Le Deuxième Sexe,
fondement du féminisme égalitaire
À la fin des années 90, on s'est fréquemment livré à des bilans pour cerner ce qui a le plus marqué le XXe siècle. Souvent, il a été question de totalitarisme. Mais on peut également penser avec la philosophe Élisabeth Badinter que le XXe siècle a marqué une grande avancée dans la libération de la moitié de l'humanité - les femmes -, en tout cas dans les sociétés occidentales. Dans ce contexte, on mentionne volontiers l'étude fondamentale sur « la situation de la femme » Le Deuxième Sexe parue en 1949, bien que les mécanismes exacts de la réception du livre attendent encore d'être élucidés. Très vite après sa parution, il a été traduit en de nombreuses langues : aujourd'hui il y a 33 traductions. Même sans avoir entrepris d'analyses empiriques détaillées sur la réception, il faut supposer que sans Le Deuxième Sexe le débat féministe avec ses conséquences concrètes dans la société ne serait pas là où il se trouve aujourd'hui. La même chose vaut pour la recherche sur les femmes et le genre. J'aimerais parler aujourd'hui de la femme qui a écrit ce livre ; comment elle en a eu l'idée ; quelles en sont les thèses les plus importantes et leurs présupposés philosophiques ; quel en fut l'accueil il y a cinquante ans et comment on en parle aujourd'hui.
Une biographie atypique
Qui était Simone de Beauvoir ? Simone de Beauvoir est née en 1908 à Paris dans une bourgeoisie aisée ou même de petite noblesse - de Beauvoir -, un milieu qui obéit à des codes précis et des rites sociaux destinés à réaliser la distinction, comme aurait dit Bourdieu. Dans cette couche sociale, les femmes ne travaillaient pas, ou plutôt : elles n'étaient pas salariées. Ainsi, le destin de Beauvoir aurait été réglé d'avance, si une crise économique n'avait pas changé la condition financière de la famille. Appauvrie, celle-ci ne fut pas en mesure de donner une dot aux deux filles. Contrairement aux normes de sa classe, Beauvoir dut exercer un métier pour gagner sa vie. Rien de meilleur n'aurait pu lui arriver, selon ce qu'elle comprit plus tard.
Elle entreprend des études de philosophie ; à l'âge de 21 ans, elle est reçue à l'agrégation. Mis à part le fait qu'à l'époque très peu de femmes se présentaient à ce concours - elles n'y furent admises qu'à partir de 1920 -, elle était la plus jeune dans sa discipline. Elle fut reçue deuxième ; le premier était quelqu'un dont elle venait de faire la connaissance et qu'elle ne devait plus quitter sa vie durant : Jean-Paul Sartre. L'agrégation assure une sécurité économique solide : elle et Sartre sont professeurs de lycée dans les années 30 et 40, d'abord en province, puis à Paris. Mais le professorat n'est qu'un gagne-pain. Dès leur enfance, tous deux se sont senti la vocation d'écrivain.
Beauvoir investit le temps libre que l'enseignement lui laisse dans l'écriture. Si, dans des lettres ou son journal, elle parle de « travail », ce n'est pas celui consacré au lycée, mais au roman qu'elle est en train d'écrire. Les années 30 s'étirent dans des exercices littéraires interminables dont les résultats soit avortent, soit sont refusés par les éditeurs. Certaines féministes affirment aujourd'hui que Beauvoir eut des difficultés particulières pour s'imposer sur le marché littéraire parce qu'elle était femme. Elles oublient que Sartre piétina lui aussi longtemps dans les années 30 jusqu'à ce qu'un ami recommande aux éditions Gallimard son premier roman, assez remarqué dans les milieux littéraires. Beauvoir quant à elle dut attendre quelques années de plus pour voir paraître son premier roman ; entre temps la guerre avait éclaté et la France était occupée par les Allemands. Gallimard publia en août 1943 L'Invitée. Beauvoir venait de perdre son poste à l'Éducation Nationale. La raison ? La vie qu'elle menait et l'enseignement qu'elle dispensait. L'État de Vichy qui contrôlait l'Éducation défendait d'autres valeurs que celles de la République. Les Droits de l'Homme proclamés par la Révolution en 1789 - liberté, égalité, fraternité (ou en moins sexiste : solidarité) - étaient décriés. Désireux de rétablir, en partie, une société prérévolutionnaire, Vichy les avait remplacés par travail, famille, patrie. Beauvoir heurta les esprits en tant qu'enseignante parce que ni dans sa manière de vivre ni par son enseignement elle ne contribua à mettre cette idéologie en valeur : elle n'était pas un modèle. En effet, elle n'avait pas de foyer, vivait à l'hôtel, corrigeait ses copies au café et avait un amant. Pire : elle recommandait à ses élèves la lecture de Proust et de Gide considérés comme décadents. En outre, elle leur parlait de la psychanalyse et leur recommandait la visite de l'hôpital psychiatrique Saint-Anne. Tout cela était considéré inadmissible car Beauvoir enseignait à de futures éducatrices censées transmettre l'idéologie de Vichy à leurs élèves. Il est certain que son enseignement ne contribuait pas à les convaincre de l'importance de la famille et de la maternité.
Genèse
Les documents que je viens de résumer ne sont connus que depuis le début des années 1990. Il n'est pas impossible que l'exclusion de l'Éducation au nom de valeurs qui n'étaient pas les siennes fit partie des motifs qui la poussèrent quelques années plus tard à se dresser précisément contre ces valeurs dans son livre sur la situation de la femme. Après la Libération, l'idéologie vichyste est en effet tombée à son tour en disgrâce. C'est à nouveau la triade républicaine qui triomphe : liberté, égalité, solidarité, idées sur lesquelles se fonde son livre sur les femmes.
Beauvoir n'a pas établi elle-même le rapport que je viens de signaler lorsqu'elle a parlé dans son autobiographie de la genèse du Deuxième Sexe. Puisqu'elle n'enseignait plus, elle était extrêmement productive comme écrivaine depuis 1943. Le fait que ses écrits - au contraire des années trente - aient trouvé sans peine des éditeurs est dû à la mode existentialiste qui eut un impact énorme à la Libération. Les explications diffèrent sur les causes de cette mode, mais les chercheurs s'accordent pour constater que, du milieu des années quarante jusqu'au milieu des années cinquante, l'existentialisme eut l'hégémonie dans le champ intellectuel français. Beauvoir conçut et publia en très peu de temps deux autres romans, des essais philosophiques ainsi qu'une pièce de théâtre et participa à la création et l'édition d'une revue, Les Temps modernes, qui se proposait d'ouvrir de nouveaux horizons aux intellectuels. Après la guerre, l'économie de la France était au plus bas ; les seuls produits d'exportation, si l'on peut dire, étaient ceux des écrivains. Ainsi, Beauvoir se trouva souvent à l'étranger pour faire des conférences et séjourna deux fois plusieurs mois aux États-Unis. C'est au milieu de toutes ces activités que fut écrit Le Deuxième Sexe - en morceaux, réunis après coup en un ensemble. Les lettres à Nelson Algren témoignent de ce processus.
