Roland Barthes
Nouveaux essais critiques
(1953)
© R.Barthes, 1953
Certains des écrits littéraires de l'auteur ont déjà été réunis en volume (dans Sur Racine et dans les Essais critiques). On rassemble ici d'autres préfaces, d'autres textes, qui n'ont encore paru que dispersés dans des revues ou dans des livres classiques auxquels ils servaient d'introduction. Ces écrits sont donnés dans leur ordre d'écriture.
La Rochefoucauld : « Réflexions ou Sentences et Maximes »
On peut lire La Rochefoucauld de deux façons : par citations ou de suite. Dans le premier cas, j'ouvre de temps en temps le livre, j'y cueille une pensée, j'en savoure la convenance,, je me l'approprie, je fais de cette forme anonyme la voix même de ma situation ou de mon humeur; dans le second cas, je lis les maximes pas à pas, comme un récit ou un essai; mais du coup, le livre me concerne à peine; les maximes de La Rochefoucauld disent à tel point les mêmes choses, que c'est leur auteur, ses obsessions, son temps, qu'elles nous livrent, non nous-mêmes. Voilà donc que le même ouvrage, lu de façons différentes, semble contenir deux projets opposés : ici un pour-moi (et quelle adresse! cette maxime traverse trois siècles pour venir me raconter), là, un pour soi, celui de l'auteur, qui se dit, se répète, s'impose, comme enfermé dans un discours sans fin, sans ordre, à la façon d'un monologue obsédé.
Ces deux lectures ne sont pas contradictoires, parce que, dans le recueil de maximes, le discours cassé reste un discours enfermé; certes, matériellement, il faut choisir de lire les maximes par choix ou de suite, et l'effet en sera opposé, ici éclatant, là étouffant; mais le fruit même du discontinu et du désordre de l'œuvre, c'est que chaque maxime est, en quelque sorte, l'archétype de toutes les maximes; il y a une structure à la fois unique et variée; autrement dit, à une critique de développement, de la composition, de l'évolution, et je dirai presque du continu, il paraît juste de substituer ici une critique de l'unité sententielle, de son dessin, bref de sa forme : c'est toujours à la maxime, et non aux maximes qu'il faut revenir.
Mais d'abord, cette structure, y a-t-il des maximes qui en soient dépourvues? Autrement dit, y a-t-il des maximes formellement libres, comme on dit : des vers libres! Ces maximes existent, et chez La Rochefoucauld même, mais elles ne portent plus le nom de maximes : ce sont des Réflexions. Les réflexions sont des fragments de discours, des textes dépourvus de structure et de spectacle; à travers elles, c'est de nouveau un langage fluide, continu, c'est-à-dire tout le contraire de cet ordre verbal, fort archaïque, qui règle le dessin de la maxime. En principe. La Rochefoucauld n'a pas inclus ses Réflexions dans le corps de ses maximes (quoiqu'elles portent sur les mêmes sujets), car il s'agit ici d'une tout autre littérature; on trouvera cependant quelques maximes exemptes de toute structure; c'est que précisément sans encore couvrir beaucoup d'espace, elles ont déjà quitté l'ordre sententiel, elles sont en route vers la Réflexion, c'est-à-dire vers le discours. Lorsque nous lisons : « Nous ne pouvons rien aimer que par rapport à nous, et nous ne faisons que suivre notre goût et notre plaisir quand nous préférons nos amis à nous-mêmes; c'est néanmoins par cette préférence seule que l'amitié peut être vraie et parfaite », nous sentons bien que nous sommes ici dans un ordre du langage qui n'est plus celui de la maxime; quelque chose manque, qui est la frappe, le spectacle même de la parole, bref la citation; mais aussi quelque chose est là, de nouveau, à quoi la maxime ne nous a pas habitués : une certaine fragilité, une certaine précaution du discours, un langage plus délicat, plus ouvert à la bonté, comme si, à l'inverse, la maxime ne pouvait être que méchante - comme si la fermeture de la maxime était aussi une fermeture du cœur. Il y a ainsi dans l'œuvre de La Rochefoucauld quelques maximes ouvertes, quelques maximes-discours (même si elles sont peu étendues); ce ne sont pas, en général, celles que l'on cueillera, car en elles aucune pointe n'accroche; elles ne sont que [70] les bonnes ménagères du discours; les autres y régnent comme des déesses.
Pour ces autres, en effet, la structure est là, qui retient la sensibilité, l'épanchement, le scrupule, l'hésitation, le regret, la persuasion aussi, sous un appareil castrateur. La maxime est un objet dur, luisant - et fragile - comme le corselet d'un insecte; comme l'insecte aussi, elle possède la pointe, ce crochet de mots aigus qui la terminent, la couronnent - la ferment, tout en l'armant (elle est armée parce qu'elle est fermée). De quoi est-elle faite, cette structure? De quelques éléments stables, parfaitement indépendants de la grammaire, unis par une relation fixe, qui, elle non plus, ne doit rien à la syntaxe.
Non seulement la maxime est une proposition coupée du discours, mais à l'intérieur de cette proposition même, régne encore un discontinu plus subtil; une phrase normale, une phrase parlée tend toujours à fondre ses parties les unes dans les autres, à égaliser le flux de la pensée; elle progresse somme toute selon un devenir en apparence inorganisé; dans la maxime, c'est tout le contraire; la maxime est un bloc général composé de blocs particuliers; l'ossature - et les os sont des choses dures - est plus qu'apparente : spectaculaire. Toute la structure de la maxime est visible, dans la mesure même où elle est erratique. Quels sont ces blocs internes qui supportent l'architecture de la maxime? Ce ne sont pas les parties d'ordinaire les plus vivantes de la phrase, les relations, mais bien au contraire les parties immobiles, solitaires, sortes d'essences le plus souvent substantives, mais parfois aussi adjectives ou verbales, dont chacune renvoie à un sens plein, éternel, autarcique pourrait-on dire : amour, passion, orgueil, blesser, tromper, délicat, impatient, voilà les sens fermés sur lesquels s'édifie la maxime. Ce qui définit ces essences formelles, c'est sans doute, finalement, qu'elles sont les termes (les relata) d'une relation (de comparaison ou d'antithèse); mais cette relation a beaucoup moins d'apparence que ses composants; dans la maxime, l'intellect [71] perçoit d'abord des substances pleines, non le flux progressif de la pensée. Si je lis : « Tout le monde se plaint de sa mйmoire, et personne de son jugement », mon esprit est frappй par la plйnitude de ces termes solitaires : mйmoire, jugement, se plaindre; et comme, malgrй tout, ces mots-vedettes s'enlиvent sur un certain fond plus modeste, j'ai le sentiment (d'ailleurs profondйment esthйtique) d'avoir affaire а une vйritable йconomie mйtrique de la pensйe, distribuйe dans l'espace fixe et fini qui lui est imparti (la longueur d'une maxime) en temps forts (les substances, les essences) et en temps faibles (mots-outils, mots relationnels); on reconnaоtra aisйment dans cette йconomie un substitut des langages versifiйs : il y a, on le sait, une affinitй particuliиre entre le vers et la maxime, la communication aphoristique et la communication divinatoire.
Et de mкme que le vers est essentiellement un langage mesurй, de mкme les temps forts d'une maxime sont prisonniers d'un nombre : on a des maximes а deux, trois, quatre, cinq ou sept temps, selon le nombre des accents sйmantiques. Si je lis : « l'amour-propre est le plus grand de tous les flatteurs », la relation d'identitй me dйsigne seulement deux termes forts (amour-propre et flatteur); mais si je lis : « le bonheur et le malheur des hommes ne dйpendent pas moins de leur humeur que de la fortune », je vois bien que j'ai affaire ici а une maxime а quatre temps. Ces nombres ne sont pas d'importance йgale; toute maxime tend йvidemment, selon le canon de l'art classique, а l'antithиse, c'est-а-dire а la symйtrie; ce sont donc les mиtres pairs (il s'agit toujours de mиtres « sйmantiques ») qui saturent le plus naturellement la maxime. Le mйtrй quaternaire est sans doute le plus accompli, car il permet de dйvelopper une proportion, c'est-а-dire а la fois une harmonie et une complexitй; les exemples en sont nombreux chez La Rochefoucauld, fondйs rhйtoriquement sur la mйtaphore; ce sont des maximes comme : «L'йlйvation est au mйrite ce que la parure est aux belles personnes », oщ les quatre termes forts sont liйs entre eux par un rapport de compensation. C'est lа [72] un exemple privilйgiй d'йconomie binaire; mais les autres types>de maximes, malgrй les apparences, rejoignent toujours, en fait, une organisation а deux termes: c'est le cas de toutes les maximes а nombre impair de temps forts: car dans ces maximes, le terme impair a toujours une fonction excentrique; il reste extйrieur а la structure paire et ne fait que la coiffer; si je lis : « // faut de plus grandes vertus pour soutenir la bonne fortune que la mauvaise ». je vois bien qu'il y a trois temps forts (vertus, bonne fortune, mauvaise fortune): mais ces trois termes ne reзoivent pas le mкme accent : les deux derniers (bonne et mauvaise fortune) forment les piliers vйritables de la relation (ils servent а construire une antithиse), tandis que le premier terme (les vertus) n'est en somme que la rйfйrence gйnйrale par rapport а laquelle la relation devient significative. Ce terme impair (c'est le mкme dans les maximes а cinq ou а sept temps) a donc une fonction singuliиre, а la fois gйnйrale, distante et pourtant fondamentale: en logique ancienne, on dirait que c'est le sujet de la maxime (ce dont elle parle), alors que les termes pairs en sont le prйdicat (ce qu'on dit du sujet): en logique moderne, c'est un peu ce qu'on appelle un parcours de signification, c'est-а-dire la classe rйfйrentielle d'objets а l'intйrieur de laquelle la confrontation de certains caractиres n'est pas absurde : car selon la vйritй momentanйe de la maxime, l'opposition de la bonne et de la mauvaise fortune n'est en quelque sorte valide qu'au regard des vertus. Ainsi le terme impair occupe une place suffisamment excentrique pour que la structure de la maxime soit en dйfinitive toujours paire - c'est-а-dire binaire, puisque йtant pairs, les termes de la relation peuvent toujours кtre distribuйs en deux groupes opposйs.
Ce caractиre obstinйment duel de la structure est important, car il commande la relation qui unit ses termes; cette relation est tributaire de la force, de la raretй et de la paritй des temps qu'elle enchaоne. Lorsqu'un langage - et c'est le cas de la maxime propose quelques termes [73] de sens fort, essentiel, il est fatal que la relation s'absorbe en eux : plus les substantifs sont forts, plus la relation tend а l'immobilitй. C'est qu'en effet, si l'on vous prйsente deux objets forts (j'entends des objets psychologiques), par exemple la sincйritй et la dissimulation, le rapport qui s'instaure spontanйment entre eux tend toujours а кtre un rapport immobile de manifestation, c'est-а-dire d'йquivalence : la sincйritй йquivaut (ou n'йquivaut pas) а la dissimulation : la force mкme des termes, leur solitude, leur йclat ne permettent guиre d'autre mise en rapport, quelles qu'en soient les variations terminologiques. Il s'agit en somme, par l'йtat mкme de la structure, d'une relation d'essence, non de faire, d'identitй, non de transformation; effectivement dans la maxime, le langage a toujours une activitй dйfini-tionnelle et non une activitй transitive; un recueil de maximes est toujours plus ou moins (et cela est flagrant pour La Rochefoucauld) un dictionnaire, non un livre de recettes : il йclaire l'кtre de certaines conduites, non leurs modes ou leurs techniques. Cette relation d'йquivalence est d'un type assez archaпque : dйfinir les choses (а l'aide d'une relation immobile), c'est toujours plus ou moins les sacraliser, et la maxime n'y manque pas, en dйpit de son projet rationaliste.
La maxime est donc fort gйnйralement soumise а une relation d'йquivalence : un terme vaut (ou ne vaut pas) l'autre. L'йtat le plus йlйmentaire de cette relation est purement comparatif: la maxime confronte deux objets, par exemple la force et la volontй, et se contente de poser leur rapport quantitatif : « Nous avons plus de force que de volontй»; ce mouvement est l'origine d'un nombre important de maximes. On trouve ici les trois degrйs de la comparaison : plus, autant, moins; mais comme la maxime sert surtout un projet de dйnonciation, ce sont йvidemment les comparatifs critiques qui l'emportent : la maxime nous dit qu'il y a dans telle vertu plus de passion que nous ne croyons : c'est lа son propos habituel. On le voit, ce propos, si l'on accepte un instant d'en [74] psychanalyser la structure, se fonde tout entier sur une imagination de la pesйe; comme un dieu, l'auteur des maximes soupиse des objets et il nous dit la vйritй des tares; peser est en effet une activitй divine, toute une iconographie - et fort ancienne - en tйmoigne. Mais La Rochefoucauld n'est pas un dieu; sa pensйe, issue d'un mouvement rationaliste, reste profane : il ne pиse jamais une Faute singuliиre et mйtaphysique, mais seulement des fautes, plurielles et temporelles : c'est un chimiste, non un prкtre (mais on sait aussi que dans notre imagination collective le thиme divin et le thиme savant restent trиs proches).
Au-dessus de l'йtat comparatif, voici le second йtat de la relation d'йquivalence : l'identitй; c'est sans doute un йtat mieux fermй, plus mыr, pourrait-on dire, puisqu'ici on ne se contente pas de prйsenter et de confronter deux objets pour en infйrer un rapport grossiиrement quantitatif; on dйfinit ce rapport en essence, non plus en quantitй; on pose que ceci est cela, par substance et pour l'йternitй, que « la modйration est une crainte », que «/'amour-propre est un flatteur », que « l'envie est une fureur », etc. Ce sont lа des exemples d'identitйs simples, tout unies, disposйes comme un cheminement rйgulier d'essences dans le monde de la vйritй immobile. Mais parfois aussi l'йquivalence est plus emphatique : « Nous ne nous donnons pas (aux gens plus puissants que nous) pour le bien que nous leur voulons faire, dit La Rochefoucauld, mais pour le bien que nous voulons recevoir»; on renforce ainsi la proposition positive (le bien que nous voulons recevoir) par la reprйsentation mкme de son contraire (le bien que nous voulons faire); c'est ce mouvement а la fois opposй et convergent que l'on retrouve dans des maximes d'apparence pourtant peu йgalitaire : « Les hommes ne vivraient pas longtemps en sociйtй, s'ils n'йtaient les dupes les uns des autres »; ce qui veut proprement dire : les hommes sont dupes les uns des autres, sans quoi ils ne vivraient pas en sociйtй. [75]
Mais la relation la plus significative, au point qu'elle pourrait passer pour le modиle mкme de la maxime selon La Rochefoucauld, c'est la relation d'identitй dйceptive, dont l'expression courante est la copule restrictive : n'est que. « La clйmence des princes n'est souvent qu'une politique pour gagner l'affection des peuples », ou « la constance des sages n'est que l'art de renfermer leur agitation dans le cњur »; les exemples sont ici abondants et clairs; on y reconnaоt facilement ce qu'on appellerait aujourd'hui une relation dйmystifiante, puisque l'auteur, d'un mot, rйduit l'apparence (la clйmence, la constance) а sa rйalitй (une politique, un art). N'est que est en somme le mot clef de la maxime car il ne s'agit pas ici d'un simple dйvoilement (ce qu'indiquй parfois l'expression en effet, au sens de : en rйalitй); ce dйvoilement est presque toujours rйducteur; il n'explique pas, il dйfinit le plus (l'apparence) par le moins (le rйel) (1). On serait tentй de faire de cette relation dйceptive (puisqu'elle dйзoit l'apparence au profit d'une rйalitй toujours moins glorieuse), l'expression logique de ce qu'on a appelle le pessimisme de La Rochefoucauld; sans doute la restriction, surtout si elle part des vertus pour aboutir aux hasards et aux passions, n'est pas euphorique : c'est en apparence un mouvement avaricieux, contraint, il rogne sur la gйnйrositй du monde, sa diversitй aussi; mais ce pessimisme est ambigu; il est aussi le fruit d'une aviditй, sinon d'explication, du moins d'explicita-tion; il participe d'une certaine dйsillusion sans doute, conforme а la situation aristocratique de l'homme des maximes; mais aussi, sыrement, d'un mouvement positif de rationalisation, d'intйgration d'йlйments disparates : la vision de La Rochefoucauld n'est pas dialectique, et c'est en cela qu'elle est dйsespйrйe; mais elle est rationnelle, et c'est en cela, comme toute philosophie de la clartй, qu'elle est progressive; copiant La Rochefoucauld lui-mкme, on pourrait dire sous la forme restrictive qui lui йtait chиre : la pessimisme de La Rochefoucauld n'est qu'un rationalisme incomplet.
I. On notera curieusement que si le n'est que est bien dйmystifiant dans l'ordre des essences, il devient mystifiant dans l'ordre du faire. // n'y a qu'а... est le mot plein d'assurance, d'illusion et de ridicule de tous les gйnйraux en chambre. [76]
Les termes et la relation de la maxime une fois dйcrits, a-t-on йpuisй sa forme? Nullement. C'est, je crois, une erreur que de supposer а une њuvre deux seuls paliers : celui de la forme et celui du contenu; la forme elle-mкme peut comporter plusieurs niveaux : la structure, on l'a vu, en est un; mais on a vu aussi que pour atteindre cette structure, il fallait en quelque sorte dйgager la maxime de sa lettre, forcer sa terminologie, le donnй immйdiat de la phrase, accepter certaines substitutions, certaines simplifications; c'est maintenant au niveau le plus superficiel qu'il faut revenir; car la structure de la maxime, pour formelle qu'elle soit, est elle-mкme habillйe d'une forme subtile et йtincelante, qui en fait l'йclat et le plaisir (il y a un plaisir de la maxime); ce vкtement brillant et dur, c'est la pointe. Si je lis : « C'est une espиce de coquetterie de faire remarquer qu 'on n 'en fait jamais », je sens ici une intention esthйtique а mкme la phrase; je vois qu'elle consiste а faire servir le mot de coquetterie а deux projets diffйrents, en dйcrochant pour ainsi dire l'un de l'autre, en sorte que ne pas faire de coquetterie devienne а son tour une coquetterie; bref, j'ai affaire а une vйritable construction verbale : c'est la pointe (que l'on retrouve aussi dans les vers). Qu'est-ce qu'une pointe? C'est, si l'on veut, la maxime constituйe en spectacle; comme tout spectacle, celui-ci vise а un plaisir (hйritй de toute une tradition prйcieuse, dont l'histoire n'est plus а faire); mais le plus intйressant, c'est que comme tout spectacle aussi, mais avec infiniment plus d'ingйniositй puisqu'il s'agit de langage et non d'espace, la pointe est une forme de rupture : elle tend toujours а fermer la pensйe sur un panache, [77] sur ce moment fragile oщ le verbe se tait, touche а la fois au silence et а l'applaudissement.
La pointe est, en effet, presque toujours а la fin de la maxime. Souvent mкme, comme tout bon artiste, La Rochefoucauld la prйpare - sans qu'on s'en doute; la maxime commence en discours ordinaire (ce n'est pas encore une maxime); puis la pointe se ramasse, йclate et ferme la vйritй. Ce passage du discours а la pointe est d'ordinaire signalй par une humble conjonction : et; ce et n'ajoute rien, contrairement а sa fonction habituelle; il ouvre, il est le rideau qui se retire et dйcouvre la scиne des mots : « La fйlicitй est dans le goыt, et non pas dans les choses; et c'est par avoir ce qu'on aime qu'on aime et non par avoir ce que les autres trouvent aimable » : toute la fin, avec son antithиse et son identitй inversйe, est comme un spectacle brusquement dйcouvert. Car c'est йvidemment l'antithиse qui est la figure prйfйrйe de la pointe; elle saisit toutes les catйgories grammaticales, les substantifs (par exemple ruine/йtablissement, raison/nature, humeur/esprit, etc.), les adjectifs (grand/petit) et les pronoms d'apparence la plus humble (l'unil'autre), pourvu qu'ils soient mis en opposition significative; et au-delа de la grammaire, elle peut saisir, bien entendu, des mouvements, des thиmes, opposer par exemple, toutes les expressions du au-dessus (s'йlever) а toutes celles du au dessous (abaisser). Dans le monde de la maxime, l'antithиse est une force universelle de signification, au point qu'elle peut rendre spectaculaire (pertinent, diraient les linguistes) un simple contraste de nombres; celui-ci par exemple : « Il n'y a que d'une sorte d'amour, mais il y en a mille diffйrentes copies », oщ c'est l'opposition un/mille qui constitue la pointe. On voit par lа que l'antithиse n'est pas seulement une figure emphatique, c'est-а-dire en somme un simple dйcor de la pensйe; c'est probablement autre chose et plus; une faзon de faire surgir le sens d'une opposition de termes; et comme nous savons par les explorations rйcentes de la linguistique que c'est lа [78] le procйdй fondamental de la signification (et certains physiologistes disent mкme de la perception), nous comprenons mieux que l'antithиse s'accorde si bien а ces langages archaпques que sorпt probablement le vers et l'aphorisme; elle n'est au fond que le mйcanisme tout nu du sens, et comme, dans toute sociйtй йvoluйe, le retour aux sources fonctionne finalement comme un spectacle surprenant, ainsi l'antithиse est devenue une pointe, c'est-а-dire le spectacle mкme du sens.
Alterner, c'est donc lа l'un des deux procйdйs de la pointe. L'autre, qui lui est souvent complйmentaire, quoique opposй, c'est de rйpйter. La rhйtorique conventionnelle proscrivait (et proscrit encore) les rйpйtitions trop rapprochйes du mкme mot; Pascal s'йtait moquй de cette loi toute formelle en demandant qu'on n'oublie pas le sens sous prйtexte de faire harmonieux : il y a des cas oщ il faut appeler Paris, Paris, et d'autres capitale de la France : c'est le sens qui rиgle la rйpйtition. La maxime, elle, va plus loin : elle aime а reprendre un terme, surtout si cette rйpйtition peut marquer une antithиse : « On pleure pour йviter la honte de ne pleurer pas »; cette rйpйtition peut кtre fragmentaire, ce qui permet de rйpйter une partie du mot sans rйpйter le mot lui-mкme : «L'intйrкt parle toutes sortes de langues, et joue toutes sortes de personnages, mкme celui du dйsintйressй»; reprenant encore ici l'explication des linguistes, on dira que l'opposition du sens est d'autant plus flagrante qu'elle est soutenue par un accident verbal parfaitement limitй : c'est seulement le prйfixe qui oppose intйrкt а dйsintйressй. La pointe est un jeu, sans doute; mais ce jeu est au service d'une trиs ancienne technique, celle du sens; en sorte que bien йcrire, c'est jouer avec les mots parce que jouer avec les mots, c'est fatalement se rapprocher de ce dessin d'opposition qui rиgle fondamentalement la naissance d'une signification. On le voit bien par certaines constructions complexes, oщ les rйpйtitions s'йtendent et s'enchevкtrent si .obstinйment que ce que l'on pourrait appeler la faille [79] oppositionnelle s'y voit spectaculairement : le sens йclate au milieu d'une nappe d'insignifiances; ainsi de cette maxime : » La philosophie triomphe aisйment des maux passйs el des maux а venir, mais les maux prйsents triomphent d'elle » : une brusque dissymйtrie vient ici dйranger et par consйquent faire signifier tout le train des symйtries environnantes(1).
I. C'est ce dont rendra compte une simple mise en йquation de la maxime. Soit a : la philosophie, b : triompher de, c : les maux (I. 2. 3 : passйs, prйsents et а venir). On obtient la fausse symйtrie suivante : abc1.3/c2ba.
Les formes posйes, il est peut-кtre possible maintenant d'approcher les contenus. C'est а la relation d'identitй restrictive (... n'est que...), dont on a indiquй l'effet dйceptif, dйmystifiant, qu'il faut essentiellement revenir, car quelles qu'en soient les variations syntaxiques, c'est en elle que la structure verbale de la maxime et la structure mentale de son auteur se rejoignent. Elle unit des termes forts. Mais du point de vue du sens, quels sont ces ternies forts? Le premier terme, celui qui vient en tкte de la maxime, celui prйcisйment qu'il s'agit de dйcevoir, de dйgonfler, est occupй par ce que l'on pourrait appeler la classe des vertus (la clйmence, la vaillance, la force d'вme, la sincйritй, le mйpris de la mort); ces vertus, ce sont donc, si l'on veut, des irrealia, des objets vains, des apparences dont il faut retrouver la rйalitй; et cette rйalitй, c'est йvidemment le second terme qui la donne, lui qui a la charge de rйvйler l'identitй vйritable des vertus; ce second terme est donc occupй par ce que l'on pourrait appeler la classe, des realia, des objets rйels, qui composent le monde dont les vertus ne sont que les songes. Quels sont ces realia qui composent l'homme? Ils peuvent кtre de trois sortes: il y a d'abord et surtout les passions [80] (la vanitй, la fureur, la paresse, l'ambition, soumises а la plus grande de toutes, l'amour-propre); il y a ensuite les contingences : c'est tout ce qui dйpend du hasard (et pour La Rochefoucauld, c'est l'un des plus grands maоtres du monde) : hasard des йvйnements, que la langue classique appelle la fortune, hasard du corps, de la subjectivitй physique, que cette mкme langue appelle l'humeur; il y a enfin une derniиre classe de rйalitйs dйfinies par leur caractиre interchangeable; elles remplacent occasionnellement les passions ou les contingences, d'une faзon plus indйfinie; ce sont des rйalitйs attйnuйes, expression d'une certaine insignifiance du monde; ce sont les actions, les dйfauts, les effets, mots gйnйraux, peu marquйs, suivis d'ordinaire d'une relative qui en monnaye le sens mais aussi le banalise (*... un assemblage d'actions et d'intйrкts que la fortune ou notre industrie savent arranger»); et comme ces mots tiennent la place d'un terme sans cependant le remplir d'un sens vйritable, on pourrait reconnaоtre en eux des mots mana, forts par la place qu'ils occupent dans la structure de la maxime mais vides - ou presque - de sens(1).
I. Sur la dйfinition du mana, а laquelle je fais allusion ici, je renvoie а Cl. Lйvi-Strauss, Introduction а l'њuvre de Mauss.
Entre les irrealia (vertus) et les realia (passions, contingences, actions), il y a un rapport de masque; les unes dйguisent les autres; on sait que le masque est un grand thиme classique (la langue ne parlait pas alors de masque mais de voile ou de fard); toute la seconde moitiй du xvne siиcle a йtй travaillйe par l'ambiguпtй des signes. Comment lire l'homme? La tragйdie racinienne est pleine de cette incertitude : les visages et les conduites sont des signaux йquivoques, et cette duplicitй rend le monde (le mondain) accablant, au point que renoncer au monde, c'est se soustraire а l'intolйrable inexactitude du code humain. Cette ambiguпtй des signes, La Rochefoucauld la fait cesser en dйmasquant les vertus; sans doute, d'abord et le plus souvent, les vertus dites paпennes (par exemple le mйpris de la mort), ramenйes impitoyablement а l'amour-propre ou а l'inconscience (cette rйduction йtait un thиme augustinien, jansйniste); mais en somme toutes les vertus; car ce qui importe, c'est d'apaiser, fыt-ce au prix d'une vision pessimiste, l'insupportable duplicitй de ce qui se voit; or laisser une apparence sans explication rйductrice, c'est laisser vivre un doute; pour La Rochefoucauld, la dйfinition, si noire soit-elle, a certainement une fonction rassйrйnante; montrer que l'ordre moral n'est que le masque d'un dйsordre contingent est en dйfinitive plus rassurant que d'en rester а un ordre apparent mais singulier; pessimiste dans son rйsultat, la dйmarche de La Rochefoucauld est bйnйfique dans son procйdй : elle fait cesser, а chaque maxime, l'angoisse d'un signe douteux. [81]
Voilа donc un univers qui ne peut s'ordonner que dans sa verticalitй. Au seul niveau des vertus, c'est-а-dire des apparences, aucune structure n'est possible, puisque la structure provient prйcisйment d'un rapport de vйritй entre le manifeste et le cachй. Il s'ensuit que les vertus, prises sйparйment, ne peuvent faire l'objet d'aucune description; on ne peut coordonner l'hйroпsme, la bontй, l'honnкtetй et la reconnaissance, par exemple, pour en faire une gerbe de mйrites, mкme si l'on se proposait de dйmystifier ensuite le bien en gйnйral; chaque vertu n'existe qu'а partir du moment oщ l'on atteint ce qu'elle cache; l'homme de La Rochefoucauld ne peut donc se dйcrire qu'en zigzags, selon une sinusoпde qui va sans cesse du bien apparent а la rйalitй cachйe. Sans doute y a-t-il des vertus plus importantes, c'est-а-dire pour La Rochefoucauld plus obsйdantes : mais ce sont celles prйcisйment oщ l'illusion, qui n'est que la distance de la surface au fond, est la plus grande : la reconnaissance par exemple, oщ l'on pourrait presque voir une obsession nйvrotique de la pensйe jansйniste, sans cesse accablйe par l'intimidation de la fidйlitй (on le voit bien chez Racine oщ la fidйlitй amoureuse est toujours une valeur funиbre), et d'une maniиre plus gйnйrale toutes [82] les attitudes de bonne conscience, gйnйralisйes sous le nom de mйrite : proposition dйjа toute moderne, le mйrite n'est en somme pour La Rochefoucauld que de la mauvaise foi.
