Barthes Essais critiques


Roland Barthes

Essais critiques

(1964)

AVANT-PROPOS

1971

Les Essais critiques datent de 1964 (et de toute manière, certains des articles qui entrent dans ce recueil remontent jusqu'à 1954). Je suis en 1971. Il est donc fatal de se poser ici la question du temps (le « temps », c'est la forme timide, étouffée, de l'Histoire, pour autant que nous n'en comprenions pas le sens).

On le sait, depuis quelques années, un mouvement de recherche, de combat aussi, s'est développé en France autour de la notion de signe, de sa description et de son procès ; qu'on appelle ce mouvement sémiologie, structuralisme, sémanalyse ou analyse textuelle, peu importe : de toute manière, personne n'est content de ces mots, les uns parce qu'ils n'y voient qu'une mode, les autres un usage trop étendu et corrompu; pour ma part, je garderai le mot de « sémiologie », sans esprit de particularité et pour dénoter commodément l'ensemble d'un travail théorique varié. Or si j'avais à faire une brève revue de la sémiologie française, je n'essaierais pas de lui trouver une borne originaire ; fidèle à une recommandation de Lucien Febvre (dans un article sur la périodisation en Histoire), je lui chercherais plutôt un repère central, d'où le mouvement puisse sembler irradier avant et après. Pour la sémiologie, cette date est 1966; on peut dire que, tout au moins au niveau parisien, il y eut cette année-là un grand brassage, et probablement décisif, des thèmes les plus aigus de la recherche : cette mutation est bien figurée par l'apparition (en 1966) de la jeune revue les Cahiers pour l'Analyse, où l'on trouve présents le thème sémiologique, le thème lacanien et le thème althussérien; sont alors posés les problèmes sérieux dont nous débattons encore : la jonction du marxisme et de la psychanalyse, le rapport nouveau du sujet parlant et de l'histoire, la substitution théorique et polémique du texte à l'œuvre. C'est bien à ce moment-là que s'accomplit une première diffraction du projet sémiologique, un procès de la notion de signe, qu'en ses [7] débuts ce projet prenait un peu trop naïvement à son compte : procès marqué dès 1967 par les livres de Derrida, l'action de Tel Quel, le travail de Julia Kristeva.

Antérieurs à ce coude, les Essais critiques appartiennent donc à la montée de la sémiologie. Cela ne veut pas dire, à mon sens, que ce livre doive être consulté d'une façon purement diachronique, c'est-à-dire sensée (en le dotant d'un sens, d'une intelligibilité historique). Tout d'abord, au niveau du livre lui-même, le pluriel est toujours là : tous ces textes sont polysémiques (comme l'était l'auteur en cette période - 1954-1964 - où il était engagé à la fois dans l'analyse littéraire, l'esquisse d'une science sémiologique et la défense de la théorie brechtienne de l'art) et l'assemblage en est rapsodique : dès le départ, aucune volonté de sens général, aucune envie d'assumer un « destin » intellectuel : seulement les éclats d'un travail progressif, souvent obscur à lui-même. Et puis, s'il est une chose, précisément, que le « structuralisme » nous a apprise, c'est que la lecture présente (et future) fait partie du livre passé : on peut espérer que ces textes seront déformés par le regard nouveau que d'autres pourront porter sur eux; que, d'une façon encore plus précise, ils se prêteront à ce que l'on pourrait appeler une collusion de langages; que le langage de la dernière avant-garde pourra leur donner un sens nouveau, qui, de toute façon (par simple vocation plurielle), était déjà le leur; en un mot, qu'ils pourront être pris dans un mouvement de traduction (le signe n'est rien d'autre que traductible). Enfin, quant à l'avenir, il faut se rappeler que le mouvement du temps culturel n'est pas linéaire : certes, des thèmes peuvent tomber définitivement dans le démodé ; mais d'autres, apparemment amortis, peuvent revenir sur la scène des langages : je suis persuadé, que Brecht, par exemple, qui est présent dans ce recueil mais qui semble avoir disparu du champ de l'avant-garde, n'a pas dit son dernier mot : il reviendra, non certes tel que nous l'avons découvert au début des Essais Critiques, mais si je puis dire, en spirale : c'était la belle image de l'Histoire proposée par Vico (reprendre l'Histoire sans la répéter, sans la ressasser), et c'est sous la protection de cette image que je veux placer la nouvelle édition de ce livre.

R.B.

Septembre 1971

PREFACE

En rassemblant ici des textes qui ont paru comme préfaces ou articles depuis environ dix ans, celui qui les a écrits voudrait bien s'expliquer sur le temps et l'existence qui les ont produits, mais il ne le peut : il craint trop que le rétrospectif ne soit jamais qu'une catégorie de la mauvaise foi. Écrire ne peut aller sans se taire; écrire, c'est, d'une certaine façon, se faire « silencieux comme un mort », devenir l'homme à qui est refusée la dernière réplique; écrire, c'est offrir dès le premier moment cette dernière réplique à l'autre.

La rai son en est que le sens d'une auvre (ou d'un texte) ne peut se faire seul; l'auteur ne produit jamais que des présomptions de sens, des formes, si l'on veut, et c'est le monde qui les remplit. Tous les textes qui sont donnés ici sont comme les maillons d'une chaîne de sens, mais cette chaîne est flottante. Qui pourrait la fixer, lui donner un signifié sûr? Le temps peut-être : rassembler des textes anciens dans un livre nouveau, c'est vouloir interroger le temps, le solliciter de donner sa réponse aux fragments qui viennent du passé; mais le temps est double, temps de l'écriture et temps de la mémoire, et cette duplicité appelle à son tour un sens suivant : le temps lui-même est une forme. Je puis bien parler aujourd'hui le brechtisme ou le nouveau roman (puisque ces mouvements occupent le premier cours de ces Essais) en termes sémantiques (puisque c'est là mon langage actuel) et tenter de justifier ainsi un certain itinéraire de mon époque ou de moi-même, lui donner l'allure d'un destin intelligible, je n'empêcherai jamais que ce langage panoramique ne fuisse être saisi par le mot d'un autre - et cet autre sera peut-être mot-même. Il y a mu circularité infinie des langages : voici un mince segment du cercle.

Ceci est pour dire que, même si par fonction il parle du langage des autres au point de vouloir apparemment (et parfois abusivement) le conclure, le critique, pas plus que l'écrivain, n'a jamais le dernier mot. Bien plus, ce mutisme final qui forme leur condition commune, c'est lui qui dévoile l'identité véritable du critique : le critique est un écrivain. [9]

C'est là une prétention d'itrt, non de valeur; le critique ne demande pas qu'on lui concède une « vision » ou un « style », mais seulement qu'on lui reconnaisse le droit à une certaine parole, qui est la parole indirecte.

Ce qui est donné à qui se relit, ce n'est pas un sens, mais une infidélité, ou plutôt : le sens d'une infidélité. Ce sens, il faut toujours y revenir, c'est que l'écriture n'est jamais qu'un langage, un système formel (quelque vérité qui l'anime) ; à un certain moment (qui est peut-être celui de nos crises profondes, sans autre rapport avec ce que nous disons que d'en changer le rythme), ce langage peut toujours être parlé par un autre langage; écrire (tout au long du temps), c'est chercher à découvert le plus grand langage, celui qui est la forme de tous les autres. L'écrivain est un expérimentateur public : il varie ce qu'il recommence; obstiné et infidèle, il ne connaît qu'un art : celui du thème et des variations. Aux variations, les combats, les valeurs, les idéologies, le temps, l'avidité de vivre, de connaître, de participer, de parler, bref les contenus; mais au thème l'obstination des formes, la grande fonction signifiante de l'imaginaire, c'est-à-dire l'intelligence même du monde. Seulement, à l'opposé de ce qui se passe en musique, chacune des variations de l'écrivain est prise elle-même pour un thème solide, dont le sens serait immédiat et définitif. Cette méprise n'est pas légère, elle constitue la littérature même, et plus précisément ce dialogue infini de la critique et de l'auvre, qui fait que le temps littéraire est à la fois le temps des auteurs qui avancent et le temps de la critique qui les reprend, moins pour donner un sens à l'auvre énigmatique que pour détruire ceux dont elle est tout de suite et à jamais encombrée.

Il y a peut-être une autre raison à l'infidélité de l'écrivain : c'est que l'écriture est une activité; du point de vue de celui qui écrit, elle s'épuise dans une suite d'opérations pratiques ; le temps de l'écrivain est un temps opératoire, et non un temps historique, il n'a qu'un rapport ambigu avec le temps évolutif des idées, dont il ne partage pas le mouvement. Le temps de l'écriture est en effet un temps défectif : écrire, c'est ou bien projeter ou bien terminer, mais jamais « exprimer »/ entre le commencement et la fin, il manque un maillon, qui pourrait cependant passer pour essentiel, celui de l'auvre elle-même; on écrit peut-être moins pour matérialiser une idée que pour épuiser une tâche qui porte en elle son propre bonheur. Il y a une sorte de vocation de l'écriture à la liquidation; et bien que le monde lui renvoie toujours son auvre comme un objet immobile, muni une foi s pour [10] tontes d'un sens stable, l'écrivain bà-même ne peut la vivre comme une fondation, mais plutôt comme un abandon nécessaire : le présent de l'écriture est déjà dupasse, son passé de l'antérieur très lointain; c'est pourtant au moment où il s'en détache « dogmatiquement » (par un refus d'hériter, a"être fidèle), que le monde demande à l'écrivain de soutenir la responsabilité de son auvre; car la moral» sociale exige de lui une fidélité aux contenus, alors qu'il ne connaît qu'une fidélité aux formes : ce qui le tient (à ses propres jeux) n'est pas ce qu'il a écrit, mais la décision, obstinée, de l'écrire.

Le texte matériel (le Livre) peut donc avoir, du point de vue de qui l'a écrit, un caractère inessentiel, et même dans une certaine mesure, inautbentique. Aussi voit-on souvent les auvre s, par une ruse fondamentale, n'être jamais que leur propre projet : l'ouvre s'écrit en cherchant l'auvre, et c'est lorsqu'elle commence fictivement qu'elle est terminée pratiquement. N'est-ce pas le sens du Temps Perdu que de présenter l'image d'un livre qui s'écrit tout seul en cherchant le Uvre ? Par une retorsion illogique du temps, l'auvre matérielle écrite par Proust occupe ainsi dans l'activité du Narrateur une place bizarrement intermédiaire, située entre une velléité (je veux écrire) et une décision (je vais écrire). C'est que le temps de l'écrivain n'est pas un temps diachronique, mais un temps épique; sans présent et sans passé, il est tout entier livré à un emportement, dont le but, s'il pouvait être connu, paraîtrait aussi irréel au-<yeux du monde que l'étaient les romans de chevalerie aux yeux des contemporains de don Quichotte. C'est pourquoi aussi ce temps actif de l'écriture se développe très en defà de ce qu'on appelle communément un itinéraire (don Quichotte n'en avait pas, lui qui, pourtant, poursuivait toujours la mime chose). Seul, en effet, l'homme épique, l'homme de la maison et des voyages, de l'amour et des amours, peut nous représenter une infidélité aussi fidèle.

Un ami vient de perdre quelqu'un qu'il aime et je veux lui dire ma compassion. Je me mets alors à lui écrire spontanément une lettre. Cependant les mots que je trouve ne me satisfont pas : ce sont des « phrases » : je fais des « phrases » avec le plus aimant de moi-même; je me dis alors que le message que je veux faire parvenir à cet ami, et qui est ma compassion [11] même, pourrait en somme se réduire à un simple mot : Condoléances. Cependant la fin même de la communication s'y oppose, car et serait là un message froid, et par conséquent inversé, puisque ce que je veux communiquer, c'est la chaleur même de ma compassion. J'en conclus que pour redresser mon message (c'est-à-dire en somme pour qu'il soit exact), il faut non seulement que je le varie, mais encore que cette variation soit originale et comme inventée.

On reconnaîtra dans cette suite fatale de contraintes la littérature elle-même (que mon message final s'efforce d'échapper à la « littérature » n'est qu'une variation ultime, une ruse de la littérature). Comme ma lettre de condoléances, tout écrit ne devient ceuvre que lorsqu'il peut varier, dans certaines conditions, un message premier (qui est peut-être bien, lui aussi : j'aime, je souffre, je compatis). Ces conditions Je variations sont l'être de la littérature (ce que les formalistes russes appelaient la literaturnost, la « littératurité »), et tout comme ma lettre, elles ne peuvent finalement avoir trait qu'à /'originalité du second message. Ainsi, loin d'être une notion critique vulgaire (aujourd'hui inavouable), et à condition de la penser en termes informationnels (comme le langage actuel le permet), cette originalité est au contraire le fondement même de la littérature; car c'est seulement en me soumettant à sa loi que j'ai chance de communiquer avec exactitude ce que je veux dire; en littérature comme dans la communication privée, si je veux être le moins « faux », il faut que je sois le plus «. original », ou, si l'on préfère, le plus « indirect ».

La raison n'en est nullement qu'en étant orignal je me tiendrais au plus près d'une sorte de création inspirée, donnée comme une grâce pour garantir la vérité de ma parole : ce qui est spontané n'est pas forcément authentique. La raison en est que ce message premier qui devrait servir а dire immйdiatement ma peine, ce message pur qui voudrait dйnoter tout simplement ce qui est en moi, ce message est utopique; le langage des autres (et quel autre langage pourrait-il exister ?) me le renvoie non moins immйdiatement dйcorй, alourdi d'une infinitй de messages dont je ne veux pas. Ma parole ne peut sortir que d'une langue : cette vйritй saussurienne rйsonne ici bien au delа de la linguistique; en йcrivant simplement condolйances, ma compassion devient indiffйrence, et le mot m'affiche comme froidement respectueux d'un certain usage; en йcrivant dans un roman : longtemps je me suis couchй de bonne heure, si simple que soit l'йnoncй, l'auteur ne peut empкcher que la place de l'adverbe, l'emploi du Je, l'inauguration mime d'un discours qui va raconter, ou mieux encore [12] rйciter une certaine exploration du temps et de l'espace nocturnes, ne dйveloppent dйjа un message second, qui est une certaine littйrature.

Quiconque veut йcrire avec exactitude doit donc se porter aux frontiиres du langage, et c'est en cela qu'il йcrit vraiment pour les autres (car s'il ne se parlait qu'а lui-mкme, une sorte de nomenclature spontanйe de ses sentiments lui suffirait, puisque le sentiment est immйdiatement son propre nom). Toute propriйtй du langage йtant impossible, l'йcrivain et l'homme privй (quand il йcrit) sont condamnйs а varier d'emblйe leurs messages originels, et puisqu'elle est fatale, а choisir la meilleure connotation, celle dont l'indirect, parfois fort dйtournй, dйforme le moins possible, non pas ce qu'ils veulent dire, mais ce qu'ils veulent faire entendre; l'йcrivain (l'ami) est donc un homme pour qui parler, c'est immйdiatement йcouter sa propre parole; ainsi se constitue une parole reзue (bien qu'elle soit parole crййe), qui est la parole mкme de la littйrature. L'йcriture est en effet, а tous les niveaux, la parole de l'autre, et l'on peut voir dans ce renversement paradoxal le vйritable « don » de l'йcrivain; il faut mкme l'y voir, cette anticipation de la parole йtant le seul moment (tris fragile) oщ l'йcrivain (comme l'ami compatissant) peut faire comprendre qu'il regarde vers l'autre; car aucun message direct ne peut ensuite communiquer que l'on compatit, sauf а retomber dans les signes de la compassion : seule la forme permet d'йchapper а la dйrision des sentiments, parce qu'elle est la technique mime qui a pour fin de comprendre et de dominer le thйвtre du langage.

L'originalitй est donc le prix dont il faut payer l'espoir d'кtre accueilli (et non pas seulement compris) de qui vous lit. C'est lа me communication de luxe, beaucoup de dйtails йtant nйcessaires pour dire peu de choses avec exactitude, mais ce luxe est vital, car dиs que la communication est affective (c'est la disposition profonde de la littйrature), la banalitй lui devient la plus lourde des menaces. C'est parce qu'il y a une angoisse de la banalitй (angoisse, pour la littйrature, de sa propre mort) que la littйrature ne cesse de codifier, au grй de son histoire, ses informations secondes (sa connotation) et de les inscrire а l'intйrieur de certaines marges de sйcuritй. Aussi voit-on les йcoles et les йpoques fixer а la communication littйraire une %pne surveillйe, limitйe d'un cфtй par l'obligation d'un langage et variй » et Je l'autre par la clфture de cette variation, sous forme d'un corps reconnu de figures; cette syne - vitale - s'appelle la rhйtorique, dont la double fonction est d'йviter а la littйrature de se transformer en siffie de la banalitй (si elle йtait trop directe) et en signe de l'originalitй (si elle йtait trop indirecte). "Les frontiиres de la rhйtorique peuvent s'agrandir ou diminuer, du gongorisme а l'йcriture « blanche », mais il est sur que la rhйtorique, qui n'est rien d'autre que la technique de l'information exacte, est liйe non seulement а toute littйrature, mais encore а toute communicationi des lors qu'elle veut faire entendre а l'autre que nous le reconnaissons : la rhйtorique est la dimension amoureuse de l'йcriture.

Ct message originel qu'il faut varier pour le rendre exact n'est jamais que ce qui brыle en nous; il n'y a d'autre signifiй premier а l'ouvre littйraire qu'un certain dйsir : йcrire est un mode de l'Eros. Mais ce dйsir n'a d'abord а sa disposition qu'un langage pauvre et plat ; l'affectivitй qui est au fond de toute littйrature ne comporte qu'un nombre dйrisoirement rйduit de fonctions : Je dйsire, je souffre, je m'indigne, je conteste, j'aime, je veux кtre aimй, j'ai peur de mourir, c 'est avec cela qu'il faut faire une littйrature infinie. L,'affectivitй est banale, ou, si l'on veut, typique, et ceci commande tout l'кtre de la littйrature; car si le dйsir d'йcrire n'est que la constellation de quelques figures obstinйes, il n'est laissй а l'йcrivain qu'une activitй de variation et de combinaison : il n'y a jamais de crйateurs, rien que des combinateurs, et la littйrature est semblable au vaisseau Argo : le vaisseau Argo ne comportait - dans sa longue histoire - aucune crйation, rien que des combinaisons; accolйe а une fonction immobile, chaque piиce йtait cependant infiniment renouvelйe, sans que l'ensemble cessвt jamais d'кtre le vaisseau Argo.

Nul ne peut donc йcrire sans prendre parti passionnйment (quel que soit le dйtachement apparent de son message) sur tout ce qui va ou ne va pas dans le monde; les malheurs et les bonheurs humains, ce qu'ils soulиvent en nous, indignations, jugements, acceptations, rкves, dйsirs, angoisses, tout cela est la matiиre unique des signes, mais cette puissance qui nous paraоt d'abord inexprimable, tant elle est premiиre, cette puissance n'est tout de suite que du nommй. On en revient une fois de plus а la dure loi de la communication humaine : l'originel n'est lui-mкme que la plus plate des langues, et c'est par excиs de pauvretй, non de richesse, que nous parlons d'ineffable. Or c'est avec ce premier langage, ce nommй, ce trop-nommй, que la littйrature doit se dйbattre : la matiиre premiиre de la littйrature n'est pas l'innommable, mais bien au contraire le nommй; ceint qui veut йcrire doit savoir qu'il commence un long concubinage avec un langage oui est toujours antйrieur. L'йcrivain n'a donc nullement а [14] « arracher » un verbe au silence, comme il est dit dans de pieuses hagiographies littйraires, mais а l'inverse, et combien plus difficilement, plus cruellement et moins glorieusement, а dйtacher une parole seconde de l'engluement des paroles premiиres que lui fournissent le monde, l'histoire, son existence, bref un intelligible qui lui prйexiste, car il vient dans un monde plein de langage, et il n'est aucun rйel qui ne soit dйjа classй par les hommes : naоtre n'est rien d'autre que trouver ce code tout fait et devoir s'en accommoder. On entend souvent dire que l'art a pour charge «/'exprimer l'inexprimable : c'est le contraire qu'il faut dire (sans nulle intention de paradoxe) : toute la tвche de l'art est </'inexprimer l'exprimable, d'enlever а la langue du monde, qui est la pauvre et puissante langue des passions, une parole autre, une parole exacte.

S'il en йtait autrement, si l'йcrivain avait vraiment pour fonction de donner une premiиre voix а quelque chose «/'avant le langage, d'une part il ne pourrait faire parler qu'un infini ressassement, car l'imaginaire est pauvre (il ne s'enrichit que si l'on combine les figures qui le constituent, figures rares et maigres, pour torrentielles qu'elles paraissent а qui les vit), et d'autre part la littйrature n'aurait nul besoin de ce qui l'a pourtant toujours fondйe : une technique; il ne peut y avoir en effet une technique (un art) de la crйation, mais seulement de la variation et de l'agencement. Ainsi l'on voit les techniques de la littйrature, fort nombreuses au long de l'histoire (bien qu'elles aient йtй mal recensйes) s'employer toutes а distancer le nommable qu'elles sont condamnйes а doubler. Ces techniques sont, entre autres : la rhйtorique, qui est l'art de varier le banal par recours aux substitutions et aux dйplacements de sens; l'agencement, qui permet de donner а un message unique l'йtendue d'une infime pйripйtie (dans un roman, par exemple) ; J'irmif, qui fft Ja farare que /'auftur donne а son propre dйtachement; le fragment ou, si l'on prйfиre, la rйticence, qui permet de retenir le sens pour mieux le laisser fuser dans des directions ouvertes. Toutes ces techniques, issues de la nйcessitй, pour l'йcrivain, de partir d'un monde et d'un moi que le monde et le moi ont dйjа encombrйs d'un nom, visent а fonder un langage indirect, c'est-а-dire а la fois obstinй (pourvu d'un but) et dйtournй (acceptant des stations infiniment variйes). C'est lа, on l'a vu, une situation йpique; mais c'est aussi une situation « orphique » .• non parce qu'Orphйe « chante », mais parce que l'йcrivain et Orphйe sont tous deux frappйs d'une mime interdiction, qui fait leur « chant » : l'interdiction de se retourner sur ce qu'ils aiment.

M-me Verdurin ayant fait remarquer а Brichot qu'il abusait du Je dans sis articles de guerre, l'universitaire change tous ses Je en On, mais « on » n'empкchait pas le lecteur de voir que l'auteur parlait de lui et permit а l'auteur de ne plus cesser de parler de lui... toujours а l'abri du « on ». Grotesque, Brichot est tout de mкme l'йcrivain; toutes les catйgories personnelles que celui-ci manie, plus nombreuses que celles de la grammaire, ne sont jamais que des tentatives destinйes а donner а sa propre personne le statut d'un signe vйritable; le problиme, pour l'йcrivain, n'est en effet ni d'exprimer ni de masquer son Je (Brichot naпvement n'y arrivait pas et n'en avait d'ailleurs aucune envie), mais de /'abriter, c'est-а-dire а la fois de le prйmunir et de le loger. Or c'est en gйnйral а cette double nйcessitй que correspond la fondation d'un code : l'йcrivain ne tente jamais rien d'autre que de transformer son Je en fragment de code. Il faut ici, une fois de plus, entrer dans la technique du sens, et la linguistique, uni fois de plus, y aidera.

Jakobson, reprenant une expression de Peirce, voit dans le Je un symbole indiciel; comme symbole, le Je fait partie d'un code particulier, diffйrent d'une langue а l'autre (Je devient Ego, Ich, ou I, // sait les codes du latin, de l'allemand, de l'anglais) ; comme indice, il renvoie а une situation existentielle, celle du profйrant, qui est а la vйritй son seul sens, car Je est tout entier, mais aussi n'est rien d'autre que celui qui dit Je. En d'autres termes, Je ne peut кtre dйfini lexicalement (sauf а recourir а des expйdients tels que « premiиre personne du singulier »), et cependant il participe а un lexique (celui du franзais, par exemple) ; en lui, le message « chevauche » le code, c'est un shifter, un translateur; de tous les signes, c'est le plus difficile а manier, puisque l'enfant l'acquiert en dernier lieu et que l'aphasique le perd en premier.

Au degrй second, qui est toujours celui de la littйrature, l'йcrivain, devant Je, est dans la mкme situation que l'enfant ou l'aphasique, selon qu'il est romancier ou critique. Comme l'enfant qui dit son propre prйnom en parlant de lui, le romancier se dйsigne lui-mкme а travers une infinitй а» troisiиmes personnes; mais cette dйsignation n'est nullement un dйguisement, un» projection ou une distance (l'enfant ne se dйguise, ne se rкve ni ne s'йloigne) ; c'est au contraire une opйration immйdiate, menйe d'une fafon ouverte, impйrieuse (rien de plus clair que les On de Brichot), et [16] dont l'йcrivain a besoin pour se parler lui-mкiue а travers un message normal (et non plus « chevauchant »), issu pleinement du code des autres, en sorte qu'йcrire, loin de renvoyer а une « expression » de la subjectivitй, est au contraire l'acte mкme qui convertit le symbole indiciel (bвtard) en signe pur. La troisiиme personne n'est donc pas une ruse de la littйrature, c'en est l'acte d'institution prйalable а tout autre : йcrire, c'est dйcider de dire II (et le pouvoir). Ceci explique que lorsque l'йcrivain dit Je (cela arrive souvent), ce pronom n'a plus rien а voir avec un symbole indiciel, c'est une marque subtilement codйe : ce Je-/а n'est rien d'autre qu'un II au second degrй, un II retournй (comme le prouverait l'analyse du Je proitstien). Comme l'aphasique, le critique, lui, privй de tout pronom, ne peut plus parler qu'un discours trouй; incapable (ou dйdaigieux) de transformer le Je en signe, il ne lui reste plus qu'а le taire а travers une sorte de degrй %йro de la personne. Le Je du critique n'est donc jamais dans ce qu'il dit, mais dans ce qu'Une dit pas, ou plutфt dans le discontinu mкme qui marque tout discours critique; peut-кtre son existence est-elle trop forte pour qu'il la constitue en signe, mais а l'inverse peut-кtre est-elle aussi trop verbale, trop pйnйtrйe de culture, pour qu'il la laisse а l'йtat de symbole indiciel. Le critique serait celui qui ne peut produire le II du roman, mais qui ne peut non plus rejeter le Je dans la pure vie privйe, c'est-а-dire renoncer а йcrire : c'est un aphasique du Je, tandis que le reste de son langage subsiste, intact, marquй cependant par les infinis dйtours qu'imposй а la parole (comme dans le, cas de l'aphasique) le blocage constant d'un certain signe.

On pourrait mкme pousser la comparaison plus loin. Si le romancier, comme l'enfant, dйcide de codifier son Je sous la forme d'une troisiиme personne, c'est que ce Je n'a pas encore d'histoire, ou qu'on a dйcidй de ne pas lui en donner. Tout roman est une aurore, et c'est pour cela qu'il est, semble-t-il, la forme mкme du vouloir-йcrire. Car, de mкme qu'en parlant de lui а la troisiиme personne, l'enfant vit ce moment fragile oщ le langage adulte se prйsente а lui comme une institution parfaite qu'aucun symbole impur (mi-code, mi-message) ne vient encore corrompre ou inquiйter, de mкme, c'est pour rencontrer les autres que le Je du romancier vient s'abriter sous le II, c'est-а-dire sous un code plein, dans lequel l'existence ne chevauche pas encore le signe. A l'inverse, dans l'aphasie du critique а l'йgard du Je, s'investit une ombre du passй; son Je est trop lourd de temps pour qu'il puisse y renoncer et le donner au code plein d'autrui (faut-il rappeler que le roman proustien n'a йtй possible qu'une fois le temps levй?); faute de pouvoir abandonner cette face muette du symbole, c'est le symbole M-mtme, dans son entier, que le critique « oublie », tout comm* l'aphasique qui, lui aussi, ne peut dйtruire son langage que dans la mesure mSaie oщ ce langage a йtй. Ainsi, tandis que le romancier est l'homme qui parvient а infantiliser son Je au point de lui faire rejoindre le code adulte des autres, le critique est l'homme qui vieillit le sien, c'est-а-dire l'enferme, le prйserve et /'oublie, au point de le soustraire, intact et incommunicable, au code de la littйrature.

Ce qui marque le critique, c'est donc une pratique secrиte de l'indirect : pour rester secret, l'indirect doit ici s'abriter sous les figures mкmes du direct, de la transitivitй, du discours sur autrui. D'oщ un langage qui ne peut кtre reзu comme ambigu, rйticent, allusif ou dйnйgateur. Le critique est comme m logicien qui « remplirait » ses fonctions d'arguments vйri-diques et demanderait nйanmoins secrиtement qu'on prenne bien soin de n'apprйcier que la validitй de ses йquations, non leur vйritй, - tout en souhaitant, par une derniиre ruse silencieuse, que cette pure validitй fonctionne comme le signe mime de son existence.

Ilj a donc une certaine mйprise attachйe par structure а l'auvre critique, mais cette mйprise ne peut (tre dйnoncйe dans le langage critique lui-mкme, car cette dйnonciation constituerait une nouvelle forme directe, c'est-а-dire un masque supplйmentaire; pour que le cercle s'interrompe, pour que le critique parle de lui avec exactitude, il faudrait qu'il se transforme en romancier, c'est-а-dire substitue au faux direct dont il s'abrite, un indirect dйclarй, comme l'est celui de toutes les fictions.

C'est pourquoi, sans doute, le roman est toujours l'horizon du critique : le critique est celui qui va йcrire, et qui, semblable au Narrateur proustien, emplit cette attente d'une ovaire de surcroоt, qui se fait en se cherchant et dont la fonction est d'accomplir son projet d'йcrire tout en l'йludant. "Le critique est un йcrivain, mais un йcrivain en sursis; comme l'йcrivain, il voudrait bien que l'on croie moins а ce qu'il йcrit qu'а la dйcision qu'il a prise de l'йcrire; mais а l'inverse de l'йcrivain, il ne peut signet ce souhait : il reste condamnй а l'erreur - а la vйritй.

Dйcembre 1961.

LE MONDE-OBJET

II y a dans les musйes de Hollande un peut peintre qui mйriterait peut-кtre la renommйe littйraire de Vermeer de Delft. Saenre-dam n'a peint ni des visages ni des objets, mais surtout l'intйrieur d'йglises vides, rйduites au veloutй beige et inoffensif d'une glace а la noisette. Ces йglises, oщ l'on ne voit que des pans de bois et de chaux, sont dйpeuplйes sans recours, et cette nйgation-lа va autrement loin que la dйvastation des idoles. Jamais le nйant n'a йtй si sыr. Ce Saenredam aux surfaces sucrйes et obstinйes, rйcuse tranquillement le surpeuplement italien des statues, aussi bien que l'horreur du vide professйe par les autres peintres hollandais. Saenredam est а peu prиs un peintre de l'absurde, il a accompli un йtat privatif du sujet, plus insidieux que les dislocations de la peinture moderne. Peindre avec amour des surfaces insignifiantes et ne peindre que cela, c'est dйjа une esthйtique trиs moderne du silence.

Saenredam est un paradoxe : il fait sentir par antithиse la nature de la peinture hollandaise classique, qui, elle, n'a nettoyй proprement la religion que pour йtablir а sa place l'homme et son empire des choses. Lа oщ dominait la Vierge et ses escaliers d'anges, l'homme s'installe, les pieds sur les mille objets de la vie quotidienne, entourй triomphalement de ses usages. Le voilа donc au sommet de l'histoire, ne connaissant d'autre destin qu'une appropriation progressive de la matiиre. Plus de limites а cette humanisation, et surtout pas l'horizon : voyez les grandes marines hollandaises (de Cappelle ou de Van de Venne); les navires craquent de monde ou d'objets, l'eau est un sol, on y marcherait, la mer est entiиrement urbanisйe. Un vaisseau est-il en danger? c'est tout prиs d'un rivage couvert d'hommes et de secours, l'humain est ici une vertu du nombre. On dirait que le destin du paysage [19] hollandais, c'est de se noircir d'hommes, c'est de passer d'un infini d'йlйments а la plйnitude du cadastre humain. Ce canal, ce moulin, ces arbres, ces oiseaux (d'Essaias van de Velde) sont liйs par un bac chargй d'hommes; la barque alourdie, grosse de tout son monde, joint les deux rives et ferme ainsi le mouvement des arbres et des eaux par l'intention d'un mobile humain qui repousse ces forces de nature au rang d'objets, et fait de la crйation un usage. Dans la saison qui se refuse le plus aux hommes, dans l'un de ces hivers farouches dont nous parle seulement l'histoire, Ruysdael dispose tout de mкme un pont, une maison, un homme cheminant; ce n'est pas encore la premiиre petite pluie chaude du printemps, et pourtant cet homme qui marche, c'est vraiment le grain qui monte, c'est l'homme lui-mкme, c'est l'homme seul qui germe, tкtu, au fond de cette grande nappe bistrйe.

Voilа donc les hommes s'йcrivant eux-mкmes sur l'espace, le couvrant aussitфt de gestes familiers, de souvenirs, d'usages et d'intentions. Ils s'y installent au grй d'un sentier, d'un moulin, d'un canal gelй, ils y placent, dиs qu'ils peuvent, leurs objets comme dans une chambre; tout en eux tend vers l'habitat et rien d'autre : c'est leur ciel. On a dit (et bien dit) la puissance domiciliaire du bateau hollandais; ferme, bien pontй, concave, ovoпde mкme, il est plein, et fait surgir le bonheur de cette absence de vide. Voyez la nature morte hollandaise : l'objet n'est jamais seul, et jamais privilйgiй; il est lа, et c'est tout, au milieu de beaucoup d'autres, peint entre deux usages, faisant partie du dйsordre des mouvements qui l'ont saisi, puis rejetй, en un mot utilitй. Des objets, il y en a dans tous les plans, sur les tables, aux murs, par terre : des pots, des pichets renversйs, des corbeilles а la dйbandade, des lйgumes, du gibier, des jattes, des coquilles d'huоtres, des verres, des berceaux. Tout cela, c'est l'espace de l'homme, il s'y mesure et dйtermine son humanitй а partir du souvenir de ses gestes : son temps est couvert d'usages, il n'y a pas d'autre autoritй dans sa vie que celle qu'il imprime а l'inerte en le formant et en le manipulant.

Cet univers de la fabrication exclut йvidemment toute terreur et aussi tout style. Le souci des peintres hollandais, ce n'est pas de dйbarrasser l'objet de ses qualitйs pour libйrer son essence, [20] mais bien au contraire d'accumuler les vibrations secondes de l'apparence, car il faut incorporer а l'espace humain, des couches d'air, des surfaces, et non des formes ou des idйes. La seule issue logique d'une telle peinture, c'est de revкtir la matiиre d'une sorte de glacis le long de quoi l'homme puisse se mouvoir sans briser la valeur d'usage de l'objet. Des peintres de natures mortes comme van de Velde ou Heda, n'ont eu de cesse d'approcher la qualitй la plus superficielle de la matiиre : la luisance. Huоtres, pulpes de citrons, verres йpais contenant un vin sombre, longues pipes en terre blanche, marrons brillants, faпences, coupes en mйtal bruni, trois grains de raisin, quelle peut кtre la justification d'un tel assemblage, sinon de lubrifier le regard de l'homme au milieu de son domaine, et de faire glisser sa course quotidienne le long d'objets dont l'йnigme est dissoute et qui ne sont plus rien que des surfaces faciles?

L'ttsage d'un objet ne peut qu'aider а dissiper sa forme capitale et surenchйrir au contraire sur ses attributs. D'autres arts, d'autres йpoques ont pu poursuivre, sous le nom de style, la maigreur essentielle des choses; ici, rien de tel, chaque objet est accompagnй de ses adjectifs, la substance est enfouie sous ses mille et mille qualitйs, l'homme n'affronte jamais l'objet qui lui reste prudemment asservi par tout cela mкme qu'il est chargй de lui fournir. Qu'ai-je besoin de la forme principielle du citron? Ce qu'il faut а mon humanitй toute empirique, c'est un citron dressй-pour l'usage, а demi pelй, а demi coupй, moitiй citron, moitiй fraоcheur, saisi au moment prйcieux oщ il йchange le scandale de son ellipse parfaite et inutile, contre la premiиre de ses qualitйs йconomiques, п'astringence. L'objet est toujours ouvert, йtalй, accompagnй, jusqu'а ce qu'il se soit dйtruit comme substance close, et monnayй dans toutes les vertus d'usage que l'homme sait faire surgir de la matiиre tкtue. Je vois moins dans les « cuisines » hollandaises (celle de Buelkelaer, par exemple), la complaisance d'un peuple pour son bien-manger (ceci serait plus belge que hollandais; des patriciens comme Ruyter et Tromp ne mangeaient de viande qu'une fois par semaine), qu'une suite d'explications sur l'ustmsilitй des» aliments : les unitйs de la nourriture sont toujours dйtruites comme natures mortes, et restituйes comme moments d'un temps domestique; ici, c'est la verdeur crissante des concombres, Ы, [21] c'est la blancheur des volailles plumйes, partout l'objet prйsente а l'homme sa face d'usage, et non sa forme principielle. Autre-ment dit, il n'y a jamais ici un йtat gйnйrique de l'objet, mais seulement des йtats qualifiйs.

Voilа donc un vйritable transfert de l'objet, qui n'a plus d'essence, et se rйfugie entiиrement dans ses attributs. On ne peut imaginer asservissement plus complet des choses. Toute la ville d'Amsterdam elle-mкme semble avoir йtй construite en vue de cet apprivoisement : il y a ici bien peu de matйriaux qui ne soient annexйs а l'empire des marchandises. Par exemple, des gravats dans un coin de chantier ou sur le bord d'une gare, rien de plus innommable; ce n'est pas un objet, c'est un йlйment. Voyez а Amsterdam ces mкmes gravats engrillйs et chargйs sur un chaland, conduits le long des canaux; ce seront des objets aussi bien dйfinis que des fromages, des caisses de sucre, des bonbonnes ou des pousses de sapin. Ajoutez au mouvement de l'eau qui transporte, le plan vertical des maisons qui retiennent, absorbent, entreposent ou restituent la marchandise : tout ce concert de poulies, de courses et de transbordements opиre une mobilisation permanente des matйriaux les plus informes. Chaque maison, йtroite, plate, lйgиrement penchйe comme pour aller au-devant de la marchandise, s'йpure brusquement vers le haut : il n'y a plus, dressйe contre le ciel, qu'une sorte de bouche mystique, qui est le grenier, comme si tout l'habitat humain n'йtait que la voie ascendante de l'entre-po sиment, ce grand geste ancestral des animaux et des enfants. La ville йtant construite sur l'eau, il n'y a pas de caves, tout est montй au grenier par l'extйrieur, l'objet chemine dans tous les horizons, il glisse sur le plan des eaux et sur celui des murs, c'est lui qui йtale l'espace.

Cette mobilitй de l'objet suffit presque а le constituer. D'oщ le pouvoir de dйfinition attachй а tous ces canaux hollandais. Il y a lа, de toute йvidence, un complexe eau-marchandise; c'est l'eau qui fait l'objet, en lui donnant toutes les nuances d'une mobilitй paisible, plane pourrait-on dire, liant des rйserves, procйdant sans а-coups aux йchanges, et faisant de la ville un cadastre de biens agiles. Il faut voir les canaux d'un autre petit peintre, Berckheyde, qui n'a peint а peu prиs que cette circulation йgale de la propriйtй : tout est pour l'objet voie de procession; tel point [22] de quai est un reposoir de barils, de bois, de bвches; l'homme n'a qu'а basculer ou hisser, l'espace, bonne bкte, fait le reste, il йloigne, rapproche, trie les choses, les distribue, les reprend, semble n'avoir d'autre fin que d'accomplir le projet de mouvement de toutes ces choses, sйparйes de la madиre par la pellicule ferme et huilйe de l'usage; tous les objets sont ici prйparйs pour la manipulation, ils ont tous le dйtachement et la densitй des fromages hollandais, ronds, prйhensibles, vernissйs.

Cette division est la pointe extrкme du concret, et je ne vois qu'une њuvre franзaise qui puisse prйtendre йgaler son pouvoir йnumйratif а celui des canaux hollandais, c'est notre Code civil. Voyez la liste des biens meubles et immeubles : « les pigeons des colombiers, les lapins des garennes, les ruches а miel, les poissons des йtangs, les pressoirs, chaudiиres, alambics, les pailles et engrais, les tapisseries, les glaces, les livres et mйdailles, le linge, les armes, les grains, les vins, les foins », etc. N'est-ce pas exactement l'univers du tableau hollandais ? Il y a, ici comme lа, un nominalisme triomphant, qui se suffit а lui-mкme. Toute dйfinition et toute manipulation de la propriйtй produisent un art du Catalogue, c'est-а-dire du concret mкme, divisй, numйrable, mobile. Les scиnes hollandaises exigent une lecture progressive et complиte; il faut commencer par un bord et finir par l'autre, parcourir le tableau а la faзon d'un compte, ne pas oublier tel coin, telle marge, tel lointain, oщ s'inscrit encore un objet nouveau, bien fini, et qui ajoute son unitй а cette pesйe patiente de la propriйtй ou de la marchandise.

S'appliquant aux groupes sociaux les plus bas (aux yeux de l'йpoque), ce pouvoir йnumйratif constitue certains hommes en objets. Les paysans de Van Ostade ou les patineurs d'Averkamp n'ont droit qu'а l'existence du nombre, et les scиnes qui les rassemblent doivent se lire, non comme un gestuaire pleinement humain, mais plutфt comme le catalogue anecdotique qui divise et aligne, en les variant, les йlйments d'une prйhumanitй; il faut dйchiffrer cela comme on lit un rйbus. C'est qu'il existe nettement, dans la peinture hollandaise, deux anthropologies, aussi bien sйparйes que les classes zoologiques de Linnй. Par un fait exprиs, le mot « classe » sert aux deux notions : il y a la classe patricienne (homopatriаus), et la classe paysanne ('bornapaganicus), et chaque classe rassemble les humains, non seulement de mкme condition sociale, mais aussi de mкme morphologie.

Les paysans de Van Ostade ont des faces avortйes, semi-crййes, informes; on dirait des crйatures inachevйes, des йbauches d'hommes, fixйes а un stade antйrieur de la gйnйtique humaine. Les enfants mкmes n'ont ni вge, ni sexe, on les nomme seulement par leur taille. Comme le singe est sйparй de l'homme, le paysan est ici йloignй du bourgeois, dans la mesure mкme oщ il est dйpourvu des caractиres ultimes de l'humanitй, ceux de la personne. Cette sous-classe d'hommes n'est jamais saisie frontalement, ce qui supposerait qu'elle dispose au moins d'un regard : ce privilиge est rйservй au patricien ou au bovidй, l'animal-totem et nourricier de la nation hollandaise Ces paysans n'ont en haut du corps qu'un effort de visage, la face est а peine constituйe, le bas est toujours dйvorй par une sorte de plongйe ou au contraire de dйtournement; c'est une prйhumanitй indйcise qui dйborde l'espace а la faзon d'objets douйs supplйmentairement d'un pouvoir d'ivresse ou d'hilaritй.

Posez en face, maintenant, le jeune patricien, figй dans sa proposition de dieu inactif (notamment ceux de Verspronck). C'est une ultra-personne, pourvue des signes extrкmes de l'humanitй. Autant le visage paysan est laissй en deза de la crйation, autant le visage patricien est amenй au degrй ultime de l'identitй. Cette classe zoologique de grands bourgeois hollandais possиde en propre sa complexion : les cheveux chвtains, les yeux bruns, prune plutфt, une carnation saumonйe, le nez assez fort, des lиvres un peu rouges et molles, tout un cфtй d'ombre fragile aux points offerts du visage. Pas ou peu de portraits de femmes, sauf comme rйgentes d'hospices, comptables d'argent et non de voluptйs. La femme n'est donnйe que dans son rфle instrumental, comme fonctionnaire de la charitй ou gardienne d'une йconomie domestique. C'est l'homme, et l'homme seul, qui est humain. Aussi toute cette peinture hollandaise, ces natures mortes, ces marines, ces scиnes paysannes, ces rйgentes, se couronnent-elles d'une iconographie purement masculine, dont l'expression obsessionnelle est le Tableau de Corporation.

Les « Doelen » (les « Corporations ») sont si nombreuses, qu'il faut йvidemment flairer ici le mythe. Les Doelen, c'est un peu [24] comme les Vierges italiennes, les йphиbes grecs, les pharaons йgyptiens ou les fugues allemandes, un thиme classique qui dйsigne а l'artiste les limites de la nature. Et de mкme que toutes les vierges, tous les йphиbes, tous les pharaons et toutes les fugues se ressemblent un peu, tous les visages de Doelen sont isomorphes. On a ici, une fois de plus, la preuve que le visage est un signe social, qu'il y a une histoire possible des visages, et que le produit le plus direct de la nature est lui aussi soumis au devenir et а la signification, tout comme les institutions les mieux socialisйes.

Une chose frappe dans les tableaux de corporations : la grosseur des tкtes, l'йclairement, la vйritй excessive de la face. Le visage devient une sorte de fleur surnourrie, amenйe а sa perfection par un forcing savant. Tous ces visages sont traitйs comme unitйs d'une mкme espиce vйgйtale, combinant la ressemblance gйnйrique et l'identitй de l'individu. Ce sont de grosses fleurs carnйes (chez Hais) ou des nйbuleuses fauves (chez Rembrandt), mais cette universalitй n'a rien а voir avec la neutralitй glabre des visages primitifs, entiиrement disponibles, prкts а recevoir les signes de l'вme, et non ceux de la personne : douleur, joie, piйtй et pitiй, toute une iconographie dйsincarnйe des passions. La ressemblance des tкtes mйdiйvales est d'ordre ontologique, celle des visages de Doelen est d'ordre gйnйsique. Une classe sociale, dйfinie sans ambiguпtй par son йconomie, puisque c'est prйcisйment l'unitй de la fonction commerзante qui justifie ces tableaux de corporations, est ici prйsentйe sous son aspect anthropologique, et cet aspect ne tient pas aux caractиres secondaires de la physionomie : ce n'est point par leur sйrieux ou leur positif que ces tиtes se ressemblent, contrairement aux portraits du rйalisme socialiste, par exemple, qui unifient la reprйsentation des ouvriers sous un mкme signe de virilitй et de tension (c'est lа le procйdй d'un art primitif). La matrice du visage humain n'est pas ici d'ordre йthique, elle est d'ordre charnel, elle est faite non d'une communautй d'intentions, mais d'une identitй de sang et d'aliments, elle se forme au terme d'une longue sйdimentation qui a accumulй а l'intйrieur d'une classe tous les caractиres de la particularitй sociale : вge, carrure, morphologie, rides, vйnules identiques, c'est l'ordre mкme de la biologie qui retire la caste patricienne de la matiиre usuelle (choses, paysans, paysages) et l'enferme dans son autoritй. [25]

Entiиrement identifiйs par leur hйrйditй sociale, ces visages hollandais ne sont engagйs dans aucune de ces aventures viscйrales qui ravagent les figures et exposent un corps dans son dйnuement d'une minute. Qu'ont-ils а faire du temps des passions? Ils ont celui de la biologie; leur chair n'a pas besoin, pour exister, d'attendre ou de supporter l'йvйnement; c'est le sang qui la fait кtre et s'imposer; la passion serait inutile, elle n'ajouterait rien а l'existence. Voyez l'exception : le David de Rembrandt ne pleure pas, il s'envoile а demi la tкte dans un rideau; fermer les paupiиres, c'est fermer le monde, et il n'y a pas dans toute la peinture hollandaise de scиne plus aberrante. C'est qu'ici l'homme est pourvu d'une qualitй adjective, il passe de l'кtre а l'avoir, il rejoint une humanitй en proie а autre chose. La peinture prйalablement dйsencadrйe - c'est-а-dire observйe d'une zone situйe en deза de ses rиgles techniques ou esthйtiques, - il n'y a aucune diffйrence entre une pietа larmoyante du xve siиcle et tel Lйnine combatif de l'imagerie soviйtique; car ici comme lа, c'est un attribut qui est livrй, ce n'est pas une identitй. C'est exactement l'inverse du petit cosmos hollandais, oщ les objets n'existent que par leurs qualitйs, alors que l'homme, et l'homme seul, possиde l'existence toute nue. Monde substantif de l'homme, monde adjectif des choses, tel est l'ordre d'une crйation vouйe au bonheur.

