Roland Barthes
Le Degré zéro de l'écriture
(1953)
Introduction
Hébert ne commençait jamais un numéro du Père Duché-né sans y mettre quelques «foutre » et quelques «• bougre ». Ces grossièretés ne signifiaient rien, mais elles signalaient. Quoi? Toute une situation révolutionnaire. Voilà donc l'exemple d'une écriture dont la fonction n'est plus seulement de communiquer ou d'exprimer, mais d'imposer un au-delà du langage qui est à la fois l'Histoire et le parti qu'on y prend.
Il n'y a pas de langage écrit sans affiche, et ce qui est vrai du Père Duchêne, l'est également de la Littérature. Elle aussi doit signaler quelque chose, différent de son contenu et de sa forme individuelle, et qui est sa propre clôture, ce par quoi précisément elle s'impose comme Littérature. D'où un ensemble de signes donnés sans rapport avec l'idée, la langue ni le style, et destinés à définir dans l'épaisseur de tous les modes d'expression possibles, la solitude d'un langage rituel. Cet ordre sacral des Signes écrits pose la Littérature comme une institution et tend évidemment à l'abstraire de l'Histoire, car aucune clôture ne se fonde sans une idée de pérennité; or c'est là où l'Histoire est refusée qu'elle agit le plus clairement; il est donc possible de tracer une histoire du langage littéraire qui n'est ni l'histoire de la langue, ni celle des styles, mais seulement l'histoire des Signes de la Littérature, et l'on peut escompter que cette histoire formelle manifeste à sa façon, qui n'est pas la moins claire, sa liaison avec l'Histoire profonde.
Il s'agit bien entendu d'une liaison dont la forme peut varier avec l'Histoire elle-même; il n'est pas nécessaire de recourir à un déterminisme direct pour sentir l'Histoire présente dans un destin des écritures : cette sorte de front fonctionnel qui emporte les événements, les situations et les idées le long du temps historique, propose ici moins des effets que les limites d'un choix. L'Histoire est alors devant l'écrivain comme l'avènement d'une option nécessaire entre plusieurs morales du langage; elle l'oblige à signifier la Littérature selon des possibles dont il n'est pas le maître. On verra, par exemple, que l'unité idéologique de la bourgeoisie a produit une écriture unique, et qu'aux temps bourgeois (c'est-à-dire classiques et romantiques), la forme ne pouvait être déchirée puisque la conscience ne l'était pas; et qu'au contraire, dès l'instant où l'écrivain a cessé d'être un témoin de l'universel pour devenir une conscience malheureuse (vers 1850), son premier geste a été de choisir l'engagement de sa forme, soit en assumant, soit en refusant l'écriture de son passé. L'écriture classique a donc éclaté et la Littérature entière, de Flaubert à nos jours, est devenue une problématique du langage.
C'est à ce moment même que la Littérature (le mot est né peu de temps avant) a été consacrée définitivement comme un objet. L'art classique ne pouvait se sentir comme un langage, il était langage, c'est-à-dire transparence, circulation sans dépôt, concours idéal d'un Esprit universel et d'un signe décoratif sans épaisseur et sans responsabilité; la clôture de ce langage était sociale et non de nature. On sait que vers la fin du xvm' siècle, cette transparence vient à se troubler; la forme littéraire développe un pouvoir second, indépendant de son économie et de son euphémie; elle fascine, elle dépayse, elle enchante, elle a un poids; on ne sent plus la Littérature comme un mode de circulation socialement privilégié, mais comme un langage consistant, profond, plein de secrets, donné à la fois comme rêve et comme menace.
Ceci est de conséquence : la forme littéraire peut désormais provoquer les sentiments existentiels qui sont attachés [8] au creux de tout objet : sens de l'insolite, familiarité, dégoût, complaisance, usage, meurtre. Depuis cent ans, toute écriture est ainsi un exercice d'apprivoisement ou de répulsion en face de cette Forme-Objet que l'écrivain rencontre fatalement sur son chemin, qu'il lui faut regarder, affronter, assumer, et qu'il ne peut jamais détruire sans se détruire lui-même comme écrivain. La Forme se suspend devant le regard comme un objet; quoi qu'on fasse, elle est un scandale : splendide, elle apparaît démodée; anarchique, elle est asociale; particulière par rapport au temps ou aux hommes, de n'importe quelle manière elle est solitude.
Tout le xix siècle a vu progresser ce phénomène dramatique de concrétion. Chez Chateaubriand, ce n'est encore qu'un faible dépôt, le poids léger d'une euphorie du langage, une sorte de narcissisme où l'écriture se sépare à peine de sa fonction instrumentale et ne fait que se regarder elle-même. Flaubert - pour ne marquer ici que les moments typiques de ce procès - a constitué définitivement la Littérature en objet, par l'avènement d'une valeur-travail : la forme est devenue le terme d'une «fabrication », comme une poterie ou un joyau (il faut lire que la fabrication en fut «signifiée», c'est-à-dire pour la première fois livrée comme spectacle et imposée). Mallarmé, enfin, a couronné cette construction de la Littérature-Objet, par l'acte ultime de toutes les objectivations, le meurtre : on sait que tout l'effort de Mallarmé a porté sur une destruction du langage, dont la Littérature ne serait en quelque sorte que le cadavre. y Partie d'un néant où la pensée semblait s'enlever heureusement sur le décor des mots, l'écriture a ainsi traversé tous les états d'une solidification progressive : d'abord objet d'un regard, puis d'un faire, et enfin d'un meurtre, elle atteint aujourd'hui un dernier avatar, l'absence: dans ces écritures neutres, appelées ici « le degré zéro de l'écriture », on peut facilement discerner le mouvement même d'une négation, et l'impuissance à l'accomplir dans une durée, comme si la Littérature, tendant depuis un siècle à transmuer sa surface dans une forme sans hérédité, ne trouvait [9] plus de pureté que dans l'absence de tout signe, proposant enfin l'accomplissement de ce rêve orphéen : un écrivain sans Littérature. L'écriture blanche, celle de Camus, celle de Blanchot ou de Cayrol par exemple, ou l'écriture parlée de Queneau, c'est le dernier épisode d'une Passion de l'écriture, qui suit pas à pas le déchirement de la conscience bourgeoise.
Ce qu'on veut ici, c'est esquisser cette liaison; c'est affirmer l'existence d'une réalité formelle indépendante de la langue et du style; c'est essayer de montrer que cette troisième dimension de la Forme attache elle aussi, non sans un tragique supplémentaire, l'écrivain à sa société; c'est enfin faire sentir qu'il n'y a pas de Littérature sans une Morale du langage. Les limites matérielles de cet essai (dont quelques pages ont paru dans Combat en 1947 et en 1950) indiquent assez qu'il ne s'agit que d'une introduction à ce que pourrait être une Histoire de l'Écriture. [10]
Qu'est-ce que l'écriture?
On sait que la langue est un corps de prescriptions et d'habitudes, commun à tous les écrivains d'une époque. Cela veut dire que la langue est comme une Nature qui passe entièrement à travers la parole de l'écrivain, sans pourtant lui donner aucune forme, sans même la nourrir : elle est comme un cercle abstrait de vérités, hors duquel seulement commence à se déposer la densité d'un verbe solitaire. Elle enferme toute la création littéraire à peu prés comme le ciel, le sol et leur jonction dessinent pour l'homme un habitat familier. Elle est bien moins une provision de matériaux qu'un horizon, c'est-à-dire à la fois une limite et une station, en un mot l'étendue rassurante d'une économie. L'écrivain n'y puise rien, à la lettre : la langue est plutôt pour lui comme une ligne dont la transgression désignera peut-être une surnature du langage : elle est l'aire d'une action, la définition et l'attente d'un possible. Elle n'est pas le lieu d'un engagement social, mais seulement un réflexe sans choix, la propriété indivise des hommes et non pas des écrivains; elle reste en dehors du rituel des Lettres; c'est un objet social par définition, non par élection. Nul ne peut, sans apprêts, insérer sa liberté d'écrivain dans .l'opacité de la langue, parce qu'à travers elle c'est l'Histoire entière qui se tient, complète et unie à la manière d'une Nature. Aussi, pour l'écrivain, la langue n'est-elle qu'un horizon humain qui installe au loin une certaine familiarité, toute négative d'ailleurs : dire que Camus et Queneau parlent la même langue, ce n'est que présumer, par une opération différentielle, toutes les
langues, archaïques ou futuristes, qu'ils ne parlent pas : suspendue entre des formes abolies et des formes inconnues, la langue de l'écrivain est bien moins un fonds qu'une limite extrême; elle est le lieu géométrique de tout ce qu'il ne pourrait pas dire sans perdre, tel Orphée se retournant, la stable signification de sa démarche et le geste essentiel de sa sociabilité.
La langue est donc en deçà de la Littérature. Le style est presque au-delà : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. Ainsi sous le nom de style,. se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l'auteur, dans cette hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses, où s'installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence. Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans destination, il est le produit d'une poussée, non d'une intention, il est comme une dimension verticale et solitaire de la pensée. Ses références sont au niveau d'une biologie ou d'un passé, non d'une Histoire : il est la « chose » de l'écrivain, sa splendeur et sa prison, il est sa solitude. Indifférent et transparent à la société, démarche close de la personne, il n'est nullement le produit d'un choix, d'une réflexion sur la Littérature. Il est la part privée du rituel, il s'élève à partir des profondeurs mythiques de l'écrivain, et s'éploie hors de sa responsabilité. Il est la voix décorative d'une chair inconnue et secrète; il fonctionne à la façon d'une Nécessité, comme si, dans cette espèce de poussée florale, le style n'était que le terme d'une métamorphose aveugle et obstinée, partie d'un infra-langage qui s'élabore à la limite de la chair et du monde. Le style est proprement un phénomène d'ordre germinatif, il est la transmutation d'une Humeur. Aussi les allusions du style sont-elles réparties en profondeur; la parole a une structure horizontale, ses secrets sont sur la même ligne que ses mots et ce [12] qu'elle cache est dénoué par la durée même de son continu; dans la parole tout est offert, destiné à une usure immédiate, et le verbe, le silence et leur mouvement sont précipités vers un sens aboli : c'est un transfert sans sillage et sans retard. Le style, au contraire, n'a qu'une dimension verticale, il plonge dans le souvenir clos de la personne, il compose son opacité à partir d'une certaine expérience de la matière; le style n'est jamais que métaphore, c'est-à-dire équation entre l'intention littéraire et la structure charnelle de l'auteur (il faut se souvenir que la structure est le dépôt d'une durée). Aussi le style est-il toujours un secret; mais le versant silencieux de sa référence ne tient pas à la nature mobile et sans cesse sursitaire du langage; son secret est un souvenir enfermé dans le corps de l'écrivain; la vertu allusive du style n'est pas un phénomène de vitesse, comme dans la parole, où ce qui n'est pas dit reste tout de même un intérim du langage, mais un phénomène de densité, car ce qui se tient droit et profond sous le style, rassemblé durement ou tendrement dans ses figures, ce sont les fragments d'une réalité absolument étrangère au langage. Le miracle de cette transmutation fait du style une sorte d'opération supra-littéraire, qui emporte l'homme au seuil de la puissance et de la magie. Par son origine biologique, le style se situe hors de l'art, c'est-à-dire hors du pacte qui lie l'écrivain à la société. On peut donc imaginer des auteurs qui préfèrent la sécurité de l'art à la solitude du style. Le type même de l'écrivain sans style, c'est Gide, dont la manière artisanale exploite le plaisir moderne d'un certain éthos classique, tout comme Saint-Saëns a refait du Bach ou Poulenc du Schubert. A l'opposé, la poésie moderne - celle d'un Hugo, d'un Rimbaud ou d'un Char - est saturée de style et n'est art que par référence à une intention de Poésie. C'est l'Autorité du style, c'est-à-dire le lien absolument libre du langage et de son double de chair, qui impose l'écrivain comme une Fraîcheur au-dessus de l'Histoire. [13]
L'horizon de la langue et la verticalité du style dessinent donc pour l'écrivain une nature, car il ne choisit ni l'une ni l'autre. La langue fonctionne comme une négativité, la limite initiale du possible, le style est une Nécessité qui noue l'humeur de l'écrivain à son langage. Là, il trouve la familiarité de l'Histoire, ici, celle de son propre passé. Il s'agit bien dans les deux cas d'une nature, c'est-à-dire d'un gestuaire familier, où l'énergie est seulement d'ordre opératoire, s'employant ici à dénombrer, là à trans--former, mais jamais à juger ni à signifier un choix.
Or toute Forme est aussi Valeur; c'est pourquoi entre la langue et le style, il y a place pour une autre réalité formelle : l'écriture. Dans n'importe quelle forme littéraire, il y a le choix général d'un ton, d'un éthos, si l'on veut, et c'est ici précisément que l'écrivain s'individualise clairement parce que c'est ici qu'il s'engage. Langue et style sont des données antécédentes à toute problématique du langage, langue et style sont le produit naturel du Temps et de la personne biologique; mais l'identité formelle de l'écrivain ne s'établit véritablement qu'en dehors de l'installation des normes de la grammaire et des constantes du style, là où le continu écrit, rassemblé et enfermé d'abord dans une nature linguistique parfaitement innocente, va devenir enfin un signe total, le choix d'un comportement humain, l'affirmation d'un certain Bien, engageant ainsi l'écrivain dans l'évidence et la communication d'un bonheur ou d'un malaise, et liant la forme à la fois normale et singulière de sa parole à la vaste Histoire d'autrui. Langue et style sont des forces aveugles; l'écriture est un acte de solidarité historique. Langue et style sont des objets; l'écriture est une fonction : elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l'Histoire. Par exemple, Mérimée et Fénelon sont séparés [14] par des phénomènes de langue et par des accidents de style; et pourtant ils pratiquent un langage chargé d'une même intentionalité, ils se réfèrent à une même idée de la forme et du fond, ils acceptent un même ordre de conventions, ils sont le lieu des mêmes réflexes techniques, ils emploient avec les mêmes gestes, à un siècle et demi de distance, un instrument identique, sans doute un peu modifié dans son aspect, nullement dans sa situation ni dans son usage : en bref, ils ont la même écriture. Au contraire, presque contemporains, Mérimée et Lautréamont, Mallarmé et Céline, Gide et Queneau, Claudel et Camus, qui ont parlé ou parlent le même état historique de notre langue, usent d'écritures profondément différentes; tout les sépare, le ton, le débit, la fin, la morale, le naturel de leur parole, en sorte que la communauté d'époque et de langue est bien peu de chose au prix d'écritures si opposées et si bien définies par leur opposition même.
