CONTES BRUNS.
Par
Honorй de Balzac, Philarиte Chasles et Charles Rabou.
PARIS.
MDCCCXXXII.
[Note du transcripteur: Ce text utilise l'orthographe du XIXe siиcle:
siиge = siйge, complиtement = complйtement, вme = ame, savants = savans,
documents = documens, etc.]
UNE CONVERSATION
ENTRE ONZE HEURES ET MINUIT.
Je frйquentais l'hiver dernier une maison, la seule peut-кtre oщ
maintenant, le soir, la conversation йchappe а la politique et aux
niaiseries de salon. Lа viennent des artistes, des poиtes, des hommes
d'йtat, des savans, des jeunes gens occupйs de chasse, de chevaux, de
femmes, de jeu, ailleurs, de toilette, mais qui, dans cette rйunion,
prennent sur eux de dйpenser leur esprit, comme ils prodiguent ailleurs
leur argent ou leurs fatuitйs.
Ce salon est le dernier asile oщ se soit rйfugiй l'esprit franзais
d'autrefois, avec sa profondeur cachйe, ses mille dйtours, sa politesse
exquise. Lа vous trouverez encore quelque spontanйitй dans les coeurs,
de l'abandon, de la gйnйrositй dans les idйes. Nul ne pense а garder sa
pensйe pour un drame, ne voit des livres dans un rйcit. Personne ne vous
apporte le hideux squelette de la littйrature, а propos d'une saillie
heureuse ou d'un sujet intйressant.
Pendant la soirйe que je vais raconter, le hasard, ou plutфt l'habitude,
avait rйuni plusieurs personnes auxquelles d'incontestables mйrites
ont valu des rйputations europйennes. Ceci n'est point une flatterie
adressйe а la France; plusieurs йtrangers йtaient parmi nous; et, par
cas fortuit, les hommes qui brillиrent le plus n'йtaient pas les
plus cйlиbres. Ingйnieuses rйparties, observations fines, railleries
excellentes, peintures dessinйes avec une nettetй brillante, pйtillиrent
et se pressиrent sans apprкt, se prodiguиrent sans dйdain comme sans
recherche, mais furent dйlicieusement senties, dйlicatement savourйes.
Les gens du monde se firent surtout remarquer par une grвce, par une
verve tout artistiques.
Vous trouverez ailleurs, en Europe, d'йlйgantes maniиres, de la
cordialitй, de la bonhomie, de la science; mais а Paris seulement,
dans ce salon et dans quelques autres encore, se rencontre l'esprit
particulier qui donne а toutes ces qualitйs sociales un agrйable
et capricieux ensemble, je ne sais quelle allure fluviale qui fait
facilement serpenter cette profusion de pensйes, de formules, de contes,
de documens historiques. Paris, capitale du goыt, connaоt seul cette
science qui change une conversation en une joute, oщ chaque nature
d'esprit se condense par un trait, oщ chacun dit sa phrase et jette
son expйrience dans un mot, oщ tout le monde s'amuse, se dйlasse et
s'exerce.
Aussi, lа seulement, vous йchangerez vos idйes, lа vous ne porterez pas,
comme le dauphin de la fable, quelque singe sur vos йpaules; lа vous
serez compris, et vous ne risquerez pas de mettre au jeu des piиces d'or
contre du billon; lа, des secrets bien trahis; lа, des causeries lйgиres
et profondes ondoyent, tournent, changent d'aspect et de couleurs а
chaque phrase. Les critiques vives, les rйcits pressйs abondent; les
yeux йcoutent; les gestes interrogent; la physionomie rйpond; tout est
esprit et pensйe.
Jamais le phйnomиne oral qui, bien йtudiй, bien maniй, fait la puissance
de l'acteur et du conteur, ne m'avait si complйtement ensorcelй; je ne
fus pas seul soumis а ces doux prestiges; nous passвmes tous une soirйe
dйlicieuse.
Entre onze heures et minuit, la conversation, jusque lа brillante,
antithйtique, devint conteuse, elle entraоna dans son cours prйcipitй de
curieuses confidences, plusieurs portraits, mille folies.
Un savant, avec lequel je fis de conserve la route de la rue
Saint-Germain-des-Prйs а l'Observatoire royal, regarda cette ravissante
improvisation comme intraduisible; mais, dans ma tйmйritй de disputeur,
je m'engageai presque а reproduire les plaisirs de cette soirйe, moins
pour soutenir mon opinion que pour donner а mes йmotions la vie factice
du souvenir, la distance qui se trouve entre la parole et l'йcrit. Mais
en voulant tвcher de laisser а ces choses leur verdeur, leur abrupte
naturel, leurs fallacieuses sinuositйs, j'ai pris la conversation а
l'heure oщ chaque rйcit nous attacha vivement. S'il fallait peindre le
moment oщ tous les esprits luttиrent, oщ toutes les opinions brыlиrent,
oщ la pensйe imita les gerbes йblouissantes d'un feu d'artifice, cette
entreprise serait une folie, et une folie ennuyeuse peut-кtre.
Donc, reprйsentez-vous assises autour d'une cheminйe, dans un salon
йlйgant, une douzaine de personnes dont toutes les physionomies, plus ou
moins tourmentйes, plus ou moins belles, expriment des passions ou des
pensйes. Trois femmes aimables, bien mises, gracieuses, dont la voix
йtait douce, prйsidaient cette scиne, а laquelle aucune sйduction ne
manqua, pour moi, du moins. A la lueur des lampes, quelques artistes
dessinaient en йcoutant, et souvent je vis la sйpia se sйcher dans leurs
pinceaux oisifs. Le salon йtait dйjа par lui-mкme un tableau tout fait,
et plus d'un peintre se trouvait lа, capable de le bien exйcuter.
Nous fыmes redevables а un vieux militaire de la tournure que prit la
conversation. Il venait d'achever une partie dans un salon voisin, et
lorsqu'il se planta tout droit devant la cheminйe, en relevant les deux
pans de son habit bleu, l'une des dames lui dit:
--Eh bien! gйnйral, avez-vous gagnй?...
--Oh! mon Dieu non... Je ne puis pas toucher une carte...
Mкme question faite а quelques joueurs qui songeaient sans doute а
s'йvader, il se trouva, comme toujours, que tout le monde avait а se
plaindre du jeu.
Rйcapitulation savamment faite, il advint qu'un sculpteur qui, а ma
connaissance, avait perdu vingt-cinq louis, fut atteint et convaincu
d'avoir gagnй six cents francs.
--Bah! les plaies d'argent ne sont pas mortelles... dit mon savant, et
tant qu'un homme n'a pas perdu ses deux oreilles...
--Un homme peut-il perdre ses deux oreilles? demanda la dame.
--Pour les perdre il faut les jouer... rйpondit un mйdecin.
--Mais les joue-t-on?...
--Je le crois bien!... s'йcria le gйnйral en levant un de ses pieds pour
en prйsenter la plante au feu.
J'ai connu en Espagne, reprit-il, un nommй Bianchi, capitaine au 6e de
ligne,--il a йtй tuй au siйge de Tarragone,--qui joua ses oreilles pour
mille йcus. Il ne les joua pas, pardieu, il les paria bel et bien; mais
le pari est un jeu. Son adversaire йtait un autre capitaine du mкme rйgiment,
Italien comme lui, comme lui mauvais garnement, deux vrais diables ensemble,
mais bons officiers, excellens militaires.
Nous йtions donc au bivouac, en Espagne. Bianchi avait besoin de mille
йcus pour le lendemain matin, et comme il ne possйdait que quinze cents
francs, il se mit а jouer aux dйs sur un tambour avec son camarade,
pendant que leurs compagnies prйparaient le souper.
Il y avait, ma foi, trois beaux quartiers de chиvre qui cuisaient dans
une marmite, prиs de nous; et nous autres officiers nous regardions
alternativement et le jeu et la chиvre qui frissonnait fort agrйablement
а nos oreilles; car nous n'avions rien mangй depuis le matin. Nos
soldats revenaient un а un de la chasse, apportant du vin et des fruits.
Nous avions un bon repas en perspective. La marmite йtait suspendue
au-dessus du feu par trois perches arrangйes en faisceau, et assez
йloignйes du foyer pour ne pas brыler; mais d'ailleurs les soldats, avec
cet instinct merveilleux qui les caractйrise, avaient fait un petit
rempart de terre autour du feu--Bianchi perdit tout; il ne dit pas un
mot; il resta comme il йtait, accroupi; mais il se croisa les bras sur
la poitrine, regarda le feu, le ciel, et par momens son adversaire.
Alors j'avais peur qu'il ne fоt quelque mauvais coup; il semblait
vouloir lui manger les entrailles. Enfin il se leva brusquement, comme
pour fuir une tentation. En se levant, il renversa l'une des trois
perches qui soutenaient la marmite, et--voilа la chиvre et notre souper
а tous les diables!... Nous restвmes silencieux; et, quoique ventre
affamй ne porte guиre de respect aux passions, nous n'osвmes rien lui
dire, tant il nous faisait peine а voir... L'autre comptait son argent.
Alors Bianchi se mit а rire. Il regarda la marmite vide, et pensa
peut-кtre alors qu'il n'avait pas plus de souper que d'argent. Il se
tourna vers son camarade, puis avec un sourire d'Italien:
--Veux-tu parier mille йcus, lui dit-il en montrant une sentinelle
espagnole postйe а cent cinquante pas environ de notre front de
bandiиre, et dont nous apercevions la baпonnette au clair de la lune,
veux-tu parier tes mille йcus que, sans autre arme que le briquet de
ton caporal,--et il prit le sabre d'un nommй _Garde-а-Pied_,--je vais
а cette sentinelle, j'en apporte le coeur, je le fais cuire et le
mange...
--Cela va!... dit l'autre; mais--si tu ne rйussis pas...
--Eh bien! _corro di Baccho_--il jura un peu mieux que cela; mais il
faut gazer le mot pour ces dames,--tu me couperas les deux oreilles...
--Convenu!... dit l'autre.
--Vous кtes tйmoins du pari!... s'йcria Bianchi d'un air triomphant, en
se tournant vers nous...
Et il partit.
Nous n'avions plus envie de manger, nous autres. Cependant, nous nous
levвmes tous pour voir comment il s'y prendrait, mais nous ne vоmes rien
du tout. En effet, il tourna par un sentier, rampa comme un serpent;
bref, nous n'entendоmes pas seulement le bruit que peut faire une
feuille en tombant. Nos yeux ne quittaient pas de vue la sentinelle.
Tout а coup, un petit gйmissement de rien, un--_heu_!... profond et
sourd nous fit tressaillir. Quelque chose tomba... Paoud!--Et nous ne
vоmes plus la sacrйe--excusez-moi, mesdames!--baпonnette.
Cinq minutes aprиs, ce farceur de Bianchi galopait dans le lointain
comme un cheval, et revint tout pвle, tout haletant. Il tenait а la main
le coeur de l'Espagnol, et le montra en riant а son adversaire.
Celui-ci lui dit d'un air sйrieux:
--Ce n'est pas tout!...
--Je le sais bien!... rйpliqua Bianchi.
Alors, sans laver le sang de ses mains, il releva les perches, rajusta
la marmite, attisa le feu, fit cuire le coeur et le mangea sans en кtre
incommodй. Il empocha les mille йcus...
--Il avait donc bien besoin de cet argent-lа?... demanda la maоtresse du
logis.
Il les avait promis а une petite vivandiиre parisienne dont il йtait
amoureux...
--Oh! madame, reprit le gйnйral, aprиs une petite pause, tous ces
Italiens-lа йtaient de vrais cannibales, et des chiens finis...--Ce
Bianchi venait de l'hфpital de Como, oщ tous les enfans trouvйs
reзoivent le mкme nom, ils sont tous des Bianchi: c'est une coutume
italienne. L'empereur avait fait dйporter а l'оle d'Elbe les mauvais
sujets de l'Italie, les fils de famille incorrigibles, les malfaiteurs
de la bonne sociйtй qu'il ne voulait pas tout-а-fait flйtrir. Aussi,
plus tard, il les enrйgimenta, il en fit la _lйgion italienne_; puis il
les incorpora dans ses armйes et en composa le 6e de ligne, auquel
il donna pour colonel un Corse, nommй Eugиne. C'йtait un rйgiment de
dйmons. Il fallait les voir а un assaut, ou dans une mкlйe!... Comme ils
йtaient presque tous dйcorйs pour des actions d'йclat, ce colonel leur
criait naпvement, en les menant au plus fort du feu:
--_Avanti, avanti, signori ladroni, cavalieri ladri_... En avant,
chevaliers voleurs, en avant, seigneurs brigands!...
Pour un coup de main, il n'y avait pas de meilleures troupes dans
l'armйe; mais c'йtaient des chenapans а voler le bon Dieu. Un jour,
ils buvaient l'eau-de-vie des pansemens; un autre, ils tiraient, sans
scrupule, un coup de fusil а un payeur, et mettaient le vol sur le
compte des Espagnols. Et, cependant, ils avaient de bons momens!... A
je ne sais quelle bataille, un de ces hommes-lа tua dans la mкlйe un
capitaine anglais qui, en mourant, lui recommanda sa femme et son
enfant. La veuve et l'orphelin se trouvaient dans un village voisin.
L'Italien y alla sur-le-champ, а travers la mкlйe, et les prit avec
lui. La jeune dame йtait, ma foi, fort jolie. Les mauvaises langues du
rйgiment prйtendirent qu'il consola la veuve; mais le fait est qu'il
partagea sa solde avec l'enfant jusqu'en 1814. Dans la dйroute de
Moscou, l'un de ces garnemens, ayant un camarade attaquй de la poitrine,
eut pour lui des soins inimaginables depuis Moscou jusqu'а Wilna. Il le
mettait а cheval, l'en descendait, lui donnait а manger, le dйfendait
contre les cosaques, l'enveloppait de son mieux avec les haillons qu'il
pouvait trouver, le couchait comme une mиre couche son enfant, et
veillait а tous ses besoins. Un soir, le diable de malade alla, malgrй
la dйfense de son ami, se chauffer а un feu de cosaques, et lorsque
celui-ci vint pour l'y reprendre, un cosaque croyant qu'on voulait leur
chercher chicane tua le pauvre Italien...
--Napolйon avait des idйes bien philosophiques! s'йcria une dame. Ne
faut-il pas avoir rйflйchi bien profondйment sur la nature humaine,
pour oser chercher ce qu'il peut y avoir de hйros dans une troupe de
malfaiteurs?...
--Oh! Napolйon, Napolйon! rйpondit un de nos grands poиtes en levant
les bras vers le plafond, par un mouvement thйвtral. Qui pourra jamais
expliquer, peindre ou comprendre Napolйon!... Un homme qu'on reprйsente
les bras croisйs, et qui a tout fait; qui a йtй le plus beau pouvoir
connu, le pouvoir le plus concentrй, le plus mordant, le plus acide
de tous les pouvoirs; singulier gйnie, qui a promenй partout la
civilisation armйe sans la fixer nulle part; un homme qui pouvait
tout faire parce qu'il voulait tout; prodigieux phйnomиne de volontй,
domptant une maladie par une bataille, et cependant il devait mourir
de maladie dans son lit aprиs avoir vйcu au milieu des balles et des
boulets; un homme qui avait dans la tкte un code et une йpйe, la parole
et l'action; esprit perspicace qui a tout devinй, exceptй sa chute;
politique bizarre qui jouait les hommes а poignйes, par йconomie, et qui
respecta deux tкtes, celles de Talleyrand et de Metternich, diplomates
dont la mort eыt йvitй la combustion de la France, et qui lui
paraissaient peser plus que des milliers de soldats; homme auquel, par
un rare privilйge, la nature avait laissй un coeur dans son corps de
bronze; homme, rieur et bon а minuit entre des femmes, et, le matin,
maniant l'Europe comme une jeune fille fouette l'eau de son bain!...
Hypocrite, gйnйreux, aimant le clinquant, sans goыt, et malgrй cela
grand en tout, par instinct ou par organisation; Cйsar а vingt-deux ans,
Cromwell а trente; puis, comme un йpicier du Pиre La Chaise, bon pиre et
bon йpoux. Enfin, il a improvisй des monumens, des empires, des rois,
des codes, des vers, un roman, et le tout avec plus de portйe que de
justesse. N'a-t-il pas fait de l'Europe la France? Et, aprиs nous avoir
fait peser sur la terre de maniиre а changer les lois de la gravitation,
il nous a laissйs plus pauvres que le jour oщ il avait mis la main sur
nous. Et lui, qui avait pris un empire avec son nom, perdit son nom au
bord de son empire, dans une mer de sang et de soldats. Homme qui, toute
pensйe et toute action, comprenait Desaix et Fouchй... Tout arbitraire
et toute justice!--le vrai roi!...
--J'aurais bien voulu qu'il fut un peu moins roi... dit en riant un
de mes amis, je n'aurais point passй six ans dans la forteresse oщ sa
police m'a jetй, comme tant d'autres.
--Mais ne vous кtes-vous pas singuliиrement йvadй?... demanda une dame.
--Non, ce n'est pas moi, rйpondit-il.
--Racontez donc cette aventure-lа, dit la maоtresse du logis, il n'y a
que nous deux ici qui la connaissions...
--Volontiers, rйpliqua-t-il, et chacun d'йcouter.
Peu de temps aprиs le 18 brumaire, dit le meilleur de nos philologues
et le plus aimable des bibliophiles, il y eut une levйe de boucliers en
Bretagne et dans la Vendйe. Le premier consul, empressй de pacifier la
France, entama comme vous le savez des nйgociations avec les principaux
chefs, dйploya les plus vigoureuses mesures militaires; et, tout en
combinant des plans de sйduction, mit en jeu les ressorts machiavйliques
de la police, alors confiйe а Fouchй. Rien de tout cela ne fut inutile,
et il rйussit а йtouffer la guerre de l'Ouest.
A cette йpoque, un jeune homme appartenant а la famille de Maillй
fut envoyй par les chouans, de Bretagne а Saumur, afin d'йtablir des
intelligences entre certaines personnes de la ville ou des environs
et les chefs de l'insurrection royaliste. Instruite de son voyage, la
police de Paris avait dйpкchй des agens chargйs de s'emparer du jeune
йmissaire а son arrivйe а Saumur. Effectivement, il fut arrкtй le jour
mкme de son dйbarquement, car il vint en bateau, sous un dйguisement de
maоtre marinier; mais c'йtait un homme d'exйcution!... Il avait calculй
toutes les chances de son entreprise, et son passe-port, ses papiers
йtaient si bien en rиgle, que les gens envoyйs pour se saisir de lui
craignirent de s'кtre trompйs.
Le chevalier de Beauvoir,--je me rappelle maintenant son nom,--avait
bien mйditй son rфle. Il cita sa famille d'emprunt, son faux domicile,
et soutint si hardiment son interrogatoire, qu'il aurait йtй mis en
libertй sans l'espиce de croyance aveugle que les espions eurent en
leurs instructions; elles йtaient trop prйcises; dans le doute, ils
aimиrent mieux commettre un acte arbitraire que de laisser йchapper un
homme а la capture duquel le premier consul paraissait attacher une
grande importance. Dans ces temps de libertй, les agens du pouvoir
national se souciaient fort peu de ce que nous nommons aujourd'hui la
_lйgalitй_. Le chevalier fut donc provisoirement emprisonnй, jusqu'а ce
que les autoritйs supйrieures eussent pris une dйcision а son йgard.
Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre, et la police
ordonna de garder trиs-йtroitement le prisonnier, malgrй toutes ses
dйnйgations.
Alors le chevalier de Beauvoir fut transfйrй, suivant de nouveaux
ordres, au chвteau de l'Escarpe. Ce nom indique assez la situation de la
forteresse: assise sur des rochers d'une grande йlйvation, elle a pour
fossйs des prйcipices; et l'on n'y peut arriver que par une pente rapide
et dangereuse, aboutissant, comme dans tous les anciens chвteaux, а la
porte principale, qui est dйfendue par un fossй sur lequel s'abaisse un
pont-levis.
Le commandant de cette prison, charmй d'avoir un homme de distinction,
dont les maniиres йtaient fort agrйables, qui s'exprimait а merveille,
et paraissait instruit, qualitйs assez rares а cette йpoque, accepta le
chevalier comme un bienfait de la Providence. Il lui proposa d'кtre а
l'Escarpe sur parole, et de faire cause commune avec lui contre l'ennui.
Beauvoir ne demanda pas mieux. C'йtait un loyal gentilhomme; mais
c'йtait aussi, par malheur, un fort joli garзon. Il avait une figure
attrayante, l'air rйsolu, la parole engageante, une force prodigieuse.
C'eыt йtй un excellent chef de parti. Il йtait surtout leste et bien
dйcouplй. Le commandant lui assigna le plus commode des appartemens
du chвteau, l'admit а sa table; et, d'abord, n'eut qu'а se louer du
Vendйen.
Ce commandant йtait un officier corse; il йtait mariй, et trиs-jaloux,
parce que sa femme, assez jolie, lui semblait peut-кtre difficile а
garder. Il paraоt que Beauvoir plut а la dame, et qu'il la trouva fort а
son goыt. Ils s'aimиrent sans doute. Commirent-ils quelque imprudence?
Le sentiment qu'ils eurent l'un pour l'autre dйpassa-t-il les bornes de
cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirs envers
les femmes? Beauvoir ne s'est jamais franchement expliquй sur ce point
assez obscur de son histoire; mais toujours est-il constant que le
commandant se crut en droit d'exercer des rigueurs extraordinaires sur
son prisonnier.
Beauvoir, mis au donjon, fut nourri de pain noir, abreuvй d'eau claire,
et enchaоnй suivant le perpйtuel programme des divertissemens prodiguйs
aux captifs. Sa cellule, situйe sous la plate-forme du donjon, йtait
voыtйe en pierre dure; les murailles avaient une йpaisseur dйsespйrante;
la tour donnait vraisemblablement sur un prйcipice; il n'y avait pas la
moindre chance de salut.
Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnu l'impossibilitй d'une йvasion,
il tomba dans ces rкveries qui sont tout ensemble le dйsespoir et la
consolation des prisonniers. Il s'occupa de ces riens qui deviennent
de grandes affaires. Il compta les heures, les jours; il fit
l'apprentissage du triste _йtat de prisonnier_. Il reзut le baptкme des
douleurs. Il se replia sur lui-mкme, et sut ce que c'йtaient que l'air
et le soleil; puis, aprиs une quinzaine de jours, il eut cette maladie
terrible, cette fiиvre de libertй qui pousse les prisonniers а ces
entreprises sublimes dont nous ne pouvons expliquer les prodigieux
rйsultats que par des forces inconnues, par des concentrations de
volontй qui font le dйsespoir de notre analyse physiologique, mystиres
dont les savans craignent presque de sonder les profondeurs. Mais il se
rongeait le coeur; car il n'y avait que la mort qui pыt le rendre libre.
Un matin, le porte-clefs chargй d'apporter la nourriture de Beauvoir, au
lieu de s'en aller aprиs lui avoir donnй sa maigre pitance, resta devant
lui les bras croisйs, et le regarda singuliиrement. Leur conversation
se rйduisait de coutume а peu de chose; et jamais son gardien ne
l'entamait. Aussi le chevalier fut-il trиs-йtonnй lorsque cet homme lui
dit:
--Monsieur, vous avez sans doute votre idйe en vous faisant toujours
appeler M. Lebrun ou citoyen Lebrun. Cela ne me regarde pas; mon affaire
n'est point de vйrifier votre nom: que vous vous nommiez Pierre ou Paul,
cela m'est bien йgal; mais je sais, dit-il en clignant de l'oeil, que
vous кtes M. Charles-Fйlix-Thйodore, chevalier de Beauvoir et cousin de
Mme la duchesse de Maillй...
--Hein?... ajouta-t-il d'un air de triomphe, aprиs un moment de silence
en regardant son prisonnier.
Beauvoir, se voyant incarcйrй fort et ferme, ne crut pas que sa position
pыt s'empirer par l'aveu de son vйritable nom; et alors il rйpondit:
--Eh bien! quand je serais le chevalier de Beauvoir, qu'y
gagnerais-tu?...
--Oh! tout est gagnй!... rйpliqua le porte-clefs а voix basse.
Йcoutez-moi. J'ai reзu de l'argent pour faciliter votre йvasion; mais un
instant!... Comme on me fusillerait tout bellement si j'йtais soupзonnй
de la moindre chose, j'ai dit que je ne tremperais dans cette affaire-lа
que juste l'histoire de gagner mon argent. Tenez, monsieur, voilа une
clef...
Et il sortit de sa poche une petite lime.
--Avec cela, reprit-il, vous scierez un de vos barreaux. Dam! ce ne sera
pas commode.
Et il montra l'ouverture йtroite par laquelle le jour entrait dans
le cachot. C'йtait une espиce de baie pratiquйe entre le cordon qui
couronnait extйrieurement le donjon et ces grossiиres saillies en pierre
destinйes а figurer les supports des crйneaux.
--Dam, monsieur, dit le geфlier, il faudra scier le fer assez prиs pour
que vous puissiez passer.
--Oh! sois tranquille!--je passerai...
--Et assez haut pour qu'il vous reste de quoi attacher votre corde...
--Oщ est-elle?
--La voici, rйpondit le guichetier en lui jetant une corde а noeuds.
Elle a йtй fabriquйe avec du linge, afin de faire supposer que vous
l'avez confectionnйe vous-mкme. Elle est de longueur suffisante. Quand
vous serez au dernier noeud, laissez-vous couler tout doucement; le
reste est votre affaire. Vous trouverez probablement dans les environs
une voiture tout attelйe et des amis qui vous attendent... De cela, je
n'ai rien voulu savoir. Je n'ai pas besoin de vous dire qu'il y a une
sentinelle au _dret_ de la tour... Vous saurez ben choisir une nuit
noire, et guetter le moment oщ le soldat de faction dormira. Vous
risquera peut-кtre d'attraper un coup de fusil; mais...
--C'est bon! c'est bon!... je ne pourrirai pas ici... s'йcria le
chevalier.
--Ah! зa se pourrait ben tout de mкme!... rйpliqua le geфlier d'un air
bкte.
Beauvoir prit cela pour une de ces rйflexions niaises que font ces
gens-lа. L'espoir d'кtre bientфt libre le rendait si joyeux qu'il ne
pouvait guиre s'arrкter aux discours de cet homme, espиce de paysan
renforcй. Il se mit а l'ouvrage aussitфt, et la journйe lui suffit pour
scier les barreaux.
Craignant une visite du commandant, il cacha son travail, en bouchant
les fentes avec de la mie de pain roulйe dans de la rouille, afin de lui
donner la couleur du fer; puis ayant serrй sa corde, il йpia quelque
nuit favorable, avec cette impatience concentrйe et cette profonde
agitation d'ame qui font vivre si poйtiquement les prisonniers.
Enfin, par une nuit grise, une nuit d'automne, il acheva de scier les
barreaux, attacha solidement sa corde, s'accroupit а l'extйrieur sur
le support de pierre, en se cramponnant d'une main au bout de fer qui
restait dans la baie; et, lа, il attendit le moment le plus obscur de la
nuit et l'heure а laquelle les sentinelles doivent dormir... C'est vers
le matin, а peu prиs...
Connaissant la durйe des factions, l'instant des rondes, toutes choses
dont s'occupent les prisonniers, mкme involontairement, il йpia le
moment oщ l'une des sentinelles serait aux deux tiers de sa faction et
retirйe dans sa guйrite, а cause du brouillard; puis, certain d'avoir
rйuni le plus de chances favorables а son йvasion, il se mit а
descendre, noeud а noeud, suspendu entre le ciel et la terre, mais
tenant sa corde avec une force de gйant.
Tout alla bien. Il йtait arrivй а l'avant-dernier noeud, lorsque prиs
de se laisser couler а terre, il s'avisa, par une pensйe prudente, de
chercher le sol avec ses pieds, et--il ne trouva pas de sol... Diable!
c'йtait un cas assez embarrassant. Il йtait en sueur, fatiguй, perplexe,
et dans cette situation oщ l'on joue sa vie а pair ou non. Il allait
s'йlancer par une raison frivole; son chapeau venait de tomber.
Heureusement il йcouta le bruit que la chute devait produire, et
n'entendant rien, il conзut de vagues soupзons sur sa situation; et
commenзa а croire qu'on pouvait lui avoir tendu quelque piйge; mais dans
quel intйrкt?...
En proie а ces incertitudes, il songea presque а remettre la partie а
une autre nuit; et provisoirement, il rйsolut d'attendre les clartйs
indйcises du crйpuscule, heure qui ne serait peut-кtre pas tout-а-fait
dйfavorable а sa fuite. Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers
le donjon; mais il йtait presque йpuisй au moment oщ il se remit sur
le support extйrieur, guettant tout comme un chat sur le bord de sa
gouttiиre.
Bientфt, а la faible clartй de l'aurore, il aperзut, en faisant flotter
sa corde, une petite distance de cent cinquante pieds entre le dernier
noeud et les rochers pointus du prйcipice.
--Merci, commandant! dit-il avec le sang froid qui le caractйrisait.
Puis, aprиs avoir quelque peu rйflйchi а cette habile vengeance, il
jugea nйcessaire de rentrer dans son cachot. Il mit toute sa dйfroque en
йvidence sur son lit, laissa la corde en dehors pour faire croire а sa
chute; et, tranquillement tapi derriиre la porte, il attendit l'arrivйe
du perfide guichetier, en tenant а la main une des barres de fer qu'il
avait sciйes.
Le guichetier ne manqua pas de venir, et plus tфt qu'а l'ordinaire, pour
recueillir la succession du mort; il ouvrit la porte en sifflant; mais
quand il fut а une distance convenable, Beauvoir lui assйna sur le crвne
un si furieux coup de barre que le traоtre tomba comme une masse, sans
jeter un cri; la barre lui avait brisй la tкte. Le chevalier dйshabilla
promptement le mort, prit ses habits, imita son allure, et, grвces а
l'heure matinale et au peu de dйfiance des sentinelles de la porte
principale, il s'йvada.
--Il faut des guerres civiles pour faire йclore des caractиres
semblables!... s'йcria un avocat cйlиbre. Ces aventures oщ l'ame se
dйploie dans toute sa vigueur ne se rencontrent jamais dans la vie
tranquille telle que la constitue notre civilisation actuelle, si pвle,
si dйcrйpite.
--Encore la civilisation!... rйpliqua un mйdecin, votre mot est
placй!... Depuis quelque temps, poиtes, йcrivains, peintres, tout le
monde est possйdй d'une singuliиre manie. Notre sociйtй, selon ces
gens-lа, nos moeurs, tout se dйcompose et rend le dernier soupir. Nous
vivons morts; nous nous portons а merveille dans une agonie perpйtuelle,
et sans nous apercevoir que nous sommes en putrйfaction. Enfin, а les
entendre, nous n'avons ni lois, ni moeurs, ni physionomie, parce que
nous sommes sans croyances. Il me semble cependant que, d'abord, nous
avons tous foi en l'argent, et depuis que les hommes se sont attroupйs
en nations, l'argent a йtй une religion universelle, un culte йternel;
ensuite, le monde actuel ne va pas mal du tout. Pour quelques gens
blasйs qui regrettent de ne pas avoir tuй une femme ou deux, il se
rencontre bon nombre de gens passionnйs qui aiment sincиrement. Pour
n'кtre pas scandaleux, l'amour se continue assez bien, et ne laisse
guиre chфmer que les vieilles filles... encore!... Bref! les existences
sont tout aussi dramatiques en temps de paix qu'en temps de troubles...
Je vous remercie de votre guerre civile. Moi! j'ai prйcisйment assez de
rentes sur le grand-livre pour aimer cette vie йtroite, l'existence avec
les soies, les cachemires, les tilburys, les peintures sur verres,
les porcelaines, et toutes ces petites merveilles qui annoncent la
dйgйnйrescence d'une civilisation...
--Le docteur a raison.... dit une dame. Il y a des situations secrиtes
de la vie la plus vulgaire en apparence qui peuvent comporter des
aventures tout aussi intйressantes que celles de l'йvasion.
--Certes, reprit le docteur. Et, si je vous racontais une des premiиres
consultations que...
--Racontez!...
--Racontez!...
Ce fut un cri gйnйral, dont le docteur fut trиs flattй.
--Je n'ai pas la prйtention de vous intйresser autant que monsieur...
--Connu!... dit un peintre.
--Assez... Dites, cria-t-on de toutes parts.
--Un soir, dit-il, aprиs avoir laissй йchapper un geste de modestie et
un sourire, j'allais me coucher, fatiguй de ces courses йnormes que nous
autres, pauvres mйdecins, faisons а pied, presque pour l'amour de
Dieu, pendant les premiers jours de notre carriиre, lorsque ma vieille
servante vint me dire qu'une dame dйsirait me parler. Je rйpondis par
un signe, et sur-le-champ l'inconnue entra dans mon cabinet. Je la fis
asseoir au coin de ma cheminйe, et restai vis-а-vis d'elle, а l'autre
coin, en l'examinant avec cette curiositй physiologique particuliиre aux
gens de notre profession, quand ils prennent la science en amour. Je
n'ai pas souvenance d'avoir rencontrй dans le cours de ma vie une femme
qui m'ait aussi fortement impressionnй que je le fus par cette dame.
Elle йtait jeune, simplement mise, mйdiocrement belle cependant, mais
admirablement bien faite. Elle avait une taille trиs cambrйe, un teint
а йblouir et des cheveux noirs trиs-abondans. C'йtait une figure
mйridionale, tout empreinte de passions, dont les traits avaient peu de
rйgularitй, beaucoup de bizarrerie mкme, et qui tirait son plus
grand charme de la physionomie; nйanmoins, ses yeux vifs avaient une
expression de tristesse, qui en dйtruisait l'йclat.
Elle me regardait avec une sorte d'inquiйtude, et je fus extrкmement
intйressй par l'hйsitation que trahirent ses premiиres paroles et ses
maniиres. Elle allait faire violence а sa pudeur, et j'attendais une de
ces confidences vulgaires, auxquelles nous sommes habituйs, mais qui
n'en sont pas moins honteuses pour les malades, lorsque, se levant avec
brusquerie, elle me dit:
--Monsieur, il est fort inutile que je vous instruise du hasard auquel
j'ai du de connaоtre votre nom, votre caractиre et votre talent.
A son accent, je reconnus une Marseillaise.
--Je suis, reprit-elle, mariйe depuis trois mois а Monsieur de... chef
d'escadron dans les grenadiers de la garde; c'est un homme violent et
d'une jalousie de tigre. Depuis six mois je suis grosse...
En prononзant cette phrase а voix basse, elle eut peine а dissimuler une
contraction nerveuse qui crispa son larynx.
--J'appartiens, reprit-elle en continuant, а l'une des premiиres
familles de Marseille; ma mиre est madame de...
--Vous comprenez, dit le docteur en s'interrompant et nous regardant а
la ronde, que je ne puis pas vous dire les noms...
--J'ai dix-huit ans, monsieur, dit-elle; j'йtais promise depuis deux
ans а l'un de mes cousins, jeune homme riche et fort aimable, mais
appartenant а une famille exclusivement commerзante, la famille de ma
mиre. Nous nous aimions beaucoup... Il y a huit mois, M. de... mon
mari, vint а Marseille; il est neveu de l'ancienne duchesse de... et,
favori de l'empereur, il est promis а quelque haute fortune militaire:
tout cela sйduisit mon pиre. Malgrй mon inclination connue, mon mariage
avec le comte de... fut dйcidй. Ce manque de foi brouilla les deux
familles. Mon pиre redoutant la violence du caractиre marseillais,
craignit quelque malheur; il voulut conclure cette affaire а Paris, oщ
se trouvait la famille de M. de... Nous partоmes.
A la seconde couchйe, au milieu de la nuit, je fus rйveillйe par la
voix de mon cousin, et--je vis sa tкte prиs de la mienne... Le lit oщ
couchaient mon pиre et mиre йtait а trois pas du mien; rien ne
l'avait arrкtй. Si mon pиre s'йtait rйveillй, il lui aurait brыlй la
cervelle... Je l'aimais...--c'est tout vous dire.
Elle baissa les yeux et soupira. J'ai souvent entendu les sons creux
qui sortent de la poitrine des agonisans; mais j'avoue que ce soupir
de femmes, ce repentir poignant, mкlй de rйsignation, cette terreur
produite par un moment de plaisir, dont le souvenir semblait briller
dans les yeux de la jeune Marseillaise, m'ont pour ainsi dire aguerri
tout а coup aux expressions les plus vives de la souffrance. Il y a
des jours oщ j'entends encore ce soupir, et il me donne toujours une
sensation de froid intйrieur, lorsque ma mйmoire est fidиle.
--Dans trois jours, reprit-elle en levant les yeux sur moi, mon mari
revient d'Allemagne. Il me sera impossible de lui cacher l'йtat dans
lequel je suis, et il me tuera, monsieur; il n'hйsitera mкme pas. Mon
cousin se brыlera la cervelle ou provoquera mon mari. Je suis dans
l'enfer...
Elle dit cette phrase avec un calme effrayant.
--Adolphe est tenu fort sйvиrement; son pиre et sa mиre lui donnent
peu d'argent pour son entretien; ma mиre n'a pas la disposition de sa
fortune; de mon cфtй, moi, je ne possиde rien; cependant, entre nous
trois, nous avons trouvй 4,000 francs...
--Les voici, dit-elle en tirant de son corset des billets de banque et
me les prйsentant.
--Eh bien! madame?... lui demandai-je.
--Eh bien! monsieur, reprit-elle en paraissant йtonnйe de ma question,
je viens vous supplier de sauver l'honneur de deux familles, la vie
de trois personnes et celle de ma mиre, aux dйpens de mon malheureux
enfant...
--N'achevez pas, lui dis-je avec sang froid.
J'allai prendre le Code.
--Voyez, madame, repris-je en montrant une page qu'elle n'avait sans
doute pas lue, vous m'enverriez а l'йchafaud. Vous me proposez un crime
que la loi punit de mort, et vous seriez vous-mкme condamnйe а une peine
plus terrible peut-кtre que ne l'est la mienne... Mais, la justice ne
serait pas si sйvиre, que je ne pratiquerais pas une opйration de ce
genre; elle est presque toujours un double assassinat; car il est rare
que la mиre ne pйrisse pas aussi. Vous pouvez prendre un meilleur
parti... Pourquoi ne fuyez-vous pas?... Allez en pays йtranger.
--Je serais dйshonorйe...
Elle me fit encore quelques instances, mais doucement et avec un sourd
accent de dйsespoir. Je la renvoyai...
Le surlendemain, vers huit heures du matin, elle revint. En la
voyant entrer dans mon cabinet, je lui fis un signe de dйnйgation
trиs-pйremptoire; mais elle se jeta si vivement а mes genoux que je ne
pus l'en empкcher.
--Tenez!... s'йcria-t-elle, voici dix mille francs!...
--Hй! madame, rйpondis-je, cent mille, un million mкme, ne me
convertiraient pas au crime... Si je vous promettais mon secours dans
un moment de faiblesse, plus tard, au moment d'agir, la raison me
reviendrait, et je manquerais а ma parole. Ainsi retirez-vous.
Elle se releva, s'assit, et fondit en larmes.
--Je suis morte!... s'йcria-t-elle. Mon mari revient demain...
Elle tomba dans une espиce d'engourdissement; et puis, aprиs sept ou
huit minutes de silence, elle me jeta un regard suppliant; je dйtournai
les yeux; elle me dit:
--Adieu, monsieur!...
Et disparut.
Cet horrible poиme de mйlancolie m'oppressa pendant toute la journйe...
J'avais toujours devant moi cette femme pвle, et je lisais toujours les
pensйes йcrites dans son dernier regard.
Le soir, au moment oщ j'allais me coucher, une vieille femme en
haillons, et qui sentait la boue des rues, me remit une lettre йcrite
sur une feuille de papier gras et jaune; les caractиres, mal tracйs, se
lisaient а peine, et il y avait de l'horreur et dans ce message et dans
la messagиre.
«J'ai йtй massacrйe par le chirurgien malhabile d'une maison de
prostitution, car je n'ai trouvй de pitiй que lа; mais je suis perdue.
Une hйmorragie affreuse a йtй la suite de cet acte de dйsespoir. Je
suis, sous le nom de Mme Lebrun, а l'hфtel de Picardie, rue de Seine. Le
mal est fait. Aurez-vous maintenant le courage de venir me visiter, et
de voir s'il y a pour moi quelque chance de conserver la vie?...
Йcouterez-vous mieux une mourante?...
Un frisson de fiиvre passa sur ma colonne vertйbrale. Je jetai la lettre
au feu, puis me couchai; mais je ne dormis pas; je rйpйtai vingt fois et
presque mйcaniquement:
--Ah! la malheureuse...
Le lendemain, aprиs avoir fait toutes mes visites, j'allai, conduit par
une sorte de fascination, jusqu'а l'hфtel que la jeune femme m'avait
indiquй. Sous prйtexte de chercher quelqu'un dont je ne savais pas
exactement l'adresse, je pris avec prudence des informations, et le
portier me dit:
--Non, monsieur, nous n'avons personne de ce nom-lа. Hier il est bien
venu une jeune femme; mais elle ne restera pas longtemps ici... Elle
est morte ce matin а midi...
Je sortis avec prйcipitation, et j'emportai dans mon coeur un souvenir
йternel de tristesse et de terreur. Je vois passer peu de corbillards
seuls et sans parens а travers Paris sans penser а cette aventure, et
chaque fois j'y dйcouvre de nouvelles sources d'intйrкt. C'est un drame
а cinq personnages, dont, pour moi, les destinйes inconnues se dйnouent
de mille maniиres, et qui m'occupent souvent pendant des heures
entiиres...
Nous restвmes silencieux. Le docteur avait contй cette histoire avec un
accent si pйnйtrant, ses gestes furent si pittoresques et sa diction si
vive, que nous vоmes successivement et l'hйroпne et le char des pauvres
conduit par les croque-morts, allant au trot vers le cimetiиre.
--Pendant la campagne de 1812, nous dit alors un colonel d'artillerie,
j'ai йtй, comme le docteur, le tйmoin ou plutфt la cause involontaire
d'un malheur qui a beaucoup d'analogie avec celui dont il vient de nous
parler. Il s'agit aussi d'une femme mariйe; mais si le rйsultat est
а peu prиs le mкme, il y existe entre les deux faits de notables
diffйrences.
Lorsque nous arrivвmes а la Bйrйsina, il n'y avait plus, comme vous le
savez, ni discipline ni obйissance militaire. Tous les rangs йtaient
confondus а l'armйe; l'armйe n'йtait mкme plus qu'un ramas d'hommes
de toutes nations, qui allait instinctivement du nord au midi... Les
soldats chassaient de leurs foyers un gйnйral en haillons et pieds
nus, quand il n'apportait ni bois ni vivres. Aprиs le passage de cette
cйlиbre riviиre, le dйsordre ne fut pas moindre.
Je sortais tranquillement, tout seul, sans vivres, sans argent, des
marais de Zembin, et j'allais cherchant une maison oщ l'on voulыt bien
me recevoir. N'en trouvant pas, ou chassй de celles que je rencontrais,
j'aperзus heureusement vers le soir une mauvaise petite ferme de
Pologne, dont rien ne pourrait vous donner une idйe, а moins que vous
n'ayez vu les maisons de bois de la Basse-Normandie ou les plus pauvres
mйtairies de la Bretagne. Ces habitations consistent en une seule
chambre partagйe dans un bout par une cloison en planches, et la plus
petite piиce sert de magasin а fourrages. L'obscuritй du crйpuscule me
permettait de voir de loin une lйgиre fumйe qui s'йchappait de cette
maison.
Espйrant y trouver des camarades plus compatissans que ceux auxquels je
m'йtais adressй jusqu'alors, je marchai courageusement jusqu'а la ferme.
En y entrant, je trouvai la table mise. Plusieurs officiers, parmi
lesquels une femme, spectacle assez ordinaire, mangeaient des pommes de
terre, de la chair de cheval grillйe sur des charbons et des betteraves
gelйes. Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitaines
d'artillerie du premier rйgiment, dans lequel j'avais servi.
Je fus accueilli par un hourra d'acclamations qui m'aurait fort йtonnй
de l'autre cфtй de la Bйrйsina; mais en ce moment le froid йtait moins
intense; mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ils mangeaient;
et la salle, jonchйe de bottes de paille, leur offrait la perspective
d'un bon coucher, d'une nuit de dйlices. Nous n'en demandions pas tant
alors. Ils pouvaient кtre philanthropes sans danger. Je me mis а manger
en m'asseyant sur une botte de fourrage.
Au bout de la table, du cфtй de la porte par laquelle on communiquait
avec la petite piиce pleine de paille et de foin, se trouvait mon
ancien colonel, un des hommes les plus extraordinaires que j'aie jamais
rencontrйs dans tout le ramassis d'hommes qu'il m'a йtй permis de voir.
Il йtait Italien. Or toutes les fois que la nature humaine est belle
dans les contrйes mйridionales, alors elle est sublime. Je ne sais si
vous avez remarquй la singuliиre blancheur des Italiens quand ils sont
blancs...
--Cela est bien vrai, s'йcria une dame; les cheveux noirs et bouclйs
d'une tкte italienne en font valoir le teint, et il y a dans le
caractиre de la beautй transalpine je ne sais quelle perfection
inexplicable...
--Bien, ma chиre, dit la maоtresse du logis; allez, allez...
L'imprudente interlocutrice rougit et se tut.
Il y avait toute une rйvйlation dans ce peu de paroles, dites avec une
vivacitй dйcente qui peignait les profondes observations de l'amour.
Nous regardвmes tous la jeune йtourdie avec une malice douce, la malice
d'artistes trиs indulgens de leur nature.
Pour la tirer de peine, le narrateur reprit vivement:
Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodier nous a tracй
du colonel Oudet, j'ai retrouvй mes propres sensations dans chacune de
ses phrases йlйgantes et passionnйes. Italien, comme la plupart des
officiers qui composaient son rйgiment, empruntй, du reste, par
l'empereur а l'armйe d'Eugиne, mon colonel йtait un homme de haute
taille;--il avait bien huit а neuf pouces,--admirablement proportionnй,
un peu gros peut-кtre, mais d'une vigueur prodigieuse, et leste,
dйcouplй comme un lйvrier. Il avait des cheveux noirs а profusion, un
teint blanc comme celui d'une femme, de petites mains, un joli pied, une
bouche gracieuse, un nez aquilin, dont les lignes йtaient minces et
dont le bout se pinзait naturellement et blanchissait quand il йtait en
colиre, ce qui arrivait souvent, car il йtait d'une irascibilitй qui
passe toute croyance.
Personne ne restait calme prиs de lui. Moi, je ne le craignais pas, mais
uniquement parce qu'il m'avait pris dans une singuliиre amitiй, et que,
de moi, il prenait tout en grй. Je l'ai vu dans des colиres dont rien
ne saurait donner l'idйe. Alors, son front se crispait et ses muscles
dessinaient au milieu de son front un _delta_, ou, pour mieux dire, le
fer а cheval de Redgauntlet, qui tous terrifiait encore plus peut-кtre
que les йclairs magnйtiques de ses yeux bleus; tout son corps
tressaillait; et sa force, dйjа si grande а l'йtat normal, devenait
presque sans bornes. Il grasseyait beaucoup; et sa voix, au moins aussi
puissante que celle d'Oudet, jetait une incroyable richesse de son dans
la syllabe ou dans la consonne sur laquelle tombait ce grasseyement. Si
ce vice de prononciation йtait une grвce chez lui dans certains momens,
lorsqu'il commandait la manoeuvre ou qu'il йtait йmu, vous ne sauriez
imaginer quelle sйcuritй de puissance exprimait cette accentuation si
vulgaire а Paris; il faudrait l'avoir entendu.
Lorsque le colonel йtait tranquille, ses yeux bleus peignaient une
douceur angйlique; son front pur avait une expression pleine de charme.
A une parade il n'y avait pas а l'armйe d'Italie d'homme qui pыt lutter
avec lui; d'Orsay lui-mкme, le beau d'Orsay fut vaincu par notre colonel
lors de la derniиre revue passйe par Napolйon avant d'entrer en Russie.
Tout йtait opposition chez cet homme privilйgiй. La passion vit par les
contrastes: aussi ne me demandez pas s'il exerзait sur les femmes ces
irrйsistibles influences auxquelles leur nature se plie comme la matiиre
vitrifiable sous la canne du souffleur; mais, par une singuliиre
fatalitй, un observateur se rendrait peut-кtre compte de ce phйnomиne,
il avait peu de femmes, ou nйgligeait d'en avoir.
Pour vous donner une idйe de sa violence, je vais vous dire en deux mots
ce que je lui ai vu faire dans un paroxisme de colиre.
Nous montions avec nos canons un chemin trиs-йtroit, bordй d'un cфtй par
un talus assez haut, et de l'autre par des bois. Au milieu du chemin,
nous nous rencontrвmes avec un autre rйgiment d'artillerie, а la tкte
duquel йtait le colonel. Ce colonel veut faire reculer le capitaine
de notre rйgiment, qui se trouvait en tкte de la premiиre batterie;
celui-ci s'y refuse; l'autre fait signe а sa premiиre batterie
d'avancer; et malgrй le soin que le conducteur mit а se jeter sur le
bois, la roue du premier canon prit la jambe droite de notre capitaine
et la lui brisa, en le renversant de l'autre cфtй de son cheval. Tout
cela fut l'affaire d'un moment. Notre colonel se trouvait а une faible
distance, il devina la querelle, accourut au grand galop en passant а
travers les piиces et le bois au risque de se jeter les quatre fers en
l'air, et arriva sur le terrain, en face de l'autre colonel, au moment
oщ notre capitaine criait:--A moi!... en tombant.
Non, notre colonel italien n'йtait plus un homme!... Il avait de l'йcume
а la bouche; il grondait comme un lion; hors d'йtat de prononcer une
parole et mкme un cri, il fit un signe effroyable а son antagoniste,
en lui montrant le bois et tirant son sabre. Ils y entrиrent. En deux
secondes, nous vоmes son adversaire а terre, la tкte fendue en deux. Les
autres reculиrent, ah! fistre! et bon train!...
