Benoist Versailles Histoire


Luc Benoist

Histoire de Versailles

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INTRODUCTION

De toutes les créations de l'Ancien Régime, Versailles demeure la plus vivante et la plus populaire. Comme aux XVIIe et XVIIIe siècles, Parisiens et étrangers viennent en foule se promener dans le parc de Le Nôtre. Purgé de l'arbitraire mélancolie que lui prêta le romantisme, le palais de Louis XIV reste pour nous ce que sont devenus Chartres et l'Acropole, c'est-à-dire un pèlerinage européen. L'Ancien Régime à son couchant a laissé en ce lieu un cadre de vie si harmonieux que l'indifférence la plus hostile cède pour un temps à l'admiration. On y voit la nature humanisée par la volonté d'un monarque qui l'a contrainte à devenir une ambiance de beauté pour chaque jour de sa vie, en même temps qu'elle témoignait pour sa gloire.

L'unité du palais réagit contre tout désordre. La réunion de tous les ministères sous l'œil du maître montre la volonté d'un gouvernement centralisé. Au centre du château, là où les trois principales avenues de la ville accourent des points divers de l'horizon pour se réunir devant la grille royale, à cette place auguste où les visiteurs espagnols s'étonnaient de ne pas trouver la chapelle, le roi a fini par placer sa chambre comme un symbole de son mandat divin.

Autant que les yeux le château de Versailles anime le souvenir. C'est un microcosme où se reflète plus d'un siècle de vie française pendant lequel l'Europe accepta de nous son mot d'ordre. Lorsque le jeune roi commence à gouverner et à construire, une des deux «filles immortelles» de Mazarin, la paix de Westphalie (1648), a mis fin à l'Allemagne du Saint Empire. L'autre, la paix des Pyrénées (1659), a consacré l'effacement de l'Espagne et notre prééminence.

Lorsque, après soixante-douze ans de règne, Louis XIV meurt en ce même lieu, la paix d'Utrecht (1713) est venue sanctionner une Europe qu'on ne reconnaît plus. L'Autriche a remplacé l'Espagne en Flandre et en Italie. Les anciennes alliées de la France, Suède, Pologne, Turquie, ont perdu leur importance. On voit surgir des capitales nouvelles. Entre l'Empire et la Pologne le roi de Prusse a fondé Berlin. Au fond de la Baltique, jadis lac suédois, le tsar Pierre bâtit Saint-Pétersbourg. La libre Hollande construit La Haye où se réfugient tous les proscrits, juifs espagnols, huguenots français, républicains et jansénistes. Le duc de Savoie fonde Turin, qui sera le centre d'attraction de l'Italie future. La guerre, qui du temps de sa jeunesse n'avait été pour Louis XIV qu'une romanesque chevauchée destinée à éblouir Marie Mancini ou Louise de La Vallière, est devenue une lutte épuisante. Si le vieux roi tient tête à une Europe qui le hait autant qu'elle l'admire, c'est grâce à des batailles où s'exterminent des centaines de milliers d'hommes. L'Europe moderne est vraiment née.

On ne peut juger Versailles que d'un point de vue mondial. C'est sans doute la demeure d'un grand roi et le siège de son gouvernement, mais c'est aussi le cadre d'une cour, l'image d'une époque, la création d'un peuple, l'exemple d'un siècle. Que comptent les cent millions de livres qu'il a coûté en face de cette réussite? L'ordre que Louis XIV a institué chez lui, et qu'il voulut imposer avec trop de fracas à une Europe méfiante et bientôt hostile, cette influence française si redoutée de son vivant s'établit naturellement d'elle-même quand il eut disparu. La séduction de la politesse, la clarté de la langue, le raffinement des arts surpassèrent en persuasion la force des armes. Des Bourbons régnèrent à Madrid, à Naples, à Parme, à Plaisance. Les cours de Berlin, de Pétersbourg, de Stockholm, de Varsovie parlèrent français. Chaque petit prince voulut avoir son Versailles. Ce fut seulement après sa mort que le vieux monarque remporta sa victoire la plus belle, celle qu'il aurait le plus goûtée puisqu'elle était due à son seul prestige.

S'il est une leçon plus générale encore que nous suggèrent l'harmonie du spectacle et l'esprit qui l'a dirigée, c'est la loi d'unité qui commande toute œuvre d'art réussie et toute politique cohérente. C'est le même esprit qui anima Louis XIV dans son essai prématuré de monarchie européenne, comme c'est lui qui inspira d'autres créations du règne, ces disciplines unificatrices que furent les académies, les manufactures, les casernes de Louvois, les internats des jésuites. La même tendance à l'unité spirituelle conduisit le roi à prendre à Fontainebleau son Edit de Révocation accueilli par une approbation générale, si absurde et malfaisant qu'il nous paraisse. Il constituait le couronnement de son œuvre, dont Versailles, seul encore debout, nous offre une image toujours actuelle, adaptée à la mesure humaine et simplifiée par sa grandeur.

CHAPITRE PREMIER

LES ORIGINES

Le Versailles que nous connaissons est né de la chasse, plaisir issu d'un besoin qui remonte à l'origine des temps. Les magnifiques forêts de l'Ile-de-France qui entouraient et entourent encore Paris, destinaient cette ville à devenir le séjour privilégié des souverains. L'extension continue de la capitale, en éloignant progressivement le gibier, entraîna les chasseurs loin de leur palais et les obligea à s'enquérir de repos de chasse. Sur la route de Paris à Dreux, un humble hameau perdu au milieu des étangs et des bois, Versailles-au-val-de-Gallie leur offrit l'un de ces refuges. Un versail en vieux français désignait une terre de broussailles brûlées en vue de la culture, ce qui justifiait ce lieu-dit d'être devenu une étape pour les bouviers normands qui conduisaient à Paris leurs troupeaux en suivant de Montreuil à Porchefontaine le vieux Chemin-aux-Bœufs.

Au XIe siècle, ce hameau ne groupait que quelques chaumières de laboureurs près du Ru-de-Gallie qui drainait les eaux d'étangs bourbeux et de marécages avant d'aller se jeter dans la Mauldre. Sur ses bords se trouvaient des villages importants: Montreuil, Porchefontaine, Saint-Antoine-du-Buisson, Choisy-aux-Bœufs, dominés par les coteaux boisés de Satory, des Gonards, de Meudon et de Fausse Repose. En 1083, il y avait là un modeste domaine appartenant à un vassal du roi, Hugues de Versaillis, dont les héritiers occupèrent pendant quatre cents ans un manoir rustique et ses dépendances ordinaires, bergerie, colombier, granges, étables, vignes, prés, bois, taillis, terres de labour, potager et même jeu de paume. Cette famille de Versailles s'éteignit en 1478, victime sans doute de la guerre de Cent ans.

Le village, qui ne comptait alors qu'une centaine d'habitants, passa entre les mains de la famille de Soisy qui dut améliorer le château au goût du jour. En 1561, le domaine fut acquis par Martial de Loménie, secrétaire des Finances de Charles IX. Il en jouit peu car, étant huguenot, il fut en 1572 l'une des victimes de la Saint-Barthélémy. Un chroniqueur malveillant assure même que l'assassinat avait été commandé par un favori de Catherine de Mêdicis, Albert de Gondi, comte de Retz et maréchal de France, qui possédait déjà des terres dans la région. Cet «accident» lui permit de s'arrondir en achetant en 1575 pour 35 000 livres au tuteur des orphelins de Loménie la terre franche et le manoir seigneurial qui comportait, dit le contrat de vente, un portail flanqué de tourelles. Dans le village il y avait aussi une modeste église, ancien prieuré dédié à saint Julien, et le moulin à vent du meunier, qui se dressait sur la butte où se trouve aujourd'hui le célèbre château. Ce qui permit plus tard à un courtisan de Louis XIV de répondre au roi, qui lui rappelait le souvenir de ce moulin, «en effet, sire, le moulin est parti, mais le vent est resté».

Au début du XVIIe siècle le village était devenu un gros bourg où prospéraient plusieurs auberges, A l'Image Notre-Dame, A la Corne de Cerf, A l'Ecu de France, A l'Image Saint-Antoine. Parmi les nobles chasseurs qui fréquentaient ce lieu, Henri de Bourbon, roi de Navarre, n'était pas le moins assidu. Il vint y courir le cerf en 1570 et il dîna chez son coreligionnaire Martial de Loménie. Devenu roi il y revint plusieurs fois, de 1589 à 1609, soupant et couchant dans le château. Le domaine était alors géré par Henri de Gondi, évêque de Paris, pour le compte de son neveu qui, devenu majeur, céda la terre à ses oncles, l'évêque et son coadjuteur Jean-François de Gondi, premier archevêque de Paris et dernier seigneur de Versailles.

Louis XIII, dont on a outré le caractère mélancolique car il aimait les arts, pratiquait la peinture et composait de la musique de ballet, adorait aussi la chasse qu'il poussait en forêt de Saint-Germain, quelquefois jusqu'à Marly, Vaucresson et Villacoublay. Attiré par l'abondance du gibier il revenait volontiers à Versailles comme son père. Encore dauphin, il vint y chasser au faucon le 24 août 1607. Ce jour-là il rapporta «un levreau, cinq ou six cailles et deux perdreaux», ce qui est un tableau honorable pour un enfant de six ans. Quand il fut roi et que la chasse finissait trop tard pour qu'il pût revenir coucher au Louvre, il s'arrêtait à Saint-Germain ou plus simplement au manoir des Gondi, que ses propriétaires n'entretenaient pas, n'y venant plus. Car ils possédaient depuis 1577 une plus fastueuse demeure, le château de Saint-Cloud, où en 1589 Henri III devait être assassiné. Vraiment ces Gondi avaient le mauvais œil!

La bâtisse de Versailles était devenue si inconfortable que Louis XIII préférait souvent coucher à l'auberge avec sa troupe de fauconniers et de piqueux. Las de dormir dans un cabaret de rouliers ou dans un moulin à vent, il décida pendant l'hiver de 1623-1624, l'année où iî fit entrer Richelieu au Conseil, de se faire construire un logis de garenne. Il acheta 40 hectares à seize propriétaires différents et se fit élever par un architecte inconnu un simple rendez-vous de chasse, un petit château de gentilhomme à un étage, long de 24 mètres et large de 6, flanqué de deux ailes basses en retour, qu'il paya sur les fonds de ses «menus plaisirs». Il venait souvent constater les progrès de la construction et pour faciliter l'accès des lieux à son petit carrosse, il fit percer deux allées qui devaient devenir les amorces des avenues de Paris et de Saint-Cloud.

Jean Héroard, médecin de la cour depuis Charles IX, qui a noté au jour le jour les plus minces faits et gestes du jeune Louis XIII, nous apprend que le 9 mars 1624 le roi quitta le Louvre à 6 heures trois quarts du matin. A 8 heures il était à Versailles où il prenait son déjeuner. Peu après il montait à cheval pour courir le cerf et il revenait de bonne heure après l'avoir forcé. Il prenait ensuite un renard, faisait les curées, puis venait vérifier l'avancement des travaux de son logis. Il y soupait à 7 heures et, comme il ne se décidait pas à repartir, il envoya chercher son lit au Louvre et lorsque celui-ci arriva, il aida lui-même à le faire. Le lendemain dimanche il entendit la messe à l'église du village et courut encore le renard.

Son manoir étant devenu habitable, il y séjourna du 28 juin 1624 au 5 juillet. Le 2 août, venant de Saint-Germain, il arrivait à Versailles à 8 heures et demie, curieux de voir l'ameublement neuf et la batterie de cuisine que le sieur de Blainville, premier gentilhomme de la chambre, avait fait acheter pour lui. A l'étage, l'appartement du roi occupait quatre des six pièces habitables, un cabinet, une chambre, une salle de réunion et une garde-robe. Les murs étaient ornés avec les sept pièces d'une tenture de Bruxelles représentant l'Histoire de Marc-Antoine et avec deux tableaux dont l'un montrait le siège de La Rochelle. Le roi et ses compagnons se réunissaient le soir pour jouer au billard ou à l'un des jeux contenus dans un coffre, tric-trac, trou-madame, échecs, tourniquets, jonchets, jeu de l'oie, du renard ou du moine. Dehors un jeu ordinaire de longue paume les occupait pendant les beaux jours. Dans la chambre du roi, le lit était de damas vert, ses robes de chambre et ses mules en velours vert étaient assorties à la couleur qu'il préférait. Il s'y trouvait aussi deux chaises en tenailles, ou ployantes, confortables par leur dossier. Dans son cabinet de travail la table, recouverte d'un tapis de Turquie, était garnie d'un écritoire en maroquin rouge et de deux chandeliers dorés portant de grosses bougies.

La porte des chambres des invités était marquée de leurs noms: celui du Premier Ecuyer, Claude de Rouvroy (futur duc de Saint-Simon), celui du Grand Veneur, Hercule de Rohan-Guéméné, duc de Montbazon, ceux de M. de Souvré, du comte de Beringhen et de M. Michel Lucas, un des quatre secrétaires de la main. Le marquis d'Aumont et le comte de Praslin couchaient dans une chambre à deux couchettes. Le comte de Soissons et le duc de Mortemart étaient logés au rez-de-chaussée, à côté du capitaine des gardes et des pièces de services, garde-meuble, magasin d'armes, apothicairerie, cuisine et conciergerie. Aucune chambre n'était prévue pour les dames. Cependant, le 3 novembre 1626, le roi invita sa mère et la reine Anne à une collation exceptionnelle.

En 1630, l'année des tribulations disait Richelieu, le roi fut retenu à l'armée, loin de son cher Versailles, par la campagne du Piémont. Revenant d'Italie en septembre, il tomba gravement malade à Lyon. A peine remis il se fit transporter à Versailles d'où il informa la reine de son rétablissement. Le 29 octobre, il galopait de nouveau à travers bois et se plaisait à prolonger sa convalescence dans cette maison où, quand il ne chassait pas, il faisait de la musique.

Mais la cour se trouva de nouveau agitée par les menées hostiles des reines, de Gaston d'Orléans et du chancelier de Marillac contre Richelieu. Louis XIII dut rentrer à Paris où la Reine mère crut triompher en exigeant de son fils le renvoi de son ministre. Excédé et muet, Louis XIII retourna seul à Versailles où il convoqua en secret le cardinal. Quand Richelieu, qui se croyait disgracié, comprit qu'il n'en était rien, il se jeta aux genoux du roi qui le releva en lui déclarant «qu'il se sentait bien plus obligé à l'égard de l'Etat qu'envers sa mère». En ce 10 novembre 1630, dite la «journée des Dupes», Versailles entrait ainsi dans la grande histoire.

Désormais, par des achats successifs, le roi doubla la superficie de sa terre, l'agrandissant jusqu'à Trianon et même jusqu'au Pont-des-Meuniers, lieu repérable encore aujourd'hui grâce à une grille du parc, dite du Petit-Pont. Enfin le 8 avril 1632, il achetait à Jean-François de Gondi pour 70 000 livres la seigneurie de Versailles avec son vieux manoir en ruines. Il avait déjà décidé, en 1631, de construire un château plus important que son rendez-vous de chasse et il avait confié cette construction à Philibert Le Roy, architecte de Gaston d'Orléans, qui fut peut-être conseillé, comme le suggère M. Louis Hautecœur, par l'illustre François Mansart. L'opération fut vivement menée puisque le nouveau château était inauguré le 15 août 1634, jour cher au cœur de Louis XIII, dévot de Marie.

Le bâtiment respectait le style à la mode à la fin du XVIe siècle. C'était un pavillon à la française, dont les parements de briques rosés et les chaînages de pierres blanches étaient coiffés d'ardoises bleues. La façade sur la cour, au rez-de-chaussée et au premier étage, comportait cinq fenêtres. Deux ailes en retour, de cinq fenêtres également, dessinaient déjà le tracé de la future cour de marbre. Quatre pavillons d'angle identiques flanquaient les quatre coins extérieurs du château. Du côté de la cour un portique de sept arcades, fermées de grilles, unissait les extrémités des ailes. Le tout était entouré de fossés sans eau. Les jardins qui avaient été agrandis par Jacques de Meneurs, neveu de Jacques Boyceau, et qui devaient être remaniés en 1639 par Claude Mollet et Hilaire Masson, comportaient un jeu de paume et un potager.

Tel était le «petit château de cartes», que raille Saint-Simon et où pendant les dix années qui lui restaient à vivre Louis XIII viendra passer ses meilleurs jours, occupé «avec la chasse, les chiens, les bêtes et les oiseaux», comme le disait Morosini. En 1637, il essaiera en vain d'y attirer Mademoiselle de La Fayette qui lui avait inspiré un tendre sentiment. Mais elle préféra prendre le voile des Filles de la Visitation. Huit jours plus tard pour essayer de se consoler Louis XIII offrit une magnifique collation aux filles d'honneur de la reine, parmi lesquelles il avait particulièrement remarqué Mademoiselle de Hautefort. Elle en rit beaucoup en avouant que le roi lui avait fait sa cour en lui contant des aventures de chasse. Sur la fin Louis XIII envisagea même d'abdiquer pour se retirer tout à fait à Versailles et ne plus penser «qu'aux affaires de son âme et de son salut».

C'est de ce manoir que Louis XIV se contenta pendant vingt ans avant de le reconstruire, en respectant toujours au cœur de son fastueux palais le rendez-vous de chasse de son père.

A l'intérieur du royaume, les derniers soubresauts de la Fronde réservaient au jeune souverain des épreuves humiliantes. Le soir du 5 janvier 1649, après avoir tiré les Rois, il quittait furtivement le Louvre avec sa mère qui l'emmenait, à travers la neige, coucher à Saint-Germain dans un château vide, où il grelotta toute la nuit dans des draps déchirés. A onze ans, avec sa fierté, ce sont là des épisodes du Roman comique que l'on n'oublie pas et que l'on pardonne encore moins. Il en garda une définitive aversion pour Paris, pour les parlementaires jansénistes qui dominaient l'opinion de la capitale et pour une noblesse révoltée, qu'il se promit de réduire en servitude sous la plus rigide des étiquettes.

Pendant que Mazarin dissociait la coalition des mécontents en les dressant les uns contre les autres, le nouveau roi atteignait ses treize ans et il était déclaré majeur. Pour fêter cet anniversaire, le 18 avril 1651, il galopait sur son grand cheval jusqu'à Versailles où il chassa et dîna (1).

(1) Rappelons ici que, pour les hommes des XVIIe et XVIIIe siècles, le déjeuner était le repas du matin pris au réveil, qui étymologiquement «rompait le jeûne»; le dîner était le repas de la mi-journée et le souper le repas du soir pris généralement assez tard, entre sept et dix heures.

CHAPITRE II

LES JARDINS ET LES FÊTES

La possession d'une maison est une ambition naturelle à l'homme et particulièrement aux princes. Aux plus hautes époques, les souverains nouvellement intronisés abandonnaient le domicile de leur père pour se faire bâtir un palais qui leur fût propre. On peut supposer que cet usage était une très lointaine survivance du renouvellement des tentes nomades après la mort du chef et associé plus anciennement encore à un rite de purification.

Lorsqu'on 1661 Louis XIV inaugura son gouvernement personnel, il possédait par héritage d'anciennes et célèbres demeures, le Louvre, Vincennes, Saint-Germain, Fontainebleau, Blois, Chambord, sans compter les disparues. Il voulut pourtant se créer un nouveau cadre de vie dont il avait autour de lui de vivants modèles. Il voyait journellement l'entourage élégant de sa mère, Anne d'Autriche, qui adorait le luxe et les parfums et vivait au Louvre dans un appartement somptueux aux marbres polychromes, aux parquets de marqueterie, aux meubles de bois rares, garnis de curiosités de la Chine, au milieu de dames d'honneur qui rivalisaient avec elle de grandes manières espagnoles.

Cependant, comme on l'a répété, il semble que le spectacle de Vaux hâtât chez le prince une décision encore incertaine. Ce fut d'ailleurs à sa demande formelle que Nicolas Fouquet offrit à la cour une fête splendide dans son domaine de Vaux à peine terminé. Le surintendant y avait accumulé des merveilles et cette féerie du 17 juillet 1661 fut tragique comme un aveu de malversations. Venu de Fontainebleau, le roi arriva à Vaux vers 6 heures du soir. Il était accompagné par la Reine mère et par la nouvelle Madame, la charmante Henriette d'Angleterre qui venait d'épouser le frère du roi, Philippe d'Orléans. Les princes et la cour suivaient, en tout 600 personnes. Tous les courtisans admirèrent le château, construit par Le Vau, orné de peintures par Le Brun, puis passèrent dans le parc dessiné par Le Nôtre où l'eau, cette âme des jardins, jaillissait de multiples fontaines. Le roi regarda et apprécia le spectacle du haut de la terrasse qui dominait la cascade. Un souper délicieux suivit. Puis Molière et sa troupe jouèrent les Fâcheux dans un décor de Le Brun. La soirée se termina par un feu d'artifice qui éclaira le parc.

Chaque détail de la fête avait été une insulte involontaire pour l'orgueil jaloux d'un prince désargenté. Le roi revint à Fontainebleau, outré de colère contre «ce luxe insolent et audacieux», qui usurpait ce qu'il considérait comme le plus agréable privilège de la fonction royale, le plaisir de donner du plaisir. Vingt jours après Fouquet était arrêté et Colbert le remplaçait à la surintendance des Finances avant de remplacer Ratabon à la surintendance des Bâtiments (1).

(1) Après le médiocre Ratabon, les surintendants des Bâtiments furent J.-B. Colbert (1664-1683), Louvois (1683-1691), Colbert de Villacerf (1691-1699), J. H. Mansart (1699-1708). Le due d'Antin (1708-1736) fut seulement, comme ses successeurs, directeur général des Bâtiments.

Tout ce que le roi vit à Vaux fut annexé à Versailles. Il décida que le trio Le Vau, Le Brun, Le Nôtre, serait chargé de transformer le petit château de son père. Les tapissiers de Maincy furent transférés dans la nouvelle manufacture royale des Gobelins. Les 1 200 orangers de Vaux vinrent dès 1663 garnir la première Orangerie. En 1683, vingt ans après, le roi acheta au comte de Vaux, fils du malheureux surintendant mort depuis trois ans, les onze Termes de marbre blanc que Poussin avait dessiné pour son père.

Pendant plus de vingt ans Versailles va offrir le spectacle d'un chantier permanent où les campagnes de construction rivaliseront avec les campagnes militaires. Au cours de cette création continue, des fêtes exceptionnelles célébreront officiellement des victoires et officieusement des maîtresses: fêtes de 1664 pour Louise de La Vallière, après quelques succès diplomatiques; fêtes de 1668 pour la marquise de Montespan, après la paix d'Aix-la-Chapelle; fêtes de 1674 pour Madame de Maintenon, en prélude à la paix de Nimègue.

En dehors de ces fastueuses galanteries, le roi manifesta très tôt sa prédilection pour Versailles par des visites renouvelées, simples promenades ou chasses. Il y fit des séjours de plus en plus prolongés et depuis 1663 il y convoqua Molière qui joua des pièces de Corneille et les siennes propres dans le grand vestibule du rez-de-chaussée où il créa cette année-là l'Impromptu de Versailles.

L'art français de la seconde moitié du XVIIe siècle s'est manifesté à Versailles avant de se répandre en Europe et le château conserve de ce temps quelques chefs-d'œuvre incontestés. Il nous semble donc nécessaire de distinguer dans l'évolution de cet art les générations d'artistes qui l'ont élaboré. La sculpture surtout est ici en question, car Versailles avec ses 400 statues offre le plus important ensemble de sculpture classique que possède notre pays. C'est la reconnaissance d'un «fait du prince», car chacun sait à la cour de Louis XIV que «Sa Majesté aime singulièrement la sculpture».

Quatre générations de sculpteurs travaillèrent pour Versailles. La première, à qui échut la commande de 1664, âge de la pierre et du plomb doré, comprenait les artistes issus de l'ancienne Maîtrise, dont le plus jeune avait 40 ans. C'étaient Philippe Buyter, Thibault Poissant, Michel Anguier, Louis Lerambert et Jacques Housseau, formés auprès de Jacques Sarazin. Ils taillèrent dans la pierre des satyres, des faunes, des figures allégoriques, soit 8 statues et 47 termes placés autour de l'Ovale de Latone, le long de l'Allée Royale et au Grand Rondeau (futur Bassin d'Apollon). Elles disparurent vite, condamnées par leur modestie.

La seconde génération reçut la commande de 1667, qui fut celle des marbres. Elle réunissait, autour de Girardon, Laurent Magnier, les frères Gaspard et Balthasar Marsy, Le Hongre, Pierre Le Gros, Mazeline, Regnaudin, dont le plus jeune avait 30 ans. Cette commande, qui ne sera prête qu'en 1672, fut entièrement déterminée par les exigences du parc de Le Nôtre. Le Vau étant mort en 1670, le modeste d'Orbay, malgré son talent, n'était pas de taille à contrer l'autorité de Le Brun. Aussi la commande de 1674, la «grande commande», manifeste-t-elle une ingérence du symbolisme cher au premier peintre. Le Brun prévoyait en effet de placer au Parterre d'Eau 24 statues disposées en six groupes de quatre. Elles devaient symboliser les Eléments, les Saisons, les Heures, les Parties du Monde, les Tempéraments, les différentes sortes de Poèmes. Quatre Enlèvements mythologiques (1) s'ajoutaient à cet ensemble compact. La littérature avait également inspiré le Labyrinthe (1672) où 39 fontaines ornées d'animaux en plomb polychrome illustraient les Fables d'Esope.