Ces écritures sont en effet différentes mais comparables, parce qu'elles sont produites par un mouvement identique, qui est la réflexion de l'écrivain sur l'usage social de sa forme et le choix qu'il en assume. Placée au cœur de la problématique littéraire, qui ne commence qu'avec elle, l'écriture est donc essentiellement la morale de la forme, c'est le choix de l'aire sociale au sein de laquelle l'écrivain décide de situer la Nature de son langage. Mais cette aire sociale n'est nullement celle d'une consommation effective. Il ne s'agit pas pour l'écrivain de choisir le groupe social pour lequel il écrit : il sait bien que, sauf à escompter une Révolution, ce ne peut être jamais que pour la même société. Son choix est un choix de conscience, non d'efficacité. Son écriture est une façon de penser la Littérature, non de retendre. Ou mieux encore : c'est parce que l'écrivain ne peut rien modifier aux données objectives de la consommation littéraire (ces données purement historiques lui échappent, même s'il en est conscient), qu'il transporte volontairement l'exigence d'un langage libre aux sources de ce langage et non au terme de sa consommation. [15]
Aussi l'écriture est-elle une réalité ambiguë : d'une part, elle naît incontestablement d'une confrontation de l'écrivain et de sa société; d'autre part, de cette finalité sociale, elle renvoie l'écrivain, par une sorte de transfert tragique, aux sources instrumentales de sa création. Faute de pouvoir lui fournir un langage librement consommé, l'Histoire lui propose l'exigence d'un langage librement produit.
Ainsi le choix, puis la responsabilité d'une écriture désignent une Liberté, mais cette Liberté n'a pas les mêmes limites selon les différents moments de l'Histoire. Il n'est pas donné à l'écrivain de choisir son écriture dans une sorte d'arsenal intemporel des formes littéraires. C'est sous la pression de l'Histoire et de la Tradition que s'établissent les écritures possibles d'un écrivain donné : il y a une Histoire de l'Ecriture; mais cette Histoire est double : au moment même où l'Histoire générale propose - ou impose - une nouvelle problématique du langage littéraire, l'écriture reste encore pleine du souvenir de ses usages antérieurs, car le langage n'est jamais innocent : les mots ont une mémoire seconde qui se prolonge mystérieusement au milieu des significations nouvelles. L'écriture est précisément ce compromis entre une liberté et un souvenir, elle est cette liberté souvenante qui n'est liberté que dans le geste du choix, mais déjà plus dans sa durée. Je puis sans doute aujourd'hui me choisir telle ou telle écriture, et dans ce geste affirmer ma liberté, prétendre à une fraîcheur ou à une tradition; je ne puis déjà plus la développer dans une durée sans devenir peu à peu prisonnier des mots d'autrui et même de mes propres mots. Une rémanence obstinée, venue de toutes les écritures précédentes et du passé même de ma propre écriture, couvre la voix présente de mes mots. Toute trace écrite se précipite comme un élément chimique d'abord transparent, innocent et neutre, dans lequel la simple durée fait peu à peu apparaître tout un passé en suspension, toute une cryptographie de plus en plus dense.
Comme Liberté, l'écriture n'est donc qu'un moment. Mais [16] ce moment est l'un des plus explicites de l'Histoire, puisque l'Histoire, c'est toujours et avant tout un choix et les limites de ce choix. C'est parce que l'écriture dérive d'un geste significatif de l'écrivain, qu'elle affleure l'Histoire, bien plus sensiblement que telle autre coupe de la littérature. L'unitй de l'йcriture classique, homogиne pendant des siиcles, la pluralitй des йcritures modernes, multipliйes depuis cent ans jusqu'а la limite mкme du fait littйraire, cette espиce d'йclatement de l'йcriture franзaise correspond bien а une grande crise de l'Histoire totale, visible d'une maniиre beaucoup plus confuse dans l'Histoire littйraire proprement dite. Ce qui sйpare la « pensйe » d'un Balzac et celle d'un Flaubert, c'est une variation d'йcole; ce qui oppose leurs йcritures, c'est une rupture essentielle, au moment ^mкme oщ deux structures йconomiques font charniиre, entraоnant dans teur articulation des changements dйcisifs de mentalitй et de conscience. [17]
Йcritures politiques
Toutes les йcritures prйsentent un caractиre de clфture qui est йtranger au langage parlй. L'йcriture n'est nullement un instrument de communication, elle n'est pas une voie ouverte par oщ passerait seulement une intention de langage. C'est tout un dйsordre qui s'йcoule а travers la parole, et lui donne ce mouvement dйvorй qui le maintient en йtat d'йternel sursis. A l'inverse, l'йcriture est un langage durci qui vit sur lui-mкme et n'a nullement la charge de confier а sa propre durйe une suite mobile d'approximations, mais au contraire d'imposer, par l'unitй et l'ombre de ses signes, l'image d'une parole construite bien avant d'кtre inventйe. Ce qui oppose l'йcriture а la parole, c'est que la premiиre paraоt toujours symbolique, introversйe, tournйe ostensiblement du cфtй d'un versant secret du langage, tandis que la seconde n'est qu'une durйe de signes vides dont le mouvement seul est significatif. Toute la parole se tient dans cette usure des mots, dans cette йcume toujours emportйe plus loin, et il n'y a de parole que lа oщ le langage fonctionne avec йvidence comme une voration qui n'enlиverait que la pointe mobile des mots; l'йcriture, au contraire, est toujours enracinйe dans un au-delа du langage, elle se dйveloppe comme un germe et non comme une ligne, elle manifeste une essence et menace d'un secret, elle est une contre-communication, elle intimide. On trouvera donc dans toute йcriture l'ambiguпtй d'un objet qui est а la fois langage et coercition : il y a, au fond de l'йcriture, une « circonstance » йtrangиre au langage, il y a comme le regard d'une intention qui n'est dйjа plus celle du langage. Ce regard peut trиs bien кtre une passion du langage, comme dans l'йcriture littйraire; il peut кtre aussi la menace d'une pйnalitй, comme dans les йcritures politiques : l'йcriture est alors chargйe de joindre d'un seul trait la rйalitй des actes et l'idйalitй des fins. C'est pourquoi le pouvoir ou l'ombre du pouvoir finit toujours par instituer une йcriture axiologique, oщ le trajet qui sйpare ordinairement le fait de la valeur est supprimй dans l'espace mкme du mot, donnй а la fois comme description et comme jugement. Le mot devient un alibi (c'est-а-dire un ailleurs et une justification). Ceci, qui est vrai des йcritures littйraires, oщ l'unitй des signes est sans cesse fascinйe par des zones d'infra- ou d'ultra-langage, l'est encore plus des йcritures politiques, oщ l'alibi du langage est en mкme temps intimidation et glorification : effectivement, c'est le pouvoir ou le combat qui produisent les types d'йcriture les plus purs.
On verra plus loin que l'йcriture classique manifestait cйrйmonialement l'implantation de l'йcrivain dans une sociйtй politique particuliиre et que, parler comme Vaugelas, ce fut, d'abord, se rattacher а l'exercice du pouvoir. Si la Rйvolution n'a pas modifiй les normes de cette йcriture, parce que le personnel pensant restait somme toute le mкme et passait seulement du pouvoir intellectuel au pouvoir politique, les conditions exceptionnelles de la lutte ont pourtant produit, au sein mкme de la grande Forme classique, une йcriture proprement rйvolutionnaire, non par sa structure, plus acadйmique que jamais, mais par sa clфture et son double, l'exercice du langage йtant alors liй, comme jamais encore dans l'Histoire, au Sang rйpandu. Les rйvolutionnaires n'avaient aucune raison de vouloir modifier l'йcriture classique, ils ne pensaient nullement mettre en cause la nature de l'homme, encore moins son langage, et un « instrument » hйritй de Voltaire, de Rousseau ou de Vauvenargues, ne pouvait leur paraоtre compromis. C'est la singularitй des situations historiques qui a formй l'identitй de l'йcriture rйvolutionnaire. Baudelaire a parlй [19] quelque part de « la vйritй emphatique du geste dans les grandes circonstances de la vie». La Rйvolution fut par excellence l'une de ces grandes circonstances oщ la vйritй, par le sang qu'elle coыte, devient si lourde qu'elle requiert, pour s'exprimer, les formes mкmes de l'amplification thйвtrale. L'йcriture rйvolutionnaire fut ce geste emphatique qui pouvait seul continuer l'йchafaud quotidien. Ce qui paraоt aujourd'hui de l'enflure, n'йtait alors que la taille de la rйalitй. Cette йcriture, qui a tous les signes de l'inflation, fut une йcriture exacte : jamais langage ne fut plus invraisemblable et moins imposteur. Cette emphase n'йtait pas seulement la forme moulйe sur le drame; elle en йtait aussi la conscience. Sans ce drapй extravagant, propre а tous les grands rйvolutionnaires, qui permettait au girondin Guadet, arrкtй а Saint-Йmilion, de dйclarer sans ridicule parce qu'il allait mourir : Oui, je suis Guadet. Bourreau, fais ton office. Va porter ma tкte aux tyrans de la patrie. Elle les a toujours fait pвlir : abattue, elle les fera pвlir encore davantage », la Rйvolution n'aurait pu кtre cet йvйnement mythique qui a fйcondй l'Histoire et toute idйe future de la Rйvolution. L'йcriture rйvolutionnaire fut comme l'entйlйchie de la lйgende rйvolutionnaire : elle intimidait et imposait une consйcration civique du Sang.
L'йcriture marxiste est tout autre. Ici la clфture de la forme ne provient pas d'une amplification rhйtorique ni d'une emphase du dйbit, mais d'un lexique aussi particulier, aussi fonctionnel qu'un vocabulaire technique; les mйtaphores elles-mкmes y sont sйvиrement codifiйes. L'йcriture rйvolutionnaire franзaise fondait toujours un droit sanglant ou une justification morale; а l'origine, l'йcriture marxiste est donnйe comme un langage de la connaissance; ici l'йcriture est univoque, parce qu'elle est destinйe а maintenir la cohйsion d'une Nature; c'est l'identitй lexicale de cette йcriture qui lui permet d'imposer une stabilitй des explicatiens [20] et une permanence de mйthode; ce n'est que tout au bout de son langage que le marxisme rejoint des comportements purement politiques. Autant l'йcriture rйvolutionnaire franзaise est emphatique, autant l'йcriture marxiste est litotique, puisque chaque mot n'est plus qu'une rйfйrence exiguл а l'ensemble des principes qui le soutient d'une faзon inavouйe. Par exemple, le mot « impliquer », frйquent dans l'йcriture marxiste, n'y a pas le sens neutre du dictionnaire; il fait toujours allusion а un procиs historique prйcis, il est comme un signe algйbrique qui reprйsenterait toate une parenthиse de postulats antйrieurs.
Liйe а une action, l'йcriture marxiste est rapidement devenue, en fait, un langage de la valeur. Ce caractиre, visible dйjа chez Marx, dont l'йcriture reste pourtant en gйnйral explicative, a envahi complиtement l'йcriture stalinienne triomphante. Certaines notions, formellement identiques et que le vocabulaire neutre ne dйsignerait pas deux fois, sont scindйes par la valeur et chaque versant rejoint un nom diffйrent : par exemple, « cosmopolitisme » est le nom nйgatif d' « internationalisme » (dйjа chez Marx). Dans l'univers stalinien, oщ la dйfinition, c'est-а-dire la sйparation du Bien et du Mal, occupe dйsormais tout le langage, il n'y a plus de mots sans valeur, et l'йcriture a finalement pour fonction de faire l'йconomie d'un procиs : il n'y a plus aucun sursis entre la dйnomination et le jugement, et la clфture du langage est parfaite, puisque c'est finalement une valeur qui est donnйe comme explication d'une autre valeur; par exemple, on dira que tel criminel a dйployй une activitй nuisible aux intйrкts de l'Йtat; ce qui revient а dire qu'un criminel est celui qui commet un crime. On le voit, il s'agit d'une vйritable tautologie, procйdй constant de l'йcriture stalinienne. Celle-ci, en effet, ne vise plus а fonder une explication marxiste des faits, ou une rationalitй rйvolutionnaire des actes, mais а donner le rйel sous sa forme jugйe, imposant une lecture immйdiate des condamnations : le contenu objectif du mot « dйviationniste » est d'ordre pйnal. Si deux dйviationnistes se rйunissent, ils [21] deviennent des « fractionnistes », ce qui ne correspond pas а une faute objectivement diffйrente, mais а une aggravation de la pйnalitй. On peut dйnombrer une йcriture proprement marxiste (celle de Marx et de Lйnine) et une йcriture du stalinisme triomphant (celle des dйmocraties populaires); il y a certainement aussi une йcriture trotskiste et une йcriture tactique, qui est celle, par exemple, du communisme franзais (Substitution de « peuple », puis de « braves gens » а « classe ouvriиre », ambiguпtй volontaire des termes de « dйmocratie », « libertй », « paix », etc.).