Selon l'autobiographie de Beauvoir, la genèse du livre correspond à un plan assez logique. Un jour, nous dit-elle, elle avait achevé un texte et se demanda ce qu'elle allait attaquer de nouveau. Elle aurait eu envie d'écrire sur elle-même. En tant que philosophe, elle se demanda d'abord ce que cela avait signifié pour elle d'être une femme. Rien - telle fut d'abord sa conclusion car personne ne lui avait jamais donné un sentiment d'infériorité : parmi ses camarades d'études et ses collègues, elle était reconnue au même titre qu'un homme. Les institutions républicaines, surtout les concours anonymes, assurent en effet en France de manière plus efficace qu'en Allemagne l'égalité des chances dans l'Éducation. Cependant Sartre, qui commentait ses projets (comme elle commentait les siens), lui aurait fait remarquer qu'elle avait été élevée autrement qu'un garçon. Si l'on se fie aux Mémoires de Beauvoir, cette remarque fut décisive. Elle creusa l'idée et elle fut surprise de sa découverte : le monde dans lequel elle vivait depuis presque quarante ans était un monde masculin ; son enfance fut « nourrie de mythes forgés par les hommes », mythes qu'elle aurait perçus autrement si elle avait été un garçon. Beauvoir abandonna provisoirement son projet autobiographique et se consacra à l'examen de la situation de la femme en général. Avec la rage d'information exhaustive qui la caractérise elle lut dans un temps record tout ce que les bibliothèques parisiennes pouvaient lui offrir pour son sujet. Je n'insisterai pas davantage sur la genèse et présenterai le résultat.
Composition du livre
Il n'est pas facile de résumer en peu d'espace l'essence d'un ouvrage qui comporte plus de mille pages dans la collection Folio. Je me limiterai aux fondements épistémologiques et aux idées clés.
Bien que composé de morceaux réunis après coup, le livre a une armature systématique. Il correspond presque aux normes scientifiques alors qu'il s'adresse au grand public cultivé, comme Emmanuel Mounier l'a vu au moment de sa parution - j'ai dit « presque » parce qu'il comporte très peu de notes donnant les sources auxquelles le livre puise. Dans les écrits théoriques de Sartre, il en va de même. Ils ont rédigé sur des tables de café, sans fiches, avec des mémoires prodigieuses qui rarement leur jouaient des tours.
L'introduction, dans laquelle Beauvoir signale ses présupposés, est suivie d'une sorte d'état des lieux dans lequel elle examine les sciences et les théories qui ont pour objet le corps, la réalité psychique et la réalité économique de la femme. Elle consacre ensuite les pages qui restent dans le premier livre d'une part à l'histoire des femmes de la préhistoire à son présent, c.a.d. les années 40, afin de comprendre moyennant sa propre approche philosophique les raisons de leur oppression. D'autre part, elle examine les mythes et images que les hommes ont construites des femmes pour les rendre plus aptes à leurs besoins. Aux « faits » et aux « mythes » du premier tome suit, dans le second, l'expérience vécue par les femmes. Ici, Beauvoir inverse la perspective du premier tome : elle décrit, à partir de leur optique, les situations dans lesquelles les femmes se trouvent dans les époques différentes de leur vie - des situations qu'elles peuvent assumer de manière authentique ou se voiler. À la fin de son ouvrage, Beauvoir signale les conditions de la libération.
Fondements épistémologiques
Beauvoir revendique la morale existentialiste comme assise de sa pensée. Que faut-il entendre par là ? L'existentialisme est une philosophie décidément athée. L'être humain, la conscience, ne dérive ni de Dieu ni d'une autre instance ou entité qui lui serait antérieure. Il n'a pas de nature fixe et n'est déterminé par rien. Pure facticité, il est jeté dans une situation qu'il cherche à dépasser. La tendance permanente à vouloir se dépasser, à vouloir s'arracher du donné, est constitutive de chaque conscience. Je dépasse ma situation, ma condition, en me choisissant librement dans mes actes. Beauvoir appelle ce mouvement « transcendance ». L'obligation morale, selon elle, consiste à assumer le choix de soi-même en liberté, à ne pas se dissimuler le fait qu'on n'est pas déterminé. La liberté consciemment vécue et réalisée fonde, selon elle, la dignité humaine. Qui se résigne à sa situation sans se choisir en elle de façon libre et responsable commet une faute morale. Mais contrairement à Sartre dans L'Être et le Néant publié en 1943, donc six ans avant Le Deuxième Sexe, elle prévoit le cas où l'on peut être empêché de se dépasser et contraint à rester dans l'immanence. C'est ce qui caractérise en particulier la situation de la femme. Comme tout sujet, la femme veut se fonder, se justifier dans le libre choix d'elle-même, mais elle doit se rendre compte que d'autres ont déjà défini son rôle et l'ont réduite à l'état d'objet. Or, il est vrai que l'intersubjectivité a en général une nature conflictuelle dans la philosophie de Beauvoir et de Sartre. Tout sujet réduit la conscience de l'autre à l'état d'objet, mais cet objet peut se faire à son tour sujet face à l'autre, si bien que la relation entre consciences est une oscillation permanente entre liberté et aliénation. Entre les sexes il en va autrement : selon Beauvoir, les hommes se sont arrogé de façon durable la place du sujet. L'état d'objet constitue la nature particulière de la situation de la femme ou de la condition féminine. Quelle est l'origine de cette aliénation et comment peut-on sortir de la dépendance ? C'est à ces question que Beauvoir veut répondre dans son livre.
