Delaurenti, La sorciere en son milieu naturel

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Béatrice Delaurenti

LA SORCIÈRE EN SON MILIEU NATUREL

DÉMON ET VETULA DANS LES ÉCRITS

SUR LE POUVOIR DES INCANTATIONS

Le débat intellectuel qui s’est cristallisé au Moyen Age sur la ques-

tion des incantations peut apporter une contribution à l’étude de la
sorcellerie. Théologiens, philosophes et médecins se sont interrogés
sur le statut des formules incantatoires, plus précisément sur l’origine
de leur pouvoir. Pour certains auteurs, l’efficacité des incantations
était d’origine démoniaque; pour d’autres, il était possible de recon-
naître des situations où la puissance des mots, virtus verborum, était du
ressort de la parole humaine, un ressort entièrement naturel qui ne
donnait aucune prise au soupçon d’une influence démoniaque. Aux
tenants traditionnels de l‘interprétation démoniaque s‘opposent ainsi
les artisans d’une interprétation des incantations par les seules forces
d’une action naturelle. Cette opposition apporte un éclairage latéral
à la question des relations entre sorcellerie, magie démoniaque et
démonologie à l’époque médiévale.

La mise en question du pouvoir des incantations et de ses causes

a suscité, en marge des condamnations théologiques qui dénonçaient
un pacte démoniaque, une interprétation naturaliste de leur prodi-
gieuse efficacité. Les discussions sur la possibilité d’une incantation
naturelle ont été amorcées dans les années

1230

avec les écrits de

Guillaume d’Auvergne. Elles se sont arrêtées au tournant du XIVe
et de XVe siècle, lorsque s’est dessiné au contraire un mouvement
unanime de rejet des incantations, poussé à la fois par le dogmatisme
des théologiens et par le scepticisme des médecins. Entre ces deux
jalons chronologiques, depuis les années

1230

jusqu’aux années

1380

,

les débats doctrinaux sur les incantations ont tracé une parenthèse
naturaliste dans l’histoire de la réprobation des pratiques supersti-
tieuses. Pendant cette parenthèse, on a tenu la virtus verborum pour
une force naturelle. Ce que nous appelons ‘parenthèse naturaliste’

367

background image

désigne un ensemble de réflexions isolées qui se sont développées à
la marge, dans une société d’abord préoccupée par le démon. Dans
une perspective plus large d’histoire intellectuelle, la parenthèse des
années

1230

-

1370

apparaît comme un moment à part, une séquence

isolée et précaire dans laquelle se déploie un naturalisme médiéval
bien différent du naturalisme de l’époque moderne

1

.

La mise au jour de cette parenthèse naturaliste suscite quelques

questions sur les rapports intellectuels entre deux groupes d’auteurs:
d’un côté, ceux qui interprètent la parole incantatoire comme une
manifestation des forces de la nature et de l’homme; de l’autre, ceux
qui participent à l’élaboration d’une démonologie chrétienne. Deux
discours sont en présence, l’un explore les limites de la natura,
l’autre est attentif aux manifestations démoniaques. Il s’agit pour
nous d’évaluer quelles ont été les interactions entre ces deux dis-
cours. Le discours démonologique a-t-il récupéré à son profit les
arguments qui prétendaient délester le pouvoir des incantations de
tout poids démoniaque? Inversement, le discours naturaliste a-t-il
recyclé certains thèmes de la démonologie naissante? Autrement dit,
quels sont les points de rencontre et de friction entre ces deux dis-
cours? Quels échos, quelles réverbérations pouvons-nous percevoir
d’un champ à l’autre?

Les sources de cette étude ne relèvent ni d’une histoire de la

magie, ni d’une histoire de la sorcellerie. Ce sont les débats philoso-
phiques, théologiques et médicaux sur les causes des incantations
qui en constituent le socle; ils fournissent un excellent observatoire
pour tester la frontière qui sépare le pôle démoniaque et le pôle
naturel. Cette frontière demeure un repère implicite, mais perma-
nent dans les textes doctrinaux que nous avons étudiés, y compris
lorsque l’interprétation démoniaque est explicitement mise à l’écart.
La question des causes des incantations, telle qu’elle est évoquée
dans les débats doctrinaux, permet de contourner la question de la
sorcellerie et de la démonologie afin de l’aborder de façon latérale,
par le prisme de la parenthèse naturaliste du XIII

e

-XIV

e

siècle.

Nous avons choisi de limiter notre corpus aux trois auteurs les

plus caractéristiques de ces débats doctrinaux: le franciscain Roger
Bacon, le médecin Pietro d’Abano et le théologien séculier Nicole

368

BÉATRICE DELAURENTI

1

. Cf. B. Delaurenti, La puissance des mots, «Virtus verborum». Débats doctrinaux

sur le pouvoir des incantations au Moyen Age, Paris

2007

.

background image

Oresme. Ces auteurs occupent une place majeure dans la parenthèse
naturaliste que nous avons évoquée. Leur stratégie de discours exclut
tout appel au démon pour expliquer le pouvoir des incantations.
Leurs argumentations se distinguent par leur cohérence, par leur
richesse, par la finesse des nuances. Ils représentent trois paliers suc-
cessifs dans la défense d’une virtus verborum naturelle.

Étudier conjointement Roger Bacon, Pietro d’Abano et Nicole

Oresme présente un intérêt supplémentaire: ces auteurs ont vécu et
écrit à trois moments clés de l’histoire de la démonologie et de la
sorcellerie. À l’époque où Roger Bacon développe le concept de
virtus verborum dans l’Opus Maius et l’Opus Tertium, dans les années

1266

-

1268

, la démonologie chrétienne est encore balbutiante. C’est

le moment où les fondements idéologiques de la répression des sor-
cières se mettent en place. Bacon est contemporain de l’interpréta-
tion des incantations par Thomas d’Aquin en fonction d’un pacte
démoniaque. Pietro d’Abano écrit quarante à cinquante plus tard. Il
achève en

1310

son encyclopédie médicale, le Conciliator. C’est

l’époque où prennent forme les thèmes démonologiques qui carac-
térisent la fin du Moyen Age. Les démons, jadis intégrés au monde
naturel, gagnent alors une sorte d’autonomie dans la pensée occi-
dentale

2

. Les procès pour magie et sorcellerie, en revanche, sont

encore peu nombreux dans les premières décennies du XIV

e

siècle.

Nicole Oresme écrit dans la seconde moitié du XIV

e

siècle, à nou-

veau cinquante ans plus tard. Le nombre des procès pour magie et
sorcellerie a encore diminué, alors que la magie et l’astrologie
connaissent un succès grandissant dans les milieux lettrés. Oresme
rédige son traité De configuratione, dans les années

1351

-

62

, puis ses

Quodlibeta en

1370

. Après

1375

, le nombre de procès de sorcellerie

commence à augmenter; sa croissance est spectaculaire jusqu’en

1435

3

. On sait que le moment décisif se situe dans les années

1435

-

1440

: ces années-là sont marquées par l’élaboration d’un discours

construit et abouti sur les sorcières et sur le sabbat

4

. Le véritable

369

LA SORCIÈRE EN SON MILIEU NATUREL

2

. Cf. A. Boureau, Satan hérétique. Naissance de la démonologie dans l’Europe

médiévale (

1260

-

1350

), Paris

2004

.

3

. Pour une chronologie de la genèse de la chasse aux sorcières, cf. J. P.

Boudet, Entre science et nigromance. Astrologie, divination et magie dans l’Occident
médiéval (XII

e

-XV

e

siècle), Paris

2006

,

449

-

68

.

4

. Sur l’émergence du sabbat, cf. notamment L’imaginaire du sabbat. Edition

critique des textes les plus anciens (

1430

c.-

1440

c.), réunis par M. Ostorero, A. Para-

vicini Bagliani et K.Utz Tremp, en collab. avec C. Chène, Lausanne

1999

.

background image

démarrage des procès en sorcellerie se situe donc après la période
d’activité d’Oresme, au tournant du XIV

e

et du XV

e

siècle.