Il n'est pas douteux que chaque rйgime possиde son йcriture, dont l'histoire reste encore а faire. L'йcriture, йtant la forme spectaculairement engagйe de la parole, contient а la fois, par une ambiguпtй prйcieuse, l'кtre et le paraоtre du pouvoir, ce qu'il est et ce qu'il voudrait qu'on le croie : une histoire des йcritures politiques constituerait donc la meilleure des phйnomйnologies sociales. Par exemple, la Restauration a йlaborй une йcriture de classe, grвce а quoi la rйpression йtait immйdiatement donnйe comme une condamnation surgie spontanйment de la « Nature » classique : les ouvriers revendicatifs йtaient toujours des « individus », les briseurs de grиve, des « ouvriers tranquilles », et la servilitй des juges y devenait la « vigilance paternelle des magistrats » (de nos jours, c'est par un procйdй analogue que le gaullisme appelle les communistes des « sйparatistes »). On voit qu'ici l'йcriture fonctionne comme une bonne conscience et qu'elle a pour mission de faire coпncider frauduleusement l'origine du fait et son avatar le plus lointain, en donnant а la justification de l'acte, la caution de sa rйalitй. Ce fait d'йcriture est d'ailleurs propre а tous les rйgimes d'autoritй; c'est ce qu'on pourrait appeler l'йcriture policiиre : on sait par exemple le contenu йternellement rйpressif du mot « Ordre ». [22]
L'expansion des faits politiques et sociaux dans le champ de conscience des Lettres a produit un type nouveau de scripteur, situй а mi-chemin entre le militant et l'йcrivain, tirant du premier une image idйale de l'homme engagй, et du second l'idйe que l'њuvre йcrite est un acte. En mкme temps que l'intellectuel se substitue а l'йcrivain, naоt dans les revues et les essais une йcriture militante entiиrement affranchie du style, et qui est comme un langage professionnel de la « prйsence ». Dans cette йcriture, les nuances foisonnent. Personne ne niera qu'il y a par exemple une йcriture « Esprit » ou une йcriture « Temps modernes ». Le caractиre commun de ces йcritures intellectuelles, c'est qu'ici le langage de lieu privilйgiй tend а devenir le signe suffisant de l'engagement. Rejoindre une parole close par la poussйe de tous ceux qui ne la parlent pas, c'est afficher le mouvement mкme d'un choix, sinon soutenir ce choix; l'йcriture devient ici comme une signature que l'on met au bas d'une proclamation collective (qu'on n'a d'ailleurs pas rйdigйe soi-mкme). Ainsi adopter une йcriture - on pourrait dire encore mieuxx- assumer une йcriture -, c'est faire l'йconomie de toutes les prйmisses du choix, c'est manifester comme acquises les raisons de ce choix. Toute йcriture intellectuelle est donc le premier des « sauts de l'intellect ». Au lieu qu'un langage idйalement libre ne pourrait jamais signaler ma personne et laisserait tout ignorer de mon histoire et de ma libertй, l'йcriture а laquelle je me confie est dйjа tout institution; elle dйcouvre mon passй et mon choix, elle me donne une histoire, elle affiche ma situation, elle m'engage sans que j'aie а le dire. La Forme devient ainsi plus que jamais un objet autonome, destinй а signifier une propriйtй collective et dйfendue, et cet objet a une valeur d'йpargne, il fonctionne comme un signal йconomique grвce auquel le scripteur impose sans cesse sa conversion sans en retracer jamais l'histoire.
Cette duplicitй des йcritures intellectuelles d'aujourd'hui est accentuйe par le fait qu'en dйpit des efforts de l'йpoque, la Littйrature n'a pu кtre entiиrement liquidйe : elle forme [23] un horizon verbal toujours prestigieux. L'intellectuel n'est encore qu'un йcrivain mal transformй, et а moins de se saborder et de devenir а jamais un militant qui n'йcrit plus (certains l'ont fait, par dйfinition oubliйs), il ne peut que revenir а la fascination d'йcritures antйrieures, transmises а partir de la Littйrature comme un instrument intact et dйmodй. Ces йcritures intellectuelles sont donc instables, elles restent littйraires dans la mesure oщ elles sont impuissantes et ne sont politiques que par leur hantise de l'engagement. En bref, il s'agit encore d'йcritures йthiques, oщ la conscience du scripteur (on n'ose plus dire de l'йcrivain) trouve l'image rassurante d'un salut collectif.
Mais de mкme que, dans l'йtat prйsent de l'Histoire, toute йcriture politique ne peut que confirmer un univers policier, de mкme toute йcriture intellectuelle ne peut qu'instituer une para-littйrature, qui n'ose plus dire son nom. L'impasse de ces йcritures est donc totale, elles ne peuvent renvoyer qu'а une complicitй ou а une impuissance, c'est-а-dire, de toute maniиre, а une aliйnation. [24]
L'йcriture du Roman
Roman et Histoire ont eu des rapports йtroits dans le siиcle mкme qui a vu leur plus grand essor. Leur lien profond, ce qui devrait permettre de comprendre а la fois Balzac et Michelet, c'est chez l'un et chez l'autre, la construction d'un univers autarcique, fabriquant lui-mкme ses dimensions et ses limites, et y disposant son Temps, son Espace, sa population, sa collection d'objets et ses mythes.
Cette sphйricitй des grandes њuvres du xixe siиcle s'est exprimйe par les longs rйcitatifs du Roman et de l'Histoire, sortes de projections planes d'un monde courbe et liй, dont le roman-feuilleton, nй alors, prйsente, dans ses volutes, une image dйgradйe. Et pourtant la narration n'est pas forcйment une loi du genre. Toute une йpoque a pu concevoir des romans par lettres, par exemple; et toute une autre peut pratiquer une Histoire par analyses. Le Rйcit comme forme extensive а la fois au Roman et а l'Histoire, reste donc bien, en gйnйral, le choix ou l'expression d'un moment historique.
Retirй du franзais parlй, le passй simple, pierre d'angle du Rйcit, signale toujours un art; il fait partie d'un rituel des Belles-Lettres. Il n'est plus chargй d'exprimer un temps. Son rфle est de ramener la rйalitй а un point, et d'abstraire de la multiplicitй des temps vйcus et superposйs un acte verbal pur, dйbarrassй des racines existentielles de l'expйrience, et orientй vers une liaison logique avec d'autres actions, d'autres procиs, un mouvement gйnйral du monde : il vise а maintenir une hiйrarchie dans l'empire des faits. Par son passй simple, le verbe fait implicitement partie d'une chaоne causale, il participe а un ensemble d'actions solidaires et dirigйes, il fonctionne comme le signe algйbrique d'une intention; soutenant une йquivoque entre temporalitй et causalitй, il appelle un dйroulement, c'est-а-dire une intelligence du Rйcit. C'est pour cela qu'il est l'instrument idйal de toutes les constructions d'univers; il est le temps factice des cosmogonies, des mythes, des Histoires et des Romans. Il suppose un monde construit, йlaborй, dйtachй, rйduit а des lignes significatives, et non un monde jetй, йtalй, offert. Derriиre le passй simple se cache toujours un dйmiurge, dieu ou rйcitant; le monde n'est pas inexpliquй lorsqu'on le rйcite, chacun de ses accidents n'est que circonstanciel, et le passй simple est prйcisйment ce signe opйratoire par lequel le narrateur ramиne l'йclatement de la rйalitй а un verbe mince et pur, sans densitй, sans volume, sans dйploiement, dont la seule fonction est d'unir le plus rapidement possible une cause et une fin. Lorsque l'historien affirme que le duc de Guise mourut le 23 dйcembre 1588, ou lorsque le romancier raconte que la marquise sortit а cinq heures, ces actions йmergent d'un autrefois sans йpaisseur; dйbarrassйes du tremblement de l'existence, elles ont la stabilitй et le dessin d'une algиbre, elles sont un souvenir, mais un souvenir utile, dont l'intйrкt compte beaucoup plus que la durйe.
Le passй simple est donc finalement l'expression d'un ordre, et par consйquent d'une euphorie. Grвce а lui, la rйalitй n'est ni mystйrieuse, ni absurde; elle est claire, presque familiиre, а chaque moment rassemblйe et contenue dans la main d'un crйateur; elle subit la pression ingйnieuse de sa libertй. Pour tous les grands rйcitants du xixe siиcle, le monde peut кtre pathйtique, mais il n'est pas abandonnй, puisqu'il est un ensemble de rapports cohйrents, puisqu'il n'y a pas de chevauchement entre les faits йcrits, puisque [26] celui qui le raconte a le pouvoir de rйcuser l'opacitй et la solitude des existences qui le composent, puisqu'il peut tйmoigner а chaque phrase d'une communication et d'une hiйrarchie des actes, puisque enfin, pour tout dire, ces actes eux-mкmes peuvent кtre rйduits а des signes.
Le passй narratif fait donc partie d'un systиme de sйcuritй des Belles-Lettres. Image d'un ordre, il constitue l'un de ces nombreux pactes formels йtablis entre l'йcrivain et la sociйtй, pour la justification de l'un et la sйrйnitй de l'autre. Le passй simple signifie une crйation : c'est-а-dire qu'il la signale et qu'il l'impose. Mкme engagй dans le plus sombre rйalisme, il rassure, parce que, grвce а lui, le verbe exprime un acte clos, dйfini, substantivй, le Rйcit a un nom, il йchappe а la terreur d'une parole sans, limite : la rйalitй s'amaigrit et se familiarise, elle entre dans un style, elle ne dйborde pas le langage; la Littйrature reste la valeur d'usage d'une sociйtй avertie par la forme mкme des mots, du sens de ce qu'elle consomme. Au contraire, lorsque le Rйcit est rejetй au profit d'autres genres littйraires, ou bien, lorsque а l'intйrieur de la narration, le passй simple est remplacй par des formes moins ornementales, plus fraоches, plus denses et plus proches de la parole (le prйsent ou le passй composй), la Littйrature devient dйpositaire de l'йpaisseur de l'existence, et non de sa signification. Sйparйs de l'Histoire, les actes ne le sont plus des personnes.
On s'explique alors ce que le passй simple du Roman a d'utile et d'intolйrable : il est un mensonge manifestй; il trace le champ d'une vraisemblance qui dйvoilerait le possible dans le temps mкme oщ elle le dйsignerait comme faux. La finalitй commune du Roman et de l'Histoire narrйe, c'est d'aliйner les faits : le passй simple est l'acte mкme de possession de la sociйtй sur son passй et son possible. Il institue un continu crйdible mais dont l'illusion est affichйe, il est le terme ultime d'une dialectique formelle qui habillerait le fait irrйel des vкtements successifs de la vйritй, puis du mensonge dйnoncй. Cela doit кtre mis [27] en rapport avec une certaine mythologie de l'universel, propre а la sociйtй bourgeoise, dont le Roman est un produit caractйrisй : donner а l'imaginaire la caution formelle du rйel, mais laisser а ce signe l'ambiguпtй d'un objet double, а la fois^ vraisemblable et faux, c'est une opйration constante dans tout l'art occidental, pour qui le faux йgale le vrai, non par agnosticisme ou duplicitй poйtique, mais parce que le vrai est censй contenir un germe d'universel ou, si l'on prйfиre, une essence capable de fйconder, par simple reproduction, des ordres diffйrents par l'йloignement ou la fiction. C'est par un procйdй de ce genre que la bourgeoisie triomphante du siиcle a pu considйrer ses propres valeurs comme universelles et reporter sur des parties absolument hйtйrogиnes de sa sociйtй tous les Noms de sa morale. Cela est proprement le mйcanisme du mythe, et le Roman - et dans le Roman, le passй simple, sont des objets mythologiques, qui superposent а leur intention immйdiate, le recours second а une dogmatique, ou mieux encore, а une pйdagogie, puisqu'il s'agit de livrer une essence sous les espиces d'un artifice. Pour saisir la signification du passй simple, il suffit de comparer l'art romanesque occidental а telle tradition chinoise, par exemple, oщ l'art n'est rien d'autre que la perfection dans l'imitation du rйel; mais lа, rien, absolument aucun signe, ne doit distinguer l'objet naturel de l'objet artificiel : cette noix en bois ne doit pas me livrer, en mкme temps que l'image d'une noix, l'intention de me signaler l'art qui l'a fait naоtre. C'est, au contraire, ce que fait l'йcriture romanesque. Elle a pour charge de placer le masque et - en mкme temps de le dйsigner.
Cette fonction ambiguл du passй simple, on la retrouve dans un autre fait d'йcriture : la troisiиme personne du Roman. On se souvient peut-кtre d'un roman d'Agatha Christie oщ toute l'invention consistait а dissimuler le meurtrier sous la premiиre personne du rйcit. Le lecteur cherchait [28] l'assassin derriиre tous les « il » de l'intrigue : il йtait sous le « je ». Agatha Christie savait parfaitement que dans le roman, d'ordinaire, le « je » est tйmoin, c'est te « il » qui est acteur. Pourquoi? Le « il » est une convention type du roman; а l'йgal du temps narratif, il signale et accomplit le fait romanesque; sans la troisiиme personne, il y a impuissance а atteindre au roman, ou volontй de le dйtruire. Le « il » manifeste formellement le mythe; or, en Occident du moins, on vient de le voir, il n'y a pas d'art qui ne dйsigne son masque du doigt. La troisiиme personne, comme le passй simple, rend donc cet office а l'art romanesque et fournit а ses consommateurs la sйcuritй d'une fabulation crйdible et pourtant sans cesse manifestйe comme fausse.
