup de fusil. Le

second jour, nous rencontrвmes un vieillard, septuagйnaire au moins,

perchй sur un arbre et occupй а l'йmonder. Rusca le fit descendre et

lui examina la main gauche; par malheur, il crut y apercevoir le signe

fatal, et, quoique le pauvre homme parыt bien innocent, il ordonna de

l'attacher а l'affыt d'un canon. Ce malheureux fut obligй de suivre, et

nous allions au petit trot. De temps en temps il gйmissait; les cordes

lui enflaient les mains; il se trouva bientфt dans un йtat pitoyable;

ses pieds saignaient; il avait perdu ses sabots, et j'ai vu tomber de

grosses larmes de sang de ses yeux. Nos canonniers, qui avaient commencй

par rire, en eurent compassion, et vraiment il y avait de quoi, а voir

ce vieillard en cheveux blancs, traоnй pendant les derniиres lieues

comme un cheval mort. On finit par le jeter sur le canon, et comme il ne

pouvait pas parler, il remercia les soldats par un regard а tirer des

larmes. Le soir, lorsque nous bivouaquвmes, je demandai а Rusca ses

ordres relativement а ce vieillard.

--Fusillez-le... me dit-il.

--Mon gйnйral, rйpondis-je, vous кtes le maоtre de sa vie; mais si je

commande а mes canonniers de tuer cet homme, ils me diront que ce n'est

pas leur mйtier...

--C'est bon!... rйpliqua-t-il en m'interrompant. Gardez-le jusqu'а

demain matin, et nous verrons...

--Je ne me refuserai pas а le garder, dis-je; mais je ne veux pas en

rйpondre.

Et je sortis de la maison oщ йtait Rusca, sans entendre sa rйplique;

mais je sus plus tard qu'il m'avait cruellement menacй...

En ce moment je partis, malgrй tout l'intйrкt que promettait ce

dйbut. La pendule marquait minuit et demi. J'йtais prиs de

Saint-Germain-des-Prйs et je demeure а l'Observatoire.--Un jour j'aurai

la suite de Rusca; le nom me fait pressentir quelque drame; car je

partage, relativement aux noms, la superstition de M. Gautier Shaudy.

Je n'aimerais certes pas une demoiselle qui s'appellerait Pйtronille ou

Sacontala, fыt-elle jolie...

--Ma femme se nomme Rose-Vertu... me dit l'officier de l'Universitй qui

faisait route avec moi.

--Je le crois bien!... rйpliquai-je; Mlle Mars a nom Hippolyte... Et

vous, monsieur? lui demandai-je.

--Moi!... Sйbastien!...

--C'est un martyr... et vous кtes sans doute trиs-heureux en mйnage?

--Mais oui... Nous йtions arrivйs.

Ce fragment de conversation est sincиre et vйritable. Je puis affirmer

que, sauf de lйgиres inexactitudes, bien pardonnables, et qui n'ont

adultйrй ni le sens ni la pensйe, tout ceci a йtй dit par des hommes

d'un haut mйrite. N'est-ce pas un problиme intйressant а rйsoudre pour

l'art en lui-mкme, que de savoir si la nature, textuellement copiйe, est

belle en elle-mкme? Nous avons tous йtй fortement йmus, un lecteur le

sera-t-il?... Nous allons voir la Marguerite de Scheffer; et nous ne

faisons pas attention а des crйatures qui fourmillent dans les rues de

Paris, bien autrement poйtiques, belles de misиre, belles d'expression,

sublimes crйations, mais en guenilles... Aujourd'hui nous hйsitons

entre l'idйalisation et la traduction littйrale des faits, des hommes,

des йvйnemens. Choisissez... Voici une aventure oщ l'art essaie de

jouer le naturel.

L'OEIL SANS PAUPIИRE.

_Hallowe'en, Hallowe'en!_ criaient-ils tous, c'est ce soir la nuit

sainte, la belle nuit des skelpies[1] et des fairies[2]! Carrick! et

toi, Colean, venez-vous? Tous les paysans de Carrick-Border[3] sont lа,

nos Megs et nos Jeannies y viendront aussi. Nous apporterons de bon

whiskey dans des brocs d'йtain, de l'ale fumeuse, le parritch[4]

savoureux. Le temps est beau; la lune doit briller; camarades, les

ruines de Cassilis-Downaus n'auront jamais vu d'assemblйe plus joyeuse!»

[Note 1: Dйmons des eaux.]

[Note 2: Fйes.]

[Note 3: Nom de canton.]

[Note 4: Pudding d'Йcosse.]

Ainsi parlait Jock Muirlaud, fermier, veuf et jeune encore. Il йtait,

comme la plupart des paysans d'Йcosse, thйologien, un peu poиte, grand

buveur, et cependant fort йconome. Murdock, Will Lapraik, Tom Duckat,

l'entouraient. La conversation avait lieu prиs du village de Cassilis.

Vous ne savez sans doute pas ce que c'est que l'Hallowe'en: c'est la

nuit des fйes; elle a lieu vers le milieu d'aoыt. Alors on va consulter

le sorcier du village; alors tous les esprits follets dansent sur les

bruyиres, traversent les champs, а cheval sur les pвles rayons de la

lune. C'est le carnaval des gйnies et des gnomes. Alors il n'y a pas de

grotte ni de rocher qui n'ait son bal et sa fкte, pas de fleur qui ne

tressaille sous le souffle d'une sylphide, pas de mйnagиre qui ne ferme

soigneusement sa porte, de peur que le spunkie[5] n'enlиve le dйjeuner

du lendemain, et ne sacrifie а ses espiиgleries le repas des enfans qui

dorment enlacйs dans le mкme berceau.

[Note 5: Lutin.]

Telle йtait la nuit solennelle, mкlйe de caprice fantastique et d'une

secrиte terreur, qui allait s'йlever sur les collines de Cassilis.

Imaginez un terrain montagneux, qui ondule comme une mer, et dont les

nombreuses collines se tapissent d'une mousse verte et brillante; au

loin, sur un pic escarpй, les murs crйnelйs du chвteau dйtruit, dont la

chapelle, privйe de sa toiture, s'est conservйe presque intacte, et

fait jaillir dans l'йther pur ses pilastres minces, sveltes comme des

branchages en hiver et dйpouillйs de leur feuillage. La terre est

infйconde dans ce canton. Le genкt dorй y sert de retraite au liиvre; la

roche paraоt а nu de distance а distance. L'homme qui ne reconnaоt

un pouvoir suprкme que dans la dйsolation et la terreur regarde ces

terrains stйriles comme frappйs du sceau mкme de la Divinitй. La

bienfaisance fйconde et immense du Trиs-Haut nous inspire peu de

gratitude: c'est son chвtiment et sa rigueur que nous adorons.

Les spunkies dansaient donc sur le gazon menu de Cassilis, et la lune,

qui s'йtait levйe, paraissait large et rouge а travers le vitrage cassй

du grand portail de la chapelle. Elle semblait suspendue lа comme une

grande rosace amarante, sur laquelle se dessinait un dйbris de trиfle de

pierre mutilй. Les spunkies dansaient.

Le spunkie! C'est une tкte de femme, blanche comme la neige, avec de

longs cheveux ardeus. De belles ailes, draperies soutenues par des

fibres minces et йlastiques, s'attachent, non pas а l'йpaule, mais

au bras blanc et mince dont elles suivent le contour. Le spunkie est

hermaphrodite; а un visage fйminin il joint cette йlйgance svelte et

frкle de la premiиre adolescence virile. Le spunkie n'a de vкtement que

ses ailes, tissu fin et dйliй, souple et serrй, impйnйtrable et lйger,

comme l'aile de la chauve-souris. Une nuance brunвtre, fondue dans une

pourpre azurйe, chatoie sur cette robe naturelle qui se reploie autour

du spunkie en repos, comme les plis de l'йtendard autour du bвton qui

le porte. De longs filamens, qui ressemblent а de l'acier bruni,

soutiennent ces longs voiles dont le spunkie se drape; des griffes

d'acier en arment l'extrйmitй. Malheur а la mйnagиre qui s'aventure le

soir prиs du marais oщ se tient blotti le spunkie, ou dans la forкt

qu'il parcourt!

La ronde des spunkies commenзait sur les bords de la Doon, quand

l'assemblйe joyeuse, femmes, enfans, jeunes filles, s'en approcha. Les

lutins disparurent aussitфt. Toutes ces grandes ailes, se dйployant а la

fois, obscurcissent l'air. Vous eussiez dit une nuйe d'oiseaux s'йlevant

tout а coup du milieu des roseaux bruissans. La clartй de la lune se

voila un moment; Muirland et ses compagnons s'arrкtиrent.

--J'ai peur! s'йcria une jeune fille.

--Bah! reprit le fermier, ce sont des canards sauvages qui s'envolent!

--Muirland, lui dit le jeune Colean d'un air de reproche, tu finiras

mal; tu ne crois а rien.

--Brыlons nos noix, cassons nos noisettes, reprit Muirland, sans faire

attention а la rйprimande de son camarade; asseyons-nous ici, et vidons

nos paniers. Voici un beau petit abri; la roche nous couvre; le gazon

nous offre un lit douillet. Le grand diable ne me troublerait pas dans

mes mйditations, qui vont sortir de ces brocs et de ces bouteilles.

--Mais les bogillies[6] et les brownillies[7] peuvent nous trouver ici,

dit timidement une jeune femme.

[Note 6: Esprits des bois.]

[Note 7: Esprits des bruyиres.]

--Le cranreuch[8] les emporte! interrompit Muirland. Vite, Lapraik,

allume ici, prиs du roc, un foyer de feuilles mortes et de branchages;

nous chaufferons le whiskey; et si les filles veulent savoir quel mari

le bon Dieu ou le diable leur rйserve, nous avons ici de quoi les

satisfaire. Bome Lesley nous a apportй des miroirs, des noisettes, de la

graine de lin, des assiettes et du beurre. Lasses[9], n'est-ce pas lа

tout ce qu'il vous faut pour vos cйrйmonies?

[Note 8: Vent du Nord.]

[Note 9: Jeunes filles.]

--Oui, oui, rйpondirent les lasses.

--Mais d'abord buvons, reprit le fermier, qui, par son caractиre

dominateur, sa fortune, son cellier bien garni, son grenier plein de blй

et ses connaissances agricoles, avait acquis une certaine autoritй dans

le canton.

Or, mes amis, vous saurez que de tous les pays du monde, celui oщ les

classes infйrieures ont le plus d'instruction et le plus de

superstitions а la fois, c'est l'Йcosse. Demandez а Walter Scott, ce

sublime paysan йcossais, qui ne doit sa grandeur qu'а cette facultй

qu'il a reзue de Dieu de reprйsenter symboliquement tout le gйnie

national. En Йcosse on croit а tous les gnomes, et on discute, dans les

cabanes, des sujets d'abstraite philosophie. La nuit d'Hallowe'en

est consacrйe spйcialement а la superstition. L'on se rйunit alors pour

pйnйtrer dans l'avenir. Les rites nйcessaires pour obtenir ce rйsultat

sont connus et inviolables. Point de religion plus stricte dans ses

observances. C'йtait surtout cette cйrйmonie pleine d'intйrкt, oщ chacun

est а la fois prкtre et sorcier, que les habitans de Cassilis

regardaient comme le but de leur excursion et le dйlassement de leur

nuit. Cette magie rustique a un charme inexprimable. On s'arrкte, pour

ainsi dire, sur le point limitrophe de la poйsie et de la rйalitй; on

communique avec les puissances infernales, sans renier Dieu tout-а-fait;

on transmute en objets sacrйs et magiques les objets les plus vulgaires;

on se crйe avec un йpi de blй et une feuille de saule des espйrances et

des terreurs.

La coutume veut que l'on ne commence les incantations d'Hallowe'en qu'а

minuit sonnant, а l'heure oщ toute l'atmosphиre est envahie par les

кtres surhumains, et oщ non-seulement les spunkies, premiers acteurs

du drame, mais tous les bataillons de la fйerie йcossaise, viennent

s'emparer de leur domaine. Nos paysans, rйunis а neuf heures, passиrent

le temps а boire, а chanter ces vieilles et dйlicieuses ballades oщ leur

langage mйlancolique et naпf s'allie si bien а un rhythme saccadй, а une

mйlodie qui descend de quarte en quarte par des intervalles bizarres, а

un emploi singulier du genre chromatique. Les jeunes filles, avec leurs

plaids bariolйs et leurs robes de serge, d'une admirable propretй; les

femmes, le sourire sur les lиvres; les enfans, ornйs de ce beau ruban

rouge, nouй sur le genou, qui leur sert de jarretiиres et de parure;

les jeunes gens dont le coeur battait plus vite а l'approche du moment

mystйrieux oщ la destinйe allait кtre consultйe; un ou deux vieillards

que l'ale savoureuse rendait а la joie de leurs jeunes ans, formaient un

groupe plein d'intйrкt, que Wilkie aurait voulu peindre, et qui aurait

fait en Europe les dйlices de toutes les ames accessibles encore, parmi

tant d'йmotions fйbriles, aux dйlices d'un sentiment vrai et profond.

Muirland surtout se livrait tout entier а la gaietй bruyante qui

pйtillait avec la mousse йpaisse de la biиre, et se communiquait а tous

les auditeurs.

C'йtait un de ces caractиres que la vie ne dompte pas; un de ces hommes

d'intelligence vigoureuse qui luttent contre la bise et l'orage. Une

jeune fille du canton, qui avait uni sa destinйe а celle de Muirland,

йtait morte en couches aprиs deux ans de mariage; et Muirland avait jurй

de ne se remarier jamais. Personne n'ignorait dans le voisinage la

cause de la mort de Tuilzie; c'йtait la jalousie de Muirland. Tuilzie,

dйlicate enfant, comptait а peine seize annйes quand elle йpousa le

fermier. Elle l'aimait et ne connaissait pas la violence de cette ame,

la fureur dont elle pouvait s'animer, le tourment journalier qu'elle

pouvait infliger а elle-mкme et aux autres. Jock Muirland йtait jaloux;

la tendresse ingйnue de sa jeune compagne ne le rassurait pas. Un jour,

au coeur de l'hiver, il lui fit faire un voyage а Edinburgh, pour

l'arracher aux sйductions prйtendues d'un jeune laird qui avait eu la

fantaisie de passer la mauvaise saison а sa campagne.

Tous les camarades du fermier, et mкme le curй, ne lui йpargnaient

pas les remontrances; il ne rйpondait rien, si ce n'est qu'il aimait

ardemment Tuilzie, et qu'il йtait le meilleur juge de ce qui pouvait

contribuer au bonheur de son mйnage. Sous le toit rustique de Jock, il y

avait souvent des plaintes, des cris, des sanglots qui retentissaient au

dehors; le frиre de Tuilzie йtait venu reprйsenter а son beau-frиre que

sa conduite йtait inexcusable; une querelle vйhйmente avait йtй la suite

de cette dйmarche; la jeune femme dйpйrissait par degrйs. Enfin le

chagrin qui la consumait l'emporta. Muirland tomba dans un profond

dйsespoir, qui dura plusieurs annйes; mais, comme tout est passager

dans ce monde, il avait, en jurant de rester veuf, oubliй peu а peu

le souvenir de celle dont il avait йtй le bourreau involontaire. Les

femmes, qui pendant plusieurs annйes l'avaient vu avec horreur, lui

avaient enfin pardonnй; et la nuit d'Hallowe'en le retrouvait tel qu'il

avait йtй autrefois, joyeux, caustique, amusant, buvant sec et fйcond en

excellens contes, en plaisanteries rustiques, en refrains bruyans,

qui mettaient en train l'assemblйe nocturne et entretenaient sa bonne

humeur.

On avait dйjа йpuisй la plupart des vieilles romances de fondation,

quand les douze coups de minuit sonnиrent et propagиrent au loin l'йcho

de leurs vibrations. Ils avaient bu largement. Voici venir le moment des

superstitions accoutumйes. Tout le monde, exceptй Muirland, se leva.

«Cherchons le kail[10], cherchons le kail s'йcriиrent-ils!...»

[Note 10: Ces usages sont encore populaires en Йcosse.]

Jeunes gens et jeunes filles se rйpandirent dans les champs, et

revinrent tour а tour apportant chacun une racine dйtachйe du sol:

c'йtait le kail. Il faut dйraciner la premiиre plante qui se prйsente

sous vos pas; si la racine est droite, votre femme ou votre mari seront

bien faits et de bonne grвce; si la racine est tortue, vous йpouserez

une personne contrefaite. S'il reste de la terre suspendue aux filamens,

votre mйnage sera fйcond et heureux; si votre racine est polie et mince,

vous ne serez pas long-temps en mйnage. Imaginez les йclats de rire,

le tumulte joyeux, les plaisanteries villageoises auxquelles cette

recherche conjugale donnait lieu; on se poussait, on se pressait; on

comparait les rйsultats de son investigation; jusqu'aux petits enfans

avaient leur kail.

«Pauvre Will Haverel! s'йcria Muirlaud, jetant les yeux sur la racine

que tenait en main un jeune garзon, ta femme sera tortue; ton kail

ressemble а la queue de mon porc.»

Puis, ils s'assirent en rond, et l'on se mit а expйrimenter la saveur

de chaque racine; une racine amиre dйsigne un mйchant mari; une racine

sucrйe, un mari imbйcile; une racine odorante, un йpoux de bonne humeur.

A cette grande cйrйmonie succйda celle du tap-pickle. Les jeunes filles

vont, les yeux bandйs, cueillir chacune trois йpis de blй. Si le grain

qui couronne l'йpi se trouve manquer а l'un d'entre eux, on ne doute pas

que le mari futur de la villageoise n'ait а lui pardonner une faiblesse

commise avant l'heure nuptiale. O Nelly! Nelly! tes trois йpis йtaient

а la fois privйs de leur tap-pickle, et l'on ne t'йpargna pas les

railleries. Il est vrai que la veille mкme le fause-house, ou grenier de

rйserve, avait йtй tйmoin d'une causerie bien longue entre toi et Robert

Luath.

Muirland les regardait sans se mкler activement а leurs jeux.

«Les noisettes! les noisettes!» s'йcriиrent-ils.

On tire du panier un sac plein de noisettes, et l'on se rapprocha du

feu, que l'on n'avait pas cessй d'entretenir. La lune brillait pure et

presque radieuse. Chacun prit sa noisette. Ce charme est cйlиbre et

venйrй. On se distribue par couples; on donne а la noisette que l'on a

choisie son propre nom; et l'on place а la fois dans le feu la noisette

baptisйe du nom de sa fiancйe, et la sienne propre. Si les deux

noisettes brыlent paisiblement cфte а cфte, l'union sera longue et

paisible; si les noisettes йclatent et se sйparent en brыlant, trouble

et sйparation dans le mйnage. Souvent c'est la jeune fille qui se

charge de disposer dans le foyer le double symbole auquel toute son ame

s'attache; et quel est son chagrin quand ce divorce s'opиre, et que son

mari futur s'йlance en pйtillant loin de sa compagne!

Une heure sonnait, et les paysans n'йtaient point las de consulter

leurs oracles mystiques. La terreur et la foi qui se mкlaient а

ces incantations leur prкtaient un charme nouveau. Les spunkies

recommenзaient а se mouvoir au milieu des joncs agitйs. Les jeunes

filles tremblaient. La lune, qui avait montй dans le ciel, se couvrait

d'un nuage. On fit la cйrйmonie du pot de terre, celle de la chandelle

soufflйe, celle de la pomme, grandes conjurations que je ne dйvoilerai

pas. Willie Maillie, une des plus belles entre ces jeunes filles,

plongea trois fois son bras dans l'eau de la Doon, en s'йcriant: «Mon

йpoux futur, mon mari qui n'es pas encore, oщ es-tu? Voici ma main.»

Trois fois le charme avait йtй rйpйtй, lorsqu'on l'entendit pousser un

grand cri.

«Ah! bon Dieu! le spunkie a saisi ma main, s'йcria-t-elle.» On

s'empressa prиs d'elle, et tout le monde frйmit, exceptй Muirland.

Maillie montra sa main tout ensanglantйe; les juges des deux sexes,

qu'une longue expйrience rendait habiles dans l'interprйtation de ces

oracles, convinrent sans hйsiter que l'йgratignure n'йtait pas causйe,

comme le prйtendait Muirland, par les pointes d'un jonc йpineux, mais

que le bras de la jeune fille portait rйellement l'empreinte de la

griffe aiguл du spunkie. On reconnut aussi d'une seule voix que Maillie

йtait menacйe par cette expйrience d'avoir plus tard un mari jaloux. Le

fermier veuf avait bu, je crois, un peu plus que de raison.

«Jaloux! jaloux!» s'йcria-t-il.

Il croyait voir dans cette dйclaration de ses camarades une allusion

malveillante а sa propre histoire.

«Moi, continua Muirland en vidant un pot d'йtain rempli de whiskey qui

en couvrait les bords, j'aimerais mieux cent fois йpouser le spunkie

que de me marier une seconde fois. J'ai su ce que c'йtait que de vivre

enchaоnй; autant vaudrait rester emprisonnй dans une bouteille fermйe

hermйtiquement, avec un singe, un chat ou le bourreau pour compagnons.

J'ai йtй jaloux de ma pauvre Tuilzie: j'avais tort peut-кtre; mais

comment, je vous le demande, n'кtre pas jaloux? Quelle est la femme qui

ne demande pas une continuelle surveillance? Je ne dormais pas la nuit,

je ne la quittais pas pendant le jour entier; je ne fermais pas l'oeil

un instant. Les affaires de ma ferme allaient mal; tout dйpйrissait.

Tuilzie elle-mкme languissait sous mes yeux. A cinq millions de diables

le mariage!»

Les uns riaient, les autres, scandalisйs, se taisaient. La derniиre

et la plus redoutable des incantations restait а essayer: c'est la

cйrйmonie du miroir. On se place, une chandelle а la main, en face d'une

petite glace; on souffle trois fois sur le verre, et on l'essuie en

rйpйtant trois fois: _Parais, mon mari_, ou: _Parais, ma femme!_ Alors,

au-dessus de l'йpaule gauche de la personne qui consulte le destin, se

montre distinctement une figure qui se reflиte dans le miroir; c'est

celle de la compagne ou du mari que l'on invoquait.

Personne n'osait, aprиs l'exemple de Maillie, braver encore les

puissances surnaturelles. Le miroir et la chandelle йtaient lа par terre

sans que l'on pensвt а les mettre en usage. La Doon frйmissait dans

les roseaux; une longue traоnйe d'argent, qui tremblait sur ses vagues

lointaines, йtait aux yeux des villageois la trace йtincelante des

skelpies ou esprits des eaux; la jument de Muirland, sa petite jument

des Highlands, а la queue noire et au blanc poitrail, hennissait de

toute sa force, ce qui est toujours signe qu'un mauvais esprit est

voisin. Le vent fraоchissait; les tiges des joncs balancйs rendaient

un triste et long murmure. Toutes les femmes commenзaient а parler du

retour; elles avaient d'excellentes raisons, des rйprimandes pour leurs

maris et leurs frиres, des conseils de santй pour leurs pиres, et une

йloquence de mйnage а laquelle, hйlas! nous autres rois de la nature et

du monde, nous rйsistons bien rarement.

«Eh bien! qui de vous se prйsentera devant le miroir?» s'йcria Muirland.

On ne rйpondait pas...

«Vous avez bien peu de coeur, continua-t-il. Le souffle du vent vous

fait trembler comme le saule. Quant а moi qui ne veux plus prendre de

femme, comme vous savez, parce que je veux dormir, et que mes paupiиres

refusent de se fermer dиs que je suis mari, il m'est impossible de

commencer le charme. C'est ce que vous sentez aussi bien que moi.»

A la fin, personne ne voulant saisir le miroir, Jock Muirland s'en

empara. «Je vais vous donner l'exemple.» Alors il prit sans hйsiter

la glace fatale; la chandelle fut allumйe, et il rйpйta bravement

l'incantation.

«Parais donc, ma femme,» s'йcria Muirland.

Aussitфt une figure pвle, couverte de cheveux d'un blond fauve, se

montra sur l'йpaule de Muirland. Il tressaillit, se retourna pour

s'assurer que l'une des jeunes filles du canton n'йtait pas derriиre lui

pour imiter l'apparition. Mais personne n'avait osй parodier le spectre;

et quoique le miroir se fыt brisй sur la terre en йchappant de la main

du fermier, toujours au-dessus de son йpaule la mкme tкte blanche, la

mкme chevelure ardente se prйsentaient: Muirland pousse un grand cri, et

tombe la face contre terre.

Vous eussiez vu alors tous les habitans du village fuir за et lа, comme

les feuilles enlevйes par le vent; il ne resta plus dans cet endroit oщ

ils s'йtaient livrйs naguиre а leurs amusemens rustiques que les dйbris

de la fкte, le foyer а demi йteint, les pots et les cruches vides, et

Muirland couchй sur le gazon. Les spunkies et leurs acolytes revenaient

en foule, et l'orage qui se prйparait dans l'air mкlait а leur

chant surnaturel ce long sifflement que les Йcossais dйsignent si

pittoresquement sous le nom de _Sugh_. Muirland, en se relevant, regarda

encore par-dessus son йpaule: toujours la mкme figure. Elle souriait au

paysan, mais ne prononзait pas un mot, et Muirland ne pouvait deviner si

cette tкte appartenait а un corps humain; car elle ne se montrait а lui

que lorsqu'il se dйtournait. Sa langue se glaзait et restait attachйe

а son palais. Il essaya de lier conversation avec l'кtre infernal, et

rappela en vain tout son courage; dиs qu'il apercevait ces traits pвles

et ces boucles ardentes, il frйmissait de tout son corps. Il se mit а

fuir, dans l'espoir de se dйlivrer de son acolyte. Il avait dйtachй sa

petite jument blanche et allait mettre le pied а l'йtrier, quand il

tenta encore une derniиre expйrience. Terreur! toujours cette tкte,

devenue son insйparable compagne. Elle йtait attachйe sur son йpaule,

comme ces tкtes isolйes dont les sculpteurs gothiques jetaient

quelquefois le profil au sommet d'un pilastre ou а l'angle d'un

entablement. La pauvre Meg, la jument du fermier, hennissait avec une

force terrible; et par des ruades frйquentes elle annonзait la part

qu'elle prenait а la terreur de son pauvre maоtre. Le spunkie (ce

devait кtre un de ces habitans des joncs de la Doon qui persйcutait le

fermier), toutes les fois que Muirland se retournait, fixait sur lui

deux yeux flamboyans, d'un bleu profond, sur lesquels aucun cil ne

dessinait son ombre, et dont nulle paupiиre ne voilait l'insupportable

clartй. Il piqua des deux; la mкme curiositй le poussait toujours а

savoir si sa persйcutrice йtait lа; elle ne le quittait pas; en vain

lanзait-il sa jument au galop, en vain les bruyиres et les montagnes

disparaissaient et fuyaient sous les pas de l'animal, Muirland ne savait

plus ni quelle route il suivait, ni vers quel but il conduisait la

pauvre Meg. Il n'avait qu'une idйe, le spunkie, son compagnon de route,

ou plutфt sa compagne, car cette figure fйminine avait toute la malice

et toute la dйlicatesse qui conviennent а une jeune fille de dix-huit

ans.

La voыte du ciel se couvrait de nuйes йpaisses qui le rйtrйcissaient par

degrйs. Jamais pauvre pйcheur ne se trouva lancй seul au milieu de la

campagne dans une plus satanique obscuritй. Le vent soufflait comme s'il

eыt voulu йveiller les morts; la pluie tombait, emportйe diagonalement

par la violence de l'orage. Les lueurs rapides de l'йclair

disparaissaient, dйvorйes par les nues tйnйbreuses qui se refermaient

sur elles: de longs, profonds et lourds mugissemens en sortaient. Pauvre

Muirland! ton bonnet bleu йcossais, bariolй de rouge, tomba, et tu

n'osas pas te retourner pour le ramasser. La tempкte redoublait de

fureur; la Doon dйbordait sur ses rivages; et Muirland, aprиs avoir

galopй pendant une heure, reconnut douloureusement qu'il revenait au

mкme lieu d'oщ il йtait parti. L'йglise ruinйe de Cassilis йtait sous

ses yeux; on eыt dit que l'incendie embrasait les restes de ses vieux

pilastres; des flammes jaillissaient de toutes les ouvertures inйgales;

les sculptures apparaissaient dans toute leur dйlicatesse sur un fond

de clartйs lugubres: Meg refusait d'avancer; mais le fermier, dont

la raison ne guidait plus les dйmarches, et qui croyait sentir cette

redoutable tкte appuyйe sur son йpaule, enfonзait si vigoureusement son

йperon dans les flancs de la pauvre bкte qu'elle cйda malgrй elle а la

violence qu'on lui imposait.

«Jock, dit une voix douce, йpouse-moi, tu cesseras d'avoir peur.»

Vous imaginez la profonde terreur du malheureux Muirland.

«Йpouse-moi,» rйpйtait le spunkie.

Cependant ils fuyaient vers la cathйdrale enflammйe. Muirland, arrкtй

dans sa course par les pilastres mutilйs et les saints de pierre

renversйs, mit pied а terre; il avait, pendant cette nuit, bu tant de

vin, de biиre et d'eau-de-vie, galopй si йtrangement, йprouvй tant

de surprise, qu'il finit par s'accoutumer а cet йtat d'excitation

surnaturelle: notre fermier entra d'un pied ferme dans la nef sans voыte

d'oщ jaillissaient ces feux infernaux.

Le spectacle qui le frappa йtait nouveau pour lui. Un personnage

accroupi au milieu de la nef soutenait, sur son dos courbй, un vase

octangulaire oщ brыlait une flamme verte et rouge. Le maоtre-autel йtait

chargй de ses vieux ornemens catholiques. Des dйmons а la chevelure

ardente qui se hйrissait sur leur tкte йtaient debout sur l'autel, et

tenaient lieu de cierges. Toutes les formes grotesques et infernales

que l'imagination du peintre et du poиte ont rкvйes se pressaient,

couraient, volaient, se balanзaient, se traоnaient, se contournaient en

mille йtranges faзons. Les stalles des chanoines йtaient remplies de

personnages graves qui avaient conservй les costumes de leur йtat. Mais

sur leurs aumusses on voyait se dessiner des mains de squelettes, et de

leurs yeux caves aucune clartй n'йmanait.

Je ne dirai pas, car le langage humain ne peut y atteindre, quel encens

on brыlait dans cette йglise, ni quelle abominable parodie des saints

mystиres y йtait jouйe par les dйmons. Quarante de ces lutins, perchйs

sur l'ancienne galerie qui avait soutenu autrefois l'orgue de la

cathйdrale, tenaient en main des cornemuses йcossaises de dimensions

diffйrentes. Un йnorme chat noir, assis sur un trфne composй d'une

douzaine de ces messieurs, donnait la mesure par un miaulement prolongй.

La symphonie infernale faisait trembler ce qui restait encore des voыtes

а demi dйtruites, et tomber de temps en temps quelques fragmens de

pierres ruineuses. Il y avait parmi ce tumulte de jolies skelpies а

genoux; vous les eussiez prises pour des vierges charmantes, si la queue

dйmoniaque n'avait pas soulevй le coin de leur robe blanche; et plus de

cinquante spunkies, les ailes йtendues ou repliйes, dansant ou en repos.

Dans les niches des saints symйtriquement rangйes autour de la nef

йtaient des cercueils ouverts, oщ le mort, sur son linceul blanc,

apparaissait tenant en main le cierge funйraire. Quant aux reliques

suspendues au parvis, je ne m'arrкterai pas а les dйcrire. Tous les

crimes connus en Йcosse depuis vingt ans avaient concouru а parer

l'йglise livrйe aux dйmons.

Vous y eussiez vu la corde du pendu, le couteau de l'assassin, le dйbris

йpouvantable de l'avortement et la trace de l'inceste. Vous y eussiez

vu des coeurs de scйlйrats noircis dans le vice, et des cheveux blancs

paternels suspendus encore а la lame du poignard parricide. Muirland

s'arrкta, se dйtourna; la figure compagne de sa route n'avait pas quittй

son poste. Un des monstres chargйs du service infernal le prit par la

main; il se laissa faire. On le conduisit а l'autel; il suivit son

guide. Il йtait domptй. Sa force l'avait abandonnй. On s'agenouilla, il

s'agenouilla; on chanta des hymnes bizarres, il n'йcouta rien; et il

resta lа, stupйfait, pйtrifiй, attendant son sort. Cependant les chants

infernaux devenaient plus bruyans; les spunkies chargйs du corps de

ballet tournaient plus rapidement dans leur ronde infernale; les

cornemuses criaient, beuglaient, hurlaient et sifflaient avec une

vйhйmence nouvelle. Muirland dйtourna la tкte pour examiner cette fatale

йpaule sur laquelle un hфte incommode avait fait йlection de domicile.

«Ah!» s'йcria-t-il, poussant un long soupir de satisfaction.

La tкte avait disparu.

Mais quand ses regards йblouis et йgarйs se reportиrent sur les objets

qui l'environnaient, il fut bien йtonnй de trouver prиs de lui, а genoux

sur un cercueil, une jeune fille dont le visage йtait celui mкme du

fantфme qui l'avait poursuivi. Une petite chemisette йcossaise de

fin lin gris descendait а peine jusqu'а mi-cuisse. On apercevait une

poitrine charmante, de blanches йpaules, sur lesquelles roulaient des

cheveux blonds, un sein virginal, dont la lйgиretй du costume relevait

toute la beautй. Muirland fut йmu; ces formes si gracieuses et si

dйlicates contrastaient avec toutes les hideuses apparitions qui

l'entouraient. Le squelette qui parodiait la messe prit de ses doigts

crochus la main de Muirland et l'unit а celle de la jeune fille.

Muirland crut sentir alors dans l'йtreinte de cette bizarre fiancйe la

froide morsure que le peuple attribue aux griffes d'acier du spunkie.

C'en йtait trop pour lui; il ferma les yeux et dйfaillit. A demi vaincu

par un йvanouissement qu'il combattait, il crut deviner que des mains

infernales le replaзaient sur la jument fidиle qui l'avait attendu а

la porte de la cathйdrale; mais ses perceptions йtaient obscures, ses

sensations indistinctes.

Une telle nuit, comme on le pense bien, laissa des traces chez notre

fermier; il se rйveilla comme on se rйveille aprиs une lйthargie, et fut

fort йtonnй d'apprendre que depuis quelques jours il avait pris femme,

que depuis la nuit d'Hallowe'en il avait fait un voyage dans les

montagnes, et qu'il en avait ramenй une jeune йpouse, laquelle, en

effet, se trouvait placйe prиs de lui dans le lit hйrйditaire de sa

ferme.

Il se frotta les yeux et crut qu'il rкvait, puis il voulut contempler

celle qu'il avait choisie sans s'en douter, et qui йtait devenue

mistriss Muirlaud. C'йtait le matin. Qu'elle йtait jolie! quelle douce

lumiиre nageait dans ces regards prolongйs! quel йclat dans ces yeux!

Cependant Muirland йtait frappй de la lueur bizarre qui йmanait de ces

regards mкmes. Il s'approcha; chose йtrange! sa femme, а ce qu'il pensa

du moins, n'avait pas de paupiиre; de grands orbes d'un bleu foncй

se dessinaient sous l'arc noir d'un sourcil dont la courbe йtait

admirablement lйgиre. Muirland soupira; le souvenir vague du spunkie,

de sa course nocturne et de sa terrible noce dans la cathйdrale, se

reprйsenta tout а coup devant lui.

En examinant de plus prиs sa nouvelle йpouse, il crut observer en elle

tous les traits caractйristiques de cet кtre surnaturel, modifiйs

seulement et comme adoucis. Les doigts de la jeune femme йtaient longs

et minces, ses ongles blancs et effilйs; sa chevelure blonde tombait

jusqu'а terre. Il resta comme absorbй par une profonde rкverie;

cependant tous ses voisins lui dirent que la famille de sa femme

rйsidait dans les Highlands; qu'aussitфt aprиs la noce il avait йtй

saisi par une fiиvre ardente; qu'il n'йtait pas йtonnant que tout

souvenir de la cйrйmonie se fыt effacй de son esprit malade, mais que

bientфt il se conduirait mieux avec sa femme, car elle йtait jolie,

douce et bonne mйnagиre.

«Mais elle n'a pas de paupiиres!» s'йcriait Muirland.

On lui riait au nez, on prйtendait que la fiиvre le poursuivait encore;

personne, si ce n'est le fermier, ne s'apercevait de cette йtrange

particularitй.

La nuit vint: c'йtait pour Muirland la nuit des noces, car jusqu'а ce

moment il n'avait йtй mari que de nom. La beautй de sa femme l'avait

йmu, bien que selon lui elle n'eыt pas de paupiиres. Il se promenait

donc de braver rйsolument sa propre terreur, et de profiter au moins de

la faveur singuliиre que le ciel ou l'enfer lui envoyait. Nous demandons

ici au lecteur de nous concйder tous les privilйges du roman et de

l'histoire, et de passer rapidement sur les premiers йvйnemens de cette

nuit; nous ne dirons pas combien la belle Spellie (c'йtait son nom)

paraissait plus belle encore dans ses nocturnes atours.

Muirland s'йveilla, rкvant qu'une clartй subite du soleil illuminait

tout а coup la chambre basse oщ йtait placй le lit nuptial. Йbloui par

ces rayons ardens, il se lиve en sursaut et voit les yeux йclatans de sa

femme tendrement fixйs sur lui.