Roger Bacon, Pietro d’Abano et Nicole Oresme ont ainsi étudié

les incantations à trois moments qui ponctuent la genèse de la
démonologie et de la sorcellerie. Nous voudrions analyser comment
ils ont traité, chacun à son tour, deux thématiques caractéristiques
de cette genèse: le rôle du démon et la place de la sorcière.

I. La nature et les démons

Lorsque Roger Bacon, puis Pietro d’Abano, et enfin Nicole

Oresme s’intéressent à la question du pouvoir des incantations, ils
combinent chacun à leur manière plusieurs axes interprétatifs. Leurs
explications font intervenir la puissance de l’âme humaine, l’in-
fluence des astres, la matière sonore et verbale des formules.

L’idée que les mots ont un pouvoir, un pouvoir naturel, apparaît

explicitement chez Roger Bacon: c’est la première fois que la
notion de virtus verborum est soutenue et argumentée. L’approche de
Bacon est large et englobante, elle fait feu de tout bois: chaque fac-
teur causal trouve une place dans un schéma explicatif. Le langage,
affirme-t-il, possède un pouvoir plus puissant que la magie, une
virtus qu’il rapporte aux astres, à l’âme et l’émission verbale elle-
même. La parole est conçue comme un processus dynamique: les
mots, porteurs des impressions de l’âme, agiraient par contact, en
provoquant une altération de l’espace aérien. La notion de virtus ver-
borum
acquiert là une épaisseur conceptuelle sans précédent. Il est
désormais possible de penser l’incantation en termes naturels

5

.

L’idée de virtus verborum élaborée par Roger Bacon trouve un

relais puissant en la personne de Pietro d’Abano. La differentia

156

du

Conciliator, qui porte sur les incantations thérapeutiques, constitue la
plus importante étude doctrinale sur le pouvoir de l’incantation; elle
n’a pas d’équivalent dans la littérature médicale du Moyen Age. Pour
le médecin Pietro d’Abano, l’interaction entre le malade et le prati-

370

BÉATRICE DELAURENTI

5

. Cf. Delaurenti, La puissance des mots,

157

-

200

. Sur la théorie du langage de

Roger Bacon, cf. B. Grévin, «Systèmes d’écriture, sémiotique et langage chez
Roger Bacon», Histoire Epistémologie Langage,

24

/

2

(

2002

),

75

-

111

; I. Rosier,

«Grammaire, logique, sémantique: deux positions opposées au XIII

e

siècle, Roger

Bacon et les Modistes», Histoire Epistémologie Langage,

6

/

1

(

1984

),

21

-

34

; I. Rosier,

La parole comme acte, Paris

1993

,

207

-

31

.

background image

cien importe au premier chef, d’où une insistance particulière sur le
rôle de l’âme, soutenue par les astres. L’accent est mis sur l’intention
du locuteur, ses bonnes dispositions, sa force d’âme, mais aussi sur la
confiance du malade, une confidentia qui est à la fois une confiance
dans l’art du médecin et un espoir de guérir. Le discours de Pietro
d’Abano porte en outre la marque d’un certain scepticisme vis-à-vis
des incantations: le pouvoir des mots y est présenté comme une
force naturelle, non démoniaque, mais peut-être accidentelle

6

.

La position de Nicole Oresme est encore différente. Il s’agit pour

lui de lutter contre les pratiques magiques et astrologiques. Le
regard qu’il porte sur les incantations est globalement négatif. La
causalité astrale est écartée. Oresme concède un pouvoir à l’âme
humaine, celle du locuteur et celle de l’auditeur, mais il ne fait
aucune relation entre le pouvoir de l’âme et l’énonciation de la for-
mule. C’est aux effets des sons qu’il accorde toute son attention en
défendant l’idée que la matière sonore des mots, l’énergie vocale
qu’ils mettent en œuvre leur confère un pouvoir à la fois naturel et
prodigieux. D’un texte à l’autre, la position d’Oresme évolue vers
un naturalisme strict qui fait de la virtus verborum un phénomène
probable, ordinaire, banalement naturel. L’idée de merveille liée aux
mots est progressivement abandonnée

7

.

371

LA SORCIÈRE EN SON MILIEU NATUREL

6

. Cf. Delaurenti, La puissance des mots,

273

-

398

et Ead., «Pietro d’Abano et

les incantations. Présentation, édition et traduction de la differentia

156

du Conci-

liator», dans Actes du colloque ‘Médecine, astrologie et magie entre Moyen Age et
Renaissance: autour de Pietro d’Abano’, Paris,

28

-

29

septembre

2006

, Sismel, à

paraître. Sur les conceptions de Pietro d’Abano concernant la magie et l’astrolo-
gie, cf. G. Federici Vescovini, «Pietro d’Abano and Astrology», dans P. Curry
(éd.), Astrology, Science and Society: Historical Essays, Woodbridge

1987

,

19

-

39

;

Ead., «La place de l’astronomie-astrologie chez Pietro d’Abano», dans Historia
Philosophiae Medii Aevi: Studien zur Geschichte der Philosophie des Mittelalters
, I,

1991

,

259

-

69

; Ead., Medioevo magico, La magia tra religione e scienza nei secoli XIII e

XIV, Turino

2008

,

347

-

68

; D. Jacquart, «L’influence des astres sur le corps humain

chez Pietro d’Abano», dans B. Ribémont (dir.), Le corps et ses énigmes au Moyen
Age. Actes du colloque d’Orléans,

1992

, Orléans

1993

,

73

-

86

; E. Paschetto, Pietro

d’’Abano, medico e filosofo, Firenze

1984

et Id., «Witelo et Pietro d’Abano à propos

des démons», dans L’homme et son univers au Moyen Age. Actes du

7

e congrès inter-

national de philosophie médiévale,

1982

, II, Louvain-la-Neuve

1986

,

675

-

82

. Cf. aussi

Médecine, astrologie et magie.

7

. Cf. Delaurenti, La puissance des mots,

405

-

78

. Sur la position de Nicole

Oresme (

1320

-

1382

) concernant la magie, les démons, la nature, cf. M. Clagett,

Nicole Oresme and the Medieval Geometry of Qualities and Motions. A Treatise on the
Uniformity and Difformity of Intensities known as Tractatus de configurationibus quali-
tatum et motuum
, Madison

1968

,

1

-

120

; B. Hansen, Nicole Oresme and the Marvels

of Nature. A Study of his De causis mirabilium with a Critical Edition, Translation and
Commentary
, Toronto

1985

,

1

-

85

; E. Paschetto, Demoni e prodigi. Note su alcuni

background image

Un positionnement naturaliste

Au-delà des différences d’époque et de point de vue, ces trois

interprétations se rencontrent sur deux points essentiels, deux refus.

Premièrement, le refus de rapporter le pouvoir de la formule à la

signification des mots. La signification n’est pas un principe d’ac-
tion, il ne faut pas confondre la valeur sémantique et la valeur per-
formative d’une formule incantatoire. Réfuter le pouvoir de la
signification trace une limite par défaut à l’interprétation: quelque
soit l’explication qui est donnée au pouvoir des incantations, celui-
ci ne tient pas au sens des mots prononcés. Dans les écrits de Pietro
d’Abano ou de Nicole Oresme, la question de la signification des
mots est abordée de manière frontale: ces deux auteurs refusent
explicitement que la signification des mots puisse être un facteur
causal dans la virtus verborum

8

. La position de Roger Bacon est plus

difficile à déceler. Bacon accorde manifestement un intérêt aux idées
du penseur arabe al-Kindı¯ qui, dans son De radiis, considère que la
signification des mots redouble le pouvoir de la formule et lui
confère un supplément de virtus

9

. Mais les condamnations des

années

1260

-

1270

ont fait du De radiis une référence interdite dans

les débats scolastiques

10

. Si Roger Bacon reprend certaines analyses

372

BÉATRICE DELAURENTI

scritti di Witelo e di Oresme, Turino

1978

,

7

-

80

; J. Quillet, «L’imagination selon

Nicole Oresme», Archives de philosophie,

50

(

1987

),

219

-

27

; Id., «Enchantements et

désenchantement de la Nature selon Nicole Oresme», dans Mensch und Natur im
Mittelalter
, Berlin-New-York I,

1991

,

321

-

29

; J. Quillet (éd.), Autour de Nicole

Oresme. Actes du colloque de l’Université de Paris XII, Paris

1990

; P. Souffrin et A.