(1) Deux ont été placés au jardin des Tuileries: l'Enlèvemenl de Cybèle par Regnaudin et Flamen et l'Enlèvement d'Orilhye par G. Marsy et Flamen. L'Enlèvement de Coronis n'a jamais été fait. Seul l'Enlèvemenl de Proserpine resta à Versailles.

Heureusement Le Brun n'eut pas le loisir de placer lui-même cette «grande commande». En 1683, Louvois remplaçait Colbert à la Surintendance des Bâtiments, place que Jules Hardouin-Mansart occupera après Colbert de Villacerf. Avec Mansart apparaît la troisième génération de sculpteurs composée d'anciens pensionnaires de l'Académie de France à Rome, auteurs des copies d'antiques, Corneille Van Clève, Simon Hurtrelle, Nicolas Coustou, Robert Le Lorrain, Pierre II Legros, René Frémin, sans oublier les marbres originaux contenus dans l'envoi de 1682 qui comprenait 177 statues. Cette génération est aussi l'âge du bronze. Autour du Parterre d'Eau, simplifié en deux nappes, Mansart plaça en 1686 huit Fleuves et huit Nymphes, bronzes de Coysevox, Tuby, Le Hongre, Legros, Magnier, fondus par les Keller. Mansart distribua les autres statues autour du Parterre du Nord avec un sens exquis de leur beauté propre sans s'inquiéter de leur signification. Il disposa les plus belles autour des deux Fontaines du Point-dû-Jour et de Diane (ou du Soir) en plaçant l'Eau de Legros entre le Point-du-Jour de Marsy et le Printemps de Laurent Magnier, puis la Diane de Desjardins entre l'Air de Le Hongre et la Vénus de G. Marsy. Avec Mansart triomphe le point de vue spectaculaire, la cadence architecturale, la sobriété et la grandeur. Il est l'ultime ordonnateur du Versailles que nous admirons aujourd'hui.

La quatrième génération se manifestera à la fin du règne avec le décor de la chapelle qui annonce l'art du XVIIIe siècle et que représentent déjà les Coustou, Le Lorrain et Le Pautre.

Bien entendu, en 1661 ces statues n'existaient pas encore, ni même le parc tel qu'il devait les accueillir. Le Nôtre, qui dès 1657 avait été nommé contrôleur des Bâtiments, logeait encore aux Tuileries dont il avait dessiné les parterres. Il avait commencé d'y appliquer ses principes qui consistaient à dégager les abords des palais pour unir la géométrie des jardins aux lignes de l'architecture. Il reculait les massifs d'arbres qui devenaient le cadre lointain d'une perspective largement ouverte. Il appliqua cette règle à Versailles avant même que l'intervention de Le Vau ait donné toute son ampleur au palais et dont ses parterres anticipés allaient commander le développement. Le Nôtre a compris le premier ce que désirait Louis XIV, un vaste domaine qui relierait insensiblement le charme humanisé des parterres de fleurs à une campagne reboisée pour la chasse. Les jardins, le petit parc et le grand parc finirent par s'étendre sur 17 000 hectares. Des clôtures réelles et fictives, sauts-de-loups ou fossés en ah-ah, n'empêchaient pas le regard de se perdre jusqu'à l'horizon. Plus que Le Brun, autant que Lully, Louis XIV chérit Le Nôtre qui, disait-il, «avait du grand dans l'esprit». En 1677, le roi l'invita même à suivre sa campagne de Flandre sans autre prétexte que de pouvoir parler avec lui de Versailles. Il appréciait la rustique simplicité de ce judicieux bonhomme qui régna pendant quarante ans sur tous les parcs de France. Le Nôtre méritait cette estime car il sut donner son échelle à Versailles, ses entours et ses perspectives, le Grand Canal bordé d'ormes devenus centenaires et la fuite sur le couchant où le disque rouge du soleil descend le soir sur l'horizon, en illuminant la Galerie des Glaces.

En cette même année 1661, avant même qu'on ait touché au château de son père, Louis XIV voulut que l'Europe apprenne la naissance de sa jeune autorité. Il saisit l'occasion de légers différends avec l'Espagne, l'Angleterre et le Pape pour les grossir en offenses, exigeant des réparations qu'il finit par obtenir. Ces succès de prestige caressèrent délicieusement son amour-propre et William Temple, au début de sa carrière, put parler avec humour de «cette nouvelle comète qui veut non seulement être vue mais admirée».

Cependant le roi n'avait que 20 ans et il songeait autant à l'amour qu'à la gloire. On l'avait contraint d'épouser une infante d'Espagne. Mais la pauvre Marie-Thérèse, boulotte tassée, enfantine et zézayante, ne pouvait retenir un époux aussi difficile quant aux qualités physiques et aux dons de conversation qu'il exigeait de ses partenaires. Il avait esquissé auprès d'Henriette d'Angleterre, son ensorcelante belle-sœur de 17 ans, un flirt qui faisait jaser la cour. La Reine mère l'avertit du scandale imminent. Pour l'éviter, les deux complices choisirent un chandelier, une fille d'honneur de Madame, blonde Tourangelle aux yeux bleus, Louise de La Vallière. Mais l'alibi était trop bon. La jeune fille tomba amoureuse et le roi se prit au jeu. En juillet elle était sa maîtresse.

C'est au milieu de ces succès diplomatiques et sentimentaux que le roi voulut inaugurer son nouveau parc, où d'énormes terrassements dessinaient les axes des futures perspectives. Cette fête du printemps de 1664, appelée Les Plaisirs de Vile enchantée, était discrètement dédiée à Louise de La Vallière, nommée duchesse de Vaujours. Pendant trois journées, du 7 au 9 mai, le roi offrit à 600 invités, à la fois acteurs et spectateurs, de magnifiques attractions organisées dans l'Allée Royale par Carlo Vigarani, machiniste et metteur en scène, ancien protégé de Mazarin. Le thème du spectacle, proposé par le duc de Saint-Aignan et le poète Isaac de Benserade, était tiré du Roland furieux de l'Arioste et notamment de l'épisode où l'on voit Roger retenu par Alcine dans son palais enchanté par la beauté de l'hôtesse autant que par les charmes de la magicienne.

Le premier jour, le 7 mai, à 6 heures du soir, un héraut d'armes ouvrit les jeux et le roi qui représentait Roger se montra superbement vêtu, «à la façon des Grecs», avec une cuirasse de lames d'argent couverte d'une broderie d'or et de diamants. Après une entrée des autres chevaliers, aussi somptueusement costumés, défilèrent le char d'Apollon et d'autres allégories antiques. Suivirent la récitation de poèmes et une course de bagues où le roi, comme toujours, excella. Puis un souper accompagné du jeu des violons fut servi sur une table en croissant de lune présidée par la Reine mère.

La seconde nuit, le 8 mai, la troupe de Molière joua la Princesse d'Elide, comédie héroïque mêlée de ballets, où Armande Béjart devenue Mademoiselle Molière interpréta le rôle de la princesse et Molière celui de son bouffon.

La troisième journée, le 9 mai, on s'avança davantage vers le Grand Rond (futur Bassin d'Apollon) qui devait représenter le lac au milieu duquel était sensé bâti le palais d'Alcine. Ce fut la fin des enchantements. La sage Mélisse, sous la forme d'Atlas, mit au doigt de Roger la bague d'Angélique qui détruisait les illusions. Un impressionnant feu d'artifice, chef-d'œuvre de Vigarani, réduisit en cendres le palais et délivra les chevaliers.

Le samedi 10 mai il y eut une course de têtes dans les fossés du petit château. Le lendemain dimanche, après le dîner, le roi mena toute la cour à la Ménagerie de Le Vau, commencée l'année précédente. C'était un pavillon octogonal, ouvert sur sept cours en éventail, dont chacune était réservée à une espèce animale différente: cigognes, demoiselles de Numidie, oiseaux d'Afrique, poules sultanes, pigeons exotiques, donnés par des princes étrangers ou envoyés par les gouverneurs des colonies ou apportés par Mosnier Gassion, commis par le roi à cette sorte de recherche. Le soir, dans le vestibule du château, Molière joua les Fâcheux.

Les jours suivants, jusqu'au 14 mai, il y eut encore des courses, une loterie où le roi fit tomber, avec une élégante diplomatie, un gros lot de diamants entre les mains de la reine, une représentation de la première version de Tartuffe et une autre du Mariage forcé où Molière triompha dans le rôle de Sganarelle. Le roi et la cour retournèrent ensuite à Fontainebleau.

Louis XIV était décidé à reconstruire son château devenu, disait le duc de Créqui, un «favori sans mérite». Colbert, qui préférait le Louvre, fut effrayé par l'ampleur des travaux prévus. Il fit jouer en cette occasion des arguments pathétiques dans une lettre souvent citée: «Ah! quelle pitié que le plus grand roi... fut mesuré à l'aune de Versailles! Et pourtant il y a lieu de craindre ce malheur.» Mais lorsqu'il fut convaincu de la détermination du prince, il la fit sienne et Versailles n'existerait pas sans le travail incessant que le ministre lui a consacré. Car le roi exigeait que Colbert l'informât continuellement du progrès des constructions et, même en campagne, il voulait qu'on lui exposât «le détail de tout».

En 1665, la paix extérieure venait d'être troublée par la mort du beau-père du roi, Philippe IV d'Espagne. Assuré par ses alliances de la passivité de l'Europe, le roi voulut faire valoir les droits de la reine à l'héritage de son père. Il entra donc en Flandre, terre espagnole, le 24 mai 1667, avec une armée sous le commandement de Turenne. Ce fut une promenade militaire de deux mois pendant lesquels ses troupes prenaient des villes sous la direction de Vauban.

Pendant ce temps, les jardins de Versailles prenaient forme sous la direction de Le Nôtre, puissamment secondé par les hydrauliciens du roi, François Francine, intendant des eaux et fontaines, et Denis Jolly, ingénieur fontainier, chargé d'alimenter les bassins du parc. Louis XIV aurait voulu que son parc pût rivaliser avec les jardins d'Italie quant aux fontaines. Un souci lancinant lui fit rechercher partout «une eau que la nature lui refusait». Pour ce faire il fallut, à l'aide de moulins et de pompes, drainer tout autour de Versailles étangs, sources et rigoles, Ru-de-Gallie, étang du Val, source de la Bièvre, étang de Saclay, pour diriger leurs eaux vers des réservoirs, creusés d'abord près de la pompe de la rue des Réservoirs, puis sous le parterre d'eau, puis à Trianon, au nord du palais et enfin au Montbauron. Plus tard, pour alimenter les 1 400 jets d'eau des bassins et fontaines (dont 600 subsistent), il fallut élargir la quête d'une eau dont le besoin se fit de plus en plus sentir. On la chercha à Glatigny, à Rocquencourt, à Noisy, à Trappes, au Bois d'Arcy. On finit même par aller la puiser dans la Seine, à Marly, grâce à la fameuse machine, œuvre de Rennequin et d'Arnold de Ville (1675-1683) qui, par Pacqueduc de Louveciennes, vint remplir les réservoirs du Montbauron. A la fin du règne on songea même à faire venir l'eau de l'Eure par un gigantesque travail, dont il ne reste que Pacqueduc de Maintenon (1685-1690), vestige quasi romain d'un rêve grandiose abandonné.

L'une des curiosités du premier Versailles, alimentée par l'eau, fut la Grotte de Téthys (1) édifiée en 1664-1665 par Le Vau, à l'endroit où se trouve aujourd'hui le vestibule de la chapelle. C'était une grotte marine à l'italienne, tout en rocailles, dont l'idée, due à Charles Perrault, avait été réalisée par Le Brun et François Francine. Sur la façade d'un petit casin presque cubique, trois grandes portes en arcades, dominées par une frise de bas-reliefs, laissaient voir à travers leurs grilles les parois intérieures couvertes de coquillages polychromes, de pierres de roche, de masques grotesques et de miroirs, d'où jaillissaient de tous côtés, par surprise, des jets d'eau intermittents. En 1672, on devait placer dans les trois niches pratiquées au fond de la Grotte des statues représentant Apollon et les Chevaux de son char.

Nous rencontrons ici pour la première fois la mythologie du dieu solaire qui domine le symbolisme de Versailles. Depuis les Valois, le Soleil avait été choisi comme signe royal par excellence. Louis XIV l'adopta systématiquement comme la plus exacte image d'un grand monarque:

Par le bien qu'il fait en tous lieux, produisant sans cesse la vie, la joie et l'action par une course constante et invariable, dont il ne se détourne jamais.

(1) Téthys, déesse de la mer, ne doit pas être confondue comme on le fait toujours, avec Thétis, sa petite-fille, la plus belle des Néréides, sœur de Galatée, amante du faune Atis, dont la présence dans la Grotte était ainsi justifiée.

Dans le parc trois ensembles de sculptures ont fixé trois moments de la carrière du dieu. Sa naissance était évoquée au Parterre de Latone, où les frères Marsy avaient représenté la déesse pressant contre elle Diane et Apollon, ses enfants jumeaux. Au bout de l'Allée Royale, au Bassin d'Apollon, le groupe de Tuby représentait le dieu au lever du jour, encourageant ses chevaux à sortir de l'onde. La fin de la course était représentée à la Grotte de Téthys où Girardon et Regnaudin avaient sculpté Apollon servi par les nymphes, tel que La Fontaine l'a exactement évoqué dans ses Amours de Psyché:

Quand le Soleil est las et qu'il a fait sa tâche

II descend chez Téthys et prend quelque relâche.

C'est ainsi que Louis s'en va se délasser

D'un soin que tous les jours il faut recommencer.

Quant aux Chevaux du Soleil pansés par les Tritons, ils occupaient les niches latérales. Deux autres statues célèbres, œuvre de Tuby, vinrent plus tard (1676) compléter cet ensemble: ce fut le faune Atis jouant de la flûte pour charmer la néréide Galatée et dont une orgue hydraulique invisible imitait la mélodie.

Tandis qu'en 1664 les fêtes avaient été réservées à la cour, en 1668, pour célébrer la paix d'Aix-la-Chapelle, Louis XIV offrit à son peuple le 18 juillet, le Grand Divertissement Royal qui fut accessible à tous. C'était là pour Louis XIV un dessein très réfléchi:

Ces divertissements publics ne sont pas tant les nôtres que ceux de notre cour et de tous nos peuples. Il y a des nations où la majesté des rois consiste à ne point se laisser voir et cela peut avoir ses raisons parmi les esprits qu'on ne gouverne que par la crainte et la terreur; mais ce n'est pas le génie de nos Français et s'il y a quelque caractère singulier dans cette monarchie c'est l'accès libre et facile des sujets au prince.

Le roi qui venait de Saint-Germain demanda donc à son capitaine des gardes d'ouvrir les portes du parc afin qu'il n'y eut personne qui fût empêchée de prendre part au divertissement dont il avait lui-même arrêté les détails. La foule fut telle que des ministres étrangers, pris dans la presse, comme le rapporta l'envoyé de Savoie, furent poussés, rebutés et battus. La reine attendit une demi-heure avant d'être assise à la comédie. Cependant la splendeur du spectacle fut telle qu'elle suscita d'illustres témoignages, ceux de Félibien, de Madeleine de Scudéry, et même de La Fontaine.

Le 18 juillet, à 6 heures du soir, le roi et ses invités gagnèrent un cabinet de verdure préparé pour une collation au Bosquet de l'Etoile, avant de passer dans une salle de spectacle de 1 200 places dressée par Vigarani au carrefour du futur Bassin de Bacchus. Le rideau se leva sur un décor représentant le parc de Versailles dans un état anticipé. Au cours d'une pastorale, la troupe de Molière joua George Dandin, comédie accompagnée d'intermèdes qui s'acheva avec le ballet de l'Amour et Bacchus de Lully où 100 danseurs évoluèrent sur une scène éclairée par 300 bougies.

Après le spectacle, 60 invités privilégiés allèrent souper dans un salon de verdure octogone, dressé par Henri de Gissey au carrefour du futur Bassin de Flore, qu'éclairaient des jets d'eau lumineuse. Le souper du roi de cinq services, de 56 plats chacun, fut servi à une table octogonale dressée autour d'un mont Parnasse ruisselant de cascades. Les autres tables étaient présidées par la reine et les princesses. La cour suivit ensuite une allée bordée de jets d'eau jusqu'au carrefour du futur Bassin de Gérés pour entrer dans une Salle de Bal, peinte en manière de marbres et de prophyres, construite par Le Vau.

Mademoiselle de Scudéry nous invite à imaginer l'effet de 100 chandeliers de cristal, d'un nombre indéfini de plaques de girandoles, de flambeaux et de pyramides «dont l'éclat augmentait la beauté des eaux et où le concert des violons se mêlait au bruit des fontaines».

Après le bal, le roi et la cour gravirent, en remontant vers le palais, les pentes de Latone pour assister à une illumination grandiose qui, sous l'embrasement d'un feu d'artifice, éclaira une dernière fois la façade du château avant sa transformation par Le Vau enfin décidée et dont les parterres faisaient deviner l'ampleur. Déjà les premiers bosquets qui étaient prévus de chaque côté de l'Allée Royale prenaient forme et beaucoup furent achevés pour les fêtes suivantes, celles de 1674.

Elles eurent lieu en pleine guerre. Car les trois ans qui suivirent la fête de 1668 constituèrent une simple veillée d'armes. Louis XIV voulait en finir avec les fiers républicains des Provinces Unies. La guerre reprit, indécise, et se termina par une seconde conquête de la Franche-Comté que le roi garda pour lui cette fois. Puis, pendant que Condé et Turenne arrêtaient l'invasion aux frontières, Louis XIV fit à Versailles le plus long de ses séjours, du 30 juin 1674 à la fin d'octobre. Il donna alors à sa cour six jours de fêtes inoubliables, réparties sur deux mois, les dernières avant son installation définitive.

Le parc, qui était comme d'habitude le cadre de ces divertissements, avait pris sous la direction de Le Nôtre son développement presque complet. En 1668, une peinture de Patel nous montre déjà la perspective centrale qui aboutit au canal, terminé l'année même. Le Bassin de Latone, celui d'Apollon (ancien Rond d'Eau) formaient l'axe de symétrie du petit parc. Louis XIV avait suivi de très près le détail de ces travaux et il s'en faisait rendre compte même en guerre par de longs rapports. Le Vau et Le Nôtre, directement ou par l'intermédiaire de Colbert, lui soumettaient leurs plans qui étaient discutés, amendés ou approuvés et signés par lui. Le roi ne dédaigna pas un jour de dessiner un socle de statue pour faire mieux comprendre ce qu'il voulait. Aussi n'est-il pas exagéré de dire que Versailles a été son œuvre si, comme il se doit, la conception prime l'exécution. Il a trouvé dans l'aménagement de son domaine les pures joies d'un gentilhomme bâtisseur. Il écrivit même en 1669 une Manière de voir les jardins qu'il mettait en pratique, puisqu'il présentait et commentait lui-même avec bonne grâce les beautés de son parc aux ambassadeurs et aux personnages importants qu'il voulait honorer.

A ce moment, où le dessin général du parc ne sera plus modifié, il est bon d'en esquisser la distribution. Et pour donner à cette promenade un intérêt historique nous suivrons l'ordre que Louis XIV avait fixé pour la visite des bosquets en indiquant leurs successives transformations.

Abordant le parc en débouchant sur la terrasse, Louis XIV conseillait de s'arrêter pour admirer les perspectives dans trois directions différentes. On pouvait regarder ensuite les Vases de la Guerre et de la Paix par Coysevox et par Tuby et les Fleuves du Parterre d'Eau. Le visiteur après avoir vu les statues de la Fontaine du «Point du Jour» se dirigeait à gauche vers le Bosquet du Labyrinthe (1665-1671), la plus pittoresque attraction du premier Versailles. Au milieu d'un jaillissement de petits geysers que gardait à l'entrée la statue de la Prudence tenant le fil d'Ariane face à un Esope contrefait, on s'enfonçait dans un dédale où 39 fontaines composées d'animaux peints au naturel évoquaient les Fables que La Fontaine avait remises à la mode.

Après avoir vu en passant le Bassin de Bacchus de Gaspard Marsy on tentait de pénétrer dans la Salle de Bal (1680-1683), difficilement accessible, car son entrée était volontairement cachée pour augmenter le ravissement de surprise du promeneur lorsqu'il débouchait au cœur d'un cirque ovale entouré d'un hémicycle de six gradins de gazon et de rocailles, entrecoupés de cascades descendant entre des rampes de marbre. Au centre, une place entourée d'eau était ménagée pour la danse que conduisait un orchestre placé en haut des cascades. Louis XIV y offrait souvent des collations aux dames.

Abordant le Parterre de Latone on admirait au centre du Bassin le groupe de Latone et ses enfants par B. Marsy, entouré des paysans de Lycie métamorphosés en grenouilles. Au début de l'Allée Royale on voyait en passant la Vénus de Legros, puis on descendait cette allée entre deux bosquets identiques, à gauche la Girandole et à droite le Bosquet du Dauphin qui devaient être remplacés sous Louis XV par de simples Quinconces où les Termes de Poussin ont trouvé asile.

Tournant à gauche dans l'Allée de l'Hiver on passait devant le Bassin de Saturne par Girardon pour arriver à l'Ile Royale ou Ile d'Amour (1674). Ce bosquet était fait de deux parties inégales dont le bassin supérieur seul subsiste et emprunte à sa forme son nom de Vertugadin, tandis que la large nappe inférieure s'appelait le Miroir. Le Nôtre avait aménagé en son centre une île défendue par 80 jets d'eau. Sous Louis XVIII, l'architecte Dufour le transforma en simple Jardin du Roi consacré aux fleurs.

Le massif voisin contient deux bosquets, l'un tout en longueur, la Galerie d'Eau ou Salle des Antiques, qui était bordée de bustes en marbre alternant avec des fontaines. Elle fut transformée en 1704 en une Salle des Marronniers. L'autre bosquet, celui des Sources (1675), fut sur l'ordre de Louis XIV transformé par J. H. Mansart en une colonnade circulaire (1685) où 32 colonnes de marbres polychromes, unies par des arcatures, alternent avec 32 vasques d'eau jaillissante. Cet opulent cirque de verdure, de marbres, et d'eau a servi de cadre au chef-d'œuvre de Girardon, l'Enlèvement de Proserpine qui y fut placé en 1691, mais récemment enlevé pour le soustraire aux intempéries. Il faut espérer qu'on y replacera une copie.

Le visiteur traversait alors l'Allée Royale pour aller voir le Bassin d'Apollon, puis gagnait le côté nord du parc. Il rencontrait d'abord le Bosquet de la Renommée (1675), devenu le Bosquet des Dômes lorsque Mansart y eut construit deux ravissants pavillons de marbre (1677), dont les colonnes supportaient des toits baroques à contre-courbes. Ils furent détruits sous Louis XVIII. Mais l'élégante et double balustrade subsiste et entoure un bassin octogonal orné de trophées. En 1686, on y plaça les statues de la Grotte de Téthys après sa démolition. Seules demeurent comme vestiges de ce passage les belles statues d'Acis et de Galatêe par Tuby, les autres marbres ayant émigré au bosquet qui, en 1704, remplaça le Marais détruit, c'est-à-dire la Salle de Diane, du nom de la Fontaine qui orne l'angle sud-est du massif.

A côté des Dômes, le Bosquet de l'Encelade (1674) de B. Marsy n'a pas bougé depuis sa création et l'on peut toujours y voir la tête submergée du géant qui voulut escalader l'Olympe.

Après avoir admiré le Bassin de Flore par Tuby, le visiteur arrivait dans la Salle des Festins ou du Conseil (1671-1674), transformée en 1715 en Bosquet de l'Obélisque par J. H. Mansart. Remontant vers le château on rencontrait le vieux Bosquet de l'Etoile (1668), aux multiples cabinets de verdure, devenu en 1671 très momentanément la Montagne d'Eau, pour retourner en 1704 à sa dénomination première. En traversant l'Allée de l'Eté on trouvait après un regard jeté sur le Bassin de Cérès de Regnaudin, le Bosquet du Théâtre d'Eau, ou Amphithéâtre, particulièrement cher à Louis XIV qui en avait eu l'idée et dont Vigarani dirigea l'exécution. Il est devenu aujourd'hui le Rond Vert.

A côté, le Bosquet du Marais ou du Buffet (1673), orgueil du premier Versailles, passait pour avoir été suggéré par la marquise de Montespan. Au milieu d'un bassin rectangulaire des jets d'eau foisonnant sortaient du feuillage touffu d'un chêne vert en métal peint au naturel. Dans un coin du même massif les statues de la Grotte de Téthys, exilées des Dômes, vinrent prendre une première place dans un petit bosquet des Bains d'Apollon. Quant au Marais, devenu Salle de Diane, puis Petit Bosquet, il abrita vers 1750 les statues de Louis XV en Jupiter et de Marie Leczinska en Junon avant qu'Hubert-Robert, unissant dans le massif ces deux bosquets en un seul, n'ait juché les marbres des Bains d'Apollon dans des rochers romantiques, hors d'une vue proche pour laquelle ils avaient été faits (1775). On parvenait enfin après un arrêt devant la Fontaine de Diane au parterre du nord devant la Fontaine de la Pyramide de Girardon et son Bain de Nymphes, non sans avoir admiré en passant la statue de l'Hiver du même artiste. Une allée d'Eau descend au Bassin de Neptune en laissant à gauche les anciens Berceaux d'Eau (1672) devenus Les Trois Fontaines (1677) et à droite le Bosquet du Pavillon (1672) devenu l'Arc de Triomphe (1677) dont le nom précéda le placement du groupe actuellement présent du Triomphe de la France (1681) de Tuby.

