George Orwell

LA FERME DES ANIMAUX

(1945)

Table des mati�res

I

Le propri�taire de la Ferme du Manoir, Mr. Jones, avait pouss� le verrou des poulaillers, mais il �tait bien trop saoul pour s'�tre rappel� d'abattre les trappes. S'�clairant de gauche et de droite avec sa lanterne, c'est en titubant qu'il traversa la cour. Il entreprit de se d�chausser, donnant du pied contre la porte de la cuisine, tira au tonneau un dernier verre de bi�re et se hissa dans le lit o� �tait Mrs Jones d�j� en train de ronfler.

D�s que fut �teinte la lumi�re de la chambre, ce fut � travers les b�timents de la ferme un bruissement d'ailes et bient�t tout un remue-m�nage. Dans la journ�e, la rumeur s'�tait r�pandue que Sage l'Ancien avait �t� visit�, au cours de la nuit pr�c�dente, par un r�ve �trange dont il d�sirait entretenir les autres animaux. Sage l'Ancien �tait un cochon qui, en son jeune temps, avait �t� proclam� laur�at de sa cat�gorie - il avait concouru sous le nom de Beaut� de Willingdon, mais pour tout le monde il �tait Sage l'Ancien. Il avait �t� convenu que tous les animaux se retrouveraient dans la grange d�s que Mr. Jones se serait �clips�. Et Sage l'Ancien �tait si profond�ment v�n�r� que chacun �tait pr�t � prendre sur son sommeil pour savoir ce qu'il avait � dire.

Lui-m�me avait d�j� pris place � l'une des extr�mit�s de la grange, sur une sorte d'estrade (cette estrade �tait son lit de paille �clair� par une lanterne suspendue � une poutre). Il avait douze ans, et avec l'�ge avait pris de l'embonpoint, mais il en imposait encore, et on lui trouvait un air raisonnable, bienveillant m�me, malgr� ses canines intactes. Bient�t les autres animaux se pr�sent�rent, et ils se mirent � l'aise, chacun suivant les lois de son esp�ce. Ce furent�: d'abord le chien Filou et les deux chiennes qui se nommaient Fleur et Constance, et ensuite les cochons qui se vautr�rent sur la paille, face � l'estrade. Les poules all�rent se percher sur des appuis de fen�tres et les pigeons sur les chevrons du toit. Vaches et moutons se plac�rent derri�re les cochons, et l� se prirent � ruminer. Puis deux chevaux de trait, Malabar et Douce, firent leur entr�e. Ils avanc�rent � petits pas pr�cautionneux, posant avec d�licatesse leurs nobles sabots sur la paille, de peur qu'une petite b�te ou l'autre s'y f�t tapie. Douce �tait une superbe matrone entre deux �ges qui, depuis la naissance de son quatri�me poulain, n'avait plus retrouv� la silhouette de son jeune temps. Quant � Malabar�: une �norme b�te, forte comme n'importe quels deux chevaux. Une longue raie blanche lui tombait jusqu'aux naseaux, ce qui lui donnait un air un peu b�ta�; et, de fait, Malabar n'�tait pas g�nial. N�anmoins, chacun le respectait parce qu'on pouvait compter sur lui et qu'il abattait une besogne fantastique. Vinrent encore Edm�e, la ch�vre blanche, et Benjamin, l'�ne. Benjamin �tait le plus vieil animal de la ferme et le plus acari�tre. Peu expansif, quand il s'exprimait c'�tait en g�n�ral par boutades cyniques. Il d�clarait, par exemple, que Dieu lui avait bien donn� une queue pour chasser les mouches, mais qu'il aurait beaucoup pr�f�r� n'avoir ni queue ni mouches. De tous les animaux de la ferme, il �tait le seul � ne jamais rire. Quand on lui demandait pourquoi, il disait qu'il n'y a pas de quoi rire. Pourtant, sans vouloir en convenir, il �tait l'ami d�vou� de Malabar. Ces deux-l� passaient d'habitude le dimanche ensemble, dans le petit enclos derri�re le verger, et sans un mot broutaient de compagnie.

A peine les deux chevaux s'�taient-ils �tendus sur la paille qu'une couv�e de canetons, ayant perdu leur m�re, firent irruption dans la grange, et tous ils piaillaient de leur petite voix et s'�gaillaient �� et l�, en qu�te du bon endroit o� personne ne leur marcherait dessus. Douce leur fit un rempart de sa grande jambe, ils s'y blottirent et s'endormirent bient�t. � la derni�re minute, une autre jument, r�pondant au nom de Lubie (la jolie follette blanche que Mr. Jones attelle � son cabriolet) se glissa � l'int�rieur de la grange en m�chonnant un sucre. Elle se pla�a sur le devant et fit des mines avec sa crini�re blanche, enrubann�e de rouge. Enfin ce fut la chatte. � sa fa�on habituelle, elle jeta sur l'assembl�e un regard circulaire, guignant la bonne place chaude. Pour finir, elle se coula entre Douce et Malabar. Sur quoi elle ronronna de contentement, et du discours de Sage l'Ancien n'entendit pas un tra�tre mot.

Tous les animaux �taient maintenant au rendez-vous - sauf Mo�se, un corbeau apprivois� qui sommeillait sur un perchoir, pr�s de la porte de derri�re - et les voyant � l'aise et bien attentifs, Sage l'Ancien se racla la gorge puis commen�a en ces termes�:

��Camarades, vous avez d�j� entendu parler du r�ve �trange qui m'est venu la nuit derni�re. Mais j'y reviendrai tout � l'heure J'ai d'abord quelque chose d'autre � vous dire. Je ne compte pas, camarades, passer encore de longs mois parmi vous Mais avant de mourir, je voudrais m'acquitter d'un devoir, car je d�sire vous faire profiter de la sagesse qu'il m'a �t� donn� d'acqu�rir. Au cours de ma longue existence, j'ai eu, dans le calme de la porcherie, tout loisir de m�diter. Je crois �tre en mesure de l'affirmer�: j'ai, sur la nature de la vie en ce monde, autant de lumi�res que tout autre animal. C'est de quoi je d�sire vous parler.

��Quelle est donc, camarades, la nature de notre existence�? Regardons les choses en face nous avons une vie de labeur, une vie de mis�re, une vie trop br�ve. Une fois au monde, il nous est tout juste donn� de quoi survivre, et ceux d'entre nous qui ont la force voulue sont astreints au travail jusqu'� ce qu'ils rendent l'�me. Et dans l'instant que nous cessons d'�tre utiles, voici qu'on nous �gorge avec une cruaut� inqualifiable. Pass�e notre premi�re ann�e sur cette terre, il n'y a pas un seul animal qui entrevoie ce que signifient des mots comme loisir ou bonheur. Et quand le malheur l'accable, ou la servitude, pas un animal qui soit libre. Telle est la simple v�rit�.

��Et doit-il en �tre tout uniment ainsi par un d�cret de la nature�? Notre pays est-il donc si pauvre qu'il ne puisse procurer � ceux qui l'habitent une vie digne et d�cente�? Non, camarades, mille fois non�! Fertile est le sol de l'Angleterre et propice son climat. Il est possible de nourrir dans l'abondance un nombre d'animaux bien plus consid�rable que ceux qui vivent ici. Cette ferme � elle seule pourra pourvoir aux besoins d'une douzaine de chevaux, d'une vingtaine de vaches, de centaine de moutons - tous vivant dans l'aisance une vie honorable. Le hic, c'est que nous avons le plus grand mal � imaginer chose pareille. Mais, puisque telle est la triste r�alit�, pourquoi en sommes-nous toujours � v�g�ter dans un �tat pitoyable�? Parce que tout le produit de notre travail, ou presque, est vol� par les humains�; Camarades, l� se trouve la r�ponse � nos probl�mes. Tout tient en un mot�: l'Homme Car l'Homme est notre seul v�ritable ennemi Qu'on le supprime, et voici extirp�e la racine du mal. Plus � trimer sans rel�che�! Plus de meurt-la-faim�!

��L'Homme est la seule cr�ature qui consomme sans produire. Il ne donne pas de lait, il ne pond pas d'œufs, il est trop d�bile pour pousser la charrue, bien trop lent pour attraper un lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les animaux. Il distribue les t�ches�: entre eux, mais ne leur donne en retour que la maigre pitance qui les maintient en vie. Puis il garde pour lui le surplus. Qui laboure le sol�: Nous�! Qui le f�conde�? Notre fumier�! Et pourtant pas un parmi nous qui n'ait que sa peau pour tout bien. Vous, les vaches l� devant moi, combien de centaines d'hectolitres de lait n'avez-vous pas produit l'ann�e derni�re�? Et qu'est-il advenu de ce lait qui vous aurait permis d'�lever vos petits, de leur donner force et vigueur�? De chaque goutte l'ennemi s'est d�lect� et rassasi�. Et vous les poules, combien d'œufs n'avez-vous pas pondus cette ann�e-ci�? Et combien de ces œufs avez-vous couv�s�? Tous les autres ont �t� vendus au march�, pour enrichir Jones et ses gens�! Et toi, Douce, o� sont les quatre poulains que tu as port�s, qui auraient �t� la consolation de tes vieux jours�? Chacun d'eux fut vendu � l'�ge d'un an, et plus jamais tu ne les reverras�! En �change de tes quatre maternit�s et du travail aux champs, que t'a-t-on donn�? De strictes rations de foin plus un box dans l'�table�!

��Et m�me nos vies mis�rables s'�teignent avant le terme. Quant � moi, je n'ai pas de hargne, �tant de ceux qui ont eu de la chance. Me voici dans ma treizi�me ann�e, j'ai eu plus de quatre cents enfants. Telle est la vie normale chez les cochons, mais � la fin aucun animal n'�chappe au couteau inf�me. Vous autres, jeunes porcelets assis l� et qui m'�coutez, dans les douze mois chacun de vous, sur le point d'�tre ex�cut�, hurlera d'atroce souffrance. Et � cette horreur et � cette fin, nous sommes tous astreints - vaches et cochons, moutons et poules, et personne n'est exempt�. Les chevaux eux-m�mes et les chiens n'ont pas un sort plus enviable Toi, Malabar, le jour o� tes muscles fameux n'auront plus leur force ni leur emploi, Jones te vendra � l'�quarrisseur, et l'�quarrisseur te tranchera la gorge�; il fera bouillir tes restes � petit feu, et il en nourrira la meute de ses chiens. Quant aux chiens eux-m�mes, une fois �dent�s et hors d'�ge, Jones leur passe une grosse pierre au cou et les noie dans l'�tang le plus proche

��Camarades, est-ce que ce n'est pas clair comme de l'eau de roche�? Tous les maux de notre vie sont dus � l'Homme, notre tyran. D�barrassons-nous de l'Homme, et n�tre sera le produit de notre travail. C'est presque du jour au lendemain que nous pourrions devenir libres et riches. � cette fin, que faut-il�? Eh bien, travailler de jour et de nuit, corps et �me, � renverser la race des hommes. C'est l� mon message, camarades. Soulevons-nous�! Quand aura lieu le soul�vement, cela je l'ignore�: dans une semaine peut-�tre ou dans un si�cle. Mais, aussi vrai que sous moi je sens de la paille, t�t ou tard justice sera faite. Ne perdez pas de vue l'objectif, camarades, dans le temps compt� qui vous reste � vivre. Mais avant tout, faites part de mes convictions � ceux qui viendront apr�s vous, afin que les g�n�rations � venir m�nent la lutte jusqu'� la victoire finale.

��Et souvenez-vous-en, camarades�: votre r�solution ne doit jamais se rel�cher. Nul argument ne vous fera prendre des vessies pour des lanternes. Ne pr�tez pas l'oreille � ceux selon qui l'Homme et les animaux ont des int�r�ts communs, � croire vraiment que de la prosp�rit� de l'un d�pend celle des autres�? Ce ne sont que des mensonges. L'Homme ne conna�t pas d'autres int�r�ts que les siens. Que donc pr�valent, entre les animaux, au fil de la lutte, l'unit� parfaite et la camaraderie sans faille. Tous les hommes sont des ennemis. Les animaux entre eux sont tous camarades.��

A ce moment-l�, ce fut un vacarme terrifiant. Alors que Sage l'Ancien terminait sa p�roraison r�volutionnaire, on vit quatre rats imposants, � l'improviste surgis de leurs trous et se tenant assis, � l'�coute. Les chiens les ayant aper�us, ces rats ne durent le salut qu'� une prompte retraite vers leur tani�re. Alors Sage l'Ancien leva une patte auguste pour r�clamer le silence.

��Camarades, dit-il, il y a une question � trancher. Devons-nous regarder les cr�atures sauvages, telles que rats et li�vres, comme des alli�es ou comme des ennemies�? Je vous propose d'en d�cider. Que les pr�sents se prononcent sur la motion suivante - Les rats sont-ils nos camarades�?��

Derechef on vota, et � une �crasante majorit� il fut d�cid� que les rats seraient regard�s en camarades. Quatre voix seulement furent d'un avis contraire�: les trois chiens et la chatte (on le d�couvrit plus tard, celle-ci avait vot� pour et contre). Sage l'Ancien reprit�:

��J'ai peu � ajouter. Je m'en tiendrai � redire que vous avez � montrer en toutes circonstances votre hostilit� envers l'Homme et ses fa�ons de faire. Tout Deuxpattes est un ennemi, tout Quatrepattes ou tout volatile est un ami. Ne perdez pas de vue non plus que la lutte elle-m�me ne doit pas nous changer � la ressemblance de l'ennemi. M�me apr�s l'avoir vaincu, gardons-nous de ses vices. Jamais animal n'habitera une maison, ne dormira dans un lit, ne portera de v�tements, ne touchera � l'alcool ou au tabac, ni � l'argent, ni ne fera n�goce. Toutes les mœurs de l'Homme sont de mauvaises mœurs. Mais surtout, jamais un animal n'en tyrannisera un autre. Quand tous sont fr�res, peu importe le fort ou le faible, l'esprit profond ou simplet. Nul animal jamais ne tuera un autre animal. Tous les animaux sont �gaux.

��Maintenant, camarades, je vais vous dire mon r�ve de la nuit derni�re. Je ne m'attarderai pas � le d�crire vraiment. La terre m'est apparue telle qu'une fois d�livr�e de l'Homme, et cela m'a fait me ressouvenir d'une chose enfouie au fin fond de la m�moire. Il y a belle lurette, j'�tais encore cochon de lait, ma m�re et les autres truies chantaient souvent une chanson dont elles ne savaient que l'air et les trois premiers mots. Or, dans mon r�ve de la nuit derni�re, cette chanson m'est revenue avec toutes les paroles - des paroles, j'en suis s�r, que jadis ont d� chanter les animaux, avant qu'elles se perdent dans la nuit des temps. Mais maintenant, camarades, je vais la chanter pour vous. Je suis d'un �ge avanc�, certes, et ma voix est rauque, mais quand vous aurez saisi l'air, vous vous y retrouverez mieux que moi. Le titre, c'est B�tes d'Angleterre.��

Sage l'Ancien se racla la gorge et se mit � chanter. Sa voix �tait rauque, ainsi qu'il avait dit, mais il se tira bien d'affaire. L'air tenait d'Amour toujours et de La Cucaracha, et on en peut dire qu'il �tait plein de feu et d'entrain. Voici les paroles de la chanson�:

B�tes d'Angleterre et d'Irlande,

Animaux de tous les pays,

Pr�tez l'oreille � l'esp�rance

Un �ge d'or vous est promis.

L'homme tyran expropri�,

Nos champs conna�tront l'abondance,

De nous seuls ils seront foul�s,

Le jour vient de la d�livrance.

Plus d'anneaux qui pendent au nez,

Plus de harnais sur nos �chines,

Les fouets cruels sont retomb�s

�perons et morts sont en ruine.

Des fortunes mieux qu'en nos r�ves,

D'orge et de bl�, de foin, oui da,

De tr�fle, de pois et de raves

Seront � vous de ce jour-l�.

O comme brillent tous nos champs,

Comme est plus pure l'eau d'ici,

Plus doux aussi souffle le vent

Du jour que l'on est affranchi.

Vaches, chevaux, oies et dindons,

Bien que l'on meure avant le temps,

Ce jour-l� pr�parez-le donc,

Tout �tre libre absolument.

B�tes d'Angleterre et d'Irlande,

Animaux de tous les pays,

Pr�tez l'oreille � l'esp�rance

Un �ge d'or vous est promis.

D'avoir chant� un chant pareil suscita chez les animaux l'�motion, la fi�vre et la fr�n�sie. Sage l'Ancien n'avait pas entonn� le dernier couplet que tous s'�taient mis � l'unisson M�me les plus bouch�s des animaux avaient attrap� l'air et jusqu'� des bribes de paroles. Les plus d�lur�s, tels que cochons et chiens, apprirent le tout par cœur en quelques minutes. Et, apr�s quelques r�p�titions improvis�es, la ferme enti�re retentit d'accents martiaux, qui �taient beuglements des vaches, aboiements des chiens, b�lements des moutons, hennissements des chevaux, couac-couac des canards. B�tes d'Angleterre, animaux de tous les pays�: c'est ce qu'ils chantaient en chœur � leurs diff�rentes fa�ons, et d'un tel enthousiasme qu'ils s'y reprirent cinq fois de suite et d'un bout � l'autre. Si rien n'�tait venu arr�ter leur �lan, ils se seraient exerc�s toute la nuit.

Malheureusement, Mr. Jones, r�veill� par le tapage, sauta en bas du lit, persuad� qu'un renard avait fait irruption dans la cour. Il se saisit de la carabine, qu'il gardait toujours dans un coin de la chambre � coucher, et dans les t�n�bres d�chargea une solide vol�e de plomb. Celle-ci se longea dans le mur de la grange, de sorte que la r�union des animaux prit fin dans la confusion. Chacun regagna son habitat en grande h�te�: les Quatrepattes leurs lits de paille, les volatiles leurs perchoirs. L'instant d'apr�s, toutes les cr�atures de la ferme sombraient dans le sommeil.

II

Trois nuits plus tard, Sage l'Ancien s'�teignait paisiblement dans son sommeil Son corps fut enterr� en bas du verger.

On �tait au d�but mars. Pendant les trois mois qui suivirent, ce fut une intense activit� clandestine. Le discours de Sage l'Ancien avait �veill� chez les esprits les plus ouverts des perspectives d'une nouveaut� bouleversante. Les animaux ne savaient pas quand aurait lieu le soul�vement annonc� par le proph�te, et n'avaient pas lieu de croire que ce serait de leur vivant, mais ils voyaient bien leur devoir d'en jeter les bases. La double t�che d'instruire et d'organiser �chut bien normalement aux cochons, qu'en g�n�ral on regardait comme l'esp�ce la plus intelligente. Et, entre les cochons, les plus �minents �taient Boule de Neige et Napol�on, deux jeunes verrats que Mr. Jones �levait pour en tirer bon prix. Napol�on �tait un grand et imposant Berkshire, le seul de la ferme. Avare de paroles, il avait la r�putation de savoir ce qu'il voulait. Boule de Neige, plus vif, d'esprit plus d�li� et plus inventif, passait pour avoir moins de caract�re. Tous les autres cochons de la ferme �taient � l'engrais. Le plus connu d'entre eux, Brille-Babil, un goret bien en chair et de petite taille, for�ait l'attention par sa voix per�ante et son œil malin. On remarquait aussi ses joues rebondies et la grande vivacit� de ses mouvements. Brille-Babil, enfin, �tait un causeur �blouissant qui, dans les d�bats �pineux, sautillait sur place et battait l'air de la queue. Cet art exer�ait son plein effet au cours de discussion. On s'accordait � dire que Brille-Babil pourrait bien vous faire prendre des vessies pour des lanternes.

A partir des enseignements de Sage l'Ancien, tous trois - Napol�on, Boule de Neige et Brille-Babil - avaient �labor� un syst�me philosophique sans faille qu'ils appelaient l'Animalisme. Plusieurs nuits chaque semaine, une fois Mr. Jones endormi, ils tenaient des r�unions secr�tes dans la grange afin d'exposer aux autres les principes de l'Animalisme. Dans les d�buts, ils se heurt�rent � une apathie et � une b�tise des plus crasses Certains animaux invoquaient le devoir d'�tre fid�le � Mr. Jones, qu'ils disaient �tre leur ma�tre, ou bien ils faisaient des remarques simplistes, disant, par exemple�: ��C'est Mr. Jones qui nous nourrit, sans lui nous d�p�ririons��, ou bien�: ��Pourquoi s'en faire pour ce qui arrivera quand nous n'y serons plus�?��, ou bien encore�: ��Si le soul�vement doit se produire de toute fa�on, qu'on s'en m�le ou pas c'est tout un�� -, de sorte que les cochons avaient le plus grand mal � leur montrer que ces fa�ons de voir �taient contraires � l'esprit de l'Animalisme. Les questions les plus stupides �taient encore celles de Lubie, la jument blanche. Elle commen�a par demander � Boule de Neige�:

��Apr�s le soul�vement, est-ce qu'il y aura toujours du sucre�?

- Non, lui r�pondit Boule de Neige, d'un ton sans r�plique. Dans cette ferme, nous n'avons pas les moyens de fabriquer du sucre. De toute fa�on, le sucre est du superflu. Tu auras tout le foin et toute l'avoine que tu voudras.

- Et est-ce que j'aurai la permission de porter des rubans dans ma crini�re�?

- Camarade, repartit Boule de Neige, ces rubans qui te tiennent tant � cœur sont l'embl�me de ton esclavage. Tu ne peux pas te mettre en t�te que la libert� a plus de prix que ces colifichets�?��

Lubie acquies�a sans para�tre bien convaincue.

Les cochons eurent encore plus de mal � r�futer les mensonges colport�s par Mo�se, le corbeau apprivois�, qui �tait le chouchou de Mr. Jones. Mo�se, un rapporteur, et m�me un v�ritable espion, avait la langue bien pendue. � l'en croire, il existait un pays myst�rieux, dit Montagne de Sucrecandi, o� tous les animaux vivaient apr�s la mort. D'apr�s Mo�se, la Montagne de Sucrecandi se trouvait au ciel, un peu au-del� des nuages. C'�tait tous les jours dimanche, dans ce s�jour. Le tr�fle y poussait � longueur d'ann�e, le sucre en morceaux abondait aux haies des champs. Les animaux ha�ssaient Mo�se � cause de ses sornettes et parce qu'il n'avait pas � trimer comme eux, mais malgr� tout certains se prirent � croire � l'existence de cette Montagne de Sucrecandi et les cochons eurent beaucoup de mal � les en dissuader.

Ceux-ci avaient pour plus fid�les disciples les deux chevaux de trait, Malabar et Douce. Tous deux �prouvaient grande difficult� � se faire une opinion par eux-m�mes, mais, une fois les cochons devenus leurs ma�tres � penser, ils assimil�rent tout l'enseignement, et le transmirent aux autres animaux avec des arguments d'une honn�te simplicit�. Ils ne manquaient pas une seule des r�unions clandestines de la grange, et l� entra�naient les autres � chanter B�tes d'Angleterre. Sur cet hymne les r�unions prenaient toujours fin.

Or il advint que le soul�vement s'accomplit bien plus t�t et bien plus facilement que personne ne s'y attendait. Au long des ann�es, Mr. Jones, quoique dur avec les animaux, s'�tait montr� � la hauteur de sa t�che, mais depuis quelque temps il �tait entr� dans une p�riode funeste. Il avait perdu cœur � l'ouvrage apr�s un proc�s o� il avait laiss� des plumes, et s'�tait mis � boire plus que de raison. Il passait des journ�es enti�res dans le fauteuil de la cuisine � lire le journal, un verre de bi�re � port�e de la main dans lequel de temps � autre il trempait pour Mo�se des miettes de pain d'oiseau. Ses ouvriers agricoles �taient des filous et des fain�ants, les champs �taient envahis par les mauvaises herbes, les haies restaient � l'abandon, les toits des b�timents mena�aient ruine, les animaux eux-m�mes n'avaient plus leur suffisance de nourriture.