Segonds (éd.), Nicolas Oresme, tradition et innovation chez un intellectuel du XIV

e

siècle, Paris

1988

.

8

. Pietro d’Abano, Conciliator,

156

, §

2

et §

19

, éd. Delaurenti, «Pietro

d’Abano et les incantations. Présentation, édition et traduction de la differentia

156

du Conciliator»; Nicole Oresme, De configuratione qualitatum, II,

33

, éd. Cla-

gett, Nicolas Oresme and the Medieval Geometry,

368

. Cf. Delaurenti, La Puissance

des mots,

334

-

47

et

469

-

70

.

9

. al-Kindı¯, De radiis, éd. M. T. d’Alverny et F. Hudry, Archives d’Histoire Doc-

trinal et Littéraire du Moyen Age,

41

(

1974

),

235

-

38

. Cf. I. Rosier, La parole comme

acte,

215

-

23

; N. Weill-Parot, Les «images astrologiques» au Moyen Age et à la Renais-

sance. Spéculations intellectuelles et pratiques magiques (XII

e

-XV

e

siècle), Paris

2002

,

155

-

62

.

10

. Dès les années

1260

, la pensée d’al-Kindı¯ a fait l’objet des attaques de

Thomas d’Aquin, dans le Contra Gentiles, III,

104

-

105

: cf. N. Weill-Parot, Les

«images astrologiques»,

228

-

32

. Son déterminisme astral était sanctionné par les

condamnations parisiennes de

1277

: cf. R. Hissette, Enquête sur les

219

articles

condamnés à Paris le

7

mars

1277

, Louvain

1977

et D. Piché, La condamnation pari-

sienne de

1277

, Paris

1999

.

background image

d’al-Kindı¯, il ne le mentionne jamais et ne défend pas explicitement
le pouvoir de la signification. Alors que ses développements sur les
causes du pouvoir des mots sont précis et argumentés, il reste flou
sur cette question pourtant essentielle. La prudence de Roger
Bacon, le rejet explicite de Pietro d’Abano et de Nicole Oresme ont
une même explication. Accorder une importance à la signification
d’une formule reviendrait à accorder trop d’importance à l’interlo-
cuteur à qui s’adresse l’incantation: cela supposerait que le destina-
taire de la formule joue un rôle dans la réalisation de l’effet. Cette
position ouvrirait la voie à une suspicion de causalité démoniaque.
Pour les auteurs qui recherchent les causes naturelles de la virtus ver-
borum
, il est donc nécessaire de mettre à distance le pouvoir de la
signification pour mettre aussi à distance celui des démons.

Ceci conduit au second refus que partagent nos auteurs: le refus

d’accorder un pouvoir aux démons dans les effets d’une incantation.
L’interprétation démoniaque de l’incantation était l’interprétation
théologique dominante au XIII

e

siècle. Dès les années

1230

, Guil-

laume d’Auvergne prenait appui sur le traité De doctrina christiana
d’Augustin pour affirmer que l’efficacité des incantations découle
d’un pacte passé avec les démons. Les arguments de Thomas d’Aquin,
dans les années

1260

-

1270

, ont consolidé cette interprétation: le

pouvoir des incantations est rapporté à un pacte, explicite ou impli-
cite, conclu avec les démons

11

. Cette position a fourni un support

théologique à la construction de la démonologie comme système
philosophique

12

. Pourtant, une forme de résistance vis-à-vis de ce

cadre théologique se manifeste à travers les discussions médiévales
sur la virtus verborum. L’interprétation fondée sur le pacte démo-
niaque a été régulièrement écartée par les auteurs qui ont étudié le
pouvoir des mots, et le débat s’est focalisé sur les causes naturelles
des incantations. La nécessité d’argumenter et de défendre une
conception nouvelle lançait un débat et sollicitait les auteurs pour
qui l’explication démoniaque n’était pas satisfaisante. Ce fut le cas
de Roger Bacon, de Pietro d’Abano et de Nicole Oresme, dans une
option naturaliste qui fait leur originalité.

373

LA SORCIÈRE EN SON MILIEU NATUREL

11

. Augustin, De doctrina christiana, II,

20

(

30

), dans J. Martin (éd.), Œuvres de

Saint Augustin,

11

/

2

, La doctrine chrétienne/De doctrina christiana, Paris

1997

,

182

-

86

; Guillaume d’Auvergne, De legibus,

27

, Opera omnia, Orléans-Paris

1674

, repr.

Frankfurt am M.

1963

, I,

89

bBC; Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IIa IIae,

96

,

art.

2

, Opera omnia (éd. ‘Léonine’), Rome

1888

-

1906

.

12

. Cf. C. E. Hopkin, The Share of Thomas Aquinas in the Growth of the Witch-

craft Delusion, Philadelphia

1940

.

background image

Quelques remarques s’imposent sur l’adjectif ‘naturaliste’. Un tel

qualificatif ne va pas de soi au Moyen Age, il n’a pas le sens exclusif
qu’il a pris à l’époque moderne. La pensée médiévale conserve à
Dieu la possibilité d’intervenir à tout moment en tant que premier
principe de l’action naturelle. Mais la collaboration des causes agis-
santes de la virtus verborum avec la cause première ne préoccupe nul-
lement les auteurs, elle n’est pas un objet de débat. En outre, la
notion de naturalisme n’est pas vraiment univoque: dans les écrits
qui nous occupent, sa cohérence repose sur le rejet de la causalité
démoniaque comme facteur d’explication des mirabilia. C’est le refus
répété de considérer les démons comme une cause de l’incantation
qui justifie de parler de naturalisme pour qualifier les écrits de Roger
Bacon, Pietro d’Abano ou Nicole Oresme sur la virtus verborum. Leur
réflexion est soutenue par la volonté de tester la possibilité d’un
pouvoir naturel des mots. D’où l’intérêt, dans le cadre d’une
réflexion d’ensemble sur les interactions entre philosophie naturelle,
magie et sorcellerie, de saisir comment ces auteurs se situent vis-à-vis
de la démonologie chrétienne et de quelle manière se fait chez eux
l’articulation des deux pôles, le démoniaque et le naturel.

Les démons comme dernier recours

Roger Bacon fait peu de place aux démons dans son interpréta-

tion de la virtus verborum. Dans l’Opus Maius, il donne l’exemple
d’un épileptique guérit par une amulette portant le nom des trois
rois mages. L’homme demeure à l’abri des crises épileptiques aussi
longtemps qu’il porte l’amulette autour de son cou. La puissance de
l’amulette est à la fois immédiate et inscrite dans la durée, puisque
le malade bénéficie encore de sa protection plusieurs années après la
première crise. Bacon envisage trois façons d’expliquer ce prodige,
en faisant appel soit aux démons, soit aux œuvres de la nature, soit
à la grâce de Dieu. Il prend tout de suite ses distances avec l’inter-
prétation démoniaque: faire appel à une causalité démoniaque serait
un réflexe de sots et d’ignorants (insipientes et inexperti), dit-il

13

. Le

recours au démon ne doit venir qu’en dernière instance; les causali-

374

BÉATRICE DELAURENTI

13

. Roger Bacon, Opus Maius, III,

14

, éd. Bridges, III, Oxford

1897

,

123

-

24

:

Qui erit ausu interpretari hoc in malum, et daemonibus ascribere, sicut aliqui inexperti
et insipientes multa daemonibus ascripserunt quae Dei gratia aut per opus naturae et
artium sublimium potestatem multoties facta sunt?

background image

tés divine et naturelle suffisent généralement pour interpréter les
prodiges. La causalité démoniaque vaudrait comme argument ultime,
faute de mieux. Cette mise à distance de la causalité démoniaque
participe de la volonté de Bacon de favoriser l’étude des sciences
profanes et la connaissance de la nature. Dans ses écrits, il manifeste
un intérêt marqué pour les sciences et la philosophie naturelle
gréco-arabes. S’il ne nie pas l’existence des démons ni la réalité de
leur pouvoir, l’interprétation démoniaque ne l’intéresse pas. Il
n’éprouve pas d’inquiétude particulière vis-à-vis des démons: leurs
réalisations s’effacent selon lui devant les opérations prodigieuses de
l’art et de la nature.

