Charles De Coster
La légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme
Goedzak au pays de Flandres et ailleurs
1867
Dans une tradition allemande du XV
e
siècle, le personnage de Thyl Ulenspiegel (Ulen = hibou, spiegel = miroir)
ou l’espiègle est un farceur qui se jouait des nobles et des bourgeois. Charles De Coster ne se contente cependant pas
de reprendre la légende mais fait du personnage de Thyl un héros révolté luttant pour la liberté. Écrite en 1867, La
Légende d’Ulenspiegel est une œuvre exceptionnelle : mélange de genre, de style, de tons, elle est inclassable.
De Coster combine la fiction à l’histoire. Il inscrit les aventures de Thyl au XVI
e
siècle pendant la période de
résistance des Pays-Bas à l’oppression espagnole. Le jeune Thyl, qui décide de venger son père injustement exécuté,
devient le symbole de la lutte populaire, de la résistance et de l’indépendance face à l’oppresion excercée par le roi
Philippe II et le duc d’Albe, gouverneur des Pays-Bas. Dans toutes les villes, Ulenspiegel sème la révolte :
« Debout ! disent ceux de Bruxelles. Debout ! disent ceux de Gand ! » Après avoir rejoint l’armée de Guillaume
d’Orange, avec ceux qu’on appelle les « gueux »
1
et au terme d’aventures héroïques, accompagné du bon et honnête
ami Lamme Goedzak, Ulenspiegel libérera son pays.
Difficile de ne pas faire un parallélisme entre la situation décrite et les luttes sociales et idéologiques de la fin du
XIX
e
siècle, période à laquelle De Coster écrit sa légende. Roman historique et roman réaliste, le roman de De
Coster invente une histoire remplie de péripéties qu’il insère dans un cadre historique et dans laquelle il inscrit ses
idées progressistes.
Livre premier
Chapitre I
A Damme, en Flandre, quand Mai ouvrait leurs fleurs aux aubépines, naquit Ulenspiegel, fils
de Claes.
Une commère sage-femme et nommée Katheline l’enveloppa de langes chauds, et, lui ayant
regardé la tête, y montra une peau.
— Coiffé, né sous une bonne étoile ! dit-elle joyeusement.
Mais bientôt se lamentant et désignant un petit point noir sur l’épaule de l’enfant :
— Hélas ! pleura-t-elle, c’est la noire marque du doigt du diable.
— Monsieur Satan, reprit Claes, s’est donc levé de bien bonne heure, qu’il a déjà eu le temps
de marquer mon fils ?
— Il n’était pas couché, dit Katheline, car voici seulement Chanteclair, qui éveille les poules.
Et elle sortit, mettant l’enfant aux mains de Claes.
Puis l’aube creva les nuages nocturnes, les hirondelles rasèrent en criant les prairies et le
soleil montra pourpre à l’horizon sa face éblouissante.
Claes ouvrit la fenêtre et parlant a Ulenspiegel :
— Fils coiffé, dit-il, voici monseigneur du Soleil qui vient saluer la terre de Flandre. Regarde-
le quand tu le pourras, et, quand plus tard tu seras empêtré en quelque doute, ne sachant ce qu’il
faut faire pour agir bien, demande-lui conseil ; il est clair et chaud ; sois sincère comme il est
clair, et bon comme il est chaud.
— Claes, mon homme, dit Soetkin, tu prêches un sourd ; viens boire, mon fils.
Et la mère offrit au nouveau-né ses beaux flacons de nature.
1
Huguenots des Flandres ligués contre Philippe II et qui, s’honorant d’une qualification injurieuse, portaient comme
signes de ralliement l’écuelle et la besace.
2
Livre premier
Chapitre LXXV
Soetkin était chez Katheline debout contre le mur, la tête basse et les mains jointes. Elle tenait
Ulenspiegel embrassé, sans parler ni pleurer.
Ulenspiegel aussi demeurait silencieux, il était effrayé de sentir de quel feu de fièvre brûlait le
corps de sa mère.
Les voisins, étant revenus du lieu d’exécution, dirent que Claes avait fini de souffrir.
— Il est en gloire, dit la veuve.
— Prie, dit Nele à Ulenspiegel : et elle lui donna son rosaire ; mais il ne voulut point s’en
servir, parce que, disait-il, les grains en étaient bénis par le Pape.
La nuit étant tombée, Ulenspiegel dit à la veuve : — Mère, il faut te mettre au lit ; je veillerai
près de toi.
Mais Soetkin : — Je n’ai pas besoin, dit-elle, que tu veilles. Le sommeil est bon aux jeunes
hommes.