Moins ambigu, le « je » est par lа mкme moins romanesque : il est donc а la fois la solution la plus immйdiate, lorsque le rйcit reste en deза de la convention (l'њuvre de Proust par exemple ne veut кtre qu'une introduction а la Littйrature), et la plus йlaborйe, lorsque le « je » se place au-delа de la convention et tente de la dйtruire en renvoyant le rйcit au faux naturel d'une confidence (tel est l'aspect retors de certains rйcits gidiens). De mкme, l'emploi du « il » romanesque engage deux йthiques opposйes : puisque la troisiиme personne du roman reprйsente une convention indiscutйe, elle sйduit les plus acadйmiques et les moins tourmentйs aussi bien que les autres, qui jugent finalement la convention nйcessaire а la fraоcheur de leur њuvre. De toute maniиre, elle est le signe d'un pacte intelligible entre la sociйtй et l'auteur; mais elle est aussi pour ce dernier le premier moyen de faire tenir le monde de la faзon qu'il veut. Elle est donc plus qu'une expйrience littйraire : un acte humain qui lie la crйation а l'Histoire ou а Pexistence.
Chez Balzac, par exemple, la multiplicitй des « il », tout ce vaste rйseau de personnes minces par le volume de leur corps, mais consйquentes par la durйe de leurs actes, dйcиle l'existence d'un monde dont l'Histoire est la premiиre [29] donnйe. Le « il » balzacien n'est pas le terme d'une gestation partie d'un « je » transformй et gйnйralisй; c'est l'йlйment originel et brut du roman, le matйriau et non le fruit de la crйation : il n'y a pas une histoire balzacienne antйrieure а l'histoire de chaque troisiиme personne du roman balzacien. Le «il» de Balzac est analogue au «il» de Cйsar : la troisiиme personne rйalise ici une sorte d'йtat algйbrique de l'action, oщ l'existence a le moins de part possible, au profit d'une liaison, d'une clartй ou d'un tragique des rapports humains. A l'opposй - ou en tout cas antйrieurement -, la fonction du « il » romanesque peut кtre d'exprimer une expйrience existentielle. Chez beaucoup de romanciers modernes, l'histoire de l'homme se confond avec le trajet de la conjugaison: parti d'un «je» qui est encore la forme la plus fidиle de l'anonymat, l'homme-auteur conquiert peu а peu le droit а la troisiиme personne, au fur et а mesure que l'existence devient destin, et le soliloque Roman. Ici l'apparition du « il » n'est pas le dйpart de l'Histoire, elle est le terme d'un effort qui a pu dйgager d'un monde personnel d'humeurs et de mouvements une forme pure, significative, donc aussitфt йvanouie, grвce au dйcor parfaitement conventionnel et mince de la troisiиme personne. C'est lа certainement le trajet exemplaire des premiers romans de Jean Cayrol. Mais tandis que chez les classiques - et l'on sait que pour l'йcriture le classicisme se prolonge jusqu'а Flaubert - le retrait de la personne biologique atteste une installation de l'homme essentiel, chez des romanciers comme Cayrol, l'envahissement du « il » est une conquкte progressive menйe contre l'ombre йpaisse du «je » existentiel; tant le Roman, identifiй par ses signes les plus formels, est un acte de sociabilitй; il institue la Littйrature.
Maurice Blanchot a indiquй а propos de Kafka que l'йlaboration du rйcit impersonnel (on remarquera а propos de ce terme que la « troisiиme personne » est toujours donnйe comme un degrй nйgatif de la personne) йtait un acte de fidйlitй а l'essence du langage, puisque celui-ci [30] tend naturellement vers sa propre destruction. On comprend alors que le «il» soit une victoire sur le «je», dans la mesure oщ il rйalise un йtat а la fois plus littйraire et plus absent. Toutefois la victoire est sans cesse compromise : la convention littйraire du « il » est nйcessaire а l'amenuisement de la personne, mais risque а chaque instant de l'encombrer d'une йpaisseur inattendue. La Littйrature est comme le phosphore : elle brille le plus au moment oщ elle tente de mourir. Mais comme d'autre part, elle est un acte qui implique nйcessairement la durйe - surtout dans le Roman -, il n'y a jamais finalement de Roman sans Belles-Lettres. Aussi la troisiиme personne du Roman est-elle l'un des signes les plus obsйdants de ce tragique de l'йcriture, nй au siиcle dernier, lorsque, sous le poids de l'Histoire, la Littйrature s'est trouvйe disjointe de la sociйtй qui la consomme. Entre la troisiиme personne de Balzac et celle de Flaubert, il y a tout un monde (celui de 1848) : lа une Histoire вpre dans son spectacle, mais cohйrente et sыre, le triomphe d'un ordre; ici un art, qui, pour йchapper а sa mauvaise conscience, charge la convention ou tente de la dйtruire avec emportement. La modernitй commence avec la recherche d'une Littйrature impossible.
Ainsi l'on retrouve, dans le Roman, cet appareil а la fois destructif et rйsurrectionnel propre а tout l'art moderne. Ce qu'il s'agit de dйtruire, c'est la durйe, c'est-а-dire la liaison ineffable de l'existence : l'ordre, que ce soit celui du continu poйtique ou celui des signes romanesques, celui de la terreur ou celui de la vraisemblance, l'ordre est un meurtre intentionnel. Mais ce qui reconquiert l'йcrivain, c'est encore la durйe, car il est impossible de dйvelopper une nйgation dans le temps, sans йlaborer un art positif, un ordre qui doit кtre а nouveau dйtruit Aussi les plus grandes њuvres de la modernitй s'arrкtent-elles le plus longtemps possible, par une sorte de tenue miraculeuse, au seuil de la Littйrature, dans cet йtat vestibulaire oщ [31] l'йpaisseur de la vie est donnйe, йtirйe sans pourtant кtre encore dйtruite par le couronnement d'un ordre des signes : par exemple, il y a la premiиre personne de Proust, dont toute l'њuvre tient а un effort, prolongй et retardй vers la Littйrature. Il y a Jean Cayrol qui n'accиde volontairement au Roman qu'au terme le plus tardif du soliloque, comme si l'acte littйraire, suprкmement ambigu, n'accouchait d'une crйation consacrйe par la sociйtй qu'au moment oщ il a rйussi а dйtruire la densitй existentielle d'une durйe jusqu'alors sans signification.
Le Roman est une Mort; il fait de la vie un destin, du souvenir un acte utile, et de la durйe un temps dirigй et significatif. Mais cette transformation ne peut s'accomplir qu'aux yeux de la sociйtй. C'est la sociйtй qui impose le Roman, c'est-а-dire un complexe de signes, comme transcendance et comme Histoire d'une durйe. C'est donc а l'йvidence de son intention, saisie dans la clartй des signes romanesques, qttej'on reconnaоt le pacte qui lie par toute la solennitй de l'art l'йcrivain а la sociйtй. Le passй simple et la troisiиme personne du Roman ne sont rien d'autre que ce geste fatal par lequel l'йcrivain montre du doigt le masque qu'il porte. Toute la Littйrature peut dire : « Lar-vatus prodeo », je m'avance en dйsignant mon masque du doigt. Que ce soit l'expйrience inhumaine du poиte, assumant la plus grave des ruptures, celle du langage social, ou que ce soit le mensonge crйdible du romancier, la sincйritй a ici besoin de signes faux, et йvidemment faux, pour durer et pour кtre consommйe. Le produit, puis finalement la source de cette ambiguпtй, c'est l'йcriture. Ce langage spйcial, dont l'usage donne а l'йcrivain une fonction glorieuse mais surveillйe, manifeste une sorte de servitude invisible dans les premiers pas, qui est le propre de toute responsabilitй : l'йcriture, libre а ses dйbuts, est finalement le lien qui enchaоne l'йcrivain а une Histoire elle-mкme enchaоnйe : la sociйtй le marque des signes bien clairs de l'art afin de l'entraоner plus sыremen' dans sa propre aliйnation. [32]
Y a-t-il une йcriture poйtique?
Aux temps classiques, la prose et la poйsie sont des grandeurs, leur diffйrence est mesurable; elles ne sont ni plus ni moins йloignйes que deux nombres diffйrents, comme eux contiguлs, mais autres par la diffйrence mкme de leur quantitй. Si j'appelle prose un discours minimum, vйhicule le plus йconomique de la pensйe, et si j'appelle a, b, c, des attributs particuliers du langage, inutiles mais dйcoratifs, tels que le mиtre, la rime ou le rituel des images, toute la surface des mots se logera dans la double йquation de M. Jourdain :
Poйsie = Prose + a + b + c
Prose = Poйsie - a - b - c
D'oщ il ressort йvidemment que la Poйsie est toujours diffйrente de la Prose. Mais cette diffйrence n'est pas d'essence, elle est de quantitй. Elle n'attente donc pas а l'unitй du langage, qui est un dogme classique. On dose diffйremment les faзons de parler selon les occasions sociales, ici, prose ou йloquence, lа, poйsie ou prйciositй, tout un rituel mondain des expressions, mais partout un seul langage, qui rйflйchit les catйgories йternelles de l'esprit La poйsie classique n'йtait sentie que comme une variation ornementale de la Prose, le fruit d'un art (c'est-а-dire d'une technique), jamais comme un langage diffйrent ou comme le produit d'une sensibilitй particuliиre. Toute poйsie n'est alors que l'йquation dйcorative, allusive ou chargйe, d'une prose virtuelle qui gоt en essence et en puissance dans n'importe quelle faзon de s'exprimer. « Poйtique », aux temps classiques, ne dйsigne aucune йtendue, aucune йpaisseur particuliиre du sentiment, aucune cohйrence, aucun univers sйparй, mais seulement l'inflexion d'une technique verbale, celle de « s'exprimer » selon des rиgles plus belles, donc plus sociales que celles de la conversation, c'est-а-dire de projeter hors d'une pensйe intйrieure issue tout armйe de l'Esprit, une parole socialisйe par l'йvidence mкme de sa convention.
De cette structure, on sait qu'il ne reste rien dans la poйsie moderne, celle qui part, non de Baudelaire, mais de Rimbaud, sauf а reprendre sur un mode traditionnel amйnagй les impйratifs formels de la poйsie classique : les poиtes instituent dйsormais leur parole comme une Nature fermйe, qui embrasserait а la fois la fonction et la structure du langage. La Poйsie n'est plus alors une Prose dйcorйe d'ornements ou amputйe de libertйs. Elle est une qualitй irrйductible et sans hйrйditй. Elle n'est plus attribut, elle est substance et, par consйquent, elle peut trиs bien renoncer aux signes, car elle porte sa nature en elle, et n'a que faire de signaler а l'extйrieur son identitй : les langages poйtiques et prosaпques sont suffisamment sйparйs pour pouvoir se passer des signes mкmes de leur altйritй.
En outre, les rapports prйtendus de la pensйe et du langage sont inversйs; dans l'art classique, une pensйe toute formйe accouche d'une parole qui l'« exprime », la « traduit ». La pensйe classique est sans durйe, la poйsie classique n'a que celle qui est nйcessaire а son agencement technique. Dans la poйtique moderne, au contraire, les mots produisent une sorte de continu formel dont йmane peu а peu une densitй intellectuelle ou sentimentale impossible sans eux; la parole est alors le temps йpais d'une gestation plus spirituelle, pendant laquelle la « pensйe » est prйparйe, installйe peu а peu par le hasard des mots. Cette chance verbale, d'oщ va tomber le fruit mыr d'une signification, suppose donc un temps poйtique qui n'est [34] plus celui d'une « fabrication », mais celui d'une aventure possible, la rencontre d'un signe et d'une intention. La poйsie moderne s'oppose а l'art classique par une diffйrence qui saisit toute la structure du langage, sans laisser entre ces deux poйsies d'autre point commun qu'une mкme intention sociologique.
L'йconomie du langage classique (Prose et Poйsie) est relationnelle, c'est-а-dire que les mots y sont abstraits le plus possible au profit des rapports. Aucun mot n'y est dense par lui-mкme, il est а peine le signe d'une chose, il est bien plus la voie d'une liaison. Loin de plonger dans une rйalitй intйrieure consubstantielle а son dessin, il s'йtend, aussitфt profйrй, vers d'autres mots, de faзon а former une chaоne superficielle d'intentions. Un regard sur le langage mathйmatique permettra peut-кtre de comprendre la nature relationnelle de la prose et de la poйsie classiques : on sait que dans l'йcriture mathйmatique, non seulement chaque quantitй est pourvue d'un signe, mais encore les rapports qui lient ces quantitйs sont eux aussi transcrits, par une marque d'opйration, d'йgalitй ou de diffйrence; on peut dire que tout le mouvement du continu mathйmatique provient d'une lecture explicite de ses liaisons. Le langage classique est animй par un mouvement analogue, bien qu'йvidemment moins rigoureux : ses » mots », neutralisйs, absentйs par le recours sйvиre а une tradition qui absorbe leur fraоcheur, fuient l'accident sonore ou sйmantique qui concentrerait en un point la saveur du langage et en arrкterait le mouvement intelligent au profit d'une voluptй mal distribuйe. Le continu classique est une succession d'йlйments dont la densitй est йgale, soumis а une mкme pression йmotionnelle, et retirant d'eux toute tendance а une signification individuelle et comme inventйe. Le lexique poйtique lui-mкme est un lexique d'usage, non d'invention : les images y sont particuliиres en [35] corps, non isolйment, par coutume, non par crйation. La fonction du poиte classique n'est donc pas de trouver des mots nouveaux, plus denses ou plus йclatants, il est d'ordonner un protocole ancien, de parfaire la symйtrie ou la concision d'un rapport, d'amener ou de rйduire une pensйe а la limite exacte d'un mйtrй. Les concetti classiques sont des concetti de rapports, non de mots : c'est un art de l'expression, non de l'invention; les mots, ici, ne reproduisent pas comme plus tard, par une sorte de hauteur violente et inattendue, la profondeur et la singularitй d'une expйrience; ils sont amйnagйs en surface, selon les exigences d'une йconomie йlйgante ou dйcorative. Oo s'enchante de la formulation qui les assemble, non de leur puissance ou de leur beautй propres.