Qu'est-ce donc qui signale ces hommes au sommet de leur empire ? C'est le numen. On sait que le numen antique йtait ce simple geste par lequel la divinitй signifiait sa dйcision, disposant de la destinйe humaine par une sorte d'infra-langage fait d'une pure dйmonstration. La toute-puissance ne parle pas (peut-кtre parce qu'elle ne pense pas), elle se contente du geste, et mкme d'un demi-geste, d'une intention de geste, vite absorbйe dans la sйrйnitй paresseuse du Maоtre. Le prototype moderne du numen pourrait кtre cette tension retenue, mкlйe de lassitude et de confiance, par laquelle le Dieu de Michel-Ange se sйpare d'Adam aprиs l'avoir crйй, et d'un geste suspendu lui assigne sa prochaine humanitй. Chaque fois que la classe des Maоtres est reprйsentйe, elle doit nйcessairement exposer son numen, faute de quoi la peinture ne serait pas intelligible. Voyez l'hagiographie impйriale : Napolйon y est un personnage purement numineux, irrйel par la convention mкme de son geste. D'abord ce geste existe toujours : l'Empereur [26] n'est jamais saisi а vide; il montre ou signifie ou agit. Mais ce geste n'a rien d'humain; ce n'est pas celui de l'ouvrier, de l'hoaiofaber, dont le mouvement tout usuel va jusqu'au bout de lui-mкme а la recherche de son propre effet; c'est un geste immobilisй dans le moment le moins stable de sa course; c'est l'idйe de la puissance, non son йpaisseur, qui est ainsi йternisйe. La main qui se lиve un peu, ou s'appuie mollement, la suspension mкme du mouvement, produisent la fantasmagorie d'un pouvoir йtranger а l'homme. Le geste crйe, il n'accomplit pas, et par consйquent son amorce importe plus que sa course. Voyez la bataille d'Eylau (peinture а dйsencadrer s'il en fut) : quelle diffйrence de densitй entre les gestes excessifs des simples humains, ici criant, lа entourant un blessй de deux bras fortement nouйs, lа encore caracolant avec emphase, et l'empвtement cireux de l'Empereur-Dieu, entourй d'un air immobile, levant une main grosse de toutes les significations simultanйes, dйsignant tout et rien, crйant d'une mollesse terrible un avenu d'actes inconnus. On peut voir dans ce tableau exemplaire k faзon mкme dont est constituй le numen : il sigpifie le mouvement infini, et en mкme temps ne l'accomplit pas, йternisant seulement l'idйe du pouvoir, et non sa pвte mкme. C'est un geste embaumй, un geste fixй au plus fragile de sa fatigue, imposant а l'homme qui le contemple et le subit, la plйnitude d'une puissance intelligible.

Naturellement, ces marchands, ces .bourgeois hollandais, assemblйs en banquets ou rйunis autour d'une table pour faire leurs comptes, cette classe, а k fois zoologique et sociale, n'a pas le numen guerrier. Par quoi donc impose-t-elle son irrйalitй? par le regard. C'est le regard qui est numen ici, c'est lui qui trouble, intimide et fait de l'homme le terme ultime d'un problиme. A^t-on pensй а ce qui arrive quand un portrait vous regarde en face? Sans doute ce n'est pas lа une particularitй hollandaise. Mais ici, le regard est collectif; ces hommes, ces rйgentes mкme, virilisйes par l'вge et k fonction, tous ces patriciens posent а plein sur vous leur visage lisse et nu. Ils sont moins rйunis pour compter leurs sous - qu'ils ne comptent guиre, malgrй la table, le registre et le rouleau d'or, - ou pour manger les victuailles - malgrй l'abondance, - que pour vous regarder et vous signifier par k une existence et une autoritй au-delа desquelles il ne vous est plus possible de remonter. Leur regard, c'est leur preuve et c'est la [27] vфtre. Voyez les drapiers de Rembrandt : l'un mкme se lиve pour mieux vous considйrer. Vous passez а l'йtat de rapport, vous кtes dйterminй comme йlйment d'une humanitй vouйe а participer а un numm issu enfin de l'homme et non du dieu. Ce regard sans tristesse et sans cruautй, ce regard sans adjectif et qui n'est que pleinement regard, ne vous juge ni ne vous appelle; il vous pose, il vous implique, il vous fait exister. Mais ce geste crйateur est sans fin; vous naissez а l'infini, vous кtes soutenu, portй au bout d'un mouvement qui n'est que source et paraоt dans un йtat йternel de suspension. Dieu, l'Empereur avaient le pouvoir de la main, l'homme a le regard. Un regard qui dure, c'est toute l'histoire amenйe а la grandeur de son propre mystиre.

C'est parce que le regard des Doelen institue un dernier suspens de l'histoire, prйsent au sommet du bonheur social, que la peinture hollandaise n'est pas repue, et que son caractиre de classe se couronne malgrй tout de quelque chose qui appartient aussi aux autres hommes. Que se passe-t-il quand les hommes sont heureux tout seuls ? Que reste-t-il alors de l'homme ? Les Doelen rйpondent : il reste un regard. Dans ce monde patricien parfaitement heureux, maоtre absolu de la matiиre et visiblement dйbarrassй de Dieu, le regard fait surgir une interrogation proprement humaine et propose une rйserve infinie de l'histoire. Il y a dans ces Doelen hollandaises le contraire mкme d'un art rйaliste. Regardez bien l'Atelier de Courbet; c'est toute une allйgorie : enfermй dans une piиce, le peintre peint un paysage qu'il ne voit pas, en tournant le dos а son modиle (nu), qui, lui, le regarde peindre. C'est-а-dire que le peintre s'installe dans un espace vidй prudemment de tout regard autre que le sien. Or, tout art qui n'a que deux dimensions, celle de l'њuvre et celle du spectateur, ne peut crйer qu'une platitude, puisqu'il n'est que la saisie d'un spectacle-vitrine par un peintre-voyeur. La profondeur ne naоt qu'au moment oщ le spectacle lui-mкme tourne lentement son ombre vers l'homme et commence а le regarder.

1953, Lettres nouvelles(1).

1. La date qui suit chaque texte est la date d'йcriture, non de parution.

LITTERATURE OBJECTIVE

OBJECTIF, 1VE (adj.) : Terme d'optique. Verre objectif, le verre d'une lunette destinй а кtre tourne du cфtй de l'objet qu'on veut voir (Littre).

Il y a actuellement sur le fronton de la gare Montparnasse une grande inscription au nйon : « Bons-Kilomиtres » dont quelques lettres sont rйguliиrement йteintes. Ce serait un bon objet pour Robbe-Grillet, un objet selon son cњur, que ce matйriau pourvu de points de dйlabrement qui peuvent mystйrieusement changer de place d'un jour а l'autre(1).

Les objets de ce genre, trиs йlaborйs et partiellement instables, sont nombreux dans l'њuvre de Robbe-Grillet. Ce sont en gйnйral des objets extraits du dйcor urbain (plans municipaux, panonceaux professionnels, avis postaux, disques de signalisation, grilles de pavillons, tabliers de pont), ou du dйcor quotidien (lunettes, interrupteurs, gommes, cafetiиres, mannequins de couturiиre, sandwiches prйfabriquйs). Les objets « naturels » sont rares (arbres de la Troisiиme Vision rйflйchie, bras de mer du Chemin du Retour(2)), soustraits d'ailleurs immйdiatement а la nature et а l'homme pour se constituer avant tout comme supports d'une rйflexion « optique ».

1. A propos de : A. Robbe-Grillet : Lu Gemmes (йd. de Minuit, 1953) et Tnis Virions rйflйchit* (Nouvelle N.R.F., avril 1954)

2. Texte extrait du Voyeur, alors inйdit.

Tous ces objets sont dйcrits avec une application en apparence peu proportionnйe а leur caractиre sinon insignifiant, du moins purement fonctionnel. Chez Robbe-Grillet, la description est toujours anthologique : elle saisit l'objet comme dans un miroir et le constitue devant nous en spectacle, c'est-а-dire qu'on lui donne le droit de prendre notre temps, sans souci des appels [29] que la dialectique du rйcit peut lancer а cet objet indiscret. L'objet teste lа, il a la mкme libertй d'йtalement qu'un portrait balzacien, sans en avoir pour autant la nйcessitй psychologique. Autre caractиre de cette description : elle n'est jamais allusive, elle dit tout, ne cherche pas, dans l'ensemble des lignes et des substances, tel attribut chargй de signifier йconomiquement la nature entiиre de l'objet (Racine : « Dans l'Orient dйsert, quel devint mon ennui », ou Hugo : « Londres, une rumeur sous une fumйe »). L'йcriture de Robbe-Grillet est sans alibi, sans йpaisseur et sans profondeur : elle reste а la surface de l'objet et la parcourt йgalement, sans privilйgier telle ou telle de ses qualitйs : c'est donc le contraire mкme d'une йcriture poйtique. Ici, le mot n'explose pas, il ne fouille pas, on ne lui donne pas pour fonction de surgir tout armй en face de l'objet pour chercher au cњur de sa substance un nom ambigu qui la rйsume : le langage n'est pas ici viol d'un abоme, mais йlon-gement а mкme une surface, il est chargй de « peindre » l'objet, c'est-а-dire de le caresser, de dйposer peu а peu le long de son espace toute une chaоne de noms progressifs, dont aucun ne doit l'йpuiser.

Il faut ici prendre garde que chez Robbe-Grillet, la minutie de la description n'a rien de commun avec l'application artisanale du romancier vйriste. Le rйalisme traditionnel additionne des qualitйs en fonction d'un jugement implicite : ses objets ont des formes, mais aussi des odeurs, des propriйtйs tactiles, des souvenirs, des analogies, bref ils fourmillent de significations; ils ont mille modes d'кtre perзus, et jamais impunйment, puisqu'ils entraоnent un mouvement humain de dйgoыt ou d'appйtit. En face de ce syncrйtisme sensoriel, а la fois anarchique et orientй, Robbe-Grillet impose un ordre unique de saisie : la vue. L'objet n'est plus ici un foyer de correspondances, un foisonnement de sensations et de symboles : il est seulement une rйsistance optique.

Cette promotion du visuel emporte de singuliиres consйquences : d'abord ceci, que l'objet de Robbe-Grillet n'est pas composй en profondeur; il ne protиge pas un cњur sous sa surface (et le rфle traditionnel du littйrateur a йtй jusqu'ici de voir, derriиre la surface, le secret des objets); non, ici l'objet n'existe pas au-delа de son phйnomиne; il n'est pas double, allйgorique; on ne peut mкme pas dire qu'il soit opaque, ce serait retrouver une nature dualiste. [30]

La minutie que Robbe-Grillet met а dйcrire l'objet n'a rien d'une approche tendancielle; elle fonde entiиrement l'objet, en sorte qu'une fois dйcrite son apparence, il soit йpuisй; si l'auteur le quitte, ce n'est pas par soumission а une mesure rhйtorique, c'est parce que l'objet n'a d'autre rйsistance que celle de ses surfaces, et que celles-ci parcourues, le langage doit se retirer d'un investissement qui ne pourrait кtre qu'йtranger а l'objet, de l'ordre de la poйsie ou de l'йloquence. Le silence de Robbe-Grillet sur le cњur romantique des choses n'est pas un silence allusif ou sacral, c'est un silence qui fonde irrйmйdiablement la limite de l'objet, non son au delа : tel quartier de tomate dйposй sur un sandwich d'Automatic et dйcrit selon la mйthode de Robbe-Grillet, constitue un objet sans hйrйditй, sans liaisons et sans rйfйrences, un objet tкtu, rigoureusement enfermй dans l'ordre de ses particules, suggestif de rien d'autre que de lui-mкme, et n'entraоnant pas son lecteur dans un ailleurs fonctionnel ou substantiel. « La condition de l'homme, c'est d'кtre lа. » Robbe-Grillet rappelait ce mot de Heidegger а propos de En attendant Codвt. Eh bien, les objets de Robbe-Grillet, eux aussi, sont faits pour кtre lа. Tout l'art de l'auteur, c'est de donner а l'objet un « кtre lа » et de lui фter un « кtre quelque chose ».

Donc, l'objet de Robbe-Grillet n'a ni fonction, ni substance. Ou plus exactement, l'une et l'autre sont absorbйes par la nature optique de l'objet. Pour la fonction, voici un exemple : le dоner de Dupont est prкt : du jambon. Tel serait du moins le signe suffisant de la fonction alimentaire. Mais Robbe-Grillet dit : « Sur la table de la cuisine, il y a trois minces tranches de jambon йtalйes dans une assiette blanche. » La fonction est ici traоtreusement dйbordйe par l'existence mкme de l'objet : la minceur, l'йtalement, la couleur fondent beaucoup moins un aliment qu'un espace complexe; et si l'objet est ici fonction de quelque chose, ce n'est pas de sa destination naturelle (кtre mangй), c'est d'un itinйraire visuel, celui du tueur dont la marche est passage d'objet en objet, de surface en surface. En fait, l'objet dйtient un pouvoir de mystification : sa nature technologique, si l'on veut, est toujours immйdiatement apparente, les sandwiches sont aliments, les gommes, instruments а effacer, et les ponts, matйriaux а franchir; l'objet n'est jamais insolite, il fait partie, а titre de fonction йvidente, [31] d'un dйcor urbain ou quotidien. Mais la description s'entкte au-delа : au moment oщ l'on s'attend а ce qu'elle cesse, ayant йpuisй l'ustensilitй de l'objet, elle tient а la faзon d'un point d'orgue lйgиrement intempestif, et transforme l'ustensile en espace : sa fonction n'йtait qu'illusoire, c'est son parcours optique qui est rйel : son humanitй commence au-delа de son usage.

Mкme dйtournement singulier de la substance. Il faut ici se rappeler que la « cйnesthйsie » de la matiиre est au fond de toute sensibilitй romantique (au sens large du mot). Jean-Pierre Richard l'a montrй а propos de Flaubert, et, pour d'autres йcrivains du xixe siиcle, dans un essai qui doit paraоtre bientфt (3). Chez l'йcrivain romantique, il est possible d'йtablir une thйmatique de la substance, dans la mesure prйcisйment oщ, pour lui, l'objet n'est pas optique, mais tactile, entraоnant ainsi son lecteur dans une expйrience viscйrale de la matiиre (appйtit ou nausйe). Chez Robbe-Grillet au contraire, la promotion du visuel, le sacrifice de tous les attributs de l'objet а son existence « superficielle » (il faut noter en passant le discrйdit traditionnellement attachй а ce mode de vision) supprime tout engagement humoral vis-а-vis de l'objet. La vue ne produit de mouvements existentiels que dans la mesure oщ elle peut se rйduire а des actes de palpation, de manducation ou d'enfouissement. Or Robbe-Grillet ne permet jamais un dйbordement de l'optique par le viscйral, il coupe impitoyablement le visuel de ses relais.

Je ne vois dans l'њuvre de Robbe-Grillet qu'une seule mйtaphore, c'est-а-dire un seul adjectif de substance, appliquй d'ailleurs au seul objet psychanalytique de sa collection : la douceur des gommes (« Je voudrais une gomme trиs douce »). Hors cette qualification tactile, dйsignйe par la gratuitй mystйrieuse de l'objet, qui donne son titre au livre comme un scandale ou une йnigme, point de thйmatique chez Robbe-Grillet, car l'apprйhension optique, qui rиgne partout ailleurs, ne peut fonder ni correspondances ni rйductions, seulement des symйtries.

3. LitHraturi il tauatiai (Seuil, 1954).

Par ce recours tyrannique а la vue, Robbe-Grillet se propose sans doute d'assassiner l'objet classique. La tвche est lourde, car, sans bien nous en rendre compte, nous vivons littйrairement dans [32] une familiaritй du monde qui est d'ordre organique et non visuel. La premiиre dйmarche de ce meurtre savant, c'est d'isoler les objets, de les retirer de leur fonction et de notre biologie. Robbe-i Grillet ne leur laisse que des liens superficiels de situation et d'espace, 1 il leur enlиve toute possibilitй de mйtaphore, les coupe de ce rйseau ide formes ou d'йtats analogiques qui a toujours passй pour le champ privilйgiй du poиte (et l'on sait combien le mythe du « pouvoir » poйtique a contaminй tous les ordres de la crйation littйraire).

Mais ce qui est le plus dur а tuer dans l'objet classique, c'est la tentation de l'adjectif singulier et global (gestaltiste, pourrait-on dire), qui rйussit а nouer tous les liens mйtaphysiques de l'objet (Dans l'Orient dйsert). Ce que Robbe-Grillet vise а dйtruire, c'est donc l'adjectif : la qualification n'est jamais chez lui que spatiale, situationnelle, en aucun cas analogique. S'il fallait transposer cette opposition dans la peinture (avec les rйserves qu'imposй ce genre de comparaison), on pourrait donner, comme exemple d'objet classique, telle nature morte hollandaise oщ la minutie des dйtails est entiиrement subjuguйe par une qualitй dominante qui transforme tous les matйriaux de la vision en une sensation unique, -d'ordre viscйral : la laitance, par exemple, est la fin manifeste de toutes les compositions d'huоtres, de verres, de vin et de mйtal, si nombreuses dans l'art hollandais. Cette peinture-lа ' cherche а pourvoir l'objet d'une pellicule adjective : c'est ce glacis mi-visuel, mi-substantiel, que nous ingйrons grвce а une sorte de sixiиme sens, cйnesthйsique et non plus superficiel. C'est comme si le peintre parvenait а nommer l'objet d'un nom chaud, d'un nom-vertige, qui nous happe, nous entraоne dans son continu, et nous compromet dans la nappe homogиne d'une matiиre idйale, faite des qualitйs superlatives de toutes les matiиres possibles. C'est lа encore le secret de l'admirable rhйtorique baudelairienne, oщ chaque nom, accouru des ordres les plus diffйrents, dйpose son tribut de sensations idйales dans une perception њcumйnique et comme rayonnante de la matiиre (Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre, les mйtaux inconnus, les perles de la mer...).

La description de Robbe-Grillet s'apparente au contraire а la peinture moderne (au sens le plus large du terme), dans la mesure oщ celle-ci a abandonnй la qualification substantielle de l'espace pour proposer une lecture simultanйe des plans figuratifs, et restituer [31] а l'objet « sa maigreur essentielle ». Robbe-Grillet dйtruit dans l'objet sa dominance, parce qu'elle le gкne dans son dessein capital, qui est d'insйrer l'objet dans une dialectique de l'espace. Encore cet espace n'est-il peut-кtre pas euclidien : la minutie apportйe а situer l'objet par une sorte de prolifйration des plans, а trouver dans l'йlasticitй de notre vue un point singuliиrement fragile de rйsistance, n'a rien i voir avec le souci classique de nommer les directions du tableau.

Il faut se rappeler que dans la description classique, le tableau est toujours spectacle, c'est un lieu immobile, figй par l'йternitй : le spectateur (ou le lecteur) a donnй procuration au peintre pour circuler autour de l'objet, explorer par un regard mobile ses ombres et son « prospect » (selon le mot de Poussin), lui rendre la simultanйitй de toutes les approches possibles. D'oщ la suprйmatie imaginaire des « situations » du spectateur (exprimйe par le nomi-nalisme des orientations : « а droite... i gauche... au premier plan... au fond... »). La description moderne au contraire, du moins celle de la peinture, fixe le voyeur а sa place, et dйboоte le spectacle, l'ajuste en plusieurs temps а sa vue; on l'a dйjа remarquй, les toiles modernes sortent du mur, elles viennent au spectateur, l'oppressent d'un espace agressif : le tableau n'est plus « prospect », il est « pro-ject » (pourrait-on dire). C'est exactement l'effet des descriptions de Robbe-Grillet : elles se dйclenchent spatialement, l'objet se dйcroche sans perdre pour autant la trace de ses premiиres positions, il devient profond sans cesser d'кtre plan. On reconnaоt ici la rйvolution mкme que le cinйma a opйrйe dans les rйflexes de la vision.

Robbe-Grillet a eu la coquetterie de donner dans les Gommes une scиne oщ sont dйcrits exemplairement les rapports de l'homme et du nouvel espace. Bona est assis au centre d'une piиce nue et vide, et il dйcrit le champ spatial qu'il a sous les yeux : ce champ qui inclut la vitre mкme derriиre laquelle se dйfinit un horizon des toits, ce champ bouge devant l'homme immobile, l'espace se « dйseuclidise » (que l'on pardonne ce barbarisme nйcessaire) sur place. Robbe-Grillet a reproduit ici les conditions expйrimentales de la vision cinйmatographique : la chambre, cubiforme, c'est la salle; la nuditй, c'est son obscuritй, nйcessaire а l'йmergence du regard immobile; et la vitre, c'est l'йcran, а la fois plan et ouvert [34] а toutes les dimensions du mouvement, mкme а celle du temps.

Seulement, tout cek n'est pas, d'ordinaire, donnй tel quel : l'appareil descriptif de Robbe-Grillet est en partie un appareil mystificateur. J'en prendrais pour preuve l'application apparente qu'il met а disposer les йlйments du tableau selon une orientation classique du spectateur fictif. Comme tout scripteur traditionnel, Robbe-Grillet multiplie les « а droite » et les « а gauche », dont on vient de voir le rфle moteur dans la composition classique. Or en fait, ces termes, purement adverbiaux, ne dйcrivent rien : linguis-tiquement, ce sont des ordres gestuels, ils n'ont pas plus d'йpaisseur qu'un message cybernйtique. Cela a peut-кtre йtй une grande illusion de la rhйtorique classique, de croire que l'orientation verbale du tableau puisse avoir un quelconque pouvoir de suggestion ou de reprйsentation : littйrairement, c'est-а-dire hors d'un ordre opйratoire, ces notions sont interchangeables, donc а la lettre inutiles : elles n'avaient d'autre raison que de justifier la mobilitй idйale du spectateur.

Si Robbe-Grillet les emploie, avec la lenteur d'un bon artisan, c'est а titre de dйrision de l'espace classique, c'est pour disperser la concrйtion de la substance, la volatiliser sous la pression d'un espace sur-construit. Les multiples prйcisions de Robbe-Grillet, son obsession de k topographie, tout cet appareil dйmonstrateur a pour effet de dйtruire l'unitй de l'objet en le situant exagйrйment, de faзon que d'abord la substance soit noyйe sous l'amas des lignes et des orientations et qu'ensuite l'abus des plans, pourtant dotйs de dйnominations classiques, finisse par faire йclater l'espace traditionnel pour y substituer un nouvel espace, muni comme on le verra а l'instant, d'une profondeur temporelle.

En somme, les opйrations descriptives de Robbe-Grillet peuvent se rйsumer ainsi : dйtruire Baudelaire sous un recours dйrisoire а Lamartine, et du mкme coup, cela va sans dire, dйtruire Lamartine. (Cette comparaison n'est pas gratuite, si l'on veut bien admettre que notre « sensibilitй » littйraire est entiиrement dressйe, par des rйflexes ancestraux, а une vision « lamartinienne » de l'espace.) Les analyses de Robbe-Grillet, minutieuses, patientes au point • de paraоtre pasticher Balzac ou Flaubert, par leur sur-prйcision, corrodent sans cesse l'objet, attaquent cette pellicule adjective que l'art classique dйpose sur un tableau pour amener son lecteur [35] а l'euphorie d'une unitй restituйe. L'objet classique secrиte fatalement son adjectif (la luisance hollandaise, le dйsert racinien, la matiиre superlative de Baudelaire) : Robbe-Grillet poursuit cette fatalitй, son analyse est une opйration anti-coagulante : il faut а tout prix dйtruire la carapace de l'objet, le maintenir ouvert, disponible а sa nouvelle dimension : le temps.

Pour saisir la nature temporelle de l'objet chez Robbe-Grillet, il faut observer les mutations qu'il lui fait subir, et ici encore opposer la nature rйvolutionnaire de sa tentative aux normes de la description classique. Celle-ci, sans doute, a su soumettre ses objets а des forces de dйgradation. Mais prйcisйment, c'йtait comme si l'objet, depuis longtemps constituй dans son espace ou sa substance, rencontrait ultйrieurement une Nйcessitй descendue de l'empyrйe; le Temps classique n'a d'autre figure que celle d'un Destructeur de perfection (Chronos et sa faux). Chez Balzac, chez Flaubert, chez Baudelaire, chez Proust mкme (mais sur un mode inversй), l'objet est porteur d'un mйlodrame; il se dйgrade, disparaоt ou retrouve une gloire derniиre, participe en somme а une vйritable eschatologie de la matiиre. On pourrait dire que l'objet classique n'est jamais que l'archйtype de sa propre ruine, ce qui revient а opposer а l'essence spatiale de l'objet, un Temps ultйrieur (donc extйrieur) qui fonctionnerait comme un destin et non comme une dimension interne.

Le temps classique ne rencontre jamais l'objet que pour lui кtre catastrophe ou dйliquescence. Robbe-Grillet donne а ses objets un tout autre type de mutabilitй. C'est une mutabilitй dont le processus est invisible : un objet, dйcrit une premiиre fois а un moment du continu romanesque, reparaоt plus tard, muni d'une diffйrence а peine perceptible. Cette diffйrence est d'ordre spatial, situationnel (par exemple, ce qui йtait а droite, se trouve а gauche). Le temps dйboоte l'espace et constitue l'objet comme une suite de tranches qui se recouvrent presque complиtement les unes les autres : c'est dans ce « presque » spatial que gоt la dimension temporelle de l'objet. Il s'agit donc d'un type de variation que l'on retrouve grossiиrement dans le mouvement des plaques d'une lanterne magique ou des bandes de « Comics ».

On peut comprendre maintenant la raison profonde pour laquelle Robbe-Grillet a toujours restituй l'objet d'une faзon [36] purement optique : la vue est le seul sens oщ le continu soit addition de champs minuscules mais entiers : l'espace ne peut supporter que des variations accomplies : l'homme ne participe jamais visuellement au processus interne d'une dйgradation : mкme morcelйe а l'extrкme, Ы n'en voit que les effets. L'institution optique de l'objet est donc la seule qui puisse comprendre dans l'objet un temps oubliй, saisi par ses effets, non par sa durйe, c'est-а-dire privй de pathйtique.

Tout l'effort de Robbe-Grillet est donc d'inventer а l'objet un espace muni а l'avance de ses points de mutation, en sorte que l'objet se dйboоte plus qu'il ne se dйgrade. Pour reprendre l'exemple du dйbut, l'inscription au nйon de la gare Montparnasse serait un bon objet pour Robbe-Grillet dans la mesure oщ le complexe proposй est ici d'ordre purement optique, fait d'un certain nombre d'emplacements qui n'ont d'autre libertй que de s'abolir ou de s'йchanger. On peut d'ailleurs tout aussi bien imaginer des objets antipathiques а la mйthode de Robbe-Grillet : ce serait par exemple le morceau de sucre trempй d'eau et qui s'effondre graduellement (dont les gйographes ont tirй l'image du relief karstique) : ici, le liй mкme de la dйgradation serait intolйrable au dessein de Robbe-Grillet puisqu'il restitue un temps menaзant et une matiиre contagieuse. Au contraire, les objets de Robbe-Grillet ne corrompent jamais, ils mystifient ou disparaissent : le temps n'y est jamais dйgradation ou cataclysme : il est seulement йchange de place ou cache d'йlйments.

Robbe-Grillet l'a indiquй dans ses Visions rйflйchies, ce sont les accidents de la rйflexivitй qui rendent le mieux compte de ce genre de rupture : il suffit d'imaginer que les changements immobiles d'orientation produits par la rйflexion spйculaire soient dйcomposйs et dispersйs le long d'une durйe, pour obtenir l'art mкme de Robbe-Grillet. Mais il va de soi que l'insertion virtuelle du temps dans la vision de l'objet, est ambiguл : les objets de Robbe-Grillet ont une dimension temporelle, mais ce n'est pas le temps classique qu'ils dйtiennent : c'est un temps insolite, un temps pour rien. On peut dire que Robbe-Grillet a rendu le temps i l'objet; mais il serait encore beaucoup mieux de dire qu'il lui a rendu un , temps litotique, ou, plus paradoxalement, mais plus justement encore : le mouvement moins le temps. [57]

On n'a pas l'intention d'aborder ici l'analyse argumentative des Gomma; il fau;. bien rappeler tout de mкme que ce livre est l'histoire d'un temps circulaire, qui s'annule en quelque sorte lui-mкme aprиs avoir entraоnй hommes et objets dans un itinйraire au bout duquel il les laisse а peu de choses prиs dans l'йtat du dйbut. Tout se passe comme si l'histoire entiиre se reflйtait dans un miroir qui mettrait а gauche ce qui est а droite et inversement, en sorte que la mutation de « l'intrigue » n'est rien de plus qu'un reflet de miroir йtage dans un temps de vingt-quatre heures. Naturellement, pour que le recollement soit significatif, il faut que le point de dйpart soit singulier. D'oщ un argument d'apparence policiиre, oщ Vа-peu-de-choses-prиs de la vision spйculaire est la mutation d'identitй d'un cadavre.

On voit que l'argument mкme des Gommes ne fait que poser en grand ce mкme temps ovoпde (ou oubliй) que Robbe-Grillet a introduit dans ses objets. C'est ce que l'on pourrait appeler le temps-du-miroir, le temps spйculaire. La dйmonstration est encore plus flagrante dans Le Chemin du Retour oщ le temps sidйral, celui d'une marйe, en modifiant l'entour terrestre d'un bras de mer, reprйsente le geste mкme qui fait succйder а l'objet direct sa vision rйflйchie et embranche l'une sur l'autre. La marйe modifie le champ visuel du promeneur exactement comme la rйflexion renverse l'orientation d'un espace. Seulement, pendant que la marйe monte, le promeneur est dans l'оle, absent de la durйe mкme de la mutation, et le temps est mis entre parenthиses. Ce retrait intermittent est en dйfinitive l'acte central des expйriences de Robbe-Grillet : retirer l'homme de la fabrication ou du devenir des objets, et dйpayser enfin le monde а sa surface.

La tentative de Robbe-Grillet est dйcisive dans la mesure oщ elle attente au matйriau de la littйrature qui jouissait encore d'un privilиge classique complet : l'objet. Ce n'est pas que des йcrivains contemporains ne s'en soient dйjа occupйs, et d'une fort bonne maniиre : il y a eu notamment Ponge et Jean Cayrol. Mais la mйthode de Robbe-Grillet a quelque chose de plus expйrimental, elle vise а une mise en question exhaustive de l'objet, d'oщ est exclue toute dйrivation lyrique. Pour retrouver une telle plйnitude de traitement, il faut aller dans la peinture moderne, y observer le tourment d'une destruction rationnelle de l'objet classique. [38]

L'importance de Robbe-Grillet, c'est qu'il s'est attaquй au dernier bastion de l'art йcrit traditionnel : l'organisation de l'espace littйraire. Sa tentative vaut en importance celle du surrйalisme devant la rationalitй, ou du thйвtre d'avant-garde (Beckett, Ionesco, Adamov) devant le mouvement scйnique bourgeois.

Seulement, sa solution n'emprunte rien а ces combats correspondants : sa destruction de l'espace classique n'est ni onirique, ni irrationnelle; elle se fonde plutфt sur l'idйe d'une nouvelle structure de la matiиre et du mouvement : son fonds analogique n'est ni l'univers freudien, ni l'univers newtonien; il faudrait plutфt penser а un complexe mental issu de sciences et d'arts contemporains, tels la nouvelle physique et le cinйma. Ceci ne peut кtre que grossiиrement indiquй, car ici comme ailleurs, nous manquons d'une histoire des formes.

Et comme nous manquons йgalement d'une esthйtique du roman (c'est-а-dire d'une histoire de son institution par l'йcrivain), nous ne pouvons que situer grossiиrement la place de Robbe-Grillet dans l'йvolution du roman. Ici encore, il faut se rappeler le fond traditionnel sur lequel s'enlиve la tentative de Robbe-Grillet : un roman sйculairement fondй comme expйrience d'une profondeur : profondeur sociale avec Balzac et Zola, « psychologique » avec Flaubert, mйmoriale avec Proust, c'est toujours au niveau d'une intйrioritй de l'homme ou de la sociйtй que le roman a dйterminй son champ; а quoi correspondait chez le romancier une mission de fouille et d'extraction. Cette fonction endosco-pique, soutenue par le mythe concomitant de l'essence humaine, a toujours йtй si naturelle au roman, que l'on serait tentй de dйfinir son exercice (crйation ou consommation) comme une jouissance de l'abоme.

La tentative de Robbe-Grillet (et de quelques-uns de ses contemporains : Cayrol et Pinget, par exemple, mais sur un tout autre mode) vise а fonder le roman en surface : l'intйrioritй est mise entre i parenthиses, les objets, les espaces et la circulation de l'homme des Vuns aux autres sont promus au rang de sujets. Le roman devient expйrience directe de l'entour de l'homme, sans que cet homme puisse se prйvaloir d'une psychologie, d'une mйtaphysique ou d'une psychanalyse pour aborder le milieu objectif qu'il dйcouvre. Le roman, ici, n'est plus d'ordre chthonien, infernal, il est terrestre : [39] il emseigne a regarder le monde non plus avec les yeux du confesseur, du medecin ou de Dieu, toutes hypostases significatives du romancier classique, mais avec ceux d'un homme qui marche dans la ville sans d'autre horizon que le spectacle, sans d'autre pouvoir que celui-la meme de ses yeux.

1954, Critique.

LE THEATRE DE BAUDELAIRE

L'intйrкt du thйвtre baudelairien (1), ce n'est pas son contenu dramatique, c'est son йtat vellйitaire : le rфle du critique n'est donc pas de solliciter ces esquisses pour y prendre l'image d'un thйвtre accompli, c'est au contraire de dйterminer en elles la vocation de leur йchec. Il serait vain - et probablement cruel а la mйmoire de Baudelaire - d'imaginer le thйвtre que ces germes eussent pu produire; il ne l'est pas de s'interroger sur les raisons qui ont retenu Baudelaire dans cet йtat de crйation imparfaite, si йloignй de l'esthйtique des Fleurs du Mal, Nous savons bien, depuis Sartre, que chez tout йcrivain, l'inaccomplissement lui-mкme est un choix, et qu'avoir imaginй un thйвtre sans cependant l'йcrire, c'est pour Baudelaire une forme significative de son destin.

Une notion est nйcessaire а l'intelligence du thйвtre baudelairien, c'est celle de thйвtralitй. Qu'est-ce que la thйвtralitй? c'est le thйвtre moins le texte, c'est une йpaisseur de signes et de sensations qui s'йdifie sur la scиne а partir de l'argument йcrit, c'est cette sorte de perception њcumйnique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, substances, lumiиres, qui submerge le [41] texte sous la plйnitude de son langage extйrieur. Naturellement, la thйвtralitй doit кtre prйsente dиs le premier germe йcrit d'une њuvre, elle est une donnйe de crйation, non de rйalisation. Il n'y a pas de grand thйвtre sans thйвtralitй dйvorante, chez Eschyle, chez Shakespeare, chez Brecht, le texte йcrit est d'avance emportй par l'extйrioritй des corps, des objets, des situations; la parole fuse aussitфt en substances. Une chose frappe au contraire dans les trois scйnarios de Baudelaire que nous connaissons (j'accorde peu de crйdit а Idйolus, њuvre а peine baudelairienne) : ce sont des scйnarios purement narratifs, la thйвtralitй, mкme virtuelle, y est trиs faible.

1. Nous connaissons de Baudelaire quatre projets de thйвtre. Le premier, оdeolui (ou Manoel) est un drame inachevй, en alexandrins, йcrit vers 1843 (Baudelaire avait vingt-deux ans), en collaboration avec Ernest Praron. Les trois autres projets sont des scйnarios : La Fin de Don Juan n'est qu'un dйbut d'argument; Le Marquis du /er Hmt^ard! est une sorte de drame historique : Baudelaire devait y mettre en scиne le cas d'un fils d'йmigrй, Wolfgang de Cadolles, dйchirй entre les idйes de son milieu et son enthousiasme pour l'Empereur. L'Ivrogne, le plus baudelairien de ces scйnarios, est l'histoire d'un crime : un ouvrier, ivrogne et fainйant, tue sa femme en la faisant tomber dans un puits qu'il comble ensuite de pavйs; le drame devait dйvelopper la situation indiquйe dans le poиme des Flairs du Mal, Le Vin de l'Assassin. Les projets de thйвtre de Baudelaire ont йtй publiйs dans l'йdition Crйpct, dans celle de la Plйiade, et dans les Њuvres complиtes de Baudelaire, au Club du Meilleur Livre, йdition dont cette prйsentation est extraite (Collection Nombred'Or, 1.1, p. 1077 а 1088).

Il ne faut pas se laisser prendre а quelques indications naпves de Baudelaire telles que : « mise en scиne trиs active, trиs remuante, une grande pompe militaire, dйcors d'un effet poйtique, statue fantastique, costumes variйs des peuples », etc. Ce souci d'extйrioritй, manifestй par а-coups, comme un remords hвtif, n'emporte aucune thйвtralitй profonde. Bien au contraire, c'est la gйnйralitй mкme de l'impression baudelairienne, qui est йtrangиre au thйвtre : Baudelaire est ici comme ailleurs trop intelligent, il substitue lui-mкme par avance а l'objet son concept, а la guinguette de L'Ivrogne, l'idйe, « l'atmosphиre » de la guinguette, а la matйrialitй des drapeaux ou des uniformes, le concept tout pur de pompe militaire. Paradoxalement, rien n'atteste mieux l'impuissance au thйвtre que ce caractиre total, et comme romantique, exotique du moins, de la vision. Chaque fois que Baudelaire fait allusion а la mise en scиne, c'est que, naпvement, il la voit avec des yeux de spectateur, c'est-а-dire accomplie, statique, toute propre, dressйe comme un mets bien prйparй, et prйsentant un mensonge uni qui a eu le temps de faire disparaоtre les traces de son artifice. La « couleur de crime », nйcessaire par exemple au dernier acte de L'Ivrogne, est une vйritй de critique, non de dramaturge. Dans son mouvement premier, la mise en scиne ne peut кtre fondйe que sur la pluralitй et la littйralitй des objets. Baudelaire, lui, ne conзoit les choses du thйвtre qu'accompagnйes de leur double rкvй, douйes d'une spiritualitй suffisamment vaporeuse pour mieux les unifier et mieux les йloigner. Or, il n'y a rien de plus contraire а la dramaturgie que le rкve, les germes du thйвtre vйritable йtant toujours des mouvements йlйmentaires de prйhension ou d'йloignement : [42] le surrйel des objets de thйвtre est d'ordre sensoriel, non onirique.

Ce n'est donc pas lorsque Baudelaire parle de mise en scиne, qu'il est le plus prиs d'un thйвtre concret. Ce qui appartient chez lui а une thйвtralitй authentique, c'est le sentiment, le tourment mкme, pourrait-on dire, de la corporйitй troublante de l'acteur. Baudelaire propose ici que le fils de don Juan soit jouй par une jeune fille, lа que le hйros soit entourй de belles femmes chargйes toutes d'une fonction domestique, lа encore que l'йpouse de l'Ivrogne prйsente dans son corps mкme cette apparence de modestie et de fragilitй, qui appelle le viol et le meurtre. C'est que pour Baudelaire, la condition de l'acteur, c'est d'кtre prostituй (« Dans un spectacle, dans un bal, chacun jouit de tous ») : sa vйnustй n'est donc pas sentie comme un caractиre йpisodique et dйcoratif (contrairement а la mise en scиne « remuante », aux mouvements de bohйmiens, ou а l'atmosphиre des guinguettes), elle est nйcessaire au thйвtre comme manifestation d'une catйgorie premiиre de l'univers baudelairien : Partificialitй.

Le corps de l'acteur est artificiel, mais sa duplicitй est bien autrement profonde que celle des dйcors peints ou des meubles faux du thйвtre; le fard, l'emprunt des gestes ou des intonations, la disponibilitй d'un corps exposй, tout cela est artificiel, mais non factice, et rejoint par lа ce lйger dйpassement, de saveur exquise, essentielle, par lequel Baudelaire a dйfini le pouvoir des paradis artificiels : l'acteur porte en lui la sur-prйcision mкme d'un monde excessif, comme celui du haschisch, oщ rien n'est inventй, mais oщ tout existe dans une intensitй multipliйe. On peut deviner par lа que Baudelaire avait le sens aigu de la thйвtralitй la plus secrиte et aussi la plus troublante, celle qui met l'acteur au centre du prodige thйвtral et constitue le thйвtre comme le lieu d'une ultraincarnation, oщ le corps est double, а la fois corps vivant venu d'une nature triviale, et corps emphatique, solennel, glacй par sa fonction d'objet artificiel.

Seulement, cette thйвtralitй puissante, elle n'est qu'а l'йtat de trace dans les projets de Baudelaire, alors qu'elle coule largement dans le reste de l'њuvre baudelairienne. Tout se passe comme si Baudelaire avait mis son thйвtre partout, sauf prйcisйment dans ses projets de thйвtre. C'est d'ailleurs un fait gйnйral de crйation [43] que cette sorte de dйveloppement marginal des йlйments d'un genre, thйвtre, roman ou poйsie, а l'intйrieur d'њuvres qui nominalement ne sont pas faites pour les recevoir : par exemple, la France a mis son thйвtre historique partout dans sa littйrature sauf sur la scиne. La thйвtralitй de Baudelaire est animйe de la mкme force de fuite : elle fuse partout oщ on ne l'attend pas; d'abord et surtout dans Les Paradis artificiels : Baudelaire y dйcrit une transmutation sensorielle qui est de mкme nature que la perception thйвtrale, puisque dans l'un et l'autre cas la rйalitй est affectйe d'une emphase aiguл et lйgиre, qui est celle-lа mкme d'une idйalitй des choses. Ensuite dans sa poйsie, du moins partout oщ les objets sont unis par le poиte dans une sorte de perception rayonnante de la madиre, amassйs, condensйs comme sur une scиne, embrasйs de couleurs, de lumiиres et de fards, touchйs ici et lа par la grвce de ^artificiel; dans toutes les descriptions de tableaux, enfin, puisqu'ici le goыt d'un espace approfondi et stabilisй par le geste thйocratique du peintre est satisfait de la mкme maniиre qu'au thйвtre (inversement les « tableaux » abondent dans le scйnario du Marquis du /er Hotaprds, que l'on dirait tout entier sorti de Gros ou de Delacroix, tout comme La Fin de Don Jaan ou L'Ivrogne semblent venir d'un premier dessein poйtique plus que d'un dessein proprement thйвtral).

Ainsi la thйвtralitй de Baudelaire fuit son thйвtre pour s'йtendre dans le reste de son њuvre. Par un procиs inverse mais tout aussi rйvйlateur, des йlйments issus d'ordres extra-dramatiques affluent dans ces projets de piиces, comme si ce thйвtre s'acharnait а se dйtruire par un double mouvement de fuite et d'empoisonnement. A peine conзu, le scйnario baudelairien se pйnиtre aussitфt des catйgories romanesques : La Fin de Don Juan, du moins le fragment initial qui nous en est livrй, s'achиve curieusement sur un pastiche de Stendhal; Don Juan parle а peu prиs comme Mosca : dans les quelques mots que Don Juan йchange avec son domestique, rиgne un air gйnйral qui est celui du dialogue de roman, oщ la parole des personnages, pour directe qu'elle soit, garde ce glacis prйcieux, cette transparence chвtiйe dont on sait que Baudelaire revкtait tous les objets de sa crйation. Sans doute, il ne s'agit ici que d'un schйma, et Baudelaire eыt peut-кtre donnй а son dialogue cette latйralitй absolue qui est le statut fondamental du langage [44] de thйвtre. Mais on analyse ici k vocation d'un йchec et non la virtualitй d'un projet : il est significatif qu'а l'йtat naissant, cette ombre de scйnario ait la couleur mкme d'une littйrature йcrite, glacйe par la page, sans gosier, et sans viscиres.

Temps et Ыeux, chaque fois qu'ils sont indiquйs, tйmoignent de la mкme horreur du thйвtre, du moins du thйвtre tel qu'on pouvait l'imaginer а l'йpoque de Baudelaire : l'acte, la scиne sont des unitйs, dont Baudelaire s'embarrasse tout de suite, qu'il dйborde sans cesse et qu'il remet toujours а plus tard de maоtriser : tantфt il sent que l'acte est trop court, tantфt trop long; ici (Marquis du i" Hou^ards, acte III), il place un retour en arriиre, que seul aujourd'hui, le cinйma pourrait accomplir; lа (La Fin de Don Juan), le lieu est ambulant, passage insensible de la ville а la campagne, comme dans le thйвtre abstrait (Faust) ; d'une maniиre gйnйrale, dans son germe mкme, ce thйвtre йclate, tourne, comme un йlйment chimique mal fixй, se divise en « tableaux » (au sens pictural du terme) ou en rйcits. C'est que, contrairement а tout homme de thйвtre vйritable, Baudelaire imagine une histoire toute narrйe, au lieu de partir de la scиne; gйnйtiquement, le thйвtre n'est jamais que la concrйtion ultйrieure d'une fiction autour d'une donnйe initiale, qui est toujours d'ordre gestuel (liturgie chez Eschyle, schиmes d'acteurs chez Moliиre) : ici, le thйвtre est visiblement pensй comme un avatar purement formel, imposй aprиs coup а un principe crйateur d'ordre symbolique (Marquis du /er Houзards) ou existentiel (L'Ivrogne). « J'avoue que je n'ai pas du tout pensй а la mise en scиne » dit Baudelaire а un moment; naпvetй impossible chez le moindre dramaturge.

Ceci ne veut pas dire que les scйnarios de Baudelaire soient absolument йtrangers а une esthйtique de la reprйsentation; mais dans la mesure mкme oщ ils appartiennent а un ordre somme toute romanesque, ce n'est pas le thйвtre, c'est le cinйma qui pourrait au mieux les prolonger, car c'est du roman que le cinйma procиde, et non du thйвtre. Les lieux itinйrants, les « flash back », l'exotisme des tableaux, la disproportion temporelle des йpisodes, en bref ce tourment d'йtaler la narration, dont tйmoigne le prй-thйвtre de Baudelaire, voilа qui pourrait а la rigueur fйconder un cinйma tout pur. A ce point de vue, Le Marquis du i" Hoiaзards est un scйnario trиs complet : il n'est pas jusqu'aux acteurs de ce drame [45] qui ne recouvrent la typologie classique des emplois de cinйma. C'est qu'ici l'acteur, issu d'un personnage de roman et non d'un rive corporel (comme c'est encore le cas pour le fils de Don Juan, jouй par une femme, ou l'йpouse de l'Ivrogne, objet de sadisme), n'a nul besoin de la profondeur de la scиne pour exister : il fait partie d'une typologie sentimentale ou sociale, nullement morphologique : il est pur signe narratif, comme dans le roman et comme au cinйma.