Vint le mois de juin, et bient�t la fenaison. La veille de la Saint-Jean, qui tombait un samedi, Mr. Jones se rendit � Willingdon. L�, il se saoula si bien � la taverne du Lion-Rouge qu'il ne rentra chez lui que le lendemain dimanche, en fin de matin�e. Ses ouvriers avaient trait les vaches de bonne heure, puis s'en �taient all�s tirer les lapins, sans souci de donner aux animaux leur nourriture. � son retour, Mr. Jones s'affala sur le canap� de la salle � manger et s'endormit, un hebdomadaire � sensation sur le visage, et quand vint le soir les b�tes n'avaient toujours rien eu � manger. � la fin, elles ne purent y tenir plus longtemps. Alors l'une des vaches enfon�a ses cornes dans la porte de la resserre et bient�t toutes tes b�tes se mirent � fourrager dans�les huches et les bo�tes � ordures. � ce moment. Jones se r�veilla. L'instant d'apr�s, il se pr�cipita dans la remise avec ses quatre ouvriers, chacun le fouet � la main. Et tout de suite une vol�e de coups s'abattit de tous c�t�s. C'�tait plus que n'en pouvaient souffrir des affam�s. D'un commun accord et sans s'�tre concert�s, les meurt-la-faim se jet�rent sur leurs bourreaux. Et voici les cinq hommes en butte aux ruades et coups de corne, chang�s en souffre-douleur. Une situation inextricable. Car de leur vie leurs ma�tres n'avaient vu les animaux se conduire pareillement. Ceux qui avaient coutume de les maltraiter, de les rosser � qui mieux mieux, voil� qu'ils avaient peur. Devant le soul�vement, les hommes perdirent la t�te, et bient�t, renon�ant au combat, prirent leurs jambes � leur cou. En pleine d�route, ils fil�rent par le chemin de terre qui m�ne � la route, les animaux triomphants � leurs trousses.

De la fen�tre de la chambre, Mrs. Jones, voyant ce qu'il en �tait, jeta pr�cipitamment quelques affaires dans un sac et se faufila hors de la ferme, ni vu ni connu. Mo�se bondit de son perchoir, battit des ailes et la suivit en croassant � plein gosier. Entre-temps, toujours pourchassant les cinq hommes, et les voyant fuir sur la route, les animaux avaient claqu� derri�re eux la cl�ture aux cinq barreaux. Ainsi, et presque avant qu'ils s'en soient rendu compte, le soul�vement s'�tait accompli�: Jones expuls�, la Ferme du Manoir �tait � eux.

Quelques minutes durant, ils eurent peine � croire � leur bonne fortune. Leur premi�re r�action fut de se lancer au galop tout autour de la propri�t�, comme pour s'assurer qu'aucun humain ne s'y cachait plus. Ensuite, le cort�ge repartit grand train vers les d�pendances de la ferme pour effacer les derniers vestiges d'un r�gime ha�. Les animaux enfonc�rent la porte de la sellerie qui se trouvait � l'extr�mit� des �curies, puis pr�cipit�rent dans le puits, mors, nasi�res et laisses, et ces couteaux meurtriers dont Jones et ses acolytes s'�taient servis pour ch�trer cochons et agnelets. R�nes, licous, œill�res, museli�res humiliantes furent jet�s au tas d'ordures qui br�laient dans la cour. Ainsi des fouets, et, voyant les fouets flamber, les animaux, joyeusement, se prirent � gambader. Boule de Neige livra aussi aux flammes ces rubans dont on pare la crini�re et la queue des chevaux, les jours de march�.

��Les rubans, d�clara-t-il, sont assimil�s aux habits. Et ceux-ci montrent la marque de l'homme. Tous les animaux doivent aller nus.��

Entendant ces paroles, Malabar s'en fut chercher le petit galurin de paille qu'il portait l'�t� pour se prot�ger des mouches, et le flanqua au feu, avec le reste.

Bient�t les animaux eurent d�truit tout ce qui pouvait leur rappeler Mr. Jones. Alors Napol�on les ramena � la resserre, et il distribua � chacun double picotin de bl�, plus deux biscuits par chien. Et ensuite les animaux chant�rent B�tes d'Angleterre, du commencement � la fin, sept fois de suite. Apr�s quoi, s'�tant bien install�s pour la nuit, ils dormirent comme jamais encore.

Mais ils se r�veill�rent � l'aube, comme d'habitude. Et, se ressouvenant soudain de leur gloire nouvelle, c'est au galop que tous coururent�aux p�turages. Puis ils fil�rent vers le monticule d'o� l'on a vue sur presque toute la ferme. Une fois au sommet, ils d�couvrirent leur domaine dans la claire lumi�re du matin. Oui, il �tait bien � eux d�sormais�; tout ce qu'ils avaient sous les yeux leur appartenait. � cette pens�e, ils exultaient, ils bondissaient et caracolaient, ils se roulaient dans la ros�e et broutaient l'herbe douce de l'�t�. Et, � coups de sabot, - ils arrachaient des mottes de terre, pour mieux renifler l'humus bien odorant. Puis ils firent l'inspection de la ferme, et, muets d'admiration, embrass�rent tout du regard les labours, les foins, le verger, l'�tang, le boqueteau. C'�tait comme si, de tout le domaine, ils n'avaient rien vu encore, et m�me alors ils pouvaient � peine croire que tout cela �tait leur propri�t�.

Alors ils regagn�rent en file indienne les b�timents de la ferme, et devant le seuil de la maison firent halte en silence. Oh, certes, elle aussi leur appartenait, mais, intimid�s, ils avaient peur d'y p�n�trer. Un instant plus tard, cependant, Napol�on et Boule de Neige forc�rent la porte de l'�paule, et les animaux les suivirent, un par un, � pas pr�cautionneux, par peur de d�ranger. Et maintenant ils vont de pi�ce en pi�ce sur la pointe des pieds, c'est � peine s'ils osent chuchoter, et ils sont pris de stupeur devant un luxe incroyable�: lits matelass�s de plume, miroirs, divan en crin de cheval, moquette de Bruxelles, estampe de la reine Victoria au-dessus de la chemin�e.

Quand ils redescendirent l'escalier. Lubie n'�tait plus l�. Revenant sur leurs pas, les autres s'aper�urent qu'elle �tait rest�e dans la grande chambre � coucher. Elle s'�tait empar�e d'un morceau de ruban bleu sur la coiffeuse de Mr. Jones et s'admirait dans la glace en le tenant contre son �paule, et tout le temps avec des poses ridicules. Les autres la rabrou�rent vertement et se retir�rent. Ils d�croch�rent des jambons qui pendaient dans la cuisine afin de les enterrer, et d'un bon coup de sabot de Malabar creva le baril de bi�re de l'office. Autrement, tout fut laiss� indemne. Une motion fut m�me vot�e � l'unanimit�, selon laquelle l'habitation serait transform�e en mus�e. Les animaux tomb�rent d'accord que jamais aucun d'eux ne s'y installerait.

Ils prirent le petit d�jeuner, puis Boule de Neige et Napol�on les r�unirent en s�ance pl�ni�re.

��Camarades, dit Boule de Neige, il est six heures et demie, et nous avons une longue journ�e devant nous. Nous allons faire les foins sans plus attendre, mais il y a une question dont nous avons � d�cider tout d'abord.��

Les cochons r�v�l�rent qu'ils avaient appris � lire et � �crire, au cours des trois derniers mois, dans un vieil ab�c�daire des enfants Jones (ceux-ci l'avaient jet� sur un tas d'ordures, et c'est l� que les cochons l'avaient r�cup�r�). Ensuite, Napol�on demanda qu'on lui am�ne des pots de peinture blanche et noire, et il entra�na les animaux jusqu'� la cl�ture aux cinq barreaux. L�, Boule de Neige (car c'�tait lui le plus dou� pour �crire) fixa un pinceau � sa patte et passa sur le barreau sup�rieur une couche de peinture qui recouvrit les mots Ferme du Manoir. Puis � la place il calligraphia Ferme des Animaux. Car dor�navant tel serait le nom de l'exploitation agricole. Cette op�ration termin�e, tout le monde regagna les d�pendances. Napol�on et Boule de Neige firent alors venir une �chelle qu'on dressa contre le mur de la grange. Ils expliqu�rent qu'au terme de leurs trois mois d'�tudes les cochons �taient parvenus � r�duire les principes�; de l'Animalisme � Sept Commandements. Le moment �tait venu d'inscrire les Sept Commandements sur le mur. Ils constitueraient la loi imprescriptible de la vie de tous sur le territoire de la Ferme des Animaux.. Non sans quelque mal (vu que, pour un cochon, se tenir en �quilibre sur une �chelle n'est pas commode), Boule de Neige escalada les barreaux et se mit au travail�; Brille-Babil, quelques degr�s plus bas, lui tendait le pot de peinture. Et c'est de la sorte que furent promulgu�s les Sept Commandements, en gros caract�res blancs, sur le mur goudronn�. On pouvait les lire � trente m�tres de l�. Voici leur �nonc�:

1. Tout Deuxpattes est un ennemi.

2. Tout Quatrepattes ou tout volatile, un ami.

3. Nul animal ne portera de v�tements.

4. Nul animal ne dormira dans un lit.

5. Nul animal ne boira d'alcool.

6. Nul animal ne tuera un autre animal.

7. Tous les animaux sont �gaux.

C'�tait tout � fait bien calligraphi�, si ce n'est que volatile �tait devenu vole-t-il, et aussi � un s pr�s, form� � l'envers. Boule de Neige donna lecture des Sept Commandements, � l'usage des animaux qui n'avaient pas appris � lire. Et tous donn�rent leur assentiment d'un signe de t�te, et les esprits les plus �veill�s commenc�rent aussit�t � apprendre les Sept Commandements par cœur.

��Et maintenant, camarades, aux foins�! s'�cria Boule de Neige. Il y va de notre honneur d'engranger la r�colte plus vite que ne le feraient Jones et ses acolytes.��

Mais � cet instant les trois vaches, qui avaient paru mal � l'aise depuis un certain temps, g�mirent de fa�on lamentable. Il y avait vingt-quatre heures qu'elles n'avaient pas �t� traites, leurs pis �taient sur le point d'�clater. Apr�s br�ve r�flexion, les cochons firent venir des seaux et se mirent � la besogne. Ils s'en tir�rent assez bien, car les pieds des cochons convenaient � cette t�che. Bient�t furent remplis cinq seaux de lait cr�meux et mousseux que maints animaux lorgnaient avec l'int�r�t le plus vif. L'un d'eux dit

��Qu'est-ce qu'on va faire avec tout ce lait�?

Et l'une des poules�:

- Quelquefois, Jones en ajoutait � la p�t�e.

Napol�on se planta devant les seaux et s'�cria�:

- Ne vous en faites pas pour le lait, camarades�! On va s'en occuper. La r�colte, c'est ce qui compte. Boule de Neige va vous montrer le chemin. Moi, je serai sur place dans quelques minutes. En avant, camarades�! Le foin vous attend.��

Aussi les animaux gagn�rent les champs et ils commenc�rent la fenaison, mais quand, au soir, ils s'en retourn�rent ils s'aper�urent que le lait n'�tait plus l�.

III

Comme ils trim�rent et prirent de la peine pour rentrer le foin�! Mais leurs efforts furent r�compens�s car la r�colte fut plus abondante encore qu'ils ne l'auraient cru.

A certains moments la besogne �tait tout � fait p�nible. Les instruments agraires avaient �t� invent�s pour les hommes et non pour les animaux, et ceux-ci en subissaient les cons�quences. Ainsi, aucun animal ne pouvait se servir du moindre outil qui l'oblige�t � se tenir debout sur ses pattes de derri�re. N�anmoins, les cochons �taient si malins qu'ils trouv�rent le moyen de tourner chaque difficult�. Quant aux chevaux, ils connaissaient chaque pouce du terrain, et s'y entendaient � faucher et � r�teler mieux que Jones et ses gens leur vie durant. Les cochons, � vrai dire, ne travaillaient pas�: ils distribuaient le travail et veillaient � sa bonne ex�cution. Avec leurs connaissances sup�rieures, il �tait naturel qu'ils prennent le commandement. Malabar et Douce s'attelaient tout seuls au r�teau ou � la faucheuse (ni mors ni r�nes n'�tant plus n�cessaires, bien entendu), et ils arpentaient le champ en long et en large, un cochon � leurs trousses. Celui-ci s'�criait�: ��Hue dia, camarade�!�� ou ��Hol�, ho, camarade�!��, suivant le cas. Et chaque animal jusqu'au plus modeste besognait � faner et ramasser le foin. M�me les canards et les poules, sans rel�che, allaient et venaient sous le soleil, portant dans leurs becs des filaments minuscules. Et ainsi la fenaison fut achev�e deux jours plus t�t qu'aux temps de Jones. Qui plus est, ce fut la plus belle r�colte�de foin que la ferme ait jamais connue. Et nul gaspillage, car poules et canards, animaux � l'œil prompt, avaient glan� jusqu'au plus petit brin. Et pas un animal n'avait d�rob� ne f�t-ce qu'une bouch�e.

Tout l'�t� le travail progressa avec une r�gularit� d'horloge. Les animaux �taient heureux d'un bonheur qui passait leurs esp�rances. Tout aliment leur �tait plus d�lectable d'�tre le fruit de leur effort. Car d�sormais c'�tait l� leur propre manger, produit par eux et pour eux, et non plus l'aum�ne, accord�e � contrecœur, d'un ma�tre parcimonieux. Une fois d�livr�s de l'engeance humaine, des bons � rien, des parasites, chacun d'eux re�ut en partage une ration plus copieuse. Et, quoique encore peu exp�riment�s, ils eurent aussi des loisirs accrus. Oh, il leur fallut faire face � bien des difficult�s. C'est ainsi que, plus tard dans l'ann�e et le temps venu de la moisson, ils durent d�piquer le bl� � la mode d'autrefois et, faute d'une batteuse � la ferme, chasser la glume en soufflant dessus. Mais l'esprit de ressource des cochons ainsi que la prodigieuse musculature de Malabar les tiraient toujours d'embarras. Malabar faisait l'admiration de tous. D�j� connu � l'�poque de Jones pour son cœur � l'ouvrage, pour lors il besognait comme trois. M�me, certains jours, tout le travail de la ferme semblait reposer sur sa puissante encolure. Du matin � la tomb�e de la nuit, il poussait, il tirait, et �tait toujours pr�sent au plus dur du travail. Il avait pass� accord avec l'un des jeunes coqs pour qu'on le r�veille une demi-heure avant tous les autres, et, devan�ant l'horaire et le plan de la journ�e, de son propre chef il se portait volontaire aux t�ches d'urgence. � tout probl�me et � tout revers, il opposait sa conviction�: ��Je vais travailler plus dur.�� Ce fut l� sa devise.

Toutefois, chacun œuvrait suivant ses capacit�s. Ainsi, les poules et les canards r�cup�r�rent dix boisseaux de bl� en recueillant les grains diss�min�s �a et l�. Et personne qui chapard�t, ou qui se plaign�t des rations�: les prises de bec, bisbilles, humeurs ombrageuses, jadis monnaie courante, n'�taient plus de mise. Personne ne tirait au flanc - enfin, presque personne. Lubie, avouons-le, n'�tait pas bien matineuse, et se montrait encline � quitter le travail de bonne heure, sous pr�texte qu'un caillou lui aga�ait le sabot. La conduite de la chatte �tait un peu singuli�re aussi. On ne tarda pas � s'apercevoir qu'elle �tait introuvable quand l'ouvrage requ�rait sa pr�sence. Elle disparaissait des heures d'affil�e pour repara�tre aux repas, ou le soir apr�s le travail fait, comme si de rien n'�tait. Mais elle se trouvait des excuses si excellentes, et ronronnait de fa�on si affectueuse, que ses bonnes intentions n'�taient pas mises en doute. Quant � Benjamin, le vieil �ne, depuis la r�volution il �tait demeur� le m�me. Il s'acquittait de sa besogne de la m�me mani�re lente et t�tue, sans jamais ren�cler, mais sans z�le inutile non plus. Sur le soul�vement m�me et ses cons�quences, il se gardait de toute opinion. Quand on lui demandait s'il ne trouvait pas son sort meilleur depuis l'�viction de Jones, il s'en tenait � dire�: ��Les �nes ont la vie dure. Aucun de vous n'a jamais vu mourir un �ne��, et de cette r�ponse sibylline on devait se satisfaire.

Le dimanche, jour f�ri�, on prenait le petit d�jeuner une heure plus tard que d'habitude. Puis c'�tait une c�r�monie renouvel�e sans faute chaque semaine. D'abord on hissait les couleurs. Boule de Neige s'�tait procur� � la sellerie un vieux tapis de table de couleur verte, qui avait appartenu � Mrs. Jones, et sur lequel il avait peint en blanc une corne et un sabot. Ainsi donc, dans le jardin de la ferme, tous les dimanches matin le pavillon �tait hiss� au m�t. Le vert du drapeau, expliquait Boule de Neige, repr�sente les verts p�turages d'Angleterre�; la corne et le sabot, la future R�publique, laquelle serait proclam�e au renversement d�finitif de la race humaine. Apr�s le salut au drapeau, les animaux gagnaient ensemble la grange. L� se tenait une assembl�e qui �tait l'assembl�e g�n�rale, mais qu'on appelait l'Assembl�e. On y �tablissait le plan de travail de la semaine et on y d�battait et adoptait diff�rentes r�solutions. Celles-ci, les cochons les proposaient toujours. Car si les autres animaux savaient comment on vote, aucune proposition nouvelle ne leur venait � l'esprit. Ainsi, le plus clair des d�bats �tait l'affaire de Boule de Neige et Napol�on. Il est toutefois � remarquer qu'ils n'�taient jamais d'accord�: quel que fut l'avis de l'un, on savait que l'autre y ferait pi�ce. M�me une fois d�cid�, et personne ne pouvait s'�lever contre la chose elle-m�me, d'am�nager en maison de repos le petit enclos attenant au verger, un d�bat orageux s'ensuivit�: quel est, pour chaque cat�gorie d'animaux, l'�ge l�gitime de la retraite�? L'assembl�e prenait toujours fin aux accents de B�tes d'Angleterre, et l'apr�s-midi �tait consacr� aux loisirs.

Les cochons avaient fait de la sellerie leur quartier g�n�ral. L�, le soir, ils �tudiaient les arts et m�tiers�: les techniques du mar�chal-ferrant, ou celles du menuisier, par exemple � l'aide de livres ramen�s de la ferme. Boule de Neige se pr�occupait aussi de r�partir les animaux en Commissions, et sur ce terrain il �tait infatigable. Il constitua pour les poules la Commission des pontes, pour les vaches la Ligue des queues de vaches propres, pour les r�fractaires la Commission de r��ducation des camarades vivant en libert� dans la nature (avec, pour but d'apprivoiser les rats et les lapins), et pour les moutons le Mouvement de la laine immacul�e, et encore d'autres instruments de prophylaxie sociale - outre les classes de lecture et d'�criture.

Dans l'ensemble, ces projets connurent l'�chec. C'est ainsi que la tentative d'apprivoiser les animaux sauvages avorta presque tout de suite. Car ils ne chang�rent pas de conduite, et ils mirent � profit toute vell�it� g�n�reuse � leur �gard. La chatte fit de bonne heure partie de la Commission de r��ducation, et pendant quelques jours y montra de la r�solution. M�me, une fois, on la vit assise, sur le toit, parlementant avec des moineaux hors d'atteinte�: tous les animaux sont d�sormais camarades. Aussi tout moineau pouvait se percher sur elle, m�me sur ses griffes. Mais les moineaux gardaient leurs distances.

Les cours de lecture et d'�criture, toutefois, eurent un vif succ�s. � l'automne, il n'y avait plus d'illettr�s, autant dire.

Les cochons, eux, savaient d�j� lire et �crire � la perfection. Les chiens apprirent � lire � peu pr�s couramment, mais ils ne s'int�ressaient qu'aux Sept Commandements. Edm�e, la ch�vre, s'en tirait mieux qu'eux. Le soir, il lui arrivait de faire aux autres la lecture de fragments de journaux d�couverts aux ordures. Benjamin, l'�ne, pouvait lire aussi bien que, n'importe quel cochon, mais jamais il n'exer�ait ses dons.���Que je sache, disait-il, il n'y a rien qui vaille la peine d'�tre lu.�� Douce apprit toutes ses lettres, mais la science des mots lui �chappait. Malabar n'allait pas au-del� de la lettre D. De son grand sabot, il tra�ait dans la poussi�re les lettres A B C D, puis il les fixait des yeux, et, les oreilles rabattues et de temps a autre repoussant la m�che qui lui barrait le front, il faisait grand effort pour se rappeler quelles lettres venaient apr�s, mais sans jamais y parvenir. Bel et bien, � diff�rentes reprises, il retint E F G H, mais du moment qu'il savait ces lettres-l�, il avait oubli� les pr�c�dentes. � la fin, il d�cida d'en rester aux quatre premi�res lettres, et il les �crivait une ou deux fois dans la journ�e pour se rafra�chir la m�moire. Lubie refusa d'apprendre l'alphabet, hormis les cinq lettres de son nom. Elle les tra�ait fort adroitement, avec des brindilles, puis les agr�mentait d'une fleur ou deux et, avec admiration, en faisait le tour.

Aucun des autres animaux de la ferme ne put aller au-del� de la lettre A. On s'aper�ut aussi que les plus born�s, tels que moutons, poules et canards, �taient incapables d'apprendre par cœur les Sept Commandements. Apr�s m�re r�flexion, Boule de Neige signifia que les Sept Commandements pouvaient, apr�s tout, se ramener � une maxime unique, � savoir Quatrepattes, oui�! Deuxpattes, non�! En cela, dit-il, r�side le principe fondamental de l'Animalisme. Quiconque en aurait tout � fait saisi la signification serait � l'abri des influences humaines. Tout d'abord les oiseaux se rebiff�rent, se disant qu'eux aussi sont des Deuxpattes, mais Boule de Neige leur prouva leur erreur, disant

��Les ailes de l'oiseau, camarades, �tant des organes de propulsion, non de manipulation, doivent �tre regard�es comme des pattes. �a va de soi. Et c'est la main qui fait la marque distinctive de l'homme�: la main qui manipule, la main de malignit�.��

Les oiseaux rest�rent cois devant les mots compliqu�s de Boule de Neige, mais ils approuv�rent sa conclusion, et tous les moindres animaux de la ferme se mirent � apprendre par cœur la nouvelle maxime�: Quatrepattes, oui�! Deuxpattes, non�!, que l'on inscrivit sur le mur du fond de la grange, au-dessus des Sept Commandements et en plus gros caract�res. Une fois qu'ils la surent sans se tromper, les moutons s'en �prirent, et c'est souvent que, couch�s dans les champs, ils b�laient en chœur�: Quatrepattes, oui�! Deuxpattes, non�! Et ainsi des heures durant, sans se lasser jamais.

Napol�on ne portait aucun int�r�t aux Commissions de Boule de Neige. Selon lui, l'�ducation des jeunes �tait plus importante que tout ce qu'on pouvait faire pour les animaux d�j� d'�ge m�r. Or, sur ces entrefaites, les deux chiennes, Constance et Fleur, mirent bas, peu apr�s la fenaison, donnant naissance � neuf chiots vigoureux. D�s apr�s le sevrage, Napol�on enleva les chiots � leurs m�res, disant qu'il pourvoirait personnellement � leur �ducation. Il les remisa dans un grenier, o� l'on n'acc�dait que par une �chelle de la sellerie, et les y s�questra si bien que bient�t tous les autres animaux oubli�rent jusqu'� leur existence.

Le myst�re de la disparition du lait fut bient�t �lucid�. C'est que chaque jour le lait �tait m�lang� � la p�t�e des cochons. C'�tait le temps o� les premi�res pommes commen�aient � m�rir, et bient�t elles jonchaient l'herbe du verger. Les animaux s'attendaient au partage �quitable qui leur semblait aller de soi. Un jour, n�anmoins, ordre fut donn� de ramasser les pommes pour les apporter � la sellerie, au b�n�fice des porcs. On entendit bien murmurer certains animaux, mais ce fut en vain. Tous les cochons �taient, sur ce point, enti�rement d'accord, y compris Napol�on et Boule de Neige. Et Brille-Babil fut charg� des explications n�cessaires

��Vous n'allez tout de m�me pas croire, camarades, que nous, les cochons, agissons par �go�sme, que nous nous attribuons des privil�ges. En fait, beaucoup d'entre nous d�testent le lait et les pommes. C'est mon propre cas, Si nous nous les approprions, c'est dans le souci de notre sant�. Le lait et les pommes (ainsi, camarades, que la science le d�montre) renferment des substances indispensables au r�gime alimentaire du cochon. Nous sommes, nous autres, des travailleurs intellectuels. La direction et l'organisation de cette ferme reposent enti�rement sur nous. De jour et de nuit nous veillons � votre bien. Et c'est pour votre bien que nous buvons ce lait et mangeons ces pommes. Savez-vous ce qu'il adviendrait si nous, les cochons, devions faillir � notre devoir�? Jones reviendrait�! Oui, Jones�! Assur�ment, camarades - s'exclama Brille-Babil, sur un ton presque suppliant, et il se balan�ait de c�t� et d'autre, fouettant l'air de sa queue -, assur�ment il n'y en a pas un seul parmi vous qui d�sire le retour de Jones�?��

S'il �tait en effet quelque chose dont tous les animaux ne voulaient � aucun prix, c'�tait bien le retour de Jones. Quand on leur pr�sentait les choses sous ce jour, ils n'avaient rien � redire. L'importance de maintenir les cochons en bonne forme s'imposait donc � l'�vidence. Aussi fut-il admis sans plus de discussion que le lait et les pommes tomb�es dans l'herbe (ainsi que celles, la plus grande partie, � m�rir encore) seraient pr�rogative des cochons.