Critique de la biologie, de la psychanalyse et du matérialisme historique
Si Beauvoir parle d'une « condition féminine », elle ne pense pas à un destin inéluctable. Si c'était le cas, réfléchir sur la possibilité d'une libération n'aurait pas de sens. Pour autant, le titre « Destin » qu'elle donne à la partie que j'ai appelée « état des lieux » doit être compris comme étant ironique. Sous ce titre, elle s'intéresse en fait à la biologie, à la psychanalyse et au matérialisme historique pour voir ce que ces sciences et théories ont à dire sur la physiologie, la psychologie et la situation économique des femmes. En biologie, elle commence par les unicellulaires et monte jusqu'à l'homme. À partir des espèces animales d'un certain niveau elle constate : dans la pénétration le mâle se réalise comme activité alors que la femelle est la scène d'un processus qui se passe en elle sans la concerner. Ici déjà, on voit que la reproduction et la maternité joueront un rôle important pour l'aliénation dont elle cherche l'origine. Cependant elles ne mènent pas forcément à la perte de la liberté : l'anatomie, on l'a dit, n'est pas un destin, elle ne peut pas fonder une hiérarchie des sexes. En effet, les données de la biologie n'ont, selon Beauvoir, pas de signification intrinsèque, elles ont besoin d'être interprétées. Qu'une femme ait moins de muscles qu'un homme n'a pas de signification a priori ; ce fait ne reçoit un sens que dans un contexte déterminé. La même chose vaut pour la grossesse et la maternité. La manière dont elles sont vécues dépend, selon Beauvoir, de la valeur qu'on leur attribue à l'intérieur d'une société donnée.
Après la biologie, Beauvoir examine la psychanalyse pour montrer, dans ce cas aussi, l'insuffisance d'une théorie qui prétend énoncer des vérités définitives sur la vie psychique de la femme. Elle se réfère surtout à Freud et anticipe une critique qui devait avoir seulement plus tard un retentissement plus large. En effet, elle signale que la théorie de Freud est tributaire de sa perspective masculine. L'envie du pénis qu'éprouverait la fillette, est, selon Beauvoir, une version moderne de la femme en tant qu'« homme mutilé », donc toujours conçue par rapport à l'homme. Même si la fillette regrettait effectivement l'absence du pénis, poursuit-t-elle, le motif ne pourrait avoir que la valeur que la société attribue à la « petite différence » comme signe de virilité. À partir de ses présupposés, Beauvoir doit nécessairement repousser la psychanalyse. L'idée d'un inconscient qui nous guiderait représente pour elle un déterminisme inconciliable avec la philosophie de la liberté qu'elle défend. L'être humain n'est pas poussé par des causes, mais se définit par des fins. Ceci vaut autant pour les hommes que pour les femmes, en quête de valeurs dans un monde de valeurs.
Afin d'examiner la structure économique et sociale de ce monde, Beauvoir prend encore en considération le matérialisme historique. Même si, pour elle aussi, la réalité est identique à l'histoire et non à la nature, elle contredit l'idée selon laquelle dans la société sans classes il n'y aurait plus de différence entre hommes et femmes parce que tous seraient des travailleurs, donc égaux. Comme la biologie et la psychanalyse, le matérialisme historique représente aux yeux de Beauvoir un réductionnisme puisqu'il définit l'être humain exclusivement par l'économie. Dans ce cas aussi, les données n'ont de valeur, à son avis, que dans la mesure où le sujet leur confère du sens dans la perspective globale de son existence.
Histoire
Dans les trois domaines qu'elle a examinés, Beauvoir n'a donc pas trouvé de réponse à la question de savoir pourquoi, dans l'histoire, l'homme est devenu de façon durable le sujet et la femme l'objet, mais elle possède maintenant les outils nécessaires pour chercher elle-même la réponse.
Dans une centaine de pages, elle parcourt rapidement l'histoire occidentale, des hordes primitives jusqu'à son propre présent : on aimerait souvent savoir quelles étaient ses sources. La réponse à sa question, elle la trouve dès le début. Même au temps des nomades, la femme était essentiellement occupée par la reproduction de l'espèce. Elle enfantait alors que l'homme inventait : il s'appropriait le monde afin d'assurer la survie de l'espèce. Or, l'activité du homo faber est, selon Beauvoir et Sartre, précisément celle du projet et du dépassement par laquelle le sujet se réalise. Elle comprend aussi l'engagement de sa propre vie - à la chasse et dans la guerre. La femme donne la vie, l'homme risque sa vie - et tue. Beauvoir arrive à la conclusion frappante qu'on attribue plus d'importance à celui qui tue qu'à celle qui donne la vie.
Il s'agit d'une interprétation existentialiste qui sans doute n'est pas convaincante pour tous. Aux yeux de la philosophe, enfanter se réduit à la répétition du même, à piétiner sur place, à propager une masse contingente sans dépasser la situation, sans apporter de justification ontologique. Les hommes, en revanche, annexent le monde, ont une prise sur la nature brute et se reconnaissent eux-mêmes dans ce qu'ils ont fait. À cette activité, les femmes n'ont pas eu accès. Elles ont été réduites à rester dans une position passive qui ne leur a pas permis de devenir sujets.
Lorsque les nomades se fixent au sol, les femmes restent à l'état d'objets. Même si les enfants gagnent en valeur parce que la communauté se reconnaît en eux en tant qu'héritiers du territoire, des relations réciproques n'existent qu'entre les hommes. Les femmes font partie des biens qu'ils possèdent et qui sont entre eux un instrument d'échange. Ici, c'est une des rares fois où Beauvoir indique ses sources : la théorie de Friedrich Engels sur l'origine de la famille et les écrits ethnologiques de Claude Lévi-Strauss. Pour des raisons de place, on ne dira pas en détail comment le progrès dans la domination technique de la nature modifie, selon Beauvoir, toujours à nouveau le rapport entre les sexes, sans pour autant changer, au niveau fondamental, la relation entre le sujet (masculin) et l'objet (féminin). Beauvoir le déduit d'abord de mythes antiques ; bientôt il y aura des témoignages comme la citation de Pythagore qu'elle met en exergue au premier tome : « Il y a un principe bon qui a créé l'ordre, la lumière et l'homme et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme ». Comme commentaire de cette citation, on peut lire la seconde partie de l'exergue tirée de Poullain de la Barre : « Tout ce qui a été écrit par les hommes sur les femmes doit être suspect, car ils sont à la fois juge et partie ».
Beauvoir se consacre par la suite à l'Antiquité grecque et romaine ainsi qu'au Moyen Âge et peut apporter une foule d'informations. Professeur, elle avait enseigné non seulement la philosophie, mais aussi le latin, le grec et la littérature française, si bien qu'elle disposait d'un fonds solide de connaissances. Il faudrait examiner si ce qu'elle écrit n'est pas dépassé aujourd'hui, en partie. Malheureusement les beauvoirologues s'intéressent très peu à cette question. Les Grecs étaient, selon Beauvoir, de grands misogynes. Les Romains étaient pires encore : chez eux, la femme a le statut juridique d'un animal domestique, en tout cas, dans un premier temps ; puis elle acquiert plus de droits. L'émancipation qu'elle obtient ainsi est cependant mise en cause par des limitations d'autres ordres : en dévalorisant le sexe féminin en tant que tel, on essaie d'entraver l'égalité menaçante.