Sans doute la parole classique n'atteint pas а la perfection fonctionnelle du rйseau mathйmatique : les rapports n'y sont pas manifestйs par des signes spйciaux, mais seulement par des accidents de forme ou de disposition. C'est le retrait mкme des mots, leur alignement, qui accomplit la nature relationnelle du discours classique; usйs dans un petit nombre de rapports toujours semblables, les mots classiques sont en route vers une algиbre : la figure rhйtorique, le clichй sont les instruments virtuels d'une liaison; ils ont perdu leur densitй au profit d'un йtat plus solidaire du discours; ils opиrent а la faзon des valences chimiques, dessinant une aire verbale pleine de connexions symйtriques, d'йtoiles et de nњuds d'oщ surgissent, sans jamais le repos d'un йtonnement, de nouvelles intentions de signification. Les parcelles du discours classique ont а peine livrй leur sens qu'elles deviennent des vйhicules ou des annonces, transportant toujours plus loin un sens qui ne veut se dйposer au fond d'un mot, mais s'йtendre а la mesure d'un geste total d'intellection, c'est-а-dire de communication.
Or la distorsion que Hugo a tentй de faire subir а l'alexandrin, qui est le plus relationnel de tous les mиtres, contient dйjа tout, l'avenir de la poйsie moderne, puisqu'il s'agit d'anйantir une intention de rapports pour lui substituer [36] une explosion de mots. La poйsie moderne, en effet, puisqu'il faut l'opposer а la poйsie classique et а toute prose, dйtruit la nature spontanйment fonctionnelle du langage et n'en laisse subsister que les assises lexicales. Elle ne garde des rapports que leur mouvement, leur musique, non leur vйritй. Le Mot йclate au-dessus d'une ligne de rapports йvidйs, la grammaire est dйpourvue de sa finalitй, elle devient prosodie, elle n'est plus qu'une inflexion qui dure pour prйsenter le Mot. Les rapports ne sont pas а proprement parler supprimйs, ils sont simplement des places gardйes, ils sont une parodie de rapports et ce nйant est nйcessaire car il faut que la densitй du Mot s'йlиve hors d'un enchantement vide, comme un bruit et un signe sans fond, comme « une fureur et un mystиre ».
Dans le langage classique, ce sont les rapports qui mиnent le mot puis l'emportent aussitфt vers un sens toujours projetй; dans la poйsie moderne, les rapports ne sont qu'une extension du mot, c'est le Mot qui est « la demeure », il est implantй comme une origine dans la prosodie des fonctions, entendues mais absentes. Ici les rapports fascinent, c'est le Mot qui nourrit et comble comme le dйvoilement soudain d'une vйritй; dire que cette vйritй est d'ordre poйtique, c'est seulement dire que le Mot poйtique ne peut jamais кtre faux parce qu'il ist total; il brille d'une libertй infinie et s'apprкte а rayonner vers mille rapports incertains et possibles. Les rapports fixes abolis, le mot n'a plus qu'un projet vertical, il est comme un bloc, un pilier qui plonge dans un total de sens, de rйflexes et de rйmanences : il est un signe debout Le mot poйtique est ici un acte sans passй immйdiat, un acte sans entours, et qui ne propose que l'ombre йpaisse des rйflexes de toutes origines qui lui sont attachйs. Ainsi sous chaque Mot de la poйsie moderne gоt une sorte de gйologie existentielle, oщ se rassemble le contenu total du Nom, et non plus son contenu йlectif comme dans la prose et dans la poйsie classiques. Le Mot n'est plus dirigй а l'avance par l'intention gйnйrale d'un discours [37] socialisй; le consommateur de poйsie, privй du guide des rapports sйlectifs, dйbouche sur le Mot, frontalement, et le reзoit comme une quantitй absolue, accompagnйe de tous ses possibles. Le Mot est ici encyclopйdique, il contient simultanйment toutes les acceptions parmi lesquelles un discours relationnel lui aurait imposй de choisir. Il accomplit donc un йtat qui n'est possible que dans le dictionnaire ou dans la poйsie, lа oщ le nom peut vivre privй de son article, amenй а une sorte d'йtat zйro, gros а la fois de toutes les spйcifications passйes et futures. Le Mot a ici une forme gйnйrique, il est une catйgorie. Chaque mot poйtique est ainsi un objet inattendu, une boоte de Pandore d'oщ s'envolent toutes les virtualitйs du langage; il est donc produit et consommй avec une curiositй particuliиre, une sorte de gourmandise sacrйe. Cette Faim du Mot, commune а toute la poйsie moderne, fait de la parole poйtique une parole terrible et inhumaine. Elle institue un discours plein de trous et plein de lumiиres, plein d'absences et de signes surnourrissants, sans prйvision ni permanence d'intention et par lа si opposй а la fonction sociale du langage, que le simple recours а une parole discontinue ouvre la voie de toutes les Surnatures.
Que signifie en effet l'йconomie rationnelle du langage classique sinon que la Nature est pleine, possйdable, sans fuite et sans ombre, tout entiиre soumise aux rets de la parole? Le langage classique se rйduit toujours а un continu persuasif, il postule le dialogue, il institue un univers oщ les hommes ne sont pas seuls, oщ les mots n'ont jamais le poids terrible des choses, oщ la parole est toujours la rencontre d'autrui. Le langage classique est porteur d'euphorie parce que c'est un langage immйdiatement social. Il n'y a aucun genre, aucun йcrit classique qui ne se suppose une consommation collective et comme parlйe; l'art littйraire classique est un objet qui circule [38] entre personnes assemblйes par la classe, c'est un produit conзu pour la transmission orale, pour une consommation rйglйe selon les contingences mondaines : c'est essentiellement un langage parlй, en dйpit de sa codification sйvиre.
On a vu qu'au contraire la poйsie moderne dйtruisait les rapports du langage et ramenait le discours а des stations de mots. Cela implique un renversement dans la connaissance de la Nature. Le discontinu du nouveau langage poйtique institue une Nature interrompue qui ne se rйvиle que par blocs. Au moment mкme oщ le retrait des fonctions fait la nuit sur les liaisons du monde, l'objet prend dans le discours une place exhaussйe : la poйsie moderne est une poйsie objective. La Nature y devient un discontinu d'objets solitaires et terribles, parce qu'ils n'ont que des liaisons virtuelles; personne ne choisit pour eux un sens privilйgiй ou un emploi ou un service, personne ne leur impose une hiйrarchie, personne ne les rйduit а la signification d'un comportement mental ou d'une intention, c'est-а-dire finalement d'une tendresse. L'йclatement du mot poйtique institue alors un objet absolu; la Nature devient une succession de verticalitйs, l'objet se dresse tout d'un coup, empli de tous ses possibles : il ne peut que jalonner un monde non comblй et par lа mкme terrible. Ces mots-objets sans liaison, parйs de toute la violence de leur йclatement, dont la vibration purement mйcanique touche йtrangement le mot suivant mais s'йteint aussitфt, ces mots poйtiques excluent les hommes : il n'y a pas d'humanisme poйtique de la modernitй : ce discours debout est un discours plein de terreur, c'est-а-dire qu'il met l'homme en liaison non pas avec les autres hommes, mais avec les images les plus inhumaines de la Nature; le ciel, l'enfer, le sacrй, l'enfance, la folie, la matiиre pure, etc.
A ce moment-lа, on peut difficilement parler d'une йcriture poйtique, car il s'agit d'un langage dont la violence d'autonomie dйtruit toute portйe йthique. Le geste oral vise ici а modifier la Nature, il est une dйmiurgie; il [39] n'est pas une attitude de conscience mais un acte de coercition. Tel est du moins le langage des poиtes modernes qui vont jusqu'au bout de leur dessein et assument la Poйsie, non comme un exercice spirituel, un йtat d'вme ou une mise en position, mais comme la splendeur et la fraоcheur d'un langage rкvй. Pour ces poиtes-lа, il est aussi vain de parler d'йcriture que de sentiment poйtique. La poйsie moderne, dans son absolu, chez un Char, par exemple, est au-delа de ce ton diffus, de cette aura prйcieuse, qui sont bien, eux, une йcriture, et qu'on appelle ordinairement sentiment poйtique. Il n'y a pas d'objection а parler d'une йcriture poйtique а propos des classiques et de leurs йpigones, ou encore de la prose poйtique dans le goыt des Nourritures terrestres, oщ la Poйsie est vйritablement une certaine йthique du langage. L'йcriture, ici comme lа. absorbe le style, et on peut imaginer que, pour les hommes du xvne siиcle, il n'йtait pas facile d'йtablir une diffйrence immйdiate, et surtout d'ordre poйtique, entre Racine et Pradon, tout comme il n'est pas facile pour un lecteur moderne de juger ces poиtes contemporains qui usent de la mкme йcriture poйtique, uniforme et indйcise, parce que pour eux la Poйsie est un climat, c'est-а-dire essentiellement une convention du langage. Mais lorsque le langage poйtique met radicalement la Nature en question, par le seul effet de sa structure, sans recourir au contenu du discours et sans s'arrкter au relais d'une idйologie, il n'y a plus d'йcriture, il n'y a que des styles, а travers lesquels l'homme se retourne complиtement et affronte le monde objectif sans passer par aucune des figures de l'Histoire ou de la sociabilitй. [40]
Triomphe et rupture de l'йcriture bourgeoise
II y a, dans la Littйrature prйclassique, l'apparence d'une pluralitй des йcritures; mais cette variйtй semble bien moins grande si l'on pose ces problиmes de langage en termes de structure, et non plus en termes d'art. Esthйtiquement, le xvie siиcle et le dйbut du xvne siиcle montrent un foisonnement assez libre des langages littйraires, parce que les hommes sont encore engagйs dans une connaissance de la Nature et non dans une expression de l'essence humaine; а ce titre l'йcriture encyclopйdique de Rabelais, ou l'йcriture prйcieuse de Corneille - pour ne donner que des moments typiques - ont pour forme commune un langage oщ l'ornement n'est pas encore rituel, mais constitue en soi un procйdй d'investigation appliquй а toute l'йtendue du monde. C'est ce qui donne а cette йcriture prйclassique l'allure mкme de la nuance et l'euphorie d'une libertй. Pour un lecteur moderne, l'impression de variйtй est d'autant plus forte que la langue paraоt encore essayer des structures instables et qu'elle n'a pas fixй dйfinitivement l'esprit de sa syntaxe et les lois d'accroissement de son vocabulaire. Pour reprendre la distinction entre « langue » et « йcriture », on peut dire que jusque vers 1650, la Littйrature franзaise n'avait pas encore dйpassй une problйmatique de la langue, et que par lа mкme elle ignorait encore l'йcriture. En effet, tant que la langue hйsite sur sa structure mкme, une morale du langage est impossible; l'йcriture n'apparaоt qu'au moment oщ la langue, constituйe nationalement, devient une sorte de nйgativitй, un horizon qui sйpare ce qui est dйfendu et ce qui est permis, sans plus s'interroger sur les origines ou sur les justifications de ce tabou. En crйant une raison intemporelle de la langue, les grammairiens classiques ont dйbarrassй les Franзais de tout problиme linguistique, et cette langue йpurйe est devenue une йcriture, c'est-а-dire une valeur de langage, donnйe immйdiatement comme universelle en vertu mкme des conjonctures historiques.
La diversitй des « genres » et le mouvement des styles а l'intйrieur du dogme classique sont des donnйes esthйtiques, non de structure; ni l'une ni l'autre ne doivent faire illusion : c'est bien d'une йcriture unique, а la fois instrumentale et ornementale, que la sociйtй franзaise a disposй pendant tout le temps oщ l'idйologie bourgeoise a conquis et triomphй. Йcriture instrumentale, puisque la forme йtait supposйe au service du fond, comme une йquation algйbrique est au service d'un acte opйratoire; ornementale, puisque cet instrument йtait dйcorй d'accidents extйrieurs а sa fonction, empruntйs sans honte а la Tradition, c'est-а-dire que cette йcriture bourgeoise, reprise par des йcrivains diffйrents, ne provoquait jamais le dйgoыt de son hйrйditй, n'йtant qu'un dйcor heureux sur lequel s'enlevait l'acte de la pensйe. Sans doute les йcrivains classiques ont-ils connu, eux aussi, une problйmatique de la forme, mais le dйbat ne portait nullement sur la variйtй et le sens des йcritures, encore moins sur la structure du langage; seule la rhйtorique йtait en cause, c'est-а-dire l'ordre du discours pensй selon une fin de persuasion. A la singularitй de l'йcriture bourgeoise correspondait donc la pluralitй des rhйtoriques; inversement, c'est au moment mкme oщ les traitйs de rhйtorique ont cessй d'intйresser, vers le milieu du xixe siиcle, que l'йcriture classique a cessй d'кtre universelle et que les йcritures modernes sont nйes.