Que reste-t-il donc de proprement thйвtral dans les projets de Baudelaire ? rien, sauf prйcisйment un pur recours au thйвtre. Tout se passe comme si la simple intention d'йcrire un jour quelques drames avait suffi а Baudelaire, et l'avait dispensй de nourrir ces projets d'une substance proprement thйвtrale, йtendue а travers l'њuvre, mais refusйe aux seuls lieux oщ elle aurait pu s'accomplir pleinement. Car ce thйвtre que Baudelaire prйtend rejoindre un instant, il s'empresse de lui prкter les traits les plus propres а l'en faire fuir aussitфt : une certaine trivialitй, une certaine puйrilitй (surprenantes psr rapport au dandysme baudelairien), issues visiblement des plaisirs supposйs de la foule, l'imagination « odйonienne » des tableaux spectaculaires (une bataille, l'Empereur passant une revue, un bal de guinguette, un camp de Tsiganes, un meurtre compliquй), toute une esthйtique de l'impressivitй grossiиre, coupйe de ses motifs dramatiques, ou, si l'on prйfиre, un formalisme de l'acte thйвtral conзu dans ses effets les plus flatteurs pour la sensibilitй petite-bourgeoise.

Le thйвtre ainsi posй, Baudelaire ne pouvait que mettre la thйвtralitй а l'abri du thйвtre; comme s'il sentait l'artifice souverain menacй par le caractиre collectif de la fкte, il l'a cachй loin de la scиne, il lui a donnй refuge dans sa littйrature solitaire, dans ses poиmes, ses essais, ses Salons; et il n'est plus restй dans ce thйвtre imaginaire que la prostitution de l'acteur, la voluptй supposйe du public pour les mensonges (et non l'artifice) d'une mise en scиne grandiloquente. Ce thйвtre est trivial, mais d'une trivialitй dйchirante dans la mesure mкme oщ elle est pure conduite, mutilйe comme volontairement de toute profondeur poйtique ou dramatique, coupйe de tout dйveloppement qui eыt pu la justifier, dessinant а nu cette zone oщ Baudelaire s'est construit de projet en projet, d'йchec en йchec, jusqu'а йdifier ce pur meurtre de la Littйrature, [46] dont nous savons depuis Mallarmй qu'il est le tourment et la justification de l'йcrivain moderne.

C'est donc parce que le thйвtre, abandonnй d'une thйвtralitй qui cherche refuge partout ailleurs, accomplit alors parfaitement une nature sociale vulgaire, que Baudelaire l'a йlu quelques instants comme lieu nominal d'une vellйitй et comme signe de ce que l'on appellerait aujourd'hui un engagement. Par ce pur geste (pur puisque ce geste ne transmet que son intention, et que ce thйвtre ne vit qu'а l'йtat de projet), Baudelaire rejoint de nouveau, mais cette fois sur le plan de la crйation, cette sociabilitй qu'il feignit de postuler et de fuir, selon la dialectique d'un choix que Sartre a analysй d'une faзon dйcisive. Porter un drame а Holstein, le directeur de la Gaоtй, йtait une dйmarche aussi rassurante que de flatter Sainte-Beuve, briguer l'Acadйmie ou attendre la Lйgion d'Honneur.

Et c'est par lа que ces projets de thйвtre nous touchent profondйment : ils font partie en Baudelaire de ce vaste fond de nйgativitй sur lequel s'enlиve finalement la rйussite des Fleurs du Mal comme un acte qui ne doit plus rien au don, c'est-а-dire а la Littйrature. Il a fallu le gйnйral Aupik, Ancelle, Thйophile Gautier, Sainte-Beuve, l'Acadйmie, k croix et ce thйвtre pseudo-odйonien, toutes ces complaisances, d'ailleurs maudites ou abandonnйes а peine consenties, pour que l'њuvre accompli de Baudelaire soit ce choix responsable qui a fait, pour finir, de sa vie un grand destin. Nous aimerions bien peu 'Les Fleurs du Mal si nous ne savions incorporer а l'histoire de leur crйateur, cette Passion atroce de la vulgaritй.

1954, Prйface.

MИRE COURAGE AVEUGLE

Mut ter Courage(1) ne s'adresse pas а ceux qui, de prиs ou de loin, s'enrichissent dans les guerres; ce serait un quiproquo bouffon que de leur dйcouvrir le caractиre mercantile de la guerre 1 Non, c'est а ceux qui en souffrent sans y rien gagner que Mutter Courage s'adresse, et c'est la premiиre raison de sa grandeur : Mutter Courage est une њuvre totalement populaire, parce que c'est une њuvre dont le dessein profond ne peut кtre compris que du peuple.

Ce thйвtre part d'une double vision : celle du mal social, celle de ses remиdes. Dans le cas de Mutter Courage, il s'agit de venir en aide а tous ceux qui croient кtre dans la fatalitй de la guerre, comme Mиre Courage, en leur dйcouvrant prйcisйment que la guerre, fait humain, n'est pas fatale, et qu'en s'attaquant aux causes mercantiles, on peut abolir enfin les consйquences militaires. Voilа l'idйe, et voici maintenant comment Brecht joint ce dessein capital а un thйвtre vйritable, en sorte que l'йvidence de la proposition naisse, non d'un prкche ou d'une argumentation, mais de l'acte thйвtral lui-mкme : Brecht pose devant nous dans son extension la Guerre de Trente Ans; emportй par cette durйe implacable, tout se dйgrade (objets, visages, affections), tout se dйtruit (les enfants de Mиre Courage, tuйs l'un aprиs l'autre); Mиre Courage, cantiniиre, dont le commerce et la vie sont les pauvres fruits de la guerre, est dans la guerre, au point qu'elle ne la voit pour ainsi dire pas (а peine une lueur а la fin de la premiиre partie) : elle est aveugle, elle subit sans comprendre; pour elle, la guerre est fatalitй indiscutable.

1. Reprйsentations de Munir Couragi, de Brecht, par le Berliner Ensemble, а Paris (thйвtre des Nations), en 1954.

Pour elle, mais plus pour nous : parce que nous voyons Mиre Courage aveugle, nous voyons ce qu'elle ne voit pas. Mиre Courage [48] est pour nous une substance ductile : elle ne voit rien, mais nous, nous voyons par elle, nous comprenons, saisis par cette йvidence dramatique qui est la persuasion k plus immйdiate qui soit, que Mиre Courage aveugle est victime de ce qu'elle ne voit pas, et qui est un mal remйdiable. Ainsi le thйвtre opиre en nous, spectateurs, un dйdoublement dйcisif : nous sommes а la fois Mиre Courage et ceux qui l'expliquent; nous participons а l'aveuglement de Mиre Courage et nous voyons ce mкme aveuglement, nous sommes acteurs passifs empoissйs dans la fatalitй de la guerre, et spectateurs libres, amenйs а la dйmystification de cette fatalitй.

Pour Brecht, la scиne raconte, la salle juge, la scиne est йpique, la salle est tragique. Or cela, c'est la dйfinition mкme du grand thйвtre populaire. Prenez Guignol ou Mr. Punch, par exemple, ce thйвtre surgi d'une mythologie ancestrale : ici aussi, le public soit ce que l'acteur ne sait pas; et а le voir agir d'une faзon si nuisible et si stupide, il s'йtonne, s'inquiиte, s'indigne, crie la vйritй, йnonce la solution : un pas de plus, et le public verra que c'est lui-mкme, l'acteur souffrant et ignorant, il saura que lorsqu'il est plongй dans l'une de ces innombrables Guerres de Trente Ans que son temps lui impose sous des formes variйes, il y est exactement comme Mиre Courage, souffrant et ignorant stupidement son propre pouvoir de faire cesser son malheur.

Il est donc capital que ce thйвtre ne compromette jamais complиtement le spectateur dans le spectacle : si le spectateur ne garde pas ce peu de recul nйcessaire pour se voir souffrant et mystifiй, tout est perdu : le spectateur doit s'identifier partiellement а Mиre Courage, et n'йpouser son aveuglement que pour s'en retirer а temps et le juger. Toute la dramaturgie de Brecht est soumise а une nйcessitй de la distance, et sur l'accomplissement de cette distance, l'essentiel du thйвtre est pariй : ce n'est pas le succиs d'un quelconque style dramatique qui est en jeu, c'est la conscience mкme du spectateur, et par consйquent son pouvoir de faire l'histoire. Brecht exclut impitoyablement comme inciviques les solutions dramatiques qui engluent le spectateur dans le spectacle, et par la pitiй йperdue ou le clin d'oeil loustic, favorisent une complicitй sans retenue entre la victime de l'histoire et ses nouveaux tйmoins. Brecht rejette en consйquence : le romantisme, l'emphase, le vйrisme, la truculence, le cabotinage, l'esthйtisme, l'opйra, [49] tous les styles A'empoissement ou de participation, qui amиneraient le spectateur а s'identifier complиtement а Mиre Courage, а se perdre en elle, а se laisser emporter dans son aveuglement ou sa futilitй.

Le problиme de la participation - tarte а la crиme de nos esthйticiens du thйвtre, toujours bйats lorsqu'ils peuvent postuler une religiositй diffuse du spectacle - est ici pensй totalement а neuf, et l'on n'a pas fini de dйcouvrir les consйquences bйnйfiques de ce nouveau principe, qui est peut-кtre bien d'ailleurs un principe trиs ancien, puisqu'il repose sur le statut ancestral du thйвtre civique, oщ la scиne est toujours objet d'un Tribunal qui est dans la salle (voyez les tragiques grecs). Nous comprenons maintenant pourquoi nos dramaturgies traditionnelles sont radicalement fausses : elles empoissent le spectateur, ce sont des dramaturgies de l'abdication. Celle de Brecht dйtient au contraire un pouvoir maпeutique, elle reprйsente et fait juger, elle est а la fois bouleversante et isolante : tout y concourt а impressionner sans noyer; c'est un thйвtre de la solidaritй, non de la contagion.

D'autres diront les efforts concrets - et tous triomphants - de cette dramaturgie pour accomplir une idйe rйvolutionnaire, qui peut seule aujourd'hui justifier le thйвtre. Il faut seulement pour finir rйaffirmer la singularitй de notre bouleversement devant la Mutter Courage du Berliner Ensemble : comme toute grande њuvre, celte de Brecht est une critique radicale du mal qui la prйcиde : nous sommes donc de toutes maniиres profondйment enseignйs par Mutter Courage : ce spectacle nous a fait peut-кtre gagner des annйes de rйflexion. Mais cet enseignement se double d'un bonheur : nous avons vu que cette critique profonde йdifiait du mкme coup ce thйвtre dйsaliйnй que nous postulions idйalement, et qui s'est trouvй devant nous en un jour dans sa forme adulte et dйjа parfaite.

1955, Thйвtre populaire.

LA RЙVOLUTION BRECHTIENNE

Depuis vingt-quatre siиcles, en Europe, le thйвtre est aristotйlicien : aujourd'hui encore, en 195 5, chaque fois que nous allons au thйвtre, que ce soit pour y voir du Shakespeare ou du Montherlant, du Racine ou du Roussin, Maria Casarиs ou Pierre Fresnay, quels que soient nos goыts et de quelque parti que nous soyons, nous dйcrйtons le plaisir et l'ennui, le bien et le mal, en fonction d'une morale sйculaire dont voici le credo : plus le public est йmu, plus il s'identifie au hйros, plus la scиne imite l'action, plus l'acteur incarne son rфle, plus le thйвtre est magique, et meilleur est le spectacle (1).

Or, un homme vient, dont l'њuvre et la pensйe contestent radicalement cet art а ce point ancestral que nous avions les meilleures raisons du monde pour le croire « naturel »; qui nous dit, au mйpris de toute tradition, que le public ne doit s'engager qu'а demi dans le spectacle, de faзon а « connaоtre » ce qui y est montrй, au lieu de le subir; que l'acteur doit accoucher cette conscience en dйnonзant son rфle, non en l'incarnant; que le spectateur ne doit jamais s'identifier complиtement au hйros, en sorte qu'il reste toujours libre de juger les causes, puis les remиdes de sa souffrance; que l'action ne doit pas кtre imitйe, mais racontйe; que le thйвtre doit cesser d'кtre magique pour devenir critique, ce qui sera encore pour lui la meilleure faзon d'кtre chaleureux.

1. Йditerai pour le numйro il de Tbiвtrt populoir» (janv.-fйvr. 1915), consacrй 1 Brecht.

Eh bien, c'est dans la mesure oщ la rйvolution thйвtrale de Brecht remet en question nos habitudes, nos goыts, nos rйflexes, les « lois » mкmes du thйвtre dans lequel nous vivons, qu'il nous faut renoncer au silence ou а l'ironie, et regarder Brecht en face. Notre revue s'est trop de fois indignйe devant la mйdiocritй ou [51] la bassesse du thйвtre prйsent, la raretй de ses rйvoltes et la sclйrose de ses techniques, pour qu'elle puisse tarder plus longtemps 4 interroger un grand dramaturge de notre temps, qui nous propose non seulement une њuvre, mais aussi un systиme, fort, cohйrent, stable, difficile а appliquer peut-кtre, mais qui possиde au moins une vertu indiscutable et salutaire de « scandale » et d'йtonnement. Quoi qu'on dйcide finalement sur Brecht, il faut du moins marquer l'accord de sa pensйe avec les grands thиmes progressistes de notre йpoque : а savoir que les maux des hommes sont entre les mains des hommes eux-mкmes, c'est-а-dire que le monde est maniable; que l'art peut et doit intervenir dans l'histoire; qu'il doit aujourd'hui concourir aux mкmes tвches que les sciences, dont il est solidaire; qu'il nous faut dйsormais un art de l'explication, et non plus seulement un art de l'expression; que le thйвtre doit aider rйsolument l'histoire en en dйvoilant le procиs; que les techniques de la scиne sont elles-mкmes engagйes; qu'enfin, il n'y a pas une « essence » de l'art йternel, mais que chaque sociйtй doit inventer l'art qui l'accouchera au mieux de sa propre dйlivrance. Naturellement, les idйes de Brecht posent des problиmes et suscitent des rйsistances, surtout dans un pays comme la France, qui forme actuellement un complexe historique bien diffйrent de l'Allemagne de l'Est. Le numйro que Thйвtre populaire consacre а Brecht, ne prйtend pas pour autant rйsoudre ces problиmes ou triompher de ces rйsistances. Notre seul but, pour le moment, est d'aider а une connaissance de Brecht.

Nous entrouvrons un dossier, nous sommes loin de le considйrer comme clos. Nous serions mкme trиs heureux si les lecteurs de Thйвtre populaire voulaient y apporter leur tйmoignage. Cela compenserait а nos yeux l'ignorance ou l'indiffйrence d'un trop grand nombre d'intellectuels ou d'hommes de thйвtre, а l'йgard de celui que nous tenons, de toutes maniиres, pour un « contemporain capital ».

1955, Tbйвtrt populaire.

LES MALADIES DU COSTUME DE THEATRE

Je voudrais esquisser ici, non une histoire ou une esthйtique, mais plutфt une pathologie, ou si l'on prйfиre, une morale du costume de thйвtre. Je proposerai quelques rиgles trиs simples qui nous permettront peut-кtre de juger si un costume est bon ou mauvais, sain ou malade.

Il me faut d'abord dйfinir le fondement que je donne а cette morale ou а cette santй. Au nom de quoi dйciderons-nous de juger les costumes d'une piиce ? On pourrait rйpondre (des йpoques entiиres l'ont fait) : la vйritй historique ou le bon goыt, la fidйlitй du dйtail ou le plaisir des yeux. Je propose pour ma part un autre ciel i notre morale : celui de la piиce eЫe-mкme. Toute њuvre dramatique peut et doit se rйduire а ce que Brecht appelle son gestus social, l'expression extйrieure, matйrielle, des conflits de sociйtй dont elle tйmoigne. Ce gestus, ce schиme historique particulier qui est au fond de tout spectacle, c'est йvidemment au metteur en scиne а le dйcouvrir et а le manifester : il a а sa disposition, pour cela, l'ensemble des techniques thйвtrales : le jeu de l'acteur, la mise en place, le mouvement, le dйcor, l'йclairage, et prйcisйment aussi : le costume.

C'est donc sur la nйcessitй de manifester en chaque occasion le gestus social de la piиce, que nous fonderons notre morale du costume. Ceci veut dire que nous assignerons au costume un rфle purement fonctionnel, et que cette fonction sera d'ordre intellectuel, plus que plastique ou йmotionnel. Le costume n'est rien de plus que le second terme d'un rapport qui doit а tout instant joindre le sens de l'њuvre а son extйrioritй. Donc, tout ce qui, dans le costume, brouille la clartй de ce rapport, contredit, obscurcit ou falsifie le gestus social du spectacle, est mauvais; tout ce qui, [55] au contraire, dans les formes, les couleurs, les substances et leur agencement, aide а la lecture de ce gestus, tout cela est bon.

Eh bien, comme dans toute morale, commenзons par les rиgles nйgatives, voyons d'abord ce qu'un costume de thйвtre ne doit pas кtre (а condition, bien entendu, d'avoir admis les prйmisses de notre morale).

D'une maniиre gйnйrale, le costume de thйвtre ne doit кtre а aucun prix un alibi, c'est-а-dire un ailleurs ou une justification : le costume ne doit pas constituer un lieu visuel brillant et dense vers lequel l'attention s'йvaderait, fuyant la rйalitй essentielle du spectacle, ce que l'on pourrait appeler sa responsabilitй; et puis le costume ne doit pas кtre non plus une sorte d'excuse, d'йlйment de compensation dont la rйussite rachиterait par exemple le silence ou l'indigence de l'њuvre. Le costume doit toujours garder sa valeur de pure fonction, il ne doit ni йtouffer ni gonfler la piиce, il doit se garder de substituer а k signification de l'acte thйвtral, des valeurs indйpendantes. C'est donc lorsque le costume devient une fin en soi, qu'il commence а devenir condamnable. Le costume doit а la piиce un certain nombre de prestations : si l'un de ces services est exagйrйment dйveloppй, si le serviteur devient plus imponant que le maоtre, alors le costume est malade, il souffre d'hypertrophie.

Les maladies, les erreurs ou les alibis du costume de thйвtre, comme on voudra, j'en vois pour ma part trois, fort communs dans notre art.

La maladie de base, c'est l'hypertrophie de k fonction historique, ce que nous appellerons le vйrisme archйologique. Il faut se rappeler qu'il y a deux sortes d'histoire : une histoire intelligente qui retrouve les tensions profondes, les conflits spйcifiques du passй; et une histoire superficielle qui reconstitue mйcaniquement certains dйtails anecdotiques; le costume de thйвtre a йtй longtemps un champ de prйdilection pour l'exercice de cette histoire-lа; on sait les ravages йpidйmiques du mal vйriste dans l'art bourgeois : le costume, conзu comme une addition de dйtails vrais, absorbe, puis atomise toute l'attention du spectateur, qui se disperse loin du spectacle, dans k rйgion des infiniment-petits. Le bon costume, mкme historique, est au contraire un fait visuel global; il y a une [J4] certaine йchelle de la vйritй, au-dessous de laquelle il ne faut pas descendre, faute de quoi on la dйtruit. Le costume vйriste, tel qu'on peut encore le voir dans certains spectacles d'opйra ou d'opйra-comique, atteint au comble de l'absurde : la vйritй de l'ensemble est effacйe par l'exactitude de la partie, l'acteur disparait sous le scrupule de ses boutons, de ses plis et de ses faux cheveux. Le costume vйriste produit immanquablement l'effet suivant : on voit bien que c'est vrai, et pourtant l'on n'y croit pas.

Dans les spectacles rйcents, je donnerai comme exemple d'une bonne victoire sur le vйrisme, les costumes du Prince de Hambourg de Gischia. Le gestus social de la piиce repose sur une certaine conception de la militaritй et c'est а cette donnйe argumentative que Gischia a soumis ses costumes : tous leurs attributs ont йtй chargйs de soutenir une sйmantique du soldat beaucoup plus qu'une sйmantique du xvii(6) siиcle : les formes, nettes, les couleurs, а la fois sйvиres et franches, les substances surtout, йlйment bien plus important que le reste (ici, la sensation du cuir et du drap), toute la surface optique du spectacle, a pris en charge l'argument de l'њuvre. De mкme, dans la Mutter Courage du Berliner Ensemble, ce n'est nullement l'histoire-date qui a commandй la vйritй des costumes : c'est la notion de guerre et de guerre voyageuse, interminable, qui s'est trouvйe soutenue, sans cesse explicitйe non par la vйracitй archйologique de telle forme ou de tel objet, mais par le gris plвtrй, l'usure des йtoffes, la pauvretй, dense, obstinйe, des osiers, des filins et des bois.

C'est d'ailleurs toujours par les substances (et non par les formes ou les couleurs), que l'on est finalement assurй de retrouver l'histoire la plus profonde. Un bon costumier doit savoir donner au public le sens tactile de ce qu'il voit pourtant de loin. Je n'attends pour ma part jamais rien de bon d'un artiste qui raffine sur les formes et les couleurs sans me proposer un choix vraiment rйflйchi des matiиres employйes : car c'est dans la pвte mкme des objets (et non dans leur reprйsentation plane), que se trouve la vйritable histoire des hommes.

Une deuxiиme maladie, frйquente aussi, c'est la maladie esthйtique, l'hypertrophie d'une beautй formelle sans rapport avec la piиce. Naturellement, il serait insensй de nйgliger dans le costume les valeurs proprement plastiques : le goыt, le bonheur, l'йquilibre, [55] l'absence de vulgaritй, la recherche de l'originalitй mкme. Mais trop souvent, ces valeurs nйcessaires deviennent une fin en soi, et de nouveau, l'attention du spectateur est distraite loin du thйвtre, artificiellement concentrйe sur une fonction parasite : on peut avoir alors un admirable thйвtre esthиte, on n'a plus tout а fait un thйвtre humain. Avec un certain excиs de puritanisme, je dirai presque que je considиre comme un signe inquiйtant le fait d'applaudir des costumes (c'est trиs frйquent а Paris). Le rideau se lиve, l'њil est conquis, on applaudit; mais que sait-on alors, а la vйritй, sinon que ce rouge est beau ou ce drapй astucieux? sait-on si cette splendeur, ces raffinements, ces trouvailles vont s'accorder а la piиce, la servir, concourir а exprimer sa signification ?

Le type mкme de cette dйviation, est l'esthйtique Bйrard, employйe aujourd'hui а tort et а travers. Soutenu par le snobisme et la mondanitй, le goыt esthйtique du costume suppose l'indйpendance condamnable de chacun des йlйments du spectacle : applaudir les costumes а l'intйrieur mкme de la fкte, c'est accentuer le divorce des crйateurs, c'est rйduire l'њuvre а une conjonction aveugle de performances. Le costume n'a pas pour charge de sйduire l'њil, mais de le convaincre.

Le costumier doit donc йviter а la fois d'кtre peintre et d'кtre couturier; il se mйfiera des valeurs planes de la peinture, il йvitera les rapports d'espaces, propres а cet art, parce que prйcisйment la dйfinition mкme de la peinture, c'est que ces rapports sont nйcessaires et suffisants; leur richesse, leur densitй, la tension mкme de leur existence dйpasseraient de beaucoup la fonction argumen-tative du costume; et si le costumier est peintre de mйtier, il doit oublier sa condition au moment oщ il devient crйateur de costumes; c'est peu de dire qu'il doit soumettre son art а la piиce : il doit le dйtruire, oublier l'espace pictural et rйinventer а neuf l'espace laineux ou soyeux des corps humains. Il doit aussi s'abstenir du style « grand couturier », qui rиgne aujourd'hui dans les thйвtres vulgaires. Le chic du costume, la dйsinvolture apprкtйe d'un drapй antique que l'on dirait tout droit sorti de chez Dior, la faзon-mode d'une crinoline sont des alibis nйfastes qui brouillent la clartй de l'argument, font du costume une forme йternelle et « йternellement jeune », dйbarrassйe des vulgaires contingences de [56] l'histoire et, on le devine, ceci est contraire а la rиgle que nous avons posйe au dйbut.

Il y a d'ailleurs un trait moderne qui rйsume cette hypertrophie de l'esthйtique : c'est le fйtichisme de la maquette (expositions, reproductions). La maquette d'ordinaire n'apprend rien sur le costume, parce qu'il lui manque l'expйrience essentielle, celle de la matiиre. Voir sur scиne des costumes-maquettes, ce ne peut кtre un bon signe. Je ne dis pas que la maquette ne soit pas nйcessaire; mais c'est une opйration toute prйparatoire qui ne devrait regarder que le costumier et la couturiиre; la maquette devrait кtre entiиrement dйtruite sur la scиne, sauf pour quelques trиs rares spectacles oщ l'art de la fresque doit кtre volontairement recherchй. La maquette devrait rester un instrument et non devenir un style.

Enfin, la troisiиme maladie du costume de thйвtre, c'est l'argent, l'hypertrophie de la somptuositй, ou tout au moins de son apparence. C'est une maladie trиs frйquente dans notre sociйtй, oщ le thйвtre est toujours l'objet d'un contrat entre le spectateur qui donne son argent, et le directeur qui doit lui rendre cet argent sous la forme la plus visible possible; or il est bien йvident qu'а ce compte-lа, la somptuositй illusoire des costumes constitue une restitution spectaculaire et rassurante; vulgairement, le costume est plus payant que l'йmotion ou l'intellection, toujours incertaines, et sans rapports manifestes avec leur йtat de marchandise. Aussi dиs qu'un thйвtre se vulgarise, le voit-on renchйrir de plus en plus sur le luxe de ses costumes, visitйs pour eux-mкmes et qui deviennent bien vite l'attraction dйcisive du spectacle (Les Indes Galantes а l'Opйra, Les Amants Magiifiques а la Comйdie-Franзaise). Oщ est le thйвtre dans tout cela? Nulle part, bien entendu : le cancer horrible de la richesse l'a complиtement dйvorй.

Par un mйcanisme assez diabolique, le costume luxueux ajoute d'ailleurs le mensonge а la bassesse : le temps n'est plus (sous Shakespeare par exemple), oщ les acteurs portaient des costumes riches mais authentiques, venus des garde-robes seigneuriales; aujourd'hui la richesse coыte trop cher, on se contente du simili, c'est-а-dire du mensonge. Ainsi ce n'est mкme pas le luxe, c'est le toc qui se trouve hypertrophiй. Sombart a indiquй l'origine bourgeoise [57] du simili; il est certain que chez nous, ce sont surtout des thйвtres petit-bourgeois (Folies-Bergиre, Comйdie-Franзaise, Thйвtres lyriques) qui en font la plus grande dйbauche. Ceci suppose un йtat infantile du spectateur auquel on dйnie а la fois tout esprit critique et toute imagination crйatrice. Naturellement, on ne peut complиtement bannir le simili de nos costumes de thйвtre; mais si l'on y a recours, on devrait au moins toujours le signer, refuser d'accrйditer le mensonge : au thйвtre, rien ne doit кtre cachй. Ceci dйcoule d'une rиgle morale trиs simple, qui a toujours produit, je crois, le grand thйвtre : il faut faire confiance au spectateur, lui remettre rйsolument le pouvoir de crйer lui-mкme la richesse, de transformer la rayonne en soie et le mensonge en illusion.

Et maintenant, demandons-nous ce que doit кtre un bon costume de thйвtre; et puisque nous lui avons reconnu une nature fonctionnelle, essayons de dйfinir le genre de prestations auxquelles il est tenu. J'en vois pour ma part, au moins deux, essentielles.

D'abord, le costume doit кtre un argument. Cette fonction intellectuelle du costume de thйвtre est le plus souvent aujourd'hui ensevelie sous des fonctions parasites, que nous venons de passer en revue (vйrisme, esthйtique, argent). Pourtant, dans toutes les grandes йpoques de thйвtre, le costume a eu une forte valeur sйmantique; il ne se donnait pas seulement а voir, il se donnait aussi а lire, communiquait des idйes, des connaissances ou des sentiments.

La cellule intellective, ou cognitive du costume de thйвtre, son йlйment de base, c'est le signe. Nous avons, dans un rйcit des Mille et Une Nuits, un magnifique exemple de signe vestimentaire : on nous y apprend que chaque fois qu'il йtait en colиre le Calife Haroum Al Rachid revкtait une robe rouge. Eh bien, le rouge du Calife est un signe, le signe spectaculaire de sa colиre; il est chargй de transmettre visuellement aux sujets du Calife une donnйe d'ordre cognitif : l'йtat d'esprit du souverain et toutes les consйquences qu'il implique. [58]

Les thйвtres forts, populaires, civiques, ont toujours utilisй un code vestimentaire prйcis, ils ont largement pratiquй ce que l'on pourrait appeler une politique du signe : je rappellerai seulement que chez les Grecs, le masque et la couleur des parements affichaient а l'avance la condition sociale ou sentimentale du personnage; que sur le parvis mйdiйval et sur la scиne йlisabйthaine, les couleurs des costumes, dans certains cas, symboliques, permettaient une lecture diacritique en quelque sorte, de l'йtat des acteurs;,et qu'enfin dans la Commedia dell'arte, chaque type psychologique possйdait en propre son vкtement conventionnel. C'est le romantisme bourgeois qui, en diminuant sa confiance dans le pouvoir intellectif du public, a dissous le signe dans une sorte de vйritй archйologique du costume : le signe s'est dйgradй en dйtail, on s'est mis а donner des costumes vйridiques et non plus signifiants : cette dйbauche d'imitation a atteint son point culminant dans le baroque 1900, vйritable pandйmonium du costume de thйвtre.

Puisque nous avons tout а l'heure esquissй une pathologie du costume, il nous faut signaler quelques-unes des maladies qui risquent d'affecter le signe vestimentaire. Ce sont en quelque sorte des maladies de nutrition : le signe est malade chaque fois qu'il est mal, trop ou trop peu nourri de signification. Je citerai parmi les maladies les plus communes : l'indigence du signe (hйroпnes wagnйriennes en chemise de nuit), sa littйralitй (Bacchantes signalйes par des grappes de raisin), la surindication (les plumes de Chantecler juxtaposйes une а une; total pour la piиce : quelques centaines de kilos); l'inadйquation (costumes « historiques », s'appliquant indiffйremment а des йpoques vagues) et enfin la multiplication et le dйsйquilibre interne des signes (par exemple, les costumes des Folies-Bergиre, remarquables par l'audace et la clartй de leur stylisation historique, sont compliquйs, brouillйs de signes accessoires, comme ceux de la fantaisie ou de la somptuositй : tous les signes y sont mis sur le mкme plan).

Peut-on dйfinir une santй du signe ? Il faut ici prendre garde au formalisme : le signe est rйussi quand il est fonctionnel ; on ne peut en donner une dйfinition abstraite; tout dйpend du contenu rйel du spectacle; ici encore, la santй est surtout une absence de maladie; le costume est sain quand il laisse l'њuvre libre de transmettre [59] sa signification profonde, quand il ne l'encombre pas et permet en quelque sorte а l'acteur de vaquer sans poids parasite i ses tвches essentielles. Ce que l'on peut du moins dire, c'est qu'un bon code vestimentaire, serviteur efficace du gestes de la piиce, exclut le naturalisme. Brecht l'a remarquablement expliquй а propos des costumes de La Mиre(1) : scйniquement on ne signifie pas (signifier : signaler et imposer) l'usure d'un vкtement, en mettant sur scиne un vкtement rйellement usй. Pour se manifester, l'usure doit кtre majorйe (c'est la dйfinition mкme de ce qu'au cinйma on appelle la photogйnie), pourvue d'une sorte de dimension йpique : le bon signe doit toujours кtre le fruit d'un choix et d'une accentuation; Brecht a donnй le dйtail des opйrations nйcessaires а la construction du signe de l'usure : l'intelligence, la minutie, la patience en sont remarquables (traitement du costume au chlore, brыlage de la teinture, grattage au rasoir, maculation par des cires, des laques, des acides gras, trous, raccommodages); dans nos thйвtres, hypnotisйs par la finalitй esthйtique des vкtements, on est encore fort loin de soumettre radicalement le signe vestimentaire а des traitements aussi minutieux, et surtout aussi « rйflйchis » (on sait qu'en France, l'art est suspect, s'il pense); on ne voit pas Lйonor Fini portant la lampe а souder dans l'un de ces beaux rouges qui font rкver le Tout-Paris.

Autre fonction positive du vкtement : /'/ doit кtre une humanitй, il doit privilйgier la stature humaine de l'acteur, rendre sa corpo-rйitй sensible, nette et si possible dйchirante. Le costume doit servir les proportions humaines et en quelque sorte sculpter l'acteur, faire sa silhouette naturelle, laisser imaginer que la forme du vкtement, si excentrique soit-elle par rapport а nous, est parfaitement consubstantielle а sa chair, а sa vie quotidienne; nous ne devons jamais sentir le corps humain bafouй par le dйguisement.

1. Dans l'album Tbeatirarbаt, Dresdner Verlag, Dresdcn. Voir Tbiltre feputаn, n° ii, p. 51,

Cette humanitй du costume, elle est largement tributaire de son entour, du milieu substantiel dans lequel se dйplace l'acteur. L'accord rйflйchi entre le costume et son fond est peut-кtre la premiиre loi du thйвtre : nous savons bien, par l'exemple de certaines [60] mises en scиne d'opйra, que le fouillis des dйcors peints, le va-et-vient incessant et inutile des choristes bariolйs, toutes ces surfaces excessivement chargйes, font de l'homme une silhouette grotesque, sans йmotion et sans clartй. Or le thйвtre exige ouvertement de ses acteurs une certaine exemplaritй corporelle; quelque morale qu'on lui prкte, le thйвtre est en un sens une fкte du corps humain et il faut que le costume et le fond respectent ce corps, en expriment toute la qualitй humaine. Plus la liaison entre le costume et son entour est organique, mieux le costume est justifiй. C'est un test infaillible que de mettre en rapport un costume avec des substances naturelles comme la pierre, la nuit, le feuillage : si le costume dйtient quelqu'un des vices que nous avons indiquйs, on voit tout de suite qu'il souille le paysage, y apparaоt mesquin, flappi, ridicule (c'йtait le cas, au cinйma, des costumes de Si Versailles m'йtait contй, dont l'artifice bornй contrariait les pierres et les horizons du chвteau); inversement, si le costume est sain, le plein air doit pouvoir l'assimiler, l'exalter mкme.

Un autre accord difficile а obtenir et pourtant indispensable, c'est celui du costume et du visage. Sur ce point, combien d'ana-chronismes morphologiques! combien de visages tout modernes posйs naпvement sur de fausses fraises ou de faux drapйs! On sait que c'est lа l'un des problиmes les plus aigus du film historique (sйnateurs romains а la tкte de shйrifs, а quoi il faut opposer la Jeanne d'Arc de Dreyer). Au thйвtre, c'est le mкme problиme : le costume doit savoir absorber le visage, on doit sentir qu'invisible mais nйcessaire, un mкme йpithйlium historique les couvre tous deux.

En somme, le bon costume de thйвtre doit кtre assez matйriel pour signifier et assez transparent pour ne pas constituer ses signes en parasites. Le costume est une йcriture et il en a l'ambiguпtй : l'йcriture est un instrument au service d'un propos qui la dйpasse; mais si l'йcriture est ou trop pauvre ou trop riche, ou trop belle ou trop laide, elle ne permet plus la lecture et faillit а sa fonction. Le costume aussi doit trouver cette sorte d'йquilibre rare qui lui permet d'aider а la lecture de l'acte thйвtral sans l'encombrer d'aucune valeur parasite : il lui faut renoncer а tout йgoпsme et а tout excиs de bonnes intentions; il lui faut passer en soi inaperзu mais il lui faut aussi exister : les acteurs ne peuvent tout de mкme [61] pas aller nus! Il lui faut кtre а la fois matйriel et transparent : on doit le voir mais non le regarder. Ceci n'est peut-кtre qu'une apparence de paradoxe : l'exemple tout rйcent de Brecht nous invite а comprendre que c'est dans l'accentuation mкme de sa matйrialitй que le costume de thйвtre a le plus de chance d'atteindre sa nйcessaire soumission aux fins critiques du spectacle.

1955, Thйвtre populaire.

LITTЙRATURE LITTЙRALE

Un roman de Robbe-Grillet ne se lit pas de la maniиre а la fois globale et discontinue dont on « dйvore » un roman traditionnel, oщ Pintellection saute de paragraphe en paragraphe, de crise en crise, et oщ l'њil n'absorbe а vrai dire la typographie que par intermittences, comme si la lecture, dans son geste le plus matйriel, devait reproduire la hiйrarchie mкme de l'univers classique, dotй de moments tour а tour pathйtiques et insignifiants (1). Non, chez Robbe-Grillet, la narration impose elle-mкme la nйcessitй d'une ingestion exhaustive du matйriau; le lecteur est soumis а une sorte d'йducation ferme, il perзoit le sentiment d'кtre maintenu, йlongй а mкme la continuitй des objets et des conduites. La capture provient alors, non d'un rapt ou d'une fascination, mais d'un investissement progressif et fatal. La pression du rйcit est rigoureusement йgale, comme il convient dans une littйrature du constat.

Cette qualitй nouvelle de la lecture est liйe, ici, а la nature proprement optique du matйriel romanesque. On le sait, le dessein de Robbe-Grillet est de donner enfin aux objets un privilиge narratif accordй jusqu'ici aux seuls rapports humains. D'oщ un art de la description profondйment renouvelй, puisque dans cet univers « objectif », la matiиre n'est plus jamais prйsentйe comme une fonction du cњur humain (souvenir, ustensilitй) mais comme un espace implacable que l'homme ne peut frйquenter que par la marche, jamais par l'usage ou la sujйtion.

1. A propos du Voyeur, d'A. Robbe-Grillet.

C'est lа une grande exploration romanesque, dont les Gommes ont assurй les premiиres positions, les positions de dйpart. L* Voyeur constitue une seconde йtape, atteinte de faзon йvidemment [63] dйlibйrйe, car on a toujours l'impression, chez Robbe-Grillet, que sa crйation investit mйthodiquement un chemin prй-dйterminй; on peut avancer, je crois, que son њuvre gйnйrale aura une valeur de dйmonstration, et que comme tout acte littйraire authentique, elle sera, bien mieux encore que littйrature, institution mкme de., la littйrature : nous savons bien que, depuis cinquante ans, tout ce qui compte en fait d'йcriture, possиde cette mкme vertu problйmatique.

L'intйrкt du Voyeur, c'est le rapport que l'auteur йtablit entre les objets et la fable. Dans les Gommes, le monde objectif йtait supportй par une йnigme d'ordre policier. Dans le Voyeur, il n'y a plus aucune qualification de l'histoire : celle-ci tend au zйro, au point qu'on peut а peine la nommer, encore moins la rйsumer (comme en tйmoigne l'embarras des critiques). Je puis bien avancer que dans une оle indйfinie, un voyageur de commerce йtrangle une jeune bergиre et s'en retourne sur le continent. Mais de ce meurtre suis-je bien sыr? L'acte lui-mкme est narrativement blanchi (un trou bien visible au milieu du rйcit) ; le lecteur ne peut que l'induire de l'effort patient du meurtrier pour effacer ce vide (si l'on peut dire), le remplir d'un temps « naturel ». Autant dire que l'йtendue du monde objectif, la tranquille minutie de la reconstitution cernent ici un йvйnement improbable : l'importance des antйcйdents et des consйquents, leur littйralitй prolixe, leur entкtement а кtre dits, rendent forcйment douteux un acte qui tout d'un coup et contrairement а la vocation analytique du discours, n'a plus Ja parole pour caution immйdiate.

La blancheur de l'acte provient d'abord, йvidemment, de la nature objective de la description. La fable (ce qu'on appelle prйcisйment : le « romanesque ») est un produit typique des civilisations d'вme. On connaоt cette expйrience ethnologique d'Ombredane : un film, La chasse sous-marine, est prйsentй а des noirs congolais et а des йtudiants belges : les premiers en font un rйsumй purement descriptif, prйcis et concret, sans aucune fabulation; les seconds, au contraire, trahissent une grande indigence visuelle; ils se rappellent mal les dйtails, imaginent une histoire, cherchent des effets littйraires, essayent de retrouver des йtats affectifs. C'est prйcisйment cette naissance spontanйe du drame, que le systиme optique de Robbe-Grillet coupe а chaque instant; comme pour [64] les noirs congolais, la prйcision du spectacle en absorbe toute l'intйrioritй virtuelle (preuve a contrario : ce sont nos critiques spiritualistes qui ont cherchй dйsespйrйment dans le Voyeur, l'histoire : ils sentaient bien que sans argument, pathologique ou moral, le roman йchappait а cette civilisation de l'Ame, qu'ils ont а charge' de dйfendre). Il y a donc conflit entre le monde purement optique des objets et celui de l'intйrioritй humaine. En choisissant le premier, Robbe-Grillet ne peut кtre que fascinй par l'anйantissement de l'anecdote.

Il y a effectivement, dans le Voyeur, une destruction tendancielle de la fable. La fable recule, s'amenuise, s'anйantit sous le poids des objets. Les objets investissent la fable, se confondent avec elle pour mieux la dйvorer. Il est remarquable que nous ne connaissions du crime, ni des mobiles, ni des йtats, ni mкme des actes, mais seulement des matйriaux isolйs, privйs d'ailleurs dans leur description, de toute intentionnalitй explicite. Ici, les donnйes de l'histoire ne sont ni psychologiques, ni mкme pathologiques (du moins dans leur situation narrative), elles sont rйduites а quelques objets surgis peu а peu de l'espace et du temps sans aucune contiguпtй causale avouйe : une petite fille (du moins son archйtype, car son nom change insensiblement), une cordelette, un pieu, un pilier, des bonbons.

C'est seulement la coordination progressive de ces objets qui dessine, sinon le crime lui-mкme, du moins 4a place et le moment du crime. Les matйriaux sont associйs les uns aux autres par une sorte de hasard indiffйrent; mais de la rйpйtition de certaines constellations d'objets (la cordelette, les bonbons, les cigarettes, la main aux ongles pointus), naоt la probabilitй d'un usage meurtrier qui les rassemblerait tous; et ces associations d'objets (comme on dit des associations d'idйes) conditionnent peu а peu le lecteur а l'existence d'un argument probable, sans jamais pourtant le nommer, comme si, dans le monde de Robbe-Grillet, l'on devait passer de l'ordre des objets а celui des йvйnements par une chaоne patiente de rйflexes purs, en йvitant soigneusement le relais d'une conscience morale.

Cette puretй ne peut кtre йvidemment que tendancielle, et tout le Voyeur naоt d'une rйsistance impossible а l'anecdote. Les objets figurent comme une sorte de thиme-zйro de l'argument. Le roman [65] se tient dans cette zone йtroite et difficile, oщ l'anecdote (le crime) commence а pourrir, а « intentionnaliser » le superbe entкtement des objets а n'ftrt que lа. Encore cette inflexion silencieuse d'un/ monde purement objectif vers l'intйrioritй et la pathologie pro-vient-elle simplement d'un vice de l'espace. Si l'on veut bien se rappeler que le dessein profond de Robbe-Grillet est de rendre compte de toute l'йtendue objective, comme si la main du romancier suivait йtroitement son regard dans une apprйhension exhaustive des lignes et des surfaces, on comprendra que le retour de certains objets, de certains fragments d'espace, privilйgiйs par leur rйpйtition mкme, constitue а lui seul une faille, ce que l'on pourrait appeler un premier point de blettissement dans le systиme optique du romancier, fondй essentiellement sur la contiguпtй, l'extension et l'йlongement. On peut donc dire que c'est dans la mesure oщ la rencontre rйpйtйe de quelques objets brise le parallйlisme des regards et des objets, qu'il y a crime, c'est-а-dire йvйnement : le vice gйomйtrique, l'affaissement de l'espace, l'irruption d'un retour, c'est la brиche par oщ tout un ordre psychologique, pathologique, anecdotique, va menacer d'investir le roman. C'est prйcisйment lа oщ les objets, en se re-prйsentant, semblent renier leur vocation d'existants purs, qu'ils appellent l'anecdote et son cortиge de mobiles implicites : la rйpйtition et la conjonction les dйpouillent de leur кtre-lа, pour les revкtir d'un кtre-pour-quelqm-cbose.

On voit toute la diffйrence qui sйpare ce mode d'itйration, de la thйmatique des auteurs classiques. La rйpйtition d'un thиme postule une profondeur, le thиme est un signe, le symptфme d'une cohйrence interne. Chez Robbe-Grillet, au contraire, les constellations d'objets ne sont pas expressives, mais crйatrices; elles ont а charge, non de rйvйler, mais d'accomplir; elles ont un rфle dynamique, non euristique : avant qu'elles ne se produisent, il n'existe rien de ce qu'elles vont donner а lire : elles font le crime, elles ne le livrent pas : en un mot, elles sont littйrales. Le roman de Robbe-Grillet reste donc parfaitement extйrieur а un ordre psychanalytique : il ne s'agit nullement, ici, d'un monde de la compensation et de la justification, oщ certaines tendances seraient exprimйes ou contre-exprimйes par certains actes; le roman abolit dйlibйrйment tout passй et toute profondeur, c'est un roman de l'extension, non <пe la comprйhension. Le crime ne compense rien (en particulier [66]aucun dйsir de crime), il n'est а aucun moment rйponse, solution ou issue de crise : cet univers ne connaоt ni la compression ni l'explosion, rien que la rencontre, des croisements d'itinйraires, des retours d'objets. Et si nous sommes tentйs de lire le viol et le meurtre comme des actes relevant d'une pathologie, c'est en induisant abusivement le contenu de la forme : nous sommes ici victimes, une fois de plus, de ce prйjugй qui nous fait attribuer au roman une essence, celle mкme du rйel, de notre rйel; nous concevons toujours l'imaginaire comme un symbole du rйel, nous voulons voir dans l'art une litote de la nature. Dans le cas de Robbe-Grillet, combien de critiques ont ainsi renoncй а la littйralitй aveuglante de l'њuvre, pour essayer d'introduire dans cet univers dont tout indique pourtant la complйtude implacable, un surcroоt d'вme et de ma}, alors que prйcisйment la technique de Robbe-Grillet est une protestation radicale contre l'ineffable.

Ce refus de la psychanalyse, on peut d'ailleurs l'exprimer d'une autre faзon en disant que chez Robbe-Grillet, l'йvйnement n'est jamais focalisй. Il suffit de penser а ce qu'est, en peinture, chez Rembrandt par exemple, un espace visiblement centrй hors de la toile : c'est а peu prиs ce monde des rayons et des diffusions que nous retrouvons dans les romans de la profondeur. Ici, rien de tel : la lumiиre est йgale, elle ne traverse pas, elle йtale, l'acte n'est pas le rйpondant spatial d'une source secrиte. Et bien que la narration connaisse un moment privilйgiй (la page blanche du milieu), elle n'en est pas pour cela concentrique : le blanc (le crime) n'est pas ici le foyer d'une fascination; c'est seulement le point extrкme d'une course, la borne d'oщ le rйcit va refluer vers son origine. Cette absence de foyer profond contrarie la pathologie du meurtre; celui-ci est dйveloppй selon des voies rhйtoriques, non thйmatiques, il se dйvoile par topiques, non par rayonnement.