Ainsi nul systиme possible des vertus, si l'on ne descend aux rйalitйs dont elles ne sont que le retournement. Le rйsultat paradoxal de cette dialectique, le voici : c'est finalement le dйsordre rйel de l'homme (dйsordre des passions, des йvйnements, des humeurs), qui donne а cet homme son unitй. On ne peut fixer une structure des vertus, car ce ne sont que des valeurs parasites; mais on peut bien plus facilement assigner un ordre au dйsordre des realia. Quel ordre? non pas celui d'une organisation, mais celui d'une force, ou mieux encore d'une йnergie. La passion et la fortune sont des principes actifs, le dйsordre fait le monde : le dйsordre des contingences crйe, vaille que vaille, la seule vie qui nous soit impartie. Devant les passions et les hasards, La Rochefoucauld montre de l'йloquence, il en parle presque comme de personnes; ces forces s'organisent en hiйrarchie; les commandant toutes, l'amour-propre. Cet amour-propre a а peu prиs les propriйtйs d'une substance chimique - on pourrait presque dire magique - puisque cette substance est а la fois vitale et unitaire; elle peut кtre infinitйsimale (ce qu'indiquent les adjectifs subtil, fin, cachй, dйlicat), sans perdre de sa force, bien au contraire; elle est partout, au fond des vertus, bien entendu, mais aussi au fond des autres passions, comme la jalousie ou l'ambition, qui n'en sont que des variйtйs : elle transmute tout, les vertus en passions, mais aussi parfois, tant son pouvoir est illimitй, les passions en vertus, l'йgoпsme par exemple en bontй; c'est un Protйe; comme puissance de dйsordre, la passion (ou l'amour-propre, c'est la mкme chose) est un dieu actif, tourmenteur; par son action incessante, а la fois multiforme et monotone, il met dans le monde une obsession, un chant de basse dont la profusion des conduites diverses n'est que le contrepoint : le dйsordre rйpйtй est en somme un ordre, le seul [83] qui nous soit concйdй. Or, а force de constituer la passion en principe actif. La Rochefoucauld ne pouvait qu'apporter une attention aiguл, subtile, inquiиte, йtonnйe aussi, aux inerties de l'homme, а ces sortes de passions atones, qui sont comme le nйgatif ou mieux encore le scandale de la passion : la faiblesse et la paresse; il y a quelques maximes pйnйtrantes sur ce sujet; comment l'homme peut-il кtre а la fois inactif et passionnй? La Rochefoucauld a eu l'intuition de cette dialectique qui fait de la nйgativitй une force; il a compris qu'il y avait dans l'homme une rйsistance а la passion, mais que cette rйsistance n'йtait pas une vertu, un effort volontaire du bien, qu'elle йtait au contraire une seconde passion, plus rusйe que la premiиre; c'est pourquoi il la considиre avec un pessimisme absolu; les passions actives sont finalement plus estimables, parce qu'elles ont une forme; la paresse (ou la faiblesse) est plus ennemie de la vertu que le vice, elle alimente l'hypocrisie, joue а la frontiиre des vertus, elle prend par exemple le masque de la douceur; elle est le seul dйfaut dont l'homme ne puisse se corriger. Sa tare fondamentale, c'est prйcisйment,"par son atonie, d'empкcher la dialectique mкme du bien et du mal : par exemple, on ne peut кtre bon sans une certaine mйchancetй; mais lorsque l'homme se laisse saisir par la paresse de la mйchancetй, c'est la bontй mкme qui lui est inйluctablement dйrobйe.
On le voit, il y a dans cet йdifice profond un vertige du nйant; descendant de palier en palier, de l'hйroпsme а l'ambition, de l'ambition а la jalousie, on n'atteint jamais le fond de l'homme, on ne peut jamais en donner une dйfinition derniиre, qui soit irrйductible; quand l'ultime passion a йtй dйsignйe, cette passion elle-mкme s'йvanouit, elle peut n'кtre que paresse, inertie, nйant; la maxime est une voie infinie de dйception; l'homme n'est plus qu'un squelette de passions, et ce squelette lui-mкme n'est peut-кtre que le fantasme d'un rien : l'homme n'est pas sыr. Ce vertige de l'irrйel est peut-кtre la ranзon de toutes les entreprises de dйmystification, en sorte qu'а la plus grande [84] luciditй correspond souvent la plus grande irrйalitй. Dйbarrassant l'homme de ses masques, comment, oщ s'arrкter? La voie est d'autant mieux fermйe pour La Rochefoucauld que la philosophie de son temps ne lui fournissait qu'un monde composй d'essences; la seule relation que l'on pouvait raisonnablement supposer а ces essences йtait une relation d'identitй, c'est-а-dire une relation immobile, fermйe aux idйes dialectiques de retour, de circularitй, de devenir ou de transitivitй; ce n'est pas que La Rochefoucauld n'ait eu une certaine imagination de ce qu'on appelait alors la contrariйtй; sur ce point, certaines de ses maximes sont йtrangement modernes; admis la sйparation des essences morales ou passionnelles, il a bien vu qu'elles pouvaient nouer certains йchanges, que le mal pouvait sortir du bien, qu'un excиs pouvait changer la qualitй d'une chose; l'objet mкme de son « pessimisme », c'est en dйfinitive, au bout de la maxime, hors d'elle, le monde, les conduites que l'on peut ou ne peut pas y tenir, bref l'ordre du faire, comme nous dirions aujourd'hui; ce pressentiment d'une transformation des essences fatales par la praxis humaine, on le voit bien dans la distinction frйquente que La Rochefoucauld йtablit entre la substance d'un acte (aimer, louer) et son mode d'accomplissement : « On croit quelquefois haпr la flatterie, mais on ne hait que la maniиre de flatter »; ou encore: «L'amour, tout agrйable qu'il est, plaоt encore plus par les maniиres dont il se montre que par lui-mкme. » Mais au moment mкme oщ La Rochefoucauld semble affirmer le monde en rйcupйrant а sa faзon la dialectique, un projet manifestement moral intervient, qui immobilise la description vivante sous la dйfinition terroriste, le constat sous les ambiguпtйs d'une loi, qui est donnйe а la fois comme morale et physique. Or, cette impuissance а arrкter а un certain moment la dйception du monde, elle est tout entiиre dans la forme mкme des Maximes, dans cette relation d'identitй restrictive, а laquelle il faut donc une fois de plus revenir. Car si les vertus occupent le premier terme de la relation et les passions, [85] contingences et actions le second terme, et si le second terme est dйceptif par rapport au premier, cela veut dire que l'apparence (ou le masque) constitue le sujet du discours et que la rйalitй n'en est que le prйdicat; autrement dit, le monde entier est vu, centrй, dirait-on en termes de photographie, sous les espиces du paraоtre, dont l'кtre n'est plus qu'un attribut; certes la dйmarche de La Rochefoucauld semble а premiиre vue objective puisqu'elle veut retrouver l'кtre sous l'apparence, le rйel des passions sous l'alibi des grands sentiments; mais ce qui est projet authentique de vйritй reste pour ainsi dire immobilisй, enchantй dans la forme de la maxime : La Rochefoucauld a beau dйnoncer les grandes entitйs de la vie morale comme de purs songes, il n'en constitue pas moins ces songes en sujets du discours, dont finalement toute l'explication consйquente reste prisonniиre : les vertus sont des songes, mais des songes pйtrifiйs : ces masques occupent toute la scиne; on s'йpuise а les percer sans cependant jamais les quitter tout а fait : les Maximes sont а la longue comme un cauchemar de vйritй.
La dйmystification infinie que les Maximes mettent en scиne ne pouvait laisser а l'йcart (а l'abri) le faiseur de maximes lui-mкme : il y a des maximes sur les maximes; celle-ci, par exemple : « On a autant de sujets de se plaindre de ceux qui nous apprennent а nous connaоtre nous-mкmes, qu'en eut le fou d'Athиnes de se plaindre du mйdecin qui l'avait guйri de l'opinion d'кtre riche. » La Rochefoucauld aborde ici, de biais et par une rйfйrence d'йpoque aux moralistes de l'Antiquitй, le statut mкme du dйmystificateur au sein du groupe que tout а la fois il exprime et il attaque. L'auteur des maximes n'est pas un йcrivain; il dit la vйritй (du moins il en a le projet dйclarй), c'est lа sa fonction : il prйfigure donc plutфt celui que nous appelons l'intellectuel. Or, l'intellectuel est tout entier dйfini par un statut contradictoire; nul doute qu'il ne soit dйlйguй [86] par son groupe (ici la sociйtй mondaine) а une tвche prйcise, mais cette tвche est contestatrice; en d'autres termes, la sociйtй charge un homme, un rhйteur, de se retourner contre elle et de la contester. Tel est le lien ambigu qui semble unir La Rochefoucauld а sa caste; la maxime est directement issue des Salons, mille tйmoignages historiques le disent; et pourtant la maxime ne cesse de contester la mondanitй; tout se passe comme si la sociйtй mondaine s'octroyait а travers La Rochefoucauld le spectacle de sa propre contestation; sans doute cette contestation n'est-elle pas vйritablement dangereuse, puisqu'elle n'est pas politique, mais seulement psychologique, autorisйe d'ailleurs par le climat chrйtien; comment cette aristocratie dйsabusйe aurait-elle pu se retourner contre son activitй mкme, puisque cette activitй n'йtait pas de travail mais d'oisivetй? La contestation de La Rochefoucauld, а la fois вpre et inadйquate, dйfinit assez bien les limites qu'une caste doit donner а sa propre interrogation si elle la veut а la fois purifiante et sans danger : les limites mкme de ce qu'on appellera trois siиcles durant la psychologie.
En somme le groupe demande а l'intellectuel de puiser en lui-mкme les raisons - contradictoires - de le contester et de le reprйsenter, et c'est peut-кtre cette tension, plus vive ici qu'ailleurs, qui donne aux Maximes de La Rochefoucauld un caractиre dйroutant, du moins si nous les jugeons de notre point de vue moderne; l'ouvrage, dans son discontinu, passe sans cesse de la plus grande originalitй а la plus grande banalitй; ici des maximes dont l'intelligence, la modernitй mкme, йtonne et exalte; lа des truismes plats (ce qui ne veut pas dire qu'ils soient justes), il est vrai d'autant plus neutres que toute une littйrature les a depuis banalisйs jusqu'а l'йcњurement; la maxime est un кtre btfrons, ici tragique, lа bourgeois; en dйpit de sa frappe austиre, de son йcriture cinglante et pure, elle est essentiellement un discours ambigu, situй а la frontiиre de deux mondes. Quels mondes? On peut dire : celui de la mort et celui du jeu. Du cфtй de la mort, [87] il y a la question tragique par excellence, adressйe par l'homme au dieu muet : qui suis-je? C'est la question sans cesse formulйe par le hйros racinien, Eriphyle par exemple, qui ne cesse de vouloir se connaоtre et qui en meurt; c'est aussi la question des Maximes : il y est rйpondu par le terrible, par le funиbre n'est que de l'identitй restrictive, et encore, on l'a vu, cette rйponse est-elle peu sыre, puisque l'homme ne quitte jamais franchement le songe de la vertu. Mais cette question mortelle, c'est aussi, par excellence, la question de tous les jeux. En interrogeant Њdipe sur l'кtre de l'homme, le Sphynx a fondй а la fois le discours tragique et le discours ludique, le jeu de la mort (puisque pour Њdipe la mort йtait le prix de l'ignorance) et le jeu de salon. Qui кtes-vous? Cette devinette est aussi la question des Maximes; on l'a vu, tout, dans leur structure, est trиs proche d'un jeu verbal, non pas, bien entendu, d'un hasard des mots tel que pouvaient le concevoir les surrйalistes, eux aussi d'ailleurs faiseurs de maximes, mais du moins d'une soumission du sens а certaines formes prй-йtablies, comme si la rиgle formelle йtait un instrument de vйritй. On sait que les maximes de La Rochefoucauld sont effectivement nйes de jeux de salons (portraits, devinettes, sentences); et cette rencontre du tragique et du mondain, l'un frфlant l'autre, ce n'est pas la moindre des vйritйs que nous proposent les Maximes : leurs dйcouvertes peuvent ici et lа passer, emportйes par l'histoire des hommes, mais leur projet reste, qui dit que le jeu touche а la mort du sujet (1).[88]
1. Prйface а La Rochefoucauld, Rйflexions ou Sentences et Maximes, Club franзais du livre. 1961.
1961
Les planches de l'« Encyclopйdie »
Notre littйrature a mis trиs longtemps а dйcouvrir l'objet; il faut attendre Balzac pour que le roman ne soit plus seulement l'espace de purs rapports humains, mais aussi de matiиres et d'usages appelйs а jouer leur partie dans l'histoire des passions : Grandet eыt-il pu кtre avare (littйrairement parlant), sans ses bouts de chandelles, ses morceaux de sucre et son crucifix d'or? Bien avant la littйrature, l'Encyclopйdie, singuliиrement dans ses planches, pratique ce que l'on pourrait appeler une certaine philosophie de l'objet : c'est-а-dire qu'elle rйflйchit sur son кtre, 'opиre а la fois un recensement et une dйfinition; le dessein technologique obligeait sans doute а dйcrire des objets; mais en sйparant les images du texte, I''Encyclopйdie s'engageait dans une iconographie autonome de l'objet, dont nous savourons aujourd'hui toute la puissance, puisque nous ne regardons plus ces illustrations а des fins pures de savoir, comme on voudrait le montrer ici.
Les planches de l'Encyclopйdie prйsentent l'objet, et cette prйsentation ajoute dйjа а la fin didactique de l'illustration une justification plus gratuite, d'ordre esthйtique ou onirique : on ne saurait mieux comparer l'imagerie de l'Encyclopйdie qu'а l'une de ces grandes expositions qui se font dans le monde depuis une centaine d'annйes, et dont, pour l'йpoque, l'illustration encyclopйdique fut comme l'ancкtre : il s'agit toujours dans les deux cas а la fois d'un bilan et d'un spectacle : il faut aller aux planches de Y Encyclopйdie (sans parler de bien d'autres motifs) comme on va aujourd'hui aux expositions de Bruxelles ou de New York. Les objets prйsentйs sont а la lettre encyclopйdiques, c'est-а-dire qu'ils couvrent toute la sphиre des matiиres mises en forme par l'homme : vкtements, voitures, ustensiles, armes, instruments, meubles, tout ce que l'homme dйcoupe dans le bois, le mйtal, le verre ou la fibre est ici cataloguй, du ciseau а la statue, de la fleur artificielle au navire. Cet objet encyclopйdique est ordinairement saisi par l'image а trois niveaux : anthologique lorsque l'objet, isolй de tout contexte, est prйsentй en soi; anecdotique, lorsqu'il est « naturalisй » par son insertion dans une grande scиne vivante (c'est ce qu'on appelle la vignette); gйnйtique, lorsque l'image nous livre le trajet qui va de la matiиre brute а l'objet fini : genиse, essence, praxis, l'objet est ainsi cernй sous toutes ses catйgories : tantфt il est, tantфt il est fait, tantфt enfin il fait. De ces trois йtats, assignйs ici et lа а l'objet-image, l'un est certainement privilйgiй par l'Encyclopйdie : celui de la naissance : il est bon de pouvoir montrer comment on peut faire surgir les choses de leur inexistence mкme et crйditer ainsi l'homme d'un pouvoir inouп de crйation : voici une campagne; le plein de la nature (ses prйs, ses collines, ses arbres) constitue une sorte de vide humain dont on ne voit pas ce qui pourrait sortir; cependant l'image bouge, des objets naissent, avant-coureurs d'humanitй : des raies sont tracйes sur le sol, des pieux sont enfoncйs, des trous creusйs; une coupe nous montre sous la nature dйserte un rйseau puissant de sapes et de filons : une mine est nйe. Ceci est comme un symbole : l'homme encyclopйdique mine la nature entiиre de signes humains; dans le paysage encyclopйdique, on n'est jamais seul; au plus fort des йlйments, il y a toujours un produit fraternel de l'homme : l'objet est la signature humaine du monde.
On sait qu'une simple "matiиre peut donner а lire toute une histoire : Brecht a retrouvй l'essence misйrable de la guerre de Trente ans en traitant а fond des йtoffes, des osiers et des bois. L'objet encyclopйdique sort de matiиres [90] gйnйrales qui sont encore celles de l'иre artisanale. Si nous visitons aujourd'hui une exposition internationale, nous percevrions а travers tous les objets exposйs deux ou trois matiиres dominantes, verre, mйtal, plastique sans doute; la matiиre de l'objet encyclopйdique est d'un вge plus vйgйtal : c'est le bois qui domine dans ce grand catalogue; il fait un monde d'objets doux а la vue, humains dйjа par leur matiиre, rйsistante mais non cassante, constructible mais non plastique. Rien ne montre mieux ce pouvoir d'humanisation du bois que les machines de l'Encyclopйdie; dans ce monde de la technique (encore artisanale, car la grande industrie n'est pas nйe), la machine est йvidemment un objet capital; or la plupart des machines de l'Encyclopйdie sont en bois; ce sont d'йnormes йchafauds, fort compliquйs, dans lesquels le mйtal ne fournit souvent que les roues dentelйes. Le bois qui les constitue les tient assujetties а une certaine idйe du jeu : ces machines sont (pour nous) comme de grands jouets; contrairement aux images modernes, l'homme, toujours prйsent dans quelque coin de la machine, n'est pas avec elle dans un simple rapport de surveillance; tournant une manivelle, jouant d'une pйdale, tissant un fil, il participe а la machine, d'une faзon а la fois active et lйgиre; le graveur le reprйsente la plupart du temps habillй proprement en monsieur; ce n'est pas un ouvrier, c'est un petit seigneur qui joue d'une sorte d'orgue technique dont tous les rouages sont а dйcouvert; ce qui frappe dans la machine encyclopйdique, c'est son absence de secret; en elle, il n'y a aucun lieu cachй (ressort ou coffret) qui recиlerait magiquement l'йnergie, comme il arrive dans nos machines modernes (c'est le mythe de l'йlectricitй que d'кtre une puissance gйnйrйe par elle-mкme, donc enfermйe); l'йnergie est essentiellement ici transmission, amplification d'un simple mouvement humain; la machine encyclopйdique n'est jamais qu'un immense relais; l'homme est а un terme, l'objet а l'autre; entre les deux, un milieu architectural, fait de poutres, de cordes et de roues, а travers lequel, comme une lumiиre, la force [91] humaine se dйveloppe, s'affine, s'augmente et se prйcise а la fois : ainsi, dans le mйtier а marli, un petit homme en jaquette, assis au clavier d'une immense machine en bois, produit une gaze extrкmement fine, comme s'il jouait de la musique: ailleurs, dans une piиce entiиrement nue, occupйe seulement par tout un jeu de bois et de fHins, une jeune femme assise sur un banc tourne d'une main une manivelle, cependant que son autre main reste doucement posйe sur son genou. On ne peut imaginer une idйe plus simple de la technique.
Simplicitй presque naпve, sorte de lйgende dorйe de l'artisanat (car il n'y a dans ces planches nulle trace du mal social) : l'Encyclopйdie confond le simple, l'йlйmentaire, l'essentiel et le causal. La technique encyclopйdique est simple parce qu'elle est rйduite а un espace а deux termes : c'est le trajet causal qui va de la matiиre а l'objet; aussi toutes les planches qui mettent en cause quelque opйration technique (de transformation) mobilisent-elles une esthйtique de la nuditй : grandes piиces vides, bien йclairйes, oщ seuls cohabitent l'homme et son travail : espace sans parasites, aux murs nus, aux tables rases; le simple n'est ici rien d'autre que le vital; on le voit bien dans l'atelier du boulanger: comme йlйment premier, le pain implique un lieu austиre; а l'opposй, la pвtisserie, appartenant а l'ordre du superflu, prolifиre en instruments, opйrations, produits, dont l'ensemble agitй compose un certain baroque. D'une maniиre gйnйrale, la production de l'objet entraоne l'image vers une simplicitй presque sacrйe; son usage au contraire (reprйsentй au moment de la vente, dans la boutique) autorise un enjolivement de la vignette, abondante en instruments, accessoires et attitudes : austйritй de la crйation, luxe du commerce, tel est le double rйgime de l'objet encyclopйdique : la densitй de l'image, sa charge ornementale signifie toujours que l'on passe de la production а la consommation.
Bien entendu, la prййminence de l'objet dans ce monde procиde d'une volontй d'inventaire, mais l'inventaire n'est jamais une idйe neutre; recenser n'est pas seulement constater, [92] comme il paraоt а premiиre vue, mais aussi s'approprier. L'Encyclopйdie est un vaste bilan de propriйtй; Groethuysen a pu opposer а Vorbis pictus de la Renaissance, animй par l'esprit d'une connaissance aventureuse, l'encyclopйdisme du xviii" siиcle, fondй, lui, sur un savoir d'appropriation. Formellement (ceci est bien sensible dans les planches), la propriйtй dйpend essentiellement d'un certain morcellement des choses : s'approprier, c'est fragmenter le monde, le diviser en objets finis, assujettis а l'homme а proportion mкme de leur discontinu : car on ne peut sйparer sans finalement nommer et classer, et dиs lors, la propriйtй est nйe. Mythiquement, la possession du monde n'a pas commencй а la Genиse, mais au Dйluge, lorsque l'homme a йtй contraint de nommer chaque espиce d'animaux et de la loger, c'est-а-dire de la sйparer de ses espиces voisines; I''Encyclopйdie a d'ailleurs de l'arche de Noй une vue essentiellement pragmatique; l'arche n'est pas pour elle un navire - objet toujours plus ou moins rкveur -, mais une longue caisse flottante, un coffre de recel; le seul problиme qu'elle semble poser а VEncyclopйdie n'est certes pas thйologique : c'est celui de sa construction ou mкme, en termes plus techniques, comme il se doit, de sa charpente, et plus exactement encore, de ses fenкtres, puisque chacune d'elles correspond а un couple typique d'animaux, ainsi divisйs, nommйs, domestiquйs (qui passent gentiment leur tкte par l'ouverture).
La nomenclature encyclopйdique (quel qu'en soit parfois l'йsotйrisme technique) fonde en effet une possession familiиre. Ceci est remarquable, car rien n'oblige logiquement l'objet а кtre toujours amical а l'homme. L'objet, bien au contraire, humainement, est une chose trиs ambiguл; on a vu que pendant longtemps notre littйrature ne l'a pas reconnu; plus tard (c'est-а-dire, en gros, aujourd'hui), l'objet a йtй douй d'une opacitй malheureuse; assimilй а un йtat inhumain de la nature, on ne peut penser а sa prolifйration sans un sentiment d'apocalypse ou de mal-кtre : l'objet moderne, c'est, ou bien l'йtouffement (Ionesco), ou [93] bien la nausйe (Sartre). L'objet encyclopйdique est au contraire assujetti (on pourrait dire qu'il est prйcisйment pur objet, au sens йtymologique du terme), pour une raison trиs simple et constante : c'est qu'il est а chaque fois signй par l'homme; l'image est la voie privilйgiйe de cette prйsence humaine, car elle permet de disposer discrиtement а l'horizon de l'objet un homme permanent; les planches de Y Encyclopйdie sont toujours peuplйes (elles offrent en cela une grande parentй avec une autre iconographie « progressiste », ou pour кtre plus prйcis, bourgeoise : la peinture hollandaise du xvne siиcle); vous pouvez imaginer l'objet naturellement le plus solitaire, le plus sauvage; soyez sыr que l'homme sera tout de mкme dans un coin de l'image; il regardera l'objet, ou le mesurera ou le surveillera, en usera au moins comme d'un spectacle; voyez le pavй des Gйants, cet amas de basaltes effrayants composй par la nature а Antrim, en Ecosse; ce paysage inhumain est, si l'on peut dire, bourrй d'humanitй; des messieurs en tricorne, de belles dames contemplent le paysage horrible en devisant familiиrement; plus loin des hommes pиchent, des savants soupиsent la matiиre minйrale : analysй en fonctions (spectacle, pкche, science), le basalte est rйduit, apprivoisй, familiarisй, parce qu'il est divisй: ce qui frappe dans toute Y Encyclopйdie (et singuliиrement dans ses images), c'est qu'elle propose un monde sans peur (on verra а l'instant que le monstrueux n'en est pas exclu, mais а titre bien plus « surrйaliste » que terrifiant). On peut mкme prйciser davantage а quoi se rйduit l'homme de l'image encyclopйdique, quelle est, en quelque sorte, l'essence mкme de son humanitй : ce sont ses mains. Dans beaucoup de planches (qui ne sont pas les moins belles), des mains, coupйes de tout corps, voltigent autour de l'ouvrage (car leur lйgиretй est extrкme); ces mains sont sans doute le symbole d'un monde artisanal (il s'agit encore de mйtiers traditionnels, peu mйcanisйs, la machine а vapeur est escamotйe), comme on le voit par l'importance des tables (grandes, plates, bien йclairйes, souvent cernйes par [94] des mains); mais au-delа de l'artisanat, c'est de l'essence humaine que les mains sont fatalement le signe inducteur : ne voit-on pas encore aujourd'hui, sur un mode plus dйtournй, notre publicitй revenir sans cesse а ce motif mystйrieux, а la fois naturel et surnaturel, comme si l'homme ne cessait de s'йtonner d'avoir des mains? On n'en finit pas facilement avec la civilisation de la main.
Ainsi, dans l'йtat immйdiat de ses reprйsentations, YEncy-clopйdie n'a dйjа de cesse de familiariser le monde des objets (qui est sa matiиre premiиre), en y adjoignant le chiffre obsйdant de l'homme. Cependant, au-delа de la lettre de l'image, cette humanisation implique un systиme intellectuel d'une extrкme subtilitй : l'image encyclopйdique est humaine, non seulement parce que l'homme y est figurй, mais aussi parce qu'elle constitue une structure d'informations. Cette structure, quoique iconographique, s'articule dans la plupart des cas comme le vrai langage (celui que nous appelons prйcisйment articulй), dont elle reproduit les deux dimensions, bien mises au jour par la linguistique structurale; on sait en effet que tout discours comporte des unitйs signifiantes et que ces unitйs s'ordonnent selon deux axes, l'un de substitution (ou paradigmatique), l'autre de contiguпtй (ou syntagmatique); chaque unitй peut ainsi varier (virtuellement) avec ses parentes, et s'enchaоner (rйellement) avec ses voisines. C'est ce qui se passe, grosso modo, dans une planche de ^Encyclopйdie. La plupart de ces planches sont formйes de deux parties; dans la partie infйrieure, l'outil ou le geste (objet de la dйmonstration), isolй de tout contexte rйel, est montrй dans son essence; il constitue l'unitй informative et cette unitй est la plupart du temps variйe : on en dйtaille les aspects, les йlйments, les espиces; cette partie de la planche a pour rфle de dйcliner en quelque sorte l'objet, d'en manifester le paradigme; au contraire, dans la partie supйrieure, ou vignette, ce mкme objet (et ses variйtйs) est saisi dans une scиne vivante (gйnйralement une scиne de vente ou de confection, boutique ou atelier), enchaоnй а d'autres [95] objets а l'intйrieur d'une situation rйelle : on retrouve ici la dimension syntagmatique du message; et de mкme que dans le discours oral, le systиme de la langue, perceptible surtout au niveau paradigmatique, est en quelque sorte cachй derriиre la coulйe vivante des mots, de mкme la planche encyclopйdique joue а la fois de la dйmonstration intellectuelle (par ses objets) et de la vie romanesque (par ses scиnes). Voici une planche de mйtier (le pвtissier) : en bas, l'ensemble des instruments variйs, nйcessaires а la profession; dans cet йtat paradigmatique, l'instrument n'a aucune vie : inerte, figй dans son essence, il n'est qu'un schиme dйmonstratif, analogue а la forme quasi scolaire d'un paradigme verbal ou nominal; en haut, au contraire, le fouet, le hachoir (les pвtissiers faisaient des pвtйs en croыte), le tamis, la bassine, le moule sont dispersйs, enchaоnйs, « agis » dans un tableau vivant, exactement comme les « cas » distinguйs par la grammaire sont ordinairement donnйs sans qu'on y pense dans le discours rйel, а cette diffйrence prиs que le syntagme encyclopйdique est d'une extrкme densitй de sens; en langage informationnel, on dira que la scиne comporte peu de « bruits » (voir par exemple l'atelier oщ sont rassemblйes les principales opйrations de la gravure).
La plupart des objets issus du paradigme infйrieur se retrouvent donc dans la vignette а titre de signes; alors que la nomenclature imagйe des instruments, ustensiles, produits et gestes ne comporte par dйfinition aucun secret, la vignette, chargйe d'un sens dissйminй, se prйsente toujours un peu comme un rйbus : il faut la dйchiffrer, repйrer en elle les unitйs informatives. Du rйbus, la vignette a la densitй mкme : il faut que toutes les informations rentrent de force dans la scиne vйcue (d'oщ, а la lecture, une certaine exploration du sens); dans la planche consacrйe au coton, un certain nombre d'accidents doivent nйcessairement renvoyer а l'exotisme du vйgйtal : te palmier, le chaume, l'оle, le crвne rasй du Chinois, sa longue pipe (peu pratique а vrai dire pour travailler le coton mais qui [96] appelle l'image de l'opium), aucune de ces informations n'est innocente : l'image est bourrйe de significations dйmonstratives; d'une faзon analogue, la lanterne de Dйmos-thйne est admirable parce que deux hommes en parlent et la montrent du doigt; c'est une antiquitй parce qu'elle voisine avec une ruine; elle est situйe en Grиce, parce qu'il y a la mer, un bateau; nous contemplons son йtat prйsent parce qu'une bande d'hommes danse en cercle, а cфtй, quelque chose comme le bouzouki. De cette sorte de vocation cryptographique de l'image, il n'y a pas de meilleur symbole que les deux planches consacrйes aux hйmisphиres; une sphиre, enserrйe d'un fin rйseau de lignes, donne а lire le dessin de ses continents; mais ces lignes et ces contours ne sont qu'un transparent lйger derriиre lequel flottent, comme un sens de derriиre, les figures des constellations (le Bouvier, le Dauphin, la Balance, le Chien).
Cependant la vignette, condensй de sens, offre aussi une rйsistance au sens, et l'on peut dire que c'est dans cette rйsistance que paradoxalement le langage de la planche devient un langage complet, un langage adulte. Il est en effet йvident que pour tin lecteur de l'йpoque la scиne elle-mкme comporte souvent trиs peu d'informations neuves : qui n'avait vu une boutique de pвtissier, une campagne labourйe, une pкche en riviиre? La fonction de la vignette est donc ailleurs : le syntagme (puisque c'est de lui qu'il s'agit) nous dit ici, une fois de plus, que le langage (а plus forte raison le langage iconique) n'est pas pure communication intellectuelle : le sens n'est achevй que lorsqu'il est en quelque sorte naturalisй dans une action complиte de l'homme; pour Y Encyclopйdie aussi, il n'y a de message qu'en situation. On voit par lа combien finalement le didactisme de " Encyclopйdie est ambigu : trиs fort dans la partie infйrieure (paradigmatique) de la planche, il se dilue а son niveau syntagmatique, rejoint (sans se perdre vraiment) ce qu'il faut bien appeler la vйritй romanesque de toute action humaine. A son йtage dйmonstratif, la planche encyclopйdique constitue une langue radicale, faite de purs [97] concepts, sans mots-outils ni syntaxe; а l'йtage supйrieur, cette langue radicale devient langue humaine, elle perd volontairement en intelligible ce qu'elle gagne en vйcu.