Nele leur prépara à chacun un lit dans la cuisine ; et elle s’en fut.
Ils restèrent à deux tandis que les restes d’un feu de racines brûlaient dans la cheminée.
Soetkin se coucha. Ulenspiegel fit comme elle, et l’entendit pleurant sous les couvertures.
Au dehors, dans le silence nocturne, le vent faisait gronder comme la mer, les arbres du canal
et, précurseur d’automne jetait contre les fenêtres la poussière par tourbillons.
Ulenspiegel vit comme un homme allant et venant, il entendit comme un bruit de pas dans la
cuisine. Regardant, il ne vit plus l’homme, écoutant, il n’ouït plus rien que le vent huïant dans la
cheminée et Soetkin pleurant sous ses couvertures.
Puis il entendit marcher de nouveau, et derrière lui, contre sa tête, un soupir. — Qui est là ?
dit-il.
Nul ne répondit, mais trois coups furent frappés sur la table. Ulenspiegel prit peur, et
tremblant : Qui est là ? dit-il encore. Il ne reçut pas de réponse, mais trois coups furent frappés
sur la table et il sentit deux bras l’étreindre et sur son visage un corps se penchant, dont la peau
était rugueuse et qui avait un grand trou dans la poitrine et une odeur de brûlé :
— Père, dit Ulenspiegel, est-ce ton pauvre corps qui pèse ainsi sur moi ?
Il ne reçut point de réponse, et nonobstant que l’ombre fût près de lui, il entendit crier au
dehors : « Thyl ! Thyl ! » Soudain Soetkin se leva et vint au lit d’Ulenspiegel : — N’entends-tu
rien ? dit- elle.
— Si, dit-il, le père m’appelant.
— Moi, dit Soetkin, j’ai senti un corps froid à côte de moi, dans mon lit ; et les matelas ont
bougé, et les rideaux ont été agités et j’ai ouï une voix disant : « Soetkin » ; une voix toute basse
comme un souffle, et un pas léger comme le bruit des ailes d’un moucheron. Puis, parlant à
l’esprit de Claes : — Il faut dit-elle, mon homme, si tu désires quelque chose au ciel où Dieu te
tient en sa gloire, nous dire ce que c’est, afin que nous accomplissions ta volonté.
Soudain, un coup de vent entr’ouvrit la porte impétueusement, en emplissant la chambre de
poussière, et Ulenspiegel et Soetkin entendirent de lointains croassements de corbeaux.
Ils sortirent ensemble et ils vinrent au bûcher. La nuit était noire, sauf quand les nuages,
chassés par l’aigre vent du Nord et courant comme des cerfs dans le ciel, laissaient brillante la
face de l’astre.
3
Un sergent de la commune se promenait gardant le bûcher. Ulenspiegel et Soetkin
entendaient, sur la terre durcie, le bruit de ses pas et la voix d’un corbeau en appelant d’autres
sans doute, car de loin lui répondaient des croassements.
Ulenspiegel et Soetkin s’étant approchés du bûcher, le corbeau descendit sur les épaules de
Claes, ils entendirent ses coups de bec sur le corps, et bientôt d’autres corbeaux vinrent.
Ulenspiegel voulut se lancer sur le bûcher et frapper ces corbeaux, le sergent lui dit :
— Sorcier, cherches-tu des mains de gloire ? Sache que les mains de brûlé ne rendent point
invisible, mais seulement les mains de pendu comme tu le seras peut-être quelque jour.
— Messire sergent, répondit Ulenspiegel, je ne suis point sorcier, mais le fils orphelin de celui
qui est attaché là, et cette femme est sa veuve. Nous ne voulons que le baiser encore et avoir un
peu de ses cendres en mémoire de lui. Permettez-le-nous, messire, qui n’êtes point soudard
étranger, mais bien fils de ces pays.
— Qu’il en soit fait comme tu le veux, répondit le sergent.
L’orphelin et la veuve, marchant sur le bois brûlé, vinrent au corps tous deux baisèrent le
visage de Claes avec larmes.
Ulenspiegel prit à la place du coeur, là où la flamme avait creusé un grand trou, un peu des
cendres du mort. Puis, s’agenouillant, Soetkin et lui prièrent. Quand l’aube parut blêmissante au
ciel, ils étaient encore là tous deux, mais le sergent les chassa de peur d’être puni à cause de son
bon vouloir.