Beauvoir décrit ensuite la situation des femmes au début de l'ère chrétienne. Elle ne leur était pas favorable dès que le péché fut identifié essentiellement au péché charnel et qu'on considérait la femme comme tentation du diable. La misogynie au Moyen Âge est proverbiale. Dans les siècles suivants, les femmes des classes privilégiées sont plus instruites, plus cultivées, plus libres et plus indépendantes, cependant on se moque des bas bleus. Au Siècle des Lumières, on trouve déjà des hommes féministes, mais aussi des penseurs comme Rousseau qui confinent la femme exclusivement dans le mariage et la maternité.
On sait que la Révolution n'a pas favorisé non plus les femmes. Les Droits de l'Homme prétendument universels furent conçus en réalité pour le sexe masculin. Le XIXe siècle connut l'asservissement de la femme au foyer. Beauvoir cite Balzac (Physiologie du mariage) : « La destinée de la femme et sa seule gloire sont de faire battre le cœur des hommes », puis : « La femme est une propriété que l'on acquiert par contrat ; […] la femme n'est à proprement parler qu'une annexe de l'homme. » Mais le XIXe siècle vit aussi les socialistes utopiques qui réclamaient l'abolition de tout esclavage. Cela signifie, du moins en théorie, la libération aussi pour la femme. Beauvoir regrette cependant que les thèses raisonnables ne trouvent pas toujours le plus de crédit. En effet, certains socialistes glorifient la femme au nom de sa féminité, ce qui est, écrit-elle, le moyen le plus sûr de la desservir. Pour Beauvoir, la femme doit être reconnue non en tant que femme, mais en tant qu'être humain. Il n'y a que par l'égalité qu'elle peut obtenir justice.
Ce sont finalement deux points décisifs qui, selon Beauvoir, peuvent aider à libérer les femmes : 1° l'introduction de la machine au XIXe siècle qui leur permet de participer au travail salarié ; 2° le contrôle des naissances qui met fin à la reproduction non choisie qui, on l'a vu, était la raison principale de la subordination des femmes. En 1949, Beauvoir voit venir l'assimilation croissante des femmes au monde des hommes. Elle constate aussi, il est vrai, des obstacles tels que la double charge des femmes par la famille et le travail ainsi que leur peu de chances quand elles sollicitent le même poste que les hommes. Ces obstacles continuent à se dresser aujourd'hui : la libération n'est pas accomplie. En 1949, elle l'était moins encore qu'à l'heure actuelle. Par conséquent, beaucoup de femmes, selon Beauvoir, n'osent pas assumer leur indépendance et restent volontairement sous la dépendance des hommes. Elles essaient de correspondre à la façon dont les hommes les rêvent pour se faire accepter.
Mythes
Cette transition mène à la troisième partie du premier tome intitulée « Mythes » qui occupe plus de place que celle sur l'histoire. Elle était le point de départ de son travail et aussi la première à être prépubliée (de mai à juillet 1948) dans Les Temps modernes. Alors que la partie sur l'histoire s'approchait progressivement de l'économie comme cadre - peut-être aussi en fonction des sources utilisées - , celle sur les mythes correspond essentiellement à une réflexion philosophique. Beauvoir montre que la femme doit posséder pour l'homme un double visage qu'il projette dans les mythes, les légendes, le culte religieux et la littérature. Si j'ai dit au début que le dépassement de soi, par des actes, vers l'avenir sert à l'autodéfinition du sujet, celle-ci est cherchée le plus souvent ailleurs, à savoir dans le regard de l'autre qui est censé me refléter tel que je me vois, dans ma liberté, mais en même temps avec la solidité d'un objet. Qui doit procurer cette autodéfinition - ou justification - à l'homme est, on le devine, la femme. Elle doit, comme on l'a dit, posséder un double visage. D'une part, celui de l'objet obéissant. Mais la justification souhaitée ne peut émaner que d'un sujet libre. Cette contradiction a comme conséquence que l'homme imagine la femme toujours de façon nouvelle parce que la quête d'être reconnu dans les yeux de la femme en tant que liberté est vouée à l'échec. Je cite Beauvoir : « Voilà donc pourquoi la femme a un double et décevant visage : elle est tout ce que l'homme appelle et tout ce qu'il n'atteint pas. » Bien que la femme ait été conditionnée à refléter l'homme tel qu'il se voit lui-même, elle se dérobe toujours à cette fin, elle n'est pas définitivement maîtrisable. Beauvoir analyse en détail dans l'œuvre de cinq auteurs - Montherlant, D.H. Lawrence, Claudel, Breton et Stendhal - la manière dont ils construisent l a femme et ramène chaque fois la construction à l'idéologie de l'auteur. Ce faisant, elle fournit le modèle des nombreuses études qui, depuis les années 1970, s'occupent, à partir d'une optique féministe, de la représentation de la femme dans la littérature. Elle exemplifie en même temps une pratique qui va devenir populaire dans la critique littéraire de la RFA des années 70 : la démythification. Elle en donne aussi la théorie. Le mythe, écrit-elle, remplace l'expérience empirique par une idée qui revendique une validité intemporelle. Autrement dit : l'hétérogénéité réellement existante est transformée en homogénéité, ici le mythe de l'éternel féminin. Par l'inversion des rapports véritables, la réalité est jugée en fonction du mythe : qui n'y correspond pas, passe à travers les mailles du filet. Il s'agit, écrit Beauvoir, de trouver derrière le mythe l'intérêt de ceux qui l'ont érigé. Mais, une fois le mythe démonté, peut-on trouver ce que serait « en réalité » la femme ? La réponse est claire : selon la philosophie existentialiste, il n'y a pas d'identité qui soit autre chose que la sédimentation de mes actes. L'acte se fait cependant toujours dans certaines conditions, à l'intérieur d'une situation. C'est à la situation particulière que rencontre la femme « dans l'état actuel de l'éducation et des mœurs », précise Beauvoir, qu'est consacré le deuxième tome, avant que soient signalées à la fin du livre, comme on l'a dit, des perspectives pour la libération.