La vignette n'a pas seulement une fonction existentielle, mais aussi, si l'on peut dire, йpique; elle est chargйe de reprйsenter le terme glorieux d'un grand trajet, celui de la matiиre, transformйe, sublimйe par l'homme, а travers une sйrie d'йpisodes et de stations : c'est ce que symbolise parfaitement la coupe du moulin, oщ l'on voit le grain cheminer d'йtage en йtage pour se rйsoudre en farine. La dйmonstration apparaоt encore plus forte lorsqu'elle est volontairement artificielle : par la porte ouverte d'une boutique d'armes, on aperзoit dans la rue deux hommes en train de ferrailler : la scиne est peu probable, logique cependant si l'on veut montrer le terme ultime de l'opйration (sujet de la planche), qui est le fourbissage : il y a un trajet de l'objet qui doit кtre honorй jusqu'au bout. Ce trajet est souvent paradoxal (d'oщ l'intйrкt qu'il y a а en bien montrer les termes); une masse йnorme de bois et de cordages produit une gracieuse tapisserie а fleurs : l'objet fini, si diffйrent de l'appareil qui lui a donnй naissance, est placй en regard; l'effet et la cause, juxtaposйs, forment une figure du sens par contiguпtй (qu'on appelle mйtonymie) : la charpente du mйtier signifie finalement la tapisserie. Le paradoxe atteint son comble (savoureux) lorsqu'on ne peut plus percevoir aucun rapport de substance entre la matiиre de dйpart et l'objet d'arrivйe : chez le cartier, les cartes а jouer naissent d'un vide, le trou du carton; dans l'atelier du fleuriste artificiel, non seulement rien ne rappelle la fleur mais encore les opйrations qui s'y mиnent sont constamment antipathiques а l'idйe de fleur : ce sont des poinзonnages, des coups de marteau, des dйcoupages а l'emporte-piиce : quel rapport entre ces йpreuves de force et la fragile efflorescence de l'anйmone ou de la renoncule? Prйcisйment un rapport humain, celui du faire tout-puissant de l'homme, qui de rien peut faire tout. [98]
L'Encyclopйdie tйmoigne donc constamment d'une certaine йpopйe de la matiиre, mais cette йpopйe est aussi' d'une certaine faзon celle de l'esprit : le trajet de la matiиre n'est autre chose, pour l'encyclopйdiste, que le cheminement de la raison : l'image a aussi une fonction logique. Diderot le dit expressйment а propos de la machine а faire des basv dont l'image va reproduire la structure : «• On peut la regarder comme un seul et unique raisonnement dont la fabrication de l'ouvrage est la conclusion; aussi rиgne-t-il entre ses parties une si grande dйpendance qu'en retrancher une seule, ou altйrer la forme de celles qu'on juge les moins importantes, c'est nuire а tout le mйcanisme. » On trouve ici prophйtiquement formulй le principe mкme des ensembles cybernйtiques; la planche, image de la machine, est bien а sa faзon un cerveau; on y introduit de la matiиre et l'on dispose le « programme » : la vignette (le syntagme) sert de conclusion. Ce caractиre logique de l'image a un autre modиle, celui de la dialectique : l'image analyse, йnumиre d'abord les йlйments йpars de l'objet ou de l'opйration et les jette comme sur une table sous les yeux du lecteur, puis les recompose, leur adjoignant mкme pour finir l'йpaisseur de la scиne, c'est-а-dire de la vie. Le montage encyclopйdique est fondй en raison : il descend dans l'analyse aussi profondйment qu'il est nйcessaire pour « apercevoir les йlйments sans confusion » (selon un autre mot de Diderot, а propos prйcisйment des dessins, fruits d'enquкtes sur place menйes par les dessinateurs dans les ateliers) : l'image est une sorte ,de synopsis rationnel : elle n'illustre pas seulement l'objet ou son trajet, mais aussi l'esprit mкme qui le pense; ce double mouvement correspond а une double lecture; si vous lisez la planche de bas en haut, vous obtenez en quelque sorte une lecture vйcue, vous revivez le trajet йpique de l'objet, son йpanouissement dans le monde complexe des consommateurs; vous allez de la nature а la socialitй; mais si vous lisez l'image de haut en bas, en partant de la vignette, c'est le cheminement de l'esprit analytique que vous reproduisez; le monde [99] vous donne de l'usuel, de l'йvident (c'est la scиne); avec l'encyclopйdiste, vous descendez progressivement aux causes, aux matiиres, aux йlйments premiers, vous allez du vйcu au causal, vous intellectualisez l'objet. Le privilиge de l'image, opposйe en cela а l'йcriture, qui est linйaire, c'est de n'obliger а aucun sens de lecture : une image est toujours privйe de vecteur logique (des expйriences rйcentes tendent а le prouver); celles de ^Encyclopйdie possиdent une circularitй prйcieuse : on peut les lire а partir du vйcu ou au contraire de l'intelligible : le monde rйel n'est pas rйduit, il est suspendu entre deux grands ordres de rйalitй, а la vйritй irrйductibles.
Tel est le systиme informatif de l'image encyclopйdique. Cependant l'information n'est pas close avec ce que l'image pouvait dire au lecteur de son йpoque : le lecteur moderne reзoit lui aussi de cette image ancienne des informations que l'encyclopйdiste ne pouvait prйvoir : informations historiques tout d'abord : il est assez йvident que les planches de Y Encyclopйdie sont une mine de renseignements prйcieux sur la civilisation du xvme siиcle (tout au moins de sa premiиre moitiй); information rкveuse, si l'on peut dire, ensuite : l'objet d'йpoque йbranle en nous des analogies proprement modernes; c'est lа un phйnomиne de connotation (la connotation, notion linguistique prйcise, est constituйe par le dйveloppement d'un sens second), qui justifie profondйment l'йdition nouvelle des documents anciens. Prenez par exemple la diligence de Lyon; l'Encyclopйdie ne pouvait viser а rien d'autre qu'а la reproduction objective - mate, pourrait-on dire - d'un certain moyen de transport; or il se trouve que ce coffre massif et fermй йveille tout de suite en nous ce que l'on pourrait appeler les souvenirs de l'imagination : histoires de bandits, enlиvements, ranзons, transferts nocturnes de prisonniers mystйrieux, et mкme plus prиs de nous, westerns, tout le mythe hйroпque et sinistre de la diligence est lа, dans cet objet noir, donnй innocemment, comme aurait pu le faire une photographie de l'йpoque. Il y a une profondeur de l'image encyclopйdique, [100] celle-lа mкme du temps qui transforme l'objet en mythe.
Ceci amиne а ce qu'il faut bien appeler la Poйtique de l'image encyclopйdique, si l'on accepte de dйfinir la Poйtique comme la sphиre des vibrations infinies du sens, au centre de laquelle est placй l'objet littйral. On peut dire qu'il n'y a pas une planche de Y Encyclopйdie qui ne vibre bien au-delа de son propos dйmonstratif. Cette vibration singuliиre est avant tout un йtonnement. Certes, l'image encyclopйdique est toujours claire; mais dans une rйgion plus profonde de nous-mкmes, au-delа de l'intellect, ou du moins dans son profil, des questions naissent et nous dйbordent. Voyez l'йtonnante image de l'homme rйduit а son rйseau de veines; l'audace anatomique rejoint ici la grande interrogation poйtique et philosophique : Qu'est-ce que c'est? Quel nom donner? Comment donner un nom? Mille noms surgissent, se dйlogent les uns les autres : un arbre, un ours, un monstre, une chevelure, une йtoffe, tout ce qui dйborde la silhouette humaine, la distend, l'attire vers des rйgions lointaines d'elle-mкme, lui fait franchir le partage de la nature; cependant, de mкme que dans l'esquisse d'un maоtre, le fouillis des coups de crayon se rйsout finalement en une forme pure et exacte, parfaitement signifiante, de mкme ici toutes les vibrations du sens concourent а nous imposer une certaine idйe de l'objet; dans cette forme d'abord humaine, puis animale, puis vйgйtale, nous reconnaissons toujours une sorte de substance unique, veine, cheveu ou fil, et accйdons а cette grande matiиre indiffйrenciйe dont la poйsie verbale ou picturale est le mode de connaissance : devant l'homme de Encyclopйdie, il faut dire le fibreux, comme les anciens Grecs disaient l'humide ou le chaud ou le rond : une certaine essence de la matiиre est ici affirmйe.
Il ne peut en effet y avoir de poйsie anarchique. L'iconographie de ^Encyclopйdie est poйtique parce que les dйbordements du sens y ont toujours une certaine unitй, suggиrent un sens ultime, transcendant а tous les essais du sens. [101]
Par exemple : l'image de la matrice est а vrai dire assez йnigmatique; cependant ses vibrations mйtaphoriques (on dirait un bњuf йcorchй а l'йtal, un intйrieur de corps qui se dйfait et flotte) ne contredisent pas le traumatisme originel attachй а cet objet. Il y a une certaine horreur et une certaine fascination communes а quelques objets et qui fondent prйcisйment ces objets en une classe homogиne, dont la Poйtique affirme l'unitй et l'identitй. C'est cet ordre profond de la mйtaphore qui justifie - poйtiquement - le recours а une certaine catйgorie du monstrueux (c'est du moins, selon la loi de connotation, ce que nous percevons devant certaines planches) : monstres anatomiques, comme c'est le cas de l'йnigmatique matrice ou celui du buste aux bras coupйs, а la poitrine ouverte, au visage rйvulsй (destinй а nous montrer les artиres du thorax); monstres surrйalistes (ces statues йquestres gainйes de cire et de liens), objets immenses et incomprйhensibles (а mi-chemin entre le bas et le portemanteaux, et qui ne sont ni l'un ni l'autre, dans le mйtier а bas), monstres plus subtils (assiettes de poison aux cristaux noirs et aigus), toutes ces transgressions de la nature font comprendre que le poйtique (car le "monstrueux ne saurait кtre que le poйtique) n'est jamais fondй que par un dйplacement du niveau de perception : c'est l'une des grandes richesses de ncyclo-pйdie que de varier (au sens, musical du terme) le niveau auquel un mкme objet peut кtre perзu, libйrant ainsi les secrets mкmes de la forme : vue au microscope, la puce devient un horrible monstre, caparaзonnй de plaques de bronze, muni d'йpines acйrйes, а la tкte d'oiseau mйchant, et ce monstre atteint au sublime йtrange des dragons mythologiques; ailleurs et dans un autre registre, le cristal de neige, grossi, devient une fleur compliquйe et harmonieuse. La poйsie n'est-elle pas un certain pouvoir de disproportion, comme Baudelaire l'a si bien vu en dйcrivant les effets de rйduction et de prйcision du hachisch?
Autre catйgorie exemplaire du poйtique (а cфtй du monstrueux) : une certaine immobilitй. On vante toujours le [102] mouvement d'un dessin. Cependant, par un paradoxe inйvitable, Yimage du mouvement ne peut кtre qu'arrкtйe; pour se signifier lui-mкme, le mouvement doit s'immobiliser au point extrкme de sa course; c'est ce repos inouп, intenable, que Baudelaire appelait la vйritй emphatique du geste et que l'on retrouve dans la peinture dйmonstrative, celle de Gros par exemple; а ce geste suspendu, sur-signifiant, on pourrait donner le nom de numen, car c'est bien le geste d'un dieu qui crйe silencieusement le destin de l'homme, c'est-а-dire le sens. Dans l'Encyclopйdie, les gestes numineux abondent car ce que fait l'homme ne peut y кtre insignifiant. Dans le laboratoire de chimie, par exemple, chaque personnage nous prйsente des actes lйgиrement impossibles, car а la vйritй un acte ne peut кtre а la fois efficace et signifiant, un geste ne peut кtre tout а fait un acte : le garзon qui lave les plats, curieusement, ne regarde pas ce qu'il fait; son visage, tournй vers nous, laisse а l'opйration qu'il mиne une sorte de solitude dйmonstrative; et si les deux chimistes discourent entre eux, il est nйcessaire que l'un d'eux lиve le doigt pour nous signifier par ce geste emphatique le caractиre docte de la conversation. De mкme, dans l'йcole de Dessin, les йlиves sont saisis au moment presque improbable (а force de vйritй) de leur agitation. Il y a en effet un ordre physique oщ le paradoxe de Zenon d'Йlйe est vrai, oщ la flиche vole et ne vole pas, vole de ne pas voler, et cet ordre est celui de la peinture (ici du dessin).
On le voit, la poйtique encyclopйdique se dйfinit toujours comme un certain irrйalisme. C'est la gageure de VEncyclopй-die (dans ses planches) d'кtre а la fois une њuvre didactique, fondйe en consйquence sur une exigence sйvиre d'objectivitй (de « rйalitй ») et une њuvre poйtique, dans laquelle le rйel est sans cesse dйbordй par autre chose (l'autre est le signe de tous les mystиres). Par des moyens purement graphiques qui ne recourent jamais а l'alibi noble de l'art, le dessin encyclopйdique fait йclater le monde exact qu'il se donne au dйpart. On peut prйciser le sens de cette [103] subversion qui n'atteint pas seulement l'idйologie (et en cela les planches de l'Encyclopйdie йlargissent singuliиrement les dimensions de l'entreprise), mais aussi d'une maniиre infiniment plus grave, la rationalitй humaine. Dans son ordre mкme (dйcrit ici sous les espиces du syntagme et du paradigme, de la vignette et du bas de page), la planche encyclopйdique accomplit ce risque de la raison. La vignette, reprйsentation rйaliste d'un monde simple, familier (boutiques, ateliers, paysages) est liйe а une certaine йvidence tranquille du monde : la vignette est paisible, rassurante; quoi de plus dйlicieusement casanier que le potager, avec ses murs clos, ses espaliers au soleil? Quoi de plus heureux, quoi de plus sage que le pкcheur а la ligne, le tailleur assis а sa fenкtre, les vendeuses de plume, l'enfant qui leur parle? Dans ce ciel encyclopйdique (le haut des planches), le mal est rare; а peine un malaise devant le dur travail des ouvriers en verrerie, armйs de pauvres outils, mal protйgйs contre la chaleur; et lorsque la nature s'assombrit, il reste toujours quelque part un homme pour la rassurer : pкcheur au flambeau devant la mer nocturne, savant discourant devant les basaltes noirs d'Antrim, main lйgиre du chirurgien posйe sur le corps qu'il opиre, chiffres du savoir disposйs en germe au plus fort de la tempкte (dans la gravure des trombes de la mer). Cependant dйs que l'on quitte la vignette pour des planches ou des images plus analytiques, l'ordre paisible du monde est йbranlй au profit d'une certaine violence. Toutes les forces de la raison et de la dйraison concourent а cette inquiйtude poйtique; d'abord la mйtaphore elle-mкme, d'un objet simple, littйral, fait un objet infiniment tremblй : l'oursin est aussi soleil, ostensoir : le monde nommй n'est jamais sыr, sans cesse fascinй par des essences devinйes et inaccessibles; et puis surtout (et c'est l'interrogation finale posйe par ces planches), l'esprit analytique lui-mкme, arme de la raison triomphante, ne peut que doubler le monde expliquй par un nouveau monde а expliquer, selon un procиs de circularitй infinie qui est [104] celui-lа mкme du dictionnaire oщ le mot ne peut кtre dйfini que par d'autres mots; en «entrant» dans les dйtails, en dйplaзant les niveaux de perception, en dйvoilant le cachй, en isolant les йlйments de leur contexte pratique, en donnant aux objets une essence abstraite, bref en « ouvrant » la nature, l'image encyclopйdique ne peut а un certain moment que la dйpasser, atteindre а la surnature elle-mкme : c'est а force de didactisme que naоt ici une sorte de surrйalisme йperdu (phйnomиne que l'on retrouve sur un mode ambigu dans la troublante encyclopйdie de Flaubert, Bouvard et Pйcuchet) : veut-on montrer comment sont fondues les statues йquestres? Il faut les envelopper d'un appareil extravagant de cire, de bandelettes et de supports : quelle dйraison pourrait atteindre cette limite (sans parler de la dйmystification violente qui rйduit Louis XIV guerrier а cette poupйe monstrueuse)? D'une maniиre gйnйrale, l'Encyclopйdie est fascinйe, а force de raison, par l'envers des choses : elle coupe, elle ampute, elle йvide, tourne, elle veut passer derriиre la nature. Or tout envers est troublant : science et para-science sont mкlйes, surtout au niveau de l'image. L'Encyclopйdie ne cesse de procйder а une fragmentation impie du monde, mais ce qu'elle trouve au terme de cette cassure n'est pas l'йtat fondamental des causes toutes pures; l'image l'oblige la plupart du temps а recomposer un objet proprement dйraisonnable; la premiиre nature une fois dissoute, une autre nature surgit, aussi formйe que la premiиre. En un mot, la fracture du monde est impossible : il suffit d'un regard - le nфtre - pour que le monde soit йternellement plein (1).[105]
1. « Image, raison, dйraison », dans : l'Univers de l'Encyclopйdie, 130 planches de l'Encyclopйdie de Diderot et d'Alembert, Libraires associйs, 1964.
1964.
Chateaubriand : « Vie de Rancй »
Je ne suis plus que le temps. Vie de Rancй.
Personne a-t-il jamais lu la Vie de Rancй comme elle fut йcrite, du moins explicitement, c'est-а-dire comme une њuvre de pйnitence et d'йdification? Que peut dire aujourd'hui а un homme incroyant, dressй par son siиcle а ne pas cйder au prestige des « phrases », cette vie d'un trappiste du temps de Louis XIV йcrite par un romantique? Cependant nous pouvons aimer ce livre, il peut donner la sensation du chef-d'њuvre, ou mieux encore (car c'est lа une notion trop contemplative) d'un livre brыlant, oщ certains d'entre nous peuvent retrouver quelques-uns de leurs problиmes, c'est-а-dire de leurs limites. Comment l'њuvre pieuse d'un vieillard rhйteur, йcrite sur la commande insistante de son confesseur, surgie de ce romantisme franзais avec lequel notre modernitй se sent peu d'affinitй, comment cette њuvre peut-elle nous concerner, nous йtonner, nous combler? Cette sorte de distorsion posйe par le temps entre l'йcriture et la lecture est le dйfi mкme de ce que nous appelons littйrature : l'њuvre lue est anachronique et cet anachronisme est la question capitale qu'elle pose au critique : on arrive peu а peu а expliquer une њuvre par son temps ou par son projet, c'est-а-dire а justifier le scandale de son apparition; mais comment rйduire celui de sa survie? A quoi donc la Vie de Rancй peut-elle nous convertir, nous qui avons lu Marx, Nietzsche, Freud. Sartre, Genкt ou Blanchot?
La rйgion du profond silence
Chateaubriand йcrit la Vie de Rancй а soixante-seize ans; c'est sa derniиre њuvre (il mourra quatre ans plus tard). C'est lа une bonne position pour dйvelopper un lieu commun (au sens technique du terme : un topos) de la littйrature classique, celui de la vanitй des choses : passant lui-mкme, et sur la fin du passage, le vieillard ne peut chanter que ce qui passe : l'amour, la gloire, bref le monde. Ce thиme de la vanitas n'est pas йtranger а la Vie de Rancй; souvent on croirait lire l'Ecclйsiaste : « Sociйtйs depuis longtemps йvanouies, combien d'autres vous ont succйdй! les danses s'йtablissent sur la poussiиre des morts, et les tombeaux poussent sous les pas de la joie... Oщ sont aujourd'hui les maux d'hier? Oщ seront demain les fйlicitйs d'aujourd'hui? » On retrouvera donc ici, dans d'incessantes digressions, l'attirail classique des vanitйs humaines : les amours qui fanent (voir le passage cйlиbre sur les lettres d'amour), les tombeaux, les ruines (Rome), les chвteaux abandonnйs (Chambord), les dynasties qui s'йteignent, les forкts qui envahissent, les belles femmes oubliйes, les lionnes vieillissantes dont on entend а peine se refermer la tombe; seul peut-кtre pour Chateaubriand le livre ne flйtrit pas.
Cependant le thиme sapiential, si frйquent dans la littйrature classique et chrйtienne, a presque disparu des њuvres modernes : la vieillesse n'est plus un вge littйraire; le vieil homme est trиs rarement un hйros romanesque; c'est aujourd'hui l'enfant qui йmeut, c'est l'adolescent qui sйduit, qui inquiиte; il n'y a plus d'image du vieillard, il n'y a plus de philosophie de la vieillesse peut-кtre parce que le vieillard est in-dйsirable. Pourtant une telle image peut кtre dйchirante, infiniment plus que celle de l'enfant et tout autant que celle de l'adolescent, dont le vieillard partage d'ailleurs [107] la situation existentielle d'abandonnement; la Vie de Ronce, dont le sujet йvident est la vieillesse, peut йmouvoir autant qu'un roman d'amour, car la vieillesse (ce long supplice, disait Michelet) peut кtre une maladie comme l'amour : Chateaubriand йtait malade de sa vieillesse (et ceci est nouveau par rapport au topos classique); la vieillesse a chez lui une consistance propre, elle existe comme un corps йtranger, gкnant, douloureux, et le vieillard entretient avec elle des rapports magiques : une mйtaphore incessante et variйe la pourvoit d'une vйritable matiиre, douйe d'une couleur (elle est la voyageuse de nuit) et d'un chant (elle est la rйgion du profond silence). C'est cette langueur d'кtre vieux, йtendue tout au long des Mйmoires, qui est ici condensйe sous la figure d'un solitaire, Rancй; car celui qui abandonne volontairement le monde peut se confondre sans peine avec celui que le monde abandonne : le rкve, sans lequel il n'y aurait pas d'йcriture, abolit toute distinction entre les voix active et passive : l'abandon-neur et l'abandonnй ne sont ici qu'un mкme homme, Chateaubriand peut кtre Rancй.
A vingt-neuf ans, avant de se convertir, Chateaubriand йcrivait : « Mourons tout entiers de peur de souffrir ailleurs. Cette vie doit corriger de la manie d'кtre. » La vieillesse est un temps oщ l'on meurt а moitiй, elle est la mort sans le nйant. Ce paradoxe a un autre nom, c'est l'Ennui (de Mme de Rambouillet vieillissante : « // y avait dйjа longtemps qu'elle n'existait plus, а moins de compter desjours qui ennuient »); l'ennui est l'expression d'un temps en trop, d'une vie en trop. Dans cette dйrйliction, qui est chantйe tout au long de la Vie de Rancй sous couvert de piйtй (Dieu est un moyen commode pour parler du nйant), on reconnaоtra un thиme adolescent : la vie me fut infligйe. - Que fais-je dans le monde?; par ce sentiment profondйment existentiel (et mкme existentialiste), la Vie de Rancй, sous l'appareil chrйtien, fait penser а la Nausйe; les deux expйriences ont d'ailleurs la mкme issue : йcrire : seule l'йcriture peut donner du sens а l'insignifiant; la [108] diffйrence, c'est que la dйrйliction existentielle est infligйe а l'homme d'une faзon mйtaphysique, par-delа les вges; Chateaubriand, lui, est de trop par rapport -а un temps antйrieur, а un кtre de ses souvenirs; lorsque le souvenir apparaоt comme un systиme complet de reprйsentations (c'est le cas des Mйmoires), la vie est terminйe, la vieillesse commence, qui est du temps pur (je ne suis plus que le temps); l'existence n'est donc pas rйglйe par la physiologie mais par la mйmoire; dиs que celle-ci peut coordonner. SоfUCtUrк)1 (и[ cela peut arriver trиs jeune), l'existence devient destin, mais par lа mкme prend fin, car le destin ne peut jamais se conjuguer qu'au passй antйrieur, il est un temps fermй. Йtant le regard qui transforme la vie en destin, la vieillesse fait de la vie une essence mais elle n'est plus la vie. Cette situation paradoxale fait de l'homme qui dure un кtre dйdoublй (Chateaubriand parle de l'arriкre-vie de Rancй), qui n'atteint jamais а une existence complиte : d'abord les chimиres, ensuite les souvenirs, mais jamais en somme la possession : c'est la derniиre impasse de la vieillesse : les choses ne sont que lorsqu'elles ne sont plus : « Mњurs d'autrefois, vous ne renaоtrez pas; et si vous renaissiez, retrouveriez-vous le charme dont vous a parйes votre poussiиre? » L'anammиse, qui est au fond le grand sujet de Rancй, le Rйformateur ayant eu lui aussi une double vie, mondaine et monastique, l'anamnиse est donc une opйration а la fois exaltante et dйchirante; cette passion de la mйmoire ne s'apaise que dans un acte qui donne enfin au souvenir une stabilitй d'essence : йcrire. La vieillesse est pour Chateaubriand йtroitement liйe а l'idйe d'oeuvre. Sa Vie de Rancй est prophйtiquement vйcue comme sa derniиre њuvre, et, а deux reprises, il s'identifie а Poussin mourant а Rome (la ville des ruines) et dйposant dans son dernier tableau cette imperfection mystйrieuse et souveraine, plus belle que l'art achevй et qui est le tremblement du temps : le souvenir est le dйbut de l'йcriture et l'йcriture est а son tour le commencement de la mort (si jeune qu'on l'entreprenne). [109]
Telle est, semble-t-il, l'expйrience de dйpart de la Vie de Rancй : une passion malheureuse, celle, non point de vieillir, mais d'кtre vieux, tout entier passй du cфtй du temps pur, dans cette rйgion du profond silence (йcrire n'est pas parler) d'oщ le vrai moi apparaоt lointain, antйrieur (Chateaubriand mesure son mal d'кtre au fait qu'il peut dйsormais se citer). On comprend qu'un tel dйpart ait obligй Chateaubriand а s'introduire sans cesse dans la vie du Rйformateur, dont il voulait n'кtre pourtant que le pieux biographe. Cette sorte d'entrelacs est banal : comment raconter quelqu'un sans se projeter en lui? Mais prйcisйment : l'intervention de Chateaubriand n'est а vrai dire nullement projective (ou du moins son projet est trиs particulier); certes il existe certaines ressemblances entre Rancй et Chateaubriand; sans parler d'une «stature» commune, le retrait mondain de Rancй (sa conversion) double la sйparation du monde imposйe (mythiquement) а Chateaubriand par la vieillesse : tous deux ont une arriиre-vie; mais celle de Rancй est volontairement muette, en lui le souvenir (de sa jeunesse brillante, lettrйe, amoureuse) ne peut prйcisйment parler que par la voix de Chateaubriand, qui doit se souvenir pour deux; d'oщ l'entrelacs, non de sentiments (Chateaubriand se sent а vrai dire peu de sympathie pour Rancй), mais des souvenirs. L'immixtion de Chateaubriand dans la vie de Rancй n'est donc nullement diffuse, sublime, imaginative, en un mot «romantique» (en particulier, Chateaubriand ne dйforme pas Rancй pour se loger en lui), mais bien au contraire cassйe, abrupte. Chateaubriand ne se projette pas, il se surimprime, mais comme le discours est apparemment linйaire et que toute opйration de simultanйitй lui est difficile, l'auteur ne peut plus ici qu'entrer de force par fragments dans une vie qui n'est pas la sienne; la Vie de Rancй n'est pas une њuvre coulйe, c'est une њuvre brisйe (nous aimons cette «chute» continuelle); sans cesse, bien qu'а chaque fois briиvement, le fil du Rйformateur est cassй au profit d'un brusque souvenir du narrateur : Rancй arrive а Comminges [110] aprиs un tremblement de terre : c'est ainsi que Chateaubriand arriva а Grenade; Rancй traduit Dorothйe : Chateaubriand a vu entre Jaffa et Gaza le dйsert habitй par le saint: Bossuet et Rancй se promenaient а la Trappe aprиs Vкpres. « J'ai osй profaner avec les pas qui me servirent а rкver Renй, la digue oщ Bossuet et Rancй s'entretenaient des choses divines »; saint Jйrфme, pour noyer ses pensйes dans ses sueurs, portait des fardeaux de sable le long dй la mer Morte. « Je les ai parcourues moi-mкme, ces steppes, sous le poids de mon esprit. » II y a dans ce ressassement brisй, qui est le contraire d'une assimilation, et par consйquent, selon le sens courant, d'une « crйation », quelque chose d'inapaisй, comme un ressac йtrange : le moi est inoubliable : sans jamais l'absorber, Rancй laisse pйriodiquement а dйcouvert Chateaubriand : jamais un auteur ne s'est moins dйfait; il y a dans cette Vie quelque chose de dur, elle est faite d'йclats, de fragments combinйs mais non fondus: Chateaubriand ne double pas Rancй, il l'interrompt, prйfigurant ainsi une littйrature du fragment, selon laquelle les consciences inexorablement sйparйes (de l'auteur et du personnage) n'empruntent plus hypocritement une mкme voix -composite. Avec Chateaubriand, l'auteur commence sa solitude : l'auteur n'est pas son personnage : une distance s'institue, que Chateaubriand assume, sans s'y rйsigner; d'oщ ces retours qui donnent а la Vie de Rancй son vertige particulier.
La tкte coupйe
La Vie de Rancй est en effet composйe d'une faзon irrйguliйre; certes les quatre parties principales suivent en gros la chronologie : jeunesse mondaine de Rancй, sa conversion, sa vie а la Trappe, sa mort; mais si l'on descend au niveau de ces unitйs mystйrieuses du discours [111] que la stylistique a encore mal dйfinies et qui sont intermйdiaires entre le mot et le chapitre (parfois une phrase, parfois un paragraphe), la brisure du sens est continuelle, comme si Chateaubriand ne pouvait jamais s'empкcher de tourner brusquement la tкte vers « autre chose » (l'йcrivain est donc un йtourdi?); ce dйsordre est sensible dans la venue des portraits (trиs nombreux dans la Vie de Rancй); on ne sait jamais а quel moment Chateaubriand va parler de quelqu'un; la digression est imprйvisible, son rapport au fil du rйcit est toujours brusque et tйnu; ainsi Chateaubriand a eu plusieurs fois l'occasion de parler du cardinal de Retz au moment de la jeunesse frondeuse de Rancй; le portrait de Retz ne sort cependant que bien aprиs la Fronde, au moment d'un voyage de Rancй а Rome. A propos de ce xvue siиcle qu'il admirait, Chateaubriand parle de ces temps oщ rien n'йtait encore classй, suggйrant ainsi le baroque profond du classicisme. La Vie de Rancй participe aussi d'un certain baroque (on prend ici ce mot sans rigueur historique), dans la mesure oщ l'auteur accepte de combiner sans structurer selon le canon classique; il y a chez Chateaubriand une exaltation de la rupture et de la ramification. Bien que ce phйnomиne ne soit pas а proprement parler stylistique, puisqu'il peut < excйder les limites de la simple phrase, on peut lui donner un modиle rhйtorique : l'anacoluthe, qui est а la fois brisure de la construction et envol d'un sens nouveau.