«Diable! s'йcria-t-il, mon sommeil, en effet, est une injure а sa

beautй! Il chassa donc le sommeil, et dit а Spellie mille choses

aimables et tendres auxquelles la jeune fille des montagnes rйpondit de

son mieux.

Jusqu'au matin, Spellie n'avait pas dormi.

«Comment dormirait-elle, en effet, se demandait Muirland, elle n'a pas

de paupiиre?»

Et son pauvre esprit retombait dans un abоme de mйditations et de

craintes. Le soleil se leva. Muirland йtait pвle et abattu; la fermiиre

avait les yeux plus йtincelans que jamais. Ils passиrent la matinйe а se

promener sur les bords de la Doon. La jeune йpouse йtait si jolie que

son mari, malgrй sa surprise et la fiиvre а laquelle il йtait en proie,

ne put la contempler sans admiration.

«Jock, lui dit-elle, je vous aime autant que vous aimiez Tuilzie; toutes

les jeunes filles des environs me portent envie: aussi prenez-y garde,

mon ami, je serai jalouse, je vous surveillerai de prиs.» Les baisers de

Muirland arrкtиrent ces paroles; cependant les nuits se succйdиrent, et

au milieu de chaque nuit les yeux йclatans de Spellie arrachaient le

fermier а son sommeil; la force du fermier y succombait.

«Mais, ma chиre amie, demanda Jock а sa femme, est-ce que vous ne dormez

jamais?

--Dormir, moi!

--Oui, dormir! il me semble que depuis que nous sommes mariйs vous

n'avez pas dormi un moment.

--Dans ma famille, on ne dort jamais.»

Les orbes azurйs de la jeune femme versaient des rayons plus ardens.

«Elle ne dort pas! s'йcria avec dйsespoir le fermier, elle ne dort pas!»

Il retomba йpuisй et terrifiй sur l'oreiller.

«Elle n'a pas de paupiиres, elle ne dort pas! rйpйta-t-il.

--Je ne me lasse pas de te voir, reprit Spellie, et je te surveillerai

de plus prиs.»

Pauvre Muirland! les beaux yeux de sa femme ne lui laissaient pas de

repos; c'йtaient, comme disent les poиtes, des astres йternellement

allumйs pour l'йblouir. On fit dans le canton plus de trente ballades

adressйes aux beaux yeux de Spellie. Quant а Muirland, un beau jour il

disparut. Trois mois s'йtaient йcoulйs; le supplice qu'avait йprouvй le

fermier avait йpuisй sa vie, dйvorй son sang; il lui semblait que ce

regard de feu le brыlait. S'il revenait des champs, s'il restait а la

maison, s'il allait а l'йglise, toujours ce rayon terrible dont la

prйsence et l'йclat pйnйtraient jusqu'au fond de son кtre et le

faisaient tressaillir d'horreur. Il finit par dйtester le soleil, par

fuir le jour.

Le mкme supplice que la pauvre Tuilzie avait souffert йtait devenu le

sien; au lieu de l'inquiйtude morale qui, pendant son premier mariage,

l'avait transformй en bourreau de la jeune fille, et que les hommes

appellent du nom de jalousie, il se trouvait placй sous l'inquisition

physique et inйluctable d'un oeil qui ne se fermait jamais: c'йtait

encore la jalousie, mais transformйe en image palpable, l'inquisition

devenue type. Il laissa sa ferme, quitta ses domaines, passa la mer et

s'enfonзa dans les forкts de l'Amйrique septentrionale, oщ beaucoup de

gens de son pays ont йtй fonder des habitations et bвtir leur hutte

paisible. Les savanes de l'Ohio lui offraient un asile assurй а ce qu'il

croyait; il prйfйrait sa pauvretй, la vie du colon, le serpent

cachй dans les buissons йpais, une nourriture sauvage, grossiиre et

incertaine, а son toit йcossais, sous lequel l'oeil jaloux et toujours

ouvert reluisait pour son tourment. Aprиs avoir passй un an dans cette

solitude, il finit par bйnir son sort: au moins il trouvait le repos au

sein de cette nature fйconde. Il n'entretenait aucune correspondance

avec la Grande-Bretagne, de peur d'avoir des nouvelles de sa femme;

quelquefois dans ses rкves il voyait encore cet oeil ouvert, cet oeil

sans paupiиres, et se rйveillait en sursaut; mais c'йtait tout ce qu'il

avait а souffrir; il s'assurait bien que la vigilante et redoutable

prunelle n'йtait plus auprиs de lui, ne le pйnйtrait, ne le dйvorait pas

de ses clartйs insupportables, et il se rendormait heureux.

Les Narraghansetts, tribu voisine de son habitation, avaient pris pour

sachem ou pour chef Massasoit, vieillard maladif, dont le caractиre

йtait pacifique, et dont Jock Muirland se concilia aisйment la

bienveillance en lui donnant de l'eau-de-vie de grain qu'il savait

distiller. Massasoit tomba malade; son ami Muirland vint le visiter dans

sa hutte.

Imaginez un wigwam indien, cabane pointue, avec un trou pour laisser

йchapper la fumйe; au milieu de ce pauvre palais, un foyer embrasй; sur

des peaux de buffle, йtendues par terre, le vieux chef malade; autour

de lui les principaux sagamores du canton, hurlant, criant, pleurant et

faisant un tapage qui, loin de guйrir le malade, eыt rendu malade un

homme en bonne santй. Un powam ou mйdecin indien conduisait le choeur et

la danse lugubres; les йchos voisins retentissaient du bruit que faisait

cette йtrange cйrйmonie: c'йtaient lа les priиres publiques offertes aux

divinitйs du pays.

Six jeunes filles йtaient occupйes а masser les membres nus et froids

du vieillard: l'une d'elles, fort jolie, вgйe а peine de seize ans,

pleurait en s'acquittant de cet office. Le bon sens de l'Йcossais lui

fit bientфt reconnaоtre que tout cet appareil mйdical n'aboutirait qu'au

meurtre de Massasoit; en sa qualitй d'Europйen et de blanc il passait

pour mйdecin innй. Il profita de l'autoritй que ce titre lui donnait,

fit sortir tous les hurleurs et s'approcha du sachem.

«Qui vient prиs de moi? demanda le vieillard.

--Jock, l'homme blanc!

--Oh! reprit le sachem en lui tendant sa main dessйchйe, nous ne nous

verrons plus, Jock!»

Jock, bien qu'il eыt peu de connaissances en mйdecine, s'aperзut sans

peine que notre sachem avait tout simplement une indigestion; il le

secourut, ordonna que l'on se tыt autour de lui, le mit а la diиte, puis

lui fit un excellent potage йcossais que le vieillard avala en guise

de mйdecine. Bref, en trois jours Massasoit йtait revenu а la vie; les

hurlemens de nos Indiens et leurs danses recommencиrent, mais ces hymnes

sauvages n'exprimaient plus que la gratitude et la joie. Massasoit

fit asseoir Jock sur sa hutte, lui donna son calumet а fumer, et lui

prйsenta sa fille, Anauket, la plus jeune et la plus jolie de celles que

Muirland avait vues dans la cabane.

«Tu n'as pas de squaw[11], lui dit le vieux guerrier; prends ma fille et

honore ma tкte blanchie.»

[Note 11: Femme]

Jock tressaillit; il se rappela le souvenir de Tuilzie et de Spellie, le

mariage lui avait si mal rйussi.

Cependant la jeune Squaw йtait douce, naпve, obйissante. Un mariage

dans les dйserts s'environne de bien peu de cйrйmonies; il a peu de

consйquences funestes pour un Europйen. Jock se rйsigna, et la belle

Anauket ne lui donna aucun sujet de se repentir de son choix.

Un jour, c'йtait le huitiиme jour de leur union, tous deux, par une

belle matinйe d'automne, s'йtaient embarquйs sur l'Ohio. Jock avait

emportй son fusil de chasse. Anauket, habituйe а ces expйditions qui

composent toute la vie sauvage, aidait et servait son mari. Le temps

йtait magnifique; les rives de ce beau fleuve offraient aux amans des

points de vue enchanteurs.

Jock avait fait bonne chasse. Une pintade aux ailes йclatantes frappa

ses regards; il l'ajusta, la blessa, et l'oiseau, frappй de mort, alla

tomber, en gйmissant, sous d'йpais halliers. Muirland ne voulait pas

perdre une proie aussi belle; il amarra son bateau, et courut а la

recherche du rйsultat de sa conquкte. Il avait battu inutilement

plusieurs buissons, et son obstination d'Йcossais le plongeait et

l'enfonзait de plus en plus dans l'йpaisseur du bois. Il se trouva

bientфt environnй d'arbres de haute futaie et placй au centre d'une

de ces salles de verdure naturelles que l'on trouve dans les forкts

d'Amйrique, quand une clartй traversa le feuillage et pйnйtra jusqu'а

lui. Il tressaillit: ce rayon le brыlait; cette lumiиre insupportable le

contraignait а baisser les yeux.

L'oeil sans paupiиre йtait lа, vigilant et йternel.

Spellie avait passй la mer; elle avait trouvй la trace de son mari,

elle le suivait а la piste; elle avait tenu sa parole, et sa redoutable

jalousie accablait dйjа Muirland de justes reproches. Il courut vers le

rivage, poursuivi par l'oeil sans paupiиre, vit l'onde claire et pure

de l'Ohio, et s'y prйcipita dans sa terreur. Telle fut la fin de Jock

Muirland; elle se retrouve consacrйe dans une lйgende йcossaise, les

bonnes femmes l'expliquent а leur maniиre. Elles affirment que c'est une

allйgorie, et que _l'Oeil sans paupiиre_, c'est l'oeil toujours ouvert

de la femme jalouse, le plus terrible des supplices.

SARA LA DANSEUSE.

Non, s'йcriait, un soir de sabbat, le juif Fleischmann en frappant

vivement de son poing la table sur laquelle il venait de souper; non,

jamais je ne souffrirai que ma fille monte sur un thйвtre pour amuser

par ses pirouettes les oisifs de Berlin! Danseuse! Par Abraham, ma fille

danseuse, quand le jeune Aaron la demande en mariage, et que demain

elle pourrait кtre la premiиre marchande de chevaux de tout le

Mecklembourg!--Je ne dis pas non, reprenait sa femme; mais si pourtant

elle devait faire fortune dans cet йtat, on peut trиs-bien y vivre

honnкtement, quoique les dames de thйвtre ne soient pas toutes en

possession d'une excellente rйputation.--Taisez-vous, reprenait

Fleischmann, vous en savez, vous, des danseuses qui ne soient pas des

Babylones vivantes? J'aimerais mieux, comme notre grand patriarche, кtre

obligй de la sacrifier moi-mкme, de mes propres mains, que de la

laisser entrer dans une pareille vie. La fille de Fleischmann sauteuse

publique!!--Mais enfin, mon ami, reprenait la mиre, David a dansй devant

l'arche.--Il y dansait, rйpondit solennellement le vieux juif, pour

cйlйbrer les louanges du Seigneur, et sa danse ne ressemblait en aucune

maniиre а celle que votre Sara voudrait pratiquer. C'йtait une danse

grave, mesurйe...--Pour cela, mon ami, c'est ce que vous ne savez pas.

Le livre de Samuel, que les chrйtiens appellent le livre des _Rois_,

ne dit pas du tout une danse plutфt qu'une autre.--Langue de l'enfer,

s'йcria Fleischmann avec une voix retentissante, que ne prends-tu avec

toi ta fille, et ne la mиnes-tu par les rues, comme je l'ai vu faire а

d'honnкtes mиres lors de mon voyage а Paris?» Cette brillante apostrophe

ferma la bouche de Mme Fleischmann, qui, sans plus rien ajouter, se mit

а фter le couvert; et elle ne reparla plus que pour rappeler а son mari,

absorbй dans ses pensйes, qu'il йtait temps de se coucher, car dix

heures venaient de sonner а l'horloge de Saint-Cyprien.

Trois mois aprиs cette conversation, la salle du grand thйвtre de Berlin

йtait pleine comme depuis long-temps elle ne l'avait pas йtй, et dans

une des loges de l'avant-scиne, occupйe par l'ambassadeur de France et

l'un des secrйtaires de lйgation, avant que la toile ne fыt levйe, avait

lieu la conversation suivante.

«Une juive pour maоtresse, disait le jeune secrйtaire, a toujours йtй

dans ma pensйe l'idйal du bonheur, et si votre excellence ne la prend

dans sa maison, je compte bien me mettre en diplomatie pour arriver

jusqu'а son coeur. Sara! monseigneur; comprenez-vous ce que doit кtre

dans les bras de son amant une femme qui s'appelle Sara?--Sans doute,

reprenait l'ambassadeur. A ce nom seul revivent tous les souvenirs de

la vie patriarcale, et pour peu que la petite ait le pied bien et les

formes gracieuses, je pourrais bien faire quelque chose pour elle. Aussi

bien la Ripiena vieillit beaucoup. Je ne sache rien dans le monde dont

on se lasse aussi vite que d'un contr'alto.--Et puis, ajoutait le

secrйtaire, il n'est pas jusqu'aux circonstances de son dйbut qui

donnent а ce _sujet_ un attrait tout-а-fait piquant et romanesque. Son

pиre est un juif а principes, qui voulait la marier а un marchand de

chevaux, plutфt que de la laisser devenir la Terpsichore de l'Allemagne.

Elle procиde de par une vocation. Avant de monter sur la scиne, elle

a bravement rompu avec toute sa famille; aussi jurerais-je sur mon

ambassade а venir qu'elle ira plus loin qu'aucune des cйlйbritйs

dansantes de la chrйtientй...--Silence! interrompit l'ambassadeur; je

vois lа-bas le chargй d'Espagne qui cause avec le conseiller intime.

Laissez-moi observer leurs figures; j'ai dans l'idйe qu'ils trament

quelque chose.» Un peu aprиs, l'ouverture commenзa, la toile fut levйe,

et des nymphes et des amours firent l'exposition de la piиce, en dansant

avec des guirlandes, ce qui laissa comprendre aux spectateurs que

c'йtaient des nymphes et des amours qui dansaient avec des guirlandes.

A la troisiиme scиne parut Sara. C'йtait une grande fille, aux cheveux

noirs, aux formes йlйgantes et йlancйes, comme la Sulamite du _Cantique

des Cantiques_. Depuis un siиcle peut-кtre rien d'aussi voluptueux

n'avait paru sur la scиne du grand thйвtre. En un moment toutes les

puissances europйennes, dans la personne de leurs reprйsentans, furent

embrasйes pour elle des feux les plus vifs. Il y aurait eu de quoi

rompre а jamais l'йquilibre et la paix de l'Europe, sans un incident qui

se prйsenta.

Au moment oщ la jeune dйbutante, aprиs s'кtre long-temps dйrobйe aux

poursuites d'un Zйphyr, tombait comme йpuisйe dans ses bras et lui

laissait prendre un baiser au vol, un homme dont le costume n'avait rien

de mythologique, portant une longue barbe et un chapeau а larges bords,

sort vivement de la coulisse, court а la dйbutante, la saisit par sa

robe qu'il froisse et qu'il dйchire. «Malheureuse! s'йcrie-t-il, rien

n'a pu t'arrкter, il a fallu que tu vinsses te prostituer а la face de

tout Berlin! Eh bien! aussi а la face de tout Berlin je te maudis, et je

demande au ciel qu'il te fasse mourir dans la honte et dans la misиre;

je te maudis!» rйpйta-t-il. Et bien qu'il ne fыt pas le moindrement du

monde comйdien, jamais au thйвtre malйdiction paternelle n'avait produit

un pareil effet.

A cette terrible apparition, Sara se trouva mal; deux soldats de

la garde du roi, en faction dans les coulisses, s'emparиrent du

perturbateur et le mirent а la porte de la scиne, oщ sa qualitй de pиre

au dйsespoir ne lui donnait point entrйe. Le directeur du thйвtre ne

pouvait comprendre la colиre de cet homme, quand il avait fait а sa

fille l'engagement le plus avantageux qui depuis dix ans peut-кtre eut

йtй signй. Les puissances europйennes furent un peu dйrangйes dans leur

plan respectif par cette intervention qu'elles n'avaient pas prйvue;

parmi les femmes il n'y avait qu'une voix: la dйbutante йtait passable,

mais il fallait qu'elle fыt une fille bien perdue et bien abandonnйe

pour donner а un pиre si respectable un chagrin si cruel. Quant aux gens

du parterre, qui d'abord avaient paru touchйs de cette scиne, revenus de

leur premiиre йmotion, ils demandиrent qu'on leur rendоt leur argent ou

la danseuse, attendu que l'affiche n'avait pas prйvenu qu'elle eыt un

pиre, et qu'ils йtaient venus pour assister а un ballet et non а un

drame bourgeois; les choses ne se fussent point passйes autrement si

l'on fыt venu annoncer que le premier tйnor йtait surpris tout а coup

par un enrouement, ou que le premier sujet de la danse venait de se

donner une entorse.

En rentrant chez eux (depuis plusieurs mois ils ne demeuraient plus sous

le mкme toit), le pиre et la fille furent saisis tous les deux d'une

fiиvre violente, rйsultat de l'йmotion а laquelle ils avaient йtй

soumis. Mais la fille avait dix-sept ans, et la vie chez elle achevait

а peine de se complйter; chez le vieux pиre, au contraire, la nature en

dйcadence depuis long-temps menaзait ruine; elle s'en fut du coup. On le

porta au cimetiиre des juifs, qui est placй en dehors de la porte de la

ville, sur le chemin de France; en sorte que, deux mois aprиs, lorsque

Sara passa par cette route dans la voiture de l'ambassadeur, elle ne put

s'empкcher de penser au vieux Fleischmann et а sa malйdiction.

C'est une chose йtrange que la malйdiction d'un pиre. Ce n'est pas une

force, comme disent les mathйmaticiens; ce n'est pas un corps, une

substance, une chose matйrielle, avec laquelle vous puissiez toucher

celui auquel vous l'adressez; trois mots: _Je te maudis_; ce n'est autre

chose que l'expression d'un voeu pour son malheur, lequel ne devait pas

avoir plus de portйe que cette autre forme, bien plus usuelle et bien

plus arrкtйe: _Que le diable t'emporte!_ Et cependant, d'ordinaire, la

vie d'un homme s'en trouve flйtrie, et il est rare qu'il mиne а bien son

existence, lorsqu'il en marche chargй.

Pour Sara, moins d'un quart de lieue aprиs le cimetiиre, dont, au reste,

aucune voix n'йtait sortie pour rйpйter l'anathиme, elle avait cessй d'y

songer. Elle trouvait une profonde voluptй а se sentir emportйe d'un

train rapide vers Paris, oщ les danseuses sont en honneur comme jadis la

vertu а Rome; elle йtait fiиre, autant toutefois qu'on peut l'кtre de

supporter un poids assez gкnant, de soutenir la tкte de l'ambassadeur de

France endormi, et reposant avec toute sa politique sur son йpaule. De

temps en temps ses grands yeux noirs de danseuse rencontraient ceux

du jeune secrйtaire qui aimait tant les jeunes filles de Sion, et ils

augmentaient chez lui la langueur voluptueuse qui vient visiter le

voyageur glissant dans une berline bien suspendue, sur une route bien

unie, lorsqu'aucune pensйe triste ne le tourmente, qu'aucun cahos ne le

rйveille, et qu'il n'a pas trop hвte d'arriver.

Au milieu de cette douce extase, les voyageurs croient s'apercevoir

que le train de la voiture redouble de vitesse. Bientфt les cris du

postillon et le mouvement de plus en plus rapide des roues leur font

comprendre que les chevaux s'emportent, et qu'ils sont, pour le moins,

exposйs au danger de verser. Si la chose se fыt passйe en France, oщ,

grвce а l'йtat des routes, les voitures de voyage en ont une sorte

d'habitude, le pйril eыt йtй moins sйrieux; mais, en Allemagne, rien ne

se fait qu'en conscience, et quand une chaise vient а кtre brisйe, il

est rare que le malencontreux propriйtaire s'en tire а moins de quelque

cфte enfoncйe. L'йvйnement ne fut que trop consйquent а cet usage;

la voiture, entraоnйe par les chevaux, roula dans un fossй profond;

l'ambassadeur eut une cuisse cassйe; le jeune homme, la moitiй des dents

brisйes. Pour la jeune juive, tirйe du ravin dans un йtat а faire pitiй,

on la transporta au plus prochain village. Le chirurgien de l'endroit

s'empara d'elle, et, sous le prйtexte qu'il voulait lui sauver la

vie, il lui travailla les chairs en tout sens, et la fit cruellement

souffrir. Durant la nuit qui suivit cette torture, elle entra dans le

dйlire, parla de son pиre, de Berlin, de Paris, de diplomatie, de pas de

deux; sur le matin elle rendit le dernier soupir. Le lendemain, Sara

la danseuse йtait йtendue entre deux lits de terre, et les vers

commenзaient leur travail.

Voilа qui йtait bien pour ce monde-ci, reste а savoir ce qui allait se

passer dans l'autre.

Aussitфt que l'ame de Sara se fut sйparйe de son corps, elle commenзa а

s'avancer а travers des rйgions infinies et solitaires oщ elle eut peur

de sa solitude.

A la fin elle arriva devant son juge, qu'elle n'osa jamais contempler

face а face, et son jugement commenзa.

«Ame que j'avais faite а mon image, d'oщ viens-tu?»

L'ame rйpondit: «Je reviens d'en bas.

--Le temps que je t'avais donnй а y passer, qu'en as-tu fait?

--Il fut bien court, reprit l'ame.

--Raison de plus pour le bien employer. As-tu souvent fait l'aumфne?

--Quelquefois.

--Oui, trente fois en tout: dix fois par charitй, vingt fois par

orgueil et par respect humain; tout compensй, l'aumфne ne te sera point

comptйe.--As-tu souvent pensй au Seigneur ton Dieu?

--Oh! oui, souvent.

--Oui souvent, jusqu'а l'вge de douze ans, quand ta mиre te disait de

faire tes priиres; mais plus tard, aux parures, aux bals, aux beaux

cheveux des jeunes gens. As-tu respectй ton pиre et ta mиre, а l'йgal du

Seigneur ton Dieu?

--Je les aimais, reprit l'ame.

--Et jamais tu ne leur as dйsobйi?

L'ame se tint dans le silence.

--Sara, tu as dansй?»

L'ame commenзa а кtre agitйe comme une feuille tremblant sous le vent.

--«Sara! ton pиre est mort, et son ame est avec moi.»

L'ame trembla plus fort.

--«Sara! aux tйnиbres йternelles!

--Hйlas! hйlas! reprit-elle, pour avoir dansй!

--Non point pour avoir dansй, rйpondit le juge, car j'ai avec moi

des danseurs dans la fйlicitй йternelle; mais parce que ton pиre t'a

maudite, et qu'il est mort sans avoir repris sa malйdiction. Adieu,

Sara, adieu, ma fille, chante maintenant.»

Aussitфt les esprits de tйnиbres se ruиrent sur elle, en riant aux

йclats; et, l'entraоnant vers les rйgions de leur йternitй, ils la

faisaient horriblement souffrir en se l'arrachant entre eux, pour savoir

qui aurait l'honneur de la prйsenter а leur illustre seigneur et roi.

Or Satan йtait assis dans toute sa gloire sur un trфne emblйmatique,

dans lequel il avait pris plaisir а parodier tous les trфnes de la

terre; sa forme йtait, j'en demande humblement pardon а l'honorable

lecteur, celle d'une chaise percйe. Son front, jaune et cuivrй, йtait

sans cesse agitй par un tic nerveux, et sa bouche, qui s'entrouvrait

pour sourire, laissait voir dans une profondeur infinie deux rangйes de

dents blanches qui ne ressemblaient pas mal aux longues colonnades d'un

temple antique.

--Une ame? dit Satan.

--Oui, maоtre, rйpondirent les suppфts.

--Ame, qu'as-tu fait? reprit le grand monarque.

--J'ai dansй, rйpondit l'ame, si bien que mon pиre en est mort, et le

Seigneur mon Dieu (ici Satan fit une horrible contorsion) m'envoie vers

vous pour que vous fassiez de moi ce qu'il vous plaira.»

Et l'ame aurait voulu mentir qu'elle ne l'aurait pas pu, car son arrкt

la condamnait а se dйnoncer elle-mкme, et il fallait que son arrкt fыt

accompli.

Lors Satan, dans un jour de familiaritй, daigna consulter les dйmons qui

avaient amenй l'ame de Sara, et il leur dit: «Qu'en ferons-nous?

--Pendons-la par les pieds! dit le premier; ainsi elle sera punie par oщ

elle a pйchй.

--Commun! dit le maоtre, et il passa а un autre avis.

--Moi, dit le second, je propose ma fameuse mixture: huile bouillante,

un baril ordinaire, bonne partie de soufre et de plomb, argent et bronze

en fusion, servez chaud et faites infuser la coupable...»

La pauvre ame en dйlibйration eut une mortelle frayeur en entendant

parler de cette cuisine effroyable.

Mais Satan, donnant un coup de pied а l'opinant: «Arriиre! lui dit-il,

misйrable classique! avec tes vieilles mйthodes. J'ai une idйe»; et se

levant pour en faire aussitфt l'essai, il ordonne que dans un coin de

son empire on йlиve rapidement une vaste salle de spectacle capable de

contenir quelques cent milliers de spectateurs.

Ni peintures, ni dorures, ni candйlabres, ni lustres, ni girandoles

ne sont йpargnйs. Dans l'orchestre, ce sont trompettes dйchirantes,

clarinettes criardes, tam-tams а la voix d'airain et au bruissement

lugubre, basses ronflantes et continues, avec des fifres pour les

dessus.

Puis pour une heure de l'йternitй les chaudiиres et les chevalets se

reposent, et le beau monde des damnйs est invitй, sous bonne escorte,

а venir honorer de sa prйsence l'ouverture de l'Acadйmie royale de

l'enfer.

Industrie de bourreaux! les voilа qui rendent а ces femmes, а ces femmes

qui depuis le temps qu'elles brыlent dans la gйhenne йternelle avaient

presque oubliй les joies de la terre, les voilа qui leur rendent et

leurs frais chapeaux de fleurs, et leurs plumes, et leurs cachemires, et

leurs satins brochйs, et leurs riches fourrures; puis tout а l'heure ils

les dйpouilleront de tout cela, et avec un dйsespйrant souvenir tout

fraоchement renouvelй, ils les renverront reprendre leur nuditй et

leur supplice. Cependant derriиre les dames, au second rang des loges,

l'habit bien empesй et la cravate savamment jetйe, se placent les

ministres, les banquiers, les diplomates et les dilettanti; la corne

dorйe, la fourche au poing, grave et imposant comme un sergent de garde

bourgeoise, un dйmon veille а chaque issue; mais ce que vous n'auriez

pas vu sur la terre, aux stalles rйservйes pour les hauts dignitaires,

ce ne sont qu'йvкques, cardinaux, archevкques, revкtus de leurs plus

beaux atours, et ne tenant compte de la canaille du parterre qui,

parquйe derriиre cette forкt de houlettes et de coiffures йpiscopales,

ne cesse de crier: _A bas le chapeau rouge! а bas la crosse! а bas la

mitre!_

Aprиs cela, dans une loge restйe vide, et richement drapйe, voyez venir

sa majestй Satan; il est accompagnй de ses hauts dignitaires et de

madame la Mort, reine des royaumes infernaux, de la terre, du monde, et

autres lieux circonvoisins; sur quoi la piиce commenзa, dont nous ne

saurions au juste donner l'analyse. Nous pouvons dire cependant que deux

scиnes furent merveilleusement applaudies. Dans l'une, le poиte et

le musicien avaient agrйablement tournй en raillerie la fйlicitй des

justes, _condamnйs_, disaient-ils, pour toute rйjouissance, а chanter

йternellement l'_Hosanna in excelsis_ devant la face du Trиs-Haut. On

laisse а penser du succиs que cette parodie dut avoir devant un pareil

auditoire.

La donnйe de l'autre scиne, quoique plus fine et plus dйlicate, ne fut

pas moins goыtйe. Dans une langoureuse cavatine, un bienheureux se

plaignait de n'avoir plus retrouvй dans le ciel ses amitiйs de la terre;

il ne pouvait se consoler d'avoir vu toutes les forces aimantes de son

ame aller se rйsumer dans le mystique amour des perfections divines, et

il demandait qu'on lui rendоt ses amours grossiиres de la crйation et

les yeux de sa bien-aimйe.

Ensuite ce fut le ballet.

Plusieurs danseuses vinrent successivement rivaliser de graces et de

molles attitudes. A chaque pas brillant, а chaque pirouette hardie,

le roi donnait lui-mкme le signal, et des tonnerres d'applaudissemens

retentissaient; mais quand ce fut le tour de Sara, il affecta, car

cela йtait dans son plan, une froide indiffйrence, que le reste des

spectateurs partagea avec lui. La pauvre fille avait beau se dйpenser en

efforts, un dйsespйrant silence l'accueillit jusqu'а la fin de la scиne;

aussi, en rentrant dans les coulisses, d'oщ ses compagnes avaient vu sa

mйsaventure, elle fut saisie d'une violente attaque de nerfs. Alors le

roi Satan, qui avait voulu faire cet essai, tint pour certain que le

plus grand supplice а infliger а une ame d'artiste, c'est la supйrioritй

de ses rivales: assurй de l'excellence de ce nouveau mode de torture, et

ayant autre chose а faire que d'assister jusqu'au bout а l'intrigue d'un

ballet, il se leva, et aussitфt les gardiens, а grands coups de fouet,

firent йvacuer la salle par l'honorable assistance.

Depuis ce temps, dans cette salle dйserte, dont une petite lampe, а la

lumiиre tremblotante, ne sert qu'а sonder l'incommensurable solitude,

la pauvre Sara, ayant toujours а l'oreille le bruit des applaudissemens

donnйs а ses compagnes, est lа, qui danse sans relвche; et il n'y a pas

d'orchestre pour lui marquer la mesure, pas d'yeux pour contempler ses

grвces et sa beautй, pas de prince russe pour s'en йprendre, et lui

escompter son admiration.

UNE BONNE FORTUNE.

C'est chose curieuse qu'une soirйe de Palerme, au bord de la mer

murmurante, sous les flots du soleil d'йtй, au milieu de cette

population grimaзante et mobile, plus originale mille fois et moins

connue que la race classique des abbйs, des courtisanes et des lazzaroni

napolitains. Grвce aux romans et а la scиne, Naples est vieux pour moi:

on me l'a gвtй; on m'a usй ce ciel et cette mer pleins de prestiges.

La Sicile est neuve et inconnue; il y a lа un double reflet venu de

l'Arabie et de l'Espagne. Des murailles sarrazines s'йlиvent autour de

vous; des costumes espagnols flottent aux fenкtres et йtincellent sur

les quais. C'est une fйerie comique et fantastique! Et l'air est si

doux, la brise apporte tant de parfums avec sa fraоcheur, la chanson du

pвtre lointain a quelque chose de si sauvage et de si tendre! Vous ne

respirez que fleurs, vous ne voyez que dйbris de marbres et fragmens

de temples. C'est encore un fragment de grotesque comйdie que cette

aristocratie en guenilles, et sur ces guenilles de l'or; ces femmes

belles comme dans l'ancienne Syracuse, et vкtues comme on l'йtait il y

a quarante ans; puis au milieu des chanteurs et des promeneurs, un gros

moine rebondi qui vous offre un crвne de mort au bout d'une croix noire,

et vous demande l'aumфne en riant, son urne sйpulcrale toujours brandie

et vacillante sous votre menton; puis des carrosses dйcouverts roulant

doucement sur la Marina[12], chargйs d'abbйs qui rient, qui s'йventent

avec des plumes, qui se parfument, qui prennent du tabac, qui savourent

des sorbets. Auprиs des abbйs sont des princes йcrasйs de noms propres

et d'ennui, traоnant de leur mieux leur gloire sйculaire, leur obscuritй

profonde et leur pauvretй incurable. Quelques-uns d'entre eux se jettent

dans la dйvotion, d'autres dans la dйbauche, d'autres dans les arts.

J'ai connu un prince palermitain qui s'est ruinй en sculptures d'un

genre inouп; il faisait exйcuter des bouteilles hautes de trente pieds

et taillйes dans le marbre; des pions d'йchecs de dimensions colossales,

et dont le rйgiment garnissait une vaste cour de son palais; un

polichinel grand comme Atlas, en agathe et en onyx; au milieu de

l'йtoile du parc une longue marotte d'йbиne s'йlevait en forme de

pyramide. Toutes ces inventions fantasques coыtиrent sa fortune au

prince de ***, et l'envoyиrent mourir а l'hфpital. Ce que c'est que

l'oisivetй entйe sur la sottise et la richesse!

[Note 12: _La Marina_, quai de Palerme]

Vous qui avez de belles couleurs sous votre pinceau, mes amis,

donnez-nous la copie du tumulte de la Marina, reproduisez ce bruit d'un

peuple indigent qui jouit de se sentir vivre, ces baise-mains jetйs au

vent et rendus de toutes parts: _bonjour! bonsoir!_ lancйs de carrosse

en carrosse, avec plus de verve que de bon ton; et la cloche de

l'_Angйlus_ retentissant sous ce beau ciel dont l'azur noir se fond dans

une teinte d'йmeraudes: belle et ravissante scиne en vйritй! On l'a

trиs-peu admirйe et rarement dйcrite. Il est а la mode d'aller а Rome et

а Naples; la Sicile n'est pas encore _fashionable_.

J'admirais ce spectacle, et je m'йtais appuyй, pour en mieux jouir,

contre la muraille basse ornйe de petits pilastres d'architecture

sarrazine qui suit le rivage de la mer, et prйsente aux promeneurs

fatiguйs une longue et commode banquette de marbre _fruste_ et usйe

depuis des siиcles. Je m'assis sur ce banc. L'air maritime soufflait

dans mes cheveux; la mobile scиne passait devant moi.

Un capucin а longue barbe vint prendre place а mes cфtйs. Il avait l'air

souffrant, son extйrieur йtait plutфt triste et simple que dйvot et

humble. On lui aurait donnй cinquante ans, et on l'aurait pris pour un

ancien militaire. Sa physionomie n'йtait pas sicilienne. Au lieu de se

contracter avec une mobilitй presque convulsive, elle йtait froide,

sйvиre, rйsignйe. Vous avez rencontrй dans votre vie de ces traits

heureux qui appellent la confiance et la fixent; vous vous intйressez

involontairement а cette physionomie inconnue; ce n'est pas de la beautй

ni mкme de la grвce; vous vous dites: «La souffrance a passй par lа;

elle a passй, non sans se faire sentir; elle n'a point rencontrй un

corps d'airain, une ame de bronze, mais un кtre faible, tendre, mais une

organisation dйlicate; la lutte a йtй cruelle. Et voici cet кtre, il n'a

pas йtй brisй; approchons pour en toucher les restes. C'est en lui

qu'a eu lieu le combat, c'est lui qui a йtй le thйвtre, la victime et

l'athlиte.»

Je voulais lier conversation avec le capucin; je lui demandai l'heure.

Il me regarda fixement, reconnut sans doute а mon accent que j'йtais

йtranger а Palerme, et me rйpondit en anglais:

«Il est huit heures.»

Puis il se leva et partit.

Je sais l'anglais; la prononciation du capucin йtait toute nationale et

franchement britannique; je ne pouvais m'y tromper. Mais comment cet

Anglais йtait-il venu а Palerme? Un homme de cette nation en Sicile et

sous la robe de capucin! Il y avait lа quelque mystиre que je voulais

approfondir. Je revins le lendemain а la mкme place dans l'espйrance de

l'y retrouver; en effet il y йtait. Les jours suivans mкme manйge. Peu а

peu sa farouche humeur s'adoucit; je parlais anglais avec lui, cela lui

gagna le coeur. Il vit que je dйsirais me lier avec lui, et s'y prкta

sans peine; il avait de l'instruction et une connaissance pratique assez

йtendue des hommes et des choses: quinze jours aprиs notre premiиre

entrevue il me raconta sa vie.

Rien n'est plus touchant qu'une douleur vraie qui se juge, se condamne

et se contraint. La voix du moine йtait ferme, son oeil restait sec,

mais on voyait que ce calme lui coыtait. Il faisait l'histoire de son

malheur comme un brave invalide raconte la campagne oщ il a perdu un

de ses membres. La conversation n'йtait point encore tombйe sur cette

matiиre, et il ne m'avait parlй ni de ses antйcйdens, ni de ses

malheurs, lorsque je m'avisai de lui demander depuis combien de temps il

portait cette robe.

«Ne me jugez pas d'aprиs elle. Vous ne me connaissez pas, me

rйpondit-il. J'ai adoptй le couvent comme un lieu de paix et de

retraite, et cette robe comme une йgide commode contre la vie et ses

tourmens; je ne suis pas de l'ordre de Saint-Franзois. Les moines de

ce pays, classe d'hommes dont on dit tant de mal, sont d'une admirable

tolйrance; ils me laissent porter leur costume, partager leur vie, et ne

m'imposent pas leurs croyances; ils me souffrent et m'aiment. Je suis

protestant. Que cela ne vous йtonne pas: nous autres philosophes de

France et d'Angleterre nous ne savons pas ce que les couvens d'Italie et

d'Espagne renferment de lumiиres et de bon sens. Jamais nos moines ne me

font subir l'ennui d'aucune controverse; je vis avec eux, et j'y vis...

tranquille.»