Il faut vous dire que le capitaine que l'on avait manquй de tuer, et qui
jappait dans le bourbier, oщ la roue du canon l'avait jetй, avait pour
femme une ravissante Italienne de Messine, qui йtait la maоtresse de
notre colonel. Cette circonstance avait augmentй sa fureur; car ce mari
lui appartenait, faisait partie de son bagage, et il devait le dйfendre
comme une chose а lui.
Or ce capitaine йtait en face de moi, dans la cabane oщ je reзus un si
favorable accueil; et sa femme se trouvait а l'autre bout de la table,
vis-а-vis le colonel. Elle se nommait Rosina. C'йtait une petite femme,
fort brune, mais portant, dans ses yeux noirs et fendus en amande,
toutes les ardeurs du soleil de la Sicile. Quoiqu'elle fыt en ce moment
dans un dйplorable йtat de maigreur; qu'elle eыt les joues couvertes
de poussiиre comme un fruit exposй aux intempйries d'un grand chemin;
qu'elle fыt vкtue de haillons, fatiguйe par les marches; que ses cheveux
en dйsordre et collйs ensemble fussent entiиrement cachйs sous un
morceau de chвle en marmotte, il y avait encore de la femme chez elle;
ses mouvemens йtaient jolis; sa bouche rose et chiffonnйe, ses dents
blanches, les formes de sa figure, sa gorge, attraits que la misиre, le
froid, l'incurie, n'avaient pas tout-а-fait dйnaturйs, parlaient encore
d'amour а qui pouvait penser а une femme. C'йtait, du reste, une de
ces natures frкles en apparence, mais nerveuses, pleines de force et
construites pour la passion.
Le mari, gentilhomme piйmontais, йtait petit; sa figure annonзait une
bonhomie goguenarde, s'il est permis d'allier ces deux mots. Courageux,
instruit, il paraissait ignorer les liaisons qui existaient entre
sa femme et le colonel depuis environ deux ans. J'attribuais ce
laisser-aller aux moeurs italiennes ou а quelque secret de mйnage; mais
il y avait dans la physionomie de cet homme un trait qui m'inspirait
toujours une involontaire dйfiance. Sa lиvre infйrieure йtait mince
et s'abaissait aux deux extrйmitйs, au lieu de se relever, ce qui me
semblait trahir un fonds de cruautй dans ce caractиre, en apparence
flegmatique et paresseux.
Vous devez bien imaginer que la conversation n'йtait pas trиs-brillante
lorsque j'arrivai. Mes camarades, fatiguйs, mangeaient en silence.
Naturellement ils me firent quelques questions, et nous nous racontвmes
nos malheurs, tout en les entremкlant de rйflexions sur la campagne, sur
les gйnйraux, sur leurs fautes, sur les Russes et le froid.
Un moment aprиs mon arrivйe, le colonel, ayant fini son maigre repas,
s'essuya les moustaches, nous souhaita le bonsoir, et jetant son regard
а l'Italienne:
--Rosina?... lui dit-il.
Puis, sans attendre sa rйponse, il alla se coucher dans la petite grange
aux fourrages.
Le sens de l'interpellation du colonel йtait facile а saisir; aussi la
jeune femme laissa-t-elle йchapper un geste indescriptible qui peignait
tout а la fois, et la contrariйtй qu'elle devait йprouver а voir sa
dйpendance affichйe, sans aucun respect humain, et l'offense faite а sa
dignitй de femme, ou а son mari; puis, il y eut aussi dans la crispation
rapide des traits, de son visage, dans le rapprochement violent de ses
sourcils, une sorte de pressentiment: elle eut peut-кtre une prйvision
de sa destinйe. Rosina resta tranquillement а table; mais un instant
aprиs, et vraisemblablement lorsque le colonel fut couchй dans son lit
de foin ou de paille, il rйpйta:
--Rosina?...
L'accent de ce second appel fut encore plus brutalement interrogatif que
ne l'avait йtй l'autre. Le grasseyement du colonel et le nombre que
la langue italienne permet de donner aux voyelles et aux finales,
peignirent tout le despotisme, l'impatience, la volontй de cet homme.
Rosina pвlit, mais elle se leva, passa derriиre nous, et rejoignit le
colonel.
Tous mes camarades gardиrent un profond silence; mais moi,
malheureusement, je me mis а rire aprиs les avoir tous regardйs, et mon
rire se rйpйta de bouche en bouche.
--_Tu ridi?..._ dit le mari.
--Ma foi, mon camarade, lui rйpondisse en redevenant sйrieux, j'avoue
que j'ai eu tort... Je te demande mille fois pardon, et si tu n'es pas
content des excuses que je te fais, je suis prкt а te rendre raison...
--Ce n'est pas toi qui as tort, c'est moi!... reprit-il froidement.
Lа-dessus, nous nous couchвmes dans la salle; et bientфt nous nous
endormоmes tous d'un profond sommeil.
Le lendemain, chacun, sans йveiller son voisin, sans chercher un
compagnon de voyage, se mit en route а sa fantaisie, avec cette espиce
d'йgoпsme qui a fait de notre dйroute un des plus horribles drames de
personnalitй, de tristesse et d'horreur, qui jamais se soit passй sous
le ciel.
Cependant, а sept ou huit cents pas de notre gоte, nous nous retrouvвmes
presque tous, et nous marchвmes ensemble, comme des oies conduites en
troupe par le despotisme aveugle d'un enfant: une mкme nйcessitй nous
poussait.
Arrivйs а un petit monticule d'oщ l'on pouvait encore apercevoir la
ferme oщ nous avions passй la nuit, nous entendоmes des cris qui
ressemblaient au rugissement des lions dans le dйsert, au mugissement
des taureaux; mais non, cette clameur ne pouvait se comparer а rien de
connu. Nйanmoins nous distinguвmes un faible cri de femme mкlй а cette
horrible et sinistre rвle. Nous nous retournвmes tous, en proie а je ne
sais quel sentiment de frayeur; alors nous ne vоmes plus la maison; mais
un vaste bыcher. L'habitation йtait tout en flammes, et des tourbillons
de fumйe, enlevйs par le vent, nous apportaient et les sons rauques et
je ne sais quelle vapeur forte.
A quelques pas de nous marchait le capitaine; il venait tranquillement
se joindre а notre caravane...
Nous le contemplвmes tous en silence, car nul n'osa l'interroger; mais
lui, devinant notre curiositй, tourna sur sa poitrine l'index de la main
droite; et, de la gauche, montrant l'incendie:
--_Son'io!_ dit-il... З'est moi!...
Nous continuвmes а marcher, sans lui faire une seule observation.
--Toutes vos histoires sont йpouvantables!... dit la maоtresse du logis,
et vous me causerez cette nuit des cauchemars affreux. Vous devriez
bien dissiper les impressions qu'elles nous laissent en nous racontant
quelque histoire gaie, ajouta-t-elle en se tournant vers un homme gros
et gras, homme de beaucoup d'esprit et qui devait partir pour l'Italie,
oщ l'appelaient des fonctions diplomatiques.
--Volontiers, rйpondit-il.
--Madame de... reprit-il en souriant, la femme d'un ancien ministre de
la marine sous Louis XVI, se trouvait au chвteau de... oщ j'avais йtй
passer les vacances de l'annйe 180... Elle йtait encore belle, malgrй
trente-huit ans avouйs, et en dйpit des malheurs qu'elle avait essuyйs
pendant la rйvolution. Appartenant а l'une des meilleures maisons de
France, elle avait йtй йlevйe dans un couvent. Ses maniиres, pleines de
noblesse et d'affabilitй, йtaient empreintes d'une grвce indйfinissable.
Je n'ai connu qu'а elle une certaine maniиre de marcher qui imprimait
autant de respect qu'elle inspirait de dйsirs. Elle йtait grande,
bien faite et pieuse. Il est facile d'imaginer l'effet qu'elle devait
produire sur un petit garзon de treize ans: c'йtait alors mon вge. Sans
avoir prйcisйment peur d'elle, je la regardais avec une inquiйtude
dйsireuse et avec de vagues йmotions qui ressemblaient aux
tressaillemens de la crainte.
Un soir, par un de ces hasards dont il est difficile de rendre compte,
sept ou huit des dames qui habitaient le chвteau se trouvиrent seules,
sur les onze heures du soir, devant un de ces feux qui ne sont ni
pйtillans ni йteints, mais dont la chaleur moite dispose peut-кtre а
une causerie plus intime, en communiquant aux fibres une sorte
d'йpanouissement qui les bйatifie.
Madame de... jeta un regard d'espion sur les hauts lambris et les
vieilles tapisseries de l'immense salon. Ses grands yeux noirs tombиrent
sur un coin passablement obscur oщ j'йtais tapi derriиre une duchesse
aux pieds contournйs: ce fut comme un regard de feu; mais elle ne me vit
pas. J'йtais restй coi en entendant ces dames raconter, _sotto voce_,
des histoires auxquelles je ne comprenais rien; mais les rires de
bon aloi qui terminaient chaque narration avaient piquй ma curiositй
d'enfant.
A votre tour, avaient dit en choeur les chвtelaines а madame de...
allons, contez-nous comment...
Elle conservait peut-кtre une vague inquiйtude de m'avoir vu jouant
auprиs d'elle; elle se leva, comme pour faire le tour du meuble йnorme
derriиre lequel j'йtais tapi; mais une vieille dame, plus impatiente que
les autres, lui prit la main en lui disant:
--Le petit est couchй, ma chиre; d'ailleurs, voudriez-vous paraоtre plus
prude que nous...
Alors la belle dame de... toussa, ses yeux se baissиrent souvent, et
elle commenзa ainsi:
«J'йtais au couvent de... et je devais en sortir au bout de trois jours
pour йpouser M. le comte de F... mon mari. Mon bonheur futur, enviй par
quelques unes de mes compagnes, donnait lieu pour la vingtiиme fois а
des conjectures que je vous йpargne, puisque d'aprиs vos rйcits vous
vous en кtes toutes occupйes en temps et lieu.
»Trois jeunes personnes de mon вge et moi, qui ne pouvions pas faire
ensemble soixante-dix ans, йtions groupйes devant la fenкtre d'un
corridor, d'oщ l'on voyait ce qui se passait dans la cour du couvent.
Depuis une heure environ, nos jeunes imaginations avaient cultivй le
champ des suppositions d'une maniиre si folle et si innocente, je vous
jure, qu'il nous йtait impossible de dйterminer en quoi consistait le
mariage; mes idйes йtaient mкme devenues si vagues que je ne savais plus
sur quoi les fixer.
»Une soeur de trente а quarante ans, qui nous avait prises en amitiй,
vint а passer; c'йtait, autant que je me le rappelle, la fille d'un
campagnard fort riche: elle avait йtй mise au couvent dиs sa jeunesse,
soit pour avantager son frиre, soit а cause d'une aventure qu'elle ne
racontait qu'а son honneur et gloire. Mademoiselle de Langeac, qui йtait
plus libre qu'aucune de nous avec elle, l'arrкta et lui exposa assez
[Note du transcripteur: mot illisible] ment le danger qu'il pouvait y
avoir pour moi d'ignorer les conditions de la nature humaine.
La religieuse avisa dans la cour un maudit animal qui revenait du
marchй, et qui dans le moment, par la fiertй de son allure, la puissance
de dйveloppement de tout son кtre, formait la plus brillante dйfinition
du mariage que l'on pыt donner.
Lа, le groupe fйminin se rapprocha, madame de... parla а voix basse, les
dames chuchotиrent et tous les yeux brillиrent comme des йtoiles; mais
je ne pus entendre de la rйponse de la religieuse que deux mots latins,
employйs par la belle dame, et qui йtaient, je crois: _Ecce homo!..._
A cet aspect, reprit madame de... dont la voix remonta insensiblement au
diapason doux et clair qui avait donnй le ton aux juvйniles confidences
de ces dames, je manquai de me trouver mal. Je pвlis en regardant
mademoiselle de Fiennes que j'aimais beaucoup, et la terreur que j'ai
ressentie depuis en pensant au jour oщ je devais monter sur l'йchafaud
n'est pas comparable а celle dont je fus la proie en songeant а la
premiиre nuit de mes noces. Je croyais кtre faite autrement que toutes
les femmes. Je n'osais parler а ma mиre; je regardais le comte avec un
curieux effroi, sans en кtre plus instruite. Je ne vous dirai pas toutes
les pensйes martyrisantes dont je fus assaillie; l'idйe d'un pareil
supplice a йtй jusqu'а me faire rester, la veille de mon mariage, а
tenir pendant environ une heure le bouton dorй qui servait а ouvrir
la porte de la chambre oщ dormait ma mиre, sans pouvoir me dйcider а
entrer, а la rйveiller et а lui faire part de l'impossibilitй oщ me
mettait la nature d'кtre femme un jour.
»Bref! je fus menйe plus morte que vive dans la chambre nuptiale...»
Ici madame de... ne put s'empкcher de sourire, et elle ajouta, non sans
quelque mine de sainte ni-touche:
«Mais j'ai vu que tout ce que Dieu a fait est bien fait, et que la
pauvre bйcasse de religieuse avait essayй, comme Garo, de mettre des
citrouilles а un chкne.»
--Monsieur, dit une jeune dame, si vos histoires gaies commencent ainsi,
comment finiront-elles?...
--Oh! monsieur n'a jamais pu rien conter sans y mettre un trait un peu
trop vif, et vraiment je le redoute. J'espиre toujours qu'il s'est
corrigй...
--Mais oщ est le mal?... demanda naпvement le narrateur. Aujourd'hui
vous voulez rire, et vous nous interdisez toutes les sources de la gaоtй
franche qui faisait les dйlices de nos ancкtres. Otez les tromperies de
femmes, les ruses de moines, les aventures un peu breneuses de Verville
et de Rabelais, oщ sera le rire?... Vous avez remplacй cette poйtique
par celle des calembours d'Odry!... Est-ce un progrиs?... Aujourd'hui
nous n'osons plus rien!... A peine une honnкte femme permettrait-elle а
son amant de lui raconter la bonne histoire du cocher de fiacre disant а
une dame: _Voulez-vous trinquer?_... Il n'y a rien de possible avec des
moeurs aussi tacitement libertines; car je trouve vos piиces de thйвtre
et vos romans plus gravement indйcens que la cruditй de Brantфme, chez
lequel il n'y a ni arriиre-pensйe ni prйmйditation. Le jour oщ nous
avons donnй de la chastetй au langage, les moeurs avaient perdu la leur.
--La philanthropie a ruinй le conte!... reprit un vieillard.
--Comment?... dit la femme d'un peintre.
--Pour qu'un conte soit bon, il faut toujours qu'il vous fasse rire d'un
malheur, rйpondit-il.
--Paradoxe!... s'йcria un journaliste.
--Aujourd'hui, reprit le vieillard en souriant, les sots se servent trop
souvent de ce mot-lа, quand ils ne peuvent pas rйpondre, pour qu'un
homme d'esprit l'emploie.
Il y eut un moment de silence.
--Autrefois, dit le vieillard, les gens riches se faisaient enterrer
dans les йglises. Alors il y avait un intervalle entre l'enterrement
rйel et le convoi, parce que la tombe n'йtait pas toujours prкte а
recevoir le mort. Cet inconvйnient avait obligй les curйs de Paris а
faire garder pendant un certain laps de temps les cercueils dans une
chapelle oщ se trouvait un sйpulcre postiche. C'йtait en quelque sorte
un vestibule oщ les morts attendaient. Il y avait un prкtre de garde
prиs de la chapelle mortuaire, et les familles payaient les priиres de
surйrogation qui se disaient pendant la nuit ou pendant le jour qui
s'йcoulait entre l'enterrement factice et l'inhumation dйfinitive.
Excusez-moi de vous donner ces dйtails; mais aujourd'hui, pour beaucoup
de personnes, ils sont de l'histoire...
Un pauvre prкtre, nouveau venu а Saint-Sulpice, dйbuta dans l'emploi de
garder les morts... Un vieux maоtre des requкtes de l'hфtel avait йtй
enterrй la matin. Au commencement de la nuit, le prкtre de province fut
installй dans la chapelle, et chargй de dire les priиres а la lueur des
cierges. Le voilа seul, au coin d'un pilier, dans cette grande йglise.
Il dit un psaume, et quand le psaume est fini:
--Pan! pan!...
Il entend trois petits coups frappйs faiblement.
Les oreilles lui tintent; il regarde la voыte, les dalles, les
piliers... et finit par croire que ses confrиres veulent lui jouer
quelque tour, comme cela se fait dans les couvens pour les novices.
Alors il se remet а dйpкcher un autre psaume; et de verset en verset:
--Pan! pan! pan!
La prкtre rйpondit:
--Oui! oui! frappe!... Je t'en casse!...
Enfin les coups diminuиrent, et ne se firent plus entendre que de loin а
loin.
Vers le matin, un vieux prкtre vint relever de faction le dйbutant.
Celui-ci lui donne le livre, la chaise, et s'en va.
--Pan! pan! pan!
--Qu'est-ce que c'est que зa?... demanda le vieux prкtre.
--Oh! ce n'est rien, rйpondit le nouveau; c'est le mort qui a un tic...
--Je croirais volontiers que ce mot est vrai... dit un professeur
d'histoire. Il est saturй de cet esprit rustique si prйcieux chez les
vieux auteurs, et qui se retrouve souvent peut-кtre chez le paysan.
Ce prкtre venait d'en-deза la Loire... Le villageois est une nature
admirable. Quand il est bкte, il va de pair avec l'animal; mais quand
il a des qualitйs, elles sont exquises; malheureusement personne ne
l'observe. Il a fallu je ne sais quel hasard pour que Goldsmith ait fait
_le Vicaire de Vakefield_. Aussi la vie campagnarde et paysanne attend
un historien.
--Votre observation me rappelle, dit un ancien fonctionnaire impйrial,
un trait qui peut servir de preuve а votre opinion. Il donne tout-а-fait
l'idйe d'un homme trempй comme devait l'кtre le paysan du Danube.
En 1813, lors des derniиres levйes d'hommes dont Napolйon eut besoin,
et que les prйfets firent avec une rigueur qui contribua peut-кtre а la
premiиre chute de l'empire, le fils d'un pauvre mйtayer des environs
d'une ville que je ne vous nommerai pas, car ce serait vous dйsigner le
prйfet, refusa de partir, et disparut.
Les premiиres sommations exйcutйes, l'on en vint aux mesures de rigueur
contre le pиre et la mиre. Enfin un matin, le prйfet, ennuyй de voir
cette affaire traоner en longueur, mande le pиre devant lui.
Le paysan vint а la prйfecture; et lа, le secrйtaire gйnйral d'abord,
puis le prйfet lui-mкme, essayиrent par des paroles de persuasion de
convertir а l'йvangile impйrial le pиre du rйfractaire, et de lui
arracher le secret de la retraite oщ son fils йtait cachй.
Ils йchouиrent contre le systиme de dйnйgation dans lesquels les paysans
se renferment avec l'instinct de l'huоtre, qui dйfie ses agresseurs а
l'abri de sa rude йcaille. Des douceurs, le prйfet et son secrйtaire
passиrent aux menaces, et ils se mirent trиs-sйrieusement en colиre, et
rudoyиrent le pauvre homme, qui les regardait avec un grand flegme, en
tortillant son chapeau а bords rabattus.
--Nous saurons bien te faire retrouver ton fils, disait le secrйtaire.
--Je le voudrais bien, monseigneur, rйpondait le paysan.
--Il me le faut mort ou vif, s'йcria le prйfet, en forme de conclusion.
Lа dessus le pиre s'en revint dйsolй chez lui; car il ne savait
rйellement pas oщ йtait son fils et se doutait bien de ce qui allait
arriver.
En effet, le lendemain, il vit dиs le matin, en allant aux champs, le
chapeau bordй d'un gendarme qui galopait le long des haies, et que le
prйfet envoyait loger chez lui, jusqu'а ce que le rйfractaire se fыt
retrouvй.
Il fallut donc chauffer, blanchir, йclairer le garnisaire et le nourrir
son cheval et lui. Le paysan y mangea ses йconomies, vendit la croix
d'or, les boucles d'oreilles, de souliers, les agrafes d'argent et les
hardes de sa femme; puis un champ qu'il avait, et enfin sa maison.
Avant de vendre la maison et le morceau de terre dont elle йtait
environnйe, il y eut une horrible dispute entre la femme et le mari,
celui-ci prйtendait qu'elle savait oщ йtait son fils... Le gendarme fut
obligй de mettre le holа, au moment oщ le paysan s'emporta, car il avait
pris son sabot pour le jeter а la tкte de sa femme.
Depuis cette soirйe, le garnisaire ayant pitiй de ces deux malheureux
menait son cheval paоtre le long des chemins et dans les prйs communaux.
Quelques voisins se cotisиrent pour lui fournir de l'avoine et de la
paille; la plupart du temps le gendarme achetait de la viande, et l'on
s'entendait pour soutenir ce pauvre mйnage. Le paysan avait parlй de se
pendre.
Enfin, un jour qu'il fallait du bois pour cuire le dоner du gendarme, le
pиre du rйfractaire йtait allй dиs le matin dans une forкt voisine pour
ramasser des branches mortes et faire provision de bois.
A la nuit, il aperзut dans un fourrй, prиs des habitations, une masse
blanche, et ayant йtй voir ce que cela pouvait кtre, il reconnut son
fils. Il йtait mort de faim, et avait encore entre les dents l'herbe
qu'il avait essayй de manger.
Le paysan chargea son enfant sur ses йpaules, et, sans le montrer а
personne, sans rien dire, il le porta pendant trois lieues; il arriva а
la prйfecture, s'enquit oщ йtait le prйfet, et, apprenant qu'il йtait
au bal, il l'attendit; et quand celui-ci rentra, sur les deux heures du
matin, il trouva le paysan а sa porte, qui lui dit:
--Vous avez voulu mon fils, monsieur le prйfet, le voilа!
Il mit le cadavre contre le mur et s'enfuit.
Maintenant, lui et sa femme mendient leur pain.
--Ceci est tout bonnement sublime, reprit le mйdecin; mais je crois que
si les actions des paysans sont si complиtes, si simplement belles,
c'est que, chez eux, tout est naturel et sans art; ils obйissent
toujours au cri de la nature; leur ruse mкme, leur astuce, si cйlиbres
et si formidables, sont un dйveloppement de l'instinct humain. Ils sont
cauteleux dans les affaires, et dissimulйs, comme tous les gens faibles,
en prйsence d'un ennemi puissant; et, ne faisant pas abus de la pensйe,
ils la trouvent comme la foi, trиs-robuste dans leur ame, au moment oщ
ils en font usage. La foi du charbonnier est un proverbe.
Ce qui m'йtonne le plus en eux, ajouta-t-il, c'est leur dйtachement de
la vie, et je ne comprends pas qu'en estimant si peu une existence si
chargйe de peines et de travail, ils soient si peu vindicatifs, et ne la
risquent pas plus souvent, par calcul. Ils n'ont pas le temps peut-кtre
de rйflйchir ou de combiner de grandes choses.
--C'est ce qui sauve la civilisation de leurs entreprises, dit
quelqu'un.
--Encore la civilisation!... rйpйta le mйdecin d'un air comi-tragique.
--Mais, docteur, lui dis-je, je vous assure que je connais un petit pays
de Touraine oщ les gens de la campagne font mentir vos observations. Du
cфtй de Chinon, les naturels de notre pays sont possйdйs d'une fureur
courte et vive qui leur donne l'йnergie de se livrer а leurs passions,
puis ils rentrent soudain dans cette douceur spirituelle et railleuse
qui distingue le caractиre tourangeau. Serait-ce que Caпn aurait peuplй
les environs de Chinon, dont les habitans sont nommйs _Caпnones_
dans les cartulaires, ou faut-il attribuer ce sentiment de vengeance
immйdiate а la vie sauvage que mиnent les habitans des campagnes? Le
docteur Gall aurait bien dы venir visiter le Chinonnais, oщ, du reste,
il y a de fort honnкtes gens. Un des avocats les plus distinguйs de ce
pays me disait en riant que cet arrondissement devrait lui constituer
une rente, parce que la plupart des procиs civils et criminels йtaient
issus de ce pays si cйlйbrй par Rabelais. Quant а moi, j'ai vu de mes
yeux un exemple frappant de cette observation, dont je ne voudrais pas
cependant garantir la vйritй psycologique.
Voici le fait:
--Je revenais, en 181..., d'Azai а Tours par la voiture de Chinon. En
prenant ma place, je vis, sur la banquette de derriиre deux gendarmes,
entre lesquels йtait un gars d'environ vingt-deux ans.
--Qu'a-t-il donc fait celui-lа?... dis-je au brigadier, croyant qu'il
s'agissait de quelque dйlit forestier ou autre.
--Presque rien... rйpondit le gendarme; il s'est permis de rompre avec
une barre de fer l'йchine de son maоtre, et il l'a tuй, pas plus tard
qu'hier...
Lа-dessus, grand silence. Je voyageais en compagnie d'un assassin.
Celui-ci se tenait coi dans la carriole, regardant avec assez
d'insouciance les arbres du chemin, qui fuyaient avec autant de rapiditй
que sa vie promise а l'йchafaud. Il avait une figure douce, quoique
brune et fortement colorйe.
--Pourquoi donc a-t-il assommй son maоtre?... dis-je au brigadier.
--Pour une misиre... rйpondit le gendarme. En allant а la foire de
Tours, son bourgeois, qui йtait un fort mйtayer, avait promis de
rapporter les cadeaux d'usage а la fille de basse-cour et а ce
gars-lа... Pour lors, il s'agissait d'un tablier pour elle, et d'un
gilet rouge pour lui. Au retour, il paraоt que le fermier eut quelque
motif de mйcontentement contre lui. Il donna bien le tablier а la fille,
mais il garda le gilet. Assoupi par la chaleur, et fatiguй, vu qu'il
avait fait la route sans arrкt et а cheval, il s'endormit sur le coin de
sa table, dans la salle. Alors le gars prit la barre de fer, et lui en
assйna un grand coup sur la nuque; le mйtayer a encore eu la force de se
relever et de lui dire:
--Malheureux!...
Et il lui a donnй un second coup, qui finalement l'a tuй raide. Et
aprиs il a йtй se cacher dans l'йcurie avec le gilet; mais il n'a pas
seulement pris un liard de l'argent que son maоtre rapportait de Tours,
et il s'est laissй empoigner sans rйsistance.
--Comment, lui dis-je, en me tournant vers le paysan, as-tu pu tuer un
homme pour un gilet?...
--Dam!... j'avais comptй lа-dessus pour aller а la danse.
Ce fut tout ce que je tirai de ce garзon... qui ne paraissait point
mйchant du tout. Les gendarmes ne lui avaient seulement pas liй les
mains. La voiture vint а verser au-dessus de Bellon.--Mais non, elle ne
versa pas. L'un des brancards s'йtait cassй. Nous en sortоmes tous;
les gendarmes se mirent de chaque cфtй de ce malheureux en le laissant
libre; nйanmoins ils avaient l'oeil sur lui. Ce gaillard-lа, voyant le
conducteur s'y prendre assez mal pour relever la patache, l'aida, lia
lui-mкme une perche pour remplacer le brancard; et quand tout fut fini:
--Ah! зa ira!... maintenant, dit-il en achevant de serrer le dernier
noeud d'une corde, et il remonta dans cette voiture qui le menait pour
ainsi dire au supplice. Il fut exйcutй а Tours.
--Bah! ce sang froid n'a rien de bien extraordinaire, dit un jeune homme
qui йtait venu du salon du jeu, au milieu de ma narration, et n'avait
pas assistй aux prйmisses de mon argumentation. Il existe une foule
d'anecdotes sur les derniers momens des criminels; et, si je vous cite а
ce propos un fait de ce genre, bien autrement curieux, c'est parce
que je le crois peu connu; je l'ai entendu raconter а l'auteur des
_Souvenirs de la Rйvolution_. Le syndic du tribunal de Brest se nommait
Vignes, et le prйsident Vigneron. Ils furent condamnйs а mort. En se
trouvant sur l'йchafaud, l'un d'eux, M. Vignes, dit а l'autre en lui
montrant la foule:
--Hein! ils vont se trouver bien embarrassйs sans vignes ni vigneron.
M. Vignes passa le premier; mais au moment oщ le couteau lui tranchait
la tкte, les deux montans de la guillotine se dйsunirent; enfin il se
dйrangea quelque chose dans l'instrument du supplice, et comme il
йtait fort tard, l'exйcuteur des hautes-oeuvres rйpublicaines dit au
prйsident:
--Ma foi, monsieur, vous voilа sauvй; car c'est quelque chose que
vingt-quatre heures par ce temps-ci.
--Il faut que tu sois un grand lвche, rйpondit M. Vigneron. Comment,
parce que tes planches ont un peu jouй, tu vas me faire attendre? Le
jugement ne m'a pas condamnй а vivre vingt-quatre heures de plus...
Il prit lui-mкme le marteau, les clous, et raccommoda la guillotine;
puis, quand elle fut jugйe solide, il se coucha sur la planche, et fut
exйcutй.
Ceci est autre chose que de mettre une perche а un brancard, et c'est du
sang froid argent comptant...
--Docteur, dit une dame, vous qui devez voir beaucoup de mourans,
avez-vous rencontrй souvent des exemples de cette singuliиre
tranquillitй?...
--Madame, dit-il, les criminels sont ordinairement des gens douйs d'une
organisation trиs-puissante, en sorte qu'ils ont plus de chances que les
malades affaiblis par de longues agonies pour dire de jolies choses. On
les tue vivans, tandis que les malades meurent tuйs. Puis, chez certains
hommes, l'ame est fortement excitйe par l'attente du supplice, et
ils rassemblent toutes leurs forces pour soutenir cet assaut. Il y a
exaltation. Cependant j'ai vu de belles morts particuliиres... Pour
moi, la plus belle a йtй celle de la femme d'un cйlиbre mйdecin
allemand, auquel j'йtais fort attachй. Le tableau que cette scиne nous
offrit est toujours vif et colorй comme au moment oщ j'en fus tйmoin.
Nous avions passй la nuit au chevet de la mourante; elle йtait attaquйe
de la poitrine, et la pulmonie, arrivйe au dernier degrй, ne laissait
aucun espoir. Mon maоtre s'йtait endormi; sa femme, s'йtant rйveillйe
vers quatre heures du matin, me fit, de la maniиre la plus touchante
et en souriant, un signe amical pour me dire de la laisser reposer,
et cependant elle allait mourir. Elle йtait arrivйe а une maigreur
extraordinaire; mais son visage avait conservй ses traits et ses formes,
qui йtaient belles. Sa pвleur faisait ressembler sa peau а de la
porcelaine derriиre laquelle il y a une lumiиre. Ses yeux vifs et ses
couleurs tranchaient sur ce teint plein d'une molle йlйgance, et il y
avait dans sa physionomie une sorte de sublimitй qui imposait. Elle
paraissait plaindre son mari, auquel sa vie avait йtй vouйe; mais ce
sentiment prenait sa source dans une tendresse йlevйe, qui semblait ne
plus connaоtre de bornes aux approches de la mort. Le silence йtait
profond; la chambre, doucement йclairйe par une lampe, avait l'aspect de
toutes les chambres de malades au moment de la mort. C'йtait un dйsordre
pittoresque... En ce moment, la pendule sonna, et le docteur,
au dйsespoir d'avoir dormi, se rйveilla. Je ne vis pas le geste
d'impatience par lequel il peignit le regret qu'il йprouvait d'avoir
perdu de vue sa femme pendant un des derniers momens qui lui йtaient
accordйs; mais il est sыr qu'une personne autre que la mourante aurait
pu s'y tromper. Ce mйdecin, homme d'un grand talent, avait mille de ces
bizarreries apparentes qui font prendre les gens de gйnie pour des
fous, mais dont l'explication se trouve dans la nature exquise et les
exigences de leur esprit. Il vint se mettre dans un fauteuil, prиs du
lit de sa femme, et la regarda fixement. Alors elle avanзa un peu la
main, prit celle de son mari, la serra faiblement, et d'une voix douce,
mais йmue, elle lui dit:
--Mon pauvre ami, qui donc maintenant te comprendra?...
Puis elle mourut en le regardant.
--Les histoires que conte le docteur, reprit une dame aprиs un moment de
silence, me font des impressions bien profondes.
Le mйdecin salua gravement.
--Oui, elles sont douces et intйressantes; il nous йmeut sans employer
les atrocitйs si fort а la mode aujourd'hui...
--Ma rйserve, dit-il, n'est certes pas de l'impuissance, et je vous prie
de croire, madame, que j'ai ma provision d'horrible tout comme un autre.
--Eh bien! s'йcria la maоtresse de la maison, racontez-nous un peu
quelque chose d'affreux. Je voudrais voir la couleur de votre tragique,
quand ce ne serait que pour le comparer avec celui qui a prйsentement
cours а la bourse littйraire.
--Malheureusement, madame, je ne parle que de ce que j'ai vu.
--Eh bien!
--Mais je dois avoir le dessous avec les gens qui ont sur moi tous les
avantages que donne l'imagination. Je ne puis pas vous mettre en scиne
deux frиres nageant en pleine mer et se disputant une planche... ou un
homme qui a entrepris de manger un rйgiment а la croque-au-sel. Je ne
puis кtre que vrai.
--Eh bien! nous nous contenterons de la vйritй.
--Je ne veux pas me faire prier, reprit-il, et il se moucha.
--Le hasard, dit-il, me mit autrefois en relation avec un homme qui
avait roulй dans les annйes de Napolйon, et dont alors la position йtait
assez brillante pour un militaire de son grade. Il йtait capitaine, et
occupait а l'йtat-major de Paris, je crois, une place qui lui valait de
quatre а cinq mille francs; en outre il possйdait quelque fortune. Oщ
l'avait-il prise, je ne sais. Il йtait de basse extraction, et pour
n'avoir pas d'avancement sous l'empire, il fallait кtre un traоnard,
un niais, un ignorant ou un lвche. Cependant il y a aussi des gens
malheureux. Mon homme n'йtait rien de tout cela; c'йtait le type
des mauvais soudards, dйbauchй, buveur, fumeur, vantard, plein
d'amour-propre, voulant primer partout, ne trouvant d'infйrieurs que
dans la mauvaise compagnie et s'y plaisant, racontant ses exploits а
tous ceux qui ne savaient pas si une demi-lune est quelquefois entiиre,
enfin un vrai _chenapan,_ comme il s'en est tant rencontrй dans les
armйes; ne croyant ni а Dieu ni au diable; bref pour achever de vous le
peindre, il suffira de vous dire ce qui m'arriva un jour que je l'avais
rencontrй du cфtй de la Bastille. Nous allions l'un et l'autre au
Palais-Royal. Nous cheminвmes par les boulevards. Au premier estaminet
qui se trouva:
--Permettez-moi, dit-il, d'entrer lа un petit moment; j'ai un restant de
tabac а y prendre et un verre d'eau-de-vie.
Il avala le petit verre d'eau-de-vie, et reprit en effet une pipe
chargйe et un peu de tabac а lui.
Au second estaminet il avait achevй de fumer son restant de tabac, et
recommenзa son antienne. Ce diable d'homme avait des restans de tabac
dans tous les estaminets, et c'йtaient comme autant de relais pour
des pipes et son gosier. Il avait йtabli dans Paris ses lignes de
communication. Je ne vous parlerai pas de ses moustaches grises, de ses
vкtemens caractйristiques, de son idiome et de ses tics, ce serait vous
en entretenir jusqu'а demain. Je crois qu'il ne s'йtait jamais peignй
les cheveux qu'avec les cinq doigts de la main. J'ai toujours vu а
son col de chemise la mкme teinte blonde. Eh bien! cet homme-lа, ce
chenapan, avait une assez belle figure, figure militaire, de grands
traits, une expression de calme; mais j'ai toujours cru lire au fond de
ses yeux verts de mer et tachetйs de points orangйs quelques-unes de ces
aventures oщ il y a de la fange et du sang. Ses mains ressemblaient а
des йclanches. Il йtait d'une taille mйdiocre, mais large des йpaules et
de la poitrine, un vrai corsaire. Par-dessus tout cela il se disait un
des vainqueurs de la Bastille. Cet homme rencontra une jeune fille assez
folle pour s'amouracher de lui. C'йtait une grisette, mais un amour de
feu. Elle avait nom Clarisse, et travaillait chez une fleuriste. Elle
avait tout joli, la taille, les pieds, les cheveux, les mains, les
formes, les maniиres. Son teint йtait blanc, sa peau satinйe. Il n'y
a vraiment qu'а Paris que se trouvent ces espиces de produits et ces
sortes de passions. Jamais je n'ai vu de contraste aussi tranchй que
l'opposition prйsentйe par ce singulier couple. Clarisse йtait toujours
mignonne, propre et bien mise. Par amour-propre, le capitaine lui
donnait tout ce qu'elle lui demandait, et la pauvre enfant lui demandait
peu de choses: c'йtaient la partie de spectacle, quelques robes, des
bijoux. Jamais elle ne voulut кtre йpousйe, et s'il la logea, s'il
meubla son appartement, ce fut par vanitй. Cette jeune fille йtait le
dйvouement mкme. J'ai souvent pensй que ces pauvres crйatures obйissent
а je ne sais quelle charitable mission en se donnant а ces hommes si
rebutans, si rebutйs, aux mauvais sujets. Il y a dans ces actes du coeur
un phйnomиne qu'il serait intйressant d'analyser.
Clarisse tomba malade, elle eut une fiиvre putride, а laquelle se
mкlиrent de graves accidens, et le cerveau fut entrepris. Le capitaine
vint me chercher; je trouvai Clarisse en danger de mort, et, prenant son
protecteur а part, je lui fis part de mes craintes.
--Il faut, lui dis-je, avoir une bonne garde-malade au plus tфt; car
cette nuit sera trиs-critique.
En effet, j'avais ordonnй de mettre а une certaine heure des sinapismes
aux pieds, puis d'appliquer, une demi-heure aprиs l'effet du topique,
de la glace sur la tкte, et lorsqu'elle serait fondue, de placer un
cataplasme sur l'estomac... Il y avait d'autres prescriptions dont je
ne me souviens plus.
--Oh! me rйpondit-il, je ne me fierais point а une garde; elles dorment,
elles font les cent coups, tourmentent les malades. Je veillerai
moi-mкme, et j'exйcuterai vos ordonnances comme si c'йtait une consigne.
A huit heures du matin, je revins, fort inquiet de Clarisse; mais en
ouvrant la porte, je fus suffoquй par les nuages de fumйe de tabac qui
s'exhalиrent, et au milieu de cette atmosphиre brumeuse, je vis а peine,
а la lueur de deux chandelles, mon homme fumant sa pipe et achevant un
йnorme bol de punch. Non, je n'oublierai jamais ce spectacle. Auprиs de
lui Clarisse rвlait et se tordait; il la regardait tranquillement.
Il avait consciencieusement appliquй les sinapismes, la glace, les
cataplasmes; mais aussi le misйrable, en faisant son office de
garde-malade, trouvant Clarisse admirablement belle dans l'agonie, avait
sans doute voulu lui dire adieu; du moins le dйsordre du lit me fit
comprendre les йvйnemens de la nuit. Je m'enfuis, saisi d'horreur:
Clarisse mourait.
--L'horrible vrai est toujours plus horrible encore!... dit le
sculpteur.
--Il y a de quoi frйmir quand on songe aux malheurs, aux crimes qui sont
commis а l'armйe, а la suite des batailles, quand la mйchancetй de tant
de caractиres mйchans peut se dйployer impunйment!... reprit une dame.
--Oh! dit un officier qui n'avait pas encore parlй de la soirйe, les
scиnes de la vie militaire pourraient fournir des milliers de drames.
Pour ma part, je connais cent aventures plus curieuses les unes que les
autres; mais en m'en tenant а ce qui m'est personnel, voici ce qui m'est
arrivй...
Il se leva, se mit devant nous, au milieu de la cheminйe, et commenзa
ainsi:
--C'йtait vers la fin d'octobre; mais non, ma foi, c'йtait bien dans les
premiers jours de novembre 1809, je fus dйtachй d'un corps d'armйe qui
revenait en France, pour aller dans les gorges du Tyrol bavarois. En ce
moment nous avions а soumettre, pour le compte du roi de Baviиre,
notre alliй, cette partie de ses йtats que l'Autriche avait rйussi
а rйvolutionner. Le gйnйral Chatler s'avanзait mкme avec un ou deux
rйgimens allemands, dans le dessein d'appuyer les insurgйs, qui йtaient
tous gens de la campagne.
Cette petite expйdition avait йtй confiйe par l'empereur а un certain
gйnйral d'infanterie nommй Rusca, qui se trouvait alors а Clagenfurth, а
la tкte d'une avant-garde d'environ quatre mille hommes. Comme Rusca
йtait sans artillerie, le marйchal Marmont... avait donnй l'ordre de
lui envoyer une batterie, et je fus dйsignй pour la commander.
C'йtait la premiиre fois, depuis ma promotion au grade de lieutenant,
que je me voyais, au milieu d'une brigade, le seul officier de mon
corps, ayant а conduire des hommes qui n'obйissaient qu'а moi, et obligй
de m'entendre, comme chef d'une arme, avec un officier gйnйral.
--C'est bon, me dis-je en moi-mкme, il y a un commencement а tout, et
c'est comme cela qu'on devient gйnйral.
--Vous allez avec Rusca?... me dit mon capitaine, prenez garde а vous,
c'est un malin singe, un vaurien fini. Son plus grand plaisir est de
_mettre dedans_ tous ceux qui ont affaire а lui. Pour vous apprendre ce
que c'est que ce chrйtien-lа, il suffira peut-кtre de vous dire qu'il
s'est amusй derniиrement а baptiser du vin blanc avec de l'eau-de-vie,
afin de renvoyer а l'empereur un aide-de-camp soыl comme une grive...
Si vous vous comportez de maniиre а йviter ses algarades, vous vous en
ferez un ennemi mortel... Voilа le pиlerin... Ainsi, attention!
--Hй bien, rйpliquai-je а mon capitaine, nous nous amuserons; car il ne
sera pas dit qu'un pousse-cailloux _embкtera_ un officier d'artillerie.
Dans ce temps-lа, voyez-vous, l'artillerie йtait quelque chose, parce
que le corps avait fourni l'empereur...
Me voilа donc parti, moi et mes canonniers, et nous gagnons Clagenfurth.
J'arrive le soir; et, aussitфt que mes hommes sont gоtйs, je me mets en
grande tenue et je me rends chez le Rusca. Point de Rusca.
--Oщ est le gйnйral, demandais-je а une maniиre d'aide-de-camp qui
baragouinait un franзais mкlй d'italien.
--Le zйnйral est а la zouziйtй, dans oun chercle, au cafй, а boire de
la biиre sou la piazza.
Je regarde mon homme en face, et je m'aperзois qu'il n'est pas ivre
comme ses incohйrences me le faisaient supposer.
--Vous кtes йtonnй... reprit l'aide-de-camp. Ma s'il est lа de si bonne
houre, c'est pour oune petite difficoultй quйl zйnйral il a ou avec les
habitanti. Par chй i son di oumor pauco contrariente les Tedesques. Ces
chiens-lа nй se sont-ils pas avisйs dй nй piou audare boire de la biиre
all chercle per chй lи zйnйral y йtait...
En ce moment, nous fыmes interrompus par un roulement de tambour, aprиs
quoi le crieur de la ville lut en franзais d'abord, puis en allemand et
en italien, une proclamation de Rusca, en vertu de laquelle il йtait
enjoint а tous les nйgocians et notables habitans de Clagenfurth
d'aller, comme par le passй, au cercle, pendant toutes les soirйes, sous
peine d'кtre taxйs а un contribution extraordinaire.
--Et comment le paieront-ils donc?... dit le colonel du 20e qui se
trouvait auprиs de moi, car je m'йtais avancй pour йcouter; ce serait
la quatriиme qu'il lиverait sur ces pauvres diables. Ce compиre-lа est
capable de les faire rйvolter, pour se donner le plaisir de mitrailler
une sйdition populaire...
--Pourquoi n'allaient-ils plus au cafй?... mon colonel, lui
demandais-je.
Le colonel me regarda.
--Vous arrivez... а ce que je vois, me rйpondit-il. Eh bien! voilа le
fait. Ce diable de Rusca ne s'amusait-il pas, le soir, а allumer sa
pipe, au cercle, devant ces pauvres gens, avec les billets de florins
qu'il leur arrachait le matin!... Il faut que ce soit encore un bien bon
peuple, ces Allemands, pour qu'aucun d'eux ne lui ait tirй un coup de
pistolet... Heureusement, nous partirons demain; nous n'attendions que
vous...
--Il paraоt, lui dis-je, que votre gйnйral n'est pas commode?...
--C'est un excellent militaire... rйpliqua-t-il, et il entend
particuliиrement la guerre que nous allons faire. Il a йtй mйdecin dans
la partie de l'Italie qui avoisine les montagnes du Tyrol, et il en
connaоt les routes, les sentiers, les habitans. Il est d'une bravoure
exemplaire; mais c'est bien le plus malicieux animal que j'aie jamais
connu. S'il ne brыle pas les paysans dans leurs villages, il faudra
qu'il soit dans ses bons jours...
Le colonel s'йloigna en voyant un officier venir а nous.
Je fus assez embarrassй de ma personne en me trouvant seul. Je pensai
qu'il n'йtait pas convenable que j'allasse voir Rusca au cercle; et,
alors, je revins а l'aide-de-camp, qui йtait toujours restй immobile
sur le seuil de la porte, occupй а fumer son cigare. J'avais toujours
rencontrй son regard, quand je jetais par hasard les yeux sur lui en
causant avec le colonel; et, quoique ce regard me parыt aussi railleur
que perfide, je le priai d'annoncer а son gйnйral ma visite pour la fin
de la soirйe, objectant la nйcessitй dans laquelle j'йtais de prendre
quelque chose; car je n'avais rien mangй depuis le matin... mais un
officier n'est pas aussi heureux que la mule du pape; en campagne,
il n'a pas d'heures pour ses repas; il se nourrit comme il peut, et
quelquefois pas du tout. Au moment oщ j'allais retourner а mon logement,
j'entendis une grande rumeur dans le faubourg par lequel j'йtais entrй.
Je demande а un soldat qui me parut en venir la raison de ce tumulte, et
il me dit que l'un de mes canonniers en йtait cause; alors je fus forcй
de me rendre sur les lieux pour savoir ce qui se passait. Il y avait
des attroupemens composйs de femmes principalement, qui paraissaient en
colиre, criaient et parlaient toutes ensemble; c'йtait comme dans
une basse-cour, quand les poules se mettent а piailler. Au milieu
du faubourg, je vis une grande et belle fille autour de laquelle on
s'attroupait; quand elle m'aperзut, elle fendit la presse et vint а moi.
Elle йtait furieuse, elle parlait avec une volubilitй convulsive; elle
avait des couleurs, les bras nus, la gorge haletante, les cheveux en
dйsordre, les yeux enflammйs, la peau mate; elle gesticulait avec feu,
elle йtait superbe; c'est une des plus belles colиres que j'ai vues dans
ma vie. Lа, je sus la cause de cette йmeute. Mon fourrier йtait logй
chez le pиre de cette fille; et il paraоt que, la trouvant а son goыt,
il avait voulu la cajoler; mais qu'elle s'йtait brutalement dйfendue;
alors mon diable de canonnier, un provenзal, il se nommait Lobbй,
c'йtait un petit homme, а cheveux noirs, bien frisйs, qu'on avait appelй
dans la compagnie _la Perruque_. La Perruque donc, par vengeance, se
faisait servir par le pиre et la mиre de cette fille; et, comme il йtait
assis sur un fauteuil trиs-йlevй, il avait mis chacun de ses pieds sur
un escabeau de chaque cфtй de la table, et, pendant son repas, il avait
forcй la mиre et le pиre, qui йtait un homme а cheveux blancs, de
tourner les йtoiles de ses йperons. Il dоnait gravement, ayant а ses
pieds les deux vieillards agenouillйs, occupйs а faire aller les
molettes. Cette fille, ne pouvant pas digйrer cet affront, essayait
d'ameuter le quartier contre les Franзais.
Lorsque j'eus compris le sujet de ses plaintes, je m'empressai d'aller
au logement de la Perruque, et je le vis en effet assis comme un
pacha, regardant les deux vieillards, bons Allemands, qui faisaient
consciencieusement aller les йperons. Je n'oublierai jamais le geste de
la fille quand, en entrant avec moi, elle me montra ses parens. Elle
avait les larmes aux yeux, et me dit d'un son de voix guttural en
allemand:
--_Sieht!..._ Voyez!...
--Allons donc, Lobbй, finissez, dis-je а mon canonnier. Que diable, vous
mйriteriez d'кtre puni... Cela ne se fait pas...
Les deux vieillards continuaient toujours.
--Mais, mon lieutenant, me dit la Perruque, tenez, regardez-les!... Зa
ne les contrarie pas... зa les amuse.
Je faillis rire.
En ce moment, un gros homme bourgeonnй, la face rouge et le nez bulbeux,
entra. A l'uniforme, je reconnus le gйnйral Rusca.
--Bien, bien, canonnier!... s'йcria-t-il. Voilа dix florins pour
t'encourager а йtablir la domination franзaise sur ces chiens-lа...
Et il lui jeta des florins.
--Il me semble, mon gйnйral, lui dis-je avec fermetй, quand nous
sortоmes, que si vous m'avez entendu, la discipline militaire est
compromise. Il m'est fort indiffйrent, si cela vous plaоt, que mon
fourrier fasse tourner ses molettes, mais puisque je lui avais ordonnй
de cesser, et qu'il est sous mes ordres...
--Ah! dit-il en m'interrompant, tu es sorti de cette йcole oщ l'on
raisonne?... Je vais t'apprendre а clocher avec les boiteux...
--Quels sont vos ordres, lui demandais-je?
--Viens les prendre ce soir а huit heures!...
Et nous nous quittвmes. Ce commencement de relations ne promettait rien
de bon.
A huit heures, aprиs avoir dоnй, je me prйsentai chez le gйnйral que je
trouvai buvant et fumant en compagnie de son aide-de-camp, du colonel et
d'un Allemand qui paraissait кtre un personnage de Clagenfurth. Rusca me
reзut civilement, mais il y avait toujours une teinte d'ironie dans son
discours. Il m'invita fort courtoisement а boire et а fumer; je ne bus
guиre que deux verres de punch et fumai trois cigares.