On vient d'indiquer que le crime, ici, n'йtait rien de plus qu'une faille de l'espace et du temps (c'est la mкme chose, puisque le lieu du meurtre, l'оle, n'est jamais qu'un plan de parcours). Tout l'effort du meurtrier est donc (dans la seconde partie du roman) de renapper le temps, de lui retrouver une continuitй qui sera l'innocence (c'est йvidemment la dйfinition mкme de l'alibi, mais ici le renappage du temps ne se fait pas devant un autrui policier; il se fait devant une conscience purement intellective, qui semble [67] se dйbattre oniriquetnent dans les affres d'un dessin incomplet). De mкme, pour que le crime disparaisse, les objets doivent perdre leur entкtement а se trouver joints, constellйs; on essaye de leur faire rйintйgrer rйtrospectivement un pur enchaоnement de contiguпtй. La recherche acharnйe d'un espace sans couture (et а vrai dire ce n'est que par son anйantissement que nous connaissons le crime) se confond avec l'effacement mкme du crime, ou plus exactement, cet effacement n'existe- que sous l'espиce d'une sorte de glacis artificiel йtendu rйtroactivement sur la journйe. Tout d'un coup, le temps prend de l'йpaisseur, et nous savons que le crime existe. Mais c'est alors, au moment oщ le temps se surcharge de variations, qu'il revкt une qualitй nouvelle, le naturel : plus le temps est usй et plus il paraоt plausible : Mathias, le voyageur meurtrier, est obligй de repasser sans cesse sa conscience sur la faille du crime, а la faзon d'un pinceau insistant. Robbe-Grillet utilise dans ces moments-lа, un style indirect particulier (en latin cela don-nerait un beau subjonctif continu, qui d'ailleurs trahirait son usager). Il s'agit donc moins d'un Voyeur que d'un Menteur. Ou plutфt а la phase de voyance de la premiиre partie, succиde la phase de mensonge de la seconde partie : l'exercice continu du mensonge, c'est la seule fonction psychologique que nous puissions concйder а Mathias, comme si, aux yeux de Robbe-Grillet, le psychologisme, la causalitй, l'intentionnalitй ne pouvaient entamer la suffisante assise des objets que sous la forme du crime, et, dans le crime, de l'alibi. C'est en renappant minutieusement sa journйe d'une couche serrйe de nature (mixte de temporalitй et de causalitй), que Mathias nous dйcouvre (et peut-кtre se dйcouvre ?) son crime, car Mathias n'est jamais devant nous qu'une conscience re-faisante. C'est lа proprement le thиme d'Њdipe. La diffйrence, c'est qu'Њdipe reconnaоt une faute qui a dйjа йtй nommйe antйrieurement а sa dйcouverte, son crime fait partie d'une йconomie magique de la compensation (la Peste de Thиbes), tandis que le Voyeur, lui, livre une culpabilitй isolйe, intellective et non morale, qui, а aucun moment, n'apparaоt empoissйc dans une ouverture gйnйrale au monde (causalitй, psychologie, sociйtй); si le crime est corruption, ce n'est ici que du temps - et non d'une intйrioritй humaine : il est dйsignй non par ses ravages, mais par une disposition vicieuse de la durйe. [68]

Telle apparaоt l'anecdote du Voyeur : dйsocialisйe et dйmoralisйe, suspendue а fleur des objets, figйe dans un impossible mouvement vers sa propre abolition, car le projet de Robbe-Grillet est toujours que l'univers romanesque tienne enfin par ses seuls objets. Comme dans ces exercices pйrilleux, oщ l'йquilibriste se dйbarrasse progressivement des points d'appui parasites, la fable est donc peu а peu rйduite, rarйfiйe. L'idйal serait йvidemment de s'en passer; et si dans le Voyeur elle existe encore, c'est plutфt comme place d'une histoire possible (le degrй zйro de l'histoire, ou le mana selon Lйvi-Strauss), afin d'йviter au lecteur les effets trop brutaux de la pure nйgativitй.

Naturellement, la tentative de Robbe-Grillet procиde d'un formalisme radical. Mais en littйrature, c'est un reproche ambigu car la littйrature est par dйfinition formelle : il n'y a pas de moyen terme entre le sabordage de l'йcrivain et son esthйtisme, et si l'on juge les recherches formelles nocives, c'est йcrire, non chercher, qu'il faut interdire. On peut dire au contraire que la formalisation du roman, telle que la poursuit Robbe-Grillet, n'a de valeur que si elle est radicale, c'est-а-dire si le romancier a le courage de postuler tendanciellement un roman sans contenu, du moins pendant toute la durйe oщ il dйsire lever а fond les hypothиques du psychologisme bourgeois : une interprйtation mйtaphysique ou morale du Voyeur est sans doute possible (la critique en a donnй la preuve), dans la mesure oщ l'йtat zйro de l'anecdote libиre chez un lecteur trop confiant en lui-mкme toutes sortes d'investissements mйtaphysiques : il est toujours possible d'occuper la lettre du rйcit par une spiritualitй implicite et de transformer une littйrature du pur constat en littйrature de la protestation ou du cri : par dйfinition, l'une est offerte а l'autre. Pour ma part, je crois que ce serait фter tout intйrкt au Voyeur. C'est un livre qui ne peut se soutenir que comme exercice absolu de nйgation, et c'est а ce titre qu'il peut prendre place dans cette zone trиs mince, dans ce vertige rare oщ la littйrature veut se dйtruire sans le pouvoir, et se saisit dans un mкme mouvement, dйtruisante et dйtruite. Peu d'oeuvres entrent dans cette marge mortelle, mais ce sont sans doute, aujourd'hui, les seules qui comptent : dans la conjoncture sociale des temps prйsents, la littйrature ne peut кtre i la fois accordйe au monde et en avance sur lui, comme il convient а tout art du dйpassement, [69] que dans un йtat de prй-suicide permanent; elle ne peut exister que sous la figure de son propre problиme, chвtieuse et pour-chasseuse d'elle-mкme. Sinon, quelle que soit la gйnйrositй ou l'exactitude de son contenu, elle finit toujours par succomber sous le poids d'une forme traditionnelle qui la compromet dans la mesure oщ elle sert d'alibi а la sociйtй aliйnйe qui la produit, la consomme et la justifie. Lt Voyeur ne peut se sйparer du statut, pour l'heure, constitutivement rйactionnaire de la littйrature, mais en tentant d'aseptiser la forme mкme du rйcit, il prйpare peut-кtre, sans l'accomplir encore, un dйconditionnement du lecteur par rapport а l'art essentialiste du roman bourgeois. C'est du moins l'hypothиse que ce livre permet de proposer.

1955, Critique.

COMMENT REPRЙSENTER L'ANTIQUE

Chaque fois que nous, hommes modernes, nous devons reprйsenter une tragйdie antique, nous nous trouvons devant les mкmes problиmes, et chaque fois nous apportons а les rйsoudre la mкme bonne volontй et la mкme incertitude, le mкme respect et la mкme confusion. Toutes les reprйsentations de thйвtre antique que j'ai vues, а commencer par celles-lа mкmes oщ j'ai eu ma part de responsabilitй comme йtudiant, tйmoignaient de la mкme irrйsolution, de la mкme impuissance а prendre parti entre des exigences contraires.

C'est qu'en fait, conscients ou non, nous n'arrivons jamais а nous dйpкtrer d'un dilemme : faut-il jouer le thйвtre antique comme de son temps ou comme du nфtre? faut-il reconstituer ou transposer? faire ressentir des ressemblances ou des diffйrences? Nous allons toujours d'un parti а l'autre sans jamais choisir nettement, bien intentionnйs et brouillons, soucieux tantфt de revigorer le spectacle par une fidйlitй intempestive а telle exigence que nous jugeons archйologique, tantфt de le sublimer par des effets esthйtiques modernes, propres, pensons-nous, а montrer la qualitй йternelle de ce thйвtre. Le rйsultat de ces compromis est toujours dйcevant : de ce thйвtre antique reconstituй, nous ne savons jamais que penser. Cela nous concerne-t-il? Comment? En quoi? La reprйsentation ne nous aide jamais а rйpondre nettement а ces questions.

L'Orestie de Barrault(1) tйmoigne une fois de plus de la mкme confusion. Styles, desseins, arts, partis, esthйtiques et raisons se mйlangent ici а l'extrкme, et en dйpit d'un travail visiblement considйrable et de certaines rйussites partielles, nous n'arrivons [71] pas а savoir pourquoi Barrault s montй L'Orestie : le spectacle n'est pas justifiй.

1. Reprйsentations du Thйвtre Marigny.

Sans doute Barrault a-t-il professй (sinon accompli) une idйe gйnйrale de son spectacle : il s'agissait pour lui de rompre avec la tradition acadйmique et d'arriver а replacer L'Orestie, sinon dans une histoire, du moins dans un exotisme. Transformer la tragйdie grecque en fкte nиgre, retrouver ce qu'elle a pu contenir au Ve siиcle mкme d'irrationnel et de panique, la dйbarrasser de la fausse pompe classique pour lui rйinventer une nature rituelle, faire apparaоtre en elle les germes d'un thйвtre de la transe, tout cela qui provient d'ailleurs beaucoup plus d'Artaud que d'une connaissance exacte du thйвtre grec, tout cela pouvait trиs bien s'admettre pourvu qu'on l'accomplоt rйellement, sans concession. Or, ici mкme, le pari n'a pas йtй tenu : la fкte nиgre est timide.

D'abord, l'exotisme est loin d'кtre continu : il y a seulement trois moments oщ il est explicite : la prйdiction de Cassandre, l'invocation rituelle а Agamemnon, la ronde des Erinnyes. Tout le reste de la tragйdie est occupй par un art totalement rhйtorique : aucune unitй entre l'intention panique de ces scиnes et les effets de voile de Marie Bell. De telles ruptures sont insupportables, car elles rejettent immanquablement le dessein dramaturgique au rang d'accessoire pittoresque : le nиgre devient dйcoratif. L'exotisme йtait un parti probablement faux, mais qui du moins pouvait кtre sauvй par son efficacitй : sa seule justification eыt йtй de transformer physiquement le spectateur, de l'incommoder, de le fasciner, de le « charmer ». Or, ici, rien de tel : nous restons froids, un peu ironiques, incapables de croire а une panique partielle, immunisйe au prйalable par l'art des acteurs « psycholo-logiques ». Il fallait choisir : ou la fкte nиgre, ou Marie Bell. A vouloir jouer sur les deux tableaux (Marie Bell pour la critique humaniste et la fкte nиgre pour l'avant-garde), il йtait fatal de perdre un peu partout.

Et puis cet exotisme est en soi trop timide. On comprend l'intention de Barrault dans la scиne de magie oщ Electre et Oreste somment leur pиre mort de rйpondre. L'effet reste pourtant trиs maigre. C'est que si l'on se mкle d'accomplir un thйвtre de la participation, il faut le faire complиtementrici, les siffles ne suffisent [72] plus : il y faut un engagement physique des acteurs ; or, cet engagement, l'art traditionnel leur a appris а l'imiter, non а le vivre; et comme ces signes sont usйs, compromis dans mille divertissements plastiques antйrieurs, nous n'y croyons pas : quelques tournoiements, une diction rythmйe а contretemps, des coups contre le sol ne suffisent pas а nous imposer la prйsence d'une magie.

Rien n'est plus pйnible qu'une participation qui ne prend pas. Et l'on s'йtonne que les dйfenseurs acharnйs de cette forme de thйвtre soient si timides, si peu inventifs, si apeurйs, pourrait-on dire, au moment oщ ils tiennent enfin l'occasion d'accomplir ce thйвtre physique, ce thйвtre total dont on nous a fait un vйritable casse-tкte. Puisque Barrault avait pris le parti, contestable mais au moins rigoureux, de la fкte nиgre, il aurait fallu l'exploiter а fond. N'importe quelle session de jazz, Carmen chantйe par des Noirs, lui auraient donnй l'exemple de ce qu'est cette prйsence somtnatoire de l'acteur, cette agression du spectacle, cette sorte d'йpanouissement viscйral auxquels son Orestie donne un trop maigre reflet. N'est pas nиgre qui veut.

Cette confusion des styles, on la retrouve dans les costumes. Temporellement, L'Orestie comprend trois plans : l'йpoque supposйe du mythe, l'йpoque d'Eschyle, l'йpoque du spectateur. Il fallait choisir l'un de ces trois plans de rйfйrence et s'y tenir, car, nous le verrons а l'instant, notre seul rapport possible а la tragйdie grecque est dans la conscience que nous pouvons avoir de sa situation historique. Or les costumes de Marie-Hйlиne Dastй, dont certains sont plastiquement trиs beaux, contiennent ces trois styles mйlangйs au petit bonheur. Agamemnon, Qytem-nestre sont habillйs а la barbare, engagent la tragйdie dans une signification archaпque, minoиnne, ce qui serait parfaitement lйgitime si le parti йtait gйnйral. Mais voici qu'Oreste, Electre, Apollon viennent rapidement contrarier ce choix : eux sont des Grecs du v(6) siиcle, ils introduisent dans le gigantisme monstrueux des vкtements primitifs, la grвce, la mesure, l'humanitй simple et sobre des silhouettes de la Grиce classique. Enfin, comme trop souvent au Marigny, la scиne se trouve parfois envahie par le maniйrisme luxueux, la plastique « grand couturier » de nos thйвtres bien parisiens : Cassandre est tout en plissйs intemporels, l'antre [73] des Atiides est barrй par une moquette sortie tout droit de chez Hermиs (la boutique, non le dieu), et dans l'apothйose finale, une Pallas toute enfarinйe surgit d'un bleu sucrй, fondant, comme aux Folies-Bergиre.

Ce mйlange naпf de Crиte et de Faubourg Saint-Honorй contribue beaucoup а perdre la cause de L'Orestit : le spectateur ne sait plus ce qu'il voit : il lui semble кtre devant une tragйdie abstraite (parce que visuellement composite), il est confirmй dans une tendance qui ne lui est que trop naturelle : refuser une comprйhension rigoureusement historique de l'њuvre reprйsentйe. L'esthйtisme joue ici, une fois de plus, comme un alibi, il couvre une irresponsabilitй : c'est d'ailleurs si constant chez Barrault que l'on pourrait appeler toute beautй gratuite des costumes le style Marigny. Ceci йtait dйjа sensible dans la Bйrйnict de Barrault, qui n'avait pas йtй cependant jusqu'а habiller Pyrrhus en Romain, Titus en marquis de Louis XIV et Bйrйnice en drapй de chez Fath : c'est pourtant l'йquivalent de ce mйlange que nous donne L'Orestit.

La disjonction des styles atteint aussi gravement le jeu des acteurs. On pouvait penser que ce jeu aurait au moins l'unitй de l'erreur; mкme pas : chacun dit le texte а sa guise, sans se soucier du style du voisin. Robert Vidalin joue Agamemnon selon la tradition dйsormais caricaturale du Thйвtre-Franзais : sa place serait plutфt dans quelque parodie menйe par Renй Clair. A l'opposй, Barrault pratique une sorte de « naturel », hйritй des rфles rapides de la comйdie classique; mais а force de vouloir йviter l'emphase traditionnelle, son rфle s'amenuise, devient tout plat, tout frкle, insignifiant : йcrasй par l'erreur de ses camarades, il n'a pas su leur opposer une duretй tragique йlйmentaire.

A cфtй, Marie Bell joue Clytemnestre comme du Racine ou du Bernstein (de loin, c'est un peu la mкme chose). Le poids de cette tragйdie millйnaire ne lui a pas fait abandonner le moins du monde sa rhйtorique personnelle; il s'agit а chaque instant d'un art dramatique de l'intention, du geste et du regard lourds de sens, du secret signifiй, art propre а jouer tout thйвtre de la scиne conjugale et de l'adultиre bourgeois, mais qui introduit dans la tragйdie une rouerie, et pour tout dire une vulgaritй, qui lui sont totalement anachroniques. C'est prйcisйment ici que le malentendu gйnйral de [74] l'interprйtation devient le plus gкnant, car il s'agit d'une erreur plus subtile : il est vrai que les personnages tragiques manifestent des « sentiments »; mais ces « sentiments » (orgueil, jalousie, rancune, indignation) ne sont nullement psychologiques, au sens moderne du mot. Ce ne sont pas des passions individualistes, nйes dans la solitude d'un cњur romantique; l'orgueil n'est pas ici un pйchй, un mal merveilleux et compliquй; c'est une faute contre la citй, c'est une dйmesure politique; la rancune n'est jamais que l'expression d'un droit ancien, celui de la vendetta, cependant que l'indignation n'est jamais que la revendication oratoire d'un droit nouveau, l'accession du peuple au jugement rйprobateur des anciennes lois. Ce contexte politique des passions hйroпques en commande toute l'interprйtation. L'art psychologique est d'abord un art du secret, de k chose а la fois cachйe et confessйe, car il est dans les habitudes de l'idйologie essentialiste de reprйsenter l'individu comme habitй а son insu par ses passions : d'oщ un art dramatique traditionnel qui consiste а faire voir au spectateur une intйrioritй ravagйe sans pourtant que le personnage en laisse deviner la conscience; cette sorte as jeu (au sens а la fois d'inadйquation et de tricherie) fonde un art dramatique de la nuance, c'est-а-dire en fait d'une disjonction spйcieuse entre la lettre et l'esprit du personnage, entre sa parole-sujet et sa passion-objet. L'art tragique, au contraire, est fondй sur une parole absolument littйrale : la passion n'y a aucune йpaisseur intйrieure, elle est entiиrement extravertie, tournйe vers son contexte civique. Jamais un personnage « psychologique » ne dira : « Je suis orgueilleux » ; Clytemnestre, elle, le dit, et toute la diffйrence est lа. Aussi rien n'est plus surprenant, rien ne signifie mieux l'erreur fondamentale de l'interprйtation, que d'entendre Marie Bell proclamer dans le texte une passion dont toute sa maniиre personnelle, dressйe par la pratique de centaines de piиces « psychologiques », maniиre retorse et « comйdienne », dйment l'extйrioritй sans ombre et sans profondeur. Seule Marguerite Jamois (Cassandre) me paraоt avoir approchй cet art du constat que nous aurions souhaitй voir s'йtendre а toute k tragйdie : elle voit et dit, elle dit ce qu'elle voit, un point c'est tout.

Oui, la tragйdie est un art du constat, et c'est prйcisйment tout ce qui contredit а cette constitution qui devient vite intolйrвble. [75] Claudel l'avait bien vu, qui rйclamait pour le choeur tragique une immobilitй tкtue, presque liturgique. Dans sa prйface а cette mкme Orestie, il demande que l'on place les choreutes dans des stalles, qu'on les asseye d'un bout du spectacle а l'autre, et que chacun ait devant lui un lutrin oщ il lira sa partition. Sans doute cette mise en scиne-lа est-elle en contradiction avec la vйritй « archйologique », puisque nous savons que le chњur dansait. Mais comme ces danses nous sont mal connues, et comme de plus, mкme bien restituйes, elles n'auraient pas sur nous le mкme effet qu'au ve siиcle, il faut absolument trouver des йquivalences. En restituant au chњur, а travers une correspondance liturgique occidentale, sa fonction de commentateur littйral, en exprimant la nature massive de ses interventions, en lui donnant d'une faзon explicite les attributs modernes de la sagesse (le siиge et le pupitre), et en retrouvant son caractиre profondйment йpique de rйcitant, la solution de Claudel paraоt кtre la seule qui puisse rendre compte de la situation du chњur tragique. Pourquoi n'a-t-on jamais essayй ?

Barrault a voulu un chњur « dynamique », « naturel », mais en fait ce parti tйmoigne du mкme flottement que le reste de la reprйsentation. Cette confusion est encore plus grave ici, car le chњur est le noyau dur de la tragйdie : sa fonction doit кtre d'une йvidence indiscutable, il faut que tout en lui, parole, vкtement, situation, soit d'un seul bloc et d'un seul effet; enfin, s'il est « populaire », sentencieux et prosaпque, il ne peut s'agir а aucun moment d'une naпvetй « naturelle », psychologique, individualisйe, pittoresque. Le chњur doit rester un organisme surprenant, il faut qu'il йtonne et dйpayse. Ce n'est certes pas le cas du chњur au Marigny : on y retrouve deux dйfauts contraires, mais qui passent tous deux au delа de la vraie solution : l'emphase et le « naturel ». Tantфt les choreutes йvoluent selon de vagues dessins symйtriques, comme dans une fкte de gymnastique (on ne dira jamais asse2 les ravages de l'esthйtique Poupard dans la tragйdie grecque); tantфt ils cherchent des attitudes rйalistes, familiиres, jouent а l'anarchie savante des mouvements; tantфt ils dйclament comme des pasteurs en chaire, tantфt ils prennent le ton de la conversation. Cette confusion des styles installe sur le thйвtre une faute qui ne pardonne pas : l'irresponsabilitй. Cette sorte d'йtat vellйitaire du [76] chњur paraоt encore plus йvident, sinon dans la nature, du moins dans la disposition du substrat musical : on a l'impression d'innombrables coupures, d'une mutilation incessante qui coupe le concours de la musique, la rйduit а quelques йchantillons montrйs а la sauvette, d'une faзon presque coupable : il devient difficile dans ces conditions de k juger. Mais ce que l'on peut en dire, c'est que nous ne savons pas pourquoi elle est lа et quelle est l'idйe qui en a guidй k distribution.

UOrestie de Barrault est donc un spectacle ambigu oщ l'on retrouve, d'ailleurs seulement а l'йtat d'йbauches, des options contradictoires. Il reste donc а dire pourquoi la confusion est ici plus grave qu'ailleurs : c'est parce qu'elle contredit le seul rapport qu'il nous soit possible d'avoir aujourd'hui avec la tragйdie antique, et qui est la clartй. Reprйsenter en 1955 une tragйdie d'Eschyle n'a de sens que si nous sommes dйcidйs а rйpondre clairement а ces deux questions : qu'йtait exactement UOrestie pour les contemporains d'Eschyle? Qu'avons-nous а faire, nous, hommes du xx* siиcle, avec le sens antique de l'њuvre ?

A k premiиre question, plusieurs йcrits aident а rйpondre : d'abord l'excellente introduction de Paul Mazon а sa traduction de la Collection Guillaume Budй; puis, sur le plan d'une sociologie plus large, les livres de Bachofen, d'Engels et de Thomson (2). Replacйe а son йpoque, et en dйpit de la position politique modйrйe d'Eschyle lui-mкme, UOrestie йtait incontestablement une њuvre progressiste; elle tйmoignait du passage de k sociйtй matriarcale, reprйsentйe par les Кrinnyes, а la sociйtй patriarcale, reprйsentйe par Apollon et Athйna. Ce n'est pas le lieu ici de dйvelopper ces thиses, qui ont bйnйficiй d'une explication largement socialisйe. Il suffit de se convaincre que UOrestie est une њuvre profondйment politisйe : elle est l'exemple mкme du rapport qui peut unir une structure historique prйcise et un mythe particulier^. Que d'autres s'exercent, s'ils veulent, а y dйcouvrir une problйmatique йternelle du Mal et du Jugement; cela n'empкchera jamais que UOrestie soit avant tout l'њuvre d'une йpoque prйcise, d'un йtat social dйfini et d'un dйbat moral contingent.

2. Bachofen, L* Droit maternel (1861); Engels, UOrigne dt la Famille, de la Propriйtй privйe et de l'Йtat (4* йdition, 1891); George Thomson, fиicbylus and Athens (1941). [77]

Et c'est prйcisйment cet йclaircissement qui nous permet de rйpondre а la seconde question : notre rapport а L'Orestit, а nous, hommes de 19)5, c'est l'йvidence mкme de sa particularitй. Prиs de vingt-cinq siиcles nous sйparent de cette њuvre : le passage du matriarcat au patriarcat, la substitution de dieux nouveaux aux dieux anciens et de l'arbitrage au talion, rien de tout cela ne fait plus guиre partie de notre histoire; et c'est en raison de cette altйritй flagrante que nous pouvons juger d'un regard critique un йtat idйologique et social oщ nous n'avons plus part et qui nous apparaоt dйsormais objectivement dans tout son йloignement. UOrestie nous dit ce que les hommes d'alors essayaient de dйpasser, l'obscurantisme qu'ils tentaient peu а peu d'йclaircir; mais elle nous dit en mкme temps que ces efforts sont pour nous anachroniques, et que les dieux nouveaux qu'elle voulait introniser sont des dieux que nous avons а notre tour vaincus. Il y a une marche de l'histoire, une levйe difficile mais incontestable des hypothиques de la barbarie, l'assurance progressive que l'homme tient en lui seul le remиde de ses maux, dont nous devons sans cesse nous rendre conscients parce que c'est en voyant k marche parcourue que l'on prend courage et espoir pour toute celle qui reste encore а parcourir.

C'est donc en donnant а L'Oresfie son exacte figure, je ne dis pas archйologique, mais historique, que nous manifesterons le lien qui nous unit а cette њuvre. Reprйsentйe dans sa particularitй, dans son aspect monolithique, progressif par rapport а son propre passй, mais barbare par rapport а notre prйsent, la tragйdie antique nous concerne dans la mesure oщ elle nous donne а comprendre clairement, par tous les prestiges du thйвtre, que l'histoire est plastique, fluide, au service des hommes, pour peu qu'ils veuillent bien s'en rendre maоtres en toute luciditй. Saisir la spйcificitй historique de UOrestie, son originalitй exacte, c'est pour nous la seule faзon d'en faire un usage dynamique, douй de responsabilitй.

C'est pour cela que nous rйcusons une mise en scиne confuse, oщ les options, timides et partiellement honorйes, tantфt archйologiques et tantфt esthйtiques, tantфt essentialistes (un dйbat moral йternel) et tantфt exotiques (k fкte nиgre) concourent finalement toutes, dans leur va-et-vient brouillon, а nous фter le sentiment d'une њuvre claire, dйfinie dans et par l'histoire, lointaine comme un passй qui a йtй le nфtre, mais dont nous ne voulons plus. Nous demandons qu'а chaque coup et d'oщ qu'il vienne, le thйвtre nous dise le mot d'Agamemnon :

« Les liens si dйnouent, le remиde existe. »

1955, Thйвtre populaire.

A L'AVANT-GARDE DE QUEL THEATRE?

Les dictionnaires ne nous disent pas de quand date exactement le terme avant-garde, au sens culturel. Il semble que ce soit une notion assez rйcente, nйe а ce moment de l'histoire oщ la bourgeoisie est apparue а certains de ses йcrivains comme une force esthйtiquement rйtrograde, qu'il fallait contester. Il est probable que l'avant-garde n'a jamais йtй pour l'artiste qu'un moyen de rйsoudre une contradiction historique prйcise : celle-lа mкme d'une bourgeoisie dйmasquйe, qui ne pouvait plus prйtendre а son universalisme originel que sous la forme d'une protestation violente retournйe contre elle-mкme : violence d'abord esthйtique, dirigйe contre le philistin, puis d'une faзon de plus en plus engagйe, violence йthique, lorsque les conduites mкmes de la vie ont reзu а charge de contester l'ordre bourgeois (chez les Surrйalistes, par exemple); mais violence politique, jamais.

C'est que, sur le plan un peu vaste de l'histoire, cette protestation n'a jamais йtй qu'une procuration : la bourgeoisie dйlйguait quelques-uns de ses crйateurs а des tвches de subversion formelle, sans pour cela rompre vraiment avec eux : n'est-ce pas elle, en fin de compte, qui dispense а l'art d'avant-garde le soutien parcimonieux de son public, c'est-а-dire de son argent? Le mot mкme d'avant-garde, dans son йtymologie, ne dйsigne rien d'autre qu'une portion un peu exubйrante, un peu excentrique de l'armйe bourgeoise. Tout se passe comme s'il y avait un йquilibre secret et profond entre les troupes de l'art conformiste et ses voltigeurs audacieux. C'est lа un phйnomиne de complйmentaritй bien connu en sociologie, oщ Claude Lйvi-Strauss l'a dйcrit excellemment : l'auteur d'avant-garde est un peu comme le sorcier des sociйtйs dites primitives : il fixe l'irrйgularitй pour mieux en purifier la masse sociale. Nul doute que dans sa phase descendante, la bourgeoisie [80] n'ait eu un besoin profond de ces conduites aberrantes, qui nommaient tout haut certaines de ses tentations. L'avant-garde, ce n'est au fond qu'un phйnomиne cathartique de plus, une sorte de vaccine destinйe а inoculer un peu de subjectivitй, un peu de libertй sous la croыte des valeurs bourgeoises : on se porte mieux d'avoir fait une part dйckrйe mais limitйe а la maladie.

Il va de soi que cette йconomie de l'avant-garde n'est rйelle qu'а l'йchelle de l'histoire. Subjectivement et au niveau du crйateur mкme, l'avant-garde est vйcue comme une libйration totale. Seulement, l'Homme est une chose, les hommes en sont une autre. Une expйrience crйatrice ne peut кtre radicale que si elle s'attaque а la structure rйelle, c'est-а-dire politique, de la sociйtй. Au-delа du drame personnel de l'йcrivain d'avant-garde, et quelle qu'en soit la force exemplaire, il vient toujours un moment oщ l'Ordre rйcupиre ses francs-tireurs. Fait probant, ce n'est jamais la bourgeoisie qui a menacй l'avant-garde; et lorsque le piquant des langages nouveaux est йmoussй, elle ne met aucune objection а les rйcupйrer, а les amйnager pour son propre usage; Rimbaud annexй par Claudel, Cocteau acadйmicien ou le surrйalisme infusй dans le grand cinйma, l'avant-garde poursuit rarement jusqu'au bout sa carriиre d'enfant prodigue : elle finit tфt ou tard par rйintйgrer le sein qui lui avait donnй, avec la vie, une libertй de pur sursis.

Non, а vrai dire, l'avant-garde n'a jamais йtй menacйe que par une seule force, et qui n'est pas bourgeoise : la conscience politique. Ce n'est pas sous l'effet des attaques bourgeoises que le surrйalisme s'est disloquй, c'est sous la vive reprйsentation du problиme politique, et pour tout dire, du problиme communiste. Il semble qu'а peine conquise par l'йvidence des tвches rйvolutionnaires, l'avant-garde renonce а elle-mкme, accepte de mourir. Il ne s'agit pas lа d'un simple souci de clartй, de k nйcessitй, pour le crйateur rйaliste, de se faire entendre du peuple. L'incompatibilitй est plus profonde. L'avant-garde n'est jamais qu'une faзon de chanter la mort bourgeoise, car sa propre mort appartient encore а k bourgeoisie; mais l'avant-garde ne peut aller plus loin; elle ne peut concevoir le terme funиbre qu'elle exprime, comme le moment d'une germination, comme le passage d'une sociйtй fermйe а une sociйtй ouverte; elle est impuissante par nature а mettre dans la protestation qu'elle йlиve, l'espoir d'un assentiment nouveau au monde : elle veut mourir, le dire, et que tout meure avec elle. La libйration, souvent fascinante, qu'elle impose au langage, n'est en fait qu'une condamnation sans appel : toute sociabilitй lui fait horreur, et а juste titre, puisqu'elle ne veut jamais en percevoir que le modиle bourgeois.

Parasite et propriйtй de la bourgeoisie, il est fatal que l'avant-garde en suive l'йvolution : il semble qu'aujourd'hui nous la voyons peu а peu mourir; soit que la bourgeoisie se rйinvestisse complиtement en elle et finisse par faire les beaux soirs de Beckett et d'Audiberti (demain, ce seront ceux de Ionesco, dйjа bien acclimatй par la critique humaniste), soit que le crйateur d'avant-garde, accйdant а une conscience politique du thйвtre, abandonne peu а peu la pure protestation йthique (c'est sans doute le cas d'Adamov), pour s'engager dans la voie d'un nouveau rйalisme.

Ici(1), oщ l'on a toujours dйfendu la nйcessitй d'un thйвtre politique, on mesure pourtant tout ce que Pavant-garde peut apporter а un tel thйвtre : elle peut proposer des techniques nouvelles, essayer des ruptures, assouplir le langage dramatique, reprйsenter а l'auteur rйaliste l'exigence d'une certaine libertй de ton, le rйveiller de son insouciance ordinaire а l'йgard des formes. L'un des grands dangers du thйвtre politique, c'est la peur de tomber dans le formalisme bourgeois; cette hantise aveugle au point de renvoyer dans l'excиs contraire : le thйвtre rйaliste succombe trop souvent sous la timiditй de la dramaturgie, le conformisme du langage; par suspicion de l'anarchie, on en vient facilement а endosser les vieilles formes usйes du thйвtre bourgeois, sans comprendre que c'est la matйrialitй mкme du thйвtre, et non seulement l'idйologie, qui doit кtre repensйe. Ici, l'avant-garde peut aider. On peut le prйsumer d'autant mieux que bien de ses nouveautйs proviennent d'une observation aiguл de l'actualitй : les « hardiesses » qui choquent tant parfois la critique acadйmique, sont, en fait et dйjа, monnaie courante dans un art collectif comme le cinйma; tout un public populaire, surtout jeune, peut trиs bien, [82] ou en tout cas trиs vite, les comprendre. Et l'on pourrait attendre beaucoup d'un auteur dramatique qui saurait donner au nouvel art politique que l'on souhaite ici, les pouvoirs de dйcondition-iiiment de l'ancien thйвtre d'avant-garde.

1. A Tbйitri ptpulаri.

1956, Thйвtre populaire.

LES TACHES DE LA CRITIQUE BRECHTIENNE

11 y a peu de risque а prйvoir que l'њuvre de Brecht va prendre de plus en plus d'importance; non seulement parce que c'est une grande њuvre, mais aussi parce que c'est une њuvre exemplaire : elle brille, aujourd'hui du moins, d'un йclat exceptionnel au milieu de deux dйserts : le dйsert du thйвtre contemporain, oщ, hormis Brecht, il n'y a pas de grands noms а citer; le dйsert de l'art rйvolutionnaire, stйrile depuis les dйbuts de l'impasse jdanovienne. Quiconque voudra rйflйchir sur le thйвtre et sur la rйvolution, rencontrera fatalement Brecht. Brecht lui-mкme l'a voulu ainsi : son њuvre s'oppose de toute sa force au mythe rйactionnaire du gйnie inconscient; elle possиde la grandeur qui convient le mieux а notre temps, celle de la responsabilitй; c'est une њuvre qui se trouve en йtat de « complicitй » avec le monde, avec notre monde : la connaissance de Brecht, la rйflexion sur Brecht, en un mot la critique brechtienne est par dйfinition extensive а la problйmatique de notre temps. Il faut rйpйter inlassablement cette vйritй : connaоtre Brecht est d'une autre importance que connaоtre Shakespeare ou Gogol; car c'est pour nous, trиs exactement, que Brecht a йcrit son thйвtre, et non pour l'йternitй. La critique brechtienne est donc une pleine critique de spectateur, de lecteur, de consommateur, et non d'exйgиte : c'est une critique d'homme concernй. Et si j'avais а йcrire moi-mкme la critique dont j'esquisse le cadre, je ne manquerais pas de suggйrer, au risque de paraоtre indiscret, en quoi cette њuvre me touche et m'aide, moi, personnellement, en tant qu'homme concret. Mais pour se borner а l'essentiel d'un programme de critique brechtienne, je donnerai seulement les plans d'analyse oщ cette critique devrait successivement se situer.

1) Sociologie. D'une maniиre gйnйrale, nous n'avons pas encore [84] de moyens d'enquкte surlisants pour dйfinir les publics de thйвtre. Au reste, en France du moins, Brecht n'est pas encore sorti des thйвtres expйrimentaux (sauf la Mиn Courage du T.N.P., dont le cas est peu instructif en raison du contre-sens de la mise en scиne). On ne pourrait donc йtudier pour l'instant que les rйactions de presse.

Il faudrait distinguer, а ce jour, quatre types de rйaction. A l'extrкme droite, l'њuvre de Brecht est discrйditйe intйgralement par son affiche politique : le thйвtre de Brecht est un thйвtre mйdiocre parce que c'est un thйвtre communiste. A droite (une droite plus retorse, et qui peut s'йtendre jusqu'а la bourgeoisie « moderniste » de l'Express), on fait subir а Brecht une opйration traditionnelle de dйsarmorзage politique : on dissocie l'homme de l'њuvre, on abandonne le premier а la politique (en soulignant successivement et contradictoirement son indйpendance et sa servilitй а l'йgard du Parti), on engage la seconde sous les banniиres du Thйвtre Eternel : l'њuvre de Brecht, dit-on, est grande malgrй lui, contre lui.

A gauche, il y a d'abord un accueil humaniste а Brecht : Brecht serait l'une de ces vastes consciences crйatives attachйes а une promotion humanitaire de l'homme, comme ont pu l'кtre Romain Rolland ou Barbusse. Cette vue sympathique recouvre malheureusement un prйjugй anti-intellectualiste, frйquent dans certains milieux d'extrкme gauche : pour mieux « humaniser » Brecht, on discrйdite ou du moins on minimise la partie thйorique de son њuvre : cette њuvre serait grande malgrй les vues systйmatiques de Brecht sur le thйвtre йpique, l'acteur, le distancement, etc. : on rejoint ainsi l'un des thйorиmes fondamentaux de la culture petite-bourgeoise, le contraste romantique entre le cњur et le cerveau, l'intuition et la rйflexion, l'ineffable et le rationnel, opposition qui masque en derniиre instance une conception magique de l'art. Enfin des rйserves se sont exprimйes, du cфtй communiste (en France du moins), а l'йgard du thйвtre brechtien : elles concernent en gйnйral l'opposition de Brecht au hйtos positif, la conception йpique du thйвtre, et l'orientation « formaliste » de la dramaturgie brechtienne. Mise i part la contestation de Roger Vailland, fondйe sur une dйfense de la tragйdie franзaise comme art dialectique de la crise, ces critiques procиdent d'une conception jdanovienne de l'art. [85] Je cite ici un dossier de mйmoire; il faudrait le reprendre en dйtail. Il ne s'agirait d'ailleurs nullement de rйfuter les critiques de Brecht, mais plutфt d'approcher Brecht par les voies que notre sociйtй emploie spontanйment pour le digйrer. Brecht rйvиle quiconque en parle, et cette rйvйlation intйresse naturellement Brecht au plus haut point.

2) Idйologie. Faut-il opposer aux « digestions » de l'њuvre brech-tienne une vйritй canonique de Brecht? En un sens et dans certaines limites, oui. Il y a dans le thйвtre de Brecht un contenu idйologique prйcis, cohйrent, consistant, remarquablement organisй, et qui proteste contre les dйformations abusives. Ce contenu, il faut le dйcrire.

Pour cela, on dispose de deux sortes de textes : d'abord les textes thйoriques, d'une intelligence aiguл (il n'est nullement indiffйrent de rencontrer un homme de thйвtre intelligent), d'une grande luciditй idйologique, et qu'il serait puйril de vouloir sous-estimer, sous prйtexte qu'ils ne sont qu'un appendice intellectuel а une њuvre essentiellement crйative. Certes, le thйвtre de Brecht est fait pour кtre jouй. Mais avant de le jouer ou de le voir jouer, il n'est pas dйfendu qu'il soit compris : cette intelligence est liйe organiquement а sa fonction constitutive, qui est de transformer un public au moment mкme oщ il le rйjouit. Chez un marxiste comme Brecht, les rapports entre la thйorie et la pratique ne doivent pas кtre sous-estimes ou dйformйs. Sйparer le thйвtre brechtien de ses assises thйoriques serait aussi erronй que de vouloir comprendre l'action de Marx sans lire le Manifeste Communist» ou la politique de Lйnine sans lire L'Йfat et la Rйvolution. Il n'existe pas de dйcision d'Etat ou d'intervention surnaturelle qui dispense gracieusement le thйвtre des exigences de la rйflexion thйorique. Contre toute une tendance de la critique, il faut affirmer l'importance capitale des йcrits systйmatiques de Brecht : ce n'est pas affaiblir la valeur crйative de ce thйвtre que de le considйrer comme un thйвtre pensй.

D'ailleurs l'њuvre elle-mкme fournit les йlйments principaux de l'idйologie brechtienne. Je ne puis en signaler ici que les principaux : le caractиre historique, et non « naturel » des malheurs humains; la contagion spirituelle de l'aliйnation йconomique, dont le dernier effet est d'aveugler sur les causes de leur servitude [86] ceux-lа mкmes qu'elle opprime; le statut correctible de k Nature, la maniabilitй du monde; l'adйquation nйcessaire des moyens et des situations (par exemple, dans une sociйtй mauvaise, le droit ne peut кtre rйtabli que par un juge fripon); k transformation des anciens « conflits » psychologiques en contradictions historiques, soumises comme telles au pouvoir correcteur des hommes.

Il faudrait ici prйciser que ces vйritйs ne sont jamais donnйes que comme les issues de situations concrиtes, et ces situations sont infiniment plastiques. Contrairement au prйjugй de la droite, le thйвtre de Brecht n'est pas un thйвtre а thиse, ce n'est pas un thйвtre de propagande. Ce que Brecht prend au marxisme, ce ne sont pas des mots d'ordre, une articulation d'arguments, c'est une mйthode gйnйrale d'explication. Il s'ensuit que dans le thйвtre de Brecht, les йlйments marxistes paraissent toujours recrййs. Au fond, k grandeur de Brecht, sa solitude aussi, c'est qu'il invente sans cesse le marxisme. Le thиme idйologique, chez Brecht, pourrait se dйfinir trиs exactement comme une dynamique d'йvйnements qui entremкlerait le constat et l'explication, l'йthique et le politique : conformйment а l'enseignement profond du marxisme, chaque thиme est а la fois expression de vouloir-кtre des hommes et de l'кtre des choses, il est а la fois protestataire (parce qu'il dйmasque) et rйconciliateur (parce qu'il explique).

3) Sйmiologie. La sйmiologie est l'йtude des signes et des significations. Je ne veux pas entrer ici dans la discussion de cette science, qui a йtй postulйe il y a une quarantaine d'annйes par le linguiste Saussure, et qui est en gйnйral tenue en grande suspicion de formalisme. Sans se laisser intimider par les mots, il y aurait intйrкt а reconnaоtre que k dramaturgie brechtienne, la thйorie de l'Episierung, celle du distancement, et toute k pratique du Ber-liner Ensemble concernant le dйcor et le costume, posent un problиme sйmiologique dйckrй. Car ce que toute k dramaturgie brechtienne postule, c'est qu'aujourd'hui du moins, l'art dramatique a moins а exprimer le rйel qu'а le signifier. Il est donc nйcessaire qu'il y ait une certaine distance entre le signifiй et son signifiant : l'art rйvolutionnaire doit admettre un certain arbitraire des signes, il doit faire sa part а un certain « formalisme », en ce sens qu'il doit traiter la forme selon une mйthode propre, qui est k mйthode sйmiologique. Tout art brechtien proteste contre la confusion [87] jdanovienne entre l'idйologie et la sйmiologie, dont on sait а quelle impasse esthйtique elle a conduit.

On comprend du reste pourquoi c'est cet aspect de la pensйe brechtienne qui est le plus antipathique а la critique bourgeoise et jdanovienne : l'une et l'autre s'attachent а une esthйtique de l'expression « naturelle » du rйel : l'art est а leurs yeux une fausse Nature, une pseudo-Physis. Pour Brecht, au contraire, l'art aujourd'hui, c'est-а-dire au sein d'un conflit historique dont l'enjeu est la dйsaliйnation humaine, l'art doit кtre une anti-Physis. Le formalisme de Brecht est une protestation radicale contre l'empois-sement de la fausse Nature bourgeoise et petite-bourg:oise : dans une sociйtй encore aliйnйe, l'art doit кtre critique, il doit couper toute illusion, mкme celle de la « Nature » : le signe doit кtre partiellement arbitraire, faute de quoi on retombe dans un art de l'expression, dans un art de l'illusion essentialiste.

4) Morale. Le thйвtre brechtien est un thйвtre moral, c'est-а-dire un thйвtre qui se demande avec le spectateur : qu'est-ce qu'il faut faire dans telle situation? Ceci amиnerait а recenser et а dйcrire les situations archйtypiques du thйвtre brechtien; elles se ramиnent, je pense, а un problиme unique : comment кtre bon dans une sociйtй mauvaise ? Il me paraоt trиs important de bien dйgager la structure morale du thйвtre de Brecht : on comprend bien que le marxisme ait eu d'autres tвches plus urgentes que de se pencher sur des problиmes de conduite individuelle; mais la sociйtй capitaliste dure, le communisme lui-mкme se transforme : l'action rйvolutionnaire doit de plus en plus cohabiter, et d'une faзon presque institutionnelle, avec les normes de la morale bourgeoise et petite-bourgeoise : des problиmes de conduite, et non plus d'action, surgissent. Brecht peut avoir ici un grand pouvoir de dйcrassage, de dйniaisement.

D'autant plus que sa morale n'a rien de catйchistique, elle est la plupart du temps strictement interrogative. On sait que certaines de ses piиces se terminent par une interrogation littйrale au public, а qui l'auteur laisse la charge de trouver lui-mкme la solution du problиme posй. Le rфle moral de Brecht est d'insйrer vivement une question au milieu d'une йvidence (c'est le thиme de l'exception et de la rиgle). Car il s'agit ici, essentiellement, d'une morale de l'invention. L'invention brechtienne est un processus [88] tactique pour rejoindre la correction rйvolutionnaire. C'est dire que pour Brecht, l'issue de toute impasse morale dйpend d'une analyse plus juste de la situation concrиte dans laquelle se trouve le sujet : c'est en se reprйsentant vivement la particularitй historique de cette situation, sa nature artificielle, purement conformiste, que l'issue surgit. La morale de Brecht consiste essentiellement dans une lecture correcte de l'histoire, et la plasticitй de cette morale (changer, quand il le faut, le Grand Usagй) tient а la plasticitй mкme de l'histoire.

1956, ArgHininis.

« VOULOIR NOUS BRULE... »

« Vouloir nous brыle et pouvoir nous dйtruit : mais savoir laisse notre faible organisation dans un perpйtuel йtat de calme. »

Thibaudet avait remarquй qu'il existe souvent dans la production des trиs grands йcrivains, une atwre-limite, une њuvre singuliиre, presque gкnante, dans laquelle ils dйposent а la fois le secret et la caricature de leur crйation, tout en y suggйrant l'њuvre aberrante qu'ils n'ont pas йcrite et qu'ils auraient peut-кtre voulu йcrire; cette sorte de rкve oщ se mкlent d'une faзon rare le positif et le nйgatif d'un crйateur, c'est la Vie de Rancй de Chateaubriand, c'est le Bouvard et Pйcuchet de Flaubert. On peut se demander si, pour Balzac, son њuvre-limite, ce n'est pas Le Faiseur(1).

1. Reprйsentй par Jean Vilar, au T.N.P.

D'abord parce que Le Faiseur, c'est du thйвtre, c'est-а-dire un organe aberrant venu sur le tard dans un organisme puissamment achevй, adulte, spйcialisй, qui est le roman balzacien. Il faut toujours se rappeler que Balzac, c'est le roman fait homme, c'est le roman tendu jusqu'а l'extrкme de son possible, de sa vocation, c'est en quelque sorte le roman dйfinitif, le roman absolu. Que vient faire ici cet os surnumйraire (quatre piиces pour cent romans), ce thйвtre dans lequel passent pкle-mкle tous les fantфmes de la comйdie franзaise, de Moliиre а Labiche? Tйmoigner sans doute d'une йnergie (il faut entendre ce mot au sens balzacien d'ultime puissance crйatrice) а l'йtat pur, libйrйe de toute l'opacitй, de toute la lenteur du rйcit romanesque. Le Faiseur est peut-кtre une farce, mais c'est une farce qui brыle : c'est du phosphore de crйation; la rapiditй n'est plus ici gracieuse, preste et insolente, comme dans la comйdie classique, elle est dure, implacable, йlectrique, avide d'emporter et non soucieuse d'йclairer : c'est une hвte essentielle. Les phrases passent sans repos d'un acteur а l'autre, comme si, [90] par-dessus les rebondissements de l'intrigue, dans une zone de crйation supйrieure, les personnages йtaient liйs entre eux par une complicitй de rythme : il y a du ballet dans Le Faiseur, et l'abondance mкme des apartйs, cette arme redoutйe du vieil arsenal de thйвtre, ajoute а la course une sorte de complication intense : ici le dialogue a toujours au moins deux dimensions. Le caractиre oratoire du style romanesque est brisй, rйduit а une langue mйtallique, admirablement jouйe : c'est du trиs grand style de thйвtre, la langue mкme du thйвtre dans le thйвtre.