Le visiteur arrivait ainsi au bas du parc, au Bassin de Neptune dont Louis XIV pensait faire le terme de sa promenade. Mais les travaux commencés en 1679 ne furent achevés que sous Louis XV.

Les bosquets que nous venons de décrire étaient dans leur premier éclat lorsque le roi présida les fêtes de 1674. Le soir du 4 juillet il conduisit ses invités au Bosquet du Marais où les dames trouvèrent sur des tables de marbre blanc des fruits, des pâtes et des confitures sèches répandues également dans des jattes sur le gazon. Après cette collation, les invités revinrent devant la Cour de Marbre, transformée en scène de théâtre, où Lully dirigea une représentation d'Alceste, son premier opéra. Suivit, dans les Grands Appartements, un souper accompagné par les violons ordinaires du roi. Celui-ci avait toujours aimé la musique avec passion et ses violons jouaient pour lui du lever au coucher, à ses repas, à la chapelle, à ses promenades, même sur le canal, sans compter les concerts du soir et les opéras.

Le second jour se passa dans les jardins du nouveau Trianon. Du temps de Louis XIII, Trianon était un village rustique que Louis XIV fit raser pour que Le Vau puisse y construire un pavillon destiné aux collations que le roi voulait offrir à Madame de Montespan dans une relative intimité. C'était un pavillon sans étage, de cinq baies en façade, précédé d'une cour entourée de quatre petits pavillons, destinés chacun à un service différent, entremets et rôts, confitures, potages, entrées et fruits. A l'intérieur, les murs étaient couverts «à la chinoise» de carreaux de céramique que l'on disait de Delft mais qui étaient en faïence de Saint-Cloud et de Lisieux, bleu et blanc, quelquefois vert pâle et jaune clair. Ce Trianon de Porcelaine, qui ne dura que dix-sept ans, était surtout un cabinet de parfums, entouré de fleurs toujours renouvelées.

En 1674, dans un salon de feuillage improvisé au milieu des charmilles des jardins, Lully dirigea le 11 juillet une représentation de son Eglogue de Versailles qui célébrait quatre ans à l'avance la paix de Nimègue. La cour revint ensuite au Bosquet des Festins éclairé par 150 lustres de bougies.

Le 19 juillet, après une collation à la Ménagerie, il y eut sur le Canal une promenade dans des gondoles qui venaient d'être offertes au roi par la République de Venise. Elles s'ajoutaient aux dix bateaux de la flottille de plaisance que Colbert avait formée avec des modèles réduits d'une flotte qui comprenait des chaloupes diverses, une felouque napolitaine, une galiote garnie de 32 canons, une frégate en miniature, une Grande Galère, dont les pavillons et les banderoles multicolores flottaient aux lumières. Ces bateaux étaient manœuvres par quelques matelots, forçats, esclaves maures et gondoliers vénitiens qui habitaient à la tête du canal les maisons d'une Petite Venise. Ce soir-là les violons du roi, embarqués eux aussi, jouèrent dans la nuit. La cour se dirigea ensuite vers la Grotte de Téthys illuminée devant laquelle la troupe de Molière, mort quelques semaines auparavant, joua le Malade imaginaire.

Le 28 juillet, quatrième journée, fut consacré aux nouvelles Fontaines des Saisons, auxquelles avaient collaboré les Francine, l'art des sculpteurs et le génie paysagiste de Le Nôtre. Le soir, après une collation au Théâtre d'Eau, Lully représenta sur une scène improvisée au bout de l'Allée du Dragon (actuel Bassin de Neptune) son opéra, Cadmus et Hermione. Après un feu d'artifice sur le Bassin d'Apollon, il y eut un souper dans la Cour de Marbre où une énorme table octogonale avait été dressée autour de la fontaine centrale.

Le 18 août la cour, après avoir visité le Bosquet du Labyrinthe, assista à la première représentation de l'Iphigénie de Racine sur un théâtre improvisé dans la première Orangerie.

Le 31 août, une fête de nuit extraordinaire mit fin à cette suite de divertissements. Les invités s'embarquèrent pour une nouvelle promenade sur le Grand Canal, qui traversait alors le parc sur 1 kilomètre et demi et que Vigarani avait entouré d'un éphémère décor d'écrans de lumière.

Dans un profond silence, écrit Félibien, on entendait les violons qui suivaient le vaisseau de Sa Majesté. Pendant que les vaisseaux voguaient avec lenteur, l'eau blanchissait autour et les rames qui battaient mollement la marquaient de sillons d'argents.

Ce jour-là la guerre vint rappeler sa présence et l'on présenta à la cour les 107 drapeaux pris par Condé à Seneffe.

CHAPITRE III

LE PALAIS ET LA VILLE

Le 6 mai 1682, Louis XIV quitta Saint-Cloud pour s'installer définitivement à Versailles où «il souhaitait d'être depuis longtemps». Non pas que le château fût terminé, loin de là. Le roi vint habiter un chantier où s'affairaient encore des milliers d'hommes. Dangeau évaluait qu'au plus fort des travaux ceux-ci occupaient 36 000 hommes, qui exigeaient pour le transport des matériaux quelque 6 000 chevaux. Cependant les bâtiments avaient pris leur figure définitive et nous devons essayer de dire comment s'effectua leur rapide croissance.

Trois générations d'architectes se sont dévouées à cette tâche. La première est représentée par Louis Le Vau (1612-1670). La seconde est celle du collaborateur de Le Vau, François d'Orbay (1634-1697) à qui l'on peut attribuer une part importante du travail de son maître, puisque dès 1664 il était chargé de lever tous les plans de l'agence. Peu ambitieux et de santé médiocre il se retira en 1678 en province et laissa le champ libre au petit-neveu de François Mansart, Jules Hardouin-Mansart (1646-1708) qui représente la troisième génération avec son beau-frère et successeur, Robert de Cotte (1656-1735).

En 1661 donc, Le Vau fut chargé de transformer l'ancien logis de Louis XIII, avec discrétion d'abord, car Louis XIV désira toujours conserver le château de sa jeunesse. L'architecte dut se contenter de le remanier à l'extérieur pendant qu'à l'intérieur Charles Errard et Noël Coypel décoraient quelques plafonds.

En 1662, il entreprit le plus urgent, la construction des communs de l'avant-cour destinés à loger la suite de Louis XIV bien plus nombreuse que les modestes services de son père. C'étaient deux longs bâtiments qui délimitaient par anticipation la future cour royale. L'aile du nord était destinée aux cuisines et à l'office, l'aile du sud aux écuries. Une partie de cette dernière subsiste encore derrière le pavillon Dufour. C'est la Vieille Aile, dite abusivement Aile Louis XIII.

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Le Vau agrémenta l'austère façade de briques avec un élégant balcon de ferronnerie dorée et par des bustes à l'antique placés sur des consoles entre les fenêtres. La cour intérieure fut fermée par un portique de sept arcades reliant l'extrémité des ailes. Et sur les toits les lucarnes firent place à des mansardes de pierre sculptée. Dans le parc, Le Vau fut plus libre d'innover en construisant en 1662 la Ménagerie et en 1663 l'Orangerie. Il amorça même les Cent Marches.

Pendant l'été de 1668, le roi décide ouvertement de faire de Versailles sa demeure principale et le siège de son gouvernement. Mais il désire que son palais soit vraiment princier, exceptionnel, unique. Personnellement il y veille. Il presse Colbert et l'architecte. Il vient sur place surveiller l'exécution de ses ordres. Le Vau est amené à amplifier les transformations prévues en prenant comme règle l'exigence royale: du côté de la cour conserver le château vieux, du côté des jardins construire un château neuf. Aussitôt les fossés furent comblés, le portique disparut. La cour intérieure fut pavée de marbres polychromes. A la demande du roi elle fut surélevée de trois marches pour empêcher l'approche des carrosses. Au centre de cette cour on creusa un bassin que Marsy orna de figures de bronze. Aux deux encoignures furent plaqués en encorbellement deux cabinets-volières, fermés de grilles dorées et praticables de l'intérieur. Au rez-de-chaussée, les cinq portes closes par des ferronneries à jour laissaient voir le vestibule où Lully donnait ses concerts et Molière ses comédies. Les anciens communs rattachés au château permirent de créer une avant-cour avec deux ailes symétriques attribuées aux ministres.

C'est du côté du parc que Le Vau innova en enveloppant l'ancien château sur trois côtés. La façade principale sur les jardins fut aveuglée en plaquant contre elle un bâtiment nouveau qui triplait en longueur et profondeur les dimensions primitives. Ce qui permit d'élever les nouvelles ailes en retour à une large distance des anciennes, en laissant libres entre elles de vastes cours intérieures. Le style que Le Vau fit sien, et qui s'imposa ensuite à Mansart, s'inspirait d'un italianisme épuré dont la sobriété favorisait la grandeur. Le rez-de-chaussée était formé d'une ligne d'arcades profondes aux ombres puissantes. A l'étage noble, les hautes fenêtres étaient encadrées de colonnes ioniques qui supportaient sur leur entablement une attique, couronnée par une balustrade de vases et de trophées. Cette balustrade cachait les toits en pente douce qui donnaient l'illusion d'une plate-forme à l'italienne. Pour bannir toute monotonie, les fenêtres centrales des pavillons terminaux étaient flanquées de colonnes doubles s'avançant en avant-corps et dont l'entablement supportait des statues. Entre ces pavillons s'ouvrait une terrasse que Mansart transformera en galerie.

A partir de 1672 d'Orbay, qui succède à Le Vau, va collaborer intimement avec Le Brun pour réaliser la décoration de trois ensembles intérieurs, les plus prestigieux de Versailles, les Grands Appartements (1671-1680), l'appartement des Bains (1671-1678) et l'Escalier des Ambassadeurs (1671-1680). C'est peut-être dans l'appartement des Bains que l'apport de d'Orbay fut le plus important, pendant que Le Brun était surtout occupé dans l'Appartement Royal. Louis XIV qui avait 30 ans en 1671 avait demandé à son architecte de prévoir un lieu de détente et de loisir, voué, disaient les chroniqueurs, «aux plaisirs du bain». Les cinq pièces qui, au rez-de-chaussée de l'aile nord, devaient répondre à ce vœu ont ébloui les contemporains. Le sol et les murs étaient en marbre et les plafonds peints par les meilleurs artistes du temps. Du Vestibule Dorique, seul vestige récemment restauré, on pénétrait dans la Salle de Diane ou Cabinet Ionique, entouré de douze colonnes et de douze pilastres aux chapiteaux de marbre blanc. On passait ensuite dans une pièce d'angle, le salon octogone ou Cabinet des Mois, ainsi nommé à cause de douze statues mythologiques en plomb doré qui représentaient le calendrier. La Chambre des Bains suivante donnait sur la façade du Parterre d'Eau. Entourée de six colonnes de marbre jaune, elle était aménagée pour le repos. On y avait placé un grand miroir et une chaise-longue couverte d'un brocart à dessins de bergers et de bergères (1). Le Cabinet des Bains proprement dit terminait cette suite extraordinaire: dans cette dernière pièce s'ouvrait au ras du sol une cuve octogonale en marbre de Rance où l'on descendait par trois marches. Le plafond était peint par P. de Sève et les bas-reliefs en bronze des portes avaient été sculptés par Tuby. Plus tard le roi y fit placer en alcôve deux petites baignoires de marbre blanc ornées de bronze, l'une pour se savonner, l'autre pour se rincer.

(1) On peut surprendre ici l'origine du nom de bergères donné à des sièges qui seront à la mode cinquante ans plus tard.

A partir de la quarantaine, sous l'influence de Madame de Maintenon, Louis XIV négligea cet appartement qui servit de première étape d'exil à Madame de Montespan. Puis après le départ de celle-ci, il fut occupé par le duc du Maine, le comte de Toulouse et sous Louis XV par les filles du roi qui dégradèrent son prodigieux décor estimé par elles passé de mode.

Le Grand Degré ou Escalier des Ambassadeurs a été une autre réussite de d'Orbay et de Le Brun. Déjà en 1669 Le Vau avait prévu la construction de cet escalier pour remplacer un plus modeste datant de Louis XIII. Mais d'Orbay devait donner une nouvelle ampleur au projet de son maître, dont il entama l'exécution en 1671. Pendant la guerre de Hollande, Louis XIV suivit ses progrès avec passion et il demanda qu'il soit terminé pour la paix. Il ne le fut qu'en 1680.

Le vestibule de l'escalier s'ouvrait par trois arcades sur la cour de marbre. Dans ce vestibule de marbres polychromes on trouvait un perron central de onze marches menant à un palier d'où s'élevaient à droite et à gauche deux rampes symétriques le long du mur du fond qui servait d'échiffre. Dans ce mur paraissaient s'ouvrir, à hauteur d'étage, des «loggie» factices où Le Brun avait peint en trompe-l'œil une foule de personnages vêtus de leurs costumes nationaux qui se penchaient sur des balustrades couvertes de tapis, comme pour admirer la montée d'un cortège. Ces «loggie» alternaient avec des panneaux où Van der Meulen avait représenté des épisodes des campagnes royales. Deux morceaux firent la renommée de cet escalier: la Fontaine, vasque de marbre appliquée au mur du palier et dominée par le buste du roi de Jean Varin (1666), remplacé plus tard par celui de Coysevox (1707); enfin le Plafond, avec sa verrière zénithale, entourée par Le Brun d'une architecture foisonnante de figures et encadrée par une vingtaine de compositions célébrant le règne.

Cet escalier était destiné à desservir le Grand Appartement du roi où dès 1673, avant même son établissement définitif, Louis XIV fit un séjour prolongé dans quelques pièces déjà prêtes. En même temps il installait la marquise de Montespan dans un appartement qui s'ouvrait par cinq fenêtres sur la cour royale de plain-pied avec le sien et qu'un escalier particulier permettait aux courtisans de gagner pour venir faire leur cour.

Le décor du Grand Appartement Royal fut entièrement conçu par Charles Le Brun. Dans sa jeunesse, en 1642, il avait accompagné Poussin à Rome pour lui arracher le secret de sa gloire. Le vieux maître avait converti le jeune ambitieux à la religion de l'Antiquité. Le Brun était revenu quatre ans plus tard capable de traduire tout événement ou toute idée dans ce langage fabuleux de la mythologie, comprise au grand siècle par tout homme cultivé. Parvenu à force d'intelligence et de ténacité au faîte de sa carrière, chancelier et recteur de l'Académie, premier peintre du roi, directeur des Gobelins, garde général des tableaux de la Couronne, il jouissait d'une autorité qui lui permettait d'imposer à une centaine de collaborateurs (1) cette unité d'expression nécessaire à tout travail collectif. De 1670 à 1683 il réalisa une véritable unité de style.

(1) Citons parmi les principaux son beau-frère Jean Butay, son élève et biographe Claude Nivelon, P. Van der Meulen qui épousa sa petite-nièce, J.-B. Monnoyer, chef de son atelier de décoration, A. R. Houasse qui épousa sa cousine, son élève François Verdier qui épousa l'une de ses nièces, bien d'autres comme Henri Beaubrun, Baudran Yvart, Gilbert et Pierre de Sève, Ch. de La Fosse, Michel Corneille, Louis et Bon Boullongne, Noël Coypel, G. Blanchard, et vingt autres moins connus.

Colbert d'ailleurs lui fournit les moyens pratiques pour mettre en œuvre ses desseins. Il créa des industries d'art libératrices d'importations étrangères. Il fit venir des miroitiers vénitiens qui facilitèrent l'installation, au faubourg du Temple, d'une manufacture royale de glaces transférée en 1691 à Saint-Gobain. Pour remplacer les marbres flamands et italiens il fit ouvrir des carrières en Languedoc, dans les Cévennes et dans les Pyrénées à Bagnères et Saint-Béat. Il réunit aux Gobelins artisans français et étrangers, lissiers ébénistes, orfèvres, qui travaillèrent sur les esquisses du premier peintre. Car Le Brun dessina absolument tout ce que l'on voit aujourd'hui à Versailles, depuis les peintures de la Grande Galerie et les statues du parc, jusqu'aux carrosses, au lit de Louis XIV et aux serrures des portes. Sa volonté, son imagination, son énergie lui permirent de satisfaire à une tâche gigantesque capable d'épuiser plusieurs vies. Il y a là une réussite qui dépasse l'œuvre d'un homme et qui consacre le triomphe d'un style.

Conformément au symbolisme solaire qui commande le décor versaillais, Le Brun consacra chaque pièce du Grand Appartement à l'une des divinités de l'Olympe, patronyme d'une des planètes satellites du Soleil. Les peintures des plafonds et des trumeaux de cheminées illustraient la fable correspondant à chacune de ces entités. Félibien dans son guide l'expliquait ainsi aux visiteurs:

Comme le Soleil est la devise du roi l'on a pris les sept planètes pour servir de sujets aux tableaux des sept pièces de cet appartement.

Le palier de l'Escalier des Ambassadeurs débouchait sur le Salon de Diane, première pièce de l'apparlement du roi. Au plafond on voyait Diane assise sur un char tiré par des biches par G. B. Blanchard. Le salon suivant, la Salle des Gardes était consacré à Mars et montrait au plafond Mars sur un char traîné par des loups par Audran. Au plafond de l'Antichambre, qui était consacré à Mercure, Jean-Baptiste de Champaigne avait peint Mercure sur un char traîné par deux coqs. Des camaïeux célébraient l'adresse, le goût, la justice et l'autorité du monarque. Le Salon d'Apollon, centre de l'appartement, était la chambre du roi, dont le plafond confié à Ch. de La Fosse représentait Apollon sur un char traîné par quatre chevaux, avec des allégories des Saisons, des Parties du monde et des Vertus. Le salon suivant, pièce d'angle éclairée par trois fenêtres au nord et autant à l'ouest, était consacré à Jupiter. C'était le Grand Cabinet ou Cabinet du Conseil où le Jupiter du plafond, visible aujourd'hui dans la Salle des Gardes de la reine, était d'Antoine Coypel. La pièce suivante était une petite chambre consacrée à Saturne et la dernière consacrée à Vénus prenait jour sur le parc et la terrasse.

Entre 1679 et 1688, Louis XIV jouit de dix ans de paix qui encadrent son installation définitive, la mort de la reine et son mariage secret avec Madame de Maintenon. Elles constituent dans la vie du roi une période médiane et critique. C'est à ce moment que Jules Hardouin-Mansart apparaît au premier rang des architectes du château. Il avait fait ses débuts en 1674 au service de la marquise de Montespan, pour qui il venait de terminer le merveilleux château de Clagny à cinq minutes du palais royal. C'est en satisfaisant aux désirs de la favorite qu'il fut admis en 1678 à travailler pour le roi. Il commença, nous l'avons vu, par aménager dans le parc le ravissant Bosquet des Dômes. Il créa ensuite le Bosquet de l'Obélisque et surtout la fameuse Colonnade. Passant au château il s'attaqua aux Communs de la cour des ministres, dont il relia les quatre pavillons isolés. Puis il couronna les constructions de la cour de marbre avec des balustrades et des statues. Il ferma ensuite avec des grilles la cour royale, la cour de la Chapelle et la cour des Princes.

Du côté du parc il avait eu primitivement l'idée de refaire totalement la façade de Le Vau. Mais ce projet fut refusé et il se borna à une habile adaptation. Respectant la façade existante il en prolongea le corps central par deux ailes immenses, d'un demi-kilomètre de long, qui allaient permettre de loger tous les princes du sang, enfants, petits-enfants et légitimés. L'aile du midi fut bâtie de 1678 à 1682. En 1684 il démolit la Grotte de Téthys pour construire l'aile du nord (1685-1689). Du décor intérieur de ces deux ailes rien ne reste, car elles subirent sous la monarchie les transformations incessantes des occupants successifs, aggravées sous Louis-Philippe par la création du musée d'histoire et sous la IIIe République par l'installation des deux chambres.

Enfin et surtout, J. H.-Mansart transforma la terrasse de Le Vau en une galerie voûtée que nous nommons la Galerie des Glaces (1678-1684). Cette galerie longue de 76 mètres et large de 10, devait être ultérieurement complétée à ses extrémités par les Salons de la Paix et de la Guerre (1681-1686) plus somptueux encore. Dans la galerie, 17 fenêtres en plein cintre se reflètent dans les glaces de 17 arcades. Mais pour rompre la monotonie de cette disposition huit niches, entre des pilastres, abritent huit statues antiques des collections royales, telles la Diane chasseresse et la Vénus d'Arles, dont Girardon crut bon de riper vertueusement les seins trop généreux. Les marbres vert et violet y font chanter leurs diaprures sur un fond de marbres rosés. La voûte, couverte de peintures par l'atelier de Le Brun, célèbre les succès du roi depuis la Prise du pouvoir (1661) au centre de la galerie, jusqu'au Traité de Nimègue, sommet du règne (1678), sans omettre les œuvres de paix comme la Jonction des deux mers et la Fondation de l'hôtel des Invalides. Malheureusement les dons de coloriste du premier peintre n'égalaient pas l'intelligence, ni la variété de ses dessins. Ses rébus mythologiques et leurs héros cuirassés à la romaine valent moins isolément, comme plaisirs des yeux, que par leur exacte consonance avec la grande symphonie décorative, que domine l'écrasante profusion des ors qui encadrent la voûte.

Cette Grande Galerie et les deux Salons qui la complètent peuvent être proposés comme parfait exemple de l'art louis-quatorzien. Le roi en fut très satisfait. C'est là qu'il reçut les hommages des envoyés extraordinaires, ceux du doge de Gênes (1685), des ambassadeurs de Moscovie (1681), du Siam (1686), du Maroc (1699) et de Perse (1715). Pour évoquer exactement le faste de ces réceptions il faut imaginer la galerie garnie de son mobilier d'argent massif, avec ses caisses d'orangers nains, ses tables, ses guéridons, ses consoles, ses immenses tapis de la Savonnerie étalés sur le sol, et descendant des fenêtres les grands rideaux de damas blanc brodés d'or au chiffre royal. Les lambris de marbres étaient illuminés le soir par 54 lustres suspendus à la voûte pour dispenser une lumière égale, multipliée par les glaces, par 32 girandoles placées sur les guéridons et par huit pyramides qui portaient chacune 150 bougies dans des flambeaux d'argent.

C'est une longue marche de dix minutes, depuis le vestibule du Salon de Diane à travers l'Appartement du roi et la Galerie jusqu'au trône royal, élevé sur une estrade contre le Salon de la Paix, que les ambassadeurs devaient accomplir, avançant lentement au milieu d'une cohue d'affluence, sous les regards critiques des courtisans portant sur leurs épaules une fortune en habits et en bijoux. Il n'est pas étonnant que les plus aguerris aient un instant hésité, interdits devant le spectacle d'un luxe aussi écrasant, intimidés en parvenant devant l'impassible majesté du monarque qui les attendait debout, entouré des princes du sang, dans la splendeur d'un costume où brillaient pour 12 millions de livres de diamants.

Le décor de l'appartement du roi et de la Grande Galerie était à peine achevé que la disgrâce de Madame de Montespan, compromise dans l'Affaire des Poisons, la mort de la reine et la faveur nouvelle de Madame de Maintenon, obligèrent le roi à modifier la disposition de ses cabinets intérieurs.

Déjà dans le château de Louis XIII les deux ailes qui encadraient la cour étaient desservies par deux escaliers symétriques, auxquels les transformations de Le Vau devaient apporter un même somptueux décor, sans modifier leur place, ni leur fonction. Mais bien différentes devaient être leurs destinées. Par son nom même, que les circonstances lui avaient imposé, l'Escalier des Ambassadeurs avouait l'extrême rareté de son usage que, d'autre part, sa solennité rendait incommode à emprunter tous les jours.

Tout différent devait être le sort de l'escalier qui desservait l'appartement de la reine et qui avait reçu de la part d'Orbay et de Le Brun le même décor princier que l'appartement du roi. Le visiteur qui débouchait sur le palier du premier étage de cet escalier de la reine, au centre de l'aile du midi, pouvait se diriger soit vers l'appartement de la reine en façade sur le parterre du midi, soit vers l'appartement intérieur du roi, en façade sur la cour de marbre. La double fonction de cet escalier explique son usage permanent de la part des courtisans et du public. Félibien nous le confirme en insistant: «II n'y en a pas de plus fréquenté.»