--Demain nous partirons а sept heures, et devrons кtre en vue de Brixen
dans la journйe, il faut entamer ces gens-lа vivement.
Je me retirai. Le lendemain, je crus m'йveiller а six heures, il йtait
neuf heures passйes. Rusca m'avait sans doute mis quelque drogue dans
mon verre, et je fus au dйsespoir en apprenant qu'il s'йtait mis en
bataille а six heures du matin, et qu'il avait trois heures de marche en
avance. Mon hфte, comprenant que j'en voulais а Rusca, me proposa de
me donner les moyens d'arriver а Brixen avant lui. La tentative йtait
audacieuse, car il fallait m'embarquer dans des chemins de traverse oщ
je pouvais rester; mais, jeune et dйpitй comme je l'йtais, je fis mon
va-tout. Cependant je ne voulus rien nйgliger: je communiquai mon
entreprise а mes sous-officiers, qui crurent leur honneur aussi bien
engagй que le mien, nous mкlвmes du vin а l'avoine de nos chevaux, et
les bons Allemands, apprenant que nous voulions jouer un tour au Rusca,
nous fournirent quatre guides chargйs de nous prйserver de tout malheur.
Effectivement, Rusca nous trouva reposйs et en bataille en avant de
Brixen, l'attendant avec insouciance.
--Comment, messieurs les b..., vous кtes partis avant nous?... dit
le gйnйral. Vous me paierez cela, lieutenant... ajouta-t-il en me
regardant.
--Mon gйnйral, lui dis-je, vous ne m'avez pas ordonnй de vous
accompagner; si vous vous en souvenez, votre ordre a йtй de regarder
Brixen comme le point de notre ralliement. Il ne souffla pas mot; mais
je vis qu'il faudrait jouer serrй avec ce vieux singe-lа. Nous entrвmes
en campagne au-delа de Brixen, j'avoue que je n'avais jamais vu faire la
guerre ainsi. Nous battions la campagne en visitant tous les villages,
les chemins, les champs. Vous eussiez dit une chasse, les soldats
rabattaient les paysans comme du gibier sur la principale route suivie
par le gйnйral, et quand il s'en trouvait en quantitй suffisante, Rusca
passait tous ces malheureux en revue, en leur ordonnant de tendre leur
main gauche; puis, au seul aspect de la paume de cette main, il faisait
signe, remuant la tкte, d'en sйparer certains des autres, et il laissait
le reste libre de retourner а leurs affaires: puis aussitфt, sans autre
forme de procиs, il fusillait ceux qu'il avait ainsi triйs. La premiиre
fois que j'assistai а cette singuliиre enquкte, je priai Rusca de
m'expliquer ce mode de procйder. Alors, а quelques pas de l'endroit oщ
nous йtions, il aperзut dans un buisson je ne sais quels vestiges, et
il le fit cerner. Le buisson fouillй, les soldats trouvиrent dans une
espиce de trou deux hommes armйs de carabines, qui attendaient sans
doute que nous fussions passйs afin de tuer nos traоnards. Avant de les
faire fusiller, Rusca me montra leurs mains gauches. Dans ce pays, les
chasseurs ont l'habitude de verser la poudre nйcessaire pour la charge
de leurs carabines dans le creux de leurs mains, et la poudre y laisse
une empreinte assez difficile а distinguer, mais que l'oeil de Rusca
savait y voir avec une grande dextйritй. Dиs l'enfance, il avait observй
ce singulier diagnostic, et il lui suffisait de voir les mains des
paysans pour deviner s'ils avaient rйcemment fait le coup de fusil. Le
second jour, nous rencontrвmes un vieillard, septuagйnaire au moins,
perchй sur un arbre et occupй а l'йmonder. Rusca le fit descendre et
lui examina la main gauche; par malheur, il crut y apercevoir le signe
fatal, et, quoique le pauvre homme parыt bien innocent, il ordonna de
l'attacher а l'affыt d'un canon. Ce malheureux fut obligй de suivre, et
nous allions au petit trot. De temps en temps il gйmissait; les cordes
lui enflaient les mains; il se trouva bientфt dans un йtat pitoyable;
ses pieds saignaient; il avait perdu ses sabots, et j'ai vu tomber de
grosses larmes de sang de ses yeux. Nos canonniers, qui avaient commencй
par rire, en eurent compassion, et vraiment il y avait de quoi, а voir
ce vieillard en cheveux blancs, traоnй pendant les derniиres lieues
comme un cheval mort. On finit par le jeter sur le canon, et comme il ne
pouvait pas parler, il remercia les soldats par un regard а tirer des
larmes. Le soir, lorsque nous bivouaquвmes, je demandai а Rusca ses
ordres relativement а ce vieillard.
--Fusillez-le... me dit-il.
--Mon gйnйral, rйpondis-je, vous кtes le maоtre de sa vie; mais si je
commande а mes canonniers de tuer cet homme, ils me diront que ce n'est
pas leur mйtier...
--C'est bon!... rйpliqua-t-il en m'interrompant. Gardez-le jusqu'а
demain matin, et nous verrons...
--Je ne me refuserai pas а le garder, dis-je; mais je ne veux pas en
rйpondre.
Et je sortis de la maison oщ йtait Rusca, sans entendre sa rйplique;
mais je sus plus tard qu'il m'avait cruellement menacй...
En ce moment je partis, malgrй tout l'intйrкt que promettait ce
dйbut. La pendule marquait minuit et demi. J'йtais prиs de
Saint-Germain-des-Prйs et je demeure а l'Observatoire.--Un jour j'aurai
la suite de Rusca; le nom me fait pressentir quelque drame; car je
partage, relativement aux noms, la superstition de M. Gautier Shaudy.
Je n'aimerais certes pas une demoiselle qui s'appellerait Pйtronille ou
Sacontala, fыt-elle jolie...
--Ma femme se nomme Rose-Vertu... me dit l'officier de l'Universitй qui
faisait route avec moi.
--Je le crois bien!... rйpliquai-je; Mlle Mars a nom Hippolyte... Et
vous, monsieur? lui demandai-je.
--Moi!... Sйbastien!...
--C'est un martyr... et vous кtes sans doute trиs-heureux en mйnage?
--Mais oui... Nous йtions arrivйs.
Ce fragment de conversation est sincиre et vйritable. Je puis affirmer
que, sauf de lйgиres inexactitudes, bien pardonnables, et qui n'ont
adultйrй ni le sens ni la pensйe, tout ceci a йtй dit par des hommes
d'un haut mйrite. N'est-ce pas un problиme intйressant а rйsoudre pour
l'art en lui-mкme, que de savoir si la nature, textuellement copiйe, est
belle en elle-mкme? Nous avons tous йtй fortement йmus, un lecteur le
sera-t-il?... Nous allons voir la Marguerite de Scheffer; et nous ne
faisons pas attention а des crйatures qui fourmillent dans les rues de
Paris, bien autrement poйtiques, belles de misиre, belles d'expression,
sublimes crйations, mais en guenilles... Aujourd'hui nous hйsitons
entre l'idйalisation et la traduction littйrale des faits, des hommes,
des йvйnemens. Choisissez... Voici une aventure oщ l'art essaie de
jouer le naturel.
L'OEIL SANS PAUPIИRE.
_Hallowe'en, Hallowe'en!_ criaient-ils tous, c'est ce soir la nuit
sainte, la belle nuit des skelpies[1] et des fairies[2]! Carrick! et
toi, Colean, venez-vous? Tous les paysans de Carrick-Border[3] sont lа,
nos Megs et nos Jeannies y viendront aussi. Nous apporterons de bon
whiskey dans des brocs d'йtain, de l'ale fumeuse, le parritch[4]
savoureux. Le temps est beau; la lune doit briller; camarades, les
ruines de Cassilis-Downaus n'auront jamais vu d'assemblйe plus joyeuse!»
[Note 1: Dйmons des eaux.]
[Note 2: Fйes.]
[Note 3: Nom de canton.]
[Note 4: Pudding d'Йcosse.]
Ainsi parlait Jock Muirlaud, fermier, veuf et jeune encore. Il йtait,
comme la plupart des paysans d'Йcosse, thйologien, un peu poиte, grand
buveur, et cependant fort йconome. Murdock, Will Lapraik, Tom Duckat,
l'entouraient. La conversation avait lieu prиs du village de Cassilis.
Vous ne savez sans doute pas ce que c'est que l'Hallowe'en: c'est la
nuit des fйes; elle a lieu vers le milieu d'aoыt. Alors on va consulter
le sorcier du village; alors tous les esprits follets dansent sur les
bruyиres, traversent les champs, а cheval sur les pвles rayons de la
lune. C'est le carnaval des gйnies et des gnomes. Alors il n'y a pas de
grotte ni de rocher qui n'ait son bal et sa fкte, pas de fleur qui ne
tressaille sous le souffle d'une sylphide, pas de mйnagиre qui ne ferme
soigneusement sa porte, de peur que le spunkie[5] n'enlиve le dйjeuner
du lendemain, et ne sacrifie а ses espiиgleries le repas des enfans qui
dorment enlacйs dans le mкme berceau.
[Note 5: Lutin.]
Telle йtait la nuit solennelle, mкlйe de caprice fantastique et d'une
secrиte terreur, qui allait s'йlever sur les collines de Cassilis.
Imaginez un terrain montagneux, qui ondule comme une mer, et dont les
nombreuses collines se tapissent d'une mousse verte et brillante; au
loin, sur un pic escarpй, les murs crйnelйs du chвteau dйtruit, dont la
chapelle, privйe de sa toiture, s'est conservйe presque intacte, et
fait jaillir dans l'йther pur ses pilastres minces, sveltes comme des
branchages en hiver et dйpouillйs de leur feuillage. La terre est
infйconde dans ce canton. Le genкt dorй y sert de retraite au liиvre; la
roche paraоt а nu de distance а distance. L'homme qui ne reconnaоt
un pouvoir suprкme que dans la dйsolation et la terreur regarde ces
terrains stйriles comme frappйs du sceau mкme de la Divinitй. La
bienfaisance fйconde et immense du Trиs-Haut nous inspire peu de
gratitude: c'est son chвtiment et sa rigueur que nous adorons.
Les spunkies dansaient donc sur le gazon menu de Cassilis, et la lune,
qui s'йtait levйe, paraissait large et rouge а travers le vitrage cassй
du grand portail de la chapelle. Elle semblait suspendue lа comme une
grande rosace amarante, sur laquelle se dessinait un dйbris de trиfle de
pierre mutilй. Les spunkies dansaient.
Le spunkie! C'est une tкte de femme, blanche comme la neige, avec de
longs cheveux ardeus. De belles ailes, draperies soutenues par des
fibres minces et йlastiques, s'attachent, non pas а l'йpaule, mais
au bras blanc et mince dont elles suivent le contour. Le spunkie est
hermaphrodite; а un visage fйminin il joint cette йlйgance svelte et
frкle de la premiиre adolescence virile. Le spunkie n'a de vкtement que
ses ailes, tissu fin et dйliй, souple et serrй, impйnйtrable et lйger,
comme l'aile de la chauve-souris. Une nuance brunвtre, fondue dans une
pourpre azurйe, chatoie sur cette robe naturelle qui se reploie autour
du spunkie en repos, comme les plis de l'йtendard autour du bвton qui
le porte. De longs filamens, qui ressemblent а de l'acier bruni,
soutiennent ces longs voiles dont le spunkie se drape; des griffes
d'acier en arment l'extrйmitй. Malheur а la mйnagиre qui s'aventure le
soir prиs du marais oщ se tient blotti le spunkie, ou dans la forкt
qu'il parcourt!
La ronde des spunkies commenзait sur les bords de la Doon, quand
l'assemblйe joyeuse, femmes, enfans, jeunes filles, s'en approcha. Les
lutins disparurent aussitфt. Toutes ces grandes ailes, se dйployant а la
fois, obscurcissent l'air. Vous eussiez dit une nuйe d'oiseaux s'йlevant
tout а coup du milieu des roseaux bruissans. La clartй de la lune se
voila un moment; Muirland et ses compagnons s'arrкtиrent.
--J'ai peur! s'йcria une jeune fille.
--Bah! reprit le fermier, ce sont des canards sauvages qui s'envolent!
--Muirland, lui dit le jeune Colean d'un air de reproche, tu finiras
mal; tu ne crois а rien.
--Brыlons nos noix, cassons nos noisettes, reprit Muirland, sans faire
attention а la rйprimande de son camarade; asseyons-nous ici, et vidons
nos paniers. Voici un beau petit abri; la roche nous couvre; le gazon
nous offre un lit douillet. Le grand diable ne me troublerait pas dans
mes mйditations, qui vont sortir de ces brocs et de ces bouteilles.
--Mais les bogillies[6] et les brownillies[7] peuvent nous trouver ici,
dit timidement une jeune femme.
[Note 6: Esprits des bois.]
[Note 7: Esprits des bruyиres.]
--Le cranreuch[8] les emporte! interrompit Muirland. Vite, Lapraik,
allume ici, prиs du roc, un foyer de feuilles mortes et de branchages;
nous chaufferons le whiskey; et si les filles veulent savoir quel mari
le bon Dieu ou le diable leur rйserve, nous avons ici de quoi les
satisfaire. Bome Lesley nous a apportй des miroirs, des noisettes, de la
graine de lin, des assiettes et du beurre. Lasses[9], n'est-ce pas lа
tout ce qu'il vous faut pour vos cйrйmonies?
[Note 8: Vent du Nord.]
[Note 9: Jeunes filles.]
--Oui, oui, rйpondirent les lasses.
--Mais d'abord buvons, reprit le fermier, qui, par son caractиre
dominateur, sa fortune, son cellier bien garni, son grenier plein de blй
et ses connaissances agricoles, avait acquis une certaine autoritй dans
le canton.
Or, mes amis, vous saurez que de tous les pays du monde, celui oщ les
classes infйrieures ont le plus d'instruction et le plus de
superstitions а la fois, c'est l'Йcosse. Demandez а Walter Scott, ce
sublime paysan йcossais, qui ne doit sa grandeur qu'а cette facultй
qu'il a reзue de Dieu de reprйsenter symboliquement tout le gйnie
national. En Йcosse on croit а tous les gnomes, et on discute, dans les
cabanes, des sujets d'abstraite philosophie. La nuit d'Hallowe'en
est consacrйe spйcialement а la superstition. L'on se rйunit alors pour
pйnйtrer dans l'avenir. Les rites nйcessaires pour obtenir ce rйsultat
sont connus et inviolables. Point de religion plus stricte dans ses
observances. C'йtait surtout cette cйrйmonie pleine d'intйrкt, oщ chacun
est а la fois prкtre et sorcier, que les habitans de Cassilis
regardaient comme le but de leur excursion et le dйlassement de leur
nuit. Cette magie rustique a un charme inexprimable. On s'arrкte, pour
ainsi dire, sur le point limitrophe de la poйsie et de la rйalitй; on
communique avec les puissances infernales, sans renier Dieu tout-а-fait;
on transmute en objets sacrйs et magiques les objets les plus vulgaires;
on se crйe avec un йpi de blй et une feuille de saule des espйrances et
des terreurs.
La coutume veut que l'on ne commence les incantations d'Hallowe'en qu'а
minuit sonnant, а l'heure oщ toute l'atmosphиre est envahie par les
кtres surhumains, et oщ non-seulement les spunkies, premiers acteurs
du drame, mais tous les bataillons de la fйerie йcossaise, viennent
s'emparer de leur domaine. Nos paysans, rйunis а neuf heures, passиrent
le temps а boire, а chanter ces vieilles et dйlicieuses ballades oщ leur
langage mйlancolique et naпf s'allie si bien а un rhythme saccadй, а une
mйlodie qui descend de quarte en quarte par des intervalles bizarres, а
un emploi singulier du genre chromatique. Les jeunes filles, avec leurs
plaids bariolйs et leurs robes de serge, d'une admirable propretй; les
femmes, le sourire sur les lиvres; les enfans, ornйs de ce beau ruban
rouge, nouй sur le genou, qui leur sert de jarretiиres et de parure;
les jeunes gens dont le coeur battait plus vite а l'approche du moment
mystйrieux oщ la destinйe allait кtre consultйe; un ou deux vieillards
que l'ale savoureuse rendait а la joie de leurs jeunes ans, formaient un
groupe plein d'intйrкt, que Wilkie aurait voulu peindre, et qui aurait
fait en Europe les dйlices de toutes les ames accessibles encore, parmi
tant d'йmotions fйbriles, aux dйlices d'un sentiment vrai et profond.
Muirland surtout se livrait tout entier а la gaietй bruyante qui
pйtillait avec la mousse йpaisse de la biиre, et se communiquait а tous
les auditeurs.
C'йtait un de ces caractиres que la vie ne dompte pas; un de ces hommes
d'intelligence vigoureuse qui luttent contre la bise et l'orage. Une
jeune fille du canton, qui avait uni sa destinйe а celle de Muirland,
йtait morte en couches aprиs deux ans de mariage; et Muirland avait jurй
de ne se remarier jamais. Personne n'ignorait dans le voisinage la
cause de la mort de Tuilzie; c'йtait la jalousie de Muirland. Tuilzie,
dйlicate enfant, comptait а peine seize annйes quand elle йpousa le
fermier. Elle l'aimait et ne connaissait pas la violence de cette ame,
la fureur dont elle pouvait s'animer, le tourment journalier qu'elle
pouvait infliger а elle-mкme et aux autres. Jock Muirland йtait jaloux;
la tendresse ingйnue de sa jeune compagne ne le rassurait pas. Un jour,
au coeur de l'hiver, il lui fit faire un voyage а Edinburgh, pour
l'arracher aux sйductions prйtendues d'un jeune laird qui avait eu la
fantaisie de passer la mauvaise saison а sa campagne.
Tous les camarades du fermier, et mкme le curй, ne lui йpargnaient
pas les remontrances; il ne rйpondait rien, si ce n'est qu'il aimait
ardemment Tuilzie, et qu'il йtait le meilleur juge de ce qui pouvait
contribuer au bonheur de son mйnage. Sous le toit rustique de Jock, il y
avait souvent des plaintes, des cris, des sanglots qui retentissaient au
dehors; le frиre de Tuilzie йtait venu reprйsenter а son beau-frиre que
sa conduite йtait inexcusable; une querelle vйhйmente avait йtй la suite
de cette dйmarche; la jeune femme dйpйrissait par degrйs. Enfin le
chagrin qui la consumait l'emporta. Muirland tomba dans un profond
dйsespoir, qui dura plusieurs annйes; mais, comme tout est passager
dans ce monde, il avait, en jurant de rester veuf, oubliй peu а peu
le souvenir de celle dont il avait йtй le bourreau involontaire. Les
femmes, qui pendant plusieurs annйes l'avaient vu avec horreur, lui
avaient enfin pardonnй; et la nuit d'Hallowe'en le retrouvait tel qu'il
avait йtй autrefois, joyeux, caustique, amusant, buvant sec et fйcond en
excellens contes, en plaisanteries rustiques, en refrains bruyans,
qui mettaient en train l'assemblйe nocturne et entretenaient sa bonne
humeur.
On avait dйjа йpuisй la plupart des vieilles romances de fondation,
quand les douze coups de minuit sonnиrent et propagиrent au loin l'йcho
de leurs vibrations. Ils avaient bu largement. Voici venir le moment des
superstitions accoutumйes. Tout le monde, exceptй Muirland, se leva.
«Cherchons le kail[10], cherchons le kail s'йcriиrent-ils!...»
[Note 10: Ces usages sont encore populaires en Йcosse.]
Jeunes gens et jeunes filles se rйpandirent dans les champs, et
revinrent tour а tour apportant chacun une racine dйtachйe du sol:
c'йtait le kail. Il faut dйraciner la premiиre plante qui se prйsente
sous vos pas; si la racine est droite, votre femme ou votre mari seront
bien faits et de bonne grвce; si la racine est tortue, vous йpouserez
une personne contrefaite. S'il reste de la terre suspendue aux filamens,
votre mйnage sera fйcond et heureux; si votre racine est polie et mince,
vous ne serez pas long-temps en mйnage. Imaginez les йclats de rire,
le tumulte joyeux, les plaisanteries villageoises auxquelles cette
recherche conjugale donnait lieu; on se poussait, on se pressait; on
comparait les rйsultats de son investigation; jusqu'aux petits enfans
avaient leur kail.
«Pauvre Will Haverel! s'йcria Muirlaud, jetant les yeux sur la racine
que tenait en main un jeune garзon, ta femme sera tortue; ton kail
ressemble а la queue de mon porc.»
Puis, ils s'assirent en rond, et l'on se mit а expйrimenter la saveur
de chaque racine; une racine amиre dйsigne un mйchant mari; une racine
sucrйe, un mari imbйcile; une racine odorante, un йpoux de bonne humeur.
A cette grande cйrйmonie succйda celle du tap-pickle. Les jeunes filles
vont, les yeux bandйs, cueillir chacune trois йpis de blй. Si le grain
qui couronne l'йpi se trouve manquer а l'un d'entre eux, on ne doute pas
que le mari futur de la villageoise n'ait а lui pardonner une faiblesse
commise avant l'heure nuptiale. O Nelly! Nelly! tes trois йpis йtaient
а la fois privйs de leur tap-pickle, et l'on ne t'йpargna pas les
railleries. Il est vrai que la veille mкme le fause-house, ou grenier de
rйserve, avait йtй tйmoin d'une causerie bien longue entre toi et Robert
Luath.
Muirland les regardait sans se mкler activement а leurs jeux.
«Les noisettes! les noisettes!» s'йcriиrent-ils.
On tire du panier un sac plein de noisettes, et l'on se rapprocha du
feu, que l'on n'avait pas cessй d'entretenir. La lune brillait pure et
presque radieuse. Chacun prit sa noisette. Ce charme est cйlиbre et
venйrй. On se distribue par couples; on donne а la noisette que l'on a
choisie son propre nom; et l'on place а la fois dans le feu la noisette
baptisйe du nom de sa fiancйe, et la sienne propre. Si les deux
noisettes brыlent paisiblement cфte а cфte, l'union sera longue et
paisible; si les noisettes йclatent et se sйparent en brыlant, trouble
et sйparation dans le mйnage. Souvent c'est la jeune fille qui se
charge de disposer dans le foyer le double symbole auquel toute son ame
s'attache; et quel est son chagrin quand ce divorce s'opиre, et que son
mari futur s'йlance en pйtillant loin de sa compagne!
Une heure sonnait, et les paysans n'йtaient point las de consulter
leurs oracles mystiques. La terreur et la foi qui se mкlaient а
ces incantations leur prкtaient un charme nouveau. Les spunkies
recommenзaient а se mouvoir au milieu des joncs agitйs. Les jeunes
filles tremblaient. La lune, qui avait montй dans le ciel, se couvrait
d'un nuage. On fit la cйrйmonie du pot de terre, celle de la chandelle
soufflйe, celle de la pomme, grandes conjurations que je ne dйvoilerai
pas. Willie Maillie, une des plus belles entre ces jeunes filles,
plongea trois fois son bras dans l'eau de la Doon, en s'йcriant: «Mon
йpoux futur, mon mari qui n'es pas encore, oщ es-tu? Voici ma main.»
Trois fois le charme avait йtй rйpйtй, lorsqu'on l'entendit pousser un
grand cri.
«Ah! bon Dieu! le spunkie a saisi ma main, s'йcria-t-elle.» On
s'empressa prиs d'elle, et tout le monde frйmit, exceptй Muirland.
Maillie montra sa main tout ensanglantйe; les juges des deux sexes,
qu'une longue expйrience rendait habiles dans l'interprйtation de ces
oracles, convinrent sans hйsiter que l'йgratignure n'йtait pas causйe,
comme le prйtendait Muirland, par les pointes d'un jonc йpineux, mais
que le bras de la jeune fille portait rйellement l'empreinte de la
griffe aiguл du spunkie. On reconnut aussi d'une seule voix que Maillie
йtait menacйe par cette expйrience d'avoir plus tard un mari jaloux. Le
fermier veuf avait bu, je crois, un peu plus que de raison.
«Jaloux! jaloux!» s'йcria-t-il.
Il croyait voir dans cette dйclaration de ses camarades une allusion
malveillante а sa propre histoire.
«Moi, continua Muirland en vidant un pot d'йtain rempli de whiskey qui
en couvrait les bords, j'aimerais mieux cent fois йpouser le spunkie
que de me marier une seconde fois. J'ai su ce que c'йtait que de vivre
enchaоnй; autant vaudrait rester emprisonnй dans une bouteille fermйe
hermйtiquement, avec un singe, un chat ou le bourreau pour compagnons.
J'ai йtй jaloux de ma pauvre Tuilzie: j'avais tort peut-кtre; mais
comment, je vous le demande, n'кtre pas jaloux? Quelle est la femme qui
ne demande pas une continuelle surveillance? Je ne dormais pas la nuit,
je ne la quittais pas pendant le jour entier; je ne fermais pas l'oeil
un instant. Les affaires de ma ferme allaient mal; tout dйpйrissait.
Tuilzie elle-mкme languissait sous mes yeux. A cinq millions de diables
le mariage!»
Les uns riaient, les autres, scandalisйs, se taisaient. La derniиre
et la plus redoutable des incantations restait а essayer: c'est la
cйrйmonie du miroir. On se place, une chandelle а la main, en face d'une
petite glace; on souffle trois fois sur le verre, et on l'essuie en
rйpйtant trois fois: _Parais, mon mari_, ou: _Parais, ma femme!_ Alors,
au-dessus de l'йpaule gauche de la personne qui consulte le destin, se
montre distinctement une figure qui se reflиte dans le miroir; c'est
celle de la compagne ou du mari que l'on invoquait.
Personne n'osait, aprиs l'exemple de Maillie, braver encore les
puissances surnaturelles. Le miroir et la chandelle йtaient lа par terre
sans que l'on pensвt а les mettre en usage. La Doon frйmissait dans
les roseaux; une longue traоnйe d'argent, qui tremblait sur ses vagues
lointaines, йtait aux yeux des villageois la trace йtincelante des
skelpies ou esprits des eaux; la jument de Muirland, sa petite jument
des Highlands, а la queue noire et au blanc poitrail, hennissait de
toute sa force, ce qui est toujours signe qu'un mauvais esprit est
voisin. Le vent fraоchissait; les tiges des joncs balancйs rendaient
un triste et long murmure. Toutes les femmes commenзaient а parler du
retour; elles avaient d'excellentes raisons, des rйprimandes pour leurs
maris et leurs frиres, des conseils de santй pour leurs pиres, et une
йloquence de mйnage а laquelle, hйlas! nous autres rois de la nature et
du monde, nous rйsistons bien rarement.
«Eh bien! qui de vous se prйsentera devant le miroir?» s'йcria Muirland.
On ne rйpondait pas...
«Vous avez bien peu de coeur, continua-t-il. Le souffle du vent vous
fait trembler comme le saule. Quant а moi qui ne veux plus prendre de
femme, comme vous savez, parce que je veux dormir, et que mes paupiиres
refusent de se fermer dиs que je suis mari, il m'est impossible de
commencer le charme. C'est ce que vous sentez aussi bien que moi.»
A la fin, personne ne voulant saisir le miroir, Jock Muirland s'en
empara. «Je vais vous donner l'exemple.» Alors il prit sans hйsiter
la glace fatale; la chandelle fut allumйe, et il rйpйta bravement
l'incantation.
«Parais donc, ma femme,» s'йcria Muirland.
Aussitфt une figure pвle, couverte de cheveux d'un blond fauve, se
montra sur l'йpaule de Muirland. Il tressaillit, se retourna pour
s'assurer que l'une des jeunes filles du canton n'йtait pas derriиre lui
pour imiter l'apparition. Mais personne n'avait osй parodier le spectre;
et quoique le miroir se fыt brisй sur la terre en йchappant de la main
du fermier, toujours au-dessus de son йpaule la mкme tкte blanche, la
mкme chevelure ardente se prйsentaient: Muirland pousse un grand cri, et
tombe la face contre terre.
Vous eussiez vu alors tous les habitans du village fuir за et lа, comme
les feuilles enlevйes par le vent; il ne resta plus dans cet endroit oщ
ils s'йtaient livrйs naguиre а leurs amusemens rustiques que les dйbris
de la fкte, le foyer а demi йteint, les pots et les cruches vides, et
Muirland couchй sur le gazon. Les spunkies et leurs acolytes revenaient
en foule, et l'orage qui se prйparait dans l'air mкlait а leur
chant surnaturel ce long sifflement que les Йcossais dйsignent si
pittoresquement sous le nom de _Sugh_. Muirland, en se relevant, regarda
encore par-dessus son йpaule: toujours la mкme figure. Elle souriait au
paysan, mais ne prononзait pas un mot, et Muirland ne pouvait deviner si
cette tкte appartenait а un corps humain; car elle ne se montrait а lui
que lorsqu'il se dйtournait. Sa langue se glaзait et restait attachйe
а son palais. Il essaya de lier conversation avec l'кtre infernal, et
rappela en vain tout son courage; dиs qu'il apercevait ces traits pвles
et ces boucles ardentes, il frйmissait de tout son corps. Il se mit а
fuir, dans l'espoir de se dйlivrer de son acolyte. Il avait dйtachй sa
petite jument blanche et allait mettre le pied а l'йtrier, quand il
tenta encore une derniиre expйrience. Terreur! toujours cette tкte,
devenue son insйparable compagne. Elle йtait attachйe sur son йpaule,
comme ces tкtes isolйes dont les sculpteurs gothiques jetaient
quelquefois le profil au sommet d'un pilastre ou а l'angle d'un
entablement. La pauvre Meg, la jument du fermier, hennissait avec une
force terrible; et par des ruades frйquentes elle annonзait la part
qu'elle prenait а la terreur de son pauvre maоtre. Le spunkie (ce
devait кtre un de ces habitans des joncs de la Doon qui persйcutait le
fermier), toutes les fois que Muirland se retournait, fixait sur lui
deux yeux flamboyans, d'un bleu profond, sur lesquels aucun cil ne
dessinait son ombre, et dont nulle paupiиre ne voilait l'insupportable
clartй. Il piqua des deux; la mкme curiositй le poussait toujours а
savoir si sa persйcutrice йtait lа; elle ne le quittait pas; en vain
lanзait-il sa jument au galop, en vain les bruyиres et les montagnes
disparaissaient et fuyaient sous les pas de l'animal, Muirland ne savait
plus ni quelle route il suivait, ni vers quel but il conduisait la
pauvre Meg. Il n'avait qu'une idйe, le spunkie, son compagnon de route,
ou plutфt sa compagne, car cette figure fйminine avait toute la malice
et toute la dйlicatesse qui conviennent а une jeune fille de dix-huit
ans.
La voыte du ciel se couvrait de nuйes йpaisses qui le rйtrйcissaient par
degrйs. Jamais pauvre pйcheur ne se trouva lancй seul au milieu de la
campagne dans une plus satanique obscuritй. Le vent soufflait comme s'il
eыt voulu йveiller les morts; la pluie tombait, emportйe diagonalement
par la violence de l'orage. Les lueurs rapides de l'йclair
disparaissaient, dйvorйes par les nues tйnйbreuses qui se refermaient
sur elles: de longs, profonds et lourds mugissemens en sortaient. Pauvre
Muirland! ton bonnet bleu йcossais, bariolй de rouge, tomba, et tu
n'osas pas te retourner pour le ramasser. La tempкte redoublait de
fureur; la Doon dйbordait sur ses rivages; et Muirland, aprиs avoir
galopй pendant une heure, reconnut douloureusement qu'il revenait au
mкme lieu d'oщ il йtait parti. L'йglise ruinйe de Cassilis йtait sous
ses yeux; on eыt dit que l'incendie embrasait les restes de ses vieux
pilastres; des flammes jaillissaient de toutes les ouvertures inйgales;
les sculptures apparaissaient dans toute leur dйlicatesse sur un fond
de clartйs lugubres: Meg refusait d'avancer; mais le fermier, dont
la raison ne guidait plus les dйmarches, et qui croyait sentir cette
redoutable tкte appuyйe sur son йpaule, enfonзait si vigoureusement son
йperon dans les flancs de la pauvre bкte qu'elle cйda malgrй elle а la
violence qu'on lui imposait.
«Jock, dit une voix douce, йpouse-moi, tu cesseras d'avoir peur.»
Vous imaginez la profonde terreur du malheureux Muirland.
«Йpouse-moi,» rйpйtait le spunkie.
Cependant ils fuyaient vers la cathйdrale enflammйe. Muirland, arrкtй
dans sa course par les pilastres mutilйs et les saints de pierre
renversйs, mit pied а terre; il avait, pendant cette nuit, bu tant de
vin, de biиre et d'eau-de-vie, galopй si йtrangement, йprouvй tant
de surprise, qu'il finit par s'accoutumer а cet йtat d'excitation
surnaturelle: notre fermier entra d'un pied ferme dans la nef sans voыte
d'oщ jaillissaient ces feux infernaux.
Le spectacle qui le frappa йtait nouveau pour lui. Un personnage
accroupi au milieu de la nef soutenait, sur son dos courbй, un vase
octangulaire oщ brыlait une flamme verte et rouge. Le maоtre-autel йtait
chargй de ses vieux ornemens catholiques. Des dйmons а la chevelure
ardente qui se hйrissait sur leur tкte йtaient debout sur l'autel, et
tenaient lieu de cierges. Toutes les formes grotesques et infernales
que l'imagination du peintre et du poиte ont rкvйes se pressaient,
couraient, volaient, se balanзaient, se traоnaient, se contournaient en
mille йtranges faзons. Les stalles des chanoines йtaient remplies de
personnages graves qui avaient conservй les costumes de leur йtat. Mais
sur leurs aumusses on voyait se dessiner des mains de squelettes, et de
leurs yeux caves aucune clartй n'йmanait.
Je ne dirai pas, car le langage humain ne peut y atteindre, quel encens
on brыlait dans cette йglise, ni quelle abominable parodie des saints
mystиres y йtait jouйe par les dйmons. Quarante de ces lutins, perchйs
sur l'ancienne galerie qui avait soutenu autrefois l'orgue de la
cathйdrale, tenaient en main des cornemuses йcossaises de dimensions
diffйrentes. Un йnorme chat noir, assis sur un trфne composй d'une
douzaine de ces messieurs, donnait la mesure par un miaulement prolongй.
La symphonie infernale faisait trembler ce qui restait encore des voыtes
а demi dйtruites, et tomber de temps en temps quelques fragmens de
pierres ruineuses. Il y avait parmi ce tumulte de jolies skelpies а
genoux; vous les eussiez prises pour des vierges charmantes, si la queue
dйmoniaque n'avait pas soulevй le coin de leur robe blanche; et plus de
cinquante spunkies, les ailes йtendues ou repliйes, dansant ou en repos.
Dans les niches des saints symйtriquement rangйes autour de la nef
йtaient des cercueils ouverts, oщ le mort, sur son linceul blanc,
apparaissait tenant en main le cierge funйraire. Quant aux reliques
suspendues au parvis, je ne m'arrкterai pas а les dйcrire. Tous les
crimes connus en Йcosse depuis vingt ans avaient concouru а parer
l'йglise livrйe aux dйmons.
Vous y eussiez vu la corde du pendu, le couteau de l'assassin, le dйbris
йpouvantable de l'avortement et la trace de l'inceste. Vous y eussiez
vu des coeurs de scйlйrats noircis dans le vice, et des cheveux blancs
paternels suspendus encore а la lame du poignard parricide. Muirland
s'arrкta, se dйtourna; la figure compagne de sa route n'avait pas quittй
son poste. Un des monstres chargйs du service infernal le prit par la
main; il se laissa faire. On le conduisit а l'autel; il suivit son
guide. Il йtait domptй. Sa force l'avait abandonnй. On s'agenouilla, il
s'agenouilla; on chanta des hymnes bizarres, il n'йcouta rien; et il
resta lа, stupйfait, pйtrifiй, attendant son sort. Cependant les chants
infernaux devenaient plus bruyans; les spunkies chargйs du corps de
ballet tournaient plus rapidement dans leur ronde infernale; les
cornemuses criaient, beuglaient, hurlaient et sifflaient avec une
vйhйmence nouvelle. Muirland dйtourna la tкte pour examiner cette fatale
йpaule sur laquelle un hфte incommode avait fait йlection de domicile.
«Ah!» s'йcria-t-il, poussant un long soupir de satisfaction.
La tкte avait disparu.
Mais quand ses regards йblouis et йgarйs se reportиrent sur les objets
qui l'environnaient, il fut bien йtonnй de trouver prиs de lui, а genoux
sur un cercueil, une jeune fille dont le visage йtait celui mкme du
fantфme qui l'avait poursuivi. Une petite chemisette йcossaise de
fin lin gris descendait а peine jusqu'а mi-cuisse. On apercevait une
poitrine charmante, de blanches йpaules, sur lesquelles roulaient des
cheveux blonds, un sein virginal, dont la lйgиretй du costume relevait
toute la beautй. Muirland fut йmu; ces formes si gracieuses et si
dйlicates contrastaient avec toutes les hideuses apparitions qui
l'entouraient. Le squelette qui parodiait la messe prit de ses doigts
crochus la main de Muirland et l'unit а celle de la jeune fille.
Muirland crut sentir alors dans l'йtreinte de cette bizarre fiancйe la
froide morsure que le peuple attribue aux griffes d'acier du spunkie.
C'en йtait trop pour lui; il ferma les yeux et dйfaillit. A demi vaincu
par un йvanouissement qu'il combattait, il crut deviner que des mains
infernales le replaзaient sur la jument fidиle qui l'avait attendu а
la porte de la cathйdrale; mais ses perceptions йtaient obscures, ses
sensations indistinctes.
Une telle nuit, comme on le pense bien, laissa des traces chez notre
fermier; il se rйveilla comme on se rйveille aprиs une lйthargie, et fut
fort йtonnй d'apprendre que depuis quelques jours il avait pris femme,
que depuis la nuit d'Hallowe'en il avait fait un voyage dans les
montagnes, et qu'il en avait ramenй une jeune йpouse, laquelle, en
effet, se trouvait placйe prиs de lui dans le lit hйrйditaire de sa
ferme.
Il se frotta les yeux et crut qu'il rкvait, puis il voulut contempler
celle qu'il avait choisie sans s'en douter, et qui йtait devenue
mistriss Muirlaud. C'йtait le matin. Qu'elle йtait jolie! quelle douce
lumiиre nageait dans ces regards prolongйs! quel йclat dans ces yeux!
Cependant Muirland йtait frappй de la lueur bizarre qui йmanait de ces
regards mкmes. Il s'approcha; chose йtrange! sa femme, а ce qu'il pensa
du moins, n'avait pas de paupiиre; de grands orbes d'un bleu foncй
se dessinaient sous l'arc noir d'un sourcil dont la courbe йtait
admirablement lйgиre. Muirland soupira; le souvenir vague du spunkie,
de sa course nocturne et de sa terrible noce dans la cathйdrale, se
reprйsenta tout а coup devant lui.
En examinant de plus prиs sa nouvelle йpouse, il crut observer en elle
tous les traits caractйristiques de cet кtre surnaturel, modifiйs
seulement et comme adoucis. Les doigts de la jeune femme йtaient longs
et minces, ses ongles blancs et effilйs; sa chevelure blonde tombait
jusqu'а terre. Il resta comme absorbй par une profonde rкverie;
cependant tous ses voisins lui dirent que la famille de sa femme
rйsidait dans les Highlands; qu'aussitфt aprиs la noce il avait йtй
saisi par une fiиvre ardente; qu'il n'йtait pas йtonnant que tout
souvenir de la cйrйmonie se fыt effacй de son esprit malade, mais que
bientфt il se conduirait mieux avec sa femme, car elle йtait jolie,
douce et bonne mйnagиre.
«Mais elle n'a pas de paupiиres!» s'йcriait Muirland.
On lui riait au nez, on prйtendait que la fiиvre le poursuivait encore;
personne, si ce n'est le fermier, ne s'apercevait de cette йtrange
particularitй.
La nuit vint: c'йtait pour Muirland la nuit des noces, car jusqu'а ce
moment il n'avait йtй mari que de nom. La beautй de sa femme l'avait
йmu, bien que selon lui elle n'eыt pas de paupiиres. Il se promenait
donc de braver rйsolument sa propre terreur, et de profiter au moins de
la faveur singuliиre que le ciel ou l'enfer lui envoyait. Nous demandons
ici au lecteur de nous concйder tous les privilйges du roman et de
l'histoire, et de passer rapidement sur les premiers йvйnemens de cette
nuit; nous ne dirons pas combien la belle Spellie (c'йtait son nom)
paraissait plus belle encore dans ses nocturnes atours.
Muirland s'йveilla, rкvant qu'une clartй subite du soleil illuminait
tout а coup la chambre basse oщ йtait placй le lit nuptial. Йbloui par
ces rayons ardens, il se lиve en sursaut et voit les yeux йclatans de sa
femme tendrement fixйs sur lui.
«Diable! s'йcria-t-il, mon sommeil, en effet, est une injure а sa
beautй! Il chassa donc le sommeil, et dit а Spellie mille choses
aimables et tendres auxquelles la jeune fille des montagnes rйpondit de
son mieux.
Jusqu'au matin, Spellie n'avait pas dormi.
«Comment dormirait-elle, en effet, se demandait Muirland, elle n'a pas
de paupiиre?»
Et son pauvre esprit retombait dans un abоme de mйditations et de
craintes. Le soleil se leva. Muirland йtait pвle et abattu; la fermiиre
avait les yeux plus йtincelans que jamais. Ils passиrent la matinйe а se
promener sur les bords de la Doon. La jeune йpouse йtait si jolie que
son mari, malgrй sa surprise et la fiиvre а laquelle il йtait en proie,
ne put la contempler sans admiration.
«Jock, lui dit-elle, je vous aime autant que vous aimiez Tuilzie; toutes
les jeunes filles des environs me portent envie: aussi prenez-y garde,
mon ami, je serai jalouse, je vous surveillerai de prиs.» Les baisers de
Muirland arrкtиrent ces paroles; cependant les nuits se succйdиrent, et
au milieu de chaque nuit les yeux йclatans de Spellie arrachaient le
fermier а son sommeil; la force du fermier y succombait.
«Mais, ma chиre amie, demanda Jock а sa femme, est-ce que vous ne dormez
jamais?
--Dormir, moi!
--Oui, dormir! il me semble que depuis que nous sommes mariйs vous
n'avez pas dormi un moment.
--Dans ma famille, on ne dort jamais.»
Les orbes azurйs de la jeune femme versaient des rayons plus ardens.
«Elle ne dort pas! s'йcria avec dйsespoir le fermier, elle ne dort pas!»
Il retomba йpuisй et terrifiй sur l'oreiller.
«Elle n'a pas de paupiиres, elle ne dort pas! rйpйta-t-il.
--Je ne me lasse pas de te voir, reprit Spellie, et je te surveillerai
de plus prиs.»
Pauvre Muirland! les beaux yeux de sa femme ne lui laissaient pas de
repos; c'йtaient, comme disent les poиtes, des astres йternellement
allumйs pour l'йblouir. On fit dans le canton plus de trente ballades
adressйes aux beaux yeux de Spellie. Quant а Muirland, un beau jour il
disparut. Trois mois s'йtaient йcoulйs; le supplice qu'avait йprouvй le
fermier avait йpuisй sa vie, dйvorй son sang; il lui semblait que ce
regard de feu le brыlait. S'il revenait des champs, s'il restait а la
maison, s'il allait а l'йglise, toujours ce rayon terrible dont la
prйsence et l'йclat pйnйtraient jusqu'au fond de son кtre et le
faisaient tressaillir d'horreur. Il finit par dйtester le soleil, par
fuir le jour.
Le mкme supplice que la pauvre Tuilzie avait souffert йtait devenu le
sien; au lieu de l'inquiйtude morale qui, pendant son premier mariage,
l'avait transformй en bourreau de la jeune fille, et que les hommes
appellent du nom de jalousie, il se trouvait placй sous l'inquisition
physique et inйluctable d'un oeil qui ne se fermait jamais: c'йtait
encore la jalousie, mais transformйe en image palpable, l'inquisition
devenue type. Il laissa sa ferme, quitta ses domaines, passa la mer et
s'enfonзa dans les forкts de l'Amйrique septentrionale, oщ beaucoup de
gens de son pays ont йtй fonder des habitations et bвtir leur hutte
paisible. Les savanes de l'Ohio lui offraient un asile assurй а ce qu'il
croyait; il prйfйrait sa pauvretй, la vie du colon, le serpent
cachй dans les buissons йpais, une nourriture sauvage, grossiиre et
incertaine, а son toit йcossais, sous lequel l'oeil jaloux et toujours
ouvert reluisait pour son tourment. Aprиs avoir passй un an dans cette
solitude, il finit par bйnir son sort: au moins il trouvait le repos au
sein de cette nature fйconde. Il n'entretenait aucune correspondance
avec la Grande-Bretagne, de peur d'avoir des nouvelles de sa femme;
quelquefois dans ses rкves il voyait encore cet oeil ouvert, cet oeil
sans paupiиres, et se rйveillait en sursaut; mais c'йtait tout ce qu'il
avait а souffrir; il s'assurait bien que la vigilante et redoutable
prunelle n'йtait plus auprиs de lui, ne le pйnйtrait, ne le dйvorait pas
de ses clartйs insupportables, et il se rendormait heureux.
Les Narraghansetts, tribu voisine de son habitation, avaient pris pour
sachem ou pour chef Massasoit, vieillard maladif, dont le caractиre
йtait pacifique, et dont Jock Muirland se concilia aisйment la
bienveillance en lui donnant de l'eau-de-vie de grain qu'il savait
distiller. Massasoit tomba malade; son ami Muirland vint le visiter dans
sa hutte.
Imaginez un wigwam indien, cabane pointue, avec un trou pour laisser
йchapper la fumйe; au milieu de ce pauvre palais, un foyer embrasй; sur
des peaux de buffle, йtendues par terre, le vieux chef malade; autour
de lui les principaux sagamores du canton, hurlant, criant, pleurant et
faisant un tapage qui, loin de guйrir le malade, eыt rendu malade un
homme en bonne santй. Un powam ou mйdecin indien conduisait le choeur et
la danse lugubres; les йchos voisins retentissaient du bruit que faisait
cette йtrange cйrйmonie: c'йtaient lа les priиres publiques offertes aux
divinitйs du pays.
Six jeunes filles йtaient occupйes а masser les membres nus et froids
du vieillard: l'une d'elles, fort jolie, вgйe а peine de seize ans,
pleurait en s'acquittant de cet office. Le bon sens de l'Йcossais lui
fit bientфt reconnaоtre que tout cet appareil mйdical n'aboutirait qu'au
meurtre de Massasoit; en sa qualitй d'Europйen et de blanc il passait
pour mйdecin innй. Il profita de l'autoritй que ce titre lui donnait,
fit sortir tous les hurleurs et s'approcha du sachem.
«Qui vient prиs de moi? demanda le vieillard.
--Jock, l'homme blanc!
--Oh! reprit le sachem en lui tendant sa main dessйchйe, nous ne nous
verrons plus, Jock!»
Jock, bien qu'il eыt peu de connaissances en mйdecine, s'aperзut sans
peine que notre sachem avait tout simplement une indigestion; il le
secourut, ordonna que l'on se tыt autour de lui, le mit а la diиte, puis
lui fit un excellent potage йcossais que le vieillard avala en guise
de mйdecine. Bref, en trois jours Massasoit йtait revenu а la vie; les
hurlemens de nos Indiens et leurs danses recommencиrent, mais ces hymnes
sauvages n'exprimaient plus que la gratitude et la joie. Massasoit
fit asseoir Jock sur sa hutte, lui donna son calumet а fumer, et lui
prйsenta sa fille, Anauket, la plus jeune et la plus jolie de celles que
Muirland avait vues dans la cabane.
«Tu n'as pas de squaw[11], lui dit le vieux guerrier; prends ma fille et
honore ma tкte blanchie.»
[Note 11: Femme]
Jock tressaillit; il se rappela le souvenir de Tuilzie et de Spellie, le
mariage lui avait si mal rйussi.
Cependant la jeune Squaw йtait douce, naпve, obйissante. Un mariage
dans les dйserts s'environne de bien peu de cйrйmonies; il a peu de
consйquences funestes pour un Europйen. Jock se rйsigna, et la belle
Anauket ne lui donna aucun sujet de se repentir de son choix.
Un jour, c'йtait le huitiиme jour de leur union, tous deux, par une
belle matinйe d'automne, s'йtaient embarquйs sur l'Ohio. Jock avait
emportй son fusil de chasse. Anauket, habituйe а ces expйditions qui
composent toute la vie sauvage, aidait et servait son mari. Le temps
йtait magnifique; les rives de ce beau fleuve offraient aux amans des
points de vue enchanteurs.
Jock avait fait bonne chasse. Une pintade aux ailes йclatantes frappa
ses regards; il l'ajusta, la blessa, et l'oiseau, frappй de mort, alla
tomber, en gйmissant, sous d'йpais halliers. Muirland ne voulait pas
perdre une proie aussi belle; il amarra son bateau, et courut а la
recherche du rйsultat de sa conquкte. Il avait battu inutilement
plusieurs buissons, et son obstination d'Йcossais le plongeait et
l'enfonзait de plus en plus dans l'йpaisseur du bois. Il se trouva
bientфt environnй d'arbres de haute futaie et placй au centre d'une
de ces salles de verdure naturelles que l'on trouve dans les forкts
d'Amйrique, quand une clartй traversa le feuillage et pйnйtra jusqu'а
lui. Il tressaillit: ce rayon le brыlait; cette lumiиre insupportable le
contraignait а baisser les yeux.
L'oeil sans paupiиre йtait lа, vigilant et йternel.