Le Faiseur date des derniиres annйes de Balzac. En 1848, la bourgeoisie franзaise va basculer : au propriйtaire foncier ou industriel, gйrant йconome et prudent de l'entreprise familiale, au capitaliste louis-philippard, amasseur de biens concrets, va succйder l'aventurier de l'argent, le spйculateur а l'йtat pur, le Capitaine de Bourse, l'homme qui, de rien, peut tirer tout. On a remarquй qu'en bien des points de son њuvre, Balzac avait peint d'avance la sociйtй du Second Empire. C'est vrai pour Mercadet, homme de la magie capitaliste, dans laquelle l'Argent va se dйtacher miraculeusement de la Propriйtй.

Mercadet est un alchimiste (thиme faustien cher а Balzac), il travaille а tirer quelque chose du nйant. Le rien, ici, est mкme plus que rien, c'est un vide positif d'argent, c'est le trou qui a tous les caractиres de l'existence : c'est la Dette. La Dette est une prison (а l'йpoque mкme oщ sйvissait la prison pour dettes, ce fameux Clichy qui revient comme une obsession dans le Faiseur); Balzac lui-mкme fut enfermй dans la Dette toute sa vie, et l'on peut dire que l'њuvre balzacien est la trace concrиte d'un dйmиnement furieux pour en sortir : йcrire, c'йtait d'abord йteindre la dette, la dйpasser. De mкme, Le Faiseur comme piиce, comme durйe dramatique, est une sйrie de mouvements forcenйs pour йmerger de la Dette, briser l'infernale prison du vide monйtaire. Mercadet est un homme qui joue de tous les moyens pour йchapper а la camisole de force de ses dettes. Nullement par morale; plutфt par une sorte d'exercice dionysiaque de la crйation : Mercadet ne travaille pas а payer ses dettes, il travaille d'une faзon absolue а crйer de l'argent avec rien. La spйculation est la forme sublimйe, alchimique, du profit capitaliste : comme homme moderne, Mercadet ne travaille plus sur des biens concrets, mais sur des idйes de biens, sur des [91] Essences d'argent. Son travail (concret comme en tйmoigne In complication de l'intrigue) porte sur des objets (abstraits). La monnaie-papier est dйjа une premiиre spiritialisation de l'or; la valeur en est le dernier йtat impalpable : а l'humanitй-mйtal (celle des usuriers et des avares), va succйder l'humanitй-valeur (celle des « faiseurs », qui font quelque chose avec du vide). Pour Mercadet, la spйculation est une opйration dйmiurgique destinйe а trouver la pierre philosophale moderne : l'or qui n'en est pas.

Le grand thиme du Faiseur, c'est donc le vide. Ce vide est incarnй : c'est Godeau, l'associй-fantфme, qu'on attend toujours, qu'on ne voit jamais, et qui finit par crйer la fortune а partir de son seul vide. Godeau est une invention hallucinante; Godeau n'est pas une crйature, c'est une absence, mais cette absence existe, parce que Godeau est une fonction : tout le nouveau monde est peut-кtre dans ce passage de l'кtre а l'acte, de l'objet а la fonction : il n'est plus besoin que les choses existent, il suffit qu'elles fonctionnent; ou plutфt, elles peuvent fonctionner sans exister. Balzac a vu la modernitй qui s'annonзait, non plus comme le monde des biens et des personnes (catйgories du Code napolйonien), mais comme celui des fonctions et des valeurs : ce qui existe, ce n'est plus ce qui est, c'est ce qui se tient. Dans L^e Faiseur, tous les personnages sont vides (sauf les femmes), mais ils existent parce que, prйcisйment, leur vide est contigu : ils se tiennent les uns par les autres.

Cette mйcanique est-elle triomphante? Mercadet trouve-t-il sa pierre philosophale, crйe-t-il de l'argent avec rien? En fait, il y a deux dйnouements au Faiseur : l'un est moral; l'alchimie prestigieuse de Mercadet est dйjouйe par les scrupules de sa femme, et Mercadet resterait ruinй si Godeau n'arrivait (on ne le voit tout de mкme pas) et ne renflouait son associй, quitte d'ailleurs а l'envoyer vivre mйdiocrement en Touraine pour y finir dans la peau d'un gentleman-farmer pantouflard, c'est-а-dire dans le contraire mкme d'un spйculateur. Ceci est le dйnouement йcrit, il n'est pas sыr que ce soit le dйnouement rйel. Le vrai, virtuel, c'est que Mercadet gagne : nous savons bien que k vйritй profonde de la crйation, c'est que Godeau n'arrive pas : Mercadet est un crйateur absolu, il ne doit rien qu'а lui-mкme, qu'а son pouvoir alchimique. [92]

Le groupe des femmes (Mme Mercadet et sa fille Julie), а quoi il faut ajouter le prйtendant Minard, jeune homme а bons sentiments, est rйsolument situй hors du circuit alchimique; il reprйsente l'ordre ancien, ce monde de la propriйtй restreinte mais concrиte, le monde des rentes sыres, des dettes payйes, de l'йpargne; monde sinon abhorrй (car il n'y a rien d'esthйtique ni de moral dans la sur-йnergйtique de Mercadet), du moins inintйressant : monde qui ne peut s'йpanouir (а la fin de la piиce)' que dans la possession la plus lourde qui soit, celle de la terre (une propriйtй en Touraine). On voit combien ce thйвtre a deux pфles bien opposйs : d'un cфtй le lourd, le sentiment, la morale, l'objet, de l'autre le lйger, le galvanique, la fonction. C'est pour cela que Le Faiseur est une њuvre-limite : les thиmes sont vidйs de toute ambiguпtй, sйparйs dans une lumiиre aveuglante, impitoyable.

De plus, Balzac y a peut кtre accompli son plus grand martyre de crйateur : dessiner en Mercadet la figure d'un pиre inaccessible а la paternitй. On sait que le Pиre (Goriot en est la pleine incarnation) est la personne cardinale de la crйation balzacienne, а la fois crйateur absolu et victime totale de ses crйatures. Mercadet, allйgй, subtilisй par le vice de la spйculation, est un faux pиre, il sacrifie sa fille. Et l'emportement destructeur de cette њuvre est tel, qu'il arrive а cette fille une chose inouпe, audace que l'on voit trиs rarement sur nos thйвtres : cette fille est laide, et sa laideur mкme est objet de spйculation. Spйculer sur la beautй, c'est encore fonder une comptabilitй de l'кtre; spйculer sur sa laideur, c'est fermer la boucle du nйant : Mercadet, figure satanique du « pouvoir » et du « vouloir » а l'йtat pur, serait complиtement brыlй, dйtruit, si un dernier coup de thйвtre ne lui rendait le poids de la famille et de la terre. Et nous savons bien d'ailleurs qu'en fait, il ne reste plus rien du « faiseur » : dйvorй, subtilisй а la fois par le mouvement de sa passion et le vertige infini de sa toute-puissance, le spйculateur manifeste en lui la gloire et la punition de tous ces promйthйes balzaciens, de ces voleurs de feu divin, dont Mercadet est comme l'ultime formule algйbrique, а la fois grotesque et terrible.

1957, Bref.

LE DERNIER DES ECRIVAINS HEUREUX

Qu'avons-nous de commun, aujourd'hui, avec Voltaire(1)? D'un point de vue moderne, sa philosophie est dйmodйe. Il est possible de croire а la fixitй des essences et au dйsordre de l'histoire, mais ce n'est plus de la mкme faзon que Voltaire. En tout cas, les athйes ne se jettent plus aux pieds des dйistes, qui n'existent d'ailleurs plus. La dialectique a tuй le manichйisme, et l'on discute rarement de la Providence. Quant aux ennemis de Voltaire, ils ont disparu ou se sont transformйs : il n'y a plus de jansйnistes, de soci-niens, de leibniziens; les jйsuites ne s'appellent plus Nonotte ou Patouillet.

J'allais dire : il n'y a plus d'Inquisition. C'est faux, bien sыr. Ce qui a disparu, c'est le thйвtre de la persйcution, non la persйcution elle-mкme : Vauto-da-fй s'est subtilisй en opйration de police, le bыcher en camp de concentration, discrиtement ignorй de ses voisins. Moyennant quoi, les chiffres ont pu changer : en 1721, neuf hommes et onze femmes furent brыlйs а Grenade dans les quatre fours de Pйchafaud de plвtre, et, en 1723, neuf hommes а Madrid, pour l'arrivйe de la princesse franзaise : ils avaient sans doute йpousй leurs commиres ou mangй du gras le vendredi. Rйpression horrible, dont l'absurditй soutient toute l'њuvre de Voltaire. Mais de 1939 а 1945, six millions d'hommes, entre autres, sont morts dans les tortures de la dйportation, parce qu'ils йtaient Juifs, eux, ou leurs pиres, ou leurs grands-pиres.

I. Prйface aux Romans et Contts de Voltaire, йdition du Club des Libraires de France.

Nous n'avons pas eu un seul pamphlet contre cela. Mais c'est peut-кtre, prйcisйment, parce que les chiffres ont changй. Si simpliste que cela paraisse, il y a une proportion entre la lйgиretй de l'arme voltairienne (petits rogatons, pвtйs portatifs, fusйes volantes) [94] et le caractиre sporadique du crime religieux au xvnie siиcle : quantitativement limitй, le bыcher devenait un principe, c'est-а-dire une cible : avantage йnorme pour qui la combat : cela fait des йcrivains triomphants. Car l'йnormitй mкme des crimes racistes, leur organisation par l'Йtat, les justifications idйologiques dont on les couvre, tout cela entraоne l'йcrivain d'aujourd'hui bien au-delа du pamphlet, exige de lui plus une philosophie qu'une ironie, plus une explication qu'un йtonnement. Depuis Voltaire, l'histoire s'est enfermйe dans une difficultй qui dйchire toute littйrature engagйe, et que Voltaire n'a pas connue : pas de libertй pour les ennemis de la libertй : personne ne peut plus donner de leзon de tolйrance а personne.

En somme, ce qui nous sйpare peut-кtre de Voltaire, c'est qu'il fut un йcrivain heureux. Nul mieux que lui n'a donnй au combat de la Raison l'allure d'une fкte. Tout йtait spectacle dans ses batailles : le nom de l'adversaire, toujours ridicule; la doctrine combattue, rйduite а une proposition (l'ironie voltairienne est toujours la mise en йvidence d'une disproportion); la multiplication des coups, fusant dans toutes les directions, au point d'en paraоtre un jeu, ce qui dispense de tout respect et de toute pitiй; la mobilitй mкme du combattant, ici dйguisй sous mille pseudonymes transparents, lа faisant de ses voyages europйens une sorte de comйdie d'esquive, une scapinade perpйtuelle. Car les dйmкlйs de Voltaire et du monde sont non seulement spectacle, mais spectacle superlatif, se dйnonзant soi-mкme comme spectacle, а la faзon de ces jeux de Polichinelle que Voltaire aimait beaucoup, puisqu'il avait un thйвtre de marionnettes а Cirey.

Le premier bonheur de Voltaire fut sans doute celui de son temps. Il faut s'entendre : ce temps fut trиs dur, et Voltaire en a dit partout les horreurs. Pourtant aucun moment n'a mieux aidй l'йcrivain, ne lui a davantage donnй la certitude de lutter pour une cause juste et naturelle. La bourgeoisie, dont est issu Voltaire, possйdait dйjа une grande partie des positions йconomiques; prйsente dans les affaires, dans le commerce et l'industrie, dans les ministиres, dans les sciences, dans la culture, elle savait que son triomphe coпncidait parfaitement avec la prospйritй de la nation et le bonheur de chaque citoyen. Elle avait de son cфtй la puissance virtuelle, la certitude de la mйthode, l'hйritage encore [95] pur du goыt; devant elle, contre elle, tout ce qu'un monde agonisant peut йtaler de corruption, de bкtise et de fйrocitй. C'йtait dйjа un grand bonheur, une grande paix que de combattre un ennemi si uniformйment condamnable. L'esprit tragique est sйvиre parce qu'il reconnaоt, par obligation de nature, la grandeur de l'adversaire : Voltaire n'eut pas l'esprit tragique : il n'eut а se mesurer avec aucune force vive, avec aucune idйe, aucun homme qui pussent lui donner sйrieusement а rйflйchir (sauf le passй : Pascal, et l'avenir : Rousseau; mais il les escamota tous deux) : jйsuites, jansйnistes ou parlements, c'йtaient de grands corps figйs, vidйs de toute intelligence, pleins seulement d'une fйrocitй intolйrable pour le cњur et l'esprit. L'autoritй, mкme dans ses manifestations les plus sanglantes, n'йtait plus qu'un dйcor; il suffisait de promener au milieu de cette mйcanique le regard d'un homme pour qu'elle s'йcroulвt. Voltaire sut avoir ce regard malin et tendre (Le cњur mкme de Zaпre, dit Mme de Genlis, йtait dans ses yeux), dont le pouvoir de rupture a йtй de porter simplement la vie au milieu de ces grands masques aveugles qui rйgentaient encore la sociйtй.

C'йtait en effet un bonheur singulier que d'avoir а combattre dans un monde oщ force et bкtise йtaient continыment du mкme bord : situation privilйgiйe pour l'esprit. L'йcrivain йtait du mкme cфtй que l'histoire, d'autant plus heureux qu'il la sentait comme un couronnement, non comme un dйpassement qui eыt risquй de l'emporter lui-mкme.

Le second bonheur de Voltaire fut prйcisйment d'oublier l'histoire, dans le temps mкme oщ elle le portait. Pour кtre heureux, Voltaire a suspendu le temps; s'il a une philosophie, c'est celle de l'immobilitй. On connaоt sa pensйe : Dieu a crйй le monde comme un gйomиtre, non comme un pиre. C'est-а-dire qu'il ne se mкle pas d'accompagner sa crйation, et qu'une fois rйglй, le monde n'entretient plus de rapports avec Dieu. Une intelligence originelle a йtabli une fois pour toutes un certain type de causalitй : il n'y a jamais d'effets sans causes, d'objets sans fins, le rapport des uns et des autres est immuable. La mйtaphysique voltairienne n'est donc jamais qu'une introduction а la physique, et la Providence une mйcanique. Car Dieu retirй du monde qu'il a crйй (comme l'horloger de son horloge), ni Dieu ni l'homme ne peuvent [96] plus bouger. Certes le Bien et le Mal existent; mais entendez le bonheur et le malheur, non la faute ou l'innocence; car l'un et l'autre ne sont que les йlйments d'une causalitй universelle; ils ont une nйcessitй, mais cette nйcessitй est mйcanique, et non morale : le Mal ne punit pas, le Bien ne rйcompense pas : ils ne signifient pas que Dieu est, qu'il surveille, mais qu'il a йtй, qu'il a crйй.

Si donc l'homme s'avise de courir du Mal au Bien par un mouvement moral, c'est а l'ordre universel des causes et des effets qu'il attente; il ne peut produire par ce mouvement qu'un dйsordre bouffon (c'est ce que fait Memnon, le jour oщ il dйcide d'кtre sage). Que peut donc l'homme sur le Bien et le Mal ? Pas grand-chose : dans cet engrenage qu'est la crйation, il n'y a place que pour un jeu, c'est-а-dire la trиs faible amplitude que le constructeur d'un appareil laisse aux piиces pour se mouvoir. Ce jeu, c'est la Raison. Il est capricieux, c'est-а-dire qu'il n'atteste aucune direction de l'Histoire : la Raison paraоt, disparaоt, sans autre loi que l'effort tout personnel de quelques esprits : il n'y a jamais entre les bienfaits de l'Histoire (inventions utiles, grandes њuvres) qu'un rapport de contiguпtй, non de fonction. L'opposition de Voltaire а toute intelligence du Temps est trиs vive. Pour Voltaire, il n'y a pas d'Histoire, au sens moderne du mot, rien que des chronologies. Voltaire a йcrit des livres d'histoire pour dire expressйment qu'il ne croyait pas а l'Histoire : le siиcle de Louis XIV n'est pas un organisme, c'est une rencontre de hasards, ici les Dragonnades, lа Racine. La Nature elle-mкme, bien entendu, n'est jamais historique : йtant essentiellement art, c'est-а-dire artifice de Dieu, elle ne peut bouger ou avoir bougй : les montagnes n'ont pas йtй amenйes par les eaux, Dieu les crйa une fois pour toutes а l'usage des animaux, et les poissons fossiles - dont la dйcouverte excitait beaucoup le siиcle - ne sont que les restes trиs prosaпques des pique-niques de pиlerins : il n'y a pas d'йvolution.

La philosophie du Temps sera l'apport du xix(8) siиcle (et singuliиrement de l'Allemagne). On pourrait croire que la leзon rela-tiviste du passй est au moins chez Voltaire, comme dans tout le siиcle, remplacйe par celle de l'espace. C'est а premiиre vue ce qui a lieu : le xvin(6) siиcle n'est pas seulement une grande йpoque de voyages, celle oщ le capitalisme moderne, alors de prйpondйrance [97] anglaise, organise dйfinitivement son marchй mondial, de la Chine а l'Amйrique du Sud; c'est surtout le siиcle oщ le voyage accиde а la littйrature et emporte une philosophie. On connaоt le rфle des jйsuites, par leurs 'Lettres йdifiantes et curieuses, dans la naissance de l'exotisme. Dиs le dйbut du siиcle, ces matйriaux sont transformйs et ils aboutissent rapidement а une vйritable typologie de l'homme exotique : il y a le Sage йgyptien, l'Arabe mahomйtan, le Turc, le Chinois, le Siamois, et le plus prestigieux de tous, le Persan. Tous ces orientaux sont maоtres de philosophie; mais avant de dire laquelle, il faut noter qu'au moment oщ Voltaire commence а йcrire ses Contes, qui doivent beaucoup au folklore oriental, le siиcle a dйjа йlaborй une vйritable rhйtorique de l'exotisme, une sorte de digest dont les figures sont si bien formйes et si bien connues, qu'on peut dйsormais y puiser rapidement, comme dans une rйserve algйbrique, sans plus s'embarrasser de descriptions et d'йtonnements; Voltaire n'y manquera pas, car il ne s'est jamais souciй d'кtre « original » (notion d'ailleurs toute moderne); l'oriental n'est pour lui, comme pour aucun de ses contemporains, l'objet, le terme d'un regard vйritable; c'est simplement un chiffre usuel, un signe commode de communication. Le rйsultat de cette conceptualisation, c'est que le voyage vol-tairien n'a aucune йpaisseur; l'espace que Voltaire parcourt d'une marche forcenйe (car on ne fait que voyager dans ses Contes) n'est pas un espace d'explorateur, c'est un espace d'arpenteur, et ce que Voltaire emprunte а l'humanitй allogиne des Chinois et des Persans, c'est une nouvelle limite, non une nouvelle substance; de nouveaux habitacles sont attribuйs а l'essence humaine, elle prospиre, de la Seine au Gange, et les romans de Voltaire sont moins des enquкtes que des tours de propriйtaire, que l'on oriente sans grand ordre parce qu'il s'agit toujours du mкme enclos, et que l'on interrompt capricieusement par des haltes incessantes oщ l'on discute, non de ce que l'on voit, mais de ce que l'on est. C'est ce qui explique que k voyage voltairien n'est ni rйaliste ni baroque (la veine picaresque des premiers rйcits du siиcle s'est complиtement tarie); il n'est mкme pas une opйration de connaissance, mais seulement d'affirmation; c'est l'йlйment d'une logique, le chiffre d'une йquation; ces pays d'Orient, qui ont aujourd'hui un poids si lourd, une individuation si prononcйe dans la politique [98] mondiale, ce sont pour Voltaire des sortes de cases vides, des signes mobiles sans contenu propre, des degrйs zйros de l'humanitй, dont on se saisit prestement pour se signifier soi-mкme.

Car tel est le paradoxe du voyage voltairien : manifester une immobilitй. Il y a certes d'autres mњurs, d'autres lois, d'autres morales que les nфtres, et c'est ce que le voyage enseigne; mais cette diversitй fait partie de l'essence humaine et trouve par consйquent trиs vite son point d'йquilibre; il suffit donc de la reconnaоtre pour en кtre quitte avec elle : que l'homme (c'est-а-dire l'homme occidental) se multiplie un peu, que le philosophe europйen se dйdouble en sage chinois, en Huron ingйnu, et l'homme universel sera crйй. S'agrandir pour se confirmer, non pour se transformer, tel est le sens du voyage voltairien.

Ce fut sans doute le second bonheur de Voltaire que de pouvoir s'appuyer sur une immobilitй du monde. La bourgeoisie йtait si prиs du pouvoir qu'elle pouvait dйjа commencer а ne pas croire а l'Histoire. Elle pouvait aussi commencer а refuser tout systиme, suspecter toute philosophie organisйe, c'est-а-dire poser sa propre pensйe, son propre bon sens comme une Nature а laquelle toute doctrine, tout systиme intellectuel ferait offense. C'est ce que fit Voltaire avec йclat, et ce fut son troisiиme bonheur : U dissocia sans cesse intelligence et intellectualitй, posant que le monde est ordre si l'on ne cherche pas abusivement а l'ordonner, qu'il est systиme, а condition que l'on renonce а le systйmatiser : c'est lа une conduite d'esprit qui a eu une grande fortune par k suite : on l'appelle aujourd'hui anti-intellectualisme.

Fait notable, tous les ennemis de Voltaire pouvaient кtre nommйs, c'est-а-dire qu'ils tenaient leur кtre de leur certitude : jйsuites, jansйnistes, sociniens, protestants, athйes, tous ennemis entre eux, mais rйunis sous les coups de Voltaire par leur aptitude а кtre dйfinis d'un mot. Inversement, sur le plan du systиme dйnominatif, Voltaire йchappe. Doctrinalement, йtait-il dйiste? leib-nizien ? rationaliste ? а chaque fois, oui et non. Il n'a d'autre systиme que la haine du systиme (et l'on sait qu'il n'y a rien de plus вpre que ce systиme-lа); ses ennemis seraient aujourd'hui les doctrinaires de l'Histoire, de k Science (voir ses railleries а l'йgard de la haute science dans l'Homme aux quarante йeas), ou de l'Existence ; marxistes, progressistes, existentialistes, intellectuels de gauche, [99] Voltaire les aurait hais, couverts de lazzi incessants, comme il a fait, de son temps, pour les jйsuites. En opposant continыment intelligence et intellectnalitй, en se servant de l'une pour ruiner l'autre, en rйduisant les conflits d'idйes а une sorte de lutte manichйenne entre la Bкtise et l'Intelligence, en assimilant tout systиme а la Bкtise et toute libertй d'esprit а l'Intelligence, Voltaire a fondй le libйralisme dans sa contradiction. Comme systиme du non-systиme, l'anti-intellectualisme йlude et gagne sur les deux tableaux, joue а un perpйtuel tourniquet entre la mauvaise foi et la bonne conscience, le pessimisme du fond et l'allйgresse de la forme, le scepticisme proclamй et le doute terroriste.

La fкte voltairienne est constituйe par cet alibi incessant. Voltaire bвtonne et esquive а la fois. Le monde est simple pour qui termine toutes ses lettres, en guise de salutations cordiales, par : Йcrasons l'infвme (c'est-а-dire le dogmatisme). On sait que cette simplicitй et ce bonheur furent achetйs au prix d'une ablation de l'Histoire et d'une immobilisation du monde. De plus, c'est un bonheur qui, malgrй son triomphe йclatant sur l'obscurantisme, laissait beaucoup de personnes а sa porte. Aussi, conformйment а la lйgende, l'anti-Voltaire, c'est bien Rousseau. En posant avec force l'idйe d'une corruption de l'homme par la sociйtй, Rousseau remettait l'Histoire en mouvement, йtablissait le principe d'un dйpassement permanent de l'Histoire. Mais par lа mкme, il faisait а la littйrature un cadeau empoisonnй. Dйsormais, sans cesse assoiffй et blessй d'une responsabilitй qu'il ne pourra plus ni complиtement honorer, ni complиtement йluder, l'intellectuel va se dйfinir par sa mauvaise conscience : Voltaire fut un йcrivain heureux, mais ce fut sans doute le dernier.

1958, Prйface,

IL N'Y A PAS D'ЙCOLE ROBBE-GRILLET

II paraоt que Butor est le disciple de Robbe-Grillet, et qu'а eux deux, augmentйs йpisodiquement de quelques autres (Nathalie Sarraute, Marguerite Duras et Claude Simon; mais pourquoi pas Cayrol, dont la technique romanesque est souvent trиs hardie?), ils forment une nouvelle Йcole du Roman. Et lorsqu'on a quelque peine - et pour cause - а prйciser le lien doctrinal ou simplement empirique qui les unit, on les verse pкle-mкle dans l'avant-garde. Car on a besoin d'avant-garde : rien ne rassure plus qu'une rйvolte nommйe. Le moment est sans doute venu oщ le groupement arbitraire de romanciers comme Butor et Robbe-Grillet - pour ^ne parler que de ceux qu'on a le plus communйment associйs - commence а devenir gкnant, et pour l'un et pour l'autre. Butor : ne fait pas partie de l'Ecole Robbe-Grillet, pour la raison premiиre que cette Ecole n'existe pas. Quant aux њuvres elles-mкmes, elles sont antinomiques.

La tentative de Robbe-Grillet n'est pas humaniste, son monde n'est pas en accord avec le monde. Ce qu'il recherche, c'est l'expression d'une nйgativitй, c'est-а-dire la quadrature du cercle en littйrature. Il n'est pas le premier. Nous connaissons aujourd'hui des њuvres importantes - rares, il est vrai - qui ont йtй ou sont dйlibйrйment le rйsidu glorieux de l'impossible : celle de Mallarmй, celle de Blanchot, par exemple. La nouveautй, chez Robbe-Grillet, c'est d'essayer de maintenir la nйgation au niveau des techniques romanesques (ce qui est bien voir qu'il y a une responsabilitй de la forme, chose dont nos anti-formalistes n'ont aucune idйe). Il y a donc, tout au moins tendanciellement, dans l'њuvre (1) de Robbe-Grillet, а la fois refus de l'histoire, de l'anecdote, de la psychologie des motivations, et refus de la signification des objets. D'oщ l'importance de la description optique chez cet йcrivain : [101] si Robbe-Grillet dйcrit quasi-gйomйtriquement les objets, c'est pour les dйgager de la signification humaine, les corriger de la mйtaphore et de l'anthropomorphisme. La minutie du regard chez Robbe-Grillet (il s'agit d'ailleurs bien plus d'un dйrиglement que d'une minutie) est donc purement nйgative, elle n'institue rien, ou plutфt elle institue prйcisйment le rien humain de l'objet, elle est comme le nuage glacй qui cache le nйant, et par consйquent le dйsigne. Le regard est essentiellement chez Robbe-Grillet une conduite purificatrice, la rupture d'une solidaritй, fыt-elle douloureuse, entre l'homme et les objets. Donc, ce regard ne peut en rien donner а rйflйchir : il ne peut rien rйcupйrer de l'homme, de sa solitude, de sa mйtaphysique. L'idйe la plus йtrangиre, la plus antipathique а l'art de Robbe-Grillet, est sans doute l'idйe de tragйdie, puisque ici rien de l'homme n'est donnй en spectacle, pas mкme son abandon. Or c'est ce refus radical de la tragйdie qui, а mon sens, donne а la tentative de Robbe-Grillet une valeur prййminente. La tragйdie n'est qu'un moyen de recueillir le malheur humain, de le subsumer, donc de le justifier sous la forme d'une nйcessitй, d'une sagesse ou d'une purification : refuser cette rйcupйration, et rechercher les moyens techniques de ne pas y succomber traоtreusement (rien n'est plus insidieux que la tragйdie) est aujourd'hui une entreprise singuliиre, et, quels qu'en soient les dйtours « formalistes », importante. Il n'est pas sыr que Robbe-Grillet ait accompli son projet : d'abord parce que l'йchec est dans la nature mкme de ce projet (il n'y a pas de degrй sзro de la forme, la' nйgativitй tourne toujours en positivitй) ; et puis, parce qu'une њuvre n'est jamais tout uniment l'expression retardйe d'un projet initial : le projet est aussi une infйrence de l'њuvre.

Le dernier roman de Butor, La Modification semble point par point а l'opposй de l'њuvre de Robbe-Grillet. Qu'est-ce que La Modification ? Essentiellement le contrepoint de plusieurs mondes dont la correspondance mкme est destinйe а faire signifier les les objets et les йvйnements. Il y a le monde de la lettre : un voyage en train de Paris а Rome. Il y a le monde du sens : une conscience modifie son projet. Quelles que soient l'йlйgance et la discrйtion du procйdй, l'art de Butor est symbolique : le voyage signifie quelque chose, l'itinйraire spatial, l'itinйraire temporel et l'itinйraire spirituel (ou mйmorial) йchangent leur littйralitй, et c'est[102] cet йchange qui est signification. Donc, tout ce que Robbe-Grillet veut chasser du roman (La Jalousie est а cet йgard la meilleure de ses њuvres), le symbole, c'est-а-dire la destinйe, Butor le veut expressйment. Bien plus : chacun des trois romans de Robbe-Grillet que nous connaissons, forme une dйrision dйclarйe de l'idйe d'itinйraire (dйrision fort cohйrente, puisque l'itinйraire, le dйvoilement, est une notion tragique) : chaque fois, le roman se boucle sur son identitй initiale : le temps et le lieu ont changй, et pourtant aucune conscience nouvelle n'a surgi. Pour Butor, au contraire, le cheminement est crйateur, et crйateur de conscience : un homme nouveau naоt sans cesse : le temps sert а quelque chose. Il semble que cette positivitй aille trиs loin dans l'ordre spirituel. Le symbole est une voie essentielle de rйconciliation entre l'homme et l'univers ; ou plus exactement, il postule la notion mкme d'univers, c'est-а-dire de crйation. Or La Modification n'est pas seulement un roman symbolique, c'est aussi un roman de la crйature, au sens pleinement agi du terme. Je ne crois nullement, pour ma part, que le vouvoiement employй par Butor dans La Modification soit un artifice de forme, une variation astucieuse sur la troisiиme personne du roman, dont on doive crйditer « l'avant-garde »; ce vouvoiement me parait littйral : il est celui du crйateur а la crйature, nommйe, constituйe, crййe dans tous ses actes par un juge et gйnйrateur. Cette interpellation est capitale, car elle institue la conscience du hйros : c'est а force de s'entendre dйcrite par un regard que la personne du hйros se modifie, et qu'il renonce Lxonsacrer l'adultиre dont il avait initialement le ferme projet. La description des objets a donc chez Butor un sens absolument antinomique а celui qu'elle a chez Robbe-Grillet. Robbe-Grillet dйcrit les objets pour en expulser l'homme. Butor en fait au contraire des attributs rйvйlateurs de la conscience humaine, des !pans d'espace et de temps oщ s'accrochent des particules, des rйmanences de la personne : l'objet est donnй dans son intimitй douloureuse avec l'homme, il fait partie d'un homme, il dialogue avec lui, il l'amиne а penser sa propre durйe, а l'accoucher d'une luciditй, d'un dйgoыt, c'est-а-dire d'une rйdemption. Les objets de Butor font dire : comme c'est cela ! ils visent а la rйvйlation d'une essence, ils sont analogiques. Au contraire, ceux de Robbe-Grillet sont littйraux; ils n'utilisent aucune complicitй avec le lecteur : [103] j ni excentriques, ni familiers, ils se veulent dans une solitude inouпe, puisque cette solitude ne doit jamais renvoyer i une solitude , de l'homme, ce qui serait encore un moyen de rйcupйrer l'humain : ' que l'objet soit seul, sans que pourtant soit posй le problиme de la solitude humaine. L'objet de Butor, au contraire, pose la solitude de l'homme (il n'y a qu'а penser au compartiment de La Modification), mais c'est pour mieux la lui retirer, puisque cette solitude accouche d'une conscience, et plus encore, d'une conscience regardйe, c'est-а-dire d'une conscience morale. Aussi, le hйros de La Modification atteint-il а la forme superlative du personnage, qui est la personne : les valeurs sйculaires de notre civilisation s'investissent en lui, а commencer par l'ordre tragique, qui existe partout oщ la souffrance se recueille comme spectacle et se rachиte par sa « modification ».

On ne peut donc, semble-t-il, imaginer deux arts plus opposйs que ceux de Robbe-Grillet et de Butor. L'un vise а dйconditionner le roman de ses rйflexes traditionnels, а lui faire exprimer un monde sans qualitйs; il est l'exercice d'une libertй absolue (йtant bien entendu que l'exercice n'est pas forcйment une performance) ; d'oщ son formalisme dйclarй. L'autre, au contraire, est plein а craquer, si l'on peut dire, de positivitй : il est comme le versant visible d'une vйritй cachйe, c'est-а-dire qu'une fois de plus la littйrature s'y dйfinit par l'illusion d'кtre plus qu'elle-mкme, l'њuvre йtant destinйe а illustrer un ordre translittйraire.

Naturellement, la confusion йtablie par la grande critique entre ces deux arts n'est pas tout а fait innocente. L'apparition de Butor dans le ciel rarйfiй de la jeune littйrature a permis de reprocher ouvertement а Robbe-Grillet sa « sйcheresse », son « formalisme », son « manque d'humanitй », comme s'il s'agissait lа de vйritables lacunes, alors que cette nйgativitй, technique et non morale (mais il est constant et constamment intйressй que l'on confonde la valeur et le fait), est prйcisйment ce que Robbe-Grillet recherche le plus durement, ce pour quoi, visiblement, il йcrit. Et symйtriquement, le parrainage truquй de Robbe-Grillet permet de faire de Butor un Robbe-Grillet « rйussi », qui ajouterait gracieusement а l'audace des recherches formelles, un vieux fonds bien classique de sagesse, de sensibilitй et de spiritualitй humaines. C'est un vieux truc de notre critique, que d'attester sa largeur [104] de vues, son modernisme, en baptisant du nom d'avant-garde ce qu'elle peut assimiler, joignant ainsi йconomiquement la sйcuritй de la tradition au frisson de k nouveautй.

Et naturellement, cette confusion ne peut que gкner nos deux auteurs : Butor, dont on formalise indыment la recherche, beaucoup moins formelle qu'on ne croit; et Robbe-Grillet, dont on sous-estime le formalisme mкme, dans la mesure oщ l'on en fait une carence et non, comme il se veut, un traitement rйflйchi du rйel. Peut-кtre, au lieu de s'essayer (mais d'ailleurs toujours en passant) а des tableaux arbitraires du jeune roman, vaudrait-il mieux s'interroger sur la discontinuitй radicale des recherches actuelles, sur les causes de ce fractionnisme intense qui rиgne aussi bien dans nos lettres en particulier, que dans notre intellectualitй en gйnйral, au moment mкme oщ tout semblerait imposer l'exigence d'un combat commun.

1958, Arguments.

LITTЙRATURE ET MЙTA-LANGAGE

La logique nous apprend а distinguer heureusement le langage-objet du mйta-langage. Le langage-objet, c'est la madиre mкme qui est soumise а l'investigation logique; le mйta-langage, c'est le langage, forcйment artificiel, dans lequel on mиne cette investigation. Ainsi - et c'est lа le rфle de la rйflexion logique - je puis exprimer dans un langage symbolique (mйta-langage) les relations, la structure d'une langue rйelle (langage-objet).

Pendant des siиcles, nos йcrivains n'imaginaient pas qu'il fыt possible de considйrer la littйrature (le mot lui-mкme est rйcent) comme un langage, soumis, comme tout autre langage, а la distinction logique : la littйrature ne rйflйchissait jamais sur elle-mкme (parfois sur ses figures, mais jamais sur son кtre), elle ne se divisait jamais en objet а la fois regardant et regardй; bref, elle parlait mais ne se parlait pas. Et puis, probablement avec les premiers йbranlements de la bonne conscience bourgeoise, la littйrature s'est mise а se sentir double : а la fois objet et regard sur cet objet, parole et parole de cette parole, littйrature-objet et mйta-littйrature. Voici quelles ont йtй, grosso modo, les phases de ce dйveloppement : d'abord une conscience artisanale de la fabrication littйraire, poussйe jusqu'au scrupule douloureux, au tourment de l'impossible (Flaubert); puis, la volontй hйroпque de confondre dans une mкme substance йcrite la littйrature et la pensйe de la littйrature (Mallarmй); puis, l'espoir de parvenir а йluder la tautologie littйraire en remettant sans cesse, pour ainsi dire, la littйrature au lendemain, en dйclarant longuement qu'on va йcrire, et en faisant de cette dйclaration la littйrature mкme (Proust); puis, le procиs de la bonne foi littйraire en multipliant volontairement, systйmatiquement, а l'infini, les sens du mot-objet sans jamais s'arrкter а un signifiй univoque (surrйalisme); а l'inverse enfin, en rarйfiant ces sens, au point d'espйrer obtenir [106] un кtre-lа du langage littйraire, une sorte de blancheur de l'йcriture (mais non pas une innocence) : je pense ici а l'њuvre de Robbe-Grillet.

Toutes ces tentatives permettront peut-кtre un jour de dйfinir notre siиcle (j'entends depuis cent ans) comme celui des : Qu'est-ce que la Littйrature ? (Sartre y a rйpondu de l'extйrieur, ce qui lui donne une position littйraire ambiguл). Et prйcisйment, comme cette interrogation se mиne, non pas de l'extйrieur, mais dans la littйrature mкme, ou plus exactement а son extrкme bord, dans cette zone asymptotique oщ la littйrature fait mine de se dйtruire comme langage-objet sans se dйtruire comme mйta-langage, et oщ la recherche d'un mйta-langage se dйfinit en dernier instant comme un nouveau langage-objet, il s'ensuit que notre littйrature est depuis cent ans un jeu dangereux avec sa propre mort, c'est-а-dire une faзon de la vivre : elle est comme cette hйroпne racinienne qui meurt de se connaоtre mais vit de se chercher (Eriphile dans Iphiginiи). Or ceci dйfinit un statut proprement tragique : notre sociйtй, enfermйe pour l'instant dans une sorte d'impasse historique, ne permet а sa littйrature que la question њdipйenne par excellence : qui suis-je ? Elle lui interdit par le mкme mouvement la question dialectique : que faire ? La vйritй de notre littйrature n'est pas de l'ordre du faire, mais elle n'est dйjа plus de l'ordre de la nature : elle est un masque qui se montre du doigt.

1959, Phantomas,

TACITE ET LE BAROQUE FUNEBRE

Si l'on compte les meurtres des Annales, le nombre en est relativement faible (une cinquantaine pour trois principats); mais si on les lit, l'effet est apocalyptique : de l'йlйment i la masse, une qualitй nouvelle apparaоt, le monde est convertil. C'est peut-кtre cela, le baroque : une contradiction progressive entre l'unitй et la totalitй, un art dans lequel l'йtendue n'est pas somma-tive, mais multiplicative, bref l'йpaisseur d'une accйlйration : dans Tacite, d'annйe en annйe, la mort prend; et plus les moments de cette solidification sont divisйs, plus le total en est indivis : la Mort gйnйrique est massive, elle n'est pas conceptuelle; l'idйe, ici, n'est pas le produit d'une rйduction, mais d'une rйpйtition. Sans doute, nous savons bien que la Terreur n'est pas un phйnomиne quantitatif; nous savons que pendant notre Rйvolution, le nombre des supplices a йtй dйrisoire; mais aussi que pendant tout le siиcle suivant, de Biichner а Jouve (je pense а sa prйface aux pages choisies de Danton), on a vu dans la Terreur un Кtre, non un volume. Stoпcien, homme du despotisme йclairй, crйature des Flaviens йcrivant sous Trajan l'histoire de la tyrannie julio-claudienne, Tacite est dans la situation d'un libйral vivant les atrocitйs du sans-culottisme : le passй est ici fantasme, thйвtre obsessionnel, scиne plus encore que leзon : la mort est un protocole.

1. Tacite dit (IV, I) que sous Tibиre, la Fortune entiиre a brusquement basculй vers le fйroce.

Et d'abord, pour dйtruire le nombre а partir du nombre, ce qu'il faut paradoxalement fonder, c'est l'unitй. Dans Tacite, les grandes tueries anonymes ont а peine rang de faits, ce ne sont pas des valeurs; il s'agit toujours de massacres serviles : la mort collective [108] n'est pas humaine, la mort ne commence qu'а l'individu, c'est-а-dire au patricien. La mort tacitйenne saisit toujours un йtat civil, k victime est fondйe, elle est une, close sur son histoire, son caractиre, sa fonction, son nom. La mort, elle-mкme, n'est pas algйbrique : elle est toujours un mourir; c'est а peine un effet; si rapidement йvoquйe qu'elle soit, elle apparaоt comme une durйe, un acte processif, savourй : il n'y a aucune victime dont nous ne soyons sыrs, par une vibration infime de la phrase, qu'elle a su qu'elle mourait; cette conscience ultime de la mort, Tacite la donne toujours а ses suppliciйs, et c'est probablement en cela qu'il fonde ces morts en Terreur : parce qu'il cite l'homme au plus pur moment de sa fin; c'est la contradiction de l'objet et du sujet, de la chose et de la conscience, c'est ce dernier suspens stoпcien qui fait du mourir un acte proprement humain : on tue comme des bкtes, on meurt comme des hommes : toutes les morts de Tacite sont des instants, а la fois immobilitй et catastrophe, silence et vision.

L'acte brille au dйtriment de sa cause : il n'y a aucune distinction entre l'assassinat et le suicide, c'est le mкme mourir, tantфt administrй, tantфt prescrit : c'est l'envoi de la mort qui la fonde; que le centurion donne le coup ou l'ordre, il suffit qu'il se prйsente, comme un ange, pour que l'irrйversible s'accomplisse : l'instant est lа, l'issue accиde au prйsent. Tous ces meurtres ont а peine des causes : la dйlation suffit, elle est comme un rayon fatal, elle touche а distance : la faute est immйdiatement absorbйe dans sa dйnomination magique : il suffit d'кtre nommй coupable, par qui que ce soit, pour кtre dйjа condamnй; l'innocence n'est pas un problиme, il suffit d'кtre marquй. C'est d'ailleurs parce que la mort est un fait brut, et non l'йlйment d'une Raison, qu'elle est contagieuse : la femme suit son mari dans le suicide sans y кtre obligйe, des parents meurent par grappe, dиs lors qu'un d'eux est condamnй (2). Pour tous ceux qui s'y prйcipitent, comme Gribouille dans l'eau, la mort est une vie parce qu'elle fait cesser l'ambiguпtй des signes, elle fait passer de l'innommй au nommй. L'acte se plie а son nom : on ne peut tuer une vierge? il suffira [109] de la violet avant de l'йtrangler : c'est le nom qui est rigide, c'est lui qui est l'ordre du monde. Pour accйder а la sйcuritй du nom fatal, l'absous, le graciй se suicide. Ne pas mourir, c'est non seulement un accident, mais mкme on йtat nйgatif, presque dйrisoire : cela n'arrive que par oubli. Suprкme raison de cet йdifice absurde, Coceius Nerva йnumиre toutes les raisons qu'il a de vivre (il n'est ni pauvre, ni malade, ni suspect), et malgrй les objurgations de l'empereur, il se tue. Enfin, derniиre confusion, la Ratio, chassйe au moment de l'irrйparable, est ramenйe aprиs coup : morte, la victime est parodiquement extraite de l'univers funиbre, introduite dans celui d'un procиs oщ la mort n'est pas sыre : Nйron l'aurait graciйe, dit-il, si elle avait vйcu : ou bien encore, on lui donne le choix de son trйpas; ou bien encore on йtrangle le cadavre suicidй pour pouvoir confisquer ses biens.

2. Vкtus, sa belle-mиre et sa fille : « Alois tous trois, dans la mкme chambtc, avec le mкme fer, s'ouvrent les veines, et en hвte couverts pour la dйcence d'un seul vкtement chacun, ils se font porter au bain » (XVI, II).

Puisque mourir est un protocole, la victime est toujours saisie dans le dйcor de la vie : tel rкvait sur une pointe de rivage, tel autre йtait а table, tel autre dans ses jardins, tel autre au bain. La mort prйsentйe, elle se suspend un moment : on fait sa toilette, on visite son bыcher, on rйcite des vers, on ajoute un codicille а son testament : c'est le temps gracieux de la derniиre rйplique, le temps oщ la mort s'enroule, se parle. Vient l'acte : cet acte est toujours absorbй dans un objet : c'est l'objet de la mort qui est lа, la mort est praxis, technй, son mode est instrumental : poignard, йpйe, lacet, grattoir dont on coupe les veines, plume empoisonnйe dont on chatouille le gosier, gaffe ou bвton dont on assomme, bourre dont se nourrit celui qui meurt de faim, couvertures dont on йtouffe, roche dont on prйcipite, plafond de plomb qui s'йcroule (Agrippine), chariot d'ordures sur lequel on fuit en vain (Messaline), la mort passe toujours ici par la douce matiиre de la vie, le bois, le mйtal, l'йtoffe, les outils innocents. Pour se dйtruire, le corps entre en contact, s'offre, va chercher la fonction meurtriиre de l'objet, enfouie sous sa surface instrumentale : ce monde de la Terreur est un monde qui n'a pas besoin d'йchafaud : c'est l'objet qui se dйtourne un instant de sa vocation, se prкte а la mort, la soutient.

Mourir, ici, c'est percevoir la vie. D'oщ « le moyen а la mode «, comme dit Tacite : ouvrir ou s'ouvrir les veines, faire de la mort un liquide, c'est-а-dire la convertir en durйe et en purification : [110] on asperge de sang les dieux, les proches, la mort est libation; on la suspend, on la reprend, on exerce sur elle une libertй capricieuse au sein mкme de sa facilitй finale, comme Pйtrone s'ouvrant et se refermant les veines а volontй, comme Pauline, la femme de Sйnиque, rescapйe sur ordre de Nйron et gardant ensuite pendant des annйes dans la pвleur de son visage vidй, le signe mкme d'une communication avec le nйant. Car ce monde du mourir signifie que la mort est а la fois facile et rйsistante; elle est partout et fuit; nul n'y йchappe et pourtant il faut lutter avec elle, additionner les moyens, joindre а l'exsangue, la ciguл et l'йtuve, reprendre sans cesse l'acte, comme un dessin fait de plusieurs lignes et dont la beautй finale tient en mкme temps а la multiplication et а la rectitude du tracй essentiel.

Car c'est peut-кtre cela, le baroque : comme le tourment d'une finalitй dans la profusion. La mort tacitйenne est un systиme ouvert, soumis а la fois а une structure et а un procиs, а une rйpйtition et а une direction; elle semble prolifйrer de tous cфtйs et reste pourtant captive d'un grand dessein existentiel et moral. Ici encore, c'est l'image vйgйtale qui prouve le baroque : les morts se rйpondent, mais leur symйtrie est fausse, йtagйe dans le temps, soumise а un mouvement, comme celle des pousses sur une mкme tige : la rйgularitй est trompйe, la vie dirige le systиme funиbre lui-mкme, la Terreur n'est pas comptabilitй mais vйgйtation : tout se reproduit et pourtant rien ne se rйpиte, tel est peut-кtre le sens de cet univers tacitйen, oщ la description brillante de l'oiseau-Phњnix (VI, 34) semble ordonner symboliquement la mort comme le plus pur moment de la vie.

1959, L'Are.