Dans l'appartement de la reine, après la Salle des Gardes où le Jupiter de Coypel régnait au plafond, on traversait une antichambre dédiée à Mars, dite Antichambre du Grand Couvert, où le roi mangeait en public avec la reine ou plus tard avec la dauphine. Puis on rencontrait un salon, ou Grand Cabinet, dédié à Mercure. C'est là que la reine tenait son cercle et où se faisaient les présentations officielles pour lesquelles un trône occupait le fond de la salle. Enfin venait la Chambre de la reine, pièce qui fut si modifiée par ses occupantes successives qu'elle ne conserve presque rien de son décor primitif. A l'origine, deux autres pièces complétaient le septénaire traditionnel. Mais lors de la construction de la Grande Galerie elles furent reprises par Mansart, comme leurs homologues de l'appartement du roi, et transformées en Salon de la Paix et Salon de la Guerre. Le Salon de la Paix fut utilisé par les reines comme salle de concert et de jeu.

Sous Louis XIV la reine Marie-Thérèse n'eut jamais qu'un rôle officiel de représentation, ce qui explique l'empiétement progressif de son royal époux sur son domaine. Lorsque Mansart, de 1678 à 1681, termina l'escalier de la reine sur les plans de d'Orbay, Louis XIV lui demanda d'aménager pour Madame de Maintenon un petit appartement de trois pièces, une antichambre, une chambre et un salon en façade sur la cour de marbre et de plain-pied avec son vestibule. C'est dans ce salon que la marquise fit jouer devant le roi les deux pièces religieuses de Racine, Esther et Athalie, par les demoiselles de Saint-Cyr, qui interprétèrent les rôles d'hommes en travestis. La marquise ne devait quitter cette discrète et redoutable retraite qu'en 1715.

Le roi qui n'avait habité effectivement qu'au début la chambre de son appartement d'apparat, s'était fait installer à l'endroit qu'occupait l'appartement de son père une suite de pièces qui allaient devenir le centre du gouvernement. Depuis le vestibule de l'escalier de la reine on rencontrait d'abord du côté de la cour la Salle des Gardes du roi, garnie de râteliers d'armes et de lits de veille dont la grossièreté contrastait avec le décor somptueux des murs. Tous les lundis une table y était dressée, destinée à recevoir les placets que tout solliciteur pouvait y déposer. La salle suivante, première antichambre, était nommée Salle du Grand Couvert parce que le roi y soupait en public lorsqu'il n'y eut plus ni reine, ni dauphine. Il était assis le dos à la cheminée dans un fauteuil de velours cramoisi garni de franges et dont le bois était peint en rouge. De chaque côté de la cheminée deux portes s'ouvraient sur une grande antichambre qu'on appela depuis 1701 le Salon de l'Œil-de-Bœuf à cause d'une verrière ovale qui prenait jour sur la cour de la reine. Pour créer cette pièce, Mansart et Robert de Cotte avaient réuni deux pièces mitoyennes, l'ancien Salon des Bassan et l'ancienne Chambre du roi. Louis XIV avait ordonné que ce Salon de l'Œil-de-Bœuf, où les courtisans attendaient son lever et son coucher, fut remarquable non seulement par la beauté des tableaux, des Velasquez, placés au-dessus des portes, par les glaces des trumeaux et le brocart des tabourets, mais surtout par la frise de l'attique où sur sa demande Coustou, Flamen, Van Clève et Hurtrelle sculptèrent une ronde d'enfants joueurs sur un fond de treillis d'or.

La pièce qui suivait, dont les trois fenêtres s'ouvraient sur le balcon central de la cour de marbre, était à l'origine le Grand Salon du roi qui communiquait par trois arcades avec!a Grande Galerie. En 1701, Louis XIV fit bouclier ces arcades pour les transformer en une alcôve et le salon fut aménagé pour devenir sa chambre (1).

(1) A Versailles Louis XIV occupa successivement quatre chambres: de 1661 à 1672 une des quatre pièces correspondant à l'appartement de Louis XIII et peut-être même la propre chambre de son père; de 1672 à 1683, après les transformations de Le Vau, la chambre du Grand Appartement du roi mais de façon intermittente; de 1683 à 1701 la chambre absorbée par le Salon de l'Œil-de-Bœuf; et de 1701 à 1715 la chambre encore visible aujourd'hui, où il mourut.

En entrant, on remarquait d'abord une balustrade qui séparait l'emplacement du lit du reste de la pièce, où se tenaient les privilégiés admis aux fameuses «entrées». Haute de toute l'élévation de l'étage et de l'attique, elle était entourée de 16 pilastres corinthiens d'une harmonie blanche et or et ornée au-dessus des portes de tableaux de Van Dyck, de Caravage, du Guide et du Dominiquin. Cette chambre communiquait avec le Cabinet du Roi ou Cabinet du Conseil que nous voyons aujourd'hui agrandi et revêtu de magnifiques boiseries de style Louis XV. Il était orné au-dessus des portes de tableaux de Poussin et de Lanfranc. On y voyait des gemmes rares exposées sur des consoles dorées. Le roi y avait fait placer aussi un clavecin qui lui permettait d'entendre, quand il le voulait, rie la musique ou une lecture que lui faisait quelquefois Racine. Il y donnait des audiences et bien entendu il y présidait régulièrement les divers Conseils. Après le Cabinet du Conseil et l'ancien Cabinet des Perruques, commençait un appartement de repli, pourrait-on dire, où le roi tentait d'échapper à l'harassant cérémonial qu'il s'était lui-même imposé. La mort de la reine lui avait permis de s'agrandir du côté du midi. La disgrâce de Madame de Montespan lui facilita la même opération au nord en annexant deux salons et une galerie qu'il put consacrer à ses collections. Pour gagner facilement ces pièces il se fit aménager un escalier, le «Petit Degré du Roi», qui les reliait directement à la Cour de Marbre. Louis XV les transforma si complètement que nous ne les voyons plus dans leur premier état. Nous savons cependant ce que contenait ce lieu de délectation. Après une salle de billard et un cabinet où le roi s'amusait à donner à manger à ses chiennes préférées, six salons suivaient, consacrés à des objets rares et précieux. Car Louis XIV, qui avait dans sa jeunesse étudié le dessin avec un maître liégeois, Gérard Gosvin (1), était surtout, ce que le château de Versailles manifeste avec éclat, un amateur d'art. Il a été le plus grand collectionneur de son temps, aidé dans sa passion par le zèle incomparable de Colbert. Le roi lui fit acheter notamment les collections de Mazarin, c'est-à-dire 676 tableaux, 300 statues, 411 tapisseries et 400 manuscrits, celles du banquier colonais Evrard Jabach, soit 101 tableaux et 5 542 dessins, enfin la célèbre collection de l'abbé Michel de Marolles qui comprenait 235 000 estampes. Ces trois achats ne font que jalonner une suite d'enrichissements continus. A sa mort le roi possédait plus de 2 000 tableaux sous la garde de Le Brun. Ce sont ces trésors qui ont formé le fonds premier de nos collections nationales, au Musée du Louvre, au Cabinet des Estampes, à la Bibliothèque Nationale et au Cabinet des Médailles.

(1) J'ai eu la chance d'identifier au Musée des Beaux-Arts de Nantes un tableau de fleurs de G. Gosvin signé de son monogramme G. G. et daté de 1663.

Après un Cabinet de tableaux où ils étaient présentés sur un fond de damas rouge et où les cristaux de roche étaient placés sur des consoles on pénétrait dans le Salon Ovale, où se trouvaient d'autres tableaux, des pierres dures et des bronzes antiques. Tout à côté, un petit Cabinet aux livres contenait, depuis 1708, des livres rares et des manuscrits, notamment les Heures d'Anne de Bretagne.

Deux salons étaient célèbres, d'abord le Cabinet des Médailles qui conservait ce qu'on appelait des raretés, des curiosités, des objets en or, en argent, en porphyre ou en jade, des intailles et des camées, surtout des médailles anciennes et modernes que le roi aimait présenter aux savants numismates et à quelques visiteurs distingués, par exemple, le prince royal de Danemark et l'Electeur de Cologne. On disait que le P. de La Chaise avait assuré son influence comme confesseur, parce que le subtil jésuite parlait souvent au roi de ses médailles, qu'il collectionnait lui-même et dont il se disait connaisseur. Le Cabinet des Médailles communiquait du côté nord avec le nouveau Salon de Vénus et avec le Salon de l'Abondance, terminés tous deux en 1681 qui restituaient au Grand Appartement les deux pièces terminales dont la Grande Galerie de Mansart l'avait dépossédé.

L'autre sanctuaire de ce temple du beau était la Petite Galerie décorée en 1684 par Nicolas Mignard. Le vieux peintre à près de 80 ans prenait sa revanche sur Colbert et Le Brun. Louis XIV lui demanda de peindre la voûte de sa Petite Galerie pour y mettre en valeur ses tableaux les plus précieux, la Joconde et la Vierge aux Rochers de Léonard, la Belle Jardinière de Raphaël, la Madone de Fornoue de Mantegna, la Nativité d'Annibal Carrache, des tableaux de l'Albane, alors en grande réputation. Tout cela magnifiquement encadré et présenté sur un damas bleu ou rouge, dont on renouvelait le choix pour n'en pas épuiser l'agrément.

Un autre collectionneur inattendu faisait à Versailles concurrence au roi, c'était son fils. On sait que Louis XIV tenait les siens «dans un assujettissement auquel aucun esclavage n'était comparable», suivant le témoignage de la princesse Palatine. Il avait toujours imposé à ses proches une obscurité voisine du néant afin de montrer qu'il ne partageait avec personne toute son autorité. Son fils, Monseigneur le Dauphin ou plus simplement, comme il le disait lui-même non sans ironie, Monseigneur, a souffert plus qu'un autre de cette tyrannie oppressive dont il s'évadait par la chasse, les jeux, les carrousels, les mascarades et mieux encore en se réfugiant de plus en plus dans son cher Meudon pour y retrouver son épouse morganatique et sa spirituelle belle-sœur. Mais comme il avait hérité du goût de son père pour les objets d'art, ses collections furent pour lui un plus puissant moyen de libération et de prestige. Pendant vingt-huit ans il habita l'appartement le plus agréable de Versailles, un rez-de-chaussée de plain-pied avec le parterre du midi, au-dessous de l'appartement de la reine. Trois pièces de ce rez-de-chaussée, décorées par Mignard et Lemoine, passaient pour des merveilles, le Grand Cabinet, le Cabinet Doré et le Cabinet des Glaces qui s'ouvraient directement sur la terrasse. Il avait réuni dans ces pièces des vases de pierres dures, des agates, des tissus orientaux, des porcelaines bleues de Chine, des cristaux de roche, des meubles de Boulle, des tableaux, des bronzes, des laques, des bibelots rares que les plus distingués visiteurs, comme le roi Jacques II, sollicitèrent la faveur d'admirer.

Toutes ces transformations intérieures, grandes ou petites, supervisées dans le château par J. H. Mansart, n'empêchaient pas l'activité de cet architecte de s'exercer dans le parc et la ville. De 1679 à 1686 il construisit la nouvelle Orangerie, où l'on ne peut pénétrer sans être saisi par le classicisme sans âge de cette voûte qui pourrait se réclamer de l'art roman aussi bien que du plus récent purisme. Les Cent Marches, qui l'entourent et la dominent de leur double ascension vers le ciel, imposent une hantise de l'horizontalité qui définit la raison classique autant que la verticalité évoque la spiritualité médiévale.

Marsart fit creuser par le régiment des Suisses la pièce d'eau qui porte leur nom. Au bout de la branche nord du Canal il remplaça en neuf mois le Trianon de Porcelaine de Le Vau par un Trianon de marbre (1687-1688), chef-d'œuvre d'élégante et simple grandeur. Trianon, qui ne devint le Grand Trianon qu'après la construction du Petit, fut d'abord un refuge champêtre où Louis XIV vint se reposer de sa perpétuelle et fatigante représentation. A sa demande, Mansart et Robert de Cotte substituèrent au fragile pavillon de céramique qui se dégradait le somptueux palais de marbre que nous voyons aujourd'hui. Deux corps de bâtiments sans étage, autour d'une cour en hémicycle sont réunis par un péristyle de colonnes à jour, que Louis XIV imposa à ses architectes rétifs et où, sur la frondaison verte des arbres, se détache un décor féerique de marbres rosés. Remeublé sous le Premier Empire pour Madame Mère, qui n'y voulut pas habiter, puis pour l'impératrice Marie-Louise et l'Empereur, le palais garde cependant sa décoration d'origine, notamment ses boiseries et les peintures qui ornent la galerie.

Sous Louis XIV Trianon était célèbre par l'attrait de ses jardins dessinés par Le Nôtre et par l'abondance de ses fleurs, jasmins, tulipes, anémones, tubéreuses, jonquilles, narcisses, giroflées dont 2 millions de pots de grès variaient chaque jour le tableau. Des serres démontables couvraient les parterres pendant la mauvaise saison. C'était un lieu enchanté où le roi menait volontiers les dames, la princesse Palatine, la duchesse de Bourgogne, Madame de Maintenon et la duchesse de Bourbon, mais que les courtisans accompagnaient rarement:

Rien n'était si magnifique, écrit Saint-Simon, que ces soirées de Trianon. Les parterres changeaient tous les jours de fleurs et j'ai vu le roi et la cour les quitter à force de tubéreuses dont l'odeur embaumait l'air, mais qui était si forte que personne ne put tenir dans le jardin quoique très vaste…

Louis XIV avait d'ailleurs coutume de dire que si Versailles avait été fait pour sa cour et Marly pour ses amis, Trianon avait été conçu pour lui-même. Cependant il ne devait venir y prolonger ses séjours qu'à partir de 1694, quand il eut abandonné ses ambitions de conquête pour se borner à défendre aux frontières l'intégrité du royaume.

Sous l'influence de Madame de Maintenon l'esprit du roi était de plus en plus absorbé par les questions religieuses. Depuis l'illustre conversion qui avait fait sa fortune, la marquise se considérait spécialement chargée de veiller au salut de l'âme de son royal époux. Un de ses chagrins était de voir que, dans son château, le roi n'avait pas consacré à Dieu une chapelle digne de sa magnificence (1). Malgré la pénurie du trésor, qui avait arrêté diverses autres entreprises, comme celle de l'Opéra, elle obtint de Louis XIV qu'il demande à Mansart de reprendre le projet de chapelle élaboré en 1689 et dont la guerre de la Ligue d'Augsbourg avait arrêté la réalisation. La nouvelle chapelle fut construite à côté de l'édifice provisoire de 1682 et bénie en 1710. Mansart étant mort en 1708, c'est son beau-frère, Robert de Cotte, qui la termina en 1712. Si à l'extérieur sa toiture baroque et démesurée, que Saint-Simon appelait un triste catafalque et Voltaire un colifichet fastueux, rompt fâcheusement la ligne horizontale des faîtages, son intérieur est une merveille de pureté et d'élégance. Il faut admirer du haut de la tribune le calme de la pierre blanche, le baroque discret du maître-autel, chef-d'œuvre de Corneille Van Clêve, non moins que la délicate sculpture du buffet d'orgues, exécutée par Dugoullon, Le Goupil et J. Verberckt sur les dessins de Robert de Cotte (1710), et dont les jeux furent réglés par Robert Clicquot. Il faut aussi imaginer aux deux extrémités de la tribune deux lanternes de verre, suspendues en encorbellement, qui protégeaient des courants d'air Madame de Maintenon du côté de l'Epître et le roi du côté de l'Evangile. La cour entendait là chaque jour une messe en musique sous la direction de M. R. de Lalande, surintendant de la chapelle.

(1) Jusqu'en 1710 la chapelle du château a été provisoire et nomade. Elle a successivement occupé les emplacements suivants: en 1662, le pavillon nord-est du château de Le Vau; en 1672, l'emplacement de la Salle des Gardes de la Reine; en 1676, l'emplacement de la grande Salle des Gardes commune aux deux appartements; en 1682, l'emplacement qu'occuperont le Salon d'Hercule et le vestibule en sous-œuvre. L'actuelle chapelle de Mansart et de Robert de Cotte sera édifiée en treize ans (1799-1712). C'est dans la chapelle de 1676 que Bourdaloue et Masillon ont prononcé leurs Carêmes.

* * *

Cependant l'histoire de Versailles n'est pas seulement celle d'un château, mais celle d'une ville qui, depuis 1661, grandissait à la mesure des nouveaux services de la cour. Les travaux du château, qui durèrent toute la fin du siècle, exigeaient l'installation de quelque 15 000 personnes avec leurs familles. Les maisons du petit bourg, groupées au sud-est autour de la vieille église de Saint-Julien ne pouvaient retenir la foule d'artisans et de commerçants qui, à partir de 1664, commencèrent à affluer et qui devaient se contenter des auberges existantes, A la Tour d'Argent, A la Chasse Royale, A l'Image Saint-Julien, Aux Treize Cantons, heureuses de les accueillir.

A l'opposé, au nord du château, une ville neuve commençait à naître. Pendant quarante ans Versailles restera ainsi partagée en deux moitiés, séparées par le désert de l'immense place d'Armes et la triple largeur de ses avenues. Longtemps les rues encore informes et encombrées de chantiers, où de somptueux hôtels s'élevaient à côté de misérables baraques, aboutirent à des fondrières où erraient les animaux des fermes voisines, poules, chèvres et cochons.

Le besoin urgent d'un plan d'ensemble exigea l'intervention de l'autorité royale. Il est donc naturel que lorsque Louis XIV eut décidé de faire de Versailles sa résidence favorite il envoyât de Dunkerque, où il préparait la guerre de Hollande, une lettre à Colbert, datée du 22 mai 1671, qui établissait la charte de la ville nouvelle. Il décidait de faire don d'un terrain à toute personne désirant bâtir au nord de l'avenue de Paris, sur une aire très définie, entre l'étang de Clagny et la Pompe des Réservoirs, pourvu que les pavillons respectassent en hauteur et volume une symétrie imposée par la Surintendance des Bâtiments. Terrains et maisons étaient déclarés libres de toute hypothèque ou saisie. Ce privilège exorbitant, qui pouvait être opposé à quiconque, sauf au constructeur du pavillon, subsistera jusqu'en 1713.

Aussitôt, plus de 500 brevets furent délivrés en peu d'années et les hôtels de briques et de pierres, entre cour et jardin, s'élevèrent bâtis près du château par de nobles personnages, comme le maréchal de Turenne, le duc de Lauzun, le duc de Gesvres. Le long de l'avenue de Saint-Cloud on rencontrait les hôtels de Gramont, de Villeroy, de La Vieuville, de La Feuillade. Rue de la Pompe (actuelle rue du peintre Le Brun) c'était l'hôtel de Noailles. Mais les plus illustres logeaient rue de l'Abreuvoir (rue des Réservoirs). On y rencontrait les hôtels de Condé, de Bouillon, de Soissons, d'Orléans, de Luynes, du Lude et de Longueville. Tous ont malheureusement disparus. A peine peut-on citer l'hôtel de la Chancellerie, bâti rue de la Chancellerie, par d'Orbay (actuelle Ecole des Beaux Arts et Conservatoire de Musique) et, quoique plus tardif, l'hôtel du Grand Maître, marquis de Bellefonds, avenue de Paris un peu avant l'actuel Hôtel de Ville.

En 1673, le contraste entre les deux moitiés de la ville, la neuve au nord et la vieille au sud, choqua le goût du roi amateur d'harmonie. Il ordonna à ses architectes Simon Lambert et François d'Orbay de démolir le vieux bourg, opération au cours de laquelle disparurent l'église et d'anciennes auberges, La Fleur de Lys, Le Croissant, Le Cygne. Comme il fallait reconstruire l'église Saint-Julien il prévit dans la ville neuve une église paroissiale qu'il confia aux Récollets.

Mansart connaissait bien cette ville neuve, puisqu'on 1676, pour la marquise de Montespan, au moment où elle tombait en disgrâce, il venait de terminer, au milieu d'un parc qui s'étendait jusqu'à l'étang, le château de Clagny que son fils, le duc du Maine, habitera jusqu'à sa mort. C'est aussi l'universel Mansart qui acheva le cadre urbain du palais en créant la place d'Armes dont Louis XIV songeait déjà en 1664. Après avoir démoli les hôtels de Chaumont-Quitry et de Lauzun il construisit de 1679 à 1685 ces deux chefs-d'œuvre symétriques que sont les Ecuries, à gauche les Grandes Ecuries (aujourd'hui Archives Départementales) destinées aux chevaux de selle et à droite les Petites Ecuries destinées aux carrosses.

Il éleva rue de la Chancellerie (actuelle rue de l'Indépendance-Américaine), à l'emplacement de l'ancienne église Saint-Julien, l'immense Grand Commun (actuel Hôpital Militaire Larrey) pour loger les 2 000 officiers et gens de service de sept offices de la «Bouche du roi», le gobelet, la cuisine, la paneterie, l'échansonnerie, la fruiterie, la fourrière et la cuisine commune.

A la fin du siècle les exigences de logements augmentant, Louis XIV dut racheter à des particuliers leurs hôtels pour y installer ses gens. Car le château qu'habitaient quelque 3 000 personnes ne pouvait accueillir les 15 000 autres qui attendaient dans la ville ou aux environs de jouir de cette faveur. Pour juguler la spéculation qui s'en mêlait, le roi dut révoquer l'insaisissabilité des biens fonciers et il annula les brevets de ceux qui n'avaient encore rien construit.

Quant à Mansart, devenu le prince des architectes, pour répondre aux sollicitations des plus grands personnages qui réclamaient ses services, il s'occupa entre autres des châteaux de Saint-Cloud, de Chantilly, de Dampierre. A Paris il créa la place des Victoires et la place Louis-le-Grand, après la banqueroute de César de Vendôme. On ne compte plus ses églises, ses ponts, ses hôtels, ses jardins pour lesquels il collabora avec Le Nôtre avant de le remplacer après 1700. Il donna à son agence une telle extension qu'il dut construire à Versailles un nouvel Hôtel de la Surintendance (n° 6 de la rue de d'Indépendance-Américaine). Il finit par réunir les multiples fonctions qu'avaient exercées Colbert, Le Vau, Le Nôtre, Le Brun et Louvois en réalisant en sa personne une véritable dictature des arts.

CHAPITRE IV

UNE JOURNÉE DE LOUIS XIV

Pendant trente ans, sans sortir de Versailles, sauf de brefs séjours à Marly ou à Fontainebleau, Louis XIV gouverna la France, commanda ses armées, dirigea la conscience de ses peuples du fond de son Cabinet ou de la chambre de Madame de Maintenon à la fois «confidente, maîtresse, épouse et ministre», comme nous le dit Saint-Simon.

Il travaillait alors huit heures par jour. Avec une précision d'horloger qui permettait à quiconque à l'aide d'une montre et d'un almanach de savoir à l'autre bout du royaume ce que faisait à tout moment le roi, celui-ci manœuvrait le monde de sa cour suivant une étiquette et une «mécanique» dont il s'imposait à lui-même la loi, non sans prolonger, à mesure qu'il vieillissait, les moments consacrés à sa vie privée dans ses cabinets intérieurs.

Les hommages journaliers dont il exigeait l'incessante répétition tenaient de la liturgie et semblaient des rites profanés. L'idée religieuse pénétrait de plus en plus non seulement sa politique, mais sa vie. Maintenant qu'il pensait surtout à son salut c'était pour lui une question essentielle. Il faisait la police de l'orthodoxie et même la leçon aux papes. Il se prononçait en ministre de la Providence, évêque extérieur, intermédiaire obligé entre Dieu et ses sujets. Sa piété était inséparable de sa pensée monarchique. C'était chez lui une vertu, mais aussi un moyen de gouvernement.

L'office royal de la journée commençait avec le fameux «lever». A 7 heures le premier valet de chambre, qui couchait près du roi sur un lit de veille, se levait sans bruit et allait s'habiller dans l'antichambre. Il revenait en faisant entrer le feutier qui allumait du feu l'été et rechargeait la cheminée l'hiver. Un autre valet ouvrait les volets intérieurs et un troisième enlevait la bougie, l'en-cas de nuit, le «mortier» et le lit de veille. A 7 heures et demie le premier valet s'approchait du lit du roi et disait: «Sire voilà l'heure!» II ouvrait la porte au premier chirurgien et au premier médecin, en même temps qu'à la vieille nourrice du roi qui vint jusqu'en 1688 l'embrasser chaque matin. Médecin et chirurgien frictionnaient le roi et le changeaient de chemise.

A 8 heures commençait le «petit lever» qui débutait avec l'arrivée des Enfants de France, des princes du sang et de tous ceux dont la charge comportait cette faveur, «la plus insigne et la plus rare», dit Saint-Simon. Le grand chambellan ouvrait les rideaux du lit. Quelquefois la duchesse de Bourgogne, à qui tout était permis, venait au retour tardif d'un bal ou d'une mascarade embrasser le roi dans son lit avant d'aller elle-même se coucher. Le premier valet de chambre versait un peu d'alcool sur les mains du roi au-dessus d'une assiette de vermeil. Le grand chambellan prenait le bénitier, placé au chevet du lit, pour le présenter au roi en même temps que le livre de l'office du Saint-Esprit. Les personnes présentes accompagnaient alors l'aumônier de service, qui allait célébrer dans le Cabinet voisin un service d'un quart d'heure, que le roi suivait de son lit. Les assistants étant revenus dans la chambre, le barbier ordinaire présentait au roi deux perruques, dont il choisissait celle qu'il désirait porter ce jour-là. A 8 heures et demie le roi sortait du lit, endossait sa robe de chambre et ses mules que lui chaussaient ses pages. Il s'asseyait dans un fauteuil placé près de la cheminée. Le grand chambellan lui ôtait son bonnet de nuit; le premier barbier le peignait, car il gardait quelques cheveux sous sa perruque. Ainsi finissait le «petit lever».