IV

A la fin de l'�t�, la nouvelle des �v�nements avait gagn� la moiti� du pays. Chaque jour, Napol�on et Boule de Neige d�p�chaient des vol�es de pigeons voyageurs avec pour mission de se m�ler aux autres animaux des fermes voisines. Ils leur faisaient le r�cit du soul�vement, leur apprenaient l'air de B�tes d'Angleterre.

Pendant la plus grande partie de ce temps, Mr. Jones se tenait � Willingdon, assis � la buvette du Lion-Rouge, se plaignant � qui voulait l'entendre de la monstrueuse injustice dont il avait �t� victime quand l'avaient expropri� une bande d'animaux, de vrais propres � rien. Les autres fermiers, compatissants en principe, lui furent tout d'abord de m�diocre secours. Au fond d'eux-m�mes, ils se demandaient s'ils ne pourraient pas tirer profit de la m�saventure de Jones. Par chance, les propri�taires des deux fermes attenantes � la sienne �taient en mauvais termes et toujours � se chamailler. L'une d'elles, Foxwood, �tait une vaste exploitation mal tenue et vieux jeu p�turages ch�tifs, haies � l'abandon, halliers envahissants. Quant au propri�taire�: un Mr. Pilkington, gentleman farmer qui donnait la plus grande partie de son temps � la chasse ou � la p�che, suivant la saison. L'autre ferme, Pinchfield, plus petite mais mieux entretenue, appartenait � un Mr. Frederick, homme d�cid� et retors, toujours en proc�s, et connu pour sa duret� en affaires. Les deux propri�taires se d�testaient au point qu'il leur �tait malais� de s'entendre, f�t-ce dans leur int�r�t commun.

Ils n'en �taient pas moins �pouvant�s l'un comme l'autre par le soul�vement des animaux, et tr�s soucieux d'emp�cher leurs propres animaux d'en apprendre trop � ce sujet. Tout d'abord, ils affect�rent de rire � l'id�e de fermes g�r�es par, les animaux eux-m�mes. Quelque chose d'aussi extravagant on en verra la fin en une quinzaine, disaient-ils. Ils firent courir le bruit qu'� la Ferme du Manoir (que pour rien au monde ils n'auraient appel�e la Ferme des Animaux) les b�tes ne cessaient de s'entrebattre, et bient�t seraient accul�es � la famine. Mais du temps passa�: et les animaux, � l'�vidence, ne mouraient pas de faim. Alors Frederick et Pilkington durent changer de refrain�: cette exploitation n'�tait que scandales et atrocit�s. Les animaux se livraient au cannibalisme, se torturaient entre eux avec des fers � cheval chauff�s � blanc, et ils avaient mis en commun les femelles. Voil� o� cela m�ne, disaient Frederick et Pilkington, de se r�volter contre les lois de la nature.

Malgr� tout, on n'ajouta jamais vraiment foi � ces r�cits. Une rumeur gagnait m�me, vague, floue et captieuse, d'une ferme magnifique, dont les humains avaient �t� �ject�s et o� les animaux se gouvernaient eux-m�mes�; et, au fil des mois, une vague d'insubordination d�ferla dans les campagnes. Des taureaux jusque-l� dociles �taient pris de fureur noire. Les moutons abattaient les haies pour mieux d�vorer le tr�fle. Les vaches ruaient, renversant les seaux. Les chevaux se d�robaient devant l'obstacle culbutant les cavaliers. Mais surtout, l'air et jusqu'aux paroles de B�tes d'Angleterre, gagnaient partout du terrain. L'hymne r�volutionnaire s'�tait r�pandu avec une rapidit� stup�fiante. L'entendant, les humains ne dominaient plus leur fureur, tout en pr�tendant qu'ils le trouvaient ridicule sans plus. Il leur �chappait, disaient-ils, que m�me des animaux puissent s'abaisser � d'aussi viles b�tises. Tout animal surpris � chanter B�tes d'Angleterre se voyait sur-le-champ donner la bastonnade. Et pourtant l'hymne gagnait toujours du terrain, irr�sistible�: les merles le sifflaient dans les haies, les pigeons le roucoulaient dans les ormes, il se m�lait au tapage du mar�chal-ferrant comme � la m�lodie des cloches. Et les humains � son �coute, en leur for int�rieur, tremblaient comme � l'annonce d'une proph�tie funeste.

Au d�but d'octobre, une fois le bl� coup�, mis en meules et en partie battu, un vol de pigeons vint tourbillonner dans les airs, puis, dans la plus grande agitation, se posa dans la cour de la Ferme des Animaux. Jones et tous ses ouvriers, accompagn�s d'une demi-douzaine d'hommes de main de Foxwood et de Pinchfield, avaient franchi la cl�ture aux cinq barreaux et gagnaient la maison par le chemin de terre. Tous �taient arm�s de gourdins, sauf Jones, qui, allait en t�te, fusil en main. Sans nul doute, ils entendaient reprendre possession des lieux.

A cela, on s'�tait attendu de longue date, et toutes pr�cautions �taient prises. Boule de Neige avait �tudi� les campagnes de Jules C�sar dans un vieux bouquin d�couvert dans le corps de logis, et il dirigeait les op�rations d�fensives. Promptement, il donna ses ordres, et en peu de temps chacun fut � son poste. Comme les humains vont atteindre les d�pendances, Boule de Neige, lance sa premi�re attaque. Les pigeons, au nombre de trente cinq, survolent le bataillon ennemi � modeste altitude, et l�chent leurs fientes sur le cr�ne des assaillants. L'ennemi, surpris, doit bient�t faire face aux oies � l'embuscade derri�re la haie, qui d�bouchent et chargent. Du bec, elles s'en prennent aux mollets. Encore ne sont-ce l� qu'escarmouches et menues diversions�; bient�t, d'ailleurs, les humains repoussent les oies � grands coups de gourdins. Mais alors Boule de Neige lance sa seconde attaque. En personne, il conduit ses troupes � l'assaut, soit Edm�e, la ch�vre blanche, et tous les moutons. Et tous se ruent sur les hommes, donnant du boutoir et de la corne, les harcelant de toutes parts. Cependant, un r�le particulier est d�volu � l'�ne Benjamin, qui tourne sur lui-m�me et de ses petits sabots d�coche ruade apr�s ruade. Mais, une nouvelle fois, les hommes prennent le dessus, gr�ce � leurs gourdins et � leurs chaussures ferr�es. � ce moment, Boule de Neige pousse un cri aigu, signal de la retraite, et tous les animaux de tourner casaque, de fuir par la grande porte et de gagner la cour. Les hommes poussent des clameurs de triomphe. Et, croyant l'ennemi en d�route, ils se pr�cipitent �� et l� � ses trousses.

C'est ce qu'avait escompt� Boule de Neige. D�s que les hommes se furent bien avanc�s dans la cour, � ce moment surgissent de l'arri�re les trois chevaux, les trois vaches et le gros des cochons, jusque-l� demeur�s en embuscade dans l'�table. Les humains, pris � revers, voient leur retraite coup�e. Boule de Neige donne le signal de la charge, lui-m�me fon�ant droit sur Jones. Celui-ci, pr�venant l'attaque, l�ve son arme et tire. Les plombs se logent dans l'�chine de Boule de Neige et l'ensanglantent, et un mouton est abattu, mort. Sans se rel�cher, Boule de Neige se jette de tout son poids (cent vingt kilos) dans les jambes du propri�taire expropri� qui l�che son fusil et va bouler sur un tas de fumier. Mais le plus horrifiant, c'est encore Malabar cabr� sur ses pattes de derri�re et frappant du fer de ses lourds sabots avec une vigueur d'�talon. Le premier coup, arriv� sur le cr�ne, exp�die un palefrenier de Foxwood dans la boue, inerte. Voyant cela, plusieurs hommes l�chent leur gourdin et tentent de fuir. C'est la panique chez l'ennemi. Tous les animaux le prennent en chasse, le traquent autour de la cour, l'assaillent du sabot et de la corne, culbutant, pi�tinant les hommes. Et pas un animal qui, � sa fa�on, ne tienne sa revanche, et m�me la chatte s'y met. Bondissant du toit tout � trac sur les �paules d'un vacher, elle lui enfonce les griffes dans le cou, ce qui lui arrache des hurlements. Mais, � un moment, sachant la voie libre, les hommes filent hors de la cour, puis s'enfuient sur la route, trop heureux d'en �tre quittes � bon compte. Ainsi, � cinq minutes de l'invasion, et par le chemin m�me qu'ils avaient pris, ils battaient en retraite, ignominieusement, un troupeau d'oies leurs chausses, leur mordant les jarrets et sifflant des hu�es.

Plus d'hommes sur les lieux, sauf un, le palefrenier, gisant la face contre terre. Revenu dans la cour, Malabar effleurait le corps � petits coups de sabot, s'effor�ant de le retourner sur le dos. Le gar�on ne bougeait plus.

��Il est mort, dit Malabar, tout triste. Ce n'�tait pas mon intention de le tuer. J'avais oubli� les fers de mes sabots. Mais qui voudra croire que je ne l'ai pas fait expr�s.

- Pas de sentimentalit�, camarade�! s'�cria Boule de Neige dont les blessures saignaient toujours. La guerre, c'est la guerre. L'homme n'est � prendre en consid�ration que chang� en cadavre.

- Je ne veux assassiner personne, m�me pas un homme, r�p�tait Malabar, en pleurs.

- O� est donc Edm�e�?�� s'�cria quelqu'un.

De fait, Edm�e �tait invisible. Les animaux �taient dans tous leurs �tats. Avait-elle �t� molest�e, plus ou moins gri�vement, ou peut-�tre m�me les hommes l'avaient-ils emmen�e prisonni�re�? Mais � la fin on la retrouva dans son box. Elle, s'y cachait, la t�te enfouie dans le foin. Entendant une d�tonation, elle avait pris la fuite. Plus tard, quand les animaux revinrent dans la cour, ce fut pour s'apercevoir que le gar�on d'�curie, ayant repris connaissance, avait d�camp�.

De nouveau rassembl�s, les animaux �taient au comble de l'�motion, et � tue-t�te chacun racontait ses prouesses au combat. � l'improviste et sur-le-champ, la victoire fut c�l�br�e. On hissa les couleurs, on chanta B�tes d'Angleterre plusieurs fois de suite, enfin le mouton qui avait donn� sa vie � la cause fut l'objet de fun�railles solennelles. Sur sa tombe on planta une aub�pine. Au bord de la fosse, Boule de Neige pronon�a une br�ve allocution�: ��Les animaux, d�clara-t-il, doivent se tenir pr�ts � mourir pour leur propre ferme.��

A l'unanimit� une d�coration militaire fut cr��e, celle de H�ros-Animal, Premi�re Classe, et elle fut conf�r�e s�ance tenante � Boule de Neige et � Malabar. Il s'agissait d'une m�daille en cuivre (en fait, on l'avait trouv�e dans la sellerie, car autrefois elle avait servi de parure au collier des chevaux), � porter les dimanches et jours f�ri�s. Une autre d�coration, celle de H�ros-Animal, Deuxi�me Classe, fut, � titre posthume, d�cern�e au mouton.

Longtemps on discuta du nom � donner au combat, pour enfin retenir celui de bataille de l'�table, vu que de ce point l'attaque victorieuse avait d�bouch�. On ramassa dans la boue le fusil de Mr. Jones. Or on savait qu'il y avait des cartouches � la ferme. Aussi fut-il d�cid� de dresser le fusil au pied du m�t, tout comme une pi�ce d'artillerie, et deux fois l'an de tirer une salve�: le 12 octobre en souvenir de la bataille de l'�table, et � la Saint-Jean d'�t�, jour comm�moratif du Soul�vement.

V

L'hiver durait, et, de plus en plus, Lubie faisait des siennes. Chaque matin elle �tait en retard au travail, donnant pour excuse qu'elle ne s'�tait pas r�veill�e et se plaignant de douleurs singuli�res, en d�pit d'un app�tit robuste. Au moindre pr�texte, elle quittait sa t�che et filait � l'abreuvoir, pour s'y mirer comme une sotte. Mais d'autres rumeurs plus alarmantes circulaient sur son compte. Un jour, comme elle s'avan�ait dans la cour, l�g�re et trottant menu, minaudant de la queue et m�chonnant du foin, Douce la prit � part.

��Lubie, dit-elle, j'ai � te parler tout � fait s�rieusement. Ce matin, je t'ai vue regarder par-dessus la haie qui s�pare de Foxwood, la Ferme des Animaux. L'un des hommes de Mr. Pilkington se tenait de l'autre c�t�. Et… j'�tais loin de l�… j'en conviens… mais j'en suis � peu pr�s certaine, j'ai vu qu'il te causait et te caressait le museau. Qu'est-ce que �a veut dire, ces fa�ons, Lubie�?��

Lubie se prit � piaffer et � caracoler, et elle dit�:

- Pas du tout�! Je lui causais pas�! Il m'a pas caress�e�! C'est des mensonges�!

- Lubie�! Regarde-moi bien en face. Donne-moi ta parole d'honneur qu'il ne te caressait pas le museau.

- Des mensonges�!��, r�p�ta Lubie, mais elle ne put soutenir le regard de Douce, et l'instant d'apr�s fit volte-face et fila au galop dans les champs.

Soudain Douce eut une id�e. Sans s'en ouvrir aux autres, elle se rendit au box de Lubie et � coups de sabots retourna la paille sous la liti�re, elle avait dissimul� une petite provision de morceaux de sucre, ainsi qu'abondance de rubans de diff�rentes couleurs.

Trois jours plus tard, Lubie avait disparu. Et trois semaines durant on ne sut rien de ses p�r�grinations. Puis les pigeons rapport�rent l'avoir vue de l'autre c�t� de Willingdon, dans les brancards d'une charrette anglaise peinte en rouge et noir, � l'arr�t devant une taverne. Un gros homme au teint rubicond, portant gu�tres et culotte de cheval, et ayant tout l'air d'un cabaretier, lui caressait le museau et lui donnait des sucres. Sa robe �tait tondue de frais et elle portait une m�che enrubann�e d'�carlate. Elle avait l'air bien contente, � ce que dirent les pigeons. Par la suite, et � jamais, les animaux ignor�rent tout de ses faits et gestes.

En janvier, ce fut vraiment la mauvaise saison. Le froid vous gla�ait les sangs, le sol �tait dur comme du fer, le travail aux champs hors de question. De nombreuses r�unions se tenaient dans la grange, et les cochons �taient occup�s � �tablir le plan de la saison prochaine. On en �tait venu � admettre que les cochons, �tant manifestement les plus intelligents des animaux, d�cideraient � l'avenir de toutes questions touchant la politique de la ferme, sous r�serve de ratification � la majorit� des voix. Cette m�thode aurait assez bien fait l'affaire sans les discussions entre Boule de Neige et Napol�on, mais tout sujet pr�tant � contestation les opposait. L'un proposait-il un ensemencement d'orge sur une plus grande superficie�: l'autre, immanquablement, plaidait pour l'avoine. Ou si l'un estimait tel champ juste ce qui convient aux choux�: l'autre r�torquait betteraves. Chacun d'eux avait ses partisans, d'o� la violence des d�bats. Lors des assembl�es, Boule de Neige l'emportait souvent gr�ce � des discours brillants, mais entre-temps Napol�on �tait le plus apte � rallier le soutien des uns et des autres. C'est aupr�s des moutons qu'il r�ussissait le mieux. R�cemment, ceux-ci s'�taient pris � b�ler avec grand int�r�t le slogan r�volutionnaire�: Quatrepattes, oui�! Deuxpattes, non�! � tout propos et hors de propos, et souvent ils interrompaient les d�bats de cette fa�on. On remarqua leur penchant � entonner leur refrain aux moments cruciaux des discours de Boule de Neige. Celui-ci avait �tudi� de pr�s de vieux num�ros d'un hebdomadaire consacr� au fermage et � l'�levage, qu'il avait d�nich�s dans le corps du b�timent principal, et il d�bordait de projets�: innovations et perfectionnements. C'est en �rudit qu'il parlait ensilage, drainage des champs, ou m�me scories m�caniques. Il avait �labor� un sch�ma compliqu�: d�sormais les animaux d�poseraient leurs fientes � m�me les champs, en un point diff�rent chaque jour, afin d'�pargner le transport. Napol�on ne soumit aucun projet, s'en tenant � dire que les plans de Boule de Neige tomberaient en quenouille. Il paraissait attendre son heure. Cependant, aucune de leurs controverses n'atteignit en �pret� celle du moulin � vent.

Dominant la ferme, un monticule se dressait dans un grand p�turage proche des d�pendances. Apr�s avoir reconnu les lieux, Boule de Neige affirma y voir l'emplacement id�al d'un moulin � vent. Celui-ci, gr�ce � une g�n�ratrice, alimenterait la ferme en �lectricit�. Ainsi �clairerait-on �curie, �table et porcherie, et les chaufferait-on en hiver. Le moulin actionnerait encore un hache-paille, une machine � couper la betterave, une scie circulaire, et il permettrait la traite m�canique. Les animaux n'avaient jamais entendu parler de rien de pareil (car cette ferme vieillotte n'�tait pourvue que de l'outillage le plus primitif). Aussi �coutaient-ils avec stupeur Boule de Neige �voquant toutes ces machines mirifiques qui feraient l'ouvrage � leur place tandis qu'ils pa�traient � loisir ou se cultiveraient l'esprit par la lecture et la conversation.

En quelques semaines, Boule de Neige mit d�finitivement au point ses plans. La plupart des d�tails techniques �taient emprunt�s � trois livres ayant appartenu � Mr. Jones�: un manuel du bricoleur, un autre du ma�on, un cours d'�lectricit� pour d�butants. Il avait �tabli son cabinet de travail dans une couveuse artificielle am�nag�e en appentis. Le parquet lisse de l'endroit �tant propice � qui veut dresser des plans, il s'enfermait l� des heures durant�: une pierre pos�e sur les livres pour les tenir ouverts, un morceau de craie fix� � la patte, allant et venant, tra�ant des lignes, et de temps � autre poussant de petits grognements enthousiastes. Les plans se compliqu�rent au point de bient�t n'�tre qu'un amas de manivelles et pignons, couvrant plus de la moiti� du parquet. Les autres animaux, absolument d�pass�s, �taient transport�s d'admiration. Une fois par jour au moins, tous venaient voir ce qu'il �tait en train de dessiner, et m�me les poules et canards, qui prenaient grand soin de contourner les lignes trac�es � la craie. Seul Napol�on se tenait � l'�cart. D�s qu'il en avait �t� question, il s'�tait d�clar� hostile au moulin � vent. Un jour, n�anmoins, il se pr�senta � l'improviste, pour examiner les plans. De sa d�marche lourde, il arpenta la pi�ce, braquant un regard attentif sur chaque d�tail, et il renifla de d�dain une fois ou deux. Un instant, il s'arr�ta � lorgner le travail du coin de l'œil, et soudain il leva la patte et incontinent compissa le tout. Ensuite, il sortit sans dire mot.

Toute la ferme �tait profond�ment divis�e sur la question du moulin � vent. Boule de Neige ne niait pas que la construction en serait malais�e. Il faudrait extraire la pierre de la carri�re pour en b�tir les murs, puis fabriquer les ailes, ensuite il faudrait encore se procurer les dynamos et les c�bles. (Comment�? Il se taisait l�-dessus.) Pourtant, il ne cessait d'affirmer que le tout serait achev� en un an. Dans la suite, il d�clara que l'�conomie en main d'œuvre permettrait aux animaux de ne plus travailler que trois jours par semaine. Napol�on, quant � lui, arguait que l'heure �tait � l'accroissement de la production alimentaire. ��Perdez votre temps, disait-il, � construire un moulin � vent, et tout le monde cr�vera de faim.�� Les animaux se constitu�rent en factions rivales, avec chacune son mot d'ordre, pour l'une�: ��Votez pour Boule de Neige et la semaine de trois jours�!��, pour l'autre ��Votez pour Napol�on et la mangeoire pleine�!�� Seul Benjamin ne s'enr�la sous aucune banni�re. Il se refusait � croire � l'abondance de nourriture comme � l'extension des loisirs. Moulin � vent ou pas, disait-il, la vie continuera pareil, mal, par cons�quent.

Outre les controverses sur le moulin � vent, se posait le probl�me de la d�fense de la ferme. On se rendait pleinement compte que les humains, bien qu'ils eussent �t� d�faits � la bataille de l'�table, pourraient bien revenir � l'assaut, avec plus de d�termination cette fois, pour r�tablir Mr. Jones � la t�te du domaine. Ils y auraient �t� incit�s d'autant plus que la nouvelle de leur d�b�cle avait gagn� les campagnes, rendant plus r�calcitrants que jamais les animaux des fermes.

Comme � l'accoutum�e, Boule de Neige et Napol�on s'opposaient. Suivant Napol�on, les animaux de la ferme devaient se procurer des armes et s'entra�ner � s'en servir. Suivant Boule de Neige, ils devaient d�p�cher vers les terres voisines un nombre de pigeons toujours accru afin de fomenter la r�volte chez les animaux des autres exploitations. Le premier soutenait que, faute d'�tre � m�me de se d�fendre, les animaux de la ferme couraient au d�sastre�; le second, que des soul�vements en cha�ne auraient pour effet de d�tourner l'ennemi de toute tentative de reconqu�te. Les animaux �coutaient Napol�on, puis Boule de Neige, mais ils ne savaient pas � qui donner raison. De fait, ils �taient toujours de l'avis de qui parlait le dernier.

Le jour vint o� les plans de Boule de Neige furent achev�s. � l'assembl�e tenue le dimanche suivant, la question fut mise aux voix�: fallait-il ou non commencer la construction du moulin � vent�? Une fois les animaux r�unis dans la grange, Boule de Neige se leva et, quoique interrompu de temps � autre par les b�lements des moutons, exposa les raisons qui plaidaient en faveur du moulin � vent. Puis Napol�on se leva � son tour. Le moulin � vent, d�clara-t-il avec beaucoup de calme, est une insanit�. Il d�conseillait � tout le monde de voter le projet. Et, ayant tranch�, il se rassit n'ayant pas parl� trente secondes, et semblant ne gu�re se soucier de l'effet produit. Sur quoi Boule de Neige bondit. Ayant fait taire les moutons qui s'�taient repris � b�ler, il se lan�a dans un plaidoyer d'une grande passion en faveur du moulin � vent. Jusque-l�, l'opinion flottait, partag�e en deux. Mais bient�t les animaux furent transport�s par l'�loquence de Boule de Neige qui, en termes flamboyants, brossa un tableau du futur � la Ferme des Animaux. Plus de travail sordide, plus d'�chines ploy�es sous le fardeau�! Et l'imagination aidant, Boule de Neige, loin d�sormais des hache-paille et des coupe-betteraves, loua hautement l'�lectricit�. Celle-ci, proclamait-il, actionnera batteuse et charrues, herses et moissonneuses-lieuses. En outre, elle permettra d'installer dans les �tables la lumi�re, le chauffage, l'eau courante chaude et froide. Quand il se rassit, nul doute ne subsistait sur l'issue du vote. � ce moment, toutefois, Napol�on se leva, jeta sur Boule de Neige un regard oblique et singulier, et poussa un g�missement dans l'aigu que personne ne lui avait encore entendu pousser.