Spellie avait passй la mer; elle avait trouvй la trace de son mari,
elle le suivait а la piste; elle avait tenu sa parole, et sa redoutable
jalousie accablait dйjа Muirland de justes reproches. Il courut vers le
rivage, poursuivi par l'oeil sans paupiиre, vit l'onde claire et pure
de l'Ohio, et s'y prйcipita dans sa terreur. Telle fut la fin de Jock
Muirland; elle se retrouve consacrйe dans une lйgende йcossaise, les
bonnes femmes l'expliquent а leur maniиre. Elles affirment que c'est une
allйgorie, et que _l'Oeil sans paupiиre_, c'est l'oeil toujours ouvert
de la femme jalouse, le plus terrible des supplices.
SARA LA DANSEUSE.
Non, s'йcriait, un soir de sabbat, le juif Fleischmann en frappant
vivement de son poing la table sur laquelle il venait de souper; non,
jamais je ne souffrirai que ma fille monte sur un thйвtre pour amuser
par ses pirouettes les oisifs de Berlin! Danseuse! Par Abraham, ma fille
danseuse, quand le jeune Aaron la demande en mariage, et que demain
elle pourrait кtre la premiиre marchande de chevaux de tout le
Mecklembourg!--Je ne dis pas non, reprenait sa femme; mais si pourtant
elle devait faire fortune dans cet йtat, on peut trиs-bien y vivre
honnкtement, quoique les dames de thйвtre ne soient pas toutes en
possession d'une excellente rйputation.--Taisez-vous, reprenait
Fleischmann, vous en savez, vous, des danseuses qui ne soient pas des
Babylones vivantes? J'aimerais mieux, comme notre grand patriarche, кtre
obligй de la sacrifier moi-mкme, de mes propres mains, que de la
laisser entrer dans une pareille vie. La fille de Fleischmann sauteuse
publique!!--Mais enfin, mon ami, reprenait la mиre, David a dansй devant
l'arche.--Il y dansait, rйpondit solennellement le vieux juif, pour
cйlйbrer les louanges du Seigneur, et sa danse ne ressemblait en aucune
maniиre а celle que votre Sara voudrait pratiquer. C'йtait une danse
grave, mesurйe...--Pour cela, mon ami, c'est ce que vous ne savez pas.
Le livre de Samuel, que les chrйtiens appellent le livre des _Rois_,
ne dit pas du tout une danse plutфt qu'une autre.--Langue de l'enfer,
s'йcria Fleischmann avec une voix retentissante, que ne prends-tu avec
toi ta fille, et ne la mиnes-tu par les rues, comme je l'ai vu faire а
d'honnкtes mиres lors de mon voyage а Paris?» Cette brillante apostrophe
ferma la bouche de Mme Fleischmann, qui, sans plus rien ajouter, se mit
а фter le couvert; et elle ne reparla plus que pour rappeler а son mari,
absorbй dans ses pensйes, qu'il йtait temps de se coucher, car dix
heures venaient de sonner а l'horloge de Saint-Cyprien.
Trois mois aprиs cette conversation, la salle du grand thйвtre de Berlin
йtait pleine comme depuis long-temps elle ne l'avait pas йtй, et dans
une des loges de l'avant-scиne, occupйe par l'ambassadeur de France et
l'un des secrйtaires de lйgation, avant que la toile ne fыt levйe, avait
lieu la conversation suivante.
«Une juive pour maоtresse, disait le jeune secrйtaire, a toujours йtй
dans ma pensйe l'idйal du bonheur, et si votre excellence ne la prend
dans sa maison, je compte bien me mettre en diplomatie pour arriver
jusqu'а son coeur. Sara! monseigneur; comprenez-vous ce que doit кtre
dans les bras de son amant une femme qui s'appelle Sara?--Sans doute,
reprenait l'ambassadeur. A ce nom seul revivent tous les souvenirs de
la vie patriarcale, et pour peu que la petite ait le pied bien et les
formes gracieuses, je pourrais bien faire quelque chose pour elle. Aussi
bien la Ripiena vieillit beaucoup. Je ne sache rien dans le monde dont
on se lasse aussi vite que d'un contr'alto.--Et puis, ajoutait le
secrйtaire, il n'est pas jusqu'aux circonstances de son dйbut qui
donnent а ce _sujet_ un attrait tout-а-fait piquant et romanesque. Son
pиre est un juif а principes, qui voulait la marier а un marchand de
chevaux, plutфt que de la laisser devenir la Terpsichore de l'Allemagne.
Elle procиde de par une vocation. Avant de monter sur la scиne, elle
a bravement rompu avec toute sa famille; aussi jurerais-je sur mon
ambassade а venir qu'elle ira plus loin qu'aucune des cйlйbritйs
dansantes de la chrйtientй...--Silence! interrompit l'ambassadeur; je
vois lа-bas le chargй d'Espagne qui cause avec le conseiller intime.
Laissez-moi observer leurs figures; j'ai dans l'idйe qu'ils trament
quelque chose.» Un peu aprиs, l'ouverture commenзa, la toile fut levйe,
et des nymphes et des amours firent l'exposition de la piиce, en dansant
avec des guirlandes, ce qui laissa comprendre aux spectateurs que
c'йtaient des nymphes et des amours qui dansaient avec des guirlandes.
A la troisiиme scиne parut Sara. C'йtait une grande fille, aux cheveux
noirs, aux formes йlйgantes et йlancйes, comme la Sulamite du _Cantique
des Cantiques_. Depuis un siиcle peut-кtre rien d'aussi voluptueux
n'avait paru sur la scиne du grand thйвtre. En un moment toutes les
puissances europйennes, dans la personne de leurs reprйsentans, furent
embrasйes pour elle des feux les plus vifs. Il y aurait eu de quoi
rompre а jamais l'йquilibre et la paix de l'Europe, sans un incident qui
se prйsenta.
Au moment oщ la jeune dйbutante, aprиs s'кtre long-temps dйrobйe aux
poursuites d'un Zйphyr, tombait comme йpuisйe dans ses bras et lui
laissait prendre un baiser au vol, un homme dont le costume n'avait rien
de mythologique, portant une longue barbe et un chapeau а larges bords,
sort vivement de la coulisse, court а la dйbutante, la saisit par sa
robe qu'il froisse et qu'il dйchire. «Malheureuse! s'йcrie-t-il, rien
n'a pu t'arrкter, il a fallu que tu vinsses te prostituer а la face de
tout Berlin! Eh bien! aussi а la face de tout Berlin je te maudis, et je
demande au ciel qu'il te fasse mourir dans la honte et dans la misиre;
je te maudis!» rйpйta-t-il. Et bien qu'il ne fыt pas le moindrement du
monde comйdien, jamais au thйвtre malйdiction paternelle n'avait produit
un pareil effet.
A cette terrible apparition, Sara se trouva mal; deux soldats de
la garde du roi, en faction dans les coulisses, s'emparиrent du
perturbateur et le mirent а la porte de la scиne, oщ sa qualitй de pиre
au dйsespoir ne lui donnait point entrйe. Le directeur du thйвtre ne
pouvait comprendre la colиre de cet homme, quand il avait fait а sa
fille l'engagement le plus avantageux qui depuis dix ans peut-кtre eut
йtй signй. Les puissances europйennes furent un peu dйrangйes dans leur
plan respectif par cette intervention qu'elles n'avaient pas prйvue;
parmi les femmes il n'y avait qu'une voix: la dйbutante йtait passable,
mais il fallait qu'elle fыt une fille bien perdue et bien abandonnйe
pour donner а un pиre si respectable un chagrin si cruel. Quant aux gens
du parterre, qui d'abord avaient paru touchйs de cette scиne, revenus de
leur premiиre йmotion, ils demandиrent qu'on leur rendоt leur argent ou
la danseuse, attendu que l'affiche n'avait pas prйvenu qu'elle eыt un
pиre, et qu'ils йtaient venus pour assister а un ballet et non а un
drame bourgeois; les choses ne se fussent point passйes autrement si
l'on fыt venu annoncer que le premier tйnor йtait surpris tout а coup
par un enrouement, ou que le premier sujet de la danse venait de se
donner une entorse.
En rentrant chez eux (depuis plusieurs mois ils ne demeuraient plus sous
le mкme toit), le pиre et la fille furent saisis tous les deux d'une
fiиvre violente, rйsultat de l'йmotion а laquelle ils avaient йtй
soumis. Mais la fille avait dix-sept ans, et la vie chez elle achevait
а peine de se complйter; chez le vieux pиre, au contraire, la nature en
dйcadence depuis long-temps menaзait ruine; elle s'en fut du coup. On le
porta au cimetiиre des juifs, qui est placй en dehors de la porte de la
ville, sur le chemin de France; en sorte que, deux mois aprиs, lorsque
Sara passa par cette route dans la voiture de l'ambassadeur, elle ne put
s'empкcher de penser au vieux Fleischmann et а sa malйdiction.
C'est une chose йtrange que la malйdiction d'un pиre. Ce n'est pas une
force, comme disent les mathйmaticiens; ce n'est pas un corps, une
substance, une chose matйrielle, avec laquelle vous puissiez toucher
celui auquel vous l'adressez; trois mots: _Je te maudis_; ce n'est autre
chose que l'expression d'un voeu pour son malheur, lequel ne devait pas
avoir plus de portйe que cette autre forme, bien plus usuelle et bien
plus arrкtйe: _Que le diable t'emporte!_ Et cependant, d'ordinaire, la
vie d'un homme s'en trouve flйtrie, et il est rare qu'il mиne а bien son
existence, lorsqu'il en marche chargй.
Pour Sara, moins d'un quart de lieue aprиs le cimetiиre, dont, au reste,
aucune voix n'йtait sortie pour rйpйter l'anathиme, elle avait cessй d'y
songer. Elle trouvait une profonde voluptй а se sentir emportйe d'un
train rapide vers Paris, oщ les danseuses sont en honneur comme jadis la
vertu а Rome; elle йtait fiиre, autant toutefois qu'on peut l'кtre de
supporter un poids assez gкnant, de soutenir la tкte de l'ambassadeur de
France endormi, et reposant avec toute sa politique sur son йpaule. De
temps en temps ses grands yeux noirs de danseuse rencontraient ceux
du jeune secrйtaire qui aimait tant les jeunes filles de Sion, et ils
augmentaient chez lui la langueur voluptueuse qui vient visiter le
voyageur glissant dans une berline bien suspendue, sur une route bien
unie, lorsqu'aucune pensйe triste ne le tourmente, qu'aucun cahos ne le
rйveille, et qu'il n'a pas trop hвte d'arriver.
Au milieu de cette douce extase, les voyageurs croient s'apercevoir
que le train de la voiture redouble de vitesse. Bientфt les cris du
postillon et le mouvement de plus en plus rapide des roues leur font
comprendre que les chevaux s'emportent, et qu'ils sont, pour le moins,
exposйs au danger de verser. Si la chose se fыt passйe en France, oщ,
grвce а l'йtat des routes, les voitures de voyage en ont une sorte
d'habitude, le pйril eыt йtй moins sйrieux; mais, en Allemagne, rien ne
se fait qu'en conscience, et quand une chaise vient а кtre brisйe, il
est rare que le malencontreux propriйtaire s'en tire а moins de quelque
cфte enfoncйe. L'йvйnement ne fut que trop consйquent а cet usage;
la voiture, entraоnйe par les chevaux, roula dans un fossй profond;
l'ambassadeur eut une cuisse cassйe; le jeune homme, la moitiй des dents
brisйes. Pour la jeune juive, tirйe du ravin dans un йtat а faire pitiй,
on la transporta au plus prochain village. Le chirurgien de l'endroit
s'empara d'elle, et, sous le prйtexte qu'il voulait lui sauver la
vie, il lui travailla les chairs en tout sens, et la fit cruellement
souffrir. Durant la nuit qui suivit cette torture, elle entra dans le
dйlire, parla de son pиre, de Berlin, de Paris, de diplomatie, de pas de
deux; sur le matin elle rendit le dernier soupir. Le lendemain, Sara
la danseuse йtait йtendue entre deux lits de terre, et les vers
commenзaient leur travail.
Voilа qui йtait bien pour ce monde-ci, reste а savoir ce qui allait se
passer dans l'autre.
Aussitфt que l'ame de Sara se fut sйparйe de son corps, elle commenзa а
s'avancer а travers des rйgions infinies et solitaires oщ elle eut peur
de sa solitude.
A la fin elle arriva devant son juge, qu'elle n'osa jamais contempler
face а face, et son jugement commenзa.
«Ame que j'avais faite а mon image, d'oщ viens-tu?»
L'ame rйpondit: «Je reviens d'en bas.
--Le temps que je t'avais donnй а y passer, qu'en as-tu fait?
--Il fut bien court, reprit l'ame.
--Raison de plus pour le bien employer. As-tu souvent fait l'aumфne?
--Quelquefois.
--Oui, trente fois en tout: dix fois par charitй, vingt fois par
orgueil et par respect humain; tout compensй, l'aumфne ne te sera point
comptйe.--As-tu souvent pensй au Seigneur ton Dieu?
--Oh! oui, souvent.
--Oui souvent, jusqu'а l'вge de douze ans, quand ta mиre te disait de
faire tes priиres; mais plus tard, aux parures, aux bals, aux beaux
cheveux des jeunes gens. As-tu respectй ton pиre et ta mиre, а l'йgal du
Seigneur ton Dieu?
--Je les aimais, reprit l'ame.
--Et jamais tu ne leur as dйsobйi?
L'ame se tint dans le silence.
--Sara, tu as dansй?»
L'ame commenзa а кtre agitйe comme une feuille tremblant sous le vent.
--«Sara! ton pиre est mort, et son ame est avec moi.»
L'ame trembla plus fort.
--«Sara! aux tйnиbres йternelles!
--Hйlas! hйlas! reprit-elle, pour avoir dansй!
--Non point pour avoir dansй, rйpondit le juge, car j'ai avec moi
des danseurs dans la fйlicitй йternelle; mais parce que ton pиre t'a
maudite, et qu'il est mort sans avoir repris sa malйdiction. Adieu,
Sara, adieu, ma fille, chante maintenant.»
Aussitфt les esprits de tйnиbres se ruиrent sur elle, en riant aux
йclats; et, l'entraоnant vers les rйgions de leur йternitй, ils la
faisaient horriblement souffrir en se l'arrachant entre eux, pour savoir
qui aurait l'honneur de la prйsenter а leur illustre seigneur et roi.
Or Satan йtait assis dans toute sa gloire sur un trфne emblйmatique,
dans lequel il avait pris plaisir а parodier tous les trфnes de la
terre; sa forme йtait, j'en demande humblement pardon а l'honorable
lecteur, celle d'une chaise percйe. Son front, jaune et cuivrй, йtait
sans cesse agitй par un tic nerveux, et sa bouche, qui s'entrouvrait
pour sourire, laissait voir dans une profondeur infinie deux rangйes de
dents blanches qui ne ressemblaient pas mal aux longues colonnades d'un
temple antique.
--Une ame? dit Satan.
--Oui, maоtre, rйpondirent les suppфts.
--Ame, qu'as-tu fait? reprit le grand monarque.
--J'ai dansй, rйpondit l'ame, si bien que mon pиre en est mort, et le
Seigneur mon Dieu (ici Satan fit une horrible contorsion) m'envoie vers
vous pour que vous fassiez de moi ce qu'il vous plaira.»
Et l'ame aurait voulu mentir qu'elle ne l'aurait pas pu, car son arrкt
la condamnait а se dйnoncer elle-mкme, et il fallait que son arrкt fыt
accompli.
Lors Satan, dans un jour de familiaritй, daigna consulter les dйmons qui
avaient amenй l'ame de Sara, et il leur dit: «Qu'en ferons-nous?
--Pendons-la par les pieds! dit le premier; ainsi elle sera punie par oщ
elle a pйchй.
--Commun! dit le maоtre, et il passa а un autre avis.
--Moi, dit le second, je propose ma fameuse mixture: huile bouillante,
un baril ordinaire, bonne partie de soufre et de plomb, argent et bronze
en fusion, servez chaud et faites infuser la coupable...»
La pauvre ame en dйlibйration eut une mortelle frayeur en entendant
parler de cette cuisine effroyable.
Mais Satan, donnant un coup de pied а l'opinant: «Arriиre! lui dit-il,
misйrable classique! avec tes vieilles mйthodes. J'ai une idйe»; et se
levant pour en faire aussitфt l'essai, il ordonne que dans un coin de
son empire on йlиve rapidement une vaste salle de spectacle capable de
contenir quelques cent milliers de spectateurs.
Ni peintures, ni dorures, ni candйlabres, ni lustres, ni girandoles
ne sont йpargnйs. Dans l'orchestre, ce sont trompettes dйchirantes,
clarinettes criardes, tam-tams а la voix d'airain et au bruissement
lugubre, basses ronflantes et continues, avec des fifres pour les
dessus.
Puis pour une heure de l'йternitй les chaudiиres et les chevalets se
reposent, et le beau monde des damnйs est invitй, sous bonne escorte,
а venir honorer de sa prйsence l'ouverture de l'Acadйmie royale de
l'enfer.
Industrie de bourreaux! les voilа qui rendent а ces femmes, а ces femmes
qui depuis le temps qu'elles brыlent dans la gйhenne йternelle avaient
presque oubliй les joies de la terre, les voilа qui leur rendent et
leurs frais chapeaux de fleurs, et leurs plumes, et leurs cachemires, et
leurs satins brochйs, et leurs riches fourrures; puis tout а l'heure ils
les dйpouilleront de tout cela, et avec un dйsespйrant souvenir tout
fraоchement renouvelй, ils les renverront reprendre leur nuditй et
leur supplice. Cependant derriиre les dames, au second rang des loges,
l'habit bien empesй et la cravate savamment jetйe, se placent les
ministres, les banquiers, les diplomates et les dilettanti; la corne
dorйe, la fourche au poing, grave et imposant comme un sergent de garde
bourgeoise, un dйmon veille а chaque issue; mais ce que vous n'auriez
pas vu sur la terre, aux stalles rйservйes pour les hauts dignitaires,
ce ne sont qu'йvкques, cardinaux, archevкques, revкtus de leurs plus
beaux atours, et ne tenant compte de la canaille du parterre qui,
parquйe derriиre cette forкt de houlettes et de coiffures йpiscopales,
ne cesse de crier: _A bas le chapeau rouge! а bas la crosse! а bas la
mitre!_
Aprиs cela, dans une loge restйe vide, et richement drapйe, voyez venir
sa majestй Satan; il est accompagnй de ses hauts dignitaires et de
madame la Mort, reine des royaumes infernaux, de la terre, du monde, et
autres lieux circonvoisins; sur quoi la piиce commenзa, dont nous ne
saurions au juste donner l'analyse. Nous pouvons dire cependant que deux
scиnes furent merveilleusement applaudies. Dans l'une, le poиte et
le musicien avaient agrйablement tournй en raillerie la fйlicitй des
justes, _condamnйs_, disaient-ils, pour toute rйjouissance, а chanter
йternellement l'_Hosanna in excelsis_ devant la face du Trиs-Haut. On
laisse а penser du succиs que cette parodie dut avoir devant un pareil
auditoire.
La donnйe de l'autre scиne, quoique plus fine et plus dйlicate, ne fut
pas moins goыtйe. Dans une langoureuse cavatine, un bienheureux se
plaignait de n'avoir plus retrouvй dans le ciel ses amitiйs de la terre;
il ne pouvait se consoler d'avoir vu toutes les forces aimantes de son
ame aller se rйsumer dans le mystique amour des perfections divines, et
il demandait qu'on lui rendоt ses amours grossiиres de la crйation et
les yeux de sa bien-aimйe.
Ensuite ce fut le ballet.
Plusieurs danseuses vinrent successivement rivaliser de graces et de
molles attitudes. A chaque pas brillant, а chaque pirouette hardie,
le roi donnait lui-mкme le signal, et des tonnerres d'applaudissemens
retentissaient; mais quand ce fut le tour de Sara, il affecta, car
cela йtait dans son plan, une froide indiffйrence, que le reste des
spectateurs partagea avec lui. La pauvre fille avait beau se dйpenser en
efforts, un dйsespйrant silence l'accueillit jusqu'а la fin de la scиne;
aussi, en rentrant dans les coulisses, d'oщ ses compagnes avaient vu sa
mйsaventure, elle fut saisie d'une violente attaque de nerfs. Alors le
roi Satan, qui avait voulu faire cet essai, tint pour certain que le
plus grand supplice а infliger а une ame d'artiste, c'est la supйrioritй
de ses rivales: assurй de l'excellence de ce nouveau mode de torture, et
ayant autre chose а faire que d'assister jusqu'au bout а l'intrigue d'un
ballet, il se leva, et aussitфt les gardiens, а grands coups de fouet,
firent йvacuer la salle par l'honorable assistance.
Depuis ce temps, dans cette salle dйserte, dont une petite lampe, а la
lumiиre tremblotante, ne sert qu'а sonder l'incommensurable solitude,
la pauvre Sara, ayant toujours а l'oreille le bruit des applaudissemens
donnйs а ses compagnes, est lа, qui danse sans relвche; et il n'y a pas
d'orchestre pour lui marquer la mesure, pas d'yeux pour contempler ses
grвces et sa beautй, pas de prince russe pour s'en йprendre, et lui
escompter son admiration.
UNE BONNE FORTUNE.
C'est chose curieuse qu'une soirйe de Palerme, au bord de la mer
murmurante, sous les flots du soleil d'йtй, au milieu de cette
population grimaзante et mobile, plus originale mille fois et moins
connue que la race classique des abbйs, des courtisanes et des lazzaroni
napolitains. Grвce aux romans et а la scиne, Naples est vieux pour moi:
on me l'a gвtй; on m'a usй ce ciel et cette mer pleins de prestiges.
La Sicile est neuve et inconnue; il y a lа un double reflet venu de
l'Arabie et de l'Espagne. Des murailles sarrazines s'йlиvent autour de
vous; des costumes espagnols flottent aux fenкtres et йtincellent sur
les quais. C'est une fйerie comique et fantastique! Et l'air est si
doux, la brise apporte tant de parfums avec sa fraоcheur, la chanson du
pвtre lointain a quelque chose de si sauvage et de si tendre! Vous ne
respirez que fleurs, vous ne voyez que dйbris de marbres et fragmens
de temples. C'est encore un fragment de grotesque comйdie que cette
aristocratie en guenilles, et sur ces guenilles de l'or; ces femmes
belles comme dans l'ancienne Syracuse, et vкtues comme on l'йtait il y
a quarante ans; puis au milieu des chanteurs et des promeneurs, un gros
moine rebondi qui vous offre un crвne de mort au bout d'une croix noire,
et vous demande l'aumфne en riant, son urne sйpulcrale toujours brandie
et vacillante sous votre menton; puis des carrosses dйcouverts roulant
doucement sur la Marina[12], chargйs d'abbйs qui rient, qui s'йventent
avec des plumes, qui se parfument, qui prennent du tabac, qui savourent
des sorbets. Auprиs des abbйs sont des princes йcrasйs de noms propres
et d'ennui, traоnant de leur mieux leur gloire sйculaire, leur obscuritй
profonde et leur pauvretй incurable. Quelques-uns d'entre eux se jettent
dans la dйvotion, d'autres dans la dйbauche, d'autres dans les arts.
J'ai connu un prince palermitain qui s'est ruinй en sculptures d'un
genre inouп; il faisait exйcuter des bouteilles hautes de trente pieds
et taillйes dans le marbre; des pions d'йchecs de dimensions colossales,
et dont le rйgiment garnissait une vaste cour de son palais; un
polichinel grand comme Atlas, en agathe et en onyx; au milieu de
l'йtoile du parc une longue marotte d'йbиne s'йlevait en forme de
pyramide. Toutes ces inventions fantasques coыtиrent sa fortune au
prince de ***, et l'envoyиrent mourir а l'hфpital. Ce que c'est que
l'oisivetй entйe sur la sottise et la richesse!
[Note 12: _La Marina_, quai de Palerme]
Vous qui avez de belles couleurs sous votre pinceau, mes amis,
donnez-nous la copie du tumulte de la Marina, reproduisez ce bruit d'un
peuple indigent qui jouit de se sentir vivre, ces baise-mains jetйs au
vent et rendus de toutes parts: _bonjour! bonsoir!_ lancйs de carrosse
en carrosse, avec plus de verve que de bon ton; et la cloche de
l'_Angйlus_ retentissant sous ce beau ciel dont l'azur noir se fond dans
une teinte d'йmeraudes: belle et ravissante scиne en vйritй! On l'a
trиs-peu admirйe et rarement dйcrite. Il est а la mode d'aller а Rome et
а Naples; la Sicile n'est pas encore _fashionable_.
J'admirais ce spectacle, et je m'йtais appuyй, pour en mieux jouir,
contre la muraille basse ornйe de petits pilastres d'architecture
sarrazine qui suit le rivage de la mer, et prйsente aux promeneurs
fatiguйs une longue et commode banquette de marbre _fruste_ et usйe
depuis des siиcles. Je m'assis sur ce banc. L'air maritime soufflait
dans mes cheveux; la mobile scиne passait devant moi.
Un capucin а longue barbe vint prendre place а mes cфtйs. Il avait l'air
souffrant, son extйrieur йtait plutфt triste et simple que dйvot et
humble. On lui aurait donnй cinquante ans, et on l'aurait pris pour un
ancien militaire. Sa physionomie n'йtait pas sicilienne. Au lieu de se
contracter avec une mobilitй presque convulsive, elle йtait froide,
sйvиre, rйsignйe. Vous avez rencontrй dans votre vie de ces traits
heureux qui appellent la confiance et la fixent; vous vous intйressez
involontairement а cette physionomie inconnue; ce n'est pas de la beautй
ni mкme de la grвce; vous vous dites: «La souffrance a passй par lа;
elle a passй, non sans se faire sentir; elle n'a point rencontrй un
corps d'airain, une ame de bronze, mais un кtre faible, tendre, mais une
organisation dйlicate; la lutte a йtй cruelle. Et voici cet кtre, il n'a
pas йtй brisй; approchons pour en toucher les restes. C'est en lui
qu'a eu lieu le combat, c'est lui qui a йtй le thйвtre, la victime et
l'athlиte.»
Je voulais lier conversation avec le capucin; je lui demandai l'heure.
Il me regarda fixement, reconnut sans doute а mon accent que j'йtais
йtranger а Palerme, et me rйpondit en anglais:
«Il est huit heures.»
Puis il se leva et partit.
Je sais l'anglais; la prononciation du capucin йtait toute nationale et
franchement britannique; je ne pouvais m'y tromper. Mais comment cet
Anglais йtait-il venu а Palerme? Un homme de cette nation en Sicile et
sous la robe de capucin! Il y avait lа quelque mystиre que je voulais
approfondir. Je revins le lendemain а la mкme place dans l'espйrance de
l'y retrouver; en effet il y йtait. Les jours suivans mкme manйge. Peu а
peu sa farouche humeur s'adoucit; je parlais anglais avec lui, cela lui
gagna le coeur. Il vit que je dйsirais me lier avec lui, et s'y prкta
sans peine; il avait de l'instruction et une connaissance pratique assez
йtendue des hommes et des choses: quinze jours aprиs notre premiиre
entrevue il me raconta sa vie.
Rien n'est plus touchant qu'une douleur vraie qui se juge, se condamne
et se contraint. La voix du moine йtait ferme, son oeil restait sec,
mais on voyait que ce calme lui coыtait. Il faisait l'histoire de son
malheur comme un brave invalide raconte la campagne oщ il a perdu un
de ses membres. La conversation n'йtait point encore tombйe sur cette
matiиre, et il ne m'avait parlй ni de ses antйcйdens, ni de ses
malheurs, lorsque je m'avisai de lui demander depuis combien de temps il
portait cette robe.
«Ne me jugez pas d'aprиs elle. Vous ne me connaissez pas, me
rйpondit-il. J'ai adoptй le couvent comme un lieu de paix et de
retraite, et cette robe comme une йgide commode contre la vie et ses
tourmens; je ne suis pas de l'ordre de Saint-Franзois. Les moines de
ce pays, classe d'hommes dont on dit tant de mal, sont d'une admirable
tolйrance; ils me laissent porter leur costume, partager leur vie, et ne
m'imposent pas leurs croyances; ils me souffrent et m'aiment. Je suis
protestant. Que cela ne vous йtonne pas: nous autres philosophes de
France et d'Angleterre nous ne savons pas ce que les couvens d'Italie et
d'Espagne renferment de lumiиres et de bon sens. Jamais nos moines ne me
font subir l'ennui d'aucune controverse; je vis avec eux, et j'y vis...
tranquille.»
A ce dernier mot il hйsita, il s'arrкta, il n'osait pas dire _heureux_.
Une rкverie plus sombre nuagea ce front pensif; des idйes tristes
l'assiйgeaient. Il garda quelques momens le silence, appuya sa tкte
rasйe entre ses mains, et me dit:
«Je suis du comtй de Herford. Quand notre armйe revint d'Alexandrie, le
vaisseau de transport sur lequel je me trouvais avec plusieurs autres
officiers fut incapable de tenir la mer, et nous relвchвmes а Messine.
Fatiguйs des incommoditйs sans nombre de l'existence orientale, des
dйtestables appartemens du Caire et de la vie de vaisseau, nous
descendоmes au lazaret; nous le trouvвmes commode et de bon goыt. Vous
savez ce que c'est que ce lazaret: une mauvaise cour carrйe avec un
cimetiиre au milieu. On est lа, isolй des vivans, sans communication
avec la terre, et sans autre rйcrйation que l'espйrance d'en sortir
bientфt. Mes camarades supportaient fort bien leur position; les
journaux anglais que l'on nous envoyait fournissaient un aliment а leur
curiositй et а leur gaietй. Ils jouaient, ils chantaient; j'йtais triste
et j'ignorais la cause de cette tristesse. Un indicible pressentiment
pesait sur moi; dans nos journaux je ne trouvais rien qui se rapportвt
а ma famille ou а mes amis; les journaux stйriles comme cette mer
aux flots plats et tristes, comme ces murs jaunes et lugubres qui
m'environnaient. Mes camarades me raillaient; je ne savais que leur
rйpondre. Enfin notre quarantaine s'acheva.
»Vous connaissez sans doute la disposition des thйвtres de Messine: ils
sont distribuйs en stalles oщ chacun trouve la place que le hasard lui
assigne, de sorte que trois ou quatre rangs d'auditeurs peuvent vous
sйparer des personnes de votre sociйtй. C'est ce qui m'arriva le soir
mкme oщ la libertй nous fut rendue. Toutes les loges йtaient pleines;
nous allвmes prendre place au parterre, mes camarades et moi; nous fыmes
obligйs de nous asseoir а de grandes distances les uns des autres. Dans
un entr'acte plusieurs Siciliens assis prиs de moi se levиrent, et
d'autres officiers anglais accompagnйs d'un jeune homme en costume de
ville prirent leur place. Ils parlaient trиs-haut, et j'appris que
le dernier interlocuteur йtait arrivй le soir mкme а Messine par le
paquebot.
»C'йtait un homme de taille moyenne, l'oeil bleu et fixe, le regard
attentif, pour ne pas dire insolent; un vйritable Anglais de l'йcole
moderne. La secte йtait nouvelle alors, le Caire et Alexandrie ne
m'avaient rien offert de tel: aussi l'examinais-je avec curiositй et
l'йcoutais-je avec attention. L'officier auquel il s'adressait, et qui
semblait fort intime avec lui, avait йtй son condisciple au collйge
d'Йton. La cravate du nouveau venu l'emprisonnait si йtroitement, ses
grandes joues йtaient d'une si belle couleur safranйe, son affectation
d'austйritй sourcilleuse contrastait si ridiculement avec la fatuitй
de ses paroles, que j'oubliais le spectacle pour le contempler et pour
l'entendre.
»Il m'est arrivй bien des choses, mon cher, disait-il а son camarade,
depuis nos vieilles folies d'Йton. Vous me direz, vous, combien de
villes nouvelles vous avez visitйes, et а combien de batailles vous avez
assistй: cela est trиs-hйroпque et trиs-beau; moi, je vous dirai, en
revanche, combien de chevaux j'ai tuй а la chasse, et combien de maris
dйsolйs m'ont envoyй а tous les diables. La liste en est longue, par
Dieu! et je ne vous en ferai pas grвce. Ce qui m'amиne а Messine
aujourd'hui, et me force d'assister а ce spectacle que Dieu damne, c'est
l'йclat de ma derniиre affaire de ce genre. Il s'agissait d'une femme
mariйe, jolie, intrigante, et dont la rouerie profonde eыt aisйment
servi de modиle а tout ce que la France et l'Espagne possиdent de plus
consommй en ce genre. Vous sentez que la dйlicatesse m'empкche de la
nommer. Tout nous ordonnait une conduite prudente; eh bien! malgrй notre
habiletй mutuelle, nous fыmes trahis. Une femme, une aubergiste de la
route de Bath, que j'avais daignй dans le temps honorer de quelques
regards, йventa notre complot anti-conjugal, et me menaзa de l'йbruiter.
C'eыt йtй dangereux de toute maniиre: la dame a des parens qui ne
plaisantent jamais, et nos tribunaux font payer cher les maladresses
amoureuses. J'achetai le silence de notre hфtesse, et me voici а
Messine, oщ je compte passer quelque temps loin de celle dont mon
absence protйgera sans doute la rйputation.»
»Cette conversation fit peu d'impression sur moi dans le premier moment.
Je ne remarquai que deux choses: la corruption froidement frivole du
jeune dandy, et la dйpravation de sa complice. Je rentrai chez moi. Un
paquet de lettres et de journaux se trouvait sur ma table. Je reconnus
l'йcriture de ma femme, et je me hвtai de dйcacheter sa lettre. On ne
peut кtre attachй а une amante, а une soeur, а une йpouse, par des liens
plus doux que ceux qui m'unissaient а Marie. Sa lettre respirait toute
la tendresse d'une ame pure et dйvouйe. Depuis que j'avais йpousй Marie,
elle ne m'avait pas causй un seul chagrin. Jeune fille йlevйe dans un
des comtйs les plus sauvages de l'Angleterre, appartenant а une des
familles les plus illustres de la pairie, elle unissait а la grвce et
а la dignitй aristocratique la rare magie de l'ingйnuitй la plus
touchante.»
Le capucin se leva; le soleil baissait, nous nous dirigeвmes vers son
couvent. Il me fit entrer dans sa cellule, et pendant que la nuit
commenзait а tout obscurcir, il continua en ces mots:
«Dans la lettre de ma femme elle faisait mention d'un voyage а Bath et
d'un retour subit а Londres, retour causй par la mauvaise santй de sa
mиre. Je reconnaissais dans ces lignes, pleines de sensibilitй, toute
son ame angйlique, et je me fйlicitais d'avoir rencontrй une telle
йpouse, lorsqu'en portant la main sur le paquet de journaux une
singuliиre rйflexion m'occupa. Le mot Bath, si souvent reproduit dans la
conversation du dandy, se montrait aussi dans la lettre de ma femme; ce
rapprochement frappa mon esprit d'une йtrange terreur. Ce n'йtait pas un
doute, ce n'йtait pas un soupзon, c'йtait comme une vague, une lugubre
et lointaine clartй. Une angoisse jalouse me saisit le coeur, et je
tremblai un moment comme la feuille. Je me rappelai toute la vie passйe
de ma femme, son amour pour ses devoirs, la profondeur simple et naпve
de ses affections, je m'accusai moi-mкme: mais je ne pouvais йchapper а
ce tourment. Entre sa vertu et ma confiance, il me semblait qu'un dйmon
gigantesque s'йlevait pour en йclipser la clartй et me plonger dans des
tйnиbres profondes.
»Comment vous peindre, monsieur, ce supplice d'une jalousie fondйe sur
la plus lйgиre hypothиse, conзue dans un pays йtranger, sans aucun moyen
d'en vйrifier la rйalitй ou l'injustice? Tous mes raisonnemens йtaient
inutiles, le dard envenimй restait lа enfoncй dans mon sein. Je ne
pouvais le secouer ni l'arracher. L'horreur de la mкme pensйe me
poursuivait sans relвche. Je me levai, me promenai а travers la chambre
et ne retrouvai un peu de calme que vers une heure du matin, aprиs avoir
respirй а longs traits l'air embaumй de la nuit sicilienne. Le portrait
de Marie se trouvait dans l'intйrieur d'un de mes portefeuilles; je
l'ouvris, je contemplai cette image qui s'offrit а moi pure, naпve,
candide; c'йtaient bien ces traits si modestes dont l'expression
semblait me reprocher mes soupзons outrageux et se plaindre de ma
dйfiance. Un sentiment amer et brыlant comme le remords s'empara de moi;
j'йtais prкt а demander pardon а ce portrait. Je me calmai ensuite; et,
rallumant ma lampe que le vent venait d'йteindre, je repris le paquet de
journaux que j'avais nйgligй d'ouvrir.
»Aprиs avoir parcouru nйgligemment plusieurs paragraphes politiques et
littйraires, je me mis а lire cette partie de nos feuilles publiques
oщ, sous le titre de _Bruits de la ville et de la cour_, on accumule
hardiment tous les scandales semйs dans les salons et dans les tavernes.
Voici le passage йtrange qui frappa mes regards, et que je relus
plusieurs fois avec une anxiйtй que vous n'aurez pas de peine а deviner:
«Il n'est bruit dans le monde que de la piйtй filiale de la belle et
jeune mistriss Os... qui a quittй tout а coup les plaisirs de Bath pour
suivre sa mиre souffrante. On dit que la rйputation de la fille est
aussi invalide que la santй de la mиre.»
»Je laissai tomber le journal. Mon nom est Osprey. L'initiale dont le
journaliste s'йtait servi йtait prйcisйment celle du nom de ma femme et
du mien.
»Vingt balles eussent frappй et dйchirй ma poitrine а la fois que je
n'eusse pas souffert davantage. Ces lignes du journal ajoutaient а mes
soupзons un venin mortel et une hideuse probabilitй. Je n'essaierai pas
de dйcrire l'йtat dans lequel je tombai; le temps s'йcoula, l'horloge
d'un couvent voisin sonna quatre heures. Je repris machinalement un
autre numйro du mкme journal, oщ, sous la mкme rubrique dont j'ai dйjа
parlй, se trouvait le paragraphe suivant:
«Les insinuations scandaleuses et injustes dont lady O... et sa famille
ont йtй l'objet sont formellement dйmenties par des personnes dignes de
foi.»
»Je mйditai long-temps ces paroles, et j'y vis non une attestation de
l'innocence de la dame accusйe, mais seulement une rйponse adroite, et
la preuve irrйfragable d'une rйputation dйjа flйtrie. D'ailleurs le
dandy n'avait-il pas rйpйtй que sa maоtresse йtait ingйnieuse dans le
vice, spirituelle dans ses excиs, fйconde en ressources pour les voiler,
d'une dissimulation profonde, d'une adresse sans йgale, d'une perfidie
qui eыt fait bontй aux plus habiles. Plus je rкvais, plus mon anxiйtй
augmentait; la fiиvre s'emparait de mon cerveau. Tourment insupportable!
Le matin je me jetai sur mon lit, oщ je restai йtendu et pleurant.
Tantфt ma femme m'apparaissait comme l'ange de nos premiиres amours,
tantфt comme un monstre odieux. Dans le flux et le reflux de mes pensйes
je ne savais а quoi me fixer; je ne pouvais aller demander raison а
l'homme dont les paroles avaient soulevй dans mon sein cette affreuse
tempкte. Le mot Bath retentissait а mon oreille comme un glas funиbre.
»Il йtait onze heures quand je sortis au hasard; et bientфt, par
un mouvement presque machinal, je m'acheminai vers un couvent de
bйnйdictins oщ demeurait un homme que j'avais remarquй pendant le sйjour
que j'avais fait prйcйdemment а Messine. Il se nommait le pиre Anselme;
sa sagacitй йtait rare et puissante; il donnait un dйmenti formel а
l'opinion vulgaire, mais ridicule et fausse, qui peuple les couvens
d'une race ignorante, oisive et inutile.
»Ne croyez pas que toute l'intuition du coeur humain appartienne aux
gens du monde: la solitude donne des leзons. Un moine qui a l'instinct
de l'observation en sait plus sur vous et sur moi que le favori des
salons et des boudoirs n'en saura jamais. Ce dernier se dissipe, sa
sagacitй se perd sur une surface plane; son esprit de dйtail s'applique
а des riens. Le solitaire, s'il a l'esprit droit, creuse а une
profondeur inouпe, dйcouvre des rapports ignorйs des autres hommes,
йtudie le monde sans le voir, devine les secrets des coeurs sans se
confondre dans la tourbe sociale, pйnиtre le ciel et l'enfer, invente
dans sa cellule tout ce qui doit changer le globe: c'est Roger Bacon
devinant la machine а vapeur et la circulation du sang; c'est Abeilard
et Occam prйludant au scepticisme de Voltaire; il n'y a que les esprits
sans portйe qui se moquent des cйnobites. Le cйnobitisme est le
nourricier du gйnie; la cellule en est le berceau. Croyez-vous que
ces jйsuites qui йmouvaient le monde et pйtrissaient les ames royales
eussent acquis dans le tumulte d'une sociйtй bruyante leur gйnie si
fйcond et si dangereux? Non. Mкme le talent de l'intrigue peut йmaner de
la cellule: lа, dans la solitude, en face du ciel, loin du mouvement des
pensйes tumultueuses, qui nous enlиvent а nous, germent et grandissent
tous les bons et mauvais gйnies.
»Le pиre Anselme, Vйnitien de naissance, йtait un remarquable exemple
de sagacitй et de finesse mondaines, chez un prкtre enfermй dans le
cloоtre.
»J'avais beaucoup de confiance en lui et je crois qu'il m'aimait. Les
prкtres siciliens forment, vous ne l'ignorez pas, une classe а part.
L'hйrйsie ne leur fait pas peur, combien de fois ai-je entendu le pиre
Anselme me dire:
«Vous autres Anglais, vous кtes une grande nation, et Dieu ne voudra pas
damner des hйrйtiques tels que vous.»
»Je lui appris tout ce qui m'agitait, je ne lui cachai pas la moindre
particularitй des йvйnemens de ma vie, pas un des dйtails que je viens
de vous donner. Il m'йcouta paisiblement, et me rйpondit:
»--Retournez chez vous, ce soir vous reviendrez au couvent aprиs vкpres.
Peut-кtre alors serai-je en йtat de vous donner quelques conseils.
»J'allai m'enfermer dans ma chambre. Mes camarades s'йtaient absentйs,
et sous la conduite d'un cicйrone ils visitaient les ruines dont cette
partie de la Sicile est semйe. Je fus heureux de pouvoir rester seul et
triste dans mon appartement. J'attendis avec impatience le moment de
notre entrevue. Le jour baissait; а la porte du couvent un religieux
appartenant aux ordres mendians causait avec Anselme; quand ils me
virent, leurs regards semblиrent se fixer sur moi avec une expression
de pitiй. En Sicile, comme dans tout le reste de l'Italie, la police
secrиte se trouve entre les mains des prкtres. Je ne sais si le pиre
Anselme avait consultй ce moine sur ce qui m'intйressait si vivement;
mais quand il eut fait ses adieux, il me prit par la main et me dit:
»--Venez.
»Sa figure йtait plus grave qu'а l'ordinaire. Nous entrвmes dans
l'йglise; elle йtait dйserte. Qu'elles sont belles, monsieur, nos
йglises siciliennes, oщ le gйnie de la mosquйe d'orient s'allie au
gйnie du catholicisme occidental! Vous aimez sans doute ces mosaпques
incrustйes, ces saints de couleurs tranchantes, ce mйlange d'йclat et de
tйnиbres, ces nombreux monumens, un ciel йthйrй apparaissant а travers
les dentelures et les trиfles des hautes voыtes; l'or et la pourpre
resplendissant dans les chapelles, et les versets du Coran qui se lisent
encore au bas des corniches noircies par la fumйe des cierges chrйtiens?
Malgrй cette pompe, il y avait autour de moi, dans cette solitude du
temple, une tranquillitй pour ainsi dire palpable qui m'enlaзa, me
saisit, pesa sur moi comme un manteau de plomb, et dit а la fiиvre de
mes passions: _Fais silence_.
»Le pиre Anselme me conduisit vers le fond de l'йglise, s'arrкta
derriиre le maоtre-autel, et lа il me dit:
»--Mon fils, quoique nous soyons de communion diffйrente,
agenouillez-vous ici. Je suis prкtre et vieux, vous recevrez mes
conseils d'homme et de pasteur, vous plierez le genou, non devant moi,
mais devant Dieu qui nous frappe et nous sauve. Nous prierons ensemble.
»J'йtais troublй, je fis ce qu'il me disait. Aprиs quelques priиres
communes, il reprit:
»--Votre soupзon est fondй.
»Un long soupir s'йchappa de mon sein, et je ne pus rien rйpondre.
»--Partez pour l'Angleterre, йcrivez а votre femme sans lui tйmoigner
aucun soupзon; passez par Bath oщ demeure la femme dont on a achetй le
silence; payйe pour se taire, elle parlera si vous lui offrez un
meilleur prix. Que rien ne trahisse votre intention avant que vos
soupзons soient йclaircis; quand vous connaоtrez toute la vйritй, vous
vous conduisez comme un homme d'honneur doit le faire, et vous
abandonnerez la coupable а ses remords, ou vous rendrez votre confiance
а l'йpouse fidиle.
»En ce moment quelques personnes entraient dans l'йglise; nous йtions
placйs de maniиre а ce que je pusse les voir sans кtre aperзu d'eux.
»--C'est lui! m'йcriai-je.
«En effet le jeune Anglais, dont le nom йtait sir Ormond Mondeville,
venait d'entrer dans l'йglise, accompagnй d'un de ses amis. Il n'йtait
pas йtonnant que, nouvellement arrivй а Messine, il s'empressвt de
visiter l'intйrieur de cette nef remarquable, l'une des curiositйs les
plus pittoresques de la contrйe. Le pиre Anselme vit mon mouvement et me
retint.
»--Je suis plus calme que vous, me dit-il, je vais lui parler; vous
devez vous taire. Le moine salua sir Ormond et lui fit remarquer une
belle et vieille statue de bronze placйe а droite du maоtre-autel.
J'essayai de lier conversation avec l'un des officiers qui se trouvaient
lа; je ne sais ce que je lui dis, mais, incapable de lier deux paroles
et deux idйes, je suis persuadй qu'il me regarda comme un fou ou comme
un idiot.
»Anselme s'exprimait avec facilitй, avec йlйgance; sa courtoisie envers
sir Ormond me surprenait. Malgrй l'йtat d'irritation fйbrile oщ je
me trouvais, j'йtais frappй de la singularitй de sa conduite. Il me
semblait qu'il s'agissait pour lui d'une expйrience а faire. Sa froideur
se communiqua, pйnйtra jusqu'а moi: je le suivis en silence et beaucoup
plus calme, plus recueilli, plus attentif.
»J'avais donnй а ce moine des renseignemens exacts qu'il m'avait
demandйs, sur ma femme, sur son caractиre, sur ses traits, le son de sa
voix, la couleur de ses cheveux, la forme de son visage et l'expression
de sa physionomie. Il causait vivement avec sir Ormond et arrкtait son
attention sur les portraits des saints pиres, qui peuplaient le temple,
profitant de la libertй italienne pour commenter ces tableaux, demander
au jeune homme son opinion sur leur beautй relative, et dйduire des
consйquences morales de leur extйrieur mйlancolique ou sйvиre. Lorsque
sir Ormond parlait, le long regard noir d'Anselme descendait dans l'ame
de son interlocuteur; mais mon compatriote restait indiffйrent et calme,
et toute cette investigation mйtaphysique, chef-d'oeuvre de pйnйtration
intuitive et d'inquisition intellectuelle, n'aboutit qu'а nous montrer
un coeur froid, des sens blasйs, un faux goыt pour les arts, et un
coeur incapable de vйritable passion dans aucun genre. En vain Anselme
йveillait tout ce que le fond d'une ame humaine peut renfermer
d'associations et de souvenirs tendres et dйlicats, rien ne vibrait а
l'unisson chez notre dandy. Il dйveloppait par saillies un йpicurisme
facile et sans choix, mкlй d'une vanitй de fat: puis, sans savoir qu'il
avait placй dans les mains de l'йtranger une clef qui dйcouvrait le
triste trйsor de ses secrиtes pensйes, il remercia Anselme de sa
complaisance et s'en alla.
»--Vous voyez cet homme, me dit le moine; la femme qui aura cйdй а ses
instances ne mйrite pas un regret, car il n'a pas un remords. L'intrigue
dont il vous a fait involontairement confidence n'est qu'une folie de
jeune homme; si malheureusement votre femme est coupable vous devez
l'oublier а jamais.
»--Elle mourra! lui dis-je.
»Il me regarda sйvиrement.
»--Une erreur de ce genre ne mйrite pas votre colиre et vous dйgage de
toute affection. L'йpreuve а laquelle j'ai soumis ce jeune homme est
certaine; il n'a pas aimй, il n'aime pas, il n'est pas aimй. Un amour
profond, mкme quand on ne le partage pas, laisse son empreinte chez
la personne aimйe. Croyez-moi, mon fils, ces gens ont pйchй sans vous
offenser. Dans le cas oщ le crime que vous soupзonnez serait rйel,
bйnissez le ciel; il vous dйlivre d'une compagne qui vous aurait
dйshonorй tфt ou tard.
»Ces paroles d'Anselme me semblaient oraculaires; je ne cherchais pas
а les comprendre ou а les discuter. Il me fallait un guide, ma main le
suivait sans rйflexion.
»Mais essayer de bannir l'image de Marie йtait inutile; je ne pouvais
dйraciner ainsi mon premier et mon seul amour. Tout rappelait а mon
esprit sa beautй, sa simplicitй, sa piйtй, surtout cette dйlicatesse
du sens moral qui s'accordait si peu avec la grossiиre erreur et
l'entraоnement sans excuse que l'on attribuait а la maоtresse de sir
Ormond. Cependant la premiиre rage йtait passйe. A ma fureur succйda
une douleur plus calme, et, si je puis me servir de cette expression,
plus exquise. Oh! l'angoisse de ces journйes! Oh! la douleur de perdre
une telle consolation, un tel soutien, un tel amour, tout l'espoir
de ma vie!