Pietro d’Abano a une attitude comparable à celle de Roger

Bacon. Il prend en compte l’agent démoniaque tout en le tenant à
distance. Son point de vue diffère cependant dans la mesure où son
optique est thérapeutique. Seule une incantation qui fait appel aux
pouvoirs de la nature pourra être admise comme une pratique
médicalement légitime. Les démons sont donc mis à l’écart. C’est la
qualité du locuteur qui permet à Pietro d’Abano de disqualifier la
causalité démoniaque: il considère que la puissance des démons ne
s’exerce que sur certaines catégories de personnes.

Les démons inutiles

L’analyse de Nicole Oresme témoigne d’une approche renouvelée

de la question des démons. Il écrit quarante années après Pietro
d’Abano; les enjeux sont différents. Oresme était un proche du roi
Charles V, qui entretenait des astrologues à la cour et manifestait lui-
même un grand intérêt pour la science des astres. C’est dans ce
contexte que le théologien combat l’astrologie, les sciences divina-
toires, la magie et les magiciens

14

. Le regard qu’il porte sur les

incantations est sévère: à ses yeux, elles n’ont aucune efficacité. Leur
mise en œuvre est une imposture. Les pratiques magiques ne peu-

375

LA SORCIÈRE EN SON MILIEU NATUREL

14

. Sur les relations entre Oresme et Charles V (

1338

-

1380

, roi en

1364

), cf.

E. Grant, «Nicole Oresme, Aristotle’s on the Heavens, and the Court of Charles
V», dans E. D. Sylla et M. Mc Vaught (éd.), Texts and Contexts in Ancient and
Medieval Science. Studies on the Occasion of John E. Murdoch’s Seventhieth Birthday
,
Leiden

1997

,

187

-

207

; J. Cadden, «Charles V, Nicole Oresme and Christine de

Pizan: Unities and Uses of Knowledge in Fourteenth-century France», dans
Texts and Contexts,

208

-

44

; J. Quillet, Charles V, le Roi lettré: Essai sur la pensée

politique d’un règne, Paris

1984

,

105

-

14

.

background image

vent tirer leur puissance des démons pour la simple raison qu’elles
n’ont aucune sorte de pouvoir.

De démons, dès lors, il est très peu question. Dans le traité De

configuratione qualitatum, Oresme consacre six chapitres à la magie. Il
envisage dans le premier chapitre la question des relations entre les
hommes et les démons. Ces derniers, affirme-t-il, ne peuvent être
contraints par une formule. La musique a bien un effet sur eux, elle
peut les détendre ou les tourmenter. Mais les incantations n’ont
aucun pouvoir comparable: aucun mot n’a le pouvoir de com-
mander aux mauvais esprits

15

. Cette analyse opère un renversement

de perspective. Oresme ne cherche pas à déterminer si les démons
sont la source du pouvoir de l’incantation, il examine s’il est pos-
sible que les incantations exercent un pouvoir sur les démons. La
réponse est négative: les formules n’ont aucun pouvoir.

Dès lors, la démonstration centrale ne porte pas sur l’agent actif

dans l’incantation, elle porte sur l’imposture d’une telle pratique.
Dans la magie, affirme Oresme, l’incantation fonctionne à vide, sans
la présence réelle du démon, celui-ci n’est qu’un argument formel
pour se jouer de la crédulité du public. L’art magique serait un art
du mensonge, une entreprise gigantesque d’affabulation qui s’exer-
cerait sur les hommes naïfs ou peu instruits, en s’appuyant sur leur
crédulité

16

. Cette analyse engage une mutation décisive des argu-

ments sur la virtus verborum: en soutenant que les incantations sont
des pratiques inefficaces, Nicole Oresme affirme en même temps
que les démons n’y sont d’aucune utilité. L’agent démoniaque est
complètement éliminé du débat. La position de Nicole Oresme sur
les démons marque ainsi un durcissement par rapport aux prudentes
mises à l’écart de Roger Bacon et de Pietro d’Abano. Le discours
d’Oresme est plus radical: la causalité démoniaque est mise hors jeu.

376

BÉATRICE DELAURENTI

15

. Nicole Oresme, De configuratione qualitatum et motuum, II,

25

,

336

: Alii

quoque dicunt tales spiritus quadam verborum compositione seu configuratione posse
invocari, coniurari vel cogi, et multa similia aliena a philosophia naturali et a vera doc-
trina. Debet enim unicuique certum esse demones non posse ab hominibus per talia aliter
coartari nisi quia divinitus permissi quedam possunt facere ad deceptionem ac captionem
miserabilis anime que se sponte ponit in manibus inimici.

16

. Nicole Oresme, De configuratione qualitatum, II,

27

-

30

.

background image

II. Les silhouettes multiples de la vetula

A côté du démon, l’autre personnage important dans les écrits sur

la sorcellerie est évidemment la sorcière elle-même. Or il n’est pas
question de sorcière dans les débats naturalistes sur l’incantation, et
pour cause: le stéréotype de la sorcière émerge au début du XV

e

siècle en même temps que celui du sabbat. La sorcière de Roger
Bacon, Pietro d’Abano ou Nicole Oresme n’est pas exactement une
sorcière: c’est une vetula. Elle incarne l’archétype de la vieille femme
pratiquant la magie et dotée de pouvoirs occultes et néfastes.

Les représentations médiévales de la vetula ont été étudiées par

Jole Agrimi et Chiara Crisciani dans un article paru en

1993

17

. À

partir d’une analyse des traités de médecine et de pastorale, les
auteurs ont montré que la vetula se trouvait à l’intersection de ces
trois traits supposés négatifs au sein de la condition humaine: la
vieillesse, la féminité et la simplicité d’esprit. L’article mettait en
évidence l’ambivalence du personnage, parfois bénéfique, le plus
souvent maléfique. La vetula était présentée comme une figure de
transition avant de se transformer, au XV

e

siècle, en un personnage

globalement négatif, réinvesti dans la représentation de la sorcière.

Il importe aujourd’hui de situer la vetula telle qu’elle se présente

dans l’argumentation de Roger Bacon, de Pietro d’Abano et de
Nicole Oresme et de saisir, chez ces auteurs, comment le motif s’ar-
ticule avec celui des démons. La vetula apparaît par petites touches
dans les discussions sur le pouvoir naturel des mots. Ce n’est jamais
un thème central, mais nos trois auteurs en font mention. Elle
appartient à l’univers de la nigromancie; ses agissements sont, d’une
manière ou d’une autre, liés aux démons. C’est un personnage de
l’autre bord, un personnage suspect. Il permet de distinguer com-
ment la silhouette de la sorcière s’invite dans des argumentations
qui, a priori, l’excluent. Derrière le portrait simpliste de la vieille
invoquant les démons se cache une multitude de nuances concer-
nant la nature et la portée réelle de ses agissements.

377

LA SORCIÈRE EN SON MILIEU NATUREL

17

. J. Agrimi, C. Crisciani, «Savoir médical et anthropologie religieuse. Les

représentations et les fonctions de la vetula (XIII

e

-XV

e

s.)», Annales Economies,

Sociétés, Civilisations,

48

/

5

(

1993

),

1281

-

308

.

background image

La vetula comme faire-valoir

Pour Roger Bacon, la vetula est l’archétype de l’utilisateur de

magie démoniaque. Les pratiques des petites vieilles et celles des
magiciens sont associées pour être dénoncées. Les unes et les autres
font usages de caractères, de charmes, de conjurations pour s’adres-
ser aux démons. L’auteur précise que les vetule ont appris leurs mau-
vaises pratiques des démons eux-mêmes: la petite vieille serait ainsi
un personnage retors, vendu à l’ennemi et complotant avec lui

18

.