Sur quoi, ce sont dehors des aboiements affreux, et bient�t se ruent � l'int�rieur de la grange neuf molosses portant des colliers incrust�s de cuivre. Ils se jettent sur Boule de Neige, qui, de justesse �chappe � leurs crocs. L'instant d'apr�s, il avait pass� la porte, les chiens � ses trousses. Alors, trop abasourdis et �pouvant�s pour �lever la voix, les animaux se press�rent en cohue vers la sortie, pour voir la poursuite. Boule de Neige d�talait par le grand p�turage qui m�ne � la route. Il courait comme seul un cochon peut courir, les chiens sur ses talons. Mais tout � coup voici qu'il glisse, et l'on croit que les chiens sont sur lui. Alors il se redresse, et file d'un train encore plus vif. Les chiens regagnent du terrain, et l'un d'eux, tous crocs dehors, est sur le point de lui mordre la queue quand, de justesse, il l'esquive. Puis, dans un �lan supr�me, Boule de Neige se faufile par un trou dans la haie, et on ne le revit plus.

En silence, terrifi�s, les animaux regagnaient la grange. Bient�t les chiens revenaient, et toujours au pas acc�l�r�. Tout d'abord, personne ne soup�onna d'o� ces cr�atures pouvaient bien venir, mais on fut vite fix�: car c'�taient l� les neuf chiots que Napol�on avait ravis � leurs m�res et �lev�s en secret. Pas encore tout � fait adultes, d�j� c'�taient des b�tes �normes, avec l'air f�roce des loups. Ces molosses se tenaient aux c�t�s de Napol�on, et l'on remarqua qu'ils fr�tillaient de la queue � son intention, comme ils avaient l'habitude de faire avec Jones.

Napol�on, suivi de ses molosses, escaladait maintenant l'aire sur�lev�e du plancher d'o� Sage l'Ancien, nagu�re, avait prononc� son discours. Il annon�a que dor�navant il ne se tiendrait plus d'assembl�es du dimanche matin.. Elles ne servaient � rien, d�clara-t-il pure, perte de temps. � l'avenir, toutes questions relatives � la gestion de la ferme seraient tranch�es par un comit� de cochons, sous sa propre pr�sidence. Le comit� se r�unirait en s�ances priv�es, apr�s quoi les d�cisions seraient communiqu�es aux autres animaux. On continuerait de se rassembler le dimanche matin pour le salut au drapeau, chanter B�tes d'Angleterre et recevoir les consignes de la semaine. Mais les d�bats publics �taient abolis.

Encore sous le choc de l'expulsion de Boule de Neige, entendant ces d�cisions les animaux furent constern�s. Plusieurs d'entre eux auraient protest� si des raisons probantes leur �taient venues � l'esprit. M�me Malabar �tait d�sempar�, � sa fa�on confuse. Les oreilles rabattues-et sa m�che lui fouettant le visage, il essayait bien de rassembler ses pens�es, mais rien ne lui venait. Toutefois, il se produisit des remous dans le clan m�me des cochons, chez ceux d'esprit d�li�. Au premier rang, quatre jeunes gorets piaill�rent leurs protestations, et, dress�s sur leurs pattes de derri�re, incontinent ils se donn�rent la parole. Soudain, mena�ants et sinistres, les chiens assis autour de Napol�on se prirent � grogner, et les porcelets se turent et se rassirent. Puis ce fut le b�lement formidable du chœur des moutons�: Quatrepattes, oui�! Deuxpattes, non�! qui se prolongea presque un quart d'heure, ruinant toute chance de discussion.

Par la suite, Brille-Babil fut charg� d'expliquer aux animaux, les dispositions nouvelles.

��Camarades, disait-il, je suis s�r que chaque animal appr�cie � sa juste valeur le sacrifice consenti par le camarade Napol�on � qui va incomber une t�che suppl�mentaire. N'allez pas imaginer, camarades, que gouverner est une partie de plaisir�! Au contraire, c'est une lourde, une �crasante responsabilit�. De l'�galit� de tous les animaux, nul n'est plus fermement convaincu que le camarade Napol�on. Il ne serait que trop heureux de s'en remettre � vous de toutes d�cisions. Mais il pourrait vous arriver de prendre des d�cisions erron�es, et o� cela m�nerait-il alors�? Supposons qu'apr�s avoir �cout� les billeves�es du moulin � vent, vous ayez pris le parti de suivre Boule de Neige qui, nous le savons aujourd'hui, n'�tait pas plus qu'un criminel�?

- Il s'est conduit en brave � la bataille de l'�table, dit quelqu'un.

- La bravoure ne suffit pas, reprit Brille-Babil. La loyaut� et l'ob�issance passent avant. Et, pour la bataille de l'�table, le temps viendra, je le crois, o� l'on s'apercevra que le r�le de Boule de Neige a �t� tr�s exag�r�. De la discipline, camarades, une discipline de fer�! Tel est aujourd'hui le mot d'ordre. Un seul faux pas, et nos ennemis nous prennent � la gorge. � coup s�r, camarades, vous ne d�sirez pas le retour de Jones�?��

Une fois de plus, l'argument �tait sans r�plique. Les animaux, certes, ne voulaient pas du retour de Jones. Si les d�bats du dimanche matin �taient susceptibles de le ramener, alors, qu'on y mette un terme. Malabar, qui maintenant pouvait m�diter � loisir, exprima le sentiment g�n�ral�: ��Si c'est le camarade Napol�on qui l'a dit, ce doit �tre vrai.�� Et, de ce moment, en plus de sa devise propre�: ��Je vais travailler plus dur��, il prit pour maxime ��Napol�on ne se trompe jamais.��

Le temps se radoucissait, on avait commenc� les labours de printemps. L'appentis o� Boule de Neige avait dress� ses plans du moulin avait �t� condamn�. Quant aux plans m�mes, on se disait que le parquet n'en gardait pas trace. Et chaque dimanche matin, � dix heures, les animaux se r�unissaient dans la grange pour recevoir les instructions hebdomadaires On avait d�terr� du verger le cr�ne de Sage l'Ancien, d�sormais d�pouill� de toute chair, afin de l'exposer sur une souche au pied du m�t, � c�t� du fusil. Apr�s le salut au drapeau, et avant d'entrer dans la grange, les animaux �taient requis de d�filer devant le cr�ne, en signe de v�n�ration. Une fois dans la grange, d�sormais ils ne s'asseyaient plus, comme dans le pass�, tous ensemble. Napol�on prenait place sur le devant de l'estrade, en compagnie de Brille et de Minimus (un autre cochon, fort nou�, lui, pour composer chansons et po�mes). Les neuf molosses se tenaient autour d'eux en demi-cercle, et le reste des cochons s'asseyaient derri�re eux, les autres animaux leur faisant face. Napol�on donnait lecture des consignes de la semaine sur un ton bourru et militaire. On entonnait B�tes d'Angleterre, une seule fois, et c'�tait la dispersion.

Le troisi�me dimanche apr�s l'expulsion de Boule de Neige, les animaux furent bien �tonn�s d'entendre, de la bouche de Napol�on qu'on allait construire le moulin, apr�s tout. Napol�on ne donna aucune raison � l'appui de ce retournement, se contentant d'avertir les animaux qu'ils auraient � travailler tr�s dur. Et peut-�tre serait-il m�me n�cessaire de r�duire les rations. En tout �tat de cause, le plan avait �t� minutieusement pr�par� dans les moindres d�tails. Un comit� de cochons constitu� � cet effet, lui avait consacr� les trois derni�res semaines. Jointe � diff�rentes autres am�liorations, la construction du moulin devrait prendre deux ans.

Ce soir-l�, Brille-Babil prit � part les autres animaux, leur expliquant que Napol�on n'avait jamais �t� vraiment hostile au moulin. Tout au contraire, il l'avait pr�conis� le tout premier. Et, pour les plans dessin�s par Boule de Neige sur le plancher de l'ancienne couveuse, ils avaient �t� d�rob�s dans les papiers de Napol�on. Bel et bien, le moulin � vent �tait en propre, l'œuvre de Napol�on Pourquoi donc, s'enquit alors quelqu'un, Napol�on s'est-il �lev� aussi violemment contre la construction de ce moulin�? A ce point, Brille-Babil prit son air le plus matois, disant combien c'�tait astucieux de Napol�on d'avoir paru hostile au moulin - un simple artifice pour se d�faire de Boule de Neige, un individu pernicieux, d'influence funeste. Celui-ci �vinc�, le projet pourrait se mat�rialiser sans entrave puisqu'il ne s'en m�lerait plus. Cela, dit Brille-Babil, c'est ce qu'on appelle la tactique. � plusieurs reprises, sautillant et battant l'air de sa queue et se p�mant de rire, il d�clara�: ��De la tactique, camarades, de la tactique�!�� Ce mot laissait les animaux perplexes�; mais ils accept�rent les explications, sans plus insister, tant Brille-Babil s'exprimait de fa�on persuasive, et tant grognaient d'un air mena�ant les trois molosses qui se trouvaient �tre de sa compagnie

VI

Toute l'ann�e, les animaux trim�rent comme des esclaves, mais leur travail les rendait heureux. Ils ne rechignaient ni � la peine ni au sacrifice, sachant bien que, de tout le mal qu'ils se donnaient, eux-m�mes recueilleraient les fruits, ou � d�faut leur descendance - et non une bande d'humains d�sœuvr�s, tirant les marrons du feu.

Tout le printemps et pendant l'�t�, ce fut la semaine de soixante heures, et en ao�t Napol�on fit savoir qu'ils auraient � travailler aussi les apr�s-midi du dimanche. Ce surcro�t d'effort leur �tait demand� � titre tout � fait volontaire, �tant bien entendu que tout animal qui se r�cuserait aurait ses rations r�duites de moiti�. M�me ainsi, certaines t�ches durent �tre abandonn�es. La moisson fut un peu moins belle que l'ann�e pr�c�dente, et deux champs, qu'il e�t fallu ensemencer de racines au d�but de l'�t�, furent laiss�s en jach�re, faute d'avoir pu achever les labours en temps, voulu. On pouvait s'attendre � un rude hiver.

Le moulin � vent pr�sentait des difficult�s inattendues. Il y avait bien une carri�re sur le territoire de la ferme, ainsi qu'abondance de sable et de ciment dans une des remises�: les mat�riaux �taient donc � pied d'œuvre. Mais les animaux but�rent tout d'abord sur le probl�me de la pierre � morceler en fragments utilisables�: comment s'y prendre�? Pas autrement, semblait-il, qu'� l'aide de leviers et de pics. Voil� qui les d�passait, aucun d'eux ne pouvant se tenir longtemps debout sur ses pattes de derri�re. Il s'�coula plusieurs semaines en efforts vains avant que quelqu'un ait l'id�e juste utiliser la loi de la pesanteur. D'�normes blocs, bien trop gros pour �tre employ�s tels quels, reposaient sur le lit de la carri�re. Les animaux les entour�rent de cordes, puis tous ensemble, vaches, chevaux, moutons, et chacun de ceux qui pouvaient tenir une corde (et m�me les cochons pr�taient patte forte aux moments cruciaux) se prirent � hisser ces blocs de pierre, avec une lenteur d�sesp�rante, jusqu'au sommet de la carri�re. De l�, bascul�s par-dessus bord, ils se fracassaient en morceaux au contact du sol. Une fois ces pierres bris�es, le transport en �tait relativement ais�. Les chevaux les charriaient par tombereaux, les moutons les tra�naient, un moellon � la fois�; Edm�e la ch�vre et Benjamin l'�ne en �taient aussi�: attel�s � une vieille patache et payant de leur personne. Sur la fin de l'�t� on disposait d'assez de pierres pour que la construction commence. Les cochons supervisaient.

Lent et p�nible cours de ces travaux. C'est souvent qu'il fallait tout un jour d'efforts harassants pour tirer un seul bloc de pierre�; jusqu'au fa�te de la carri�re, et m�me parfois il ne se brisait pas au sol. Les animaux ne seraient pas parvenus � bout de leur t�che sans Malabar dont la force semblait �galer celle additionn�e de tous les autres. Quand le bloc de pierre se mettait � glisser et que les animaux, emport�s dans sa chute sur le flanc de la colline, hurlaient la mort, c'�tait lui toujours qui l'arr�tait � temps, arc-bout� de tout son corps. Et chacun �tait saisi d'admiration, le voyant ahaner, et pouce � pouce, gagner du terrain tout haletant, ses flancs immenses couverts de sueur, la pointe des sabots tenant dru au sol. Douce parfois lui disait de ne pas s'�reinter pareillement, mais lui ne voulait rien entendre. Ses deux mots d'ordre ��Je vais travailler plus dur�� et ��Napol�on ne se trompe jamais�� lui semblaient une r�ponse suffisante � tous les- probl�mes. Il s'�tait arrang� avec le jeune coq pour que celui-ci le r�veille trois quarts d'heure � l'avance au lieu d'une demi-heure. De plus, � ses moments perdus - mais il n'en avait plus gu�re - il se rendait � la carri�re pour y ramasser une charret�e de pierraille qu'il tirait tout seul jusqu'� l'emplacement du moulin.

Malgr� la rigueur du travail, les animaux n'eurent pas � p�tir de tout l'�t�. S'ils n'�taient pas mieux nourris qu'au temps de Jones, en tout cas ils ne l'�taient pas moins. L'avantage de subvenir � leurs seuls besoins - ind�pendamment de ceux, extravagants, de cinq �tres humains - �tait si consid�rable que, pour le perdre, il e�t fallu accumuler beaucoup d'�checs. De bien des mani�res, la m�thode animale �tait la plus efficace, et elle �conomisait du travail. Le sarclage, par exemple, pouvait se faire avec une minutie impossible chez les humains. Et les animaux s'interdisant d�sormais de chaparder, il �tait superflu de s�parer, par des cl�tures les p�turages des labours, de sorte qu'il n'y avait plus lieu d'entretenir haies et barri�res. Malgr� tout, comme l'�t� avan�ait, - diff�rentes choses commenc�rent � faire d�faut sans qu'on s'y f�t attendu�: huile de paraffine, clous, ficelle, biscuits pour les chiens, fers du mar�chal-ferrant, tous produits qui ne pouvaient pas �tre fabriqu�s � la ferme�; plus tard, on aurait besoin encore de graines et d'engrais artificiels, sans compter diff�rents outils et la machinerie du moulin. Comment se procurer le n�cessaire�? C'est ce dont personne n'avait la moindre id�e.

Un dimanche matin que les animaux �taient rassembl�s pour recevoir leurs instructions, Napol�on annon�a qu'il avait arr�t� une ligne politique nouvelle. Dor�navant la Ferme des' Animaux entretiendrait des relations commerciales avec les fermes du voisinage�: non pas, bien entendu, pour faire du n�goce, mais simplement pour se procurer certaines fournitures d'urgente n�cessit�. Ce qu'exigeait la construction du moulin devait, dit il, primer toute autre consid�ration. Aussi �tait-il en pourparlers pour vendre une meule de foin et une partie de la r�colte de bl�. Plus tard, en cas de besoin d'argent, il faudrait vendre des œufs (on peut les �couler au march� de Willingdon). Les poules, d�clara Napol�on, devaient se r�jouir d'un sacrifice qui serait leur quote-part � l'�dification du moulin � vent.

Une fois encore les animaux �prouv�rent une vague inqui�tude�: ne jamais entrer en rapport avec les humains, ne jamais faire de commerce, ne jamais faire usage d'argent - n'�tait-ce pas l� certaines des r�solutions prises � l'assembl�e triomphale qui avait suivi l'expulsion de Jones�? Tous les animaux se rappelaient les avoir adopt�es - ou du moins ils croyaient en avoir gard� le souvenir. Les quatre jeunes gorets qui avaient protest� quand Napol�on avait supprim� les assembl�es �lev�rent timidement la voix, mais pour �tre promptement r�duits au silence et comme foudroy�s par les grognements des chiens. Puis, comme d'habitude, les moutons lanc�rent l'ancienne�: Quatrepattes, oui�! Deuxpattes, non�!, et la g�ne passag�re en fut dissip�e. Finalement, Napol�on dressa la patte pour r�clamer le silence et fit savoir que toutes dispositions �taient d�j� prises. Il n'y aurait pas lieu pour les animaux d'entrer en relations avec les humains, ce qui manifestement serait on ne peut plus mal venu. De ce fardeau il se chargerait lui-m�me. Un certain Mr. Whymper, avou� � Willingdon, avait accept� de servir d'interm�diaire entre la Ferme des Animaux et le monde ext�rieur, et chaque lundi matin il viendrait prendre les directives. Napol�on termina son discours de fa�on coutumi�re, s'�criant�: ��Vive la Ferme des Animaux�!�� Et, apr�s avoir entonn� B�tes d'Angleterre, on rompit les rangs.

Ensuite, Brille-Babil, fit le tour de la ferme afin d'apaiser les esprits. Il assura aux animaux que la r�solution condamnant le commerce et l'usage de l'argent n'avait jamais �t� pass�e, ou m�me propos�e. C'�tait l� pure imagination, ou alors une l�gende n�e des mensonges de Boule de Neige. Et comme un l�ger doute subsistait dans quelques esprits, Brille-Babil, en personne astucieuse, leur demanda�: ���tes-vous tout � fait s�rs, camarades, que vous n'avez pas r�v�? Pouvez-vous faire �tat d'un document, d'un texte consign� sur un registre ou l'autre�?�� Et comme assur�ment n'existait aucun �crit consign�, les animaux furent convaincus de leur erreur.

Comme convenu, Mr. Whymper se rendait chaque lundi � la ferme. C'�tait un petit homme � l'air retors, et qui portait des favoris, un avou� dont l'�tude ne traitait que de pi�tres affaires. Cependant, il �tait bien assez finaud pour avoir compris avant tout autre que la Ferme des Animaux aurait besoin d'un courtier, et les commissions ne seraient pas n�gligeables. Les animaux observaient ses all�es et venues avec une sorte d'effroi, et ils l'�vitaient autant que possible. N�anmoins, voir Napol�on, un Quatrepattes, donner des ordres � ce Deuxpattes, r�veilla leur orgueil et les r�concilia en partie avec les dispositions nouvelles. Leurs relations avec la race humaine n'�taient plus tout � fait les m�mes que par le pass�. Les humains ne ha�ssaient pas moins la Ferme des Animaux de la voir prendre un certain essor�: � la v�rit�, ils la ha�ssaient plus que jamais. Chacun d'eux avait tenu pour article de foi que la ferme ferait faillite � plus ou moins br�ve �ch�ance�; et quant au moulin � vent, il �tait vou� � l'�chec. Dans leurs tavernes, ils se prouvaient les uns aux autres, sch�mas � l'appui, que fatalement il s'�croulerait, ou qu'� d�faut il ne fonctionnerait jamais. Et pourtant, ils en �taient venus, � leur corps d�fendant, � un certain respect pour l'aptitude de ces animaux � g�rer leurs propres affaires. Ainsi d�signaient-ils maintenant la Ferme des Animaux sous son nom, sans plus feindre de croire qu'elle f�t la Ferme du Manoir. Et de m�me avaient-ils renonc� � d�fendre la cause de Jones�; celui-ci, ayant perdu tout espoir de rentrer dans ses biens, s'en �tait all� vivre ailleurs.

Sauf par le truchement de Whymper, il n'avait pas �t� �tabli de relations entre la Ferme des Animaux et le monde �tranger, mais un bruit circulait avec insistance Napol�on aurait �t� sur le point de passer un march� avec soit Mr. Pilkington de Foxwood, soit Mr. Frederick de Pinchfield - mais en aucun cas, ainsi qu'on en fit la remarque, avec l'un et l'autre en m�me temps.

Vers ce temps-l�, les cochons emm�nag�rent dans la maison d'habitation dont ils firent leurs quartiers. Une fois encore, les animaux crurent se ressouvenir qu'une r�solution contre ces pratiques avait �t� vot�e, dans les premiers jours, mais une fois encore Brille-Babil parvint � les convaincre qu'il n'en �tait rien. Il est d'absolue n�cessit�, expliqua-t-il, que les cochons, t�tes pensantes de la ferme, aient � leur disposition un lieu paisible o� travailler. Il est �galement plus conforme � la dignit� du chef (car depuis peu il lui �tait venu de conf�rer la dignit� de chef � Napol�on) de vivre dans, une maison que dans une porcherie. Certains animaux furent troubl�s d'apprendre, non seulement que les cochons prenaient leur repas � la cuisine et avaient fait du salon leur salle de jeux, mais aussi qu'ils dormaient dans des lits.� Comme de coutume, Malabar en prit son parti�: - ��Napol�on ne se trompe jamais�� -, mais Douce, croyant se rappeler une interdiction expresse � ce sujet, se rendit au fond de la grange et tenta de d�chiffrer les Sept Commandements inscrits l�. N'�tant � m�me que d'�peler les lettres une � une, elle s'en alla qu�rir Edm�e.

��Edm�e, dit-elle, lis-moi donc le Quatri�me Commandement. N'y est-il pas question de ne jamais dormir dans un lit�?��

Edm�e �pelait malais�ment les lettres. Enfin�:

���a dit�: Aucun animal ne dormira dans un lit avec des draps.��

Chose curieuse, Douce ne se rappelait pas qu'il e�t �t� question de draps dans le Quatri�me Commandement, mais puisque c'�tait inscrit sur le mur il fallait se rendre � l'�vidence. Sur quoi, Brille-Babil vint � passer par l� avec deux ou trois chiens, et il fut � m�me d'expliquer l'affaire sous son vrai jour�:

��Vous avez donc entendu dire, camarades, que nous, les cochons, dormons maintenant dans les lits de la maison�? Et pourquoi pas�? Vous n'allez tout de m�me pas croire � l'existence d'un r�glement qui proscrive les lits�? Un lit, ce n'est jamais qu'un lieu o� dormir. Le tas de paille d'une �curie, qu'est-ce que c'est, � bien comprendre, sinon un lit�? L'interdiction porte sur les draps, lesquels sont d'invention humaine. Or nous avons enlev� les draps des lits et nous dormons entre des couvertures. Ce sont l� des lits o� l'on est tr�s bien, mais pas outre mesure, je vous en donne mon billet, camarades, avec ce travail de t�te qui d�sormais nous incombe. Vous ne voudriez pas nous �ter le sommeil r�parateur, hein, camarades�? Vous ne voudriez pas que nous soyons ext�nu�s au point de ne plus faire face � la t�che�? Sans nul doute, aucun de vous ne d�sire le retour de Jones�?��

Les animaux le rassur�rent sur ce point, et ainsi fut clos le chapitre des lits. Et nulle contestation non plus lorsque, quelques jours plus tard, il fut annonc� qu'� l'avenir les cochons se l�veraient une heure plus tard que les autres.

L'automne venu au terme d'une saison de travail �prouvante, les animaux �taient fourbus mais contents. Apr�s la vente d'une partie du foin et du bl�, les provisions pour l'hiver n'�taient pas fort abondantes, mais le moulin contrebalan�ait toute d�convenue. Il �tait maintenant presque � demi b�ti. Apr�s la moisson, un temps sec sous un ciel d�gag� fit que les animaux trim�rent plus dur que jamais�: car, se disaient-ils, il valait bien la peine�; de charroyer tout le jour des quartiers de pierre, si, ce faisant, on exhaussait d'un pied les murs du moulin. Malabar allait m�me au travail tout seul, certaines nuits, une heure ou deux, sous le clair de lune de septembre. Et, � leurs heures perdues, les animaux faisaient le tour du moulin en construction, � n'en plus finir, en admiration devant la force et l'aplomb des murs, et s'admirant eux-m�mes d'avoir dress� un ouvrage imposant tel que celui-l�. Seul le vieux Benjamin se refusait � l'enthousiasme, sans toutefois rien dire que de r�p�ter ses remarques sibyllines sur la long�vit� de son esp�ce.

Ce fut novembre et les vents d�cha�n�s du sud-ouest. Il fallut arr�ter les travaux, car avec le temps humide on ne pouvait plus malaxer le ciment. Une nuit enfin, la temp�te souffla si fort que les b�timents de la ferme vacill�rent sur leurs assises, et plusieurs tuiles du toit de la grange furent emport�es. Les poules endormies sursaut�rent, caquetant d'effroi. Toutes dans un m�me r�ve croyaient entendre la lointaine d�charge d'un fusil. Au matin les animaux une fois dehors s'aper�urent que le m�t avait �t� abattu, et un orme, au bas du verger, arrach� au sol comme un simple radis. Ils en �taient l� de leurs d�couvertes, qu'un cri d�sesp�r� leur �chappa. C'est qu'ils avaient sous les yeux quelque chose d'insoutenable�: le moulin en ruine.