»Deux jours aprиs je m'embarquai pour l'Angleterre, et aussitфt aprиs
mon arrivйe а Falmouth, je partis pour Bath. C'йtait lа qu'йtaient
restйes les traces du crime, et que m'attendaient les seuls
renseignemens que je pusse espйrer. Me voilа en face de l'auberge que
sir Ormond avait dйsignйe; j'entre, tout mon corps frйmit de crainte.
Une femme de moyen вge et assez jolie se prйsente а moi, c'est la
maоtresse de la maison. On me sert du thй. Sous prйtexte que j'ai quittй
depuis long-temps l'Angleterre et que je dйsire m'instruire de quelques
particularitйs relatives а l'йtat de mon pays, je prie la servante de
demander а sa maоtresse si elle peut venir prendre le thй avec moi.
»J'йtais arrivй а mon but, et j'allais causer avec celle qui connaissait
le secret fatal. Elle monta dans ma chambre, et les discours que je tins
furent si incohйrens qu'elle s'en йtonna. J'йtais trop prйoccupй du
seul sujet qui m'intйressвt, pour que mes autres paroles ne fussent pas
obscures et confuses. Je passais d'un sujet а l'autre, et j'essayais
vainement de donner а ma conversation l'ordre et la suite nйcessaires
pour inspirer de la confiance а l'hфtesse. Quand je vis que ses regards
surpris se fixaient sur moi:
»--Pardon, lui dis-je, madame, vous vous apercevez de mon inquiйtude;
j'ai des sujets de chagrin profonds, des soupзons cruels а йclaircir;
je suis jaloux d'une femme que j'adore, et l'anxiйtй oщ je suis doit se
peindre dans tous mes discours.
»Je vis que son coeur de femme s'intйressait а mon chagrin et que sa
curiositй йtait excitйe.
»--Hйlas! repris-je, le lieu mкme oщ je suis ne fait qu'accroоtre mon
йmotion. S'il faut en croire au scandale qui est venu jusqu'а moi dans
un pays йtranger, c'est а Bath mкme que s'est formйe l'intrigue qui me
dйsespиre.»
»A mesure que je parlais j'examinais а la dйrobйe les traits de
l'aubergiste dont l'йmotion et le trouble s'accroissaient pendant mon
rйcit.
»--Je ne connais pas assez la ville de Bath, continuai-je d'un ton assez
indiffйrent, pour trouver sur un sujet qui m'occupe si cruellement des
informations exactes. Je sais seulement que l'homme auquel on prйtend
que je dois mon dйshonneur est sir Ormond Mondeville.
»L'hфtesse pвlit; je n'eus pas l'air de m'en apercevoir.
»--Je servais а l'йtranger: ma femme et sa mиre vinrent passer quelque
temps а Bath. Voici, madame, comment on m'a fait le cruel rйcit de ma
honte et de mon malheur: sir Ormond les attendait dans une auberge de
Bath ou des environs...
»L'hфtesse, qui tenait une tasse de thй а la main, trembla et en
rйpandit le contenu sur la table.--La jeune femme quelle qu'elle soit,
sous prйtexte d'une indisposition grave, demanda une chambre sйparйe. Au
milieu de la nuit, l'hфtesse entendant du bruit dans la chambre de
cette derniиre y entra; sir Ormond Mondeville s'y trouvait: cent livres
sterling furent offertes par sir Ormond а cette femme, qui lui promit le
silence.
»Je crus que l'hфtesse allait se trouver mal.
»Les renseignemens que m'avait donnйs le pиre Anselme йtaient si prйcis,
j'affectais une si complиte ignorance du rфle important que l'hфtesse
avait jouй dans l'aventure, enfin j'йtais si bien instruit qu'elle fut
obligйe de convenir que tout йtait vrai et que son auberge avait йtй le
thйвtre de l'aventure. Je ne voulus pas pousser plus loin mon enquкte,
et le lendemain je partis pour Londres sans vouloir lui dire mon nom. Il
me restait une derniиre et faible espйrance, la possibilitй de quelque
mйprise qui aurait disculpй Marie, et m'aurait rendu le bonheur. Qu'on
imagine avec quelles palpitations de coeur je retrouvai le foyer
domestique!
»Marie, en me voyant, se jeta dans mes bras avec une effusion
de sensibilitй qui me toucha d'abord; puis songeant а sa
perfidie, je crus sentir les йtreintes d'un serpent, et je fus prиs de
la repousser: je me contraignis. Avec quelle admiration maternelle elle
me parla de la beautй de nos enfans, de leurs grвces enfantines et de
ses espйrances! Comme je souffrais, monsieur, de tout ce qui, sans cette
fatale circonstance, m'eыt pйnйtrй de bonheur! Chaque battement de mes
veines йtait une douleur; chacune de ses paroles me frappait comme une
blessure. Elle pleurait, tout agitйe encore de la joie de mon retour, et
comme je l'observais d'un air sombre, je crus dйcouvrir dans son regard
je ne sais quelle lueur йtrange; cet indice exceptй, tout en elle
respirait la tendresse et la candeur. Pour moi, je n'y voyais que ruse
et dйception. Elle m'amena ses enfans avec une allйgresse et un triomphe
de mиre: il йtait impossible de conserver l'ombre d'un soupзon en la
regardant; mais elle se dйtourna, je l'йpiai, et je la vis essuyer
furtivement des larmes qui coulaient de ses yeux. C'йtait pour moi la
preuve d'un remords qui se trahissait involontairement, le tйmoignage
d'une angoisse secrиte infligйe par le repentir а cette ame qui n'йtait
point encore entiиrement corrompue.
»Je ne sais si ma femme s'aperзut de la contrainte et du tourment que
j'йprouvais, il y eut entre nous un moment d'embarras et de silence,
puis je pris tout а coup ma rйsolution.
»--Emmenez les enfans dans la chambre de leur nourrice.
»On les emmena, je restai en silence: Marie les vit partir sans leur
adresser un mot, sans leur faire une caresse; sa stupeur acheva de me
convaincre. Quand la porte fut fermйe je la regardai, elle йtait pвle;
elle arrкtait sur moi un oeil hagard, et restait muette devant moi.
»--Madame, veuillez rйpondre а quelques questions.
»Elle se tut.
»--Quand avez-vous fait connaissance avec sir Ormond Mondeville?
»Point de rйponse.
»--Est-ce dans votre voyage de Londres а Bath?
»Mкme silence.
»--Rйpondez-moi, malheureuse femme; je voudrais pour tout au monde vous
arracher au coup de l'infamie qui vous flйtrit. Rйpondez!
»A ces mots je me levai; elle se leva aussi, йtendit ses bras vers moi,
puis laissa йchapper un йclat de rire convulsif, mouvement si terrible,
si hideux а voir, et accompagnй d'un cri si aigu que vous auriez frйmi,
que je tremble encore d'horreur en me le rappelant. Puis elle me
contempla un instant d'un air solennel, et tomba par terre. Je commandai
au domestique de la porter dans sa chambre. Un reste de tendresse me
parlait pour elle; je pris soin d'elle, et aussitфt qu'elle eut repris
l'usage de ses sens, je sortis pour me rendre chez son pиre. C'est un
plus des vйnйrables vieillards de la pairie anglaise; homme froid, d'une
probitй а toute йpreuve, et d'une rare hauteur de raison. J'йtais si
douloureusement йmu que, lorsque je le vis, les larmes jaillirent de mes
yeux.
»Sa froideur m'йtonna. Elle contrastait avec mon йmotion et semblait
me la reprocher. D'un air de rйserve et de hauteur cйrйmoniale, il me
demanda ce que je venais faire en Angleterre, depuis combien du temps
j'y йtais, et si je comptais y rester long-temps. Je me persuadai qu'il
savait d'avance les torts de sa fille, et que sa froideur avec moi
n'йtait qu'un moyen d'йloigner les reproches que j'avais а lui faire.
Dans tous les temps, il est vrai, je l'avais vu froid, posй, et ses
ennemis taxaient de morgue et d'insolence aristocratique la rйserve de
ses maniиres. Mais bouleversй comme je l'йtais, il me semblait que cette
froideur йtait une insulte а mon йmotion. Je m'armai de courage,
mes larmes se tarirent, et je lui fis а mon tour, d'un ton calme et
concentrй, le rйcit de mon aventure а Messine et de ma visite а Bath. Je
ne lui cachai aucune particularitй, ni la lecture de ce fatal article
de journal, ni les conseils du pиre Anselme, ni ma conversation avec
l'hфtesse.
»Il m'йcouta en silence. Sa fille avait paru consternйe, lui n'йtait
qu'attentif. Il fit plusieurs tours dans sa galerie d'un air mйditatif,
passant souvent sa main sur son front, mais sans trahir aucune йmotion
par ses gestes ou ses paroles.
»--Cela n'est pas impossible, me dit-il ensuite en croisant les bras et
s'arrкtant devant moi.
»C'йtait un caractиre profond, parfaitement maоtre de lui-mкme dans
toutes les circonstances, qui exprimait toujours une pensйe par une
parole et cachait la plus grande partie de ses pensйes. Il continua
cependant:
»--Ce que vous me dites est йtrange; nous verrons.
»Une larme roulait dans ses yeux, il se hвta de l'essuyer. La douleur de
cet homme vйnйrable, cette double souffrance de l'orgueil et de l'amour
paternel, cette larme arrachйe а un vieillard toujours calme et maоtre
de lui, m'йbranlиrent jusqu'au fond de l'ame. Je me levai brusquement.
Tout semblait confirmer nos soupзons.
»--Je partirai bientфt, lui dis-je; d'ici а mon dйpart, j'habiterai la
maison de ma mиre, oщ je vais faire conduire mes enfans.
»--Vous n'avez pas perdu de temps, monsieur, et vous allez bien vite: au
surplus, je passerai chez vous dans la journйe.
»Nous nous quittвmes froidement. J'йtais dйterminй а faire avec la plus
grande promptitude les dйmarches nйcessaires pour hвter le divorce,
et je ne doutai pas un moment de la justesse de nos soupзons. Si
les preuves lйgales du crime manquaient, toutes les preuves morales
concouraient а le prouver: la consternation de Marie, le long silence de
son pиre, le trouble et l'aveu de l'aubergiste, ces fatales initiales
employйes par le journaliste, ce voyage de Bath qui se trouvait а la
fois dans le rйcit du jeune homme, dans la lettre de ma femme et dans
l'article du journal. Ma tкte brыlait, mon corps chancelait quand
j'arrivai chez ma mиre. Les caresses de mes enfans, que j'envoyai
chercher, ne me touchиrent pas. Ma mиre, а qui l'on avait appris l'йtat
oщ se trouvait ma femme et mon dйpart prйcipitй, йtait sortie. Je sus
plus tard qu'elle s'йtait rendue chez moi; mais dans le premier moment,
son absence me surprit. Craint-elle, me dis-je, de retrouver un fils
malheureux, et a-t-elle а se reprocher de n'avoir pas prйvenu ma douleur
par des conseils assez sйvиres et une surveillance assez attentive?
Hйlas! j'йtais injuste, et j'oubliais que le premier mouvement d'une
mиre est de s'йlancer chez un fils souffrant.
»Je m'йtendis sur un sofa, et j'attendis avec angoisses. A l'instant
oщ je me levais pour aller а sa recherche, ma mиre entra, et quelques
minutes aprиs on annonзa lord Barndale, pиre de Marie. Ma mиre n'avait
eu que le temps de prononcer ces paroles:
»--Je viens de chez vous: votre femme est partie dans une voiture de
louage, sans dire oщ elle allait.
»Lord Barndale venait aussi de ma maison; il y avait sur sa figure une
expression de rйsolution et de douleur.
--»J'ai pensй, monsieur, me dit-il, а tout ce que vous m'avez appris;
ne jouons pas notre bonheur et notre repos. Il peut y avoir erreur dans
tout cela. Nous allons monter dans la mкme chaise de poste, et nous
irons а l'instant trouver cette femme qui n'imposera pas а notre
crйdulitй. Nous la paierons, mais pour nous faire des rйvйlations
complиtes. Venez, monsieur.
»Ses mains se serraient convulsivement. Je pris mon chapeau. Nous
partоmes, et pendant toute la route nous ne prononзвmes pas un mot.
Nous arrivвmes le soir mкme de bonne heure а l'auberge. Quel fut mon
йtonnement ou plutфt mon indignation quand je vis Marie dans le parloir!
Elle йtait donc venue s'assurer de la discrйtion de l'hфtesse, et sa
prйsence seule dans ce lieu йtait une preuve de sa faute.
»--Vous ici, madame, lui dis-je! comment y кtes-vous venue? pourquoi?...
Qui vous a donc appris que je fusse venu ici avant vous?... N'espйrez
pas...
»Elle m'interrompit en tirant vivement le cordon de la sonnette;
l'hфtesse se prйsenta. Marie voulut parler, je lui imposai silence, et
je dit а la maоtresse de l'hфtel:
»--Lady Osprey n'a-t-elle point passй une nuit dans votre auberge, dans
le mкme lit que sir Ormond Mondeville?
»L'hфtesse pвle hйsita un moment.
»--Vous me l'avez dit, repris-je; n'en кtes-vous pas convenue?
»--Oui, monsieur.
»--Quel nom? Rйpondez. Quel est le nom de cette femme?
»--Vous venez de le prononcer.
»--Lady Osprey?
»--Oui.
»--Je vais parler а madame, disait d'une voix entrecoupйe Marie, qui,
depuis son enfance sujette а des palpitations violentes, avait appuyй sa
main sur son coeur et avait peine а prononcer ce peu de mots. Elle se
leva en tremblant, et regardant l'hфtesse, elle lui dit:
»--Suis-je lady Osprey?
»L'hфtesse se tut quelques momens, parut incertaine, et dit enfin:
»--Non, madame.
»--Ces ruses ne me tromperont pas, Marie; c'est une adresse inutile.
Combien avez-vous donnй а cette femme? Sir Ormond Mondeville lui a donnй
cent guinйes.
»Marie me regarda. Au nom de sir Ormond, l'hфtesse tressaillit, et je me
tournai vers lord Barndale.
»--Croyez-vous, lui demandai-je, que l'on puisse trop payer cette femme
pour savoir d'elle la vйritй?
»--Non certes, dit le pиre.
»Son йnergie йtait vaincue.
»--Marie, disait-il, vous que j'ai йlevйe, vous que j'aimais! est-il
possible? rйpondez, vous кtre livrйe а cet homme!
»--Vous n'кtes pas convaincu? dit Marie; eh bien! voici ce que j'exige:
allons а Bath. Faites ce que je dйsire; il faut que cette femme vienne
avec nous. Et vous, mon pиre, prenez-moi sous votre protection.
»Elle avait l'air de souffrir beaucoup en parlant.
»--Faisons ce qu'elle demande, dit lord Barndale, nous dйciderons aprиs.
»L'aubergiste se refusait d'abord а nous accompagner mais Marie lui dit
d'un ton impйratif et avec une йnergie qui m'йtonna:
»--Il le faut!
«Le changement subit qui venait de s'opйrer chez Marie me blessa.
Йtait-ce donc cette femme si dйlicate et si faible qui prenait tout а
coup une attitude arrogante, et un ton auquel la convenance semblait
manquer? Nous partоmes.
»Lord Barndale йtait avec sa fille dans une chaise de poste; je me
trouvais avec l'aubergiste dans une autre. Trois fois il fallut
s'arrкter pour secourir Marie, dont les йvanouissemens nous
affligeaient; l'hфtesse paraissait trиs-йmue et а peu prиs incapable de
rйpondre а mes questions.
»Lorsque nous descendions de voiture, Marie semblait affecter de ne
faire aucune attention а moi. Je ne sais quelle rйsolution violente
paraissait l'animer. Arrivйe а Bath, elle fit dire au postillon de se
diriger vers un hфtel de la rue Pultney qu'elle indiqua trиs-exactement.
Quand nos voitures s'arrкtиrent, Marie descendit la premiиre, frappa,
dit au domestique de prier sa maоtresse de descendre un moment, et nous
fit signe de la suivre. Nous йtions tous debout dans le parloir de cette
maison inconnue quand la dame du logis se prйsenta devant nous; а peine
avait-elle mis le pied dans la chambre que l'hфtesse, s'avanзant d'un
pas et la regardant fixement, s'йcria:
»--Voici lady Osprey!
»La dame pвlit, recula vers la porte et eut l'air de reconnaоtre
l'aubergiste.
»--Vous vous trompez, lui dit-elle, je suis lady Heathstone.
»--Non, non, s'йcria l'hфtesse avec beaucoup d'йmotion et de violence,
c'est vous qui m'avez dit votre nom, vous-mкme, cette nuit oщ vous кtes
venue dans mon auberge avec lord Mondeville, et oщ je vous ai surprise!
Cette jeune dame, ajouta-t-elle en montrant Marie qui se trouvait mal
pendant cette explication, logeait aussi chez moi, et elle vous a
vue; elle vous a mкme saluйe le matin lorsque vous partоtes avec sir
Mondeville.
»--Il y a ici quelque erreur, reprit lady Heathstone; que voulez-vous
dire?
»Je m'avanзai vers lady Heathstone, en priant lord Barndale d'avoir
soin de sa fille.
»--Sir Ormond, que j'ai eu le plaisir de voir а Messine, dis-je а cette
dame, avait raison de faire l'йloge de votre politique et de votre
adresse, cependant elles йchouent aujourd'hui. Rendez son nom et son
honneur а lady Osprey, madame.
»Elle se jeta sur le sofa, et couvrant son visage de ses mains, elle
s'йcria:
»--Quoi! vous l'avez vu а Messine?
»--Quittons cette femme, dit d'une voix sombre lord Barndale, qui ne
pouvait parvenir а rendre а sa fille l'usage de ses sens.
»Nous la replaзвmes dans la chaise de poste, mourante, presque inanimйe,
incapable de ressentir la joie que devait lui causer son innocence, si
hautement reconnue. Hйlas! monsieur, que puis-je vous dire de plus,
pendant deux mois elle languit; elle me pardonna et mourut d'un
anйvrisme au coeur, dйterminй par tant de secousses et d'йmotions.
»Le pиre indignй dйclara qu'il ne me reverrait jamais. J'eus le malheur
de perdre mes deux enfans. Je n'avais plus rien а faire au monde,
monsieur, je revins en Sicile, oщ j'espйrais trouver encore lord
Mondeville, а qui je voulais demander vengeance de tous les maux que sa
fatuitй avait fait tomber sur moi, et de l'indigne supposition de nom
qui avait flйtri l'honneur de ma femme: il йtait parti pour les Indes
avec une commission du gouvernement. Le pиre Anselme me facilita
l'entrйe de ce cloоtre, oщ je trouve un asile. Hйlas! tous les lieux me
sont indiffйrens! Une seule pensйe de haine me reste, au milieu de
tant de pensйes douloureuses! J'ai de l'aversion pour ces institutions
sociales qui me condamnent au malheur. Ah! le mariage, monsieur, le
mariage! possйder une femme, l'aimer, la croire а soi et trembler
toujours; et ne jamais savoir si un autre ne reзoit pas en pur don ce
que la loi nous accorde et ce que le coeur peut nous refuser; n'кtre
jamais certain que les dйsirs et les voeux d'une йpouse sont pour vous,
sont а vous; conserver pour un autre et йlever pour les menus plaisirs
d'un ami ces crйatures si frкles, si dйlicates, que nous pouvons briser
en les adorant, et que nous couvrons de nos hommages immйritйs, aprиs
les avoir accablйes de nos injustices.»
TOBIAS GUARNERIUS.
Par une soirйe bien brumeuse d'hiver, mon arriиre-grand-pиre, retenu
pour quelques affaires а Brиme en Saxe, se promenait dans une petite
rue йcartйe, derriиre la cathйdrale. Ce qu'il faisait lа, vous le
comprendrez de reste quand je vous aurai appris qu'il avait alors vingt
ans, et qu'il est peu de villes en Allemagne oщ les grisettes soient
plus gracieuses et plus agaзantes. Ceci soit dit sans altйrer en rien la
bonne opinion que par avance vous auriez pu prendre de son mйrite. Mais
depuis plus de vingt minutes l'heure du rendez-vous йtait sonnйe а
toutes les horloges, sans que celle qui l'avait donnй eыt songй а s'y
rendre, et mon arriиre-grand-pиre attendait toujours.
Le gouvernement reprйsentatif nous a trop bien guйris, hйlas! de ces
merveilleuses patiences d'amour: bien admirable pour moi serait l'homme
qui s'en rencontrerait encore capable aujourd'hui.
Pendant les longs tours et retours de sa faction, mon arriиre-grand-pиre
avait remarquй une petite boutique placйe а l'angle de la rue qu'il
arpentait. Aux deux cфtйs de la devanture, deux planchettes peintes en
rouge et taillйes en forme de violons indiquaient le commerce qui s'y
faisait, ou, pour parler plus juste, le commerce qui ne s'y faisait
point; car, а moins que l'on ne compte pour quelque chose un mauvais
basson pendu au mur, une contre-basse sans cordes, quelques archets et
une quinte que le propriйtaire du lieu йtait occupй а raccommoder, sa
boutique йtait complйtement dйgarnie, et, nonobstant l'inscription
placйe au-dessus de la porte, ressemblait plutфt а un corps de garde de
milice bourgeoise qu'а un _magasin d'instrumens а cordes et а vent_.
Une mauvaise chandelle, haletant sous une mиche effroyablement longue,
qui lui faisait jeter des lueurs sinistres, йclairait а peine l'homme
qui travaillait dans cette misйrable йchoppe. Il ne paraissait pas
d'ailleurs tenir autrement а la perfection de l'ouvrage dont il
s'occupait, car, de trois minutes en trois minutes, il se levait,
laissait lа sa quinte, et se promenait а grands pas, avec un regard fixe
et des gestes brusques et prйcipitйs, indiquant un homme qu'une pensйe
profonde йtait venue visiter.
Moitiй curiositй, moitiй pour йchapper а une neige abondante qui йtait
venue compliquer son rendez-vous, mon arriиre-grand-pиre, qui n'avait pu
encore se dйcider а quitter la place, entre dans la boutique du luthier,
et bien que de sa vie il n'eыt su une note de musique, il le prie de lui
montrer des violons а acheter.
«Des violons! rйpondit brusquement le luthier, vous voyez bien que je
n'en ai pas et que je n'en vends pas, а moins que tous ne vouliez
vous arranger de cette contre-basse, que j'ai йtй forcй de prendre
en paiement pour les raccommodages que j'ai faits pendant plus d'un
trimestre aux instrumens de l'orchestre des _Chiens savans_, qui ont eu
dans cette ville un si grand succиs, et qui ont travaillй devant MM. les
membres du grand-conseil. La voulez-vous, ma contre-basse? je vous
la laisse pour dix йcus; pour cinquante livres, tenez, sans plus
marchander.»
Mon arriиre-grand-pиre eыt йtй un million de fois plus musicien qu'il
n'йtait rйellement, il eыt eu encore une peine infinie а se prкter а
l'arrangement qu'on lui proposait, lequel consistait а s'accommoder
d'une contre-basse lorsqu'il йtait censй avoir besoin d'un violon.
S'йtant permis de faire, avec une grande force de logique, cette
observation а l'honnкte luthier, il en reзut je ne sais quelle rйpartie
si йtrange qu'il lui vint aussitфt а l'esprit qu'il avait affaire а une
maniиre de monomane. La chose lui fut prouvйe quand en sa prйsence ce
singulier personnage recommenзa а se promener et а gesticuler, et quand
une vieille femme, ouvrant la porte de l'arriиre-boutique, lui fit signe
en haussant les йpaules que la tкte du pauvre homme n'y йtait plus.
Mon arriиre-grand-pиre sortit alors de chez le luthier, et le lendemain
il partit de la ville, sans s'кtre autrement occupй de lui.
Trois ans aprиs, durant un nouveau sйjour qu'il fit а Brиme, ayant eu
occasion de repasser dans la mкme rue, il remarqua que la boutique du
luthier йtait fermйe; sur les volets, qui en plus d'un endroit portaient
des traces d'effraction, de grandes croix rouges avaient йtй tracйes.
Cette circonstance ayant attirй son attention, le soir, а souper, il en
parla а son hфte, qui йtait l'un des magistrats de haute police de la
ville, et lui raconta, sans dire toutefois son rendez-vous manquй,
l'йtrange accueil qu'il avait reзu dans cette mкme boutique, trois ans
auparavant. A son tour, le magistrat lui conta l'histoire que l'on va
lire.
L'homme auquel vous avez eu affaire, lui dit-il, s'appelait Tobias
Guarnerius; а grande peine il faisait vivre de son travail la vieille
femme que vous avez vue: c'йtait sa mиre, avec laquelle il vivait depuis
la mort de sa femme.
Comme il йtait dans la ville le seul ouvrier de son йtat, et qu'elle
contient un nombre assez considйrable d'artistes et d'amateurs, qui sans
cesse lui donnaient des instrumens а rйparer, il aurait pu, ce semble,
vivre passablement а l'aise. Mais dix ans environ avant l'йpoque dont
nous parlons, une insigne calamitй йtait venue le visiter. Un beau
matin il s'йtait trouvй en proie а une idйe fixe, et depuis ce temps il
n'avait cessй de la poursuivre, quelque sacrifice qu'elle lui eыt coыtй.
Sa femme, qui йtait morte en partie du chagrin qu'elle avait eu а le
voir dissiper ainsi tout le fruit de son travail, avait eu beau lui
reprйsenter la folie de sa persйvйrance, le conjurer de ne pas la
rйduire а la misиre, il n'en avait tenu compte. D'abord ses йconomies,
plus tard l'argent de quelques emprunts qu'il avait faits, ensuite ses
meubles, ses marchandises, une partie de sa garde-robe, йtaient venus se
perdre dans ce gouffre qui s'йtait ouvert а cфtй de lui, sans que tant
d'inutiles essais fussent parvenus а l'йclairer. A l'йpoque oщ, faute
d'argent, il avait йtй forcй de mettre un terme а ses expйriences, il
n'en avait pas moins conservй l'espйrance de rйaliser sa pensйe, qui
tфt ou tard devait, selon lui, le mener а une grande gloire, et le
rйcompenser largement de toutes ses avances.
Il est, au reste, vrai de dire que s'il fыt arrivй au but qu'il se
proposait, il eыt rйellement mis la main sur une excellente spйculation.
Ayant en sa possession un violon de Stradivarius, dont quelques
amateurs, а plusieurs reprises, lui avaient offert un haut prix, l'idйe
lui йtait venue d'imiter le faire de cet auteur. Il avait pensй qu'en
reproduisant avec une rigueur mathйmatique les formes et les dimensions
de ses instrumens, en employant un bois semblable а celui qui avait
servi а les йtablir, en arrivant а imiter rigoureusement le vernis et la
couleur dont ils avaient йtй primitivement enduits, il parviendrait а
se procurer une qualitй de son exactement pareil. Malgrй tous les soins
qu'il mettait а ses contre-faзons, toujours il s'y rencontrait une
lйgиre diffйrence avec le modиle; or des nuances infiniment subtiles
constituant, selon toute apparence, la supйrioritй qui faisait son
dйsespoir, il pensait pouvoir logiquement expliquer l'infйrioritй de ses
copies par les imperfections presque insaisissables qu'il y dйcouvrait,
en sorte que l'oeuvre йtait toujours а reprendre; c'йtait une maniиre de
cercle vicieux tournant а l'infini, dans lequel une fortune de prince se
fыt elle-mкme engouffrйe.
Aprиs bien des essais, cependant, une modification s'йtait faite dans
son idйe primitive; il йtait un jour arrivй si prиs d'une imitation
irrйprochable, et ce jour-lа prйcisйment l'instrument sorti de ses mains
s'йtait trouvй si loin au-dessous de son stradivarius, qu'il avait fini
par soupзonner dans la crйation de ce chef-d'oeuvre un йlйment d'une
nature supйrieure et non encore sollicitй par lui. «--Qui sait,
disait-il fort gravement а un physicien qui prйtendait le faire arriver
а la solution de son problиme instrumental par des applications
nouvelles de la thйorie du son, qui sait plutфt si ce n'est pas hors du
monde matйriel que je dois chercher. Les mots reprйsentent des idйes,
n'est-il pas vrai? eh bien! quand je dis l'ame de mon violon, peut-кtre,
sans y songer, frappй-je а la porte que je cherche depuis si long-temps.
Que vous en semble, monsieur?» Et le physicien de se mettre а rire, et
le pauvre Tobias Guarnerius de s'enfoncer plus profondйment dans l'abоme
de ses recherches.
Un jour une de ses pratiques venant lui apporter un archet а rйparer
laissa chez lui un livre que pendant plusieurs jours elle oublia de
venir reprendre. A ses heures de loisir, lesquelles йtaient rares, car
lorsqu'il ne travaillait pas de ses mains il travaillait de sa pauvre
tкte, qui ne reposait guиre, Tobias Guarnerius parcourut ce livre:
c'йtait un de ces respectables monumens de la patience et de l'йrudition
germaniques, oщ l'auteur vous annonce, sans y mettre d'ailleurs
autrement de prйtentions, qu'il traitera _de omni re scibili_ et de
quelques autres sujets. En effet on y voyait, а cфtй d'un chapitre _sur
la meilleure forme de gouvernement_, un chapitre _sur la maniиre de
gratter le dos de sa femme quand il la dйmange_; une _recette pour faire
du vin de Chypre_ йtait suivie d'une _dissertation sur la virginitй
des onze mille vierges_, et d'un _discours sur les avantages de la
calvitie_; un ton de bonhomie singuliиre avait prйsidй а la rйdaction de
cet ouvrage informe, et donnait а sa lecture un charme particulier, qui
avait fini par dominer notre monomane jusqu'а dйtourner de lui pendant
une demi-journйe l'obsession de sa pensйe ordinaire.
Tout-а-coup, au dйtour d'une page, un chapitre se prйsente а lui avec
ce titre: _De la Transfusion des ames_. A la lecture de ces mots,
comme s'il eыt soudain entrevu que la rйvйlation du grand secret qu'il
cherchait depuis si long-temps allait lui кtre faite, il sauta d'un bond
prodigieux, appela sa mиre, qu'il chargea de garder la boutique, et
de dire, si on venait le demander, qu'il йtait sorti; puis courant
s'enfermer dans sa chambre, pour ne pas кtre interrompu, il commenзa la
lecture du chapitre qui, dans sa pensйe, ne pouvait manquer d'кtre le
plus merveilleux que jamais plume de philosophe eыt enfantй.
Ce n'est pas seulement dans les livres, c'est dans toutes les choses de
la vie, dans ses amitiйs, dans ses espйrances dans les prospectus, dans
les amours de femme surtout qu'il faut craindre des dйsappointemens
semblables а celui qui attendait Tobias Guarnerius. Le chapitre, dont un
instant avant il eыt payй la lecture au prix d'une livre de sa chair,
йtait une misйrable rapsodie, lardйe de citations des Pиres de l'йglise,
d'Aristote, de Platon et de l'Йcriture. Aprиs force divagations,
abstractions et conversations, l'auteur se rйsumait а cette dйcouverte
toute nouvelle, que l'ame йtait immortelle: sans contredit les vingt
pages les plus pauvres de cet immense in-folio йtaient comprises sous le
titre si magnifique que je vous ai dit.
Mais l'heure de Tobias Guarnerius n'en йtait pas moins venue; йtreignant
avec une singuliиre puissance les trois mots qui tout а coup lui йtaient
apparus, pour en faire jaillir un sens logique aux _entrevisions_ qu'il
avait eues prйcйdemment, il commenзa а se reprйsenter l'ame humaine
comme une substance locomobile, transportable, avec sa puissance
d'animation, d'un lieu dans un autre. En Allemagne, oщ il y a de la
philosophie dans l'air, un artisan, tout aussi bien qu'en France un prix
d'honneur de rhйtorique, avait entendu parler de la mйtempsycose; et ce
systиme, pour peu que l'on pesвt dessus, pouvait bien s'йlargir jusqu'а
admettre la donnйe du philosophe luthier. Trois heures de rйflexions
passant par-dessus cette illumination achevиrent de lui donner dans
l'esprit de Tobias une crйance indйlйbile, et dйsormais il ne s'occupa
plus que du procйdй matйriel а l'aide duquel il appliquerait а son art
le bйnйfice de sa dйcouverte psycologique.
A trois mois de lа, c'йtait durant la nuit, la veille de la
Saint-Joseph, depuis long-temps une heure йtait sonnйe а toutes les
horloges, et la ville de Brиme tout entiиre reposait dans le sommeil;
l'atelier de Tobias Guarnerius йtait soigneusement fermй; et de peur
qu'en passant on ne pыt voir par les fentes des volets la lumiиre qui
brillait dans son arriиre-boutique, il avait eu soin d'йtendre devant
la porte vitrйe qui communiquait de cette piиce а son magasin un йpais
rideau de serge verte repliй deux fois sur lui-mкme.
Certes, ces prйcautions n'йtaient point inutiles, car c'йtait une oeuvre
йtrange que celle а laquelle le luthier s'occupait.
Dans le grand lit de damas rouge sur lequel, il y avait bientфt quarante
ans, elle l'avait mis au monde, sa vieille mиre Brigitta Guarnerius, en
proie aux angoisses de l'agonie, achevait de mourir d'un cancer qui
la minait depuis long-temps. Penchй sur sa poitrine, qui rвlait d'une
maniиre horrible, sans qu'une larme brillвt dans ses yeux, sans qu'un
seul des muscles de son visage exprimвt la moindre sympathie pour les
atroces souffrances dont il йtait tйmoin, Tobias paraissait plongй dans
le pressentiment d'un moment solennel et fatal, dont l'attente absorbait
toutes ses facultйs. Sans doute, en vue de quelque produit йtrange а
recueillir, un appareil bizarre, que n'avait ni dйcrit ni prйvu aucune
science humaine, mettait en rapport le lit de l'agonisante et une table
sur laquelle reposait un instrument inachevй. Un tube, qui paraissait
formй de l'alliage de plusieurs mйtaux, s'йvasant par le bout en forme
d'entonnoir, avait йtй placй au-devant de la bouche de la vieille femme,
et recevait le souffle de son haleine qui, а chaque expiration, s'y
engouffrait avec un bruit lugubre. A l'autre extrйmitй, ce tube
s'emboоtait а une cheville de bois, pareille а celle qui se place debout
entre le fond et la table de tous les instrumens а chevalet; seulement
celle-ci йtait d'un diamиtre un peu supйrieur au diamиtre ordinaire,
et au lieu d'кtre en bois plein, elle йtait creuse et devait se fermer
hermйtiquement, au moyen d'un petit couvercle а vis merveilleusement
travaillй, lorsque l'embouchure du tube viendrait а en кtre retirйe.
Prйcisйment au-dessus du point de jonction provisoire du bois et du
mйtal, et comme pour empкcher l'йvaporation au moment oщ se ferait leur
sйparation, avait йtй disposйe une maniиre de boоte ou de guйrite en
bois de sapin; les planches, humides et vermoulues, exhalaient une odeur
terreuse et nausйabonde, et un grand clou rouillй, pendant encore aprиs,
indiquait qu'elles avaient du antйrieurement faire partie d'un objet de
plus grande dimension.
A une heure cinquante-deux minutes et quelques secondes, la respiration
de la malade s'йtant arrкtйe, son pouls et son coeur ayant cessй de
battre, tout а coup on entendit dans le tube, qui fut agitй comme par un
mouvement galvanique, un long soupir, suivi d'un frйmissement qui courut
tout le long du mйtal, et vint bondir au fond de l'йtui qui y adhйrait.
A ce bruit, Tobias Guarnerius se prйcipita; les yeux йgarйs et la
poitrine haletante, il repoussa le tube conducteur, et d'une main
forcenйe, malgrй une force incroyable de rйsistance qui rйpondait а sa
pression, malgrй une sorte de crйpitation douloureuse et plaintive qui
s'agitait sous ses doigts, il vissa le couvercle а l'extrйmitй de la
cheville. Maintenant il faut vous le dire, quoique jamais la preuve
matйrielle de cette monstruositй n'ait йtй acquise, il paraоt que ce que
Tobias Guarnerius venait d'enfermer dans ce bois creux, c'йtait l'ame
de sa mиre, la premiиre qui se fыt trouvйe pour rйaliser son abominable
dйcouverte.
Au moment oщ avait йtй rompu le lien par lequel elle йtait unie а
l'enveloppe mortelle qui venait de finir son temps, l'ame s'йtait
йlancйe pour retourner en haut; forcйe de suivre l'йtroit conduit qui la
cernait а sa sortie, elle avait couru pleine de dйtresse jusqu'au fond
de l'espace qu'elle avait devant elle: elle se fыt sans doute йvadйe
dans le peu de temps que son bourreau avait mis а fermer sur elle le
couvercle; mais une effroyable industrie avait tout prйvu. Les planches
de sapin qui ombrageaient l'espace sur lequel s'accomplissait l'odieux
mystиre йtaient les planches d'un cercueil fraоchement enlevй а la terre
du cimetiиre. Quand l'ame s'йtait pressйe pour sortir, elle avait eu
horreur de cette atmosphиre de mort qu'il lui fallait traverser, et
elle s'йtait retirйe en arriиre; alors Tobias йtait venu et il l'avait
scellйe dans sa prison, et il la tenait lа pour s'en servir а ses
volontйs.
Il ne faut pas croire pourtant que ces йpouvantables audaces puissent
s'exйcuter sans qu'il en coыte quelque chose а leurs auteurs; car au
moment oщ tout avait йtй accompli, Tobias йtait tombй а la renverse,
frappй comme d'une puissante commotion йlectrique, et il йtait restй
йtendu а terre, sans connaissance, plusieurs heures encore aprиs que le
soleil se fыt levй.
Au moment oщ il se rйveilla de ce long йvanouissement, il commenзa par
sentir une vive fatigue dans tous ses membres, comme s'il avait fait une
longue route; puis il eut grand peine а recueillir ses idйes, afin de se
rendre compte de ce qui lui йtait arrivй. A la fin cependant un souvenir
lucide de toutes les choses de la nuit se dessina devant lui. La main
agitйe d'un tremblement qui ne le quitta plus, il s'approcha du lit, oщ
le corps de sa mиre йtait dйjа froid et raidi. Il abaissa la paupiиre de
ses yeux, en ayant soin que leur regard fixe ne rencontrвt pas le sien;
puis, ayant couvert le visage, il eut peur; car il lui sembla que
l'angle facial qui se dessinait sous le drap blanc avait un air de
reproche et le menaзait.
Depuis deux semaines environ, les restes mortels de Brigitta avaient йtй
dйposйs dans la tombe, et mкme il s'йtait passй d'йtranges choses lors
de son enterrement; car а chaque fois que, dans les priиres, le prкtre
avait eu а parler de l'ame de la dйfunte, les cierges qui brыlaient
autour du corps s'йtaient йteints d'eux-mкmes; et bien des choses
s'йtaient dites touchant cette circonstance et plusieurs autres que l'on
racontait. Tйmoin de ce phйnomиne, et tourmentй, dans son ame, par le
remords, bien que la joie d'avoir rйalisй la pensйe de toute sa vie fыt
encore la plus forte, Tobias n'avait pas encore osй faire l'essai de
l'instrument qu'il avait achevй, et pourtant une merveilleuse harmonie
y йtait cachйe; car lorsque l'air seulement venait а passer dessus, des
soupirs d'une incroyable douceur s'en exhalaient. Le bruit а la fin
commenзa а se rйpandre que Tobias avait dйcouvert son grand secret; et
chaque jour tout ce qu'il y avait de musiciens dans la ville venait
savoir, les uns pour se rire du rкveur, les autres avec une curiositй
plus sйrieuse, а quand l'audition du violon-miracle, et Tobias reculait
toujours, sous prйtexte que son oeuvre n'йtait point finie.
Il advint pourtant que l'hйritier prйsomptif d'une petite principautй de
l'Allemagne passa par la ville. La Providence, qui apparemment avait eu
ses raisons pour cet arrangement, le destinant а rйgner un jour, lui
avait donnй toutes les qualitйs requises pour кtre un excellent violon
solo. Sa rйputation de virtuose s'йtait rйpandue dans toute l'Europe,
а peu prиs comme la renommйe militaire du grand Frйdйric, et il ne
s'arrкtait guиre en un pays qu'on n'organisвt pour lui un concert, oщ
souvent il ne dйdaignait pas de se faire entendre. Le gouverneur
de Brиme, ayant toute raison de vouloir кtre agrйable а l'illustre
exйcutant, se hвta de prйparer une soirйe musicale, et il ne laissa pas
ignorer а Tobias Guarnerius qu'il lui serait agrйable d'y voir faire
l'essai de son invention.
Au moment oщ ce dйsir lui fut intimй, Tobias commenзait а entrer en
composition avec sa conscience. L'impression de terreur qu'il avait
subie а la suite de son larcin, comme le souvenir de toutes les autres
йmotions humaines, s'effaзait peu а peu sous les jours qui passaient.
D'йtranges raisonnemens йtaient ensuite venus а son secours. «On ne sait
jamais, se disait-il, avec cette jurisprudence cйleste, qui vous absout
_in extremis_ pour un bon sentiment, qui vous punit pour une pensйe
mauvaise, ni qui sera condamnй ni qui sera sauvй. Ma mиre Brigitta eut а
nos yeux une vie honnкte: en est-il de mкme pour le jugement d'en haut;
et qui peut assurer qu'en la retenant ici-bas je ne lui sauve pas
plusieurs jours de l'йternitй des douleurs? D'ailleurs je suis bon fils,
ajoutait-il avec une sublime sophistiquerie digne d'un avocat de nos
jours. D'autres conservent prйcieusement les ossemens de leurs proches;
moi je conserve l'ame de ma mиre; moi je ne veux pas m'en sйparer.
N'y a-t-il pas entre le double mйrite de nos piйtйs filiales tout
l'intervalle qui sйpare l'esprit de la matiиre?» Avec ces pensйes, qu'il
habillait des plus belles paroles qu'il pouvait, il parvenait а йmousser
son remords.
Quand fut venu le soir oщ devait avoir lieu la grande йpreuve, Tobias
fut tout а coup saisi d'une autre inquiйtude. La prйoccupation de
l'artiste dominant toute autre pensйe, il eut des doutes sur la
sincйritй des rйsultats que devait lui donner son expйrience. L'ame
avait-elle, en effet, йtй transfusйe? Par une йvaporation subtile, en
supposant qu'elle eыt un instant sйjournй lа oщ il l'avait retenue,
n'avait-elle point pu s'йchapper pour obйir а la loi cйleste
d'attraction qui la rappelait? Et alors voyez un peu la belle confusion,
si, en prйsence de toute la ville assemblйe, sa crйation surhumaine
allait tout а coup se rйsumer en quelque misйrable instrument, criard
comme ceux que tant de fois dйjа il avait rйalisйs. Il n'y avait dans
cette apprйhension rien que de raisonnable, et plutфt que de s'exposer а
un si mortel dйsappointement, surmontant enfin la religieuse terreur qui
jusque lа l'avait empкchй d'interroger son oeuvre, il l'eыt essayйe de
ses mains s'il l'eыt eue а sa disposition; mais, en homme qui savait son
monde, il l'avait, dans la journйe, envoyйe а l'hфtel du gouvernement,
enfermйe dans un riche йtui, dont il avait gardй la clef. Le sort en
йtait donc jetй, et il n'y avait plus а revenir sur ses pas; dans un
quart d'heure il aurait effacй la gloire de Stradivarius et celle de
tous les maоtres de l'art, ou il serait devenu l'objet d'une inexorable
dйrision. Aprиs tout, ce sont lа, а vrai dire, les deux termes du marchй
auquel se soumet quiconque dans cette vie essaie de penser ou de vouloir
de la premiиre main.
A l'heure oщ tous les convives du grand banquet musical furent
rassemblйs, Tobias Guarnerius fut introduit dans le salon du gouverneur,
oщ, pour cette fois, il avait entrйe. L'aspect gйnйral de sa toilette
presque antйdiluvienne, et accusant un dйlabrement de vieille date,
malgrй tous les soins extraordinaires qu'il y avait donnйs, quelque
chose de gauche et d'endimanchй rйpandu dans toute l'habitude de son
corps faisait de lui un personnage assez burlesque. Toutefois, au
moment oщ on le vit assis dans un coin, le visage empreint d'une pвleur
mortelle, l'oeil fixe et plongeant avec une indicible anxiйtй sur
le virtuose qui, pour la premiиre fois, allait donner une voix а sa
crйation, il ne parut plus grotesque а personne, et chacun eut peur et
fut йmu avec lui.
Il faudrait avoir des paroles exprиs, pour faire comprendre l'йtrange
impression dont fut agitйe l'assistance quand l'archet venant а mettre
la corde en vibration, l'ame prisonniиre commenзa а кtre tourmentйe
d'une affreuse souffrance et а se lamenter misйrablement; plusieurs ont
assurй que, dиs les premiиres notes, il leur avait semblй qu'ils йtaient
soulevйs de terre et qu'ils demeuraient suspendus dans l'espace au
milieu d'une angoisse indйfinissable, pour d'autres, la perception du
son fut si vive et si pйnйtrante qu'ils crurent en subir le contact
immйdiat sur leurs nerfs, dont un moment ils eurent le sentiment
distinct et absolu, comme si la chair se fыt retirйe et les eыt laissйs
а nu. Mais ce qu'aucune parole humaine ne saurait peindre, c'est
l'ineffable sympathie de toutes ces ames reconnaissant, quoique sans
pouvoir se rendre compte du prestige, la voix d'une ame qui appelait
а elle, et а ses accens douloureux se plongeant avec elle jusqu'aux
larmes, dans un abоme de tristesse inconsolable. Ni la douleur de la
mиre pleurant sur son premier nй, ni celle de l'amante au premier soir
de son dйlaissement, ni celle de l'artiste s'йteignant avant son oeuvre
achevйe, ne peuvent donner une idйe de la plainte amиre de cette fille
du ciel traоtreusement retenue au-delа de son temps, et demandant а se
replonger dans le repos de l'infini. Personne, pas mкme l'homme qui
conduisait l'archet sur la corde, n'aurait pu se rappeler une seule
note de l'air que le violon de Tobias Guarnerius avait jouй; personne
n'aurait pu dire si ce qu'il avait entendu йtait un chant mйlodieux
ou quelque merveilleuse histoire racontйe par un poиte sublime, et
oщ aurait йtй rйsumй avec un art admirable le tableau de toutes les
souffrances, de toutes les anxiйtйs, de toutes les tristesses de la
vie, depuis le vague de la mйlancolie qui regrette et dйsire sans but,
jusqu'aux plus positifs et aux plus cruels mйcomptes; mais personne
aussi n'aurait pu dire qu'en aucun temps et en aucun lieu de la terre,
une harmonie aussi profondйment йmouvante fыt parvenue а son oreille.
Aussitфt que le chant eut cessй, et quand chaque auditeur fut revenu de
l'espиce d'extase et de contemplation intйrieure dans laquelle il avait
йtй plongй, les regards se tournиrent vers Tobias Guarnerius. A ce
moment, l'artiste en lui dominait tellement l'homme, qu'il n'avait point
entendu ce cri de douleur qui avait retenti dans le coeur de tous les
assistans, et qui aurait dы si profondйment l'йmouvoir; car pour lui ce
n'йtait point seulement une plainte, mais un atroce reproche; il n'avait
perзu que des sons d'une merveilleuse harmonie, supйrieurs а tout ce que
les maоtres de son art avaient jamais rйalisйs; et en voyant enfin le
problиme de toute sa vie rйsolu, il s'йtait laissй tomber а genoux, les
mains jointes et йtendues vers le ciel, et des larmes coulaient sur son
visage, rayonnant d'une expression de joie indicible. Ce ne fut qu'au
bout de quelques minutes qu'il aperзut le prince allemand le secouant
vivement par le bras pour le rйveiller de son _а parte_ de bonheur, et
lui demandant s'il voulait lui donner son violon pour 1,000 йcus.
«Mon violon! pour 1,000 йcus? rйpondit-il en regardant le prince avec un
rire qui n'annonзait pas un homme dans son bon sens, c'est-а-dire que
vous mettez un prix а ce qui n'йtait pas et а ce qui existe; vous
achetez la crйation, monsieur, а ce que je vois! Combien payeriez-vous
le soleil, s'il vous plaоt, а supposer qu'un beau matin on le mоt dans
le commerce?»
Que signifiaient ces orgueilleuses paroles du pauvre luthier? Sa
piйtй filiale s'indignait-elle du marchй qu'on lui proposait, ou son
amour-propre d'auteur se rйvoltait-il de la mesquine estimation faite
de son oeuvre? L'acquйreur interprйta l'apostrophe dans ce sens, et il
donna aussitфt la somme; mais Tobias rйpondit de nouveau que son violon
n'йtait pas а vendre, que sa gloire йtait dйsormais immortelle (comme
celle de tous les poиtes de nos jours apparemment) et que cela lui
suffisait. Malheureusement pour lui, il avait а faire а un vouloir de
prince qui ne s'йtonnait pas facilement des obstacles. Tirant de sa
poche un portefeuille qui pouvait bien contenir 12,000 livres en billets
de banque, lesquels furent йtalйs sur une table, plus une bourse pleine
d'or, pour le moins aussi bien garnie que celle des sйducteurs de
comйdie: «Pour ceci votre violon!» s'йcria le royal dilettante. A la vue
de ces richesses, l'orgueil du pauvre Tobias, qui, de sa vie peut-кtre,
n'avait possйdй bien ronde une somme de 1,000 livres, sa piйtй filiale,
ses prйtentions marchandes, tout ce qui le retenait, en un mot, lвcha
pied brusquement: de l'oeil il compta les billets йpars sur la table,
fit une rapide et amiable estimation du contenu de la bourse; puis, avec
l'air d'un homme qui voudrait qu'on le crыt en proie а une insupportable
contrainte. «Puisque vous le voulez, dit-il, j'accepte le marchй, je
vous donne mкme (sublime magnificence) l'йtui et sa clef pardessus
le marchй. Seulement prenez bien garde que je ne rйponds pas de ma
marchandise; si vous n'en avez pas soin, et que quelque chose se
dйrange, je ne me charge point des rйparations.» Le prince avait une
envie si profondйment йveillйe qu'il ne lui parut pas mкme possible que
jamais la chance d'une avarie pыt se prйsenter. Faisant aussitфt mettre
son acquisition dans la boоte qui lui avait йtй si gйnйreusement
superoctroyйe, il ordonna а son valet de chambre de la porter en son
logis; presqu'aussitфt il faussa compagnie au gouverneur et а son monde
pour aller se mettre en jouissance, et pendant la nuit entiиre qui
suivit, il n'y eut pas а cinquante toises а la ronde un voisin qui pыt
fermer l'oeil, tant fut bruyante et prolongйe la prise de possession.