Le chambellan appelait ensuite les «grandes entrées» composées de privilégiés désignés par leurs fonctions, médecins, chirurgiens, secrétaires de cabinet, lecteurs de la chambre, intendants, contrôleurs de l'argenterie, premiers valets de la garde-robe. Entraient aussi les gentilshommes favorisés d'un «brevet d'affaires», c'est-à-dire admis à voir le roi sur sa chaise d'affaires (ou chaise percée), confort tout nouveau au XVIIe siècle. Cette chaise était couverte de velours et munie d'un bassin de faïence décorée. Elle comportait un guéridon qui permettait de lire et même d'écrire. Pendant que le barbier mettait au roi la petite perruque de son lever, les officiers de la garde-robe s'approchaient pour l'habiller et les huissiers faisaient entrer les membres de la «chambre» qui assistaient au «Grand Lever».

Celui-ci commençait avec l'entrée d'une centaine au moins de gens de qualité dont le premier gentilhomme de la chambre prononçait les noms à l'oreille du roi. Pendant ce temps celui-ci continuait sa toilette et le barbier le rasait un jour sur deux.

Lorsqu'il était 9 heures le roi demandait son déjeuner, qui se limitait généralement à deux tasses de tisane, sauge ou angélique, ou à un bouillon qui subissait l'essai du gentilhomme de service. Le roi quittait sa robe de chambre, sa camisole de nuit et les reliques qu'il portait en permanence. La chemise apportée par un valet était saisie par le dauphin ou par un prince du sang et présentée au roi qui la mettait seul, tandis que deux valets soulevaient sa robe pour cacher Sa Majesté toujours assise dans son fauteuil. Aucune pièce d'habillement ne pouvait lui être présentée sinon dans les formes prescrites et par le personnage que sa naissance ou sa charge qualifiait pour cette fonction. Mais le roi s'habillait lui-même avec grâce. Il choisissait une cravate dans une corbeille et deux mouchoirs pendant que son horloger remontait sa montre.

Etant habillé le roi allait à la ruelle de son lit pour dire ses prières. En même temps les cardinaux et les évêques présents s'agenouillaient alors que les laïcs restaient debout. Puis il passait dans son Cabinet du Conseil où il donnait «l'ordre» pour la journée à chacun de ses officiers. C'était le moment où l'on pouvait l'approcher pour une brève audience, comme celle dont Saint-Simon bénéficia en 1710, au cours de laquelle il réussit à écarter de l'esprit du roi les préventions que celui-ci avait pu concevoir à son encontre.

Il était 10 heures et les courtisans attendaient dans la Grande Galerie que le roi paraisse, chapeau en tête et canne à la main, pour l'accompagner à la messe à laquelle ils devaient tous assister. Ce cheminement à travers la Galerie et le Grand Appartement formait un cortège au cours duquel chacun pouvait approcher le roi et lui parler, après en avoir averti le capitaine des gardes. Pendant la messe en musique l'assistance devait faire silence et rester à genoux depuis le sanctus jusqu'à la communion. Louis XIV avait été le premier à introduire un orchestre dans une enceinte sacrée, ce que légitimaient les chœurs de la chapelle qui étaient admirables. Trois travées de bancs recevaient 90 choristes qui interprétaient les motets de M. R. de Lalande, après la mort de Lully.

Louis XIV revenait ensuite dans son Cabinet exercer sa principale fonction royale, le gouvernement de ses peuples en présidant le conseil de ses ministres, métier qu'il avait toujours trouvé «grand et délicieux». Le conseil d'Etat avait lieu les dimanche, lundi et mercredi; le conseil des Finances les mardi et samedi; les conseils extraordinaires, comme celui des Dépêches, une ou deux fois par mois. Le jeudi le roi recevait ses architectes ou ses bâtards et le vendredi était réservé au confesseur. En 1689, le Conseil ne comptait plus ni Colbert, ni Le Tellier, comme avaient disparu les chefs militaires illustres, Condé et Turenne. Le seul survivant de la grande époque, le fils de Le Tellier, le brutal Louvois, disparaîtra subitement la veille de sa disgrâce. Louis XIV vieillissant gouvernait de plus en plus par lui-même. Il prenait pour ministres des personnages médiocres et dociles pour «avoir l'orgueil de tout faire, la jalousie de ne partager la réputation de grand avec personne». Pendant dix ans, de 1699 à 1709, il imposera aux faibles capacités de Chamillart, «héros au billard et zéro dans le ministère», le double poids de fonctions qui avaient accablé séparément des hommes comme Colbert et Louvois. A la tête de ses armées il plaça des courtisans incapables comme Villeroy ou La Feuillade pour la vanité de paraître conduire la guerre depuis Versailles. Heureusement que les armées ennemies de la Grande Alliance de Vienne (1689), qui pour la première fois réunissait l'Europe contre nous, furent arrêtées par Catinat et le maréchal de Luxembourg. Mais pour payer les frais de la guerre le roi fut obligé d'envoyer toute son argenterie à la fonte. Dans les deux camps les combattants étaient si épuisés que ce furent «les diplomates qui firent la guerre et les généraux la paix». Elle fut signée en 1697 à Ryswick après quatre ans de discussions sans que le roi ait pu améliorer les avantages obtenus par le Traité de Nimègue.

Cependant en 1700 Charles II d'Espagne mourait, après avoir désigné pour héritier de ses 22 couronnes le second petit-fils de Louis XIV, le duc d'Anjou, alors âgé de 17 ans. Le roi triomphait. Les deux plus puissantes monarchies du monde, en guerre depuis trois cents ans, s'unissaient au sein de sa famille. Le 16 novembre 1700, après son lever, Louis XIV fit ouvrir la porte centrale de son salon donnant encore sur la Grande Galerie et présenta avec une orgueilleuse simplicité son petit-fils aux courtisans assemblés en leur disant: «Messieurs, voici le roi d'Espagne!»

Bien entendu l'Europe, c'est-à-dire l'alliance anglo-austro-hollandaise, répondit à ce défi par la guerre. Et pendant douze ans Louis XIV eut à se défendre contre ses trois plus redoutables ennemis: Heinsius, grand pensionnaire de Hollande, le duc de Marlborough tout-puissant à Londres auprès de la reine Anne et le prince Eugène, général de l'Empereur que Napoléon comparait à Turenne et à Frédéric II.

Aux pires moments de ces années difficiles le roi ne voulut pas qu'à Versailles la cour interrompît ses divertissements habituels, moins encore son propre train journalier. Après le conseil le roi dînait de grand appétit, ordinairement à 1 heure et au «petit couvert», c'est-à-dire avec seulement trois services de cinq ou six plats chacun. Avant la mort de la reine il dînait souvent avec elle dans l'antichambre de celle-ci toujours au «petit couvert». Après la mort de la reine il dînait quelquefois dans la même antichambre avec la dauphine. Mais après la mort de cette dernière il dîna toujours seul, ce qui ne veut pas dire sans témoins. Jamais aucun homme n'a mangé à la table du roi, sauf son frère Philippe et le duc d'Anjou, après son acceptation du trône d'Espagne. Lorsqu'il était seul le roi dînait dans sa chambre, assis à une table carrée face à la fenêtre centrale, son médecin, Daguin ou Fagon, étant debout derrière lui.

Le cérémonial du repas était aussi spectaculaire que celui du lever. A partir du Grand Commun, où dès l'aube les serviteurs de la «bouche» préparaient les plats qui devaient être servis à 1 heure, la «viande» (c'est-à-dire les mets) du roi était escortée jusqu'à sa table par une procession d'au moins 15 personnes: trois gardes du corps, l'huissier de la table, le maître d'hôtel son bâton en main, le gentilhomme panetier, le contrôleur général, le contrôleur clerc d'office, les officiers porteurs de la «viande», l'écuyer de cuisine, le garde vaisselle et enfin deux autres gardes du corps qui fermaient la marche. Les plats étaient présentés au roi avec des révérences après un essai destiné à en garantir l'inocuité. Il était assis suivant la formule «entre la nef et le cadenas» (1), déjà placés sur sa table.

Le dîner «au petit couvert» commençait par un potage gras, à la royale, que suivaient une entrée, puis un rôti accompagné de légumes tels que chicorée, betteraves ou laitues, relevées de citron que le roi préférait au vinaigre et fortement assaisonnées avec toutes les herbes de la Saint-Jean, fenouil, estragon ou violette. Il lui fallait des asperges en décembre, des laitues en mars, des concombres en avril, des melons en juin et souvent des choux-fleurs, cardons, haricots, aubergines et oseilles. Il aimait beaucoup les petits pois, importés d'Italie en 1660, et aussi les œufs durs. Il raffolait des fruits, particulièrement des pêches et des poires, dont son intendant des jardins royaux, Jean de La Quintinie, avait sélectionné 300 espèces. Il n'appréciait les cerises qu'en tartes.

(1) La nef était un récipient en or, en forme de navire, ciselé par Jean Gravet sur un modèle de Laurent Magnier, qui contenait des serviettes propres. Elle était réservée au XVIIe siècle au seul souverain. Le cadenas était un plateau en or où étaient placés les couteaux, la cuiller, la fourchette, le pain, le sel et l'huile. Le cadenas de Louis XIV, dessiné par Ch. Le Brun et modelé par L. Magnier avait été ciselé par J. Gravet. Il accompagnait toujours la nef.

Il buvait peu et jamais de vin pur. Quand il avait soif, généralement à la fin du repas, il demandait à boire et l'échanson criait: «A boire pour le Roi!» en allant au buffet prendre le plateau d'or qui portait un verre et deux carafes de cristal garnies de vin et d'eau. Le roi mélangeait lui-même l'eau avec le vin, qui était généralement du vieux Chambertin, alors que dans sa jeunesse il buvait du Champagne. Après chaque service un gentilhomme lui apportait une serviette mouillée entre deux assiettes d'argent pour qu'il puisse s'essuyer les mains. Bien entendu le gaspillage de la «bouche du roi» était énorme. Beaucoup de plats retournaient au «serdeau» à peine entamés. Deux baraques, adossées au mur de la rue de la Chancellerie, offraient aux chalands les reliefs de la table royale vendus au bénéfice des officiers du «serdeau» dont ce trafic doublait les traitements. Après le dîner le roi entrait dans son cabinet où il pouvait accorder une audience impromptue à la personne qui la lui avait demandée. Pendant longtemps il entendit une lecture des Vies de Plutarque que lui faisait Racine. Après la mort du poète le roi passait ce temps chez Madame de Maintenon.

Il était au moins 2 heures et demie lorsqu'il demandait sa garde-robe. Il changeait de costume, descendait dans la Cour de Marbre par le «Petit Degré du Roi» et montait en calèche pour la chasse ou pour la promenade. Les gardes du corps faisaient la haie jusqu'à la grille. Car il ne faut pas oublier qu'à Versailles la vie du roi était encadrée militairement et que toute démarche était protégée par des gardes du corps, spécialement des «gardes de la manche», gentilshommes de la garde écossaise qui se tenaient constamment à ses côtés. Les gardes françaises et les gardes suisses assuraient la sécurité extérieure.

Les courtisans et les dames qui devaient l'accompagner à la chasse étaient déjà montés en carrosse ou à cheval. Après avoir été l'origine de Versailles la chasse en restait un des plaisirs essentiels (1). Le domaine du grand parc où l'on pouvait courir le cerf avait été progressivement agrandi par des achats successifs jusqu'à couvrir 17 000 hectares, sans compter les forêts conjointes de Noisy et de Marly. Ce qui avait permis à Le Nôtre de prévoir une extraordinaire perspective rectiligne de 14 kilomètres depuis Vélizy jusqu'à Viîlepreux, en prolongeant le Canal par une route bordée de près de 3 000 ormes. Le roi multiplia les remises de gibier dans ce parc et à Versailles même il agrandit en 1678 le fameux Parc-aux-Cerfs de Louis XIII. Il créa aussi une nouvelle Faisanderie, d'où en 1685 partirent 2 000 faisans et 5 000 perdrix. Un Chenil immense fut aussi installé derrière les Grandes Ecuries.

Louis XIV chassait au moins trois fois par semaine et par tous les temps, soit à courre, soit au fusil avec ses chiens couchants. Il revenait souvent trempé de sueur et de pluie. Il abattait jusqu'à 250 pièces par jour, qu'il distribuait aux dames qui l'avaient accompagné. On le suivait de plein gré et par goût, car il trouvait parfaitement ridicule qu'on s'imposât ce divertissement comme un devoir.

(1) Les terres réservées aux chasses royales étaient dites plaisirs du roi. Les autres divertissements, mineurs à côté, n'étaient plus, suivant la formule officielle, que des «menus plaisirs».

Rien jusqu'à lui n'a jamais approché du nombre et de la magnificence de ses équipages, écrit Saint-Simon... Il aimait fort courre le cerf, mais en calèche, depuis qu'il s'était cassé le bras [le roi s'était simplement démis le coude]... Il était seul dans une manière de soufflet (1) tiré par quatre chevaux qu'il menait lui-même à toute bride avec une adresse et une justesse que n'avaient pas les meilleurs cochers et toujours la même grâce à tout ce qu'il faisait. Ses postillons étaient des enfants depuis neuf ans ou dix jusqu'à quinze.

(1) Voilure à capote pliante.

En réalité c'était des pages de la Grande Ecurie. Quand il le put, il se fit accompagner par la duchesse de Bourgogne, vêtue «à la chasseuse», telle que l'a peinte Pierre Gobert avec son amazone en velours rouge. La chasse était au retour le sujet de conversation presque exclusif de la cour, peut-être par souci de ne pas aborder des questions trop importantes ou dangereuses sans pouvoir leur donner d'autres réponses que diplomatiques.

Quand il n'allait pas à la chasse Louis XIV se promenait dans ses jardins en s'entretenant avec son entourage des embellissements projetés ou réalisés. Lui seul avait alors la tête couverte et il n'était entouré que par la suite de ses courtisans habituels. La plupart du temps il offrait aux dames qui l'accompagnaient une collation à Trianon ou à la Ménagerie, que le roi avait donnée en 1698 à la duchesse de Bourgogne. Anticipant les goûts de Marie-Antoinette, cette princesse aimait y jouer à la fermière et fabriquait du beurre excellent qui était servi à la table du roi. Louis XIV venait souvent la surprendre dans ses appartements d'été, tant il lui était difficile de se passer de la joie exubérante de cette enfant gâtée qui était l'animatrice des fêtes. Le plus souvent la promenade aboutissait au canal. Le roi et ses invités montaient dans une gondole, les musiciens dans une autre et l'on voguait au son de voix qui s'élevaient dans le silence. Revenu de la chasse ou de la promenade le roi changeait d'habit et revêtait les plus magnifiques parures. Il s'installait à la table de son Cabinet du Conseil pour y signer des lettres d'amitié qui avaient été rédigées par ses secrétaires. Puis il allait rendre visite à Madame de Maintenon. Une ou deux fois par semaine il assistait avec elle au salut dans la chapelle où les courtisans s'empressaient de se rendre. Le salut était donné à 5 heures en hiver et à 6 heures en été. C'était alors le moment de l'appartement qui avait lieu trois fois par semaine les lundi, mercredi et jeudi, d'octobre à Pâques.

Ce qu'on appelait appartement, dit Saint-Simon, c'était le concours de toute la cour, depuis sept heures du soir jusqu'à dix heures que le roi se mettait à table, depuis un des salons du bout de la Grande Galerie jusque vers la tribune de la chapelle.

Lorsque par suite de l'âge il n'y assistait plus qu'exceptionnellement le roi tenait à ce que sa famille y soit présente. Aussi à la mort de la reine il déclara à la dauphine: «Madame je veux qu'il y ait appartement et que vous y dansiez. Nous ne sommes pas comme les particuliers. Nous nous devons tout entiers au public.»

Ce public choisi qui venait assister à l'appartement abordait les pièces devenues salons d'apparat dans un sens inverse de celui qui avait été prévu à l'origine. Mais la mythologie du décor lui importait peu et il venait jouir de tout ce qui avait été préparé pour satisfaire son attente, concert, jeu, bal, collation, dont la qualité et l'abondance n'étaient atténuées que par le succès même de ces réceptions où la presse et la chaleur étaient très éprouvantes pour les nouveaux venus. La foule pénétrait par la Grande Galerie dans le Salon d'Apollon, devenu Chambre du Trône, où sous les lauriers du plafond se dressait un trône d'argent sur un fond de velours cramoisi qui manifestait la présence invisible du maître. Il paraissait lui-même quelquefois, suivi de son capitaine des gardes, allant de l'un à l'autre avec une affabilité et une courtoisie souveraines, défendant qu'on se lève en sa présence. Seul un silence respectueux témoignait de son passage.

Bien qu'il y eut une tribune de musiciens dans toutes les pièces, c'est dans cette Chambre du Trône qu'avaient lieu les concerts dont les exécutants étaient les 24 grands violons, les 16 petits violons, les chanteurs, flûtes et hautbois de l'orchestre dirigé par Lully. Louis XIV qui jouait lui-même du clavecin, du luth et de la guitare avec Robert de Visé, vivait littéralement en musique. Toute manifestation exceptionnelle ou quotidienne lui était prétexte à entendre ses violons.

Après le concert, la soirée se continuait par le jeu du roi et de la reine menés à l'origine dans le Salon de Mercure, devenu la Chambre du Lit, où figurait en effet un lit de parade qui ne servit que pour l'exposition de son corps en 1715. Presque toujours les souverains préféraient se mêler au jeu de leurs courtisans qui se tenait dans le Salon de Mars qui suivait. Le jeu interdit à Paris sévissait au château avec une liberté d'autant plus grande que le roi désirait qu'on jouât gros, estimant tenir les perdants dans le besoin de ses bienfaits. Les nobles joueurs, sans souci de l'étiquette, entouraient des tables couvertes de cartes, de dés et de louis d'or. On y perdait des sommes énormes et 5 000 pistoles en une soirée étaient estimées comme rien. Grâce au reversi, au lansquenet, à l'ombre, on se ruinait ou l'on s'enrichissait, comme avaient la chance de le faire Dangeau ou le duc d'Antin. Un jour de Noël la marquise de Montespan risqua 150 000 pistoles (3 millions de francs-or) sur trois cartes et les gagna. Une autre fois elle perdit 400 000 pistoles au biribi. Le service était assuré par des domestiques en justaucorps galonnés qui avaient charge de prévenir le moindre désir des joueurs.

Le salon suivant, ou Salon de Diane, était occupé par un magnifique billard où Louis XIV jouait souvent avec le duc de Vendôme, le duc d'Armagnac et le maréchal de Villeroy. Plus tard le ministre Chamillart lui devra sa carrière.

L'avant-dernier salon, le Salon de Vénus, était consacré aux collations placées sur des tables couvertes de toutes sortes de fruits, de pâtes et de confitures sèches. Le service des buffets était assuré par les pages, jeunes nobles de 12 à 18 ans qui logeaient au palais ou dans les Grandes Ecuries. Ils recevaient des leçons d'armes, de danse, d'équita-tion, mais en revanche ils devaient être présents à la chasse, au lever, au coucher et à l'appartement. Dans une pièce suivante, le Salon de l'Abondance, au plafond de Houasse, on trouvait un buffet garni avec des sorbets, des liqueurs, du café et du chocolat. La soirée finissait par un bal dans le Salon de Mars et généralement avec une contredanse.

Les jours sans appartement il y avait comédie ou opéra. Au début de l'installation de la cour il y eut des fêtes très réussies, notamment en mai 1685 pour la réception du doge de Gênes. Cette année-là, au moment du carnaval, Madame de Montespan donna une mascarade que le roi honora de sa présence, dans son appartement transformé par un décor approprié en «foire de Saint-Germain». En 1697 le mariage du duc de Bourgogne avec la princesse de Savoie fut le prétexte du dernier grand spectacle du règne.

Le roi avait prévu à l'origine de doter son château de deux salles de spectacle, une grande consacrée aux ballets et à l'opéra, qui ne sera pas réalisée sous son règne, et une plus modeste vouée au théâtre parlé, comédies ou tragédies, qui devait remplacer les tréteaux provisoires dont Molière avait dû se contenter. Cette salle fut d'abord établie à l'emplacement (vestibule ou passage) qui aujourd'hui fait communiquer la Cour des Princes avec le parterre du midi. L'espace était étroit et les loges incommodes. Mais on y jouait cependant Racine, Molière, Thomas Corneille et des pièces d'abbés inconnus recommandés par Madame de Maintenon. Le roi n'y allait presque jamais, mais le dauphin et la duchesse de Bourgogne y étaient assidus.

Louis XIV allait plus volontiers voir ballets et comédies joués et dansés sur le théâtre privé qu'il avait fait installer à Trianon, à droite de la cour d'entrée. Mais la marquise qui goûtait peu ces spectacles profanes finit par persuader le roi d'y mettre fin. Ce qu'il fit en 1703 en substituant à ce théâtre un arrangement nouveau de son propre appartement.

Son château n'était pas seulement pour Louis XIV un cadre de vie. Il y voyait une preuve de son goût et de sa puissance, un moyen de manifester sa gloire. Il faut comprendre le sens publicitaire qu'il entendait donner à ses divertissements publics. Il désirait que les étrangers vinssent admirer sa demeure. Les guides et les gazettes en détaillaient les splendeurs. Leur appel fut entendu. Deux fois par jour un service de coches, de «carabas» et de «pots de chambre», amenait les curieux de Paris pour 20 sols sans compter ceux qui venaient à cheval, en carrosse ou en chaise de poste. Tout visiteur décemment vêtu, sauf s'il était moine ou mendiant, pouvait entrer non seulement dans les jardins, mais dans les galeries et assister aux soupers du «Grand Couvert», ceux du roi, de la reine et des princes. On pouvait même avec quelque diplomatie et quelque argent jouir de cette fête renouvelée que constituait l'appartement. Il suffisait de louer au concierge ces deux accessoires de l'homme de qualité, une épée et un chapeau. On imagine sans peine la presse énorme et la cohue disparate de 6 000 personnes envahissant les salons. Des espions et des filous se mêlaient forcément aux petits et grands seigneurs. Les salles grouillaient autant qu'une foire ou une place publique, sans qu'y manquassent la chaleur ni l'odeur. Il n'y avait pas moins de monde dans les jardins et il est arrivé que Louis XIV renonçât à sa promenade habituelle à cause de la foule. Le seul endroit réservé était la chapelle.

Des voleurs n'étaient pas absents. En 1691, on vola les franges d'or des rideaux dans deux salons des Grands Appartements. Elles furent restituées dans un paquet, lancé par une main anonyme, qui tomba sur la table du roi pendant son repas. Il ne fit que murmurer avec un flegme supérieur: «Voilà qui est bien insolent!» On vola un diamant qui servait d'agrafe à la robe de la duchesse de Bourgogne. Dans les jardins on volait les fleurs et les conduites de plomb des canalisations. Il fallut fermer les bosquets avec des grilles.

Dans les dernières années du règne le roi n'assistait plus à «l'appartement». Il passait directement chez Madame de Maintenon pour travailler avec ses ministres. Jusqu'au souper, qui était servi à 10 heures, personne ne pouvait pénétrer dans le sanctuaire. Assise au coin de la cheminée dans une niche de damas vert pour se protéger des courants d'air, tenant un livre ou un fuseau à la main, la marquise écoutait débattre devant elle les plus secrètes affaires du royaume qu'elle put connaître mieux que ne l'avait fait jusque-là aucune reine de France. Questionnée elle répondait avec détachement et discrétion. Mais Saint-Simon nous explique son manège et nous la montre préparant à l'avance et en secret avec les ministres les solutions qu'il faudrait faire adopter par le roi.

Négligeant la politique pure elle s'occupait surtout de religion, son principal souci, qui était devenu celui de Louis XIV. Avec le jésuite Le Tellier, nouveau confesseur du roi, elle disposait de la feuille des bénéfices et contrôlait le Conseil de Conscience. Les papes l'encourageaient dans sou rôle de «mère de l'Eglise» et ils envoyaient à la «précieuse amie» des dispenses et des reliques. Malheureusement la problématique «solidité», que lui attribuait Louis XIV, recouvrait en réalité une humeur changeante, la peur de compromettre son crédit et l'absence de toute doctrine. Son intelligence réelle, mais étroite, n'avait pas l'envergure nécessaire pour dominer les remous spirituels et temporels que l'imprudente politique religieuse du roi déchaîna pendant trente ans dans son royaume.

Mais les plus graves controverses n'empêchaient pas le roi de souper tous les soirs au grand couvert, sauf maladie ou deuil. Le souper avait lieu en public, soit dans l'autichambre de la reine et avec elle ou plus tard avec la dauphine, soit dans sa propre antichambre en présence des duchesses assises sur le «divin tabouret» qui était leur privilège. Tous les autres personnages présents, même les Enfants de France et les princes du sang, étaient obligatoirement debout pendant tout le repas au cours duquel la musique se faisait entendre.