Cette йcriture classique est йvidemment une йcriture de classe. Nйe au xvne siиcle dans le groupe qui se tenait directement autour du pouvoir, formйe а coups de dйcisions dogmatiques, йpurйe rapidement de tous les procйdйs grammaticaux [42] qu'avait pu йlaborer la subjectivitй spontanйe de l'homme populaire, et dressйe au contraire а un travail de dйfinition, l'йcriture bourgeoise a d'abord йtй donnйe, avec le cynisme habituel aux premiers triomphes politiques, comme la langue d'une classe minoritaire et privilйgiйe; en 1647, Vaugelas recommande l'йcriture classique comme un йtat de fait, non de droit; la clartй n'est encore que l'usage de la cour. En 1660, au contraire, dans la grammaire de Port-Royal par exemple, la langue classique est revкtue des caractиres de l'universel, la clartй devient une valeur. En fait, la clartй est un attribut purement rhйtorique, elle n'est pas une qualitй gйnйrale du langage, possible dans tous les temps et dans tous les lieux, mais seulement l'appendice idйal d'un certain discours, celui-lа mкme qui est soumis а une intention permanente de persuasion. C'est parce que la prйbourgeoisie des temps monarchiques et la bourgeoisie des temps post-rйvolutionnaires, usant d'une mкme йcriture, ont dйveloppй une mythologie essentialiste de l'homme, que l'йcriture classique, une et universelle, a abandonnй tout tremblement au profit d'un continu dont chaque parcelle йtait choix, c'est-а-dire йlimination radicale de tout possible du langage. L'autoritй politique, le dogmatisme de l'Esprit, et l'unitй du langage classique sont donc les figures d'un mкme mouvement historique.
Aussi n'y a-t-il pas а s'йtonner que la Rйvolution n'ait rien changй а l'йcriture bourgeoise, et qu'il n'y ait qu'une diffйrence fort mince entre l'йcriture d'un Fйnelon et celle d'un Mйrimйe. C'est que l'idйologie bourgeoise a durй, exempte de fissure, jusqu'en 1848 sans s'йbranler le moins du monde au passage d'une rйvolution qui donnait а la bourgeoisie le pouvoir politique et social, nullement le pouvoir intellectuel, qu'elle dйtenait depuis longtemps dйjа. De Laclos а Stendhal, l'йcriture bourgeoise n'a eu qu'а se reprendre et а se continuer par:dessus la courte vacance des troubles. Et la rйvolution romantique, si nominalement attachйe а troubler la forme, a sagement conservй l'йcriture de son idйologie. Un peu de lest jetй mйlangeant les genres [43] et les mots lui a permis de prйserver l'essentiel du langage classique, l'instrumentante : sans doute un instrument qui prend de plus en plus de « prйsence » (notamment chez Chateaubriand), mais enfin un instrument utilisй sans hauteur et ignorant toute solitude du langage. Seul Hugo, en tirant des dimensions charnelles de sa durйe et de son espace, une thйmatique verbale particuliиre, qui ne pouvait plus se lire dans la perspective d'une tradition, mais seulement par rйfйrence а l'envers formidable de sa propre existence, seul Hugo, par le poids de son style, a pu faire pression sur l'йcriture classique et l'amener а la veille d'un йclatement. Aussi le mйpris de Hugo cautionne-t-il toujours la mкme mythologie formelle, а l'abri de quoi c'est toujours la mкme йcriture dix-huitiйmiste, tйmoin des fastes bourgeois, qui reste la norme du franзais de bon aloi, ce langage bien clos, sйparй de la sociйtй par toute l'йpaisseur du mythe littйraire, sorte d'йcriture sacrйe reprise indiffйremment par les йcrivains les plus diffйrents а titre de loi austиre ou de plaisir gourmand, tabernacle de ce mystиre prestigieux : la Littйrature franзaise.
Or, les annйes situйes alentour 1850 amиnent la conjonction de trois grands faits historiques nouveaux : le renversement de la dйmographie europйenne; la substitution de l'industrie mйtallurgique а l'industrie textile, c'est-а-dire la naissance du capitalisme moderne; la sйcession (consommйe par les journйes de juin 48) de la sociйtй franзaise en trois classes ennemies, c'est-а-dire la ruine dйfinitive des illusions du libйralisme. Ces conjonctures jettent la bourgeoisie dans une situation historique nouvelle. Jusqu'alors, c'йtait l'idйologie, bourgeoise qui donnait elle-mкme la mesure de l'universel, le remplissant sans contestation; l'йcrivain bourgeois, seul juge du malheur des autres hommes, n'ayant en face de lui aucun autrui pour le regarder, n'йtait pas dйchirй entre sa condition sociale et sa vocation [44] intellectuelle. Dorйnavant, cette mкme idйologie n'apparaоt plus que comme une idйologie parmi d'autres possibles; l'universel lui йchappe, elle ne peut se dйpasser qu'en se condamnant; l'йcrivain devient la proie d'une ambiguпtй, puisque sa conscience ne recouvre plus exactement sa condition. Ainsi naоt un tragique de la Littйrature.
C'est alors que les йcritures commencent а se multiplier. Chacune dйsormais, la travaillйe, la populiste, la neutre, la parlйe, se veut l'acte initial par lequel l'йcrivain assume ou abhorre sa condition bourgeoise. Chacune est une tentative de rйponse а cette problйmatique orphйenne de la Forme m.oderne : des йcrivains sans littйrature. Depuis cent ans, Flaubert, Mallarmй, Rimbaud, les Concourt, les surrйalistes, Queneau, Sartre, Blanchot ou Camus, ont dessinй - dessinent encore - certaines voies d'intйgration, d'йclatement ou de naturalisation du langage littйraire; mais l'enjeu, ce n'est pas telle aventure de la forme, telle rйussite du travail rhйtorique ou telle audace du vocabulaire. Chaque fois que l'йcrivain trace un complexe de mots, c'est l'existence mкme de la Littйrature qui est mise en question; ce que la modernitй donne а lire dans la pluralitй de ses йcritures, c'est l'impasse de sa propre Histoire. [45]
L'artisanat du style
« La forme coыte cher », disait Valйry quand on lui demandait pourquoi il ne publiait pas ses cours du Collиge de France. Pourtant il y a eu toute une pйriode, celle de l'йcriture bourgeoise triomphante, oщ la forme coыtait а peu prиs le prix de la pensйe; on veillait sans doute а son йconomie, а son euphйmie, mais la forme coыtait d'autant moins que l'йcrivain usait d'un instrument dйjа formй, dont les mйcanismes se transmettaient intacts sans aucune obsession de nouveautй; la forme n'йtait pas l'objet d'une propriйtй; l'universalitй du langage classique provenait de ce que le langage йtait un bien communal, et que seule la pensйe йtait frappйe d'altйritй. On pourrait dire que, pendant tout ce temps, la forme avait une valeur d'usage.
Or, on a vu que, vers 1850, il commence а se poser а la Littйrature un problиme de justification : l'йcriture va se chercher des alibis; et prйcisйment parce qu'une ombre de doute commence а se lever sur son usage, toute une classe d'йcrivains soucieux d'assumer а fond la responsabilitй de la tradition va substituer а la valeur-usage de l'йcriture, une valeur-travail. L'йcriture sera sauvйe non pas en vertu de sa destination, mais grвce au travail qu'elle aura coыtй. Alors commence а s'йlaborer une imagerie de l'йcrivain-artisan qui s'enferme dans un lieu lйgendaire, comme un ouvrier en chambre et dйgrossit, taille, polit et sertit sa forme, exactement comme un lapidaire dйgage l'art de la matiиre, passant а ce travail des heures rйguliиres de solitude et d'effort : des йcrivains comme Gautier
(maоtre impeccable des Belles Lettres), Flaubert (rodant ses phrases а Croisset), Valйry (dans sa chambre au petit matin), ou Gide (debout devant son pupitre comme devant un йtabli), forment une sorte de compagnonnage des Lettres franзaises, oщ le labeur de la forme constitue le signe et la propriйtй d'une corporation. Cette valeur-travail remplace un peu la valeur-gйnie; on met une sorte de coquetterie а dire qu'on travaille beaucoup et trиs longtemps sa forme; il se crйe mкme parfois une prйciositй de la concision (travailler une matiиre, c'est en gйnйral en retrancher), bien opposйe а la grande prйciositй baroque (celle de Corneille par exemple); l'une exprime une connaissance de la Nature qui entraоne un йlargissement du langage; l'autre, cherchant а produire un style littйraire aristocratique, installe les conditions d'une crise historique, qui s'ouvrira le jour oщ une finalitй esthйtique ne suffira plus а justifier la convention de ce langage anachronique, c'est а dire le jour oщ l'Histoire aura amenй une disjonction йvidente entre la vocation sociale de l'йcrivain et l'instrument qui lui est transmis par la Tradition.
Flaubert, avec le plus d'ordre, a fondй cette йcriture artisanale. Avant lui, le fait bourgeois йtait de l'ordre du pittoresque ou de l'exotique; l'idйologie bourgeoise donnait la mesure de l'universel et, prйtendant а l'existence d'un homme pur, pouvait considйrer avec euphorie le bourgeois comme un spectacle incommensurable а elle-mкme. Pour Flaubert, l'йtat bourgeois est un mal incurable qui poisse-а l'йcrivain, et qu'il ne peut traiter qu'en l'assumant dans la luciditй ce qui est le propre d'un sentiment tragique. Cette Nйcessitй bourgeoise, qui appartient а Frйdйric Moreau, а Emma Bovary, а Bouvard et а Pйcuchet, exige, du moment qu'on la subit de face, un art йgalement porteur d'une nйcessitй, armй d'une Loi. Flaubert a fondй une йcriture normative qui contient paradoxe les rйgies [47]techniques d'un pathos. D'une part, il construit son rйcit par successions d'essences, nullement selon un ordre phйnomйnologique (comme le fera Proust); il fixe les temps verbaux dans un emploi conventionnel, de faзon qu'ils agissent comme les signes de la Littйrature, а l'exemple d'un art qui avertirait de son artificiel; il йlabore un rythme йcrit, crйateur d'une sorte d'incantation, qui loin des normes de l'йloquence parlйe, touche un sixiиme sens, purement littйraire, intйrieur aux producteurs et aux consommateurs de la Littйrature. Et d'autre part, ce code du travail littйraire, cette somme d'exercices relatifs au labeur de l'йcriture soutiennent une sagesse, si l'on veut, et aussi une tristesse, une franchise, puisque l'art flaubertien s'avance en montrant son masque du doigt. Cette codification grйgorienne du langage littйraire visait, sinon а rйconcilier l'йcrivain avec une condition universelle, du moins а lui donner la responsabilitй de sa forme, а faire de l'йcriture qui lui йtait livrйe par l'Histoire, un art, c'est-а-dire une convention claire, un pacte sincиre qui permette а l'homme de prendre une situation familiиre dans une nature encore disparate. L'йcrivain donne а la sociйtй un art dйclarй, visible а tous dans ses normes, et en йchange la sociйtй peut accepter l'йcrivain. Tel Baudelaire tenait а rattacher l'admirable prosaпsme de sa poйsie а Gautier, comme а une sorte de fйtiche de la forme travaillйe, situйe sans doute hors du pragmatisme de l'activitй bourgeoise, et pourtant insйrйe dans un ordre de travaux familiers, contrфlйe par une sociйtй qui reconnaissait en elle, non ses rкves, mais ses mйthodes. Puisque la Littйrature ne pouvait кtre vaincue а partir d'elle-mкme, ne valait-il pas mieux l'accepter ouvertement, et, condamnй а ce bagne littйraire, y accomplir « du bon travail »? Aussi la flaubertisation de l'йcriture est-elle le rachat gйnйral des йcrivains, soit que les moins exigeants s'y laissent aller sans problиme, soit que les plus purs y retournent comme а la reconnaissance d'une condition fatale. [48]
Йcriture et rйvolution
L'artisanat du style a produit une sous-йcriture, dйrivйe de Flaubert, mais adaptйe aux desseins de l'йcole naturaliste Cette йcriture de Maupassant, de Zola et de Daudet, qu'on pourrait appeler l'йcriture rйaliste, est un combinat des signes formels de la Littйrature (passй simple, style indirect, rythme йcrit) et des signes non moins formels du rйalisme (piиces rapportйes du langage populaire, mots forts, dialectaux, etc.), en sorte qu'aucune йcriture n'est plus artificielle que celle qui a prйtendu dйpeindre au plus prиs la Nature. Sans doute l'йchec n'est-il pas seulement au niveau de la forme mais aussi de la thйorie : il y a dans l'esthйtique naturaliste une convention du rйel comme il y a une fabrication de l'йcriture. Le paradoxe, c'est que l'humiliation des sujets n'a pas du tout entraоnй un retrait de la forme. L'йcriture neutre est un fait tardif, elle ne sera inventйe que bien aprиs le rйalisme, par des auteurs comme Camus, moins sous l'effet d'une esthйtique du refuge que par la recherche d'une йcriture enfin innocente. L'йcriture rйaliste est loin d'кtre neutre, elle est au contraire chargйe des signes les plus spectaculaires de la fabrication.
Ainsi, en se dйgradant, en abandonnant l'exigence d'une Nature verbale franchement йtrangиre au rйel, sans cependant prйtendre retrouver le langage de la Nature sociale - comme le fera Queneau - l'йcole naturaliste a produit paradoxalement un art mйcanique qui a signifiй la convention littйraire avec une ostentation inconnue jusqu'alors. L'йcriture flaubertienne йlaborait peu а peu un enchantement, il est encore possible de se perdre dans une lecture de Flaubert comme dans une nature pleine de voix secondes oщ les signes persuadent bien plus qu'ils n'expriment; l'йcriture rйaliste, elle, ne peut jamais convaincre; elle est condamnйe а seulement dйpeindre, en vertu de ce dogme dualiste qui veut qu'il n'y ait jamais qu'une seule forme optimale pour « exprimer » une rйalitй inerte comme un objet, sur laquelle l'йcrivain n'aurait de pouvoir que par son art d'accommoder les signes.