On sait que dans le discours ordinaire le rapport des mots est soumis а une certaine probabilitй. Cette probabilitй courante, Chateaubriand la rarйfie; quelle chance y a-t-il de voir apparaоtre le mot algue dans la vie de Marcelle de Castellane? Cependant Chateaubriand nous dit tout d'un coup а propos de la mort de cette jeune femme : « Les jeunes filles de Bretagne se laissent noyer sur les grиves aprиs s'кtre attachйes aux algues d'un rocher. » Le petit Rancй est un prodige en grec : quel rapport avec le mot gantl Cependant, en deux mots, le rapport est comblй (le jйsuite Caussin йprouve l'enfant en cachant [112] son texte avec ses gants). A travers cet йcart cultivй, c'est toujours une substance surprenante (algue, gant) qui fait irruption dans le discours. La parole littйraire (puisque c'est d'elle qu'il s'agit) apparaоt ainsi comme un immense et somptueux dйbris, le reste fragmentaire d'une Atlantide oщ les mots, surnourris de couleur, de saveur, de forme, bref de qualitйs et non d'idйes* brilleraient comme les йclats d'un monde direct,-impensй, que ne viendrait ternir, ennuyer aucune logique : que les mots pendent comme de beaux fruits а l'arbre indiffйrent du rйcit, tel est au fond le rкve de l'йcrivain; on pourrait lui donner pour symbole l'anacoluthe stupйfiante qui fait Chateaubriand parler d'orangers а propos de Retz (* il vit а Saragosse un prкtre qui se promenait seul parce qu'il avait enterrй son paroissien pestifйrй. A Valence, les orangers formaient les palissades des grands chemins, Retz respirait l'air qu'avait respirй Vannozia»). La mкme phrase conduit plusieurs mondes (Retz, l'Espagne) sans prendre la moindre peine de les lier. Par ces anacoluthes souveraines le discours s'йtablit en effet selon une profondeur : la langue humaine semble se rappeler, invoquer, recevoir une autre langue (celle des dieux, comme il est dit dans le Cratylй). L'anacoluthe est en effet а elle seule un ordre, une ratio, un principe; celle de Chateaubriand inaugure peut-кtre une nouvelle logique, toute moderne, dont l'opйrateur est la seule et extrкme rapiditй du verbe, sans laquelle le rкve n'aurait pu investir notre littйrature. Cette parataxe йperdue, ce silence des articulations a, bien entendu, les plus grandes consйquences pour l'йconomie gйnйrale du sens : l'anacoluthe oblige а chercher le sens, elle le fait « frissonner » sans l'arrкter; de Retz aux orangers de Valence, le sens rфde mais ne se fixe pas; une nouvelle rupture, un nouvel envol nous emporte а Majorque oщ Retz «entendit des filles pieuses а la grille d'un couvent : elles chantaient * : quel rapport? En littйrature, tout est ainsi donnй а comprendre, et pourtant, comme dans notre vie mкme, il n'y a pour finir rien а comprendre. [113]
L'anacoluthe introduit en effet а une poйtique de la distance. On croit communйment que l'effort littйraire consiste а rechercher des affinitйs, des correspondances, des similitudes et que la fonction de l'йcrivain est d'unir la nature et l'homme en un seul monde (c'est ce que l'on pourrait appeler sa fonction synesthйsique). Cependant la mйtaphore, figure fondamentale de la littйrature, peut кtre aussi comprise comme un puissant instrument de disjonction; notamment chez Chateaubriand oщ elle abonde, elle nous reprйsente la contiguпtй mais aussi Pincommunica-tion de deux mondes, de deux langues flottantes, а la fois solidaires et sйparйes, comme si l'une n'йtait jamais que la nostalgie de l'autre; le rйcit fournit des йlйments littйraux (il y oblige mкme) qui sont, par la voie mйtaphorique, tout d'un coup happйs, soulevйs, dйcollйs, sйparйs, puis abandonnйs au naturel de l'anecdote, cependant que la parole nouvelle, introduite, on l'a vu, de force, sans prйparation, au grй d'une anacoluthe violente, met brusquement en prйsence d'un ailleurs irrйductible. Chateaubriand parle du sourire d'un jeune moine mourant : « On croyait entendre cet oiseau sans nom qui console le voyageur dans le vallon de Cachemir. » Et ailleurs : <r Qui naissait, qui mourait, qui pleurait ici? Silence! Des oiseaux en haut du ciel volent vers d'autres climats. » Chez Chateaubriand, la mйtaphore ne rapproche nullement des objets, elle sйpare des mondes; techniquement (car c'est la mкme chose que de parler technique ou mйtaphysique), on dirait aujourd'hui qu'elle ne porte pas sur un seul signifiant (comme dans la comparaison poйtique), mais qu'йtendue aux grandes unitйs du discours elle participe а la vie mкme du syntagme, dont les linguistes nous disent qu'il est toujours trиs proche de la parole. Dйesse de la division des choses, la grande mйtaphore de Chateaubriand est toujours nostalgique; tout en paraissant multiplier les йchos, elle laisse l'homme comme mat dans la nature, et lui йpargne finalement la mauvaise foi d'une authenticitй directe : par exemple, il est impossible de parler humblement [114] de soi; Chateaubriand, par une derniиre ruse, sans rйsoudre cette impossibilitй, la dйpasse en nous transportant ailleurs : « Pour moi, tout йpris que je puisse кtre de ma chйtive personne, je sais bien que je ne dйpasserai pas ma vie. On dйterre dans des оles de Norvиge quelques urnes gravйes de caractиres indйchiffrables. A qui appartiennent ces cendres? Les vents n'en savent rien. » Chateaubriand sait bien qu'il dйpassera sa vie; mais ce n'est pas l'impossible humilitй qu'il veut nous faire entendre; ce que l'urne, la Norvиge, le vent glissent en nous, c'est quelque chose du nocturne et de la neige, une certaine dйsolation dure, grise, froide, bref autre chose que l'oubli, qui en est le simple sens anagogique. La littйrature n'est en somme jamais qu'un certain biais, dans lequel on se perd; elle sйpare, elle dйtourne. Voyez la mort de Mme de Lamballe : ir Sa vie s'envola comme ce passereau d'une barque du Rhфne qui, blessй а mort, fait pencher en se dйbattant l'esquif trop chargй »; nous voici bizarrement trиs loin de la Rйvolution.
Telle est, semble-t-il, la grande fonction de la rhйtorique et de ses figures : faire entendre, en mкme temps, autre chose. Que la Vie de Rancй soit une њuvre littйraire (et non, ou non pas seulement, apologйtique), cela nous entraоne trиs loin de la religion, et ici le dйtour est encore une fois assumй par une figure : l'antithиse. L'antithиse est, selon Rousseau, vieille comme le langage; mais dans la Vie de Rancй, qu'elle structure entiиrement, elle ne sert pas seulement un dessein dйmonstratif (la foi renverse les vies), elle est un vйritable « droit de reprise » de l'йcrivain sur le temps. Vivant sa propre vieillesse comme une forme, Chateaubriand ne pouvait se contenter de la conversion « objective » de Rancй; il йtait nйcessaire qu'en donnant а cette vie la forme d'une parole rйglйe (celle de la littйrature), le biographe la divisвt en un avant (mondain) et un aprиs (solitaire), propres а une sйrie infinie d'oppositions, et pour que les oppositions fussent rigoureuses, il fallait les sйparer par un йvйnement ponctuel, mince, aigu et dйcisif comme l'arкte d'un sommet d'oщ dйvalent deux pays diffйrents; [115] cet йvйnement, Chateaubriand l'a trouvй dans la dйcollation de la maоtresse de Rancй; amoureux, lettrй, guerrier, bref mondain, Rancй rentre un soir de la chasse, aperзoit la tкte de son amante а cфtй de son cercueil et passe aussitфt sans un mot а la religion la plus farouche : il accomplit ainsi l'opйration mкme de la contrariйtй, dans sa forme et son abstraction. L'йvйnement est donc, а la lettre, poйtique (« Tous les poиtes ont adoptй la version de Larroque - qui est l'hypothиse de la dйcollation -, tous les religieux l'ont repoussйe »); il n'est possible, si l'on veut, qu'en littйrature; il n'est ni vrai ni faux, il fait partie d'un systиme, sans lequel il n'y aurait pas de Vie de Rancй, ou du moins, de proche en proche, sans lequel la Vie de Rancй ne concernerait ni Chateaubriand ni ces lecteurs lointains que nous sommes. La littйrature substitue ainsi а une vйritй contingente une plau-sibilitй йternelle; pour que la conversion de Rancй gagne le temps, notre temps, il faut qu'elle perde sa propre durйe : pour кtre dite, elle devait se faire en une fois. C'est pourquoi aucun objet confiй au langage ne peut кtre dialectique : le troisiиme terme - le temps - manque toujours : l'antithиse est la seule survie possible de l'histoire. Si « la destinйe d'un grand homme est une Muse», il faut bien qu'elle parle au moyen de tropes.
Le chat jaune de l'abbй Sйguin
Dans sa Prйface, Chateaubriand nous parle de son confesseur, l'abbй Sйguin, sur l'ordre duquel, par pйnitence, il a йcrit la Vie de Rancй. L'abbй Sйguin avait un chat jaune. Peut-кtre ce chat jaune est-il toute la littйrature; car si la notation renvoie sans doute а l'idйe qu'un chat jaune est un chat disgraciй, perdu, donc trouvй et rejoint ainsi d'autres dйtails de la vie de l'abbй, attestant tous [116] sa bontй et sa pauvretй, ce jaune est aussi tout simplement jaune, il ne conduit pas seulement un sens sublime, bref intellectuel, il reste, entкtй, au niveau des couleurs (s'opposant par exemple au noir de la vieille bonne, а celui du crucifix) : dire un chat jaune et non un chat perdu, c'est d'une certaine faзon l'acte qui sйpare l'йcrivain de l'йcrivant, non parce que le jaune « fait image », mais parce qu'il frappe d'enchajitement le sens intentionnel, retourne la parole vers une sorte d'en deза du sens; le chat jaune dit la bontй de l'abbй Sйguin, mais aussi il dit moins, et c'est ici qu'apparaоt le scandale de la parole littйraire. Cette parole est en quelque sorte douйe d'une double longueur d'ondes; la plus longue est celle du sens (l'abbй Sйguin est un saint homme, il vit pauvrement en compagnie d'un chat perdu); la plus courte ne transmet aucune information, sinon la littйrature elle-mкme : c'est la plus mystйrieuse, car, а cause d'elle, nous ne pouvons rйduire la littйrature а un systиme entiиrement dйchiffrable : la lecture, la critique ne sont pas de pures hermйneutiques.
Occupй toute sa vie de sujets qui ne sont pas proprement littйraires, la politique, la religion, le voyage, Chateaubriand n'en a pas moins йtй toute sa vie un йcrivain de plein statut : sa conversion religieuse (de jeunesse), il l'a immйdiatement convertie en littйrature (le Gйnie du christianisme); de mкme pour sa foi politique, ses souffrances, sa vie; il a pleinement disposй dans notre langue cette seconde longueur d'ondes qui suspend la parole entre le sens et le non-sens. Certes, la prose-spectacle (l'йpidictique, comme disaient les Grecs) est trиs ancienne, elle rиgne chez tous nos Classiques, car dиs lors que la rhйtorique ne sert plus des fins judiciaires (qui sont ses origines), elle ne peut plus renvoyer qu'а elle-mкme et la littйrature commence, c'est-а-dire un langage mystйrieusement tautologique (le jaune est jaune); cependant Chateaubriand aide а instituer une nouvelle йconomie de la rhйtorique. Jusque trиs tard dans notre littйrature, la parole-spectacle (celle des йcrivains classiques, par exemple) n'allait jamais sans le [117] recours а un systиme traditionnel de sujets (d'arguments), qu'on appelait la topique. On a vu que Chateaubriand avait transformй le topos de la vanitas et que la vieillesse йtait devenue chez lui un thиme existentiel; ainsi apparaоt dans la littйrature un nouveau problиme, ou, si l'on prйfиre, une nouvelle forme : le mariage de l'authenticitй et du spectacle. Mais aussi l'impasse se resserre.
La Vie de Rancй reprйsente trиs bien cette impasse. Rancй est un chrйtien absolu; comme tel, selon son propre mot, il doit кtre sans souvenir, sans mйmoire et sans ressentiment; on peut ajouter : sans littйrature. Certes, l'abbй de Rancй a йcrit (des њuvres religieuses); il a mкme eu des coquetteries d'auteur (retirant un manuscrit des flammes); sa conversion religieuse n'en a pas moins йtй un suicide d'йcrivain; dans sa jeunesse, Rancй aimait les lettres, y brillait mкme; devenu moine et voyageant, il «n'йcrit ni ne fait de journal » (note Chateaubriand). A ce mort littйraire, Chateaubriand doit cependant donner une vie littйraire : c'est lа le paradoxe de la Vie de Rancй et ce paradoxe est gйnйral, entraоne bien plus loin qu'un problиme de conscience posй par une religion de l'abnйgation. Tout homme qui йcrit (et donc qui lit) a en lui un Rancй et un Chateaubriand; Rancй lui dit que son moi ne saurait supporter le thйвtre d'aucune parole, sauf а se perdre : dire Je, c'est fatalement ouvrir un rideau, non pas tant dйvoiler (ceci importe dйsormais fort peu) qu'inaugurer le cйrйmonial de l'imaginaire; Chateaubriand Je son cфtй lui dit que les souffrances, les malaises, les exaltations, bref le pur sentiment d'existence de ce moi rie peuvent que plonger dans le langage, que l'вme « sensi-sle » est condamnйe а la parole, et par suite au thйвtre nкme de cette parole. Cette contradiction rфde depuis bientфt deux siиcles autour de nos йcrivains : on se prend :n consйquence а rкver d'un pur йcrivain qui n'йcrirait sas. Cela n'est йvidemment pas un problиme moral; il ie s'agit pas de prendre parti sur une ostentation fatale ju langage; c'est au contraire le langage, comme l'avait [118] vu Kierkegaard, qui, йtant le gйnйral, reprйsente la catйgorie de la morale : comme кtre de l'absolument individuel, Abraham sacrifiant doit renoncer au langage, il est condamnй а ne pas parler. L'йcrivain moderne est et n'est pas Abraham : il lui faut кtre а la fois hors de la morale et dans le langage, il lui faut faire du gйnйral avec de l'irrйductible, retrouver l'amoralitй de son existence а travers la gйnйralitй morale du langage : c'est ce passage risquй qui est la littйrature.
A quoi donc sert-elle? A quoi sert de dire chat jaune au lieu de chat perdu? d'appeler la vieillesse voyageuse de nuit! de parler des palissades d'orangers de Valence а propos de Retz? A quoi sert la tкte coupйe de la duchesse de Montbazon? Pourquoi transformer l'humilitй de Rancй (d'ailleurs douteuse) en un spectacle douй de toute l'ostentation du style (style d'кtre du personnage, style verbal de l'йcrivain)? Cet ensemble d'opйrations, cette technique, а l'incongruitй (sociale) de laquelle il faut toujours revenir, sert peut-кtre а ceci : а moins souffrir. Nous ne savons pas si Chateaubriand reзut quelque plaisir, quelque apaisement d'avoir йcrit la Vie de Rancй; mais а lire cette њuvre, et bien que Rancй lui-mкme nous indiffиre, nous comprenons la puissance d'un langage inutile. Certes, appeler la vieillesse la voyageuse de nuit ne peut guйrir continыment du malheur de vieillir; car d'un cфtй il y a le temps des maux rйels qui ne peuvent avoir d'issue que dialectique (c'est-а-dire innommйe), et de l'autre quelque mйtaphore qui йclate, йclaire sans agir. Et cependant cet йclat du mot met dans notre mal d'кtre la secousse d'une distance : la nouvelle forme est pour la souffrance comme un bain lustral : usй dйs l'origine dans le langage (y a-t-il d'autres sentiments que nommйs?), c'est pourtant le langage - mais un langage autre - qui rйnove le pathйtique. Cette distance, йtablie par l'йcriture, ne devrait avoir qu'un seul nom (si l'on pouvait lui фter tout grincement) : l'ironie. Par rapport а la difficultй d'кtre, dont elle est une observation continuelle, la Vie de Rancй est une њuvre [119] souverainement ironique (eironeia veut dire interrogation); on pourrait la dйfinir comme une schizophrйnie naissante, formйe prudemment en quantitй homйopathique : n'est-elle pas un certain « dйtachement » appliquй par l'excиs des mots (toute йcriture est emphatique) а la manie poisseuse de souffrir(1)? [120]
1. Prйface а Chateaubriand. Vie de Rancй, Paris, Union gйnйrale d'Йditions. 1965. collection 10 x 18.
1965
Proust et les noms
On sait que la Recherche du temps perdu est l'histoire d'une йcriture. Cette histoire, il n'est peut-кtre pas inutile de la rappeler pour mieux saisir comment elle s'est dйnouйe, puisque ce dйnouement figure ce qui, en dйfinitive, permet а l'йcrivain d'йcrire.
La naissance d'un livre que nous ne connaоtrons pas mais dont l'annonce est le livre mкme de Proust, se joue comme un drame, en trois actes. Le premier acte йnonce la volontй d'йcrire : le jeune narrateur perзoit en lui cette volontй а travers le plaisir erotique que lui procurent les phrases de Bergotte et la joie qu'il ressent а dйcrire les clochers de Martinville. Le deuxiиme acte, fort long puisqu'il occupe l'essentiel du Temps perdu, traite de l'impuissance а йcrire. Cette impuissance s'articule en trois scиnes, ou, si l'on prйfиre, trois dйtresses : c'est d'abord Norpois qui renvoie au jeune narrateur une image dйcourageante de la littйrature : image ridicule et qu'il n'aurait pourtant mкme pas le talent d'accomplir; bien plus tard, une seconde image vient le dйprimer davantage : un passage retrouvй du Journal des Concourt, а la fois prestigieux et dйrisoire, lui confirme, par comparaison, son impuissance а transformer la sensation en notation; enfin, plus grave encore, parce que portant sur sa sensibilitй mкme et non plus sur son talent, un dernier incident le dissuade dйfinitivement d'йcrire: apercevant, du train qui le ramиne а Paris aprиs une longue maladie, trois arbres dans la campagne, le narrateur ne ressent qu'indiffйrence devant leur beautй; il conclut qu'il n'йcrira jamais; tristement libйrй de toute obligation envers un vњu qu'il est dйcidйment incapable d'accomplir, il accepte de rentrer dans la frivolitй du monde et de se rendre а une matinйe de la duchesse de Guermantes. C'est ici que par un renversement proprement dramatique, parvenu au fond mкme du renoncement, le narrateur va retrouver, offert а sa portйe, le pouvoir de l'йcriture. Ce troisiиme acte occupe tout le Temps retrouvй et comprend lui aussi trois йpisodes; le premier est fait de trois йblouisse-ments successifs : ce sont trois rйminiscences (Saint-Marc, les arbres du train, Balbec), surgies de trois menus incidents, lors de son arrivйe а l'hфtel de Guermantes (les pavйs inйgaux de la cour, le bruit d'une petite cuiller, une serviette empesйe que lui tend un valet); ces rйminiscences sont des bonheurs, qu'il s'agit maintenant de comprendre, si l'on veut les conserver, ou du moins les rappeler а volontй : dans un deuxiиme йpisode, qui forme l'essentiel de la thйorie proustienne de la littйrature, le narrateur s'emploie systйmatiquement а explorer les signes qu'il a reзus et а comprendre ainsi, d'un seul mouvement, le monde et le Livre, le Livre comme monde et le monde comme Livre. Un dernier suspens vient cependant retarder le pouvoir d'йcrire : ouvrant les yeux sur des invitйs qu'il avait perdus de vue depuis longtemps, le narrateur perзoit avec stupeur qu'ils ont vieilli : le Temps, qui lui a rendu l'йcriture, risque au mкme moment de la lui retirer : vivra-t-il assez pour йcrire son њuvre? Oui, s'il consent а se retirer du monde, а perdre sa vie mondaine pour sauver sa vie d'йcrivain.
L'histoire qui est racontйe par le narrateur a donc tous les caractиres dramatiques d'une initiation; il s'agit d'une vйritable mystagogie, articulйe en trois moments dialectiques : le dйsir (le mystagogue postule une rйvйlation), l'йchec (il assume les dangers, la nuit, le nйant), l'assomption (c'est au comble de l'йchec qu'il trouve la victoire). Or, pour йcrire la Recherche, Proust a lui-mкme connu, dans sa vie, ce dessin initiatique; au dйsir trиs prйcoce d'йcrire [122] (formй dйs le lycйe) a succйdй une longue pйriode, non d'йchecs sans doute, mais de tвtonnements, comme si l'њuvre vйritable et unique se cherchait, s'abandonnait, se reprenait sans jamais se trouver; et comme celle du narrateur, cette initiation nйgative, si l'on peut dire, s'est faite а travers une certaine expйrience de la littйrature : les iivres des autres ont fascinй, puis dйзu Proust, comme ceux de Bergotte ou des Concourt ont fascinй et dйзu le narrateur; cette 'traversйe de la littйrature' (pour reprendre en l'adaptant un mot de Philippe Sollers), si semblable au trajet des initiations, empli de tйnиbres et d'illusions, s'est faite au moyen du pastiche (quel meilleur tйmoignage de fascination et de dйmystification que le pastiche?), de l'engouement йperdu (Ruskin) et de la contestation (Sainte-Beuve). Proust s'approchait ainsi de la Recherche (dont, comme on sait, certains fragments se trouvent dйjа dans le Sainte-Beuve), mais l'њuvre n'arrivait pas а 'prendre'. Les unitйs principales йtaient lа (rapports de personnages(1), йpisodes cristallisateurs(2)), elles s'essayaient а diverses combinaisons, comme dans un kalйidoscope, mais il manquait encore l'acte fйdйrateur qui devait permettre а Proust d'йcrire la Recherche sans dйsemparer, de 1909 а sa mort, au prix d'une retraite dont on sait combien elle rappelle celle du narrateur lui-mкme, а la fin du Temps retrouvй.
1. Par exemple: le visiteur intempestif des soirйes de Combray, qui sera Swann, l'amoureux de la petite bande, qui sera le narrateur.
2. Par exemple : la lecture matinale du Figaro, apportй au narrateur par sa mиre.
On ne cherche pas ici а expliquer l'њuvre de Proust par sa vie; on traite seulement d'actes intйrieurs au discours lui-mкme (en consйquence, poйtiques et non biographiques), que ce discours soit celui du narrateur ou celui de Marcel Proust. Or l'homologie qui, de toute йvidence, rиgle les deux discours, appelle un dйnouement symйtrique : il faut qu'а la fondation de l'йcriture par la rйminiscence (chez le narrateur) corresponde (chez Proust) quelque dйcouverte [123] semblable, propre а fonder dйfinitivement, dans sa continuitй prochaine, toute l'йcriture de la Recherche. Quel est donc l'accident, non point biographique, mais crйateur, qui rassemble une њuvre dйjа conзue, essayйe, mais non point йcrite? Quel est le ciment nouveau qui va donner la grande unitй syntagmatique а tant d'unitйs discontinues, йparses? Qu'est-ce qui permet а Proust d'йnoncer son њuvre? En un mot, qu'est-ce que l'йcrivain trouve, symйtrique aux rйminiscences que le narrateur avait explorйes et exploitйes lors de la matinйe Guermantes?
Les deux discours, celui du narrateur et celui de Marcel Proust, sont homologues, mais non point analogues. Le narrateur va йcrire, et ce futur le maintient dans un ordre de l'existence, non de la parole; il est aux prises avec une psychologie, non avec une technique. Marcel Proust, au contraire, йcrit; il lutte avec les catйgories du langage, non avec celles du comportement. Appartenant au monde rйfйrentiel, la rйminiscence ne peut кtre directement une unitй du discours, et ce dont Proust a besoin, c'est d'un йlйment proprement poйtique (au sens que Jakobson donne а ce mot); mais aussi il faut que ce trait linguistique, comme la rйminiscence, ait le pouvoir de constituer l'essence des objets romanesques. Or il est une classe d'unitйs verbales qui possиde au plus haut point ce pouvoir constitutif, c'est celle des noms propres. Le Nom propre dispose des trois propriйtйs que le narrateur reconnaоt а la rйminiscence : le pouvoir d'essentialisation (puisqu'il ne dйsigne qu'un seul rйfиrent), le pouvoir de citation (puisqu'on peut appeler а discrйtion toute l'essence enfermйe dans le nom, en le profйrant), le pouvoir d'exploration (puisque l'on « dйplie » un nom propre exactement comme on fait d'un souvenir) : le Nom propre est en quelque sorte la forme linguistique de la rйminiscence. Aussi, l'йvйnement (poйtique) qui a * lancй » la Recherche, c'est la dйcouverte des Noms; sans doute, dйs le Sainte-Beuve, Proust disposait dйjа de certains noms (Combray, Guermantes); mais c'est seulement entre 1907 et 1909, semble-t-il, qu'il a constituй dans son ensemblй [124] le systиme onomastique de la Recherche : ce systиme trouvй, l'њuvre s'est йcrite immйdiatement(1).
L'њuvre de Proust dйcrit un immense, un incessant apprentissage(2). Cet apprentissage connaоt toujours deux moments (en amour, en art, en snobisme) : une illusion et une dйception; de ces deux moments, naоt la vйritй, c'est-а-dire l'йcriture; mais entre le rкve et le rйveil, avant que la vйritй surgisse, le narrateur proustien doit accomplir une tвche ambiguл (car elle mиne а la vйritй а travers bien des mйprises), qui consiste а interroger йperdument les signes : signes йmis par l'њuvre d'art, par l'кtre aimй, par le milieu frйquentй. Le Nom propre est lui aussi un signe, et non bien entendu, un simple indice qui dйsignerait, sans signifier, comme le veut la conception courante, de Peirce а Russell. Comme signe, le Nom propre s'offre а une exploration, а un dйchiffrement : il est а la fois un « milieu » (au sens biologique du terme), dans lequel il faut se plonger, baignant indйfiniment dans toutes les rкveries qu'il porte(3), et un objet prйcieux, comprimй, embaumй, qu'il faut ouvrir comme une fleur(4). Autrement dit, si le Nom (on appellera ainsi, dйsormais, le nom propre) est un signe, c'est un signe volumineux, un signe toujours gros d'une йpaisseur touffue de sens, qu'aucun usage ne vient rйduire, aplatir, contrairement au nom commun, qui ne livre jamais qu'un de ses sens par syntagme. Le Nom [125] proustien est а lui seul et dans tous les cas l'йquivalent d'une rubrique entiиre de dictionnaire : le nom de Guerman-tes couvre immйdiatement tout ce que le souvenir, l'usage, la culture peuvent mettre en lui; il ne connaоt aucune restriction sйlective le syntagme dans lequel il est place lui est indiffйrent; c'est donc, d'une certaine maniиre, une monstruositй sйmantique, car, pourvu de tous les caractиres du nom commun, il peut cependant exister et fonctionner hors de toute rиgle projective. C'est lа le prix - ou la ranзon - du phйnomиne d'« hypersйmanticitй » dont il est le siиge(5), et qui l'apparente, bien entendu, de trиs prиs, au mot poйtique.
1. Proust a donnй lui-mкme sa thйorie du nom propre а deux reprises : dans le Contre Sainte-Beuve (chapitre xiv : Noms de personnes) et dans Du cфtй de chez Swann (Tome H, 3' partie : Noms de Pays : le Nom).
2. C'est la thиse de Gilles Deleuze dans son livre remarquable : Proust et les Signes (Paris, P.U.F.).
3. «... Ne pensant pas aux noms comme а un idйal inaccessible, mais comme а une ambiance rйelle dans laquelle j'irais me plonger» (Du cфtй de chez Swann, Paris, Gallimard, 1929, in-8, tome II, p. 236).
4. «... Dйgager dйlicatement des bandelettes de l'habitude et revoir dans sa fraоcheur premiиre ce nom de Guermantes... » (Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, 1954, p. 316).
5. Cf. U. Weinreich, «On thй Semantic Structure of Language», dans J.H. Greenberg, Universals of Language (Cambridge, Mass., The M.I.T. Press, 1963; 2e йd. 1966), p. 147.
Par son йpaisseur sйmantique (on voudrait presque pouvoir dire : par son « feuilletй »), le Nom proustien s'offre а une vйritable analyse sйmique, que le narrateur lui-mкme ne manque ni de postuler ni d'esquisser : ce qu'il appelle les diffйrentes ' figures ' du Nom(1), sont de vйritables sиmes, douйs d'une parfaite validitй sйmantique, en dйpit de leur caractиre imaginaire (ce qui prouve une fois de plus combien il est nйcessaire de distinguer le signifiй du rйfиrent). Le nom de Guermantes contient ainsi plusieurs primitifs (pour reprendre un mot de Leibniz) : « un donjon sans йpaisseur qui n'йtait qu'une bande de lumiиre orangйe et du haut duquel le seigneur et sa dame dйcidaient de la vie ou de la mort de leurs vassaux »; « une tour jaunissante et fleuronnйe qui traverse les вges»; l'hфtel parisien des Guermantes, « limpide comme son nom »: un chвteau fйodal en plein Paris, etc. Ces sиmes sont, bien entendu, des « images », mais dans la langue supйrieure de la littйrature, elles n'en sont pas moins de purs signifiйs, offerts comme ceux de la langue dйnotante а toute une systйmatique [126] du sens.
1. « Mais plus tard, je trouve successivement dans la durйe en moi de ce mкme nom, sept ou huit figures diffйrentes... » (le Cфtй de Guermantes, йdition citйe, I, p. 14).
Certaines de ces images sйmiques sont traditionnelles, culturelles : Parme ne dйsigne pas une ville d'Emilie, situйe sur le Pф, fondйe par les Etrusques, grosse de 138 000 habitants; le vйritable signifiй de ces deux syllabes est composй de deux sиmes : la douceur stendhalienne et le reflet des violettes(1). D'autres sont individuelles, mйmoriel-les : Balbec a pour sиmes deux mots dits autrefois au narrateur, l'un par Legrandin (Balbec est un lieu de tempкtes, en fin de terre), l'autre par Swann (son йglise est du gothique normand, а moitiй roman), en sorte que le nom a toujours deux sens simultanйs : « architecture gothique et tempкte sur la mer(2) ». Chaque nom a ainsi son spectre sйmique, variable dans le temps, selon la chronologie de son lecteur, qui ajoute ou retranche de ses йlйments, exactement comme fait la langue dans sa diachronie. Le Nom est en effet catalysable; on peut le remplir, le dilater, combler les interstices de son armature sйmique d'une infinitй de rajouts. Cette dilatation sйmique du nom propre peut кtre dйfinie d'une autre faзon : chaque nom contient plusieurs « scиnes » surgies d'abord d'une maniиre discontinue, erratique, mais qui ne demandent qu'а se fйdйrer et а former de la sorte un petit rйcit, car raconter, ce n'est jamais que lier entre elles, par procиs mйtonymique, un nombre rйduit d'unitйs pleines : Balbee rйcиle ainsi non seulement plusieurs scиnes, mais encore le mouvement qui peut les rassembler dans un mкme syntagme narratif, car ses syllables hйtйroclites йtaient sans doute nйes d'une maniиre dйsuиte de prononcer, « que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l'aubergiste qui me servirait du cafй au lait а mon arrivйe, me menant voir la mer dйchaоnйe devant l'йglise et auquel je prкtais l'aspect disputeur, solennel et mйdiйval d'un personnage de fabliau(3) ». C'est parce que le Nom propre s'offre а une catalyse d'une richesse [127] infinie, qu'il est possible de dire que, poйtiquement, toute la Recherche est sortie de quelques noms(4).