A ce dernier mot il hйsita, il s'arrкta, il n'osait pas dire _heureux_.

Une rкverie plus sombre nuagea ce front pensif; des idйes tristes

l'assiйgeaient. Il garda quelques momens le silence, appuya sa tкte

rasйe entre ses mains, et me dit:

«Je suis du comtй de Herford. Quand notre armйe revint d'Alexandrie, le

vaisseau de transport sur lequel je me trouvais avec plusieurs autres

officiers fut incapable de tenir la mer, et nous relвchвmes а Messine.

Fatiguйs des incommoditйs sans nombre de l'existence orientale, des

dйtestables appartemens du Caire et de la vie de vaisseau, nous

descendоmes au lazaret; nous le trouvвmes commode et de bon goыt. Vous

savez ce que c'est que ce lazaret: une mauvaise cour carrйe avec un

cimetiиre au milieu. On est lа, isolй des vivans, sans communication

avec la terre, et sans autre rйcrйation que l'espйrance d'en sortir

bientфt. Mes camarades supportaient fort bien leur position; les

journaux anglais que l'on nous envoyait fournissaient un aliment а leur

curiositй et а leur gaietй. Ils jouaient, ils chantaient; j'йtais triste

et j'ignorais la cause de cette tristesse. Un indicible pressentiment

pesait sur moi; dans nos journaux je ne trouvais rien qui se rapportвt

а ma famille ou а mes amis; les journaux stйriles comme cette mer

aux flots plats et tristes, comme ces murs jaunes et lugubres qui

m'environnaient. Mes camarades me raillaient; je ne savais que leur

rйpondre. Enfin notre quarantaine s'acheva.

»Vous connaissez sans doute la disposition des thйвtres de Messine: ils

sont distribuйs en stalles oщ chacun trouve la place que le hasard lui

assigne, de sorte que trois ou quatre rangs d'auditeurs peuvent vous

sйparer des personnes de votre sociйtй. C'est ce qui m'arriva le soir

mкme oщ la libertй nous fut rendue. Toutes les loges йtaient pleines;

nous allвmes prendre place au parterre, mes camarades et moi; nous fыmes

obligйs de nous asseoir а de grandes distances les uns des autres. Dans

un entr'acte plusieurs Siciliens assis prиs de moi se levиrent, et

d'autres officiers anglais accompagnйs d'un jeune homme en costume de

ville prirent leur place. Ils parlaient trиs-haut, et j'appris que

le dernier interlocuteur йtait arrivй le soir mкme а Messine par le

paquebot.

»C'йtait un homme de taille moyenne, l'oeil bleu et fixe, le regard

attentif, pour ne pas dire insolent; un vйritable Anglais de l'йcole

moderne. La secte йtait nouvelle alors, le Caire et Alexandrie ne

m'avaient rien offert de tel: aussi l'examinais-je avec curiositй et

l'йcoutais-je avec attention. L'officier auquel il s'adressait, et qui

semblait fort intime avec lui, avait йtй son condisciple au collйge

d'Йton. La cravate du nouveau venu l'emprisonnait si йtroitement, ses

grandes joues йtaient d'une si belle couleur safranйe, son affectation

d'austйritй sourcilleuse contrastait si ridiculement avec la fatuitй

de ses paroles, que j'oubliais le spectacle pour le contempler et pour

l'entendre.

»Il m'est arrivй bien des choses, mon cher, disait-il а son camarade,

depuis nos vieilles folies d'Йton. Vous me direz, vous, combien de

villes nouvelles vous avez visitйes, et а combien de batailles vous avez

assistй: cela est trиs-hйroпque et trиs-beau; moi, je vous dirai, en

revanche, combien de chevaux j'ai tuй а la chasse, et combien de maris

dйsolйs m'ont envoyй а tous les diables. La liste en est longue, par

Dieu! et je ne vous en ferai pas grвce. Ce qui m'amиne а Messine

aujourd'hui, et me force d'assister а ce spectacle que Dieu damne, c'est

l'йclat de ma derniиre affaire de ce genre. Il s'agissait d'une femme

mariйe, jolie, intrigante, et dont la rouerie profonde eыt aisйment

servi de modиle а tout ce que la France et l'Espagne possиdent de plus

consommй en ce genre. Vous sentez que la dйlicatesse m'empкche de la

nommer. Tout nous ordonnait une conduite prudente; eh bien! malgrй notre

habiletй mutuelle, nous fыmes trahis. Une femme, une aubergiste de la

route de Bath, que j'avais daignй dans le temps honorer de quelques

regards, йventa notre complot anti-conjugal, et me menaзa de l'йbruiter.

C'eыt йtй dangereux de toute maniиre: la dame a des parens qui ne

plaisantent jamais, et nos tribunaux font payer cher les maladresses

amoureuses. J'achetai le silence de notre hфtesse, et me voici а

Messine, oщ je compte passer quelque temps loin de celle dont mon

absence protйgera sans doute la rйputation.»

»Cette conversation fit peu d'impression sur moi dans le premier moment.

Je ne remarquai que deux choses: la corruption froidement frivole du

jeune dandy, et la dйpravation de sa complice. Je rentrai chez moi. Un

paquet de lettres et de journaux se trouvait sur ma table. Je reconnus

l'йcriture de ma femme, et je me hвtai de dйcacheter sa lettre. On ne

peut кtre attachй а une amante, а une soeur, а une йpouse, par des liens

plus doux que ceux qui m'unissaient а Marie. Sa lettre respirait toute

la tendresse d'une ame pure et dйvouйe. Depuis que j'avais йpousй Marie,

elle ne m'avait pas causй un seul chagrin. Jeune fille йlevйe dans un

des comtйs les plus sauvages de l'Angleterre, appartenant а une des

familles les plus illustres de la pairie, elle unissait а la grвce et

а la dignitй aristocratique la rare magie de l'ingйnuitй la plus

touchante.»

Le capucin se leva; le soleil baissait, nous nous dirigeвmes vers son

couvent. Il me fit entrer dans sa cellule, et pendant que la nuit

commenзait а tout obscurcir, il continua en ces mots:

«Dans la lettre de ma femme elle faisait mention d'un voyage а Bath et

d'un retour subit а Londres, retour causй par la mauvaise santй de sa

mиre. Je reconnaissais dans ces lignes, pleines de sensibilitй, toute

son ame angйlique, et je me fйlicitais d'avoir rencontrй une telle

йpouse, lorsqu'en portant la main sur le paquet de journaux une

singuliиre rйflexion m'occupa. Le mot Bath, si souvent reproduit dans la

conversation du dandy, se montrait aussi dans la lettre de ma femme; ce

rapprochement frappa mon esprit d'une йtrange terreur. Ce n'йtait pas un

doute, ce n'йtait pas un soupзon, c'йtait comme une vague, une lugubre

et lointaine clartй. Une angoisse jalouse me saisit le coeur, et je

tremblai un moment comme la feuille. Je me rappelai toute la vie passйe

de ma femme, son amour pour ses devoirs, la profondeur simple et naпve

de ses affections, je m'accusai moi-mкme: mais je ne pouvais йchapper а

ce tourment. Entre sa vertu et ma confiance, il me semblait qu'un dйmon

gigantesque s'йlevait pour en йclipser la clartй et me plonger dans des

tйnиbres profondes.

»Comment vous peindre, monsieur, ce supplice d'une jalousie fondйe sur

la plus lйgиre hypothиse, conзue dans un pays йtranger, sans aucun moyen

d'en vйrifier la rйalitй ou l'injustice? Tous mes raisonnemens йtaient

inutiles, le dard envenimй restait lа enfoncй dans mon sein. Je ne

pouvais le secouer ni l'arracher. L'horreur de la mкme pensйe me

poursuivait sans relвche. Je me levai, me promenai а travers la chambre

et ne retrouvai un peu de calme que vers une heure du matin, aprиs avoir

respirй а longs traits l'air embaumй de la nuit sicilienne. Le portrait

de Marie se trouvait dans l'intйrieur d'un de mes portefeuilles; je

l'ouvris, je contemplai cette image qui s'offrit а moi pure, naпve,

candide; c'йtaient bien ces traits si modestes dont l'expression

semblait me reprocher mes soupзons outrageux et se plaindre de ma

dйfiance. Un sentiment amer et brыlant comme le remords s'empara de moi;

j'йtais prкt а demander pardon а ce portrait. Je me calmai ensuite; et,

rallumant ma lampe que le vent venait d'йteindre, je repris le paquet de

journaux que j'avais nйgligй d'ouvrir.

»Aprиs avoir parcouru nйgligemment plusieurs paragraphes politiques et

littйraires, je me mis а lire cette partie de nos feuilles publiques

oщ, sous le titre de _Bruits de la ville et de la cour_, on accumule

hardiment tous les scandales semйs dans les salons et dans les tavernes.

Voici le passage йtrange qui frappa mes regards, et que je relus

plusieurs fois avec une anxiйtй que vous n'aurez pas de peine а deviner:

«Il n'est bruit dans le monde que de la piйtй filiale de la belle et

jeune mistriss Os... qui a quittй tout а coup les plaisirs de Bath pour

suivre sa mиre souffrante. On dit que la rйputation de la fille est

aussi invalide que la santй de la mиre.»

»Je laissai tomber le journal. Mon nom est Osprey. L'initiale dont le

journaliste s'йtait servi йtait prйcisйment celle du nom de ma femme et

du mien.

»Vingt balles eussent frappй et dйchirй ma poitrine а la fois que je

n'eusse pas souffert davantage. Ces lignes du journal ajoutaient а mes

soupзons un venin mortel et une hideuse probabilitй. Je n'essaierai pas

de dйcrire l'йtat dans lequel je tombai; le temps s'йcoula, l'horloge

d'un couvent voisin sonna quatre heures. Je repris machinalement un

autre numйro du mкme journal, oщ, sous la mкme rubrique dont j'ai dйjа

parlй, se trouvait le paragraphe suivant:

«Les insinuations scandaleuses et injustes dont lady O... et sa famille

ont йtй l'objet sont formellement dйmenties par des personnes dignes de

foi.»

»Je mйditai long-temps ces paroles, et j'y vis non une attestation de

l'innocence de la dame accusйe, mais seulement une rйponse adroite, et

la preuve irrйfragable d'une rйputation dйjа flйtrie. D'ailleurs le

dandy n'avait-il pas rйpйtй que sa maоtresse йtait ingйnieuse dans le

vice, spirituelle dans ses excиs, fйconde en ressources pour les voiler,

d'une dissimulation profonde, d'une adresse sans йgale, d'une perfidie

qui eыt fait bontй aux plus habiles. Plus je rкvais, plus mon anxiйtй

augmentait; la fiиvre s'emparait de mon cerveau. Tourment insupportable!

Le matin je me jetai sur mon lit, oщ je restai йtendu et pleurant.

Tantфt ma femme m'apparaissait comme l'ange de nos premiиres amours,

tantфt comme un monstre odieux. Dans le flux et le reflux de mes pensйes

je ne savais а quoi me fixer; je ne pouvais aller demander raison а

l'homme dont les paroles avaient soulevй dans mon sein cette affreuse

tempкte. Le mot Bath retentissait а mon oreille comme un glas funиbre.

»Il йtait onze heures quand je sortis au hasard; et bientфt, par

un mouvement presque machinal, je m'acheminai vers un couvent de

bйnйdictins oщ demeurait un homme que j'avais remarquй pendant le sйjour

que j'avais fait prйcйdemment а Messine. Il se nommait le pиre Anselme;

sa sagacitй йtait rare et puissante; il donnait un dйmenti formel а

l'opinion vulgaire, mais ridicule et fausse, qui peuple les couvens

d'une race ignorante, oisive et inutile.

»Ne croyez pas que toute l'intuition du coeur humain appartienne aux

gens du monde: la solitude donne des leзons. Un moine qui a l'instinct

de l'observation en sait plus sur vous et sur moi que le favori des

salons et des boudoirs n'en saura jamais. Ce dernier se dissipe, sa

sagacitй se perd sur une surface plane; son esprit de dйtail s'applique

а des riens. Le solitaire, s'il a l'esprit droit, creuse а une

profondeur inouпe, dйcouvre des rapports ignorйs des autres hommes,

йtudie le monde sans le voir, devine les secrets des coeurs sans se

confondre dans la tourbe sociale, pйnиtre le ciel et l'enfer, invente

dans sa cellule tout ce qui doit changer le globe: c'est Roger Bacon

devinant la machine а vapeur et la circulation du sang; c'est Abeilard

et Occam prйludant au scepticisme de Voltaire; il n'y a que les esprits

sans portйe qui se moquent des cйnobites. Le cйnobitisme est le

nourricier du gйnie; la cellule en est le berceau. Croyez-vous que

ces jйsuites qui йmouvaient le monde et pйtrissaient les ames royales

eussent acquis dans le tumulte d'une sociйtй bruyante leur gйnie si

fйcond et si dangereux? Non. Mкme le talent de l'intrigue peut йmaner de

la cellule: lа, dans la solitude, en face du ciel, loin du mouvement des

pensйes tumultueuses, qui nous enlиvent а nous, germent et grandissent

tous les bons et mauvais gйnies.

»Le pиre Anselme, Vйnitien de naissance, йtait un remarquable exemple

de sagacitй et de finesse mondaines, chez un prкtre enfermй dans le

cloоtre.

»J'avais beaucoup de confiance en lui et je crois qu'il m'aimait. Les

prкtres siciliens forment, vous ne l'ignorez pas, une classe а part.

L'hйrйsie ne leur fait pas peur, combien de fois ai-je entendu le pиre

Anselme me dire:

«Vous autres Anglais, vous кtes une grande nation, et Dieu ne voudra pas

damner des hйrйtiques tels que vous.»

»Je lui appris tout ce qui m'agitait, je ne lui cachai pas la moindre

particularitй des йvйnemens de ma vie, pas un des dйtails que je viens

de vous donner. Il m'йcouta paisiblement, et me rйpondit:

»--Retournez chez vous, ce soir vous reviendrez au couvent aprиs vкpres.

Peut-кtre alors serai-je en йtat de vous donner quelques conseils.

»J'allai m'enfermer dans ma chambre. Mes camarades s'йtaient absentйs,

et sous la conduite d'un cicйrone ils visitaient les ruines dont cette

partie de la Sicile est semйe. Je fus heureux de pouvoir rester seul et

triste dans mon appartement. J'attendis avec impatience le moment de

notre entrevue. Le jour baissait; а la porte du couvent un religieux

appartenant aux ordres mendians causait avec Anselme; quand ils me

virent, leurs regards semblиrent se fixer sur moi avec une expression

de pitiй. En Sicile, comme dans tout le reste de l'Italie, la police

secrиte se trouve entre les mains des prкtres. Je ne sais si le pиre

Anselme avait consultй ce moine sur ce qui m'intйressait si vivement;

mais quand il eut fait ses adieux, il me prit par la main et me dit:

»--Venez.

»Sa figure йtait plus grave qu'а l'ordinaire. Nous entrвmes dans

l'йglise; elle йtait dйserte. Qu'elles sont belles, monsieur, nos

йglises siciliennes, oщ le gйnie de la mosquйe d'orient s'allie au

gйnie du catholicisme occidental! Vous aimez sans doute ces mosaпques

incrustйes, ces saints de couleurs tranchantes, ce mйlange d'йclat et de

tйnиbres, ces nombreux monumens, un ciel йthйrй apparaissant а travers

les dentelures et les trиfles des hautes voыtes; l'or et la pourpre

resplendissant dans les chapelles, et les versets du Coran qui se lisent

encore au bas des corniches noircies par la fumйe des cierges chrйtiens?

Malgrй cette pompe, il y avait autour de moi, dans cette solitude du

temple, une tranquillitй pour ainsi dire palpable qui m'enlaзa, me

saisit, pesa sur moi comme un manteau de plomb, et dit а la fiиvre de

mes passions: _Fais silence_.

»Le pиre Anselme me conduisit vers le fond de l'йglise, s'arrкta

derriиre le maоtre-autel, et lа il me dit:

»--Mon fils, quoique nous soyons de communion diffйrente,

agenouillez-vous ici. Je suis prкtre et vieux, vous recevrez mes

conseils d'homme et de pasteur, vous plierez le genou, non devant moi,

mais devant Dieu qui nous frappe et nous sauve. Nous prierons ensemble.

»J'йtais troublй, je fis ce qu'il me disait. Aprиs quelques priиres

communes, il reprit:

»--Votre soupзon est fondй.

»Un long soupir s'йchappa de mon sein, et je ne pus rien rйpondre.

»--Partez pour l'Angleterre, йcrivez а votre femme sans lui tйmoigner

aucun soupзon; passez par Bath oщ demeure la femme dont on a achetй le

silence; payйe pour se taire, elle parlera si vous lui offrez un

meilleur prix. Que rien ne trahisse votre intention avant que vos

soupзons soient йclaircis; quand vous connaоtrez toute la vйritй, vous

vous conduisez comme un homme d'honneur doit le faire, et vous

abandonnerez la coupable а ses remords, ou vous rendrez votre confiance

а l'йpouse fidиle.

»En ce moment quelques personnes entraient dans l'йglise; nous йtions

placйs de maniиre а ce que je pusse les voir sans кtre aperзu d'eux.

»--C'est lui! m'йcriai-je.

«En effet le jeune Anglais, dont le nom йtait sir Ormond Mondeville,

venait d'entrer dans l'йglise, accompagnй d'un de ses amis. Il n'йtait

pas йtonnant que, nouvellement arrivй а Messine, il s'empressвt de

visiter l'intйrieur de cette nef remarquable, l'une des curiositйs les

plus pittoresques de la contrйe. Le pиre Anselme vit mon mouvement et me

retint.

»--Je suis plus calme que vous, me dit-il, je vais lui parler; vous

devez vous taire. Le moine salua sir Ormond et lui fit remarquer une

belle et vieille statue de bronze placйe а droite du maоtre-autel.

J'essayai de lier conversation avec l'un des officiers qui se trouvaient

lа; je ne sais ce que je lui dis, mais, incapable de lier deux paroles

et deux idйes, je suis persuadй qu'il me regarda comme un fou ou comme

un idiot.

»Anselme s'exprimait avec facilitй, avec йlйgance; sa courtoisie envers

sir Ormond me surprenait. Malgrй l'йtat d'irritation fйbrile oщ je

me trouvais, j'йtais frappй de la singularitй de sa conduite. Il me

semblait qu'il s'agissait pour lui d'une expйrience а faire. Sa froideur

se communiqua, pйnйtra jusqu'а moi: je le suivis en silence et beaucoup

plus calme, plus recueilli, plus attentif.

»J'avais donnй а ce moine des renseignemens exacts qu'il m'avait

demandйs, sur ma femme, sur son caractиre, sur ses traits, le son de sa

voix, la couleur de ses cheveux, la forme de son visage et l'expression

de sa physionomie. Il causait vivement avec sir Ormond et arrкtait son

attention sur les portraits des saints pиres, qui peuplaient le temple,

profitant de la libertй italienne pour commenter ces tableaux, demander

au jeune homme son opinion sur leur beautй relative, et dйduire des

consйquences morales de leur extйrieur mйlancolique ou sйvиre. Lorsque

sir Ormond parlait, le long regard noir d'Anselme descendait dans l'ame

de son interlocuteur; mais mon compatriote restait indiffйrent et calme,

et toute cette investigation mйtaphysique, chef-d'oeuvre de pйnйtration

intuitive et d'inquisition intellectuelle, n'aboutit qu'а nous montrer

un coeur froid, des sens blasйs, un faux goыt pour les arts, et un

coeur incapable de vйritable passion dans aucun genre. En vain Anselme

йveillait tout ce que le fond d'une ame humaine peut renfermer

d'associations et de souvenirs tendres et dйlicats, rien ne vibrait а

l'unisson chez notre dandy. Il dйveloppait par saillies un йpicurisme

facile et sans choix, mкlй d'une vanitй de fat: puis, sans savoir qu'il

avait placй dans les mains de l'йtranger une clef qui dйcouvrait le

triste trйsor de ses secrиtes pensйes, il remercia Anselme de sa

complaisance et s'en alla.

»--Vous voyez cet homme, me dit le moine; la femme qui aura cйdй а ses

instances ne mйrite pas un regret, car il n'a pas un remords. L'intrigue

dont il vous a fait involontairement confidence n'est qu'une folie de

jeune homme; si malheureusement votre femme est coupable vous devez

l'oublier а jamais.

»--Elle mourra! lui dis-je.

»Il me regarda sйvиrement.

»--Une erreur de ce genre ne mйrite pas votre colиre et vous dйgage de

toute affection. L'йpreuve а laquelle j'ai soumis ce jeune homme est

certaine; il n'a pas aimй, il n'aime pas, il n'est pas aimй. Un amour

profond, mкme quand on ne le partage pas, laisse son empreinte chez

la personne aimйe. Croyez-moi, mon fils, ces gens ont pйchй sans vous

offenser. Dans le cas oщ le crime que vous soupзonnez serait rйel,

bйnissez le ciel; il vous dйlivre d'une compagne qui vous aurait

dйshonorй tфt ou tard.

»Ces paroles d'Anselme me semblaient oraculaires; je ne cherchais pas

а les comprendre ou а les discuter. Il me fallait un guide, ma main le

suivait sans rйflexion.

»Mais essayer de bannir l'image de Marie йtait inutile; je ne pouvais

dйraciner ainsi mon premier et mon seul amour. Tout rappelait а mon

esprit sa beautй, sa simplicitй, sa piйtй, surtout cette dйlicatesse

du sens moral qui s'accordait si peu avec la grossiиre erreur et

l'entraоnement sans excuse que l'on attribuait а la maоtresse de sir

Ormond. Cependant la premiиre rage йtait passйe. A ma fureur succйda

une douleur plus calme, et, si je puis me servir de cette expression,

plus exquise. Oh! l'angoisse de ces journйes! Oh! la douleur de perdre

une telle consolation, un tel soutien, un tel amour, tout l'espoir

de ma vie!

»Deux jours aprиs je m'embarquai pour l'Angleterre, et aussitфt aprиs

mon arrivйe а Falmouth, je partis pour Bath. C'йtait lа qu'йtaient

restйes les traces du crime, et que m'attendaient les seuls

renseignemens que je pusse espйrer. Me voilа en face de l'auberge que

sir Ormond avait dйsignйe; j'entre, tout mon corps frйmit de crainte.

Une femme de moyen вge et assez jolie se prйsente а moi, c'est la

maоtresse de la maison. On me sert du thй. Sous prйtexte que j'ai quittй

depuis long-temps l'Angleterre et que je dйsire m'instruire de quelques

particularitйs relatives а l'йtat de mon pays, je prie la servante de

demander а sa maоtresse si elle peut venir prendre le thй avec moi.

»J'йtais arrivй а mon but, et j'allais causer avec celle qui connaissait

le secret fatal. Elle monta dans ma chambre, et les discours que je tins

furent si incohйrens qu'elle s'en йtonna. J'йtais trop prйoccupй du

seul sujet qui m'intйressвt, pour que mes autres paroles ne fussent pas

obscures et confuses. Je passais d'un sujet а l'autre, et j'essayais

vainement de donner а ma conversation l'ordre et la suite nйcessaires

pour inspirer de la confiance а l'hфtesse. Quand je vis que ses regards

surpris se fixaient sur moi:

»--Pardon, lui dis-je, madame, vous vous apercevez de mon inquiйtude;

j'ai des sujets de chagrin profonds, des soupзons cruels а йclaircir;

je suis jaloux d'une femme que j'adore, et l'anxiйtй oщ je suis doit se

peindre dans tous mes discours.

»Je vis que son coeur de femme s'intйressait а mon chagrin et que sa

curiositй йtait excitйe.

»--Hйlas! repris-je, le lieu mкme oщ je suis ne fait qu'accroоtre mon

йmotion. S'il faut en croire au scandale qui est venu jusqu'а moi dans

un pays йtranger, c'est а Bath mкme que s'est formйe l'intrigue qui me

dйsespиre.»

»A mesure que je parlais j'examinais а la dйrobйe les traits de

l'aubergiste dont l'йmotion et le trouble s'accroissaient pendant mon

rйcit.

»--Je ne connais pas assez la ville de Bath, continuai-je d'un ton assez

indiffйrent, pour trouver sur un sujet qui m'occupe si cruellement des

informations exactes. Je sais seulement que l'homme auquel on prйtend

que je dois mon dйshonneur est sir Ormond Mondeville.

»L'hфtesse pвlit; je n'eus pas l'air de m'en apercevoir.

»--Je servais а l'йtranger: ma femme et sa mиre vinrent passer quelque

temps а Bath. Voici, madame, comment on m'a fait le cruel rйcit de ma

honte et de mon malheur: sir Ormond les attendait dans une auberge de

Bath ou des environs...

»L'hфtesse, qui tenait une tasse de thй а la main, trembla et en

rйpandit le contenu sur la table.--La jeune femme quelle qu'elle soit,

sous prйtexte d'une indisposition grave, demanda une chambre sйparйe. Au

milieu de la nuit, l'hфtesse entendant du bruit dans la chambre de

cette derniиre y entra; sir Ormond Mondeville s'y trouvait: cent livres

sterling furent offertes par sir Ormond а cette femme, qui lui promit le

silence.

»Je crus que l'hфtesse allait se trouver mal.

»Les renseignemens que m'avait donnйs le pиre Anselme йtaient si prйcis,

j'affectais une si complиte ignorance du rфle important que l'hфtesse

avait jouй dans l'aventure, enfin j'йtais si bien instruit qu'elle fut

obligйe de convenir que tout йtait vrai et que son auberge avait йtй le

thйвtre de l'aventure. Je ne voulus pas pousser plus loin mon enquкte,

et le lendemain je partis pour Londres sans vouloir lui dire mon nom. Il

me restait une derniиre et faible espйrance, la possibilitй de quelque

mйprise qui aurait disculpй Marie, et m'aurait rendu le bonheur. Qu'on

imagine avec quelles palpitations de coeur je retrouvai le foyer

domestique!

»Marie, en me voyant, se jeta dans mes bras avec une effusion

de sensibilitй qui me toucha d'abord; puis songeant а sa

perfidie, je crus sentir les йtreintes d'un serpent, et je fus prиs de

la repousser: je me contraignis. Avec quelle admiration maternelle elle

me parla de la beautй de nos enfans, de leurs grвces enfantines et de

ses espйrances! Comme je souffrais, monsieur, de tout ce qui, sans cette

fatale circonstance, m'eыt pйnйtrй de bonheur! Chaque battement de mes

veines йtait une douleur; chacune de ses paroles me frappait comme une

blessure. Elle pleurait, tout agitйe encore de la joie de mon retour, et

comme je l'observais d'un air sombre, je crus dйcouvrir dans son regard

je ne sais quelle lueur йtrange; cet indice exceptй, tout en elle

respirait la tendresse et la candeur. Pour moi, je n'y voyais que ruse

et dйception. Elle m'amena ses enfans avec une allйgresse et un triomphe

de mиre: il йtait impossible de conserver l'ombre d'un soupзon en la

regardant; mais elle se dйtourna, je l'йpiai, et je la vis essuyer

furtivement des larmes qui coulaient de ses yeux. C'йtait pour moi la

preuve d'un remords qui se trahissait involontairement, le tйmoignage

d'une angoisse secrиte infligйe par le repentir а cette ame qui n'йtait

point encore entiиrement corrompue.

»Je ne sais si ma femme s'aperзut de la contrainte et du tourment que

j'йprouvais, il y eut entre nous un moment d'embarras et de silence,

puis je pris tout а coup ma rйsolution.

»--Emmenez les enfans dans la chambre de leur nourrice.

»On les emmena, je restai en silence: Marie les vit partir sans leur

adresser un mot, sans leur faire une caresse; sa stupeur acheva de me

convaincre. Quand la porte fut fermйe je la regardai, elle йtait pвle;

elle arrкtait sur moi un oeil hagard, et restait muette devant moi.

»--Madame, veuillez rйpondre а quelques questions.

»Elle se tut.

»--Quand avez-vous fait connaissance avec sir Ormond Mondeville?

»Point de rйponse.

»--Est-ce dans votre voyage de Londres а Bath?

»Mкme silence.

»--Rйpondez-moi, malheureuse femme; je voudrais pour tout au monde vous

arracher au coup de l'infamie qui vous flйtrit. Rйpondez!

»A ces mots je me levai; elle se leva aussi, йtendit ses bras vers moi,

puis laissa йchapper un йclat de rire convulsif, mouvement si terrible,

si hideux а voir, et accompagnй d'un cri si aigu que vous auriez frйmi,

que je tremble encore d'horreur en me le rappelant. Puis elle me

contempla un instant d'un air solennel, et tomba par terre. Je commandai

au domestique de la porter dans sa chambre. Un reste de tendresse me

parlait pour elle; je pris soin d'elle, et aussitфt qu'elle eut repris

l'usage de ses sens, je sortis pour me rendre chez son pиre. C'est un

plus des vйnйrables vieillards de la pairie anglaise; homme froid, d'une

probitй а toute йpreuve, et d'une rare hauteur de raison. J'йtais si

douloureusement йmu que, lorsque je le vis, les larmes jaillirent de mes

yeux.

»Sa froideur m'йtonna. Elle contrastait avec mon йmotion et semblait

me la reprocher. D'un air de rйserve et de hauteur cйrйmoniale, il me

demanda ce que je venais faire en Angleterre, depuis combien du temps

j'y йtais, et si je comptais y rester long-temps. Je me persuadai qu'il

savait d'avance les torts de sa fille, et que sa froideur avec moi

n'йtait qu'un moyen d'йloigner les reproches que j'avais а lui faire.

Dans tous les temps, il est vrai, je l'avais vu froid, posй, et ses

ennemis taxaient de morgue et d'insolence aristocratique la rйserve de

ses maniиres. Mais bouleversй comme je l'йtais, il me semblait que cette

froideur йtait une insulte а mon йmotion. Je m'armai de courage,

mes larmes se tarirent, et je lui fis а mon tour, d'un ton calme et

concentrй, le rйcit de mon aventure а Messine et de ma visite а Bath. Je

ne lui cachai aucune particularitй, ni la lecture de ce fatal article

de journal, ni les conseils du pиre Anselme, ni ma conversation avec

l'hфtesse.

»Il m'йcouta en silence. Sa fille avait paru consternйe, lui n'йtait

qu'attentif. Il fit plusieurs tours dans sa galerie d'un air mйditatif,

passant souvent sa main sur son front, mais sans trahir aucune йmotion

par ses gestes ou ses paroles.

»--Cela n'est pas impossible, me dit-il ensuite en croisant les bras et

s'arrкtant devant moi.

»C'йtait un caractиre profond, parfaitement maоtre de lui-mкme dans

toutes les circonstances, qui exprimait toujours une pensйe par une

parole et cachait la plus grande partie de ses pensйes. Il continua

cependant:

»--Ce que vous me dites est йtrange; nous verrons.

»Une larme roulait dans ses yeux, il se hвta de l'essuyer. La douleur de

cet homme vйnйrable, cette double souffrance de l'orgueil et de l'amour

paternel, cette larme arrachйe а un vieillard toujours calme et maоtre

de lui, m'йbranlиrent jusqu'au fond de l'ame. Je me levai brusquement.

Tout semblait confirmer nos soupзons.

»--Je partirai bientфt, lui dis-je; d'ici а mon dйpart, j'habiterai la

maison de ma mиre, oщ je vais faire conduire mes enfans.

»--Vous n'avez pas perdu de temps, monsieur, et vous allez bien vite: au

surplus, je passerai chez vous dans la journйe.

»Nous nous quittвmes froidement. J'йtais dйterminй а faire avec la plus

grande promptitude les dйmarches nйcessaires pour hвter le divorce,

et je ne doutai pas un moment de la justesse de nos soupзons. Si

les preuves lйgales du crime manquaient, toutes les preuves morales

concouraient а le prouver: la consternation de Marie, le long silence de

son pиre, le trouble et l'aveu de l'aubergiste, ces fatales initiales

employйes par le journaliste, ce voyage de Bath qui se trouvait а la

fois dans le rйcit du jeune homme, dans la lettre de ma femme et dans

l'article du journal. Ma tкte brыlait, mon corps chancelait quand

j'arrivai chez ma mиre. Les caresses de mes enfans, que j'envoyai

chercher, ne me touchиrent pas. Ma mиre, а qui l'on avait appris l'йtat

oщ se trouvait ma femme et mon dйpart prйcipitй, йtait sortie. Je sus

plus tard qu'elle s'йtait rendue chez moi; mais dans le premier moment,

son absence me surprit. Craint-elle, me dis-je, de retrouver un fils

malheureux, et a-t-elle а se reprocher de n'avoir pas prйvenu ma douleur

par des conseils assez sйvиres et une surveillance assez attentive?

Hйlas! j'йtais injuste, et j'oubliais que le premier mouvement d'une

mиre est de s'йlancer chez un fils souffrant.

»Je m'йtendis sur un sofa, et j'attendis avec angoisses. A l'instant

oщ je me levais pour aller а sa recherche, ma mиre entra, et quelques

minutes aprиs on annonзa lord Barndale, pиre de Marie. Ma mиre n'avait

eu que le temps de prononcer ces paroles:

»--Je viens de chez vous: votre femme est partie dans une voiture de

louage, sans dire oщ elle allait.

»Lord Barndale venait aussi de ma maison; il y avait sur sa figure une

expression de rйsolution et de douleur.

--»J'ai pensй, monsieur, me dit-il, а tout ce que vous m'avez appris;

ne jouons pas notre bonheur et notre repos. Il peut y avoir erreur dans

tout cela. Nous allons monter dans la mкme chaise de poste, et nous

irons а l'instant trouver cette femme qui n'imposera pas а notre

crйdulitй. Nous la paierons, mais pour nous faire des rйvйlations

complиtes. Venez, monsieur.

»Ses mains se serraient convulsivement. Je pris mon chapeau. Nous

partоmes, et pendant toute la route nous ne prononзвmes pas un mot.

Nous arrivвmes le soir mкme de bonne heure а l'auberge. Quel fut mon

йtonnement ou plutфt mon indignation quand je vis Marie dans le parloir!

Elle йtait donc venue s'assurer de la discrйtion de l'hфtesse, et sa

prйsence seule dans ce lieu йtait une preuve de sa faute.

»--Vous ici, madame, lui dis-je! comment y кtes-vous venue? pourquoi?...

Qui vous a donc appris que je fusse venu ici avant vous?... N'espйrez

pas...

»Elle m'interrompit en tirant vivement le cordon de la sonnette;

l'hфtesse se prйsenta. Marie voulut parler, je lui imposai silence, et

je dit а la maоtresse de l'hфtel:

»--Lady Osprey n'a-t-elle point passй une nuit dans votre auberge, dans

le mкme lit que sir Ormond Mondeville?

»L'hфtesse pвle hйsita un moment.

»--Vous me l'avez dit, repris-je; n'en кtes-vous pas convenue?

»--Oui, monsieur.

»--Quel nom? Rйpondez. Quel est le nom de cette femme?

»--Vous venez de le prononcer.

»--Lady Osprey?

»--Oui.

»--Je vais parler а madame, disait d'une voix entrecoupйe Marie, qui,

depuis son enfance sujette а des palpitations violentes, avait appuyй sa

main sur son coeur et avait peine а prononcer ce peu de mots. Elle se

leva en tremblant, et regardant l'hфtesse, elle lui dit:

»--Suis-je lady Osprey?

»L'hфtesse se tut quelques momens, parut incertaine, et dit enfin:

»--Non, madame.

»--Ces ruses ne me tromperont pas, Marie; c'est une adresse inutile.

Combien avez-vous donnй а cette femme? Sir Ormond Mondeville lui a donnй

cent guinйes.

»Marie me regarda. Au nom de sir Ormond, l'hфtesse tressaillit, et je me

tournai vers lord Barndale.

»--Croyez-vous, lui demandai-je, que l'on puisse trop payer cette femme

pour savoir d'elle la vйritй?

»--Non certes, dit le pиre.

»Son йnergie йtait vaincue.

»--Marie, disait-il, vous que j'ai йlevйe, vous que j'aimais! est-il

possible? rйpondez, vous кtre livrйe а cet homme!

»--Vous n'кtes pas convaincu? dit Marie; eh bien! voici ce que j'exige:

allons а Bath. Faites ce que je dйsire; il faut que cette femme vienne

avec nous. Et vous, mon pиre, prenez-moi sous votre protection.

»Elle avait l'air de souffrir beaucoup en parlant.

»--Faisons ce qu'elle demande, dit lord Barndale, nous dйciderons aprиs.

»L'aubergiste se refusait d'abord а nous accompagner mais Marie lui dit

d'un ton impйratif et avec une йnergie qui m'йtonna:

»--Il le faut!

«Le changement subit qui venait de s'opйrer chez Marie me blessa.

Йtait-ce donc cette femme si dйlicate et si faible qui prenait tout а

coup une attitude arrogante, et un ton auquel la convenance semblait

manquer? Nous partоmes.

»Lord Barndale йtait avec sa fille dans une chaise de poste; je me

trouvais avec l'aubergiste dans une autre. Trois fois il fallut

s'arrкter pour secourir Marie, dont les йvanouissemens nous

affligeaient; l'hфtesse paraissait trиs-йmue et а peu prиs incapable de

rйpondre а mes questions.