En rentrant, Soetkin prit un morceau de soie rouge et un morceau de soie noire ; elle en fit un
sachet puis elle y mit les cendres ; et au sachet, elle mit deux rubans, afin qu’Ulenspiegel le pût
toujours porter au cou. En lui mettant le sachet, elle lui dit :
— Que ces cendres qui sont le cœur de mon homme, ce rouge qui est son sang, ce noir qui est
notre deuil, soient toujours sur ta poitrine, comme le feu de vengeance contre les bourreaux.
— Je le veux, dit Ulenspiegel.
Et la veuve embrassa l’orphelin, et le soleil se leva.
Livre V
Chapitre X
Nele, tombant, se frotta les yeux et ne vit rien que le soleil levant dans des vapeurs dorées, les
pointes des herbes toutes d’or aussi et le rayon jaunissant le plumage des mouettes endormies,
mais elles s’éveillèrent bientôt.
Puis Nele se regarda, se vit nue et se vêtit à la hâte ; puis elle vit Ulenspiegel nu pareillement
et le couvrit, croyant qu’il dormait, elle le secoua, mais il ne bougeait pas plus qu’un mort ; elle
fut de peur saisie. « Ai-je, dit-elle, tué mon ami avec ce baume de vision ? Je veux mourir aussi !
Ah ! Thyl, réveille-toi ! Il est froid comme marbre ! »
Ulenspiegel ne se réveillait point. Deux nuits et un jour se passèrent, et Nele, de douleur
enfiévrée, veilla son ami Ulenspiegel.
On était au commencement du second jour, Nele entendit un bruit de clochette, et vit venir un
paysan portant une pelle : derrière lui marchaient, un cierge à la main, un bourgmestre et deux
échevins, le curé de Stavenisse et un bedeau lui tenant le parasol.
Ils allaient, disaient-ils, administrer le saint sacrement de l’onction au vaillant Jacobsen, qui
fut Gueux par peur, mais qui, le danger passé, rentra pour mourir dans le giron de la Sainte
Eglise Romaine.
Bientôt ils se trouvèrent face à face avec Nele pleurant et virent le corps d’Ulenspiegel étendu
sur le gazon, couvert de ses vêtements. Nele se mit à genoux.
4
— Fillette, dit le bourgmestre, que fais-tu près de ce mort ?
N’osant lever les yeux, elle répondit :
— Je prie pour mon ami tombé ici comme frappé par la foudre ; je suis seule maintenant et
veux mourir aussi.
Le curé alors soufflant d’aise :
— Ulenspiegel le Gueux est mort, dit-il, loué soit Dieu ! Paysan, hâte-toi de creuser une
fosse ; ôte-lui ses habits avant qu’on ne l’enterre.
— Non, dit Nele se dressant debout, on ne les lui ôtera point, il aurait froid dans la terre.
— Creuse la fosse, dit le curé au paysan qui portait la pelle.
— Je le veux, dit Nele tout en larmes ; il n’y a point de vers dans le sable plein de chaux, et il
restera entier et beau, mon aimé.
Et tout affolée, elle se pencha sur le corps d’Ulenspiegel, et le baisa avec des larmes et des
sanglots.
Les bourgmestre, échevins et paysan eurent pitié, mais le curé ne cessait de dire joyeusement :
« Le grand Gueux est mort, Dieu soit loué ! »
Puis le paysan creusa la fosse, y mit Ulenspiegel et le couvrit de sable.
Et le curé dit sur la fosse les prières des morts : tous s’agenouillèrent autour ; soudain il se fit
sous le sable un grand mouvement, et Ulenspiegel, éternuant et secouant le sable de ses cheveux,
prit alors le curé à la gorge :
— Inquisiteur ! dit-il, tu me mets en terre tout vif pendant mon sommeil. Où est Nele ? l’as-tu
aussi enterrée ? Qui es-tu ?
Le curé cria :
— Le grand Gueux revient en ce monde. Seigneur Dieu ! prenez mon âme.
Et il s’enfuit comme un cerf devant les chiens.
Nele vint à Ulenspiegel :
— Baise-moi, mignonne, dit-il.
Puis il regarda de nouveau autour de lui ; les deux paysans s’étaient enfuis comme le curé,
avaient jeté par terre, pour mieux courir, pelle, cierge et parasol ; les bourgmestre et échevins, se
tenant les oreilles de peur, geignaient sur le gazon.
Ulenspiegel alla vers eux, et les secouant :
— Est-ce qu’on enterre, dit-il, Ulenspiegel, l’esprit, Nele, le cœur de la mère Flandre ? Elle
aussi peut dormir, mais mourir, non ! Viens, Nele.
Et il partit avec elle en chantant sa sixième chanson, mais nul ne sait où il chanta la dernière.
FIN