1. Du cфtй de chez Swann, йdition citйe. II, p. 234.
2. Ibid.. p. 230.
3. Ibid.. p. 234.
4. « C'йtait, ce Guermantes. comme le cadre d'un roman » (le Cфtй de Guermantes. йdition citйe. I. p. 15).
Encore faut-il bien les choisir - ou les trouver. C'est ici qu'apparaоt, dans la thйorie proustienne du Nom, l'un des problиmes majeurs, sinon de la linguistique, du moins de la sйmiologie : la motivation du signe. Sans doute ce problиme est-il ici quelque peu artificiel, puisqu'il ne se pose en fait qu'au romancier, qui a la libertй (mais aussi le devoir) de crйer des noms propres а la fois inйdits et » exacts »; mais а la vйritй, le narrateur et le romancier parcourent en sens inverse le mкme trajet; l'un croit dйchiffrer dans les noms qui lui sont donnйs une sorte d'affinitй naturelle entre le signifiant et le signifiй, entre la couleur vocalique de Parme et la douceur mauve de son contenu; l'autre, devant inventer quelque lieu а la fois normand, gothique et venteux, doit chercher dans la tablature gйnйrale des phonиmes, quelques sons accordйs а la combinaison de ces signifiйs; l'un dйcode, l'autre code, mais il s'agit du mкme systиme et ce systиme est d'une faзon ou d'une autre une systиme motivй, fondй sur un rapport d'imitation entre le signifiant et le signifiй. Codeur et dйcodeur pourraient reprendre ici а leur compte l'affirmation de Cratyle : « La propriйtй du nom consiste а reprйsenter la chose telle qu'elle est. » Aux yeux de Proust, qui ne fait que thйoriser l'art gйnйral du romancier, le nom propre est une simulation ou, comme disait Platon (il est vrai avec dйfiance), une « fantasmagorie ».
Les motivations allйguйes par Proust sont de deux sortes, naturelles et culturelles. Les premiиres relиvent de la phonйtique symbolique(1).
1. Weinreich (op. cit.) a notй que le symbolisme phonйtique relиve de l'hypersйmanticitй du signe.
Ce n'est pas le lieu de reprendre le dйbat de cette question (connue autrefois sous le nom d'harmonie imitative), oщ l'on retrouverait, entre autres, les [128] noms de Platon, Leibniz, Diderot et Jakobson(1). On rappellera seulement ce texte de Proust, moins cйlиbre mais peut-кtre aussi pertinent que le Sonnet des Voyelles : « ...Bayeux, si haute dans sa noble dentelle rougeвtre et dont le faоte est illuminй par le vieil or de sa derniиre syllable; Vitrй, dont l'accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d'њuf au gris perle, Coutances, cathйdrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante, couronnй par une tour de beurre », etc.(2). Les exemples de Proust, par leur libertй et leur richesse (il ne s'agit plus ici d'attribuer а l'opposition i/o le contraste traditionnel du petit/gros ou de Vaigu/rond, comme on le fait d'ordinaire : c'est toute une gamme de signes, phoniques qui est dйcrite par Proust), ces exemples montrent bien que d'ordinaire la motivation phonйtique ne se fait pas directement : le dйcrypteur intercale entre le son et le sens un concept intermйdiaire, mi-matйriel, mi-abstrait, qui fonctionne comme une clef et opиre le passage, en quelque sorte dйmultipliй, du .signifiant au signifiй : si Balbec signifie afпinitairement un complexe de vague aux crкtes hautes, de falaises escarpйes et d'architecture hйrissйe, c'est parce que l'on dispose d'un relai conceptuel, celui du rugueux, qui vaut pour le toucher, l'ouпe, la vue. Autrement dit, la motivation phonйtique exige une nomination intйrieure : la langue rentre subrepticement dans une relation que l'on postulait - mythiquement - comme immйdiate : la plupart des motivations apparentes reposent ainsi sur des mйtaphores si traditionnelles (le rugueux appliquй au son) qu'elles ne sont plus senties comme telles, ayant passй tout entiиres du cфtй de la dйnotation; il n'empкche que la motivation se dйtermine au prix d'une ancienne anomalie sйmantique, [129] ou, si l'on prйfиre, d'une ancienne transgression.
1. Platon. Cratyle; Leibniz, Nouveaux Essais (III, 2); Diderot, Lettre sur les sourds et muets; R. Jakobson, Essais de linguistique gйnйrale.
2. Du cфtй de chez Swann, йdition citйe, H, p. 234. On remarquera que la motivation allйguйe par Proust n'est pas seulement phonйtique, mais aussi, parfois, graphique.
Car c'est йvidemment а la mйtaphore qu'il faut rattacher les phйnomиnes de phonйtisme symbolique, et il ne servirait а rien d'йtudier l'un sans l'autre. Proust fournirait un bon matйriel а cette йtude combinйe : ses motivations phonйtiques impliquent presque toutes (sauf peut-кtre pour Balbec) une йquivalence entre le son et la couleur : ieu est vieil or, й est noir, an est jaunissant, blond est dorй (dans Coutances et Guermantes), i est pourpre(1). C'est lа une tendance йvidemment gйnйrale : il s'agit de faire passer du cфtй du son des traits appartenant а la vue (et plus particuliиrement а la couleur, en raison de sa nature а la fois vibratoire et modulante), c'est-а-dire, en somme, de neutraliser l'opposition de quelques classes virtuelles, issues de la sйparation des sens (mais cette sйparation est-elle historique ou anthropologique? De quand datent et d'oщ viennent nos « cinq sens »? Une йtude renouvelйe de la mйtaphore devrait dйsormais passer, semble-t-il, par l'inventaire des classes nominales attestйes par la linguistique gйnйrale). En somme, si la motivation phonйtique implique un procиs mйtaphorique, et par consйquent une transgression, cette transgression se fait en des points de passage йprouvйs, comme la couleur : c'est pour cela, sans doute, que les motivations avancйes par Proust, tout en йtant trиs dйveloppйes, apparaissent « justes ».
1. « La couleur de Sylvie, c'est une couleur pourpre, d'un rosй pourpre en velours pourpre ou violacй... Et ce nom lui-mкme, pourpre de ses deux 1 - Sylvie, la vraie Fille du Feu » (Contre Sainte-Beuve, йdition citйe, p. 195).
Reste un autre type de motivations, plus « culturelles », et en cela analogues а celles que l'on trouve dans la langue : ce type rиgle en effet а la fois l'invention des nйologismes, alignйs sur un modиle morphйmatique, et celle des noms propres, « inspirйs », eux, d'un modиle phonйtique. Lorsqu'un йcrivain invente un nom propre, il est en effet tenu aux mкmes rиgles de motivation que le lйgislateur platonicien lorsqu'il veut crйer un nom commun; il doit, [130] d'une certaine faзon, « copier » la chose, et comme c'est йvidemment impossible, du moins copier la faзon dont la langue elle-mкme a crйй certains de ses noms. L'йgalitй du nom propre et du nom commun devant la crйation est bien illustrйe par un cas extrкme : celui oщ l'йcrivain fait semblant d'user de mots courants qu'il invente cependant de toutes piиces : c'est le cas de Joyce et de Michaux; dans le Voyage en Grande Garabagne, un mot comme arpette n'a - et pour cause - aucun sens mais n'en est pas moins empli d'une signification diffuse, en raison non seulement de son contexte, mais aussi de sa sujйtion а un modиle phonique trиs courant en franзais(1). Il en est ainsi des noms proustiens. Que Laumes, Argencourt, Ville-parisis, Combray ou Donciиres existent ou n'existent pas, ils n'en prйsentent pas moins (et c'est cela qui importe) ce qu'on a pu appeler une « plausibilitй francophonique » : leur vйritable signifiй est : France ou, mieux encore, la « francitй »; leur phonйtisme, et au moins а titre йgal leur graphisme, sont йlaborйs en conformitй avec des sons et des groupes de lettres attachйs spйcifiquement а la toponymie franзaise (et mкme, plus prйcisйment, francienne) : c'est la culture (celle des Franзais) qui impose au Nom une motivation naturelle : ce qui est imitй n'est certes pas dans la nature, mais dans l'histoire, une histoire cependant si ancienne qu'elle constitue le langage qui en est issu en vйritable nature, source de modиles et de raisons. Le nom propre, et singuliиrement le nom proustien, a donc une signification commune : il signifie au moins la nationalitй et toutes les images qui peuvent s'y associer.
I. Ces mots inventйs ont йtй bien analysйs, d'un point de vue linguistique, par Delphine Perret, dans sa thиse de 3e cycle : Йtude de la langue littйraire d'aprиs le Voyage en Grande Garabagne d'Henri Michaux (Paris, Sorbonne, 1965-1966).
Il peut mкme renvoyer а des signifiйs plus particuliers, comme la province (non point en tant que rйgion, mais en tant que milieu), chez Balzac, ou comme la classe sociale, chez Proust : non certes par la particule anoblissante, moyen [131] grossier, mais par l'institution d'un large systиme onomastique, articulй sur l'opposition de l'aristocratie et de la roture d'une part, et sur celle des longues а finales muettes (finales pourvues en quelque sorte d'une longue traоne) et des brиves abruptes d'autre part : d'un cфtй le paradigme des Guermantes, Laumes, Agrigente, de l'autre celui des Verdu-rin, Morel, Jupien, Legrandin, Sazerat, Cottard, Brichot, etc.(1).
L'onomastique proustienne paraоt а ce point organisйe qu'elle semble bien constituer le dйpart dйfinitif de la Recherche : tenir le systиme des noms, c'йtait pour Proust, et c'est pour nous, tenir les significations essentielles du livre, l'armature de ses signes, sa syntaxe profonde. On voit donc que le nom proustien dispose pleinement des deux grandes dimensions du signe : d'une part il peut кtre lu tout seul, « en soi », comme une totalitй de significations (Guermantes contient plusieurs figures), bref comme une essence (une « entitй originelle », dit Proust), ou si l'on prйfиre, une absence, puisque le signe dйsigne ce qui n'est pas lа(2); et d'autre part, il entretient avec ses congйnиres des rapports mйtonymiques, fonde le Rйcit : Swann et Guermantes ne sont pas seulement deux routes, deux cфtйs, ce sont aussi deux phonйtismes, comme Verdurin et Laumes. Si le nom propre a chez Proust cette fonction њcumйnique, rйsumant en somme tout le langage, c'est que sa structure coпncide avec celle de l'њuvre mкme : s'avancer peu а peu dans les significations du nom (comme ne cesse de le faire le narrateur), c'est s'initier au monde, c'est apprendre [132] 'а dйchiffrer ses essences : les signes du monde (de l'amour, tde la mondanitй) sont faits des mкmes йtapes que ses noms; entre la chose et son apparence se dйveloppe le rкve, tout comme entre le rйfиrent et son signifiant s'interpose le signifiй : le nom n'est rien, si par malheur on l'articule directement sur son rйfиrent (qu'est, en rйalitй, la duchesse de Guermantes?), c'est-а-dire si l'on manque en lui sa nature de signe. Le signifiй, voilа la place de l'imaginaire : c'est lа, sans doute, la pensйe nouvelle de Proust, ce pour quoi il a dйplacй, historiquement, le vieux problиme du rйalisme, qui ne se posait guиre, jusqu'а lui, qu'en termes de rйfйrents : l'йcrivain travaille, non sur le rapport de la chose et de sa forme (ce qu'on appelait, aux temps classiques, sa « peinture », et plus rйcemment, son « expression »), mais sur le rapport du signifiй et du signifiant, c'est-а-dire sur un signe. C'est ce rapport dont Proust ne cesse de donner la thйorie linguistique dans ses rйflexions sur le Nom et dans les discussions йtymologiques qu'il confie а Brichot et qui n'auraient guиre de sens si l'йcrivain ne leur confiait une fonction emblйmatique(3).
1. Il s'agit, bien entendu, d'une tendance, non d'une loi. D'autre part, on entend ici longues et brиves, sans rigueur phonйtique, mais plutфt comme une impression courante, fondйe d'ailleurs en grande partie sur le graphisme, les Franзais йtant habituйs par leur culture scolaire, essentiellement йcrite, а percevoir une opposition tyrannique entre les rimes masculines et les rimes fйminines, senties les unes comme brиves, les autres comme longues.
2. « On ne peut imaginer que ce qui est absent » (le Temps retrouvй, Paris, Gallimard, III, p. 872). - Rappelons encore que pour Proust, imaginer, c'est dйplier un signe.
3. Sadome el Gomorrhe, II, chap. il.
Ces quelques remarques ne sont pas seulement guidйes par le souci de rappeler, aprиs Claude Lйvi-Strauss, le caractиre signifiant, et non pas indiciel, du nom propre(1). On voudrait aussi insister sur le caractиre cratylйen du nom (et du signe) chez Proust : non seulement parce que Proust voit le rapport du signifiant et du signifiй comme un rapport motivй, l'un copiant l'autre et reproduisant dans sa forme matйrielle l'essence signifiйe de la chose (et non la chose elle-mкme), mais aussi parce que, pour Proust comme pour Cratyle, « la vertu des noms est d'enseigner(2) » : il y a une propйdeutique des noms, qui conduit, par des chemins souvent longs, variйs, dйtournйs, а l'essence des choses. [133]
1. La Pensйe sauvage (Paris, Pion, 1952), p. 285.
2. Platon. Cratyle, 435 d.
C'est pour cela que personne n'est plus proche du Lйgislateur cratylйen, fondateur des noms (demiourgos onomalфn), que l'йcrivain proustien, non parce qu'il est libre d'inventer les noms qu'il lui plaоt, mais parce qu'il est tenu de les inventer « droit ». Ce rйalisme (au sens scolastique du terme), qui veut que les noms soient le « reflet » des idйes, a pris chez Proust une forme radicale, mais on peut se demander s'il n'est pas plus ou moins consciemment prйsent dans tout acte d'йcriture et s'il est vraiment possible d'кtre йcrivain sans croire, d'une certaine maniиre, au rapport naturel des noms et des essences : la fonction poйtique, au sens le plus large du terme, se dйfinirait ainsi par une conscience cratylйenne des signes et l'йcrivain serait le rйcitant de ce grand mythe sйculaire qui veut que le langage imite les idйes et que, contrairement aux prйcisions de la science linguistique, les signes soient motivйs. Cette considйration devrait incliner encore davantage le critique а lire la littйrature dans la perspective mythique qui fonde son langage, et а dйchiffrer le mot littйraire (qui n'est en rien le mot courant), non comme le dictionnaire l'explicite, mais comme l'йcrivain le construit(1). [134]
I. Texte йcrit en hommage а R. Jakobson et paru dans : To honour Roman Jakobson, essays on thй occasion of his seventieth birthday, Mouton, La Haye, 1967.
1967
Flaubert et la phrase
Bien avant Flaubert, l'йcrivain a ressenti - et exprimй - le dur travail du style, la fatigue des corrections incessantes, la triste nйcessitй d'horaires dйmesurйs pour aboutir а un rendement infime(1). Pourtant chez Flaubert, la dimension de cette peine est tout autre; le travail du style est chez lui une souffrance indicible (mкme s'il la dit souvent), quasi expiatoire, а laquelle il ne reconnaоt aucune compensation d'ordre magique (c'est-а-dire alйatoire), comme pouvait l'кtre chez bien des йcrivains le sentiment de l'inspiration : le style, pour Flaubert, c'est la douleur absolue, la douleur infinie, la douleur inutile. La rйdaction est dйmesurйment lente (« quatre pages dans la semaine », cinq jours pour une page », « deux jours pour la recherche de deux lignes(2) »); elle exige un « irrйvocable adieu а la vie(3) ». une sйquestration impitoyable; on notera а ce propos que la sйquestration de Flaubert se fait uniquement au profit du style, tandis que celle de Proust, йgalement cйlиbre, a pour objet une rйcupйration totale de l'њuvre : Proust s'enferme parce qu'il a beaucoup а dire et qu'il est pressй par la mort, Flaubert parce qu'il a infiniment а corriger; l'un et l'autre enfermйs, Proust ajoute sans fin (ses fameuses « paperolles »), Flaubert retire, rature, revient sans cesse а zйro, recommence.
1. Voici quelques exemples, empruntйs au livre d'Antoine Albalat, le Travail du style, enseignй par les corrections manuscrites des grands йcrivains (Paris, 1903) : Pascal a rйdigй 13 fois la XVIIIe Provinciale; Rousseau a travaillй l'Emile pendant 3 ans; BufTon travaillait plus de 10 heures par jour; Chateaubriand pouvait passer de 12 а 15 heures de suite а raturer, etc.
2. J,es ciiations de Flaubert sont empruntйes aux extraits de sa correspondance rassemblйs par Geneviиve Bollйme sous le titre : Prйface а la vie d'йcrivain (Paris, 1963). Ici: p. 99 (1852); p. 100 (1852) et p. 121 (1853).
3. Op. cit.. p. 32(1845).
La sйquestration flaubertienne a pour centre (et pour symbole) un meuble qui n'est pas la table de travail, mais le lit de repos : lorsque le fond de la peine est atteint, Flaubert se jette sur son sofa(1) : c'est la « marinade », situation d'ailleurs ambiguл, car le signe de l'йchec est aussi le lieu du fantasme, d'oщ le travail va peu а peu reprendre, donnant а Flaubert une nouvelle matiиre qu'il pourra de nouveau raturer. Ce circuit sisyphйen est appelй par Flaubert d'un mot trиs fort : c'est l'atroce(2), seule rйcompense qu'il reзoive pour le sacrifice de sa vie(3).
Le style engage donc visiblement toute l'existence de l'йcrivain, et pour cette raison il vaudrait mieux l'appeler dйsormais une йcriture : йcrire c'est vivre (« Un livre a toujours йtй pour moi, dit Flaubert, une maniиre spйciale de vivre(4) »), l'йcriture est la fin mкme de l'њuvre, non sa publication(5). Cette prйcellence, attestйe - ou payйe -par le sacrifice mкme d'une vie, modifie quelque peu les conceptions traditionnelles du bien-йcrire, donnй ordinairement comme le vкtement dernier (l'ornement) des idйes ou des passions.
1. «Quelquefois quand je me trouve vide, quand l'expression se refuse, quand aprиs avoir griffonnй de longues pages, je dйcouvre n'avoir pas fait une phrase, je tombe sur mon divan et j'y reste hйbйtй dans un marais intйrieur d'ennui » (1852, op. cit., p. 69).
2. « On n'arrive au style qu'avec un labeur atroce, avec une opiniвtretй fanatique et dйvouйe » (1846, op. cit., p. 39).
3. « J'ai passй ma vie а priver mon coeur des pвtures les plus lйgitimes. J'ai menй une existence laborieuse et austиre. Eh bien! je n'en peux plus! je me sens а bout • (1875, op. cit., p. 265).
4. Op. cit., p. 207(1859).
5. «... Je ne veux rien publier ... je travaille avec un dйsintйressement absolu et sans arriиre-pensйe, sans prйoccupation extйrieure... » (1846, op. cit., p. 40).
C'est d'abord, aux yeux de Flaubert l'opposition [136] mкme du fond et de la forme qui disparaоt(1) : йcrire et penser ne font qu'un, l'йcriture est un кtre total. C'est ensuite, si l'on peut dire, la rйversion des mйrites de la poйsie sur la prose : la poйsie tend а la prose le miroir de ses contraintes, l'image d'un code serrй, sыr : ce modиle exerce sur Flaubert une fascination ambiguл, puisque la prose doit а la fois rejoindre le vers et le dйpasser, l'йgaler et l'absorber. C'est enfin la distribution trиs particuliиre des tвches techniques assignйes par l'йlaboration d'un roman; la rhйtorique classique mettait au premier plan les problиmes de la dispositio, ou ordre des parties du discours (qu'il ne faut pas confondre avec la compositio, ou ordre des йlйments intйrieurs а la phrase); Flaubert semble s'en dйsintйresser; il ne nйglige pas les tвches propres а la narration(2), mais ces tвches, visiblement, n'ont qu'un lien lвche avec son projet essentiel : composer son ouvrage ou tel de ses йpisodes, ce n'est pas « atroce », mais simplement « fastidieux(3) ».
1. « Pour moi, tant qu'on ne m'aura pas, d'une phrase donnйe, sйparй la forme du fond, je soutiendrai que ce sont lа deux mots vides de sens » ( 1846, op. cit., p. 40).
2. Voir notamment (op. cit., p. 129) le dйcompte des pages consacrйes aux diffйrents йpisodes de Madame Bovary : • J'ai dйjа 260 pages et qui ne contiennent que des prйparations d'action, des expositions plus ou moins dйguisйes de caractиres (il est vrai-qu'elles sont graduйes), de paysages, de lieux... »
3. « J'ai а faire une narration; or le rйcit est une chose qui m'est trиs fastidieuse. Il faut que je mette mon hйroпne dans un bal » (1852, op. cit., p. 72).
Comme odyssйe, l'йcriture flaubertienne (on voudrait pouvoir donner ici а ce mot un sens pleinement actif) se restreint donc а ce qu'on appelle communйment les corrections du style. Ces corrections ne sont nullement des accidents rhйtoriques; elles touchent au premier code, celui .de la langue, elles engagent l'йcrivain а vivre la structure du langage comme une passion. Il faut ici amorcer d'un mot ce que l'on pourrait appeler une linguistique (et non [137] une stylistique) des corrections, un peu symйtrique а ce que Henri Frei a appelй la grammaire des fautes.
Les retouches que les йcrivains apportent а leurs manuscrits se laissent aisйment classer selon les deux axes du papier sur lequel ils йcrivent; sur l'axe vertical sont,portйes les substitutions de mots (ce sont les « ratures » ou « hйsitations »); sur l'axe horizontal, les suppressions ou ajouts de syntagmes (ce sont les « refontes »). Or les axes du papier ne sont rien d'autre que les axes du langage. Les premiиres corrections sont substitutives, mйtaphoriques, elles visent а remplacer le signe initialement inscrit par un autre signe prйlevй dans un paradigme d'йlйments afпinitaires et diffйrents; ces corrections peuvent donc porter sur des monиmes (Hugo substituant pudique а charmant dans « L'Йden charmant et nu s'йveillait») ou sur les phonиmes, lorsqu'il s'agit de prohiber des assonances (que la prose classique ne tolиre pas) ou des homophonies trop insistantes, rйputйes ridicules (Aprиs cet essai fait : cйtйcйfe). Les secondes corrections (correspondant а l'ordre horizontal de la page) sont associatives, mйtonymiques; elles affectent la chaоne syntagmatique du message, en modifiant, par diminution ou par accroissement, son volume, conformйment а deux modиles rhйtoriques : l'ellipse et la catalyse.
L'йcrivain dispose en somme de trois types principaux de corrections : substitutives, diminutives et augmentatives : il peut travailler par permutation, censure ou expansion. Or ces trois types n'ont pas tout а fait le mкme statut, et d'ailleurs ils n'ont pas eu la mкme fortune. La substitution et l'ellipse portent sur des ensembles bornйs. Le paradigme est clos par les contraintes de la distribution (qui obligent en principe а ne permuter que des termes de mкme classe) et par celles du sens, qui demandent d'йchanger des termes affinitaires(1).
1. Il ne faut pas limiter l'affinitй а un rapport purement analogique et ce serait une erreur de croire que les йcrivains permutent uniquement des termes synonymiques; un йcrivain classique comme Bossuet peut substituer rire а pleurer : la relation antonymique fait partie de l'affinitй.
De mкme qu'on ne peut remplacer un signe [138] par n'importe quel autre signe, on ne peut non plus rйduire une phrase а l'infini; la correction diminutive (l'ellipse) vient buter, а un certain moment, contre la cellule irrйductible de toute phrase, le groupe sujet-prйdicat (il va de soi que pratiquement les limites de l'ellipse sont atteintes souvent bien plus tфt, en raison de diverses contraintes culturelles, comme l'eurythmie, la symйtrie, etc.) : l'ellipse est limitйe par la structure du langage. Cette mкme structure permet au contraire de donner libre cours, sans limite, aux corrections augmentatives; d'un cфtй les parties du discours peuvent кtre indйfiniment multipliйes (ne serait-ce que par la digression), et de l'autre (c'est surtout ce qui nous intйresse ici), la phrase peut кtre pourvue а l'infini d'incises et d'expansion(1) : le travail catalytique est thйoriquement infini; mкme si la structure de la phrase est en fait rйglйe et limitйe par des modиles littйraires (а la faзon du mиtre poйtique) ou par des contraintes physiques (les limites de la mйmoire humaine, d'ailleurs relatives puisque la littйrature classique admet la pйriode, а peu prйs inconnue de la parole courante), il n'en reste pas moins que l'йcrivain, affrontй а la phrase, йprouve la libertй infinie de la parole, telle qu'elle est inscrite dans la structure mкme du langage. Il s'agit donc d'un problиme de libertй, et il faut noter que les trois types de corrections dont on vient de parier n'ont pas eu la mкme fortune; selon l'idйal classique du style, l'йcrivain est requis de travailler sans relвche ses substitutions et ses ellipses, en vertu des mythes corrйlatifs du « mot exact » et de la « concision », tous deux garants de la « clartй(2) », tandis qu'on le dйtourne de tout travail d'expansion; dans les manuscrits classiques, [139] permutations et ratures abondent, mais on ne trouve guиre de corrections augmentatives que chez Rousseau, et surtout chez Stendhal, dont on connaоt l'attitude frondeuse а l'йgard du « beau style ».
1. Sur l'expansion, voir Andrй Martinet, Йlйments de linguistique gйnйrale. Paris. I960. 3e partie du chapitre iv.
2. C'est un paradoxe classique - qu'il faudrait а mon sens explorer que la clartй soit donnйe comme le produit naturel de la concision (voir le mot de Mme Necker, in F. Brunot, Histoire de la langue franзaise [Paris, 1905-1953], t. VI, 2e partie, fascicule 2, p. 1967 : « II faut prйfйrer toujours la phrase la plus courte quand elle est aussi claire, car elle le devient nйcessairement davantage »).
I! est temps de revenir а Flaubert. Les corrections qu'il a apportйes а ses manuscrits sont sans doute variйes, mais si l'on s'en tient а ce qu'il a dйclarй et commentй lui-mкme, l'« atroce » du style se concentre en deux points, qui sont les deux croix de l'йcrivain. La premiиre croix, ce sont les rйpйtitions de mots; il s'agit en fait d'une correction substitutive, puisque c'est la forme (phonique) du mot dont il faut йviter le retour trop rapprochй, tout en gardant le contenu; comme on l'a dit, les possibilitйs de la correction sont ici limitйes, ce qui devait allйger d'а jtant la responsabilitй de l'йcrivain; Flaubert, cependant, parvient а introduire ici le vertige d'une correction infinie : le difficile, pour lui, n'est pas la correction elle-mкme (effectivement limitйe), mais le repйrage du lieu oщ elle est nйcessaire : des rйpйtitions apparaissent, que l'on n'avait pas vues la veille, en sorte que rien ne peut garantir que le lendemain de nouvelles « fautes » ne pourront кtre dйcouvertes(1); il se dйveloppe ainsi une insйcuritй anxieuse, car il semble toujours, possible d'entendre de nouvelles rйpйtitions(2) : le texte, mкme lorsqu'il a йtй mйticuleusement travaillй, est en quelque sorte minй de risques de rйpйtition : limitйe et par consйquent rassurйe dans son acte, la substitution redevient libre et par consйquent angoissante par l'infini de ses emplacements possibles : le paradigme est certes fermй, mais comme il joue а chaque unitй significative, le voilа ressaisi par l'infini du syntagme.
1. A propos de trois pages de Madame Bovary (1853) : «J'y dйcouvrirai sans doute mille rйpйtitions de mots qu'il faudra фter. A l'heure qu'il est, j'en vois peu » (op. cit., p. 127).
2. Cette audition d'un langage dans le langage (fыt-il fautif) rappelle une autre audition, tout aussi vertigineuse : celle qui faisait entendre а Saussure dans la plupart des vers de la poйsie grecque, latine et vйdique un second message, anagrammatique.
La seconde croix [140] de l'йcriture flaubertienne, ce sont les transitions (ou articulations) du discours(1). Comme on peut s'y attendre d'un йcrivain qui a continыment absorbй le contenu dans la forme - ou plus exactement contestй cette antinomie mкme - l'enchaоnement des idйes n'est pas ressenti directement comme une contrainte logique mais doit se dйfinir en termes de signifiant; ce qu'il s'agit d'obtenir, c'est la fluiditй, le rythme optimal du cours de la parole, le « suivi », en un mot, ceflumen orationis rйclamй dйjа par les rhйtoriciens classiques. Flaubert retrouve ici le problиme des corrections syntagmatiques : le bon syntagme est un йquilibre entre des forces excessives de constriction et de dilatation; mais alors que l'ellipse est normalement limitйe par la structure mкme de l'unitй phrastique, Flaubert y introduit de nouveau une libertй infinie : une fois acquise, il la retourne et l'oriente de nouveau vers une nouvelle expansion : il s'agit sans cesse de « dйvisser » ce qui est trop serrй : l'ellipse, dans un second temps, retrouve le vertige de l'expansion(2).
Car il s'agit bien d'un vertige : la correction est infinie, elle n'a pas de sanction sыre. Les protocoles correctifs sont parfaitement systйmatiques - et en cela ils pourraient кtre rassurants - mais leurs points d'application йtant sans terme, nul apaisement n'est possible(3) : ce sont des ensembles а la fois structurйs et flottants. Cependant, ce vertige n'a pas pour motif l'infini du discours, champ traditionnel de la rhйtorique; il est liй а un objet linguistique, certes connu de la rhйtorique, [141] du moins а partir du moment oщ, avec Denys d'Halicarnasse et l'Anonyme du Traitй du Sublime, elle a dйcouvert le « style », mais auquel Flaubert a donnй une existence technique et mйtaphysique d'une force inйgalable, et qui est la phrase.
1. «Ce qui est atroce de difficultй, c'est l'enchaоnement des idйes, cl qu'elles dйrivent bien naturellement les unes des autres» (1852, iip. cil., p. 78). - « ...Et puis les transitions, le suivi, quel empкtrement! » (1853. «p. cil., p. 157).
2. « Chaque paragraphe est bon en soi, et il y a des pages, j'en :>uis sыr. parfaites. Mais prйcisйment, а cause de cela, зa ne marche pus. C'esl une sйrie de paragraphes tournйs, arrкtйs et qui ne dйvalent pas les uns sur les autres. Il va falloir les dйvisser, lвcher les joints» (1853. op. cit.. p. 101).