D'un commun accord ils se ru�rent sur le lieu du d�sastre. Napol�on, dont ce n'�tait pas l'habitude de h�ter le pas, courait devant. Et, oui, gisait l� le fruit de tant de luttes�: ces murs ras�s jusqu'aux fondations, et ces pierres �parpill�es que si p�niblement ils avaient cass�es et charri�es�! Stup�fi�s, les animaux jetaient un regard de deuil sur ces �boulis. En silence, Napol�on arpentait le terrain de long en large, reniflant de temps � autre, la queue crisp�e battant de droite et de gauche, ce qui chez lui �tait l'indice d'une grande activit� de t�te. Soudain il fit halte, et il fallait croire qu'il avait arr�t� son parti�:

��Camarades, dit-il, savez-vous qui est le fautif�? L'ennemi qui s'est pr�sent� � la nuit et a renvers� notre moulin � vent�? C'est Boule de Neige�! rugit Napol�on.

��Oui, encha�na-t-il, c'est Boule de Neige, par pure malignit�, pour contrarier nos plans, et se venger de son ignominieuse expulsion. Lui, le tra�tre�! A la faveur des t�n�bres, il s'est faufil� jusqu'ici et a ruin� d'un coup un an bient�t de notre labeur.

��Camarades, de ce moment, je d�cr�te la condamnation � mort de Boule de Neige. Sera H�ros-Animal de Deuxi�me classe et recevra un demi-boisseau de pommes quiconque le conduira sur les bancs de la justice. Un boisseau entier � qui le capturera vivant�!��

Que m�me Boule de Neige ait pu se rendre capable de pareille vilenie, voil� une d�couverte qui suscita chez les animaux une indignation extr�me. Ce fut un tel toll� qu'incontinent chacun r�fl�chit aux moyens de se saisir de Boule de Neige si jamais il devait se repr�senter sur les lieux. Presque aussit�t on d�couvrit sur l'herbe, � petite distance de la butte, des empreintes de cochon. On ne pouvait les suivre que sur quelques m�tres, mais elles avaient l'air de conduire � une br�che dans la haie. Napol�on, ayant renifl� de mani�re significative, d�clara qu'il s'agissait bien de Boule de Neige. D'apr�s lui, il avait d� venir de la ferme de Foxwood. Et, ayant fini de renifler

��Plus d'atermoiements, camarades�! s'�cria Napol�on. Le travail nous attend. Ce matin m�me nous allons nous remettre � b�tir le moulin, et nous ne d�t�lerons pas de tout l'hiver, qu'il pleuve ou vente. Nous ferons savoir � cet abominable tra�tre qu'on ne fait pas si facilement table rase de notre œuvre. Souvenez-vous en, camarades�: nos plans ne doivent �tre modifi�s en rien. Ils seront termin�s au jour dit. En avant, camarades�! Vive le moulin � vent�! Vive la Ferme des Animaux�!��

VII

Un rude hiver. Apr�s les orages, la neige et la neige fondue, puis ce fut le gel qui ne c�da que courant f�vrier. Vaille que vaille, les animaux poursuivaient la reconstruction du moulin, se rendant bien compte que le monde �tranger les observait, et que les humains envieux se r�jouiraient comme d'un triomphe, si le moulin n'�tait pas achev� dans les d�lais.

Les m�mes humains affectaient, par pure malveillance, de ne pas croire � la fourberie de Boule de Neige�: le moulin se serait effondr� tout seul, � les en croire, � cause de ses murs fragiles. Les animaux savaient, eux, que tel n'�tait pas le cas - encore qu'on e�t d�cid� de les reb�tir sur trois pieds d'�paisseur, au lieu de dix-huit pouces, comme pr�c�demment. Il leur fallait maintenant amener � pied d'œuvre une bien plus grande quantit� de pierres. Longtemps, la neige amoncel�e sur la carri�re retarda les travaux. Puis ce fut un temps sec et il gela, et les animaux se remirent � la t�che, mais elle leur �tait p�nible et ils n'y apportaient plus qu'un moindre enthousiasme. Ils avaient froid tout le temps, la plupart du temps ils avaient faim aussi. Seuls Malabar et Douce gardaient cœur � l'ouvrage. Les animaux entendaient les exhortations excellentes de Brille-Babil sur les joies du service et la dignit� du labeur, mais trouvaient plus de stimulant dans la puissance de Malabar comme dans sa devise inattaquable�: ��Je vais travailler plus dur.��

En janvier la nourriture vint � manquer. Le bl� fut r�duit � la portion congrue, et il fut annonc� que, par compensation, une ration suppl�mentaire de pommes de terre serait distribu�e. Or on s'aper�ut que la plus grande partie des pommes de terre avait gel�, n'ayant pas �t� assez bien prot�g�es sous la paille. Elles �taient molles et d�color�es, peu comestibles. Bel et bien, plusieurs jours d'affil�e les animaux se nourrirent de betteraves fourrag�res et de paille. Ils semblaient menac�s de mort lente.

Il �tait d'importance capitale de cacher ces faits au monde ext�rieur. Enhardis par l'effondrement du moulin, les humains accablaient la Ferme des Animaux sous de nouveaux mensonges. Une fois encore, les b�tes mouraient de faim et les maladies faisaient des ravages, elles se battaient entre elles, tuaient leurs petits, se comportaient en vrais cannibales. Si la situation alimentaire venait � �tre connue, les cons�quences seraient funestes�; et c'est ce dont Napol�on se rendait clairement compte. Aussi d�cida-t-il de recourir � Mr. Whymper, pour que pr�vale le sentiment contraire. Les animaux n'avaient � peu pr�s jamais l'occasion de rencontrer Mr. Whymper lors de ses visites hebdomadaires�: d�sormais, certains d'entre eux, bien choisis - surtout des moutons -, eurent l'ordre de se r�crier, comme par hasard, quand il �tait � port�e d'oreille, sur leurs rations plus abondantes. De plus, Napol�on, donna ordre de remplir de sable, presque � ras bord, les coffres � peu pr�s vides de la resserre, qu'on recouvrit ensuite du restant de grains et de farine. Sur un pr�texte plausible, on mena Mr. Whymper � la resserre et l'on fit en sorte qu'il jette au passage un coup d'œil sur les coffres. Il tomba dans le panneau, et rapporta partout qu'� la Ferme des Animaux, il n'y avait pas de disette.

Pourtant, � fin janvier, il devint �vident qu'il serait indispensable de s'approvisionner en grain quelque part. � cette �poque, Napol�on se montrait rarement en public. Il passait son temps � la maison, o� sur chaque porte veillaient des chiens � la mine f�roce. Quand il quittait sa retraite, c'�tait dans le respect de l'�tiquette et sous escorte. Car six molosses l'entouraient, et grognaient si quelqu'un l'approchait de trop pr�s. Souvent il ne se montrait m�me pas le dimanche matin, mais faisait conna�tre ses instructions par l'un des autres cochons, Brille-Babil en g�n�ral.

Un dimanche matin, Brille-Babil d�clara que les poules, qui venaient de se remettre � pondre, devraient donner leurs œufs. Napol�on avait conclu, par l'interm�diaire de Whymper, un contrat portant sur quatre cents œufs par semaine En contrepartie, on se procurerait la farine et le grain jusqu'� l'�t� et le retour � une vie moins p�nible.

Entendant ce qu'il en �tait, les poules �lev�rent des protestations scandalis�es. Elles avaient �t� pr�venues que ce sacrifice pourrait s'av�rer n�cessaire, mais n'avaient pas cru qu'on en viendrait l�. Elles d�claraient qu'il s'agissait de leurs couv�es de printemps, et que leur prendre leurs œufs �tait criminel. Pour la premi�re fois depuis l'expulsion de Jones, il y eut une sorte de r�volte. Sous la conduite de trois poulets noirs de Minorque, les poules tent�rent r�solument de faire �chec aux vœux de Napol�on. Leur mode de r�sistance consistait � se jucher sur les chevrons du comble, d'o� les œufs pondus s'�crasaient au sol. La r�action de Napol�on fut imm�diate et sans merci. Il ordonna qu'on supprime les rations des poules, et d�cr�ta que tout animal surpris � leur donner f�t-ce un seul grain serait puni de mort. Les chiens veill�rent � l'ex�cution de ces ordres. Les poules tinrent bon cinq jours, puis elles capitul�rent et regagn�rent leurs pondoirs. Neuf d'entre elles, entre-temps, �taient mortes. On les enterra dans le verger, et il fut entendu qu'elles �taient mortes de coccidiose. Whymper n'eut pas vent de l'affaire, et les œufs furent livr�s en temps voulu. La camionnette d'un �picier venait les enlever chaque semaine.

De tout ce temps on n'avait revu Boule de Neige. Mais on disait que sans doute il devait se cacher dans l'une ou l'autre des deux fermes voisines, soit Foxwood, soit Pinchfield. Napol�on �tait alors en termes un peu meilleurs avec les fermiers. Il faut dire que, depuis une dizaine d'ann�es, il y avait dans la cour, sur l'emplacement d'une ancienne h�traie, une pile de madriers. C'�tait du beau bois sec que Whymper avait conseill� � Napol�on de vendre. De leur c�t�, Mr. Pilkington et Mr. Frederick d�siraient l'acqu�rir. Or Napol�on h�sitait entre les deux sans jamais se d�cider. On remarqua que chaque fois qu'il penchait pour Mr. Frederick, Boule de Neige �tait soup�onn� de se cacher � Foxwood, au lieu que si Napol�on inclinait pour Mr. Pilkington, alors Boule de Neige s'�tait r�fugi� � Pinchfield.

Et, soudain, au d�but du printemps, une nouvelle alarmante�: boule de Neige hantait la ferme � la nuit�! L �moi des animaux fut tel qu'ils faillirent en perdre le sommeil. Selon la rumeur, Boule de Neige s'introduisait � la faveur des t�n�bres pour commettre cent m�faits. C'est lui qui volait le bl�, renversait les seaux � lait, cassait les œufs, pi�tinait les semis, �cor�ait les arbres fruitiers. On prit l'habitude de lui imputer tout forfait, tout contretemps. Si une fen�tre �tait bris�e, un �gout obstru�, la faute lui en �tait toujours attribu�e, et quand on perdit la clef de la resserre, dans la ferme enti�re ce fut un m�me cri�: Boule de Neige l'avait jet�e dans le puits�! Et, chose bizarre, c'est ce que les animaux croyaient toujours apr�s qu'on eut retrouv� la clef sous un sac de farine. Unanimes, les vaches affirmaient que Boule de Neige p�n�trait dans l'�table par surprise pour les traire dans leur sommeil. Les rats, qui, cet hiver-l�, avaient fait des leurs, passaient pour �tre de connivence avec lui.

Les activit�s de Boule de Neige doivent �tre soumises � une investigation implacable, d�cr�ta Napol�on. Escort� de ses chiens, il inspecta les b�timents avec grande minutie, les autres animaux le suivant � distance de respect. Souvent il faisait halte pour flairer le sol, d�clarant, qu'il pouvait d�celer � l'odeur les empreintes de Boule de Neige. Pas un coin de la grange et de l'�table, du poulailler et du potager, qu'il ne renifl�t, � croire qu'il suivait le tra�tre � la trace. Du groin il flairait la terre avec insistance, puis d'une voix terrible s'�criait�: ��Boule de Neige�! Il est venu ici�! Mon odorat me le dit�!�� Au nom de Boule de Neige les chiens poussaient des aboiements � fendre le cœur et montraient les crocs

Les animaux �taient p�trifi�s d'effroi C'�tait comme si Boule de Neige, pr�sence impalpable, toujours � r�der, les mena�ait de cent dangers. Un soir, Brille-Babil les fit venir tous. Le visage anxieux et tressaillant sur place, il leur dit qu'il avait des nouvelles graves � leur faire savoir.

��Camarades�! s'�cria-t-il en sautillant nerveusement, Boule de Neige s'est vendu � Frederick, le propri�taire de Pinchfield, qui complote en ce moment de nous attaquer et d'usurper notre ferme. C'est Boule de Neige qui doit le guider le moment venu de l'offensive. Mais il y a pire encore. Nous avions cru la r�volte de Boule de Neige caus�e par la vanit� et l'ambition. Mais nous avions tort, camarades. Savez-vous quelle �tait sa raison v�ritable�? Du premier jour Boule de Neige �tait de m�che avec Jones�! Il n'a cess� d'�tre son agent secret. Nous en tenons la preuve de documents abandonn�s par lui et que nous venons tout juste de d�couvrir. � mon sens, camarades voil� qui explique bien des choses. N'avons-nous pas vu de nos yeux comment il tenta - sans succ�s heureusement - de nous entra�ner dans la d�faite et l'an�antissement, lors de la bataille de l'�table�?��

Les animaux �taient stup�fi�s. Pareille sc�l�ratesse compar�e � la destruction du moulin, vraiment c'�tait le comble�! Il leur fallut plusieurs minutes pour s'y faire. Ils se rappelaient tous, ou du moins croyaient se rappeler, Boule de Neige chargeant � leur t�te � la bataille de l'�table, les ralliant sans cesse et leur redonnant cœur au ventre, alors m�me que les bombes de Jones lui �corchaient l'�chine. D�s l'abord, ils voyaient mal comment il aurait pu �tre en m�me temps du c�t� de Jones. M�me Malabar, qui ne posait gu�re de questions, demeurait perplexe. Il s'�tendit sur le sol, replia sous lui ses jambes de devant, puis, s'�tant concentr� avec force, �non�a ses pens�es. Il dit�:

��Je ne crois pas �a. � la bataille de l'�table, Boule de Neige s'est conduit en brave. Et �a, je l'ai vu de mes propres yeux Et juste apr�s le combat, est-ce qu'on ne l'a pas nomm� H�ros-Animal, Premi�re Classe�?

- C'est l� que nous avons fait fausse route, camarade reprit Brille-Babil. Car en r�alit� il essayait de nous conduire � notre perte. C'est ce que nous savons maintenant gr�ce � ces documents secrets.

- Il a �t� bless�, quand m�me, dit Malabar. Tous, nous l'avons vu qui courait en perdant son sang.

- Cela aussi faisait partie de la machination�! s'�cria Brille-Babil. Le coup de fusil de Jones n'a fait que l'�rafler. Si vous saviez lire, je vous en donnerais la preuve �crite de sa main. Le complot, pr�voyait qu'au moment critique Boule de Neige donnerait le signal du sauve-qui-peut, abandonnant le terrain � l'ennemi. Et il a failli r�ussir. Bel et bien, camarades, il aurait r�ussi, n'e�t �t� votre chef h�ro�que, le camarade Napol�on. Enfin, est-ce que vous l'auriez oubli�? Au moment m�me o� Jones et ses hommes p�n�traient dans la cour, Boule de Neige tournait casaque, entra�nant nombre d'animaux apr�s lui. Et, au moment o� se r�pandait la panique, alors m�me que tout semblait perdu, le camarade Napol�on s'�lan�ait en avant au cri de “Mort � l'Humanit�!”, mordant Jones, au mollet. De cela, s�rement vous vous rappelez, camarades�?�� dit Brille-Babil en fr�tillant.

Entendant le r�cit de cette sc�ne haute en couleurs, les, animaux avaient l'impression de se rappeler. � tout le moins, ils se souvenaient qu'au moment critique, Boule de Neige avait d�tal�. Mais Malabar, toujours un peu mal � l'aise, finit par dire�:

��Je ne crois pas que Boule de Neige �tait un tra�tre au commencement. Ce qu'il a fait depuis c'est une autre histoire. Mais je crois qu'� la bataille de l'�table il a agi en vrai camarade.��

Brille-Babil, d'un ton ferme et pesant ses mots, dit alors�:

��Notre chef, le camarade Napol�on, a d�clar� cat�goriquement, cat�goriquement, camarades, que Boule de Neige �tait l'agent de Jones depuis le d�but. Oui, et m�me bien avant que nous ayons envisag� le soul�vement.

- Ah, c'est autre chose dans ce cas-l�, conc�da Malabar. Si c'est le camarade Napol�on qui le dit, ce doit �tre vrai.

- A la bonne heure, camarade�!�� s'�cria Brille-Babil, non sans avoir jet� toutefois de ses petits yeux p�tillants un regard mauvais sur Malabar. Sur le point de s'en aller, il se retourna et ajouta d'un ton solennel ��J'en avertis chacun de vous, il va falloir ouvrir l'œil et le bon. Car nous avons des raisons de penser que certains agents secrets de Boule de Neige se cachent parmi nous � l'heure actuelle�!��

Quatre jours plus tard en fin d'apr�s-midi, Napol�on donna ordre � tous les animaux de se rassembler dans la cour. Quand ils furent tous r�unis, il sortit de la maison de la ferme, portant deux d�corations (car r�cemment il s'�tait attribu� les m�dailles de H�ros-Animal, Premi�re Classe et Deuxi�me Classe). Il �tait entour� de ses neufs molosses qui grondaient�; les animaux en avaient froid dans le dos, et chacun se tenait tapi en silence, comme en attente de quelque �v�nement terrible.

Napol�on jeta sur l'assistance un regard dur, puis �mit un cri suraigu. Imm�diatement les chiens bondirent en avant, saisissant quatre cochons par l'oreille et les tra�nant, glapissants et terroris�s, aux pieds de Napol�on. Les oreilles des cochons saignaient. Et, quelques instants, les molosses, ivres de sang, parurent saisis d'une rage d�mente. � la stupeur de tous, trois d'entre eux se jet�rent sur Malabar. Pr�venant leur attaque, le cheval frappa l'un d'eux en plein bond et de son sabot le cloua au sol. Le chien hurlait mis�ricorde. Cependant ses deux cong�n�res, la queue entre les jambes, avaient fil� bon train. Malabar interrogeait Napol�on des yeux. Devait-il en finir avec le chien ou lui laisser la vie sauve�? Napol�on parut prendre une expression autre, et d'un ton bref il lui commanda de laisser aller le chien, sur quoi Malabar leva son sabot. Le chien d�tala, meurtri et hurlant de douleur.

Aussit�t le tumulte s'apaisa. Les quatre cochons restaient sid�r�s et tremblants, et on lisait sur leurs traits le sentiment d'une faute.

Napol�on les invita � confesser leurs crimes. C'�taient l� les cochons qui avaient protest� quand Napol�on avait aboli l'assembl�e du dimanche. Sans autre forme de proc�s, ils avou�rent. Oui, ils avaient entretenu des relations secr�tes avec Boule de Neige depuis son expulsion. Oui, ils avaient collabor� avec lui � l'effondrement du moulin � vent. Et, oui, ils avaient �t� de connivence pour livrer la Ferme des Animaux � Mr. Frederick. Ils firent encore �tat de confidences du tra�tre - depuis des ann�es, il �tait bien l'agent secret de Jones. Leur confession achev�e, les chiens, sur-le-champ, les �gorg�rent. Alors, d'une voix terrifiante, Napol�on demanda si nul autre animal n'avait � faire des aveux.

Les trois poulets qui avaient men� la s�dition dans l'affaire des œufs s'avanc�rent, disant que Boule de Neige leur �tait apparu en r�ve. Il les avait incit�s � d�sob�ir aux ordres de Napol�on. Eux aussi furent massacr�s. Puis une oie se pr�senta�: elle avait d�rob� six �pis de bl� � la moisson de l'ann�e pr�c�dente et les avait mang�s de nuit. Un mouton avait, lui, urin� dans l'abreuvoir - sur les instances de Boule de Neige -, et deux autres moutons avou�rent le meurtre d'un vieux b�lier, particuli�rement d�vou� � Napol�on�: alors qu'il avait un rhume de cerveau, ils l'avaient pris en chasse autour d'un feu de bois. Tous furent mis � mort sur-le-champ. Et de cette fa�on, aveux et ex�cutions se poursuivirent�: � la fin ce fut, aux pieds de Napol�on, un amoncellement de cadavres, et l'air �tait lourd d'une odeur de sang inconnue depuis le bannissement de Jones.

Quand on en eut fini, le reste des animaux, cochons et chiens except�s, s'�loigna en foule furtive. Ils frissonnaient d'horreur, et n'auraient pas pu dire ce qui les bouleversait le plus�: la trahison de ceux ayant partie li�e avec Boule de Neige, ou la cruaut� du ch�timent. Dans les anciens jours, de pareilles sc�nes de carnage avaient bien eu lieu, mais il leur paraissait � tous que c'�tait pire maintenant qu'elles se produisaient entre eux. Depuis que Jones n'�tait plus dans les lieux, pas un animal qui en e�t tu� un autre, f�t-ce un simple rat. Ayant gagn� le monticule o�, � demi achev�, s'�levait le moulin, d'un commun accord les animaux se couch�rent, blottis c�te � c�te, pour se faire chaud. Il y avait l� Douce, Edm�e et Benjamin, les vaches et les moutons, et tout un troupeau m�l� d'oies et de poules�: tout le monde, somme toute, except� la chatte qui s'�tait �clips�e avant m�me l'ordre de rassemblement. Seul Malabar �tait demeur� debout, ne tenant pas en place, en se battant les flancs de sa longue queue noire, en poussant de temps � autre un hennissement �tonne. � la fin, il dit�:

���a me d�passe. Je n'aurais jamais cru � des choses pareilles dans notre ferme. Il doit y avoir de notre faute. La seule solution, � mon avis, c'est de travailler plus dur. � partir d'aujourd'hui, je vais me lever encore une heure plus t�t que d'habitude.��

Et, de son trot pesant, il fila vers la carri�re. Une fois l�, il ramassa coup sur coup deux charret�es de pierres qu'avant de se retirer pour la nuit il tra�na jusqu'au moulin.

Les animaux se blottissaient autour de Douce, et ils se taisaient. Du mamelon o� ils se tenaient couch�s, s'ouvrait une ample vue sur la campagne. La plus grande partie de la Ferme des Animaux �tait sous leurs yeux - le p�turage tout en longueur jusqu'� la route, le champ de foin, le boqueteau, l'abreuvoir, les labours o� le bl� vert poussait dru, et les toits rouges des d�pendances d'o� des filaments de fum�e tourbillonnaient. La transparence d'un soir de printemps. L'herbe et les haies charg�es de bourgeons se doraient aux rayons obliques du soleil. Jamais la ferme - et ils �prouvaient une sorte d'�tonnement � se rappeler qu'elle �tait � eux, que chaque pouce leur appartenait - ne leur avait paru si enviable. Suivant du regard le versant du coteau, les yeux de Douce s'embuaient de larmes. Eut-elle �t� � m�me d'exprimer ses pens�es, alors elle aurait dit�: mais ce n'est pas l� ce que nous avions entrevu quand, des ann�es plus t�t, nous avions en t�te de renverser l'esp�ce humaine Ces sc�nes d'�pouvante et ces massacres, ce n'�tait pas ce que nous avions appel� de nos vœux la nuit o� Sage l'Ancien avait exalt� en nous l'id�e du soul�vement. Elle-m�me, se fut-elle fait une image du futur, �'aurait �t� celle d'une soci�t� d'animaux lib�r�s de la faim et du fouet�: ils auraient �t� tous �gaux, chacun aurait travaill� suivant ses capacit�s, le fort prot�geant le faible, comme elle avait prot�g� de sa patte la couv�e de canetons, cette nuit o� Sage l'Ancien avait prononc� son discours. Au lieu de quoi - elle n'aurait su dire comment c'�tait arriv� - des temps sont venus, o� personne n'ose parler franc, o� partout grognent des chiens f�roces, o� l'on assiste des ex�cutions de camarades d�vor�s � pleines dents apr�s avoir avou� des crimes affreux. Il ne lui venait pas la moindre id�e de r�volte ou de d�sob�issance. M�me alors elle savait les animaux bien mieux pourvus que du temps de Jones, et aussi qu'avant tout il fallait pr�venir le retour des humains. Quoi qu'il arrive, elle serait fid�le, travaillerait ferme, ex�cuterait les ordres, accepterait la mainmise de Napol�on. Quand m�me, ce n'�tait pas pour en arriver l� qu'elle et tous les autres avaient esp�r� et pris de la peine. Pas pour cela qu'ils avaient b�ti le moulin et brav� les balles de Jones�! Telles �taient ses pens�es, m�me si les mots ne lui venaient pas.

A la fin, elle se mit � chanter B�tes d'Angleterre, se disant qu'elle exprimerait ainsi ce que ses propres paroles n'auraient pas su dire. Alors les autres animaux assis autour d'elle reprirent en chœur le chant r�volutionnaire, trois fois de suite - m�lodieusement, mais avec une lenteur fun�bre, comme ils n'avaient jamais fait encore.

A peine avaient-ils fini de chanter pour la troisi�me fois que Brille-Babil, escort� de deux molosses, s'approcha, de l'air de qui a des choses importantes � faire savoir. Il annon�a que d�sormais, en vertu d'un d�cret sp�cial du camarade Napol�on, chanter B�tes d'Angleterre �tait interdit.

Les animaux en furent tout d�contenanc�s.