Bacon n’en dit pas davantage: son portrait de la vetula a peu de
consistance. Elle lui importe uniquement en raison de la ressem-
blance qu’il voit entre ses pratiques et les opérations de l’art et de la
nature. Dès lors, il y a un risque de confusion. La reconnaissance de
la virtus verborum pourrait être menacée par la confusion possible
entre les bonnes pratiques et les mauvaises.

Roger Bacon est bien conscient de la difficulté de distinguer les

opérations magiques et celles qui sont réalisées par le pouvoir natu-
rel des mots. Ce que l’homme ordinaire considère comme magique
relève, pour le savant, des pouvoirs de la nature. Cette ambiguïté est
inévitable:

La même chose peut devenir bonne et mauvaise, et par la même chose

on peut faire des choses bonnes ou mauvaises. Le juge fait pendre un
homme selon la justice, et un autre tue contre le droit. À l’aide d’un cou-
teau, je peux couper le pain ou blesser un homme. Et de la même manière,
le sage peut agir sagement, le magicien magiquement. Mais chacune de ces
opération relèvent de raisons différentes. Car l’un agit en vertu d’un pou-
voir naturel alors que l’autre ne fait rien, ou alors c’est le diable qui est
l’auteur de son œuvre

19

.

378

BÉATRICE DELAURENTI

18

. Roger Bacon, Opus Maius, IV, éd. Bridges, I,

395

-

96

: Sed magici maledicti

induxerunt summam infamiam in hac parte, quum non solum in malis abusi sunt cha-
racteribus et carminibus scriptis a sapientibus contra nociva, et pro utilibus maximis, sed
adjunxerunt mendosa carmina et characteres vanos et fraudulentos quibus homines sedu-
cuntur. Insuper daemones temptaverunt multos et tam mulieres quam daemones docuerunt
multa superstitiosa, quibus omnis natio plena est. Nam ipsae vetulae ubicunque faciunt
characteres et carmina et conjurationes, ac ipsi magici utuntur invocationibus daemonum
et conjurationibus eorum, et sacrifiia eis faciunt.

19

. Roger Bacon, Opus Tertium,

26

, éd. J. S. Brewer, Opera quaedam hactenus

inedita, I, London

1859

,

95

-

96

: Eadem enim res potest fieri bene et male; et per eandem

rem possunt bona et mala fieri. Et judex suspendit hominem secundum judicium, et alius
interficit contra jura. Et per cultellum possum scindere panem et hominem vulnerare. Sic
similiter per verba potest sapiens sapienter operari, et magicus magice. Nam unus facit per
potestatem naturalem; alius aut nihil facit, aut diabolus auctor est operas
.

background image

Pour distinguer une opération démoniaque d’une opération natu-

relle, il convient donc d’évaluer le but de l’incantation et la person-
nalité de celui qui l’énonce. C’est là que le personnage de la vetula
intervient: elle incarne le risque d’amalgame qu’il est nécessaire de
garder à l’esprit. Si la sorcière, chez Roger Bacon, est réduite à
n’être qu’une silhouette, sa présence est cependant nécessaire à l’ar-
gumentation. En agitant le chiffon rouge de la vetula, l’auteur montre
qu’il est conscient de la proximité de ce qu’il propose avec certaines
opérations défendues et dangereuses. Ce personnage joue le rôle de
faire-valoir dans un discours qui met en avant le savant, le philo-
sophe, le manipulateur éclairé des forces de la nature.

La vetula comme femme trompée

Pietro d’Abano ne consacre pas de développement particulier à la

vetula lorsqu’il discute des incantations thérapeutiques. Celle-ci
occupe néanmoins une place dans la réflexion à travers trois couples
de personnages antinomiques: la vetula s’oppose au médecin, au noble
et au savant.

L’opposition entre la vetula et le médecin apparaît dans un argu-

ment contre l’usage des incantations que Pietro d’Abano tire de
Galien. Dans l’un de ses écrits médicaux, Galien dénonce en effet
l’utilisation d’incantations, de phylactères ou de fumigations à visées
thérapeutique: ces pratiques sont qualifiées de fables (fabulae)

20

.

Pietro d’Abano reprend le terme et le complète: ce sont, dit-il, des
fables des petites vieilles (fabule vetularum)

21

. Elles représenteraient le

pendant négatif de la pratique médicale galénique. Dans ce passage,
la vetula n’est qu’une simple allusion. C’est elle pourtant qui apporte
une limite par défaut à l’art médical du bon médecin.

379

LA SORCIÈRE EN SON MILIEU NATUREL

20

. Galien, De simplicium medicamentorum temperamentis ac facultatibus, VI, proe-

mium, éd. Kühn, Opera Omnia, Paris

1826

, XI,

791

-

92

: Caeterum quoniam medica-

menta omnia partim sunt partes animalium, aut plantarum, aut fructuum, aut horum
liquores, aut succi, partim vero ex metallis sumuntur, melius mihi visum est de plantis
ante omnia differere, tum quod numerosissimum illarum est genus, tum quod virium
robore praecellentissimum, inde de metallicis tractare, atque hinc ad animalium partes
transire. Verum id ad fabulas versus aniles est, simulque praestigias quasdam deliras
Aegyptias, junctis nonnullis incantationibus, quas quum herbas colligunt admurmurant
.

21

. Pietro d’Abano, Conciliator,

156

, §

16

, éd. Delaurenti, «Pietro d’Abano et les

incantations»: … Galenus in

6

prealegato, detestans Chamachirum et Bamachirum, cunc-

tis Dyascoridem preferens, eo quod scripsissent superstitiosa verba et fabulas quas narrare
consuerant muliercule ac vetule ad modum stultorum egyptiorum fascinationes dicentium
.

background image

Le personnage de la vetula a plus de consistance lorsqu’elle est

opposée au savant. Il s’agit pour Pietro d’Abano d’expliquer de
quelle manière les démons peuvent intervenir dans la pratique
incantatoire. Son argumentation est la suivante: les démons s’atta-
quent principalement aux hommes ordinaires et aux vetule, parce
que les savants sont plus difficiles à tromper et qu’ils savent manier
le pouvoir naturel des mots. L’intervention des démons serait donc
dépendante de la personne qui énonce la formule. Le mode d’action
de la formule, diabolique ou naturel, dépendrait du statut social et
de l’éducation du locuteur, ainsi que de sa force d’âme

22

.

Pietro d’Abano engage de cette manière une réflexion sur le rôle

du public dans l’efficacité des pratiques magiques. L’interprétation
qu’il propose ne nie pas complètement le rôle des démons; le soup-
çon d’une intervention démoniaque est réservé aux cas les plus sus-
pects. La mise en œuvre savante du pouvoir des mots est considérée
comme une opération naturelle, donc licite, tandis que les opéra-
tions de la vetula sont évidemment illicites. L’usage médical et astro-
logique de l’incantation trouve ici sa justification. L’analyse de Pietro
d’Abano reflète une conception stéréotypée de la vetula, qui apparaît
comme un personnage faible et naïf, soumise à la tromperie des
démons. Les opérations de magie démoniaque lui sont réservées. Le
savant, à l’inverse, est crédité de pouvoirs élevés. Sa personnalité, ses
intentions et son savoir sont importants pour la mise en œuvre
d’une formule thérapeutique, ce qui rappelle les conceptions de
Roger Bacon sur l’importance de la noblesse et de la dignité de
l’âme du locuteur

23

. On peut y voir, de la part de Pietro d’Abano,

une certaine conscience de sa profession et de la valeur scientifique
de la médecine et de l’astrologie.