3. « J'ai fini par laisser lа les corrections: je n'y comprenais plus rien; а force de s'appesantir sur un travail, il vous йblouit; ce qui semble кtre une faute maintenant, cinq minutes aprиs ne le semble plus «(1853. op. cil., p. 133).
Pour Flaubert, la phrase est а la fois une unitй de style, une unitй de travail et une unitй de vie, elle attire l'essentiel de ses confidences sur son travail d'йcrivain(1). Si l'on veut bien dйbarrasser l'expression de toute portйe mйtaphorique, on peut dire que Flaubert a passй sa vie а « faire des phrases »; la phrase est en quelque sorte le double rйflйchi de l'њuvre, c'est au niveau de la fabrication des phrases que l'йcrivain a fait l'histoire de cette њuvre : l'odyssйe de la phrase est le roman des romans de Flaubert. La phrase devient ainsi, dans notre littйrature, un objet nouveau : non seulement en droit, par les nombreuses dйclarations de Flaubert а ce sujet, mais aussi en fait : une phrase de Flaubert est immйdiatement identifiable, non point par son « air », sa « couleur » ou tel tour habituel а l'йcrivain - ce que l'on pourrait dire de n'importe quel auteur - mais parce qu'elle se donne toujours comme un objet sйparй, fini, l'on pourrait presque dire transportable, bien qu'elle ne rejoigne jamais le modиle aphoristique, car son unitй ne tient pas а la clфture de son contenu, mais au projet йvident qui l'a fondйe comme un objet : la phrase de Flaubert est une chose.
1. « Que je crиve comme un chien, plutфt que de hвter d'une seconde ma phrase qui n'est pas mыre» (1852, op. cit., p. 78). - «Je veux seulement йcrire encore trois pages de plus... et trouver quatre ou cinq phrases que je cherche depuis bientфt un mois» (1853, op. cit., p. 116).
« Mon travail va bien lentement; j'йprouve quelquefois des tortures vйritables pour йcrire la phrase la plus simple» (1852, op. cit., p. 93). - « Je ne m'arrкte plus, car mкme en nageant, je roule mes phrases, malgrй moi» (1876, op. cit., p. 274). - Et ceci, surtout, qui pourrait servir d'йpigraphe а ce que l'on vient de dire de la phrase chez Flaubert : « Je vais donc reprendre ma pauvre vie si plate et tranquille, oщ les phrases sont des aventures...» (1857, op. cit., p. 186). [142]
On l'a vu а propos des corrections de Flaubert, cette chose a une histoire, et cette histoire, venue de la structure mкme du langage, est inscrite dans toute phrase de Flaubert. Le drame .de Flaubert (ses confidences autorisent а employer un mot aussi romanesque) devant la phrase peut s'йnoncer ainsi : la phrase est un objet, en elle une finitude fascine, analogue а celle qui rиgle la maturation mйtrique du vers; mais en mкme temps par le mйcanisme mкme de l'expansion, toute phrase est insaturable, on ne dispose d'aucune raison structurelle de l'arrкter ici plutфt que lа. Travaillons а finir la phrase (а la faзon d'un vers), dit implicitement Flaubert а chaque moment de son labeur, de sa vie, cependant que contradictoirement il est obligй de s'йcrier sans cesse (comme il le note en 1853): Зa n'est jamais fini(1). La phrase flaubertienne est la trace mкme de cette contradiction, vйcue а vif par l'йcrivain tout au long des heures innombrables pendant lesquelles il s'est enfermй avec elle : elle est comme l'arrкt gratuit d'une libertй infinie, en elle s'inscrit une sorte de contradiction mйtaphysique : parce que la phrase est libre, l'йcrivain est condamnй non а chercher la meilleure phrase, mais а assumer toute phrase : aucun dieu, fыt-ce celui de l'art, ne peut la fonder а sa place.
1. « Ah! Quels dйcouragements quelquefois, quel rocher de Sisyphe а rouler que le style, et la prose surtout! Зa n'est jamais fini » (1853, op. cit..p. 153).
On le sait, cette situation n'a pas йtй ressentie de la mкme faзon pendant toute la pйriode classique. Face а la libertй du langage, la rhйtorique avait йdifiй un systиme de surveillance (en promulguant dиs Aristote les rйgies mйtriques de la « pйriode » et en dйterminant le champ des corrections, lа oщ la libertй est limitйe par la nature mкme du langage, c'est-а-dire au niveau des substitutions et des ellipses), et ce systиme rendait la libertй lйgиre а l'йcrivain, en limitant ses choix. Ce code rhйtorique - ou second code, puisqu'il transforme les libertйs [143] de la langue en contraintes de l'expression - est moribond au milieu du xixc siиcle; la rhйtorique se retire et laisse en quelque sorte а nu l'unitй linguiste fondamentale, la phrase. Ce nouvel objet, oщ s'investit dйsormais sans relais la libertй de l'йcrivain, Flaubert le dйcouvre avec angoisse. Un peu plus tard, un йcrivain viendra, qui fera de la phrase le lieu d'une dйmonstration а la fois poйtique et linguistique : Un coup de dйs est explicitement fondй sur l'infinie possibilitй de l'expansion phrastique, dont la libertй, si lourde а Flaubert, devient pour Mallarmй le sens mкme - vide - du livre а venir. Dиs lors, le frиre et le guide de l'йcrivain ne sera plus le rhйteur, mais le linguiste, celui qui met а jour, non plus les figures du discours, mais les catйgories fondamentales de la langue(1). [144]
1. Texte йcrit en hommage а Andrй Martinet. Paru dans : Word, vol. 24. n° 1-2-3. avril, aoыt, dйcembre 1968.
1967
Par oщ commencer?
Je suppose qu'un йtudiant veuille entreprendre l'analyse structurale d'une њuvre littйraire. Je suppose cet йtudiant assez informй pour ne pas s'йtonner des divergences d'approche que l'on rйunit parfois indыment sous le nom de structuralisme; assez sage pour savoir qu'en analyse structurale il n'existe pas de mйthode canonique, comparable а celle de la sociologie ou de la philologie, telle qu'en l'appliquant automatiquement а un texte on en fasse surgir la structure; assez courageux pour prйvoir et supporter les erreurs, les pannes, les dйceptions, les dйcouragements («а quoi bon?») que ne manquera pas de susciter le voyage analytique; assez libre, pour oser exploiter ce qu'il peut y avoir en lui de sensibilitй structurale, d'intuition des sens multiples; assez dialectique enfin pour bien se persuader qu'il ne s'agit pas d'obtenir une « explication » du texte, un « rйsultat positif» (un signifiй dernier qui serait la vйritй de l'њuvre ou sa dйtermination), mais а l'inverse qu'il s'agit d'entrer, par l'analyse (ou ce qui ressemble а une analyse), dans le jeu du signifiant, dans l'йcriture : en un mot, d'accomplir, par son travail, le pluriel du texte. Ce hйros - ou ce sage - trouvй, il n'en rencontrera pas moins un malaise opйratoire, une difficultй simple, et qui est celle de tout dйbut : par oщ commencer? Sous son apparence pratique et comme gestuelle (il s'agit du premier geste que l'on accomplira en prйsence du texte), on peut dire que cette difficultй est celle-lа mкme qui a fondй la linguistique moderne : d'abord suffoquй par l'hйtйroclite du langage humain, Saussure, pour mettre fin а cette oppression qui est en somme celle du commencement impossible, dйcida de choisir un fil, une pertinence (celle du sens) et de dйvider ce fil : ainsi se construisit un systиme de la langue. De la mкme faзon, quoique au niveau second du discours, le texte dйroule des codes multiples et simultanйs, dont on ne voit pas d'abord la systйmatique, ou mieux encore : qu'on ne peut tout de suite nommer. Tout concourt en effet а innocenter les structures que l'on recherche, а les absenter : le dйvide-ment du discours, la naturalitй des phrases, l'йgalitй apparente du signifiant et de l'insignifiant, les prйjugйs scolaires (ceux du « plan », du « personnage », du « style »), la simultanйitй des sens, la disparition et la rйsurgence capricieuses de certains filons thйmatiques. Face au phйnomиne textuel, ressenti comme une richesse et une nature (deux bonnes raisons pour le sacraliser), comment repйrer, tirer le premier fil, comment dйtacher les premiers codes? On veut aborder ici ce problиme de travail, en proposant la premiиre analyse d'un roman de Jules Verne, l'Ile mystйrieuse(1).
Un linguiste йcrit(2) : « Dans chaque processus d'йlaboration de l'information on peut dйgager un certain ensemble A de signaux initiaux et un certain ensemble B de signaux finaux observйs. La tвche d'une description scientifique, c'est d'expliquer comment s'effectue le passage de A а B et quelles sont les liaisons entre ces deux ensembles (si les chaоnons intermйdiaires sont trop complexes et йchappent а l'observation, en cybernйtique, on parle de boite noire). » Face au roman comme systиme « marchant » d'informations, la formulation de Revzin peut inspirer une premiиre dйmarche : йtablir d'abord les deux ensembles limites, initial et terminal, puis explorer par quelles voies, а travers quelles transformations, quelles mobilisations, le second rejoint le premier ou s'en diffйrencie : il faut en [146] somme dйfinir le passage d'un йquilibre а un autre, traverser la « boоte noire ». La notion d'ensemble initial (ou final) n'est cependant pas simple; tous les rйcits n'ont pas la belle ordonnance, йminemment didactique, du roman balzacien, qui s'ouvre sur un discours statique, longtemps syn-chronique, vaste concours immobile de donnйes initiales que l'on appelle un tableau (le tableau est une idйe rhйtorique qui mйriterait d'кtre йtudiйe, en ceci qu'il est un dйfi а la marche du langage); dans bien des cas, le lecteur est jetй in mйdias res; les йlйments du tableau sont dispersйs le long d'une diйgиse qui commence au premier mot. C'est le cas de l'Ile mystйrieuse : le discours prend l'histoire de plein fouet (il s'agit d'ailleurs d'une tempкte). Pour arrкter le tableau initial, il n'y a dиs lors qu'un moyen : s'aider dialectiquement du tableau final (ou rйciproquement selon les cas). t^'Ile mystйrieuse se termine sur deux vues; la premiиre reprйsente les six colons rassemblйs sur un rocher nu, ils vont mourir de dйnuement, si le yacht de lord Glenarvan ne les sauve : la seconde met ces mкmes colons, sauvйs, sur un territoire florissant, qu'ils ont colonisй dans l'Йtat d'Iowa-; ces deux vues finales sont йvidemment dans un rapport paradigmatique : la florescence s'oppose au dйpйrissement, la richesse au dйnuement; ce paradigme final doit avoir un corrйlat initial, ou, s'il ne l'a pas (ou s'il l'a partiellement), c'est qu'il y aura eu perte, dilution ou transformation dans la « boоte noire »; c'est ce qui se passe : la colonisation iowienne a pour corrйlat antйrieur la colonisation de l'оle, mais ce corrйlat s'identifie а la diйgиse mкme, il est йtendu а tout ce qui se passe dans le roman et n'est donc pas un « tableau »; en revanche, le dйnuement final (sur le rocher) renvoie symйtriquement au premier dйnuement des colons, lorsque, tombйs du ballon, ils sont tous rassemblйs sur l'оle qu'а partir de rien (un collier de chien, un grain de blй) ils vont coloniser; le tableau initial, par cette symйtrie, est dиs lors fondй : c'est l'ensemble des donnйes rassemblйes dans les premiers chapitres de l'њuvre, jusqu'au moment oщ, Cyrus Smith [147] йtant retrouvй, le personnel colonisateur est au complet, affrontй d'une faзon pure, comme algйbrique, а la carence totale des outils (« Le feu йtait йteint » : ainsi se termine avec le chapitre vin, le tableau initial du roman). Le systиme informatif s'йtablit en somme comme un paradigme rйpйtй (dйnuement/colonisation), mais cette rйpйtition est boiteuse : les deux dйnuements sont des « tableaux », mais la colonisation est une « histoire »; c'est cette disturbance qui « ouvre » (а la faзon d'une premiиre clef) le procиs de l'analyse, en dйvoilant deux codes : l'un, statique, se rйfиre а la situation adamique des colons, exemplaire dans le tableau initial et dans le tableau final; l'autre, dynamique (ce qui n'empкche pas ses traits d'кtre sйmantiques), se rйfиre au travail heuristique par lequel ces mкmes colons vont « dйcouvrir », « percer », « trouver » а la fois la nature de l'оle et son secret.
1. Collection « le Livre de poche ». Hachette, 1966.2 volumes.
2. I. I. Revzin, « les Principes de la thйorie des modиles en linguistique », Langages, n° 15, septembre 1969, p. 28.
Ce premier tri effectuй, il est facile (sinon rapide) de dйgrossir peu а peu chacun des deux codes qu'il a mis au jour. Le code adamique (ou plutфt le champ thйmatique du dйnuement originel, car ce champ rйunit lui-mкme plusieurs codes) comprend des termes morphologiquement variйs : termes d'action, indices, sиmes, constats, commentaires. Voici par exemple deux sйquences d'actions qui y sont rattachйes. La premiиre est celle qui inaugure le roman : la descente du ballon; cette descente est faite, si l'on peut dire, de deux fils : un fil actionnel, de modиle physique, qui йgrиne les йtapes de l'affaissement progressif de l'aйronef (les termes en sont facilement repйrables, numй-rables et structurables), et un fil « symbolique », oщ s'alignent tous les traits qui marquent (entendons ce mot au sens linguistique) le dйpouillement, ou plutфt la spoliation volontaire des colons, au terme de laquelle, abandonnйs sur l'оle, ils se retrouveront sans bagages, sans outils, sans biens: le dйbarras de l'or (10000 francs jetйs par-dessus la nacelle pour tenter de la remonter) est а ce titre hautement symbolique (d'autant que cet or est l'or ennemi, celui des Sudistes); de mкme pour l'ouragan, origine du [148] naufrage, dont le caractиre exceptionnel, cataclysmique, opиre symboliquement l'arrachement loin de toute socialitй (dans le mythe robinsqnien, la tempкte initiale n'est pas seulement un йlйment logique qui explique la perdition du naufragй, mais aussi un йlйment symbolique qui figure le dйpouillement rйvolutionnaire, la mue de l'homme social en homme originel). Une autre sйquence qui doit кtre rattachйe au thиme adamique est celle de la premiиre exploration par laquelle les colons s'assurent si la terre oщ ils viennent d'кtre jetйs est une оle ou un continent; cette sйquence est construite comme une йnigme et le couronnement en est d'ailleurs fort poйtique puisque seule la lumiиre de la lune fait enfin apparaоtre la vйritй; l'instance du discours commande йvidemment que cette terre soit une оle et que cette оle soit dйserte, car il faut, pour la suite du discours, que la matiиre soit donnйe а l'homme sans l'outil, mais aussi sans la rйsistance des autres hommes : l'homme (s'il est autre que le colon) est donc l'ennemi, а la fois des naufragйs et du discours; Robinson et les naufragйs de Jules Verne ont la mкme peur des autres hommes, des intrus qui viendraient dйranger le filй de la dйmonstration, la puretй du discours : rien d'humain (sinon d'intйrieur au groupe) ne doit ternir la conquкte brillante de l'Outil (l'Ile mystйrieuse est le contraire mкme d'un roman d'anticipation; c'est un roman de l'extrкme passй, des premiиres productions de l'outil).
Font йgalement partie du thиme adamique toutes les marques de la Nature gratifiante : c'est ce que l'on pourrait appeler le code йdйnique (Adam/Йden : curieuse homologie phonйtique). Le don йdйnique prend trois formes : d'abord la nature mкme de l'оle est parfaite, « fertile, agrйable dans ses aspects, variйe dans ses productions » (I, 48); ensuite elle fournit toujours la matiиre nйcessaire а point nommй : veut-on pкcher des oiseaux а la ligne? Il y a, juste lа, а cфtй, des lianes pour la ligne, des йpines pour l'hameзon, des vers pour l'appвt; enfin, lorsque les colons travaillent cette nature, ils n'en ressentent aucune fatigue, [149] ou du moins cette fatigue est expйdiйe par le discours : c'est la troisiиme forme du don йdйnique : le discours, tout-puissant, s'identifie а la Nature comblante, il facilite, euphorise, rйduit le temps, la fatigue, la difficultй; l'abattage d'un arbre йnorme, entrepris presque sans outils, est « liquidй » en une phrase; il faudrait (au cours d'une analyse ultйrieure) insister sur cette grвce que le discours vernien rйpand sur toute entreprise; car d'une part c'est tout le contraire» de ce qui se passe chez Defoe : dans Robinson Crusoй le travail est non seulement йpuisant (un mot suffirait alors а le dire) mais encore dйfini dans sa peine par le dйcompte alourdi des jours et des semaines nйcessaires pour accomplir (seul) la moindre transformation : combien de temps, de mouvements pour dйplacer seul, un peu chaque jour, une lourde pirogue! le discours a ici pour fonction de donner le travail au ralenti, de lui restituer sa valeur-temps (qui est son aliйnation mкme); et d'autre part on voit bien la toute-puissance, а la fois diйgйtique et idйologique, de l'instance du discours : l'euphйmisme vernien permet au discours d'avancer rapidement, dans l'appropriation de la nature, de problиme en problиme et non de peine en peine; il transcrit а la fois une promotion du savoir et une censure du travail : c'est vraiment l'idiolecte de P« ingйnieur » (qu'est Cyrus Smith), du technocrate, maоtre de la science, chantre du travail transformateur au moment mкme oщ, le confiant а d'autres, il l'escamote; le discours vernien, par ses ellipses, ses survols euphoriques, renvoie le temps, la peine, en un mot le labeur, au nйant de l'innommй : le travail fuit, s'йcoule, se perd dans les interstices de la phrase.
Autre sous-code du thиme adamique : celui de la colonisation. Ce mot est naturellement ambigu (colonie de vacances, d'insectes, pйnitentiaire, colonialisme); ici mкme les naufragйs sont des colons, mais ils ne colonisent qu'une оle dйserte, une nature vierge : toute instance sociale est pudiquement effacйe de cette йpure oщ il s'agit de transformer la terre sans la mйdiation d'aucun esclavage : cultiva-leurs, [150] mais non colonisateurs. Dans l'inventaire des codes, on aura cependant intйrкt а noter que le rapport inter-hu-main, pour discret et conventionnel qu'il soit, se place dans une problйmatique coloniale, mкme lointaine; entre les colons, le travail (mкme s'ils mettent tous la main а la pвte) est hiйrarchiquement divisй (le chef et le technocrate : Cyrus; le chasseur : Spilett; l'hйritier : Herbert; i'ou-vrier spйcialisй : Pencroff; le serviteur : Nab; le bagnard relйguй а la colonisation brute, celle des troupeaux : Ayr-ton); de plus, le nиgre, Nab, est une essence esclave, non en ce qu'il est « maltraitй » ou mкme « distancй » (bien au contraire : l'њuvre est humanitaire, йgalitaire), ni mкme en ce que son travail est subalterne, mais en ce que sa « nature » psychologique est d'ordre animal : intuitif, rйceptif, savant par flair et prйmonition, il forme groupe avec le chien Top : c'est le moment infйrieur de l'йchelle, le dйpart de la pyramide au sommet de laquelle trфne l'Ingйnieur tout-puissant; enfin il ne faut pas oublier que l'horizon historique de l'argument est d'ordre colonial : c'est la guerre de Sйcession qui, chassant les naufragйs, dйtermine et reporte plus loin une nouvelle colonisation, magiquement йpurйe (par les vertus du discours) de toute aliйnation (on notera а ce sujet que l'aventure de Robinson Crusoй a aussi pour origine un problиme colonial, un trafic d'esclaves noirs dont Robinson doit s'enrichir en les transplantant d'Afrique dans les sucreries du Brйsil : le mythe de l'оle dйserte prend appui sur un problиme trиs vif: comment cultiver sans esclaves?); et lorsque les colons, ayant perdu leur оle, fondent en Amйrique une nouvelle colonie, c'est dans Plowa, territoire de l'Ouest dont les habitants naturels, les Sioux, sont aussi magiquement « absentйs » que tout indigиne de l'Ile mystйrieuse.
Le second code qu'il faut (pour commencer) dйvider, est celui du dйfrichement-dйchiffrement (profitons de la mйtathиse); on y rattachera tous les traits (nombreux) qui marquent а la fois une effraction et un dйvoilement de la nature (de faзon а la faire rendre, а la doter d'une [151] rentabilitй). Ce code comprend deux sous-codes. Le premier implique une transformation de la nature par des moyens, si l'on peut dire, naturels : le savoir, le travail, le caractиre; il s'agit ici de dйcouvrir la nature, de trouver les voies qui conduisent а son exploitation : d'oщ le code « heuristique »; il comporte d'emblйe une symbolique : celle du « forage », de l'« explosion », en un mot, comme on l'a dit, de l'effraction : la nature est une croыte, la minйralitй est sa substance essentielle, а quoi rйpond la fonction, l'йnergie endoscopique de l'Ingйnieur : il faut « faire sauter » pour « voir dedans », il faut « йventrer » pour libйrer les richesses comprimйes : roman plutonien, l'Ile mystйrieuse mobilise une vive imagination tellurique (vive parce qu'ambivalente) : la profondeur de la terre est а la fois un abri qui se conquiert (Granite-House, la crique souterraine du Nautilus) et le recel d'une йnergie destructrice (le volcan). On a justement suggйrй (Jean Pommier а propos du xvh' siиcle) d'йtudier les mйtaphores d'йpoque; nul doute que le plutonisme vernien soit liй aux tвches techniques du siиcle industriel : effraction gйnйralisйe de la terre, du tellus, par la dynamite, pour l'exploitation des mines, l'ouverture des routes, des voies ferrйes, l'assise des ponts : la terre s'ouvre pour livrer le fer (substance vulcanique, ignйe, que Eiffel, notamment, substitue а la pierre, substance ancestrale qui se « cueille » а fleur de terre) et le fer parachиve la percйe de la terre, permettant d'йdifier l'es instruments de communication (ponts, rails, gares, viaducs).
La symbolique (plutonienne) s'articule sur un thиme technique celui de l'outil. L'outil, nй d'une pensйe dйmultiplica-trice (а l'йgal du langage et de l'йchange matrimonial, comme l'ont fait remarquer Lйvi-Strauss et Jakobson), est lui-mкme essentiellement un agent de dйmultiplication : la nature (ou la Providence) donne le grain ou l'allumette (retrouvйs dans la poche de l'enfant), les colons les dйmultiplient; les exemples de cette dйmultiplication sont nombreux dans l'Ile mystйrieuse : l'outil produit l'outil, selon un pouvoirqui [152] est celui du nombre; le nombre dйmultiplicateur, dont Cyrus dйmonte soigneusement la vertu gйnйratrice, est а la fois une magie («II y a toujours moyen de tout faire », I, 43), une raison (le nombre combinatoire est prйcisйment appelй une raison : comptabilitй et ratio se confondent, йtymologiquement et idйologiquement) et un contre-hasard (grвce а ce nombre on ne repart pas а zйro aprиs chaque coup, chaque feu ou chaque moisson, comme dans le jeu). Le code de l'outil s'articule а son tour sur un thиme а la fois technique (la transmutation de la matiиre), magique (la mйtamorphose) et linguistique (la gйnйration des signes), qui est celui de la transformation. Quoique toujours scientifique, justifiйe selon les termes du code scolaire (physique, chimie, botanique, leзon de choses), celle-ci est toujours construite comme une surprise et souvent comme une йnigme (provisoire) : en quoi peut-on bien transformer les phoques? Rйponse (retardйe selon les lois du suspense) : а faire un soufflet de forge et des bougies; le discours (et pas seulement la science, qui n'est lа que pour le cautionner) exige d'une part que les deux termes de l'opйration, la matiиre originelle et l'objet produit, les algues et la nitro-glycйrine, soient aussi distants que possible et, d'autre part, que selon le principe mкme du bricolage, tout objet naturel ou donnй soit tirй de son « кtre-lа » et dйrivй vers une destination inattendue : la toile du ballon, multi-fonctionnelle dans la mesure oщ elle est un rebut (du naufrage), se transforme en linge et en ailes de moulin. On devine combien ce code, qui est mise en jeu perpйtuelle de classifications nouvelles, inattendues, est proche de l'opйration linguistique : le pouvoir transformateur de l'Ingйnieur est un pouvoir verbal, car l'un et l'autre consistent а combiner des йlйments (mots, matйriaux) pour produire des systиmes nouveaux (phrases, objets) et tous deux puisent pour cela dans des codes trиs sыrs (langue, savoir), dont les donnйes stйrйotypiques n'empкchent pas le rendement poйtique (et poпйtique). On peut d'ailleurs rattacher au code transformationnel (а la [153] fois linguistique et dйmiurgique) un sous-code, dont les traits sont abondants, qui est celui de la nomination. A peine parvenus au sommet du mont qui leur donne une vue panoramique de leur оle, les colons s'empressent de la cartographier c'est-а-dire d'en dessiner et d'en nommer les accidents; ce premier acte d'intellection et d'appropriation est un acte de langage, comme si toute la matiиre confuse de l'оle, objet des transformations futures, n'accйdait au statut de rйel opйrable qu'а travers le filet du langage; en somme, en cartographiant leur оle, c'est-а-dire leur « rйel », les colons ne font qu'accomplir la dйfinition mкme du langage comme « mapping » de la rйalitй.
La dй-couverte de l'оle, on l'a dit, soutient deux codes, dont le premier est le code heuristique, ensemble des traits et modиles transformateurs de la nature. Le second, beaucoup plus conventionnel du point de vue romanesque, est un code hermйneutique; de lui sortent les diffйrentes йnigmes (une dizaine) qui justifient le titre de l'ouvrage (l'Ile mystйrieuse), et dont la solution est retardйe jusqu'а l'appel final du capitaine Nemo. Ce code a йtй йtudiй а l'occasion d'un autre texte(1), et l'on peut assurer ici que les termes formels s'en retrouvent dans l'Ile mystйrieuse : position, thйmatisation, formulation de l'йnigme, diffйrents termes dilatoires (qui retardent la rйponse), dйchiffrement-dйvoilement. L'heuristique et l'hermйneutique sont trиs proches, puisque dans les deux cas l'оle est l'objet d'un dйvoilement : comme nature, il faut lui arracher sa richesse, comme habitat de Nemo, il faut dйchiffrer son hфte providentiel; toute l'њuvre est construite sur un proverbe banal : aide-toi, travaille seul а domestiquer la matiиre, le ciel t'aidera, Nemo, ayant reconnu ton excellence humaine, agira envers toi comme un dieu. Ces deux codes convergents mobilisent deux symboliques diffйrentes (quoique complйmentaires) : l'effraction de la nature, la sujйtion, la domestication, la transformation, [154] l'exercice du savoir (plus encore, comme on l'a dit, que celui du travail) renvoient а un refus d'hйritage, а une symbolique du Fils; l'action de Nemo, а vrai dire subie parfois avec impatience par le Fils adulte (Cyrus), implique une symbolique du Pиre (analysйe par Marcel More(2)) : singulier pиre cependant, singulier dieu que celui-lа, qui s'appelle Personne.
1. »S/Z, йtude sur Sarrasine de Balzac, йditions du Seuil, collection «Tel Quel», 1970.
2. Marcel More, le Trиs curieux Jules Verne. Gallimard. 1960.
Ce premier « dйbrouillage » paraоtra bien plus thйmatique que formaliste : c'est lа cependant la libertй mйthodologique qu'il faut assumer : on ne peut commencer l'analyse d'un texte (puisque c'est le problиme qui a йtй posй) sans en prendre une premiиre vue sйmantique (de contenu), soit thйmatique, soit symbolique, soit idйologique. Le travail qui reste alors а faire (immense) consiste а suivre les premiers codes, а en repйrer les termes, а esquisser les sйquences, mais aussi а poser d'autres codes, qui viennent se profiler dans la perspective des premiers. En somme, si l'on se donne le droit de partir d'une certaine condensation du sens (comme on l'a fait ici), c'est parce que le mouvement de l'analyse, dans son filй infini, est prйcisйment de faire йclater le texte, la premiиre nuйe des sens, la premiиre image des contenus. L'enjeu de l'analyse structurale n'est pas la vйritй du texte mais son pluriel; le travail ne peut donc consister а partir des formes pour apercevoir, йclaircir ou formuler des contenus (point ne serait besoin pour cela d'une mйthode structurale), mais bien au contraire а dissiper, reculer, dйmultiplier, faire partir les premiers contenus sous l'action d'une science formelle. L'analyste trouvera son compte а ce mouvement puisqu'il lui donne а la fois le moyen de commencer l'analyse а partir de quelques codes familiers et le droit de quitter ces codes (de les transformer) en avanзant, non dans le texte (qui est toujours simultanй, volumineux, stйrйographique), mais dans son propre travail(1). [155]
1. Paru dans Poйtique. n° 1. 1970.
1970
Fromentin : « Dominique »
Toute une petite mythologie soutient le Dominique de Fromentin; c'est une њuvre deux fois solitaire, puisque c'est le seul roman йcrit par son auteur, et que cet auteur n'йtait mкme pas йcrivain, mais plutфt peintre; cette autobiographie discrиte est tenue pour l'une des analyses les plus gйnйrales de la crise d'amour; littйrairement (je veux dire : dans les histoires scolaires de la littйrature), on note encore ce paradoxe : en pleine pйriode positiviste et rйaliste (Dominique est de 1862), Fromentin produit une њuvre qui passe pour -un grand roman d'analyse psychologique. Tout cela fait que Dominique est consacrй institutionnelle-ment (car а savoir qui le lit, c'est autre chose) comme un chef-d'њuvre singulier : Gide le mettait au nombre de ces dix fameux livres que l'on emporte sur une оle dйserte (qu'y ferait-on, cependant, de ce roman oщ l'on ne mange ni ne fait jamais l'amour?).