Quant а Tobias, pendant une partie de la nuit il ne cessa de se redire
а lui-mкme ce qu'il avait dйjа proclamй dans le salon du gouverneur,
а savoir que sa gloire йtait immortelle. Pendant une autre portion du
temps, il se roula avec dйlices dans cette pensйe qu'il йtait riche.
15,000 et quelques cents livres, tout bien comptй; c'йtait sa fortune,
il pensa que cela faisait beaucoup. Pour mieux s'en assurer, il promena
son esprit а travers toutes les fractions dans lesquelles ce chiffre
йtait divisible; il compta une а une ses piиces d'or, et comme il avait
йteint sa lampe et qu'il ne pouvait plus les voir, il se plaisait а les
rouler dans ses doigts, а en sentir le coin, et ensuite il les ramassait
dans sa bourse, afin de les peser et de les tenir toutes ensemble dans
sa main; cela le mena jusque vers les trois heures du matin: а ce moment
il s'endormit.
Le lendemain, il se rйveilla de bonne heure, et en se rйveillant il fut
comme un homme qui la veille ayant йtй pris du sommeil au milieu des
pensйes joyeuses du vin et de l'ivresse, se retrouve le matin la tкte
pesante, l'esprit lourd et fatiguй et le coeur mal content. Une idйe
commenзa а l'obsйder; non-seulement il avait dйrobй, non-seulement il
avait retenu prisonniиre, mais encore il avait vendu l'ame de sa mиre.
A toutes les heures oщ cela lui plairait, un homme qui avait payй pour
cela pourrait la rйveiller, la forcer de chanter; cet homme pourrait la
revendre а un autre; lorsqu'il voyagerait il remmиnerait avec lui,
et, comme dit le premier psaume des vкpres, il pourrait en faire
_l'escabelle de ses pieds_. Tandis qu'il se dйbattait dans cette
pensйe poignante, quelqu'un entra dans sa boutique: c'йtait l'un des
domestiques du gouverneur qu'il connaissait bien, car autrefois cet
homme, dans sa jeunesse, avait йtй le fiancй de la vieille Brigitta,
et il l'aurait йpousй s'il ne fыt parti pour la guerre. Quand bien des
annйes aprиs il йtait revenu et l'avait trouvйe mariйe, il n'en avait
pas moins continuй а l'aimer d'amitiй, et le mari de Brigitta lui-mкme,
qui avait bonne confiance en sa femme, l'avait engagй а venir les voir
quand il le voudrait; en sorte qu'il avait fait sauter plus d'une fois
Tobias sur ses genoux. La veille au soir, de l'antichambre il avait
entendu le violon dans lequel soupirait l'ame de Brigitta, et il avait
aussitфt reconnu sa voix, car les souvenirs d'amour, si vieux que soient
les os d'un homme, ne se perdent pas dans sa mйmoire, et c'йtait ainsi
que Brigitte s'йtait lamentйe а un jour de sa vie qu'il n'avait jamais
oubliй, celui de leurs adieux. D'avoir ainsi cru entendre l'ame de sa
maоtresse l'avait jetй durant la nuit dans des perplexitйs incroyables,
et dиs le matin il venait demander а Tobias Guarnerius de lui expliquer
comment cela avait pu se faire. Aux premiers mots que lui en dit le
vieillard, Tobias se troubla, balbutia quelques paroles embarrassйes:
а la fin pourtant il se remit et il essaya de tourner la chose en
plaisanterie; mais l'amant de Brigitte ne fut pas sa dupe, et il
s'йloigna en hochant la tкte, en disant entre ses dents qu'il y avait
la-dessous quelque mйchant mystиre.
Si Tobias souffrait dйjа cruellement de sa faute, au moment oщ il la
croyait entre le ciel et lui, ce fut bien autre chose quand il entrevit
la pensйe d'autrui sur la trace de son crime, et quand il put redouter
que ce larcin ne devоnt une affaire de justice humaine. Pendant quelques
heures encore il lutta contre ses craintes et ses remords, mais а la
fin, dominй par eux, il prit avec lui le prix qu'il avait reзu la
veille, et courut chez l'acquйreur, pour le prier de revenir sur le
marchй, son intention йtant, dиs que le violon serait rentrй dans ses
mains, de rompre la charme, et de rendre l'ame а sa libertй. Mais les
hommes, qui ont toute commoditй pour se jeter dans les voies du mal,
n'ont pas de mкme la route facile quand ils veulent revenir sur leurs
pas. Le prince йtait parti avant le jour, et au moment oщ Tobias
frappait а sa porte, il йtait dйjа bien loin. Dйcidй qu'il йtait а ne
pas porter plus long-temps volontairement le poids de sa faute, Tobias
n'hйsita pas, il courut fermer sa boutique, alla hors de la ville
attendre la voiture publique, et se jeta dedans pour se rendre а la
rйsidence du prince. Mais, quand il fut arrivй, deux jours se passиrent
avant qu'il pыt approcher de son altesse; et, au moment oщ l'abord lui
fut permis, quelqu'un lui apprit que le violon avait dйjа changй de
main. Le prince n'avait pu en jouer plus de huit jours sans que tout
le systиme nerveux ne devint, chez lui, en proie а une insupportable
irritation. Son mйdecin, consultй, avait dйclarй que le son pйnйtrant
de l'instrument dont il avait fait nouvellement l'acquisition йtait la
cause de cet accident, et dans la journйe, comme on fait d'un cheval
vicieux, le prince avait vendu le violon а un artiste italien qui allait
faire son tour d'Europe, et qui comptait donner des concerts а Paris.
Aussitфt Tobias se remit en route; en arrivant dans la capitale de la
France, sans se mettre en peine des merveilles de civilisation qu'elle
renferme, et qu'а une autre йpoque il eыt explorйes avec un si vif
empressement, il n'eut qu'une prйoccupation, celle de savoir l'adresse
del signor Ballondini. Il l'apprit sans beaucoup de peine, car, grвce а
son violon, el signor Ballondini s'йtait fait, dиs son premier concert,
une rйputation colossale, et toutes les feuilles publiques ne parlaient
que de son talent et de la merveilleuse qualitй de son qu'il tirait de
son instrument.
Tobias eut bien un instant la volontй de se mettre en colиre contre le
virtuose italien, qui prenait pour lui toute la gloire, quand le
luthier en avait une si bonne part а revendiquer; mais il pensa que son
amour-propre devait boire ce calice, en expiation de sa faute, et il
s'imposa l'obligation de ne point se plaindre de ce qu'on lui dйrobait,
trop heureux s'il pouvait rentrer en possession de sa fatale crйation.
Aussitфt qu'il sut oщ demeurait le signor Ballondini, afin de le joindre
plus vite, il monta dans un fiacre, en sorte qu'il arriva а son logement
un quart d'heure aprиs son dйpart pour l'Italie, oщ le signor Ballondini
allait encore donner des concerts. Tobias Guarnerius le suivit.
On ne finirait pas si on voulait raconter tous les lieux et toutes les
mains par lesquelles passa le fatal violon. Jamais les nerfs les plus
robustes ne purent le garder au-delа de quinze jours; et cependant,
aussitфt qu'un acquйreur songeait а s'en dйfaire, un autre se trouvait
pour lui succйder, sans que l'instrument perdit de son prix. Pendant
plus de deux ans, le malheureux Tobias le poursuivit en Italie, en
Angleterre, aux Indes orientales oщ il passa, en Espagne, et enfin en
Allemagne, oщ il revint, en traversant de nouveau la France.
Aprиs des fatigues inouпes, Tobias Guarnerius arriva а Leipzig, oщ il
avait appris qu'un riche libraire en йtait dйtenteur. Cette fois il ne
venait pas trop tard, et l'instrument йtait bien entre les mains de
l'homme qu'on lui avait indiquй. Mais, depuis le temps qu'il voyageait,
quelque rigoureuse йconomie qu'il eыt mise dans ses dйpenses, il n'en
avait pas moins йpuisй sa bourse, et au moment de traiter d'un objet
dont le cours s'йtait constamment maintenu entre douze et quinze mille
livres, il lui restait а peine quelques louis par devers lui. Il tint
alors conseil avec lui-mкme, et, toutes choses considйrйes, ayant cru
reconnaоtre que de tous les larcins que pouvait commettre un homme,
celui d'une ame йtait, sans contredit, le plus odieux; йtant en outre
prouvй pour lui que la seule maniиre qui fыt en son pouvoir de rйparer
son crime, c'йtait d'en commettre, dans un ordre infйrieur, un second;
avec l'argent qui lui restait, il tenta la fidйlitй d'un domestique,
et obtint de lui d'кtre introduit, durant la nuit, dans la maison du
libraire, afin de lui dйrober le violon.
Mais la malйdiction avait frappй tellement а plein sur le misйrable, que
mкme une mauvaise pensйe ne lui rйussissait pas. Le domestique qui avait
reзu son argent se trouva кtre un honnкte fripon, qui, ayant calculй le
bйnйfice qu'il y avait а recevoir le prix d'une mйchante action et а ne
pas la commettre, le dйnonзa а son maоtre. Pris en flagrant dйlit, au
moment oщ il venait de commettre son vol, Tobias fut jetй en prison, et
se vit menacй de voir couronner toutes ses tribulations par un arrкt
infamant. L'effroi de cet avenir acheva de complйter chez lui un mal que
d'abord la violence de ses dйsirs long-temps trompйs et йconduits, et
durant ces derniиres annйes les agitations inquiиtes de sa vie, avaient
lentement dйveloppй. Atteint d'un anйvrisme au coeur, il fut transportй
а l'hфpital.
Lа, minute а minute il se sentait mourir, et la mйdecine, qui le
traitait cavaliиrement parce que, de toute faзon, elle n'attendait rien
de lui, ne lui avait pas laissй ignorй qu'elle ne pouvait rien pour
sa guйrison. Ceci pouvait bien lui donner l'espйrance d'йchapper aux
atteintes de la justice humaine, mais le menait droit aux mains de la
justice divine, avec laquelle il sentait bien qu'il aurait un long
compte а rйgler, et cependant il n'osait demander des consolations et
des espйrances au sacrement de la pйnitence, effrayй qu'il йtait de la
monstruositй de l'aveu qu'il aurait а faire а son tribunal.
Un jour, c'йtait par une belle matinйe d'automne, un rayon de soleil
йtait venu se reposer sur son lit, dont il ne sortait plus, et donnait
а tout ce qui l'entourait un air de fкte; un vent frais balanзait
la verdure des arbres sous sa fenкtre, et les oiseaux chantaient
joyeusement dans le feuillage; il y avait dans l'air tant de repos et
de bonheur que vous eussiez jurй que par un si beau jour on ne pouvait
mourir. L'aspect de cette nature en joie avait йlevй son esprit vers le
Crйateur, et son coeur s'йtait tournй avec amour vers l'espйrance de
l'infinie misйricorde. Dans cet instant il se sentit quelque courage
pour confier son secret а un prкtre, afin d'obtenir l'absolution;
et, sur sa demande, l'aumфnier de l'hфpital vint pour recevoir sa
confession. Elle fut longue cette confession, parce qu'il lui semblait
que son aveu, йtendu en beaucoup de paroles, lui coыterait moins а
faire; et quand а la fin sa confidence fut achevйe l'йmotion qu'elle lui
avait donnйe l'avait fort affaibli, et le prкtre qui l'йcoutait aurait
bien fait de se hвter; mais, en sa qualitй de ministre de la parole de
Dieu, il йtait dans l'usage de ne jamais donner une absolution sans la
faire prйcйder а tout le moins d'un fragment йtendu de l'un des sept
discours qu'il avait йcrits autrefois et prкchйs sur les sept pйchйs
capitaux. Dans le cas particulier, aucun point ne s'appliquant d'une
maniиre directe а la situation de son pйnitent, il fut obligй de faire
une combinaison de plusieurs passages empruntйs а des sermons diffйrens,
ce qui compliqua et allongea outre mesure son opйration oratoire, et
laissa au malade, que ses forces abandonnaient а vue d'oeil, le temps
d'entrer en pleine agonie. Depuis quelques minutes il paraissait avoir
perdu le sentiment de tout ce qui l'entourait, et le bon prкtre йtait
sur le point d'achever sa pйroraison quand le son criard et lointain
d'un violon qui jouait une tyrolienne retentit а leurs oreilles. Ce
bruit, comme on peut le penser, n'йmut pas autrement le prйdicateur, qui
continua de finir son discours; mais le malade en parut pйnйtrй jusque
dans la moelle des os. Il se releva droit sur son sйant; ses cheveux
se hйrissиrent; une contraction nerveuse parcourut sa face; il prкta
l'oreille avec une horrible angoisse, saisit le bras du confesseur, et,
le serrant violemment: «Entendez-vous, dit-il d'une voix lamentable,
entendez-vous l'ame de ma mиre qui se plaint de moi?» A cette parole il
fut saisi d'une convulsion qui dura quelques minutes; puis, sans avoir
reзu l'absolution, il expira; et franchement le pauvre Tobias avait eu
tort de s'йmouvoir ainsi, car ce qu'il avait entendu, c'йtait le violon
d'un infirmier qui, а ses momens perdus, une fois ses plaies pansйes et
ses morts ensevelis, pratiquait les beaux-arts, auxquels les gens de son
йtat sont en gйnйral fort enclins.
Au moment mкme oщ Tobias Guarnerius cessa de vivre, le libraire chez
lequel йtait alors dйposй son violon entendit dans l'intйrieur de
l'йtui une forte vibration, comme celle d'une corde qu'on aurait pincйe
vivement: l'ayant ouvert pour voir ce que cela pouvait кtre, il sentit
un petit vent qui lui passa devant la face: toutes les cordes s'йtaient
brisйes d'un mкme coup; le chevalet, ainsi que la cheville que les
luthiers appellent l'_ame_, йtaient tombйs, et on l'entendait rouler
dans l'intйrieur de l'instrument, qui d'ailleurs n'avait aucun autre
dommage. Un luthier fut chargй de rйparer ce dйsordre. En sortant de ses
mains, le violon avait tout-а-fait perdu sa qualitй de son. Ce qu'on n'y
retrouvait plus surtout, c'йtait cette puissance d'excitation nerveuse
qu'on y remarquait autrefois. Tel qu'il йtait cependant, il restait
encore un des remarquables ouvrages connus dans le commerce de lutherie
europйenne.
Quelques mois aprиs, le bruit de la mort de Tobias Guarnerius s'йtant
rйpandu dans sa ville natale, le vieux domestique du gouverneur, qui
jusque lа avait gardй le silence, parla de ses soupзons; et comme
la disparition subite de Tobias avait dйjа fort excitй l'attention
publique, il n'eut pas grand'peine а leur donner crйance. Le peuple
s'ameuta devant la boutique, qui йtait fermйe depuis prиs de trois
annйes, en brisa la clфture, et pйnйtra dans l'intйrieur. Plusieurs
objets suspects, entre autres les piиces de l'appareil transfusoire dont
j'ai parlй, quelques livres йcrits en caractиres йtrangers, y furent
trouvйs, et contribuиrent а mettre en mauvaise renommйe la mйmoire du
luthier, qui heureusement ne laissait aprиs lui aucun parent. Pendant
plus de deux mois le clergй ne fut occupй qu'а dire des messes que les
ames dйvotes commandaient pour le repos de celle de Brigitta Guarnerius.
Le lendemain du jour oщ la visite domiciliaire avait eu lieu, les croix
rouges que vous avez vues sur les volets s'y trouvиrent marquйes
sans qu'on pыt savoir qui les y avait faites. Depuis ce temps, le
propriйtaire de la boutique, qui avait dйjа essayй inutilement de la
louer а bas prix, avant la mort de Tobias, a dы renoncer а l'espoir d'en
tirer parti d'aucune faзon. Il se propose, а ce qu'on assure, de la
faire dйmolir incessamment, et les gens du quartier s'en rйjouissent
fort; car on dit que souvent, durant la nuit, on y entend de mauvais
bruits. Je crois cependant que ce sont des contes de vieilles femmes,
auxquels les esprits sensйs ne doivent point ajouter foi; car on ne
saurait trop se dйfier de ces sottes superstitions auxquelles le peuple
se livre si facilement.
On remarquera que ceci йtait la morale du conte que le magistrat avait
racontй а mon arriиre-grand-pиre.
LA FOSSE DE L'AVARE.
(Lieu de la scиne: un village prиs Badajoz, le cimetiиre.--Sept heures
du soir.)
GARCIAS, FOSSOYEUR, JOSЙ, SON VALET.
JOSЙ.
Maоtre, creuserons-nous long-temps encore? Voici dix pieds de terre que
nous remuons depuis deux jours! Saint Jacques de Galice m'ait en aide!
Ouf! je suis las!
GARCIAS.
Un peu de courage, garзon; tu seras payй de ta peine: va toujours, Josй,
va toujours. Il faut gagner son argent, mon fils! Nous avons encore cinq
bons pieds de terre а jeter dehors. Corps du Christ! Garcias, fossoyeur
depuis trente-et-un ans, ne va pas manquer а sa parole, ni attraper une
vieille pratique. Mon marchй est bon, et j'y tiens. Il faut remplir ses
engagemens en honnкte chrйtien.
JOSЙ.
Bah! c'est bien assez profond comme cela! Pourquoi descendrions-nous
si bas ce pauvre cadavre? Que craignez-vous, maоtre? Il a voulu quinze
pieds de fosse: va-t-il donc revenir, la toise en main, pour mesurer si
vous lui avez donnй son compte? Allez, vous ne courez pas risque d'кtre
citй devant le corrйgidor.
GARCIAS.
C'est pourtant vrai, Josй, qu'il a voulu, le vieil avare, кtre enterrй
aussi loin des hommes que possible.
JOSЙ.
Craint-il qu'on ne lui vole son vieux corps?
GARCIAS.
Ou espиre-t-il, quand viendra le jour du jugement, que l'ange de la
rйsurrection n'aura pas la pioche assez longue et le bras assez fort
pour l'atteindre?
JOSЙ.
C'est peut-кtre son idйe... peut-кtre qu'il a raison.
GARCIAS.
Pauvre niais! tu crois que l'ange de la rйsurrection est fossoyeur.
JOSЙ.
Je penserai а cela... ou je le demanderai au curй.
GARCIAS.
Creuse, creuse, Josй; tu n'es bon qu'а ton mйtier. Creuse, tu ne
trouveras pas le bon sens que tu as perdu.
JOSЙ.
Du bon sens, maоtre! mais dites donc, en avait-il plus que moi celui
dont nous prйparons le domicile? A propos, maоtre, pendant que nous
sommes en train de jaser, si vous me contiez l'histoire de cet homme-ci?
pourquoi il a voulu quinze pieds de fosse? quelle raison il vous a
donnйe? Cela me taquine. Cette histoire doit кtre drфle; notre homme
йtait assurйment un imbйcile.
GARCIAS.
Oui, Josй.
JOSЙ.
J'aime les contes d'imbйciles; ils m'amusent plus que tous les autres.
Et celui-lа en йtait un, comme vous dites. Avare, avare! que c'est bкte
d'кtre avare! n'est-ce pas, maоtre? Avoir de l'argent et ne pas manger;
кtre riche et se faire pвtir! c'est plus niais que moi.
GARCIAS.
Tu as trop d'esprit aujourd'hui, Josй. Mais, tiens, nous sommes las;
apporte le bissac; soupons ensemble. Laisse un moment ta pioche et viens
t'asseoir prиs de moi; lа. Je vais te dire l'histoire d'un homme comme
le bon Dieu n'en a jamais crйй qu'un seul.
JOSЙ.
Diable!
GARCIAS.
Mets-toi sur le bord de la fosse, les jambes pendantes, bien а ton aise,
et йcoute.
JOSЙ.
Oui, maоtre.
GARCIAS, d'un ton de prйdicateur.
Aucune des crйatures que Dieu a faites а son image ne ressemblait а don
Ferrero.
JOSЙ.
Maоtre, permettez que je vous arrкte ici. Le diable a-t-il donc йtй fait
а l'image de Dieu?
GARCIAS.
Oui... non...--Tu es un sot, Josй.
JOSЙ.
En attendant, vous ne me rйpondez pas.
GARCIAS.
Je ne te dirai pas l'histoire d'Andrйa Ferrero, dont le cercueil est lа,
tout а cфtй de nous.
JOSЙ.
Si fait, si fait; je vais me taire. J'йcoute de toutes mes oreilles.
C'est demain dimanche; je leur conterai cela, le soir а la veillйe, et
je commencerai par leur dire: Йcoutez, mes camarades, la grande, la
nouvelle histoire de _la Fosse de l'avare_. C'est un beau commencement.
GARCIAS.
Йcoute donc et profite.
JOSЙ.
J'йcoute, maоtre.
GARCIAS, toujours d'un ton solennel.
C'est une grande leзon, mon enfant, que celle que renferme le cercueil
dont nous allons confier le dйpфt а la terre. Le maigre squelette qui
bientфt va reposer dans le trou profond que nous venons de lui prйparer
n'avait pas d'autre Dieu sur terre, pas d'autre espoir, pas d'autre
avenir que l'argent. Il en vivait, il s'en rassasiait sans pouvoir
jamais s'en assouvir. Je l'ai vu, au milieu du marchй de notre ville,
jeter un regard avide sur tout l'argent qui circulait autour de lui;
quelque chose de dйmoniaque йmanait de ce regard. Je m'йtonnais qu'il
pыt s'abstenir de voler et d'assassiner, mais Andrйa Ferrero йtait
timide. La cupiditй jointe au courage fait le brigand; jointe а la
lвchetй, elle fait l'avare.
JOSЙ.
Maоtre fossoyeur, vous parlez comme le vicaire; vous dites presque aussi
bien que le curй.
GARCIAS.
Les morts instruisent. Tu as dы remarquer cet oeil d'un gris
verdвtre qui faisait peur aux marchands et aux marchandes, quand ils
s'approchaient de Ferrero, et ces mains crochues qui s'allongeaient
comme des griffes; alors mкme que leur йtreinte ne saisissait que l'air
et le vide, vous eussiez dit qu'elles se contractaient encore pour
enserrer leur mйtal chйri. Etait-il obligй de changer une piиce, il
semblait vous dйvorer de l'oeil, vous et votre argent; vous reculiez
effrayй. Pas un sentiment de bienveillance, pas un йclair de gйnйrositй
dans cette ame. Il ne parlait jamais aux enfans, dйdaignait les femmes,
et ne s'est jamais mariй. Il ne s'intйressait а personne qu'а lui-mкme
et au monceau de doublons, bien trйbuchans, qu'il avait entassйs. Il
restait enfermй en lui, occupй а contempler l'image intйrieure de sa
fortune, et а ronger son propre coeur, tourmentй par la crainte du vol
et le chagrin de ne pas accroоtre plus rapidement ses gains. Dans ce
coeur en proie а une souffrance de tous les momens, le ver rongeur de
l'avarice continuait jour et nuit ses morsures.
Il y a quinze jours, ou а peu prиs, Ferrera vint chez moi. Il commenзa
par se plaindre de la cupiditй des hommes, de la difficultй de gagner sa
vie, et du malheur des temps: ainsi font tous les avares. Je ne savais а
quoi il en voulait venir. Puis il me dit: «Garcias, tu es honnкte homme,
autant qu'on peut l'кtre aujourd'hui; dis-moi donc un peu, la main sur
la conscience, combien me prendras-tu pour me creuser une fosse de
quinze pieds de profondeur?
--Nous en parlerons, mon bon monsieur, lui rйpondis-je, quand vous en
aurez besoin.
--Non, non, reprit-il; je veux arranger cela moi-mкme avant de mourir;
autrement mes pauvres hйritiers seraient dupes. On leur demanderait une
somme d'argent йnorme; c'est ce que je veux empкcher. C'est par pitiй
pour eux.
--Mais, mon cher monsieur, si nous faisons votre fosse aujourd'hui, et
que vous viviez long-temps, il ne se passera pas d'hiver qui ne dйtruise
votre ouvrage, songez-y bien. Il faudra recommencer le mкme travail, ce
qui vous coыtera bien davantage.
--Tout le monde veut tromper. Non-seulement ce maudit fossoyeur prйtend
m'attraper, mais le temps se met de la partie, et me demande mon argent.
Je ne le donnerai pas а toi, vieux squelette! ajouta-t-il en se mettant
en colиre, et ta main dйcharnйe ne recevra pas mes йcus. Fossoyeur,
voici comment nous allons arranger cette affaire; je te paierai d'avance
le prix convenu, et tu t'engageras par un acte lйgal а creuser, quand
j'en aurai besoin, ma tombe, selon mes intentions. Voyons, sois
raisonnable, que me demandes-tu? Il te faut, pour cette oeuvre, deux
hommes, pas davantage. Deux journйes suffisent, et le travail n'est pas
cher aujourd'hui: on trouve plutфt des hommes que de l'ouvrage. Parle,
j'ai besoin d'кtre tranquille lа-dessus.
Je trouvai sa proposition si bizarre que j'eus de la peine а m'empкcher
de rire.
«Trиs-volontiers, lui dis-je, mon maоtre; j'ai besoin d'argent comptant;
et personne, je vous assure, ne fera votre affaire а aussi bon marchй
que moi. Je ne vous demanderai en tout qu'un quart de maravйdis par
pied cube. Seulement nous doublerons la somme а mesure que la pioche
descendra en terre.
--Doubler а mesure que la pioche descendra en terre?
Il rйflйchit un moment et reprit:
--Trиs-volontiers; mais je ne veux pas donner а boire ni а manger aux
travailleurs. Pas un sou de nourriture, entends-tu, Garcias? tiendras-tu
ton marchй? J'y tope, moi.
--Eh bien! j'accepte, rйpondis-je.
Si tu avais vu, Josй, avec quelle joie l'avare fit tomber sa main
dessйchйe dans la mienne, et comme il me forзa de quitter nos
occupations pour aller chez l'escribano[13]. Le contrat fut fait double
et signй de nous deux, ainsi que de l'homme de loi. Ferrero tira sa
bourse, et attendit que le notaire eыt fini son calcul et stipulй le
montant total de la somme convenue. L'escribano n'en finissait pas.
[Note 13: notaire.]
«Diable! s'йcria Ferrero, vous кtes bien long, notaire, mon ami; que de
chiffres pour une si petite somme! C'est trois ou quatre dollars; rien
de plus facile а compter.
--Mais, interrompit le notaire, c'est quelque chose de plus; voyez
plutфt. Cela fait juste 200 dollars.»
Ferrero saisit d'une main tremblante le compte qui lui йtait offert, et
le parcourut d'un air d'йpouvante. L'agonie йtait sur son visage; vous
l'eussiez pris pour le symbole de la mort. Son menton dessйchй
retomba sur sa poitrine; il essaya de parler, mais en vain. Ses dents
claquиrent, ses genoux frйmissans s'entre-choquиrent; il pleura, pria,
maugrйa, et refusa de payer. J'ai encore entre les mains le traitй que
nous avons conclu, et que je ferai solder assurйment. Quant а lui, il
s'enferma dans sa maison, cessa de manger, et se laissa dйpйrir. Le
dйsespoir d'avoir accйdй а ma proposition le dйvorait. Ces 200 dollars
le tuaient; cette fosse qui n'йtait pas encore faite, et qu'il fallait
payer si cher, absorbait sa vie.
JOSЙ, riant.
Ah! ah! maоtre, la voilа cette fosse! nous remettons-nous а l'oeuvre!
Allons, terminons. Finissons-en avec ce vieux ladre!
GARCIAS.
Tout а l'heure; mon histoire n'est pas finie. Bref, il passa trois ou
quatre jours а soupirer, а languir, а dйplorer sa faute, et expira.
JOSЙ.
Maоtre, vous l'avez assassinй, le pauvre homme. Je connais la loi, moi,
je sais ce qui vous pend а l'oreille; vous serez pendu, et c'est moi qui
aurai l'honneur de vous enterrer; car je serai maоtre fossoyeur.
GARCIAS.
Silence! Il y avait plus de vingt ans que Ferrero avait commandй au
menuisier de la grande rue des Carmes un beau cercueil pour son usage.
C'йtait une vaste boоte bien plus profonde que ne sont les cercueils
ordinaires. Il avait placй ce cercueil au pied de son lit. Un double
cadenas le protйgeait et le fermait; il ne cessait de contempler cette
lourde boоte. Quelquefois, pendant l'hiver, lorsque le vent soufflait
а travers les fissures de ses fenкtres disjointes, lorsque la vieille
porte criait, que la bise hurlait dans la cheminйe antique, que
le sifflet aigu de l'ouragan йpouvantait les vieilles femmes, il
s'enveloppait d'un grand drap blanc, s'asseyait auprиs de l'вtre sans
feu, et regardait fixement le cercueil, sur lequel il finissait par
aller s'asseoir. Lа, il restait en contemplation pendant des journйes.
Les vieilles femmes disaient que c'йtait un homme pieux, et elles se
trompaient. On croyait qu'assis sur ce cercueil il finirait par se
repentir de ses pйchйs, et qu'il laisserait aux pauvres tant de
richesses dont il n'avait fait aucun usage.
Hier sur le midi deux hommes prirent le cercueil dans lequel йtait le
cadavre, et se mirent en devoir de l'emporter. Ils le remuиrent avec
peine, et а force de le secouer dans tous les sens le fond se dйtacha.
Devine, Josй, ce qui se trouvait dans le double fond du cercueil. De
l'or, des dollars sans nombre, des йcus de toutes les espиces, de quoi
faire la dot de la fille d'un vice-roi d'Amйrique. Il avait tout emportй
avec lui.
JOSЙ.
Ah! ah! ah! s'il revenait maintenant, qu'il serait attrapй.
GARCIAS.
Il voulait que ses dollars couchassent avec lui dans l'йternitй. C'йtait
son paradis. Il avait une pauvre vieille tante et une niиce fort jolie,
ma foi, qui ne se trouve pas mal de l'aventure, et qui est devenue
riche tout а coup. Honnкte Josй, je t'ai dit que c'йtait une leзon,
profite-s-en. Tu vois bien ce cadavre-lа, dans cette boоte а cфtй de
nous: il a vйcu plus riche qu'un banquier de Madrid et plus pauvre qu'un
nиgre d'Afrique. Car il s'est privй de tout et n'a joui de rien. Quel
homme! gourmand et dйpensier aux dйpens des autres, avare de tout ce qui
йtait а lui! Le plus misйrable de tous les cadavres que j'ai ensevelis;
lвche, et qui aurait mйritй le gibet s'il n'avait pas йtй si lвche.
JOSЙ.
Maоtre, dites donc, ne parlez pas si haut; si cette mauvaise ame allait
revenir?
GARCIAS.
Est-ce que tu aurais peur aussi, toi?
JOSЙ.
Non, maоtre: ce que je mйprise le plus c'est un poltron.
GARCIAS.
Eh bien! descends vite dans cette fosse, tu m'aideras.
JOSЙ.
Maоtre, la fosse est dйjа bien profonde, et si elle allait s'йcrouler
sur nous et nous ensevelir?
GARCIAS.
Mais tu n'es pas poltron?
JOSЙ.
Non, maоtre, je descends.
UNE VOIX sortant du cercueil.
Ah! j'йtouffe; ouvrez-moi! Mon or...
GARCIAS.
Josй! as-tu entendu?
JOSЙ, se sauvant.
Maоtre, sauvez-vous, c'est l'ame.
(_Les deux fossoyeurs tombent dans la fosse en se culbutant._)
FERRERO, brisant le cercueil et se soulevant avec peine.
Oщ йtais-je? Ah! mon Dieu! et d'oщ viens-je? ils m'ont enterrй. Voici le
cercueil. Ah! mon Dieu! ce n'est plus mon beau cercueil de bois de chкne
que j'avais payй quinze йcus au menuisier Tolиdo. Et mes beaux dollars
qui remplissaient le fond! Ah! mon Dieu, je suis perdu! mon cercueil,
mes dollars, le double fond oщ ils йtaient, je suis volй, volй!
(_Il fuit vers le village enveloppй de son linceul._)
LES TROIS SOEURS.
Je ne sais s'il me sera possible de faire passer dans le rйcit suivant
l'intйrкt que m'ont inspirй trois jeunes filles que j'ai vues mourir
dans le Rutlandshire, en Angleterre. On veut aujourd'hui des йmotions
terribles, variйes, et la simple narration des derniers momens de trois
infortunйes condamnйes а succomber jeunes а un mal hйrйditaire offre
peu d'incidens et de contrastes. Nous prйtendons aussi maintenant nous
rapprocher du _vrai_ en littйrature; et quand le vrai se prйsente sans
parure, nous lui demandons encore le trivial, le bizarre et le niais
pour relever sa faiblesse et assaisonner sa fadeur. Je n'offrirai donc
ces souvenirs que comme une rйalitй triste que j'ai vue et qui m'a
touchй: qu'on prenne ce rйcit, non pour _mien_, mais pour _vrai_, comme
dit Montaigne.
Leur pиre, restй veuf de bonne heure, йtait un de ces gentilshommes de
campagne (_country gentlemen_) qui rйunissent dans leurs manoirs demi
champкtres, demi seigneuriaux, а peu prиs tout ce qui peut contribuer au
bonheur rйel de l'homme, et faire passer doucement la vie: considйration
publique, bien-кtre, richesse, le moyen et la frйquente occasion de
faire le bien. C'est une existence dont ne peuvent donner l'idйe, ni les
villes d'Italie, ni nos anciens chвteaux, ni l'opulente йlйgance de nos
habitations de campagne. Plus domestique, plus agreste, elle rйunit
l'ordre, l'aisance, un luxe qui n'est pas de la magnificence, une
certaine йlйgance chaste, qui ne semble destinйe qu'а augmenter le
bien-кtre du possesseur, et n'est cependant privйe ni d'agrйment ni
mкme de poйsie. Des plantations vastes et bien dirigйes, une chasse
abondante, de bonnes meutes, d'excellens chevaux; enfin, s'il faut
tout dire, cette position а la fois aristocratique et rurale, que
le philosophe spйculatif peut blвmer, mais qui donne а chaque petit
seigneur une importance idйale en mкme temps qu'une influence rйelle;
tout cela compose une douce vie qui contraste singuliиrement avec
l'existence agitйe des riches du continent; une vie dont on peut jouir
avec dйlices, pour peu que l'on ait de ressources en soi-mкme et que la
solitude n'effraie pas.
Malheureusement ce dont l'homme est le moins capable de jouir, c'est ce
qu'il possиde. Le seigneur chвtelain dont je parle ne se doutait pas
qu'il y eыt dans tout cela une seule source de bonheur; c'йtait un des
humains les plus rapprochйs de l'espиce animale qu'il soit possible de
rencontrer. On regrettera sans doute que je n'introduise pas а sa place
un pиre sentimental, qui eыt attendri mes pages, et augmentй l'effet
pathйtique de ce qui va suivre; mais la vie, mais la rйalitй, mais le
monde comme il est, ne se prкtent pas а des combinaisons aussi savantes.
Le pиre des trois jeunes filles, ainsi que la plupart de ses confrиres,
йtait un intrйpide chasseur; grвce а un long exercice, presque toujours
ivre encore du vin de la veille, il revenait cependant sain et sauf а
six heures du soir de ses excursions pйrilleuses. Le lendemain matin
а cinq heures il recommenзait, et sa vie se passait ainsi. Ses filles
йtaient pour lui comme si elles n'eussent pas existй; une de ses soeurs
en prenait soin, ou plutфt, depuis qu'elles avaient perdu leur mиre,
enlevйe а vingt-trois ans par la phthisie, elles йtaient absolument
livrйes а elles-mкmes et au pressentiment du sort qui les attendait.
Caroline devait mourir la premiиre.
Elle ne ressemblait en rien а ses deux soeurs, toutes deux plus вgйes
qu'elle; elle avait prиs de dix-sept ans. Plus jolie que belle et plus
gracieuse que jolie, ses grands yeux bleus йtincelaient d'un feu vif,
dont l'йclat attristait: c'йtait la lampe prкte а finir. La lйgиretй de
sa course, la promptitude de ses rйparties, l'abandon de ses jeux naпfs;
une gaietй vive qui se mкlait а la prйcision de sa fin prochaine,
contrastaient йtrangement avec la douceur rйsignйe d'Emma et
l'expression ardente et passionnйe de Marie.
Quand les trois soeurs йtaient ensemble, c'йtait la plus jeune qui
dominait les autres. Une nuance de son caractиre se communiquait а ses
deux soeurs, et ces caractиres si diffйrens s'harmonisaient, si je peux
employer ce mot, avec un charme qu'il est йgalement difficile d'exprimer
et d'oublier.
A mesure que le mal faisait des progrиs chez Caroline, sa vivacitй, sa
gaietй, augmentaient. La destruction intйrieure, qui s'opйrait peu а
peu, semblait embellir sa victime. Vers la fin de l'hiver de 1816, il
йtait facile de prйvoir que le printemps, aussi fatal aux poitrinaires
que l'automne, ne se passerait pas sans achever le sacrifice commencй.
Je voyais avec terreur s'accomplir ce phйnomиne moral et physique, et
les lentes approches de la mort, semblables а celles d'une mer calme
et paisible, qui, dans son flux insensible, envahit lentement sa proie
rйservйe. Alors il semble que toute l'ame, effrayйe de voir de prиs le
sort qui la menace, recule, se ramasse en elle-mкme, et double sa force
et son йnergie. Le visage de la pauvre enfant se colorait d'une teinte
plus rosйe chaque jour, comme le ciel s'anime et s'enflamme avant la
nuit. A observer l'ardeur de ses yeux, l'agilitй de ses mouvemens, vous
eussiez dit que la santй tout а coup renaissante animait d'une sиve
nouvelle cette existence dйlicate, et que la vie, avec ses plaisirs et
ses espйrances, commenзait а dйployer pour elle des trйsors dont la
rйvйlation l'enivrait. L'effet produit par ce mйlange et cette lutte de
la vie et de la joie avec la mort inйvitable me rappelait un tableau
assez peu connu de je ne sais quel maоtre de l'йcole hollandaise; ce
peintre, plus philosophe que ses patiens rivaux, a reprйsentй un tout
petit enfant, qui sourit et qui se joue avec des hochets: йtendu sur un
blanc linceul, il est entourй de tous les emblиmes de la destruction: un
crвne dessйchй soutient sa petite tкte blonde; un osselet de mort roule
entre ses jolis doigts. Le mкme contraste se trouvait entre cette jeune
et naпve innocence et le tombeau qui la rйclamait. Rien n'йtait plus
triste ni plus touchant.
Jusqu'aux derniers instans de sa vie, la gaietй de la jeune fille se
soutint. Personne ne la vit mourir. Un jour, vers la fin du mois de mai,
elle se leva de trиs-bonne heure et descendit doucement dans le parloir
oщ sa harpe йtait placйe; ses deux soeurs n'йtaient point levйes. Sur
les dix heures, elles trouvиrent Caroline, souriant encore; appuyйe sur
une ottomane, la tкte penchйe pour ne se relever jamais; ses doigts
йtaient glacйs, et s'йtendaient, comme pour ressaisir l'instrument
qu'ils avaient quittй.
Je l'ai dit plus haut, ce rйcit est bien simple; il n'a ni incidens
ni pйripйtie, et, pour toute catastrophe, une seule, la derniиre. Je
voudrais pourtant rappeler et faire revivre le souvenir de ces jeunes
filles, qui ont traversй le monde sans y laisser de trace, comme le
chant d'un oiseau traverse la feuillйe. Je voudrais redire qu'elles ont
vйcu, redire comment elles ont pйri. Je voudrais que leur nom inconnu ne
fыt pas perdu tout-а-fait. Je serais heureux si les diverses nuances de
leur vie si passagиre et si pure intйressaient quelques ames.
Emma Beatoun, plus вgйe d'un an que Caroline, la suivit de prиs; c'йtait
une personne supйrieure et dont la raison avait mыri avant l'вge. Il
y avait quelque chose de singuliиrement profond dans sa pensйe, de
rйflйchi et de noble dans sa conduite; sa figure йtait pвle; ses cheveux
йtaient blonds, et ses traits d'une rйgularitй frappante. Dйnuйe de tout
pйdantisme, mais douйe de talens d'un ordre peu commun, d'une facilitй
de comprйhension et d'une justesse d'esprit dont j'ai vu peu d'exemples,
elle voulait, comme sa soeur, et comme la plupart des personnes que
cette cruelle maladie a marquйes du sceau funиbre, vivre beaucoup en
peu de temps. L'йtude et les arts occupaient toutes ses journйes: elle
vivait de cette flamme intellectuelle dont l'intensitй et l'йclat
augmentaient chaque jour. Ces progrиs, auxquels la vie allait bientфt
manquer, causaient plus d'effroi encore que d'admiration. Elle n'avait
pas vu le monde, mais elle le devinait. Un remarquable instinct
d'observation, d'ailleurs si commun aux femmes, s'йtait dйveloppй chez
elle dans la solitude oщ elle avait vйcu; et, comme il arrive souvent
aux solitaires, ses idйes sur toutes choses йtaient d'autant plus
singuliиres et plus profondes qu'elle ignorait leur nouveautй: c'йtait
de naпfs paradoxes.
Il nous arrivait assez souvent de parler d'ouvrages rйcemment publiйs,
et mкme du thйвtre, qu'elle ne connaissait que par ses lectures.
«Voyez-vous, me disait-elle, il y a dans la plupart de ces livres mille
choses que je ne puis souffrir; je sens que ce n'est pas _vrai_. Le faux
me dйplaоt comme mensonge; dans les actions, dans les йcrits, dans les
arts, il me semble que le faux c'est le mal. Apprenez-moi pourquoi je le
retrouve partout. Celui-ci affecte la simplicitй; tel autre la grandeur.
Votre Diderot, dont vous m'avez priй de lire une tragi-comйdie, avec son
amour prйtendu pour la vйritй, est le plus faux des hommes; chacun de
ses personnages a un sermon dans la bouche; il est imposteur comme un
chef de secte. D'autres sont faux et serviles comme des esclaves. Depuis
que Walter Scott a йcrit des romans gothiques, tout le monde l'imite,
c'est insupportable. L'affectation est si dйplaisante! c'est encore un
mensonge. Dans tous ces efforts de littйrateurs, la conscience manque;
ils йcrivent, non comme ils sentent, mais selon la maniиre qui doit,
suivant eux, flatter le public: ce sont des courtisans et des acteurs;
ils jouent un rфle, ils n'ont pas de personnage qui leur appartienne.
Je crois quelquefois, quand je les lis, voir un homme montй sur des
йchasses; d'autres fois, ce sont des orgueilleux qui font les pauvres,
et, dans leur simplicitй prйtendue, se revкtent de haillons pour qu'on
les remarque. N'est-ce pas un Franзais qui a dit le premier que _le
langage humain fut donnй а l'homme pour dйguiser sa pensйe_? La plupart
des йcrivains ont apparemment choisi cette phrase pour mot d'ordre.
Je conзois que vous, messieurs, qui avez йtй йlevйs dans des collйges
latins et grecs, et qui vous prйparez а pйrorer dans les parlemens et
dans les salons, vous trouviez tout cela fort beau; mais, nous autres
femmes, nous ne comprenons guиre ce travestissement universel que vous
appelez littйrature; ce que nous aimons, ce qui me plaоt, du moins,
c'est un trait de vйritй, non affectйe, comme il y en a tant chez
Sterne, mais franche comme chez votre Moliиre, de ces mots qui abondent
dans Shakespeare; de ces peintures qui se reconnaissent tout de suite,
et dont on dit: _C'est cela_; de ces йchappйs de vue qui vous йclairent
tout а coup, sans que l'auteur soit devant vous, la plume а la main,
un masque sur le visage, tantфt comme un professeur prкt а vous
endoctriner, tantфt comme un bouffon ou un comйdien, pour vous redire ce
que d'autres ont pensй, et dйtruire par lа votre plaisir.»
Ainsi une jeune fille qui n'avait vu que les beaux gazons de son parc
et les murs de briques du manor-house avait devinй la grande et seule
division qui existe rйellement dans les arts et dans les ouvrages de
l'esprit; ainsi, dans la simplicitй de ses vues profondes, elle avait
dйpassй de bien loin La Harpe et le docteur Blair. On s'йtonnera de
cette bizarrerie apparente. Cependant oublier combien il y a de rapports
entre la vraie critique et l'observation de la nature humaine, c'est
oublier combien ce qui est vraiment simple est nйcessairement profond.
Par leur instinctive connaissance du coeur, par leurs rйflexions de tous
les jours, ou plutфt par leurs йmotions, qui se transforment en pensйes,
les femmes sont constamment plus rapprochйes de la vйritй que nous; et
ces idйes justes et sagaces, ces aperзus d'une finesse extrкme, dont
la source pure ne se mкle ni des prйjugйs de collйge, ni de passions
d'йcole, de coterie, de secte, de parti, de corporation, de profession,
meurent presque toujours avec celles qui en ont йtй dotйes. L'homme a
mille carriиres oщ il peut laisser une trace de sa vie, imprimer son
passage et prouver qu'il a vйcu. Pour les femmes, il n'en est pas ainsi;
la rйserve imposйe а leur vie s'йtend а leurs pensйes. Rarement des
circonstances spйciales viennent donner de la publicitй et de l'avenir а
ces sentimens, а ces opinions, а ces observations; soit que leurs jours
s'йcoulent au milieu des occupations, des plaisirs et des peines de la
vie domestique, soit que leur tombeau s'ouvre avant la vieillesse, et
que tout s'йvanouisse а la fois, beautй, grвces, intelligence, facultй
d'aimer, de sentir et de penser.
Ainsi disparut Emma Beatoun. Le seul peut-кtre entre tous les hommes
qui ait pu entrevoir les йclairs de gйnie, les trйsors de naпve et de
modeste sagesse que cet esprit supйrieur renfermait, j'ose а peine
inscrire ici quelques-uns de mes souvenirs а cet йgard, de peur qu'une
lйgиretй trop commune n'йlиve un doute sur la vйracitй de ces souvenirs
mкme. Tous les jugemens qu'elle portait йmanant d'une pensйe vierge
et forte, et n'ayant rien d'empruntй ni de factice, йtaient cependant
prйcieux а recueillir. Je ne citerai qu'une de ses opinions, qui me
paraоt faite pour frapper les esprits, dans un temps oщ l'on s'occupe
beaucoup de littйrature йtrangиre. On sait qu'aux yeux de la plupart des
critiques, le _Romйo et Juliette_ de Shakspeare a semblй une brillante
apothйose de l'amour, un chant йlйgiaque, une sorte de _Bйrйnice_
anglaise. Dans cette supposition, ils se sont fatiguйs pour expliquer
le style йtrange, les concettis bizarres, les mйtaphores fantasques
de Romйo; et Johnson, incapable d'expliquer l'йnigme, s'est contentй
d'accuser l'auteur, mais ce qu'un philologue et un lexicographe ne
dйcouvrent pas dans un poиte, une jeune fille peut l'apercevoir.
«Il me semble (me disait un soir Emma Beatoun) qu'il y a quelque chose
d'ironique dans _Romйo_, et que Shakspeare s'est un peu moquй de
l'amour. Le jeune homme est un aimable garзon, plein de lйgиretй,
d'йtourderie, de tendresse et d'inconstance; son amour est de fantaisie
et de caprice, et son langage est fantastique comme sa passion. Il
aimait Rosalinde qui repoussait son hommage. Juliette se prйsente et
reзoit ses voeux inconstans; tout entier а l'impulsion nouvelle qui le
domine, Romйo ignore combien sa conduite est plaisante et insensйe.
C'est Mercutio, placй а cфtй de lui, qui se charge d'exprimer les
intentions de Shakspeare, et qui passe son temps а railler l'amour et
l'amoureux. Aussi quand ce rкve bizarre, cette fantaisie, ce songe
vaporeux, se terminent par le meurtre, la douleur et le dйsespoir,
Mercutio, dont la gaietй devient inutile ou dйplacйe, disparaоt; le
poиte le tue et s'en dйbarrasse. Vous voyez bien qu'au lieu de chanter
un hymne а l'amour, comme vous le prйtendez, Shakspeare le montre,
selon moi, comme un caprice nй du moment, facile а dйtruire, fertile en
douleurs, aussi pйrilleux dans ses suites que lйger dans ses causes,
comme un souffle passager qui enivre et qui empoisonne, qui exalte et
qui tue.» C'est, je l'avoue, la meilleure critique que j'aie jamais
entendue ou lue sur ce singulier ouvrage de Shakspeare.
Le mal avait pris chez Caroline une forme brillante et gaie qui semblait
se moquer de sa victime. Pour Emma, les trois derniers mois de sa vie
furent singuliиrement pйnibles: elle passait d'une langueur accablante
а des angoisses insupportables; ce n'йtait plus qu'un fantфme. Sa soeur
Marie la soignait, et rien ne paraissait l'attrister comme la prйsence
de cette soeur, aussi condamnйe, qui oubliait son propre destin pour
adoucir les derniers momens de sa soeur. J'avais remarquй chez Emma un
penchant assez vif pour l'exaltation religieuse; ses souffrances et
l'aspect de la mort accrurent cette disposition qui prit vers la fin de
sa vie un caractиre d'enthousiasme trиs-prononcй. Sa soeur Marie, assise
auprиs de son chevet, йcrivait sous sa dictйe des hymnes ou chants
religieux qu'elle composait quand elle se trouvait mieux. On sait que
la versification anglaise offre peu d'obstacles, se charge de peu
d'entraves, et que le sentiment poйtique se meut librement dans le
rhythme qu'il veut choisir. Ces hymnes de la mourante sont magnifiques;
mais pour les reproduire dans leur йnergie, le talent de Lamartine
serait nйcessaire. Un soir la vieille tante s'aperзut que les doigts
blancs et amaigris d'Emma ne remuaient plus et restaient croisйs sur sa
poitrine; tout йtait fini!