LA SORCIИRE

La Sorciиre l est, je crois, le livre de prйdilection de tous ceux qui aiment Michelet. Pourquoi? Peut-кtre parce qu'il y a dans La Sorciиre une audace particuliиre et que le livre, rassemblant sur un mode йperdu toutes les tentations de Michelet, s'installe dйlibйrйment dans l'ambiguпtй, c'est-а-dire dans la totalitй. Est-ce un livre d'histoire? Oui, puisque son mouvement est diachronique, qu'il suit le fil du temps, de la mort du paganisme а l'aube de la Rйvolution. Non, puisque ce fil est romanesque, attachй а une figure, nullement а une institution. Mais c'est prйcisйment cette duplicitй qui est fйconde; а la fois Histoire et Roman, La Sorciиre fait apparaоtre une nouvelle dйcoupe du rйel, fonde ce que l'on pourrait appeler une ethnologie ou une mythologie historique. Comme Roman, l'њuvre solidifie le temps, empкche la perception historique de se disperser, de se sublimer dans la vision d'idйes distinctes : toute une liaison devient йvidente, qui n'est rien d'autre que la tension d'une histoire faite par les hommes eux-mкmes. Comme Histoire, c'est le fantфme de l'explication psychologique qu'elle exorcise d'un coup : la sorcellerie n'est plus une dйfaillance de l'вme, mais le fruit d'une aliйnation sociale. La sorciиre est ainsi а la fois un produit et un objet, saisie dans le double mouvement d'une causalitй et d'une crйation : nйe de la misиre des serfs, elle n'en est pas moins une force qui agit sur cette misиre : l'histoire roule perpйtuellement la cause et l'effet. Au carrefour de l'une et de l'autre, une rйalitй nouvelle, qui est l'objet mкme du Uvre : le mythe. Michelet corrige sans cesse la psychologie par l'histoire, puis l'histoire par la psychologie : c'est de cette instabilitй qu'est nйe La Sorciиre.

1. Prйface а La Somire, de Michelet. Copyright Club Frayait du Litre, 1959. [112]

On sait que, pour Michelet, l'Histoire est orientйe : elle va toujours vers une plus grande lumiиre. Non que son mouvement soit purement progressif; l'ascension de la libertй connaоt des arrкts, des retours; selon la mйtaphore que Michelet a empruntйe а Vico, l'histoire est une spirale : le temps ramиne des йtats antйrieurs, mais ces cercles sont de plus en plus larges, nul йtat ne reproduit exactement son homologue; l'histoire est ainsi comme une polyphonie de lueurs et d'obscuritйs qui se rйpondent sans cesse, entraоnйes pourtant vers un repos final oщ les temps doivent s'accomplir : la Rйvolution franзaise.

Michelet prend notre Histoire а l'institution du servage : c'est ici que se forme l'idйe de la Sorciиre; isolйe dans sa masure, la jeune femme du serf prкte l'oreille а ces lйgers dйmons du foyer, restes des anciens dieux pai'ens que l'Йglise a chassйs : elle en fait ses confidents, pendant que le mari travaille au-dehors. Dans l'йpouse du serf, la Sorciиre n'est encore que virtuelle, il ne s'agit que d'une communication rкvйe entre la Femme et la Surnature : Satan n'est pas encore conзu. Puis les temps se durcissent, la misиre, l'humiliation s'accroissent; quelque chose apparaоt dans l'Histoire, qui change les rapports des hommes, transforme la propriйtй en exploitation, vide de toute humanitй le lien du serf et du seigneur : c'est l'Or. Lui-mкme abstraction des biens matйriels, l'Or abstrait le rapport humain; le seigneur ne connaоt plus ses paysans, mais seulement l'or impersonnel dont ils doivent lui faire tribut. C'est ici que trиs justement, par une sorte de prescience de tout ce qu'on a pu dire plus tard de l'aliйnation, Michelet place la naissance de la Sorciиre : c'est au moment oщ le rapport humain fondamental est dйtruit, que la femme du serf s'exclut du foyer, gagne la lande, fait pacte avec Satan, et recueille dans son dйsert, comme un dйpфt prйcieux, la Nature chassйe du monde; l'Йglise dйfaillante, aliйnйe aux grands, coupйe du peuple, c'est la Sorciиre qui exerce alors les magistratures de consolation, la communication avec les morts, la fraternitй des grands sabbats collectifs, la guйrison des maux physiques au long des trois siиcles oщ elle triomphe : le siиcle lйpreux (xrve), le siиcle йpileptique (xve), le siиcle syphilitique (xvie). Autrement dit, le monde йtant vouй а l'inhumanitй par la collusion terrible de l'or et du servage, c'est la Sorciиre qui, en se retirant du monde, en devenant l'Exclue,[113] recueille et prйserve l'humanitй. Ainsi, tout au long du moyen вge finissant, la Sorciиre est une fonction : а peu prиs inutile lorsque les rapports sociaux comportent d'eux-mкmes une certaine solidaritй, elle se dйveloppe dans la proportion oщ ces rapports s'appauvrissent : ces rapports nuls, la Sorciиre triomphe.

On voit que jusqu'ici, comme figure mythique, la Sorciиre ne fait que se confondre avec les forces progressistes de l'histoire; de mкme que l'alchimie a йtй la matrice de la chimie, la sorcellerie n'est rien d'autre que la premiиre mйdecine. Face а la stйrilitй de l'Йglise, symbolisйe par la nuit des in-pace, la Sorciиre reprйsente la lumiиre, l'exploitation bйnйfique de la Nature, l'usage audacieux des poisons comme remиdes, le rite magique йtant ici la seule faзon dont une technique de libйration pouvait se faire reconnaоtre de toute une collectivitй aliйnйe. Que se passe-t-il au xvie siиcle (moment d'autant plus significatif que c'est а Michelet que nous devons la notion mкme de Renaissance)? La croыte obscurantiste йclate; comme idйologies, l'Йglise et la fйodalitй reculent, l'exploration de la Nature passe aux mains des laпques, savants et mйdecins. Du coup, la Sorciиre n'est plus nйcessaire, elle entre en dйcadence; non qu'elle disparaisse (les nombreux procиs de sorcellerie attestent assez sa vitalitй); mais, comme dit Michelet, elle devient professionnelle; privйe pour une bonne part de sa vocation curative, elle ne participe plus qu'а des affaires de pure magie (envoыtements, charmes), comme confidente douteuse de la dame. Et Michelet cesse de s'y intйresser.

Le livre est-il pour autant fini? Nullement. La Sorciиre йvanouie, cela ne veut pas dire que la Nature a triomphй. Dйvoilй par le retrait de la magicienne, le mйdecin devient la figure progressiste des deux siиcles suivants (xvne et xviu(6)), mais l'Йglise est toujours lа; le conflit se poursuit entre la nuit et le jour, le Prкtre et le Mйdecin. Par une sйrie de revirements audacieux, Michelet retourne les fonctions : bйnйfique parce que mйdecin lui-mкme pendant le moyen вge, Satan passe maintenant а l'ennemi du mйdecin, au Prкtre; et la Femme, d'abord йpouse de Satan, devient, aux temps monarchiques, sa victime. C'est le sens des quatre grands procиs de sorcellerie que Michelet romance longuement, dans la seconde moitiй de son livre (Gauffridi, les Possйdйes de Loudun, celles de Louviers, l'affaire La Cadiиre). Ici, d'un cфtй, de malheureuses [114] victimes, confiantes et fragiles, les nonnes possйdйes; de l'autre, le Prкtre suborneur, lйger ou machiavйlique; derriиre ces figures, l'Йglise, qui les fait bouger, les livre aux bыchers, aux in-pace, par intйrкt obscurantiste ou par guerre intestine entre ses clans, moines et prкtres; plus loin encore, le Mйdecin, le laпque, juge impuissant de ces crimes, dont seule la voix, malheureusement йtouffйe, aurait pu ramener toute cette dйmonomanie а sa nature physique (la plйthore sanguine ou nerveuse de filles vouйes а l'ennui et au cйlibat).

x Telle est la suite des formes, ou si l'on veut bien accepter un terme plus ethnologique, des hypostases, par laquelle passe la double figure du Bien et du Mal. Le Mal, c'est le servage et l'or, la misиre et l'humiliation de l'esclave, en un mot l'aliйnation qui fait l'homme exclu de la Nature, c'est-а-dire pour Michelet de l'humanitй. Le Bien, c'est le contre-courant mкme de cette aliйnation, Satan, la Sorciиre, les figures qui recueillent la lumiиre d'un monde expirant, plongй aux in-pace de l'Йglise. A l'exclusion de l'homme hors de la Nature, s'oppose l'exil de la Sorciиre hors du monde habitй. Car la Sorciиre est essentiellement travail, effort de l'homme pour faire le monde en dйpit du monde : c'est pour mieux agir que la Sorciиre s'exile. Face а la sйcheresse de l'histoire mйdiйvale (а partir du xin(6) siиcle), dйfinie par Michelet sous les espиces des deux grands thиmes de stйrilitй, l'Imitation et l'Ennui, la Sorciиre, dans son вge triomphant, recueille toute la praxis humaine : elle est а la fois conscience de l'aliйnation, mouvement pour la briser, йbranlement de l'histoire figйe, en un mot fйconditй du temps. Satan, dit Michelet, est l'un des aspects de Dieu.

Ce mouvement de libйration est une forme gйnйrale de l'histoire. Mais le point spйcifique de Satan, Michelet a beaucoup insistй lа-dessus, c'est que par rapport а la servitude originelle, il accomplit une subversion exacte et comme mesurйe : la sorcellerie est un а-rebours. Ceci est connu : les rites dйmoniaques renversent la liturgie chrйtienne, Satan est l'envers de Dieu. Mais Michelet a jouй bien davantage de cette inversion, l'йtendant poйtiquement, en faisant vйritablement une forme totale du monde mйdiйval : par exemple, le serf aliйnй vit la nuit, non le jour, les plantes vйnйneuses sont des Consolantes, etc. On plonge ici au cњur de la vision micheletiste : toute substance est double, vivre n'est rien d'autre [115] que prendre violemment parti pour l'un des deux contraires, c'est douer de signification la grande dualitй des formes. La sйparation des substances entraine une hiйrarchie interne de chacune des parties. Par exemple, le sec, qui est la marque du moyen вge finissant, n'est qu'un йtat du stйrile; le stйrile lui-mкme, c'est le divisй, le morcelй, le sйparй, l'anйantissement de la communication humaine; Michelet opposera donc au sec toutes les substances indivises comme des substances de vie : l'humide, le chaud dйfiniront la Nature parce que la Nature est homogиne. Cette chimie prend йvidemment une signification historique : comme forme mythique de la Nature, la Sorciиre reprйsente un йtat indivis du travail humain : c'est le moment, plus ou moins rкvй, oщ l'homme est heureux parce qu'il n'a pas encore divisй ses tвches et ses techniques. C'est ce communisme des fonctions que la Sorciиre exprime : transcendante а l'histoire, elle atteste le bonheur de la sociйtй primitive et prйfigure celui de la sociйtй future; traversant le temps а la maniиre d'une essence plus ou moins occulte, elle brille seulement dans les moments thйophaniques de l'histoire : dans Jeanne d'Arc (figure sublimйe de la Sorciиre), dans la Rйvolution.

Tels sont les trois grands йtats historiques de la Sorciиre : un йtat latent (la petite femme du serf), un йtat triomphant (la sorciиre prкtresse), un йtat dйcadent (la sorciиre professionnelle, k douteuse confidente de la grande dame). Aprиs quoi, Michelet passe а la figure du Satan-Prкtre. Dans cet йtat de l'analyse, il ne s'agit en somme que des phases d'une mкme institution, c'est-а-dire d'histoire. Oщ le Roman apparaоt, c'est lorsque Michelet йpaissit pour ainsi dire le fil historique, le transforme rйsolument en fil biographique : k Fonction s'incarne dans une personne vйritable, k maturation organique se substitue а l'йvolution historique, en sorte que la Sorciиre rйunit en elle le gйnйral et le particulier, le modиle et la crйature : elle est а la fois une sorciиre et la Sorciиre. Cette visйe romanesque est trиs audacieuse parce que, chez Michelet, elle n'est nullement mйtaphorique : Michelet suit son parti rigoureusement, il tient sa gageure а la lettre, il parle des sorciиres, pendant trois cents ans, comme d'une seule et mкme femme. [116] L'existence romanesque est fondйe, trиs exactement а partir du moment oщ la Sorciиre est pourvue d'un corps, soigneusement situй, abondamment dйcrit. Prenez la Sorciиre en ses dйbuts, lorsqu'elle n'est que l'йpouse du serf : c'est alors une femme mince, faible, apeurйe, marquйe de la qualitй physique qui pouvait le plus toucher Michelet, la petitesse, c'est-а-dire, pensait-il, k fragilitй; son mode d'existence corporel est le glissement menu, une sorte d'oisivetй mйnagиre qui lui fait prкter l'oreille aux esprits du foyer, ces anciens dieux paпens, que l'Йglise a condamnйs а l'exil et qui xse sont rйfugiйs dans la masure du serf : elle n'existe que par une certaine passivitй de l'oreille : voilа le corps et son atmosphиre. Puis, nourrie de k misиre mкme des temps et cette misиre йtant йnorme, la seconde Sorciиre est une femme grande, йpanouie; du corps humiliй, elle est passйe au corps triomphant, expansif. Les lieux erotiques eux-mкmes se modifient : c'йtait d'abord la taille fine, la pвleur de k carnation, une nervositй passive, le corps йtant rйduit а tout ce qu'on peut briser en lui; ce sont maintenant les yeux, d'un jaune mauvais, sulfureux, armйs de regards offensifs, ce que Michelet appelle la lueur, qui est toujours chez lui une valeur sinistre; c'est surtout la chevelure, noire, serpentine, comme celle de la Mйdйe antique; bref, tout ce qui est trop immatйriel eu trop souple pour кtre dйfait. La troisiиme Sorciиre est un йtat combinй des deux corps antйrieurs; k gracilitй du premier est corrigйe par la combativitй du second : la Sorciиre professionnelle est une femme petite mais malicieuse, fine et oblique, dйlicate et sournoise ; son totem n'est plus la biche apeurйe ou la Mйdйe fulgurante, c'est le Chat, gracieux et mйchant (c'est aussi l'animal totй-mique du sinistre Robespierre). Si l'on se reporte а la thйmatique gйnйrale de Michelet, la troisiиme Sorciиre procиde de la Petite Fille avertie (poupйe, bijou pervers), image pernicieuse puisqu'elle est double, divisйe, contradictoire, rйunissant dans l'йquivoque l'innocence de l'вge et la science de l'adulte. La transformation de k Sorciиre а travers ses trois вges est d'ailleurs elle-mкme magique, contradictoire : il s'agit d'un vieillissement, et pourtant la Sorciиre est toujours une femme jeune (voir en particulier tout le dйveloppement sur les jeunes sorciиres basques, k Murgui, la Lisalda, que Michelet condamne tout en y йtant visiblement attirй).

Ensuite, et c'est lа un signe romanesque important, la Sorciиre [117] est toujours logйe, elle participe substantiellement а un lieu physique, dйcor (objets) ou paysage. C'est d'abord le foyer, substitut spatial de l'intime; le foyer est un lieu йminemment bйnйfique dans la mesure oщ il est le repos terminal du rapt, le lieu oщ l'homme dispose de la femme faible en propriйtaire absolu, retrouve avec elle l'йtat naturel par excellence, l'indivision du couple (Michelet prйcise que le foyer a constituй un grand progrиs sur le communisme erotique de la villa primitive). De plus, ce foyer, dйfini par quelques objets contigus, le lit, le coffre, la table, l'escabeau, est l'expression architecturale d'une valeur privilйgiйe (dйjа notйe а propos du corps mкme de la prй-sorciиre) : la petitesse. Tout autre est l'habitat de la magicienne adulte : forкt de ronces, landes йpineuses, places hйrissйes de vieux dolmens, le thиme est ici l'йche-velй, l'emmкlй, l'йtat d'une Nature qui a absorbй la Sorciиre, s'est refermйe sur elle. Au cloisonnement affreux de la sociйtй mйdiйvale (dans sa phase dйgradйe) correspond ce paradoxe : l'enfermement de la Sorciиre dans le lieu ouvert par excellence : la Nature. La Nature devient tout d'un coup un lieu impossible : l'humain se rйfugie dans l'inhumain. Quant а la troisiиme Sorciиre - dont Michelet parle d'ailleurs beaucoup moins -, comme confidente douteuse de la grande dame, son logis mythique (nous le savons par d'autres livres), c'est le cabinet, l'alcфve, l'espace professionnel de la Femme de Chambre (personnage abhorrй de Michelet comme rival insidieux du mari), bref la catйgorie disgraciйe de l'intime, l'йtouffй (qui est а rattacher au thиme malйfique de l'intrigue monarchique).

Cette Sorciиre gйnйrale est donc une femme toute rйelle, et Michelet entretient avec elle des rapports qu'il faut bien, qu'on le veuille ou non, qualifier d'erotiques. L'erotique de Michelet, naпvement exposйe dans ses livres dits « naturels », apparaоt par fragments dans tous ses livres historiques, surtout dans la seconde moitiй de sa vie, aprиs son second mariage (avec Athйnaпs Miala-ret). La figure centrale en est prйcisйment cette Athйnaпs, qui ressemblait beaucoup au portrait que Michelet nous donne de la premiиre Sorciиre. La qualitй gйnйrale de l'objet erotique est pour Michelet k fragilitй (ici, la petitesse), ce qui permet а l'homme а la fois de ravir et de protйger, de possйder et de respecter : il s'agit d'une erotique sublimйe, mais dont la sublimation, par une sorte [118] de retour proprement micheletiste, redevient elle-mкme erotique. La Sorciиre, surtout dans son premier йtat, c'est bien l'Йpouse de Michelet, frкle et sensible, nerveuse et abandonnйe, la pвle rosй, celle qui provoque le double mouvement erotique, de concupiscence et d'йlйvation. Mais ce n'est pas tout. On sait (par la Femme, l'Amour) que Michelet embellit cette figure fragile d'une photogйnie trиs particuliиre : le Sang. Ce qui йmeut Michelet, dans la Femme, c'est ce qu'elle cache : non point la nuditй (ce qui serait un thиme banal), mais la fonction sanguine, qui fait la Femme Rythmйe comme la Nature (comme l'Ocйan, soumis lui aussi au rythme lunaire). Le droit et la joie du mari, c'est d'accйder а ce secret de nature, c'est de possйder enfin dans la Femme, par cette confidence inouпe, une mйdiatrice entre l'homme et l'Univers. Ce privilиge marital, Michelet l'a exaltй dans ses livres sur la Femme, il l'a dйfendu contre le rival le plus dangereux, qui n'est pas l'amant, mais la Femme de chambre, la confidente du secret naturel. Tout ce thиme est prйsent dans "La Sorciиre : constitutivement, pourrait-on dire, puisque la Sorciиre est sibylle, accordйe а k Nature par le rythme lunaire; puis lorsque la Sorciиre fait place au Prкtre, le thиme apparaоt de nouveau indiscrиtement : le rapport du Prкtre suborneur et de la nonne йlue n'est pleinement erotique, dans le style de Michelet, que lorsqu'il comporte la confidence essentielle, la communication de tes choses honteuses et ridicules, dont l'aveu est si cruel pour une fille.

Car en somme, ce que Michelet a condamnй dans la subornation sacerdotale ou satanique, c'est aussi ce qu'il a toujours dйcrit avec dйlice : la possession insidieuse, l'insertion progressive dans le secret de la Femme. Les images, dans ce livre mкme, sont innombrables : tantфt c'est le gйnie enfantin qui glisse dans l'йpouse du serf, tantфt les esprits s'installant en elle comme m tйnia, tantфt Satan empalant la Sorciиre d'un trait de feu. Partout domine l'image, non d'une pйnйtration, mйtaphore banale de l'erotique ordinaire, mais d'une traversйe et d'une installation. L'utopie micheletiste, c'est visiblement que l'homme soit parasite de la Femme, c'est le mariage ocйanique des requins, qui voguent dans la mer pendant des mois accouplйs l'un а l'autre : aventure idyllique oщ k pйnйtration immobile des corps se double du glissement externe des eaux (Michelet a dйcrit ces mariages de poissons dans La Mer). [119]Au-delа de la Femme, c'est йvidemment de toute une cйnesthйsie de l'homme dans la Nature qu'il s'agit, et l'on comprend pourquoi la Sorciиre est une figure majeure du panthйon micheletiste : tout en elle la dispose а une grande fonction mйdiatrice : s'installant en elle, c'est dans la Nature entiиre que l'homme va baigner comme dans un milieu substantiel et vital.

On voit que la prйsence de Michelet dans La Sorciиre est tout autre qu'une simple expansion romantique de la subjectivitй. Il s'agit en somme pour Michelet de participer magiquement au mythe sans pourtant cesser de le dйcrire : le rйcit est ici а la fois narration et expйrience, il a pour fonction de compromettre l'historien, de le tenir au bord de la substance magique, dans l'йtat d'un spectateur qui est sur le point de cйder а la transe; d'oщ l'ambi-guitй du jugement rationnel, Michelet а la fois croyant et ne croyant pas, selon la formule qu'il a lui-mкme employйe au sujet de l'atti-tude religieuse des Grecs devant leurs fables. Une chose trиs remarquable dans La Sorciиre, c'est en effet que Michelet ne conteste jamais l'efficacitй de l'acte magique : il parle des rites de la Sorciиre comme de techniques couronnйes de succиs, rationnellement accomplies bien qu'irrationnellement conзues. Cette contradiction, qui a gкnй tant d'historiens positivistes, Michelet ne s'en embarrasse jamais : il parle des effets magiques comme de faits rйels : ce que le rйcit lui permet d'omettre, c'est prйcisйment la causalitй, puisque dans la narration romanesque, la liaison temporelle se substitue toujours а la liaison logique. Il faut voir comment il traite par exemple, la transformation de la dame en louve : au soir, la Sorciиre lui fait boire le philtre. Un historien rationnel eыt disposй ici un recensement des tйmoignages, une explication de l'illusion. Ce n'est pas la mйthode de M;.chelet. Cela se fait, dit-il, et la dame, au matin, se trouve excйdйe, abattue... elle a chassй, tuй, etc. Cette distorsion entre le rйel et le rationnel, cette primautй de l'йvйnement sur sa cause matйrielle (cela se fait), c'est prйcisйment la fonction du rйcit que de l'afficher; aussi rien de plus prиs du rйcit mythique que le roman micheletiste, la lйgende (c'est-а-dire le continu de la narration) fondant ici et lа, а elle seule, une nouvelle rationalitй. [120] Au lieu de l'йloigner de la vйritй, le Roman a aidй Michelet а comprendre la sorcellerie dans sa structure objective. Face а la magie, ce n'est pas des historiens positivistes que Michelet se rapproche : c'est de savants tout aussi rigoureux mais dont le travail a йtй infiniment mieux adaptй а son objet : je pense а des ethnologues comme Mauss (notamment dans son essai sur la Magie). Par exemple, en faisant l'histoire de la Sorciиre (et non de la sorcellerie), Michelet annonce le choix fondamental de l'ethnologie moderne : partir des fonctions, non des institutions; Mauss ^ramиne la magie au magicien, c'est-а-dire а toute personne qui fait de la magie. C'est ce que fait Michelet : il dйcrit trиs peu les rites, il n'analyse jamais le contenu des croyances (des reprйsentations); ce qui le retient dans la sorcellerie, c'est une fonction personnalisйe.

Le bйnйfice de cette mйthode est trиs grand, donne а La Sorciиre, en dйpit de quelques dialogues dйmodйs, un accent tout moderne. D'abord, ce que Michelet affirme de la Sibylle, dans son fйminisme maniaque, c'est ce que l'ethnologie la plus raisonnable dit aussi : qu'il y a une affinitй de la Femme et de la magie. Pour Michelet, cette affinitй est physique, la Femme s'accordant а la Nature par le rythme sanguin; pour Mauss, elle est sociale, leur particularitй physique fondant une vйritable classe des Femmes. Il n'empкche que le postulat est le mкme : ce thиme erotique, loin d'кtre une manie indйcente du vieil historien amoureux, c'est une vйritй ethnologique dont s'йclaire le statut de la Femme dans les sociйtйs а magie.

Autre vйritй : j'ai dit que Michelet s'йtait peu prйoccupй de dйcrire les rites eux-mкmes ; il a retenu en eux la destination, l'effet (rappel des morts, guйrison des malades). C'йtait suggйrer qu'il les sйparait fort peu des techniques, confrontation que l'ethnologie a reprise а son compte, puisqu'elle pose que les gestes magiques sont toujours des йbauches de techniques. Michelet ne distingue jamais la Sorciиre de son activitй : elle n'existe que dans la mesure oщ elle participe а une praxis, et c'est mкme expressйment cela qui en fait, selon Michelet, une figure progressiste : face а l'Йglise, posйe dans le monde comme une essence immobile, йternelle, elle est le monde qui se fait. Consйquence paradoxale (mais correcte) de cette intuition, c'est dans la Sorciиre de Michelet qu'il y a le moins de sacrй. Certes, il y a entre la magie et la religion un rapport [121] йtroit, que Mauss a bien analysй et que Michelet lui-mкme dйfinit comme un а-rebours; mais c'est prйcisйment un rapport complйmentaire, donc exclusif; la magie est en marge de la religion; elle lui abandonne l'кtre des choses, elle prend en charge leur transformation : c'est ce que fait la Sorciиre micheletiste, bien plus ouvriиre que prкtresse.

Enfin, annonзant le principe de toute sociologie, Michelet n'a nullement compris la Sorciиre comme un Autre, il n'en a pas fait la figure sacrйe du Singulier, comme le romantisme a pu concevoir le Poиte ou le Mage. Sa Sorciиre est physiquement solitaire (dans les landes, les forкts), elle n'est pas socialement seule : toute une collectivitй la rejoint, s'exprime en elle, se sert- d'elle. Loin de s'opposer noblement а la sociйtй (comme le fait le pur Rйvoltй), la Sorciиre micheletiste participe fondamentalement а son йconomie. Le paradoxe qui oppose dans d'autres lyriques l'individu а la sociйtй, Michelet l'a rйsolu de la faзon la plus moderne qui soit; il a trиs bien compris qu'entre la singularitй de la Sorciиre et la sociйtй dont elle se dйtache, il n'y avait pas rapport d'opposition mais de complйmentaritй : c'est le groupe entier qui fonde la particularitй de la fonction magique; si les hommes repoussent la Sorciиre, c'est qu'ils la reconnaissent, projettent en elle une part d'eux-mкmes, а la fois lйgitime et intolйrable; par la Sorciиre, ils lйgalisent une йconomie complexe, une tension utile, puisque, dans certains moments dйshйritйs de l'histoire, elle leur permet de vivre. Sans doute, emportй subjectivement par la positivitй du rфle, Michelet a peu ou mal dйcrit le comportement de la sociйtй « normale », face а la Sorciиre; il n'a pas dit qu'en termes de structure totale, par exemple, l'Inquisition a pu avoir une fonction, non certes positive, mais signifiante, en un mot qu'elle a exploitй les grands procиs de sorcellerie en vue d'une йconomie gйnйrale de la sociйtй. Du moins a-t-il plusieurs fois indiquй qu'il y avait, de la sociйtй « normale » а la Sorciиre qui en йtait exclue, un rapport de sadisme, et non seulement d'йviction, et que par consйquent cette sociйtй consommait, si l'on peut dire, la Sorciиre, bien plus qu'elle ne cherchait а l'annuler. Michelet ne dit-il pas quelque part cette chose surprenante, qu'on faisait pйrir les sorciиres а cause de leur beautй ? C'est en un sens faire participer toutes les masses de la sociйtй а cette structure complйmentaire que Lйvi-Strauss [122] a analysйe а propos prйcisйment des sociйtйs shamaniques, l'aberration n'йtant ici qu'un moyen, pour la sociйtй, de vivre ses contradictions. Et ce qui, dans notre sociйtй actuelle, prolongerait le mieux ce rфle complйmentaire de la Sorciиre micheletiste, ce serait peut-кtre la figure mythique de l'intellectuel, de celui qu'on a appelй le traоtre, suffisamment dйtachй de la sociйtй pour la regarder dans son aliйnation, tendu vers une correction du rйel et pourtant impuissant а l'accomplir : exclu du monde et nйcessaire au monde, dirigй vers la praxis, mais n'y participant qu'а travers le relais ^immobile d'un langage, tout comme la Sorciиre mйdiйvale ne soulageait le malheur humain qu'а travers un rite et au prix d'une illusion.

Si l'on peut ainsi retrouver dans La Sorciиre les йclats d'une description toute moderne du mythe magique, c'est parce que Michelet a eu l'audace d'aller jusqu'au bout de lui-mкme, de prйserver cette ambiguпtй redoutable qui le faisait а la fois narrateur (au sens mythique) et analyste (au sens rationnel) de l'histoire. Sa sympathie pour la Sorciиre n'йtait pas du tout celle d'un auteur libйral qui s'efforce а la comprйhension de ce qui lui est йtranger : il a participй au mythe de la Sorciиre exactement comme la Sorciиre elle-mкme participait, selon ses vues, au mythe de la praxis magique : а la fois volontairement et involontairement. Ce qu'il a exercй une fois de plus, en йcrivant La Sorciиre, ce n'est ni une profession (celle d'historien), ni une prкtrise (celle de poиte), c'est, comme il l'a dit ailleurs, une magistrature. Il se sentait obligй par la sociйtй а gйrer son intelligence, а narrer toutes ses fonctions, mкme et surtout ses fonctions aberrantes, dont il a ici pressenti qu'elles йtaient vitales. Voyant sa propre sociйtй dйchirйe entre deux postulations qu'il estimait йgalement impossibles, la postulation chrйtienne et la postulation matйrialiste, il a lui-mкme esquissй le compromis magique, il s'est fait Sorcier, rassembleur d'os, ressusciteur de morts, il a pris sur lui de dire non, йperdument, а l'Йglise et а la science, de remplacer le dogme ou le fait brut par le mythe.

C'est pourquoi aujourd'hui, oщ l'histoire mythologique est beaucoup plus importante que du temps oщ Michelet publiait [223] La Sorciиre (i86z), son livre retrouve une actualitй, il redevient sйrieux. Les ennemis de Michelet, nombreux, de Sainte-Beuve а Mathiez, croyaient se dйbarrasser de lui en l'enfermant dans une poйtique de la pure intuition; mais sa subjectivitй, on l'a vu, n'йtait que la premiиre forme de cette exigence de totalitй, de cette vйritй des rapprochements, de cette attention au concret le plus insignifiant, qui marquent aujourd'hui la mйthode mкme de nos sciences humaines. Ce qu'on appelait dйdaigneusement chez lui Poйsie, nous commenзons а savoir que c'йtait l'esquisse exacte d'une science nouvelle du social : c'est parce que Michelet a йtй un historien discrйditй (au sens scientiste du terme), qu'il a pu кtre а la fois un sociologue, un ethnologue, un psychanalyste, un historien social; quoique sa pensйe, sa forme mкme, comportent d'importants dйchets (toute une part de lui-mкme n'a pu s'arracher au fond petit-bourgeois dont il йtait issu), on peut dire qu'il a vraiment pressenti la fondation d'une science gйnйrale de l'homme.

1959, Prйface.

ZAZIE ET LA LITTERATURE

Queneau n'est pas le premier йcrivain а lutter avec la Littйrature (1). Depuis que la « Littйrature » existe (c'est-а-dire, si l'on en juge d'aprиs la date du mot, depuis fort peu de temps), on peut dire que c'est la fonction de l'йcrivain que de la combattre. La spйcialitй de Queneau, c'est que son combat est un corps-а-corps : toute son њuvre colle au mythe littйraire, sa contestation est aliйnйe, elle se nourrit de son objet, lui laisse toujours assez de consistance pour de nouveaux repas : le noble йdifice de la forme йcrite tient toujours debout, mais vermoulu, piquй de mille йcaillements; dans cette destruction retenue, quelque chose de nouveau, d'ambigu est йlaborй, une sorte de suspens des valeurs de la forme : c'est comme la beautй des ruines. Rien de vengeur dans ce mouvement, l'activitй de Queneau n'est pas а proprement parler sarcastique, elle n'йmane pas d'une bonne conscience, mais plutфt d'une complicitй. Cette contiguпtй surprenante (cette identitй?) de la littйrature et de son ennemi se voit trиs bien dans Zazie. Du point de vue de l'architecture littйraire, Zazie est un roman bien fait. On y trouve toutes les « qualitйs » que la critique aime а recenser et а louer : la construction, de type classique, puisqu'il s'agit d'un йpisode temporel limitй (une grиve); k durйe, de type йpique, puisqu'il s'agit d'un itinйraire, d'une suite de stations; l'objectivitй (l'histoire est racontйe du point de vue de Queneau); la distribution des personnages (en hйros, personnages secondaires et comparses); l'unitй du milieu social et du dйcor (Paris) ; la variйtй et l'йquilibre des procйdйs de narration (rйcit et dialogue). Il y a lа toute la technique du roman franзais, de Stendhal а Zola. D'oщ la familiaritй de l'њuvre, qui n'est peut-кtre pas йtrangиre а son succиs, car il n'est pas sыr que tous ses lecteurs aient consommй ce bon [125] roman d'une faзon purement distante : il y a dans Zazie un plaisir de la lecture cursive, et non seulement du trait.

I. A propos de Zaye dais le mйtro (Gallimard, 1959).

Seulement, toute la positivitй du roman mise en place, avec un zиle retors, Queneau, sans la dйtruire directement, la double d'un nйant insidieux. Chaque йlйment de l'univers traditionnel une fois pris (comme on dit d'un liquide qui s'йpaissit), Queneau le dйprend, il soumet la sйcuritй du roman а une dйception : l'кtre de la Littйrature tourne sans cesse, а la faзon d'un lait qui se dйcompose; toute chose est ici pourvue d'une double face, irrйalisйe, blanchie de cette lumiиre lunaire, qui est thиme essentiel de la dйception et thиme propre а Queneau. L'йvйnement n'est jamais niй, c'est-а-dire posй puis dйmenti; il est toujours partagй, а la faзon du disque sйlйnien, mythiquement pourvu de deux figures antagonistes.

Les points de dйception sont ceux-lа mкme qui faisaient la gloire de la rhйtorique traditionnelle. D'abord les figures de pensйe : les formes de duplicitй sont ici innombrables : l'antiphrase (le titre mкme du livre en est une, puisque Zazie ne prendra jamais le mйtro), l'incertitude (s'agit-il du Panthйon ou de la Gare de Lyon, des Invalides ou de la Caserne de Reuilly, de la Sainte-Chapelle ou du Tribunal de Commerce?), la confusion des rфles contraires (Pedro-Surplus est а la fois satyre et flic), celle des вges (Zazie vieillit, mot de vieux), celle des sexes, doublйe а son tour d'une йnigme supplйmentaire puisque l'inversion de Gabriel n'est mкme pas sыre, le lapsus qui est vйritй (Marceline devient finalement Marcel), la dйfinition nйgative (le tabac qui n'est pas celui du coin), la tautologie (le flic embarquй par d'autres flics), la dйrision (la gosse qui brutalise l'adulte, la dame qui intervient), etc.

Toutes ces figures sont inscrites dans la trame du rйcit, elles ne sont pas signalйes. Les figures de mots opиrent йvidemment une destruction bien plus spectaculaire, que les lecteurs de Queneau connaissent bien. Ce sont d'abord les figures de construction, qui attaquent le drapй littйraire par un feu roulant de parodies. Toutes les йcritures y passent : l'йpique (Gibraltar aux anciens parapets), l'homйrique (les mots ailйs), la latine (la prйsentation d'un fromage morose par la servante revenue), la mйdiйvale (а l'йtage second parvenue, sonne а la porte la neuve fiancйe), la psychologique (l'йmu patron), la narrative (on, dit Gabriel, pourrait lui donner) ; les temps grammaticaux aussi, vйhicules prйfйrйs du mythe romanesque, le prйsent [126] йpique (elle se tire) et le passй simple des grand romans (Gabriel extirpa de sa manche une pochette de soie couleur mauve et s'en tamponna le tarin). Ces mкmes exemples montrent assez que, chez Queneau, la parodie a une structure bien particuliиre; elle n'affiche pas une connaissance du modиle parodiй; il n'y a en elle aucune trace de cette complicitй normalienne avec la grande Culture, qui marque par exemple les parodies de Giraudoux, et n'est qu'une faзon faussement dйsinvolte de tйmoigner d'un profond respect pour les valeurs latino-nationales; l'expression parodique est ici lйgиre, elle dйsar-xticule en passant, ce n'est qu'une йcaille que l'on fait sauter а la vieille peau littйraire; c'est une parodie minйe de l'intйrieur, recelant dans sa structure mкme une incongruitй scandaleuse; elle n'est pas imitation (fыt-elle de la plus grande finesse), mais malformation, йquilibre dangereux entre la vraisemblance et l'aberration, thиme verbal d'une culture dont les formes sont mises en йtat de perpйtuelle dйception.

Quant aux figures de « diction » (Lagocamilйbou), elles vont йvidemment bien plus loin qu'une simple naturalisation de l'orthographe franзaise. Parcimonieusement distribuйe, la transcription phonйtique a toujours un caractиre d'agression, elle ne surgit qu'assurйe d'un certain effet baroque (Skeutadittaleur) ; elle est avant tout envahissement de l'enceinte sacrйe par excellence : le rituel orthographique (dont on connaоt l'origine sociale, la clфture de classe). Mais ce qui est dйmontrй et raillй, ce n'est nullement l'irrationnel du code graphique; les rйductions de Queneau ont а peu prиs toutes le mкme sens : faire surgir а la pkce du mot pompeusement enveloppй dans sa robe orthographique, un mot nouveau, indiscret, naturel, c'est-а-dire barbare : c'est ici la francitй de l'йcriture qui est mise en doute, la noble langue franзouиze, le doux parler de France se disloquant tout а coup en une sйrie de vocables apatrides, en sorte que notre Grande Littйrature, la dйtonation passйe, pourrait bien n'кtre plus qu'une collection de dйbris vaguement russiens ou kwakiutl (et si elle ne l'est pas, ce n'est que par pure bontй de Queneau). Il n'est pas dit, d'ailleurs, que le phonйtisme quenalien soit purement destructeur (y a-t-il jamais, en littйrature, de destruction univoque ?) : tout le travail de Queneau sur notre langue est animй d'un mouvement obsessionnel, celui du dйcoupage; c'est une technique dont la mise en rйbus est l'йbauche [127] premiиre (le vitlgue homme Pйciisse), mais dont la fonction est d'exploration des structures, chiffrer et dйchiffrer йtant les deux versants d'un mкme acte de pйnйtration, comme en a tйmoignй, avant Queneau, toute la philosophie rabelaisienne, par exemple.

Tout cela fait partie d'un arsenal bien connu des lecteurs de Queneau. Un procйdй nouveau de dйrision, qu'on a beaucoup remarquй, c'est cette clausule vigoureuse dont la jeune Zazie affecte gracieusement (c'est-а-dire tyranniquement) la plupart des affirmations profйrйes par les grandes personnes qui l'entourent (Napolйon mon cul) ; la phrase du Perroquet (Tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire) appartient а peu prиs а la mкme technique du dйgonflage. Mais ce qui est ici dйgonflй, ce n'est pas tout le langage; se conformant aux plus savantes dйfinitions de la logistique, Zazie distingue trиs bien le langage-objet du mйta-langage. Le langage-objet, c'est le langage qui se fonde dans l'action mкme, qui agit les choses, c'est le premier langage transitif, celui dont on peut parler mais qui lui-mкme transforme plus qu'il ne parle. C'est exactement dans ce langage-objet que vit Zazie, ce n'est donc jamais lui qu'elle distance ou dйtruit. Ce que Zazie parle, c'est le contact transitif du rйel : Zazie veut son cola-cola, son blue-jean, son mйtro, elle ne parle que l'impйratif ou l'optatif, et c'est pour cela que son langage est а l'abri de toute dйrision.

Et c'est de ce langage-objet que Zazie йmerge, de temps а autre, pour fixer de sa clausule assassine le mйta-langage des grandes personnes. Ce mйta-langage est celui dont on parle, non pas les choses, mais а propos des choses (ou а propos du premier langage). C'est un langage parasite, immobile, de fond sentencieux, qui double l'acte comme la mouche accompagne le coche; face а l'impйratif et а l'optatif du langage-objet, son mode principiel est l'indicatif, sorte de degrй zйro de l'acte destinй а reprйsenter le rйel, non а le modifier. Ce mйta-langage dйveloppe autour de la lettre du discours un sens complйmentaire, йthique, ou plaintif, ou sentimental, ou magistral, etc.; bref, c'est un chant : on reconnaоt en lui l'кtre mкme de la Littйrature.

La clausule zazique vise donc trиs exactement ce mйta-langage littйraire. Pour Queneau, la Littйrature est une catйgorie de parole, donc d'existence, qui concerne toute l'humanitй. Sans doute, on l'a vu, une bonne part du roman est jeu de spйcialiste. Pourtant, [128] ce ne sont pas les fabricateurs de romans qui sont en cause; le chauffeur de taxi, le danseur de charme, le bistrot, le cordonnier, le peuple des attroupements de rue, tout ce monde rйel (la rйalitй d'un langage emporte une socialitй exacte) plonge sa parole dans les grandes formes littйraires, vit ses rapports et ses fins par la procuration mкme de la Littйrature. Ce n'est pas le « peuple », aux yeux de Queneau, qui possиde la littйralitй utopique du langage; c'est Zazie (d'oщ probablement le sens profond du rфle), c'est-а-dire un кtre irrйel, magique, faustien, puisqu'il est contraction surhumaine de l'enfance et de la maturitй, du « Je suis jeune, hors du monde des adultes » et du « J'ai йnormйment vйcu ». L'innocence de Zazie n'est pas fraоcheur, virginitй fragile, valeurs qui ne pourraient appartenir qu'au mйta-langage romantique ou йdifiant : elle est refus du langage chantй, science du langage transitif; Zazie circule dans son roman а la faзon d'un gйnie mйnager, sa fonction est hygiйnique, contre-mythique : elle rappelle а l'ordre.

Cette clausule zazique rйsume tous les procйdйs du contre-mythe, dиs lors qu'il renonce а l'explication directe et se veut lui-mкme traоtreusement littйrature. Elle est comme une dйtonation finale qui surprend la phrase mythique (Za^ie, si зa te plaоt de voir vraiment les Invalides et le tombeau vйritable du vrai Napolйon, je t'y conduirai. - Napolйon mon cul), la dйpouille rйtroactivement, en un tour de main, de sa bonne conscience. II est facile de rendre compte d'une telle opйration en termes sйmiologiques : la phrase dйgonflйe est elle-mкme composйe de deux langages : le sens littйral (visiter le tombeau de Napolйon) et le sens mythique (le ton noble); Zazie opиre brusquement la dissociation des deux paroles, elle dйgage dans la ligne mythique l'йvidence d'une connotation. Mais son arme n'est rien d'autre que ce mкme dйboоtement que la littйrature fait subir а la lettre dont elle s'empare; par sa clausule irrespectueuse, Zazie ne fait que connoter ce qui йtait dйjа connotation; elle possиde la Littйrature (au sens argotique) exactement comme la Littйrature possиde le rйel qu'elle chante.

On touche ici а ce que l'on pourrait appeler la mauvaise foi de la dйrision, qui n'est elle-mкme que rйponse а la mauvaise foi du sйrieux : tour а tour, l'un immobilise l'autre, le possиde, sans qu'il y ait jamais de victoire dйcisive : la dйrision vide le sйrieux,[129] mais le sйrieux comprend k dйrision. Face а ce dilemme, Za^ie dans le Mйtro est vraiment une њuvre-tйmoin : par vocation, elle renvoie le sйrieux et le comique dos а dos. C'est ce qui explique k confusion des critiques devant l'oeuvre : les uns y ont vu sйrieusement une њuvre sйrieuse, destinйe au dйchiffrement exйgйtique; d'autres, jugeant grotesques les premiers, ont dйcrйtй le roman absolument futile (« il n'y a rien а en dire »); d'autres enfin, ne voyant dans l'њuvre ni comique ni sйrieux, ont dйclarй ne pas comprendre. Mais c'йtait prйcisйment k fin de l'њuvre que de ruiner tout dialogue а son sujet, en reprйsentant par l'absurbe la nature insaisissable du langage. Il y a entre Queneau, le sйrieux et la dйrision du sйrieux le mкme mouvement d'emprise et d'йchappйe qui rиgle ce jeu bien connu, modиle de toute dialectique parlйe, oщ k feuille enveloppe la pierre, la pierre rйsiste aux ciseaux, les ciseaux coupent la feuille : quelqu'un a toujours barre sur l'autre - а condition que l'un et l'autre soient des termes mobiles, des formes. L'anti-langage n'est jamais pйremptoire.

Zazie est vraiment un personnage utopique, dans la mesure oщ elle reprйsente, elle, un anti-langage triomphant : personne ne lui rйpond. Mais par lа-mкme, Zazie est hors de l'humanitй (le personnage dйveloppe un certain « malaise ») : elle n'est en rien une « petite fille », sa jeunesse est plutфt une forme d'abstraction qui lui permet de juger tout langage sans avoir а masquer sa propre psychй (2) ; elle est un point tendanciel, l'horizon d'un anti-langage qui pourrait rappeler а l'ordre sans mauvaise foi : hors du mйta-langage, sa fonction est de nous en reprйsenter а la fois le danger et k fatalitй. Cette abstraction du personnage est capitale : le rфle est irrйel, d'une positivitй incertaine, il est l'expression d'une rйfйrence plus que k voix d'une sagesse. Cek veut dire que pour Queneau, le procиs du langage est toujours ambigu, jamais clos, et que lui-mкme n'y est pas juge mais partie : il n'y a pas une bonne conscience de Queneau (3) : il ne s'agit pas de faire la leзon а la Littйrature, mais de vivre avec elle en йtat d'insйcuritй. C'est en cela que Queneau est du cфtй de la modernitй : sa Littйrature n'est pas une littйrature de l'avoir et du plein; Usait qu'on ne peut « dйmystifier » de l'extйrieur, au nom d'une Propriйtй, mais qu'il faut soi-mкme tremper tout entier dans le vide que l'on dйmontre; mais il sait aussi que cette compromission perdrait toute sa vertu si elle йtait dite, rйcupйrйe par un langage direct : la Littйrature est le mode mкme de l'impossible, puisqu'elle seule peut dire son vide, et que le disant, elle fonde de nouveau une plйnitude. A sa maniиre, Queneau s'installe au cњur de cette contradiction, qui dйfinit peut-кtre notre littйrature d'aujourd'hui : il assume le masque littйraire, mais en mкme temps il le montre du doigt. C'est lа une opйration trиs difficile, qu'on envie; c'est peut-кtre parce qu'elle est rйussie, qu'il y a dans Zazie ce dernier et prйcieux paradoxe : un comique йclatant, et pourtant purifiй de toute agressivitй. On dirait que Queneau se psychanalyse lui-mкme dans le temps oщ il psychanalyse la littйrature : toute l'њuvre de Queneau implique une Imago assez terrible de la Littйrature.

2. Zazie n'a qu'un mot mythique : « J'ai vieilli. > C'est le mot de la fin.

3. Le comique d'Ionesco pose un problиme du mкme genre. Jusqu'а L'Impriaaplu lit l'Aima comprit, l'њuvre d'Ionesco est de bonne foi, puisque l'auteur lui-mкme ne s'exclut pas de ce terrorisme du langage qu'il met en branle. Tuevr sans gagft marque une rйgression, le retour а une bonne conscience, c'est-а-dire а une mauvaise foi, puisque l'auteur ti plaint du langage d'autrui.

1959, Critique.

OUVRIERS ET PASTEURS

Les Franзais йtant catholiques, toute figure de pasteur protestant les intйresse peu : le Pasteur ne recueille en lui aucun sacrй; bien installй dans sa condition civile, pourvu d'habits ordinaires, d'йpouse et d'enfants, retirй par sa confession mкme de l'absolu thйologique, avocat plus que tйmoin puisque son ministиre est de parole, non de sacrement, tout en lui йchappe а l'йlection et а la malйdiction, ces deux pourvoyeuses de littйrature; ne pouvant кtre maudit ni saint, а la faзon des prкtres de Barbey ou de Bernanos, t'est du point de vue franзais, un mauvais personnage de roman : la Symphonie Pastorale (њuvre d'ailleurs piteuse) est toujours restйe un roman exotique (1).