»Lorsque nous descendions de voiture, Marie semblait affecter de ne

faire aucune attention а moi. Je ne sais quelle rйsolution violente

paraissait l'animer. Arrivйe а Bath, elle fit dire au postillon de se

diriger vers un hфtel de la rue Pultney qu'elle indiqua trиs-exactement.

Quand nos voitures s'arrкtиrent, Marie descendit la premiиre, frappa,

dit au domestique de prier sa maоtresse de descendre un moment, et nous

fit signe de la suivre. Nous йtions tous debout dans le parloir de cette

maison inconnue quand la dame du logis se prйsenta devant nous; а peine

avait-elle mis le pied dans la chambre que l'hфtesse, s'avanзant d'un

pas et la regardant fixement, s'йcria:

»--Voici lady Osprey!

»La dame pвlit, recula vers la porte et eut l'air de reconnaоtre

l'aubergiste.

»--Vous vous trompez, lui dit-elle, je suis lady Heathstone.

»--Non, non, s'йcria l'hфtesse avec beaucoup d'йmotion et de violence,

c'est vous qui m'avez dit votre nom, vous-mкme, cette nuit oщ vous кtes

venue dans mon auberge avec lord Mondeville, et oщ je vous ai surprise!

Cette jeune dame, ajouta-t-elle en montrant Marie qui se trouvait mal

pendant cette explication, logeait aussi chez moi, et elle vous a

vue; elle vous a mкme saluйe le matin lorsque vous partоtes avec sir

Mondeville.

»--Il y a ici quelque erreur, reprit lady Heathstone; que voulez-vous

dire?

»Je m'avanзai vers lady Heathstone, en priant lord Barndale d'avoir

soin de sa fille.

»--Sir Ormond, que j'ai eu le plaisir de voir а Messine, dis-je а cette

dame, avait raison de faire l'йloge de votre politique et de votre

adresse, cependant elles йchouent aujourd'hui. Rendez son nom et son

honneur а lady Osprey, madame.

»Elle se jeta sur le sofa, et couvrant son visage de ses mains, elle

s'йcria:

»--Quoi! vous l'avez vu а Messine?

»--Quittons cette femme, dit d'une voix sombre lord Barndale, qui ne

pouvait parvenir а rendre а sa fille l'usage de ses sens.

»Nous la replaзвmes dans la chaise de poste, mourante, presque inanimйe,

incapable de ressentir la joie que devait lui causer son innocence, si

hautement reconnue. Hйlas! monsieur, que puis-je vous dire de plus,

pendant deux mois elle languit; elle me pardonna et mourut d'un

anйvrisme au coeur, dйterminй par tant de secousses et d'йmotions.

»Le pиre indignй dйclara qu'il ne me reverrait jamais. J'eus le malheur

de perdre mes deux enfans. Je n'avais plus rien а faire au monde,

monsieur, je revins en Sicile, oщ j'espйrais trouver encore lord

Mondeville, а qui je voulais demander vengeance de tous les maux que sa

fatuitй avait fait tomber sur moi, et de l'indigne supposition de nom

qui avait flйtri l'honneur de ma femme: il йtait parti pour les Indes

avec une commission du gouvernement. Le pиre Anselme me facilita

l'entrйe de ce cloоtre, oщ je trouve un asile. Hйlas! tous les lieux me

sont indiffйrens! Une seule pensйe de haine me reste, au milieu de

tant de pensйes douloureuses! J'ai de l'aversion pour ces institutions

sociales qui me condamnent au malheur. Ah! le mariage, monsieur, le

mariage! possйder une femme, l'aimer, la croire а soi et trembler

toujours; et ne jamais savoir si un autre ne reзoit pas en pur don ce

que la loi nous accorde et ce que le coeur peut nous refuser; n'кtre

jamais certain que les dйsirs et les voeux d'une йpouse sont pour vous,

sont а vous; conserver pour un autre et йlever pour les menus plaisirs

d'un ami ces crйatures si frкles, si dйlicates, que nous pouvons briser

en les adorant, et que nous couvrons de nos hommages immйritйs, aprиs

les avoir accablйes de nos injustices.»

TOBIAS GUARNERIUS.

Par une soirйe bien brumeuse d'hiver, mon arriиre-grand-pиre, retenu

pour quelques affaires а Brиme en Saxe, se promenait dans une petite

rue йcartйe, derriиre la cathйdrale. Ce qu'il faisait lа, vous le

comprendrez de reste quand je vous aurai appris qu'il avait alors vingt

ans, et qu'il est peu de villes en Allemagne oщ les grisettes soient

plus gracieuses et plus agaзantes. Ceci soit dit sans altйrer en rien la

bonne opinion que par avance vous auriez pu prendre de son mйrite. Mais

depuis plus de vingt minutes l'heure du rendez-vous йtait sonnйe а

toutes les horloges, sans que celle qui l'avait donnй eыt songй а s'y

rendre, et mon arriиre-grand-pиre attendait toujours.

Le gouvernement reprйsentatif nous a trop bien guйris, hйlas! de ces

merveilleuses patiences d'amour: bien admirable pour moi serait l'homme

qui s'en rencontrerait encore capable aujourd'hui.

Pendant les longs tours et retours de sa faction, mon arriиre-grand-pиre

avait remarquй une petite boutique placйe а l'angle de la rue qu'il

arpentait. Aux deux cфtйs de la devanture, deux planchettes peintes en

rouge et taillйes en forme de violons indiquaient le commerce qui s'y

faisait, ou, pour parler plus juste, le commerce qui ne s'y faisait

point; car, а moins que l'on ne compte pour quelque chose un mauvais

basson pendu au mur, une contre-basse sans cordes, quelques archets et

une quinte que le propriйtaire du lieu йtait occupй а raccommoder, sa

boutique йtait complйtement dйgarnie, et, nonobstant l'inscription

placйe au-dessus de la porte, ressemblait plutфt а un corps de garde de

milice bourgeoise qu'а un _magasin d'instrumens а cordes et а vent_.

Une mauvaise chandelle, haletant sous une mиche effroyablement longue,

qui lui faisait jeter des lueurs sinistres, йclairait а peine l'homme

qui travaillait dans cette misйrable йchoppe. Il ne paraissait pas

d'ailleurs tenir autrement а la perfection de l'ouvrage dont il

s'occupait, car, de trois minutes en trois minutes, il se levait,

laissait lа sa quinte, et se promenait а grands pas, avec un regard fixe

et des gestes brusques et prйcipitйs, indiquant un homme qu'une pensйe

profonde йtait venue visiter.

Moitiй curiositй, moitiй pour йchapper а une neige abondante qui йtait

venue compliquer son rendez-vous, mon arriиre-grand-pиre, qui n'avait pu

encore se dйcider а quitter la place, entre dans la boutique du luthier,

et bien que de sa vie il n'eыt su une note de musique, il le prie de lui

montrer des violons а acheter.

«Des violons! rйpondit brusquement le luthier, vous voyez bien que je

n'en ai pas et que je n'en vends pas, а moins que tous ne vouliez

vous arranger de cette contre-basse, que j'ai йtй forcй de prendre

en paiement pour les raccommodages que j'ai faits pendant plus d'un

trimestre aux instrumens de l'orchestre des _Chiens savans_, qui ont eu

dans cette ville un si grand succиs, et qui ont travaillй devant MM. les

membres du grand-conseil. La voulez-vous, ma contre-basse? je vous

la laisse pour dix йcus; pour cinquante livres, tenez, sans plus

marchander.»

Mon arriиre-grand-pиre eыt йtй un million de fois plus musicien qu'il

n'йtait rйellement, il eыt eu encore une peine infinie а se prкter а

l'arrangement qu'on lui proposait, lequel consistait а s'accommoder

d'une contre-basse lorsqu'il йtait censй avoir besoin d'un violon.

S'йtant permis de faire, avec une grande force de logique, cette

observation а l'honnкte luthier, il en reзut je ne sais quelle rйpartie

si йtrange qu'il lui vint aussitфt а l'esprit qu'il avait affaire а une

maniиre de monomane. La chose lui fut prouvйe quand en sa prйsence ce

singulier personnage recommenзa а se promener et а gesticuler, et quand

une vieille femme, ouvrant la porte de l'arriиre-boutique, lui fit signe

en haussant les йpaules que la tкte du pauvre homme n'y йtait plus.

Mon arriиre-grand-pиre sortit alors de chez le luthier, et le lendemain

il partit de la ville, sans s'кtre autrement occupй de lui.

Trois ans aprиs, durant un nouveau sйjour qu'il fit а Brиme, ayant eu

occasion de repasser dans la mкme rue, il remarqua que la boutique du

luthier йtait fermйe; sur les volets, qui en plus d'un endroit portaient

des traces d'effraction, de grandes croix rouges avaient йtй tracйes.

Cette circonstance ayant attirй son attention, le soir, а souper, il en

parla а son hфte, qui йtait l'un des magistrats de haute police de la

ville, et lui raconta, sans dire toutefois son rendez-vous manquй,

l'йtrange accueil qu'il avait reзu dans cette mкme boutique, trois ans

auparavant. A son tour, le magistrat lui conta l'histoire que l'on va

lire.

L'homme auquel vous avez eu affaire, lui dit-il, s'appelait Tobias

Guarnerius; а grande peine il faisait vivre de son travail la vieille

femme que vous avez vue: c'йtait sa mиre, avec laquelle il vivait depuis

la mort de sa femme.

Comme il йtait dans la ville le seul ouvrier de son йtat, et qu'elle

contient un nombre assez considйrable d'artistes et d'amateurs, qui sans

cesse lui donnaient des instrumens а rйparer, il aurait pu, ce semble,

vivre passablement а l'aise. Mais dix ans environ avant l'йpoque dont

nous parlons, une insigne calamitй йtait venue le visiter. Un beau

matin il s'йtait trouvй en proie а une idйe fixe, et depuis ce temps il

n'avait cessй de la poursuivre, quelque sacrifice qu'elle lui eыt coыtй.

Sa femme, qui йtait morte en partie du chagrin qu'elle avait eu а le

voir dissiper ainsi tout le fruit de son travail, avait eu beau lui

reprйsenter la folie de sa persйvйrance, le conjurer de ne pas la

rйduire а la misиre, il n'en avait tenu compte. D'abord ses йconomies,

plus tard l'argent de quelques emprunts qu'il avait faits, ensuite ses

meubles, ses marchandises, une partie de sa garde-robe, йtaient venus se

perdre dans ce gouffre qui s'йtait ouvert а cфtй de lui, sans que tant

d'inutiles essais fussent parvenus а l'йclairer. A l'йpoque oщ, faute

d'argent, il avait йtй forcй de mettre un terme а ses expйriences, il

n'en avait pas moins conservй l'espйrance de rйaliser sa pensйe, qui

tфt ou tard devait, selon lui, le mener а une grande gloire, et le

rйcompenser largement de toutes ses avances.

Il est, au reste, vrai de dire que s'il fыt arrivй au but qu'il se

proposait, il eыt rйellement mis la main sur une excellente spйculation.

Ayant en sa possession un violon de Stradivarius, dont quelques

amateurs, а plusieurs reprises, lui avaient offert un haut prix, l'idйe

lui йtait venue d'imiter le faire de cet auteur. Il avait pensй qu'en

reproduisant avec une rigueur mathйmatique les formes et les dimensions

de ses instrumens, en employant un bois semblable а celui qui avait

servi а les йtablir, en arrivant а imiter rigoureusement le vernis et la

couleur dont ils avaient йtй primitivement enduits, il parviendrait а

se procurer une qualitй de son exactement pareil. Malgrй tous les soins

qu'il mettait а ses contre-faзons, toujours il s'y rencontrait une

lйgиre diffйrence avec le modиle; or des nuances infiniment subtiles

constituant, selon toute apparence, la supйrioritй qui faisait son

dйsespoir, il pensait pouvoir logiquement expliquer l'infйrioritй de ses

copies par les imperfections presque insaisissables qu'il y dйcouvrait,

en sorte que l'oeuvre йtait toujours а reprendre; c'йtait une maniиre de

cercle vicieux tournant а l'infini, dans lequel une fortune de prince se

fыt elle-mкme engouffrйe.

Aprиs bien des essais, cependant, une modification s'йtait faite dans

son idйe primitive; il йtait un jour arrivй si prиs d'une imitation

irrйprochable, et ce jour-lа prйcisйment l'instrument sorti de ses mains

s'йtait trouvй si loin au-dessous de son stradivarius, qu'il avait fini

par soupзonner dans la crйation de ce chef-d'oeuvre un йlйment d'une

nature supйrieure et non encore sollicitй par lui. «--Qui sait,

disait-il fort gravement а un physicien qui prйtendait le faire arriver

а la solution de son problиme instrumental par des applications

nouvelles de la thйorie du son, qui sait plutфt si ce n'est pas hors du

monde matйriel que je dois chercher. Les mots reprйsentent des idйes,

n'est-il pas vrai? eh bien! quand je dis l'ame de mon violon, peut-кtre,

sans y songer, frappй-je а la porte que je cherche depuis si long-temps.

Que vous en semble, monsieur?» Et le physicien de se mettre а rire, et

le pauvre Tobias Guarnerius de s'enfoncer plus profondйment dans l'abоme

de ses recherches.

Un jour une de ses pratiques venant lui apporter un archet а rйparer

laissa chez lui un livre que pendant plusieurs jours elle oublia de

venir reprendre. A ses heures de loisir, lesquelles йtaient rares, car

lorsqu'il ne travaillait pas de ses mains il travaillait de sa pauvre

tкte, qui ne reposait guиre, Tobias Guarnerius parcourut ce livre:

c'йtait un de ces respectables monumens de la patience et de l'йrudition

germaniques, oщ l'auteur vous annonce, sans y mettre d'ailleurs

autrement de prйtentions, qu'il traitera _de omni re scibili_ et de

quelques autres sujets. En effet on y voyait, а cфtй d'un chapitre _sur

la meilleure forme de gouvernement_, un chapitre _sur la maniиre de

gratter le dos de sa femme quand il la dйmange_; une _recette pour faire

du vin de Chypre_ йtait suivie d'une _dissertation sur la virginitй

des onze mille vierges_, et d'un _discours sur les avantages de la

calvitie_; un ton de bonhomie singuliиre avait prйsidй а la rйdaction de

cet ouvrage informe, et donnait а sa lecture un charme particulier, qui

avait fini par dominer notre monomane jusqu'а dйtourner de lui pendant

une demi-journйe l'obsession de sa pensйe ordinaire.

Tout-а-coup, au dйtour d'une page, un chapitre se prйsente а lui avec

ce titre: _De la Transfusion des ames_. A la lecture de ces mots,

comme s'il eыt soudain entrevu que la rйvйlation du grand secret qu'il

cherchait depuis si long-temps allait lui кtre faite, il sauta d'un bond

prodigieux, appela sa mиre, qu'il chargea de garder la boutique, et

de dire, si on venait le demander, qu'il йtait sorti; puis courant

s'enfermer dans sa chambre, pour ne pas кtre interrompu, il commenзa la

lecture du chapitre qui, dans sa pensйe, ne pouvait manquer d'кtre le

plus merveilleux que jamais plume de philosophe eыt enfantй.

Ce n'est pas seulement dans les livres, c'est dans toutes les choses de

la vie, dans ses amitiйs, dans ses espйrances dans les prospectus, dans

les amours de femme surtout qu'il faut craindre des dйsappointemens

semblables а celui qui attendait Tobias Guarnerius. Le chapitre, dont un

instant avant il eыt payй la lecture au prix d'une livre de sa chair,

йtait une misйrable rapsodie, lardйe de citations des Pиres de l'йglise,

d'Aristote, de Platon et de l'Йcriture. Aprиs force divagations,

abstractions et conversations, l'auteur se rйsumait а cette dйcouverte

toute nouvelle, que l'ame йtait immortelle: sans contredit les vingt

pages les plus pauvres de cet immense in-folio йtaient comprises sous le

titre si magnifique que je vous ai dit.

Mais l'heure de Tobias Guarnerius n'en йtait pas moins venue; йtreignant

avec une singuliиre puissance les trois mots qui tout а coup lui йtaient

apparus, pour en faire jaillir un sens logique aux _entrevisions_ qu'il

avait eues prйcйdemment, il commenзa а se reprйsenter l'ame humaine

comme une substance locomobile, transportable, avec sa puissance

d'animation, d'un lieu dans un autre. En Allemagne, oщ il y a de la

philosophie dans l'air, un artisan, tout aussi bien qu'en France un prix

d'honneur de rhйtorique, avait entendu parler de la mйtempsycose; et ce

systиme, pour peu que l'on pesвt dessus, pouvait bien s'йlargir jusqu'а

admettre la donnйe du philosophe luthier. Trois heures de rйflexions

passant par-dessus cette illumination achevиrent de lui donner dans

l'esprit de Tobias une crйance indйlйbile, et dйsormais il ne s'occupa

plus que du procйdй matйriel а l'aide duquel il appliquerait а son art

le bйnйfice de sa dйcouverte psycologique.

A trois mois de lа, c'йtait durant la nuit, la veille de la

Saint-Joseph, depuis long-temps une heure йtait sonnйe а toutes les

horloges, et la ville de Brиme tout entiиre reposait dans le sommeil;

l'atelier de Tobias Guarnerius йtait soigneusement fermй; et de peur

qu'en passant on ne pыt voir par les fentes des volets la lumiиre qui

brillait dans son arriиre-boutique, il avait eu soin d'йtendre devant

la porte vitrйe qui communiquait de cette piиce а son magasin un йpais

rideau de serge verte repliй deux fois sur lui-mкme.

Certes, ces prйcautions n'йtaient point inutiles, car c'йtait une oeuvre

йtrange que celle а laquelle le luthier s'occupait.

Dans le grand lit de damas rouge sur lequel, il y avait bientфt quarante

ans, elle l'avait mis au monde, sa vieille mиre Brigitta Guarnerius, en

proie aux angoisses de l'agonie, achevait de mourir d'un cancer qui

la minait depuis long-temps. Penchй sur sa poitrine, qui rвlait d'une

maniиre horrible, sans qu'une larme brillвt dans ses yeux, sans qu'un

seul des muscles de son visage exprimвt la moindre sympathie pour les

atroces souffrances dont il йtait tйmoin, Tobias paraissait plongй dans

le pressentiment d'un moment solennel et fatal, dont l'attente absorbait

toutes ses facultйs. Sans doute, en vue de quelque produit йtrange а

recueillir, un appareil bizarre, que n'avait ni dйcrit ni prйvu aucune

science humaine, mettait en rapport le lit de l'agonisante et une table

sur laquelle reposait un instrument inachevй. Un tube, qui paraissait

formй de l'alliage de plusieurs mйtaux, s'йvasant par le bout en forme

d'entonnoir, avait йtй placй au-devant de la bouche de la vieille femme,

et recevait le souffle de son haleine qui, а chaque expiration, s'y

engouffrait avec un bruit lugubre. A l'autre extrйmitй, ce tube

s'emboоtait а une cheville de bois, pareille а celle qui se place debout

entre le fond et la table de tous les instrumens а chevalet; seulement

celle-ci йtait d'un diamиtre un peu supйrieur au diamиtre ordinaire,

et au lieu d'кtre en bois plein, elle йtait creuse et devait se fermer

hermйtiquement, au moyen d'un petit couvercle а vis merveilleusement

travaillй, lorsque l'embouchure du tube viendrait а en кtre retirйe.

Prйcisйment au-dessus du point de jonction provisoire du bois et du

mйtal, et comme pour empкcher l'йvaporation au moment oщ se ferait leur

sйparation, avait йtй disposйe une maniиre de boоte ou de guйrite en

bois de sapin; les planches, humides et vermoulues, exhalaient une odeur

terreuse et nausйabonde, et un grand clou rouillй, pendant encore aprиs,

indiquait qu'elles avaient du antйrieurement faire partie d'un objet de

plus grande dimension.

A une heure cinquante-deux minutes et quelques secondes, la respiration

de la malade s'йtant arrкtйe, son pouls et son coeur ayant cessй de

battre, tout а coup on entendit dans le tube, qui fut agitй comme par un

mouvement galvanique, un long soupir, suivi d'un frйmissement qui courut

tout le long du mйtal, et vint bondir au fond de l'йtui qui y adhйrait.

A ce bruit, Tobias Guarnerius se prйcipita; les yeux йgarйs et la

poitrine haletante, il repoussa le tube conducteur, et d'une main

forcenйe, malgrй une force incroyable de rйsistance qui rйpondait а sa

pression, malgrй une sorte de crйpitation douloureuse et plaintive qui

s'agitait sous ses doigts, il vissa le couvercle а l'extrйmitй de la

cheville. Maintenant il faut vous le dire, quoique jamais la preuve

matйrielle de cette monstruositй n'ait йtй acquise, il paraоt que ce que

Tobias Guarnerius venait d'enfermer dans ce bois creux, c'йtait l'ame

de sa mиre, la premiиre qui se fыt trouvйe pour rйaliser son abominable

dйcouverte.

Au moment oщ avait йtй rompu le lien par lequel elle йtait unie а

l'enveloppe mortelle qui venait de finir son temps, l'ame s'йtait

йlancйe pour retourner en haut; forcйe de suivre l'йtroit conduit qui la

cernait а sa sortie, elle avait couru pleine de dйtresse jusqu'au fond

de l'espace qu'elle avait devant elle: elle se fыt sans doute йvadйe

dans le peu de temps que son bourreau avait mis а fermer sur elle le

couvercle; mais une effroyable industrie avait tout prйvu. Les planches

de sapin qui ombrageaient l'espace sur lequel s'accomplissait l'odieux

mystиre йtaient les planches d'un cercueil fraоchement enlevй а la terre

du cimetiиre. Quand l'ame s'йtait pressйe pour sortir, elle avait eu

horreur de cette atmosphиre de mort qu'il lui fallait traverser, et

elle s'йtait retirйe en arriиre; alors Tobias йtait venu et il l'avait

scellйe dans sa prison, et il la tenait lа pour s'en servir а ses

volontйs.

Il ne faut pas croire pourtant que ces йpouvantables audaces puissent

s'exйcuter sans qu'il en coыte quelque chose а leurs auteurs; car au

moment oщ tout avait йtй accompli, Tobias йtait tombй а la renverse,

frappй comme d'une puissante commotion йlectrique, et il йtait restй

йtendu а terre, sans connaissance, plusieurs heures encore aprиs que le

soleil se fыt levй.

Au moment oщ il se rйveilla de ce long йvanouissement, il commenзa par

sentir une vive fatigue dans tous ses membres, comme s'il avait fait une

longue route; puis il eut grand peine а recueillir ses idйes, afin de se

rendre compte de ce qui lui йtait arrivй. A la fin cependant un souvenir

lucide de toutes les choses de la nuit se dessina devant lui. La main

agitйe d'un tremblement qui ne le quitta plus, il s'approcha du lit, oщ

le corps de sa mиre йtait dйjа froid et raidi. Il abaissa la paupiиre de

ses yeux, en ayant soin que leur regard fixe ne rencontrвt pas le sien;

puis, ayant couvert le visage, il eut peur; car il lui sembla que

l'angle facial qui se dessinait sous le drap blanc avait un air de

reproche et le menaзait.

Depuis deux semaines environ, les restes mortels de Brigitta avaient йtй

dйposйs dans la tombe, et mкme il s'йtait passй d'йtranges choses lors

de son enterrement; car а chaque fois que, dans les priиres, le prкtre

avait eu а parler de l'ame de la dйfunte, les cierges qui brыlaient

autour du corps s'йtaient йteints d'eux-mкmes; et bien des choses

s'йtaient dites touchant cette circonstance et plusieurs autres que l'on

racontait. Tйmoin de ce phйnomиne, et tourmentй, dans son ame, par le

remords, bien que la joie d'avoir rйalisй la pensйe de toute sa vie fыt

encore la plus forte, Tobias n'avait pas encore osй faire l'essai de

l'instrument qu'il avait achevй, et pourtant une merveilleuse harmonie

y йtait cachйe; car lorsque l'air seulement venait а passer dessus, des

soupirs d'une incroyable douceur s'en exhalaient. Le bruit а la fin

commenзa а se rйpandre que Tobias avait dйcouvert son grand secret; et

chaque jour tout ce qu'il y avait de musiciens dans la ville venait

savoir, les uns pour se rire du rкveur, les autres avec une curiositй

plus sйrieuse, а quand l'audition du violon-miracle, et Tobias reculait

toujours, sous prйtexte que son oeuvre n'йtait point finie.

Il advint pourtant que l'hйritier prйsomptif d'une petite principautй de

l'Allemagne passa par la ville. La Providence, qui apparemment avait eu

ses raisons pour cet arrangement, le destinant а rйgner un jour, lui

avait donnй toutes les qualitйs requises pour кtre un excellent violon

solo. Sa rйputation de virtuose s'йtait rйpandue dans toute l'Europe,

а peu prиs comme la renommйe militaire du grand Frйdйric, et il ne

s'arrкtait guиre en un pays qu'on n'organisвt pour lui un concert, oщ

souvent il ne dйdaignait pas de se faire entendre. Le gouverneur

de Brиme, ayant toute raison de vouloir кtre agrйable а l'illustre

exйcutant, se hвta de prйparer une soirйe musicale, et il ne laissa pas

ignorer а Tobias Guarnerius qu'il lui serait agrйable d'y voir faire

l'essai de son invention.

Au moment oщ ce dйsir lui fut intimй, Tobias commenзait а entrer en

composition avec sa conscience. L'impression de terreur qu'il avait

subie а la suite de son larcin, comme le souvenir de toutes les autres

йmotions humaines, s'effaзait peu а peu sous les jours qui passaient.

D'йtranges raisonnemens йtaient ensuite venus а son secours. «On ne sait

jamais, se disait-il, avec cette jurisprudence cйleste, qui vous absout

_in extremis_ pour un bon sentiment, qui vous punit pour une pensйe

mauvaise, ni qui sera condamnй ni qui sera sauvй. Ma mиre Brigitta eut а

nos yeux une vie honnкte: en est-il de mкme pour le jugement d'en haut;

et qui peut assurer qu'en la retenant ici-bas je ne lui sauve pas

plusieurs jours de l'йternitй des douleurs? D'ailleurs je suis bon fils,

ajoutait-il avec une sublime sophistiquerie digne d'un avocat de nos

jours. D'autres conservent prйcieusement les ossemens de leurs proches;

moi je conserve l'ame de ma mиre; moi je ne veux pas m'en sйparer.

N'y a-t-il pas entre le double mйrite de nos piйtйs filiales tout

l'intervalle qui sйpare l'esprit de la matiиre?» Avec ces pensйes, qu'il

habillait des plus belles paroles qu'il pouvait, il parvenait а йmousser

son remords.

Quand fut venu le soir oщ devait avoir lieu la grande йpreuve, Tobias

fut tout а coup saisi d'une autre inquiйtude. La prйoccupation de

l'artiste dominant toute autre pensйe, il eut des doutes sur la

sincйritй des rйsultats que devait lui donner son expйrience. L'ame

avait-elle, en effet, йtй transfusйe? Par une йvaporation subtile, en

supposant qu'elle eыt un instant sйjournй lа oщ il l'avait retenue,

n'avait-elle point pu s'йchapper pour obйir а la loi cйleste

d'attraction qui la rappelait? Et alors voyez un peu la belle confusion,

si, en prйsence de toute la ville assemblйe, sa crйation surhumaine

allait tout а coup se rйsumer en quelque misйrable instrument, criard

comme ceux que tant de fois dйjа il avait rйalisйs. Il n'y avait dans

cette apprйhension rien que de raisonnable, et plutфt que de s'exposer а

un si mortel dйsappointement, surmontant enfin la religieuse terreur qui

jusque lа l'avait empкchй d'interroger son oeuvre, il l'eыt essayйe de

ses mains s'il l'eыt eue а sa disposition; mais, en homme qui savait son

monde, il l'avait, dans la journйe, envoyйe а l'hфtel du gouvernement,

enfermйe dans un riche йtui, dont il avait gardй la clef. Le sort en

йtait donc jetй, et il n'y avait plus а revenir sur ses pas; dans un

quart d'heure il aurait effacй la gloire de Stradivarius et celle de

tous les maоtres de l'art, ou il serait devenu l'objet d'une inexorable

dйrision. Aprиs tout, ce sont lа, а vrai dire, les deux termes du marchй

auquel se soumet quiconque dans cette vie essaie de penser ou de vouloir

de la premiиre main.

A l'heure oщ tous les convives du grand banquet musical furent

rassemblйs, Tobias Guarnerius fut introduit dans le salon du gouverneur,

oщ, pour cette fois, il avait entrйe. L'aspect gйnйral de sa toilette

presque antйdiluvienne, et accusant un dйlabrement de vieille date,

malgrй tous les soins extraordinaires qu'il y avait donnйs, quelque

chose de gauche et d'endimanchй rйpandu dans toute l'habitude de son

corps faisait de lui un personnage assez burlesque. Toutefois, au

moment oщ on le vit assis dans un coin, le visage empreint d'une pвleur

mortelle, l'oeil fixe et plongeant avec une indicible anxiйtй sur

le virtuose qui, pour la premiиre fois, allait donner une voix а sa

crйation, il ne parut plus grotesque а personne, et chacun eut peur et

fut йmu avec lui.

Il faudrait avoir des paroles exprиs, pour faire comprendre l'йtrange

impression dont fut agitйe l'assistance quand l'archet venant а mettre

la corde en vibration, l'ame prisonniиre commenзa а кtre tourmentйe

d'une affreuse souffrance et а se lamenter misйrablement; plusieurs ont

assurй que, dиs les premiиres notes, il leur avait semblй qu'ils йtaient

soulevйs de terre et qu'ils demeuraient suspendus dans l'espace au

milieu d'une angoisse indйfinissable, pour d'autres, la perception du

son fut si vive et si pйnйtrante qu'ils crurent en subir le contact

immйdiat sur leurs nerfs, dont un moment ils eurent le sentiment

distinct et absolu, comme si la chair se fыt retirйe et les eыt laissйs

а nu. Mais ce qu'aucune parole humaine ne saurait peindre, c'est

l'ineffable sympathie de toutes ces ames reconnaissant, quoique sans

pouvoir se rendre compte du prestige, la voix d'une ame qui appelait

а elle, et а ses accens douloureux se plongeant avec elle jusqu'aux

larmes, dans un abоme de tristesse inconsolable. Ni la douleur de la

mиre pleurant sur son premier nй, ni celle de l'amante au premier soir

de son dйlaissement, ni celle de l'artiste s'йteignant avant son oeuvre

achevйe, ne peuvent donner une idйe de la plainte amиre de cette fille

du ciel traоtreusement retenue au-delа de son temps, et demandant а se

replonger dans le repos de l'infini. Personne, pas mкme l'homme qui

conduisait l'archet sur la corde, n'aurait pu se rappeler une seule

note de l'air que le violon de Tobias Guarnerius avait jouй; personne

n'aurait pu dire si ce qu'il avait entendu йtait un chant mйlodieux

ou quelque merveilleuse histoire racontйe par un poиte sublime, et

oщ aurait йtй rйsumй avec un art admirable le tableau de toutes les

souffrances, de toutes les anxiйtйs, de toutes les tristesses de la

vie, depuis le vague de la mйlancolie qui regrette et dйsire sans but,

jusqu'aux plus positifs et aux plus cruels mйcomptes; mais personne

aussi n'aurait pu dire qu'en aucun temps et en aucun lieu de la terre,

une harmonie aussi profondйment йmouvante fыt parvenue а son oreille.

Aussitфt que le chant eut cessй, et quand chaque auditeur fut revenu de

l'espиce d'extase et de contemplation intйrieure dans laquelle il avait

йtй plongй, les regards se tournиrent vers Tobias Guarnerius. A ce

moment, l'artiste en lui dominait tellement l'homme, qu'il n'avait point

entendu ce cri de douleur qui avait retenti dans le coeur de tous les

assistans, et qui aurait dы si profondйment l'йmouvoir; car pour lui ce

n'йtait point seulement une plainte, mais un atroce reproche; il n'avait

perзu que des sons d'une merveilleuse harmonie, supйrieurs а tout ce que

les maоtres de son art avaient jamais rйalisйs; et en voyant enfin le

problиme de toute sa vie rйsolu, il s'йtait laissй tomber а genoux, les

mains jointes et йtendues vers le ciel, et des larmes coulaient sur son

visage, rayonnant d'une expression de joie indicible. Ce ne fut qu'au

bout de quelques minutes qu'il aperзut le prince allemand le secouant

vivement par le bras pour le rйveiller de son _а parte_ de bonheur, et

lui demandant s'il voulait lui donner son violon pour 1,000 йcus.

«Mon violon! pour 1,000 йcus? rйpondit-il en regardant le prince avec un

rire qui n'annonзait pas un homme dans son bon sens, c'est-а-dire que

vous mettez un prix а ce qui n'йtait pas et а ce qui existe; vous

achetez la crйation, monsieur, а ce que je vois! Combien payeriez-vous

le soleil, s'il vous plaоt, а supposer qu'un beau matin on le mоt dans

le commerce?»

Que signifiaient ces orgueilleuses paroles du pauvre luthier? Sa

piйtй filiale s'indignait-elle du marchй qu'on lui proposait, ou son

amour-propre d'auteur se rйvoltait-il de la mesquine estimation faite

de son oeuvre? L'acquйreur interprйta l'apostrophe dans ce sens, et il

donna aussitфt la somme; mais Tobias rйpondit de nouveau que son violon

n'йtait pas а vendre, que sa gloire йtait dйsormais immortelle (comme

celle de tous les poиtes de nos jours apparemment) et que cela lui

suffisait. Malheureusement pour lui, il avait а faire а un vouloir de

prince qui ne s'йtonnait pas facilement des obstacles. Tirant de sa

poche un portefeuille qui pouvait bien contenir 12,000 livres en billets

de banque, lesquels furent йtalйs sur une table, plus une bourse pleine

d'or, pour le moins aussi bien garnie que celle des sйducteurs de

comйdie: «Pour ceci votre violon!» s'йcria le royal dilettante. A la vue

de ces richesses, l'orgueil du pauvre Tobias, qui, de sa vie peut-кtre,

n'avait possйdй bien ronde une somme de 1,000 livres, sa piйtй filiale,

ses prйtentions marchandes, tout ce qui le retenait, en un mot, lвcha

pied brusquement: de l'oeil il compta les billets йpars sur la table,

fit une rapide et amiable estimation du contenu de la bourse; puis, avec

l'air d'un homme qui voudrait qu'on le crыt en proie а une insupportable

contrainte. «Puisque vous le voulez, dit-il, j'accepte le marchй, je

vous donne mкme (sublime magnificence) l'йtui et sa clef pardessus

le marchй. Seulement prenez bien garde que je ne rйponds pas de ma

marchandise; si vous n'en avez pas soin, et que quelque chose se

dйrange, je ne me charge point des rйparations.» Le prince avait une

envie si profondйment йveillйe qu'il ne lui parut pas mкme possible que

jamais la chance d'une avarie pыt se prйsenter. Faisant aussitфt mettre

son acquisition dans la boоte qui lui avait йtй si gйnйreusement

superoctroyйe, il ordonna а son valet de chambre de la porter en son

logis; presqu'aussitфt il faussa compagnie au gouverneur et а son monde

pour aller se mettre en jouissance, et pendant la nuit entiиre qui

suivit, il n'y eut pas а cinquante toises а la ronde un voisin qui pыt

fermer l'oeil, tant fut bruyante et prolongйe la prise de possession.

Quant а Tobias, pendant une partie de la nuit il ne cessa de se redire

а lui-mкme ce qu'il avait dйjа proclamй dans le salon du gouverneur,

а savoir que sa gloire йtait immortelle. Pendant une autre portion du

temps, il se roula avec dйlices dans cette pensйe qu'il йtait riche.

15,000 et quelques cents livres, tout bien comptй; c'йtait sa fortune,

il pensa que cela faisait beaucoup. Pour mieux s'en assurer, il promena

son esprit а travers toutes les fractions dans lesquelles ce chiffre

йtait divisible; il compta une а une ses piиces d'or, et comme il avait

йteint sa lampe et qu'il ne pouvait plus les voir, il se plaisait а les

rouler dans ses doigts, а en sentir le coin, et ensuite il les ramassait

dans sa bourse, afin de les peser et de les tenir toutes ensemble dans

sa main; cela le mena jusque vers les trois heures du matin: а ce moment

il s'endormit.

Le lendemain, il se rйveilla de bonne heure, et en se rйveillant il fut

comme un homme qui la veille ayant йtй pris du sommeil au milieu des

pensйes joyeuses du vin et de l'ivresse, se retrouve le matin la tкte

pesante, l'esprit lourd et fatiguй et le coeur mal content. Une idйe

commenзa а l'obsйder; non-seulement il avait dйrobй, non-seulement il

avait retenu prisonniиre, mais encore il avait vendu l'ame de sa mиre.