A 11 heures le roi passait dans son cabinet, donnaît le bonsoir à ses courtisans et se retirait dans sa chambre où le suivaient les participants au lever dont le cérémonial se déroulait pour le coucher en sens inverse. Puis il prenait de l'eau bénite et s'agenouillait pour faire sa prière tandis que le premier aumônier tenait en main le bougeoir qu'il remettait ensuite au premier valet de chambre de service. Le roi désignait alors à haute voix le personnage chargé ce soir-là de l'honorable tâche de tenir ce bougeoir dans une pièce d'ailleurs brillamment éclairée. «C'était une distinction qui comptait, écrit Saint-Simon, tant le roi avait l'art de donner l'être à des riens.» II se déshabillait dans son fauteuil avec l'aide de son premier valet de chambre, passait sa chemise, sa camisole, sa robe de chambre. Il se levait, saluait l'assistance et donnait ses instructions au capitaine des Gardes Françaises.

Le Grand Coucher terminé, les courtisans disparaissaient sauf ceux des grandes et secondes entrées et le service de la chambre. Le roi entrait dans son lit. On éteignait les lumières, sauf la veilleuse qui restait allumée toute la nuit. Le valet de service dressait son lit de veille. Il était plus de 11 heures. Le roi dormait.

La mécanique de Versailles n'arrêtait jamais son train accoutumé. Aux pires moments de la dernière guerre, quand on apprit la prise de Lille, Paris s'affola et fut presque en état de siège. On prescrivit des prières publiques. Mais Versailles resta impassible. En 1709, un hiver exceptionnellement rigoureux augmenta la misère publique, aggravée par la famine et la peste. A la cour Madame de Maintenon mangea du pain d'avoine. Le Midi était en pleine révolte. On afficha des placards injurieux pour Louis XIV. Un jour les femmes de la Halle parisienne voulurent marcher sur Versailles. Elles furent arrêtées au pont de Sèvres. A un conseil on vit le roi pleurer.

Au début de 1715, bien que ses journées fussent exactement les mêmes, Louis XIV laissa voir une fatigue qui diminuait ses forces. Six mois après la déchéance s'affirma. Le 9 août, il courut le cerf pour la dernière fois et fit le 13 août son dernier acte de souverain en recevant cette fameuse ambassade de Perse que Saint-Simon accuse Pontchartrain d'avoir délibérément inventée.

Pendant les quinze jours qui lui restaient à vivre Louis XIV prit congé noblement, en toute lucidité, avec le calme et le souci du détail qu'il avait toujours manifesté, de sa famille, de sa cour et de la vie. Il reçut l'extrême-onction le 25 août, jour de sa fête. Le lendemain il fit appeler son confesseur avec les cardinaux de Rohan et de Bissy. Il leur déclara «qu'il n'avait jamais rien fait pour la religion que ce qu'ils avaient eux-mêmes voulu; que c'était à eux d'en répondre devant Dieu et qu'il en chargeait leur conscience».

Ce fut le 1er septembre 1715 que mourut ce prince qui, dit Michelet, «a enterré un monde. Comme Versailles il regarde le couchant». Mais il avait réussi à parachever un chef-d'œuvre qui était son règne.

Prince heureux s'il en fut jamais, écrit Saint-Simon, en figure unique, en force corporelle, en santé égale et ferme et presque jamais interrompue, en siècle fécond et si libéral pour lui en tous genres qu'il a pu en ce sens être comparé au siècle d'Auguste; heureux en sujets adorateurs prodiguant leurs biens, leur sang, leurs talents, la plupart jusqu'à leur réputation, quelques-uns mêmes leur hônneur et beaucoup trop leur conscience et leur religion pour le servir, souvent même seulement pour lui plaire... C'est là, conclut Saint-Simon, ce qui s'appelle vivre et régner.

CHAPITRE V

LES INTÉRIEURS DE LOUIS XV

A la mort de Louis XIV, pour obéir à l'étiquette et aux dernières recommandations du feu roi, on conduisit le jeune Louis XV à Vincennes dont l'air passait pour excellent. Mais comme le duc d'Orléans, régent du royaume, n'aimait que Paris, il ordonna de préparer les Tuileries pour y recevoir le petit roi qui devait y demeurer de décembre 1715 à juin 1722, année de sa majorité et de son sacre.

Pendant que Versailles s'endormait pour sept ans dans un quasi-abandon, le palais eut la visite d'un hôte illustre qui faisait son tour d'Europe. Arrivé le 24 mai 1717, le tsar Pierre Ier consacra dix jours à la visite des maison royales. Il fut reçu à Versailles par le duc d'Antin, directeur général des Bâtiments (1), et logé dans l'appartement vacant de la reine. A son second passage il s'embarqua sur le canal, visita la Ménagerie et logea à Trianon-sous-Bois qu'il déclara préférer au Louvre. Le soir il fit coucher les «demoiselles» qu'il avait emmenées à sa suite dans l'appartement de Madame de Maintenon en dépit de Blouin, gouverneur du château, «extrêmement scandalisé, dit Saint-Simon, de voir ainsi profané ce temple de la pruderie».

(1) Après le duc d'Antin, les directeurs généraux des Bâtiments furent Philibert Orry (1736-1747), Le Normant de Tournehem (1747-1751), le marquis de Marigny (1751-1773), l'abbé Terray (1773-1774) et le comte d'Angiviller (1774-1791).

Le duc d'Antin profita de l'absence du roi pour remettre en chantier des travaux déjà entamés ou envisagés sous l'ancien règne, comme la transformation en salle de bal du salon qui précède le vestibule de la chapelle. C'est le magnifique Salon d'Hercule, inauguré le 26 janvier 1739, où François Lemoyne, qui avait déjà décoré le Salon de la Paix, a gagné son titre de premier peintre en peignant à la voûte l'Apothéose d'Hercule (1733-1736), où l'on voit 142 héros et dieux de l'Olympe accueillir le demi-dieu dans la lumière d'un ciel vénitien. Ce chef-d'œuvre, qui inaugure l'art Régence, accompagne deux peintures de Véronèse, Eliézer et Rébecca et le Repas chez Simon que la République de Venise avait donné à Louis XIV en 1664.

Le 15 juin 1722, le cardinal Dubois, désireux de plaire au jeune Louis XV autant que soucieux de le soustraire à la vie scandaleuse du régent, décida le retour de la cour à Versailles.

Pendant longtemps l'indolence de Louis XV et son esprit conservateur devaient laisser la cour suivre son train accoutumé. Le roi l'avait formellement déclaré: «Je ne veux rien changer à ce qui se pratique à ma cour... Je n'aime pas défaire ce que mes pères ont fait.» Versailles redevint le siège du gouvernement et le domicile des privilégiés que leur rang ou leur fonction obligeaient d'y figurer. Tout personnage jugé digne d'être présenté et qui l'avait été pouvait être admis aux «honneurs» de la cour, c'est-à-dire qu'il pouvait assister aux fêtes, prendre part à l'appartement et aux «cercles», être invité aux bals et monter dans les carrosses royaux frappés aux armes. A la fin de l'hiver tous les nobles officiers, qui peuplaient le château et dont le roi était le chef, rejoignaient leurs régiments, bien que le sage ministère du cardinal Fleury, ancien précepteur du roi, ait prolongé jusqu'en 1740 une paix qui durait depuis le Traité de Rastadt (1714).

Ce sont les grandes fêtes du règne qui redonnèrent au château son ancien éclat. Elles honorèrent la venue d'ambassadeurs, comme en 1742 celle de Saïd Pacha représentant de la Sublime Porte. Elles accompagnèrent dans leur visite des princes étrangers, en 1758 le prince héritier de Saxe, en 1768 le roi de Danemark, en 1771 le prince royal de Suède. La naissance et le mariage des enfants de France furent encore plus brillamment fêtés: en 1739, le mariage de Madame Elisabeth avec l'infant don Philippe, futur duc de Parme; en 1745 et 1747, les deux mariages successifs du dauphin avec l'infante Marie-Thérèse d'Espagne, puis avec Marie-Josèphe de Saxe, fêtes dont deux estampes de Cochin nous rendent sensible la splendeur; le 16 mai 1770, ce fut le mariage du duc de Berry, futur Louis XVI, avec Marie-Antoinette. A cette occasion, le 19 mai, le roi offrit à son peuple une fête villageoise où deux amuseurs populaires, Nicolet avec ses acrobates et ses farceurs, Gaudon avec son opéra et ses vaudeviles, jouèrent en permanence pour la foule. Après le feu d'artifice, le retour de cette multitude provoqua un mouvement prodigieux sur le pavé de Paris occupé par une file ininterrompue de carrosses éclairés devant et derrière par les torches des laquais.

Fidèle aux consignes de Louis XIV, son arrière-petit-fils laissa le château et le parc accessibles aux visiteurs venus de Paris, des provinces ou de l'étranger. Ceux-ci d'ailleurs s'étonnaient de trouver les galeries, les vestibules et les escaliers encombrés d'éventaires marchands, de véhicules et de chaises à porteurs, ce dont se plaignait aussi le service des Bâtiments, à cause des dégradations commises et des ordures accumulées. Des voleurs réussissaient facilement à s'introduire. On vola des tabatières au jeu de la reine et au roi sa montre d'or qu'il ne retrouva jamais. Les bosquets fermés du parc eurent leurs grilles arrachées par les pages qui dérobaient dans les bassins les plombs des canalisations. En somme la cour poursuivit son train ordinaire de fêtes et de désordres, de plaisirs pimentés de médisances, de disputes de rangs et de privilèges qui depuis l'origine avaient compensé son ennui.

La chasse, la plus ancienne tradition versaillaise, apaisait le besoin d'exercice et de grand air qu'éprouvait Louis XV. Bien qu'il fût assez bon tireur pour abattre en un jour 280 pièces et un autre jour, en deux heures, 105 pièces, son vrai plaisir consistait à courre le cerf ou le daim. Comme «retours de chasse» il se fit bâtir par son architecte préféré, Ange-Jacques Gabriel, petit-neveu de J. H.-Mansart les Hubies (1750) près de Vaucresson remplacés bientôt par le Butard (1753), puis Saint-Hubert (1755) dans la forêt de Rambouillet, Fausse Repose (1756) près de Versailles, La Muette (1764) dans la forêt de Saint-Germain, sans parler de Compiègne et surtout de Choisy, son refuge de prédilection. Il est bien peu qui reste de ces ravissantes demeures, sauf Compiègne et le souvenir de ces chasses qu'évoqué une tenture de basse-lisse, chef-d'œuvre de J.-B. Oudry. Ce sont les neuf pièces des Chasses Royales (1736-1746) tissées à la manufacture de Beauvais, dont Oudry, son directeur, était le peintre préféré du roi.

Contrairement à son bisaïeul, Louis XV était assez indifférent aux arts, sauf s'ils concernaient la chasse et les directeurs des Bâtiments furent libres de terminer les travaux commencés sous l'autre règne. Dans la chapelle les huit bas-reliefs provisoires des autels furent remplacés par des bronzes définitifs dont deux sont remarquables, le Martyre de sainte Victoire, chef-d'œuvre de Nicolas-Sébastien Adam et la Procession de saint Charles Borromée par Bouchardon. Pour le bosquet du Dauphin, qui remplaça en 1736 l'ancienne Sablonnière, les frères Coustou sculptèrent deux travestis mythologiques, Louis XV en Jupiter et Marie Leczinska en Junon placés ensuite dans le Petit Bosquet (aujourd'hui au Louvre).

Dans le parc la grande œuvre du règne a été le Bassin de Neptune prévu en 1678 comme terme du circuit des bosquets. Le projet fut repris en 1733 par A.-J. Gabriel et exécuté par les trois frères Adam qui, sous la direction de Lambert-Sigisbert, élevèrent le groupe en plomb du Triomphe de Neptune et d'Amphitrite (1736-1741), accompagné de Néréides, de Tritons et de Dauphins. Entouré par un Océan de J.-B. Lemoyne (1740) et par un Protée de Bouchardon (1739), c'est la fontaine la plus considérable du siècle qui, avec ses 900 jets, constitue encore aujourd'hui le clou des Grandes Eaux.

Si le roi restait fidèle à toutes les traditions de l'ancienne cour cette fidélité n'impliquait pas qu'elle fut conjugale. Il appréciait la facilité de mœurs mise à la mode par le régent ce qui lui permettait de satisfaire son propre goût pour le plaisir, tempéré par un sens aigu du secret. Louis XV commença par supporter pendant quinze ans la chambre de son bisaïeul où se déroulèrent jusqu'à la fin les rites du lever et du coucher. Mais en 1738, lorsqu'il se détacha de la reine et qu'il fut las de s'enrhumer dans sa chambre de parade, il la déserta pour se faire aménager une chambre au soleil dans l'ancienne salle de billard de Louis XIV. Il la fit d'ailleurs agrandir à cette occasion avec une alcôve prise sur la Cour des Cerfs, ainsi nommée parce qu'en 1723 on avait accroché à ses murs une série de 24 massacres, sculptés en plâtre par Hardy et peints au naturel.

Entre son ancienne et sa nouvelle chambre le Cabinet du Conseil, agrandi en 1755 par la suppression du Cabinet des Perruques, gardait sa vocation première de centre du gouvernement de la France, fonction symbolisée par les attributs de la guerre, de la marine et de la paix que J. A. Rousseau a sculptés sur trois magnifiques panneaux de la boiserie. C'est là que Louis XV passait une grande partie de son temps. Il y accomplissait ses actes officiels de souverain, présidence des conseils, audiences des ambassadeurs, fiançailles des princes du sang, remise de la calotte aux cardinaux, serment des maréchaux de France et des grands officiers.

Suivant une disposition traditionnelle l'appartement royal devait être protégé par une Salle des Gardes. Elle fut placée au rez-de-chaussée, au bas du Degré du Roi (actuelles salles 27 et 28), là où Damiens attendait Louis XV pour le frapper avec un canif. Au premier étage l'appartement, orienté au midi sur la Cour de Marbre, débutait par une antichambre entourée de niches qui était l'ancienne antichambre des chiens de Louis XIV où le roi s'amusait à offrir des gimblettes à ses bêtes favorites. De cette antichambre on entrait dans le Salon de la Pendule, décoré de boiseries par Jacques Verberckt. Dans ce salon destiné aux jeux de cartes, lansquenet, piquet, nombre, Louis XV fit placer en 1754 une pendule extraordinaire, inventée par l'ingénieur Passemant et que l'horloger Dauthiau mit douze ans à réaliser. Présentée dans un boîtier de glaces et de cuivres dorés, ciselés par Caffieri, surmontée d'une sphère de cristal qui contient le mouvement des sept planètes, elle indique l'heure, le jour, le mois, le quantième et la phase de la Lune. Cette pendule, sur laquelle étaient réglées les autres pendules et horloges du château, était elle-même rectifiée à midi d'après un cadran solaire fixé dans la Cour des Cerfs.

De ce salon on pouvait pénétrer dans la nouvelle chambre du roi, fastueusement meublée avec une commode en bois de violette de Gaudreaux (1739) (à Londres, coll. Wallace), qui portait deux grandes girandoles d'or ciselées par Germain (1747). A côté s'ouvrait un Cabinet de la garde-robe garnie d'une chaise «à l'anglaise» de marqueterie et bronzes dorés et d'une fontaine de parfum.

A l'opposé le Salon de la Pendule s'ouvrait sur le Cabinet intérieur ou Cabinet de Travail, placé à l'angle de la Cour de Marbre et de la Cour royale. Cette pièce, très agréable et lumineuse où le roi se tenait le plus souvent, était lambrissée de dix panneaux de boiseries parmi les plus parfaites du château, où J. Verberckt a sculpté des jeux d'enfants (1753). Elle était meublée d'une magnifique commode-médaillier (1739) de Gaudreaux à laquelle le roi fit joindre par Joubert deux encoignures assorties (1755) et un splendide secrétaire à cylindre de laque rouge, chef-d'œuvre d'Œben et de Riesener (1769). Avant sa dernière réfection cette pièce était ornée de tableaux du roi qui en 1750 firent retour au Luxembourg pour une exposition publique. Le Cabinet intérieur de Louis XV était complété par un arrière-cabinet où le roi classait dans des cartons les papiers de sa diplomatie secrète, aidé par le prince de Conti et le comte de Broglie.

Jusqu'au début du XVIIIe siècle les palais et belles demeures ne comportaient pas de pièce réservée aux repas. Suivant un usage qui s'est prolongé dans certains châteaux jusqu'à notre temps, le maître de maison commandait que l'on dressât sa table dans une pièce choisie à son gré, vestibule, salon, antichambre ou galerie suivant la saison, le temps, les convives ou sa fantaisie. Louis XV, en se faisant aménager une salle à manger spéciale pour les soupers intimes qui terminaient ses chasses et se prolongeaient jusqu'à minuit, lança une mode qui devait durer. Il eut d'ailleurs une salle à manger d'été et une autre d'hiver qu'il déplaça d'étage en étage avant de fixer en 1750 cette dernière entre l'antichambre des chiens et la pièce des buffets. C'est dans cette salle, ou au second étage, que furent accrochés deux tableaux fameux, le Déjeuner d'Huîtres de J.-F. de Troy et le Déjeuner de Jambons de Lancret (à Chantilly).

Un autre souci majeur du roi fut sa salle de bains, dont l'eau chaude, d'abord montée par des porteurs, fut ensuite amenée sur place grâce à des tuyaux de plomb ou de cuir. Louis XV la promena de place en place avant de l'installer en 1769 non loin de sa chambre dans l'arrière-cabinet de sa fille Adélaïde. Sur les ravissants panneaux sculptés de cette salle, A. Rousseau et ses fils ont représenté des bains d'enfants, des pêcheurs, des dauphins et des cygnes (1773), dorés en trois sortes d'or différentes, or rouge, or mat, or vert.

Les intérieurs du roi se prolongeaient au second étage et au troisième, autour de la Cour des Cerfs, pour aboutir à des terrasses, sur lesquelles s'ouvrait la salle à manger d'été et qui étaient entourées de treillages décoratifs, agrémentés par des volières et des jardins suspendus.

Les cabinets du second étage constituaient une zone interdite où bien peu de gens étaient admis, même membres de la famille royale. Il en reste assez de vestiges pour qu'on ait pu en entreprendre la restauration quoique sous Napoléon III l'architecte Questel ait cru devoir supprimer toutes les surélévations du temps de Louis XVI.

Ces salles, quelquefois entresolées, peuvent encore offrir des chefs-d'œuvre d'ébénisterie avec leurs boiseries délicates, sculptées par Verberckt et Guesnon, peintes au vernis copal inventé par Etienne Martin, en vert émeraude sur fond blanc, ou bleu et lilas sur fond jonquille, ou gris perle et or. Ce vernis, dont le brillant imitait la porcelaine chinoise, était obtenu après une quarantaine de couches poncées et lustrées.

Le besoin de retraite n'était pas la seule raison de ces appartements privés. Ils correspondaient à la recherche d'un confort qui ne pouvait pas être introduit d'emblée dans les chambres d'apparat. Le chauffage y était amélioré grâce à des poêles en faïence à pyramide dessinés par Blondel. L'hygiène était satisfaite par des salles de bains dont le confort supporte la comparaison avec le nôtre. Elles comportaient généralement deux baignoires de cuivre à eau chaude et froide dont l'une permettait de se savonner et l'autre de se rincer avec de l'eau propre. Elles étaient accompagnées d'une chambre des bains pour le repos qui suivait. Les chaises «à l'anglaise» étaient alimentées avec l'eau qui descendait du réservoir des terrasses et reliées à la fosse par une autre canalisation de plomb. Sous Louis XVI les «lieux à l'anglaise» étaient placés dans une alcôve et composés d'une cuvette en marbre couverte d'un abattant en ébénisterie. Quatre anneaux de cuivre commandaient, l'un la soupape de la cuvette, l'autre l'abattant, le troisième l'arrivée de l'eau et la quatrième un jet d'eau vertical dit «de propreté». Des placards contenaient les accessoires personnels de l'utilisateur. L'éclairage inaugurait depuis 1780 les nouveaux quinquets, lampes à huile, de mèche cylindrique, à double courant d'air. L'accès des étages était facilité par un ascenseur à contrepoids, ou chaise-volante inventé par Arnoult. Le service était simplifié par des «tables servantes» qui permettaient de se passer de domestiques. L'isolement parfait était obtenu grâce à des volets extérieurs, «persanes» ou persiennes, fâcheusement inesthétiques. Toutes ces pièces d'usage quotidien étaient dallées de carreaux octogones de marbre blanc alternant avec du Campan vert et posées sur un tapis de feuilles de plomb.

Un escalier semi-circulaire montait jusqu'à la bibliothèque qui contenait quelque 5 000 volumes surtout d'histoire et de mémoires avec des cartes géographiques et des tableaux chronologiques roulés en suspension et qui se déroulaient comme des stores.

Louis XV aimait tourner le bois, l'ivoire et l'argent, guidé par son professeur, Mlle Maubois, qui donnait également des leçons au dauphin et à ses sœurs. Le roi fit installer au troisième étage une salle du Tour qui'il finit par faire descendre au premier, où il tourna en 1740 un cure-dents en ivoire pour Madame de Mailly et en 1770 une pendule qu'il donna à Marie-Antoinette. Il était curieux de toutes les sciences, physiques et chimiques, surtout de leurs applications culinaires. Les cuisines qui étaient installées au dernier étage comportaient des laboratoires, une distillerie et des fours à pâtisserie auxquels le roi s'intéressait sous la direction de Louis-Joseph Lazur, fameux pâtissier, auquel succéda Becary comme cuisinier des petits appartements. Louis XV s'amusait à confectionner lui-même des omelettes, à préparer du chocolat et plus souvent à réchauffer le café moka qu'avaient préparé ses officiers de bouche.

De 1741 à 1770 une petite galerie, vernie en jaune d'or par Etienne Martin et qui servit de salle à manger, fut ornée de neuf tableaux de chasses étrangères, Chasse au Crocodile et Chasse au Tigre par Boucher, Chasse à l'Ours et Chasse à l'Autruche par Carie van Loo, Chasse à l'Eléphant et Chasse au Taureau sauvage par Parrocel, Chasse au Lion par J.-F. de Troy, Chasse au Léopard par Lancret et Chasse chinoise par Pater (au musée d'Amiens).

Depuis son mariage (1725) jusqu'à sa mort (1768) Maria Leczinska occupa l'appartement des reines sans demander d'autres modifications qu'une remise à la mode que le roi ordonna dès 1730. De magnifiques boiseries y furent sculptées par Dugoullon, Le Goupil et J. Verberckt, le plafond fut peint par de Sève, les camaïeux de la voûte par Boucher et les dessus de portes par Natoire et de Troy. Elle obtint aussi une série de petits cabinets intérieurs, bains, méridienne, bibliothèque, laboratoire et oratoire où elle pouvait se délasser de sa fastidieuse inutilité. Vieillie avant l'âge par des couches annuelles et bientôt délaissée, elle se résigna à un rôle officiel. C'est chez elle que se tenait le Grand Couvert, qu'avaient lieu les présentations et même les lits de justice. Elle passait son temps dans d'amicales causeries avec les Luynes, ses «honnêtes gens», et avec le cardinal de Rohan. Elle jouait au cavagnole avec le bailli de Saint-Simon non sans accumuler des dettes que le roi oubliait de payer. Elle lisait ses poètes favoris et priait dans son oratoire devant des tableaux de Vien et de Charles Coypel. Elle s'entourait de portraits de famille, notamment ceux de ses filles que Mignard était allé peindre à Fontevrault. Elle essaya même de peindre avec Oudry. Mais son grand plaisir était la musique qu'elle pratiquait avec sa guitare, sa vielle et son clavecin. Elle donnait dans le Salon de la Paix des concerts que dirigeait A. C. Destouches, surintendant de la Musique.

Sans doute aurait-elle aimé s'occuper davantage de ses filles. Mais à Versailles les enfants princiers étaient confiés à des gouvernantes. En 1738, sur le conseil du cardinal Fleury, Louis XV prétendit même envoyer cinq de ses filles à l'abbaye de Fontevrault dont l'abbesse était une Mortemart, nièce de la marquise de Montespan. Les deux jumelles aînées, Elisabeth et Henriette, devaient rester seules au château. Pour peu de temps d'ailleurs, car l'année suivante Madame Elisabeth épousait l'infant don Philippe et Madame Henriette devait mourir à 25 ans. Madame Adélaïde, la plus cultivée et la préférée de son père, sut pleurer si dramatiquement que Louis XV attendri consentit à ce qu'elle demeurât. Comme Thérèse (Madame Sixième) mourut à Fontevrault en 1744, ce furent seulement Victoire, Sophie et Louise qui revinrent en 1750 rejoindre Adélaïde à Versailles pour y vivre côte à côte jusqu'à la Révolution.

Louis XV aimait beaucoup ses filles et il venait souvent converser avec elles. Il éprouva un tel chagrin à la mort d'Henriette qu'il ressentit le besoin d'avoir auprès de lui sa chère Adélaïde qu'il surnommait malicieusement Loque à cause de son désordre, comme il appelait Victoire Coche à cause de sa taille, Sophie Graille à cause d'une voix rauque, qui était d'ailleurs la sienne, et Louise Chiffe à cause de sa petitesse légère.