L'expérience vécue
Le deuxième tome commence par la phrase la plus citée de toute la littérature féministe. Elle semble résumer, sous forme condensée, le contenu de l'œuvre : « On ne naît pas femme : on le devient ». Ce n'est, au fond, qu'une nouvelle paraphrase de ce que Beauvoir ne se lasse pas de répéter : il n'y a pas d'essence féminine, pas de destin imposé par l'anatomie. Si l'histoire semble montrer le contraire, c'est qu'il y a eu des intéressés qui l'ont voulu ainsi. Comment la femme est « programmée » par la société dans les différentes phases de sa vie - de l'enfance à la vieillesse - et comment elle vit elle-même cette programmation, voilà que Beauvoir montre dans la quasi-totalité du deuxième tome. C'est, si l'on veut, un inventaire de l'expérience vécue comme condition de son dépassement. Beauvoir utilise ici des sources les plus variées : des analyses psychologiques, des Mémoires, de la fiction littéraire, des confidences qu'on lui a faites et des observations personnelles. Vu l'abondance du matériel présenté, on ne pourra signaler ici que quelques points qui caractérisent sa position.
Le deuxième tome est marqué par le malaise que la femme resent par rapport à son corps. Il faut rappeler tout de suite que ce n'est pas un état naturel, mais dû au conditionnement social des femmes, au fait qu'elles sont dressées pour des fins qu'elles n'ont pas choisies. Beauvoir aborde, sans respecter des tabous et avec une précision clinique, des sujets tels que menstruation, initiation sexuelle, pénétration, grossesse, accouchement et ménopause. Dans ces situations, la femme se voit essentiellement comme lieu d'opérations dont elle n'est pas l'auteur. La pénétration est ressentie par la jeune fille comme un viol, horrible parce qu'imposée. En évoquant la manière dont la femme enceinte ressent sa grossesse, Beauvoir souligne, certes, l'ambivalence du sentiment. Pourtant certaines formules ont fait scandale quand elle parle, par exemple, du fœtus comme d'un parasite, d'un polype qui va s'engraisser dans la femme. Pour expliquer la crudité de ces descriptions, il ne suffit pas de constater que Beauvoir n'a jamais été mère elle-même et avoua volontiers ne pas aimer les enfants, même si ces éléments jouent sans doute un rôle. Il ne suffit pas non plus de signaler que, en tant que phénoménologue, elle a tenté d'approcher « les choses elles-mêmes » telles qu'elles se présentaient à elle en dehors de toute conceptualisation. La radicalité de ses mots doit être aussi comprise comme réaction au culte de la mère par l'État de Vichy dont les valeurs, on l'a dit, étaient tombées en disgrâce, si bien que Beauvoir a pu présumer la légitimité de son côté. Dans ce contexte, on comprend également mieux la démythification de l'amour maternel. Pour Beauvoir, l'instinct maternel est une construction sociale, un mythe qui sert à cantonner la femme au foyer. Elle considère comme un « criminel paradoxe » que l'on refuse à la femme l'accès à l'espace public - on est dans les années 40 -, mais qu'en même temps on lui confie la tâche la plus délicate qui soit : la formation d'un être humain ! Elle réclame la participation des femmes dans l'économie, la politique et la société pour leur permettre de contribuer à construire la réalité qui sera celle de ses enfants.
Quant à l'institution du mariage, Beauvoir n'en pense pas grand bien : le mariage transforme en droits et obligations ce qui devrait être vécu comme échange spontané et ne se laisse pas réglementer : pas d'amour sans liberté ! Qui choisit quand même le mariage et la famille comme structure solide, afin de donner un foyer aux enfants, doit du moins avoir droit à des partenaires sexuels en dehors du mariage. Cette pratique habituelle chez les hommes était considérée chez les femmes comme faute. Beauvoir propose de remplacer l'hypocrisie par un pacte de liberté et de transparence. Que cette forme de vie ne fut pas non plus facile à réaliser, nous le savons par ses lettres et son journal.
À la fin de son parcours à travers la chronologie vécue, elle a placé un chapitre intitulé « Situation et caractère de la femme ». Elle constate que les particularités qu'on lui attribue en général ne sont ni inscrites dans les gènes ni commandées par ses hormones. Elles ont été, au contraire, acquises au courant de l'histoire parce que la situation dans laquelle les femmes ont dû vivre ont induit en elles certaines attitudes. Pour comprendre la nouveauté de ce point de vue dans les années 40, il faut se rappeler que l'opposition, aujourd'hui courante (et même entre temps déconstruite par certains), de nature et culture n'était pas encore entrée dans la conscience collective. Les activités toujours répétées peuvent créer chez la femme une mentalité qui n'a rien à voir avec des qualités héréditaires. La résignation et l'esprit contestataire sont des réactions suscitées par sa situation dans la société. Pour se défendre, elle ne peut que contredire les hommes parce qu'elle n'a rien d'original à opposer au monde fait par eux. L'esprit de protestation peut aller jusqu'au refus de la logique masculine, la récusation d'une vérité unique et son remplacement par le principe de l'ambiguïté. On se demande si Beauvoir ne signale pas ici à l'avance la stratégie des féministes poststructuralistes qui emprunteront ce chemin à partir des années 70. Pour elle-même, cependant, la rationalité, la logique, la clarté restent des principes transcendantaux et universellement valables. La seule attitude authentique face à l'oppression demeure, à son avis, le refus, la révolte. L'objectif est la libération collective. Beaucoup de femmes essaient cependant, selon Beauvoir, de se masquer leur situation et s'arrangent dans l'immanence, à l'intérieur des limites donc que la situation leur impose. Elles tentent de convertir la prison en ciel, l'esclavage en liberté. Beauvoir distingue trois attitudes de mauvaise foi auxquelles elle consacre un chapitre, respectivement : celle de la narcissiste (sic), de l'amoureuse et de la mystique. Son œuvre de fiction compte également des femmes de ce genre car son concept esthétique est celui du réalisme critique ; elle ne présente pas d'héroïnes positives.
Perspectives de libération
Dans son « essai sur la situation de la femme » (selon le titre du manuscrit) elle s'interroge, en revanche, sur les conditions de l'indépendance. La première en est - on l'a dit - que la femme puisse vivre de son propre travail. Pourtant, ce n'est pas une garantie de libération puisque la plupart - que ce soit les hommes ou les femmes - font du travail aliéné : ils sont exploités. Beauvoir écrit son livre après la Seconde Guerre mondiale dans un pays où l'avant-garde intellectuelle critique le capitalisme. Et ainsi on trouve dans son livre le credo suivant : C'est seulement dans un monde socialiste que la femme en accédant au travail s'assurerait la liberté. Si se réalise ce que la révolution soviétique a promis, on aura l'égalité des chances. En 1949, Beauvoir croit au socialisme, mais elle distingue nettement entre les promesses d'une part, et ce qu'elle tient pour réalisé ou non réalisé de l'autre. Qu'avait promis la révolution soviétique ? (Je résume Beauvoir.) La même éducation pour les filles et les garçons ; le travail dans les mêmes conditions et pour les mêmes salaires ; le mariage comme libre engagement susceptible d'être dénoncé sans problèmes ; le contrôle des naissances et l'avortement ; les mêmes droits pour mères et enfants nés dans le mariage ou hors du mariage ; des congés de grossesse payés par la collectivité qui se charge des enfants sans qu'ils soient pour autant retirés à leurs parents, etc.