A toutes les heures oщ cela lui plairait, un homme qui avait payй pour

cela pourrait la rйveiller, la forcer de chanter; cet homme pourrait la

revendre а un autre; lorsqu'il voyagerait il remmиnerait avec lui,

et, comme dit le premier psaume des vкpres, il pourrait en faire

_l'escabelle de ses pieds_. Tandis qu'il se dйbattait dans cette

pensйe poignante, quelqu'un entra dans sa boutique: c'йtait l'un des

domestiques du gouverneur qu'il connaissait bien, car autrefois cet

homme, dans sa jeunesse, avait йtй le fiancй de la vieille Brigitta,

et il l'aurait йpousй s'il ne fыt parti pour la guerre. Quand bien des

annйes aprиs il йtait revenu et l'avait trouvйe mariйe, il n'en avait

pas moins continuй а l'aimer d'amitiй, et le mari de Brigitta lui-mкme,

qui avait bonne confiance en sa femme, l'avait engagй а venir les voir

quand il le voudrait; en sorte qu'il avait fait sauter plus d'une fois

Tobias sur ses genoux. La veille au soir, de l'antichambre il avait

entendu le violon dans lequel soupirait l'ame de Brigitta, et il avait

aussitфt reconnu sa voix, car les souvenirs d'amour, si vieux que soient

les os d'un homme, ne se perdent pas dans sa mйmoire, et c'йtait ainsi

que Brigitte s'йtait lamentйe а un jour de sa vie qu'il n'avait jamais

oubliй, celui de leurs adieux. D'avoir ainsi cru entendre l'ame de sa

maоtresse l'avait jetй durant la nuit dans des perplexitйs incroyables,

et dиs le matin il venait demander а Tobias Guarnerius de lui expliquer

comment cela avait pu se faire. Aux premiers mots que lui en dit le

vieillard, Tobias se troubla, balbutia quelques paroles embarrassйes:

а la fin pourtant il se remit et il essaya de tourner la chose en

plaisanterie; mais l'amant de Brigitte ne fut pas sa dupe, et il

s'йloigna en hochant la tкte, en disant entre ses dents qu'il y avait

la-dessous quelque mйchant mystиre.

Si Tobias souffrait dйjа cruellement de sa faute, au moment oщ il la

croyait entre le ciel et lui, ce fut bien autre chose quand il entrevit

la pensйe d'autrui sur la trace de son crime, et quand il put redouter

que ce larcin ne devоnt une affaire de justice humaine. Pendant quelques

heures encore il lutta contre ses craintes et ses remords, mais а la

fin, dominй par eux, il prit avec lui le prix qu'il avait reзu la

veille, et courut chez l'acquйreur, pour le prier de revenir sur le

marchй, son intention йtant, dиs que le violon serait rentrй dans ses

mains, de rompre la charme, et de rendre l'ame а sa libertй. Mais les

hommes, qui ont toute commoditй pour se jeter dans les voies du mal,

n'ont pas de mкme la route facile quand ils veulent revenir sur leurs

pas. Le prince йtait parti avant le jour, et au moment oщ Tobias

frappait а sa porte, il йtait dйjа bien loin. Dйcidй qu'il йtait а ne

pas porter plus long-temps volontairement le poids de sa faute, Tobias

n'hйsita pas, il courut fermer sa boutique, alla hors de la ville

attendre la voiture publique, et se jeta dedans pour se rendre а la

rйsidence du prince. Mais, quand il fut arrivй, deux jours se passиrent

avant qu'il pыt approcher de son altesse; et, au moment oщ l'abord lui

fut permis, quelqu'un lui apprit que le violon avait dйjа changй de

main. Le prince n'avait pu en jouer plus de huit jours sans que tout

le systиme nerveux ne devint, chez lui, en proie а une insupportable

irritation. Son mйdecin, consultй, avait dйclarй que le son pйnйtrant

de l'instrument dont il avait fait nouvellement l'acquisition йtait la

cause de cet accident, et dans la journйe, comme on fait d'un cheval

vicieux, le prince avait vendu le violon а un artiste italien qui allait

faire son tour d'Europe, et qui comptait donner des concerts а Paris.

Aussitфt Tobias se remit en route; en arrivant dans la capitale de la

France, sans se mettre en peine des merveilles de civilisation qu'elle

renferme, et qu'а une autre йpoque il eыt explorйes avec un si vif

empressement, il n'eut qu'une prйoccupation, celle de savoir l'adresse

del signor Ballondini. Il l'apprit sans beaucoup de peine, car, grвce а

son violon, el signor Ballondini s'йtait fait, dиs son premier concert,

une rйputation colossale, et toutes les feuilles publiques ne parlaient

que de son talent et de la merveilleuse qualitй de son qu'il tirait de

son instrument.

Tobias eut bien un instant la volontй de se mettre en colиre contre le

virtuose italien, qui prenait pour lui toute la gloire, quand le

luthier en avait une si bonne part а revendiquer; mais il pensa que son

amour-propre devait boire ce calice, en expiation de sa faute, et il

s'imposa l'obligation de ne point se plaindre de ce qu'on lui dйrobait,

trop heureux s'il pouvait rentrer en possession de sa fatale crйation.

Aussitфt qu'il sut oщ demeurait le signor Ballondini, afin de le joindre

plus vite, il monta dans un fiacre, en sorte qu'il arriva а son logement

un quart d'heure aprиs son dйpart pour l'Italie, oщ le signor Ballondini

allait encore donner des concerts. Tobias Guarnerius le suivit.

On ne finirait pas si on voulait raconter tous les lieux et toutes les

mains par lesquelles passa le fatal violon. Jamais les nerfs les plus

robustes ne purent le garder au-delа de quinze jours; et cependant,

aussitфt qu'un acquйreur songeait а s'en dйfaire, un autre se trouvait

pour lui succйder, sans que l'instrument perdit de son prix. Pendant

plus de deux ans, le malheureux Tobias le poursuivit en Italie, en

Angleterre, aux Indes orientales oщ il passa, en Espagne, et enfin en

Allemagne, oщ il revint, en traversant de nouveau la France.

Aprиs des fatigues inouпes, Tobias Guarnerius arriva а Leipzig, oщ il

avait appris qu'un riche libraire en йtait dйtenteur. Cette fois il ne

venait pas trop tard, et l'instrument йtait bien entre les mains de

l'homme qu'on lui avait indiquй. Mais, depuis le temps qu'il voyageait,

quelque rigoureuse йconomie qu'il eыt mise dans ses dйpenses, il n'en

avait pas moins йpuisй sa bourse, et au moment de traiter d'un objet

dont le cours s'йtait constamment maintenu entre douze et quinze mille

livres, il lui restait а peine quelques louis par devers lui. Il tint

alors conseil avec lui-mкme, et, toutes choses considйrйes, ayant cru

reconnaоtre que de tous les larcins que pouvait commettre un homme,

celui d'une ame йtait, sans contredit, le plus odieux; йtant en outre

prouvй pour lui que la seule maniиre qui fыt en son pouvoir de rйparer

son crime, c'йtait d'en commettre, dans un ordre infйrieur, un second;

avec l'argent qui lui restait, il tenta la fidйlitй d'un domestique,

et obtint de lui d'кtre introduit, durant la nuit, dans la maison du

libraire, afin de lui dйrober le violon.

Mais la malйdiction avait frappй tellement а plein sur le misйrable, que

mкme une mauvaise pensйe ne lui rйussissait pas. Le domestique qui avait

reзu son argent se trouva кtre un honnкte fripon, qui, ayant calculй le

bйnйfice qu'il y avait а recevoir le prix d'une mйchante action et а ne

pas la commettre, le dйnonзa а son maоtre. Pris en flagrant dйlit, au

moment oщ il venait de commettre son vol, Tobias fut jetй en prison, et

se vit menacй de voir couronner toutes ses tribulations par un arrкt

infamant. L'effroi de cet avenir acheva de complйter chez lui un mal que

d'abord la violence de ses dйsirs long-temps trompйs et йconduits, et

durant ces derniиres annйes les agitations inquiиtes de sa vie, avaient

lentement dйveloppй. Atteint d'un anйvrisme au coeur, il fut transportй

а l'hфpital.

Lа, minute а minute il se sentait mourir, et la mйdecine, qui le

traitait cavaliиrement parce que, de toute faзon, elle n'attendait rien

de lui, ne lui avait pas laissй ignorй qu'elle ne pouvait rien pour

sa guйrison. Ceci pouvait bien lui donner l'espйrance d'йchapper aux

atteintes de la justice humaine, mais le menait droit aux mains de la

justice divine, avec laquelle il sentait bien qu'il aurait un long

compte а rйgler, et cependant il n'osait demander des consolations et

des espйrances au sacrement de la pйnitence, effrayй qu'il йtait de la

monstruositй de l'aveu qu'il aurait а faire а son tribunal.

Un jour, c'йtait par une belle matinйe d'automne, un rayon de soleil

йtait venu se reposer sur son lit, dont il ne sortait plus, et donnait

а tout ce qui l'entourait un air de fкte; un vent frais balanзait

la verdure des arbres sous sa fenкtre, et les oiseaux chantaient

joyeusement dans le feuillage; il y avait dans l'air tant de repos et

de bonheur que vous eussiez jurй que par un si beau jour on ne pouvait

mourir. L'aspect de cette nature en joie avait йlevй son esprit vers le

Crйateur, et son coeur s'йtait tournй avec amour vers l'espйrance de

l'infinie misйricorde. Dans cet instant il se sentit quelque courage

pour confier son secret а un prкtre, afin d'obtenir l'absolution;

et, sur sa demande, l'aumфnier de l'hфpital vint pour recevoir sa

confession. Elle fut longue cette confession, parce qu'il lui semblait

que son aveu, йtendu en beaucoup de paroles, lui coыterait moins а

faire; et quand а la fin sa confidence fut achevйe l'йmotion qu'elle lui

avait donnйe l'avait fort affaibli, et le prкtre qui l'йcoutait aurait

bien fait de se hвter; mais, en sa qualitй de ministre de la parole de

Dieu, il йtait dans l'usage de ne jamais donner une absolution sans la

faire prйcйder а tout le moins d'un fragment йtendu de l'un des sept

discours qu'il avait йcrits autrefois et prкchйs sur les sept pйchйs

capitaux. Dans le cas particulier, aucun point ne s'appliquant d'une

maniиre directe а la situation de son pйnitent, il fut obligй de faire

une combinaison de plusieurs passages empruntйs а des sermons diffйrens,

ce qui compliqua et allongea outre mesure son opйration oratoire, et

laissa au malade, que ses forces abandonnaient а vue d'oeil, le temps

d'entrer en pleine agonie. Depuis quelques minutes il paraissait avoir

perdu le sentiment de tout ce qui l'entourait, et le bon prкtre йtait

sur le point d'achever sa pйroraison quand le son criard et lointain

d'un violon qui jouait une tyrolienne retentit а leurs oreilles. Ce

bruit, comme on peut le penser, n'йmut pas autrement le prйdicateur, qui

continua de finir son discours; mais le malade en parut pйnйtrй jusque

dans la moelle des os. Il se releva droit sur son sйant; ses cheveux

se hйrissиrent; une contraction nerveuse parcourut sa face; il prкta

l'oreille avec une horrible angoisse, saisit le bras du confesseur, et,

le serrant violemment: «Entendez-vous, dit-il d'une voix lamentable,

entendez-vous l'ame de ma mиre qui se plaint de moi?» A cette parole il

fut saisi d'une convulsion qui dura quelques minutes; puis, sans avoir

reзu l'absolution, il expira; et franchement le pauvre Tobias avait eu

tort de s'йmouvoir ainsi, car ce qu'il avait entendu, c'йtait le violon

d'un infirmier qui, а ses momens perdus, une fois ses plaies pansйes et

ses morts ensevelis, pratiquait les beaux-arts, auxquels les gens de son

йtat sont en gйnйral fort enclins.

Au moment mкme oщ Tobias Guarnerius cessa de vivre, le libraire chez

lequel йtait alors dйposй son violon entendit dans l'intйrieur de

l'йtui une forte vibration, comme celle d'une corde qu'on aurait pincйe

vivement: l'ayant ouvert pour voir ce que cela pouvait кtre, il sentit

un petit vent qui lui passa devant la face: toutes les cordes s'йtaient

brisйes d'un mкme coup; le chevalet, ainsi que la cheville que les

luthiers appellent l'_ame_, йtaient tombйs, et on l'entendait rouler

dans l'intйrieur de l'instrument, qui d'ailleurs n'avait aucun autre

dommage. Un luthier fut chargй de rйparer ce dйsordre. En sortant de ses

mains, le violon avait tout-а-fait perdu sa qualitй de son. Ce qu'on n'y

retrouvait plus surtout, c'йtait cette puissance d'excitation nerveuse

qu'on y remarquait autrefois. Tel qu'il йtait cependant, il restait

encore un des remarquables ouvrages connus dans le commerce de lutherie

europйenne.

Quelques mois aprиs, le bruit de la mort de Tobias Guarnerius s'йtant

rйpandu dans sa ville natale, le vieux domestique du gouverneur, qui

jusque lа avait gardй le silence, parla de ses soupзons; et comme

la disparition subite de Tobias avait dйjа fort excitй l'attention

publique, il n'eut pas grand'peine а leur donner crйance. Le peuple

s'ameuta devant la boutique, qui йtait fermйe depuis prиs de trois

annйes, en brisa la clфture, et pйnйtra dans l'intйrieur. Plusieurs

objets suspects, entre autres les piиces de l'appareil transfusoire dont

j'ai parlй, quelques livres йcrits en caractиres йtrangers, y furent

trouvйs, et contribuиrent а mettre en mauvaise renommйe la mйmoire du

luthier, qui heureusement ne laissait aprиs lui aucun parent. Pendant

plus de deux mois le clergй ne fut occupй qu'а dire des messes que les

ames dйvotes commandaient pour le repos de celle de Brigitta Guarnerius.

Le lendemain du jour oщ la visite domiciliaire avait eu lieu, les croix

rouges que vous avez vues sur les volets s'y trouvиrent marquйes

sans qu'on pыt savoir qui les y avait faites. Depuis ce temps, le

propriйtaire de la boutique, qui avait dйjа essayй inutilement de la

louer а bas prix, avant la mort de Tobias, a dы renoncer а l'espoir d'en

tirer parti d'aucune faзon. Il se propose, а ce qu'on assure, de la

faire dйmolir incessamment, et les gens du quartier s'en rйjouissent

fort; car on dit que souvent, durant la nuit, on y entend de mauvais

bruits. Je crois cependant que ce sont des contes de vieilles femmes,

auxquels les esprits sensйs ne doivent point ajouter foi; car on ne

saurait trop se dйfier de ces sottes superstitions auxquelles le peuple

se livre si facilement.

On remarquera que ceci йtait la morale du conte que le magistrat avait

racontй а mon arriиre-grand-pиre.

LA FOSSE DE L'AVARE.

(Lieu de la scиne: un village prиs Badajoz, le cimetiиre.--Sept heures

du soir.)

GARCIAS, FOSSOYEUR, JOSЙ, SON VALET.

JOSЙ.

Maоtre, creuserons-nous long-temps encore? Voici dix pieds de terre que

nous remuons depuis deux jours! Saint Jacques de Galice m'ait en aide!

Ouf! je suis las!

GARCIAS.

Un peu de courage, garзon; tu seras payй de ta peine: va toujours, Josй,

va toujours. Il faut gagner son argent, mon fils! Nous avons encore cinq

bons pieds de terre а jeter dehors. Corps du Christ! Garcias, fossoyeur

depuis trente-et-un ans, ne va pas manquer а sa parole, ni attraper une

vieille pratique. Mon marchй est bon, et j'y tiens. Il faut remplir ses

engagemens en honnкte chrйtien.

JOSЙ.

Bah! c'est bien assez profond comme cela! Pourquoi descendrions-nous

si bas ce pauvre cadavre? Que craignez-vous, maоtre? Il a voulu quinze

pieds de fosse: va-t-il donc revenir, la toise en main, pour mesurer si

vous lui avez donnй son compte? Allez, vous ne courez pas risque d'кtre

citй devant le corrйgidor.

GARCIAS.

C'est pourtant vrai, Josй, qu'il a voulu, le vieil avare, кtre enterrй

aussi loin des hommes que possible.

JOSЙ.

Craint-il qu'on ne lui vole son vieux corps?

GARCIAS.

Ou espиre-t-il, quand viendra le jour du jugement, que l'ange de la

rйsurrection n'aura pas la pioche assez longue et le bras assez fort

pour l'atteindre?

JOSЙ.

C'est peut-кtre son idйe... peut-кtre qu'il a raison.

GARCIAS.

Pauvre niais! tu crois que l'ange de la rйsurrection est fossoyeur.

JOSЙ.

Je penserai а cela... ou je le demanderai au curй.

GARCIAS.

Creuse, creuse, Josй; tu n'es bon qu'а ton mйtier. Creuse, tu ne

trouveras pas le bon sens que tu as perdu.

JOSЙ.

Du bon sens, maоtre! mais dites donc, en avait-il plus que moi celui

dont nous prйparons le domicile? A propos, maоtre, pendant que nous

sommes en train de jaser, si vous me contiez l'histoire de cet homme-ci?

pourquoi il a voulu quinze pieds de fosse? quelle raison il vous a

donnйe? Cela me taquine. Cette histoire doit кtre drфle; notre homme

йtait assurйment un imbйcile.

GARCIAS.

Oui, Josй.

JOSЙ.

J'aime les contes d'imbйciles; ils m'amusent plus que tous les autres.

Et celui-lа en йtait un, comme vous dites. Avare, avare! que c'est bкte

d'кtre avare! n'est-ce pas, maоtre? Avoir de l'argent et ne pas manger;

кtre riche et se faire pвtir! c'est plus niais que moi.

GARCIAS.

Tu as trop d'esprit aujourd'hui, Josй. Mais, tiens, nous sommes las;

apporte le bissac; soupons ensemble. Laisse un moment ta pioche et viens

t'asseoir prиs de moi; lа. Je vais te dire l'histoire d'un homme comme

le bon Dieu n'en a jamais crйй qu'un seul.

JOSЙ.

Diable!

GARCIAS.

Mets-toi sur le bord de la fosse, les jambes pendantes, bien а ton aise,

et йcoute.

JOSЙ.

Oui, maоtre.

GARCIAS, d'un ton de prйdicateur.

Aucune des crйatures que Dieu a faites а son image ne ressemblait а don

Ferrero.

JOSЙ.

Maоtre, permettez que je vous arrкte ici. Le diable a-t-il donc йtй fait

а l'image de Dieu?

GARCIAS.

Oui... non...--Tu es un sot, Josй.

JOSЙ.

En attendant, vous ne me rйpondez pas.

GARCIAS.

Je ne te dirai pas l'histoire d'Andrйa Ferrero, dont le cercueil est lа,

tout а cфtй de nous.

JOSЙ.

Si fait, si fait; je vais me taire. J'йcoute de toutes mes oreilles.

C'est demain dimanche; je leur conterai cela, le soir а la veillйe, et

je commencerai par leur dire: Йcoutez, mes camarades, la grande, la

nouvelle histoire de _la Fosse de l'avare_. C'est un beau commencement.

GARCIAS.

Йcoute donc et profite.

JOSЙ.

J'йcoute, maоtre.

GARCIAS, toujours d'un ton solennel.

C'est une grande leзon, mon enfant, que celle que renferme le cercueil

dont nous allons confier le dйpфt а la terre. Le maigre squelette qui

bientфt va reposer dans le trou profond que nous venons de lui prйparer

n'avait pas d'autre Dieu sur terre, pas d'autre espoir, pas d'autre

avenir que l'argent. Il en vivait, il s'en rassasiait sans pouvoir

jamais s'en assouvir. Je l'ai vu, au milieu du marchй de notre ville,

jeter un regard avide sur tout l'argent qui circulait autour de lui;

quelque chose de dйmoniaque йmanait de ce regard. Je m'йtonnais qu'il

pыt s'abstenir de voler et d'assassiner, mais Andrйa Ferrero йtait

timide. La cupiditй jointe au courage fait le brigand; jointe а la

lвchetй, elle fait l'avare.

JOSЙ.

Maоtre fossoyeur, vous parlez comme le vicaire; vous dites presque aussi

bien que le curй.

GARCIAS.

Les morts instruisent. Tu as dы remarquer cet oeil d'un gris

verdвtre qui faisait peur aux marchands et aux marchandes, quand ils

s'approchaient de Ferrero, et ces mains crochues qui s'allongeaient

comme des griffes; alors mкme que leur йtreinte ne saisissait que l'air

et le vide, vous eussiez dit qu'elles se contractaient encore pour

enserrer leur mйtal chйri. Etait-il obligй de changer une piиce, il

semblait vous dйvorer de l'oeil, vous et votre argent; vous reculiez

effrayй. Pas un sentiment de bienveillance, pas un йclair de gйnйrositй

dans cette ame. Il ne parlait jamais aux enfans, dйdaignait les femmes,

et ne s'est jamais mariй. Il ne s'intйressait а personne qu'а lui-mкme

et au monceau de doublons, bien trйbuchans, qu'il avait entassйs. Il

restait enfermй en lui, occupй а contempler l'image intйrieure de sa

fortune, et а ronger son propre coeur, tourmentй par la crainte du vol

et le chagrin de ne pas accroоtre plus rapidement ses gains. Dans ce

coeur en proie а une souffrance de tous les momens, le ver rongeur de

l'avarice continuait jour et nuit ses morsures.

Il y a quinze jours, ou а peu prиs, Ferrera vint chez moi. Il commenзa

par se plaindre de la cupiditй des hommes, de la difficultй de gagner sa

vie, et du malheur des temps: ainsi font tous les avares. Je ne savais а

quoi il en voulait venir. Puis il me dit: «Garcias, tu es honnкte homme,

autant qu'on peut l'кtre aujourd'hui; dis-moi donc un peu, la main sur

la conscience, combien me prendras-tu pour me creuser une fosse de

quinze pieds de profondeur?

--Nous en parlerons, mon bon monsieur, lui rйpondis-je, quand vous en

aurez besoin.

--Non, non, reprit-il; je veux arranger cela moi-mкme avant de mourir;

autrement mes pauvres hйritiers seraient dupes. On leur demanderait une

somme d'argent йnorme; c'est ce que je veux empкcher. C'est par pitiй

pour eux.

--Mais, mon cher monsieur, si nous faisons votre fosse aujourd'hui, et

que vous viviez long-temps, il ne se passera pas d'hiver qui ne dйtruise

votre ouvrage, songez-y bien. Il faudra recommencer le mкme travail, ce

qui vous coыtera bien davantage.

--Tout le monde veut tromper. Non-seulement ce maudit fossoyeur prйtend

m'attraper, mais le temps se met de la partie, et me demande mon argent.

Je ne le donnerai pas а toi, vieux squelette! ajouta-t-il en se mettant

en colиre, et ta main dйcharnйe ne recevra pas mes йcus. Fossoyeur,

voici comment nous allons arranger cette affaire; je te paierai d'avance

le prix convenu, et tu t'engageras par un acte lйgal а creuser, quand

j'en aurai besoin, ma tombe, selon mes intentions. Voyons, sois

raisonnable, que me demandes-tu? Il te faut, pour cette oeuvre, deux

hommes, pas davantage. Deux journйes suffisent, et le travail n'est pas

cher aujourd'hui: on trouve plutфt des hommes que de l'ouvrage. Parle,

j'ai besoin d'кtre tranquille lа-dessus.

Je trouvai sa proposition si bizarre que j'eus de la peine а m'empкcher

de rire.

«Trиs-volontiers, lui dis-je, mon maоtre; j'ai besoin d'argent comptant;

et personne, je vous assure, ne fera votre affaire а aussi bon marchй

que moi. Je ne vous demanderai en tout qu'un quart de maravйdis par

pied cube. Seulement nous doublerons la somme а mesure que la pioche

descendra en terre.

--Doubler а mesure que la pioche descendra en terre?

Il rйflйchit un moment et reprit:

--Trиs-volontiers; mais je ne veux pas donner а boire ni а manger aux

travailleurs. Pas un sou de nourriture, entends-tu, Garcias? tiendras-tu

ton marchй? J'y tope, moi.

--Eh bien! j'accepte, rйpondis-je.

Si tu avais vu, Josй, avec quelle joie l'avare fit tomber sa main

dessйchйe dans la mienne, et comme il me forзa de quitter nos

occupations pour aller chez l'escribano[13]. Le contrat fut fait double

et signй de nous deux, ainsi que de l'homme de loi. Ferrero tira sa

bourse, et attendit que le notaire eыt fini son calcul et stipulй le

montant total de la somme convenue. L'escribano n'en finissait pas.

[Note 13: notaire.]

«Diable! s'йcria Ferrero, vous кtes bien long, notaire, mon ami; que de

chiffres pour une si petite somme! C'est trois ou quatre dollars; rien

de plus facile а compter.

--Mais, interrompit le notaire, c'est quelque chose de plus; voyez

plutфt. Cela fait juste 200 dollars.»

Ferrero saisit d'une main tremblante le compte qui lui йtait offert, et

le parcourut d'un air d'йpouvante. L'agonie йtait sur son visage; vous

l'eussiez pris pour le symbole de la mort. Son menton dessйchй

retomba sur sa poitrine; il essaya de parler, mais en vain. Ses dents

claquиrent, ses genoux frйmissans s'entre-choquиrent; il pleura, pria,

maugrйa, et refusa de payer. J'ai encore entre les mains le traitй que

nous avons conclu, et que je ferai solder assurйment. Quant а lui, il

s'enferma dans sa maison, cessa de manger, et se laissa dйpйrir. Le

dйsespoir d'avoir accйdй а ma proposition le dйvorait. Ces 200 dollars

le tuaient; cette fosse qui n'йtait pas encore faite, et qu'il fallait

payer si cher, absorbait sa vie.

JOSЙ, riant.

Ah! ah! maоtre, la voilа cette fosse! nous remettons-nous а l'oeuvre!

Allons, terminons. Finissons-en avec ce vieux ladre!

GARCIAS.

Tout а l'heure; mon histoire n'est pas finie. Bref, il passa trois ou

quatre jours а soupirer, а languir, а dйplorer sa faute, et expira.

JOSЙ.

Maоtre, vous l'avez assassinй, le pauvre homme. Je connais la loi, moi,

je sais ce qui vous pend а l'oreille; vous serez pendu, et c'est moi qui

aurai l'honneur de vous enterrer; car je serai maоtre fossoyeur.

GARCIAS.

Silence! Il y avait plus de vingt ans que Ferrero avait commandй au

menuisier de la grande rue des Carmes un beau cercueil pour son usage.

C'йtait une vaste boоte bien plus profonde que ne sont les cercueils

ordinaires. Il avait placй ce cercueil au pied de son lit. Un double

cadenas le protйgeait et le fermait; il ne cessait de contempler cette

lourde boоte. Quelquefois, pendant l'hiver, lorsque le vent soufflait

а travers les fissures de ses fenкtres disjointes, lorsque la vieille

porte criait, que la bise hurlait dans la cheminйe antique, que

le sifflet aigu de l'ouragan йpouvantait les vieilles femmes, il

s'enveloppait d'un grand drap blanc, s'asseyait auprиs de l'вtre sans

feu, et regardait fixement le cercueil, sur lequel il finissait par

aller s'asseoir. Lа, il restait en contemplation pendant des journйes.

Les vieilles femmes disaient que c'йtait un homme pieux, et elles se

trompaient. On croyait qu'assis sur ce cercueil il finirait par se

repentir de ses pйchйs, et qu'il laisserait aux pauvres tant de

richesses dont il n'avait fait aucun usage.

Hier sur le midi deux hommes prirent le cercueil dans lequel йtait le

cadavre, et se mirent en devoir de l'emporter. Ils le remuиrent avec

peine, et а force de le secouer dans tous les sens le fond se dйtacha.

Devine, Josй, ce qui se trouvait dans le double fond du cercueil. De

l'or, des dollars sans nombre, des йcus de toutes les espиces, de quoi

faire la dot de la fille d'un vice-roi d'Amйrique. Il avait tout emportй

avec lui.

JOSЙ.

Ah! ah! ah! s'il revenait maintenant, qu'il serait attrapй.

GARCIAS.

Il voulait que ses dollars couchassent avec lui dans l'йternitй. C'йtait

son paradis. Il avait une pauvre vieille tante et une niиce fort jolie,

ma foi, qui ne se trouve pas mal de l'aventure, et qui est devenue

riche tout а coup. Honnкte Josй, je t'ai dit que c'йtait une leзon,

profite-s-en. Tu vois bien ce cadavre-lа, dans cette boоte а cфtй de

nous: il a vйcu plus riche qu'un banquier de Madrid et plus pauvre qu'un

nиgre d'Afrique. Car il s'est privй de tout et n'a joui de rien. Quel

homme! gourmand et dйpensier aux dйpens des autres, avare de tout ce qui

йtait а lui! Le plus misйrable de tous les cadavres que j'ai ensevelis;

lвche, et qui aurait mйritй le gibet s'il n'avait pas йtй si lвche.

JOSЙ.

Maоtre, dites donc, ne parlez pas si haut; si cette mauvaise ame allait

revenir?

GARCIAS.

Est-ce que tu aurais peur aussi, toi?

JOSЙ.

Non, maоtre: ce que je mйprise le plus c'est un poltron.

GARCIAS.

Eh bien! descends vite dans cette fosse, tu m'aideras.

JOSЙ.

Maоtre, la fosse est dйjа bien profonde, et si elle allait s'йcrouler

sur nous et nous ensevelir?

GARCIAS.

Mais tu n'es pas poltron?

JOSЙ.

Non, maоtre, je descends.

UNE VOIX sortant du cercueil.

Ah! j'йtouffe; ouvrez-moi! Mon or...

GARCIAS.

Josй! as-tu entendu?

JOSЙ, se sauvant.

Maоtre, sauvez-vous, c'est l'ame.

(_Les deux fossoyeurs tombent dans la fosse en se culbutant._)

FERRERO, brisant le cercueil et se soulevant avec peine.

Oщ йtais-je? Ah! mon Dieu! et d'oщ viens-je? ils m'ont enterrй. Voici le

cercueil. Ah! mon Dieu! ce n'est plus mon beau cercueil de bois de chкne

que j'avais payй quinze йcus au menuisier Tolиdo. Et mes beaux dollars

qui remplissaient le fond! Ah! mon Dieu, je suis perdu! mon cercueil,

mes dollars, le double fond oщ ils йtaient, je suis volй, volй!

(_Il fuit vers le village enveloppй de son linceul._)

LES TROIS SOEURS.

Je ne sais s'il me sera possible de faire passer dans le rйcit suivant

l'intйrкt que m'ont inspirй trois jeunes filles que j'ai vues mourir

dans le Rutlandshire, en Angleterre. On veut aujourd'hui des йmotions

terribles, variйes, et la simple narration des derniers momens de trois

infortunйes condamnйes а succomber jeunes а un mal hйrйditaire offre

peu d'incidens et de contrastes. Nous prйtendons aussi maintenant nous

rapprocher du _vrai_ en littйrature; et quand le vrai se prйsente sans

parure, nous lui demandons encore le trivial, le bizarre et le niais

pour relever sa faiblesse et assaisonner sa fadeur. Je n'offrirai donc

ces souvenirs que comme une rйalitй triste que j'ai vue et qui m'a

touchй: qu'on prenne ce rйcit, non pour _mien_, mais pour _vrai_, comme

dit Montaigne.

Leur pиre, restй veuf de bonne heure, йtait un de ces gentilshommes de

campagne (_country gentlemen_) qui rйunissent dans leurs manoirs demi

champкtres, demi seigneuriaux, а peu prиs tout ce qui peut contribuer au

bonheur rйel de l'homme, et faire passer doucement la vie: considйration

publique, bien-кtre, richesse, le moyen et la frйquente occasion de

faire le bien. C'est une existence dont ne peuvent donner l'idйe, ni les

villes d'Italie, ni nos anciens chвteaux, ni l'opulente йlйgance de nos

habitations de campagne. Plus domestique, plus agreste, elle rйunit

l'ordre, l'aisance, un luxe qui n'est pas de la magnificence, une

certaine йlйgance chaste, qui ne semble destinйe qu'а augmenter le

bien-кtre du possesseur, et n'est cependant privйe ni d'agrйment ni

mкme de poйsie. Des plantations vastes et bien dirigйes, une chasse

abondante, de bonnes meutes, d'excellens chevaux; enfin, s'il faut

tout dire, cette position а la fois aristocratique et rurale, que

le philosophe spйculatif peut blвmer, mais qui donne а chaque petit

seigneur une importance idйale en mкme temps qu'une influence rйelle;

tout cela compose une douce vie qui contraste singuliиrement avec

l'existence agitйe des riches du continent; une vie dont on peut jouir

avec dйlices, pour peu que l'on ait de ressources en soi-mкme et que la

solitude n'effraie pas.

Malheureusement ce dont l'homme est le moins capable de jouir, c'est ce

qu'il possиde. Le seigneur chвtelain dont je parle ne se doutait pas

qu'il y eыt dans tout cela une seule source de bonheur; c'йtait un des

humains les plus rapprochйs de l'espиce animale qu'il soit possible de

rencontrer. On regrettera sans doute que je n'introduise pas а sa place

un pиre sentimental, qui eыt attendri mes pages, et augmentй l'effet

pathйtique de ce qui va suivre; mais la vie, mais la rйalitй, mais le

monde comme il est, ne se prкtent pas а des combinaisons aussi savantes.

Le pиre des trois jeunes filles, ainsi que la plupart de ses confrиres,

йtait un intrйpide chasseur; grвce а un long exercice, presque toujours

ivre encore du vin de la veille, il revenait cependant sain et sauf а

six heures du soir de ses excursions pйrilleuses. Le lendemain matin

а cinq heures il recommenзait, et sa vie se passait ainsi. Ses filles

йtaient pour lui comme si elles n'eussent pas existй; une de ses soeurs

en prenait soin, ou plutфt, depuis qu'elles avaient perdu leur mиre,

enlevйe а vingt-trois ans par la phthisie, elles йtaient absolument

livrйes а elles-mкmes et au pressentiment du sort qui les attendait.

Caroline devait mourir la premiиre.

Elle ne ressemblait en rien а ses deux soeurs, toutes deux plus вgйes

qu'elle; elle avait prиs de dix-sept ans. Plus jolie que belle et plus

gracieuse que jolie, ses grands yeux bleus йtincelaient d'un feu vif,

dont l'йclat attristait: c'йtait la lampe prкte а finir. La lйgиretй de

sa course, la promptitude de ses rйparties, l'abandon de ses jeux naпfs;

une gaietй vive qui se mкlait а la prйcision de sa fin prochaine,

contrastaient йtrangement avec la douceur rйsignйe d'Emma et

l'expression ardente et passionnйe de Marie.

Quand les trois soeurs йtaient ensemble, c'йtait la plus jeune qui

dominait les autres. Une nuance de son caractиre se communiquait а ses

deux soeurs, et ces caractиres si diffйrens s'harmonisaient, si je peux

employer ce mot, avec un charme qu'il est йgalement difficile d'exprimer

et d'oublier.

A mesure que le mal faisait des progrиs chez Caroline, sa vivacitй, sa

gaietй, augmentaient. La destruction intйrieure, qui s'opйrait peu а

peu, semblait embellir sa victime. Vers la fin de l'hiver de 1816, il

йtait facile de prйvoir que le printemps, aussi fatal aux poitrinaires

que l'automne, ne se passerait pas sans achever le sacrifice commencй.

Je voyais avec terreur s'accomplir ce phйnomиne moral et physique, et

les lentes approches de la mort, semblables а celles d'une mer calme

et paisible, qui, dans son flux insensible, envahit lentement sa proie

rйservйe. Alors il semble que toute l'ame, effrayйe de voir de prиs le

sort qui la menace, recule, se ramasse en elle-mкme, et double sa force

et son йnergie. Le visage de la pauvre enfant se colorait d'une teinte

plus rosйe chaque jour, comme le ciel s'anime et s'enflamme avant la

nuit. A observer l'ardeur de ses yeux, l'agilitй de ses mouvemens, vous

eussiez dit que la santй tout а coup renaissante animait d'une sиve

nouvelle cette existence dйlicate, et que la vie, avec ses plaisirs et

ses espйrances, commenзait а dйployer pour elle des trйsors dont la

rйvйlation l'enivrait. L'effet produit par ce mйlange et cette lutte de

la vie et de la joie avec la mort inйvitable me rappelait un tableau

assez peu connu de je ne sais quel maоtre de l'йcole hollandaise; ce

peintre, plus philosophe que ses patiens rivaux, a reprйsentй un tout

petit enfant, qui sourit et qui se joue avec des hochets: йtendu sur un

blanc linceul, il est entourй de tous les emblиmes de la destruction: un

crвne dessйchй soutient sa petite tкte blonde; un osselet de mort roule

entre ses jolis doigts. Le mкme contraste se trouvait entre cette jeune

et naпve innocence et le tombeau qui la rйclamait. Rien n'йtait plus

triste ni plus touchant.

Jusqu'aux derniers instans de sa vie, la gaietй de la jeune fille se

soutint. Personne ne la vit mourir. Un jour, vers la fin du mois de mai,

elle se leva de trиs-bonne heure et descendit doucement dans le parloir

oщ sa harpe йtait placйe; ses deux soeurs n'йtaient point levйes. Sur

les dix heures, elles trouvиrent Caroline, souriant encore; appuyйe sur

une ottomane, la tкte penchйe pour ne se relever jamais; ses doigts

йtaient glacйs, et s'йtendaient, comme pour ressaisir l'instrument

qu'ils avaient quittй.

Je l'ai dit plus haut, ce rйcit est bien simple; il n'a ni incidens

ni pйripйtie, et, pour toute catastrophe, une seule, la derniиre. Je

voudrais pourtant rappeler et faire revivre le souvenir de ces jeunes

filles, qui ont traversй le monde sans y laisser de trace, comme le

chant d'un oiseau traverse la feuillйe. Je voudrais redire qu'elles ont

vйcu, redire comment elles ont pйri. Je voudrais que leur nom inconnu ne

fыt pas perdu tout-а-fait. Je serais heureux si les diverses nuances de

leur vie si passagиre et si pure intйressaient quelques ames.