Cette mythologie, sur laquelle il y aurait beaucoup а dire (que ne dйcouvrirait-on pas si l'on se mettait а tirer toutes les consйquences mondaines de la catholicitй gйnйrale de la France ?), cette mythologie changй, sans doute, dиs qu'on passe dans un pays protestant. En France, le Pasteur n'intйresse pas dans la mesure oщ il appartient а un milieu doublement insignifiant, а la fois minoritaire et assimilй, qui est le protestantisme franзais. Ailleurs le Pasteur devient un rфle social, il participe а une йconomie gйnйrale des classes et des idйologies; il est vivant dans la mesure oщ il est responsable; complice ou victime, en tout cas tйmoin et tйmoin actif d'un certain dйchirement politique, le voilа figure adulte nationale : ce n'est plus la fade copie, sans soutane et sans chastetй, du Prкtre franзais.

1. A propos du roman d'Yves Vehn : Je (Йd. du Seuil, 1959)

C'est d'abord ce qu'il faut voir dans le roman d'Yves Velan : qu'il s'agit d'un roman suisse. Curieusement, c'est en rendant а cette њuvre sa nationalitй (qui n'est pas la nфtre), qu'on la dйbarrasse de son exotisme. On dit que l'њuvre a eu jusqu'ici plus de retentissement en Suisse qu'en France : c'est une preuve de son rйalisme : si elle touche les Suisses (et certains, sans doute, fort dйsagrйablement), c'est qu'elle les concerne, et si elle les concerne, c'est prйcisйment par ce qui les fait Suisses. Or ce rйalisme, il est capital de le saisir, dans la mesure oщ il est tout entier dans la situation, nullement dans l'anecdote; on approche ici du paradoxe qui fait tout le prix de ce roman : ce n'est pas un roman « socialiste », dont l'objet dйclarй, а l'exemple des grandes sommes rйalistes, serait de dйcrire les rapports historiques de l'Йglise et du Prolйtariat suisses; et pourtant ces rapports, la rйalitй de ces rapports forment la structure de l'њuvre, et mкme, а ce que je crois, sa justification, son mouvement йthique le plus profond.

Que se passe-t-il ? Toute littйrature sait bien que, tel Orphйe, elle ne peut, sous peine de mort, se retourner sur ce qu'elle voit : elle est condamnйe а la mйdiation, c'est-а-dire en un sens, au mensonge. Balzac n'a pu dйcrire la sociйtй de son temps, avec ce rйalisme qu'admirait tant Marx, qu'йloignй d'elle par toute une idйologie passйiste : c'est en somme sa foi, et ce que l'on pourrait appeler du point de vue de l'histoire son erreur, qui lui ont tenu lieu de mйdiation : Balzac n'a pas йtй rйaliste malgrй son thйocra-tisme, mais bien а cause de lui; inversement, c'est parce qu'il se prive, dans son projet mкme, de toute mйdiation, que le rйalisme socialiste (du moins dans notre Occident) s'asphyxie et meurt : il meurt d'кtre immйdiat, il meurt de refuser ce quelque chose qui cache la rйalitй pour la rendre plus rйelle, et qui est la littйrature.

Or dans le Je d'Yves Velan, la mйdiation, c'est prйcisйment Je, la subjectivitй, qui est а la fois masque et affiche de ces rapports sociaux, que jamais aucun roman n'a pu dйcrire directement, sauf а sombrer dans ce que Marx ou Engels appelait dйdaigneusement la littйrature de tendance : dans le Je d'Yves Velan, ce qu'on appelle les rapports de classes sont donnйs, mais ils ne sont pas traitйs; ou s'ils le sont, c'est du moins au prix d'une dйformation en apparence йnorme, puisqu'elle consiste а disposer sur la rйalitй de ces rapports la parole la plus antipathique qui soit а tout rйalisme traditionnel, et qui est la parole d'un certain dйlire. Tout le paradoxe, toute la vйritй de ce Uvre tient ainsi а ce qu'il est а k fois et par le projet mкme qui le fonde, roman politique et langage [133]d'une subjectivitй йperdue; partant d'une situation qui relиve du langage marxiste et vivant de page en page avec elle, s'en nourrissant et la nourrissant, а savoir le dйchirement d'une certaine sociйtй, la collusion de l'Ordre et du pastorat, l'ostracisme dont est frappй le mouvement ouvrier, la bonne conscience dont s'enveloppe ici peut-кtre plus naпvement qu'ailleurs la morale des propriйtaires, le langage du narrateur n'est pourtant jamais celui d'une analyse politique; mais c'est prйcisйment parce que le Pasteur d'Yves Velan vit le dйchirement social dans le langage d'un Pasteur et non dans celui d'un homme abstrait, et c'est parce que son langage est fait de tous les fantasmes mйtaphysiques de sa condition, de son йducation et de sa foi (2), que la mйdiation nйcessaire а toute littйrature est trouvйe, et que ce livre, а mon sens, fait enfin un peu bouger ce vieux problиme immobile depuis des annйes (а vrai dire depuis les romans de Sartre) : comment, du sein mкme de la littйrature, c'est-а-dire d'un ordre d'action privй de toute sanction pratique, comment dйcrire le fait politique sans mauvaise foi? Comment produire une littйrature « engagйe » (un mot dйmodй mais dont on ne peut se dйbarrasser si facilement) sans recourir, si je puis dire, au dieu de l'engagement ? Bref, comment vivre l'engagement, ne serait-ce qu'а l'йtat de luciditй, autrement que comme une йvidence ou un devoir?

2. La faзon dont le Pasteur affecte tout objet spirituel d'une majuscule, est, en langage sйmiologiquc, ce que Ton pourrait appeler un connotation, un sens complйmentaire imposй i un sens littйral; mais la mauvaise foi ordinaire des majuscules devient, en littйrature, vйritй, puisqu'elle affiche la situation de celui qui les parle.

La dйcouverte d'Yves Velan, dйcouverte, il faut bien le dire : esthйtique, puisqu'il s'agit d'une certaine maniиre de fonder а neuf la littйrature (comme tout auteur devrait l'exiger de soi-mкme) en conjoignant la matiиre politique et le monologue joycien, c'est d'avoir donnй au dйchirement des hommes (et non de l'homme), le langage d'une libido, armйe de toutes ses impulsions, ses rйsistances, ses alibis. Mкme s'il n'йtait que ce flux oral, tantфt йperdu, tantфt contraint, prolixe et inachevй tout а la fois, le livre serait йblouissant; mais il est plus : son dйrиglement est dialectique, il enferme le rйel et son langage dans un tourniquet fou : toute donnйe « politique » n'est ici perзue qu'а travers un [134] йbranlement effrйnй de la psychй; et inversement, tout fantasme n'est que le langage d'une situation rйelle : et c'est en cela que le Pasteur d'Yves Velan ne constitue nullement un « cas » : les situations qu'il parle, les blessures qu'il reзoit, les fautes qu'il croit commettre, ses dйsirs mкme, tout cela, qui est de forme mйtaphysique, vient pourtant d'une rйalitй expressйment socialisйe : la subjectivitй du narrateur ne s'oppose pas aux autres hommes d'une faзon indйfinie, elle n'est pas malade d'un autrui universel et innommй : elle souffre, rйflйchit, se cherche face а un monde minutieusement dйfini, spйcifiй, dont le rйel est dйjа pensй, les hommes rйpartis et divisйs selon la loi politique; et cette angoisse ne nous semble insensйe qu'а proportion de notre mauvaise foi, qui ne veut jamais poser les problиmes d'engagement qu'en termes de conscience pacifiйe, intellectualisйe, comme si la moralitй politique йtait fatalement le fruit d'une Raison, comme si le prolйtariat (encore un mot, paraоt-il, qui n'existe plus) ne pouvait intйresser qu'une minoritй d'intellectuels йduquйs, mais jamais une conscience encore affolйe. Pourtant le monde ne se donne pas fatalement en fragments sйlectionnйs, le prolйtariat aux intellectuels et « autrui » aux consciences nйvrotiques; on nous a trop longtemps persuadй qu'il fallait un roman pour parler de soi et un autre pour parler des ouvriers, des bourgeois, des prкtres, etc. ; le Pasteur de Velan, lui, reзoit le monde dans son entier, а la fois comme peur, comme faute et comme structure sociale; pour nous, il y a « les ouvriers » et puis il y a « les autres » ; pour lui au contraire, les ouvriers sont prйcisйment les autres : l'aliйnation sociale se confond avec l'aliйnation nйvrotique : c'est lа ce qui le rend singulier; c'est peut-кtre aussi - tout faible qu'il est - ce qui le rend exemplaire. Car le courage n'est jamais qu'une distance, celle qui sйpare un acte de la peur originelle dont il se dйtache. La peur est l'йtat fondamental du Pasteur de Velan, et c'est pour cela que le moindre de ses actes (d'assimilation, de complicitй avec le monde) est courageux (3) ; pour mesurer la plйnitude d'un engagement, il faut savoir de quel trouble il part; le Pasteur de Velan part de trиs loin : c'est une conscience affolйe (4), soumise sans relвche а la pression [135] d'une culpabilitй йnorme, que lui envoient non seulement Dieu (cela va de soi), mais bien plus encore le monde; ou plus exactement, c'est le monde mкme qui dйtient la fonction divine par excellence, celle du regard : le Pasteur est regardй, et ce Regard dont il est l'objet, le constitue en spectacle disgraciй : il se sent et devient laid, nu. Etant d'essence et de la pire, celle du corps mкme, la faute dessine en face d'elle une innocence qui ne peut кtre que celle de la virilitй, dйfinie moins comme une puissance sexuelle que comme une domination correcte de la rйalitй. Le monde prolйtarien est ainsi senti comme un monde fort et juste, c'est-а-dire а peine accessible; naturellement, le caractиre fantasmatique de cette projection n'est jamais masquй; c'est pourtant ce fantasme mкme qui donne le branle а une conscience correcte des rapports sociaux ; car ces ouvriers, ces « gens du peuple » dont le Pasteur est exclu par fonction et par style et qui pourtant le fascinent, forment а ses yeux une humanitй trиs justement ambiguл : d'une part ils sont des Juges, puisqu'ils regardent, affirment sans cesse une race qui est refusйe au narrateur; et d'autre part, il y a entre eux et le Pasteur une complicitй profonde, qui n'est plus d'essence, qui n'est pas encore de faire, qui est dйjа de situation : ils sont ensemble regardйs par les gens de l'Ordre, unis dans la mкme rйprobation, la mкme exclusion : la misиre йthique rejoint la misиre politique; on pourrait dire que tout le prix de ce livre est de nous montrer la naissance йthique d'un sentiment politique; et toute sa rigueur, c'est d'avoir osй prendre ce dйpart au plus loin, dans la zone quasi-nйvrotique de la moralitй, lа oщ le sens du bien, йchappant а l'hypothиque de la mauvaise foi, n'est encore que le sens de l'issue.

3. Tel est le sens objectif de l'йpisode oщ le Pasteur assiste а une rйunion politique d'ouvriers.

4. Le narrateur lui-mкme йbauche une thйorie de cet « affolement de l'кtre » (p. 302).

Voilа, je pense, quel est l'enjeu du livre, voilа ce qui justifie sa technique, ses dйtours, la maniиre profondйment dйroutante dont il fait surgir d'une nйvrose un sens politique, dont il parle du prolйtariat dans ce langage mi-mйtaphysique, mi-erotique qui a tout pour irriter а la fois les marxistes, les croyants et les rйalistes (5) : il retire а son hйros le bйnйfice de toute bonne conscience. Car le Pasteur de Velan n'est nullement un pasteur « rouge » ; il n'y postule [136] mкme pas ; lui-mкme nomme le rфle, c'est-а-dire que d'avance il le dйmystifie. En un sens, le livre ne finit pas, il ne constitue pas а proprement parler un itinйraire, c'est-а-dire une libйration ou une tragйdie : il dйcrit une contradiction profonde, mкlйe de lueurs, c'est tout; son hйros n'est pas « positif », il n'entraоne pas; sans doute le prolйtariat se laisse-t-il deviner comme une valeur; mais son reprйsentant si l'on peut dire apologйtique, Victor, l'ami du Pasteur, qui dйtient, lui, toutes les forces qu'il n'a pas (l'athйisme et le Paru, c'est-а-dire l'absence de peur), reste un personnage pйriphйrique : c'est une fonction, dйpourvue de langage propre, comme si prйcisйment la faute йtait dans le langage. Quant au Pasteur lui-mкme, sa parole, bien qu'elle emplisse et soutienne le roman n'est pas tout а fait naturelle : elle ne sonne pas comme une confession transposйe de l'auteur, elle ne provoque pas а l'identification : je ne sais quoi d'ingrat et de lйgиrement emphatique йloigne le narrateur, le dйtache un peu de nous, comme si la vйritй йtait entre ces deux hommes, le militant et l'exclu, comme si seule une sorte de tension insatisfaite devait unir l'homme de la praxis et l'homme de la faute, comme s'il ne pouvait y avoir de regard juste sur le monde que perpйtuellement recommencй, comme si tout engagement ne pouvait кtre qu'inachevй.

5. On dirait que le livre йtant monologue, par un projet de culpabilitй supplйmentaire, va de lui-mкme au-devant des malentendus.

Voilа ce qu'а mon sens, ce livre apporte а la littйrature prйsente : un effort pour dialectiser l'engagement mкme, mettre l'intellectuel (dont le Pasteur n'est en somme qu'une figure primitive) а la fois en face de lui-mкme et du monde. C'est, je crois, cette coпncidence des deux postulations qui fait la nouveautй du livre. Pour Velan, une conscience progressant dans le monde n'y est pas introduite en deux temps successifs, y faisant d'abord l'expйrience de sa libertй, puis cherchant а l'y user; sa libertй et sa complicitй (6) se font d'un mкme mouvement, mкme si ce mouvement reste tragiquement embarrassй. C'est cet embarras qui est nouveau; et c'est parce qu'il l'йclairй, parce qu'il en fait un nouvel objet romanesque, que ce livre est l'un de ceux qui contribuent а mettre en question toutes nos valeurs des dix derniиres annйes.

1960, Critique.

6. Au sens brechtien d'Einverstartdnis, c'est-а-dire d'intelligence du rйel et d'intelligence avec le rйel. [137]

LA RЙPONSE DE KAFKA

« Dam le combat entre toi et le monde, seconde le mondi. »

Nous sortons d'un moment, celui de la littйrature engagйe. La fin du roman sartrien, l'indigence imperturbable du roman socialiste, le dйfaut d'un thйвtre politique, tout cela, comme une vague quj se retire, laisse а dйcouvert un objet singulier et singuliиrement rйsistant : la littйrature. Dйjа, d'ailleurs, une vague contraire la recouvre, celle du dйgagement dйclarй : retour а l'histoire d'amour, guerre aux « idйes », culte du bien йcrire, refus de se soucier des significations du monde, toute une йthique nouvelle de l'art se propose, faite d'un tourniquet commode entre le romantisme et la dйsinvolture, les risques (minimes) de la poйsie et la protection (efficace) de l'intelligence.

Notre littйrature serait-elle donc toujours condamnйe а ce va-et-vient йpuisant entre le rйalisme politique et Fart-pour-1'art, entre une morale de l'engagement et un purisme esthйtique, entre la compromission et l'asepsie? Ne peut-elle jamais кtre que pauvre (si elle n'est qu'elle-mкme) ou confuse (si elle est autre chose qu'elle-mкme)? Ne peut-elle donc tenir une place juste dans ce monde-ci?

1. Marthe Robert : Kafly, Gallimard, 1960, coll. Bibliothиque idйale.

A cette question, aujourd'hui, une rйponse prйcise : le Kafka de Marthe Robert *. Est-ce Kafka qui nous rйpond ? Oui, bien sыr (car il est difficile d'imaginer une exйgиse plus scrupuleuse que celle de Marthe Robert), mais il faut s'entendre. Kafka n'est pas le kafkaпsme. Depuis vingt" ans, le kafkaпsme alimente les littйratures les plus contraires, de Camus а Ionesco. S'agit-il de dйcrire la terreur bureaucratique du moment moderne ? Le Procиs, le Chвteau, [138] la Colonie pйnitentiaire forment des modиles extйnuйs. S'agit-il d'exposer les revendications de l'individualisme face а l'envahissement des objets? La Mйtamorphose est un truc profitable. A la fois rйaliste et subjective, l'oeuvre de Kafka se prкte а tout le monde mais ne rйpond а personne. Il est vrai qu'on l'interroge peu; car ce n'est pas interroger Kafka que d'йcrire а l'ombre de ses thиmes; comme le dit trиs bien Marthe Robert, la solitude, le dйpaysement, la quкte, la familiaritй de l'absurde, bref les constantes de ce qu'on appelle l'univers kafkaпen, cela n'appartient-il pas а tous nos йcrivains, dиs lors qu'ils refusent d'йcrire au service du monde de l'avoir? A la vйritй, la rйponse de Kafka s'adresse а celui qui l'a le moins interrogй, а l'artiste.

Voilа ce que nous dit Marthe Robert : que le sens de Kafka est dans sa technique. C'est lа un propos trиs nouveau, non seulement par rapport а Kafka, mais par rapport а toute notre littйrature, en sorte que le commentaire de Marthe Robert, d'apparence modeste (n'est-ce pas un livre de plus sur Kafka, paru dans une agrйable collection de vulgarisation ?) forme un essai profondйment original, apportant cette bonne, cette prйcieuse nourriture de l'esprit qui naоt de la conformitй d'une intelligence et d'une interrogation.

Car en somme, si paradoxal que cela paraisse, nous ne possйdons а peu prиs rien sur la technique littйraire. Lorsqu'un йcrivain rйflйchit sur son art (chose rare et abhorrйe de la plupart), c'est pour nous dire comment il conзoit le monde, quels rapports il entretient avec lui, ce qu'est а ses yeux l'homme ; bref, chacun dit qu'il est rйaliste, jamais comment. Or la littйrature n'est que moyen, dйpourvu de cause et de fin : c'est mкme sans doute ce qui la dйfinit. Vous pouvez certes tenter une sociologie de l'institution littйraire; mais l'acte d'йcriture, vous ne pouvez le limiter ni par un pourquoi ni par un vers quoi. L'йcrivain est comme un artisan qui fabriquerait sйrieusement un objet compliquй sans savoir selon quel modиle ni а quel usage, analogue а l'homйostat d'Ashby. Se demander pourquoi on йcrit, c'est dйjа un progrиs sur la bienheureuse inconscience des « inspirйs »; mais c'est un progrиs dйsespйrй, il n'y a pas de rйponse. Mis а part la demande et le succиs, qui sont des alibis empiriques bien plus que des mobiles vйritables, l'acte littйraire est sans cause et sans fin parce que trиs prйcisйment il est privй de toute sanction : il se propose au monde sans que nulle praxis [139] vienne le fonder ou le justifier : c'est un acte absolument intrans-sitif, il ne modifie rien, rien ne le rassure.

Alors ? Eh bien, c'est lа son paradoxe, cet acte s'йpuise dans sa technique, il n'existe qu'а l'йtat de maniиre. A la vieille question (stйrile) : pourquoi йcrire ? le Kafka de Marthe Robert substitue une question neuve : comment йcrire? Et ce comment йpuise le pourquoi : tout d'un coup l'impasse s'ouvre, une vйritй apparaоt. Cette vйritй, cette rйponse de Kafka (а tous ceux qui veulent йcrire), c'est celle-ci : l'кtre de la littйrature n'est rien d'autre que sa technique.

En somme, si l'oh transcrit cette vйritй en termes sйmantiques, cela veut dire que la spйcialitй de l'њuvre ne tient pas aux signifiйs qu'elle recиle (adieu а la critique des « sources » et des « idйes »), mais seulement а la forme des significations. La vйritй de Kafka, ce n'est pas le monde de Kafka (adieu au kafkaпsme), ce sont les signes de ce monde. Ainsi l'њuvre n'est jamais rйponse au mystиre du monde, la littйrature n'est jamais dogmatique. En imitant le monde et ses lйgendes (Marthe Robert a bien raison de consacrer un chapitre de son essai а l'imitation, fonction cruciale de toute grande littйrature), l'йcrivain ne peut mettre а jour que des signes sans signifiйs : le monde est une place toujours ouverte а la signification mais sans cesse dйзue par elle. Pour l'йcrivain, la littйrature est cette parole qui dit jusqu'а la mort : je ne commencerai pas а vivre avant de savoir quel est le sens de la vie.

Mais dire que la Littйrature n'est qu'interrogation au monde, n'a de poids que si l'on propose une vйritable technique de l'interrogation, puisque cette interrogation doit durer а travers un rйcit d'apparence assertive. Marthe Robert montre trиs bien que le rйcit de Kafka n'est pas tissй de symboles, comme on l'a dit cent fois, mais qu'il est le fruit d'une technique toute diffйrente, celle de l'allusion. La diffйrence engage tout Kafka. Le symbole (la croix du christianisme, par exemple) est un signe sыr, il affirme une analogie (partielle) entre une forme et une idйe, il implique une certitude. Si les figures et les йvйnements du rйcit kafkaпen йtaient symboliques, ils renverraient а une philosophie positive (mкme dйsespйrйe), а un Homme universel : on ne peut diverger sur le sens d'un symbole, faute de quoi le symbole est manquй. Or le rйcit de Kafka autorise mille clefs йgalement plausibles, c'est-а-dire qu'il n'en valide aucune. [140]

Tout autre est l'allusion. Elle renvoie l'йvйnement romanesque а autre chose que lui-mкme, mais а quoi ? L'allusion est une force dйfective, elle dйfait l'analogie sitфt qu'elle l'a posйe. K. est arrкtй sur l'ordre d'un Tribunal :. voilа une image familiиre de la Justice. Mais nous apprenons que ce Tribunal ne conзoit pas du tout les dйlits comme notre Justice : la ressemblance est dйзue, sans cependant s'effacer. En somme, comme l'explique bien Marthe Robert, tout procиde d'une sorte de contraction sйmantique : K. se sent arrкtй, et tout se passe comme si K. йtait rйellement arrкtй (le Procиs) ; le pиre de Kafka le traite de parasite, et tout se passe comme si Kafka йtait mйtamorphosй en parasite (La Mйtamorphose). Kafka fonde son њuvre en en supprimant systйmatiquement les comme si : mais c'est l'йvйnement intйrieur qui devient le terme obscur de l'allusion.

On le voit, l'allusion, qui est une pure technique de signification, engage en fait le monde entier, puisqu'elle exprime le rapport d'un homme singulier et d'un langage commun : un systиme (fantфme abhorй de tous les anti-intellectualismes) produit l'une des littйratures les plus brыlantes que nous ayons connues. Par exemple (rappelle Marthe Robert), on dit couramment : comme un chien, une vie de chien, chien de Juif; il suffit de faire du terme mйtaphorique l'objet plein du rйcit, renvoyant la subjectivitй dans le domaine allusif, pour que l'homme insultй soit vraiment un chien : l'homme traitй comme un chien est un chien. La technique de Kafka implique donc d'abord un accord au monde, une soumission au langage courant, mais aussitфt aprиs, une rйserve, un doute, un effroi devant la lettre des signes proposйs par le monde. Marthe Robert dit excellemment que les rapports de Kafka et du monde sont rйglйs par un perpйtuel : oui, mais... Au succиs prиs, on peut le dire de toute notre littйrature moderne (et c'est en cela que Kafka l'a vraiment fondйe), puisqu'elle confond d'une faзon inimitable le projet rйaliste (oui au monde) et le projet йthique (mais...).

Le trajet qui sйpare le oui du mais, c'est toute l'incertitude des signes, et c'est parce que les signes sont incertains qu'il y a une littйrature. La technique de Kafka dit que le sens du monde n'est pas йnonзable, que la seule tвche de l'artiste, c'est d'explorer des significations possibles, dont chacune prise а part ne sera que mensonge (nйcessaire) mais dont la multiplicitй sera la vйritй mкme de [141] l'йcrivain. Voilа le paradoxe de Kafka : l'art dйpend de la vйritй, mais la vйritй, йtant indivisible, ne peut se connaоtre elle-mкme : dire la vйritй, c'est mentir. Ainsi l'йcrivain est la vйritй, et pourtant quand il parle, il ment : l'autoritй d'une њuvre ne se situe jamais au niveau de son esthйtique, mais seulement au niveau de l'expйrience morale qui en fait un mensonge assumй; ou plutфt, comme dit Kafka corrigeant Kierkegaard : on ne parvient а la jouissance esthйtique de l'кtre qu'а travers une expйrience morale et sans orgueil. Le systиme allusif de Kafka fonctionne comme on signe immense qui interrogerait d'autres signes. Or l'exercice d'un systиme signifiant (les mathйmatiques, pour prendre un exemple trиs йloignй de la littйrature) ne connaоt qu'une seule exigence, qui sera donc l'exigence esthйtique elle-mкme : la rigueur. Toute dйfaillance, tout flottement dans la construction du systиme allusif produirait paradoxalement des symboles, substituerait un langage assertif а la fonction essentiellement interrogative de la littйrature. C'est lа encore une rйponse de Kafka а tout ce qui se cherche actuellement autour du roman : que c'est finalement la prйcision d'une йcriture (prйcision structurale, et non pas rhйtorique, bien sыr : il ne s'agit pas de « bien йcrire ») qui engage l'йcrivain dans le monde : non pas dans l'une ou l'autre de ses options, mais dans sa dйfection mкme : c'est parce que le monde n'est CAS fait, que la littйrature est possible.

1960, France-Observateur.

SUR LA MERE DE BRECHT

II a fallu au Tout-Paris beaucoup d'aveuglement pour voir dans La Mиre une piиce de propagande : le choix marxiste de Brecht n'йpuise pas plus son њuvre que le choix catholique n'йpuise celle de Claudel. Naturellement, le marxisme est indissolublement liй а La Mиre; le marxisme est l'objet de La Mиre, ce n'en est pas le sujet; le sujet de La Mиre, c'est tout simplement, comme son titre le dit, la maternitй (1).

C'est prйcisйment la force de Brecht, de ne jamais donner une idйe qu'elle ne soit vйcue а travers un rapport humain rйel et (ceci est plus original) de ne jamais crйer de personnages hors des « idйes » qui les font exister (personne ne vit sans idйologie : l'absence d'idйologie est elle-mкme une idйologie : c'est lа le sujet de Mиre Courage). Il a suffi а Brecht de conjoindre ces deux exigences pour reproduire un thйвtre surprenant, qui dйroute а k fois deux images : celle du marxisme et celle de la Mиre. Par sa seule condition de mиre rйvolutionnaire, Pйlagie Vlassova ne satisfait aucun stйrйotype : elle ne prкche pas le marxisme, elle n'йmet pas de tirades dйsincarnйes sur l'exploitation de l'homme par l'homme; et d'autre part, elle n'est pas la figure attendue de l'Instinct Maternel, elle n'est pas la Mиre essentielle : son кtre n'est pas au niveau de ses entrailles.

1. A propos des reprйsentations de La Mиre de Gorki-Brecht, par le Berliner Ensemble, au Thйвtre des Nations.

Du cфtй marxiste, le problиme posй par La Mиre est rйel. On peut dire que c'est, amenй а l'йchelle de la personne, un problиme gйnйral (et capital), valable pour k sociйtй entiиre, au niveau de l'histoire la plus large : celui de la conscience politique. Si le marxisme enseigne que le pourrissement du capitalisme est inscrit dans sa nature mкme, l'avиnement de la sociйtй communiste n'en [143] dйpend pas moins de la conscience historique des hommes : c'est cette conscience qui porte la libertй de l'histoire, l'alternative cйlиbre qui promet au monde le socialisme ou la barbarie. Le savoir politique est donc le premier objet de l'action politique.

Ce principe fonde la fin mкme de tout le thйвtre brechtien : ce n'est ni un thйвtre critique, ni un thйвtre hйroпque, c'est un thйвtre de la conscience, ou mieux encore : de la conscience naissante. D'oщ sa grande richesse « esthйtique », propre а toucher, me semble-t-il, un public trиs large (et le succиs croissant de Brecht en Occident le confirme). D'abord parce que la conscience est une rйalitй ambiguл, а la fois sociale et individuelle; et comme il n'y a de thйвtre que des personnes, la conscience est prйcisйment ce qui peut кtre saisi de l'histoire а travers l'individu. Ensuite parce que l'inconscience est un bon spectacle (le comique, par exemple); ou plus exactement, le spectacle de l'inconscience est le commencement de la conscience. Ensuite parce que l'йveil d'un savoir est par dйfinition un mouvement, en sorte que la durйe de l'action peut rejoindre la durйe mкme du spectacle. Enfin parce que l'accouchement d'une conscience est un sujet adulte, c'est-а-dire proprement humain; montrer cet accouchement, c'est rejoindre l'effort des grandes philosophies, l'histoire mкme de l'esprit.

Et c'est d'ailleurs ici, dans cette fonction spectaculaire de l'йveil, que La Mиre livre son vйritable sujet, j'entends de structure et non pas seulement d'opinion, qui est la maternitй.

Quelle maternitй? D'ordinaire, nous n'en connaissons qu'une, celle de la Genitrix. Non seulement, dans notre culture, la Mиre est un кtre de pur instinct, mais encore lorsque sa fonction se socialise, c'est toujours dans un seul sens : c'est elle qui forme l'enfant; ayant accouchй une premiиre fois de son fils, elle accouche une seconde fois son esprit : elle est йducatrice, institutrice, elle ouvre а l'enfant la conscience du monde moral. Toute la vision chrйtienne de la famille repose ainsi sur un rapport unilatйral qui part de la Mиre et va а l'enfant : mкme si elle ne parvient pas а diriger l'enfant, la Mиre est toujours celle qui prie pour lui, pleure pour lui, comme Monique pour son fils Augustin.

Dans La Mиre, le rapport est inversй : c'est le fils qui accouche spirituellement la Mиre. Cette rйversion de la nature est un grand [144] thиme brechtien : rйversion et non destruction : l'њuvre de Brecht n'est pas une leзon de relativitй, de style voltairien : Pavel йveille Pйlagie Vlassova а la conscience sociale (d'ailleurs а travers une praxis et non а travers une parole : Pavel est essentiellement silencieux), mais c'est lа un accouchement qui ne rйpond au premier qu'en l'йlargissant. La vieille image paпenne (on la trouve dans Homиre), celle des fils succйdant aux parents comme les feuilles sur l'arbre, la nouvelle pousse chassant l'ancienne, cette image, sinon immobile, du moins mйcanique, fait place а l'idйe qu'en se rйpйtant, les situations changent, les objets se transforment, le monde progresse par qualitйs : non seulement, dans le mouvement fatal des gйnйrations, la mиre brechtienne n'est pas abandonnйe, non seulement elle reзoit aprиs avoir donnй, mais ce qu'elle reзoit est autre chose que ce qu'elle a donnй : qui a produit la vie reзoit la conscience.

Dans l'ordre bourgeois, la transmission se fait toujours de l'ascendant au rejeton : c'est la dйfinition mкme de l'hйritage, mot dont la fortune dйpasse de beaucoup les limites du code civil (on hйrite d'idйes, de valeurs, etc.). Dans l'ordre brechtien, il n'y a pas d'hйritage, sinon inversй : le fils mort, c'est la mиre qui le reprend, le continue, comme si c'йtait elle la jeune pousse, la nouvelle feuille appelйe а s'йpanouir. Ainsi ce vieux thиme de la relиve, qui a alimentй tant de piиce hйroпco-bourgeoises, n'a plus rien d'anthropologique; il n'illustre pas une loi fatale de la nature : dans La Mиre, la libertй circule au cњur mкme du rapport humain le plus « naturel » : celui d'une mиre et de son fils.

Et pourtant, toute 1' « йmotion » est lа, sans quoi il n'y a pas de thйвtre brechtien. Voyez le jeu de Hйlиne Weigel, qu'on a eu le front de trouver trop discret, comme si la maternitй n'йtait qu'un ordre d'expression : pour recevoir de Pavel la conscience mкme du monde, elle se fait d'abord « autre »; au dйbut, elle est la mиre traditionnelle, celle qui ne comprend pas, rйprouve un peu, mais sert obstinйment la soupe, reprise les vкtements; elle est la Mиre-Enfant, c'est-а-dire que toute l'йpaisseur affective du rapport est prйservйe. Sa conscience n'йclфt vraiment que lorsque son fils est mort : elle ne le rejoint jamais. Ainsi, tout au long de ce mыrissement, une distance sйpare la mиre du fils, nous rappelant que [145] cet itinйraire juste est un itinйraire atroce : l'amour n est pas Taeffusion, il est cette force qui transforme le fan « «".cm puis en action : c'est l'amour qui ouvre les yeux. Faut-i donc кtre « fanatique » de Brecht, pour recommtre que ce thйвtre brыle?

1960, Thйвtre populaire.

ECRIVAINS ET ECRIVANTS

Qui parle? Qui йcrit? Il nous manque encore une sociologie de la parole. Ce que nous savons, c'est que la parole est un pouvoir, et que, entre la corporation et la classe sociale, un groupe d'hommes se dйfinit assez bien en ceci, qu'il dйtient,а des degrйs divers, le langage de la nation. Or pendant trиs longtemps, probablement pendant toute l'иre capitaliste classique, c'est-а-dire du XVIe au xix* siиcle, en France, les propriйtaires incontestйs du langage, c'йtaient les йcrivains et eux seuls; si l'on excepte les prйdicateurs et les juristes, enfermйs d'ailleurs dans des langages fonctionnels, personne d'autre ne parlait; et cette sorte de monopole du langage produisait curieusement un ordre rigide, moins des producteurs que de la production : ce n'йtait pas la profession littйraire qui йtait structurйe (elle a beaucoup йvoluй pendant trois siиcles, du poиte domestique а l'йcrivain-homme d'affaires), c'йtait la matiиre mкme de ce discours littйraire, soumis а des. rиgles d'emploi, de genre et de composition, а peu prиs immuable de Marot а Verlaine, de Montaigne а Gide (c'est la langue qui a bougй, ce n'est pas le discours). Contrairement aux sociйtйs dites primitives, dans lesquelles il n'y a de sorcellerie qu'а travers le sorcier, comme l'a montrй Mauss, l'institution littйraire йtait de beaucoup transcendante axai fonctions littйraires, et dans cette institution, son matйriau essentiel, la parole. Institutionnellement, la littйrature de la France, c'est son langage, systиme mi-linguistique, mi-esthйtique, auquel n'a mкme pas manquй une dimension mythique, celle de sa clartй.

Depuis quand, en France, l'йcrivain n'est-il plus seul а parler? Depuis sans doute la Rйvolution; on voit alors apparaоtre (je m'en assurais en lisant ces jours-ci un texte de Barnave)(1) des hommes qui [147] s'approprient la. langue des йcrivains а des fins politiques. L'institution reste en place : il s'agit toujours de cette grande langue franзaise, dont le lexique et l'euphonie sont respectueusement prйservйs а travers la plus grande secousse de l'histoire de France; mais les fonctions changent, le personnel va s'augmentant tout le long du siиcle; les йcrivains eux-mкmes, de Chateaubriand ou Maistre а Hugo ou а Zola, contribuent а йlargir la fonction littйraire, а faire de cette parole institutionnalisйe dont ils sont encore les propriйtaires reconnus, l'instrument d'une action nouvelle; et а cфtй des йcrivains proprement dits, il se constitue et se dйveloppe un groupe nouveau, dйtenteur du langage public. Intellectuels? Le mot est de rйsonance complexe(2); je prйfиre les appeler ici des йcrivants. Et comme nous sommes peut-кtre aujourd'hui dans ce moment fragile de l'histoire oщ les deux fonctions coexistent, c'est une typologie comparйe de l'йcrivain et de l'йcrivant que je , voudrais esquisser, quitte а ne retenir pour cette comparaison qu'une seule rйfйrence : celle du matйriau qu'ils ont en commun, la parole.

L'йcrivain accomplit une fonction, l'йcrivant une activitй, voilа ce que la grammaire nous apprend dйjа, elle qui oppose justement le substantif de l'un au verbe (transitif) de l'autre (3). Ce n'est pas que l'йcrivain soit une pure essence : il agit, mais son action est immanente а son objet, elle s'exerce paradoxalement sur son propre instrument : le langage; l'йcrivain est celui qui travaille sa parole (fыt-il inspirй) et s'absorbe fonctionnellement dans ce travail. L'activitй de l'йcrivain comporte deux types de normes : des normes techniques (de composition, de genre, d'йcriture) et des normes artisanales (de labeur, de patience, de correction, de perfection). Le paradoxe c'est que, le matйriau devenant en quelque sorte sa propre fin, la littйrature est au fond une activitй tautolo-gique, comme celle de ces machines cybernйtiques construites pour elles-mimes (l'homйostat d'Ashby) : l'йcrivain est un homme qui absorbe radicalement le pourquoi du monde dans un comment йcrire. [148]

1. Bunave, Introduction а la RJtoщitimfriufmti. Teite prйsentй pu F. Rude, Cabiiri lis Amolli, n° i ), Armand Colin, 1960.

2. On dit qu'au sens oщ nous l'entendons aujourd'hui, intelliclutl est nй au moment de l'affaire Dreyfus, appliquй йvidemment par les anti-dreyfusards aux dreyfusards.

3. A l'origine, l'йcrivain est celui qui йcrit а la place des autres. Le sens actuel (auteur de livres) date du xvr* siиcle.

Et le miracle, si l'on peut dire, c'est que cette activitй narcissique ne cesse de provoquer, au long d'une littйrature sйculaire, une interrogation au monde : en s'enfermant dans le comment йcrire, l'йcrivain finit par retrouver la question ouverte par excellence : pourquoi le monde ? Quel est le sens des choses ? En somme, c'est au moment mкme oщ le travail de l'йcrivain devient sa propre fin, qu'il retrouve un caractиre mйdiateur : l'йcrivain conзoit k littйrature comme fin, le monde la lui renvoie comme moyen : et c'est dans cette dйception infinie, que l'йcrivain retrouve le monde, un monde йtrange d'ailleurs, puisque la littйrature le reprйsente comme une question, jamais, en dйfinitive, comme une rйponse. La parole n'est ni un instrument, ni un vйhicule : c'est une structure, on s'en doute de plus en plus; mais l'йcrivain est le seul, par dйfinition, а perdre sa propre structure et celle du monde dans la structure de la parole. Or cette parole est une matiиre (infiniment) travaillйe; elle est un peu comme une sur-parole, le rйel ne lui est jamais qu'un prйtexte (pour l'йcrivain, йcrire est un verbe intransitif); il s'ensuit qu'elle ne peut jamais expliquer le monde, ou du moins, lorsqu'elle feint de l'expliquer, ce n'est jamais que pour mieux en reculer l'ambiguпtй : l'explication fixйe dans une auvre (travaillйe), elle devient immйdiatement un produit ambigu du rйel, auquel elle est liйe avec distance; en somme la littйrature est toujours irrйaliste, mais c'est son irrйalisme mкme qui lui permet de poser souvent de bonnes questions au monde - sans que ces questions puissent jamais кtre directes : parti d'une explication thйocratique du monde, Balzac n'a finalement rien fait d'autre que de l'interroger. Il s'ensuit que l'йcrivain s'interdit existentieЩe-ment deux modes de parole, quelle que soit l'intelligence ou la sincйritй de son entreprise : d'abord la doctrine, puisqu'il convertit malgrй lui, par son projet mкme, toute explication en spectacle : il n'est jamais qu'un inducteur d'ambiguпtй (4); ensuite le tйmoignage : puisqu'il s'est donnй а la parole, l'йcrivain ne peut avoir de conscience naпve : on ne peut travailler un cri, sans que le message porte finalement beaucoup plus sur le travail que sur le cri : en [149] s'identifiant а une parole, l'йcrivain perd tout droit de reprise sur la vйritй, car le langage est prйcisйment cette structure dont la fin mкme (du moins historiquement, depuis le Sophisme), dиs lors qu'il n'est plus rigoureuseent transitif, est de neutraliser le vrai et le faux *. Mais ce qu'il gagne йvidemment, c'est le pouvoir d'йbranler le monde, en lui donnant le spectacle vertigineux d'une praxis sans sanction. C'est pourquoi il est dйrisoire de demander а un йcrivain d'engager son oeuvre : un йcrivain qui « s'engage » prйtend jouer simultanйment de deux structures, et ce ne peut кtre sans tricher, sans se prкter а ce tourniquet astucieux qui faisait maоtre Jacques tantфt cuisinier tantфt cocher, mais jamais les deux ensemble (inutile de revenir une fois de plus sur tous les exemples de grands йcrivains inengagйs ou « mal » engagйs, et de grands engagйs mauvais йcrivains). Ce qu'on peut demander а l'йcrivain, c'est d'кtre responsable; encore faut-il s'entendre : que l'йcrivain soit responsable de ses opinions est insignifiant; qu'il assume plus ou moins intelligemment les implications idйologiques de son њuvre, cela mкme est secondaire; pour l'йcrivain, la responsabilitй vйritable, c'est de supporter la littйrature comme un engagement manquй, comme un regard moпsйen sur la Terre Promise du rйel (c'est la responsabilitй de Kafka, par exemple).

4. Un йcrivain peut produire un systиme, mais qui ne sera jamais consommй comme tel. Je tiens Fourier pour un grand йcrivain, а proportion du spectacle prodigieux que me donne sa description du monde.

Naturellement, la littйrature n'est pas une grвce, c'est le corps des projets et des dйcisions qui conduisent un homme а s'accomplir (c'est-а-dire d'une certaine faзon а s'essentialiser) dans la seule parole : est йcrivain, celui qui veut l'кtre. Naturellement, aussi, la sociйtй, qui consomme l'йcrivain, transforme le projet en vocation, le travail du langage en don d'йcrire, et la technique en art : c'est ainsi qu'est nй le mythe du bien-йcrire : l'йcrivain est un prкtre appointй, il зst le gardien, mi-respectable, mi-dйrisoire, du sanctuaire de la grande Parole franзaise, sorte de Bien national, marchandise sacrйe, produite, enseignйe, consommйe et exportйe dans le cadre d'une йconomie sublime des valeurs. Cette sacralisation

j. Structure du rйel et structure du langage : rien n'alerte mieux sur la difficultй de coпncidence, que l'йchec constant de la dialectique, lorsqu'elle devient discours : car le langage n'est pas dialectique : la dialectique partit est un vњu pieux; le langage ne peut dire que : il faut кtre dialectique, mais il ne peut l'кtre lui-mкme : le langage est une reprйsentation sans perspective, sauf prйcisйment celui de l'йcrivain; mais l'йcrivain se dialectise, il ne dialectise pas le monde. [150] du travail de l'йcrivain sur sa forme a de grandes consйquences, et qui ne sont pas formelles : elle permet а la (bonne) sociйtй de distancer le contenu de l'њuvre elle-mкme quand ce contenu risque de la gкner, de le convertir en pur spectacle, auquel elle est en droit d'appliquer un jugement libйral (c'est-а-dire indiffйrent), de neutraliser la rйvolte des passions, k subversion des critiques (ce qui oblige l'йcrivain « engagй » а une provocation incessante et impuissante), bref de rйcupйrer l'йcrivain : il n'y a aucun йcrivain qui ne soit un jour digйrй par les institutions littйraires, sauf а se saborder, c'est-а-dire sauf а cesser de confondre son кtre avec celui de la parole : c'est pourquoi si peu d'йcrivains renoncent а йcrire, car c'est а la lettre se tuer, mourir а l'кtre qu'ils ont choisi; et s'il s'en trouve, leur silence rйsonne comme une conversion inexplicable (Rimbaud) .

Les йcrivants, eux, sont des hommes « transitifs »; ils posent une fin (tйmoigner, expliquer, enseigner) dont la parole n'est qu'un moyen; pour eux, k parole supporte un faire, elle ne le constitue pas. Voik donc le langage ramenй а k nature d'un instrument de communication, d'un vйhicule de la « pensйe ». Mкme si l'йcrivant apporte quelque attention а l'йcriture, ce soin n'est jamais ontologique : il n'est pas souci. L'йcrivant n'exerce aucune action technique essentielle sur la parole; il dispose d'une йcriture commune а tous les йcrivants, sorte de koпnи, dans laquelle on peut certes, distinguer des dialectes (par exemple marxiste, chrйtien, existentialiste), mais trиs rarement des styles. Car ce qui dйfinit l'йcrivant, c'est que son projet de communication est naпf : il n'admet pas que son message se retourne et se ferme sur lui-mкme, et qu'on puisse y lire, d'une faзon diacritique, autre chose que ce qu'il veut dire : quel йcrivant supporterait que l'on psychanalyse son йcriture? Il considиre que sa parole met fin а une ambiguпtй du monde, institue une explication irrйversible (mкme s'il l'admet provisoire), ou une information incontestable (mкme s'il se veut modeste enseignant); alors que pour l'йcrivain, on l'a vu, c'est tout le contraire : il sait bien que sa parole, intransitive par choix et par labeur, inaugure une ambiguпtй, mкme si elle se donne pour [151] pйremptoire, qu'elle s'offre paradoxalement comme un silence monumental а dйchiffrer, qu'elle ne peut avoir d'autre devise que le mot profond de Jacques Rigaut : Et mкme quand j'affirme, j'interroge encore.

6. Ce sont la les donnйes modernes du problиme. On sait qu'au contraire les contemporains de Racine ne se sont nullement йtonnйs de le voir cesser brusquement d'йcrire des tragйdies pour devenir fonctionnaire royal.

L'йcrivain participe du prкtre, l'йcrivant du clerc; la parole de l'un est un acte intransitif (donc, d'une certaine faзon, un geste), la parole de l'autre est une activitй. Le paradoxe, c'est que la sociйtй consomme avec beaucoup plus de rйserve une parole transitive qu'une parole intransitive : le statut de l'йcrivant est, mкme aujourd'hui oщ les йcrivants foisonnent, beaucoup plus embarrassй que celui de l'йcrivain. Cela tient d'abord а une donnйe matйrielle : la parole de l'йcrivain est une marchandise livrйe selon des circuits sйculaires, elle est l'unique objet d'une institution qui n'est faite que pour elle, la littйrature; la parole de l'йcrivant, au contraire, ne peut кtre produite et consommйe qu'а l'ombre d'institutions qui ont, а l'origine, une tout autre fonction que de faire valoir le langage : l'Universitй, et accessoirement, la Recherche, la Politique, etc. Et puis la parole de l'йcrivant est en porte-а-faux d'une autre maniиre : du fait qu'elle n'est (ou ne se croit) qu'un simple vйhicule, sa nature marchande est reportйe sur le projet dont elle est l'instrument : on est censй vendre de la pensйe, hors de tout art; or le principal attribut mythique de la pensйe « pure » (il vaudrait mieux dire « inappliquйe »), c'est prйcisйment d'кtre produite hors du circuit de l'argent : contrairement а la forme (qui coыte cher, disait Valйry), la pensйe ne coыte rien, mais aussi elle ne se vend pas, elle se donne gйnйreusement. Ceci accuse au moins deux nouvelles diffйrences entre l'йcrivain et l'йcrivant. D'abord la production de l'йcrivant a toujours un caractиre libre, mais aussi quelque peu « insistant » : l'йcrivant propose а la sociйtй ce que la sociйtй ne lui demande pas toujours : situйe en marge des institutions et des transactions, sa parole apparaоt paradoxalement bien plus individuelle, du moins dans ses motifs, que celle de l'йcrivain : le fonction de l'йcrivant, c'est de dire en toute occasion et sans retard ce qu'il pense (7); et cette fonction suffit, [152] pense-t-il, а le justifier; d'oщ l'aspect critique, urgent, de la parole йcrivante : elle semble toujours signaler un conflit entre le caractиre irrйpressible de la pensйe et l'inertie d'une sociйtй qui rйpugne а consommer une marchandise qu'aucune institution spйcifique ne vient normaliser. On voit ainsi a contrario - et c'est la seconde diffйrence - que la fonction sociale de la parole littйraire (celle de l'йcrivain), c'est prйcisйment de transformer la pensйe (ou la conscience, ou le :ri) en marchandise; la sociйtй mиne une sorte de combat vital pour s'approprier, acclimater, institutionnaliser le hasard de la pensйe, et c'est le langage, modиle des institutions, qui lui en donne le moyen : le paradoxe, c'est ici qu'une parole « provocante » tombe sans peine sous la coupe de l'institution littйraire : les scandales du langage, de Rimbaud а Ionesco, sont rapidement et parfaitement intйgrйs; et une pensйe provocante, dans la mesure oщ on la veut immйdiate (sans mйdiation), ne peut que s'extйnuer dans un no man's land de la forme : il n'y a jamais de scandale complet.