Le facteur économique est fondamental, mais pas seul décisif ; il doit entraîner des changements moraux, sociaux et culturels afin que l'évolution collective souhaitée par Beauvoir puisse avoir lieu. Ici, semble-t-il, on reconnaît clairement le modèle du matérialisme dialectique avec son dualisme d'infrastructure et de superstructure.
Le livre se termine par une sorte d'hymne à la relation authentique entre les sexes qui selon Beauvoir ne sera possible qu'au moment où l'oppression de la femme aura été abolie. Une citation tirée des écrits philosophiques de Marx concernant la relation entre l'homme et la femme comme paradigme de la relation entre les êtres humain signale de manière très nette où Beauvoir veut être située, en tout cas à ce moment précis. Dans les deux dernières phrases du livre, elle donne le commentaire suivant :
C'est au sein du monde donné qu'il appartient à l'homme de faire triompher le règne de la liberté ; pour remporter cette suprême victoire il est entre autres nécessaire que par-delà leurs différenciations naturelles hommes et femmes affirment sans équivoque leur fraternité.
Accueil immédiat et effet durable
On voit à partir de la citation dans quelle mesure Le Deuxième Sexe est marqué par l'idée optimiste que l'histoire est intelligible, que les êtres humains sont perfectibles et qu'on peut changer la réalité - une idée qui, même avant la chute du Mur, a paru dépassée à l'avant-garde intellectuelle, ce qui n'est pas resté sans conséquences pour la réception du livre. Or, au moment de sa parution, plus précisément après la prépublication de quelques chapitres dans Les Temps modernes, le texte suscita d'abord un grand scandale. Une femme avait décrit sans ambages un coït, et ceci dans les premières pages d'une revue intellectuelle qui prétendait donner le la ! François Mauriac vit la nation en péril. Il était du reste complètement nouveau d'analyser le corps avec des concepts philosophiques : les critiques - parmi eux aussi des femmes - se surpassèrent dans l'ironie. L'effet du livre qui, à l'heure actuelle, n'est pas vraiment établi quant à ses mécanismes exacts, s'est laissé plus longtemps attendre. Les deux pavés, dont la terminologie philosophique jugée difficile a rebuté beaucoup de lecteurs et de lectrices, devaient d'abord être lus et compris. La question de savoir si et dans quelle mesure les féministes militantes du MLF ont lu Le Deuxième Sexe ou ont pris connaissance du livre de manière indirecte est controversée. On peut supposer que la vie publique de Beauvoir en tant qu'intellectuelle et son autobiographie ont eu une influence plus importante. Les femmes du MLF ne partageaient en tout cas plus l'espoir de Beauvoir que la réalisation du socialisme allait résoudre automatiquement le problème des sexes. Elles avaient fait l'expérience, dans la révolte de mai 68 dont les ténors revendiquaient souvent le socialisme comme modèle, que les hommes s'arrogeaient, comme d'habitude, les fonctions directrices et que les femmes étaient censées, comme d'habitude, être à leur service. Les féministes étaient convaincues que les femmes devaient mener leur propre lutte. Beauvoir était d'accord avec elles. Au moment d'écrire Le Deuxième Sexe, elle ne s'était pas considérée féministe ; dans les années 70, ses vues avaient changé. Beauvoir donna son appui aux mouvements de libération avec l'autorité qu'était devenue entretemps la sienne, non seulement en France, mais au niveau mondial - au milieu des années 70, Le Deuxième Sexe s'était vendu à 1 million d'exemplaires rien qu'aux États-Unis. Elle ne développa pas davantage sa théorie : la tâche en revenait, pensait-elle, aux générations plus jeunes. Si l'on veut connaître sa position au cours des années 70, on lira les entretiens qu'Alice Schwarzer a conduits avec elle. La féministe allemande la plus connue ne serait pas ce qu'elle est sans Beauvoir et Le Deuxième Sexe. Mais aussi d'autres femmes qui sentent moins le soufre comme Rita Süssmuth, l'ex-Présidente du Parlement allemand, n'ont pas cessé de répéter combien Beauvoir a compté pour elles comme modèle.
Des théories féministes opposées
Il est vrai que dans les années 70 des formes de féminisme autres que l'égalitarisme universaliste de Beauvoir ont aussi vu le jour. Elles présupposaient, dans les années 60, une coupure épistémologique qui favorisait la psychanalyse comme grille de connaissance et mettait en doute la conception de l'histoire comme processus progressiste et téléologique. Certaines féministes établirent une théorie de l'inconscient féminin et érigèrent sur ce fondement un féminisme de la différence qu'elles opposèrent au féminisme égalitaire de Beauvoir. Ce faisant, elles affirmèrent précisément ce que Beauvoir avait nié : il y a une identité féminine, une essence féminine. Seulement cette nature féminine n'était plus définie par les hommes, mais par les femmes elles-mêmes, la question clé restant cependant la maternité. L'une des représentantes les plus importantes de ce courant affirma, en contrefaisant la formule fameuse du Deuxième Sexe : « On naît fille ou garçon, et la physiologie est un destin pour la fille ou le garçon. » Antoinette Fouque, qui a lutté au Parlement Européen pour ses convictions, se réjouit en 1986, au moment de la mort de Beauvoir : selon elle, sa disparition pourrait bien accélérer l'entrée des femmes dans le XXIe siècle.