Emma Beatoun, plus вgйe d'un an que Caroline, la suivit de prиs; c'йtait

une personne supйrieure et dont la raison avait mыri avant l'вge. Il

y avait quelque chose de singuliиrement profond dans sa pensйe, de

rйflйchi et de noble dans sa conduite; sa figure йtait pвle; ses cheveux

йtaient blonds, et ses traits d'une rйgularitй frappante. Dйnuйe de tout

pйdantisme, mais douйe de talens d'un ordre peu commun, d'une facilitй

de comprйhension et d'une justesse d'esprit dont j'ai vu peu d'exemples,

elle voulait, comme sa soeur, et comme la plupart des personnes que

cette cruelle maladie a marquйes du sceau funиbre, vivre beaucoup en

peu de temps. L'йtude et les arts occupaient toutes ses journйes: elle

vivait de cette flamme intellectuelle dont l'intensitй et l'йclat

augmentaient chaque jour. Ces progrиs, auxquels la vie allait bientфt

manquer, causaient plus d'effroi encore que d'admiration. Elle n'avait

pas vu le monde, mais elle le devinait. Un remarquable instinct

d'observation, d'ailleurs si commun aux femmes, s'йtait dйveloppй chez

elle dans la solitude oщ elle avait vйcu; et, comme il arrive souvent

aux solitaires, ses idйes sur toutes choses йtaient d'autant plus

singuliиres et plus profondes qu'elle ignorait leur nouveautй: c'йtait

de naпfs paradoxes.

Il nous arrivait assez souvent de parler d'ouvrages rйcemment publiйs,

et mкme du thйвtre, qu'elle ne connaissait que par ses lectures.

«Voyez-vous, me disait-elle, il y a dans la plupart de ces livres mille

choses que je ne puis souffrir; je sens que ce n'est pas _vrai_. Le faux

me dйplaоt comme mensonge; dans les actions, dans les йcrits, dans les

arts, il me semble que le faux c'est le mal. Apprenez-moi pourquoi je le

retrouve partout. Celui-ci affecte la simplicitй; tel autre la grandeur.

Votre Diderot, dont vous m'avez priй de lire une tragi-comйdie, avec son

amour prйtendu pour la vйritй, est le plus faux des hommes; chacun de

ses personnages a un sermon dans la bouche; il est imposteur comme un

chef de secte. D'autres sont faux et serviles comme des esclaves. Depuis

que Walter Scott a йcrit des romans gothiques, tout le monde l'imite,

c'est insupportable. L'affectation est si dйplaisante! c'est encore un

mensonge. Dans tous ces efforts de littйrateurs, la conscience manque;

ils йcrivent, non comme ils sentent, mais selon la maniиre qui doit,

suivant eux, flatter le public: ce sont des courtisans et des acteurs;

ils jouent un rфle, ils n'ont pas de personnage qui leur appartienne.

Je crois quelquefois, quand je les lis, voir un homme montй sur des

йchasses; d'autres fois, ce sont des orgueilleux qui font les pauvres,

et, dans leur simplicitй prйtendue, se revкtent de haillons pour qu'on

les remarque. N'est-ce pas un Franзais qui a dit le premier que _le

langage humain fut donnй а l'homme pour dйguiser sa pensйe_? La plupart

des йcrivains ont apparemment choisi cette phrase pour mot d'ordre.

Je conзois que vous, messieurs, qui avez йtй йlevйs dans des collйges

latins et grecs, et qui vous prйparez а pйrorer dans les parlemens et

dans les salons, vous trouviez tout cela fort beau; mais, nous autres

femmes, nous ne comprenons guиre ce travestissement universel que vous

appelez littйrature; ce que nous aimons, ce qui me plaоt, du moins,

c'est un trait de vйritй, non affectйe, comme il y en a tant chez

Sterne, mais franche comme chez votre Moliиre, de ces mots qui abondent

dans Shakespeare; de ces peintures qui se reconnaissent tout de suite,

et dont on dit: _C'est cela_; de ces йchappйs de vue qui vous йclairent

tout а coup, sans que l'auteur soit devant vous, la plume а la main,

un masque sur le visage, tantфt comme un professeur prкt а vous

endoctriner, tantфt comme un bouffon ou un comйdien, pour vous redire ce

que d'autres ont pensй, et dйtruire par lа votre plaisir.»

Ainsi une jeune fille qui n'avait vu que les beaux gazons de son parc

et les murs de briques du manor-house avait devinй la grande et seule

division qui existe rйellement dans les arts et dans les ouvrages de

l'esprit; ainsi, dans la simplicitй de ses vues profondes, elle avait

dйpassй de bien loin La Harpe et le docteur Blair. On s'йtonnera de

cette bizarrerie apparente. Cependant oublier combien il y a de rapports

entre la vraie critique et l'observation de la nature humaine, c'est

oublier combien ce qui est vraiment simple est nйcessairement profond.

Par leur instinctive connaissance du coeur, par leurs rйflexions de tous

les jours, ou plutфt par leurs йmotions, qui se transforment en pensйes,

les femmes sont constamment plus rapprochйes de la vйritй que nous; et

ces idйes justes et sagaces, ces aperзus d'une finesse extrкme, dont

la source pure ne se mкle ni des prйjugйs de collйge, ni de passions

d'йcole, de coterie, de secte, de parti, de corporation, de profession,

meurent presque toujours avec celles qui en ont йtй dotйes. L'homme a

mille carriиres oщ il peut laisser une trace de sa vie, imprimer son

passage et prouver qu'il a vйcu. Pour les femmes, il n'en est pas ainsi;

la rйserve imposйe а leur vie s'йtend а leurs pensйes. Rarement des

circonstances spйciales viennent donner de la publicitй et de l'avenir а

ces sentimens, а ces opinions, а ces observations; soit que leurs jours

s'йcoulent au milieu des occupations, des plaisirs et des peines de la

vie domestique, soit que leur tombeau s'ouvre avant la vieillesse, et

que tout s'йvanouisse а la fois, beautй, grвces, intelligence, facultй

d'aimer, de sentir et de penser.

Ainsi disparut Emma Beatoun. Le seul peut-кtre entre tous les hommes

qui ait pu entrevoir les йclairs de gйnie, les trйsors de naпve et de

modeste sagesse que cet esprit supйrieur renfermait, j'ose а peine

inscrire ici quelques-uns de mes souvenirs а cet йgard, de peur qu'une

lйgиretй trop commune n'йlиve un doute sur la vйracitй de ces souvenirs

mкme. Tous les jugemens qu'elle portait йmanant d'une pensйe vierge

et forte, et n'ayant rien d'empruntй ni de factice, йtaient cependant

prйcieux а recueillir. Je ne citerai qu'une de ses opinions, qui me

paraоt faite pour frapper les esprits, dans un temps oщ l'on s'occupe

beaucoup de littйrature йtrangиre. On sait qu'aux yeux de la plupart des

critiques, le _Romйo et Juliette_ de Shakspeare a semblй une brillante

apothйose de l'amour, un chant йlйgiaque, une sorte de _Bйrйnice_

anglaise. Dans cette supposition, ils se sont fatiguйs pour expliquer

le style йtrange, les concettis bizarres, les mйtaphores fantasques

de Romйo; et Johnson, incapable d'expliquer l'йnigme, s'est contentй

d'accuser l'auteur, mais ce qu'un philologue et un lexicographe ne

dйcouvrent pas dans un poиte, une jeune fille peut l'apercevoir.

«Il me semble (me disait un soir Emma Beatoun) qu'il y a quelque chose

d'ironique dans _Romйo_, et que Shakspeare s'est un peu moquй de

l'amour. Le jeune homme est un aimable garзon, plein de lйgиretй,

d'йtourderie, de tendresse et d'inconstance; son amour est de fantaisie

et de caprice, et son langage est fantastique comme sa passion. Il

aimait Rosalinde qui repoussait son hommage. Juliette se prйsente et

reзoit ses voeux inconstans; tout entier а l'impulsion nouvelle qui le

domine, Romйo ignore combien sa conduite est plaisante et insensйe.

C'est Mercutio, placй а cфtй de lui, qui se charge d'exprimer les

intentions de Shakspeare, et qui passe son temps а railler l'amour et

l'amoureux. Aussi quand ce rкve bizarre, cette fantaisie, ce songe

vaporeux, se terminent par le meurtre, la douleur et le dйsespoir,

Mercutio, dont la gaietй devient inutile ou dйplacйe, disparaоt; le

poиte le tue et s'en dйbarrasse. Vous voyez bien qu'au lieu de chanter

un hymne а l'amour, comme vous le prйtendez, Shakspeare le montre,

selon moi, comme un caprice nй du moment, facile а dйtruire, fertile en

douleurs, aussi pйrilleux dans ses suites que lйger dans ses causes,

comme un souffle passager qui enivre et qui empoisonne, qui exalte et

qui tue.» C'est, je l'avoue, la meilleure critique que j'aie jamais

entendue ou lue sur ce singulier ouvrage de Shakspeare.

Le mal avait pris chez Caroline une forme brillante et gaie qui semblait

se moquer de sa victime. Pour Emma, les trois derniers mois de sa vie

furent singuliиrement pйnibles: elle passait d'une langueur accablante

а des angoisses insupportables; ce n'йtait plus qu'un fantфme. Sa soeur

Marie la soignait, et rien ne paraissait l'attrister comme la prйsence

de cette soeur, aussi condamnйe, qui oubliait son propre destin pour

adoucir les derniers momens de sa soeur. J'avais remarquй chez Emma un

penchant assez vif pour l'exaltation religieuse; ses souffrances et

l'aspect de la mort accrurent cette disposition qui prit vers la fin de

sa vie un caractиre d'enthousiasme trиs-prononcй. Sa soeur Marie, assise

auprиs de son chevet, йcrivait sous sa dictйe des hymnes ou chants

religieux qu'elle composait quand elle se trouvait mieux. On sait que

la versification anglaise offre peu d'obstacles, se charge de peu

d'entraves, et que le sentiment poйtique se meut librement dans le

rhythme qu'il veut choisir. Ces hymnes de la mourante sont magnifiques;

mais pour les reproduire dans leur йnergie, le talent de Lamartine

serait nйcessaire. Un soir la vieille tante s'aperзut que les doigts

blancs et amaigris d'Emma ne remuaient plus et restaient croisйs sur sa

poitrine; tout йtait fini!

Marie restait seule; c'йtait la plus вgйe et la plus dйlicate des trois

soeurs. Dans l'isolement oщ elle se trouvait, et douйe d'un caractиre

passionnй, qui sait si la mort ne fut pas un asile pour elle? Du moins

elle la contempla sous cet aspect. Des symptфmes assez lйgers, mais

heureux, nous donnaient une lueur d'espйrance. Son pouls йtait faible;

mais le mйdecin s'applaudissait de ne pas y trouver le mouvement

irrйgulier de la fiиvre. Ses joues ne se teignaient pas de cette rougeur

pourprйe qui apparaоt ordinairement et fait tache au milieu de la livide

pвleur des poitrinaires. Nous nous efforcions de lui communiquer nos

espйrances, et son pиre lui-mкme, que la mort de ses deux filles avait

frappй d'une sorte de terreur, йtait plus assidu auprиs de Marie; mais

si on cherchait а lui persuader qu'elle devait vivre, elle secouait la

tкte et gardait le silence. Elle semblait nous dire: «Il y a des secrets

que les mourans savent seuls.»

Bientфt une lassitude profonde s'empara d'elle; elle ne pouvait plus se

lever dиs qu'elle йtait assise. La mort paraissait vivre en elle. Quand

nous l'avions placйe sur le siйge d'osier qui faisait face а la pelouse

du chвteau, ses membres fatiguйs, ses jointures sans ressort, ses nerfs

dйtendus refusaient d'exйcuter le moindre mouvement: il fallait la

reporter dans son lit.

Le pиre avait repoussй, une annйe auparavant, les propositions d'un

jeune йtudiant d'Oxford, qui avait demandй Marie en mariage. C'йtait le

fils d'un tory, et par consйquent un objet de haine pour le _country

gentleman_, whig sans savoir pourquoi, et d'autant plus invincible dans

ses dйcisions, une fois prises, que son intelligence йtait plus courte

et plus bornйe. Marie, dont l'ame ardente avait cru entrevoir le bonheur

dans cette union, avait ressenti un profond chagrin en voyant son espoir

dйtruit. On conseilla au pиre, qui voyait dйpйrir sa fille, maintenant

unique, de sacrifier enfin sa vieille haine de whig а l'espйrance de

sauver Marie. Il se rйsolut, non sans peine, а йcrire au jeune homme,

qui malheureusement йtait parti pour l'Italie. Quatre mois s'йcoulиrent,

pendant lesquels la jeune fille s'йteignit lentement.

Lorsqu'il arriva, il йtait trop tard. Elle vivait encore, mais quelle

existence! On voulut lui persuader qu'un voyage en Italie la ranimerait.

«Non, disait-elle, je mourrai prиs de mes deux soeurs, et je serai

ensevelie prиs d'elles. Nos trois tombeaux seront rйunis dans le petit

cimetiиre du village de Blantyre. Je veux que les arbres dont j'ai

respirй l'odeur et йcoutй le murmure soient lа, prиs de moi, prиs de

nous. Ce sont, je le sens bien, des illusions et des chimиres, les

caprices d'un enfant; mais ne me les фtez pas; ils me consolent.»

La vie fuyait lentement de son sein, comme un lйger filet d'eau se perd

en йtй, et disparaоt dans le sable. La derniиre scиne de cette tragйdie

domestique fut dйchirante. Le lieu de sйpulture des habitans du village

et de ceux du chвteau est situй sur une colline asses йlevйe, prиs de

l'йglise. Marie souffrait beaucoup, elle n'ignorait pas que la vivacitй

de l'air qu'on respire sur les hauteurs hвte les progrиs de la phthisie;

et plusieurs fois on s'йtait opposй а ce qu'elle allвt visiter les

tombeaux de Caroline et d'Emma. Parvenue au terme extrкme de la maladie,

et au moment oщ le dernier souffle, prкt а la quitter, vacillait,

annonзant la venue de la mort par de nouvelles souffrances, elle voulut

qu'on la portвt auprиs de ses deux soeurs, sur le siйge d'osier de la

pelouse.

On dut lui obйir; toute espйrance йtait dйtruite, et rйsister а ses

vives instances eыt йtй une cruautй inutile. Henri et son pиre la

suivirent. Quand elle fut arrivйe au lieu qu'elle avait dйsignй, elle

dit:

«Je me souviens d'avoir йtй lа dimanche; on me soutenait, mais je

pouvais encore marcher... Maintenant...

Henri cachait sa figure entre ses mains et pleurait.

«Mon ami, lui dit-elle, je vais lа oщ sont mes soeurs, lа oщ nous nous

reverrons tous, lа oщ nous nous retrouverons. Adieu... embrassez-moi une

fois avant de mourir.»

Il se baissa; а peine eut-elle la force de l'entourer de ses bras... un

long soupir s'йchappa... c'йtait le dernier.

J'ai assistй aux funйrailles de la derniиre de ces infortunйes; je l'ai

vue descendre dans l'йtroit et dernier sйjour oщ elle repose. La stupide

et muette douleur du pиre me pйnйtra. L'ame de cet homme йtait elle-mкme

йbranlйe. Quant а moi, le souvenir des trois soeurs ne m'a plus quittй.

Que sont les grandes infortunes dont on nous parle, les angoisses des

ambitions trompйes qui remplissent l'histoire, les malheurs bruyans, les

catastrophes йclatantes qui nous йmeuvent parce qu'elles nous effraient,

auprиs de cette vie, de cette mort, de ce long supplice, de ce mouvement

continuel, sensible, vers le terme fatal, de cette longue souffrance

suivie d'un long oubli!

Nйes avec tout ce qui donne le bonheur et le fait partager aux autres,

faites pour aimer, pour кtre aimйes, pour sentir toutes les affections

du coeur, quelles traces ont-elles laissйes au monde? Trois pierres

funйraires dans le Rutlandshire. Souffrances du martyr, malheurs du

gйnie, revers du hйros, ont leur consolation et leur rйcompense; mais

ici tant d'obscuritй et tant de douleur! se voir mourir, se sentir

s'йteindre! Non, dans la longue liste des douleurs humaines, il n'en est

pas de plus dйnuйe de compensation et d'allйgement que le sort de ces

trois soeurs, cette existence qui ne fut qu'un sacrifice а la mort, une

consйcration de trois victimes.

LES REGRETS.

AVERTISSEMENT DES ЙDITEURS.

On nous fera remarquer, nous nous y attendons bien, que la composition

dramatique que l'on va lire n'est pas consйquente au titre de ce livre,

qui promet des _contes_ et non des proverbes; mais le moyen d'obtenir

que l'imagination capricieuse а laquelle est dы ce recueil gardвt,

l'espace d'un volume, l'unitй d'une forme littйraire? Dans ses habitudes

fantasques, avoir contй pendant deux cents pages devenait une raison

toute concluante pour quitter la forme du rйcit, et se jeter brusquement

dans celle du drame; bien heureux le lecteur qu'elle n'ait pas eu l'idйe

de _prendre sa lyre_, pour formuler, sous le titre _d'Inondations_, de

_Stupйfactions_, ou de _Dйvastations_, deux ou trois confidences de

poйsie rкveuse.

Mais une chose bien autrement difficile а excuser, c'est l'atroce

calomnie dirigйe contre la nature humaine, dans une suite de scиnes oщ

l'on semble avoir voulu nier la religion des morts. Nous avons eu beau

nous rйcrier sur la cruditй de ce tableau, protester contre sa vйritй,

la mйgиre avec laquelle nous avions traitй nous a rйpondu que nous

йtions d'honnкtes coeurs, simples et naпfs, qui n'avions rien observй,

et qui prenions plaisir а nous leurrer d'agrйables mensonges; elle nous

a soutenu, par exemple, qu'un mari, venant а perdre sa femme, йtait

quelquefois capable, non seulement de dоner, mais aussi de l'oublier le

jour mкme de son enterrement. Elle s'est jetйe dans une mйtaphysique

incroyable pour nous prouver que les enfans, а l'exception de

quelques-uns d'entre eux, chez lesquels la sensibilitй se dйveloppait

prйmaturйment, n'avaient que l'intelligence de la douleur physique.

Enfin elle a йtй jusqu'а prйtendre qu'ordinairement les domestiques se

souciaient fort peu de la mort de leurs maоtres, et qu'ils n'y voyaient

guиre que l'occasion d'un habit neuf, dans le cas oщ on leur faisait

prendre le deuil.

Nous n'avons pas besoin de dire l'indignation profonde que nous a causйe

le dйveloppement de ces principes subversifs. Tout le monde sait, de

reste, qu'un homme tombant dans le veuvage reste toujours de huit а

quinze jours sans manger; que des enfans а la mamelle ont йtй vus

pleurant а chaudes larmes le jour de la mort de leur mиre, surtout quand

la nourrice oubliait de leur donner а tйter, et que, chez les anciens,

des esclaves se prйcipitaient souvent au milieu du bыcher de leurs

maоtres, afin de ne pas leur survivre. Obligйs d'йditer, dans toute son

atrocitй, une conception immorale, nous nous empressons de faire ici

nos rйserves, en priant le public de croire qu'il n'a pas tenu а nous

qu'elle ne fыt pas publiйe.

_P.S._ Nous dйclarons en outre ne pas nous associer aux insinuations

qu'on paraоt avoir voulu diriger contre deux classes de femmes

recommandables par les soins qu'elles rendent а l'humanitй souffrante:

celle des garde-malades, et celle des femmes dites _entretenues_.

PERSONNAGES.

Mme LAROCHE, garde-malade.

SOPHIE, ouvriиre en linge.

ROYER, chef de division au ministиre des affaires ecclйsiastiques,

officier de la lйgion-d'honneur.

BOISSEL, premier expйditionnaire de son cabinet.

UN APPRENTI IMPRIMEUR.

ERNEST ROYER, fils de Royer, вgй de cinq ans et quelques mois.

CHARLES, son ami, вgй de six ans.

MARGUERITE, cuisiniиre de Royer.

PICARD, dit COEUR-VOLANT, croque-mort.

DEUX PROCHES PARENS DE ROYER, DU CФTЙ DE SA FEMME.

DEUX AMIS ET CONNAISSANCES.

UN GARЗON DE RESTAURANT.

Mme SAINT-LЙON, rentiиre.

JULIE, sa femme de chambre.

GUSTAVE, clerc de notaire.

Mme SAGOT, marbriиre.

JEAN, ouvrier chez Mme Sagot.

LES REGRETS.

SCИNE 1re.

(LUNDI SOIR SEPT HEURES.--Une chambre а coucher en dйsordre.--Sur la

cheminйe plusieurs fioles ayant contenu des potions.)

MADAME LAROCHE, versant dans une cuiller un restant de bouteille.

Pauvre chиre femme! elle n'a pas eu le temps seulement de finir son

looch. (_Buvant._) Il йtait fameux pourtant. Faudra que j'en fasse

compliment а M. Cadet. (_S'approchant du lit oщ Sophie est occupйe а

coudre._) Ah ben! par exemple, vas-tu pas me coudre зa а points-arriиre?

SOPHIE.

Mais il me semble, mame Laroche, qu'il faut que зa soye solide: c'est

pas pour un jour que je l'ourle.

MADAME LAROCHE.

Sois donc tranquille, зa tiendra toujours assez bien pour jusqu'au

cimetiиre; aprиs зa c'est l'affaire aux vers.

SOPHIE.

Saprestie! кtes-vous philosophe! Elle vous parle de зa comme d'une

demi-tasse а avaler.

MADAME LAROCHE.

Tu sens bien, chиre petite, qu'on n'est pas venu jusqu'а mon вge, ayant

gardй quantitй de malades que beaucoup me sont passйs dans les bras,

sans se familiariser avec eux sur la chose de mourir. Car enfin

qu'est-ce que la mort? c'est le terme, c'est dйmйnager, c'est finir.

Aujourd'hui pour demain, зa peut кtre notre tour.

SOPHIE.

S'entend, mиre Laroche, que le vфtre est plus prиs que le mien.

MADAME LAROCHE.

Ah! mon Dieu, pauvre bichonne, j'ai vu encore pйrir plus d'une jeunesse.

Tiens donc, la petite Leroy, qui allait sur ses dix ans, et qui vous a

йtй troussйe en trois jours de temps, la semaine passйe.

SOPHIE.

Oui, mais d'abord les enfans sont bien plus susceptibles а mourir que

les jeunes personnes.--Quel вge qu'elle avait, cette pauvre dame que je

tiens lа?

MADAME LAROCHE.

Vingt-neuf ans, а ce qu'elle disait. Moi je lui en aurais bien donnй

trente-trois ou trente-quatre.

SOPHIE.

C'est tout de mкme mourir jeune.

MADAME LAROCHE.

Je crois bien, c'est la fleur de notre вge; d'autant plus que si

cette femme avait eu de la santй, il n'y avait rien de si heureux

qu'elle.--Allonge donc tes points.--Adorйe de son mari, qui a une

trиs-jolie place...

SOPHIE.

Est-ce qu'il n'est pas pour les rйcompenses des mйmorables journйes?

MADAME LAROCHE.

Non, зa c'est а la mairerie; mais son bureau est rue de Grenelle. C'est

lui qui fait payer les suminaires.

SOPHIE, d'un air dйdaigneux.

Ah! un fanatique.

MADAME LAROCHE.

Eh bien! magine-toi qu'elle avait trois cachemires, deux franзais et un

vrai des Indes...

SOPHIE.

Trois chвles pour lors?

MADAME LAROCHE.

Une paire de boucles d'oreilles en diamans, des bagues l'impossible;

montйe en robes, en linge; que son mari ne la contrariait jamais,

qu'elle ordonnait tout dans la maison; mкme que son fils qui est gentil

tout plein est trиs-fort et trиs-grand pour son вge; avec tout зa

fallait qu'elle fыt pomonique.

SOPHIE.

C'est terrible, зa!

MADAME LAROCHE, d'un air capable.

Mais vois-tu ben, je l'ai dit quand j'ai vu son mйdecin: C't'homme-lа ne

la rйchappera pas.

SOPHIE.

Taisez-vous donc; vos mйdecins c'est tous des faiseurs d'embarras.--V'lа

qu'est fait, mиre Laroche.

MADAME LAROCHE.

En te remerciant, ma fille.--Maintenant c'n'est pas le tout: faut que

tu me sortes adroitement le petit paquet d'hardes, parce que moi, la

portiиre a toujours l'habitude de m'appeler quand je passe, de maniиre

que si je n'entrais pas pour jaser un peu dans sa loge, зa ferait un

mauvais effet.--Tu fileras vite; alors toi t'auras le canezou.

SOPHIE.

Convenu.--Et vous, comme зa, vous allez rester toute la nuit auprиs

d'elle?

MADAME LAROCHE.

Pauvre chиre femme, c'est le dernier service.

SOPHIE.

Je n'oserais jamais, moi.

MADAME LAROCHE.

Ah ben! par exemple, as-tu pas peur qu'elle vienne te tirer par les

pieds? Comme dit l'auteur, va, les morts sont morts; laissons en paix

leur cendre.

SOPHIE.

Bonsoir, mиre Laroche.

MADAME LAROCHE.

Bonsoir, ma fille.--Ne t'amuse pas en route, que la mиre serait

inquiиte. Vois-tu, le canezou qui est peut-кtre un peu йlйgant pour toi,

tu pourrais фter un rang; зa te ferait une jolie garniture de bonnet.

SOPHIE.

Oui, mame Laroche.

MADAME LAROCHE.

Attends, je descends avec toi. Je vais dire а la cuisine qu'on me fasse

un peu de vin sacrй! L'air de la nuit est mauvaise, il faut se tenir

l'estomac chaud.

(_Elles sortent_.)

SCИNE II.

(LUNDI SOIR HUIT HEURES.--Le cabinet de Royer.)

ROYER, BOISSEL.

BOISSEL, entrant.

Monsieur le directeur m'a fait demander?

ROYER.

Oui, mon cher Boissel. Entrez, vous savez le malheur qui m'est arrivй?

BOISSEL.

Hйlas! oui, monsieur. Le garзon de bureau, en venant ce matin ici pour

prendre le porte-feuille, a appris le dйcиs de madame votre йpouse, il

nous l'a transmis.--Les bureaux sont dans la consternation.

ROYER, avec un soupir.

Que voulez-vous, mon ami?--Il n'y a rien de nouveau lа-bas?

BOISSEL.

Nous avons eu la visite du secrйtaire gйnйral; il a parcouru tous les

bureaux.

ROYER.

Qui йtait avec lui?

BOISSEL.

M. Certain le chef.

ROYER, а part.

Petit intrigant! (_Haut_.) C'est incroyable qu'on ne puisse pas

s'absenter un jour, et pour un motif aussi lйgitime, sans s'exposer а

des dйsagrйmens.

BOISSEL.

Je vous assure, monsieur, que monsieur le secrйtaire gйnйral n'a pas du

tout paru piquй de votre absence.

ROYER.

Piquй de mon absence! Il s'agit bien qu'il soit piquй ou non. Ne

voyez-vous pas qu'il est de la derniиre inconvenance, quand il y a un

chef de service, de se faire accompagner par un de ses subalternes? Du

moment que monsieur le secrйtaire-gйnйral voulait faire sa visite ce

jour-lа, il devait me prйvenir; j'aurais surmontй la prйoccupation de

ma juste douleur, je me serais arrachй aux derniers embrassemens d'une

йpouse chйrie, afin de me trouver а mon poste.

BOISSEL.

Moi, je sais bien que pour mon compte j'ai trouvй trиs-йtonnante la

conduite de M. Certain.

ROYER.

Du reste, je sais ce que j'ai а faire.--Dites-moi, mon cher

Boissel.--Asseyez-vous donc.--Je veux vous demander un service...

BOISSEL.

Deux, monsieur le directeur.

ROYER.

Qu'est-ce que vous faites le soir?

BOISSEL.

Mon Dieu, nous sommes une sociйtй, des employйs, un mйdecin, quelques

avocats, il y a mкme lа un homme, un ancien magistrat, je voudrais que

vous le connussiez, un homme du premier mйrite. Nous nous rйunissons

dans un cafй prиs de chez moi, on jase politique, on fait sa partie de

dames ou de dominos; quand on est cйlibataire...

ROYER.

Voyez-vous, j'ai lа une liste des personnes de ma connaissance

auxquelles je veux envoyer des billets de faire-part. J'ai marquй aussi

dans l'_Almanach royal_ les diffйrens fonctionnaires de l'ordre civil et

militaire auxquels je compte en adresser...

BOISSEL.

Oui, monsieur.

ROYER.

Il faudrait me prendre cette liste et l'Almanach, avoir bien soin de

n'oublier personne, et de votre belle йcriture...

BOISSEL, riant.

Ah! monsieur le directeur.

ROYER.

Non, vraiment, vous avez une main superbe. Vous auriez donc la bontй de

plier les lettres, de mettre les adresses, et а mesure qu'il y en aura

un paquet de prкt, Cumilhac mon garзon de bureau viendra les prendre

pour les porter. Avant minuit vous pouvez avoir fini tout cela.

BOISSEL.

Oui, monsieur.

ROYER.

Зa ne vous contrarie pas de manquer votre partie ce soir?

BOISSEL.

Comment donc, monsieur le directeur!

ROYER.

Tenez, voilа prйcisйment qu'on vient de l'imprimerie.

(_Entre un apprenti._)

L'APPRENTI.

Bonsoir, monsieur la compagnie; v'la les billets de votre йpouse.

ROYER.

Vous venez bien tard!

L'APPRENTI.

Ah! monsieur, dame c'est de l'ouvrage soignй qu'est long а tirer.

ROYER.

Comment, c'est lа ce que M. Йverat a de mieux?

L'APPRENTI.

Monsieur ne les trouve pas bien?

ROYER.

Du tout. Ce papier est horrible, la vignette et d'un goыt dйtestable.

(_Ayant lu._) Ah! et puis voilа qu'ils me mettent chevalier de la

lйgion-d'honneur au lieu d'officier.

L'APPRENTI.

C'est ces animaux de compositeurs qui n'aura pas fait attention.

ROYER.

Remportez-moi ces lettres; je n'en veux pas.

BOISSEL.

J'observerai а monsieur le directeur que si la cйrйmonie est pour demain

matin, il est bien tard pour que nous en fassions faire d'autres.

ROYER.

Mais, mon cher, voyez vous-mкme si l'on peut se servir de pareilles

horreurs.

BOISSEL.

Je sais bien que c'est dйsagrйable, mais des billets d'enterrement ne

sont pas absolument pour faire trophйe.

ROYER.

Dans six lignes une faute йnorme!

BOISSEL.

Monsieur, je corrigerai а la main, et mкme comme зa le titre d'officier

sera plus visible.

ROYER.

Allons, voyons, laissez ces lettres.

L'APPRENTI.

V'lа, monsieur.

ROYER.

Vous direz а votre maоtre que je suis excessivement mйcontent.

L'APPRENTI.

Oui, 'sieur.

(_Il sort._)

ROYER

Vous avez perdu quelque chose?

BOISSEL.

C'est mon canif que je cherche. Je l'ai sur moi ordinairement, mais

prйcisйment aujourd'hui...

ROYER.

Tenez, en voilа un et dйpкchons-nous, car il faut absolument que nous

ayons fini ce soir. (_Se promenant а grands pas._) Certain avait-il

l'air а son aise avec le secrйtaire gйnйral?

BOISSEL.

Comme зa, monsieur.

ROYER.

Que lui disait-il?

BOISSEL.

Ah! je n'ai pas pu entendre. (_Avec intention._) Mais j'ai bien regrettй

que vous ne fussiez pas lа.

ROYER, vivement.

Pourquoi? Est-ce que vous pensez qu'il se soit passй quelque chose?

BOISSEL.

Non, monsieur; mais c'est que j'aurais fait ma demande d'augmentation,

et j'ose croire que vous n'auriez pas dйdaignй de l'appuyer. C'est bien

de l'indiscrйtion а moi; mais puis-je espйrer...

ROYER.

Ah! mon pauvre Boissel, j'ai si peu le coeur a m'occuper d'affaires de

bureaux.--Je vous laisse; je vous empкche de travailler; je vais tвcher

de dormir un peu; toute la nuit derniиre j'ai йtй sur pied, et j'ai un

fils pour lequel il faut me conserver.

(_Il sort._)

SCИNE III.

(MARDI MIDI.)--La cour de la maison mortuaire.

ERNEST ROYER _а une fenкtre, son chapeau sur la tкte._

ERNEST.

Eh! dis-donc, Charles? bonjour!

CHARLES, _paraissant а une fenкtre en face._

Tiens! t'es donc pas а ta pension?

ERNEST.

Non.

CHARLES.

Pourquoi donc?

ERNEST.

Je vais а l'enterrement de maman. Il s'ra j'ment beau, va; y aura trois

voitures noires; je serai dans une.

CHARLES.

Oh! je voudrais-t'y y aller avec toi.

ERNEST.

Tu ne peux pas, tu n'es pas invitй; si tu savais tout c'monde qu'il y a

dans le salon!

CHARLES.

Mais, dis-donc, tu ne pleures pas?

ERNEST.

J'peux pas; j'ai pas envie.

CHARLES.

Moi j'ai j'ment pleurй quand ma grand'maman est morte.

ERNEST.

Elle t'grondait toujours.

CHARLES.

Je sais bien; mais papa et maman pleuraient, moi je pleurais aussi.

ERNEST.

Oh bien oui! mais papa ne pleure pas.

CHARLES.

Dis-donc: en revenant, tu viendras jouer?

ERNEST.

Si ma bonne veut.

CHARLES.

Nous jouerons а la garde nationale.

ERNEST.

Oui; mais alors je veux кtre Lafayette.

CHARLES.

Tu le seras: moi je serai artilleur.

ERNEST.

Nous ferons l'йmeute.

CHARLES.

Зa y est.

ERNEST.

Otons-nous de la fenкtre, voilа un croque-mort qui se promиne dans la

cour; ma bonne m'a dit que ces hommes-lа йtaient trиs-mйchans.

SCИNE IV.

(MIDI ET DEMI.)

MARGUERITE, _cuisiniиre de M. Royer_, PICARD, _dit_ Coeur-Volant,

_croque-mort._

PICARD, s'approchant de la porte de la cuisine.

Vous effondrez lа, mademoiselle, une bien belle volaille; combien зa

peut-il revenir une piиce comme зa?

MARGUERITE.

3 francs 10 sous, 4 francs.

PICARD.

Je vous demande зa, parce que derniиrement, а un repas de corps que nous

fоmes, on nous compta une poularde beaucoup moins belle que celle-ci au

prix de 6 francs.

MARGUERITE.

Oh! par exemple, on vous a joliment йcorchйs!

PICARD.

Eh bien! voyez, ma femme me soutenait que non.

MARGUERITE.

Votre femme? Vous кtes donc mariй?

PICARD.

Comment donc? mais sans doute; зa vous йtonne?

MARGUERITE.

Dam! il me semblait que vous deviez-t'-кtre cйlibataire.

PICARD.

Le monde est drфle: mais nous sommes presque tous mariйs. Tel que vous

me voyez, j'en suis а ma seconde femme; une grosse mиre, bien fraоche,

bien rйjouie, qui tient une jolie boutique de fruiterie prиs de la

Halle, et qui avait plus d'un soupirant encore. Mais je n'ai eu qu'а me

prйsenter pour obtenir la prйfйrence.

MARGUERITE.

Зa vous rapporte donc bien votre place?

PICARD.

Ce n'est pas l'intйrкt qui l'a dйcidйe; c'est mon humeur, mon caractиre

franc et gai, mon physique: ensuite l'йtat n'est pas mauvais;--d'abord,

nous, nous ne connaissons pas de morte saison.

MARGUERITE.

Ah! bien, dans nos pays c'est rien du tout que les _sacquards_[14].

[Note 14: Nom des croque-morts en Bourgogne.]

PICARD.

Je crois bien. (_Avec importance._) On porte а bras chez vous?

MARGUERITE.

Oui, monsieur.

PICARD.

C'est зa; mais ici vous voyez que nous sommes sur un autre pied. Les

plus pauvres gens ne meurent qu'en voiture. Si je vous disais que ce

convoi-lа va coыter plus de 25 louis а la famille de la dйfunte!

MARGUERITE.

Comment! 25 louis pour enterrer madame?

PICARD.

Ah! c'йtait votre maоtresse? Je parie que vous ne la regrettez pas?

MARGUERITE.

Ma foi, pas trop.

PICARD.

Il paraоt qu'elle n'йtait pas commode?

MARGUERITE.

Oh! d'abord, avant sa maladie, elle йtait trиs-regardante sur la

dйpense; et puis, aprиs зa, depuis qu'elle йtait indisposйe, fallait

faire trente-six tisanes, se relever la nuit.

PICARD.

Ces malades sont si exigeans!

MARGUERITE.

Avec зa que la femme de chambre est trиs-paresseuse, tout me retombait

sur les bras.

PICARD.

Il y a seulement huit jours, j'aurais pu vous indiquer une bien

excellente place! une trиs-forte maison!

MARGUERITE.

Je ne quitterais toujours pas, maintenant, parce que un homme seul, je

veux voir, зa peut devenir bon, et puis il va nous faire faire, а la

femme de chambre et а moi, chacune deux robes pour deuil.