Le 26 novembre 1753, au retour d'un séjour à Fontainebleau, le roi installa Madame Adélaïde sur la cour royale au bout de son propre appartement, tandis que ses sœurs restaient logées au rez-de-chaussée dans l'ancien appartement des Bains, complété dans la Cour des Cerfs, devenue la Cour de Mesdames, d'un jardin agrémenté d'une grotte. Mais pour réaliser cette installation de sa fille il fallut que le roi sacrifiât le Cabinet des Médailles, la Petite Galerie de Mignard et l'Escalier des Ambassadeurs. Il est vrai que ce dernier n'était plus utilisé qu'une fois par an, le 1er janvier, par la procession des Cordons Bleus qui l'empruntaient pour aller à la chapelle. Ainsi virent le jour des pièces ravissantes dont il reste une précieuse relique, le Cabinet Doré de Madame Adélaïde, où J. Verberckt et A. Rousseau sculptèrent des trophées d'orchestre, luths, violons, flûtes et hautbois, hommage à cette musique qui seule rendait supportable à la princesse une vie harassante d'insipidité. C'est là qu'en 1763 un jeune Mozart de 7 ans joua sur le clavecin ses premières sonates devant Madame Adélaïde à qui il les dédia.

La même vie mélancolique fut menée par le dévot et apathique dauphin, qui eut sept enfants de sa seconde femme. L'existence modeste des époux constituait presque un scandale à rebours dans cette cour où leur père étalait son inconduite. Ils logeaient dans l'ancien appartement de Monseigneur dont trois pièces du temps du dauphin ont été restaurées: sa Bibliothèque (salle n° 47) décorée de marines de J. Vernet (1763), son Grand Cabinet (salle 48) et sa Chambre (salle 49) où il avait pieusement accroché une copie de la Ferme d'Oudry peinte par sa mère.

Si la politique extérieure de Louis XV reste encore aujourd'hui relativement secrète, il ne put cacher à sa cour une vie privée consacrée à ses maîtresses. Lorsque vers 1733 il commença à s'éloigner de la reine, puis définitivement en 1736, c'est parmi les dames d'honneur de celle-ci qu'il fit son choix en la personne de Louise de Mailly. C'était l'aînée des cinq filles du marquis de Mailly-Nesle que la facilité de leur rencontre, plus que leur charme, proposa à son désir. La seconde fille, Pauline de Vintimille, reçut en 1741 un logement au château où elle mourut la même année. L'aînée reprit alors sa faveur avec un appartement au second étage. Cependant la benjamine, Marie-Anne de La Tournelle, supplantait bientôt son aînée, était nommée duchesse de Châteauroux et installée en 1742 à côté du roi en même temps que son autre sœur, Diane de Lauraguais. Mais à son tour la duchesse mourait subitement à Paris en 1744, au désespoir du roi encore convalescent de sa maladie de Metz.

Le carnaval de 1745 lui rendit le goût de vivre en lui donnant l'occasion — qu'il provoqua — de danser chez ses filles avec Madame d'Etiolés, charmante bourgeoise issue de la finance, qu'il avait souvent aperçue quand elle suivait dans un phaéton les chasses royales en forêt de Sénart. Ils s'entendirent après plusieurs rencontres secrètes, notamment au cours du bal masqué donné en l'honneur des noces du dauphin avec l'infante d'Espagne. Sous le nom de marquise de Pompadour, dont Louis XV lui envoya le brevet en juillet 1745 de Fontenoy, elle devait régner vingt ans sur le cœur du roi. Dès le 10 septembre, après sa présentation officielle à la cour par la princesse de Conti, elle prenait possession de son appartement dans l'attique de l'aile du nord et le roi vint souper chez elle le soir même.

Pour fixer un neurasthénique aussi ambulatoire que Louis XV il fallut à la nouvelle favorite, outre sa beauté, la rencontre de qualités rarement unies, une politesse exquise et invariable, une gaieté souriante et imperturbablement égale qui ne pouvait se maintenir que par une maîtrise continue de la volonté. Plus littéraire qu'artiste, elle pensait «philosophiquement», comme disait Voltaire, qui était de ses commensaux avec l'abbé de Bernis, Fontenelle et Crébillon. Elle fut l'Egérie des philosophes et l'élève du duc de Gontaut en matière de cour, ce qui ne lui évita pas quelquefois d'émettre des mots bourgeois qui sentaient la Parisienne.

On a pu restaurer en partie cet appartement du second étage où la marquise parvenait grâce à un «fauteuil volant». Les courtisans qui montaient chaque matin faire leur cour à sa toilette jouissaient par ses neuf fenêtres d'une vue magnifique sur le parterre du nord jusqu'à Marly. Dès que le roi était habillé il allait chez elle, y dînait et ne la quittait qu'à 5 heures pour le Conseil. Lorsqu'il chassait, il l'emmenait en carrosse courir le cerf et, les jours d'opéra, il la rejoignait dans sa loge. Elle était toujours présente aux soupers que le roi donnait dans ses salles à manger particulières où brillait l'esprit mordant du duc d'Ayen.

Le théâtre fut l'un des instruments de son influence. Elle pouvait réciter des scènes entières de comédies et chanter des airs à la mode. On sait que depuis l'origine du château les représentations théâtrales avaient lieu sur des scènes improvisées, dans le vestibule ou la salle basse, dans la Cour de Marbre ou le passage de la Cour des Princes. La marquise fit installer en 1747 une première scène dans la Petite Galerie de Mignard où elle interpréta le rôle de Dorine dans Tartuffe, devant quatorze spectateurs, les plus intimes du roi. En 1749, elle fit dresser dans l'Escalier des Ambassadeurs une véritable salle d'opéra démontable où elle chanta dans Acis et Galatêe de Lully. Mais en deux ans cette charpente montée et démontée finit par ruiner l'escalier.

Devenue la dispensatrice des plaisirs du roi et sa compagne de tous les instants, elle s'épuisa vite à ce régime de soupers, de voyages et de veilles, aggravé par des remèdes revigorants. «Ma vie, disait-elle plaisamment, est comme celle du chrétien un combat continuel.» Lorsque la fièvre la terrassait, elle se réfugiait dans son Ermitage versaillais, maison basse que Lassurance, son architecte, lui avait construite en 1748 près de la grille du Dragon. En 1750, quoique devenue simple amie, le roi continuait à la consulter sur tout. Il la fit descendre de l'attique dans l'appartement des Bains où elle installa ses cabinets de laque rouge, son clavecin de Ruckers, ses porcelaines de la Compagnie des Indes, non sans veiller à empêcher l'approche d'une rivale en laissant Madame Adélaïde loger près de son père.

Car elle eut jusqu'au bout l'intelligence de favoriser les passades du souverain et ses visites à la maison dite du Parc-aux-Cerfs, du nom donné au quartier où Louis XIII avait créé une remise de gibier. C'était une simple maison derrière l'hôtel des Gardes du Corps avec lequel elle communiquait par une petite porte. Le roi s'y rendait la nuit close à travers l'hôtel et ne dévoilait jamais son identité à celles qu'il favorisait de son caprice, même lorsque c'était la petite O'Murphy, le plus excitant des modèles de Boucher. La marquise tenait à ce que le prince ne puisse jamais se passer de sa complaisante amitié et elle désarma même la reine en faisant éteindre par le trésor une dette de jeu de 40 000 écus. Elle se reposait de l'air de la cour en montant, au-dessus de chez elle, dans le petit logis entresolé où le Dr Quesnay, chirurgien du roi, tenait des assises philosophiques.

Cependant elle n'était pas issue pour rien de la finance. Elle tenait à consolider sa fortune en pierres et multipliait l'achat de demeures remaniées ou bâties à neuf par Lassurance. La liste en est imposante: le château de Crécy-Couvé (1746-1750) près de Dreux, celui de La Celle-Saint-Cloud (1748-1750) et celui de Bellevue (1748-1751) offert par le roi pour qu'elle l'y reçoive en ami. Elle ne cessa d'en acquérir d'autres: le château de Pompadour, bien entendu, et son voisin de Lavergne, les châteaux d'Anville, de Ménilmontant, de Ménars. Elle loua aux Rohan le château de Saint-Ouen et au duc de La Vallière celui de Champs. A Versailles, le roi lui fit construire l'Hôtel des Réservoirs (1752-1754), surélevé malencontreusement de trois étages. A Paris, elle acheta en 1751 l'hôtel d'Evreux, c'est-à-dire l'actuel Elysée, qu'elle fit transformer par Gabriel avant de le léguer à Louis XV.

Beaucoup de ces châteaux détruits ou défigurés ne sont plus là pour défendre la mémoire de cette ambitieuse insatisfaite. Heureusement une incomparable merveille subsiste, le Petit Trianon. A Versailles les arrière-cabinets les plus secrets étaient, au gré de Louis XV, insuffisants pour le libérer de l'étiquette, des ministres et de la reine. Il préférait Trianon. Mais le palais de marbre rosé du grand roi était inhabité depuis longtemps et il dût le faire restaurer (1749-1750) par A. J. Gabriel avant de venir occuper l'appartement de Louis XIV, en réservant celui de Madame de Maintenon à la marquise de Pompadour. Comme celle-ci était soucieuse de toujours flatter les goûts du roi, elle encouragea ses curiosités pour l'agriculture et lui suggéra l'idée d'établir une bergerie et une laiterie de vaches hollandaises dans ce parc rustique où il aimait goûter les salades et les fraises de ses jardins et faire cueillir par ses invités les fruits mûrs de son verger. Des arbres rares y furent plantés sur les conseils de Bernard de Jussieu par les soins d'Antoine Richard que le roi envoya quérir des plantes exotiques en Europe et jusqu'en Asie. Elles étaient ensuite placées dans ses serres chaudes où l'on réussit à faire mûrir des figues et des ananas. Pour offrir des collations aux dames qu'il invitait à Trianon, le roi fit élever par Gabriel, au milieu du jardin français de Garnier d'Isle, un ravissant petit Pavillon de conversation (1749-1750) flanqué de quatre cabinets de services.

Mais Louis XV souhaitait pouvoir habiter vraiment ce domaine champêtre consacré à sa chère botanique. La marquise le comprit et l'engagea à faire élever ce bijou d'architecture qui devait être le Petit Trianon, dont la construction fut trop lente (1762-1768) pour que son inspiratrice ait pu l'habiter. Gabriel a réussi là son chef-d'œuvre et celui du siècle, par la variété des façades, la perfection des détails, la pureté antique d'un style qui est déjà celui de Louis XVI.

Jouissant toujours de la même faveur, la marquise obtenait en 1752 le rang envié de duchesse, dont elle occupa en octobre le «divin tabouret». Elle devait régner douze ans encore avant de mourir de tuberculose le 15 avril 1764, à 41 ans, avec le même courage souriant dont elle avait paré sa vie.

En 1769, Madame Adélaïde descendit occuper l'appartement de la disparue pour que son père puisse lui-même quitter les cabinets du second étage qu'il abandonnait à la nouvelle favorite, la comtesse du Barry. Cette blonde aux yeux bleus de nuit et au teint éblouissant avait la tranquille assurance de ses 25 ans quand elle fut présentée à la cour par la comtesse de Béarn. Elle venait d'être mariée pour son titre avec le comte Guillaume du Barry par le frère de celui-ci, un parfait roué. Fort bien élevée chez les Adoratrices du Sacré-Cœur elle n'avait fréquenté depuis lors que des hommes de la plus haute lignée qui lui avaient appris, au témoignage de Talleyrand, des manières et une langue plus pures que celles de la marquise. Point du tout lettrée mais d'un goût exquis, elle s'entoura d'un luxe royal dans cet appartement dont on a réussi à restaurer le ravissant décor. Elle y avait réuni des meubles de J. F. Leleu et de L. Delanois, des tables et des commodes plaquées de porcelaines de Sèvres. Son mobilier vendu après son exécution et acquis par le marquis Hertford fait aujourd'hui partie à Londres de la collection Wallace (1). Pajou, son sculpteur, fit d'elle une dizaine de bustes en variant la coiffure, dont le plus réussi obtint un succès sensationnel au Salon de 1773. Elle eut moins de chance avec ses peintres, F.-H. Drouais et Decreuze. Du moins ce dernier répondit-il à son désir en la montrant en train de boire son café que vient de lui apporter Zamore son négrillon préféré. En 1769, le roi lui donnait le domaine de Louve-ciennes, près de Marly. A côté du château d'Arnold de Ville, elle voulut avoir son Trianon qu'elle commanda à Ledoux et qui fut élevé en quelques mois (1771). C'était un pavillon classique que Louis XV vint inaugurer en soupant dans la somptueuse salle à manger ovale dont Moreau le Jeune nous a laissé, avec l'aquarelle du banquet, une image fameuse. Le goût de la comtesse qui allait toujours vers la suprême simplicité, la rendit naturellement favorable au «grand projet» de A.-J. Gabriel. Louis XV finit par céder à l'insistance de son premier architecte qui lui arracha un ordre refusé jadis par Louis XIV, celui de reconstruire en style classique les façades du château sur les cours.

(1) La chronique de cette collection Wallace qui contient tant d'œuvres intéressant notre étude est un véritable roman. Elle devrait s'appeler collection Hertford, puisqu'elle a débuté à la fin du XVIIIe siècle avec lord Yarmouth, et s'est considérablement augmentée grâce à son fils, lord Richard Seymour Conway, quatrième marquis d'Hertford. Ce dernier habita le château de Bagatelle et l'hôtel de sa mère, rue Laffltte. Il songea à y laisser ses trésors. Mais la collection tomba entre les mains de son héritier et frère inavoué Richard Wallace, qui, très ému par les événements de la Commune, fit passer les plus belles pièces à Londres en 1872. Son ami, sir John Murray Scott, curateur de la National Gallery, qu'il institua héritier de la partie restée parisienne de la collection, l'a léguée à lady Sackville qui l'a vendue en 1914 au marchand Jacques Seligmann (cf. Gustave BABIN, La collection Wallace de Paris, L'Illustration, 1914, p. 551).

Au moment où l'art du grand siècle subissait une espèce de discrédit attaché, disait-on, à son ennuyeuse uniformité et son accablante grandeur, l'architecture, par une inconséquence ironique, visait au «colossal». Par bonheur, la pénurie du Trésor épargna au château de Louis XIV ce vandalisme du «bon goût». Point tout à fait cependant. Car à droite de la cour royale une aile nouvelle élevée par Gabriel remplaça la modeste architecture de briques de Louis XIV. Cette haute colonnade écrase les charmantes façades anciennes. Et comme plus tard Louis-Philippe abaissa le niveau de la cour de marbre en supprimant ses trois marches d'accès, le visiteur n'a plus devant les yeux le château du grand roi dans sa primitive harmonie. Pendant trente ans le disparate des deux ailes subsista et ce n'est qu'en 1820 que l'architecte Dufour rétablit la symétrie en reconstruisant l'aile gauche sur le dessin de l'aile droite.

Heureusement que Gabriel a laissé à Versailles une autre preuve de son génie. Nous avons fait souvent allusion à la précarité des salles de spectacle installées en divers lieux du château. Après le Traité de Paris (1763), Louis XV demanda à son architecte de réaliser le projet de Mansart et d'élever une véritable salle d'opéra au bout de l'aile du nord. Le mariage du dauphin prévu pour 1770 hâta les travaux. Le théâtre put être inauguré le 6 mai par un gala en l'honneur des mariés et le lendemain par une représentation du Persée de Lully. La machinerie d'Arnoult, mécanicien des «Menus Plaisirs», permettait en effet de transformer le théâtre en salle de festin, de bal ou d'opéra. On admira fort cette salle nouvelle, «la plus belle d'Europe», dit le duc de Croy. La corbeille était d'un bleu pers relevé d'or et d'argent. Recouverte pendant un siècle par un badigeon Louis-Philippe, elle a été heureusement restaurée dans son prestigieux éclat. Au foyer Pajou a trouvé sa plus brillante réussite en dressant La Jeunesse et la Santé qui s'embrassent comme sœurs devant L'Abondance et la Paix.

Avec le mariage du dauphin la comtesse du Barry rencontra sa plus dangereuse rivale en la personne de Marie-Antoinette. Bien qu'elle fut insoucieuse de politique, la comtesse avait trop d'influence sur l'esprit du roi pour ne pas être entraînée à prendre parti dans le conflit des coteries de cour. Fidèle aux habitués de son salon, le maréchal de Richelieu, le duc d'Aiguillon, le marquis de Chauvelin, le chancelier de Maupeou, elle devint en but aux ennemis du «triumvirat». Les filles du roi, la dauphine, Choiseul tentèrent de la faire disgracier. Ce fut Choiseul qui tomba, exilé par Louis XV à Chanteloup.

Elle ne se retira que le 5 mai 1774 à la demande de Louis XV malade et qui se savait perdu. L'enfant d'un jardinier de Trianon lui avait transmis le virus de la variole noire, dont il mourut le 9 mai à Versailles où il se fit transporter d'urgence.

* * *

La ville de Versailles, fondée par Louis XIV, ne connut sa véritable expansion qu'au XVIIIe siècle, sous le gouvernement de Louis Blouin, ancien premier valet du grand roi. Deux quartiers prirent alors leur essor. Au nord ce fut le quartier des Prés que la démolition du château de Clagny et le comblement de l'étang permirent de créer, avec son prolongement à Montreuil autour de l'église Saint-Symphorien (1770) construite par Trouard. La reine y fit élever par R. Mique, architecte de son père, le couvent des Augustines (1727-1760), aujourd'hui lycée.

L'autre nouveau quartier fut celui du Parc-aux-Cerfs, autour de la nouvelle cathédrale Saint-Louis, construite par J. Hardouin-Mansart de Sagonne, petit-fils du grand architecte de Louis XIV, qui s'inspira de l'église parisienne de Saint-Roch (1743-1754). On créa autour les carrés Saint-Louis pour un marché neuf. Quelques beaux hôtels de cette époque subsistent. Après le Grand Commun, dans l'ancienne rue de la Surintendance, on peut voir l'Hôtel de la Guerre (actuelle Ecole du Génie), l'Hôtel de la Marine et des Affaires étrangères (actuelle Bibliothèque Municipale). Puis l'hôtel de la marquise de Pompadour, rue des Réservoirs, et l'hôtel de la comtesse du Barry (actuelle Chambre de Commerce). N'oublions pas le joli théâtre que Madame Montansier fit construire par Heurtier en 1768 et qui sert toujours l'art dramatique.

CHAPITRE VI

L'ÉPILOGUE ET L'EXEMPLE

Le 10 mai 1774, la cour en deuil émigra à Choisy, puis à La Muette et enfin à Compiègne pour ne revenir à Versailles qu'en septembre. Louis XVI s'installa chez son grand-père et Marie-Antoinette dans l'appartement des reines. Au début la vie du château reprit sans grand changement. Les offices et les charges restèrent dans les mêmes familles. Comme ses ancêtres, et peut-être avec plus de passion, le roi chassa au moins deux fois par semaine. Il inscrivait même sur six tableaux placés dans son escalier le nombre, l'espèce et la qualité du gibier tué, avec une récapitulation pour chaque mois, chaque saison et chaque année.

Naissances, mariages et visites de souverains furent célébrés avec des festins, des galas de théâtre et des bals, bals parés et masqués dont la réputation était européenne. En temps ordinaire ils avaient lieu une fois la semaine jusqu'au Carême dans les Grands Appartements ou dans le Salon d'Hercule. Après le couronnement de Louis XVI à Reims, le 11 juin 1775, la cour célébra le mariage de sa sœur Clotilde avec le roi de Sardaigne. En 1782, ce furent les fêtes de la naissance du dauphin et la visite du futur Paul Ier de Russie. En 1777 et en 1781, Joseph II vint voir sa sœur, la reine de France. En 1784, ce fut le tour du roi de Suède, Gustave III. Une visite plus insolite fut celle de Benjamin Franklin venu demander à Louis XVI de soutenir contre l'Angleterre les «insurgents» américains. Après leur victoire c'est à Versailles que fut signé le 3 septembre 1783 le traité qui reconnaissait l'indépendance des nouveaux Etats-Unis d'Amérique. La cour du château vit la même année un événement d'aussi longue portée, l'envol d'un aérostat réalisé par les frères Mongolfier. En 1787, enfin, le carnaval fut la dernière fête brillante du règne avant l'Assemblée des Notables.

Tous ces nobles visiteurs étaient d'ailleurs accueillis à Versailles par une foire permanente qui attirait aussi les badauds venus de Paris par le service des coches à huit chevaux ou par une galiote qui les déposait au débarcadère de Sèvres. Ils trouvaient autour du château des baraques où l'on vendait de tout, des dentelles, des fleurs, des livres, des billets de loterie. La police débonnaire laissait chacun vaquer à ses affaires avec un laisser-aller qui étonnait les étrangers. Auberges, cabarets et hôtelleries abondaient depuis les plus fastueuses, comme l'hôtel du Juste où descendait incognito Joseph II, sous le nom de comte de Falkenstein, ou l'hôtel des Ambassadeurs à la cuisine réputée, jusqu'aux plus sordides limonadiers qui prélevaient leur glace sur les réserves royales. De cette époque deux pavillons subsistent. A Montreuil c'est la Résidence de Madame Elisabeth, menacée par un lotissement; Louis XVI l'avait acheté aux Guéméné pour sa sœur. Puis le Pavillon de Musique de la comtesse de Provence construit par Chalgrin en 1781.

Dans le parc, au cours des hivers de 1774-1775 et 1775-1776, on opéra une replantation des arbres dont Hubert Robert a fixé la première phase en deux tableaux qui montrent les troncs abattus autour des statues solitaires. Le peintre en profita pour replacer les marbres des Bains d'Apollon à la place de l'ancien Petit Bosquet dans un cadre romantique peu adapté à leur style ni à leur échelle et livrés aux offenses du plein air. On démolit le Labyrinthe pour y substituer un Bosquet de la Reine que l'affaire du Collier devait rendre tristement célèbre.

Mais si le décor de la cour demeurait égal à lui-même les acteurs étaient très différents. Louis XVI, avec toutes ses vertus, n'avait ni la majesté de Louis XIV, ni la grâce de Louis XV et encore moins, ce qui est plus grave, leur caractère. Il se dandinait avec bonhomie et clignait ses yeux myopes avec un gros rire de bourgeois satisfait, amoureux de sa femme, bien qu'il ait mis du temps à le lui prouver. Dans l'appartement désaffecté des maîtresses, le consciencieux Louis XVI installa son vieux ministre, Maurepas.

Aux côtés de ce «pauvre homme», comme Marie-Antoinette osait le dire publiquement avec inconscience, la reine va jouer le rôle d'une épouse, d'une favorite et d'un ministre sans aucune des qualités exigées par ces trois difficiles fonctions. Elle avait 19 ans et déclara au scandale des vieux courtisans: «Passé 30 ans je ne comprends pas qu'on ose paraître à la cour.» Les plus réfléchis des nobles serviteurs se le tinrent pour dit et restèrent dans leurs châteaux de province ou leurs hôtels parisiens. Elle simplifia l'étiquette du lever et du coucher, ce qui était admissible, mais elle désorganisa sa maison par insouciance et légèreté, malgré les objurgations de sa mère, Marie-Thérèse, que lui transmettait le comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur d'Autriche.

Pour la première fois dans l'histoire de Versailles une reine excédait son rôle de représentation et devenait la source des grâces et des disgrâces. En réalité par désir insatisfait de sympathie, par crainte d'être boudée, elle se rendit prisonnière d'une coterie de jeunes princes insolents et cyniques qui amusaient son ennui et qui, sous la conduite du comte d'Artois, l'accompagnaient trop souvent au bal de l'Opéra. Une beauté angélique de 26 ans, Gabrielle de Polignac, inspira à la reine une amitié si passionnée qu'elle permit à sa tribu familiale d'accaparer places et pensions, pour son mari le comte Jules de Polignac, pour son amant le créole Vaudreuil, pour sa belle-sœur Diane de Polignac, pour sa fille la comtesse de Guiche, pour son autre belle-sœur la comtesse de Polastron, maîtresse d'Artois, pour ses cousines les comtesses d'Andlau et de Chalon, sans oublier les amis masculins, le beau Dillon, d'Adhémar, Coigny, Esthérazy, Ligne, Lauzun, Besenval, jusqu'à Guines, ambassadeur à Londres, convaincu de contrebande, dont Turgot paya le rappel de sa propre disgrâce, exigée par la reine.

Joseph II qui les vit chez la comtesse de Guéméné où sa sœur l'avait imprudemment entraîné, fut si scandalisé qu'il obtint de sa mère, l'impératrice Marie-Thérèse, une lettre de reproches où cette dernière n'hésitait pas à déclarer à sa fille: «Votre avenir me fait trembler», ce dont Marie-Antoinette se souviendra peut-être quatorze ans plus tard, à la Conciergerie.

A Versailles elle fit d'abord transformer par Richard Mique son appartement officiel où l'on peut admirer aujourd'hui sa chambre magnifiquement restaurée, avec son tapis ancien, ses soieries tissées d'après d'authentiques modèles. Il modifia plus complètement les petits cabinets. Il installa une délicieuse méridienne octogone (1781), ornée par Gouthière de bronzes qui se détachent sur des panneaux de glaces, puis un boudoir, une bibliothèque et surtout un grand Cabinet Doré orné par les frères Rousseau dans un style déjà pompéien (1783). C'est dans cette pièce qu'elle aimait se tenir pour donner audience à sa marchande de modes Rosé Bertin et à son coiffeur Léonard Hautier. Elle y a posé pour Mme Vigée-Lebrun. Elle y a écouté Garât dont Salieri accompagna les mélodies sur son clavecin. Quant au Salon de la Paix, la Révolution empêcha la reine d'y toucher. Il lui servit de salle de concert et de jeu, où elle pontait au pharaon avec un train d'enfer.