On a déjà parlé des féministes poststructuralistes. Elles attaquent de manière encore plus radicale la philosophie qui fonde Le Deuxième Sexe. On a vu que Beauvoir travaille souvent avec des oppositions binaires telles que « transcendance vs. immanence » ou « sujet vs. objet ». Pour elle, la quête du dépassement d'une situation, un mouvement qui va de l'avant, est constitutive pour toute conscience, indépendamment du sexe. Dans le cadre d`une critique radicale de la rationalité, des théories récentes ont d'abord contesté la validité universelle de cette pensée « logocentrique ». Jacques Derrida, qui a mis ce terme en circulation, et avec lui les féministes en question, sont encore allés plus loin. Ils ont démasqué les hommes - et eux seuls - comme auteurs de cette pensée. C'est Hélène Cixous qui nous apprend que les oppositions binaires « culture vs. nature », « actif vs. passif », « positif vs. négatif » sont des répétitions larvées de l'opposition fondamentale « homme vs. femme ». Ce qui se déclare universel est en réalité une création des hommes. La langue que nous parlons offre effectivement une multitude de preuves. Bref : Les féministes poststructuralistes accusent Beauvoir d'avoir érigé sur une philosophie mâle son essai sur la situation de la femme. Pour Beauvoir, le monde dans lequel nous nous trouvons a été, certes, créé par les hommes, mais les outils conceptuels qui nous servent à le comprendre sont neutres. Beaucoup parmi les nouvelles féministes considèrent que cette neutralité n'existe plus. Pour elles, il ne s'agit pas de revendiquer de nouveaux contenus à l'intérieur des structures de pensée habituelles, mais de saper ces structures elles-mêmes. Elles font précisément ce que Beauvoir, dans son livre, a signalé comme forme de protestation extrême, mais en fin de compte inadmissible : elles transforment l'univocité prétendue masculine en polysémie. Car c'est ainsi que l'on peut caractériser, de manière extrêmement simplifiée, il est vrai, l'ainsi dite « écriture féminine » lancée par Hélène Cixous ou bien donner une idée de la déconstruction.
Femme ou être humain ?
La place que l'on choisit soi-même dans le champ de ces théories sur les femmes et le genre ne correspond pas seulement aux idées personnelles de chacune, mais aussi - en tout cas dans les universités - à des contraintes non explicites. Avant l'arrivée des « Cultural Studies », le féminisme déconstructionniste était longtemps obligatoire dans les départements littéraires des universités nord-américaines avec la particularité qu'on l'a pris pour le « French Feminism » tout court, ce qui n'a pas beaucoup plu aux féministes françaises (dans la majorité historiennes et sociologues qui pratiquent un féminisme égalitaire à la Beauvoir). Dans les universités allemandes aussi, il vaut mieux éviter Beauvoir si l'on ne veut pas être considéré comme arrière-garde ou survivant. Mais la déconstruction a ses limites. C'est ce qu'a signalé il y a quelque temps Françoise Collin qui a contribué à fonder le féminisme des années 70 ; aujourd'hui, la philosophe est l'une des théoriciennes les plus sagaces de la scène parisienne. L'approche philosophique de la déconstruction reste en effet, selon elle, au niveau abstrait des catégories et passe à côté de la réalité sociale et politique des femmes. « Si “homme” et “femme” », écrit Françoise Collin, « sont ontologiquement dans un rapport de “différance” [au sens de Derrida], c'est à dire de différer, qui les rend inidentifiables, ils sont sociopolitiquement dans un rapport de domination qui les dualise. » C'est en ce sens que l'approche de Simone de Beauvoir n'est pas dépassée aujourd'hui, même si l'évolution, dans les cinquante ans qui ont suivi la parution du livre, a modéré la domination d'un sexe sur l'autre, et ceci précisément après qu'est advenu ce que Beauvoir a considéré nécessaire : la participation progressive des femmes au travail salarié et le contrôle des naissances. Ce dernier n'est probablement pas facile à remettre en cause alors que, dans des époques de récession économique, les femmes sont toujours les premières que l'on renvoie au foyer. Il vaudrait la peine d'examiner pourquoi précisément dans une telle situation des antiféministes se posant en nouvelle avant-garde peuvent se faire entendre en Allemagne et affirmer (bien qu'avec une vingtaine d'années de retard par rapport à la France) que les femmes peuvent retrouver leur dignité à condition de reprendre leur place traditionnelle comme gardiennes du feu et procréatrices. Pour ma part, je préfère la France républicaine où les féministes de la différence sont une minorité. Des milliers de femmes qui adressèrent des lettres à Beauvoir jusqu'à la fin de sa vie remercièrent l'auteur du Deuxième Sexe non pas pour leur avoir rendu leur dignité en tant que femmes, mais en tant qu'êtres humains.
Le Monde, 24 décembre 1999. En ce qui concerne les femmes en France, Christine Bard a publié une synthèse très dense de nombreuses recherches dans Les Femmes dans la société française au XXe siècle. Armand Colin, 2001. Cf. mon compte rendu dans la Neue Zürcher Zeitung, 11/12 mai 2002, p. 60.
Cf. mon compte rendu du livre de Sylvie Chaperon Les années Beauvoir. 1945-1970. Fayard, 2000 dans la revue L'Homme (2000) ainsi que mon étude sur les chemins du féminisme entre la France et les Etats-Unis reproduits dans ce volume.
J'ai gardé le caractère oral de cette conférence que j'ai conçue avant l'année du cinquantenaire et prononcée, en allemand, entre autres aux universités de Fribourg, Göttingen et Leipzig, devant des publics de non-spécialistes. Plusieurs collègues m'ont signalé lors de mon colloque sur Le Deuxième Sexe en 1999 qu'il est difficile de trouver un résumé succinct de l'œuvre, si bien que j'ai décidé de reproduire ce texte dont j'admets volontiers la nature peu sophistiquée. Ça et là, j'ai signalé en note les résultats du colloque mentionné.
Pour se renseigner sur la vie et l'œuvre de Beauvoir, sa propre autobiographie continue à être la meilleure source. La biographie de Deirdre Bair, qui se considère sans raison comme « autorisée », est remplie d'erreurs et défend des opinions douteuses.
Cf. Jean-Michel Barreau, Vichy, contre l'école de la République. Théoriciens et théories scolaires de la « Révolution Nationale », Flammarion, 2000.
Cf. l'entretien avec Jacqueline Gheerbrant, son ancienne élève au lycée Molière, dans ce volume.
Ils ont été publiés par Gilbert Joseph, cf. Une si douce Occupation… Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre 1940-1944. Albin Michel 1991, pp. 197-222. Joseph, qui est hostile à Beauvoir, fournit sans le vouloir des preuves qu'elle a été une victime de l'État de Vichy.
J'ai consacré en novembre 1997 un colloque pluridisciplinaire à ce sujet. Les actes sont parus en 2001 au Seuil sous le titre La Naissance du « phénomène Sartre ». Raisons d'un succès.
Cf. le livre fondamental dans ce domaine d'Anna Boschetti Sartre et « Les Temps modernes ». Minuit 1985.
Lettres à Nelson Algren. Gallimard, 1997.
Cf. La Force des choses. Gallimard, 1963, t. 1, p. 136.