��Pourquoi�? s'exclama Edm�e.

- Il n'y a plus lieu, camarade, dit Brille-Babil d'un ton cassant. B�tes d'Angleterre, c'�tait le chant du Soul�vement. Mais le Soul�vement a r�ussi. L'ex�cution des tra�tres, cet apr�s-midi, l'a men� � son terme. Au-dehors comme au-dedans l'ennemi est vaincu. Dans B�tes d'Angleterre �taient exprim�es nos aspirations � la soci�t� meilleure des temps � venir. Or cette soci�t� est maintenant instaur�e. Il est clair que ce chant n'a plus aucune raison d'�tre.��

Tout effray�s qu'ils fussent, certains animaux auraient peut-�tre bien protest�, si � cet instant les moutons n'avaient entonn� leurs b�lements habituels�: Quatrepattes, oui�! Deuxpattes, non�! Et ils b�l�rent plusieurs minutes, durant, et mirent fin � la discussion.

Aussi n'entendit-on plus B�tes d'Angleterre. � la place, Minimus, le po�te, composa de nouveaux couplets dont voici le commencement�:

Ferme des Animaux, Ferme des Animaux

Jamais de mon fait ne te viendront des maux�!

et c'est l� ce qu'on chante chaque, dimanche, matin apr�s le salut au drapeau. Mais les animaux trouvaient que ces paroles et cette musique ne valaient pas B�tes d'Angleterre.

VIII

Quelques jours plus tard, quand se fut apais�e la terreur caus�e par les ex�cutions, certains animaux se rappel�rent - ou du moins crurent se rappeler - ce qu'enjoignait le Sixi�me Commandement�: Nul animal ne tuera un autre animal. Et bien que chacun se gard�t d'en rien dire � port�e d'oreille des cochons ou des chiens, on trouvait que les ex�cutions s'accordaient mal avec cet �nonc�. Douce demanda � Benjamin de lui lire le Sixi�me Commandement, et quand Benjamin, comme d'habitude, s'y f�t refus�, disant qu'il ne se m�lait pas de ces affaires-l�, elle se retourna vers Edm�e. Edm�e le lui lut. �a disait�: Nul animal, ne tuera un autre animal sans raison valable. Ces trois derniers mots, les animaux, pour une raison ou l'autre, ne se les rappelaient pas, mais ils virent bien que le Sixi�me Commandement n'avait pas �t� viol�. Il y avait clairement de bonnes raisons de tuer les tra�tres qui s'�taient ligu�s avec Boule de Neige.

Tout le long de cette ann�e-l�, ils travaill�rent encore plus dur que l'ann�e pr�c�dente. Achever le moulin en temps voulu avec des murs deux fois plus �pais qu'auparavant, tout en menant de pair les travaux coutumiers, c'�tait un labeur �crasant. Certains jours, les animaux avaient l'impression de trimer plus longtemps qu'� l'�poque de Jones, sans en �tre, mieux nourris. Le dimanche matin, Brille-Babil, tenant un long ruban de papier dans sa petite patte, leur lisait des colonnes de chiffres. Il en r�sultait une augmentation marqu�e dans chaque cat�gorie de production�: deux cents, trois cents ou cinq cents pour cent suivant les cas. Les animaux ne voyaient pas de raison de ne pas pr�ter foi � ces statistiques, d'autant moins de raison qu'ils ne se rappelaient plus bien ce qu'il en avait �t� avant le soul�vement. Malgr� tout, il y avait des moments o� moins de chiffres et plus � manger leur serait mieux all�.

Tous les ordres leur �taient maintenant transmis par Brille-Babil ou l'un des autres cochons. C'est tout juste si chaque quinzaine Napol�on se montrait en public, mais alors le c�r�monial �tait renforc�. � ses chiens s'ajoutait un jeune coq noir et fi�rot, qui pr�c�dait le chef, faisait office de trompette, et, avant qu'il ne pr�t la parole, poussait un cocorico ardent. On disait que Napol�on avait un statut propre jusque dans la maison o� il avait ses appartements priv�s. Servi par deux chiens, il prenait ses repas seul dans le service de porcelaine de Derby frapp� d'une couronne, autrefois expos� dans l'argentier du salon. Enfin il fut entendu qu'une salve de carabine serait tir�e pour comm�morer sa naissance - tout de m�me que les deux autres jours anniversaires.

Napol�on n'�tait plus jamais d�sign� par un seul patronyme. Toujours on se r�f�rait � lui en langage de protocole�: ��Notre chef, le camarade Napol�on��. De plus, les cochons se plaisaient � lui attribuer des titres tels que ��P�re de tous les Animaux��, ��Terreur du Genre Humain��, ��Protecteur de la Bergerie��, ��Ami des Canetons��, ainsi de suite. Dans ses discours. Brille-Babil exaltait la sagesse de Napol�on et sa bont� de cœur, son indicible amour des animaux de tous les pays, m�me et en particulier celui qu'il portait aux infortun�s des autres fermes, encore dans l'ignorance et l'esclavage. C'�tait devenu l'habitude de rendre honneur � Napol�on de tout accomplissement heureux et hasard propice. Aussi entendait-on fr�quemment une poule d�clarer � une autre comm�re poule�: ��Sous la conduite �clair�e du camarade Napol�on, notre chef, en six jours j'ai pondu cinq œufs.�� Ou encore c'�taient deux vaches � l'abreuvoir, s'exclamant�: ��Gr�ces soient rendues aux lumi�res du camarade Napol�on, car cette eau a un go�t excellent�! Le sentiment g�n�ral fut bien exprim� dans un po�me de Minimus, dit Camarade Napol�on

Tuteur de l'orphelin

Fontaine de bonheur

Calme esprit souverain

Seigneur de la p�t�e le feu de ton regard

Se penche cr�ateur

Soleil dans notre ciel, source de r�flexion

O Camarade Napol�on�!

O grand dispensateur

De tout ce que l'on aime

O divin cr�ateur

Pourvoyeur du petit et ma�tre en tous arts

Oui chaque b�te m�me

Chaque b�te te doit foin sec et ventre bon

O Camarade Napol�on

M�me un petit cochon

Pas plus qu'enfantelet

Dans sa contemplation

Il lui faudra savoir que sous ton �tendard

Chaque b�te se tait

Et que son premier cri dira ton horizon

O Camarade Napol�on�!

Napol�on donna son approbation au po�me qu'il fit inscrire sur le mur de la grange, en face des Sept Commandements. En frontispice son effigie de profil fut peinte par Brille-Babil � la peinture blanche.

Entre-temps, Napol�on �tait, par le truchement de Whymper, entr� en n�gociations compliqu�es avec Frederick et Pilkington. Le bois de charpente n'�tait toujours pas vendu. Frederick, le plus d�sireux de s'en rendre acqu�reur, n'offrait pas un prix raisonnable. Simultan�ment la rumeur se r�pandit de nouveau d'une offensive de Frederick et de ses hommes contre la Ferme des Animaux. Il jetterait bas le moulin dont l'�dification avait soulev� chez lui une jalousie effr�n�e On savait que Boule de Neige r�dait toujours � la ferme de Pinchfield. Au cœur de l'�t�, les animaux en grand �moi apprirent que trois poules avaient spontan�ment avou� leur, participation � un complot de Boule de Neige en vue d'assassiner Napol�on. Elles furent ex�cut�es sans d�lai et de nouvelles pr�cautions furent prises pour la s�curit� du chef. La nuit quatre chiens mont�rent la garde autour de son lit, un � chaque coin, et � un petit goret' du nom de Œil Rose fut confi�e la charge de go�ter sa nourriture, de peur d'un empoisonnement.

Vers ce temps-l�, il fut annonc� que Napol�on avait pris la d�cision de vendre le bois � Mr. Pilkington. Il �tait aussi sur le point de passer accord avec la ferme de Foxwood en vue d'�changes r�guliers. Les relations entre Napol�on et Pilkington, quoique uniquement men�es par Whymper, en �taient devenues presque cordiales. Les animaux se m�fiaient de Pilkington, en tant qu'humain, mais le pr�f�raient franchement � Frederick, qu'� la fois ils redoutaient et ha�ssaient. L'�t� s'avan�ant et la�: construction du moulin touchant � sa fin, les bruits se firent de plus en plus insistants d'une attaque perfide, d�clench�e d'un moment � l'autre. Frederick, disait-on, se proposait de lancer contre la Ferme des Animaux une vingtaine d'individus arm�s de fusils. D�j� il avait soudoy� les hommes de loi et la police, de fa�on qu'une fois en possession des titres de propri�t� ceux-ci ne soient plus remis en cause. Qui plus est, des histoires �pouvantables circulaient sur le traitement cruel inflig� � des animaux par ce Frederick�: il avait fouett� un vieux cheval jusqu'� ce que mort s'ensuive, laissait ses vaches mourir de faim, avait jet� un de ses chiens dans la chaudi�re, se divertissait le soir � des combats de coqs (les combattants avaient des �clats de lames de rasoir fix�s aux ergots). Au r�cit d'atrocit�s pareilles, le sang des animaux ne faisait qu'un tour, et il leur arriva de clamer leur d�sir d'�tre autoris�s � marcher sur Pinchfield pour en chasser les humains et d�livrer les animaux. Mais Brille-Babil leur conseilla d'�viter toute action t�m�raire et de s'en remettre � la strat�gie du camarade Napol�on.

Malgr� tout, une �cre animosit� contre Frederick persistait- Un dimanche matin, Napol�on se rendit dans la grange pour expliquer qu'il n'avait � aucun moment envisag� de lui vendre le chargement de bois. Il y allait de sa dignit�, expliqua-t-il, de ne jamais entretenir de relations avec des gredins pareils. Les pigeons, toujours charg�s de r�pandre � l'ext�rieur les nouvelles du Soul�vement, re�urent l'interdiction de toucher terre en un point quelconque de Foxwood, et il leur fut ordonn� de substituer au mot d'ordre initial, ��Mort � l'Humanit�!��, celui de ��Mort � Frederick�!��. Vers la fin de l'�t�, une nouvelle machination de Boule de Neige fut d�masqu�e. Les mauvaises herbes avaient envahi les bl�s, et l'on s'aper�ut que, lors d'une de ses incursions nocturnes, Boule de Neige avait sem� l'ivraie dans le bon grain. Un jars dans le secret du complot confessa sa faute � Brille-Babil, puis aussit�t se suicida en avalant des baies de belladone. Les animaux apprirent encore qu'� Boule de Neige - au rebours de ce que nombre d'entre eux avaient cru jusque-l� - n'avait jamais �t� conf�r�e la distinction de H�ros-Animal, Premi�re Classe. C'�tait l� pure l�gende propag�e par Boule de Neige lui-m�me � quelque temps de la bataille de l'�table. Loin qu'il ait �t� d�cor�, il avait �t� bl�m� pour sa couardise au combat. Cette nouvelle-l�, comme d'autres avant elle, laissa les animaux abasourdis, mais bient�t Brille-Babil sut les convaincre que leur m�moire �tait en d�faut.

� l'automne, au prix d'un effort harassant et qui tenait du prodige (car presque en m�me temps il avait fallu rentrer la moisson), le moulin � vent fut achev�. Si manquaient les moyens m�caniques de son fonctionnement, dont Whymper n�gociait l'achat, le corps de l'�difice existait. Au d�fi de tous les obstacles, malgr� le manque d'exp�rience et les moyens primitifs � leur disposition, et la malchance, et la perfidie de Boule de Neige, l'ouvrage �tait debout au jour dit. �puis�s mais fiers, les animaux faisaient � n'en plus finir le tour de leur chef-d'œuvre, encore plus beau � leurs yeux que la premi�re fois. De plus, les murs �taient deux fois plus �pais, et rien d�sormais, rien ne pourrait plus an�antir le moulin, qu'une charge d'explosifs. Et repensant � la peine qu'ils avaient prise, aux p�riodes de d�couragement surmont�es, et � la vie tellement diff�rente qui serait la leur quand les ailes tourneraient et les dynamos fonctionneraient - � la pens�e de toutes ces choses, leur lassitude c�da et ils se mirent � cabrioler autour de leur œuvre, poussant des cris de triomphe. Napol�on lui-m�me, accompagn� de ses chiens et de son jeune coq, se rendit sur les lieux, en personne f�licita les animaux de leur r�ussite, et fit conna�tre que le moulin serait nomm� Moulin Napol�on

Deux jours plus tard les animaux furent convoqu�s � la grange en s�ance extraordinaire. Ils rest�rent bouche b�e quand Napol�on annon�a qu'il avait vendu le chargement de bois � Frederick d�s le lendemain, celui-ci se pr�senterait avec ses camions pour prendre livraison de la marchandise. Ainsi, pendant la p�riode de son amiti� pr�tendue avec Pilkington, Napol�on avait entretenu avec Frederick les relations secr�tes qui menaient � cet accord.

Toutes les relations avec Foxwood avaient �t� rompues et des messages injurieux adress�s � Pilkington. Les pigeons avaient pour consigne d'�viter la ferme de Pinchfield et de retourner le mot d'ordre ��Mort � Frederick�!�� qui devenait ��Mort � Pilkington�!��

En m�me temps, Napol�on assura les animaux que les menaces d'une attaque imminente contre la Ferme des Animaux �taient sans fondement aucun... Quant aux contes sur la cruaut� de Frederick envers ses b�tes, c'�tait tr�s exag�r�. De telles fables devaient trouver leur origine dans la malfaisance de Boule de Neige et de ses agents. Et pour Boule de Neige lui-m�me�: il y avait maintenant tout lieu de croire qu'il ne s'�tait pas r�fugi� � la ferme de Pinchfield�; en v�rit�, il n'y �tait jamais all�. Depuis des ann�es il vivait � Foxwood, dans l'opulence, disait-on � la solde de Pilkington.

Les cochons sont b�ants d'admiration devant tant de fine astuce chez Napol�on. Feignant d'�tre l'ami de Pilkington, il avait contraint Frederick � rench�rir de douze livres sur son offre initiale. Et ce qui faisait de Napol�on un cerveau d'exception, c'�tait, dit Brille-Babil, qu'il ne faisait confiance � personne, pas m�me � Frederick. Celui-ci avait voulu payer le bois au moyen d'un ch�que - soit pas plus, � ce qu'il semblait, qu'une promesse d'argent �crite sur un bout de papier. Or Napol�on, des deux, �tait le plus malin. Il avait exig� un versement en billets de cinq livres, � lui remettre avant l'enl�vement de la marchandise�; Frederick avait d�j� pay�, et le montant de la somme se trouvait suffire � l'achat de la machinerie du moulin.

Frederick avait promptement pris livraison du bois, et, l'op�ration achev�e, une autre r�union fut tenue dans la grange o� les animaux purent examiner de pr�s les billets de banque. Portant ses deux d�corations, Napol�on, sur l'estrade, reposait sur un lit de paille, souriant aux anges, l'argent � c�t� de lui, soigneusement empil� sur un plat de porcelaine de Chine provenant de la cuisine. Les animaux d�fil�rent avec lenteur, n'en croyant pas leurs yeux. Et Malabar, du museau, renifla les billets, et sous son souffle on les vit bruire et fr�mir.

Trois jours plus tard, ce fut un hourvari sans nom. Whymper, les traits livides, remonta le sentier sur sa bicyclette, s'en d�barrassa pr�cipitamment dans la cour, puis courut droit � la maison. L'instant d'apr�s, on per�ut, venus des appartements de Napol�on, des cris de rage mal �touff�s. La nouvelle de ce qui s'�tait pass� se r�pandit comme une tra�n�e de poudre�: les billets de banque �taient faux�! Frederick avait acquis le bois sans bourse d�lier�!

Napol�on rassembla les animaux sur-le-champ, et d'une voix terrible pronon�a la condamnation � mort. Une fois Frederick entre nos pattes, dit-il, nous le ferons bouillir � petit feu. Et du m�me coup il les avertit qu'apr�s cet acte de trahison le pire �tait � redouter. � tout instant, Frederick et ses gens pourraient bien lancer l'attaque si longtemps attendue. Des sentinelles furent dispos�es sur toutes les voies d'acc�s � la ferme. Quatre pigeons furent d�p�ch�s vers Foxwood, porteurs d'un message de conciliation, car on esp�rait r�tablir des relations de bon voisinage.

L'attaque eut lieu d�s le lendemain matin. Les animaux prenaient leur premier repas quand les guetteurs firent irruption, annon�ant que Frederick et ses partisans avaient d�j� franchi la cl�ture aux cinq barreaux. Cr�nement, les animaux se port�rent � leur rencontre, mais cette fois la victoire ne fut pas aussi facile qu'� la bataille de l'�table. Les hommes, une quinzaine, �taient arm�s de six fusils, et quand les animaux furent � cinquante m�tres, ils ouvrirent le feu. Les d�fenseurs, ne pouvant faire face aux explosions �pouvantables et aux cuisantes br�lures des plombs, recul�rent, malgr� les efforts de Napol�on et de Malabar pour les rameuter. Un certain nombre d'entre eux, �taient bless�s d�j�. Alors les animaux se repli�rent sur les d�pendances de la ferme, �piant l'ennemi par les fentes et fissures des portes. Tout le grand herbage, moulin compris, �tait tomb� aux mains des assaillants. � ce moment, m�me Napol�on avait l'air d�sempar�. Sans un mot il faisait les cent pas, nerveux, la queue raidie. Il avait, pour la ferme de Foxwood,�des regards nostalgiques. Ah, si Pilkington et les siens venaient leur pr�ter main-forte, ils pourraient encore l'emporter�! Or � cet instant les quatre pigeons envoy�s en mission la veille revinrent, l'un d'eux avec un billet griffonn� au crayon par Pilkington et disant�: ���a vous apprendra�!��

Cependant Frederick et ses gens avaient fait halte aupr�s du moulin. Un murmure de consternation parcourut les animaux qui les regardaient faire. Car deux hommes avaient brandi une masse et une barre servant de levier. Ils s'appr�taient � faire sauter le moulin.

��Ils n'ont aucune chance�! s'�cria Napol�on. Nos murs sont bien trop �pais. En une semaine ils n'y parviendraient pas. Courage, camarades�!��

Mais Benjamin regardait faire les deux, hommes avec une attention soutenue. Avec la masse et la barre ils per�aient un trou � la base du moulin. Lentement, comme si la sc�ne l'e�t amus�, Benjamin hocha de son long museau�:

��Je m'en doutais, dit-il. Vous ne voyez pas ce qu'ils font�? Encore un instant et ils vont enfoncer leur explosif dans l'ouverture.��

Les animaux attendaient, terrifi�s. Et comment auraient-ils pu s'aventurer � d�couvert�? Mais bient�t on vit les hommes s'�gailler de tous c�t�s. Puis un grondement assourdissant. Les pigeons, l�-haut, tourbillonnaient.

Tous les autres animaux, Napol�on except�, se tenaient � terre, la t�te cach�e. Quand ils se relev�rent, un �norme nuage de fum�e noire planait sur le lieu o� le moulin s'�tait, �lev�. Lentement la brise dissipa la nu�e. Le moulin avait cess� d'�tre.

Voyant cela, les animaux reprennent courage. La peur et le d�sespoir �prouv�s quelques instants plus t�t, c�dent devant leur rage contre tant de vilenie. Une immense clameur de vengeance s'�l�ve, et sans attendre les ordres ils se jettent en masse droit sur l'ennemi. Et c'est comme si leur sont de rien, les plombs qui, drus comme gr�le, s'abattent alentour.

C'est une lutte �pre et sauvage, les hommes l�chant salve sur salve, puis, quand les animaux les serrent de pr�s, les harcelant de leurs gourdins et de leurs lourdes bottes. Une vache, trois moutons et deux oies p�rissent, et presque tous sont bless�s. Napol�on lui-m�me, qui de l'arri�re dirige les op�rations, voit sa queue lac�r�e par un plomb. Mais les hommes non plus ne s'en tirent pas indemnes. � coups de sabot, Malabar fracasse trois t�tes. Un autre assaillant est �ventr� par une vache, un autre encore a le pantalon mis � mal par les chiennes Constance et Fleur. Et quand Napol�on l�che les neuf molosses de sa garde, leur ayant enjoint de tourner l'ennemi sous couvert de la haie, les hommes, les apercevant sur leur flanc, et entendant leurs aboiements f�roces, sont pris de panique. Ils se voient en danger d'�tre encercl�s. Frederick crie � ses hommes de d�taler pendant qu'il en est temps, et dans l'instant voil� les l�ches qui prennent le large. C'est un sauve-qui-peut, un sauve-ta-peau.

Alors les animaux prennent les hommes en chasse. Ils les traquent jusqu'au bas du champ. Et l�, les voyant se faufiler � travers la haie, ils les obligent d'encore quelques ruades.

Vainqueurs, mais � bout de forces et couverts de sang, c'est clopin-clopant qu'ils regagn�rent la ferme. Voyant l'herbe jonch�e de leurs camarades morts, certains d'entre eux pleuraient. Quelques instants, ils se recueillirent, afflig�s, devant le lieu o� s'�tait �lev� le moulin. Oh, il n'y avait plus de moulin, et les derniers vestiges de leur ouvrage �taient presque effac�s. M�me les fondations �taient en partie d�truites. Et pour le reconstruire, cette fois ils ne pourraient plus se servir des pierres fracass�es au sol, car elles aussi avaient disparu. La violence de la d�flagration les avait projet�es � des centaines de m�tres. Et c'�tait comme si le moulin n'avait jamais �t�.

Comme ils approchaient de la ferme, Brille-Babil, qu'inexplicablement on n'avait pas vu au combat, vint au-devant d'eux, sautillant et tr�moussant de la queue, l'air ravi. Et les animaux per�urent, venu des d�pendances, retentissant et solennel, un coup de feu.

��Qu'est-ce que c'est, ce coup de fusil�? dit Malabar.

- C'est pour c�l�brer la victoire�! s'exclama Brille-Babil.

- Quelle victoire�? demanda Malabar. Ses genoux �taient en sang, il avait perdu un fer et �corch� son sabot. Une dizaine de plombs s'�taient log�s dans sa jambe de derri�re.

- Quelle victoire, camarade�? reprit Brille-Babil. N'avons-nous pas chass� l'ennemi de notre sol - le sol sacr� de la Ferme des Animaux�?

- Mais ils ont d�truit le moulin. Et deux ans nous y avions travaill�.

- Et alors�? Nous en b�tirons un autre, et nous en b�tirons six si cela nous chaut. Camarade, tu n'estimes pas nos prouesses � leur aune. L'ennemi foulait aux pieds notre soi-m�me, et voici que - gr�ces en soient rendues � au camarade Napol�on, �, ses qualit�s de chef - nous en avons reconquis jusqu'au dernier pouce.

- Alors nous avons repris ce que nous avions d�j�, dit Malabar.

- C'est bien l� notre victoire��, repartit Brille-Babil.

Ils entr�rent tout clopinant dans la cour. La patte de Malabar lui cuisait douloureusement, l� o� les plombs s'�taient fich�s sous la peau. Il entrevoyait, quel lourd labeur exigerait la reconstruction du moulin � partir des fondations. Et d�j�, � la pens�e de cette t�che, en esprit, il se revigorait. Mais pour la premi�re fois il lui vint qu'il avait maintenant onze ans d'�ge, et que peut-�tre ses muscles n'avaient pas la m�me force que dans le temps.

Lorsque les animaux virent flotter le drapeau vert, et entendirent qu'on tirait le fusil de nouveau - sept fois en tout -, et quand enfin Napol�on les f�licita de leur courage, alors il leur sembla qu'ils avaient, apr�s tout, remport� une grande victoire. Aux b�tes massacr�es au combat on fit des fun�railles solennelles. Malabar et Douce s'attel�rent au chariot qui tint lieu de corbillard, et Napol�on en personne conduisit le cort�ge. Et deux grands jours furent consacr�s aux c�l�brations. Ce furent chants et discours, et encore d'autres salves de fusil, et par faveur sp�ciale chaque animal re�ut une pomme. En outre, les volatiles eurent droit � deux onces de bl�, et les chiens � trois biscuits. Il fut proclam� que la bataille porterait le nom de bataille du Moulin � Vent, et l'on apprit que Napol�on avait, pour la circonstance, cr�� une d�coration nouvelle, l'Ordre de la Banni�re Verte, qu'il s'�tait conf�r�e � lui-m�me. Et au cœur de ces r�jouissances fut oubli�e la regrettable affaire des billets de banque.