PICARD.

Alors, il ne serait pas dйlicat de sortir maintenant.

UNE VOIX.

Picard, ohй! Picard!

PICARD.

Pardon, mademoiselle, voilа qu'on enlиve le corps, il faut que j'aille

donner un coup de main. Au plaisir de vous revoir.

(_Il sort._)

MARGUERITE.

Bonjour, monsieur. Il est aimable!

SCИNE V.

(TROIS HEURES APRИS MIDI.)--L'intйrieur d'une voiture de deuil.

LE BEAU-FRИRE de la dйfunte, SON COUSIN, DEUX ЙTRANGERS.

LE BEAU-FRИRE.

Elle devait avoir de trente а trente-deux ans.

PREMIER ЙTRANGER.

C'est bien cela, l'вge critique pour les poitrinaires.

PREMIER ЙTRANGER.

Monsieur, sans indiscrйtion, qu'avait-elle apportйe en dot а Royer?

LE BEAU-FRИRE.

60,000 francs.

DEUXIИME ЙTRANGER.

J'aurais cru que c'йtait davantage. Mais, est-ce qu'il ne va pas кtre

forcй de restituer cette somme?

LE BEAU-FRИRE.

Du tout, monsieur, du tout; il y a un enfant.

DEUXIИME ЙTRANGER.

Ah! fort bien.

(_Moment de silence._)

PREMIER ЙTRANGER.

Ce sont toujours de fort tristes cйrйmonies que celles auxquelles nous

allons assister.

LE BEAU-FRИRE.

Sans doute.

PREMIER ЙTRANGER.

Avec зa, moi, qui vais immensйment dans le monde, je connais tout Paris.

En sorte que continuellement je me vois forcй de remplir de ces sortes

de devoirs, qui sont trиs-pйnibles.

LE COUSIN.

Mais en effet, monsieur, j'ai eu l'honneur de vous rencontrer dans

plusieurs maisons, а ce qu'il me semble.

PREMIER ЙTRANGER.

Cela est possible; je vais partout.

LE COUSIN.

Par exemple! l'autre semaine n'ai-je pas eu l'honneur de dоner avec vous

chez Mme d'Angremont?

PREMIER ЙTRANGER.

En effet, monsieur, j'y йtais. Un dоner bien remarquable!

LE COUSIN.

Ah! tout-а-fait. Des truffes а profusion, des vins, tout ce qu'il y a de

mieux; et puis, une maоtresse de maison faisant ses honneurs!...

PREMIER ЙTRANGER.

Admirablement.

LE COUSIN.

Monsieur, autant que je me rappelle, vous n'кtes pas restй la soirйe?

PREMIER ЙTRANGER.

Non, monsieur; ma femme йtait а l'Opйra, et je fus la chercher.

LE COUSIN.

Vous avez beaucoup perdu: il y avait immensйment de jolies femmes: on

a jouй un proverbe de Thйodore Leclercq; Mme d'Angremont y a йtй

charmante.

LE BEAU-FRИRE.

C'est un homme qui a bien de l'esprit, ce Thйodore Leclercq!

PREMIER ЙTRANGER.

Excessivement d'esprit, monsieur; et puis vйritablement une gaietй,--а

faire rire des morts.

DEUXIИME ЙTRANGER.

Nous voilа, je crois, au cimetiиre.

LE COUSIN.

Oui, oщ par parenthиse nous allons avoir de la boue jusqu'а la cheville.

LE BEAU-FRИRE, au cousin.

Ah зa! Adolphe, ne nous perdons pas. Tu sais que nous avons un

rendez-vous chez Vйry а six heures moins un quart. Les voitures vous

ramenant chez vous, nous nous ferons jeter par le cocher au Perron.

(_Ils sortent de la voiture et entrent au cimetiиre._)

SCИNE VI.

(MARDI, SEPT HEURES.)--Un salon de restaurateur.

ROYER.

Garзon, la carte et un bol.

LE GARЗON.

V'lа, m'sieur. (_Dictant, au comptoir._) Bouteille de bordeaux,

julienne, filet sautй aux truffes, saumon sauce cвpres, pвtй de foie

gras, cardons au jus, salade, gelйe d'orange, cafй. (_Apportant la

carte._) V'lа, m'sieur.

ROYER, а part.

Ce restaurant n'est pas mauvais.--Mon chapeau, garзon.

(_Il sort._)

SCИNE VII.

(MARDI, HUIT HEURES).--Un salon.

Mme SAINT-LЙON, GUSTAVE.

MADAME SAINT-LЙON.

Mon Dieu, tu sais bien, Gustave, que je t'aime et que j'aime le

spectacle; mais je ne puis pas y aller ce soir: il viendra, j'en suis

sыre.

GUSTAVE.

Allons donc, aujourd'hui qu'il a enterrй sa femme?

MADAME SAINT-LЙON.

Raison de plus, puisqu'il vient tous les soirs. Aujourd'hui il aura

besoin de se distraire, alors il me tombera sur les bras.

GUSTAVE, d'un air boudeur.

C'est bien gai?

MADAME SAINT-LЙON.

Il me semble, monsieur, que je suis ici la premiиre victime; vous n'avez

pas de raison.

GUSTAVE.

Mais au moins tвche d'кtre libre pour notre partie de campagne.

MADAME SAINT-LЙON.

Sois tranquille.

JULIE, accourant.

Vite, vite, monsieur Gustave, partez; voilа monsieur qui est en bas.

MADAME SAINT-LЙON

Lа, qu'est-ce que je te disais?

GUSTAVE, prenant son chapeau.

Le ciel le confonde. Je vais monter un йtage, j'aurai l'air de venir du

troisiиme. A demain.

(_Il sort._)

MADAME SAINT-LЙON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.

Cela va faire une petite soirйe bien amusante! Il faudra qu'il la

paie. Il a eu l'air de ne pas m'entendre l'autre jour, mais je vais

aujourd'hui, positivement, lui demander le cachemire de sa femme.

SCИNE VIII.

(HUIT HEURES UN QUART.)

Mme SAINT-LЙON, ROYER, _d'un front soucieux._

MADAME SAINT-LЙON, d'un air affectueux.

Ah! vous voilа, mon ami; j'avais peur que vous ne vinssiez pas ce soir;

je n'ai fait que penser а vous toute la matinйe. Vont avez dы кtre bien

ennuyй! Comment allez-vous?

ROYER, avec un soupir.

Je suis tout malingre.

MADAME SAINT-LЙON.

Je conзois cela. (_Avec hйsitation._) Est-ce que vous avez йtй au

cimetiиre?

ROYER.

Non, ce n'est pas l'usage... J'ai йtй а mon bureau.

MADAME SAINT-LЙON.

Comment, aujourd'hui?

ROYER.

Oui, ils sont lа deux ou trois intrigans toujours prкts, quand on

s'absente, а entamer votre position; d'ailleurs j'avais un travail

pressй qui ne pouvait guиre se remettre, une circulaire trиs-dйlicate

sur l'enseignement primaire. Eh bien! je m'en suis encore tirй; je

crois qu'elle sera remarquйe; je vous l'apporterai demain soir dans _le

Messager_.

MADAME SAINT-LЙON.

Je la lirai avec plaisir. (_A part._) Avec beaucoup de plaisir.

(_Moment de silence._)

ROYER.

Voulez-vous sonner Julie, qu'elle m'apporte un peu de rhum; j'ai mal а

l'estomac.

MADAME SAINT-LЙON.

La cave est sur la console.--Vous n'avez peut-кtre pas dоnй?

ROYER.

Si fait; j'ai essayй de manger quelques cuillerйes de potage et une aile

de volaille, зa ne m'a pas passй. (_Il boit un verre de rhum._)--Le

ministre a йtй fort content de mon dernier rapport.

MADAME SAINT-LЙON.

Ah!

ROYER.

Il en a fait presque tout l'exposй des motifs de son projet de loi.

MADAME SAINT-LЙON.

C'est trиs-affable.--(_Moment de silence._) J'ai vu Mme Saint-Phal

aujourd'hui, elle m'a fort demandй de vos nouvelles.

ROYER.

A propos, je l'ai rencontrйe l'autre soir, elle ne m'a pas vu; elle

йtait avec un grand jeune homme blond.

MADAME SAINT-LЙON.

Ah! tout de suite de mauvaises idйes!

ROYER.

Non; mais cette femme-lа est trиs-lйgиre, et je ne me soucie pas que

vous la voyiez beaucoup.

MADAME SAINT-LЙON.

Mon Dieu! je ne la reзois presque jamais. Elle est venue aujourd'hui,

parce qu'elle avait un grand bonheur а me conter.

ROYER.

Qu'est-ce que c'est que ce bonheur?

MADAME SAINT-LЙON

Ah! mon Dieu, elle venait me dire que le gйnйral йtait en marchй de

quelque chose pour elle qu'elle dйsirait depuis long-temps.

ROYER.

Quelque chose qu'elle dйsirait depuis long-temps?

MADAME SAINT-LЙON, nйgligemment.

Oui, un chвle!--un cachemire!

ROYER.

Ah!

MADAME SAINT-LЙON.

Du reste, ce n'est pas un cachemire neuf, c'est une Anglaise qui veut se

dйfaire d'un.

ROYER.

Vos lampes vont bien mal, ma chиre!

MADAME SAINT-LЙON

Mais non, c'est que la mиche n'est pas assez levйe.--Il paraоt que

cette Anglaise en a six.

ROYER.

Eh bien! je suis sыr qu'elle ne les met pas.

MADAME SAINT-LЙON.

C'est possible, lorsqu'on en a tant; mais celles qui n'en ont qu'un...

ROYER.

S'en lassent tout aussi bien!

MADAME SAINT-LЙON.

Mais, mon ami, il faut toujours un chвle.

ROYER.

Sans doute; mais les chвles franзais, comme celui que je vous ai donnй,

valent bien les chвles йtrangers, dont les dessins sont horribles.

D'ailleurs, qu'est-ce que зa prouve, un cachemire?

MADAME SAINT-LЙON

Qu'est-ce que prouve la croix de la lйgion-d'honneur que vous voulez

tous avoir? Jouissance d'amour-propre; au moins on n'a pas l'air d'une

grisette.

ROYER.

On peut trиs-bien avoir l'air distinguй sans cela.

MADAME SAINT-LЙON

Alors pourquoi en aviez-vous achetй un des Indes а votre femme?

ROYER.

Parce qu'avec la dot qu'elle m'apportait, j'йtais tenu а une corbeille

convenable, et que dans une corbeille convenable il y a toujours au

moins quelques diamans et un cachemire.

MADAME SAINT-LЙON

Je suis sыre qu'elle le portait, elle!

ROYER.

Trиs-peu.

MADAME SAINT-LЙON

Tant pis; parce que s'il avait йtй un peu fanй, je vous l'aurait repris.

ROYER.

Je ne vous l'aurais pas vendu.

MADAME SAINT-LЙON, souriant.

Vous aimeriez mieux me le donner?

ROYER.

Pas davantage!

MADAME SAINT-LЙON.

Qu'est-ce que vous comptez donc en faire?

ROYER.

Rien; mais il n'est pas convenable qu'une chose que ma femme a

portйe...

MADAME SAINT-LЙON, avec ironie.

Passe aux mains de la femme que vous aimez?

ROYER.

Je ne dis pas cela.

MADAME SAINT LЙON.

Mon Dieu si, monsieur, c'est votre pensйe, et c'est prйcisйment pour

cela que j'avais envie de ce chвle. Je voulais voir si vous ne mettiez

pas de diffйrence entre votre femme et moi, si vous me croyez digne des

mкmes йgards que vous aviez pour elle...

ROYER.

Pourquoi ne me demandez-vous pas aussi ses diamans?

MADAME SAINT LЙON, avec dignitй.

Des diamans, monsieur, sont comme de l'argent; ils ont une valeur

rйelle, tandis qu'un objet de toilette, qui a йtй portй...

ROYER.

Sais-tu que tu plaides bien?

MADAME SAINT LЙON.

Eh bien! йcoute, Alfred, prкte-le-moi pour quelques mois; je te le

rendrai aprиs. (_S'approchant de lui, et arrangeant le noeud de sa

cravate._) Si tu savais, зa m'irait si bien!

ROYER.

Non, je le donnerai а ma belle-soeur.

MADAME SAINT LЙON, allant s'asseoir sur un sofa а l'autre bout du salon.

C'est vrai, ce sera plus convenable.

ROYER.

Tu vas bouder?

MADAME SAINT LЙON.

Non, monsieur; vous кtes bien libre de me prйfйrer les personnes de

votre famille.

ROYER.

Allons! des folies maintenant.

MADAME SAINT LЙON.

J'ai un malheur; je ne sais pas, comme Mme Saint-Phal, donner des

inquiйtudes. Ce sont celles-lа qu'on aime!

ROYER, assis auprиs d'elle.

Voyons, Irma, ne pleure pas, et embrasse-moi.

MADAME SAINT LЙON.

Non, monsieur.

ROYER.

Comment tu ne veux pas m'embrasser, moi qui suis aujourd'hui si triste,

si а plaindre? Voyons, nous arrangerons tout cela.

MADAME SAINT LЙON.

Nous n'arrangerons rien, car je ne veux rien de vous.

ROYER.

Irma!

MADAME SAINT-LЙON, le repoussant.

Laissez-moi, monsieur.

ROYER.

Ma petite Irma!

MADAME SAINT-LЙON.

Du tout, monsieur; non, je ne veux pas; laissez-moi.

SCИNE IX.

(NEUF HEURES.)--L'atelier de M. Sagot, marbrier prиs le cimetiиre

Mont-Parnasse.

MADAME SAGOT.

Tenez, Jean, voilа une йpitaphe qu'il faudra graver le plus tфt possible

sur cette pierre-lа. On a bien recommandй de ne pas faire attendre.

JEAN, lisant.

_Ci-gоt Jeanne-Marie Perrault, femme de M. Royer, chef de division aux

affaires ecclйsiastiques, officier de la Lйgion-d'Honneur, morte а l'вge

de trente-deux ans. Elle fut bonne mиre, bonne йpouse. Son йpoux et son

fils inconsolables lui ont йlevй ce monument.

De profundis._

C'est bien, madame, je ferai зa demain.

MADAME SAGOT.

Dиs que vous aurez fini votre pierre, vous irez la poser, et vous

mettrez au-dessus une couronne d'immortelles.

JEAN.

Oui, madame; bonsoir.

MADAME SAGOT.

Bonsoir, Jean.

SCИNE X.

(NEUF HEURES UNE MINUTE.)--Le salon de Mme Saint-Lйon.

MADAME SAINT-LЙON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.

Vous кtes insupportable.--Eh bien! vous vous en allez?

ROYER.

Oui, je suis fatiguй; j'ai eu tant d'йmotions aujourd'hui! J'ai besoin

de repos. Je vous apporterai le chвle demain; mais vous ne le mettrez

pas de quelque temps. Qu'on n'aille pas le reconnaоtre sur vos йpaules.

MADAME SAINT-LЙON.

Oui, mon ami.

ROYER.

Adieu, petite.

MADAME SAINT-LЙON.

Vous ne m'embrassez pas? (_Il l'embrasse et sort._)

SCИNE XI.

(NEUF HEURES CINQ MINUTES.)

MADAME SAINT-LЙON.

Julie, Julie, je l'aurai demain.

JULIE.

Quoi donc, madame?

MADAME SAINT-LЙON.

Le cachemire.

JULIE, se jetant а son cou.

Oh! madame, que je suis contente! Comme зa va vous aller!

MADAME SAINT-LЙON.

Tu n'as qu'а aller chercher demain mon petit chвle rayй, chez le

dйgraisseur; je te le donne.

JULIE.

Que vous кtes bonne; mais c'est le cachemire que je voudrais vous voir.

MADAME SAINT-LЙON.

Dis donc? Mme Saint-Phal qui n'a jamais pu en avoir un, depuis deux ans

qu'elle intrigue auprиs du gйnйral.

JULIE.

Elle va кtre dйsolйe.

MADAME SAINT-LЙON.

Tu ne sais pas? j'ai une idйe. Il est de trиs-bonne heure encore; si

nous allions chez elle pour lui conter la nouvelle?

JULIE.

Ah! oui, madame; il y a de quoi l'empкcher de dormir cette nuit.

MADAME SAINT-LЙON.

Eh bien! cours t'arranger; moi je vais mettre mon chapeau.

(_Elles sortent toutes deux._)

SCИNE XII

(MARDI SOIR, DIX HEURES.)--La chambre а coucher de Royer. Sur un panneau

auprиs de la cheminйe le portrait de sa femme.

ROYER, COIFFЙ DE NUIT, EN CALEЗON, PRКT A SE METTRE AU LIT; MARGUERITE.

ROYER.

...Comme du temps de ma femme, un livre de compte que

j'arrкterai.--Avez-vous eu le soin de mettre le lit а l'air?

MARGUERITE.

Oui, monsieur; il y est restй toute la journйe.

ROYER.

Il ne faudrait pas le laisser cette nuit, il n'y aurait qu'а pleuvoir.

MARGUERITE.

Je l'ai фtй, monsieur.

ROYER, prenant sa montre pour la monter.

Quelle heure est-il а la pendule?

MARGUERITE.

Il est, il est... Elle est arrкtйe.

ROYER.

C'est juste; dans tout ce tracas d'hier j'ai oubliй de la monter. Voyez

l'heure qu'il est au salon.

MARGUERITE.

Dix heures dix minutes.

ROYER, prиs de la pendule.

Voyons, tenez la cage, et prenez garde de la laisser tomber.

(_Il monte la pendule, et fait sonner les heures._)

MARGUERITE.

Ah! mon Dieu, que j'ai eu peur!

ROYER.

Qu'est-ce que c'est donc?

MARGUERITE.

C'est le portrait de madame; imaginez-vous, monsieur, il m'a semblй

qu'il me regardait.

ROYER.

Allons, sotte que vous кtes.--Vous dites qu'il йtait dix heures...

MARGUERITE.

Dix minutes, monsieur.

ROYER.

Mettons dix minutes et demie.--Donnez-moi la cage.--Lа, je suis bien

aise d'avoir fait cette opйration; je n'aime pas а ne point entendre

sonner l'heure la nuit quand je me rйveille.

MARGUERITE.

Monsieur n'a plus rien а me commander?

ROYER.

Non. (_La rappelant._) Ayez-moi demain des sardines fraоches pour mon

dйjeuner, et rйveillez-moi а huit heures.

MARGUERITE.

Oui, monsieur.--Monsieur, je voulais vous dire pour la couturiиre...

ROYER.

C'est bien, c'est bien, nous reparlerons de зa. Bonsoir.

(_Marguerite sort._)

ROYER, lisant le journal du soir.

Diable! la loi a passй а une grande majoritй: allons, bravo, monsieur

le ministre; avec votre permission, je m'en vais remettre la lecture de

notre discours а demain; je tombe de sommeil.

(_Il йteint sa bougie et s'endort._)

LE MINISTИRE PUBLIC.

Le Franзais nй malin crйa la guillotine.

Pierre Leroux йtait un pauvre charretier des environs de Beaugency.

Aprиs avoir passй sa journйe а conduire а travers les champs les trois

chevaux qui formaient l'attelage ordinaire de sa charrette, quand venait

le soir, il rentrait а la ferme oщ il servait, soupait sans grandes

paroles avec les autres valets, allumait une lanterne, puis allait se

coucher dans une maniиre de soupente pratiquйe en un coin de l'йcurie.

Ses rкves en gйnйral йtaient peu compliquйs et sans grande couleur; ses

chevaux, la plupart du temps, en faisaient tous les frais. Une fois

il se rйveillait en sursaut au milieu des efforts qu'il faisait pour

relever le limonier qui s'йtait abattu; une autre fois _la Grisa_

s'йtait pris les pieds dans la corde de l'attelage. Une nuit il songea

qu'il venait de mettre а son fouet une belle mиche toute neuve, et que

son fouet refusait obstinйment de claquer; cette vision l'йmut si fort,

qu'йtant venu а se rйveiller, il saisit celui qu'il avait l'habitude de

placer chaque soir а cфtй de lui, et pour bien s'assurer qu'il n'йtait

pas frappй d'impuissance et privй de la plus belle prйrogative qui

appartienne au charretier, il se mit а le faire rйsonner au milieu

du silence. A ce bruit, la chambrйe entiиre fut en йmoi, les chevaux

effrayйs se levиrent en confusion, se ruиrent en hennissant les uns sur

les autres, et manquиrent de briser leurs longes; mais avec quelques

paroles calmantes, Pierre Leroux apaisa tout ce tumulte, et chacun se

rendormit; c'йtait lа un des йvйnemens marquans de sa vie qu'il ne

manquait guиre de raconter chaque fois qu'un verre de vin l'avait mis en

йloquence, et qu'il se trouvait lа un auditeur en humeur de l'йcouter.

Dans le mкme temps, des rкves d'une tout autre forme prйoccupaient

M. Desalleux, substitut du procureur gйnйral prиs la cour criminelle

d'Orlйans. Ayant dйbutй avec йclat dans les fonctions du ministиre

public quelque mois avant l'йpoque dont nous parlons, il n'йtait pas de

haute position de la magistrature а laquelle il ne se crыt appelй, et

la simarre du garde-des-sceaux йtait une des visions courantes de ses

nuits. Mais c'йtait surtout pour les enivremens des triomphes oratoires

que sa pensйe veillait durant le sommeil, lorsqu'une journйe entiиre

avait йtй par lui courageusement dйpensйe aux йtudes mortellement

graves du barreau. La gloire des d'Aguesseau, celle des autres grandes

renommйes des beaux temps de la magistrature parlementaire, ne suffisait

pas aux йtreintes de son impatient avenir; c'йtait jusque dans le passй

le plus lointain, jusqu'aux temps des merveilles de l'йloquence de

Dйmosthиne, que son ame s'йlanзait; pouvoir par la parole, c'йtait lа

l'espйrance, le rйsumй pour ainsi dire du vouloir de toute sa vie,

concentrйe dans cette passion, et s'йtant dйshйritйe pour elle de tous

les plaisirs, de toutes les pensйes de la jeunesse.

Un jour ces deux natures, celle de Pierre Leroux s'йlevant d'un degrй

а peine au-dessus de la portйe de la brute, et celle de M. Desalleux,

abstraite et rectifiйe jusqu'au spiritualisme de la plus haute pression,

se trouvиrent face а face. Il s'agissait entre eux d'un mince dйbat:

M. Desalleux, siйgeant en son tribunal, demandait sur quelques indices

assez insignifians la tкte de Pierre Leroux accusй d'un meurtre, et

Pierre Leroux dйfendait sa tкte contre les empressemens de M. Desalleux.

Malgrй la remarquable disproportion de forces que la Providence avait

mise dans ce duel entre les deux combattans, malgrй l'intervention de

l'institution humaine, venant encore dйranger la juste rйpartition

des chances dans le pair ou non qu'allait prononcer le jury; faute de

preuves concluantes, l'accusй, selon toute apparence, aurait йchappй

aux mains du bourreau; mais de cette indigence mкme de l'accusation

rйsultait pour elle l'occasion de faire un placement extraordinaire

d'йloquence, lequel devait devenir singuliиrement utile а la rйalisation

des belles espйrances de M. Desalleux. En bon administrateur de son

avenir, il ne pouvait guиre prendre sur lui de ne point en profiter.

Aprиs cela, une circonstance fвcheuse se prйsentait pour le pauvre

Pierre Leroux. Quelques jours avant le commencement du procиs, en

prйsence de plusieurs femmes aimables qui se faisaient fкte d'y

assister, le jeune substitut avait laissй entrevoir la ferme confiance

d'obtenir du jury un verdict de condamnation; il n'est personne qui ne

comprenne la situation fausse dans laquelle il allait se trouver si

cette condamnation lui manquait, et si Pierre Leroux, demeurant intact,

venait la tкte sur ses йpaules donner un dйmenti а l'omnipotence de sa

parole accusatrice. Aussi ne le blвmez pas, l'officier du ministиre

public; s'il ne fut pas absolument convaincu, il n'en eut que plus de

mйrite а le paraоtre, que plus de mйrite а se montrer йloquent, comme

depuis plus d'un siиcle on ne l'avait point йtй au barreau d'Orlйans.

Oh! que n'йtiez-vous lа pour voir comme ils furent йmus ces pauvres

messieurs les jurйs, jusqu'au plus profond de leurs entrailles, quand,

dans une belle pйroraison sonore, on leur fit l'effrayant tableau de la

sociйtй йbranlйe jusque dans ses fondemens, de la sociйtй prкte а entrer

en dissolution, le cas йchйant de l'acquittement de Pierre Leroux!

Que n'assistiez-vous aux courtois йloges йchangйs entre la dйfense et

l'accusation, quand l'avocat de l'accusй, prenant la parole, commenзa

par dйclarer qu'il ne pouvait se dispenser de rendre hommage au brillant

talent oratoire dйployй par le ministиre public! Que n'entendiez-vous

le prйsident de la cour faisant des mкmes fйlicitations le texte de

son exorde, si bien que rien ne vous aurait dйfendu de croire qu'il

s'agissait acadйmiquement de dйcerner un prix d'йloquence, et point du

tout d'фter la vie а un homme! Vous auriez pu voir aussi au milieu d'une

foule de _dames йlйgamment parйes_, comme dit un rйcit de journal, la

soeur de M. Desalleux recevant les complimens de toutes les femmes de sa

sociйtй, tandis qu'un peu plus loin son vieux pиre pleurait de bonheur

en voyant le fils et l'orateur incomparable qu'il avait mis au monde.

Six semaines environ aprиs toute cette joie de famille, Pierre Leroux

monta avec l'exйcuteur des hautes-oeuvres sur une charrette qui

l'attendait а la porte de la prison criminelle d'Orlйans. Ils se

rendirent а la place du Martroie, qui est le lieu oщ se font les

exйcutions; il y trouvиrent un йchafaud qui avait йtй dressй pour

eux, et beaucoup de monde qui les attendait. Pierre Leroux, avec la

rйsignation que met а Paris un sac de farine а se hisser, au moyen d'une

poulie, dans le grenier d'un boulanger, monta l'escalier de l'йchafaud.

Comme il arrivait aux derniers degrйs, un rayon de soleil, qui se jouait

sur l'acier brillant et poli du glaive de la justice, lui donna dans

les yeux, il parut prкt а chanceler; mais l'exйcuteur, avec le courtois

empressement d'un hфte qui sait faire les honneurs de chez lui,

le soutint par-dessous les bras, et le posa sur le plancher de la

guillotine; lа Pierre Leroux trouva M. le greffier criminel qui йtait

venu pour formuler le procиs-verbal de l'exйcution, MM. les gendarmes

chargйs de veiller а ce que l'ordre public ne fut pas troublй dans le

compte qu'il allait rйgler, et MM. les valets du bourreau, qui, loin de

justifier le proverbe dont ils sont l'objet, lui montrиrent avec une

complaisance pleine d'йgards comment il devait se placer sous le

couteau. Une minute aprиs, Pierre Leroux fit divorce avec sa tкte; cela

fut pratiquй avec une telle dextйritй que plusieurs de ceux qui йtaient

venus pour assister а un spectacle furent obligйs de demander а leurs

voisins si la chose йtait dйjа faite, et alors ils jurиrent bien qu'on

ne les prendrait plus а se dйranger pour si peu.

Trois mois s'йtaient йcoulйs depuis que la tкte et le corps de Pierre

Leroux avaient йtй jetйs dans un coin du cimetiиre, et, selon toute

apparence, la fosse ne recйlait plus que ses ossemens, quand une

nouvelle session des assises s'йtant ouverte, M. Desalleux eut encore а

soutenir une accusation capitale.

Le veille du jour oщ il devait porter la parole, il quitta de bonne

heure un bal auquel il avait йtй invitй avec toute sa famille, dans un

chвteau des environs, et revint seul а la ville, afin de prйparer sa

cause pour le lendemain.

La nuit йtait sombre; un vent chaud du midi sifflait tristement dans la

plaine, cependant que les bourdonnemens de la fкte dansaient encore а

son oreille.

Aussi il ne tarda pas а кtre saisi d'une grande mйlancolie. Le souvenir

de bien des gens qu'il avait connus, et qui йtaient morts, lui revenait;

et, sans trop savoir pourquoi, il se mit а songer а Pierre Leroux.

Nйanmoins, quand il approcha de la ville, et que les premiиres

lumiиres du faubourg commencиrent а briller, toutes ces sombres idйes

s'йvanouirent; et quand il fut une fois devant son bureau, entourй de

ses livres et de ses procйdures, il ne pensa plus qu'а son plaidoyer,

qu'il aurait voulu faire plus йloquent qu'aucun de ceux qu'il avait

encore prononcйs.

Dйjа son systиme d'accusation йtait а peu prиs arrangй. Pour le

remarquer en passant, c'est chose assez йtrange que l'on puisse dire en

langage social un systиme d'accusation, c'est-а-dire une maniиre absolue

de grouper un ensemble de faits et de preuves en vertu duquel on

s'approprie la tкte d'un homme, comme on dit un systиme de philosophie,

c'est-а-dire un ensemble de raisonnemens ou de sophismes а l'aide

duquel on fait triompher quelque innocente vйritй, thйorie ou rкverie

morale.--Son systиme d'accusation commenзait donc а venir а bien,

quand la dйposition d'un tйmoin, qu'il n'avait pas encore examinйe,

se prйsenta а lui sous un aspect а renverser tout l'йdifice de sa

certitude. Il eut bien quelques momens d'hйsitation, mais, ainsi que

nous l'avons vu, M. Desalleux, dans ses fonctions du ministиre public,

comptait pour le moins aussi souvent avec son amour-propre qu'avec sa

conscience. Appelant а lui toute sa puissance de logique et toutes les

roueries de la parole, se prenant corps а corps avec ce malencontreux

tйmoignage, il ne dйsespйra pas de l'enrйgimenter au nombre de ses

meilleurs argumens; seulement le travail йtait pйnible, et la nuit

s'avanзait.

Trois heures venaient de sonner, et les bougies placйes sur son bureau,

prкtes а s'йteindre, ne jetaient plus qu'une pвle lueur.

Aprиs les avoir renouvelйes, comme le travail l'avait fortement

йchauffй, il fit quelques tours dans la chambre, vint se rasseoir

dans son fauteuil, sur le dos duquel il se renversa, puis, dans cette

attitude, suspendant sa pensйe, а travers une fenкtre placйe vis-а-vis

de lui, il contemplait les йtoiles qui brillaient dans le ciel. Tout а

coup ses yeux, en descendant le long du vitrage, rencontrиrent deux yeux

fixes qui le regardaient; il crut que le reflet de ses bougies, en se

jouant sur le verre, lui produisait cette vision, et il les changea de

place; mais la vision ne lui apparut que plus distincte. Comme il ne

manquait point de coeur, s'armant d'une canne, la seule arme qu'il

eыt sous la main, il alla ouvrir sa croisйe, pour voir quel йtait

l'indiscret qui venait ainsi l'observer а une pareille heure. La chambre

qu'il occupait йtait йlevйe de plusieurs йtages; au-dessus et au-dessous

de lui, le mur йtait а pic et ne prйsentait aucun accident au moyen

duquel on pыt descendre ou monter; dans l'espace йtroit qui rйgnait

entre la fenкtre et le balcon, aucun objet ne pouvait se dйrober а son

regard, et cependant il ne vit rien. Il pensa de nouveau qu'il avait йtй

en proie а une de ces fantaisies qu'enfante l'erreur des sens durant la

nuit, et il se remit en riant а son travail. Mais il n'avait pas йcrit

vingt lignes que, dans un coin obscur de sa chambre, il entendit remuer

quelque chose: cela commenзa а l'йmouvoir, car il n'йtait pas naturel

que ses sens ainsi l'un aprиs l'autre conspirassent pour le tromper.

Ayant regardй cette fois avec attention pour dйcouvrir d'oщ venait ce

frфlement, il vit un objet noirвtre, qui s'avanзait en sautillant par

bonds inйgaux, comme aurait fait une pie. A mesure que l'apparition se

rapprochait de lui, son aspect devenait de plus en plus hideux, car elle

prenait, а ne pas s'y mйprendre, la forme d'une tкte humaine sйparйe du

tronc, et dйgouttante de sang; et quand, par un lourd йlan, elle vint

s'abattre entre ses deux bougies, sur les papiers йpars de son dossier,

M. Desalleux reconnut les traits de Pierre Leroux, qui sans doute йtait

venu pour lui apprendre que dans un magistrat conscience vaut mieux

qu'йloquence. Succombant sous une indicible impression de terreur, il

s'йvanouit; le lendemain, on le trouva йtendu sans connaissance au

milieu de ce sang, qui avait coulй dans la chambre, sur son bureau, et

jusque sur les feuilles de son plaidoyer; on pensa, et il n'eut garde de

dire le contraire, qu'il avait йtй surpris par une hйmorragie. Il est

inutile d'ajouter qu'il ne fut pas en йtat de porter la parole, et que

tous ses prйparatifs oratoires furent perdus.

Bien des jours se passиrent avant que le souvenir de cette terrible nuit

sortit de sa mйmoire, bien des jours avant qu'il pыt supporter sans

terreur les tйnиbres et la solitude. Au bout de quelques mois cependant,

l'apparition ne s'йtant pas renouvelйe, l'orgueil de l'esprit commenзa а

contrebalancer le tйmoignage des sens, et il se demanda de nouveau s'il

n'avait pas йtй dupй par eux. Afin de mieux infirmer cette autoritй,

dont tous ses raisonnemens ne l'affranchissaient pas complйtement, il

appela а son aide l'opinion de son mйdecin, en lui faisant la confidence

de son aventure. Le docteur, qui, а force de regarder dans les cerveaux

sans dйcouvrir la moindre trace de quelque chose qui ressemblвt а une

ame, йtait arrivй а une savante conviction de matйrialisme, ne manqua

pas de rire aux йclats en йcoutant le rйcit de la vision nocturne.

C'йtait peut-кtre la meilleure maniиre de guйrir son malade; car, de

cette faзon, en ayant l'air de prendre en dйrision sa prйoccupation, il

forзait, pour ainsi dire, son amour-propre а prendre parti dans la

cure. Il ne fut pas d'ailleurs, comme on s'en doute, fort embarrassй

d'expliquer а M. Desalleux son hallucination par un excиs de tension

de la fibre cйrйbrale, suivie d'une congestion et d'une йvacuation

sanguine, qui avait fait justement qu'il avait vu ce qu'il n'avait pas

vu. Puissamment rassurй par cette consultation, dont aucun accident ne

vint contredire la sagesse, M. Desalleux reprit peu а peu sa sйrйnitй

d'esprit, et presque toutes ses habitudes; il les modifia seulement en

ce sens, qu'il travailla avec une application moins opiniвtre, et se

livra par les conseils du docteur а quelques distractions de monde qu'il

avait fort йvitйes jusque lа.

Pour un homme d'йtude, que sa santй exile dans les salons, la seule

maniиre de rendre sa situation supportable, c'est de l'accepter

loyalement et sans nulle rйserve; c'est de se faire franchement, quoi

qu'il puisse lui en coыter, tout d'abord homme de plaisir. Il y a aux

choses que l'on fait avec conscience, mкme aux moins avenantes, je ne

sais quel entraоnement et quelle consolation; et puis, aprиs tout, il

n'est peut-кtre pas d'homme d'une nature si complйtement supйrieure,

qu'une occupation а laquelle se plaоt ce qu'on appelle la sociйtй,

c'est-а-dire tout le monde, ne puisse le distraire а son tour, s'il ne

prend pas trop conseil de sa morgue intellectuelle.

Employйes avec prйcaution, les femmes, dans ces sortes de cas, peuvent

devenir une excellente diversion; et aussi bien que personne, M.

Desalleux йtait en position de s'en assurer; car sans parler de quelques

avantages extйrieurs, le retentissement de ses succиs oratoires, et,

peut-кtre plus encore, le peu d'empressement qu'il montrait pour

d'autres succиs, l'avaient rendu l'objet de plus d'une fantaisie

fйminine. Mais il y avait dans la donnйe de sa vie quelque chose de trop

positif pour qu'il consentit а ce que mкme l'amour d'une femme y trouvвt

place sans condition. Entre les coeurs qui paraissaient vouloir se

donner а lui, il calcula quel йtait celui dont la bonne volontй

s'escompterait le plus convenablement, sous la forme d'un mariage, en

argent, utiles relations et autres avantages sociaux. La premiиre partie

de son roman ainsi arrкtйe, il vit sans dйplaisir que la fiancйe qui

lui procurerait tout cela йtait une jeune fille gracieuse, йlйgante et

spirituelle, et alors il se mit а l'aimer de toute la fureur dont il

йtait capable, avec approbation et privilйge de ses pиre et mиre,

jusqu'а ce que mariage s'ensuivit.

Depuis long-temps Orlйans n'avait pas vu une plus jolie fiancйe que

celle de M. Desalleux; depuis longtemps Orlйans n'avait pas vu de

famille plus heureuse que celle de M. Desalleux; depuis long-temps

Orlйans n'avait pas vu un bal de noces aussi joyeux et aussi brillant

que celui de M. Desalleux.