Dans son compte rendu du livre paru en décembre 1949 dans la revue Esprit, cf. la reproduction du texte dans l'anthologie critique publiée par mes soins aux Presses de l'Université Paris-Sorbonne en 2005, p. 231.
La recherche de ces sources était l'un des objectifs du colloque que j'ai organisé pour le cinquantenaire de la parution du Deuxième Sexe en 1999. Cf. I.G. (dir.), Simone de Beauvoir. « Le Deuxième Sexe ». Le livre fondateur du féminisme moderne en situation. Champion, 2004.
Il arrive à Beauvoir, par exemple, de confondre les personnages de Stendhal - erreur qu'elle aurait sans doute corrigée si elle avait pris le temps de lire consciencieusement les épreuves.
Pierre Glaudes et Jean-François Louette se trompent en affirmant que Beauvoir les dissimule (L'Essai, Hachette, 1999, p. 30).
Le Deuxième Sexe. Gallimard, 1949, coll. folio, t. 1, p. 31.
C'est pourquoi il est erroné de prétendre que, à cause de l'importance de la reproduction en tant que « handicap » pour réaliser la liberté, Beauvoir serait une naturaliste qui s'ignore ; cf. ma critique des thèses de Sylvie Chaperon dans le compte rendu mentionné dans la note 2 repris dans ce volume.
C'est sa position de principe. En réalité, son attitude vis-à-vis de la psychanalyse est plus ambiguë, comme on peut l'observer à travers le livre.
Les intervenantes de mon colloque organisé en novembre 1999 pour le cinquantenaire de la parution du livre ont trouvé une partie des sources utilisées mais non signalées par Beauvoir. Pour l'histoire des femmes dans l'Antiquité elle s'appuie entre autres sur le livre de la socialiste allemande Lily Braun Le Problème de la femme. Son évolution historique, son aspect économique, E. Cornély, 1908. L'ouvrage était consultable dans au moins deux bibliothèques parisiennes fréquentées par Beauvoir. Cf. la contribution de Pauline Schmitt Pantel et Beate Wagner-Hasel dans les actes mentionnés dans la note 13.
Pour parvenir à cette conclusion, elle s'appuie sur l'interprétation de Hegel par Kojève, cf. la contribution d'Eva Gothlin dans les actes du colloque mentionné ainsi que son livre Sexe et existence. La philosophie de Simone de Beauvoir, Michalon 2001.
Les intervenantes de mon colloque de novembre 1999 en ont tenu compte.
Le Deuxième Sexe, éd. cit., t. 1, p. 318.
Le Deuxième Sexe, éd. cit., t. II, p. 353.
Ibid., pp. 503 sqq.
Cf. infra note 37. Les critères énoncés ne se réfèrent pas aux textes de fiction.
Montrer des femmes qui ont réussi leur libération aurait été aux yeux de Beauvoir de la propagande au même titre que le réalisme socialiste.
Ibid., p. 598.
Ibid., pp. 653 sq.
Pour l'anecdote : Fritz Montfort, qui a assuré parmi d'autres la première traduction du livre en allemand, a rendu le lexème polysémique « homme » dans la première phrase citée par « mâle » au lieu d'« être humain ». N`a-t-il pas fourni involontairement une preuve à l'appui des thèses de Beauvoir ?
Pour l'analyse détaillée de la réception cf. l'étude infra ainsi que les comptes rendus parus entre 1949 et 1951 reproduits dans l'anthologie éditée par mes soins en 2004 aux Presses de l'Université Paris-Sorbonne. Cette anthologie contient aussi l'enquête complète de François Mauriac.
Il n'est pas impossible que les idées fondamentales du Deuxième Sexe soient arrivées en France par le détour des États-Unis. Cf. infra mon étude sur les chemins du féminisme entre la France et les États-Unis.
Cf. l'étude précitée.
Alice Schwarzer, Simone de Beauvoir aujourd'hui. Entretiens. Mercure de France, 1984.
Rita Süssmuth a encore souligné l'importance de Beauvoir pour elle-même et la politique des femmes lors de mon colloque de novembre 1999. Le texte de sa conférence (en français) figure dans le dossier sur Beauvoir réuni par mes soins dans Lendemains n° 94 (1999).
On trouve la source de cet énoncé ainsi que celles de ce qui suivra dans mon étude « Positionen des französischen Feminismus » dans Hiltrud Gnüg et Renate Möhrmann (dir.), Frauen Literatur Geschichte. Schreibende Frauen vom Mittelalter bis zur Gegenwart. Metzler, 1999, pp. 591-601 et 731-734.
Cf. infra mon analyse des articles nécrologiques.
Faire de Beauvoir une poststructuraliste avant la lettre est un contresens absolu. Du point de vue postmoderne, sa conception de l'histoire est ce qu'on appelle un « méta-récit », et si elle se sert de sources hétérogènes, ce n'est pas pour établir le « différend » (à la Lyotard) et pour empêcher la clotûre d'un système, mais parce qu'elle a pris ce qu'elle a eu sous la main. Cf. ma critique adressée à Ruth Evans dans l'introduction du dossier consacré à Beauvoir dans Lendemains n° 94 (1999), p. 10. L'interprétation de Y. Raynova (L'Homme 10, 1999, No. 1, pp. 79-90) est, elle aussi, insoutenable. Le jugement positif du homo faber par Beauvoir est tout à fait critiquable dans l'optique écologique.
C'est pourquoi il faut se demander si les auteurs qui voient en Beauvoir une poststructuraliste ne poursuivent pas, ce faisant, une stratégie de carrière.
Françoise Collin, « Le philosophe travesti, ou le féminin sans les femmes ». In « Féminismes au présent », Futur antérieur, L'Harmattan, 1993, p. 217.
Cf. le livre de Katharina Rutschky Emma und ihre Schwestern. Ausflüge in den real existierenden Feminismus. Munich, Hanser, 1999, et mon compte rendu dans la Neue Zürcher Zeitung, 11 mai 1999. -
Note supplémentaire pour la reprise en volume :
Cette posture, minoritaire à la fin des années 90, a pris, depuis, plus d'importance avec des défenseurs bien positionnés dans les médias tels que les journalistes Eva Herman ou Frank Schirrmacher.
La BnF conserve depuis 1995 des milliers de lettres que Beauvoir reçut de lectrices (et aussi de lecteurs) et qui jusqu'à présent n'ont pas fait l'objet d'une analyse systématique. Mauricette Berne, la conservatrice responsable, en donne une idée approximative dans les actes du colloque tenu à Paris pour célébrer le cinquantenaire du Deuxième Sexe, dir. par Christine Delphy et Syvie Chaperon (Syllepse, 2002, pp. 392-394).