Le personnage de la vetula fait une troisième apparition dans le

texte de Pietro d’Abano: elle s’oppose non seulement au médecin et
au savant, mais aussi à l’homme noble. Un petit exemplum met en scène
un homme noble qui se moque des pratiques d’une vieille femme:

380

BÉATRICE DELAURENTI

22

. Pietro d’Abano, Conciliator,

156

, §

27

: Si vero depravata, ita demon vel spiri-

tus, cuius efficacia permaxima cum «non sit in terra potestas que sibi valeat comparari»
[Jb,

41

,

24

], hic quidem multum incantationibus et sacrificiis obedit ut decipiat concitatus

vehementer, aut appareat multa perficiens, et precipue mulierculis obediens simplicioribus,
quia eas enim celerius sapienter fallere valet. Quare has video votum et effectum conse-
qui ex earum incantatione seu coniuratione quamplurime, quod sapientiori non accidit
quantumcunque illis operetur perfectius. Est etiam, ut expertus, vigoris amplioris et fami-
liaritatis in locis in quibus cultus celebratur divinus
.

23

. Cf. Roger Bacon, Opus Maius, III,

14

,

124

et Opus Maius, IV,

396

.

background image

Un certain noble avait appris à une pauvre petite vieille cette incanta-

tion: «deux et trois font cinq, trois et deux aussi». Un jour, une arête de
poisson enfoncée dans la gorge de cet homme le fit souffrir. Il finit par la
faire appeler, elle vint auprès de lui et lui dit qu’elle ne connaissait aucun
autre remède que celui qu’il lui avait appris. Il fut alors secoué par un grand
éclat de rire et rejeta l’arête avec du sang

24

.

Cette anecdote tente de ridiculiser la petite vieille: elle est celle

qui ne sait rien, qui n’a rien à dire, qui ne peut que confesser son
ignorance en ce qui concerne les pratiques incantatoires. Mais le récit
n’est pas dépourvu d’ambiguïtés: le personnage de la vetula n’existe
que par la représentation que s’en fait l’homme noble, elle-même ne
revendique aucune pratique d’incantation. Les démons non plus n’in-
terviennent pas. L’apparition de la petite vieille permet de dénoncer
subrepticement l’inutilité et l’inefficacité des pratiques magiques.

Dans ces trois couples d’opposition, la vetula apparaît avant tout

comme un être négatif. Elle n’est ni médecin, ni astrologue; elle ne
peut se prévaloir d’aucune sorte d’expertise; elle relève des couches
les plus simples et les plus vulgaires de la population. Ces aspects
sociologiques entraînent une évaluation péjorative du personnage: son
manque d’instruction, sa naïveté en font une proie facile et le jouet
des démons. La vetula de Pietro d’Abano se rapproche ainsi de celle
de Roger Bacon. Elle représente la limite par défaut de toute opéra-
tion naturelle: en dessous de ce seuil intellectuel et social, nos auteurs
considèrent qu’il n’est plus possible de réaliser un prodige naturel.
Mais le texte de Pietro d’Abano apporte aussi une tonalité différente
au personnage. La vetula, pour lui, n’est pas un personnage craint ou
détesté: elle est surtout moquée en tant que femme trompée. Le per-
sonnage, quoique discret, en retire une complexité inédite, le relief
d’un être féminin dans une situation de mépris et d’humiliation.

La vetula, sorcière aux deux visages

Le paysage que décrit Nicole Oresme laisse également apparaître,

en arrière-plan, la silhouette de la vetula. En arrière-plan, c’est-à-

381

LA SORCIÈRE EN SON MILIEU NATUREL

24

. Pietro d’Abano, Conciliator,

156

, §

32

: Nobilis quis pauperculam docuerit vetu-

lam precantare, dicendo «duo et tria constituunt quinque, et tria similiter et duo». Dum
autem hic spina piscis gutturi eius infixa cruciaretur. Eaque tandem vocata, perveniens ad
eum, dixit se aliam nescire medelam, nisi eam quam ab eo didicerat; is autem in vehe-
mentiorem risum concitatus, spinam cum sanguine foras mandauit
.

background image

dire de façon fugitive, sous la forme de l’expression fabulae vetula-
rum:
Oresme qualifie les opérations des magiciens de contes de
vieilles femmes

25

. Cependant la vetula selon Oresme est plus com-

plexe que cette mention un peu vague. Ses arguments permettent de
distinguer deux sortes de vetule: la première est une victime craintive
et crédule, la seconde est plus forte et sait exploiter les pouvoirs de
la nature.

Facile à tromper, parce que crédule et craintive, voilà les traits qui

caractérisent au premier abord la vetula dans le De configuratione qua-
litatum
. Elle appartient à cette population qui attribue aux incanta-
tions des pouvoirs qu’elles n’ont pas. Oresme la convoque lorsqu’il
entreprend de dénoncer l’imposture des pratiques magiques. Elle
illustre la crédulité du public, une crédulité qui est rapportée à l’âge:
les jeunes gens sont plus faciles à tromper, de même que les per-
sonnes âgées

26

. Déjà pour Pietro d’Abano, la distinction entre vetula

et expertus était une des clés pour expliquer les pratiques incanta-
toires en fonction du public. Chez Oresme, le même argument se
fait plus radical: la présence d’un public peu instruit vaut comme
preuve de l’imposture de la magie. Pour lui, la vetula n’est pas trom-
pée par le démon comme l’affirmait Pietro d’Abano: elle est trom-
pée par le magicien lui-même, c’est cet imposteur qui lui fait croire
à l’efficacité de pratiques douteuses et inefficaces

27

.

On retrouve cette vetula crédule dans la question

44

des Quodli-

beta, dans laquelle Oresme rapporte une discussion qu’il aurait eue
avec une vieille femme accusée de magie. Aux interrogations du
théologien sur les pratiques dont on l’accuse, la femme répond «à la
manière d’une femme timide (timida)» et avoue qu’elle «ne sait pas
ce qu’[elle] dit, ni ce qu’[elle] a dit»

28

. Oresme met en évidence que

382

BÉATRICE DELAURENTI

25

. Nicole Oresme, De configuratione qualitatum, II,

35

,

372

: Huiusmodi divina-

tores aut magi fingunt et mentiuntur se multa posse facere que non possunt et iactant se
fecisse que non fecerunt (…). Plurima etiam de talibus factis narrantur que simpliciter
falsa sunt et similia fabulis vetularum.

26

. Nicole Oresme, De configuratione qualitatum, II,

28

,

342

-

4

: Hoc idem proba-

tur rationis sumptis ex parte etatis. Pueri namque et adolescentes seu iuvenes propter
animi levitatem et facilem credulitatem magis et citius possunt per ista seduci. (…) Ad
hoc etiam est argumentum de etate senili. Ad quedam namque maleficia peragenda sunt
apte vetule.

27

. Nicole Oresme, De configuratione qualitatum, II,

27

,

340

: Magi in variis sectis

aut legibus et in diversis temporibus et regionibus utuntur aliis et aliis coniurationibus.
Confingunt enim suas invocationes et sacrificia iuxta opinionem et credulitatem hominum
quos intendunt decipere et vocant demones aliter et aliter.

28

. Nicole Oresme, Quodlibeta,

44

, Ms. Napoli, Bibl. Nazionale Vittorio

Emmanuele III, XI C

84

, fol.

118

-

119

v (éd. B. Delaurenti en cours de publica-

background image

la menace, la peur et la crédulité ont une influence sur les personnes
accusées de pratiquer la magie. Il souligne la responsabilité des juges
dans les récits obtenus sous la torture. Leurs manigances s’ajoutent à
celles des magiciens: les uns comme les autres tirent profit de la cré-
dulité des victimes

29

. Ce sont les éléments d’une immense fumiste-

rie tournée vers un seul but: créditer les formules d’un pouvoir
qu’elles n’ont pas. Dans ce récit, la vetula est un personnage faible et
peu redoutable, une femme craintive, timide, manipulée par les
juges, dépassée par les accusations qu’on lui impute. On note une
certaine parenté avec la vetula raillée par l’homme noble selon Pietro
d’Abano. Néanmoins le personnage campé par Oresme touche au
pathétique, et l’auteur manifeste quelque compassion à son égard. Sa
réprobation vise d’abord les hommes influents quand ils sont malfai-
sants, les imposteurs qui pratiquent la fausse persuasion et abusent
de la confiance qui leur est accordée.