A quelques jours de l�, les cochons tomb�rent par hasard sur une caisse de whisky oubli�e dans les caves. Personne n'y avait pr�t� attention en prenant possession des locaux�; cette m�me nuit, on entendit, venues de la maison, des chansons braill�es � tue-t�te et auxquelles se m�laient, � la surprise g�n�rale, les accents de B�tes d'Angleterre. Sur les neuf heures et demie, on reconnut distinctement Napol�on, le chef coiff� d'un vieux melon ayant appartenu � Jones, qui surgissait par la porte de l'office, galopait � travers la cour, puis s'engouffrait de nouveau � l'int�rieur. Le lendemain, un lourd silence pesa sur la Ferme des�: Animaux, et pas un cochon qui donn�t signe de vie. On allait sur les neuf heures quand Brille-Babil fit son apparition, l'air incertain et l'allure d�jet�e, l'œil terne, la queue pendante et flasque, enfin faisant piti�. Il doit �tre gravement malade, se disait-on. Mais bient�t il rassembla les animaux pour leur faire part d'une nouvelle �pouvantable. Le camarade Napol�on se mourait�!

Ce ne furent que lamentations. On couvrit de paille le seuil des portes et les animaux allaient sur la pointe des pattes. Les larmes aux yeux, ils se demandaient les uns les autres ce qu'ils allaient faire si le chef leur �tait enlev�. Une rumeur se r�pandit�: Boule de Neige avait r�ussi � glisser du poison dans sa nourriture. � onze heures Brille-Babil revint avec d'autres nouvelles. Napol�on avait arr�t� son ultime d�cision ici-bas, punissant de mort tout un chacun pris � ingurgiter de l'alcool.

Dans la soir�e, il apparut que Napol�on avait repris du poil de la b�te, et le lendemain matin Brille-Babil rapporta qu'il �tait hors de danger. Au soir de ce jour-l� il se remit au travail, et le jour suivant, on apprit qu'il avait donn� instruction � Whymper de se procurer � Willingdon des opuscules expliquant comment se distille et fabrique la bi�re. Une semaine plus tard il ordonnait de labourer le petit enclos attenant au verger primitivement r�serv� aux animaux devenus inaptes au travail. On en donna pour raison le mauvais �tat du p�turage et le besoin de l'ensemencer � neuf. Mais, on le sut bient�t, c'�tait de l'orge que Napol�on d�sirait y planter.

Vers ce temps-l�, survint un incident bizarre dont le sens �chappa � presque tout le monde - un fracas affreux dans la cour vers les minuit. Les animaux se ru�rent dehors o� c'�tait le clair de lune. Au pied du mur de la grange, l� o� �taient inscrits les Septs Commandements, ils virent une �chelle bris�e en deux, et � c�t� Brille-Babil �tendu sur le ventre, paraissant avoir perdu connaissance. Autour de lui s'�taient �parpill�s une lanterne, une brosse et un pot renvers� de peinture blanche. Tout aussit�t les chiens firent cercle autour de la victime et, d�s qu'elle fut � m�me de marcher, sous escorte la ramen�rent au logis. Aucun des autres animaux n'avait la moindre id�e de ce que cela pouvait vouloir dire, sauf le vieux Benjamin qui d'un air entendu hochait le museau, quoique d�cid� � se taire.

Quelques jours plus tard, la ch�vre Edm�e, en train de d�chiffrer les Sept Commandements, s'aper�ut qu'il en �tait encore un autre que les animaux avaient compris de travers. Ils avaient toujours cru que le Cinqui�me Commandement �non�ait�: Aucun animal ne boira d'alcool. Or deux mots leur avaient �chapp�. De fait, le commandement disait�: Aucun animal ne boira d'alcool � l'exc�s.

IX

Le sabot fendu de Malabar fut long � gu�rir. La reconstruction du moulin avait commenc� d�s la fin des f�tes de la victoire. Malabar refusa de prendre un seul jour de repos, et il se faisait un point d'honneur de ne pas montrer qu'il souffrait. Le soir, il avouait � Douce, en confidence, que son sabot lui faisait mal, et Douce lui posait des cataplasmes de plantes qu'elle pr�parait en les m�chonnant. Benjamin se joignait � elle pour l'exhorter � prendre moins de peine. Elle lui disait.���Les bronches d'un cheval ne sont pas �ternelles.�� Mais Malabar ne voulait rien entendre. Il n'avait plus, disait-il, qu'une seule vraie ambition voir la construction du moulin bien avanc�e avant qu'il n'atteigne l'�ge de la retraite.

Dans les premiers temps, quand avaient �t� �nonc�es les lois de la Ferme des Animaux, l'�ge de la retraite avait �t� arr�t� � douze ans pour les chevaux et les cochons, quatorze pour les vaches, sept pour les moutons, cinq pour les poules et les oies. On s'�tait mis d'accord sur une estimation lib�rale du montant des pensions. Pourtant aucun animal n'avait encore b�n�fici� de ces avantages, mais maintenant le sujet �tait de plus en plus souvent d�battu. Depuis que le clos attenant au verger avait �t� r�serv� � la culture de l'orge, le bruit courait qu'une parcelle du grand herbage serait cl�tur�e et convertie en p�turage pour les animaux � la retraite. Pour un cheval on �valuait la pension � cinq livres de grain et, en hiver quinze livres de foin, plus, aux jours f�ri�s, une carotte, ou une pomme peut-�tre. Le douzi�me anniversaire de Malabar tombait l'�t� de l'ann�e suivante.

Mais en attendant, la vie �tait dure. L'hiver fut aussi rigoureux que le pr�c�dent, et les portions encore plus r�duites - sauf pour les cochons et les chiens. Une trop stricte �galit� des rations, expliquait Brille-Babil, eut �t� contraire aux principes de l'Animalisme. De toute fa�on, il n'avait pas de mal � prouver aux autres animaux que, en d�pit des apparences il n'y avait pas p�nurie de fourrage. Pour le moment, il �tait apparu n�cessaire de proc�der � un r�ajustement des rations (Brille-Babil parlait toujours d'un r�ajustement, jamais d'une r�duction), mais l'am�lioration �tait manifeste � qui se rappelait le temps de Jones

D'une voix pointue et d'un d�bit rapide, Brille-Babil accumulait les chiffres, lesquels prouvaient par le d�tail�: une consommation accrue en avoine, foin et navets�; une r�duction du temps de travail�; un progr�s en long�vit�; une mortalit� infantile en r�gression. En outre, l'eau �tait plus pure, la paille plus douce au sommeil, on �tait moins d�vor� par les puces. Et tous l'en croyaient sur parole. � la v�rit�, Jones avec tout ce qu'il avait repr�sent� ne leur rappelait plus grand-chose. Ils savaient bien la rudesse de leur vie � pr�sent, et que souvent ils avaient faim et souvent froid, et qu'en dehors des heures de sommeil, le plus souvent ils �taient � trimer. Mais sans doute �'avait �t� pire dans les anciens temps, ils �taient contents de le croire. En outre, ils �taient esclaves alors, mais maintenant ils �taient libres, ce qui changeait tout, ainsi que Brille-Babil ne manquait jamais de le souligner.

Il y avait bien plus de bouches � nourrir d�sormais. � l'automne les quatre truies avaient mis bas presque en m�me temps, d'o�, � elles toutes, trente et un nouveau-n�s. Comme c'�taient des porcelets pie et que Napol�on �tait le m�le en chef, on pouvait sans trop de peine �tablir leur parent�. Il fut annonc� que plus tard, une fois briques et bois de charpente � pied d'œuvre, on construirait une �cole dans le potager Pour le moment, Napol�on avait pris sur lui-m�me d'enseigner les jeunes gorets dans la cuisine, et ils s'amusaient et prenaient de l'exercice dans le jardin attenant � la maison On les d�tournait de se m�ler aux jeux des autres animaux. Vers ce temps-l� fut pos� en principe que tout animal trouvant un cochon sur son chemin aurait � lui c�der le pas. De plus, tous les cochons, quelque f�t leur rang, jouiraient du privil�ge d'�tre vus, le dimanche, un ruban vert � la queue.

L'ann�e � la ferme avait �t� assez bonne, mais on �tait encore � court d'argent. Il fallait se procurer les briques, le sable et la chaux pour l'�cole, et pour acqu�rir la machinerie du moulin, on devrait de nouveau �conomiser. Et il y avait l'huile des lampes et les bougies pour la maison, le sucre pour la table de Napol�on (qu'il avait interdit aux autres cochons, disant que �a engraisse), et en outre les r�approvisionnements ordinaires�: outils, clous, ficelle, charbon, fil de fer, ferraille et biscuits - de chiens. On vendit une part de la r�colte de pommes de terre et un peu de foin, et pour les œufs le contrat de vente fut port� � six cents par semaine. De la sorte, c'est � peine si les poules couv�rent assez de petits pour maintenir au complet leur effectif. Une premi�re fois r�duites en d�cembre, les rations le furent encore en f�vrier, et, pour �pargner l'huile, l'usage des lanternes � l'�table et � l'�curie fut prohib�. Mais les cochons avaient encore la vie belle, apparemment, prenant m�me de l'embonpoint. Un apr�s-midi de fin f�vrier, un riche et app�tissant relent, tel que jamais les animaux n'en avaient hum� le pareil, flotta dans la cour. Il filtrait de la petite brasserie situ�e derri�re la cuisine, que Jones avait laiss�e � l'abandon. Quelqu'un avan�a l'opinion qu'on faisait bouillir de l'orge. Les animaux reniflaient l'air avidement, et ils se demandaient si, peut-�tre, ils auraient un brouet chaud pour leur souper. Mais il n'y eut pas de brouet chaud, et le dimanche suivant, on fit conna�tre que dor�navant, tout l'orge serait r�serv� aux cochons. Le champ derri�re le verger en avait �t� sem� d�j�, et la nouvelle transpira bient�t�: tout cochon toucherait sa ration quotidienne de bi�re, une pinte pour le commun d'entre eux, et pour Napol�on dix, servies dans la soupi�re de porcelaine de Derby, marqu�e d'une couronne.

S'il fallait souffrir bien des �preuves, on en �tait en partie d�dommag� car on vivait bien plus dignement qu'autrefois. Et il y avait plus de chants, plus de discours, plus de d�fil�s. Napol�on avait ordonn� une Manifestation Spontan�e hebdomadaire, avec pour objet de c�l�brer les luttes et triomphes de la Ferme des Animaux. � l'heure convenue, tous quittaient le travail, et marchaient au pas cadenc�, autour du domaine, une-deux, une-deux, et en formation militaire. Les cochons allaient devant, puis c'�taient, dans l'ordre, les chevaux, les vaches, les moutons, enfin la menue volaille. Les chiens se tenaient en serre-file. Tout en t�te du cort�ge avan�ait le petit coq noir. A eux deux Malabar et Douce portaient haut une banni�re verte frapp�e de la corne et du sabot, avec cette inscription�: ��Vive le camarade Napol�on�!�� Apr�s quoi �taient r�cit�s des po�mes en l'honneur de Napol�on, puis Brille-Babil pronon�ait un discours nourri des derni�res nouvelles faisant �tat d'une production accrue en biens de consommation, et, de temps en temps, on tirait un coup de fusil. � ces Manifestations Spontan�es, les moutons prenaient part avec une ferveur in�gal�e. Quelque animal venait-il � se plaindre (comme il arrivait � des audacieux, loin des cochons et des chiens) que tout cela �tait perte de temps et qu'ils faisaient le pied de grue dans le froid, les moutons chaque fois leur imposaient silence, de leurs b�lements formidables entonnant le mot d'ordre�: Quatrepattes, oui�! Deuxpattes, non�! Mais, � tout prendre, les animaux trouvaient plaisir � ces c�l�brations. Ils �taient confort�s dans l'id�e d'�tre leurs propres ma�tres, apr�s tout, et ainsi d'œuvrer � leur propre bien. Ainsi, gr�ce aux chants et d�fil�s, et aux chiffres et sommes de Brille-Babil, et au fusil qui tonne et aux cocoricos du coquelet et au drapeau au vent, ils pouvaient oublier, un temps, qu'ils avaient le ventre creux.

En avril, la Ferme des Animaux fut proclam�e R�publique et l'on dut �lire un pr�sident. Il n'y eut qu'un candidat, Napol�on, qui fut unanimement pl�biscit�. Ce m�me jour, on apprit que la collusion de Boule de Neige avec Jones �tait �tay�e sur des preuves nouvelles. Lors de la bataille de l'�table, Boule de Neige ne s'en �tait pas tenu, comme les animaux l'avaient cru d'abord, � tenter de les conduire � leur perte au moyen d'un stratag�me. Non. Boule de Neige avait ouvertement combattu dans les rangs de Jones. De fait, c'�tait lui qui avait pris la t�te des forces humaines, et il �tait mont� � l'assaut au cri de ��Vive l'Humanit�!��. Et ces blessures � l'�chine que quelques animaux se rappelaient lui avoir vues, elles lui avaient �t� inflig�es des dents de Napol�on.

Au cœur de l'�t�, le corbeau Mo�se refit soudain apparition apr�s des ann�es d'absence. Et c'�tait toujours le m�me oiseau�: n'en fichant pas une rame, et chantant les louanges de la Montagne de Sucrecandi, tout comme aux temps du bon temps. Il se perchait sur une souche, et battait des ailes, qu'il avait noires, et des heures durant, il palabrait � la cantonade.���L�-haut, camarades, affirmait-il d'un ton solennel, en pointant vers le ciel son bec imposant, de l'autre c�t� du nuage sombre, l� se trouve la Montagne de Sucrecandi, c'est l'heureuse contr�e o�, pauvres animaux que nous sommes, nous nous reposerons � jamais de nos peines.�� Il allait jusqu'� pr�tendre s'y �tre pos� un jour qu'il avait vol� tr�s, tr�s haut. Et l� il avait vu, � l'en croire, un g�teau tout rond fait de bonnes graines (comme les animaux n'en mangent pas beaucoup en ce bas monde), et des morceaux de sucre qui poussent � m�me les haies, et jusqu'aux champs de tr�fle �ternel. Bien des animaux l'en croyaient. Nos vies pr�sentes, se disaient-ils, sont vou�es � la peine et � la faim. Qu'un monde meilleur doit exister quelque part, cela n'est-il pas �quitable et juste�? Mais ce qu'il n'�tait pas facile d'expliquer, c'�tait l'attitude des cochons � l'�gard de Mo�se. Ils �taient unanimes � proclamer leur m�pris pour la Montagne de Sucrecandi et toutes fables de cette farine, et pourtant ils le laissaient fain�anter � la ferme, et m�me lui allouaient un bock de bi�re quotidien.

Son sabot gu�ri, Malabar travailla plus dur que jamais. � la v�rit�, cette ann�e-l�, tous les animaux pein�rent comme des esclaves. Outre le contraignant train-train de la ferme, il y avait la construction du nouveau moulin et celle de l'�cole des jeunes gorets, commenc�e en mars. Quelquefois leur long labeur, avec cette nourriture insuffisante, les �puisait, mais Malabar, lui, ne faiblissait jamais. Il n'avait plus ses forces d'autrefois, mais rien dans ses faits et gestes ne le trahissait. Seule son apparence avait un peu chang�. Sa robe �tait moins luisante, ses reins semblaient se creuser.���Malabar va se requinquer avec l'herbe du printemps��, disaient les autres, mais ce fut le printemps et Malabar ne reprit pas de poids. Parfois, sur la pente qui conduit en haut de la carri�re, � le voir bander ses muscles sous le faix d'un �norme bloc de pierre, on aurait dit que rien ne le retenait debout que la volont�. � ces moments-l�, on lisait sur ses l�vres sa devise�: ��Je travaillerai plus dur��, mais la voix lui manquait. Une fois encore, Douce et Benjamin lui dirent de faire attention � sa sant�, mais lui n'en faisait toujours qu'� sa t�te. Son douzi�me anniversaire �tait proche. Eh bien, advienne que pourra, pourvu qu'avant de prendre sa retraite, il ait rassembl� un tas de pierres bien cons�quent.

Tard un soir d'�t�, tout d'un coup, une rumeur fit le tour de la ferme�: quelque chose �tait arriv� � Malabar. Il �tait all� tout seul pour tra�ner jusqu'au moulin, encore une charret�e de pierres. Et, bel et bien, la rumeur disait vrai. Quelques minutes ne s'�taient pas �coul�es que des pigeons se pr�cipitaient avec la nouvelle�: ��Malabar est tomb�! Il est couch� sur le flanc et ne peut plus se relever�!��

Pr�s de la moiti� des animaux coururent au mamelon o� se dressait le moulin. Malabar gisait l�, �tendu entre les brancards de la charrette, les flancs gluants de sueur, tirant sur l'encolure et le regard vitreux, incapable m�me de redresser la t�te. Un mince filet de sang lui �tait venu � la bouche. Douce se mit � genoux � c�t� de lui.

��Malabar, s'�cria-t-elle, comment te sens-tu�?

- C'est les bronches, balbutia Malabar. �a ne fait rien. Je crois que vous serez en mesure de finir le moulin sans moi. Il y a un tas de pierres bien cons�quent. Je n'avais plus qu'un mois de travail devant moi, de toute fa�on. Et pour tout te dire, j'avais h�te de prendre ma retraite. Et comme Benjamin se fait vieux, peut-�tre que lui aussi, ils le laisseront prendre sa retraite pour me tenir compagnie.

- Il faut qu'on t'aide tout de suite, dit Douce. Vite, que quelqu'un pr�vienne Brille-Babil.��

Sans plus attendre, les animaux regagn�rent la ferme au grand galop pour porter la nouvelle � Brille-Babil. Douce resta seule sur place avec Benjamin qui, sans un mot, s'�tendit � c�t� de Malabar, et de sa longue queue se mit � chasser les mouches qui l'emb�taient Un quart d'heure plus tard � peu pr�s, Brille-Babil se pr�senta, plein de sollicitude. Il d�clara que le camarade Napol�on avait appris avec la plus profonde affliction le malheur survenu � l'un des plus fid�les serviteurs de la ferme, et que d�j� il prenait ses dispositions pour le faire soigner � l'h�pital de Willingdon. � ces mots, les animaux ne se sentirent pas trop rassur�s. � part Lubie et Boule de Neige, jusque-l�, aucun animal n'avait quitt� la ferme, et l'id�e de remettre leur camarade malade entre les mains des hommes ne leur disait rien du tout. N�anmoins, Brille-Babil les rassura vite�: le v�t�rinaire de Willingdon s'occuperait de Malabar bien mieux qu'on ne l'aurait pu � la ferme. Et � peu pr�s une demi-heure plus tard, une fois Malabar plus ou moins remis et debout tant bien que mal, on le ramena clopin-clopant � l'�curie o� Douce et Benjamin lui avaient pr�par� un bon lit de paille. Les deux jours suivants Malabar ne quitta pas son box. Les cochons lui avaient fait remettre une grande fiole de rem�des, rose bonbon, d�couverte dans une armoire de la salle de bains. Douce lui administrait cette m�decine deux fois par jour apr�s les repas. Le soir elle se couchait � c�t� de lui et, pendant que Benjamin chassait les mouches, lui faisait la conversation. Malabar d�clarait n'�tre pas f�ch� de ce qui �tait arriv�. Une fois qu'il aurait r�cup�r�, il se donnait encore trois ans � vivre, et se faisait une f�te de couler des jours paisibles dans un coin de l'herbage. Pour la premi�re fois, il aurait des loisirs et pourrait se cultiver l'esprit. Il avait l'intention, disait-il, de passer le reste de sa vie � apprendre les vingt et une autres lettres de l'alphabet.

Cependant, Benjamin et Douce ne pouvaient retrouver Malabar qu'apr�s les heures de travail, et ce fut au milieu de la journ�e que le fourgon vint le prendre. Les animaux �taient � sarcler des navets sous la garde d'un cochon quand ils furent stup�faits de voir Benjamin, accouru au galop des d�pendances et brayant � tue-t�te. Ils ne l'avaient jamais connu dans un �tat pareil - de fait, ils ne l'avaient m�me jamais vu prendre le galop.���Vite, vite�! criait-il. Venez tout de suite�! Ils emm�nent Malabar�!�� Sans attendre les ordres du cochon, les animaux plant�rent l� le travail et se h�t�rent de regagner les b�timents. Et, � n'en pas douter, il y avait dans la cour, tir� par deux chevaux et conduit par un homme � la mine chafouine, un melon rabattu sur le front, un immense fourgon ferm�. Sur le c�t� du fourgon, on pouvait lire des lettres en caract�res imposants. Et le box de Malabar �tait vide.

Les animaux se press�rent autour du fourgon, criant en chœur�: ��Au revoir, Malabar�! Au revoir, au revoir�!

��Bande d'idiots�! se mit � braire Benjamin. Il piaffait et tr�pignait de ses petits sabots. Bande d'idiots�! Est-ce que vous ne voyez pas comme c'est �crit sur le c�t� du fourgon�?��

Les animaux se turent, et m�me se fut un profond silence. Edm�e s'�tait mise � �peler les lettres, mais Benjamin l'�carta brusquement, et dans le mutisme des autres, lut

��“Alfred Simmonds, �quarrisseur et Fabricant de Mati�res adh�sives, Willingdon. N�gociant en Peaux et Engrais animal. Fourniture de chenils.” Y �tes-vous maintenant�? Ils emm�nent Malabar pour l'abattre�!��

Un cri d'horreur s'�leva, pouss� par tous. Dans l'instant, l'homme fouetta ses chevaux et � bon trot, le fourgon quitta la cour. Les animaux s'�lanc�rent apr�s lui, criant de toutes leurs forces. Douce s'�tait faufil�e en t�te. Le fourgon commen�a � prendre de la vitesse. Et la jument, s'effor�ant de pousser sur ses jambes trop fortes, tout juste avan�ait au petit galop.���Malabar�! cria-t-elle, Malabar�! Malabar�! Malabar�!�� Et � ce moment pr�cis, comme si lui f�t parvenu le vacarme du dehors, Malabar, � l'arri�re du fourgon, montra le mufle et la raie blanche qui lui descendait jusqu'aux naseaux.

��Malabar�! lui cria Douce d'une voix de catastrophe. Malabar�! Sauve-toi�! Sauve-toi vite�! Ils te m�nent � la mort�!��

Tous les animaux reprirent son cri ��Sauve-toi, Malabar�! Sauve-toi�!�� Mais d�j� la voiture les gagnait de vitesse.

Il n'�tait pas s�r que Malabar e�t entendu l'appel de Douce. Bient�t son visage s'effa�a de la lucarne, mais ensuite on l'entendit tambouriner et tr�pigner � l'int�rieur du fourgon, de tous ses sabots. Un fracas terrifiant. Il essayait, � grandes ruades, de d�foncer le fourgon. Le temps avait �t� o� de quelques coups de sabot il aurait pulv�ris� cette voiture. Mais, h�las, sa force l'avait abandonn�, et bient�t le fracas de ses sabots tambourinant s'att�nua, puis s'�teignit.

Au d�sespoir, les animaux se prirent � conjurer les deux chevaux qui tiraient le fourgon. Qu'ils s'arr�tent donc�!���Camarades, camarades�! criaient les animaux, ne menez pas votre propre fr�re � la mort�!�� Mais c'�taient des brutes bien trop ignares pour se rendre compte de ce qui �tait en jeu. Ces chevaux-l� se content�rent de rabattre les oreilles et forc�rent le train.

Les traits de Malabar ne r�apparurent plus � la lucarne. Trop tard, quelqu'un eut l'id�e de filer devant et de refermer la cl�ture aux cinq barreaux. Le fourgon la franchissait d�j�, et bient�t d�vala la route et disparut.

On ne revit jamais Malabar.

Trois jours plus tard il fut annonc� qu'il �tait mort � l'h�pital de Willingdon, en d�pit de tous les soins qu'on puisse donner � un cheval. C'est Brille-Babil qui annon�a la nouvelle. Il �tait l�, dit-il, lors des derniers moments.

��Le spectacle le plus �mouvant que j'aie jamais vu, d�clara-t-il, de la patte s'essuyant une larme. J'�tais � son chevet tout � la fin. Et comme il �tait trop faible pour parler, il m'a confi� � l'oreille son unique chagrin, qui �tait de rendre l'�me avant d'avoir vu le moulin achev�. En avant, camarades�! disait-il dans son dernier souffle. En avant, au nom du Soul�vement�! Vive la Ferme des Animaux�! Vive le camarade Napol�on�! Napol�on ne se trompe jamais�! Telles furent ses derni�res paroles, camarades.��

Puis tout � trac Brille-Babil changea d'attitude. Il garda le silence quelques instants, et ces petits yeux m�fiants allaient de l'un � l'autre. Enfin il reprit la parole.