Marie restait seule; c'йtait la plus вgйe et la plus dйlicate des trois
soeurs. Dans l'isolement oщ elle se trouvait, et douйe d'un caractиre
passionnй, qui sait si la mort ne fut pas un asile pour elle? Du moins
elle la contempla sous cet aspect. Des symptфmes assez lйgers, mais
heureux, nous donnaient une lueur d'espйrance. Son pouls йtait faible;
mais le mйdecin s'applaudissait de ne pas y trouver le mouvement
irrйgulier de la fiиvre. Ses joues ne se teignaient pas de cette rougeur
pourprйe qui apparaоt ordinairement et fait tache au milieu de la livide
pвleur des poitrinaires. Nous nous efforcions de lui communiquer nos
espйrances, et son pиre lui-mкme, que la mort de ses deux filles avait
frappй d'une sorte de terreur, йtait plus assidu auprиs de Marie; mais
si on cherchait а lui persuader qu'elle devait vivre, elle secouait la
tкte et gardait le silence. Elle semblait nous dire: «Il y a des secrets
que les mourans savent seuls.»
Bientфt une lassitude profonde s'empara d'elle; elle ne pouvait plus se
lever dиs qu'elle йtait assise. La mort paraissait vivre en elle. Quand
nous l'avions placйe sur le siйge d'osier qui faisait face а la pelouse
du chвteau, ses membres fatiguйs, ses jointures sans ressort, ses nerfs
dйtendus refusaient d'exйcuter le moindre mouvement: il fallait la
reporter dans son lit.
Le pиre avait repoussй, une annйe auparavant, les propositions d'un
jeune йtudiant d'Oxford, qui avait demandй Marie en mariage. C'йtait le
fils d'un tory, et par consйquent un objet de haine pour le _country
gentleman_, whig sans savoir pourquoi, et d'autant plus invincible dans
ses dйcisions, une fois prises, que son intelligence йtait plus courte
et plus bornйe. Marie, dont l'ame ardente avait cru entrevoir le bonheur
dans cette union, avait ressenti un profond chagrin en voyant son espoir
dйtruit. On conseilla au pиre, qui voyait dйpйrir sa fille, maintenant
unique, de sacrifier enfin sa vieille haine de whig а l'espйrance de
sauver Marie. Il se rйsolut, non sans peine, а йcrire au jeune homme,
qui malheureusement йtait parti pour l'Italie. Quatre mois s'йcoulиrent,
pendant lesquels la jeune fille s'йteignit lentement.
Lorsqu'il arriva, il йtait trop tard. Elle vivait encore, mais quelle
existence! On voulut lui persuader qu'un voyage en Italie la ranimerait.
«Non, disait-elle, je mourrai prиs de mes deux soeurs, et je serai
ensevelie prиs d'elles. Nos trois tombeaux seront rйunis dans le petit
cimetiиre du village de Blantyre. Je veux que les arbres dont j'ai
respirй l'odeur et йcoutй le murmure soient lа, prиs de moi, prиs de
nous. Ce sont, je le sens bien, des illusions et des chimиres, les
caprices d'un enfant; mais ne me les фtez pas; ils me consolent.»
La vie fuyait lentement de son sein, comme un lйger filet d'eau se perd
en йtй, et disparaоt dans le sable. La derniиre scиne de cette tragйdie
domestique fut dйchirante. Le lieu de sйpulture des habitans du village
et de ceux du chвteau est situй sur une colline asses йlevйe, prиs de
l'йglise. Marie souffrait beaucoup, elle n'ignorait pas que la vivacitй
de l'air qu'on respire sur les hauteurs hвte les progrиs de la phthisie;
et plusieurs fois on s'йtait opposй а ce qu'elle allвt visiter les
tombeaux de Caroline et d'Emma. Parvenue au terme extrкme de la maladie,
et au moment oщ le dernier souffle, prкt а la quitter, vacillait,
annonзant la venue de la mort par de nouvelles souffrances, elle voulut
qu'on la portвt auprиs de ses deux soeurs, sur le siйge d'osier de la
pelouse.
On dut lui obйir; toute espйrance йtait dйtruite, et rйsister а ses
vives instances eыt йtй une cruautй inutile. Henri et son pиre la
suivirent. Quand elle fut arrivйe au lieu qu'elle avait dйsignй, elle
dit:
«Je me souviens d'avoir йtй lа dimanche; on me soutenait, mais je
pouvais encore marcher... Maintenant...
Henri cachait sa figure entre ses mains et pleurait.
«Mon ami, lui dit-elle, je vais lа oщ sont mes soeurs, lа oщ nous nous
reverrons tous, lа oщ nous nous retrouverons. Adieu... embrassez-moi une
fois avant de mourir.»
Il se baissa; а peine eut-elle la force de l'entourer de ses bras... un
long soupir s'йchappa... c'йtait le dernier.
J'ai assistй aux funйrailles de la derniиre de ces infortunйes; je l'ai
vue descendre dans l'йtroit et dernier sйjour oщ elle repose. La stupide
et muette douleur du pиre me pйnйtra. L'ame de cet homme йtait elle-mкme
йbranlйe. Quant а moi, le souvenir des trois soeurs ne m'a plus quittй.
Que sont les grandes infortunes dont on nous parle, les angoisses des
ambitions trompйes qui remplissent l'histoire, les malheurs bruyans, les
catastrophes йclatantes qui nous йmeuvent parce qu'elles nous effraient,
auprиs de cette vie, de cette mort, de ce long supplice, de ce mouvement
continuel, sensible, vers le terme fatal, de cette longue souffrance
suivie d'un long oubli!
Nйes avec tout ce qui donne le bonheur et le fait partager aux autres,
faites pour aimer, pour кtre aimйes, pour sentir toutes les affections
du coeur, quelles traces ont-elles laissйes au monde? Trois pierres
funйraires dans le Rutlandshire. Souffrances du martyr, malheurs du
gйnie, revers du hйros, ont leur consolation et leur rйcompense; mais
ici tant d'obscuritй et tant de douleur! se voir mourir, se sentir
s'йteindre! Non, dans la longue liste des douleurs humaines, il n'en est
pas de plus dйnuйe de compensation et d'allйgement que le sort de ces
trois soeurs, cette existence qui ne fut qu'un sacrifice а la mort, une
consйcration de trois victimes.
LES REGRETS.
AVERTISSEMENT DES ЙDITEURS.
On nous fera remarquer, nous nous y attendons bien, que la composition
dramatique que l'on va lire n'est pas consйquente au titre de ce livre,
qui promet des _contes_ et non des proverbes; mais le moyen d'obtenir
que l'imagination capricieuse а laquelle est dы ce recueil gardвt,
l'espace d'un volume, l'unitй d'une forme littйraire? Dans ses habitudes
fantasques, avoir contй pendant deux cents pages devenait une raison
toute concluante pour quitter la forme du rйcit, et se jeter brusquement
dans celle du drame; bien heureux le lecteur qu'elle n'ait pas eu l'idйe
de _prendre sa lyre_, pour formuler, sous le titre _d'Inondations_, de
_Stupйfactions_, ou de _Dйvastations_, deux ou trois confidences de
poйsie rкveuse.
Mais une chose bien autrement difficile а excuser, c'est l'atroce
calomnie dirigйe contre la nature humaine, dans une suite de scиnes oщ
l'on semble avoir voulu nier la religion des morts. Nous avons eu beau
nous rйcrier sur la cruditй de ce tableau, protester contre sa vйritй,
la mйgиre avec laquelle nous avions traitй nous a rйpondu que nous
йtions d'honnкtes coeurs, simples et naпfs, qui n'avions rien observй,
et qui prenions plaisir а nous leurrer d'agrйables mensonges; elle nous
a soutenu, par exemple, qu'un mari, venant а perdre sa femme, йtait
quelquefois capable, non seulement de dоner, mais aussi de l'oublier le
jour mкme de son enterrement. Elle s'est jetйe dans une mйtaphysique
incroyable pour nous prouver que les enfans, а l'exception de
quelques-uns d'entre eux, chez lesquels la sensibilitй se dйveloppait
prйmaturйment, n'avaient que l'intelligence de la douleur physique.
Enfin elle a йtй jusqu'а prйtendre qu'ordinairement les domestiques se
souciaient fort peu de la mort de leurs maоtres, et qu'ils n'y voyaient
guиre que l'occasion d'un habit neuf, dans le cas oщ on leur faisait
prendre le deuil.
Nous n'avons pas besoin de dire l'indignation profonde que nous a causйe
le dйveloppement de ces principes subversifs. Tout le monde sait, de
reste, qu'un homme tombant dans le veuvage reste toujours de huit а
quinze jours sans manger; que des enfans а la mamelle ont йtй vus
pleurant а chaudes larmes le jour de la mort de leur mиre, surtout quand
la nourrice oubliait de leur donner а tйter, et que, chez les anciens,
des esclaves se prйcipitaient souvent au milieu du bыcher de leurs
maоtres, afin de ne pas leur survivre. Obligйs d'йditer, dans toute son
atrocitй, une conception immorale, nous nous empressons de faire ici
nos rйserves, en priant le public de croire qu'il n'a pas tenu а nous
qu'elle ne fыt pas publiйe.
_P.S._ Nous dйclarons en outre ne pas nous associer aux insinuations
qu'on paraоt avoir voulu diriger contre deux classes de femmes
recommandables par les soins qu'elles rendent а l'humanitй souffrante:
celle des garde-malades, et celle des femmes dites _entretenues_.
PERSONNAGES.
Mme LAROCHE, garde-malade.
SOPHIE, ouvriиre en linge.
ROYER, chef de division au ministиre des affaires ecclйsiastiques,
officier de la lйgion-d'honneur.
BOISSEL, premier expйditionnaire de son cabinet.
UN APPRENTI IMPRIMEUR.
ERNEST ROYER, fils de Royer, вgй de cinq ans et quelques mois.
CHARLES, son ami, вgй de six ans.
MARGUERITE, cuisiniиre de Royer.
PICARD, dit COEUR-VOLANT, croque-mort.
DEUX PROCHES PARENS DE ROYER, DU CФTЙ DE SA FEMME.
DEUX AMIS ET CONNAISSANCES.
UN GARЗON DE RESTAURANT.
Mme SAINT-LЙON, rentiиre.
JULIE, sa femme de chambre.
GUSTAVE, clerc de notaire.
Mme SAGOT, marbriиre.
JEAN, ouvrier chez Mme Sagot.
LES REGRETS.
SCИNE 1re.
(LUNDI SOIR SEPT HEURES.--Une chambre а coucher en dйsordre.--Sur la
cheminйe plusieurs fioles ayant contenu des potions.)
MADAME LAROCHE, versant dans une cuiller un restant de bouteille.
Pauvre chиre femme! elle n'a pas eu le temps seulement de finir son
looch. (_Buvant._) Il йtait fameux pourtant. Faudra que j'en fasse
compliment а M. Cadet. (_S'approchant du lit oщ Sophie est occupйe а
coudre._) Ah ben! par exemple, vas-tu pas me coudre зa а points-arriиre?
SOPHIE.
Mais il me semble, mame Laroche, qu'il faut que зa soye solide: c'est
pas pour un jour que je l'ourle.
MADAME LAROCHE.
Sois donc tranquille, зa tiendra toujours assez bien pour jusqu'au
cimetiиre; aprиs зa c'est l'affaire aux vers.
SOPHIE.
Saprestie! кtes-vous philosophe! Elle vous parle de зa comme d'une
demi-tasse а avaler.
MADAME LAROCHE.
Tu sens bien, chиre petite, qu'on n'est pas venu jusqu'а mon вge, ayant
gardй quantitй de malades que beaucoup me sont passйs dans les bras,
sans se familiariser avec eux sur la chose de mourir. Car enfin
qu'est-ce que la mort? c'est le terme, c'est dйmйnager, c'est finir.
Aujourd'hui pour demain, зa peut кtre notre tour.
SOPHIE.
S'entend, mиre Laroche, que le vфtre est plus prиs que le mien.
MADAME LAROCHE.
Ah! mon Dieu, pauvre bichonne, j'ai vu encore pйrir plus d'une jeunesse.
Tiens donc, la petite Leroy, qui allait sur ses dix ans, et qui vous a
йtй troussйe en trois jours de temps, la semaine passйe.
SOPHIE.
Oui, mais d'abord les enfans sont bien plus susceptibles а mourir que
les jeunes personnes.--Quel вge qu'elle avait, cette pauvre dame que je
tiens lа?
MADAME LAROCHE.
Vingt-neuf ans, а ce qu'elle disait. Moi je lui en aurais bien donnй
trente-trois ou trente-quatre.
SOPHIE.
C'est tout de mкme mourir jeune.
MADAME LAROCHE.
Je crois bien, c'est la fleur de notre вge; d'autant plus que si
cette femme avait eu de la santй, il n'y avait rien de si heureux
qu'elle.--Allonge donc tes points.--Adorйe de son mari, qui a une
trиs-jolie place...
SOPHIE.
Est-ce qu'il n'est pas pour les rйcompenses des mйmorables journйes?
MADAME LAROCHE.
Non, зa c'est а la mairerie; mais son bureau est rue de Grenelle. C'est
lui qui fait payer les suminaires.
SOPHIE, d'un air dйdaigneux.
Ah! un fanatique.
MADAME LAROCHE.
Eh bien! magine-toi qu'elle avait trois cachemires, deux franзais et un
vrai des Indes...
SOPHIE.
Trois chвles pour lors?
MADAME LAROCHE.
Une paire de boucles d'oreilles en diamans, des bagues l'impossible;
montйe en robes, en linge; que son mari ne la contrariait jamais,
qu'elle ordonnait tout dans la maison; mкme que son fils qui est gentil
tout plein est trиs-fort et trиs-grand pour son вge; avec tout зa
fallait qu'elle fыt pomonique.
SOPHIE.
C'est terrible, зa!
MADAME LAROCHE, d'un air capable.
Mais vois-tu ben, je l'ai dit quand j'ai vu son mйdecin: C't'homme-lа ne
la rйchappera pas.
SOPHIE.
Taisez-vous donc; vos mйdecins c'est tous des faiseurs d'embarras.--V'lа
qu'est fait, mиre Laroche.
MADAME LAROCHE.
En te remerciant, ma fille.--Maintenant c'n'est pas le tout: faut que
tu me sortes adroitement le petit paquet d'hardes, parce que moi, la
portiиre a toujours l'habitude de m'appeler quand je passe, de maniиre
que si je n'entrais pas pour jaser un peu dans sa loge, зa ferait un
mauvais effet.--Tu fileras vite; alors toi t'auras le canezou.
SOPHIE.
Convenu.--Et vous, comme зa, vous allez rester toute la nuit auprиs
d'elle?
MADAME LAROCHE.
Pauvre chиre femme, c'est le dernier service.
SOPHIE.
Je n'oserais jamais, moi.
MADAME LAROCHE.
Ah ben! par exemple, as-tu pas peur qu'elle vienne te tirer par les
pieds? Comme dit l'auteur, va, les morts sont morts; laissons en paix
leur cendre.
SOPHIE.
Bonsoir, mиre Laroche.
MADAME LAROCHE.
Bonsoir, ma fille.--Ne t'amuse pas en route, que la mиre serait
inquiиte. Vois-tu, le canezou qui est peut-кtre un peu йlйgant pour toi,
tu pourrais фter un rang; зa te ferait une jolie garniture de bonnet.
SOPHIE.
Oui, mame Laroche.
MADAME LAROCHE.
Attends, je descends avec toi. Je vais dire а la cuisine qu'on me fasse
un peu de vin sacrй! L'air de la nuit est mauvaise, il faut se tenir
l'estomac chaud.
(_Elles sortent_.)
SCИNE II.
(LUNDI SOIR HUIT HEURES.--Le cabinet de Royer.)
ROYER, BOISSEL.
BOISSEL, entrant.
Monsieur le directeur m'a fait demander?
ROYER.
Oui, mon cher Boissel. Entrez, vous savez le malheur qui m'est arrivй?
BOISSEL.
Hйlas! oui, monsieur. Le garзon de bureau, en venant ce matin ici pour
prendre le porte-feuille, a appris le dйcиs de madame votre йpouse, il
nous l'a transmis.--Les bureaux sont dans la consternation.
ROYER, avec un soupir.
Que voulez-vous, mon ami?--Il n'y a rien de nouveau lа-bas?
BOISSEL.
Nous avons eu la visite du secrйtaire gйnйral; il a parcouru tous les
bureaux.
ROYER.
Qui йtait avec lui?
BOISSEL.
M. Certain le chef.
ROYER, а part.
Petit intrigant! (_Haut_.) C'est incroyable qu'on ne puisse pas
s'absenter un jour, et pour un motif aussi lйgitime, sans s'exposer а
des dйsagrйmens.
BOISSEL.
Je vous assure, monsieur, que monsieur le secrйtaire gйnйral n'a pas du
tout paru piquй de votre absence.
ROYER.
Piquй de mon absence! Il s'agit bien qu'il soit piquй ou non. Ne
voyez-vous pas qu'il est de la derniиre inconvenance, quand il y a un
chef de service, de se faire accompagner par un de ses subalternes? Du
moment que monsieur le secrйtaire-gйnйral voulait faire sa visite ce
jour-lа, il devait me prйvenir; j'aurais surmontй la prйoccupation de
ma juste douleur, je me serais arrachй aux derniers embrassemens d'une
йpouse chйrie, afin de me trouver а mon poste.
BOISSEL.
Moi, je sais bien que pour mon compte j'ai trouvй trиs-йtonnante la
conduite de M. Certain.
ROYER.
Du reste, je sais ce que j'ai а faire.--Dites-moi, mon cher
Boissel.--Asseyez-vous donc.--Je veux vous demander un service...
BOISSEL.
Deux, monsieur le directeur.
ROYER.
Qu'est-ce que vous faites le soir?
BOISSEL.
Mon Dieu, nous sommes une sociйtй, des employйs, un mйdecin, quelques
avocats, il y a mкme lа un homme, un ancien magistrat, je voudrais que
vous le connussiez, un homme du premier mйrite. Nous nous rйunissons
dans un cafй prиs de chez moi, on jase politique, on fait sa partie de
dames ou de dominos; quand on est cйlibataire...
ROYER.
Voyez-vous, j'ai lа une liste des personnes de ma connaissance
auxquelles je veux envoyer des billets de faire-part. J'ai marquй aussi
dans l'_Almanach royal_ les diffйrens fonctionnaires de l'ordre civil et
militaire auxquels je compte en adresser...
BOISSEL.
Oui, monsieur.
ROYER.
Il faudrait me prendre cette liste et l'Almanach, avoir bien soin de
n'oublier personne, et de votre belle йcriture...
BOISSEL, riant.
Ah! monsieur le directeur.
ROYER.
Non, vraiment, vous avez une main superbe. Vous auriez donc la bontй de
plier les lettres, de mettre les adresses, et а mesure qu'il y en aura
un paquet de prкt, Cumilhac mon garзon de bureau viendra les prendre
pour les porter. Avant minuit vous pouvez avoir fini tout cela.
BOISSEL.
Oui, monsieur.
ROYER.
Зa ne vous contrarie pas de manquer votre partie ce soir?
BOISSEL.
Comment donc, monsieur le directeur!
ROYER.
Tenez, voilа prйcisйment qu'on vient de l'imprimerie.
(_Entre un apprenti._)
L'APPRENTI.
Bonsoir, monsieur la compagnie; v'la les billets de votre йpouse.
ROYER.
Vous venez bien tard!
L'APPRENTI.
Ah! monsieur, dame c'est de l'ouvrage soignй qu'est long а tirer.
ROYER.
Comment, c'est lа ce que M. Йverat a de mieux?
L'APPRENTI.
Monsieur ne les trouve pas bien?
ROYER.
Du tout. Ce papier est horrible, la vignette et d'un goыt dйtestable.
(_Ayant lu._) Ah! et puis voilа qu'ils me mettent chevalier de la
lйgion-d'honneur au lieu d'officier.
L'APPRENTI.
C'est ces animaux de compositeurs qui n'aura pas fait attention.
ROYER.
Remportez-moi ces lettres; je n'en veux pas.
BOISSEL.
J'observerai а monsieur le directeur que si la cйrйmonie est pour demain
matin, il est bien tard pour que nous en fassions faire d'autres.
ROYER.
Mais, mon cher, voyez vous-mкme si l'on peut se servir de pareilles
horreurs.
BOISSEL.
Je sais bien que c'est dйsagrйable, mais des billets d'enterrement ne
sont pas absolument pour faire trophйe.
ROYER.
Dans six lignes une faute йnorme!
BOISSEL.
Monsieur, je corrigerai а la main, et mкme comme зa le titre d'officier
sera plus visible.
ROYER.
Allons, voyons, laissez ces lettres.
L'APPRENTI.
V'lа, monsieur.
ROYER.
Vous direz а votre maоtre que je suis excessivement mйcontent.
L'APPRENTI.
Oui, 'sieur.
(_Il sort._)
ROYER
Vous avez perdu quelque chose?
BOISSEL.
C'est mon canif que je cherche. Je l'ai sur moi ordinairement, mais
prйcisйment aujourd'hui...
ROYER.
Tenez, en voilа un et dйpкchons-nous, car il faut absolument que nous
ayons fini ce soir. (_Se promenant а grands pas._) Certain avait-il
l'air а son aise avec le secrйtaire gйnйral?
BOISSEL.
Comme зa, monsieur.
ROYER.
Que lui disait-il?
BOISSEL.
Ah! je n'ai pas pu entendre. (_Avec intention._) Mais j'ai bien regrettй
que vous ne fussiez pas lа.
ROYER, vivement.
Pourquoi? Est-ce que vous pensez qu'il se soit passй quelque chose?
BOISSEL.
Non, monsieur; mais c'est que j'aurais fait ma demande d'augmentation,
et j'ose croire que vous n'auriez pas dйdaignй de l'appuyer. C'est bien
de l'indiscrйtion а moi; mais puis-je espйrer...
ROYER.
Ah! mon pauvre Boissel, j'ai si peu le coeur a m'occuper d'affaires de
bureaux.--Je vous laisse; je vous empкche de travailler; je vais tвcher
de dormir un peu; toute la nuit derniиre j'ai йtй sur pied, et j'ai un
fils pour lequel il faut me conserver.
(_Il sort._)
SCИNE III.
(MARDI MIDI.)--La cour de la maison mortuaire.
ERNEST ROYER _а une fenкtre, son chapeau sur la tкte._
ERNEST.
Eh! dis-donc, Charles? bonjour!
CHARLES, _paraissant а une fenкtre en face._
Tiens! t'es donc pas а ta pension?
ERNEST.
Non.
CHARLES.
Pourquoi donc?
ERNEST.
Je vais а l'enterrement de maman. Il s'ra j'ment beau, va; y aura trois
voitures noires; je serai dans une.
CHARLES.
Oh! je voudrais-t'y y aller avec toi.
ERNEST.
Tu ne peux pas, tu n'es pas invitй; si tu savais tout c'monde qu'il y a
dans le salon!
CHARLES.
Mais, dis-donc, tu ne pleures pas?
ERNEST.
J'peux pas; j'ai pas envie.
CHARLES.
Moi j'ai j'ment pleurй quand ma grand'maman est morte.
ERNEST.
Elle t'grondait toujours.
CHARLES.
Je sais bien; mais papa et maman pleuraient, moi je pleurais aussi.
ERNEST.
Oh bien oui! mais papa ne pleure pas.
CHARLES.
Dis-donc: en revenant, tu viendras jouer?
ERNEST.
Si ma bonne veut.
CHARLES.
Nous jouerons а la garde nationale.
ERNEST.
Oui; mais alors je veux кtre Lafayette.
CHARLES.
Tu le seras: moi je serai artilleur.
ERNEST.
Nous ferons l'йmeute.
CHARLES.
Зa y est.
ERNEST.
Otons-nous de la fenкtre, voilа un croque-mort qui se promиne dans la
cour; ma bonne m'a dit que ces hommes-lа йtaient trиs-mйchans.
SCИNE IV.
(MIDI ET DEMI.)
MARGUERITE, _cuisiniиre de M. Royer_, PICARD, _dit_ Coeur-Volant,
_croque-mort._
PICARD, s'approchant de la porte de la cuisine.
Vous effondrez lа, mademoiselle, une bien belle volaille; combien зa
peut-il revenir une piиce comme зa?
MARGUERITE.
3 francs 10 sous, 4 francs.
PICARD.
Je vous demande зa, parce que derniиrement, а un repas de corps que nous
fоmes, on nous compta une poularde beaucoup moins belle que celle-ci au
prix de 6 francs.
MARGUERITE.
Oh! par exemple, on vous a joliment йcorchйs!
PICARD.
Eh bien! voyez, ma femme me soutenait que non.
MARGUERITE.
Votre femme? Vous кtes donc mariй?
PICARD.
Comment donc? mais sans doute; зa vous йtonne?
MARGUERITE.
Dam! il me semblait que vous deviez-t'-кtre cйlibataire.
PICARD.
Le monde est drфle: mais nous sommes presque tous mariйs. Tel que vous
me voyez, j'en suis а ma seconde femme; une grosse mиre, bien fraоche,
bien rйjouie, qui tient une jolie boutique de fruiterie prиs de la
Halle, et qui avait plus d'un soupirant encore. Mais je n'ai eu qu'а me
prйsenter pour obtenir la prйfйrence.
MARGUERITE.
Зa vous rapporte donc bien votre place?
PICARD.
Ce n'est pas l'intйrкt qui l'a dйcidйe; c'est mon humeur, mon caractиre
franc et gai, mon physique: ensuite l'йtat n'est pas mauvais;--d'abord,
nous, nous ne connaissons pas de morte saison.
MARGUERITE.
Ah! bien, dans nos pays c'est rien du tout que les _sacquards_[14].
[Note 14: Nom des croque-morts en Bourgogne.]
PICARD.
Je crois bien. (_Avec importance._) On porte а bras chez vous?
MARGUERITE.
Oui, monsieur.
PICARD.
C'est зa; mais ici vous voyez que nous sommes sur un autre pied. Les
plus pauvres gens ne meurent qu'en voiture. Si je vous disais que ce
convoi-lа va coыter plus de 25 louis а la famille de la dйfunte!
MARGUERITE.
Comment! 25 louis pour enterrer madame?
PICARD.
Ah! c'йtait votre maоtresse? Je parie que vous ne la regrettez pas?
MARGUERITE.
Ma foi, pas trop.
PICARD.
Il paraоt qu'elle n'йtait pas commode?
MARGUERITE.
Oh! d'abord, avant sa maladie, elle йtait trиs-regardante sur la
dйpense; et puis, aprиs зa, depuis qu'elle йtait indisposйe, fallait
faire trente-six tisanes, se relever la nuit.
PICARD.
Ces malades sont si exigeans!
MARGUERITE.
Avec зa que la femme de chambre est trиs-paresseuse, tout me retombait
sur les bras.
PICARD.
Il y a seulement huit jours, j'aurais pu vous indiquer une bien
excellente place! une trиs-forte maison!
MARGUERITE.
Je ne quitterais toujours pas, maintenant, parce que un homme seul, je
veux voir, зa peut devenir bon, et puis il va nous faire faire, а la
femme de chambre et а moi, chacune deux robes pour deuil.
PICARD.
Alors, il ne serait pas dйlicat de sortir maintenant.
UNE VOIX.
Picard, ohй! Picard!
PICARD.
Pardon, mademoiselle, voilа qu'on enlиve le corps, il faut que j'aille
donner un coup de main. Au plaisir de vous revoir.
(_Il sort._)
MARGUERITE.
Bonjour, monsieur. Il est aimable!
SCИNE V.
(TROIS HEURES APRИS MIDI.)--L'intйrieur d'une voiture de deuil.
LE BEAU-FRИRE de la dйfunte, SON COUSIN, DEUX ЙTRANGERS.
LE BEAU-FRИRE.
Elle devait avoir de trente а trente-deux ans.
PREMIER ЙTRANGER.
C'est bien cela, l'вge critique pour les poitrinaires.
PREMIER ЙTRANGER.
Monsieur, sans indiscrйtion, qu'avait-elle apportйe en dot а Royer?
LE BEAU-FRИRE.
60,000 francs.
DEUXIИME ЙTRANGER.
J'aurais cru que c'йtait davantage. Mais, est-ce qu'il ne va pas кtre
forcй de restituer cette somme?
LE BEAU-FRИRE.
Du tout, monsieur, du tout; il y a un enfant.
DEUXIИME ЙTRANGER.
Ah! fort bien.
(_Moment de silence._)
PREMIER ЙTRANGER.
Ce sont toujours de fort tristes cйrйmonies que celles auxquelles nous
allons assister.
LE BEAU-FRИRE.
Sans doute.
PREMIER ЙTRANGER.
Avec зa, moi, qui vais immensйment dans le monde, je connais tout Paris.
En sorte que continuellement je me vois forcй de remplir de ces sortes
de devoirs, qui sont trиs-pйnibles.
LE COUSIN.
Mais en effet, monsieur, j'ai eu l'honneur de vous rencontrer dans
plusieurs maisons, а ce qu'il me semble.
PREMIER ЙTRANGER.
Cela est possible; je vais partout.
LE COUSIN.
Par exemple! l'autre semaine n'ai-je pas eu l'honneur de dоner avec vous
chez Mme d'Angremont?
PREMIER ЙTRANGER.
En effet, monsieur, j'y йtais. Un dоner bien remarquable!
LE COUSIN.
Ah! tout-а-fait. Des truffes а profusion, des vins, tout ce qu'il y a de
mieux; et puis, une maоtresse de maison faisant ses honneurs!...
PREMIER ЙTRANGER.
Admirablement.
LE COUSIN.
Monsieur, autant que je me rappelle, vous n'кtes pas restй la soirйe?
PREMIER ЙTRANGER.
Non, monsieur; ma femme йtait а l'Opйra, et je fus la chercher.
LE COUSIN.
Vous avez beaucoup perdu: il y avait immensйment de jolies femmes: on
a jouй un proverbe de Thйodore Leclercq; Mme d'Angremont y a йtй
charmante.
LE BEAU-FRИRE.
C'est un homme qui a bien de l'esprit, ce Thйodore Leclercq!
PREMIER ЙTRANGER.
Excessivement d'esprit, monsieur; et puis vйritablement une gaietй,--а
faire rire des morts.
DEUXIИME ЙTRANGER.
Nous voilа, je crois, au cimetiиre.
LE COUSIN.
Oui, oщ par parenthиse nous allons avoir de la boue jusqu'а la cheville.
LE BEAU-FRИRE, au cousin.
Ah зa! Adolphe, ne nous perdons pas. Tu sais que nous avons un
rendez-vous chez Vйry а six heures moins un quart. Les voitures vous
ramenant chez vous, nous nous ferons jeter par le cocher au Perron.
(_Ils sortent de la voiture et entrent au cimetiиre._)
SCИNE VI.
(MARDI, SEPT HEURES.)--Un salon de restaurateur.
ROYER.
Garзon, la carte et un bol.
LE GARЗON.
V'lа, m'sieur. (_Dictant, au comptoir._) Bouteille de bordeaux,
julienne, filet sautй aux truffes, saumon sauce cвpres, pвtй de foie
gras, cardons au jus, salade, gelйe d'orange, cafй. (_Apportant la
carte._) V'lа, m'sieur.
ROYER, а part.
Ce restaurant n'est pas mauvais.--Mon chapeau, garзon.
(_Il sort._)
SCИNE VII.
(MARDI, HUIT HEURES).--Un salon.
Mme SAINT-LЙON, GUSTAVE.
MADAME SAINT-LЙON.
Mon Dieu, tu sais bien, Gustave, que je t'aime et que j'aime le
spectacle; mais je ne puis pas y aller ce soir: il viendra, j'en suis
sыre.
GUSTAVE.
Allons donc, aujourd'hui qu'il a enterrй sa femme?
MADAME SAINT-LЙON.
Raison de plus, puisqu'il vient tous les soirs. Aujourd'hui il aura
besoin de se distraire, alors il me tombera sur les bras.
GUSTAVE, d'un air boudeur.
C'est bien gai?
MADAME SAINT-LЙON.
Il me semble, monsieur, que je suis ici la premiиre victime; vous n'avez
pas de raison.
GUSTAVE.
Mais au moins tвche d'кtre libre pour notre partie de campagne.
MADAME SAINT-LЙON.
Sois tranquille.
JULIE, accourant.
Vite, vite, monsieur Gustave, partez; voilа monsieur qui est en bas.
MADAME SAINT-LЙON
Lа, qu'est-ce que je te disais?
GUSTAVE, prenant son chapeau.
Le ciel le confonde. Je vais monter un йtage, j'aurai l'air de venir du
troisiиme. A demain.
(_Il sort._)
MADAME SAINT-LЙON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.
Cela va faire une petite soirйe bien amusante! Il faudra qu'il la
paie. Il a eu l'air de ne pas m'entendre l'autre jour, mais je vais
aujourd'hui, positivement, lui demander le cachemire de sa femme.
SCИNE VIII.
(HUIT HEURES UN QUART.)
Mme SAINT-LЙON, ROYER, _d'un front soucieux._
MADAME SAINT-LЙON, d'un air affectueux.
Ah! vous voilа, mon ami; j'avais peur que vous ne vinssiez pas ce soir;
je n'ai fait que penser а vous toute la matinйe. Vont avez dы кtre bien
ennuyй! Comment allez-vous?
ROYER, avec un soupir.
Je suis tout malingre.
MADAME SAINT-LЙON.
Je conзois cela. (_Avec hйsitation._) Est-ce que vous avez йtй au
cimetiиre?
ROYER.
Non, ce n'est pas l'usage... J'ai йtй а mon bureau.
MADAME SAINT-LЙON.
Comment, aujourd'hui?
ROYER.
Oui, ils sont lа deux ou trois intrigans toujours prкts, quand on
s'absente, а entamer votre position; d'ailleurs j'avais un travail
pressй qui ne pouvait guиre se remettre, une circulaire trиs-dйlicate
sur l'enseignement primaire. Eh bien! je m'en suis encore tirй; je
crois qu'elle sera remarquйe; je vous l'apporterai demain soir dans _le
Messager_.
MADAME SAINT-LЙON.
Je la lirai avec plaisir. (_A part._) Avec beaucoup de plaisir.
(_Moment de silence._)
ROYER.
Voulez-vous sonner Julie, qu'elle m'apporte un peu de rhum; j'ai mal а
l'estomac.
MADAME SAINT-LЙON.
La cave est sur la console.--Vous n'avez peut-кtre pas dоnй?
ROYER.
Si fait; j'ai essayй de manger quelques cuillerйes de potage et une aile
de volaille, зa ne m'a pas passй. (_Il boit un verre de rhum._)--Le
ministre a йtй fort content de mon dernier rapport.
MADAME SAINT-LЙON.
Ah!
ROYER.
Il en a fait presque tout l'exposй des motifs de son projet de loi.
MADAME SAINT-LЙON.
C'est trиs-affable.--(_Moment de silence._) J'ai vu Mme Saint-Phal
aujourd'hui, elle m'a fort demandй de vos nouvelles.
ROYER.
A propos, je l'ai rencontrйe l'autre soir, elle ne m'a pas vu; elle
йtait avec un grand jeune homme blond.
MADAME SAINT-LЙON.
Ah! tout de suite de mauvaises idйes!
ROYER.
Non; mais cette femme-lа est trиs-lйgиre, et je ne me soucie pas que
vous la voyiez beaucoup.
MADAME SAINT-LЙON.
Mon Dieu! je ne la reзois presque jamais. Elle est venue aujourd'hui,
parce qu'elle avait un grand bonheur а me conter.
ROYER.
Qu'est-ce que c'est que ce bonheur?
MADAME SAINT-LЙON
Ah! mon Dieu, elle venait me dire que le gйnйral йtait en marchй de
quelque chose pour elle qu'elle dйsirait depuis long-temps.
ROYER.
Quelque chose qu'elle dйsirait depuis long-temps?
MADAME SAINT-LЙON, nйgligemment.
Oui, un chвle!--un cachemire!
ROYER.
Ah!
MADAME SAINT-LЙON.
Du reste, ce n'est pas un cachemire neuf, c'est une Anglaise qui veut se
dйfaire d'un.
ROYER.
Vos lampes vont bien mal, ma chиre!
MADAME SAINT-LЙON
Mais non, c'est que la mиche n'est pas assez levйe.--Il paraоt que
cette Anglaise en a six.
ROYER.
Eh bien! je suis sыr qu'elle ne les met pas.
MADAME SAINT-LЙON.
C'est possible, lorsqu'on en a tant; mais celles qui n'en ont qu'un...
ROYER.
S'en lassent tout aussi bien!
MADAME SAINT-LЙON.
Mais, mon ami, il faut toujours un chвle.
ROYER.
Sans doute; mais les chвles franзais, comme celui que je vous ai donnй,
valent bien les chвles йtrangers, dont les dessins sont horribles.
D'ailleurs, qu'est-ce que зa prouve, un cachemire?
MADAME SAINT-LЙON
Qu'est-ce que prouve la croix de la lйgion-d'honneur que vous voulez
tous avoir? Jouissance d'amour-propre; au moins on n'a pas l'air d'une
grisette.
ROYER.
On peut trиs-bien avoir l'air distinguй sans cela.
MADAME SAINT-LЙON
Alors pourquoi en aviez-vous achetй un des Indes а votre femme?
ROYER.
Parce qu'avec la dot qu'elle m'apportait, j'йtais tenu а une corbeille
convenable, et que dans une corbeille convenable il y a toujours au
moins quelques diamans et un cachemire.
MADAME SAINT-LЙON
Je suis sыre qu'elle le portait, elle!
ROYER.
Trиs-peu.
MADAME SAINT-LЙON
Tant pis; parce que s'il avait йtй un peu fanй, je vous l'aurait repris.
ROYER.
Je ne vous l'aurais pas vendu.
MADAME SAINT-LЙON, souriant.
Vous aimeriez mieux me le donner?
ROYER.
Pas davantage!
MADAME SAINT-LЙON.
Qu'est-ce que vous comptez donc en faire?
ROYER.
Rien; mais il n'est pas convenable qu'une chose que ma femme a
portйe...
MADAME SAINT-LЙON, avec ironie.
Passe aux mains de la femme que vous aimez?
ROYER.
Je ne dis pas cela.
MADAME SAINT LЙON.
Mon Dieu si, monsieur, c'est votre pensйe, et c'est prйcisйment pour
cela que j'avais envie de ce chвle. Je voulais voir si vous ne mettiez
pas de diffйrence entre votre femme et moi, si vous me croyez digne des
mкmes йgards que vous aviez pour elle...
ROYER.
Pourquoi ne me demandez-vous pas aussi ses diamans?
MADAME SAINT LЙON, avec dignitй.
Des diamans, monsieur, sont comme de l'argent; ils ont une valeur
rйelle, tandis qu'un objet de toilette, qui a йtй portй...
ROYER.
Sais-tu que tu plaides bien?
MADAME SAINT LЙON.
Eh bien! йcoute, Alfred, prкte-le-moi pour quelques mois; je te le
rendrai aprиs. (_S'approchant de lui, et arrangeant le noeud de sa
cravate._) Si tu savais, зa m'irait si bien!
ROYER.
Non, je le donnerai а ma belle-soeur.
MADAME SAINT LЙON, allant s'asseoir sur un sofa а l'autre bout du salon.
C'est vrai, ce sera plus convenable.
ROYER.
Tu vas bouder?
MADAME SAINT LЙON.
Non, monsieur; vous кtes bien libre de me prйfйrer les personnes de
votre famille.
ROYER.
Allons! des folies maintenant.
MADAME SAINT LЙON.
J'ai un malheur; je ne sais pas, comme Mme Saint-Phal, donner des
inquiйtudes. Ce sont celles-lа qu'on aime!
ROYER, assis auprиs d'elle.
Voyons, Irma, ne pleure pas, et embrasse-moi.
MADAME SAINT LЙON.
Non, monsieur.
ROYER.
Comment tu ne veux pas m'embrasser, moi qui suis aujourd'hui si triste,
si а plaindre? Voyons, nous arrangerons tout cela.
MADAME SAINT LЙON.
Nous n'arrangerons rien, car je ne veux rien de vous.
ROYER.
Irma!
MADAME SAINT-LЙON, le repoussant.
Laissez-moi, monsieur.
ROYER.
Ma petite Irma!
MADAME SAINT-LЙON.
Du tout, monsieur; non, je ne veux pas; laissez-moi.
SCИNE IX.
(NEUF HEURES.)--L'atelier de M. Sagot, marbrier prиs le cimetiиre
Mont-Parnasse.
MADAME SAGOT.
Tenez, Jean, voilа une йpitaphe qu'il faudra graver le plus tфt possible
sur cette pierre-lа. On a bien recommandй de ne pas faire attendre.
JEAN, lisant.
_Ci-gоt Jeanne-Marie Perrault, femme de M. Royer, chef de division aux
affaires ecclйsiastiques, officier de la Lйgion-d'Honneur, morte а l'вge
de trente-deux ans. Elle fut bonne mиre, bonne йpouse. Son йpoux et son
fils inconsolables lui ont йlevй ce monument.
De profundis._
C'est bien, madame, je ferai зa demain.
MADAME SAGOT.
Dиs que vous aurez fini votre pierre, vous irez la poser, et vous
mettrez au-dessus une couronne d'immortelles.
JEAN.
Oui, madame; bonsoir.
MADAME SAGOT.
Bonsoir, Jean.
SCИNE X.
(NEUF HEURES UNE MINUTE.)--Le salon de Mme Saint-Lйon.
MADAME SAINT-LЙON, arrangeant ses cheveux et ajustant sa collerette.
Vous кtes insupportable.--Eh bien! vous vous en allez?
ROYER.
Oui, je suis fatiguй; j'ai eu tant d'йmotions aujourd'hui! J'ai besoin
de repos. Je vous apporterai le chвle demain; mais vous ne le mettrez
pas de quelque temps. Qu'on n'aille pas le reconnaоtre sur vos йpaules.
MADAME SAINT-LЙON.
Oui, mon ami.
ROYER.
Adieu, petite.
MADAME SAINT-LЙON.
Vous ne m'embrassez pas? (_Il l'embrasse et sort._)
SCИNE XI.
(NEUF HEURES CINQ MINUTES.)
MADAME SAINT-LЙON.
Julie, Julie, je l'aurai demain.
JULIE.
Quoi donc, madame?
MADAME SAINT-LЙON.
Le cachemire.
JULIE, se jetant а son cou.
Oh! madame, que je suis contente! Comme зa va vous aller!
MADAME SAINT-LЙON.
Tu n'as qu'а aller chercher demain mon petit chвle rayй, chez le
dйgraisseur; je te le donne.
JULIE.
Que vous кtes bonne; mais c'est le cachemire que je voudrais vous voir.
MADAME SAINT-LЙON.
Dis donc? Mme Saint-Phal qui n'a jamais pu en avoir un, depuis deux ans
qu'elle intrigue auprиs du gйnйral.
JULIE.
Elle va кtre dйsolйe.
MADAME SAINT-LЙON.
Tu ne sais pas? j'ai une idйe. Il est de trиs-bonne heure encore; si
nous allions chez elle pour lui conter la nouvelle?
JULIE.
Ah! oui, madame; il y a de quoi l'empкcher de dormir cette nuit.
MADAME SAINT-LЙON.
Eh bien! cours t'arranger; moi je vais mettre mon chapeau.
(_Elles sortent toutes deux._)
SCИNE XII
(MARDI SOIR, DIX HEURES.)--La chambre а coucher de Royer. Sur un panneau
auprиs de la cheminйe le portrait de sa femme.
ROYER, COIFFЙ DE NUIT, EN CALEЗON, PRКT A SE METTRE AU LIT; MARGUERITE.
ROYER.
...Comme du temps de ma femme, un livre de compte que
j'arrкterai.--Avez-vous eu le soin de mettre le lit а l'air?
MARGUERITE.
Oui, monsieur; il y est restй toute la journйe.
ROYER.
Il ne faudrait pas le laisser cette nuit, il n'y aurait qu'а pleuvoir.
MARGUERITE.
Je l'ai фtй, monsieur.
ROYER, prenant sa montre pour la monter.
Quelle heure est-il а la pendule?
MARGUERITE.
Il est, il est... Elle est arrкtйe.
ROYER.
C'est juste; dans tout ce tracas d'hier j'ai oubliй de la monter. Voyez
l'heure qu'il est au salon.
MARGUERITE.
Dix heures dix minutes.
ROYER, prиs de la pendule.
Voyons, tenez la cage, et prenez garde de la laisser tomber.
(_Il monte la pendule, et fait sonner les heures._)
MARGUERITE.
Ah! mon Dieu, que j'ai eu peur!
ROYER.
Qu'est-ce que c'est donc?
MARGUERITE.
C'est le portrait de madame; imaginez-vous, monsieur, il m'a semblй
qu'il me regardait.
ROYER.
Allons, sotte que vous кtes.--Vous dites qu'il йtait dix heures...
MARGUERITE.
Dix minutes, monsieur.
ROYER.
Mettons dix minutes et demie.--Donnez-moi la cage.--Lа, je suis bien
aise d'avoir fait cette opйration; je n'aime pas а ne point entendre
sonner l'heure la nuit quand je me rйveille.
MARGUERITE.
Monsieur n'a plus rien а me commander?
ROYER.
Non. (_La rappelant._) Ayez-moi demain des sardines fraоches pour mon
dйjeuner, et rйveillez-moi а huit heures.
MARGUERITE.
Oui, monsieur.--Monsieur, je voulais vous dire pour la couturiиre...
ROYER.
C'est bien, c'est bien, nous reparlerons de зa. Bonsoir.
(_Marguerite sort._)
ROYER, lisant le journal du soir.
Diable! la loi a passй а une grande majoritй: allons, bravo, monsieur
le ministre; avec votre permission, je m'en vais remettre la lecture de
notre discours а demain; je tombe de sommeil.
(_Il йteint sa bougie et s'endort._)
LE MINISTИRE PUBLIC.
Le Franзais nй malin crйa la guillotine.
Pierre Leroux йtait un pauvre charretier des environs de Beaugency.
Aprиs avoir passй sa journйe а conduire а travers les champs les trois
chevaux qui formaient l'attelage ordinaire de sa charrette, quand venait
le soir, il rentrait а la ferme oщ il servait, soupait sans grandes
paroles avec les autres valets, allumait une lanterne, puis allait se
coucher dans une maniиre de soupente pratiquйe en un coin de l'йcurie.
Ses rкves en gйnйral йtaient peu compliquйs et sans grande couleur; ses
chevaux, la plupart du temps, en faisaient tous les frais. Une fois
il se rйveillait en sursaut au milieu des efforts qu'il faisait pour
relever le limonier qui s'йtait abattu; une autre fois _la Grisa_
s'йtait pris les pieds dans la corde de l'attelage. Une nuit il songea
qu'il venait de mettre а son fouet une belle mиche toute neuve, et que
son fouet refusait obstinйment de claquer; cette vision l'йmut si fort,
qu'йtant venu а se rйveiller, il saisit celui qu'il avait l'habitude de
placer chaque soir а cфtй de lui, et pour bien s'assurer qu'il n'йtait
pas frappй d'impuissance et privй de la plus belle prйrogative qui
appartienne au charretier, il se mit а le faire rйsonner au milieu
du silence. A ce bruit, la chambrйe entiиre fut en йmoi, les chevaux
effrayйs se levиrent en confusion, se ruиrent en hennissant les uns sur
les autres, et manquиrent de briser leurs longes; mais avec quelques
paroles calmantes, Pierre Leroux apaisa tout ce tumulte, et chacun se
rendormit; c'йtait lа un des йvйnemens marquans de sa vie qu'il ne
manquait guиre de raconter chaque fois qu'un verre de vin l'avait mis en
йloquence, et qu'il se trouvait lа un auditeur en humeur de l'йcouter.
Dans le mкme temps, des rкves d'une tout autre forme prйoccupaient
M. Desalleux, substitut du procureur gйnйral prиs la cour criminelle
d'Orlйans. Ayant dйbutй avec йclat dans les fonctions du ministиre
public quelque mois avant l'йpoque dont nous parlons, il n'йtait pas de
haute position de la magistrature а laquelle il ne se crыt appelй, et
la simarre du garde-des-sceaux йtait une des visions courantes de ses
nuits. Mais c'йtait surtout pour les enivremens des triomphes oratoires
que sa pensйe veillait durant le sommeil, lorsqu'une journйe entiиre
avait йtй par lui courageusement dйpensйe aux йtudes mortellement
graves du barreau. La gloire des d'Aguesseau, celle des autres grandes
renommйes des beaux temps de la magistrature parlementaire, ne suffisait
pas aux йtreintes de son impatient avenir; c'йtait jusque dans le passй
le plus lointain, jusqu'aux temps des merveilles de l'йloquence de
Dйmosthиne, que son ame s'йlanзait; pouvoir par la parole, c'йtait lа
l'espйrance, le rйsumй pour ainsi dire du vouloir de toute sa vie,
concentrйe dans cette passion, et s'йtant dйshйritйe pour elle de tous
les plaisirs, de toutes les pensйes de la jeunesse.
Un jour ces deux natures, celle de Pierre Leroux s'йlevant d'un degrй
а peine au-dessus de la portйe de la brute, et celle de M. Desalleux,
abstraite et rectifiйe jusqu'au spiritualisme de la plus haute pression,
se trouvиrent face а face. Il s'agissait entre eux d'un mince dйbat:
M. Desalleux, siйgeant en son tribunal, demandait sur quelques indices
assez insignifians la tкte de Pierre Leroux accusй d'un meurtre, et
Pierre Leroux dйfendait sa tкte contre les empressemens de M. Desalleux.
Malgrй la remarquable disproportion de forces que la Providence avait
mise dans ce duel entre les deux combattans, malgrй l'intervention de
l'institution humaine, venant encore dйranger la juste rйpartition
des chances dans le pair ou non qu'allait prononcer le jury; faute de
preuves concluantes, l'accusй, selon toute apparence, aurait йchappй
aux mains du bourreau; mais de cette indigence mкme de l'accusation
rйsultait pour elle l'occasion de faire un placement extraordinaire
d'йloquence, lequel devait devenir singuliиrement utile а la rйalisation
des belles espйrances de M. Desalleux. En bon administrateur de son
avenir, il ne pouvait guиre prendre sur lui de ne point en profiter.