Dominique est en effet un roman bien-pensant, dans lequel on retrouve les valeurs fondatrices de l'idйologie dite bourgeoise, subsumйes sous une psychologie idйaliste du sujet. Ce sujet emplit tout le livre, qui tire de lui son unitй, son continu, son dйvoilement; pour plus de commoditй, il dit je confondant, comme tout sujet de la culture bourgeoise, sa parole et sa conscience, et se faisant une gloire de cette confusion, sous le nom d'authenticitй (la forme de Dominique est une « confession »); pourvu d'une parole transparente et d'une conscience sans secret, le sujet peut s'analyser lui-mкme longuement : il n'a pas d'inconscient, seulement des souvenirs : la mйmoire est la seule forme de rкve que la littйrature franзaise de ce siиcle ait connue; encore cette mйmoire est-elle toujours construite : elle n'est pas association, irruption (comme elle le sera chez Proust), mais rappel (cependant, chez Fromentin - et c'est l'un de ses charmes -, la reconstitution anecdotique de l'aventure est souvent dйbordйe par le souvenir insistant, effusif, d'un moment, d'un lieu). Ce sujet pur vit dans un monde sans trivialitй : les objets quotidiens n'existent pour lui que s'ils peuvent faire partie d'un tableau, d'une « composition »; ils n'ont jamais une existence d'usage, encore moins vont-ils au-delа de cet usage pour dйranger le sujet qui pense, ce qui se passera dans le roman ultйrieur (Fromentin, cependant, eыt йtй capable d'inventions triviar les : tйmoin ce bouquet de rhododendrons, aux racines enveloppйes de linges mouillйs, don assez ridicule du futur mari а la jeune fiancйe). Enfin, selon la bonne psychologie classique, toute aventure du sujet doit avoir un sens, qui est en gйnйral la faзon mкme dont elle se termine : Dominique comporte une leзon morale, dite «leзon de sagesse » : le repos est l'un des rares bonheurs possibles, il faut avoir l'esprit de se borner, les chimиres romantiques sont condamnables, etc : le sujet pur finit par exploiter sagement ses terres et ses paysans. Tel est а peu prиs ce que l'on pourrait appeler le dossier idйologique de Dominique (le mot est un peu judiciaire; mais il faut en prendre son parti : la littйrature est en procиs).
Ce-dossier est assez triste, mais heureusement, il n'йpuise pas Dominique. Ce n'est pas que Fromentin soit le moins du monde rйvolutionnaire (ni en politique, ni en littйrature); son roman est indйfectiblement sage, conformiste, pusillanime mкme (si l'on songe а tout ce que la modernitй a libйrй depuis), rivй а son lourd signifiй psychologique, prisonnier d'une йnonciation bien-disante, hors de laquelle le signifiant, le symbole, la voluptй ont beaucoup de mal а fuser. Du moins, en vertu de l'ambiguпtй mкme de toute йcriture, ce texte idйologique comporte-t-il des interstices; [157] ce grand roman idйaliste, il est peut-кtre possible de le remodeler d'une faзon plus matйrielle - plus matйrialiste : du texte, tirons au moins toute la polysйmie qu'il peut nous livrer.
Le « sujet » de Dominique (savourons l'ambiguпtй du mot en franзais - elle disparaоtrait en anglais - : le «sujet » d'un livre est а la fois celui qui parle et ce dont il parle : sujet et objet), le sujet de Dominique, c'est l'Amour. Cependant un roman ne peut кtre dйfini par son « sujet » que d'une faзon purement institutionnelle (dans le fichier mйthodique d'une bibliothиque, par exemple). Plus encore que son « sujet », le lieu d'une fiction peut кtre sa vйritй, parce que c'est au niveau du lieu (vues, odeurs, souffles, cйnesthйsies, temps) que le signifiant s'йnonce le plus facilement : le lieu risque bien d'кtre la figure du dйsir, sans lequel il ne peut y avoir de texte. A ce compte, Dominique n'est pas un roman d'amour, c'est un roman de la Campagne. La Campagne n'est pas seulement ici un dйcor (occasion de descriptions qui constituent sans doute l'йlйment le plus pйnйtrant, le plus moderne, du livre), c'est l'objet d'une passion (« ce que je puis appeler ma passion pour la campagne », dit le narrateur : et s'il se donne le droit de parler ainsi, c'est qu'il s'agit bien d'une passion, au sens amoureux du mot). La passion de la Campagne donne au discours sa mйtaphore de base, l'automne, en quoi peuvent se lire а la fois, la tristesse d'un caractиre, la dйsespйrance d'un amour impossible, la dйmission que le hйros s'impose, et la sagesse d'une vie qui, l'orage passй, s'йcoule infailliblement vers l'hiver, la mort; elle lui donne aussi ses mйtonymies, c'est-а-dire des liaisons culturelles si bien connues, si sыres, que la Campagne devient en quelque sorte le lieu obligй de certaines identifications : tout d'abord, la Campagne, c'est l'Amour, la crise adolescente (associйe, dans combien de romans, aux grandes vacances, а l'enfance provinciale) : liaison favorisйe par l'analogie mйtaphorique du printemps et du dйsir, de la sиve et de la liqueur sйminale, de l'йpanouissement vйgйtal [158] et de l'explosion pubertaire (qu'on lise а ce sujet la folle promenade de Dominique adolescent aux environs de sa ville de collиge, un jeudi d'avril); Fromentin a exploitй а fond cette liaison culturelle : la Campagne est pour son hйros le lieu eпdйtique de l'Amour : un espace йternellement destinй а le contracter et а le rйsorber. Ensuite, la Campagne, c'est la Mйmoire, l'endroit oщ il se produit une certaine pondйration du temps, une йcoute dйlicieuse (ou douloureuse) du souvenir; et dans la mesure oщ la Campagne, c'est aussi (et parfois principalement) la demeure, la chambre campagnarde devient une sorte de temple du ressassement : Dominique, par mille entailles et inscriptions, y pratique « cette manie des dates, des chiffres, des symboles, des hiйroglyphes », qui font des Trembles un tombeau couvert de scellйs commйmoratifs. Enfin, la Campagne, c'est le Rйcit; on y parle sans limite de temps, on s'y confie, on s'y confesse; dans la mesure oщ la Nature est rйputйe silencieuse, nocturne, (du moins dans ce post-romantisme dont fait partie Fromentin), elle est la substance neutre d'oщ peut surgir une parole pure, infinie. Lieu du sens, la Campagne s'oppose а la Ville, lieu du bruit; on sait combien, dans Dominique, la Ville est amиrement discrйditйe; Paris est un producteur de bruit, au sens cybernйtique du terme : lorsque Dominique sйjourne dans la capitale, le sens de son amour, de son йchec, de sa persйvйrance, ce sens est brouillй; en face de quoi la Campagne constitue un espace intelligible, oщ la vie peut se lire sous forme d'un destin. Voilа pourquoi, peut-кtre, la Campagne, plus que l'Amour, est le vrai « sujet » de Dominique : а la Campagne on comprend pourquoi l'on vit, pourquoi l'on aime, pourquoi l'on йchoue (ou plutфt, on se rйsout а ne jamais rien comprendre de tout cela, mais cette rйsolution mкme nous apaise comme un acte suprкme d'intelligence); on s'y rйfugie comme dans le sein maternel, qui est aussi le sein de la mort : Dominique revient aux Trembles par le mкme mouvement йperdu qui pousse le gangster d'Asphalt Jungle а s'йchapper de la [159] ville et а venir mourir а la barriиre de la maison de campagne d'oщ il йtait un jour parti. Chose curieuse, l'histoire d'amour racontйe par Fromentin peut nous laisser froids; mais son dйsir de campagne nous touche : les Trembles, Villeneuve la nuit, nous font envie.
Ce roman йthйrй (le seul acte sensuel y est un baiser) est assez brutalement un roman de classe. Il ne faut pas oublier que Fromentin, dont les histoires de la littйrature nous rappellent avec componction la passion blessйe et le dйsenchantement romantique, fut parfaitement bien intйgrй а la sociйtй du second Empire : reзu dans le salon de la princesse Mathilde, invitй de Napolйon III а Compiиgne, membre du jury de l'Exposition universelle de 1867, il fit partie de la dйlйgation qui inaugura le canal de Suez en 1869; c'est dire que, en tant que personne civile, il ne fut nullement aussi йcartй de la vie historique de son temps que son hйros, qui, lui, йvolue apparemment а travers des lieux aussi socialement abstraits que la Ville et la Campagne. En fait, dans l'њuvre de Fromentin, la Campagne, quand on y regarde d'un peu prиs, est un lieu socialement lourd. Dominique est un roman rйactionnaire : le second Empire est ce moment de l'histoire franзaise oщ le grand capitalisme industriel s'est dйveloppй avec violence comme un incendie; dans ce mouvement irrйsistible, la Campagne, quelque appoint йlectoral qu'elle ait constituй par ses paysans pour le fascisme napolйonien, ne pouvait que reprйsenter un lieu dйjа anachronique : refuge, rкve, asocialitй, dйpolitisation, tout un dйchet de l'Histoire s'y transformait en valeur idйologique. Dominique met en scиne d'une faзon trиs directe (quoique а travers un langage indirect) tous les laissйs-pour-compte de la grande promotion capitaliste, appelйs, pour survivre, а transformer en solitude glorieuse l'abandon oщ les laisse l'Histoire («J'йtais seul, seul de ma race, seul de mon rang», dit le hйros). Il n'y a dans ce roman qu'un personnage qui soit douй d'ambition et veut, а travers des phrases antiques dont le noble dйsintйressement dйsigne par dйnйgation la violence [160] de son aviditй, rejoindre la course au pouvoir : Augustin, le prйcepteur : il n'a pas de nom de famille, c'est un bвtard, bonne condition romantique pour кtre ambitieux; il veut arriver par la politique, seule voie de puissance que le siиcle concиde а ceux qui ne possиdent ni usines ni actions; mais les autres appartiennent а une classe dйзue : Olivier, l'aristocrate pur, finit par se suicider, ou, ce qui est encore plus symbolique, par se dйfigurer (il rate mкme son suicide : l'aristocratie n'a plus de figure); et Dominique, aristocrate lui aussi, fuit la Ville (emblиme conjoint de la haute mondanitй, de la finance et du pouvoir), et dйchoit jusqu'а rejoindre l'йtat d'un gentleman-farmer, c'est-а-dire d'un petit exploitant : dйchйance que tout le roman s'emploie а consacrer sous le nom de sagesse : la sagesse consiste, ne l'oublions pas, а bien exploiter (ses terres et ses ouvriers); la sagesse, c'est l'exploitation sans l'expansion. Il s'ensuit que la position sociale de Dominique de Bray est а la fois morale et rйactionnaire, sublimйe sous les espиces d'un patriarcat bienveillant : le mari est un oisif, il chasse et fait du roman avec ses souvenirs; la femme tient les comptes; lui, il se promиne parmi les laboureurs, gens de main d'њuvre, aux reins plies, faussйs, qui se courbent encore pour saluer le maоtre; elle, elle est chargйe de purifier la propriйtй par des distributions de bienfaisance (« Elle tenait les clefs de la pharmacie, du linge, du gros bois, des sarments », etc.) : association en chasse-croisй : d'un cфtй le livre (le roman) et l'exploitation, de l'autre les livres (de comptes) et la charitй, « tout cela le plus simplement du monde, non pas mкme comme une servitude, mais comme un devoir de position, de fortune et de naissance ». La « simplicitй » que le premier narrateur (qui est а peu prиs Fromentin lui-mкme) prкte au langage du second n'est йvidemment que l'artifice culturel par lequel il est possible de naturaliser des comportements de classe; cette « simplicitй » de thйвtre (puisqu'on nous la dit) est comme le vernis sous lequel sont venus se dйposer les rituels de culture : la pratique des Arts (peinture, musique, [161] poйsie servent de rйfйrences au grand amour de Dominique) et le style de l'interlocution (les personnages parlent entre eux ce langage bizarre, qu'on pourrait appeler « style jansйniste », dont les clausules sont issues, quel que soit l'objet а quoi, elles s'appliquent, amour, philosophie, psychologie, des versions latines et des traitйs de religion, par exemple : « rentrer dans les effacements de sa province », qui est un style de confesseur). Le haut langage n'est pas seulement une faзon de sublimer la matйrialitй des rapports humains; il crйe ces rapports eux-mкmes : tout l'amour de Dominique pour Madeleine provient du Livre antйrieur; c'est un thиme bien connu de la littйrature amoureuse, depuis que Dante fit dйpendre la passion de Paolo et de Francesca de celle de Lancelot et de Gueniиvre; Dominique s'йtonne de retrouver son histoire dans le livre des autres; il ne sait pas qu'elle en provient.
Le corps est-il donc absent de ce roman а la fois social et moral (deux raisons pour l'expulser)? Nullement; mais il y revient par une voie qui n'est jamais directement celle d'Йros : c'est la voie du grand pathйtique, sorte de langage sublime que l'on retrouve ailleurs dans les romans et les peintures du romantisme franзais. Les gestes sont dйtournйs de leur champ corporel, immйdiatement affectйs (par une hвte qui ressemble bien а une peur du corps) а une signification idйelle : quoi de plus charnel que de se mettre а genoux devant la femme aimйe (c'est-а-dire se coucher а ses pieds et pour ainsi dire sous elle)! Dans notre roman, cet engagement erotique n'est jamais donnй que pour le « mouvement » (mot que toute la civilisation classique a transportй continыment du corps а l'вme) d'une effusion morale, la demande de pardon; en nous parlant, а propos de Madeleine, d'un « mouvement de femme indignйe que je n'oublierai jamais », le narrateur feint d'ignorer que le geste indignй n'est qu'un refus du corps (quels qu'en soient les motifs, ici fort trompeurs, [162] puisque, en fait, Madeleine dйsire Dominique : ce n'est rien de plus qu'une dйnйgation). En termes modernes, on dira que dans le texte de Fromentin (rйsumant d'ailleurs tout un langage d'йpoque), le signifiant est immйdiatement volй par le signifiй.
Cependant ce signifiant (ce corps) revient, comme il se doit, lа mкme oщ il a йtй dйrobй. Il revient parce que l'amour qui est racontй ici sur un mode sublime (de renonciation rйciproque) est en mкme temps traitй comme une maladie. Son apparition est celle d'une crise physique; il transit et exalte Dominique comme un philtre : n'est-il pas amoureux de la premiиre personne qu'il rencontre lors de sa folle promenade, c'est-а-dire en йtat de crise (ayant bu le philtre), tout comme dans un conte populaire? On cherche а cette maladie mille remиdes, auxquels elle rйsiste (ce sont d'ailleurs, ici encore, des remиdes de caste, tels qu'on pourrait les concevoir dans la mйdecine des sorciers : « II me conseillait de me guйrir, dit Dominique d'Augustin, mais par des moyens qui lui semblaient les seuls dignes de moi »); et la crise (imparfaitement) passйe, il faut du repos (« Je suis bien las... j'ai besoin de repos ») - ce pour quoi on part а la campagne. Cependant, comme s'il s'agissait d'un tableau nosographique incomplet ou faux, le centre du trouble n'est jamais nommй : а savoir le sexe. Dominique est un roman sans sexe (la logique du signifiant dit que cette absence s'inscrit dйjа dans le flottement du nom qui donne son titre au livre : Dominique est un nom double : masculin et fйminin); tout se noue, se dйroule, se conclut en dehors de la peau; dans le cours de l'histoire, il ne se produit que deux attouchements, et l'on imagine quelle force de dйflagration ils retirent du milieu sensuellement vide oщ ils interviennent : Madeleine, fiancйe а M. de Niиvres, pose « ses deux mains dйgantйes dans les mains du comte » (le dйgantй de la main possиde une valeur erotique dont Pierre Klossovski s'est beaucoup servi) : c'est lа tout le rapport conjugal; quant au rapport adultиre (qui n'arrive pas а s'accomplir), il ne produit [163] qu'un baiser, celui que Madeleine accorde et retire au narrateur avant de le quitter а jamais : toute une vie, tout un roman pour un baiser : le sexe est soumis ici а une йconomie parcimonieuse.
Gommйe, dйcentrйe, la sexualitй va ailleurs. Oщ? dans l'йmotivitй, qui, elle, peut lйgalement produire des йcarts corporels. Chвtrй par la morale, l'homme de ce monde (qui est en gros le monde romantique bourgeois), le mвle a droit а des attitudes ordinairement rйputйes fйminines : il tombe а genoux (devant la femme vengeresse, castratrice, dont la main est phalliquement levйe dans un geste d'intimidation), il s'йvanouit (« Je tombai raide sur le carreau »). Le sexe une fois barrй, la physiologie devient luxuriante; deux activitйs lйgales (parce que culturelles) deviennent le champ de l'explosion erotique : la musique (dont les effets sont toujours dйcrits avec excиs, comme s'il s'agissait d'un orgasme (« Madeleine йcoutait, haletante... ») et la promenade (c'est-а-dire la Nature : promenades solitaires de Dominique, promenade а cheval de Madeleine et Dominique); on pourrait joindre raisonnablement а ces deux activitйs, vйcues sur le mode de l'йrйthisme nerveux, un dernier substitut, et de taille : l'йcriture elle-mкme, ou du moins, l'йpoque n'entrant pas dans la distinction moderne qui oppose la parole а l'йcriture, renonciation : quelle qu'en soit la discipline oratoire, c'est bien le trouble sexuel qui passe dans la manie poйtique du jeune Dominique et dans la confession de l'adulte qui se souvient et s'йmeut : si dans ce roman il y a deux narrateurs, c'est en un sens parce qu'il faut que la pratique expressive, substitut de l'activitй erotique malheureuse, dйзue, soit distinguйe du simple discours littйraire, qui, lui, est pris en charge par le second narrateur (confesseur du premier et auteur du livre).
Il y a dans ce roman un dernier transfert du corps : c'est le masochisme йperdu qui rиgle tout le discours du hйros. Cette notion, tombйe dans le domaine public, est de plus en plus abandonnйe par la psychanalyse, qui ne peut se satisfaire de sa simplicitй. Si l'on retient le mot [164] encore une fois ici, c'est en raison, prйcisйment, de sa valeur culturelle (Dominique est un roman masochiste, d'une faзon stйrйotypйe), et aussi parce que cette notion se confond sans peine avec le thиme social de la dйception de classe, dont on a parlй (que deux discours critiques puissent кtre tenus sur une seule et mкme њuvre, c'est cela qui est intйressant : Pindйcidabilitй des dйterminations prouve la spйcialitй littйraire d'une њuvre) : а la frustration sociale d'une portion de classe (l'aristocratie) qui s'йcarte du pouvoir et s'enfouit en famille dans de vieilles propriйtйs, rйpond la conduite d'йchec des deux amoureux; le rйcit, а tous ses niveaux, du social а l'erotique, est enveloppй d'un grand drapй funиbre; cela commence par l'image du Pиre fatiguй, qui traоne, appuyй sur un jonc, au pвle soleil d'automne, devant les espaliers de son jardin; tous les personnages finissent dans la mort vivante : dйfigurйs (Olivier), aplatis (Augustin), йternellement refusйs (Madeleine et Dominique), blessйs а mort (Julie) : une idйe de nйant travaille incessamment la population de Dominique (« II n'йtait personne, il ressemblait а tout le monde », etc.)» sans que ce nйant ait la moindre authenticitй chrйtienne (la religion n'est qu'un dйcor conformiste) : il n'est que la fabrication obsessionnelle de l'йchec. L'Amour, tout au long de cette histoire, de ces pages, est en effet construit selon une йconomie rigoureusement masochiste : le dйsir et la frustration se rйunissent en lui comme les deux parties d'une phrase, nйcessaires а proportion du sens qu'elle doit avoir : l'Amour naоt dans la perspective mкme de son йchec, il ne peut se nommer (accйder а la reconnaissance) qu'au moment oщ on le constate impossible : « Si vous saviez combien je vous aime, dit Madeleine; ... aujourd'hui cela peut s'avouer puisque c'est le mot dйfendu qui nous sйpare. » L'Amour, dans ce roman si sage, est bien une machine de torture : il approche, blesse, brыle, mais ne tue pas; sa fonction opйratoire est de rendre infirme; il est une mutilation volontaire portйe au champ mкme du dйsir : « Madeleine est perdue et je l'aime! » s'йcrie Dominique; [165] il faut lire le contraire : j'aime Madeleine parce qu'elle est perdue : c'est, conformйment au vieux mythe d'Orphйe, la perte mкme qui dйfinit l'amour.
Le caractиre obsessionnel de la passion amoureuse (telle qu'elle est dйcrite dans le livre de Fromentin) dйtermine la structure du rйcit d'amour. Cette structure est composite, elle entremкle (et cette impuretй dйfinit peut-кtre le roman) deux systиmes : un systиme dramatique et un systиme ludique. Le systиme dramatique prend en charge une structure de crise; le modиle en est organique (naоtre, vivre, lutter, mourir); nйe de la rencontre d'un virus et d'un terrain (la pubertй, la Campagne), la passion s'installe, elle investit; aprиs quoi, elle affronte l'obstacle (le mariage de l'aimйe) : c'est la crise, dont la rйsolution est ici la mort (le renoncement, la retraite); narrativement, toute structure dramatique a pour ressort le suspense : comment cela va-t-il finir? Mкme si nous savons dиs les premiиres pages que « cela finira mal » (et le masochisme du narrateur nous l'annonce ensuite continыment), nous ne pouvons nous empкcher de vivre les incertitudes d'une йnigme (finiront-ils par faire l'amour?); cela n'a rien d'йtonnant.- la lecture semble bien relever d'un comportement pervers (au sens psychanalytique du terme) et reposer sur ce qu'on appelle depuis Freud le clivage du moi : nous savons et nous ne savons pas comment cela va finir. Cette sйparation (ce clivage) du savoir et de l'attente est le propre de la tragйdie : lisant Sophocle, tout le monde sait qu'Њdipe a tuй son pиre mais tout le monde frйmit de ne pas le savoir. Dans Dominique, la question attachйe а tout drame d'amour se redouble d'une йnigme initiale : qu'est-ce donc qui a pu faire de Dominique un enterrй vivant? Cependant -et c'est lа un aspect assez retors du roman d'amour --la structure dramatique se suspend а un certain moment et se laisse pйnйtrer par une structure ludique : j'appelle ainsi toute structure immobile, articulйe sur le va-et-vient binaire de la rйpйtition - telle qu'on la trouve dйcrite dans le jeu (vort/da) de l'enfant freudien : la passion une [166] fois installйe et bloquйe, elle oscille entre le dйsir et la frustration, le bonheur et le malheur, la purification et l'agression, la scиne d'amour et la scиne de jalousie, d'une maniиre, а la lettre, interminable : rien ne justifie de mettre fin а ce jeu d'appels et de rйpulsions. Pour que l'histoire d'amour finisse, il faut que la structure dramatique reprenne le dessus. Dans Dominique, c'est le baiser, rйsolution du dйsir (rйsolution bien elliptique!) qui met fin а l'йnigme : car dйsormais nous savons tout des deux partenaires : le savoir de l'histoire a rejoint le savoir du dйsir : le « moi » du lecteur n'est plus clivй, il n'y a plus rien а lire, le roman peut, le roman doit finir.
Dans ce livre passйiste, ce qui йtonne le plus, c'est finalement le langage (cette nappe uniforme qui recouvre l'йnoncй de chaque personnage et du narrateur, le livre ne marquant aucune diffйrence idiolectale). Ce langage est toujours indirect; il ne nomme les choses que lorsqu'il a pu leur faire atteindre un haut degrй d'abstraction, les distancer sous une gйnйralitй йcrasante. Ce que fait Augustin, par exemple, ne parvient au discours que sous une forme qui йchappe а toute identification : «Sa volontй seule, appuyйe sur un rare bon sens, sur une droiture parfaite, sa volontй faisait des miracles » : quels miracles? C'est lа un procйdй trиs curieux, car il s'en faut de peu pour qu'il soit moderne (il annonce ce qu'on a pu appeler la rhйtorique nйgative de Marguerite Duras) : ne consiste-t-il pas а irrйaliser le rйfиrent et, si l'on peut dire, а formaliser а l'extrкme le psychologisme (ce qui aurait bien pu, avec un peu d'audace, dйpsychologiser le roman)? Les actions d'Augustin restant enfouies sous une carapace d'allusions, le personnage finit par perdre toute corporйitй, il se rйduit а une essence de Travail, de Volontй, etc. : Augustin est un chiffre. Aussi Dominique peut кtre lu avec autant de stupйfaction qu'une allйgorie du Moyen Age; l'allusivitй de renonciation est menйe si loin que celle-ci devient obscure, [167] amphigourique; on nous dit sans cesse qu'Augustin est ambitieux mais on ne nous dit que trиs tard et en passant quel est le champ de ses exploits, comme s'il ne nous intйressait pas de savoir s'il veut rйussir en littйrature, au thйвtre ou en politique. Techniquement, cette distance est celle du rйsumй : on ne cesse de rйsumer sous un vocable gйnйrique (Amour, Passion, Travail, Volontй, Dignitй, etc.) la multiplicitй des attitudes, des actes, des mobiles. Le langage essaye de remonter vers sa source prйtendue, qui est l'Essence, ou, moins philosophiquement, le genre; et Dominique est bien en cela un roman de l'origine : en se confinant dans l'abstraction, le narrateur impose au langage une origine qui n'est pas le Fait (vue « rйaliste ») mais l'Idйe (vue « idйaliste »). On comprend mieux alors, peut-кtre, tout le profit idйologique de ce langage continыment indirect : il honore tous les sens possibles du mot « correction » : Dominique est un livre « correct » : parce qu'il йvite toute reprйsentation triviale (nous ne savons jamais ce que les personnages mangent, sauf si ce sont des кtres des basses classes, des vignerons а qui l'on sert pour fкter la vendange de l'oie rфtie); parce qu'il respecte les prйceptes classiques du bon style littйraire; parce que, de l'adultиre, on ne donne qu'un discret effluve : celui de l'adultиre йvitй; parce qu'enfin toutes ces distances rhйtoriques reproduisent homologi-quement une hiйrarchie mйtaphysique, celle qui sйpare l'вme du corps, йtant entendu que ces deux йlйments sont sйparйs pour que leur rencontre йventuelle constitue une subversion йpouvantable, une Faute panique : de goыt, de morale, de langage.
« Je vous en supplie, dit Augustin а son йlиve, ne croyez jamais ceux qui vous diront que le raisonnable est l'ennemi du beau, parce qu'il est l'insйparable ami de la justice et de la vйritй » : ce genre de phrase est а peu prиs inintelligible aujourd'hui; ou, si l'on prйfиre donner а notre [168] йtonnement une forme plus culturelle : qui pourrait l'entendre, aprиs avoir lu Marx, Freud, Nietzsche, Mallarmй? L'anachronisme de Dominique est sыr. Cependant, en recensant quelques-unes des distances qui le composent, je n'ai pas voulu dire forcйment qu'il ne fallait pas lire ce livre; j'ai voulu, tout au contraire, en marquant les linйaments d'un rйseau fort, liquider en quelque sorte les rйsistances qu'un tel roman peut susciter chez un lecteur moderne, pour qu'apparaissent ensuite, au fil de la lecture rйelle, tels les caractиres d'une йcriture magique qui, d'invisible, deviennent peu а peu articulйs sous l'effet de la chaleur, les interstices de la prison idйologique oщ se tient Dominique. Cette chaleur, productrice d'une йcriture enfin lisible, c'est, ce sera celle de notre plaisir. Il y a dans ce roman bien des coins de plaisir, qui ne sont pas forcйment distincts des aliйnations qu'on a signalйes : une certaine incantation, produite par la bien-disance des phrases, la voluptй lйgиre, dйlicate, des descriptions de campagne, aussi pйnйtrante que le plaisir que nous retirons de certaines peintures romantiques et, d'une maniиre plus gйnйrale, comme il a йtй dit au dйbut, la plйnitude fantasmatique (j'irai jusqu'а dire : l'йrotisme) attachйe а toute idйe de retraite, de repos, d'йquilibre; une vie conformiste est haпssable lorsque nous sommes en йtat de veille, c'est-а-dire lorsque nous parlons le langage nйcessaire des valeurs; mais dans les moments de fatigue, d'affaissement, au plus fort de l'aliйnation urbaine ou du vertige langagier de la relation humaine, un rкve passйiste n'est pas impossible : la vie aux Trembles. Toutes choses sont alors inversйes : Dominique nous apparaоt comme un livre illйgal : nous percevons en lui la voix d'un dйmon : dйmon coыteux, coupable, puisqu'il nous convie а l'oisivetй, а l'irresponsabilitй, а la maison, en un mot : а la sagesse1. [169]
1. Prйface а la traduction italienne de : Fromentin, Dominique, Turin, Einaudi, 1972.
1977
Pierre Loti : « Aziyadй »
1. Le nom
Dans le nom d'Aziyadй, je lis et j'entends ceci : tout d'abord la dispersion progressive (on dirait le bouquet d'un feu d'artifice) des trois voyelles les plus claires de notre alphabet (l'ouverture des voyelles : celle Hes lиvres, celle des sens); la caresse du Z, le mouillement sensuel, grassouillet du yod, tout ce train sonore glissant et s'йtalant, subtil et plantureux; puis, une constellation d'оles, d'йtoiles, de peuples, l'Asie, la Gйorgie, la Grиce; puis encore, toute une littйrature : Hugo qui dans ses Orientales mit le nom d'Albaydй, et derriиre Hugo tout le romantisme philhellйne; Loti, voyageur spйcialisй dans l'Orient, chantre de Stamboul; la vague idйe d'un personnage fйminin (quelque Dйsenchantйe); enfin le prйjugй d'avoir affaire а un roman vieillot, fade et rosй : bref, du signifiant, somptueux, au signifiй, dйrisoire, toute une dйception. Cependant, d'une autre rйgion de la littйrature, quelqu'un se lиve-et nous dit qu'il faut toujours retourner la dйception du nom propre et faire de ce retour le trajet d'un apprentissage : le narrateur proustien, parti de la gloire phonйtique des Guermantes, trouve dans le monde de la duchesse tout autre chose que ce que la splendeur orange du Nom faisait supposer, et c'est en remontant la dйception de son narrateur que Proust peut йcrire son њuvre. Peut-кtre nous aussi pouvons-nous apprendre а dйcevoir le nom d'Aziyadй de la bonne maniиre, et, aprиs avoir glissй du nom prйcieux а l'image [171] triste d'un roman dйmodй, remonter vers l'idйe d'un texte : fragment du langage infini qui ne raconte rien mais oщ passe «• quelque chose d'inouп et de tйnйbreux ».