��Il avait eu vent, dit-il, d'une rumeur ridicule et perfide qui avait couru lors du transfert de Malabar � l'h�pital. Sur le fourgon qui emportait leur camarade, certains animaux avaient remarqu� le mot “�quarrisseur”, et bel et bien, en avaient conclu qu'on l'emmenait chez l'abatteur de chevaux�! Vraiment, c'�tait � ne pas croire qu'il y e�t des animaux aussi b�tes. Sans nul doute, s'�cria-t-il, indign�, la queue fr�missante et sautillant de gauche � droite, sans nul doute les animaux connaissent assez leur chef bien-aim�, le camarade Napol�on, pour ne pas croire � des fables pareilles. L'explication �tait la plus simple. Le fourgon avait bien appartenu � un �quarrisseur, mais celui-ci l'avait vendu � un v�t�rinaire, et ce v�t�rinaire n'avait pas encore effac� l'ancienne raison sociale sous une nouvelle couche de peinture. C'est ce qui avait pu induire en erreur.��

Les animaux �prouv�rent un profond soulagement � ces paroles. Et quand Brille-Babil leur e�t donn� d'autres explications magnifiques sur les derniers moments de Malabar - les soins, admirables dont il avait �t� entour�, les rem�des hors de prix pay�s par Napol�on sans qu'il se f�t souci� du co�t -, alors leurs derniers doutes furent lev�s, et le chagrin qu'ils �prouvaient de la mort de leur camarade fut adoucie � la pens�e qu'au moins il �tait mort heureux.

Le dimanche suivant, Napol�on en personne apparut � l'assembl�e du matin, et il pronon�a une br�ve allocution pour c�l�brer la m�moire du regrett� camarade. Il n'avait pas �t� possible, dit-il, de ramener ses restes afin de les inhumer � la ferme, mais il avait command� une couronne imposante, qu'on ferait avec les lauriers du jardin et qui serait d�pos�e sur sa tombe. Les cochons comptaient organiser, sous quelques jours, un banquet comm�moratif en l'honneur du d�funt. Napol�on termina son oraison fun�bre en rappelant les deux maximes pr�f�r�es de Malabar�: ��Je vais travailler plus dur�� et ��Le camarade Napol�on ne se trompe jamais�� - maximes, ajouta-t-il, que tout animal gagnerait � faire siennes.

Au jour fix� du banquet, une camionnette d'�picier vint de Willingdon livrer � la maison une grande caisse � claire-voie. Cette nuit-l� s'�leva un grand tintamarre de chansons, suivi, eut-on dit, d'une querelle violente qui sur les onze heures prit fin dans un fracas de verres bris�s. Personne dans la maison d'habitation ne donna signe de vie avant le lendemain midi, et le bruit courut que les cochons s'�taient procur�, on ne savait o�, ni comment, l'argent d'une autre caisse de whisky.

X

Les ann�es passaient. L'aller et retour des saisons emportait la vie br�ve des animaux, et le temps vint o� les jours d'avant le Soul�vement ne leur dirent plus rien. Seuls la jument Douce, le vieil �ne atrabilaire Benjamin, le corbeau apprivois� Mo�se et certains cochons se souvenaient encore.

La ch�vre Edm�e �tait morte�; les chiens, Fleur, Constance et Filou, �taient morts. Jones lui-m�me �tait mort alcoolique, pensionnaire d'une maison de sant�, dans une autre partie du pays. Boule de Neige �tait tomb� dans l'oubli. Malabar, aussi, �tait tomb� dans l'oubli, sauf pour quelques-uns de ceux qui l'avaient connu. Douce �tait maintenant une vieille jument pansue, aux membres perclus et aux yeux chassieux. Elle avait d�pass� de deux ans la limite d'�ge des travailleurs, mais en fait jamais un animal n'avait profit� de la retraite. Depuis belle lurette on ne parlait plus de r�server un coin de pacage aux animaux sur le retour. Napol�on �tait un cochon d'�ge avanc� et pesait cent cinquante kilos, et Brille-Babil si bouffi de graisse que c'est � peine s'il pouvait entrouvrir les yeux. Seul le vieux Benjamin �tait rest� le m�me, � part le mufle un peu grisonnant, et, depuis la mort de Malabar, un caract�re plus que jamais rev�che et taciturne.

D�sormais les animaux �taient bien plus nombreux, quoique sans s'�tre multipli�s autant qu'on l'avait craint dans les premiers jours. Beaucoup �taient n�s pour qui le Soul�vement n'�tait qu'une tradition sans �clat, du bouche � oreille. D'autres avaient �t� achet�s, qui jamais n'en avaient ou� parler avant leur arriv�e sur les lieux. En plus de Douce, il y avait maintenant trois chevaux � la ferme�: des animaux bien pris et bien camp�s, aimant le travail et bons compagnons, mais tout � fait born�s. De l'alphabet, aucun d'eux ne put retenir plus que les deux premi�res lettres. Ils admettaient tout ce qu'on leur disait du Soul�vement et des principes de l'Animalisme, surtout quand Douce les en entretenait, car ils lui portaient un respect quasi filial, mais il est douteux qu'ils y aient entendu grand-chose.

La ferme �tait plus prosp�re maintenant et mieux tenue. Elle s'�tait agrandie de deux champs achet�s � Mr. Pilkington. Le moulin avait �t� construit � la fin des fins. On se servait d'une batteuse, et d'un monte-charge pour le foin, et il y avait de nouveaux b�timents. Whymper s'�tait procur� une charrette anglaise. Le moulin, toutefois, n'avait pas �t� employ� � produire du courant �lectrique. Il servait � moudre le bl� et rapportait de fameux b�n�fices. Les animaux s'affairaient � �riger un autre moulin qui, une fois achev�, serait �quip� de dynamos, disait-on. Mais de toutes les belles choses dont Boule de Neige avait fait r�ver les animaux - la semaine de trois jours, les installations �lectriques, l'eau courante chaude et froide -, on ne parlait plus. Napol�on avait d�nonc� ces id�es comme contraires � l'esprit de l'Animalisme. Le bonheur le plus vrai, d�clarait-il, r�side dans le travail opini�tre et l'existence frugale.

On eut dit qu'en quelque fa�on, la ferme s'�tait enrichie sans rendre les animaux plus riches - hormis, assur�ment, les cochons et les chiens. C'�tait peut-�tre, en partie, parce qu'il y avait tellement de cochons et tellement de chiens. Et on ne pouvait pas dire qu'ils ne travaillaient pas, travaillant � leur mani�re. Ainsi que Brille-Babil l'expliquait sans rel�che, c'est une t�che �crasante que celle d'organisateur et de contr�leur, et une t�che qui, de par sa nature, d�passe l'entendement commun. Brille-Babil faisait �tat des efforts consid�rables des cochons, pench�s sur des besognes myst�rieuses. Il parlait dossiers, rapports, minutes, memoranda. De grandes feuilles de papier �taient couvertes d'une �criture serr�e, et d�s qu'ainsi couvertes, jet�es au feu. Cela, disait encore Brille-Babil, �tait d'une importance capitale pour la bonne gestion du domaine. Malgr� tout, cochons et chiens ne produisaient pas de nourriture par leur travail, et ils �taient en grand nombre et pourvus de bon app�tit.

Quant aux autres, autant qu'ils le pouvaient savoir, leur vie �tait comme elle avait toujours �t�. Ils avaient le plus souvent faim, dormaient sur la paille, buvaient l'eau de l'abreuvoir, labouraient les champs. Ils souffraient du froid l'hiver et l'�t� des mouches. Parfois les plus �g�s fouillaient dans le flou des souvenirs, essayant de savoir si, aux premiers jours apr�s le Soul�vement, juste apr�s l'expropriation de Jones, la vie avait �t� meilleure ou pire qu'� pr�sent. Ils ne se rappelaient plus. Il n'y avait rien � quoi comparer leurs vies actuelles�; rien � quoi ils pussent s'en remettre, que les colonnes de chiffres de Brille-Babil, lesquelles invariablement prouvaient que tout toujours allait de mieux en mieux. Les animaux trouvaient leur probl�me insoluble. De toute mani�re, ils avaient peu de temps pour de telles m�ditations, d�sormais. Seul, le vieux Benjamin affirmait se rappeler sa longue vie dans le menu d�tail, et ainsi savoir que les choses n'avaient jamais �t�, ni ne pourraient jamais �tre bien meilleures ou bien pires - la faim, les �preuves et les d�boires, telle �tait, � l'en croire, la loi inalt�rable de la vie.

Et pourtant les animaux ne renonc�rent jamais � l'esp�rance. Mieux, ils ne cess�rent, f�t-ce un instant, de tenir � honneur, et de regarder comme un privil�ge, leur appartenance � la Ferme des Animaux�: la seule du comt� et m�me de toute l'Angleterre � �tre exploit�e par les animaux. Pas un d'entre eux, m�me parmi les plus jeunes ou bien ceux venus de fermes distantes de cinq � dix lieues, qui toujours ne s'en �merveill�t. Et quand ils entendaient la d�tonation du fusil et voyaient le drapeau vert flotter au m�t, leur cœur battait plus fort, ils �taient saisis d'un orgueil qui ne mourrait pas, et sans cesse la conversation revenait sur les jours h�ro�ques d'autrefois, l'expropriation de Jones, la loi des Sept Commandements, les grandes batailles et l'envahisseur taill� en pi�ces. � aucun des anciens r�ves ils n'avaient renonc�. Ils croyaient encore � la bonne nouvelle annonc�e par Sage l'Ancien, la R�publique des Animaux. Alors, pensaient-ils, les verts p�turages d'Angleterre ne seraient plus foul�s par les humains. Le jour viendrait�: pas tout de suite, pas de leur vivant peut-�tre. N'importe, le jour venait. M�me l'air de B�tes d'Angleterre �tait peut-�tre fredonn� ici et l� en secret. De toute fa�on, il �tait bien connu que chaque animal de la ferme le savait, m�me si nul ne se f�t enhardi � le chanter tout haut. Leur vie pouvait �tre p�nible, et sans doute tous leurs espoirs n'avaient pas �t� combl�s, mais ils se savaient diff�rents de tous les autres animaux. S'ils avaient faim, ce n'�tait pas de nourrir des humains tyranniques. S'ils travaillaient dur, au moins c'�tait � leur compte. Plus parmi eux de deux pattes, et aucune cr�ature ne donnait � aucune autre le nom de Ma�tre. Tous les animaux �taient �gaux.

Une fois, au d�but de l'�t�, Brille-Babil ordonna aux moutons de le suivre. Il les mena � l'autre extr�mit� de la ferme, jusqu'� un lopin de terre en friche envahi par de jeunes bouleaux. L�, ils pass�rent tout le jour � brouter les feuilles, sous la surveillance de Brille-Babil. Au soir venu, celui-ci regagna la maison d'habitation, disant aux moutons de rester sur place pour profiter du temps chaud. Il arriva qu'ils demeur�rent sur place la semaine enti�re, et tout ce temps les autres animaux, point ne les virent. Brille-Babil passait la plus grande partie du jour dans leur compagnie. Il leur apprenait, disait-il, un chant nouveau, dont le secret devait �tre gard�.

Les moutons �taient tout juste de retour que, dans la douceur du soir - alors que les animaux regagnaient les d�pendances, le travail fini -, retentit dans la cour un hennissement d'�pouvante. Les animaux tout surpris firent halte. C'�tait la voix de Douce. Elle hennit une seconde fois, et tous les animaux se ru�rent dans la cour au grand galop. Alors ils virent ce que Douce avait vu.

Un cochon qui marchait sur ses pattes de derri�re.

Et, oui, c'�tait Brille-Babil. Un peu gauchement, et peu accoutum� � supporter sa forte corpulence dans cette position, mais tout de m�me en parfait �quilibre, Brille-Babil, d�ambulant � pas compt�s, traversait la cour. Un peu plus tard, une longue file de cochons sortit de la maison, et tous avan�aient sur leurs pattes de derri�re. Certains s'en tiraient mieux que d'autres, et un ou deux, un peu chancelants, se seraient bien trouv�s d'une canne, mais tous r�ussirent � faire le tour de la cour sans encombre. � la fin ce furent les aboiements formidables des chiens et l'ardent cocorico du petit coq noir, et l'on vit s'avancer Napol�on lui-m�me, tout redress� et majestueux, jetant de droite et de gauche des regards hautains, les chiens gambadant autour de sa personne.

Il tenait un fouet dans sa patte.

Ce fut un silence de mort. Abasourdis et terrifi�s, les animaux se serraient les uns contre les autres, suivant des yeux le long cort�ge des cochons avec lenteur d�filant autour de la cour. C'�tait comme le monde � l'envers. Puis, le premier choc une fois �mouss�, au m�pris de tout - de leur frayeur des chiens, et des habitudes acquises au long des ans de ne jamais se plaindre ni critiquer, quoi qu'il advienne - ils auraient protest� sans doute, auraient �lev� la parole. Mais alors, comme r�pondant � un signal, tous les moutons, en chœur se prirent � b�ler de toute leur force

Quatrepattes, bon�! Deuxpattes, mieux�! Quatrepattes, bon�! Deuxpattes, mieux�!

Ils b�l�rent ainsi cinq bonnes minutes durant. Et quand ils se turent, aux autres �chappa l'occasion de protester, car le cort�ge des cochons avait regagn� la r�sidence.

Benjamin sentit des naseaux contre son �paule, comme d'un animal en peine qui aurait voulu lui parler. C'�tait Douce. Ses vieux yeux avaient l'air plus perdus que jamais. Sans un mot, elle, tira Benjamin par la crini�re, doucement, et l'entra�na jusqu'au fond de la grange o� les Sept Commandements �taient inscrits. Une minute ou, deux, ils fix�rent le mur goudronn� aux lettres blanches. Douce finit par dire

��Ma vue baisse. M�me au, temps de ma jeunesse je n'aurais pas pu lire comme c'est �crit. Mais on dirait que le mur n'est plus tout � fait le m�me. Benjamin, les Sept Commandements sont-ils toujours comme autrefois�?��

Benjamin, pour une fois consentant � rompre avec ses principes, lui lut ce qui �tait �crit sur le mur. Il n'y avait plus maintenant qu'un seul Commandement. Il �non�ait�:

TOUS LES ANIMAUX

SONT �GAUX

MAIS CERTAINS SONT PLUS �GAUX

QUE D'AUTRES.

Apr�s quoi le lendemain il ne parut pas �trange de voir les cochons superviser le travail de la ferme, le fouet � la patte. Il ne parut pas �trange d'apprendre qu'ils s'�taient procur�s un poste de radio, faisaient installer le t�l�phone et s'�taient abonn�s � des journaux, des hebdomadaires rigolos, et un quotidien populaire. Il ne parut pas �trange de rencontrer Napol�on faire un tour de jardin, la pipe � la bouche, non plus que de voir les cochons endosser les v�tements de Mr. Jones tir�s de l'armoire. Napol�on lui-m�me se montra en veston noir, en culotte pour la chasse aux rats et gu�tres de cuir, accompagn� de sa truie favorite, dans une robe de soie moir�e, celle que Mrs. Jones portait les dimanches.

Un apr�s-midi de la semaine suivante, plusieurs charrettes anglaises se pr�sent�rent � la ferme. Une d�l�gation de fermiers du voisinage avait �t� invit�e � visiter le domaine. On leur fit inspecter toute l'exploitation, et elle les trouva en tout admiratifs, mais le moulin fut ce qu'ils appr�ci�rent le plus. Les animaux d�sherbaient un champ de navets. Ils travaillaient avec empressement, osant � peine lever la t�te et ne sachant, des cochons et des visiteurs, lesquels redouter le plus.

Ce soir-l� on entendit, venus de la maison, des couplets braill�s et des explosions de rire. Et, au tumulte de ces voix entrem�l�es, tout � coup les animaux furent saisis de curiosit�. Que pouvait-il bien se passer l�-bas, maintenant que pour la premi�re fois hommes et animaux se rencontraient sur un pied d'�galit�? D'un commun accord, ils se gliss�rent � pas feutr�s vers le jardin.

Ils font halte � la barri�re, un peu effray�s de leur propre audace, mais Douce montrait le chemin. Puis sur la pointe des pattes avancent vers la maison, et ceux qui d'entre eux sont assez grands pour �a, hasardent, par la fen�tre de la salle � manger, un coup d'œil � l'int�rieur. Et l�, autour de la longue table, se tiennent une douzaine de fermiers et une demi-douzaine de cochons entre les plus �minents. Napol�on lui-m�me pr�side, il occupe la place d'honneur au haut bout de la table. Les cochons ont l'air assis tout � leur aise. On avait jou� aux cartes, mais c'est fini maintenant. � l'�vidence, un toast va �tre port�. On fait circuler un grand pichet de bi�re et chacun une nouvelle fois remplit sa chope. Personne n'a soup�onn� l'�bahissement des animaux qui, de la fen�tre, voient ces choses.

M.�Pilkington, de Foxwood, s'�tait lev�, chope en main. Dans un moment, dit-il, il porterait un toast, mais d'abord il croyait de son devoir de dire quelques mots.

��C'�tait pour lui - ainsi, il en �tait convaincu, que pour tous les pr�sents - une source de profonde satisfaction de savoir enfin r�volue une longue p�riode de m�fiance et d'incompr�hension. Un temps avait �t� - non que lui-m�me ou aucun des convives aient partag� de tels sentiments -, un temps o� les honorables propri�taires de la ferme des animaux avaient �t� regard�s, il se garderait de dire d'un œil hostile, mais enfin avec une certaine appr�hension, par leurs voisins, les hommes. Des incidents regrettables s'�taient produits, des id�es fausses avaient �t� monnaie courante. On avait eu le sentiment qu'une ferme que s'�taient appropri�e des cochons et qu'ils exploitaient �tait en quelque sorte une anomalie, susceptible de troubler les relations de bon voisinage. Trop de fermiers avaient tenu pour vrai, sans enqu�te pr�alable s�rieuse, que dans une telle ferme pr�vaudrait un esprit de dissolution et d'indiscipline. Ils avaient appr�hend� des cons�quences f�cheuses sur leurs animaux, ou peut-�tre m�me sur leurs humains salari�s. Mais tous doutes semblables �taient maintenant dissip�s. Aujourd'hui lui et ses amis avaient visit� la Ferme des Animaux, en avaient inspect� chaque pouce, et qu'avaient-ils trouv�? Non seulement des m�thodes de pointe, mais encore un ordre et une discipline m�ritant d'�tre partout donn�s en exemple. Il croyait pouvoir avancer � bon droit que les animaux inf�rieurs de la Ferme des Animaux travaillaient plus dur et recevaient moins de nourriture que tous autres animaux du comt�. En v�rit�, lui et ses amis venaient de faire bien des constatations dont ils entendaient tirer profit sans d�lai dans leurs propres exploitations.

��Il terminerait sa modeste allocution, dit-il, en soulignant une fois encore les sentiments d'amiti� r�ciproque qui existent, et continueront d'exister, entre la Ferme des Animaux et les fermes voisines. Entre cochons et hommes il n'y a, pas, et il n'y a pas de raison qu'il y ait, un conflit d'int�r�t quelconque. Les luttes et les vicissitudes sont identiques. Le probl�me de la main-d'œuvre n'est-il pas partout le m�me�?��

A ce point, il n'�chappa � personne que Mr. Pilkington �tait sur le point d'adresser � la compagnie quelque pointe d'esprit, m�dit�e de longue main. Mais, pendant quelques instants, il eut trop envie de rire pour l'�noncer. S'�tranglant presque, et montrant un triple menton violac�, il finit par dire�: ��Si vous avez affaire aux animaux inf�rieurs, nous c'est aux classes inf�rieures.�� Ce bon mot mit la tabl�e en grande joie. Et de nouveau Mr. Pilkington congratula les cochons sur les basses rations, la longue dur�e du travail et le refus de dorloter les animaux de la Ferme.

Et maintenant, dit-il en conclusion, qu'il lui soit permis d'inviter la compagnie � se lever, et que chacun remplisse sa chope.���Messieurs, conclut Pilkington, Messieurs, je porte un toast � la prosp�rit� de la Ferme des Animaux.��

On acclama, on tr�pigna, ce fut le d�bordement d'enthousiasme. Napol�on, combl�, fit le tour de la table pour, avant de vider sa chope, trinquer avec Mr. Pilkington. Les vivats apais�s, il demeura debout, signifiant qu'il avait aussi quelques mots � dire.

Comme tous ses discours, celui-ci fut bref mais bien en situation. ��Lui aussi, dit-il, se r�jouissait que la p�riode d'incompr�hension f�t � son terme. Longtemps des rumeurs avaient couru - lanc�es, il avait lieu de le croire, par un ennemi venimeux -, selon lesquelles ses id�es et celles de ses coll�gues avaient quelque chose de subversif, pour ne pas dire de r�volutionnaire. On leur avait imput� l'intention de fomenter la r�bellion parmi les animaux des fermes avoisinantes. Rien de plus �loign� de la v�rit�! Leur unique d�sir, maintenant comme dans le pass�, �tait de vivre en paix avec leurs voisins et d'entretenir avec eux des relations d'affaires normales. Cette ferme, qu'il avait l'honneur de g�rer, ajouta-t-il, �tait une entreprise coop�rative. Les titres de propri�t�, qu'il avait en sa propre possession, appartenaient � la communaut� des cochons.

��Il ne croyait pas, dit-il, que rien subsist�t de la suspicion d'autrefois, mais certaines modifications avaient �t� r�cemment introduites dans les anciennes habitudes de la ferme qui auraient pour effet de promouvoir une confiance encore accrue. Jusqu'ici les animaux avaient eu pour coutume, assez sotte, de s'adresser l'un � l'autre en s'appelant ��camarade��. Voil� qui allait �tre aboli. Une autre coutume singuli�re, d'origine inconnue, consistait � d�filer chaque dimanche matin devant le cr�ne d'un vieux verrat, clou� � un poteau du jardin. Cet usage serait aboli �galement, et d�j� le cr�ne avait �t� enterr�. Enfin ses h�tes avaient peut-�tre remarqu� le drapeau vert en haut du m�t. Si c'�tait le cas, alors ils avaient remarqu� aussi que le sabot et la corne, dont il �tait frapp� nagu�re, n'y figuraient plus. Le drapeau, d�pouill� de cet embl�me, serait vert uni d�sormais.

��Il n'adresserait qu'une seule critique � l'excellent discours de bon voisinage de Mr. Pilkington, qui s'�tait r�f�r� tout au long � la “Ferme des Animaux”. Il ne pouvait �videmment pas savoir - puisque lui, Napol�on, en faisait la r�v�lation en ce moment - que cette, raison sociale avait �t� r�cus�e La ferme serait connue � l'avenir sous le nom de “Ferme du Manoir” - son v�ritable nom d'origine, sauf erreur de sa part.

��Messieurs, conclut Napol�on, je vais porter le m�me toast. que tout � l'heure, mais autrement formul�. Que chacun remplisse sa chope � ras bord. Messieurs, je bois � la prosp�rit� de la Ferme du Manoir�!��

Ce furent encore des acclamations chaleureuses, et les chopes furent vid�es avec entrain Mais alors que les animaux observaient la sc�ne du dehors, il leur parut que quelque chose de bizarre �tait en train de se passer. Pour quelle raison les traits des cochons n'�taient-ils plus tout � fait les m�mes�? Les yeux fatigu�s de Douce glissaient d'un visage � l'autre. Certains avaient un quintuple menton, d'autres avaient le menton quadruple et d'autres triple. Mais qu'est-ce que c'�tait qui avait l'air de se dissoudre, de s'effondrer, de se m�tamorphoser�? Les applaudissement, s'�taient tus. Les convives reprirent la partie de cartes interrompue, et les animaux silencieux fil�rent en catimini.

Ils n'avaient pas fait vingt m�tres qu'ils furent clou�s sur place. Des vocif�rations partaient de la maison. Ils se h�t�rent de revenir mettre le nez � la fen�tre. Et, de fait, une querelle violente �tait en cours. Ce n'�taient que cris, coups ass�n�s sur la table, regards aigus et soup�onneux, d�n�gations furibondes. La cause du charivari semblait due au fait que Napol�on et Mr. Pilkington avaient abattu un as de pique en m�me temps.

Douze voix col�reuses criaient et elles �taient toutes les m�mes. Il n'y avait plus maintenant � se faire de questions sur les traits alt�r�s des cochons. Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon � l'homme et de l'homme au cochon, et de nouveau du cochon � l'homme�; mais d�j� il �tait impossible de distinguer l'un de l'autre.

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24 janvier 2004

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