La vetula d’Oresme ne se limite pas à tenir le rôle de public com-

plaisant. Elle prétend réaliser elle-même des prodiges et faire usage
d’incantations. C’est sous cet autre visage qu’elle apparaît dans la
question

43

des Quodlibeta, en tant que femme agissante et malfai-

sante

30

. Dans ce cas aussi, estime Oresme, la vetula demeure une

pauvre femme, une sorcière dépassée par son art. Elle est trompée au
même titre que ceux qui lui font crédit, car elle se laisse prendre
aux illusions qu’elle a mises en œuvre. «Il existe certains moyens par
lesquels les agents et les patients sont trompés, de telle sorte que
celui qui fait un sortilège est trompé de la même façon que celui
pour qui ou à qui il est fait»

31

: c’est le topos du trompeur trompé.

383

LA SORCIÈRE EN SON MILIEU NATUREL

tion): Dico quod ex magno timore nesciunt quid dicunt, et etiam non ita clare confiten-
tur. (…). Et ego hoc vidi quia de una dicebatur quod faciebat et quod ipsa fuerat
confessa. Et ego rogavi prepositum quatinus promitteret me alloqui illam; qui mihi
concessit. Sed cum in presentia prepositi et aliorum sim locutus etc. et petiuissem etc.,
sicud timida respondit: ‘vero nescio quid dico nec quid dixi et multa alia’, et quilibet per-
cepit quod non esset nisi truffa.

29

. Nicole Oresme, Quodlibeta,

44

: … Dico etiam quod per tormenta fatentur etc.

Dico etiam quod aliqui miseri uel misere quandoque credunt aliqua facere et tamen in rei
veritate nichil faciunt, quamvis quandoque concurrat quod accidat sicut intendunt saltim
in parte. Et tunc imponitur: ‘ecce hoc fecerunt’, etc.

30

. Nicole Oresme, Quodlibeta,

43

, Ms. Paris, BnF, lat.

15126

, fol.

153

r (éd. B.

Delaurenti en cours de publication): Exemplum: quandoque uetula facit aliqua car-
mina seu dicit et ligat aliquas herbas uel aliquas res ut alios prouocet ad odium aut
amorem, aut ad sanitatem aut egritudinem, aut ut sibi appareat uel tali, aut tali appa-
reat de furto quis cepit, uel etc
.

31

. Nicole Oresme, Quodlibeta,

43

, fol.

153

r: Dico igitur quod aliqui sunt modi

quibus decipiuntur agentes et patientes, ita quod ille qui sortilegium facit decipitur et
etiam ille pro quo seu cui facit
.

background image

Sur ce point, Oresme innove et va beaucoup plus loin que Roger

Bacon ou Pietro d’Abano. Il considère que la présence du démon
n’est pas nécessaire pour expliquer les opérations de la vetula. Si la
vetula se trompe elle-même en pensant agir avec le soutien du
démon, c’est que la véritable cause de ses prodiges est naturelle plutôt
que démoniaque. Les dispositions naturelles de la vetula lui permet-
tent parfois de réussir ses opérations, sans aucun appui démoniaque.
Cette interprétation est étayée sur certains arguments concernant le
pouvoir de la voix. Oresme affirme en effet que les opérations des
magiciens résultent fréquemment d’une illusion des sens, de la crédu-
lité du public ou de la manipulation habile de certains objets, mais il
admet aussi que des prodiges puissent être réellement produits par le
pouvoir des sons, des mots et de la voix. Ce sont là des causes natu-
relles et l’un des fondements du pouvoir magique

32

. Cette idée, pré-

sentée dans le De configuratione qualitatum, est illustrée par une citation
du poète romain Lucain qui, dans son épopée sur la guerre civile,
met en scène une prophétesse à la voix très particulière:

Et alors sa voix, plus puissante que toutes les herbes pour évoquer les

dieux du Léthé, murmure d’abord des sons discordants et bien différents du
langage humain. Elle a l’aboiement du chien et le hurlement des loups, la
plainte du hibou tremblant, de la strige nocturne, le grincement ou le gro-
gnement des bêtes sauvages, le sifflement du serpent, elle rend les batte-
ments de l’eau qui se brise sur les écueils, le bruissement des forêt et le ton-
nerre de la nuée qui crève: tant de choses ont formé une seule voix

33

.

La voix de la prophétesse s’apparente à des cris d’animaux et à

toutes sortes de bruits naturels; elle est composée de sonorités
effrayantes et peu harmonieuses. C’est cette discordance qui intéresse
Oresme: pour lui, la voix porteuse d’une telle puissance est une voix

384

BÉATRICE DELAURENTI

32

. Nicole Oresme, De configuratione qualitatum, II,

33

,

366

-

8

: Tertium funda-

mentum artis magice consistit in sonorum seu verborum virtute. (…) Non est difficile
videre – ymmo probabile est – quod naturaliter vel artificiose possit alicuius soni diffor-
mitas taliter figurari quod habebit potentiam aliquid ad extra mutandi, et precipue in
animali illo quod afficitur per auditum ab huiusmodi sono. (…) Ad hanc autem effica-
tiam potissime aptus est sonus vox et maxime vox humana
.

33

. Lucain, De bello civili (Pharsalia), VI,

685

-

88

, éd. et trad. A. Bourgery, Paris,

1976

5

,

35

: Tunc uox Lethaeos cunctis pollentior herbis / excantare deos confundit mur-

mura primum / dissona et humanae multum discordia linguae. / Latratus habet illa
canum gemitusque luporum / quod trepidus bubo, quod strix nocturna queruntur / quod
strident ululantque ferae, quod sibilat anguis / exprimit et planctus inlisae cautibus
undae / siluarumque sonum fractaeque tonitrua nubis. / Tot rerum uox una fuit
; Nicole
Oresme, De configuratione qualitatum, II,

33

,

368

.

background image

inhumaine, bestiale. Ce sont les dissonances et les déformations du
son qui lui donnent cette puissance. Le démon n’y est pour rien.

Erictho, la devineresse du texte de Lucain, n’est pas exactement

une vetula. Oresme ne la désigne pas ainsi. Elle s’apparente néan-
moins à cette vetula malfaisante qu’il décrit par ailleurs: elle a la
même ambivalence et exploite, sans le savoir, le pouvoir naturel des
sons. Dans l’argumentation d’Oresme, le personnage de la vetula
intervient ainsi à contre-emploi. Les véritables ressorts de son pou-
voir sont les forces naturelles qui se manifestent par sa voix

34

. La

prophétesse de Lucain constitue ainsi un cas-limite de mise en
œuvre du pouvoir naturel des mots.

La vetula de Nicole Oresme est donc un personnage à double

face, à la fois femme victime, crédule, bernée par les hommes, et
magicienne réalisant elle-même des prodiges. Les deux aspects se
mêlent sans que jamais Oresme ne les distingue clairement. La vetula
est trompée et trompeuse; elle se trompe elle-même et trompe les
autres dans le même temps. Elle est paradoxalement crédule et effi-
cace, naïve et experte. Elle incarne la complexité des pratiques
magiques dont Oresme entend révéler l’imposture, et qui pourtant
paraissent reposer sur une utilisation pertinente et bien comprise des
ressources de la nature et des capacités humaines. Le projet para-
doxal d’Oresme confère ainsi à la vetula une forme d’ambivalence
nouvelle, que l’on ne percevait pas dans les représentations de Roger
Bacon ou de Pietro d’Abano.