2. Loti
Loti, c'est le hйros du roman (mкme s'il a d'autres noms et mкme si ce roman se donne pour le rйcit d'une rйalitй, non d'une fiction): Loti est dans le roman (la crйature fictive, Aziyadй, appelle sans cesse son amant Loti : « Regarde, Loti, et dis-moi... »); mais il est aussi en dehors, puisque le Loti qui a йcrit le livre ne coпncide nullement avec le hйros Loti : ils n'ont pas la mкme identitй : le premier Loti est anglais, il meurt jeune; le second Loti, prйnommй Pierre, est membre de l'Acadйmie franзaise, il a йcrit bien d'autres livres que le rйcit de ses amours turques. Le jeu d'identitй ne s'arrкte pas lа : ce second Loti, bien installй dans le commerce et les honneurs du livre, n'est pas encore l'auteur vйritable, civil, ffAziyadй: celui-lа s'appelait Julien Viaud; c'йtait un petit monsieur qui, sur la fin de sa vie, se faisait photographier dans sa maison d'Hendaye, habillй а l'orientale et entourй d'un bazar surchargй d'objets folkloriques (il avait au moins un goыt commun avec son hйros : le transvestisme). Ce n'est pas le pseudonyme qui est intйressant (en littйrature, c'est banal), c'est l'autre Loti, celui qui est et n'est pas son personnage, celui qui est et n'est pas l'auteur du livre : je ne pense pas qu'il en existe de semblables dans la littйrature, et son invention (par le troisiиme homme, Viaud) est assez audacieuse : car enfin s'il est courant de signer le rйcit de ce qui vous arrive et de donner ainsi votre nom а l'un de vos personnages (c'est ce qui se passe dans n'importe quel journal intime), il ne l'est pas d'inverser le don du nom propre; c'est pourtant ce qu'a fait ViauJ : il s'est donnй, а lui, auteur, le nom de son hйros. De la sorte, pris dans un rйseau а trois termes, le signataire du livre est faux deux fois : le Pierre Loti qui garantit Aziyadй n'est nullement le Loti qui en est le hйros; et ce garant (auctor, auteur) est lui-mкme truquй, l'auteur ce n'est pas Loti, c'est Viaud : tout se joue entre un homonyme et un pseudonyme; ce qui manque, ce qui est tu, ce qui est bйant, c'est le nom propre, le propre du nom (le nom qui spйcifie et le nom qui approprie). Oщ est le scripteur?
M. Viaud est dans sa maison d'Hendaye, entourй de ses vieilleries marocaines et japonaises; Pierre Loti est а l'Acadйmie franзaise; le lieutenant britannique Loti est mort en Turquie en 1877 (l'autre Loti avait alors 27 ans, il a survйcu au premier 66 ans). De qui est l'histoire? De qui est-ce l'histoire? De quel sujet! Dans la signature mкme du livre, par l'adjonction de ce second Loti, de ce troisiиme scripteur, un trou se fait, une perte de personne, bien plus retorse que la simple pseudonymie.
3. Qu'est-ce qui se passe?
Un homme aime une femme (c'est le dйbut d'un poиme de Heine); il doit la quitter; ils en meurent tous les deux. Est-ce vraiment cela, Aziyadйl Quand bien mкme on ajouterait а cette anecdote ses circonstances et son dйcor (cela se passe en Turquie, au moment de la guerre russo-turque; ni l'homme ni la femme ne sont libres, ils sont sйparйs par des diffйrences, de nationalitй, de religion, de mњurs, etc.), rien, de ce livre, ne serait dit, car il ne s'йpuise paradoxalement que dans le simple effleurement de la banale histoire. Ce qui est racontй, ce n'est pas une aventure, ce sont des incidents : il faut prendre le mot dans un sens aussi mince, aussi pudique que possible. L'incident, [172] dйjа beaucoup moins fort que l'accident (mais peut-кtre plus inquiйtant) est simplement ce qui tombe doucement, comme une feuille, sur le tapis de la vie; c'est ce pli lйger, fuyant, apportй au tissu des jours; c'est ce qui peut кtre а peine notй : une sorte de degrй zйro de la notation, juste ce qu'il faut pour pouvoir йcrire quelque chose. Loti - ou Pierre Loti - excelle dans ces insignifiances (qui sont bien en accord avec le projet йthique du livre, relation d'une plongйe dans la substance intemporelle du dйmodй) : une promenade, une attente, une excursion, une conversation, une sйance de Karageuz, une cйrйmonie, une soirйe d'hiver, une partie douteuse, un incendie, l'arrivйe d'un chat, etc. : tout ce plein dont l'attente semble le creux; mais aussi tout ce vide extйrieur (extйriorisй) qui fait le bonheur.
4. Rien
Donc, il se passe : rien. Ce rien, cependant, il faut le dire. Comment dire : rien! On se trouve ici devant un grand paradoxe d'йcriture : rien ne peut se dire que rien; rien est peut-кtre le seul mot de la langue qui n'admet aucune pйriphrase, aucune mйtaphore, aucun synonyme, aucun substitut; car dire rien autrement que par son pur dйnotant (le mot «• rien »), c'est aussitфt remplir le rien, le dйmentir : tel Orphйe qui perd Eurydice en se retournant vers elle, rien perd un peu de son sens, chaque fois qu'on l'йnonce (qu'on le dй-nonce). Il faut donc tricher. Le rien ne peut кtre pris par le discours que de biais, en йcharpe, par une sorte d'allusion dйceptive; c'est, chez Loti, le cas de mille notations tйnues qui ont pour objet, ni une idйe, ni un sentiment, ni un fait, mais simplement, au sens trиs large du terme : le temps qu'il fait. Ce « sujet », qui dans les conversations quotidiennes du monde entier [173] occupe certainement la premiиre place, mйriterait quelque йtude : en dйpit de sa futilitй apparente, ne nous dit-il pas le vide du discours а travers quoi le rapport humain se constitue? Dire le temps qu'il fait a d'abord йtй une communication pleine, l'information requise par la pratique du paysan, pour qui la rйcolte dйpend du temps; mais dans la relation citadine, ce sujet est vide, et ce vide est le sens mкme de l'interlocution : on parle du temps pour ne rien dire, c'est-а-dire pour dire а l'autre qu'on lui parle, pour ne lui dire rien d'autre que ceci : je vous parle, vous existez pour moi, je veux exister pour vous (aussi est-ce une attitude faussement supйrieure que de se moquer du temps qu'il fait); de plus, si vide que soit le « sujet », le temps renvoie а une sorte d'existence complexe du monde (de ce qui est) oщ se mкlent le lieu, le dйcor, la lumiиre, la tempйrature, la cйnesthйsie, et qui est ce mode fondamental selon lequel mon corps est lа, qui se sent exister (sans parler des connotations heureuses ou tristes du temps, suivant qu'il favorise notre projet du jour); c'est pourquoi ce temps qu'il faisait (а Salonique, а Stamboul, а Eyoub), que Loti note inlassablement, a une fonction multiple d'йcriture : il permet au discours de tenir sans rien dire (en disant rien), il dйзoit le sens, et, monnayй en quelques notations adjacentes (« des avoines poussaient entre les pavйs de galets noirs... on respirait partout l'air tiиde et la bonne odeur de wa/»), il permet de rйfйrer а quelque кtre-lа du monde, premier, naturel, incontestable, in-signifiant (lа oщ commencerait le sens, lа commencerait aussi l'interprйtation, c'est-а-dire le combat). On comprend alors la complicitй qui s'йtablit entre ces notations infimes et le genre mкme du journal intime (celui d'Amiel est plein du temps qu'il faisait sur les bords du lac de Genиve au siиcle dernier) : n'ayant pour dessein .que de dire le rien de ma vie (en йvitant de la construire en Destin), le journal use de ce corps spйcial dont le « sujet » n'est que le contact de mon corps et de son enveloppe et qu'on appelle le temps qu'il fait. [174]
5. Anacoluthe
Le temps qu'il fait sert а autre chose (ou а la mкme chose) : rompre le sens, rompre la construction (du monde, du rкve, du rйcit). En rhйtorique, on appelle cette rupture de construction une anacoluthe. Par exemple : dans la cabine de sa corvette, en rade de Salonique, Loti rкve d'Aziyadй, dont Samuel lui tend une longue natte de cheveux bruns; on l'йveille pour le quart et le rкve est interrompu; rien n'est dit de plus pour finir que ceci : « // plut par torrents cette nuit-lа, et je fus trempй. » Ainsi le rкve perd discrиtement tout sens, mкme le sens du non-sens; la pluie (la notation de la pluie) йtouffe cet йclair, ce flash du sens dont parlait Shakespeare : le sens, rompu, n'est pas dйtruit, il est - chose rare, difficile - exemptй.
6. Les deux amis
Dans son aventure avec Aziyadй, le lieutenant Loti est assistй par deux serviteurs, par deux amis, Samuel et Achmet. Entre ces deux affections, « il y a un abоme ».
Achmet a de petits yeux; ceux de Samuel sont d'une grande douceur. Achmet est original, gйnйreux, c'est l'ami de la maison, du foyer, c'est l'intime; Samuel est le garзon de la barque, du lit flottant, c'est le messager, l'ondoyant. Achmet est l'homme de la fixitй islamique; Samuel est mйtissй de juif, d'italien, de grec, de turc; c'est l'homme de la langue mixte, du sabir, de la lingua franco. Achmet est le chevalier d'Aziyadй, dont il йpouse la cause; Samuel est le rival jaloux d'Aziyadй. Achmet est du cфtй de la virilitй (« bвti en hercule »); Samuel est fйminin, il a des airs cвlins, il est propre comme une chatte. Samuel est йpris de Loti; ceci n'est йvidemment pas articulй, mais est cependant signifiй (« Sa main tremblait dans la mienne et la serrait plus qu'il n'eыt йtй nйcessaire - Che voletй, dit-il d'une voix sombre et troublйe, che voletй mi? Que voulez-vous de moi?... Quelque chose d'inouп et de tйnйbreux avait un moment passй dans la tкte du pauvre Samuel - dans le vieil Orient tout est possible! - et puis il s'йtait couvert la figure de ses bras, et restait lа, terrifiй de lui-mкme, immobile et tremblant... »). Un motif apparaоt ici - qui se laisse voir en d'autres endroits : non, Aziyadй n'est pas un livre tout rosй : ce roman de jeune fille est aussi une petite йpopйe sodomйenne, marquйe d'allusions а quelque chose d'inouп et de tйnйbreux. Le paradigme des deux amis est donc bien formulй (l'ami/l'amant), mais il n'a aucune suite : il n'est pas transformй (en action, en intrigue, en drame) : le sens reste comme indiffйrent. Ce roman est un discours presque immobile, qui pose des sens mais ne les rйsout pas.
7. L'Interdit
Se promenant dans Stamboul, le lieutenant Loti longe des murailles interminables, reliйes entre elles, а un moment, tout en haut, par un petit pont en marbre gris. Ainsi de l'Interdit : il n'est pas seulement ce que Ton suit interminablement, mais aussi ce qui communique pardessus vous : un enclos dont vous кtes exclu. Une autre fois, Loti pйnиtre, au prix d'une grande audace, dans la seconde cour intйrieure de la sainte mosquйe d'Eyoub, farouchement interdite aux chrйtiens; il soulиve la portiиre de cuir qui ferme le sanctuaire, mais on sait qu'а l'intйrieur des mosquйes il n'y a rien : tout ce mal, toute cette faute pour vйrifier un vide. Ainsi encore, peut-кtre, de [176] l'Interdit : un espace lourdement dйfendu mais dont le cњur est aseptique.
Loti I (hйros du livre) affronte bien des interdits : le harem,, l'adultиre, la langue turque, la religion islamique, le costume oriental; que d'enclos, dont il doit trouver la passe, en imitant ceux qui peuvent y entrer! Les difficultйs de l'entreprise sont souvent soulignйes, mais, chose curieuse, il est а peine dit comment elles sont surmontйes. Si l'on imagine ce que pouvait кtre un harem (et tant d'histoires nous en disent la fйroce clфture), si l'on se rappelle un instant la difficultй qu'il y a а parler une langue йtrangиre, comme le turc, sans trahir sa qualitй d'йtranger, si l'on considиre combien il est rare de s'habiller exotiquement sans cependant paraоtre dйguisй, comment admettre que Loti ait pu vivre pendant des mois avec une femme de harem, parler le turc en quelques semaines, etc.? Rien ne nous est dit des voies concrиtes de l'entreprise - qui eussent ailleurs fait l'essentiel du roman (de l'intrigue).
C'est sans doute que pour Loti II (l'auteur du livre), l'Interdit est une idйe; peu importe, en somme, de le transgresser rйellement; l'important, sans cesse йnoncй, c'est de le poser et de se poser par rapport а lui. Aziyadй est le nom nйcessaire de l'Interdit, forme pure sous laquelle peuvent se ranger mille incorrections sociales, de l'adultиre а la pйdйrastie, de l'irrйligion а la faute de langue.
8. La pвle dйbauche
La pвle dйbauche est celle du petit matin, lorsque se conclut toute une nuit de traоnailleries erotiques (<r La pвle dйbauche me retenait souvent par les rues jusqu'а ces heures matinales»). En attendant Aziyadй, le lieutenant Loti connaоt beaucoup de ces nuits, occupйes par dV йtranges choses », « une prostitution йtrange », » quelque aventure imprudente», toutes expйriences qui recouvrent а coup sыr [177] «•les vices de Sodome», pour la satisfaction desquels s'entremettent Samuel ou Izeddin-Ali, le guide, l'initiateur, le complice, l'organisateur de saturnales d'oщ les femmes sont exclues; ces parties raffinйes ou populaires, а quoi il est fait plusieurs allusions, se terminent toujours de la mкme faзon : Loti les condamne dйdaigneusement, il feint, mais un peu tard, de s'y refuser (ainsi du gardien de cimetiиre dont il accepte les avances avant de le basculer dans un prйcipice; ainsi du vieux Kairoullah, qu'il provoque а lui proposer son fils de 12 ans, «beau comme un ange », et qu'il congйdie ignominieusement а l'aube) : dessin bien connu de la mauvaise foi, le discours servant а annuler rйtrospectivement l'orgie prйcйdente, qui cependant constitue l'essentiel du message; car en somme Aziyadй est aussi l'histoire d'une dйbauche. Stamboul et Salonique (leurs descriptions poйtiques) valent substitutivement pour les rencontres dites hypocritement fвcheuses, pour la drague obstinйe а la recherche des jeunes garзons asiatiques; le harem vaut pour l'interdit qui frappe l'homosexualitй; le scepticisme blasй du jeune lieutenant, dont il fait la thйorie а ses amis occidentaux, vaut pour l'esprit de chasse, l'insatisfaction - ou la satisfaction systйmatique du dйsir, qui lui permet de regermer; et Aziyadй, douce et pure, vaut pour la sublimation de ces plaisirs : ce qui explique qu'elle soit prestement expйdiйe, comme une clausule morale, а la fin d'une nuit, d'un paragraphe de «dйbauche» : «Alors je me rappelais que j'йtais а Stamboul - et qu'elle avait jurй d'y venir. »
9. Le grand paradigme
La « dйbauche » : voilа le terme fort de notre histoire. L'autre terme, а quoi il faut bien que celui-ci s'oppose, n'est pas, je crois, Aziyadй. La contre-dйbauche n'est pas [178] la puretй (l'amour, le sentiment, la fidйlitй, la conjugalitй), c'est la contrainte, c'est-а-dire l'Occident, figurй а deux reprises sous les espиces du commissaire de police. En s'enfonзant dйlicieusement dans la dйbauche asiatique, le lieutenant Loti fuit les institutions morales de son pays, de sa culture, de sa civilisation; d'oщ le dialogue intermittent avec la sњur, bien ennuyeuse, et les amis britanniques, Plumkett, Br wn, ceux-lа sinistrement enjouйs : vous pouvez passer ces lettres : leur fonction est purement structurale : il s'agit d'assurer au dйsir son terme repoussant. Mais alors, Aziyadй? Aziyadй est le terme neutre, le terme zйro de ce grand paradigme : discursivement, elle occupe la premiиre place; structuralement, elle est absente, elle est la place d'une absence, elle est un fait de discours, non un fait de dйsir. Est-ce vraiment elle, n'est-ce pas plutфt Stamboul (c'est-а-dire la « pвle dйbauche »), que Loti veut finalement choisir contre le Deerhound, l'Angleterre, la politique des grandes puissances, la sњur, les amis, la vieille mиre, le lord et la lady qui jouent tout Beethoven dans le salon d'une pension de famille? Loti I semble mourir de la mort d'Aziyadй, mais Loti II prend la relиve; le lieutenant noblement expйdiй, l'auteur continuera а dйcrire des villes, au Japon, en Perse, au Maroc, c'est-а-dire а signaler, а baliser (par des discours-emblиmes) l'espace de son dйsir.
10. Costumes
Un moraliste s'est йcriй un jour : je me convertirais bien pour pouvoir porter le caftan, la djellaba et le selham! C'est-а-dire : tous les mensonges du monde pour que mon costume soit vrai! Je prйfиre que mon вme mente, plutфt que mon costume! Mon вme contre un costume! Les transvestis sont des chasseurs de vйritй : ce qui leur fait [179] le plus horreur, c'est prйsisйment d'кtre dйguisйs : il y a une sensibilitй morale а la vйritй du vкtement et cette sensibilitй, lorsqu'on l'a, est trиs ombrageuse : le colonel Lawrence acheta de beaucoup d'йpreuves le droit de porter le chan sйoudite. Le lieutenant Loti est un fanatique du transvestisme; il se costume d'abord pour des raisons tactiques (en Turc, en matelot, en Albanais, en derviche), puis pour des raisons йthiques : il veut se convertir, devenir Turc en essence, c'est-а-dire en costume; c'est un problиme d'identitй; et comme ce qui est abandonnй - ou adoptй - est une personne totale, il ne faut aucune contagion entre les deux costumes, la dйpouille occidentale et le vкtement nouveau; d'oщ ces lieux de transformation, ces cases de travestissement (chez les Juives de Salonique, chez la Madame de Galata), sortes de chambrйs йtanches, d'йcluses oщ s'opиre scrupuleusement l'йchange des identitйs, la mort de l'une (Loti), la naissance de l'autre (Arif).
Cette dialectique est connue : on sait bien que le vкtement n'exprime pas la personne, mais la constitue; ou plutфt, on sait bien que la personne n'est rien d'autre que cette image dйsirйe а laquelle le vкtement nous permet de croire. Quelle est donc la personne que le lieutenant Loti se souhaite а lui-mкme? Sans doute celle d'un Turc de l'ancien temps, c'est-а-dire d'un homme du dйsir pur, dйsancrй de l'Occident et du modernisme, pour autant que, aux yeux d'un Occidental moderne, l'un et l'autre s'identifient avec la responsabilitй mкme de vivre. Mais sous le journal du lieutenant Loti, l'auteur Pierre Loti йcrit autre chose : la personne qu'il souhaite а son personnage en lui prкtant ces beaux costumes d'autrefois, c'est celle d'un кtre pictural : « Кtre soi-mкme une partie de ce tableau plein de mouvement et de lumiиre », dit le lieutenant qui fait, habillй en vieux Turc, la tournйe des mosquйes, des cafedjis, des bains et des places, c'est-а-dire des tableaux de la vie turque. Le but du transvestisme est donc finalement (une fois йpuisйe l'illusion d'кtre), de se transformer en objet descriptible - et non en sujet introspectible. La [180] consйcration du dйguisement (ce qui le dйment а force de le rйussir), c'est l'intйgration picturale, le passage du corps dans une йcriture d'ensemble, en un mot (si on le prend а la lettre) la transcription : habillй exactement (c'est-а-dire avec lin vкtement dont l'excиs d'exactitude soit banni), le sujet se dissout, non par ivresse, mais par apollinis ne, participation а une proportion, а une combinatoire. Ainsi un auteur mineur, dйmodй et visiblement peu soucieux de thйorie (cependant contemporain de Mallarmй, de Proust) met а jour la plus retorse des logiques d'йcriture : car vouloir кtre « celui qui fait partie du tableau », c'est йcrire pour autant seulement qu'on est йcrit : abolition du passif et de l'actif, de l'exprimant et de l'exprimй, du sujet et de l'йnoncй, en quoi se cherche prйcisйment l'йcriture moderne.
11. Mais oщ est l'Orient?
Comme elle apparaоt lointaine cette йpoque oщ la langue de l'Islam йtait le turc, et non l'arabe! C'est que l'image culturelle se fixe toujours lа oщ est la puissance politique : en 1877, les « pays arabes » n'existaient pas; quoique vacillante (Aziyadй а sa maniиre nous le dit), la Turquie йtait encore, politiquement, et donc culturellement, lй signe mкme de l'Orient (exotisme dans l'exotisme : l'Orient de Loti comporte des moments d'hiver, de bruine, de froid : c'est l'extrйmitй de notre Orient, censurйe par le tourisme moderne). Cent ans plus tard, c'est-а-dire de nos jours, quel eыt йtй le fantasme oriental du lieutenant Loti? Sans doute quelque pays arabe, Egypte ou Maroc; le lieutenant - peut-кtre quelque jeune professeur - y eыt pris parti contre Israлl, comme Loti prit fait et cause pour sa chиre Turquie, contre les Russes : tout cela а cause d'Aziyadй - ou de la pвle dйbauche. [181] Turc ou maghrйbin, 'l'Orient n'est que la case d'un jeu, le terme marquй d'une alternative : l'Occident ou autre . chose. Tant que l'opposition est irrйsolue, soumise seulement а des forces de tentation, le sens fonctionne а plein : le livre est possible, // se dйveloppe. Lorsque Loti se trouve contraint d'opter (comme on dit en langage administratif)» il lui faut passer du niveau imaginaire au niveau rйel, d'une йthique а un statut, d'un mode de vie а une responsabilitй politique, cйder devant la contrainte d'une praxis : le sens cesse, le livre s'arrкte car il n'y a plus de signifiant, le signifiй reprend sa tyrannie.
Ce qui est remarquable, c'est que l'investissement fantasmatique, la possibilitй du sens (et non son arrкt), ce qui est avant la dйcision, hors d'elle, se fait toujours, semble-t-il, а l'aide d'une rйgression politique : portant sur le mode de vie, le dйsir est toujours fйodal : dans une Turquie elle-mкme dйpassйe, c'est une Turquie encore plus ancienne que Loti cherche en tremblant : le dйsir va toujours vers l'archaпsme extrкme, lа oщ la plus grande distance historique assure la plus grande irrйalitй, lа oщ le dйsir trouve sa forme pure : celle de retour impossible, celle de l'Impossible (mais en l'йcrivant, cette rйgression va disparaоtre).
12. Le voyage, le sйjour
Une forme fragile sert de transition ou de passage -ce terme neutre, ambigu, cher aux grands classificateurs - entre l'ivresse йthique (l'amour d'un art de vivre) et l'engagement national (on dirait aujourd'hui : politique) : c'est le sйjour (notion qui a son correspondant administra-• tif : la rйsidence). Loti connaоt en somme, transposйs en termes modernes, les trois moments graduйs de tout dйpaysement : le voyage, le sйjour et la naturalisation; il est [182] successivement touriste (а Salonique), rйsident (а Eyboub), national (officier de l'armйe turque). De ces trois moments, le plus contradictoire est le sйjour (la rйsidence) : le sujet n'y a plus l'irresponsabilitй йthique du touriste (qui est simplemer un national en voyage), il n'y a pas encore la responsabilitй (civile, politique, militaire) du citoyen; il est posй entre deux statuts forts, et cette position intermйdiaire, cependant, dure - est dйfinie par la lenteur mкme de son dйveloppement (d'oщ, dans le sйjour de Loti а Eyoub, un mйlange d'йternitй et de prйcaritй : cela « revient sans cesse » et cela « va incessamment finir ») : le rйsident est en somme un touriste qui rйpиte son dйsir de rester : » J'habite un des plus beaux pays du monde - propos de touriste, amateur de tableaux, de photographies - et ma libertй est illimitйe» - ivresse du rйsident, auquel une bonne connaissance des lieux, des mњurs, de la langue permet de satisfaire sans peur tout dйsir (ce que Loti appelle : la libertй).
Le sйjour a une substance propre : il fait du pays rйsidentiel, et singuliиrement ici de Stamboul, espace composite oщ se condense la substance de plusieurs grandes villes, un йlйment dans lequel le sujet peut plonger : c'est-а-dire s'enfouir, se cacher, se glisser, s'intoxiquer, s'йvanouir, disparaоtre, s'absenter, mourir а tout ce qui n'est pas son dйsir. Loti marque bien la nature schizoпde de son expйrience : «Je ne souffre plus, je ne me souviens plus : je passerais indiffиrent а cфtй de ceux qu'autrefois j'ai adorйs... je ne crois а rien ni а personne, je n'aime personne ni rien; je n'ai ni foi ni espйrance»; cela est йvidemment le bord de la folie, et par cette expйrience rйsidentielle, dont on vient de dire le caractиre en somme intenable, le lieutenant Loti se trouve revкtu de ['aura magique et poйtique des кtres en rupture de sociйtй, de raison, de sentiment, d'humanitй : il devient l'кtre paradoxal qui ne peut кtre classй : c'est ce que lui dit le derviche Hassan-Effendi, qui fait de Loti le sujet contradictoire, l'homme jeune et trиs savant, que l'ancienne rhйtorique [183] exaltait - vйritable impossibilitй de la nature - sous le nom de puer senilis : ayant les caractиres de tous les вges, hors des temps parce que les ayant tous а la fois.
13. La Dйrive
N'йtaient ses alibis (une bonne philosophie dйsenchantйe et Aziyadй elle-mкme), ce roman pourrait кtre trиs moderne : ne met-il pas en forme une contestation trиs paresseuse, que l'on retrouve aujourd'hui dans le mouvement hippy? Loti est en somme un hippy dandy : comme lui, les hippies ont le goыt de l'expatriation et du travestissement. Cette forme de refus ou de soustraction hors de l'Occident n'est ni violente, ni ascйtique, ni politique : c'est trиs exactement une dйrive : Aziyadй est le roman de la Dйrive. Il existe des villes de Dйrive : ni trop grandes ni trop neuves, il faut qu'elles aient un passй (ainsi Tanger, ancienne ville internationale) et soient cependant encore vivantes; villes oщ plusieurs villes intйrieures se mкlent; villes sans esprit promotionnel, villes paresseuses, oisives, et cependant nullement luxueuses, oщ la dйbauche rиgne sans s'y prendre au sйrieux : tel sans doute le Stamboul de Loti. La ville est alors une sorte d'eau qui а la fois porte et emporte loin de la rive du rйel : on s'y trouve immobile (soustrait а toute compйtition) et dйportй (soustrait а tout ordre conservateur). Curieusement, Loti parle lui-mкme de la dйrive (rare moment vraiment symbolique de ce discours sans secret) : dans les eaux de Saloni-que, la barque oщ Aziyadй et lui font leurs promenades amoureuses est « un lit qui flotte », « un lit qui dйrive » (а quoi s'oppose le canot de la Maria Pia, chargй de noceurs, bruyants et volontaires, qui manque de les йcraser). Y a-t-il image plus voluptueuse que celle de ce lit en dйrive? Image profonde, car elle rйunit trois idйes : celle de l'amour, [184] celle du flottement et la pensйe que le dйsir est une force en dйrive - ce pour quoi on a proposй comme la meilleure approche, sinon comme la meilleure traduction, de ia pulsion freudienne (concept qui a provoquй bien des discussions) le mot mкme de dйrive : la dйrive du lieutenant Loti (sur les eaux de Salonique, dans le faubourg d'Eyoub, au grй des soirйes d'hiver avec Aziyadй ou des marches de dйbauche dans les souterrains et les cimetiиres de Stamboul) est donc la figure exacte de son dйsir.
14. La Dйshйrence
II y a quelques annйes encore, pendant l'йtй, le quartier europйen de la ville de Marrakech йtait complиtement mort (depuis, le tourisme l'a revigorй abusivement); dans la chaleur, le long des grandes avenues aux magasins ouverts mais inutiles, aux terrasses а peu prиs vides des cafйs, dans les jardins publics oщ зa et lа un homme dormait sur un gazon rare, on y goыtait ce sentiment pйnйtrant : la dйshйrence. Tout subsiste et cependant rien n'appartient plus а personne, chaque chose, prйsente dans sa forme complиte, est vidйe de cette tension combative attachйe а la propriйtй, il y a perte, non des biens, mais des hйritages et des hйritiers. Tel est le Stamboul de Loti : vivant, vivace mкme, comme un tableau colorй, odorant, mais en perte de propriйtaire : la Turquie а l'ago* nie (comme grande puissance), le modernisme aux portes, peu de dйfenses et зa et lа le culte du dйmodй, du raffinement passй - du passй comme raffinement. C'est cette dйshйrence, ce dйsancrage historique qu'exprimait sans doute le mot turc eski (dйlicieusement ambigu а des oreilles franзaises), citй avec prйdilection par le lieutenant Loti : * J'examinai les vieillards qui m'entouraient: leurs costumes indiquaient la recherche minutieuse des modes du bon vieux temps; tout ce qu'ils portaient йtait eski, jusqu'а leurs grandes lunettes d'argent, jusqu'aux lignes de leurs vieux profils. Eski, mot prononcй avec vйnйration, qui veut dire antique et qui s'applique en Turquie aussi bien а de vieilles coutumes qu'а de vieilles formes de vкtements ou а des vieilles йtoffes. » De mкme que la Dйrive a son objet emblйmatique, le lit flottant, de mкme la Dйshйrence a sa thйmatique : l'herbe qui croоt entre les pierres de la rue, les cyprиs noirs tranchant sur les marbres blancs, les cimetiиres (si nombreux dans la Turquie de Loti), qui sont moins lieux de mort qu'espaces de dйbauche, de dйrive.
15. Mobiles
Ai-je bien dit - et cependant sans forcer - que ce roman vieillot - qui est а peine un roman - a quelque chose de moderne? Non seulement l'йcriture, venue du dйsir, frфle sans cesse l'interdit, dйsitue le sujet qui йcrit, le dйroute; mais encore (ceci n'йtant que la traduction structurale de cela) en lui les plans opйratoires sont multiples : ils tremblent les uns dans les autres. Qui parle (Loti) n'est pas qui йcrit (Pierre Loti); l'йmission du rйcit йmigrй, comme au jeu du furet, de Viaud а Pierre Loti, de Pierre Loti а Loti, puis а Loti dйguisй (Arif), а ses correspondants (sa sњur, ses amis anglais). Quant а la structure, elle est double, а йgalitй, narrative et descriptive; alors qu'ordinairement (dans Balzac, par exemple) les descriptions ne sont que des digressions informatives, des haltes, elles ont ici une force propulsive : le mouvement du discours est dans la mйtaphore renouvelйe qui dit toujours le rien de la Dйrive. Et l'histoire elle-mкme, oщ est-elle? Est-ce l'histoire d'un amour malheureux? L'odyssйe d'une вme expatriйe, le rйcit feutrй, allusif, d'une [186] dйbauche а l'orientale? Le derviche Hassan-Effendi interroge : «Nous direz-vous, Arif ou Loti, qui vous кtes et ce que vous кtes venu faire parmi nous? » II n'y a pas de rйponse : le voyage le sйjour turc de Loti - est sans mobile et sans fin, il n'a ni pourquoi ni pour quoi; il n'appartient а aucune dйtermination, а aucune tйlйologie : quelque chose qui est trиs souvent du pur signifiant a йtй йnoncй - et le signifiant n'est jamais dйmodй(1).
1. Ce texte a servi de prйface (en italien) а Aziyadй, Parme, Franco-Maria Ricci, 1971, coll. Morgana. Il a paru dans Critique, n° 297, fйvrier 1972.
1977