Pour faire plaisir au roi, studieux et appliqué, elle lui fit installer par A.-J. Gabriel, dont ce fut le dernier chef-d'œuvre, une bibliothèque dans l'ancienne chambre de Madame Adélaïde. C'est un bel exemple du style Louis XVI à ses débuts (1774) avec des trophées symboliques sculptés par A. Rousseau.

Passionné de connaissances physiques et techniques le roi, qui réunissait tous les livres publiés sous son règne, commanda à Blaizot son libraire, un exemplaire de l'Encyclopédie avec les suppléments. Sur un palier de son escalier il fit accrocher les tableaux des Etats de la Diète impériale, des Trappes de France et des planètes d'après le système de Copernic. Alliant la géographie à la mécanique céleste il fit exécuter sous sa direction un globe du monde en cuivre que l'on peut encore voir au château. Le Cabinet Doré de son grand-père devint son cabinet de géographie, science dont il avait une mémoire prodigieuse, qui lui permettait de laver lui-même ses cartes.

La pratique surtout l'intéressait. Autour de la Cour des Cerfs, aux derniers étages, il fit aménager des cabinets consacrés à la menuiserie, à l'horlogerie, d'autres avec un tour, une forge où il utilisait des outils à manches de bois de violette et viroles d'argent. Sa prédilection allait à la serrurerie dont, après la Révolution, on trouva mille instruments divers. On a trop cité François Gamain, simple exécutant, qui travaillait pour lui, alors que le maître serrurier qui l'enseignait était Pierre-Ambroise Poux-Landry, inventeur de balances de précision et de serrures à secret, dont on peut voir des chefs-d'œuvre de compétition au Conservatoire des Arts et Métiers. Il est notamment l'auteur d'un portefeuille de cuir rouge, fermé par une serrure d'argent à combinaison sans clef, avec quatre cadrans indiquant les signes du zodiaque, le quantième, l'heure et la minute. D'autres cabinets concernaient l'artillerie avec des modèles de bateaux et d'armements. Il y avait même une galerie d'électricité.

A la fin du règne (1788) un autre chef-d'œuvre de décoration se rencontre à côté de la chambre du roi. C'est l'ancien cabinet de la garde-robe de Louis XV, dont on ne devinerait plus l'usage car les «lieux à l'anglaise» sont dissimulés derrière une boiserie à l'alcôve fermée. Louis XVI a transformé ce cabinet en sanctuaire de son travail de souverain. Six magnifiques panneaux sculptés par les frères Rousseau illustrent les diverses branches du gouvernement, agriculture, commerce, guerre, marine, sciences, arts, symbolisées par de délicats trophées depuis des instruments de musique jusqu'à un télescope et une mongolfière.

Ce cabinet intérieur ne lui paraissant pas encore assez secret, il transforma la salle de bains de Louis XV en «cabinet de la cassette» où il tenait tous les jours ses comptes personnels. Quant aux dépenses publiques il était très conscient de leur dangereux accroissement. Il aurait voulu faire des économies. Il a commencé d'en faire. Mais il reculait devant les grandes décisions, hésitant par bonté à supprimer le personnel superflu parmi les 4 000 personnes de sa maison, à arrêter le coulage de la «Bouche du Roi». Le vin du roi qui en 1785 coûtait 6 567 livres par an passait en 1789 à 60 099 livres dont les trois quarts en Champagne! Les dépenses des Bâtiments et des Ecuries devenaient écrasantes. Les courtisans engageaient des travaux que Louis XV leur aurait refusés et qu'ils n'auraient même pas osé demander à Louis XlV. De Louis XIV à Louis XVI le nombre des chevaux fut triplé et leur entretien sextuplé.

Ce gaspillage était pratiqué par la reine aussi dépensière qu'une favorite. Elle aimait le jeu, les bijoux et la toilette. Il lui fallait 150 robes nouvelles par an. En 1777, après trois ans de règne, elle avait déjà 487 272 livres (100 millions actuels) de dettes personnelles que le roi paya sur sa cassette. En 1785, sa garde-robe coûta 252 000 livres dont Rosé Bertin ne daigna pas détailler les mémoires. Aussi au Salon de 1785 on découvrit qu'une main anonyme avait écrit sous son portrait ce nom vengeur: «Madame Déficit.»

Dès le début sa retraite préférée a été Trianon. Conçu par Louis XIV, enrichi d'un petit château par Louis XV, Trianon devint la maison de campagne de Marie-Antoinette, qu'elle demanda à Louis XVI le jour de son couronnement et dont il lui offrit le passe-partout orné de 531 diamants. Dans ce «Petit-Vienne», comme on le nomma vite à Versailles, elle séjournera de plus en plus longuement.

Elle en fit agrandir les communs pour ses serviteurs et installa dans son boudoir un système de «glaces mouvantes» qui en obturaient les fenêtres.

Elle y entraîna Madame Elisabeth à qui elle attribua un appartement dans l'attique. Rien ne fut prévu pour le roi qui venait y dîner, mais n'y coucha jamais. En fait elle ne changea heureusement que très peu le chef-d'œuvre de Gabriel. Elle respecta les lambris sculptés de thèmes floraux par H. Guibert, beau-frère de J. Vernet, et peints en vert d'eau pâle rechampis de filets d'or (1). Les dessus de portes avaient été demandés en 1768 à J.-P. Caresme pour l'Antichambre, à G. Monnet et Cl. Belle pour la Salle à manger, ornée en outre de quatre tableaux signés Doyen, Lagrenée, Vien et Halle. Les dessus de portes du Cabinet Fleuriste étaient de A. A. Renoult et ceux du Grand Salon Fleuriste étaient signés Lépicié et Jollain.

(1) Le pseudo-gris Trianon date du Premier Empire.

Passionnée de fleurs Marie-Antoinette voulut avoir un jardin libre de toute servitude classique, dessiné à l'anglaise, comme celui que le comte de Caraman avait créé devant son hôtel de la rue Saint-Dominique à Paris, que la reine vint voir. On jeta bas les serres de Richard et les 4 000 plantes classées par Bernard de Jussieu, le plus important jardin botanique connu, qui vint enrichir à Paris le Jardin du Roi. Le comte de Caraman, avec Richard Mique et Hubert Robert, réalisa pour Marie-Antoinette un jardin champêtre où l'on rencontrait une colline boisée, une rivière, deux lacs, une grotte, une cascade et des fabriques (1775-1783), mais sans «ruines modernes». Le 3 septembre 1777 la reine inaugura son Temple de l'Amour par une fête rustique où, en souvenir des guinguettes viennoises, elle s'amusa à servir de la limonade dans une boutique de foire. Puis furent réalisés la Grotte, le Belvédère (1781), dont le plafond fut peint par Lagrenée et qui clôt le paysage au plus haut de la colline.

Depuis 1779, Marie-Antoinette couchait à Trianon et y demeurait quelquefois quinze jours de rang. Le 1er juin 1780, elle inaugura enfin son Théâtre, au cours d'une fête éblouissante, où elle reçut elle-même princes et ambassadeurs. Le théâtre avait toujours été sa passion avec la danse et la musique. A Versailles trois troupes venaient régulièrement jouer: les Comédiens français le mardi pour la tragédie et le jeudi pour la comédie; les Comédiens italiens le vendredi et l'Opéra le mercredi six fois par an. La scène s'était promenée, comme nous l'avons vu, de l'Orangerie à l'aile Gabriel (1785) et dans des salles provisoires construites par les «Menus Plaisirs», quelquefois même au milieu de la cour de cette administration, dans une salle qui devait être utilisée par l'Assemblée des Notables et les Etats généraux.

A Trianon le théâtre dut se contenter d'abord de la galerie du Trianon de Louis XIV, puis de l'Orangerie du Petit Trianon, avant que la reine n'obtienne de Richard Mique son propre théâtre construit sur le plan du théâtre de Choisy. Sous un plafond de Lagrenée le Jeune (1778-1779), dans une salle à laquelle on a rendu son harmonie bleue et or, les troupes parisiennes vinrent jouer alternativement comme à Versailles. On y entendit de la musique de Paesiello, de Rameau, de Grétry et de Gluck. La reine, qui prenait des leçons de diction avec Dazincourt, y joua le rôle de Gotte, la soubrette, dans la Gageure imprévue de Sedaine, le valet étant interprété par le comte d'Artois. Dans le Devin de Village elle tint le rôle de Colette et Vaudreuil celui du devin. Dans le Barbier de Beaumarchais elle joua Rosine et Vaudreuil Almaviva. Tout cela devant le roi et un parterre choisi d'amis, les Polignac, et leur coterie. Ce caprice dura deux ans, car à partir de 1783 elle ne pensa plus qu'à son Hameau (1783-1786), fantaisie champêtre qui avait pour elle le mérite de faire entrer le théâtre dans la vie.

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Après deux siècles de civilisation de salon, précieuse et galante, la société française avait besoin d'air pur et revenait à la nature. Les écrivains rimèrent des idylles, les artistes peignirent des bergeries, les femmes s'habillèrent en lavandières et rêvèrent de maisons rustiques, couvertes de vignes vierges et de plantes grimpantes. Le Hameau de Trianon, dont Hubert Robert alla chercher le modèle au pays de Caux, fut la plus complète réalisation de ce rêve. La fabrique la plus ancienne du Hameau a été la Tour de Marlborough (1783) qui illustrait une complainte enfantine, honorant ironiquement un général anglais mort en 1722 et dont l'air populaire était chanté par Chérubin dans le Mariage de Figaro. Puis sortirent de terre, sous la direction de R. Mique, neuf maisons couvertes de chaume, deux laiteries où l'on écrémait le lait, battait le beurre et fabriquait le fromage, une vacherie avec un bouvier, des veaux, des chèvres, des porcs, des moutons, des volailles, une grange, un colombier, un jeu de boules, un moulin qui contenait un élégant boudoir.

Il y avait enfin une vraie ferme habitée par les Valy-Bussard, des paysans de Touraine. On n'avait pas oser élever une église, mais à travers les arbres on pouvait apercevoir le clocher voisin de Saint-Antoine-du-Buisson. La reine s'était réservé la maison du billard et à côté sa propre demeure à un étage, devant le lac que l'on avait peuplé de carpes et de brochets. On en connaît le mobilier. En 1939, Charles Mauricheau-Beaupré, dont j'étais alors l'assistant, acquit tout un meuble de Jacob estampillé Trianon chambre à coucher du treillage qui devait garnir l'une de ces pièces. Les chaises étaient chargées de peintures de jasmins, muguets, pommes de pin avec d'autres fleurs brodées en laine sur fond blanc, d'un goût qui me parut très autrichien. La reine passait des journées entières dans son Hameau et même des semaines, à des occupations bucoliques, dans une stricte intimité, n'autorisant plus ni fêtes, ni réceptions.

Lorsqu'on mai 1789 les députés arrivèrent à Versailles pour la réunion des Etats généraux ils se précipitèrent d'abord à Trianon pour voir ce lieu de turpitudes et de débauches dont les pamphlets hostiles à Marie-Antoinette avaient répandu la légende. C'était le résultat des calomnies avec lesquelles la comtesse de La Motte-Valois, instigatrice de l'Affaire du Collier, alimentait une littérature qui devait fournir en 1793 ses arguments au réquisitoire de Fouquier-Tinville.

L'histoire déroulait son inexorable enchaînement. En 1787 et 1788, l'Assemblée des Notables se réunit à Versailles dans la même salle où le 4 mai 1789 s'assembleront les Etats généraux. Le 5 octobre 1789, c'est dans la Grotte de Trianon où elle se reposait qu'on vint d'urgence apprendre à la reine la marche des féroces «mariannes» sur Versailles. Là encore il faut bien constater que l'aveuglement de son favoritisme a facilité l'envahissement du château. Louis XVI avait choisi pour sa défense le commandant des Gardes du corps, le comte de Mun, compétent, énergique et lucide. Il fallut qu'elle obtienne de la faiblesse du roi le remplacement du commandant par le gendre de sa chère Gabrielle, le jeune comte de Guiche, ignorant des consignes, qui par incurie laissa ouverte la grille de la Surintendance et sans surveillance celle de la Cour des Princes par où les émeutiers s'engoufrèrent. On connaît la suite, et le départ de la famille royale pour Paris. Louis XVI en quittant le château pour toujours se contenta de dire à son ministre de la Guerre, le comte de La Tour du Pin: «Vous restez ici le maître, tâchez de me sauver mon pauvre Versailles!» Depuis son départ c'est le même souhait qu'expriment périodiquement les fervents de ce haut lieu.

La décadence de la monarchie héréditaire et ses embarras financiers ne nuisirent pas, au contraire, à notre prépondérance dans les arts. Nos artistes quittèrent la France et répandirent en Europe notre art, notre langue et notre goût. Nos déboires militaires rendaient cette influence sans danger. Elle fut accueillie partout comme un reflet flatteur d'une vie inimitable que l'on avait admiré de loin et envié pendant longtemps à Louis XIV.

Il est naturel de rencontrer d'abord cette influence à la cour des Bourbons. En Espagne Philippe V, né à Versailles, reconstitua dans son parc de la Granja le décor de sa jeunesse. Mais c'était un parc de montagne qui recueillait en ses fontaines les eaux ruisselant de la sierra de Guadar-rama. En Italie Charles III, roi des Deux-Siciles, eut son Versailles à Caserte. Don Philippe, duc de Parme, eut le sien à Colorno.

Chez nos ennemis l'empreinte ne fut pas moins forte. Daniel Marot, architecte huguenot réfugié, conçut ce Versailles hollandais qu'est la maison royale de Het Loo et Guillaume III lui demanda le dessin de son parc de Voorst. En Angleterre, après le passage de Le Nôtre appelé par Charles II, ce sont surtout les jardins, ceux de Saint-James, de Greenwich, de Windsor qui s'inspirent du grand jardinier.

Mais nulle part en Europe notre influence ne fut plus manifeste qu'en Allemagne. Le long du Rhin les châteaux de Poppelsdorf et de Bruni près de Cologne, le Rendez-Vous de la Favorite près de Mayence, les jardins de Schweizinger près de Mannheim en témoignent parmi tant d'autres. Au Wurtemberg les noms mêmes de ces résidences, Louisbourg, Mon Repos, La Solitude, possèdent une résonance française. Près de Munich, la Bavière offrait Nymphembourg et plus récemment Herrenchiemsee. A Postdam Frédéric II dans son ermitage de Sans-Souci, s'entourait d'une atmosphère française et de Français émigrés. A Bayreuth on rencontre l'Ermitage et à Vienne le Belvédère. A Cassel, le margrave de Hesse, le plus riche prince allemand, qui avait fait dessiner les jardins de son Orangerie par Le Nôtre, demanda plus tard à Monnot de décorer de statues son fameux pavillon du Marmorbad.

Quant à la Russie, dont l'alliance fut dédaignée par le cardinal Dubois, elle nous réserve les résidences de Peterhof et de l'Ermitage. Paul Ier, qui avait en 1782 admiré les jardins du Petit Trianon, s'en est souvenu pour son parc de Pavlovsk qui constituait hier encore l'ensemble le plus complet en Europe de notre art du XVIIIe siècle. Mais avec ces exemples il ne s'agit, après tout, que de résidences princières et de jardins où l'on peut ne voir que l'imitation passagère d'une mode. Il est beaucoup plus intéressant de montrer une ville entière comme Carlsruhe construite sur le modèle classique de Versailles.

Mieux encore, il est nécessaire de mettre en lumière que ce même esprit commande la naissance de deux villes nouvelles dans le monde, capitales de deux puissantes nations, la Russie et les Etats-Unis d'Amérique. Car c'est un Français, Le Blond, qui donna à Pierre Le Grand le plan de Saint-Pétersbourg, comme ce fut un autre Français, le major Lenfant, qui donna celui de Washington, deux capitales politiques, conçues d'un seul coup comme Versailles et dont le dessin réunit, comme celui de cette ville, les avantages d'un plan rayonnant et ceux d'un plan rectangulaire, soit les conditions de la stabilité et celles d'un développement indéfini. Malheureusement Versailles n'a pas su profiter des avantages de son plan, ni même respecter la perspective Vélizy-Villepreux prévue par Le Nôtre.

CHAPITRE VII

VERSAILLES APRÈS 1789

Cinquante ans séparent le départ de Louis XVI pour Paris de l'arrivée de Louis-Philippe, venu à Versailles inaugurer le musée d'Histoire nationale qu'il avait fondé. Dans l'intervalle la ville, devenue en 1790 chef-lieu du département de Seine-et-Oise, traversa la Terreur sans souffrir d'événements trop sanglants.

Sous la Convention et le Directoire les locaux vides du château furent utilisés à des fins pédagogiques. On installa la nouvelle Ecole centrale du département dans l'aile nord des Ministres et au pavillon de Provence (1796). La bibliothèque, logée d'abord dans l'aile du midi, fut expulsée par une annexe des Invalides et se réfugia au ministère de la Marine et des Affaires étrangères où elle est encore (1799). Un cabinet d'Histoire naturelle fut installé dans l'appartement de Mesdames. Une Ecole de Musique se contenta de la salle basse de l'Opéra et une Ecole du modèle vivant, origine de l'Ecole des Beaux-Arts, fut logée dans la chapelle désaffectée (1798). Il y eut aussi une Ecole d'Apiculture au Petit Parc (1794) et une Ecole d'Equitation, ancêtre de Saumur, aux Petites Ecuries (1796). Enfin, première idée de leur futur destin, on créa dans les Grands Appartements un musée de l'Ecole Française, malheureusement démembré peu à peu par l'envoi des tableaux au Louvre (1794-1811).

Tout le reste des œuvres d'art et du mobilier fut vendu aux enchères publiques du 10 juin 1793 au 11 août 1794 dans l'appartement de Mme de Lam-balle, puis aux Petites Ecuries. Quant aux plus belles pièces, dispersées en mars et avril 1796, elles furent généralement acquises par des étrangers, surtout anglais.

Napoléon qui n'aimait pas Versailles, voulut le démolir, mais il recula devant le coût de l'opération. Cependant il restaura et remeubla Trianon qu'il vint habiter quelques jours et il attribua le Petit Trianon à sa sœur Pauline.

Sous la Restauration, Louis XVIII eut le mérite de laisser l'architecte Dufour rétablir la symétrie des bâtiments de la cour royale par la construction d'un pavillon semblable à l'aile Gabriel. Mais, au grand regret des émigrés, il ne consentit pas à revenir habiter le château. Ce fut le roi-citoyen qui décida de l'avenir de Versailles en le transformant en musée dédié «A TOUTES LES GLOIRES DE LA FRANCE». L'opération lui coûta dix ans de travail, une centaine de visites et 23 millions de francs payés sur sa cassette. Malheureusement, les excellentes intentions de Louis-Philippe furent réalisées en un temps où l'art classique était méconnu et méprisé. Pour faire place à 4 000 toiles de troisième ordre, l'architecte Nepveu arracha des boiseries magnifiques, des glaces, des bronzes, des trumeaux peints, chefs-d'œuvre de leurs auteurs. Tout n'est pas cependant à blâmer dans l'immense effort du fils de Philippe-Egalité, ne serait-ce que le sauvetage du bâtiment lui-même et la réunion de portraits authentiques, de peintures précieuses, sans oublier parmi les contemporains les œuvres de David, de Gros et de Delacroix. Sous Napoléon III l'architecte Questel continua les méfaits officiels en démolissant inutilement des petits cabinets à l'étage des terrasses.

Depuis 1870 l'histoire du château a subi les vicissitudes de la ville. Après Sedan, le roi de Prusse établit son quartier général à Versailles et il habita le château où, le 18 janvier 1871, dans la Grande Galerie, étant assis sur une estrade adossée au Salon de la Guerre, il fut proclamé Empereur d'Allemagne par le grand-duc de Bade à l'applaudissement des princes présents. Cette honte de 1871 devait être effacée le 28 juin 1919. Ce jour-là, dans ce même lieu, les Allemands signaient le Traité de Versailles qui ne devait pas préserver la ville d'une nouvelle occupation, subie de juin 1940 à août 1945.

Pendant la Commune de 1871, puis de 1871 à 1879, Versailles redevint la capitale provisoire de la France, le siège de l'Assemblée nationale, puis celui des Chambres, le Sénat siégeant au Théâtre et la Chambre dans une salle dite du Congrès construite en 1875 dans l'aile du midi.

Quant au musée après la longue administration d'Eud. Soulié (1) sous le Second Empire, c'est Pierre de Nolhac, entré à la conservation en 1887, qui eut le mérite de commencer à redonner aux salles du château leur aspect d'habitat princier. Ses successeurs immédiats devaient suivre cet exemple avec plus ou moins de bonheur. Lorsque la résurrection du passé était impossible ils eurent la sagesse de conserver les créations du roi-citoyen, comme la Galerie des Batailles, la Salle du Sacre et celle des Croisades.

(1) Eud. Soulié publia en 1859 le Catalogue complet du musée de Versailles en 3 volumes. Depuis cent ans il n'a pas été remplacé.

Après les deux grandes guerres un important effort de restauration fut accompli à l'extérieur du bâtiment grâce au généreux concours de John D. Rockfeller. Le succès fut moindre à l'intérieur. On le comprend puisque la restitution des salles dans leur état ancien aurait supposé le retour des objets d'art dispersés par la tourmente révolutionnaire, opération difficile même dans de modestes limites.

Cependant les bonnes volontés officielles ne devaient pas manquer, et se manifestèrent par un décret du 13 février 1961 auquel les travaux de M. P. Verlet sur le mobilier de Versailles ne furent pas étrangers. Ce décret prescrivait que tous les objets détenus par les administrations ou collectivités publiques, qui avaient jadis appartenu au château, devaient y faire retour. Sans doute on ne pouvait restituer à Versailles les trésors que Louis XIV y avait accumulés, mais cette décision aurait pu, si elle avait été suivie, fournir à Versailles quelques pièces de mobilier qui n'avaient pas quitté la France. Quant aux meubles expatriés qui peuplent les collections anglaises ou américaines, est-il permis d'espérer que l'Europe des arts succédera à l'Europe des économies et qu'une Banque mondiale des chefs-d'œuvre présidera un jour à des échanges dont nous ne serions pas seuls à profiter?

La brève direction de Charles Mauricheau-Beaupré, tragiquement interrompue en 1953 par un accident, ne lui a pas permis de donner sa mesure et c'est à son successeur M. Gérald Van der Kemp qu'est échue la tâche difficile de faire revivre Versailles. Son goût d'artiste et ses talents de diplomate ont réussi à intéresser à cette résurrection une foule de mécènes français et étrangers, soyeux lyonnais ou collectionneurs américains, qui lui ont permis de redonner à la chambre de Marie-Antoinette, au cabinet de travail de Louis XV, au Salon de la Reine, au Salon d'Hercule leur ancien aspect. Sans parler de précieuses acquisitions de détail, en attente, comme les chaises du Salon de Jeux du roi et le récent achat du bureau de Madame Adélaïde, estampillé Carlin. On attend la restauration de la chambre de Louis XIV et le retour à la Galerie des Glaces de son fastueux éclairage de 54 lustres. Espérons aussi que les marbres antiques qui la décoraient reviendront tous dans leurs niches. Il serait également digne des soins de M. M. Saltet, conservateur du domaine, de prévoir une transformation peu coûteuse et esthétiquement capitale, la restitution à la Cour de Marbre des trois marches dont l'a privé Louis-Philippe et dans la Cour royale la suppression de la chevauchée incongrue de Louis XIV, ce qui redonnerait à l'entrée du château un peu de son ancienne harmonie.

Pendant longtemps le château a été la providence de la ville qui en a tiré gloire et profit. Déjà au XIXe siècle son cadre avait été menacé par un urbanisme sauvage. Une prétentieuse mairie voulant surpasser Mansart avait négligé l'horizontalité qui s'imposait à l'architecture versaillaise. Que dire aujourd'hui? Une croissance urbaine galopante non moins que le voisinage de l'aérodrome de Toussus-le-Noble ont fait comprendre aux autorités responsables la nécessité d'intervenir, sans quoi Versailles était menacée de perdre sa qualité essentielle de ville-type d'un haut moment de notre civilisation.

Sans doute il est d'anciens rêves qu'il faut abandonner. Un préfet de Louis-Philippe, M. Aubernon, aurait souhaité faire de Versailles un «Oxford français». Tout conspirait à ce destin, à commencer par le calme du parc favorable aux travaux de l'esprit. Mais si l'on doit renoncer à faire revivre l'esprit classique dans sa patrie d'origine, du moins peut-on préserver l'harmonie de son ancien décor.

Heureusement les édiles de la cité royale l'ont compris et ont accepté en 1972 la création d'un secteur sauvegardé, le plus vaste de France, qui protège un cinquième de la ville, les quartiers Saint-Louis et Notre-Dame, les parties les plus anciennes et les plus voisines du château. Espérons que cette sage mesure maintiendra le charme de cette ancienne capitale, l'atmosphère de grandeur de ce lieu privilégié destiné par l'histoire à devenir une réserve de l'intelligence et du goût.

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