Ces auteurs sans style Maupassant, Zola, Daudet et leurs йpigones - ont pratiquй une йcriture qui fut pour eux le refuge et l'exposition des opйrations artisanales qu'ils croyaient avoir chassйes d'une esthйtique purement passive. On connaоt les dйclarations de Maupassant sur le travail de la forme, et tous les procйdйs naпfs de l'Йcole, grвce auxquels la phrase naturelle est transformйe en une phrase artificielle destinйe а tйmoigner de sa finalitй purement littйraire, c'est-а-dire, ici, du travail qu'elle a coыtй. On sait que dans la stylistique de Maupassant, l'intention d'art est rйservйe а la syntaxe, le lexique doit rester en deза de la Littйrature. Bien йcrire - dйsormais seul signe du fait littйraire - c'est naпvement changer un complйment de place, c'est mettre un mot « en valeur », en croyant obtenir par lа un rythme «expressif». Or l'expressivitй est un mythe : elle n'est que la convention de l'expressivitй.
Cette йcriture conventionnelle a toujours йtй un lieu de prйdilection pour la critique scolaire qui mesure le prix d'un texte а l'йvidence du travail qu'il a coыtй. Or rien n'est plus spectaculaire que d'essayer des combinaisons de complйments, comme un ouvrier qui met en place une piиce dйlicate. Ce que l'йcole admire dans l'йcriture d'un Maupassant ou d'un Daudet, c'est un signe littйraire enfin dйtachй de son contenu, posant sans ambiguпtй la Littйrature comme une catйgorie sans aucun rapport avec d'autres langages, et instituant par lа une intelligibilitй [50] idйale des choses. Entre un prolйtariat exclu de toute culture et une intelligentsia qui a dйjа commencй а mettre en question la Littйrature elle-mкme, la clientиle moyenne des йcoles primaires et secondaires, c'est-а-dire en gros la petite bourgeoisie, va donc trouver dans l'йcriture artisti-co-rйaliste - dont seront faits une bonne part des romans commerciaux - l'image privilйgiйe d'une Littйrature qui a tous les signes йclatants et intelligibles de son identitй. Ici, la fonction de l'йcrivain n'est pas tant de crйer une њuvre, que de fournir une Littйrature qui se voit de loin.
Cette йcriture petite-bourgeoise a йtй reprise par les йcrivains communistes, parce que, pour le moment, les normes artistiques du prolйtariat ne peuvent кtre diffйrentes de celles de la petite-bourgeoisie (fait d'ailleurs conforme а la doctrine), et parce que le dogme mкme du rйalisme socialiste oblige fatalement а une йcriture conventionnelle, chargйe de signaler bien visiblement un contenu impuissant а s'imposer sans une forme qui l'identifie. On comprend donc le paradoxe selon lequel l'йcriture communiste multiplie les signes les plus gros de la Littйrature, et bien loin de rompre avec une forme, somme toute typiquement bourgeoise - du moins dans le passй -, continue d'assumer Sans rйserve les soucis formels de l'art d'йcrire petit-bourgeois (d'ailleurs accrйditй auprиs du public communiste par les rйdactions de l'йcole primaire).
Le rйalisme socialiste franзais a donc repris l'йcriture du rйalisme bourgeois, en mйcanisant sans retenue tous les signes intentionnels de l'art. Voici par exemple quelques lignes d'un roman de Garaudy : « ...Le buste penchй, lancй а corps perdu sur le clavier de la linotype... la joie chantait dans ses muscles, ses doigts dansaient, lйgers et puissants..: la vapeur empoisonnйe d'antimoine... faisait battre ses tempes et cogner ses artиres, rendant plus ardentes sa force, sa colиre et son exaltation. » On voit qu'ici rien n'est [51] donnй sans mйtaphore, car il faut signaler lourdement au lecteur que « c'est bien йcrit » (c'est-а-dire que ce qu'il consomme est de la Littйrature). Ces mйtaphores, qui saisissent le moindre verbe, ne sont pas du tout l'intention d'une humeur qui chercherait а transmettre la singularitй d'une sensation, mais seulement une marque littйraire qui situe un langage, tout comme une йtiquette renseigne sur un prix.
« Taper а la machine », « battre » (en parlant du sang) ou « кtre heureux pour la premiиre fois », c'est du langage rйel, ce n'est pas du langage rйaliste; pour qu'il y ait Littйrature, il faut йcrite : « pianoter » la linotype, « les artиres cognaient » ou « il йtreignait la premiиre minute heureuse de sa vie ». L'йcriture rйaliste ne peut donc dйboucher que sur une Prйciositй. Garaudy йcrit : « Aprиs chaque ligne, le bras grкle de la linotype enlevait sa pincйe de matrices dansantes » ou encore : « Chaque caresse de ses doigts йveille et fait frissonner le carillon joyeux des matrices de cuivre qui tombent dans les glissiиres en une pluie de notes aiguлs. » Ce jeune jargon, c'est celui de Cathos et de Magdelon.
Йvidemment, il faut faire la part de la mйdiocritй; dans le cas de Garaudy, elle est immense. Chez Andrй Stil, on trouvera des procйdйs beaucoup plus discrets, qui n'йchappent cependant pas aux rиgles de l'йcriture artistico-rйaliste. Ici la mйtaphore ne se prйtend pas plus qu'un clichй а peu prйs complиtement intйgrй dans le langage rйel, et signalant la Littйrature sans grands frais : « clair comme de l'eau de roche », « mains parcheminйes par le froid », etc.; la prйciositй est refoulйe du lexique dans la syntaxe, et c'est le dйcoupage artificiel des complйments, comme chez Maupassant, qui impose la Littйrature (« d'une main, elle soulиve les genoux, pliйe en deux »). Ce langage saturй de convention ne donne le rйel qu'entre guillemets : on emploie des mots populistes, des tours nйgligйs au milieu d'une syntaxe purement littйraire : « C'est vrai, il chahute drфlement, le vent », ou encore mieux : « En plein [52] vent, bйrets et casquettes secouйs au-dessus des yeux, ils se regardent avec pas mal de curiositй » (le familier « pas mal de » succиde а un participe absolu, figure totalement inconnue du langage parlй). Bien entendu, il faut rйserver le cas d'Aragon, dont l'hйrйditй littйraire est toute diffйrente, et qui a prйfйrй teinter l'йcriture rйaliste d'une lйgиre couleur dix-huitiйmiste, en mйlangeant un peu Laclos а Zola.
Peut-кtre y a-t-il dans cette sage йcriture des rйvolutionnaires, le -sentiment d'une impuissance а crйer dиs maintenant une йcriture. Peut-кtre y a-t-il aussi que seuls des йcrivains bourgeois peuvent sentir la compromission de l'йcriture bourgeoise : l'йclatement du langage littйraire a йtй un fait de conscience non un fait de rйvolution. Il y a sыrement que l'idйologie stalinienne impose la terreur de toute problйmatique, mкme et surtout rйvolutionnaire : l'йcriture bourgeoise est jugйe somme toute moins dangereuse que son propre procиs. Aussi les йcrivains communistes sont-ils les seuls а soutenir imperturbablement une йcriture bourgeoise que les йcrivains bourgeois, eux, ont condamnйe depuis longtemps, du jour mкme oщ ils l'ont sentie compromise dans les impostures de leur propre idйologie, c'est-а-dire du jour mкme oщ le marxisme s'est trouvй justifiй. [53]
L'йcriture et le silence
L'йcriture artisanale, placйe а l'intйrieur du patrimoine bourgeois, ne dйrange aucun ordre; privй d'autres combats, l'йcrivain possиde une passion qui suffit а le justifier : l'enfantement de la forme. S'il renonce а la libйration d'un nouveau langage littйraire, il peut au moins renchйrir sur l'ancien, le charger d'intentions, de prйciositйs, de splendeurs, d'archaпsmes, crйer une langue riche et mortelle. Cette grande йcriture traditionnelle, celle de Gide, de Valйry, de Montherlant, de Breton mкme, signifie que la forme, dans sa lourdeur, dans son drapй exceptionnel, est une valeur transcendante а l'Histoire, comme peut l'кtre le langage rituel des prкtres.
Cette йcriture sacrйe, d'autres йcrivains ont pensй qu'ils ne pouvaient l'exorciser qu'en la disloquant; ils ont alors minй le langage littйraire, ils ont fait йclater а chaque instant la coque renaissante des clichйs, des habitudes, du passй formel de l'йcrivain; dans le chaos des formes, dans le dйsert des mots, ils ont pensй atteindre un objet absolument privй d'Histoire, retrouver la fraоcheur d'un йtat neuf du langage. Mais ces perturbations finissent par creuser leurs propres orniиres, par crйer leurs propres lois. Les Belles-Lettres menacent tout langage qui n'est pas purement fondй sur la parole sociale. Fuyant toujours plus en avant une syntaxe du dйsordre, la dйsintйgration du langage ne peut conduire qu'а un silence de l'йcriture. L'agraphie terminale de Rimbaud ou de certains surrйalistes - tombйs par lа mкme dans l'oubli -, ce sabordage bouleversant de la Littйrature, enseigne que, pour certains йcrivains, le langage, premiиre et derniиre issue du mythe littйraire, recompose finalement ce qu'il prйtendait fuir, qu'il n'y a pas d'йcriture qui se soutienne rйvolutionnaire, et que tout silence de la forme n'йchappe а l'imposture que par un mutisme complet. Mallarmй, sorte de Hamlet de l'йcriture, exprime bien ce moment fragile de l'Histoire, oщ le langage littйraire ne se soutient que pour mieux chanter sa nйcessitй de mourir. L'agraphie typographique de Mallarmй veut crйer autour des mots rarйfiйs une zone vide dans laquelle la parole, libйrйe de ses harmonies sociales et coupables, ne rйsonne heureusement plus. Le vocable, dissociй de la gangue des clichйs habituels, des rйflexes techniques de l'йcrivain, est alors pleinement irresponsable de tous les contextes possibles; il s'approche d'un acte bref, singulier, dont la matitй affirme une solitude, donc une innocence. Cet art a la structure mкme du suicide : le silence y est un temps poйtique homogиne qui coince entre deux couches et fait йclater le mot moins comme le lambeau d'un cryptogramme que comme une lumiиre, un vide, un meurtre, une libertй. (On sait tout ce que cette hypothиse d'un Mallarmй meurtrier du langage doit а Maurice Blanchot.) Ce langage mallarmйen, c'est Orphйe qui ne peut sauver ce qu'il aime qu'en y renonзant, et qui se retourne tout de mкme un peu; c'est la Littйrature amenйe aux portes de la Terre promise, c'est-а-dire aux portes d'un monde sans littйrature, dont ce serait pourtant aux йcrivains а porter tйmoignage.
Dans ce mкme effort de dйgagement du langage littйraire, voici une autre solution : crйer une йcriture blanche, libйrйe de toute servitude а un ordre marquй du langage. Une comparaison empruntйe а la linguistique rendra peut-кtre assez bien compte de ce fait nouveau : on sait que certains linguistes йtablissent entre les deux termes d'une polaritй (singulier-pluriel, prйtйrit-prйsent), l'existence d'un troisiиme [55] terme, terme neutre ou terme-zйro; ainsi entre les modes subjonctif et impйratif, l'indicatif leur apparaоt comme une forme amodale. Toutes proportions gardйes, l'йcriture au degrй zйro est au fond une йcriture indicative, ou si l'on veut amodale; il serait juste de dire que c'est une йcriture de journaliste, si prйcisйment le journalisme ne dйveloppait en gйnйral des formes optatives ou impйratives (c'est-а-dire pathйtiques). La nouvelle йcriture neutre se place au milieu de ces cris et de ces jugements, sans participer а aucun d'eux; elle est faite prйcisйment de leur absence; mais cette absence est totale, elle n'implique aucun refuge, aucun secret; on ne peut donc dire que c'est une йcriture impassible; c'est plutфt une йcriture innocente. Il s'agit de dйpasser ici la Littйrature en se confiant а une sorte de langue basique, йgalement йloignйe des langages vivants et du langage littйraire proprement dit. Cette parole transparente, inaugurйe par l'Йtranger de Camus, accomplit un style de l'absence qui est presque une absence idйale du style; l'йcriture se rйduit alors а une sorte de mode nйgatif dans lequel les caractиres sociaux ou mythiques d'un langage s'abolissent au profit d'un йtat neutre et inerte de la forme; la. pensйe garde ainsi toute sa responsabilitй, sans se recouvrir d'un engagement accessoire de la forme dans une Histoire qui ne lui appartient pas. Si l'йcriture de Flaubert contient une Loi, si celle de Mallarmй postule un silence, si d'autres, celles de Proust, de Cйline, de Queneau, de Prйvert, chacune а sa maniиre, se fondent sur l'existence d'une nature sociale, si toutes ces йcritures impliquent une opacitй de la forme, supposent une problйmatique du langage et de la sociйtй, йtablissant la parole comme un objet qui doit кtre traitй par un artisan, un magicien ou un scripteur, mais non par un intellectuel, l'йcriture neutre retrouve rйellement la condition premiиre de l'art classique : l'instrumentalitй. Mais cette fois, l'instrument formel n'est plus au service d'une idйologie triomphante; il est le mode d'une situation nouvelle de l'йcrivain, il est la faзon d'exister d'un silence; il perd volontairement [56] tout recours а l'йlйgance ou а l'ornementation, car ces deux dimensions introduiraient а nouveau dans l'йcriture, le Temps, c'est-а-dire une puissance dйrivante, porteuse d'Histoire. Si l'йcriture est vraiment neutre, si le langage, au lieu d'кtre un acte encombrant et indomptable, parvient а l'йtat d'une йquation pure, n'ayant pas plus d'йpaisseur qu'une algиbre en face du creux de l'homme, alors la Littйrature est vaincue, la problйmatique humaine est dйcouverte et livrйe sans couleur, l'йcrivain est sans retour un honnкte homme. Malheureusement rien n'est plus infidиle qu'une йcriture blanche; les automatismes s'йlaborent а l'endroit mкme oщ se trouvait d'abord une libertй, un rйseau de formes durcies serre de plus en plus la fraоcheur premiиre du discours, une йcriture renaоt а la place d'un langage indйfini. L'йcrivain, accйdant au classique, devient l'йpigone de sa crйation primitive, la sociйtй fait de son йcriture une maniиre et le renvoie prisonnier de ses propres mythes formels. [57]
L'йcriture et la parole
II y a un peu plus de cent ans, les йcrivains ignoraient gйnйralement qu'il existвt plusieurs faзons - et fort diffйrentes - de parler le franзais. Vers 1830, au moment ou la bourgeoisie, bonne enfant, se divertit de tout ce qui se trouve en limite de sa propre surface, c'est-а-dire dans la portion exiguл de la sociйt. qu'elle donne а partager aux bohиmes, aux concierges et aux voleurs, on commenзa d'insйrer dans le langage littйraire proprement dit quelques piиces rapportйes, empruntйes aux langages infйrieurs, pourvu qu'ils fussent bien excentriques (sans quoi ils auraient йtй menaзants). Ces jargons pittoresques dйcoraient la Littйrature sans menacer sa structure. Balzac, Siie, Mon-nier, Hugo se plurent а restituer quelques formes bien aberrantes de la prononciation et du vocabulaire; argot des voleurs, patois paysan, jargon allemand, langage concierge. Mais ce langage social, sorte de vкtement thйвtral accrochй а une essence, n'engageait jamais la totalitй de celui qui le parlait; les passions continuaient de fonctionner au-dessus de la parole.