Aussi, ce soir-lа, pour un moment il avait laissй en paix son avenir, et

il vivait dans le prйsent. Fait prisonnier dans un coin du salon par

un plaideur qui avait pris ce temps pour lui recommander un procиs, il

regardait de temps en temps la pendule qui marquait une heure trois

quarts; il avait aussi remarquй que deux fois depuis minuit la mиre de

la mariйe йtait venue lui parler bas, que celle-ci avait rйpondu avec un

visage boudeur, et qu'elle ne dansait plus que d'un air prйoccupй. Tout

а coup, а la suite d'une contredanse, il crut s'apercevoir, а un certain

chuchotement qui courait dans l'assemblйe, qu'il venait de se passer

quelque chose. Ayant jetй les yeux, pendant que le plaideur plaidait

toujours, sur les places que sa femme et les demoiselles d'honneur

avaient occupйes pendant toute la soirйe, il ne les vit plus. Alors le

grave magistrat fit comme tous les autres hommes; faussant tout court

compagnie а l'argumentation de son solliciteur, il s'avanзa, par

d'habiles manoeuvres, vers la porte de l'appartement, et au moment oщ

des domestiques passaient chargйs de rafraоchissemens, il s'esquiva,

croyant n'avoir йtй remarquй par personne; ce qui йtait une grande

prйtention, car, depuis le moment oщ la mariйe avait quittй le bal,

toutes les demoiselles de dix-huit а vingt-cinq n'avaient plus perdu de

vue le mariй.

Au moment oщ il allait entrer dans la chambre nuptiale, il trouva sa

belle-mиre, qui en sortait avec les dignitaires dont la prйsence avait

йtй nйcessaire au coucher de la mariйe, et quelques matrones qui

s'йtaient jointes d'office au cortйge. D'un ton йmu, et en lui serrant

vivement la main, sa belle-mиre lui dit а voix basse quelques paroles;

on voyait qu'elle lui recommandait sa fille. M. Desalleux rйpondit par

quelques mots affectueux et par un sourire, et certes а cet instant il

ne songeait pas а Pierre Leroux.

Au moment oщ il ferma la porte de la chambre, sa fiancйe йtait dйjа

couchйe; par un arrangement qui lui parut йtrange, les rideaux du lit

avaient йtй tirйs sur elle; pas un bruit ne se faisait entendre.

La solennitй de ce silence, l'obstacle inattendu de ce rideau, dont

l'ouverture allait nйcessiter une certaine diplomatie, redoublиrent chez

le mariй un embarras d'autant plus facile а comprendre qu'il s'йtait

rarement donnй l'occasion de s'aguerrir, de maniиre а mener lestement de

pareilles rencontres. Son coeur battait violemment, et un frisson lui

courait par tous les membres, en regardant la robe et les parures de

noces, jetйes autour de lui dans un gracieux dйsordre. D'une voix mal

assurйe il appela sa fiancйe. N'ayant pas reзu de rйponse, il retourna,

peut-кtre pour gagner du temps, vers la porte, s'assura de nouveau

qu'elle йtait bien fermйe, puis s'approchant du lit, il йcarta doucement

le rideau.

A la lumiиre incertaine de la lampe de nuit qui йclairait la chambre,

une singuliиre vision lui apparut.

Prиs de sa fiancйe, dormant d'un profond sommeil, une chevelure noire,

et qui n'йtait pas celle d'une femme, se dessinait sur la blancheur

de l'oreiller, oщ elle occupait sa place. Etait-il la victime de

quelques-unes de ces mystifications destinйes а troubler les mystиres

de la nuit nuptiale? ou bien un audacieux usurpateur йtait-il venu le

dйtrфner, mкme avant son couronnement? Dans tous les cas, son substitut

prenait assez peu de souci de lui; car, ainsi que sa femme, il йtait

endormi d'un profond sommeil, et avait le visage tournй vers le fond

de l'alcфve. Au moment oщ M. Desalleux se penchait sur le lit pour

reconnaоtre les traits de cet hфte йtrange, un long soupir, comme celui

d'un homme qui se rйveille, traversa le silence; en mкme temps la face

de l'inconnu, se retournant vers lui, lui offrit une йpouvantable

ressemblance, celle de Pierre Leroux.

En se voyant pour la seconde fois en proie а cette horrible vision,

le magistrat aurait dы comprendre qu'il y avait dans sa vie quelque

mйchante action dont il lui йtait demandй compte: sa conscience, s'il

eыt voulu prendre le soin de l'interroger, n'eыt point йtй en peine de

lui apprendre quel йtait son crime; la chose une fois bien expliquйe,

ce qu'il aurait eu de mieux а faire, c'eыt йtй de se mettre en priиres

jusqu'au matin, puis, le jour venu, d'aller а sa paroisse faire dire

une messe pour le repos de l'ame de Pierre Leroux: au moyen de ces

expiations et de quelques aumфnes faites aux pauvres prisonniers,

peut-кtre eыt-il recouvrй le repos de sa vie, et se fыt-il pour jamais

dйrobй а l'obsession dont il йtait l'objet.

La pensйe de sa nuit de noces, qui l'occupait alors, ne lui permit pas

de songer а ce pieux recours. Le coeur chaud de dйsirs, il se sentit

le courage d'entrer en lutte ouverte avec le fantфme qui venait lui

disputer sa fiancйe, et il essaya de le saisir par sa chevelure pour

le jeter hors de l'appartement. Au mouvement qu'il fit, la tкte ayant

compris son intention commenзa а grincer des dents, et comme il avanзait

la main sans prйcaution, elle lui fit une morsure profonde: mais cette

blessure augmenta encore la rage du valeureux йpoux, il regarda autour

de lui pour chercher une arme, alla ramasser dans la cheminйe la barre

de fer qui servait а retenir les tisons, et, en dйchargeant de toutes

ses forces plusieurs coups sur le lit, il essayait de donner la mort а

la mort, et d'йcraser son hideux ennemi. Mais les choses se passaient

comme aux thйвtres de marionnettes en plein vent, oщ Polichinelle

esquive, en faisant le plongeon, les coups de bвton qu'on lui destine. A

chaque fois que la barre de fer se levait, la tкte faisait adroitement

un saut de cфtй et laissait frapper l'arme а vide. Cela dura quelques

minutes jusqu'а ce que, s'йlanзant par un bond prodigieux par-dessus

l'йpaule de son adversaire, elle disparut derriиre lui, sans qu'il pыt

la retrouver dans aucun coin de l'appartement et deviner par oщ elle

s'йtait йchappйe.

Aprиs une perquisition scrupuleuse, une fois qu'il lui fut prouvй qu'il

йtait bien maоtre du champ de bataille, il retourna auprиs de sa femme

qui, pendant le combat, avait miraculeusement continuй son sommeil, et,

malgrй le dйsordre _de la couche hymйnйe_ sur laquelle la tкte avait

laissй quelques traces sanglantes, il se disposait а en prendre

possession; mais, au moment oщ il soulevait le drap pour se glisser

dessous, il s'aperзut avec horreur qu'une vaste mare de sang chaud,

consйquence du sйjour qu'y avait fait son odieux rival, occupait sa

place et baignait les reins de sa fiancйe. Plus d'une heure se passa

sans qu'il fыt parvenu а йtancher ce sang, qui, malgrй tous ses efforts,

ne tarissait point. Un malheur n'arrive jamais seul. En tracassant dans

la chambre, il renversa la lampe qui l'йclairait et demeura dans une

obscuritй qui augmenta son embarras. Cependant la nuit s'йcoulait; et,

malgrй toutes les entraves que le ciel et la terre pourraient y mettre,

le magistrat avait jurй que son mariage serait consommй! Aprиs avoir

йtendu sur le drap humide deux ou trois couches de linge sec, qui ne

lui paraissaient pas devoir кtre de long-temps traversйes, il se coucha

bravement dessus; et, commenзant а appeler sa fiancйe des noms les plus

tendres, il essayait de la rйveiller. Celle-ci dormait toujours. Alors

il l'attira а lui, l'enlaзa dans ses bras et la couvrit de baisers; elle

continua son sommeil et parut insensible а toutes ses caresses. Que

signifiait cela? йtait-ce une feinte de jeune fille qui donnait pour

n'avoir point а faire les honneurs de sa virginitй mourante? Dans cette

nuit de sabbat, un sommeil surnaturel s'йtait-il abattu sur ses yeux?

Dans ce moment, le jour devait commencer а poindre; espйrant que ses

premiers rayons achиveraient de rompre tous les enchantemens odieux

auxquels il avait йtй en proie, M. Desalleux se leva et alla ouvrir les

persiennes et les rideaux de ses fenкtres, pour laisser pйnйtrer dans

l'appartement la clartй matinale; alors le malheureux vit pourquoi ce

sang ne tarissait point. Emportй par son fougueux courage, dans son duel

avec la tкte de Pierre Leroux, lorsqu'il croyait frapper sur elle, il

avait frappй sur la tкte de sa bien-aimйe: le coup avait йtй si rudement

portй qu'elle йtait morte sans mкme laisser йchapper un soupir; et, а

l'heure oщ il la contemplait, son sang n'avait pas encore fini de couler

par une profonde ouverture qu'il lui avait faite а la tempe gauche.

Nous laissons aux physiologistes а expliquer ce phйnomиne: mais en

voyant qu'il avait tuй sa femme, il fut saisi d'un accиs de rire

inextinguible, qui durait encore au moment oщ sa belle-mиre vint frapper

а la porte de la chambre, pour savoir comment les йpoux avaient passй la

nuit. Son effroyable gaietй redoubla lorsqu'il entendit la voix de la

mиre de la dйfunte. Courant lui ouvrir, il la saisit par le bras; et, la

traоnant en face du lit pour qu'elle contemplвt bien ce beau spectacle,

il fut atteint d'un redoublement de rire qui ne se calma que quand il

vint а haleter sous un hoquet furieux.

Accourus au cri terrible qu'avait jetй la pauvre mиre avant de

s'йvanouir, tous les habitans de la maison furent tйmoins de cette

horrible scиne, dont le bruit ne tarda pas а se rйpandre dans la ville.

Le matin mкme, sur un mandat du procureur-gйnйral, M. Desalleux fut

conduit dans la prison criminelle d'Orlйans, et on a remarquй depuis que

la chambre oщ il fut dйposй йtait celle qu'avait habitйe Pierre Leroux

jusqu'au moment de son exйcution.

La fin du magistrat fut un peu moins tragique.

Dйclarй, sur l'avis unanime des mйdecins, atteint de monomanie et de

folie furieuse, celui qui s'йtait cru destinй а remuer le monde par sa

parole fut conduit а l'hфpital des fous, et, durant plus de six mois, on

le tint enchaоnй dans une cellule obscure. Au bout de ce temps, comme il

n'avait donnй aucun signe de fйrocitй, on lui фta sa chaоne et il fut

mis а un rйgime plus doux.

Aussitфt qu'il eut la libertй de ses mouvemens, une йtrange folie,

qui ne le quitta plus, se dйclara chez lui; il croyait кtre artiste

funambule, et, du matin au soir, il dansait avec les gestes et tout

les mouvemens d'un homme qui tient un balancier et qui marche sure une

corde.

Un libraire d'Orlйans a eu l'idйe de recueillir en un volume les

plaidoyers qu'il avait prononcйs durant sa courte carriиre oratoire.

Trois йditions successives en ont йtй enlevйes. L'йditeur en prйpare une

quatriиme en ce moment.

LE GRAND D'ESPAGNE.

Lors de l'expйdition entreprise en 1823-4, par le roi Louis XVIII, pour

sauver Ferdinand VII du rйgime constitutionnel, je me trouvais, par

hasard, а Tours, sur la route d'Espagne.

La veille de mon dйpart, j'allai au bal chez une des plus aimables

femmes de cette ville oщ l'on sait s'amusait mieux que dans aucune autre

capitale de province; et, peu de temps avant le souper, car on soupe

encore а Tours, je me joignis а un groupe de causeurs au milieu duquel

un monsieur qui m'йtait inconnu racontait une aventure.

L'orateur, venu fort tard au bal, avait, je crois, dоnй chez le receveur

gйnйral. En entrant, il s'йtait mis а une table d'йcartй; puis, aprиs

avoir _passй_ plusieurs fois, au grand contentement de ses parieurs,

dont le _cфtй_ perdait, il s'йtait levй, vaincu par un sous-lieutenant

de carabiniers; et, pour se consoler, il avait pris part а une

conversation sur l'Espagne, sujet habituel de mille dissertations

inutiles.

Pendant le rйcit, j'examinais avec un intйrкt involontaire la figure et

la personne du narrateur. C'йtait un de ces кtres а mille faces qui ont

des ressemblances avec tant de types que l'observateur reste indйcis, et

ne sait s'il faut les classer parmi les gens de gйnie obscurs ou parmi

les intrigans subalternes.

D'abord il йtait dйcorй d'un ruban rouge; or ce symbole trop prodiguй ne

prйjuge plus rien en faveur de personne; il avait un habit vert, et je

n'aime pas les habits verts au bal, lorsque la mode ordonne а tout le

monde d'y porter un habit noir; puis il avait de petites boucles d'acier

а ses souliers, au lieu d'un noeud de ruban; sa culotte йtait d'un

casimir horriblement usй, sa cravate mal mise; bref, je vis bien qu'il

ne tenait pas beaucoup au costume: ce pouvait кtre un artiste!

Ses maniиres et sa voix avaient je ne sais quoi de commun, et sa figure,

en proie aux rougeurs que les travaux de la digestion y imprimaient, ne

rehaussait par aucun trait saillant l'ensemble de sa personne; il avait

le front dйcouvert et peu de cheveux sur la tкte. D'aprиs tous ces

diagnostics, j'hйsitais а en faire, soit un conseiller de prйfecture,

soit un ancien commissaire des guerres; lorsque, lui voyant poser la

main sur la manche de son voisin d'une maniиre magistrale, je le jetai

dans la classe des plumitifs, des bureaucrates et consorts.

Enfin je fus tout-а-fait convaincu de la vйritй de mon observation en

remarquant qu'il n'йtait йcoutй que pour son histoire; aucun de ses

auditeurs ne lui accordait cette attention soumise et ces regards

complaisans qui sont le privilйge des gens hautement considйrйs.

Je ne sais si vous voyez bien l'homme, se bourrant le nez de prises

de tabac, parlant avec la prestesse des gens empressйs de finir leur

discours, de peur qu'on ne les abandonne; du reste s'exprimant avec une

grande facilitй, contant bien, peignant d'un trait, et jovial comme un

loustic de rйgiment.

Pour vous sauver l'ennui des digressions, je me permets de traduire

son histoire en style de conteur, et d'y donner cette faзon didactique

nйcessaire aux rйcits qui, de la causerie familiиre, passent а l'йtat

typographique.

Quelque temps aprиs son entrйe а Madrid, le grand-duc de Berg invita les

principaux personnages de cette ville а une fкte franзaise offerte par

l'armйe а la capitale nouvellement conquise. Malgrй la splendeur du

gala, les Espagnols n'y furent pas trиs-rieurs; leurs femmes dansиrent

peu; en somme, les conviйs jouиrent, et perdirent ou gagnиrent beaucoup.

Les jardins du palais йtaient illuminйs assez splendidement pour que les

dames pussent s'y promener avec autant de sйcuritй qu'elles l'eussent

fait en plein jour... La fкte йtait impйrialement belle, et rien ne

fut йpargnй dans le but de donner aux Espagnols une haute idйe de

l'empereur, s'ils voulaient le juger d'aprиs ses lieutenans.

Dans un bosquet assez voisin du palais, entre une heure et deux du

matin, plusieurs militaires franзais s'entretenaient des chances de la

guerre, et de l'avenir peu rassurant que pronostiquait l'attitude mкme

des Espagnols prйsens а cette pompeuse fкte.

--Ma foi, dit un Franзais dont le costume indiquait le chirurgien en

chef de quelque corps d'armйe, hier j'ai formellement demandй mon rappel

au prince Murat. Sans avoir prйcisйment peur de laisser mes os dans la

Pйninsule, je prйfиre aller panser les blessures faites par nos bons

voisins les Allemands; leurs armes ne vont pas si avant dans le torse

que les poignards castillans... Puis, la crainte de l'Espagne est,

chez moi, comme une superstition... Dиs mon enfance j'ai lu des livres

espagnols, un tas d'aventures sombres et mille histoires de ce pays, qui

m'ont vivement prйvenu contre les moeurs de ses habitans... Eh bien!

depuis notre entrйe а Madrid, il m'est arrivй d'кtre dйjа, sinon le

hйros, du moins le complice de quelque pйrilleuse intrigue, aussi noire,

aussi obscure que peut l'кtre un roman de lady Radcliffe... Or comme

j'йcoute assez mes pressentimens, dиs demain je dйtale... Murat ne me

refusera certes pas mon congй; car, nous autres, grвces aux services

secrets que nous rendons, nous avons des protections toujours

efficaces...

--Puisque tu tires ta crampe, dis-nous ton йvйnement!... s'йcria un

colonel, vieux rйpublicain qui du beau langage et des courtisaneries

impйriales ne se souciait guиre.

Lа-dessus le chirurgien en chef regarda soigneusement autour de lui,

parut chercher а reconnaоtre les figures de ceux qui l'environnaient;

et, sыr qu'aucun Espagnol n'йtait dans le voisinage, il dit:

--Puisque nous sommes tous Franзais!... volontiers, colonel Charrin...

--Il y a six jours, reprit-il, je revenais tranquillement а mon logis,

vers onze heures du soir, aprиs avoir quittй le gйnйral Latour, dont

l'hфtel se trouve а quelques pas du mien, dans ma rue; nous sortions

tous deux de chez l'ordonnateur en chef, oщ nous avions fait une

bouillotte assez animйe... Tout а coup, au coin d'une petite rue, deux

inconnus, ou plutфt deux diables, se jettent sur moi, et m'entortillent

la tкte et les bras dans un grand manteau... Je criai, vous devez me

croire, comme un chien fouettй; mais le drap йtouffa ma voix, puis je

fus transportй dans une voiture avec une rapiditй merveilleuse; et,

quand mes deux compagnons me dйbarrassиrent du sacrй manteau, j'entendis

une voix de femme et ces dйsolantes paroles dites en mauvais franзais:

--Si vous criez ou si vous faites mine de vous йchapper, si vous vous

permettez le moindre geste йquivoque, le monsieur qui est devant

vous est capable de vous poignarder sans scrupule. Ainsi tenez-vous

tranquille. Maintenant je vais vous apprendre la cause de votre

enlиvement... Si vous voulez vous donner la peine d'йtendre votre main

vers moi, vous trouverez entre nous deux vos instrumens de chirurgie que

nous avons envoyй chercher chez vous de votre part; ils vous seront sans

doute nйcessaires. Nous vous emmenons dans une maison oщ votre prйsence

est indispensable... Il s'agit de sauver l'honneur d'une dame. Elle est

en ce moment sur le point d'accoucher d'un enfant dont elle fait prйsent

а son amant а l'insu de son mari. Quoique celui-ci quitte peu sa femme

dont il est toujours passionnйment йpris, et qu'il la surveille avec

toute l'attention de la jalousie espagnole, elle a su lui cacher

sa grossesse. Il la croit malade. Nous vous emmenons pour faire

l'accouchement. Ainsi vous voyez que les dangers de l'entreprise ne vous

concernent pas: seulement obйissez-nous; autrement l'ami de cette dame,

qui est en face de vous dans la voiture, et qui ne sait pas un mot de

franзais, vous poignarderait а la moindre imprudence...

--Et qui кtes-vous, lui dis-je en cherchant la main de mon

interlocutrice, dont le bras йtait enveloppй dans la manche d'un habit

d'uniforme...

--Je suis la camariste de madame, sa confidente, et toute prкte а vous

rйcompenser par moi-mкme, si vous vous prкtez galamment aux exigences de

notre situation.

--Volontiers!... dis-je en me voyant embarquй de force dans une aventure

dangereuse.

Alors, а la faveur de l'ombre, je vйrifiai si la figure et les formes

de la camariste йtaient en harmonie avec toutes les idйes que les sons

riches et gutturaux de sa voix m'avaient inspirйes...

La camariste s'йtait sans doute soumise par avance а tous les hasards de

ce singulier enlиvement, car elle garda le plus complaisant de tous les

silences, et la voiture n'eut pas roulй pendant plus de dix minutes dans

Madrid qu'elle reзut et me rendit un baiser trиs-passionnй.

Le monsieur que j'avais en vis-a-vis ne s'offensa point de quelques

coups de pied dont je le gratifiai fort involontairement; mais comme il

n'entendait pas le franзais, je prйsume qu'il n'y fit pas attention.

--Je ne puis кtre votre maоtresse qu'а une seule condition, me dit la

camariste en rйponse aux bкtises que je lui dйbitais, emportй par la

chaleur d'une passion improvisйe, а laquelle tout faisait obstacle.

--Et laquelle?...

--Vous ne chercherez jamais а savoir а qui j'appartiens... Si je viens

chez vous, ce sera de nuit, et vous me recevrez sans lumiиre.

Notre conversation en йtait lа quand la voiture arriva prиs d'un mur de

jardin.

--Laissez-moi vous bander les yeux!... me dit la camariste; mais vous

vous appuyerez sur mon bras, et je vous conduirai moi-mкme.

Puis la camariste me serra sur les yeux et noua fortement derriиre ma

tкte un mouchoir trиs-йpais.

J'entendis le bruit d'une clef mise avec prйcaution dans la serrure

d'une petite porte sans doute par le silencieux amant que j'avais eu

pour vis-а-vis; et bientфt la femme de chambre, au corps cambrй, et qui

avait du _meneho_ dans son allure, me conduisit, а travers les allйes

sablйes d'un grand jardin, jusqu'а un certain endroit, oщ elle s'arrкta.

Par le bruit que nos pas firent dans l'air, je prйsumai que nous йtions

devant la maison.

--Silence, maintenant!... me dit-elle а l'oreille, et veillez bien sur

vous-mкme!... Ne perdez pas de vue un seul de mes signes, car je ne

pourrai plus vous parler sans danger pour nous deux, et il s'agit en ce

moment de vous sauver la vie.

Puis, elle ajouta, mais а haute voix:

--Madame est dans une chambre au rez-de-chaussйe; pour y arriver, il

nous faudra passer dans la chambre et devant le lit de son mari; ainsi

ne toussez pas, marchez doucement, et suivez-moi bien, de peur de

heurter quelques meubles, ou de mettre les pieds hors du tapis que j'ai

disposй sous nos pas...

Ici l'amant grogna sourdement, comme un homme impatientй de tant de

retards. La camariste se tut; j'entendis ouvrir une porte, je sentis

l'air chaud d'un appartement, et nous allвmes а pas de loup, comme des

voleurs en expйdition.

Enfin la douce main de la camariste m'фta mon bandeau.

Je me trouvai dans une grande chambre, haute d'йtage, et mal йclairйe

par une seule lampe fumeuse. La fenкtre йtait ouverte, mais elle avait

йtй garnie de gros barreaux de fer par le jaloux mari; j'йtais jetй lа

comme au fond d'un sac.

Il y avait а terre, sur une natte, une femme magnifique, dont la tкte

йtait couverte d'un voile de mousseline, mais а travers lequel ses yeux

pleins de larmes brillaient de tout l'йclat des йtoiles. Elle serrait

avec force sur sa bouche un mouchoir de batiste, et le mordait si

vigoureusement que ses dents l'avaient dйchirй et y йtaient entrйes а

moitiй... Jamais je n'ai vu si beau corps, mais ce corps se tordait

sous la douleur comme se tord une corde de harpe jetйe au feu. La

malheureuse avait fait deux arcs-boutans de ses jambes, en les appuyant

sur une espиce de commode; et, de ses deux mains, elle se tenait aux

bвtons d'une chaise en tendant ses bras, dont toutes les veines йtaient

horriblement gonflйes. Elle ressemblait ainsi а un criminel dans les

angoisses de la question...

Du reste, pas un cri, pas d'autre bruit que le sourd craquement de ses

os, et nous йtions lа, tous trois, muets, immobiles...

Les ronflemens du mari retentissaient avec une constante rйgularitй...

Je voulus examiner la camariste, mais elle avait remis le masque dont

elle s'йtait sans doute dйbarrassйe pendant la route, et je ne pus

voir que deux yeux noirs et des formes bien prononcйes qui bombaient

fortement son uniforme. L'amant йtait йgalement masquй. Quand il arriva,

il jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de sa maоtresse, et

replia en double sur la figure le voile de mousseline.

Lorsque j'eus soigneusement observй cette femme, je reconnus, а certains

symptфmes jadis remarquйs dans une bien triste circonstance de ma vie,

que l'enfant йtait mort; alors je me penchai vers la camariste pour

l'instruire de cet йvйnement.

En ce moment, le dйfiant inconnu tira son poignard; mais j'eus le temps

de tout dire а la femme-de-chambre, qui lui cria deux mots а voix basse.

En entendant mon arrкt, l'amant eut un lйger frisson qui passa sur

lui de pied а la tкte comme un йclair, et il me sembla voir pвlir sa

physionomie sous son masque de velours noir.

La camariste, saisissant un moment oщ cet homme au dйsespoir regardait

la mourante qui devenait violette, me montra, par un geste, des verres

de limonade tout prйparйs sur une table, en me faisant un signe nйgatif.

Je compris qu'il fallait m'abstenir de boire, malgrй l'horrible chaleur

qui me mettait en nage.

Tout а coup l'amant ayant soif prit un de ces verres, et but environ la

moitiй de la limonade qu'il contenait.

En ce moment, la dame eut une convulsion violente qui m'annonзa l'heure

favorable а la crise; et, prenant ma lancette, je la saignai, de force,

au bras droit avec assez de bonheur. La camariste reзut dans des

serviettes le sang qui jaillissait abondamment; puis l'inconnue tomba

dans un abattement propice а mon opйration... Je m'armai de courage, et

je pus, aprиs une heure de travail, extraire l'enfant par morceaux.

L'Espagnol, ne pensant plus а m'empoisonner, en comprenant que je venais

de sauver sa maоtresse, pleurait sous son masque, et de grosses larmes

roulaient, par instans, sur son manteau.

Du reste, la femme ne jeta pas un cri, mais elle mordait son mouchoir,

tressaillait comme une bкte fauve surprise, et suait а grosses gouttes.

Dans un instant horriblement critique, elle fit un geste pour montrer la

chambre de son mari; le mari venait de se retourner; et, de nous quatre,

elle seule avait entendu le froissement des draps, le bruissement du lit

ou des rideaux.

Nous nous arrкtвmes, et а travers les trous de leurs masques, la

camariste et l'amant se jetиrent des regards de feu...

Profitant de cette espиce de relвche, j'йtendis la main pour prendre

le verre de limonade que l'inconnu avait entamй; mais lui, croyant que

j'allais boire un des verres pleins, bondit aussi lйgиrement qu'un chat,

et posa son long poignard sur les deux verres empoisonnйs. Il me laissa

le sien, en me faisant un signe de tкte pour me dire d'en boire le

reste. Il y avait tant de choses, d'idйes, de sentiment, dans ce signe

et dans son vif mouvement, que je lui pardonnai presque les atroces

combinaisons mйditйs pour tuer et ensevelir toute mйmoire de ces

йvйnemens.

Il me serra la main lorsque j'eus achevй de boire; puis, aprиs

avoir laissй йchapper un mouvement convulsif, il enveloppa lui-mкme

soigneusement les dйbris de son enfant; et quand, aprиs deux heures

de soins et de craintes, nous eыmes, la camariste et moi, recouchй sa

maоtresse, il me serra de nouveau les mains, et mit а mon insu, dans ma

poche, des diamans sur papier. Mais, par parenthиse, comme j'ignorais

le somptueux cadeau de l'Espagnol, mon domestique me vola ce trйsor le

surlendemain, et s'est enfui nanti d'une vraie fortune.

Je dis а l'oreille de la femme-de-chambre, et bien bas, les prйcautions

qui restaient а prendre; puis je manifestai l'intention d'кtre libre. La

camariste resta prиs de sa maоtresse, circonstance qui ne me rassura pas

excessivement; mais je rйsolus de me tenir sur mes gardes. L'amant fit

un paquet de l'enfant mort et des linges teints du sang de sa maоtresse;

puis il le serra fortement, le cacha sous son manteau; et, me passant

la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer, il sortit le

premier, en m'invitant par un geste а tenir le pan de son habit; ce que

je fis, non sans donner un dernier regard а la camariste. Elle arracha

son masque en voyant l'Espagnol dehors, et me montra la plus dйlicieuse

figure du monde.

Je traversai les appartemens а la suite de l'amant; et quand je me

trouvai dans le jardin, en plein air, j'avoue que je respirai comme si

l'on m'eыt фtй un poids йnorme de dessus la poitrine. Je marchais а

une distance respectueuse de mon guide, en veillant sur ses moindres

mouvemens avec la plus grande attention.

Arrivйs а la petite porte, il me prit par la main, et m'appuya sur les

lиvres un cachet, montй en bague, que je lui avais vu а un doigt de la

main gauche. Je compris toute la valeur de ce signe йloquent. Nous nous

trouvвmes dans la rue; et, au lieu de la voiture, deux chevaux nous

attendaient. Nous montвmes chacun sur une des deux bкtes; mon Espagnol

s'empara de ma bride, la tint dans sa main gauche, prit entre ses dents

les guides de sa monture, car il avait son paquet sanglant dans sa

main droite, et nous partоmes avec la rapiditй de l'йclair. Il me fut

impossible de remarquer le moindre objet qui pыt servir а me faire

reconnaоtre la route que nous parcourыmes. Au petit jour, je me trouvai

prиs de ma porte, et l'Espagnol s'enfuit, en se dirigeant vers la porte

d'Atocha...

--Et vous n'avez rien aperзu qui puisse vous faire soupзonner а quelle

femme vous aviez affaire?... dit un officier au chirurgien.

--Une seule chose... reprit-il. Quand je saignai l'inconnue, je

remarquai sur son bras, а peu prиs au milieu, une petite envie, grosse

comme une lentille, et environnйe de poils bruns... Puis le palais m'a

paru magnifique, immense; la faзade ne finissait pas...

En ce moment, l'indiscret chirurgien s'arrкta, pвlit. Tous les yeux

fixйs sur les siens en suivirent la direction; et les Franзais virent

un Espagnol enveloppй d'un manteau, dont le regard de feu brillait dans

l'ombre, au milieu d'une touffe d'orangers oщ il se tenait debout.

L'йcouteur disparut aussitфt avec une lйgиretй de sylphe, quand un jeune

sous-lieutenant s'йlanзa vivement sur lui.

--Sarpйjeu! mes amis, s'йcria le chirurgien, cet oeil de basilic m'a

glacй. J'entends sonner des cloches dans mes oreilles; et je vous fais

mes adieux... vous m'enterrez ici!...

--Es-tu bкte!... dit le colonel Charrin. Lecamus s'est mis а la piste

l'espion, il saura bien nous en rendre raison.

--Hй bien! Lecamus?... s'йcriиrent les officiers, en voyant revenir le

sous-lieutenant tout essoufflй.

--Au diable!... rйpondit Lecamus. Il a passй, je crois, а travers les

murailles; et, comme je ne pense pas qu'il soit sorcier, il est sans

doute de la maison! il en connaоt les passages, les dйtours, et m'a

facilement йchappй.

--Je suis perdu!... dit le chirurgien d'une voix sombre.

--Allons, sois calme!... rйpondirent les officiers; nous nous mettrons

а tour de rфle chez toi, jusqu'а ton dйpart... et, pour ce soir, nous

t'accompagnerons.

En effet, trois jeunes officiers, qui ayant perdu leur argent au jeu ne

savaient plus que faire, reconduisirent le chirurgien а son logement, et

s'offrirent а rester chez lui, ce qu'il accepta.

Le surlendemain, il avait obtenu son renvoi en France, et faisait tous

ses prйparatifs pour partir avec une dame а laquelle Murat donnait une

forte escorte. Il achevait de dоner en compagnie de ses amis, lorsque

son domestique vint le prйvenir qu'une jeune dame voulait lui parler. Le

chirurgien et les trois officiers descendirent aussitфt; mais l'inconnue

ne put que dire а son amant:

--Prenez garde!...

Elle tomba morte.

C'йtait la camariste qui, se sentant empoisonnйe, espйrait arriver а

temps pour sauver le chirurgien.

Le poison la dйfigura complйtement.

--Diable! diable!... s'йcria Lecamus, voilа ce qui s'appelle aimer!...

il n'y a qu'une Espagnole au monde qui puisse trotter avec un monstre de

poison dans son bocal!...

Le chirurgien restait singuliиrement pensif. Enfin, pour noyer les

sinistres pressentimens qui le tourmentaient, il se remit а table et but

immodйrйment, ainsi que ses compagnons; puis tous, а moitiй ivres, se

couchиrent de bonne heure.

Au milieu de la nuit, le chirurgien fut rйveillй par le bruit aigu que

firent les anneaux de ses rideaux violemment tirйs sur les tringles. Il

se mit sur son sйant, en proie а cette trйpidation mйcanique de toutes

les fibres qui nous saisit au moment d'un semblable rйveil. Alors

il vit, debout devant lui, un Espagnol enveloppй dans son manteau.

L'inconnu lui jetait le mкme regard brыlant, parti du buisson pendant la

fкte, et par lequel il avait dйjа йtй si fatalement saisi.

Le chirurgien cria: Au secours!... A moi, mes amis!

Mais, а ce cri de dйtresse, l'Espagnol rйpondit d'abord par un rire

amer:

--L'opium croоt pour tout le monde!... dit-il.

Puis, aprиs cette espиce de sentence, il lui montra ses trois amis

profondйment endormis; et, tirant avec brusquerie de dessous son manteau

un bras de femme rйcemment coupй, il le prйsenta vivement au chirurgien,

en lui montrant un signe semblable а celui qu'il avait si imprudemment

dйcrit:

--Est-ce bien le mкme?... demanda-t-il.

A la lueur d'une lanterne posйe sur le lit, le chirurgien, glacй

d'effroi, rйpondit par un signe de tкte; et, sans plus ample

information, le mari de l'inconnu lui plongea son poignard dans le

coeur!...

--Le conte est furieusement brun, dit un des auditeurs, mais il est

encore plus invraisemblable; car pourriez-vous m'expliquer qui, du mort

ou de l'Espagnol, vous a racontй cela?...

--Monsieur, rйpondit le narrateur, piquй de l'observation, comme fort

heureusement le coup de poignard que j'ai reзu a glissй а droite au

lieu d'aller а gauche, vous me permettrez de savoir un peu ma propre

histoire... Je vous jure qu'il y a encore des nuits oщ je vois en rкve

les deux sacrйs yeux...

L'ancien chirurgien en chef s'arrкta, pвlit, et resta, la bouche

ouverte, dans un vйritable йtat d'йpilepsie.

Nous nous retournвmes tous du cфtй du salon. A la porte йtait un grand

d'Espagne, un _afrancesados_ en exil, et arrivй depuis quinze jours en

Touraine, avec sa famille. Il apparaissait pour la premiиre fois dans

le monde; et, venu fort tard, il visitait les salons, accompagnй de sa

femme dont le bras droit restait immobile.

Nous nous sйparвmes en silence pour laisser passer ce couple, que nous

ne vоmes pas sans une йmotion profonde.

C'йtait un vrai tableau de Murillo! Le mari avait, sous des orbites

creusйs et noircis, des yeux de feu. Sa face йtait dessйchйe, son crвne

sans cheveux, et son corps d'une maigreur effroyable.--La femme!...

imaginez-la?--non!--vous ne la feriez pas vraie.--Elle avait une

admirable taille; elle йtait pвle, mais belle encore; son teint, par un

privilйge inouп pour une Espagnole, йtait йclatant de blancheur; mais

son regard tombait sur vous comme un jet de plomb fondu... son beau

front, ornй de perles, et blanc, ressemblait au marbre d'une tombe; il y

avait un mort enseveli dans son coeur!... C'йtait la douleur espagnole

dans tout son lustre.

Inutile de dire que le chirurgien avait disparu.

--Madame, demandai-je а la comtesse vers la fin de la soirйe, par quel

йvйnement avez-vous donc perdu le bras?

--Dans la guerre de l'indйpendance... dit-elle.



Wyszukiwarka

Podobne podstrony:
komedia ludzka t 1 balzac h I25YXTEQIFMPF4AORYPXEVSTZF6RP7Y7HWJSWFA
Balzac Honoriusz Komedia ludzka 6 Pulkownik Chabert
Balzac Honoriusz Komedia ludzka 4 Honoryna
Contest 32 CS
Balzac Honoriusz Kobieta trzydziestoletnia(z txt)
Balzac Honoriusz Komedia ludzka 4 Kobieta porzucona
Honoré de Balzac Muza z zaścianka
Balzac Honoriusz Komedia ludzka 6 Kuratela
Balzac Honore Fizjologia małżeństwa
Balzac Honoriusz Komedia ludzka 6 Drugie studium kobiety
Balzac Honoriusz Komedia ludzka 1 Bal w Sceaux
Ojciec Goriot Balzaca, DLA MATURZYSTÓW, Pozytywizm
litis contestatio
Balzac La Peau? chagrin
Balzac, Honore? Petrilla
Balzac Honore Ojciec Goriot
balzac honoriusz komedia ludzka iv goltxrjzjqm4uyvkbwvziybb27k4izderoffnri GOLTXRJZJQM4UYVKBWVZIYBB
Honoré de Balzac Córka Ewy
balzac honoriusz komedia ludzka vi np4epu5j65dddktgs7ytm4cv2bofzlpo5c2gtbq NP4EPU5J65DDDKTGS7YTM4CV

więcej podobnych podstron