Aprиs cela, une circonstance fвcheuse se prйsentait pour le pauvre
Pierre Leroux. Quelques jours avant le commencement du procиs, en
prйsence de plusieurs femmes aimables qui se faisaient fкte d'y
assister, le jeune substitut avait laissй entrevoir la ferme confiance
d'obtenir du jury un verdict de condamnation; il n'est personne qui ne
comprenne la situation fausse dans laquelle il allait se trouver si
cette condamnation lui manquait, et si Pierre Leroux, demeurant intact,
venait la tкte sur ses йpaules donner un dйmenti а l'omnipotence de sa
parole accusatrice. Aussi ne le blвmez pas, l'officier du ministиre
public; s'il ne fut pas absolument convaincu, il n'en eut que plus de
mйrite а le paraоtre, que plus de mйrite а se montrer йloquent, comme
depuis plus d'un siиcle on ne l'avait point йtй au barreau d'Orlйans.
Oh! que n'йtiez-vous lа pour voir comme ils furent йmus ces pauvres
messieurs les jurйs, jusqu'au plus profond de leurs entrailles, quand,
dans une belle pйroraison sonore, on leur fit l'effrayant tableau de la
sociйtй йbranlйe jusque dans ses fondemens, de la sociйtй prкte а entrer
en dissolution, le cas йchйant de l'acquittement de Pierre Leroux!
Que n'assistiez-vous aux courtois йloges йchangйs entre la dйfense et
l'accusation, quand l'avocat de l'accusй, prenant la parole, commenзa
par dйclarer qu'il ne pouvait se dispenser de rendre hommage au brillant
talent oratoire dйployй par le ministиre public! Que n'entendiez-vous
le prйsident de la cour faisant des mкmes fйlicitations le texte de
son exorde, si bien que rien ne vous aurait dйfendu de croire qu'il
s'agissait acadйmiquement de dйcerner un prix d'йloquence, et point du
tout d'фter la vie а un homme! Vous auriez pu voir aussi au milieu d'une
foule de _dames йlйgamment parйes_, comme dit un rйcit de journal, la
soeur de M. Desalleux recevant les complimens de toutes les femmes de sa
sociйtй, tandis qu'un peu plus loin son vieux pиre pleurait de bonheur
en voyant le fils et l'orateur incomparable qu'il avait mis au monde.
Six semaines environ aprиs toute cette joie de famille, Pierre Leroux
monta avec l'exйcuteur des hautes-oeuvres sur une charrette qui
l'attendait а la porte de la prison criminelle d'Orlйans. Ils se
rendirent а la place du Martroie, qui est le lieu oщ se font les
exйcutions; il y trouvиrent un йchafaud qui avait йtй dressй pour
eux, et beaucoup de monde qui les attendait. Pierre Leroux, avec la
rйsignation que met а Paris un sac de farine а se hisser, au moyen d'une
poulie, dans le grenier d'un boulanger, monta l'escalier de l'йchafaud.
Comme il arrivait aux derniers degrйs, un rayon de soleil, qui se jouait
sur l'acier brillant et poli du glaive de la justice, lui donna dans
les yeux, il parut prкt а chanceler; mais l'exйcuteur, avec le courtois
empressement d'un hфte qui sait faire les honneurs de chez lui,
le soutint par-dessous les bras, et le posa sur le plancher de la
guillotine; lа Pierre Leroux trouva M. le greffier criminel qui йtait
venu pour formuler le procиs-verbal de l'exйcution, MM. les gendarmes
chargйs de veiller а ce que l'ordre public ne fut pas troublй dans le
compte qu'il allait rйgler, et MM. les valets du bourreau, qui, loin de
justifier le proverbe dont ils sont l'objet, lui montrиrent avec une
complaisance pleine d'йgards comment il devait se placer sous le
couteau. Une minute aprиs, Pierre Leroux fit divorce avec sa tкte; cela
fut pratiquй avec une telle dextйritй que plusieurs de ceux qui йtaient
venus pour assister а un spectacle furent obligйs de demander а leurs
voisins si la chose йtait dйjа faite, et alors ils jurиrent bien qu'on
ne les prendrait plus а se dйranger pour si peu.
Trois mois s'йtaient йcoulйs depuis que la tкte et le corps de Pierre
Leroux avaient йtй jetйs dans un coin du cimetiиre, et, selon toute
apparence, la fosse ne recйlait plus que ses ossemens, quand une
nouvelle session des assises s'йtant ouverte, M. Desalleux eut encore а
soutenir une accusation capitale.
Le veille du jour oщ il devait porter la parole, il quitta de bonne
heure un bal auquel il avait йtй invitй avec toute sa famille, dans un
chвteau des environs, et revint seul а la ville, afin de prйparer sa
cause pour le lendemain.
La nuit йtait sombre; un vent chaud du midi sifflait tristement dans la
plaine, cependant que les bourdonnemens de la fкte dansaient encore а
son oreille.
Aussi il ne tarda pas а кtre saisi d'une grande mйlancolie. Le souvenir
de bien des gens qu'il avait connus, et qui йtaient morts, lui revenait;
et, sans trop savoir pourquoi, il se mit а songer а Pierre Leroux.
Nйanmoins, quand il approcha de la ville, et que les premiиres
lumiиres du faubourg commencиrent а briller, toutes ces sombres idйes
s'йvanouirent; et quand il fut une fois devant son bureau, entourй de
ses livres et de ses procйdures, il ne pensa plus qu'а son plaidoyer,
qu'il aurait voulu faire plus йloquent qu'aucun de ceux qu'il avait
encore prononcйs.
Dйjа son systиme d'accusation йtait а peu prиs arrangй. Pour le
remarquer en passant, c'est chose assez йtrange que l'on puisse dire en
langage social un systиme d'accusation, c'est-а-dire une maniиre absolue
de grouper un ensemble de faits et de preuves en vertu duquel on
s'approprie la tкte d'un homme, comme on dit un systиme de philosophie,
c'est-а-dire un ensemble de raisonnemens ou de sophismes а l'aide
duquel on fait triompher quelque innocente vйritй, thйorie ou rкverie
morale.--Son systиme d'accusation commenзait donc а venir а bien,
quand la dйposition d'un tйmoin, qu'il n'avait pas encore examinйe,
se prйsenta а lui sous un aspect а renverser tout l'йdifice de sa
certitude. Il eut bien quelques momens d'hйsitation, mais, ainsi que
nous l'avons vu, M. Desalleux, dans ses fonctions du ministиre public,
comptait pour le moins aussi souvent avec son amour-propre qu'avec sa
conscience. Appelant а lui toute sa puissance de logique et toutes les
roueries de la parole, se prenant corps а corps avec ce malencontreux
tйmoignage, il ne dйsespйra pas de l'enrйgimenter au nombre de ses
meilleurs argumens; seulement le travail йtait pйnible, et la nuit
s'avanзait.
Trois heures venaient de sonner, et les bougies placйes sur son bureau,
prкtes а s'йteindre, ne jetaient plus qu'une pвle lueur.
Aprиs les avoir renouvelйes, comme le travail l'avait fortement
йchauffй, il fit quelques tours dans la chambre, vint se rasseoir
dans son fauteuil, sur le dos duquel il se renversa, puis, dans cette
attitude, suspendant sa pensйe, а travers une fenкtre placйe vis-а-vis
de lui, il contemplait les йtoiles qui brillaient dans le ciel. Tout а
coup ses yeux, en descendant le long du vitrage, rencontrиrent deux yeux
fixes qui le regardaient; il crut que le reflet de ses bougies, en se
jouant sur le verre, lui produisait cette vision, et il les changea de
place; mais la vision ne lui apparut que plus distincte. Comme il ne
manquait point de coeur, s'armant d'une canne, la seule arme qu'il
eыt sous la main, il alla ouvrir sa croisйe, pour voir quel йtait
l'indiscret qui venait ainsi l'observer а une pareille heure. La chambre
qu'il occupait йtait йlevйe de plusieurs йtages; au-dessus et au-dessous
de lui, le mur йtait а pic et ne prйsentait aucun accident au moyen
duquel on pыt descendre ou monter; dans l'espace йtroit qui rйgnait
entre la fenкtre et le balcon, aucun objet ne pouvait se dйrober а son
regard, et cependant il ne vit rien. Il pensa de nouveau qu'il avait йtй
en proie а une de ces fantaisies qu'enfante l'erreur des sens durant la
nuit, et il se remit en riant а son travail. Mais il n'avait pas йcrit
vingt lignes que, dans un coin obscur de sa chambre, il entendit remuer
quelque chose: cela commenзa а l'йmouvoir, car il n'йtait pas naturel
que ses sens ainsi l'un aprиs l'autre conspirassent pour le tromper.
Ayant regardй cette fois avec attention pour dйcouvrir d'oщ venait ce
frфlement, il vit un objet noirвtre, qui s'avanзait en sautillant par
bonds inйgaux, comme aurait fait une pie. A mesure que l'apparition se
rapprochait de lui, son aspect devenait de plus en plus hideux, car elle
prenait, а ne pas s'y mйprendre, la forme d'une tкte humaine sйparйe du
tronc, et dйgouttante de sang; et quand, par un lourd йlan, elle vint
s'abattre entre ses deux bougies, sur les papiers йpars de son dossier,
M. Desalleux reconnut les traits de Pierre Leroux, qui sans doute йtait
venu pour lui apprendre que dans un magistrat conscience vaut mieux
qu'йloquence. Succombant sous une indicible impression de terreur, il
s'йvanouit; le lendemain, on le trouva йtendu sans connaissance au
milieu de ce sang, qui avait coulй dans la chambre, sur son bureau, et
jusque sur les feuilles de son plaidoyer; on pensa, et il n'eut garde de
dire le contraire, qu'il avait йtй surpris par une hйmorragie. Il est
inutile d'ajouter qu'il ne fut pas en йtat de porter la parole, et que
tous ses prйparatifs oratoires furent perdus.
Bien des jours se passиrent avant que le souvenir de cette terrible nuit
sortit de sa mйmoire, bien des jours avant qu'il pыt supporter sans
terreur les tйnиbres et la solitude. Au bout de quelques mois cependant,
l'apparition ne s'йtant pas renouvelйe, l'orgueil de l'esprit commenзa а
contrebalancer le tйmoignage des sens, et il se demanda de nouveau s'il
n'avait pas йtй dupй par eux. Afin de mieux infirmer cette autoritй,
dont tous ses raisonnemens ne l'affranchissaient pas complйtement, il
appela а son aide l'opinion de son mйdecin, en lui faisant la confidence
de son aventure. Le docteur, qui, а force de regarder dans les cerveaux
sans dйcouvrir la moindre trace de quelque chose qui ressemblвt а une
ame, йtait arrivй а une savante conviction de matйrialisme, ne manqua
pas de rire aux йclats en йcoutant le rйcit de la vision nocturne.
C'йtait peut-кtre la meilleure maniиre de guйrir son malade; car, de
cette faзon, en ayant l'air de prendre en dйrision sa prйoccupation, il
forзait, pour ainsi dire, son amour-propre а prendre parti dans la
cure. Il ne fut pas d'ailleurs, comme on s'en doute, fort embarrassй
d'expliquer а M. Desalleux son hallucination par un excиs de tension
de la fibre cйrйbrale, suivie d'une congestion et d'une йvacuation
sanguine, qui avait fait justement qu'il avait vu ce qu'il n'avait pas
vu. Puissamment rassurй par cette consultation, dont aucun accident ne
vint contredire la sagesse, M. Desalleux reprit peu а peu sa sйrйnitй
d'esprit, et presque toutes ses habitudes; il les modifia seulement en
ce sens, qu'il travailla avec une application moins opiniвtre, et se
livra par les conseils du docteur а quelques distractions de monde qu'il
avait fort йvitйes jusque lа.
Pour un homme d'йtude, que sa santй exile dans les salons, la seule
maniиre de rendre sa situation supportable, c'est de l'accepter
loyalement et sans nulle rйserve; c'est de se faire franchement, quoi
qu'il puisse lui en coыter, tout d'abord homme de plaisir. Il y a aux
choses que l'on fait avec conscience, mкme aux moins avenantes, je ne
sais quel entraоnement et quelle consolation; et puis, aprиs tout, il
n'est peut-кtre pas d'homme d'une nature si complйtement supйrieure,
qu'une occupation а laquelle se plaоt ce qu'on appelle la sociйtй,
c'est-а-dire tout le monde, ne puisse le distraire а son tour, s'il ne
prend pas trop conseil de sa morgue intellectuelle.
Employйes avec prйcaution, les femmes, dans ces sortes de cas, peuvent
devenir une excellente diversion; et aussi bien que personne, M.
Desalleux йtait en position de s'en assurer; car sans parler de quelques
avantages extйrieurs, le retentissement de ses succиs oratoires, et,
peut-кtre plus encore, le peu d'empressement qu'il montrait pour
d'autres succиs, l'avaient rendu l'objet de plus d'une fantaisie
fйminine. Mais il y avait dans la donnйe de sa vie quelque chose de trop
positif pour qu'il consentit а ce que mкme l'amour d'une femme y trouvвt
place sans condition. Entre les coeurs qui paraissaient vouloir se
donner а lui, il calcula quel йtait celui dont la bonne volontй
s'escompterait le plus convenablement, sous la forme d'un mariage, en
argent, utiles relations et autres avantages sociaux. La premiиre partie
de son roman ainsi arrкtйe, il vit sans dйplaisir que la fiancйe qui
lui procurerait tout cela йtait une jeune fille gracieuse, йlйgante et
spirituelle, et alors il se mit а l'aimer de toute la fureur dont il
йtait capable, avec approbation et privilйge de ses pиre et mиre,
jusqu'а ce que mariage s'ensuivit.
Depuis long-temps Orlйans n'avait pas vu une plus jolie fiancйe que
celle de M. Desalleux; depuis longtemps Orlйans n'avait pas vu de
famille plus heureuse que celle de M. Desalleux; depuis long-temps
Orlйans n'avait pas vu un bal de noces aussi joyeux et aussi brillant
que celui de M. Desalleux.
Aussi, ce soir-lа, pour un moment il avait laissй en paix son avenir, et
il vivait dans le prйsent. Fait prisonnier dans un coin du salon par
un plaideur qui avait pris ce temps pour lui recommander un procиs, il
regardait de temps en temps la pendule qui marquait une heure trois
quarts; il avait aussi remarquй que deux fois depuis minuit la mиre de
la mariйe йtait venue lui parler bas, que celle-ci avait rйpondu avec un
visage boudeur, et qu'elle ne dansait plus que d'un air prйoccupй. Tout
а coup, а la suite d'une contredanse, il crut s'apercevoir, а un certain
chuchotement qui courait dans l'assemblйe, qu'il venait de se passer
quelque chose. Ayant jetй les yeux, pendant que le plaideur plaidait
toujours, sur les places que sa femme et les demoiselles d'honneur
avaient occupйes pendant toute la soirйe, il ne les vit plus. Alors le
grave magistrat fit comme tous les autres hommes; faussant tout court
compagnie а l'argumentation de son solliciteur, il s'avanзa, par
d'habiles manoeuvres, vers la porte de l'appartement, et au moment oщ
des domestiques passaient chargйs de rafraоchissemens, il s'esquiva,
croyant n'avoir йtй remarquй par personne; ce qui йtait une grande
prйtention, car, depuis le moment oщ la mariйe avait quittй le bal,
toutes les demoiselles de dix-huit а vingt-cinq n'avaient plus perdu de
vue le mariй.
Au moment oщ il allait entrer dans la chambre nuptiale, il trouva sa
belle-mиre, qui en sortait avec les dignitaires dont la prйsence avait
йtй nйcessaire au coucher de la mariйe, et quelques matrones qui
s'йtaient jointes d'office au cortйge. D'un ton йmu, et en lui serrant
vivement la main, sa belle-mиre lui dit а voix basse quelques paroles;
on voyait qu'elle lui recommandait sa fille. M. Desalleux rйpondit par
quelques mots affectueux et par un sourire, et certes а cet instant il
ne songeait pas а Pierre Leroux.
Au moment oщ il ferma la porte de la chambre, sa fiancйe йtait dйjа
couchйe; par un arrangement qui lui parut йtrange, les rideaux du lit
avaient йtй tirйs sur elle; pas un bruit ne se faisait entendre.
La solennitй de ce silence, l'obstacle inattendu de ce rideau, dont
l'ouverture allait nйcessiter une certaine diplomatie, redoublиrent chez
le mariй un embarras d'autant plus facile а comprendre qu'il s'йtait
rarement donnй l'occasion de s'aguerrir, de maniиre а mener lestement de
pareilles rencontres. Son coeur battait violemment, et un frisson lui
courait par tous les membres, en regardant la robe et les parures de
noces, jetйes autour de lui dans un gracieux dйsordre. D'une voix mal
assurйe il appela sa fiancйe. N'ayant pas reзu de rйponse, il retourna,
peut-кtre pour gagner du temps, vers la porte, s'assura de nouveau
qu'elle йtait bien fermйe, puis s'approchant du lit, il йcarta doucement
le rideau.
A la lumiиre incertaine de la lampe de nuit qui йclairait la chambre,
une singuliиre vision lui apparut.
Prиs de sa fiancйe, dormant d'un profond sommeil, une chevelure noire,
et qui n'йtait pas celle d'une femme, se dessinait sur la blancheur
de l'oreiller, oщ elle occupait sa place. Etait-il la victime de
quelques-unes de ces mystifications destinйes а troubler les mystиres
de la nuit nuptiale? ou bien un audacieux usurpateur йtait-il venu le
dйtrфner, mкme avant son couronnement? Dans tous les cas, son substitut
prenait assez peu de souci de lui; car, ainsi que sa femme, il йtait
endormi d'un profond sommeil, et avait le visage tournй vers le fond
de l'alcфve. Au moment oщ M. Desalleux se penchait sur le lit pour
reconnaоtre les traits de cet hфte йtrange, un long soupir, comme celui
d'un homme qui se rйveille, traversa le silence; en mкme temps la face
de l'inconnu, se retournant vers lui, lui offrit une йpouvantable
ressemblance, celle de Pierre Leroux.
En se voyant pour la seconde fois en proie а cette horrible vision,
le magistrat aurait dы comprendre qu'il y avait dans sa vie quelque
mйchante action dont il lui йtait demandй compte: sa conscience, s'il
eыt voulu prendre le soin de l'interroger, n'eыt point йtй en peine de
lui apprendre quel йtait son crime; la chose une fois bien expliquйe,
ce qu'il aurait eu de mieux а faire, c'eыt йtй de se mettre en priиres
jusqu'au matin, puis, le jour venu, d'aller а sa paroisse faire dire
une messe pour le repos de l'ame de Pierre Leroux: au moyen de ces
expiations et de quelques aumфnes faites aux pauvres prisonniers,
peut-кtre eыt-il recouvrй le repos de sa vie, et se fыt-il pour jamais
dйrobй а l'obsession dont il йtait l'objet.
La pensйe de sa nuit de noces, qui l'occupait alors, ne lui permit pas
de songer а ce pieux recours. Le coeur chaud de dйsirs, il se sentit
le courage d'entrer en lutte ouverte avec le fantфme qui venait lui
disputer sa fiancйe, et il essaya de le saisir par sa chevelure pour
le jeter hors de l'appartement. Au mouvement qu'il fit, la tкte ayant
compris son intention commenзa а grincer des dents, et comme il avanзait
la main sans prйcaution, elle lui fit une morsure profonde: mais cette
blessure augmenta encore la rage du valeureux йpoux, il regarda autour
de lui pour chercher une arme, alla ramasser dans la cheminйe la barre
de fer qui servait а retenir les tisons, et, en dйchargeant de toutes
ses forces plusieurs coups sur le lit, il essayait de donner la mort а
la mort, et d'йcraser son hideux ennemi. Mais les choses se passaient
comme aux thйвtres de marionnettes en plein vent, oщ Polichinelle
esquive, en faisant le plongeon, les coups de bвton qu'on lui destine. A
chaque fois que la barre de fer se levait, la tкte faisait adroitement
un saut de cфtй et laissait frapper l'arme а vide. Cela dura quelques
minutes jusqu'а ce que, s'йlanзant par un bond prodigieux par-dessus
l'йpaule de son adversaire, elle disparut derriиre lui, sans qu'il pыt
la retrouver dans aucun coin de l'appartement et deviner par oщ elle
s'йtait йchappйe.
Aprиs une perquisition scrupuleuse, une fois qu'il lui fut prouvй qu'il
йtait bien maоtre du champ de bataille, il retourna auprиs de sa femme
qui, pendant le combat, avait miraculeusement continuй son sommeil, et,
malgrй le dйsordre _de la couche hymйnйe_ sur laquelle la tкte avait
laissй quelques traces sanglantes, il se disposait а en prendre
possession; mais, au moment oщ il soulevait le drap pour se glisser
dessous, il s'aperзut avec horreur qu'une vaste mare de sang chaud,
consйquence du sйjour qu'y avait fait son odieux rival, occupait sa
place et baignait les reins de sa fiancйe. Plus d'une heure se passa
sans qu'il fыt parvenu а йtancher ce sang, qui, malgrй tous ses efforts,
ne tarissait point. Un malheur n'arrive jamais seul. En tracassant dans
la chambre, il renversa la lampe qui l'йclairait et demeura dans une
obscuritй qui augmenta son embarras. Cependant la nuit s'йcoulait; et,
malgrй toutes les entraves que le ciel et la terre pourraient y mettre,
le magistrat avait jurй que son mariage serait consommй! Aprиs avoir
йtendu sur le drap humide deux ou trois couches de linge sec, qui ne
lui paraissaient pas devoir кtre de long-temps traversйes, il se coucha
bravement dessus; et, commenзant а appeler sa fiancйe des noms les plus
tendres, il essayait de la rйveiller. Celle-ci dormait toujours. Alors
il l'attira а lui, l'enlaзa dans ses bras et la couvrit de baisers; elle
continua son sommeil et parut insensible а toutes ses caresses. Que
signifiait cela? йtait-ce une feinte de jeune fille qui donnait pour
n'avoir point а faire les honneurs de sa virginitй mourante? Dans cette
nuit de sabbat, un sommeil surnaturel s'йtait-il abattu sur ses yeux?
Dans ce moment, le jour devait commencer а poindre; espйrant que ses
premiers rayons achиveraient de rompre tous les enchantemens odieux
auxquels il avait йtй en proie, M. Desalleux se leva et alla ouvrir les
persiennes et les rideaux de ses fenкtres, pour laisser pйnйtrer dans
l'appartement la clartй matinale; alors le malheureux vit pourquoi ce
sang ne tarissait point. Emportй par son fougueux courage, dans son duel
avec la tкte de Pierre Leroux, lorsqu'il croyait frapper sur elle, il
avait frappй sur la tкte de sa bien-aimйe: le coup avait йtй si rudement
portй qu'elle йtait morte sans mкme laisser йchapper un soupir; et, а
l'heure oщ il la contemplait, son sang n'avait pas encore fini de couler
par une profonde ouverture qu'il lui avait faite а la tempe gauche.
Nous laissons aux physiologistes а expliquer ce phйnomиne: mais en
voyant qu'il avait tuй sa femme, il fut saisi d'un accиs de rire
inextinguible, qui durait encore au moment oщ sa belle-mиre vint frapper
а la porte de la chambre, pour savoir comment les йpoux avaient passй la
nuit. Son effroyable gaietй redoubla lorsqu'il entendit la voix de la
mиre de la dйfunte. Courant lui ouvrir, il la saisit par le bras; et, la
traоnant en face du lit pour qu'elle contemplвt bien ce beau spectacle,
il fut atteint d'un redoublement de rire qui ne se calma que quand il
vint а haleter sous un hoquet furieux.
Accourus au cri terrible qu'avait jetй la pauvre mиre avant de
s'йvanouir, tous les habitans de la maison furent tйmoins de cette
horrible scиne, dont le bruit ne tarda pas а se rйpandre dans la ville.
Le matin mкme, sur un mandat du procureur-gйnйral, M. Desalleux fut
conduit dans la prison criminelle d'Orlйans, et on a remarquй depuis que
la chambre oщ il fut dйposй йtait celle qu'avait habitйe Pierre Leroux
jusqu'au moment de son exйcution.
La fin du magistrat fut un peu moins tragique.
Dйclarй, sur l'avis unanime des mйdecins, atteint de monomanie et de
folie furieuse, celui qui s'йtait cru destinй а remuer le monde par sa
parole fut conduit а l'hфpital des fous, et, durant plus de six mois, on
le tint enchaоnй dans une cellule obscure. Au bout de ce temps, comme il
n'avait donnй aucun signe de fйrocitй, on lui фta sa chaоne et il fut
mis а un rйgime plus doux.
Aussitфt qu'il eut la libertй de ses mouvemens, une йtrange folie,
qui ne le quitta plus, se dйclara chez lui; il croyait кtre artiste
funambule, et, du matin au soir, il dansait avec les gestes et tout
les mouvemens d'un homme qui tient un balancier et qui marche sure une
corde.
Un libraire d'Orlйans a eu l'idйe de recueillir en un volume les
plaidoyers qu'il avait prononcйs durant sa courte carriиre oratoire.
Trois йditions successives en ont йtй enlevйes. L'йditeur en prйpare une
quatriиme en ce moment.
LE GRAND D'ESPAGNE.
Lors de l'expйdition entreprise en 1823-4, par le roi Louis XVIII, pour
sauver Ferdinand VII du rйgime constitutionnel, je me trouvais, par
hasard, а Tours, sur la route d'Espagne.
La veille de mon dйpart, j'allai au bal chez une des plus aimables
femmes de cette ville oщ l'on sait s'amusait mieux que dans aucune autre
capitale de province; et, peu de temps avant le souper, car on soupe
encore а Tours, je me joignis а un groupe de causeurs au milieu duquel
un monsieur qui m'йtait inconnu racontait une aventure.
L'orateur, venu fort tard au bal, avait, je crois, dоnй chez le receveur
gйnйral. En entrant, il s'йtait mis а une table d'йcartй; puis, aprиs
avoir _passй_ plusieurs fois, au grand contentement de ses parieurs,
dont le _cфtй_ perdait, il s'йtait levй, vaincu par un sous-lieutenant
de carabiniers; et, pour se consoler, il avait pris part а une
conversation sur l'Espagne, sujet habituel de mille dissertations
inutiles.
Pendant le rйcit, j'examinais avec un intйrкt involontaire la figure et
la personne du narrateur. C'йtait un de ces кtres а mille faces qui ont
des ressemblances avec tant de types que l'observateur reste indйcis, et
ne sait s'il faut les classer parmi les gens de gйnie obscurs ou parmi
les intrigans subalternes.
D'abord il йtait dйcorй d'un ruban rouge; or ce symbole trop prodiguй ne
prйjuge plus rien en faveur de personne; il avait un habit vert, et je
n'aime pas les habits verts au bal, lorsque la mode ordonne а tout le
monde d'y porter un habit noir; puis il avait de petites boucles d'acier
а ses souliers, au lieu d'un noeud de ruban; sa culotte йtait d'un
casimir horriblement usй, sa cravate mal mise; bref, je vis bien qu'il
ne tenait pas beaucoup au costume: ce pouvait кtre un artiste!
Ses maniиres et sa voix avaient je ne sais quoi de commun, et sa figure,
en proie aux rougeurs que les travaux de la digestion y imprimaient, ne
rehaussait par aucun trait saillant l'ensemble de sa personne; il avait
le front dйcouvert et peu de cheveux sur la tкte. D'aprиs tous ces
diagnostics, j'hйsitais а en faire, soit un conseiller de prйfecture,
soit un ancien commissaire des guerres; lorsque, lui voyant poser la
main sur la manche de son voisin d'une maniиre magistrale, je le jetai
dans la classe des plumitifs, des bureaucrates et consorts.
Enfin je fus tout-а-fait convaincu de la vйritй de mon observation en
remarquant qu'il n'йtait йcoutй que pour son histoire; aucun de ses
auditeurs ne lui accordait cette attention soumise et ces regards
complaisans qui sont le privilйge des gens hautement considйrйs.
Je ne sais si vous voyez bien l'homme, se bourrant le nez de prises
de tabac, parlant avec la prestesse des gens empressйs de finir leur
discours, de peur qu'on ne les abandonne; du reste s'exprimant avec une
grande facilitй, contant bien, peignant d'un trait, et jovial comme un
loustic de rйgiment.
Pour vous sauver l'ennui des digressions, je me permets de traduire
son histoire en style de conteur, et d'y donner cette faзon didactique
nйcessaire aux rйcits qui, de la causerie familiиre, passent а l'йtat
typographique.
Quelque temps aprиs son entrйe а Madrid, le grand-duc de Berg invita les
principaux personnages de cette ville а une fкte franзaise offerte par
l'armйe а la capitale nouvellement conquise. Malgrй la splendeur du
gala, les Espagnols n'y furent pas trиs-rieurs; leurs femmes dansиrent
peu; en somme, les conviйs jouиrent, et perdirent ou gagnиrent beaucoup.
Les jardins du palais йtaient illuminйs assez splendidement pour que les
dames pussent s'y promener avec autant de sйcuritй qu'elles l'eussent
fait en plein jour... La fкte йtait impйrialement belle, et rien ne
fut йpargnй dans le but de donner aux Espagnols une haute idйe de
l'empereur, s'ils voulaient le juger d'aprиs ses lieutenans.
Dans un bosquet assez voisin du palais, entre une heure et deux du
matin, plusieurs militaires franзais s'entretenaient des chances de la
guerre, et de l'avenir peu rassurant que pronostiquait l'attitude mкme
des Espagnols prйsens а cette pompeuse fкte.
--Ma foi, dit un Franзais dont le costume indiquait le chirurgien en
chef de quelque corps d'armйe, hier j'ai formellement demandй mon rappel
au prince Murat. Sans avoir prйcisйment peur de laisser mes os dans la
Pйninsule, je prйfиre aller panser les blessures faites par nos bons
voisins les Allemands; leurs armes ne vont pas si avant dans le torse
que les poignards castillans... Puis, la crainte de l'Espagne est,
chez moi, comme une superstition... Dиs mon enfance j'ai lu des livres
espagnols, un tas d'aventures sombres et mille histoires de ce pays, qui
m'ont vivement prйvenu contre les moeurs de ses habitans... Eh bien!
depuis notre entrйe а Madrid, il m'est arrivй d'кtre dйjа, sinon le
hйros, du moins le complice de quelque pйrilleuse intrigue, aussi noire,
aussi obscure que peut l'кtre un roman de lady Radcliffe... Or comme
j'йcoute assez mes pressentimens, dиs demain je dйtale... Murat ne me
refusera certes pas mon congй; car, nous autres, grвces aux services
secrets que nous rendons, nous avons des protections toujours
efficaces...
--Puisque tu tires ta crampe, dis-nous ton йvйnement!... s'йcria un
colonel, vieux rйpublicain qui du beau langage et des courtisaneries
impйriales ne se souciait guиre.
Lа-dessus le chirurgien en chef regarda soigneusement autour de lui,
parut chercher а reconnaоtre les figures de ceux qui l'environnaient;
et, sыr qu'aucun Espagnol n'йtait dans le voisinage, il dit:
--Puisque nous sommes tous Franзais!... volontiers, colonel Charrin...
--Il y a six jours, reprit-il, je revenais tranquillement а mon logis,
vers onze heures du soir, aprиs avoir quittй le gйnйral Latour, dont
l'hфtel se trouve а quelques pas du mien, dans ma rue; nous sortions
tous deux de chez l'ordonnateur en chef, oщ nous avions fait une
bouillotte assez animйe... Tout а coup, au coin d'une petite rue, deux
inconnus, ou plutфt deux diables, se jettent sur moi, et m'entortillent
la tкte et les bras dans un grand manteau... Je criai, vous devez me
croire, comme un chien fouettй; mais le drap йtouffa ma voix, puis je
fus transportй dans une voiture avec une rapiditй merveilleuse; et,
quand mes deux compagnons me dйbarrassиrent du sacrй manteau, j'entendis
une voix de femme et ces dйsolantes paroles dites en mauvais franзais:
--Si vous criez ou si vous faites mine de vous йchapper, si vous vous
permettez le moindre geste йquivoque, le monsieur qui est devant
vous est capable de vous poignarder sans scrupule. Ainsi tenez-vous
tranquille. Maintenant je vais vous apprendre la cause de votre
enlиvement... Si vous voulez vous donner la peine d'йtendre votre main
vers moi, vous trouverez entre nous deux vos instrumens de chirurgie que
nous avons envoyй chercher chez vous de votre part; ils vous seront sans
doute nйcessaires. Nous vous emmenons dans une maison oщ votre prйsence
est indispensable... Il s'agit de sauver l'honneur d'une dame. Elle est
en ce moment sur le point d'accoucher d'un enfant dont elle fait prйsent
а son amant а l'insu de son mari. Quoique celui-ci quitte peu sa femme
dont il est toujours passionnйment йpris, et qu'il la surveille avec
toute l'attention de la jalousie espagnole, elle a su lui cacher
sa grossesse. Il la croit malade. Nous vous emmenons pour faire
l'accouchement. Ainsi vous voyez que les dangers de l'entreprise ne vous
concernent pas: seulement obйissez-nous; autrement l'ami de cette dame,
qui est en face de vous dans la voiture, et qui ne sait pas un mot de
franзais, vous poignarderait а la moindre imprudence...
--Et qui кtes-vous, lui dis-je en cherchant la main de mon
interlocutrice, dont le bras йtait enveloppй dans la manche d'un habit
d'uniforme...
--Je suis la camariste de madame, sa confidente, et toute prкte а vous
rйcompenser par moi-mкme, si vous vous prкtez galamment aux exigences de
notre situation.
--Volontiers!... dis-je en me voyant embarquй de force dans une aventure
dangereuse.
Alors, а la faveur de l'ombre, je vйrifiai si la figure et les formes
de la camariste йtaient en harmonie avec toutes les idйes que les sons
riches et gutturaux de sa voix m'avaient inspirйes...
La camariste s'йtait sans doute soumise par avance а tous les hasards de
ce singulier enlиvement, car elle garda le plus complaisant de tous les
silences, et la voiture n'eut pas roulй pendant plus de dix minutes dans
Madrid qu'elle reзut et me rendit un baiser trиs-passionnй.
Le monsieur que j'avais en vis-a-vis ne s'offensa point de quelques
coups de pied dont je le gratifiai fort involontairement; mais comme il
n'entendait pas le franзais, je prйsume qu'il n'y fit pas attention.
--Je ne puis кtre votre maоtresse qu'а une seule condition, me dit la
camariste en rйponse aux bкtises que je lui dйbitais, emportй par la
chaleur d'une passion improvisйe, а laquelle tout faisait obstacle.
--Et laquelle?...
--Vous ne chercherez jamais а savoir а qui j'appartiens... Si je viens
chez vous, ce sera de nuit, et vous me recevrez sans lumiиre.
Notre conversation en йtait lа quand la voiture arriva prиs d'un mur de
jardin.
--Laissez-moi vous bander les yeux!... me dit la camariste; mais vous
vous appuyerez sur mon bras, et je vous conduirai moi-mкme.
Puis la camariste me serra sur les yeux et noua fortement derriиre ma
tкte un mouchoir trиs-йpais.
J'entendis le bruit d'une clef mise avec prйcaution dans la serrure
d'une petite porte sans doute par le silencieux amant que j'avais eu
pour vis-а-vis; et bientфt la femme de chambre, au corps cambrй, et qui
avait du _meneho_ dans son allure, me conduisit, а travers les allйes
sablйes d'un grand jardin, jusqu'а un certain endroit, oщ elle s'arrкta.
Par le bruit que nos pas firent dans l'air, je prйsumai que nous йtions
devant la maison.
--Silence, maintenant!... me dit-elle а l'oreille, et veillez bien sur
vous-mкme!... Ne perdez pas de vue un seul de mes signes, car je ne
pourrai plus vous parler sans danger pour nous deux, et il s'agit en ce
moment de vous sauver la vie.
Puis, elle ajouta, mais а haute voix:
--Madame est dans une chambre au rez-de-chaussйe; pour y arriver, il
nous faudra passer dans la chambre et devant le lit de son mari; ainsi
ne toussez pas, marchez doucement, et suivez-moi bien, de peur de
heurter quelques meubles, ou de mettre les pieds hors du tapis que j'ai
disposй sous nos pas...
Ici l'amant grogna sourdement, comme un homme impatientй de tant de
retards. La camariste se tut; j'entendis ouvrir une porte, je sentis
l'air chaud d'un appartement, et nous allвmes а pas de loup, comme des
voleurs en expйdition.
Enfin la douce main de la camariste m'фta mon bandeau.
Je me trouvai dans une grande chambre, haute d'йtage, et mal йclairйe
par une seule lampe fumeuse. La fenкtre йtait ouverte, mais elle avait
йtй garnie de gros barreaux de fer par le jaloux mari; j'йtais jetй lа
comme au fond d'un sac.
Il y avait а terre, sur une natte, une femme magnifique, dont la tкte
йtait couverte d'un voile de mousseline, mais а travers lequel ses yeux
pleins de larmes brillaient de tout l'йclat des йtoiles. Elle serrait
avec force sur sa bouche un mouchoir de batiste, et le mordait si
vigoureusement que ses dents l'avaient dйchirй et y йtaient entrйes а
moitiй... Jamais je n'ai vu si beau corps, mais ce corps se tordait
sous la douleur comme se tord une corde de harpe jetйe au feu. La
malheureuse avait fait deux arcs-boutans de ses jambes, en les appuyant
sur une espиce de commode; et, de ses deux mains, elle se tenait aux
bвtons d'une chaise en tendant ses bras, dont toutes les veines йtaient
horriblement gonflйes. Elle ressemblait ainsi а un criminel dans les
angoisses de la question...
Du reste, pas un cri, pas d'autre bruit que le sourd craquement de ses
os, et nous йtions lа, tous trois, muets, immobiles...
Les ronflemens du mari retentissaient avec une constante rйgularitй...
Je voulus examiner la camariste, mais elle avait remis le masque dont
elle s'йtait sans doute dйbarrassйe pendant la route, et je ne pus
voir que deux yeux noirs et des formes bien prononcйes qui bombaient
fortement son uniforme. L'amant йtait йgalement masquй. Quand il arriva,
il jeta sur-le-champ des serviettes sur les jambes de sa maоtresse, et
replia en double sur la figure le voile de mousseline.
Lorsque j'eus soigneusement observй cette femme, je reconnus, а certains
symptфmes jadis remarquйs dans une bien triste circonstance de ma vie,
que l'enfant йtait mort; alors je me penchai vers la camariste pour
l'instruire de cet йvйnement.
En ce moment, le dйfiant inconnu tira son poignard; mais j'eus le temps
de tout dire а la femme-de-chambre, qui lui cria deux mots а voix basse.
En entendant mon arrкt, l'amant eut un lйger frisson qui passa sur
lui de pied а la tкte comme un йclair, et il me sembla voir pвlir sa
physionomie sous son masque de velours noir.
La camariste, saisissant un moment oщ cet homme au dйsespoir regardait
la mourante qui devenait violette, me montra, par un geste, des verres
de limonade tout prйparйs sur une table, en me faisant un signe nйgatif.
Je compris qu'il fallait m'abstenir de boire, malgrй l'horrible chaleur
qui me mettait en nage.
Tout а coup l'amant ayant soif prit un de ces verres, et but environ la
moitiй de la limonade qu'il contenait.
En ce moment, la dame eut une convulsion violente qui m'annonзa l'heure
favorable а la crise; et, prenant ma lancette, je la saignai, de force,
au bras droit avec assez de bonheur. La camariste reзut dans des
serviettes le sang qui jaillissait abondamment; puis l'inconnue tomba
dans un abattement propice а mon opйration... Je m'armai de courage, et
je pus, aprиs une heure de travail, extraire l'enfant par morceaux.
L'Espagnol, ne pensant plus а m'empoisonner, en comprenant que je venais
de sauver sa maоtresse, pleurait sous son masque, et de grosses larmes
roulaient, par instans, sur son manteau.
Du reste, la femme ne jeta pas un cri, mais elle mordait son mouchoir,
tressaillait comme une bкte fauve surprise, et suait а grosses gouttes.
Dans un instant horriblement critique, elle fit un geste pour montrer la
chambre de son mari; le mari venait de se retourner; et, de nous quatre,
elle seule avait entendu le froissement des draps, le bruissement du lit
ou des rideaux.
Nous nous arrкtвmes, et а travers les trous de leurs masques, la
camariste et l'amant se jetиrent des regards de feu...
Profitant de cette espиce de relвche, j'йtendis la main pour prendre
le verre de limonade que l'inconnu avait entamй; mais lui, croyant que
j'allais boire un des verres pleins, bondit aussi lйgиrement qu'un chat,
et posa son long poignard sur les deux verres empoisonnйs. Il me laissa
le sien, en me faisant un signe de tкte pour me dire d'en boire le
reste. Il y avait tant de choses, d'idйes, de sentiment, dans ce signe
et dans son vif mouvement, que je lui pardonnai presque les atroces
combinaisons mйditйs pour tuer et ensevelir toute mйmoire de ces
йvйnemens.
Il me serra la main lorsque j'eus achevй de boire; puis, aprиs
avoir laissй йchapper un mouvement convulsif, il enveloppa lui-mкme
soigneusement les dйbris de son enfant; et quand, aprиs deux heures
de soins et de craintes, nous eыmes, la camariste et moi, recouchй sa
maоtresse, il me serra de nouveau les mains, et mit а mon insu, dans ma
poche, des diamans sur papier. Mais, par parenthиse, comme j'ignorais
le somptueux cadeau de l'Espagnol, mon domestique me vola ce trйsor le
surlendemain, et s'est enfui nanti d'une vraie fortune.
Je dis а l'oreille de la femme-de-chambre, et bien bas, les prйcautions
qui restaient а prendre; puis je manifestai l'intention d'кtre libre. La
camariste resta prиs de sa maоtresse, circonstance qui ne me rassura pas
excessivement; mais je rйsolus de me tenir sur mes gardes. L'amant fit
un paquet de l'enfant mort et des linges teints du sang de sa maоtresse;
puis il le serra fortement, le cacha sous son manteau; et, me passant
la main sur les yeux comme pour me dire de les fermer, il sortit le
premier, en m'invitant par un geste а tenir le pan de son habit; ce que
je fis, non sans donner un dernier regard а la camariste. Elle arracha
son masque en voyant l'Espagnol dehors, et me montra la plus dйlicieuse
figure du monde.
Je traversai les appartemens а la suite de l'amant; et quand je me
trouvai dans le jardin, en plein air, j'avoue que je respirai comme si
l'on m'eыt фtй un poids йnorme de dessus la poitrine. Je marchais а
une distance respectueuse de mon guide, en veillant sur ses moindres
mouvemens avec la plus grande attention.
Arrivйs а la petite porte, il me prit par la main, et m'appuya sur les
lиvres un cachet, montй en bague, que je lui avais vu а un doigt de la
main gauche. Je compris toute la valeur de ce signe йloquent. Nous nous
trouvвmes dans la rue; et, au lieu de la voiture, deux chevaux nous
attendaient. Nous montвmes chacun sur une des deux bкtes; mon Espagnol
s'empara de ma bride, la tint dans sa main gauche, prit entre ses dents
les guides de sa monture, car il avait son paquet sanglant dans sa
main droite, et nous partоmes avec la rapiditй de l'йclair. Il me fut
impossible de remarquer le moindre objet qui pыt servir а me faire
reconnaоtre la route que nous parcourыmes. Au petit jour, je me trouvai
prиs de ma porte, et l'Espagnol s'enfuit, en se dirigeant vers la porte
d'Atocha...
--Et vous n'avez rien aperзu qui puisse vous faire soupзonner а quelle
femme vous aviez affaire?... dit un officier au chirurgien.
--Une seule chose... reprit-il. Quand je saignai l'inconnue, je
remarquai sur son bras, а peu prиs au milieu, une petite envie, grosse
comme une lentille, et environnйe de poils bruns... Puis le palais m'a
paru magnifique, immense; la faзade ne finissait pas...
En ce moment, l'indiscret chirurgien s'arrкta, pвlit. Tous les yeux
fixйs sur les siens en suivirent la direction; et les Franзais virent
un Espagnol enveloppй d'un manteau, dont le regard de feu brillait dans
l'ombre, au milieu d'une touffe d'orangers oщ il se tenait debout.
L'йcouteur disparut aussitфt avec une lйgиretй de sylphe, quand un jeune
sous-lieutenant s'йlanзa vivement sur lui.
--Sarpйjeu! mes amis, s'йcria le chirurgien, cet oeil de basilic m'a
glacй. J'entends sonner des cloches dans mes oreilles; et je vous fais
mes adieux... vous m'enterrez ici!...
--Es-tu bкte!... dit le colonel Charrin. Lecamus s'est mis а la piste
l'espion, il saura bien nous en rendre raison.
--Hй bien! Lecamus?... s'йcriиrent les officiers, en voyant revenir le
sous-lieutenant tout essoufflй.
--Au diable!... rйpondit Lecamus. Il a passй, je crois, а travers les
murailles; et, comme je ne pense pas qu'il soit sorcier, il est sans
doute de la maison! il en connaоt les passages, les dйtours, et m'a
facilement йchappй.
--Je suis perdu!... dit le chirurgien d'une voix sombre.
--Allons, sois calme!... rйpondirent les officiers; nous nous mettrons
а tour de rфle chez toi, jusqu'а ton dйpart... et, pour ce soir, nous
t'accompagnerons.
En effet, trois jeunes officiers, qui ayant perdu leur argent au jeu ne
savaient plus que faire, reconduisirent le chirurgien а son logement, et
s'offrirent а rester chez lui, ce qu'il accepta.
Le surlendemain, il avait obtenu son renvoi en France, et faisait tous
ses prйparatifs pour partir avec une dame а laquelle Murat donnait une
forte escorte. Il achevait de dоner en compagnie de ses amis, lorsque
son domestique vint le prйvenir qu'une jeune dame voulait lui parler. Le
chirurgien et les trois officiers descendirent aussitфt; mais l'inconnue
ne put que dire а son amant:
--Prenez garde!...
Elle tomba morte.
C'йtait la camariste qui, se sentant empoisonnйe, espйrait arriver а
temps pour sauver le chirurgien.
Le poison la dйfigura complйtement.
--Diable! diable!... s'йcria Lecamus, voilа ce qui s'appelle aimer!...
il n'y a qu'une Espagnole au monde qui puisse trotter avec un monstre de
poison dans son bocal!...
Le chirurgien restait singuliиrement pensif. Enfin, pour noyer les
sinistres pressentimens qui le tourmentaient, il se remit а table et but
immodйrйment, ainsi que ses compagnons; puis tous, а moitiй ivres, se
couchиrent de bonne heure.
Au milieu de la nuit, le chirurgien fut rйveillй par le bruit aigu que
firent les anneaux de ses rideaux violemment tirйs sur les tringles. Il
se mit sur son sйant, en proie а cette trйpidation mйcanique de toutes
les fibres qui nous saisit au moment d'un semblable rйveil. Alors
il vit, debout devant lui, un Espagnol enveloppй dans son manteau.
L'inconnu lui jetait le mкme regard brыlant, parti du buisson pendant la
fкte, et par lequel il avait dйjа йtй si fatalement saisi.
Le chirurgien cria: Au secours!... A moi, mes amis!
Mais, а ce cri de dйtresse, l'Espagnol rйpondit d'abord par un rire
amer:
--L'opium croоt pour tout le monde!... dit-il.
Puis, aprиs cette espиce de sentence, il lui montra ses trois amis
profondйment endormis; et, tirant avec brusquerie de dessous son manteau
un bras de femme rйcemment coupй, il le prйsenta vivement au chirurgien,
en lui montrant un signe semblable а celui qu'il avait si imprudemment
dйcrit:
--Est-ce bien le mкme?... demanda-t-il.
A la lueur d'une lanterne posйe sur le lit, le chirurgien, glacй
d'effroi, rйpondit par un signe de tкte; et, sans plus ample
information, le mari de l'inconnu lui plongea son poignard dans le
coeur!...
--Le conte est furieusement brun, dit un des auditeurs, mais il est
encore plus invraisemblable; car pourriez-vous m'expliquer qui, du mort
ou de l'Espagnol, vous a racontй cela?...
--Monsieur, rйpondit le narrateur, piquй de l'observation, comme fort
heureusement le coup de poignard que j'ai reзu a glissй а droite au
lieu d'aller а gauche, vous me permettrez de savoir un peu ma propre
histoire... Je vous jure qu'il y a encore des nuits oщ je vois en rкve
les deux sacrйs yeux...
L'ancien chirurgien en chef s'arrкta, pвlit, et resta, la bouche
ouverte, dans un vйritable йtat d'йpilepsie.
Nous nous retournвmes tous du cфtй du salon. A la porte йtait un grand
d'Espagne, un _afrancesados_ en exil, et arrivй depuis quinze jours en
Touraine, avec sa famille. Il apparaissait pour la premiиre fois dans
le monde; et, venu fort tard, il visitait les salons, accompagnй de sa
femme dont le bras droit restait immobile.
Nous nous sйparвmes en silence pour laisser passer ce couple, que nous
ne vоmes pas sans une йmotion profonde.
C'йtait un vrai tableau de Murillo! Le mari avait, sous des orbites
creusйs et noircis, des yeux de feu. Sa face йtait dessйchйe, son crвne
sans cheveux, et son corps d'une maigreur effroyable.--La femme!...
imaginez-la?--non!--vous ne la feriez pas vraie.--Elle avait une
admirable taille; elle йtait pвle, mais belle encore; son teint, par un
privilйge inouп pour une Espagnole, йtait йclatant de blancheur; mais
son regard tombait sur vous comme un jet de plomb fondu... son beau
front, ornй de perles, et blanc, ressemblait au marbre d'une tombe; il y
avait un mort enseveli dans son coeur!... C'йtait la douleur espagnole
dans tout son lustre.
Inutile de dire que le chirurgien avait disparu.
--Madame, demandai-je а la comtesse vers la fin de la soirйe, par quel
йvйnement avez-vous donc perdu le bras?
--Dans la guerre de l'indйpendance... dit-elle.