L’analyse du rôle du démon et de la vetula dans les écrits de

Roger Bacon, Pietro d’Abano et Nicole Oresme à propos des incan-
tations nous a permis d’esquisser un portrait de sorcière qui n’est
pas encore prise pour une sorcière, de la cerner «en son milieu
naturel», et non dans les stéréotypes de l’image qu’on s’en fait. Il
nous reste à conclure en fonction de notre projet de départ, qui
visait à saisir les interactions entre magie naturelle et démonologie à
l’orée de la grande vague de procès en sorcellerie. Nous avons
évoqué une parenthèse naturaliste entre

1230

et

1370

, autour des

discussions sur la virtus verborum. Cette parenthèse était-elle per-
méable aux préoccupations de l’époque? Quelles furent ses relations
avec les doctrines démonologiques de son temps?

385

LA SORCIÈRE EN SON MILIEU NATUREL

34

. Sur cette question, cf. aussi B. Delaurenti, «Oresme, Lucain et la ‘voix de

sorcière’», Cahiers de Recherches Médiévales,

13

(

2006

),

169

-

79

.

background image

Le discours démonologique a pesé sur les écrits d’inspiration

naturaliste. La philosophie naturelle a été sensible à une crispation
croissante des arguments à propos des démons. Roger Bacon et plus
encore Pietro d’Abano se sont efforcés de mettre à l’écart la causa-
lité démoniaque qui reflétait ces inquiétudes. Pour eux, démons et
vetula sont avant tout des pôles négatifs dans la réflexion sur les
pouvoirs de la nature. L’attitude de Nicole Oresme est différente
parce qu’il fait face à une menace réelle, celle des magiciens et des
astrologues dont le poids à la cour va grandissant. Il est bien informé
des croyances et des pratiques de son temps, comme le montrent les
nombreux détails qu’il emprunte aux pratiques magiques. Face à ce
danger qui pour lui est tangible, son attitude est double. D’un côté,
il met le démon hors d’état de nuire et le rend inutile à la réflexion,
au prix d’un renversement de l’argumentation. De l’autre côté, il
attribue à la vetula une certaine ambivalence. Son portrait de la
vetula inclut discrètement les procès en sorcellerie et la question de
l’aveu, d’une façon tout à fait nouvelle.

Il faut néanmoins relativiser ces mises en perspective. Les argu-

ments de nos trois auteurs sont soutenus d’abord par la volonté de
maintenir à distance l’interprétation démoniaque. Leurs écrits sont
guidés par un désir de rénover l’approche de la natura. C’est pour-
quoi ils expriment, chacun à sa manière, des réticences vis-à-vis de
la démonologie et de la sorcellerie. Cet esprit de résistance passe par
le refus du pacte démoniaque. Roger Bacon, Pietro d’Abano puis
Nicole Oresme se distinguent de l’interprétation théologique domi-
nante telle que l’avait élaborée Thomas d’Aquin. C’est avec Jean
Gerson, au début du XV

e

siècle, que l’interprétation faisant appel au

pacte devient la seule interprétation tolérée

35

. Nos trois auteurs se

trouvent en retrait par rapport aux appréciations des théologiens et
des inquisiteurs sur la pratique superstitieuse.

On peut aussi parler de résistance à propos de la vetula. Dans les

écrits de Roger Bacon et de Pietro d’Abano, cette figure est avant

386

BÉATRICE DELAURENTI

35

. Jean Gerson, Sermo V de festo omnium sanctorum, «Regnum coelorum vim

patitur» et Sermo a devotissimus de Christi nativitate, «Puer natus est nobis», éd. L. E.
Du Pin, Opera omnia, III, Anvers

1706

, repr. Hildesheim-Zurich-New York

1987

,

1547

D et

942

AB; Jean Gerson, De erroribus circa artem magicam, éd. P. Glorieux

dans Jean Gerson, Œuvres complètes,

10

: l’œuvre polémique, Paris

1973

,

77

, n°

500

;

«Determinatio solennelle de la Faculté de Théologie de l’Université de Paris
condamnant vingt-huit articles relatifs à la magie (

19

septembre

1398

)», éd. J. P.

Boudet, «Les condamnations de la magie à Paris en

1398

», Revue Mabillon, n.s.

12

, t.

73

(

2001

),

147

-

54

. Cf. Delaurenti, La Puissance des mots,

479

-

99

.

background image

tout un archétype, un motif construit pour les besoins de l’argu-
mentation, un être de discours sans existence réelle. Elle a une fonc-
tion rhétorique, elle soutient l’argumentation en imposant une limite
négative au champ des opérations naturelles. Avec Nicole Oresme
en revanche, la vetula acquiert une stature plus complexe. Jole
Agrimi et Chiara Crisciani ont montré que le motif de la vetula
avait fait l’objet, au XV

e

siècle, d’une «assimilation démonologique»

accompagnée d’une réduction progressive de son ambivalence au
profit de la construction d’un ennemi unique en connivence étroite
avec le démon

36

. Le mouvement ici est inverse: la vetula de Roger

Bacon, celles de Pietro d’Abano et, plus encore, celles de Nicole
Oresme sont loin de cette assimilation et de cette homogénéisation.

Qu’en est-il de la postérité des réflexions de Roger Bacon, Pietro

d’Abano ou Nicole Oresme dans les écrits du XV

e

siècle sur la sor-

cellerie? Elle est difficile à déceler. Il semble que les thèmes déve-
loppés en philosophie naturelle à propos du démon ou de la vetula
ont eu peu d’écho dans les constructions démonologiques contem-
poraines ou postérieures. On a plutôt l’impression d’un évitement,
et pour cause: la virtus verborum faisait peu de cas du démon, désor-
mais objet majeur des obsessions doctrinales.

Un exemple de ce manque de postérité serait la question du

pouvoir de la voix, telle que la développe Nicole Oresme. En

1486

/

1487

, le célèbre Malleus maleficarum fait mention de la voix de

sorcière. Une des questions du manuel demande «pourquoi plus
d’hommes que de femmes sont engagés dans la superstition». La
réponse est l’occasion de souligner les mauvais effets de la voix
féminine: «Menteuse par nature, [la voix de la femme] l’est dans son
langage: elle pique tout en charmant»

37

. Vient ensuite la mention de

la légende des sirènes, telle qu’elle est exposée par Homère dans
l’Odyssée et par Ovide dans les Métamorphoses

38

. Pour les deux inqui-

387

LA SORCIÈRE EN SON MILIEU NATUREL

36

. Agrimi, Crisciani, «Savoir médical et anthropologie religieuse».

37

. Henri Institoris, Jacques Sprenger, Malleus Maleficarum, I, VI, Göttingen

(fac. sim. Lyon,

1620

),

64

: Cur in maiores multitudines reperiantur magis foemina

superstitiosa quam viri? (…) Audiamus et aliam proprietatem per vocem. Nam sicut est
mendax in natura, sic et in loquela. Nam pungit et tamen delectat. Unde et earum vox
cantui Syrenarum assimilatur, quae dulci melodia transeuntes attrahunt et tamen occi-
dunt. Occidunt quidem, quia ex marsupio evacuant, vires auserunt, et Deum perdere
cogunt.
Trad. A. Danet, Grenoble

1990

,

176

.

38

. Homère, Odyssée, Chant XII, v.

39

-

55

et v.

165

-

200

, Paris

1924

; Ovide,

Métamorphoses, V, v.

551

-

71

, Paris

1925

.

background image

siteurs du Malleus maleficarum, la sorcière est avant tout une femme.
La voix est un de ses atouts. Elle n’est pas vraiment terrifiante, mais
c’est une voix féminine qui séduit l’auditeur et qui l’ensorcelle. La
voix de la sorcière n’est rien d’autre qu’une voix féminine, char-
mante et enjôleuse.

Les analyses d’Oresme et la référence à Lucain sont restées lettre

morte au XV

e

siècle. L’idée que la sorcière puisse agir par sa voix

n’avait plus de consistance à l’époque des procès en sorcellerie. Dans
la construction de la démonologie et de la sorcellerie à la fin du
Moyen Age, la vetula d’Oresme, ce personnage ambigu, sachant
manier les forces de la nature, n’aura pas eu de postérité, pas plus
que la notion hardie de virtus verborum.

EHESS (Groupe d’Anthropologie Scolastique) / K.U. Leuven

388

BÉATRICE DELAURENTI


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