Il fallut peut-кtre attendre Proust pour que l'йcrivain confondоt entiиrement certains hommes avec leur langage, et ne donnвt ses crйatures que sous les pures espиces, sous le volume dense et colorй de leur parole. Alors que les crйatures balzaciennes, par exemple, se rйduisent facilement aux rapports de force de la sociйtй dont elles forment comme les relais algйbriques, un personnage proustien, lui, se condense dans l'opacitй d'un langage particulier, et, c'est а ce niveau que s'intйgre et s'ordonne rйellement toute sa situation historique : sa profession, sa classe, sa fortune, son hйrйditй, sa biologie. Ainsi, la Littйrature commence а connaоtre la sociйtй comme une Nature dont elle pourrait peut-кtre reproduire les phйnomиnes. Pendant ces moments oщ l'йcrivain suit les langages rйellement parlйs, non plus а titre pittoresque, mais comme des objets essentiels qui йpuisent tout le contenu de la sociйtй, l'йcriture prend pour lieu de ses rйflexes la parole rйelle des hommes; la littйrature n'est plus un orgueil ou refuge, elle commence а devenir un acte lucide d'information, comme s'il lui fallait d'abord apprendre en le reproduisant le dйtail de la disparitй sociale; elle s'assigne de rendre un compte immйdiat, prйalable а tout autre message, de la situation des hommes murйs dans la langue de leur classe, de leur rйgion, de leur profession, de leur hйrйditй ou de leur histoire.
A ce titre, le langage littйraire fondй sur la parole sociale ne se dйbarrasse jamais d'une vertu descriptive qui le limite, puisque l'universalitй d'une langue - dans l'йtat actuel de la sociйtй - est un fait d'audition, nullement d'йlocution : а l'intйrieur d'une norme nationale comme le franзais, les parlers diffйrent de groupe а groupe, et chaque homme est prisonnier de son langage : hors de sa classe, le premier mot le signale, le situe entiиrement et l'affiche avec toute son histoire. L'homme est offert, livrй par son langage, trahi par une vйritй formelle qui йchappe а ses mensonges intйressйs ou gйnйreux. La diversitй des langages fonctionne donc comme une Nйcessitй, et c'est pour cela qu'elle fonde un tragique.
Aussi la restitution du langage parlй, imaginй d'abord dans le mimйtisme amusй du pittoresque, a-t-elle fini par exprimer tout le contenu de la contradiction sociale : dans l'њuvre de Cйline, par exemple, l'йcriture n'est pas au service d'une pensйe, comme un dйcor rйaliste rйussi, qui [59] serait juxtaposй а la peinture d'une sous-classe sociale; elle reprйsente vraiment la plongйe de l'йcrivain dans l'opacitй poisseuse de la condition qu'il dйcrit. Sans doute s'agit-il toujours d'une expression, et la Littйrature n'est pas dйpassйe. Mais il faut convenir que de tous les moyens de description (puisque jusqu'а prйsent la Littйrature s'est surtout voulue cela), l'apprйhension d'un langage rйel est pour l'йcrivain l'acte littйraire le plus humain. Et toute une partie de la Littйrature moderne est traversйe par les lambeaux plus ou moins prйcis de ce rкve : un langage littйraire qui aurait rejoint la naturalitй des langages sociaux. (Il suffit de penser aux dialogues romanesques de Sartre pour donner un exemple rйcent et connu.) Mais quelle que soit la rйussite de ces peintures, elles ne sont jamais que des reproductions, des sortes d'airs encadrйs par de longs lйcitatifs d'une йcriture entiиrement conventionnelle.
Queneau a voulu prйcisйment montrer que la contamination parlйe du discours йcrit йtait possible dans toutes ses parties et, chez lui, la socialisation du langage littйraire saisit а la fois toutes les couches de l'йcriture : la graphie, le lexique - et ce qui est plus important quoique moins spectaculaire -, le dйbit. Evidemment, cette йcriture de Queneau ne se situe pas en dehors de la Littйrature, puisque, toujours consommйe par une partie restreinte de la sociйtй, elle ne porte pas une universalitй, mais seulement une expйrience et un divertissement. Du moins, pour la premiиre fois, ce n'est pas l'йcriture qui est littйraire; la Littйrature est repoussйe de la Forme : elle n'est plus qu'une catйgorie; c'est la Littйrature qui est ironie, le langage constituant ici l'expйrience profonde. Ou plutфt, la Littйrature est ramenйe ouvertement а une problйmatique du langage; effectivement elle ne peut plus кtre que cela.
On voit se dessiner par lа l'aire possible d'un nouvel humanisme': а la suspicion gйnйrale qui atteint le langage tout au long de la littйrature moderne, se substituerait une rйconciliation du verbe de l'йcrivain et du verbe des [60] hommes. C'est seulement alors, que l'йcrivain pourrait se dire entiиrement engagй, lorsque sa libertй poйtique se placerait а l'jntйrieur d'une condition verbale dont les limites seraient celles de la sociйtй et non celles d'une convention ou d'un public : autrement l'engagement restera toujours nominal; il pourra assumer le salut d'une conscience, mais non fonder une action. C'est parce qu'il n'y a pas de pensйe sans langage que la Forme est .la premiиre et la derniиre instance de la responsabilitй littйraire, et c'est parce que la sociйtй n'est pas rйconciliйe que le langage, nйcessaire et nйcessairement dirigй, institue pour l'йcrivain une condition dйchirйe. [61]
L'utopie du langage
La multiplication des йcritures est un fait moderne qui oblige l'йcrivain а un choix, fait de la forme une conduite et provoque une йthique de l'йcriture. A toutes les dimensions qui dessinaient la crйation littйraire, s'ajoute dйsormais une nouvelle profondeur, la forme constituant а elle seule une sorte de mйcanisme parasitaire de la fonction intellectuelle. L'йcriture moderne est un vйritable organisme indйpendant qui croоt autour de l'acte littйraire, le dйcore d'une valeur йtrangиre а son intention, l'engage continuellement dans un double mode d'existence, et superpose au contenu des mots, des signes opaques qui portent en eux une histoire, une compromission ou une rйdemption secondes, de sorte qu'а la situation de la pensйe, se mкle un destin supplйmentaire, souvent divergent, toujours encombrant, de la forme.
Or cette fatalitй du signe littйraire, qui fait qu'un йcrivain ne peut tracer un mot sans prendre la pose particuliиre d'un langage dйmodй, anarchique ou imitй, de toute maniиre conventionnel et inhumain, fonctionne prйcisйment au moment oщ la Littйrature, abolissant de plus en plus sa condition de mythe bourgeois, est requise, par les travaux ou les tйmoignages d'un humanisme qui a enfin intйgrй l'Histoire dans son image de l'homme. Aussi les anciennes catйgories littйraires, vidйes dans les meilleurs cas de leur contenu traditionnel, qui йtait l'expression d'une essence intemporelle de l'homme, ne tiennent plus finalement que par une forme spйcifique, un ordre lexical ou syntaxique, un langage pour tout dire : c'est l'йcriture qui absorbe
dйsormais toute l'identitй littйraire d'un ouvrage. Un roman de Sartre n'est roman que par fidйlitй а un certain ton rйcitй, d'ailleurs intermittent, dont les normes ont йtй йtablies au cours de toute une gйologie antйrieure du roman; en fait, c'est l'йcriture du rйcitatif, et non son contenu, qui fait rйintйgrer au roman sartrien la catйgorie des Belles-Lettres. Bien plus, lorsque Sartre essaye de briser la durйe romanesque, et dйdouble son rйcit pour exprimer l'ubiquitй du rйel (dans le Sursis), c'est l'йcriture narrйe qui recompose au-dessus de la simultanйitй des йvйnements, un Temps unique et homogиne, celui du Narrateur, dont la voix particuliиre, dйfinie par des accidents bien reconnaissa-bles, encombre le dйvoilement de l'Histoire d'une unitй parasite, et donne au roman l'ambiguпtй d'un tйmoignage qui est peut-кtre faux.
On voit par lа qu'un chef-d'њuvre moderne est impossible, l'йcrivain йtant placй par son йcriture dans une contradiction sans issue : ou bien l'objet de l'ouvrage est naпvement accordй aux conventions de la forme, la littйrature reste sourde а notre Histoire prйsente, et le mythe littйraire n'est pas dйpassй; ou bien l'йcrivain reconnaоt la vaste fraоcheur du monde prйsent, mais pour en rendre compte, il ne dispose que d'une langue splendide et morte; devant sa page blanche, au moment de choisir les mots qui doivent franchement signaler sa place dans l'Histoire et tйmoigner qu'il en assume les donnйes, il observe une disparitй tragique entre ce qu'il fait et ce quMl voit; sous ses yeux, le monde civil forme maintenant une vйritable Nature, et cette Nature parle, elle йlabore des langages vivants dont l'йcrivain est exclu : au contraire, entre ses doigts, l'Histoire place un instrument dйcoratif et compromettant, une йcriture qu'il a hйritйe d'une Histoire antйrieure et diffйrente, dont il n'est pas responsable, et qui est pourtant la seule dont il puisse user. Ainsi naоt un tragique [63] de l'йcriture, puisque l'йcrivain conscient doit dйsormais se dйbattre contre les signes ancestraux et tout-puissants qui, du fond d'un passй йtranger, lui imposent la Littйrature comme un rituel, et non comme une rйconciliation.
Ainsi, sauf а renoncer а la Littйrature, la solution de cette problйmatique de l'йcriture ne dйpend pas des йcrivains. Chaque йcrivain qui naоt ouvre en lui le procиs de la Littйrature; mais s'il la condamne, il lui accorde toujours un sursis que la Littйrature emploie а le reconquйrir; il a beau crйer un langage libre, on le lui renvoie fabriquй, car le luxe n'est jamais innocent : et c'est de ce langage rassis et clos par l'immense poussйe de tous les hommes qui ne le parlent pas, qu'il lui faut continuer d'user. Il y a donc une impasse de l'йcriture, et c'est l'impasse de la sociйtй mкme : les йcrivains d'aujourd'hui le sentent : pour eux, la recherche d'un non-style, ou d'un style oral, d'un degrй zйro ou d'un degrй parlй de l'йcriture, c'est en somme l'anticipation d'un йtat absolument homogиne de la sociйtй; la plupart comprennent qu'il ne peut y avoir de langage universel en dehors d'une universalitй concrиte, et non plus mystique ou nominale, du monde civil.
Il y a donc dans toute йcriture prйsente une double postulation : il y a le mouvement d'une rupture et celui d'un avиnement, il y a le dessin mкme de toute situation rйvolutionnaire, dont l'ambiguпtй fondamentale est qu'il faut bien que la Rйvolution puise dans ce qu'elle veut dйtruire l'image mкme de ce qu'elle veut possйder. Comme l'art moderne dans son entier, l'йcriture littйraire porte а la fois l'aliйnation de l'Histoire et le rкve de l'Histoire : comme Nйcessitй, elle atteste le dйchirement des langages, insйparable du dйchirement des classes : comme Libertй, elle est la conscience de ce dйchirement et l'effort mкme qui veut le dйpasser. Se sentant sans cesse coupable de sa propre solitude, elle n'en est pas moins une imagination avide d'un bonheur des mots, elle se hвte vers un langage rкvй dont la fraоcheur, par une sorte d'anticipation idйale, figurerait [64] la perfection d'un nouveau monde adamique oщ le langage ne serait plus aliйnй. La multiplication des йcritures institue une Littйrature nouvelle dare la mesure oщ celle-ci n'invente son langage que pour кtre un projet : la Littйrature devient l'Utopie du langage. [65]