7. Cette fonction de manifestation immйdiate est le contraire mкme de celle de l'йcrivain : i° l'йcrivain engrange, il publie а un rythme qui n'est pas celui de sa conscience ; 2° il mйdiatise ce qu'il pense par une forme laborieuse et « rйguliиre »; 3° il s'offre а une interrogation libre sur son њuvre, c'est le contraire d'un dogmatique.

Je dйcris lа une contradiction qui, en fait, est rarement pure : chacun aujourd'hui, se meut plus ou moins ouvertement entre les deux postulations, celle de l'йcrivain et celle de l'йcrivant; l'histoire sans doute le veut ainsi, qui nous a fait naоtre trop tard pour кtre des йcrivains superbes (de bonne conscience) et trop tфt ( ?) pour кtre des йcrivants йcoutйs. Aujourd'hui, chaque participant de l'intelligentsia tient en lui les deux rфles, dont il « rentre » plus ou moins bien l'un ou l'autre : des йcrivains ont brusquement des comportements, des impatiences d'йcrivants; des йcrivants se haussent parfois jusqu'au thйвtre du langage. Nous voulons йcrire quelque chose, et en mкme temps, nous йcrivons tout court. Bref notre йpoque accoucherait d'un type bвtard : l'йcrivain-йcri-vant. Sa fonction ne peut кtre elle-mкme que paradoxale : il provoque et conjure а la fois; formellement, sa parole est libre, soustraite а l'institution du langage littйraire, et cependant, enfermйe dans cette libertй mкme, elle secrиte ses propres rиgles, sous forme d'une йcriture commune; sorti du club des gens de lettres, l'йcrivain-йcrivant retrouve un autre club, celui de l'intelligentsia. A l'йchelle de la sociйtй entiиre, ce nouveau groupement a une fonction complйmentaire : l'йcriture de l'intellectuel fonctionne comme le signe paradoxal d'un non-langage, elle permet а la sociйtй de [153] vivre le rкve d'une communication sans systиme (sans institution) : йcrire sans йcrire, communiquer de la pensйe pure sans que cette communication dйveloppe aucun message parasite, voilа le modиle que Pйcrivain-йcrivant accomplit pour k sociйtй. C'est un modиle а la fois distant et nйcessaire, avec lequel k sociйtй joue un peu au chat et а k souris : elle reconnaоt l'йcrivain-йcrivant en achetant (un peu) ses њuvres, en admettant leur caractиre public; et en mкme temps, elle le tient а distance, en l'obligeant а prendre appui sur des institutions annexes qu'elle contrфle (l'Universitй, par exemple), en l'accusant sans cesse d'intellectualisme, c'est-а-dire, mythiquement, de stйrilitй (reproche que n'encourt jamais l'йcrivain). Bref, d'un point de vue anthropologique, l'йcrivain-йcrivant est un exclu intйgrй par son exclusion mкme, un hйritier lointain du Maudit : sa fonction dans la sociйtй globale n'est peut-кtre pas sans rapport avec celle que Cl. Lйvi-Strauss attribue au Sorcier e : fonction de complйmentaritй, le sorcier et l'intellectuel fixant en quelque sorte une maladie nйcessaire а l'йconomie collective de la santй. Et naturellement, il n'est pas йtonnant qu'un tel conflit (ou un tel contrat, comme on voudra) se noue au niveau du langage; car le langage est ce paradoxe : l'institutionnalisation de la subjectivitй.

1960, Arguments.

LA LITTЙRATURE, AUJOURD'HUI

I. Pouvez-vous nous dire quelles sont actuellement vos prйoccupations et dans quelle mesure elles recoupent la littйrature (1) ?

Je me suis toujours intйressй а ce que l'on pourrait appeler la responsabilitй des formes. Mais c'est seulement а la fin des Mytbo-logies que j'ai pensй qu'il fallait poser ce problиme en termes de signification, et depuis, la signification est explicitement ma prйoccupation essentielle. La signification, c'est-а-dire : l'union de ce qui signifie et de ce qui est signifiй; c'est-а-dire encore : ni les formes ni les contenus, mais le procиs qui va des uns aux autres. Autrement dit : depuis la post-face des Mythologies, les idйes, les thиmes m'intйressent moins que la faзon dont la sociйtй s'en empare pour en faire la substance d'un certain nombre de systиmes signifiants. Cela ne veut pas dire que cette substance est indiffйrente; cela veut dire qu'on ne peut la saisir, la manier, k juger, en faire k matiиre d'explications philosophiques, sociologiques ou politiques, sans avoir d'abord dйcrit et compris le systиme de signification dont elle n'est qu'un terme; et comme ce systиme est formel, je me suis trouvй engagй dans une sйrie d'analyses structurales, qui visent toutes а dйfinir un certain nombre de « langages » extra-linguistiques : autant de « langages », а vrai dire, qu'il y a d'objets culturels (quelle que soit leur origine rйelle), que la sociйtй a dotйs d'un pouvoir de signification : par exemple, la nourriture sert а manger; mais elle sert aussi а signifier (des conditions, des circonstances, des goыts); la nourriture est donc un systиme signifiant, et il faudra un jour la dйcrire comme telle. Comme systиmes signifiants (hormis la langue proprement dite), on peut citer : k nourriture, le vкtement, les images, le cinйma, la mode, la littйrature.

1. Rйponse а un questionnaire йlaborй par la revue Te/ fui.

Naturellement, ces systиmes n'ont pas k mкme structure. On [155] peut prйvoir que les systиmes les plus intйressants, ou les plus compliquйs, sont ceux qui dйrivent de systиmes eux-mкmes dйjа signifiants : c'est par exemple le cas de la littйrature, qui dйrive du systиme signifiant par excellence, la langue. C'est aussi le cas de la mode, du moins telle qu'elle est parlйe par le journal de mode; c'est pourquoi, sans m'attaquer directement а la littйrature, systиme redoutable tant il est riche de valeurs historiques, j'ai rйcemment entrepris de dйcrire le systиme de signification constituй par le vкtement fйminin de mode tel qu'il est dйcrit'par les journaux spйcialisйs (2). Ce mot de description dit assez qu'en m'installant dans la mode, j'йtais dйjа dans la littйrature; en somme, la mode йcrite n'est qu'une littйrature particuliиre, exemplaire cependant, puisqu'en dйcrivant un vкtement, elle lui confиre un sens (de mode) qui n'est pas le sens littйral de la phrase : n'est-ce pas la dйfinition mкme de la littйrature? L'analogie va plus loin : mode et littйrature sont peut-кtre ce que j'appellerai des systиmes homйostatiques, c'est-а-dire des systиmes dont la fonction n'est pas de communiquer un signifiй objectif, extйrieur et prйexistant au systиme, mais de crйer seulement un йquilibre de fonctionnement, une signification en mouvement : car la mode n'est rien d'autre que ce qu'on en dit, et le sens second d'un texte littйraire est peut-кtre йvanescent, « vide », bien que ce texte ne cesse de fonctionner comme le signifiant de ce sens vide. La mode et la littйrature signifient fortement, subtilement, avec tous les dйtours d'un art extrкme, mais, si l'on veut, elles signifient « rien », leur кtre est dans la signification, non dans leurs signifiйs.

2. Systиmt dt la Mode, а paraоtre aux йditions du Seuil.

S'il est vrai que mode et littйrature sont des systиmes signifiants dont le signifiй est par principe dйзu, cela oblige fatalement а rйviser les idйes que l'on pourrait avoir sur l'histoire de la mode (mais heureusement on ne s'en est guиre occupй) et que l'on a eues effectivement sur l'histoire de la littйrature. Toutes deux sont comme le vaisseau Argo : les piиces, les substances, les matiиres de l'objet changent, au point que l'objet est pйriodiquement neuf, et cependant le nom, c'est-а-dire l'кtre de cet objet reste toujours le mкme; il s'agit donc plus de systиmes que d'objets : leur кtre est dans la forme, non dans le contenu ou la fonction; il y a par [156] consйquent une histoire formelle de ces systиmes, qui йpuise peut-кtre beaucoup plus qu'on ne croit leur histoire tout court, dans la mesure oщ cette histoire est compliquйe, annulйe ou simplement dominйe par un devenir endogиne des formes; c'est йvident pour la mode, oщ la rotation des formes est rйguliиre, soit annuelle au niveau d'une microdiachronie, soit sйculaire au niveau de la longue durйe (voir les travaux trиs prйcieux de Kroeber et Richard-son); pour la littйrature, le problиme est йvidemment beaucoup plus complexe dans la mesure oщ la littйrature est consommйe par une sociйtй plus large, mieux intйgrйe que la sociйtй de mode; dans la mesure surtout oщ la littйrature, purifiйe du mythe de la futilitй, propre а la mode, est censйe incarner une certaine conscience de la sociйtй tout entiиre, et passe ainsi pour une valeur, si l'on peut dire, historiquement naturelle. En fait, l'histoire de la littйrature comme systиme signifiant n'a jamais йtй faite; pendant longtemps, on a fait l'histoire des genres (ce qui a peu de rapport avec l'histoire des formes signifiantes), et c'est cette histoire qui prйvaut encore dans les manuels scolaires et, plus strictement encore, dans nos tableaux de littйrature contemporaine; puis, sous l'influence soit de Taine, soit de Marx, on a ici et lа entrepris une histoire des signifiйs littйraires; l'entreprise la plus remarquable sur ce plan est sans doute celle de Goldmann : Goldmann a йtй fort loin, puisqu'il a essayй de lier une forme (la tragйdie) а un contenu (lа vision d'une classe politique); mais а mon sens, l'explication est incomplиte dans la mesure oщ la liaison elle-mкme, c'est-а-dire en somme la signification, n'est pas pensйe : entre deux termes, l'un historique et l'autre littйraire, on postule un rapport analogique (la dйception tragique de Pascal et Racine reprodtаt comme une copie la dйception politique de l'aile droitiиre du jansйnisme), en sorte que la signification dont se rйclame avec beaucoup d'intuition Goldmann, reste, а mon sens, un dйterminisme dйguisй. Ce qu'il faudrait (mais c'est sans doute vite dit), c'est, non pas retracer l'histoire des signifiйs littйraires, mais l'histoire des significations, c'est-а-dire en somme l'histoire des techniques sйmantiques grвce auxquelles la littйrature impose un sens (fыt-il « vide ») а ce qu'elle dit; bref, il faudrait avoir le courage d'entrer dans « la cuisine du sens ». [157]

II. Vous avec йcrit : « Chaque йcrivain qui naоt ouvre en lui le procиs de la littйrature. »

Cette incessante, cette nйcessaire remise en question ne risque-t-ellt pas dans l'avenir d'exercer une influence redoutable sur certains йcrivains pour qui la « remise en question » ne serait plus qu'un nouveau » rituel » littйraire - donc sans portйe rйelle ?

Ne pensez-vous pas d'autre part que la notion d'un « йchec » nйcessaire а la « rйussite » profonde d'une ouvre, soit, de mime, en train de devenir trop souvent dйlibйrйe ?

Il y a deux sortes d'йchecs : l'йchec historique d'une littйrature qui ne peut rйpondre aux questions du monde sans altйrer le caractиre dйceptif du systиme signifiant qui constitue cependant sa forme la plus adulte : la littйrature, aujourd'hui, en est rйduite а poser des questions au monde, alors que le monde, aliйnй, a besoin de rйponses; et l'йchec mondain de l'њuvre devant un public qui la refuse. Le premier йchec peut кtre vйcu par chaque auteur, s'il est lucide, comme l'йchec existentiel de son projet d'йcrire ; il n'y a rien а en dire, on ne peut le soumettre а une morale, encore moins а une simple hygiиne : que dire а une conscience malheureuse et qui a, historiquement, raison de l'кtre? Cet йchec-lа appartient а cette « doctrine intйrieure qu'il ne faut jamais communiquer » (Stendhal). Quant а l'йchec mondain, il ne peut intйresser (en dehors de l'auteur lui-mкme, bien entendu I) que des sociologues ou des historiens, qui s'efforceront de lire le refus du public comme l'indice d'une attitude sociale ou historique; on peut remarquer que sur ce point, notre sociйtй refuse trиs peu d'oeuvres et que « l'acculturation » des њuvres maudites (d'ailleurs rares), non-conformistes ou ascйtiques, bref de ce que l'on pourrait appeler l'avant-garde, est particuliиrement rapide; on ne voit nulle part cette culture de l'йchec dont vous parlez : ni dans le public, ni dans l'йdition (bien sыr), ni chez les jeunes auteurs, qui paraissent, pour la plupart, trиs assurйs de ce qu'ils font; peut-кtre, d'ailleurs, le sentiment de la littйrature comme йchec ne peut-il venir qu'а ceux qui lui sont extйrieurs. [158]

III. Dans Le degrй zйro de l'йcriture et а la fin des Mythologies (3), vous dites qu'il faut chercher « une rйconciliation du rйel et des hommes, dt la description et de l'explication, de l'objet et du savoir ». Cette rйconciliation rejoint-elle la position des Surrйalistes, pour qui la « fracture » entre le monde et l'esprit humain n'est pas incurable ?

Comment concilieriez-vous cette opinion avec votre apologie de « l'engagement manquй » (kafkйen) de l'йcrivain ?

Pouvez-vous prйciser cette derniиre notion ?

Pour le surrйalisme, en dйpit des tentations politiques du mouvement, la coпncidence du rйel et de l'esprit humain йtait possible immйdiatement, c'est-а-dire en dehors de toute mйdiation, fыt-elle rйvolutionnaire (et l'on pourrait mкme dйfinir le surrйalisme comme une technique d'immйdiation). Mais dиs le moment oщ l'on pense que la sociйtй ne peut se dйsaliйner en dehors d'un procиs politique ou, plus largement, historique, cette mкme coпncidence (ou rйconciliation), sans cesser d'кtre crйdible, passe sur le plan de l'utopie; il y a donc, dиs lors, une vision utopique (et mйdiate) et une vision rйaliste (et immйdiate) de la littйrature; ces deux visions ne sont pas contradictoires, mais complйmentaires.

3. Йdition! du Seuil, 19)3 et 1957.

Naturellement, la vision rйaliste et immйdiate, se rapportant а une rйalitй aliйnйe, ne peut кtre en aucune maniиre une « apologie » : dans une sociйtй aliйnйe, la littйrature est aliйnйe : il n'y a donc aucune littйrature rйelle (fыt-elle celle de Kafka) dont on puisse faire « l'apologie » : ce n'est pas la littйrature qui va libйrer le monde. Pourtant, dans cet йtat « rйduit » oщ l'histoire nous place aujourd'hui, il y a plusieurs maniиres de faire de la littйrature : il y a un choix possible, et par consйquent il y a, sinon une morale, du moins une responsabilitй de l'йcrivain. On peut faire de la littйrature une valeur assertive, soit dans la rйplй-tion, en l'accordant aux valeurs conservatrices de la sociйtй, soit dans la tension, en en faisant l'instrument d'un combat de libйration; а l'inverse, on peut accorder а la littйrature une valeur essentiellement interrogative ; la littйrature devient alors le signe (et peut-кtre le seul signe possible) de cette opacitй historique dans laquelle nous vivons subjectivement; admirablement servi par ce [159] systиme signifiant dйceptif qui, а mon sens, constitue la littйrature, l'йcrivain peut alors а la fois engager profondйment son њuvre dans le monde, dans les questions du monde, mais suspendre cet engagement prйcisйment lа oщ les doctrines, les partis, les groupes et les cultures lui soufflent une rйponse. L'interrogation de la littйrature est alors, d'un seul et mкme mouvement, infime (par rapport aux besoins du monde) et essentielle (puisque c'est cette interrogation qui la constitue). Cette interrogation, ce n'est pas : quel est le sens du monde ? ni mкme peut-кtre : le monde a-t-il un sens ? mais seulement : voici le monde :j a-t-il du sens en lui ? La littйrature est alors vйritй, mais la vйritй de la littйrature est а la fois cette impuissance mкme а rйpondre aux questions que le monde se pose sur ses malheurs, et ce pouvoir de poser des questions rйelles, des questions totales, dont la rйponse ne soit pas prйsupposйe, d'une faзon ou d'une autre, dans la forme mкme de la question : entreprise qu'aucune philosophie, peut-кtre, n'a rйussie, et qui appartiendrait alors, vйritablement, а la littйrature.

IV. Que pensez-vous du lieu d'expйrience littйraire que pourrait кtre aujourd'hui une revue comme la nфtre ?

La notion d'un « achиvement » (cependant ouvert : il ne s'agit pas, en effet, de « bien йcrire ») d'ordre esthйtique, vous parait-elle ou non la seule exigence qui puisse justifier cette expйrience ?

Quels conseils aimeriez-vous nous donner ?

Je comprends votre projet : vous vous кtes trouvйs d'une part devant des revues littйraires, mais dont la littйrature йtait celle de vos aоnйs, et d'autre part devant des revues polygraphes, de plus en plus indiffйrentes а la littйrature; vous vous кtes sentis insatisfaits, vous avez voulu rйagir а la fois contre une certaine littйrature et contre un certain mйpris de la littйrature. Cependant, l'objet que vous produisez est, а mon sens, paradoxal, et voici pourquoi : faire une revue, mкme littйraire, n'est pas un acte littйraire, c'est un acte entiиrement social : c'est dйcider que l'on va, en quelque sorte, institutionnaliser l'actualitй. Or la littйrature, n'йtant que forme, ne fournit aucune actualitй (а moins de substantialiser ses formes et de faire de la littйrature un monde suffisant); c'est le [160] monde qui est actuel, ce n'est pas la littйrature : la littйrature n'est qu'une lumiиre indirecte. Peut-on faire une revue avec de l'indirect? Je ne le crois pas : si vous traitez directement une structure indirecte, elle fuit, elle se vide, ou au contraire, elle se fige, s'essen-tialise; de toute maniиre, une revue « littйraire » ne peut que manquer la littйrature : depuis Orphйe, nous savons bien qu'il ne faut jamais se retourner sur ce qu'on aime, sauf а le dйtruire; et en n'йtant que « littйraire », elle manque aussi le monde, ce qui n'est pas rien.

Alors, que faire ? avant tout, des њuvres, c'est-а-dire des objets inconnus. Vous parlez ^achиvement : seule, l'њuvre peut кtre achevйe, c'est-а-dire se prйsenter comme une question entiиre : car achever une њuvre ne peut vouloir rien dire d'autre que de l'arrкter au moment oщ elle va signifier quelque chose, oщ, de question, elle va devenir rйponse; il faut construire l'њuvre comme un systиme complet de signification, et cependant que cette signification soit dйзue. Cette sorte d'achиvement est йvidemment impossible dans la revue, dont la fonction est de donner sans cesse des rйponses а ce que le monde lui propose; en ce sens, les revues dites « engagйes » sont parfaitement justifiйes, et tout aussi justifiйes de rйduire de plus en plus la place de la littйrature : en tant que revues, elles ont raison contre vous; car l'inengagement peut кtre la vйritй de la littйrature, mais il ne saurait-кtre une rиgle gйnйrale de conduite, bien au contraire : pourquoi la revue ne s'engagerait-elle pas, puisque rien ne l'en empкche? Naturellement, cela ne veut pas dire qu'une revue doive кtre nйcessairement engagйe « а gauche »; vous pouvez par exemple professer un tel quelisme gйnйral, qui serait doctrinalement « suspension de jugement »; mais outre que ce telquelisme ne pourrait que s'avouer profondйment engagй dans l'histoire de notre temps (car aucune « suspension de jugement » n'est innocente), il n'aurait de sens achevй que s'il portait au jour le jour sur tout ce qui bouge dans le monde, du dernier poиme de Ponge au dernier discours de Castro, des derniиres amours de Soraya au dernier cosmonaute. La voie (йtroite) pour une revue comme la vфtre, serait alors de voir le monde tel qu'il se fait а travers une conscience littйraire, de considйrer pйriodiquement l'actualitй comme le matйriau d'une њuvre secrиte, de vous situer а ce moment trиs fragile et assez obscur [161] oщ la relation d'un йvйnement rйel va кtre saisie par le sens littйraire.

V. Pensez-vous qu'il existe un critиre de qualitй d'une auvre littйraire ? Ne serait-il pas le plus urgent а йtablir ? Estimez-vous que nous aurions raison de ne pas dйfinir te critиre a priori ? de le laisser se dйgager, s'il se peut, seul, d'un choix empirique ?

Le recours а l'empirisme est peut-кtre une attitude de crйateur, ce ne peut кtre une attitude critique; si l'on regarde la littйrature, l'њuvre est toujours l'accomplissement d'un projet qui a йtй dйlibйrй а un certain niveau de l'auteur (ce niveau n'est pas forcйment celui de l'intellect pur), et vous vous rappelez peut-кtre que Valйry proposait de fonder toute critique sur l'йvaluation de la distance qui sйpare l'њuvre de son projet; on pourrait effectivement dйfinir la « qualitй » d'une њuvre comme sa plus courte distance а l'idйe qui l'a fait naоtre; mais comme cette idйe est insaisissable, puisque prйcisйment l'auteur est condamnй а ne la communiquer que dans l'њuvre, c'est-а-dire а travers la mйdiation mкme que l'on interroge, on ne peut dйfinir la « qualitй littйraire » que d'une faзon indirecte : c'est une impression de rigueur, c'est le sentiment que l'auteur se soumet avec persistance а une seule et mкme valeur; cette valeur impйrative, qui donne а l'њuvre son unitй, peut varier selon les йpoques. On voit bien, par exemple, que dans le roman traditionnel, la description n'est soumise а aucune technique rigoureuse : le romancier mйlange innocemment ce qu'il voit, ce qu'il sait, ce que son personnage voit et sait; une page de Stendhal (je pense а la description de Carville dans Lamief) implique plusieurs consciences narratives; le systиme de vision du roman traditionnel йtait trиs impur, sans doute parce que la « qualitй » йtait alors absorbйe par d'autres valeurs et que la familiaritй du romancier et de son lecteur ne faisait pas problиme. Ce dйsordre a йtй traitй pour la premiиre fois d'une faзon systйmatique (et non plus innocente), me semble-t-il, par Proust dont le narrateur dispose, si l'on peut dire, d'une seule voix et de plusieurs consciences; cela veut dire qu'а la rationalitй traditionnelle se substitue une rationalitй proprement romanesque; mais du mкme coup, c'est [162] tout le roman classique qui va se trouver йbranlй; nous avons maintenant (pour parcourir cette histoire trиs vite) des romans d'un seul regard : la qualitй de l'њuvre est alors constituйe par la rigueur et la continuitй de la vision : dans la Jalousie, dans la Modification, dans toutes les autres њuvres du jeune roman, je crois, la vision, une fois inaugurйe sur un postulat prйcis, est comme tirйe d'un seul trait sans aucune intervention de ces consciences parasites qui permettaient а la subjectivitй du romancier d'intervenir dans son њuvre dйclarathement (c'est lа un pari : on ne peut jurer qu'il soit toujours tenu : il faudrait ici des explications de textes). Autrement dit, le monde est parlй d'un seul point de vue, ce qui modifie considйrablement les « rфles » respectifs du personnage et du romancier. La qualitй de l'њuvre, c'est alors la rigueur du pari, la puretй d'une vision qui dure et qui est pourtant en proie а toutes les contingences de l'anecdote; car l'anecdote, 1' « histoire », est le premier ennemi du regard, et c'est peut-кtre pour cela que ces romans « de qualitй » sont si peu anecdotiques : c'est lа un conflit qu'il faudra tout de mкme rйsoudre, c'est-а-dire : ou dйclarer l'anecdote nulle (mais alors, comment « intйresser »?) ou l'incorporer а un systиme de vision dont la puretй rйduit considйrablement le savoir du lecteur.

VI. « On sait combien souvent notre littйrature rйaliste est mythique (ne serait-ce que comme mythe grossier du rйalisme) et combien notre littйrature irrйaliste a au moins le mйrite de l'кtre peu. »

Pouvez-vous distinguer concrиtement ces auvres, en donnant votre dйfinition d'un vrai rйalisme littйraire ?

Jusqu'а prйsent, le rйalisme s'est dйfini beaucoup plus par son contenu que par sa technique (sinon celle des « petits carnets »); le r«/a d'abord йtй le prosaпque, le trivial, le bas; puis, plus largement l'infra-structure supposйe de la sociйtй, dйgagйe de ses sublimations et de ses alibis ; on ne mettait pas en doute que la littйrature ne copiвt simplement quelque chose; selon le niveau de ce quelque chose, l'њuvre йtait rйaliste ou irrйaliste.

Cependant, qu'est-ce que le rйel? On ne le connaоt jamais que sous forme d'effets (monde physique), de fonctions (monde social) [163] ou de fantasmes (monde culturel); bref, le rйel n'est jamais lui-mкme qu'une infйrence; lorsqu'on dйclare copier le rйel, cela veut dire que l'on choisit telle infйrence et non telle autre : le rйalisme est, а sa naissance mкme, soumis а la responsabilitй d'un choix; c'est lа une premiиre maldonne, propre а tous les arts rйalistes, dиs lors qu'on leur suppose une vйritй en quelque sorte plus brute et plus indiscutable que celle des autres arts, dits d'interprйtation. Il y en a une seconde, propre а la littйrature, et qui rend le rйalisme littйraire encore plus mythique : la littйrature n'est que du langage, son кtre est dans le langage; or le langage est dйjа, antйrieurement а tout traitement littйraire, un systиme de sens : avant mкme d'кtre littйrature, il implique particularitй des substances (les mots), discontinu, sйlection, catйgorisation, logique spйciale. Je suis dans ma chambre, je vois ma chambre; mais dйjа, est-ce que voir ma chambre, ce n'est pas me la parler? Et mкme s'il n'en est pas ainsi, de ce que je vois, qu'est-ce que je vais dire ? Un lit ? Une fenкtre ? Une couleur ? Dйjа je dйcoupe furieusement ce continu qui est devant moi. De plus, ces simples mots sont eux-mкmes des valeurs, ils ont un passй, des entours, leur sens naоt peut-кtre moins de leur rapport а l'objet qu'ils signifient que de leur rapport а d'autres mots, а la fois voisins et diffйrents : et c'est prйcisйment dans cette zone de sur-signification, de signification seconde, que va se loger et se dйvelopper la littйrature. Autrement dit, par rapport aux objets eux-mкmes, la littйrature est fondamentalement, constitutivement irrйaliste; la littйrature, c'est l'irrйel mкme; ou plus exactement, bien loin d'кtre une copie analogique du rйel, la littйrature est au contraire la conscience mкme de l'irrйel du langage : la littйrature la plus « vraie », c'est celle qui se sait la plus irrйelle, dans la mesure oщ elle se sait essentiellement langage, c'est cette recherche d'un йtat intermйdiaire aux choses et aux mots, c'est cette tension d'une conscience qui est а la fois portйe et limitйe par les mots, qui dispose а travers eux d'un pouvoir а la fois absolu et improbable. Le rйalisme, ici, ce ne peut donc кtre la copie des choses, mais la connaissance du langage; l'њuvre la plus « rйaliste » ne sera pas celle qui « peint » la rйalitй, mais qui, se servant du monde comme contenu (ce contenu lui-mкme est d'ailleurs йtranger а sa structure, c'est-а-dire а son кtre), explorera le plus profondйment possible la rйalitй irrйelle du langage. [164] Des exemples concrets? Le concret coыte cher, et ici, c'est toute une histoire de la littйrature qu'il faudrait reconstruire de ce point de vue. Ce qu'on peut dire, je crois, c'est que l'exploration du langage en est а son dйbut, elle constitue une rйserve de crйation d'une richesse infinie; car il ne faut pas croire que cette exploration est un privilиge poйtique, la poйsie йtant rйputйe s'occuper des mots et le roman du « rйel »; c'est toute la littйrature qui est problйmatique du langage; par exemple, la littйrature classique a йtй, assez gйnialement, а mon sens, exploration d'une certaine rationalitй arbitraire du langage, la poйsie moderne d'une certaine irrationalitй, le nouveau roman d'une certaine matitй, etc.; de ce point de vue, toutes les subversions du langage ne sont que des expйriences trиs rudimentaires, elles ne vont pas loin; le nouveau, l'inconnu, l'infiniment riche de la littйrature, c'est plutфt du cфtй des fausses rationalitйs du langage qu'on les trouvera.

VII. Que pensez-vous de la littйrature immйdiatement contemporaine ? Qu'en attendez-vous ? A-t-elle un sens ?

On pourrait vous demander de dйfinir vous-mкmes ce que vous entendez par littйrature immйdiatement contemporaine, et vous y auriez, je crois, beaucoup de mal; car si. vous faites une liste d'auteurs, vous rendrez йclatantes des diffйrences et il faudra vous expliquer sur chaque cas; et si vous йtablissez un corps de doctrine, vous dйfinirez une littйrature utopique (ou, en mettant les choses au mieux, votre littйrature), mais alors, chaque auteur rйel se dйfinira surtout par son йcart par rapport а cette doctrine. L'impossibilitй d'une synthиse n'est pas contingente; elle exprime la difficultй oщ nous sommes de saisir nous-mкmes le sens historique du temps et de la sociйtй oщ nous vivons.

En dйpit du sentiment que l'on peut avoir d'une certaine affinitй entre les њuvres du Nouveau Roman, par exemple, et dont j'ai fait йtat ici mкme а propos de la vision romanesque, on peut hйsiter а voir dans le Nouveau Roman autre chose qu'un phйnomиne sociologique, un mythe littйraire dont les sources et la fonction peuvent кtre aisйment situйes; une communautй d'amitiйs, de voies de diffusion et de tables rondes ne suffit [165] pas а autoriser une synthиse vйritable des њuvres. Cette synthиse est-elle possible? elle le sera peut-кtre un jour, mais tout bien pesй, il paraоt aujourd'hui plus juste et plus fructueux de s'interroger sur chaque њuvre en particulier, de la considйrer prйcisйment comme une њuvre solitaire, c'est-а-dire comme un objet qui n'a pas rйduit la tension entre le sujet et l'histoire et qui est mкme, en tant qu'oeuvre achevйe et cependant inclassable, constituй par cette tension. Bref, il vaudrait mieux s'interroger sur le sens de l'њuvre de Robbe-Grillet ou de Butor, que sur le sens du « Nouveau Roman »; en expliquant le Nouveau Roman, tel qu'il se donne, vous pouvez expliquer une petite fraction de notre sociйtй; mais en expliquant Robbe-Grillet, ou Butor tels qu'ils se font, vous avez peut-кtre chance, par-delа votre propre opacitй historique, d'atteindre quelque chose de l'histoire profonde de votre temps : la littйrature n'est-elle pas ce langage particulier qui fait du « sujet » le signe de l'histoire?

1961, Tel quel.

DE PART ET D'AUTRE

Les mњurs humaines sont variables : c'est ce qu'une bonne partie de l'humanisme classique n'a cessй de dire, d'Hйrodote а Montaigne et а Voltaire '. Mais prйcisйment : les mњurs йtaient alors soigneusement sйparйes de la nature humaine, comme les attributs йpisodiques d'une substance йternelle : а l'une l'intem-poralitй, aux autres, la relativitй, historique ou gйographique; dйcrire les diffйrentes faзons d'кtre cruel ou d'кtre gйnйreux, c'йtait reconnaоtre une certaine essence de la cruautй ou de la gйnйrositй, et par contre-coup en amoindrir les variations ; en pays classique, la relativitй n'est jamais vertigineuse parce qu'elle n'est pas infinie; elle s'arrкte trиs vite au cњur inaltйrable des choses : c'est une assurance, non un trouble.

1. A propos de : Michel Foucault : folie et Dйraison. Histoire de la Folie а l'вge classique. Pion, 1961.

Aujourd'hui, nous commenзons а savoir, grвce а l'histoire (avec Febvre), grвce а l'ethnologie (avec Mauss), que non seulement les mњurs, mais aussi les actes fondamentaux de la vie humaine sont des objets historiques; et qu'il faut dйfinir chaque fois а neuf, selon la sociйtй que l'on observe, des faits rйputйs naturels en raison de leur caractиre physique. Cela a sans doute йtй une grande conquкte (encore inexploitйe), le jour oщ des historiens, des ethnologues se sont mis а dйcrire les comportements йlйmentaires de sociйtйs passйes ou lointaines, tels que le manger, le dormir, le marcher, le voir, l'entendre ou le mourir, comme des actes non seulement variables dans leurs protocoles d'accomplissement, mais aussi dans le sens humain qui les constitue, et, pour certains mкme, dans leur nature biologique (je pense aux rйflexions de Simmel et de Febvre sur les variations d'acuitй du sens auditif et du sens visuel а travers l'histoire). Cette conquкte [167] on pourrait la dйfinir comme l'intrusion du regard ethnologique dans les sociйtйs civilisйes; et naturellement, plus le regard s'applique а une sociйtй proche de l'observateur, plus il est difficile а conduire : car il n'est rien d'autre alors qu'une distance а soi-mкme. L'Histoire de la Folie, de Michel Foucault, appartient pleinement а ce mouvement conquйrant de l'ethnologie moderne, ou de l'histoire ethnologique, comme on voudra (mais il lui йchappe aussi, et je dirai comment, а l'instant) : on imagine que Lucien Febvre eыt aimй ce livre audacieux, puisqu'il rend а l'histoire un fragment de « nature » et transforme en fait de civilisation ce que nous prenions jusqu'alors pour un fait mйdical : la folie. Car si l'on nous obligeait а concevoir spontanйment une histoire de la folie, nous le ferions sans doute comme s'il s'agissait d'une histoire du cholйra ou de la peste; nous dйcririons les errements scientifiques des siиcles passйs, les balbutiements de la premiиre science mйdicale, pour en arriver а la lumiиre de la psychiatrie actuelle; nous doublerions cette histoire mйdicale d'une idйe de progrиs йthique, dont nous rappellerions les йtapes : les fous sйparйs des criminels, puis libйrйs de leurs chaоnes par Pinel, les efforts du mйdecin moderne pour йcouter et comprendre son malade. Cette vue mythique (puisqu'elle nous rassure) n'est nullement celle de Michel Foucault : l'histoire de la folie, il ne l'a pas faite, comme il le dit, en style de positivitй ; dиs le dйpart, il s'est refusй а considйrer la folie comme une rйalitй nosographique, qui aurait existй de tout temps et dont l'approchй scientifique aurait seulement variй de siиcle en siиcle. En fait, Michel Foucault ne dйfinit jamais la folie; la folie n'est pas l'objet d'une connaissance, dont il faut retrouver l'histoire; si l'on veut, elle n'est rien d'autre que cette connaissance elle-mкme : la folie n'est pas une maladie, c'est un sens variable, et peut-кtre hйtйrogиne, selon les siиcles; Michel Foucault ne traite jamais la folie que comme une rйalitй fonctionnelle : elle est pour lui la pure fonction d'un couple formй par la raison et la dйraison, le regardant et le regardй. Et le regardant (les hommes raisonnables) n'ont aucun privilиge objectif sur les regardйs (les fous) : il serait donc vain de chercher а remettre les noms modernes de la dйmence sous ses noms anciens.

On voit ici un premier йbranlement de nos habitudes intellectuelles; la mйthode de Michel Foucault participe а la fois d'une [168] minйe; paradoxalement, cette histoire « immatйrielle » satisfait tout de suite а cette exigence moderne d'histoire totale, dont les historiens matйrialistes ou les idйologues se rйclament sans toujours parvenir а l'honorer. Car le regard constituant des hommes raisonnables sur la folie se dйcouvre trиs vite comme un йlйment simple de leur praxis : le sort des insensйs est йtroitement liй aux besoins de la sociйtй en matiиre de travail, d'йconomie; ce lien n'est pas forcйment causal, au sens grossier du terme : tu mкme temps que ces besoins, naissent des reprйsentations qui les fondent en nature, et parmi ces reprйsentations, pendant longtemps morales, il y a l'image de la folie; l'histoire de la folie suit sans cesse une histoire des idйes de travail, de pauvretй, d'oisivetй et d'improductivitй. Michel Foucault a pris le plus grand soin de dйcrire en mкme temps les images de la folie et les conditions йconomiques d'une mкme sociйtй; ceci est sans doute dans la meilleure tradition matйrialiste; mais oщ cette tradition est - heureusement - dйpassйe, c'est que la folie n'est jamais donnйe comme un effet : les hommes produisent d'un mкme mouvement des solutions et des signes; les accidents йconomiques (le chфmage, par exemple, et ses remиdes divers) prennent immйdiatement place dans une structure de significations, qui peut trиs bien leur prйexister; on ne peut dire que les besoins crйent des valeurs, que le chфmage crйe l'image d'un travail-chвtiment : les uns et les autres se rejoignent comme les unitйs profondes d'un vaste systиme de rapports signifiants : c'est ce que suggиrent sans cesse les analyses de Michel Foucault sur la sociйtй classique : le lien qui unit la fondation de l'Hфpital Gйnйral а la crise йconomique de l'Europe au dйbut du xvne siиcle, ou au contraire celui qui unit la rйcession de l'internement au sentiment plus moderne que l'enfermement massif ne peut rйsoudre les problиmes nouveaux du chфmage (fin du xviii(6) siиcle), ces liens sont essentiellement des liens signifiants.

C'est pourquoi l'histoire dйcrite par Michel Foucault est une histoire structurale (et je n'oublie pas l'abus que l'on fait de ce mot aujourd'hui). Cette histoire est structurale а deux niveaux, celui de l'analyse et celui du projet. Sans jamais couper le fil d'un exposй diachronique, Michel Foucault met а jour, pour chaque йpoque, ce que l'on appellerait ailleurs des unitйs de sens, dont la combinaison dйfinit cette йpoque, et dont la translation trace le mouvement [170] mкme de l'histoire; animalitй, savoir, vice, oisivetй, sexualitй, blasphиme, libertinage, ces composants historiques de l'image dйmentielle forment ainsi des complexes signifiants, selon une sorte de syntaxe historique qui varie avec les вges; ce sont, si l'on veut, des classes de signifiйs, de vastes « sйmantиmes », dont les signifiants eux-mкmes sont transitoires, puisque le regard de la raison ne construit les marques de la folie qu'а partir de ses propres normes, et que ces normes sont elles-mкmes historiques. Un esprit plus formaliste aurait peut-кtre exploitй davantage la mise а jour de ces unitйs de sens; dans la notion de structure, dont il se rйclame explicitement, Michel Foucault met l'accent sur l'idйe de totalitй fonctionnelle, plus que sur celle d'unitйs constituantes; mais c'est lа une question de discours; le sens de cette dйmarche est le mкme, que l'on tente une histoire (comme l'a fait Michel Foucault) ou une syntaxe de la folie (comme on peut l'imaginer) : il s'agit toujours de faire varier en mime temps des formes et des contenus. Peut-on imaginer qu'il y ait derriиre toutes ces formes variйes de la conscience dйmentielle, un signifiй stable, unique, intemporel, et pour tout dire, « naturel » ? Des fous du moyen вge aux insensйs de l'вge classique, de ces insensйs aux aliйnйs de Pinel, et de ces aliйnйs aux nouveaux malades de la psychopathologie moderne, toute l'histoire de Michel Foucault rйpond : non; la folie ne dispose d'aucun contenu transcendant. Mais ce que l'on peut infйrer des analyses de Michel Foucault (et c'est le second point oщ son histoire est structurale), c'est que la folie (conзue toujours, bien entendu, comme une pure fonction de la raison) correspond а une forme permanente, pour ainsi dire trans-histo-rique; cette forme ne peut se confondre avec les marques ou les signes de la folie (au sens scientifique du terme), c'est-а-dire avec les signifiants infiniment variйs de ces signifiйs eux-mкmes multiples que chaque sociйtй a investis dans la dйraison, dйmence, folie ou aliйnation; il s'agirait, si l'on peut dire, d'une forme des formes, autrement dit d'une structure spйcifique; cette forme des formes, cette structure, le livre de Michel Foucault, me semble-t-il, k suggиre а chaque page, ce serait une complйmentaritй, celle qui oppose et unit, au niveau de la sociйtй globale, l'exclu et l'inclus (Claude Lйvi-Strauss a dit un mot de cette structure а propos des sorciers, dans son Introduction а l'њuvre de Marcel Mauss). Naturellement, [171] il faut encore le rйpйter, chaque terme de la fonction se remplit diffйremment selon les вges, les lieux, les sociйtйs; l'exclusion (on dit aujourd'hui quelquefois : la dйviance) a des contenus (des sens) variйs, ici folie, lа shamanisme, lа encore criminalitй, homosexualitй, etc. Mais oщ un grave paradoxe commence, c'est que, dans nos sociйtйs du moins, le rapport d'exclusion est menй, et en quelque sorte objectivй par l'une seulement des deux humanitйs qui y participent; c'est donc l'humanitй exclue qui est nommйe (fous, insensйs, aliйnйs, criminels, libertins, etc.), c'est l'acte d'exclusion, par sa nomination mкme, qui prend en charge positivement а la fois les exclus et les « inclus » (« exil » des fous au moyen вge, renfermement de l'вge classique, internement de l'вge moderne). C'est donc, semble-t-il, au niveau de cette forme gйnйrale que la folie peut, non se dйfinir, mais se structurer; et si cette forme est prйsente dans n'importe quelle sociйtй (mais jamais hors d'une sociйtй), la seule discipline qui pourrait prendre en charge la folie (comme toutes les formes d'exclusion), ce serait l'anthropologie (au sens « culturel », et non plus « naturel », que nous donnons de plus en plus а ce mot). Selon cette perspective, Michel Foucault aurait eu peut-кtre intйrкt а donner quelques rйfйrences ethnographiques, а suggйrer l'exemple de quelques sociйtйs « sans fous » (mais non sans « exclus »); mais aussi, sans doute, cette distance supplйmentaire, ce surplomb serein de toute l'humanitй lui est-il apparu comme un alibi rassurant qui l'aurait dйtournй de ce que son projet a de plus nouveau : son vertige.

Car ce livre, on le sent bien, est autre chose qu'un livre d'histoire, cette histoire fыt-elle conзue audacieusement, ce livre fыt-il, comme c'est le cas, йcrit par un philosophe. Qu'est-il donc? Quelque chose comme une question cathartique posйe au savoir, а tout le savoir, et non seulement а celui qui parle de la folie. Savoir n'est plus ici cet acte calme, superbe, rassйrйnant, rйconciliant, que Balzac opposait au vouloir qui brыle et au pouvoir qui dйtruit; dans le couple de la raison et de la folie, de l'inclus et de l'exclu, savoir est une partie engagйe; l'acte mкme, qui saisit la folie non plus comme un objet mais comme l'autre face que la raison - les raisons - refuse, et de la sorte va jusqu'au bord [172] extrкme de l'intelligence, cet acte est lui aussi un acte sourd; en йclairant d'une lumiиre vive le couple de la folie et de la raison, savoir йclaire dans le mкme moment sa propre solitude et sa propre particularitй : en manifestant l'histoire mкme du partage, il ne saurait lui йchapper.

Cette inquiйtude - qui n'a rien а voir avec le doute pirandellien que peut provoquer chez de bons esprits la confusion frйquente des conduites « raisonnables » et des conduites « dйmentes », car elle n'est pas agnostique -, cette inquiйtude tient au projet mкme de Michel Foucault; а partir du moment oщ la folie n'est plus dйfinie substantiellement (« c'est une maladie ») ou fonctionnellement (« c'est une conduite anti-sociale ») : mais structurellement au niveau de la sociйtй totale, comme le discours de la raison sur la non-raison, une dialectique implacable est mise en marche; son origine est un paradoxe йvident : il y a longtemps que les hommes ont acceptй l'idйe d'une relativitй historique de la raison; l'histoire de la philosophie se pense, s'йcrit, s'enseigne, elle fait partie, si l'on peut dire, d'une bonne santй des sociйtйs; mais а cette histoire de la raison, n'a jamais encore rйpondu une histoire de la dйraison; dans ce couple, hors duquel aucun des termes ne saurait кtre constituй, l'un des partenaires est historique, il participe aux biens de civilisation, il йchappe а la fatalitй de l'кtre, conquiert la libertй du faire; l'autre est exclu de l'histoire, rivй а une essence, soit surnaturelle, soit morale, soit mйdicale; sans doute, une fraction, d'ailleurs infinie, de la culture reconnaоt-elle la folie comme un objet respectable, ou mкme inspirй, du moins а travers certains de ses mйdiateurs, Hфlderlin, Nietzsche, Van Gogh; mais ce regard est tout rйcent, et surtout, il n'йchange rien : c'est en somme un regard libйral, un regard de bonne volontй, disposition, hйlas, impuissante а lever la mauvaise foi. Car notre savoir, qui ne se dйpartage jamais de notre culture, est essentiellement un savoir rationnel, mкme lorsque l'histoire amиne la raison а s'йlargir, se corriger ou se dйmentir : c'est un discours de la raison sur le monde : discourir sur la folie а partir du savoir, а quelque extrйmitй qu'on le porte, n'est donc nullement sortir d'une antinomie fonctionnelle dont la vйritй est ainsi fatalement situйe dans un espace aussi inaccessible aux fous qu'aux hommes raisonnables; cm penser cette antinomie, c'est toujours la penser а partir de l'un [173] de ses termes : la distance n'est ici que la ruse ultime de la raison. En somme, le savoir, quelles que soient ses conquкtes, ses audaces, ses gйnйrositйs, ne peut йchapper au rapport d'exclusion, et il ne peut s'empкcher de penser ce rapport en termes d'inclusion, mкme lorsqu'il le dйcouvre dans sa rйciprocitй; la plupart du temps il le renforce, souvent au moment oщ il croit кtre le plus gйnйreux. Michel Foucault montre trиs bien que le moyen вge s'est en somme ouvert а la folie bien plus et bien mieux que la modernitй, car alors la folie, loin d'кtre objectivйe sous forme d'une maladie, se dйfinissait comme un grand passage vers la sur-nature, bref comme une communication (c'est le thиme de La nef des fous); et c'est le progressisme mкme de l'вge moderne qui semble dйtenir ici la mauvaise foi la plus dense; en retirant leurs chaоnes aux fous, en convertissant la dй-raison en aliйnation, Pinel (ce n'est ici que la figure d'une йpoque) masquait l'antinomie fonctionnelle de deux humanitйs, il constituait la folie en objet, c'est-а-dire qu'il la privait de sa vйritй; progressive sur le plan physique, la libйration de Pinel йtait rйgressive sur le plan anthropologique. L'histoire de k folie ne pourrait кtre « vraie » que si elle йtait naпve, c'est-а-dire йcrite par un fou; mais elle ne saurait alors кtre йcrite en termes d'histoire, et nous voici renvoyйs а la mauvaise foi incoercible du savoir. C'est lа une fatalitй qui dйpasse de beaucoup les simples rapports de la folie et de la dйraison; en fait, elle frappe toute « pensйe », ou pour кtre plus exact, tout recours а un mйta-langage, quel qu'il soit : chaque fois que les hommes parlent du monde, ils entrent au cњur du rapport d'exclusion, lors mкme qu'ils parlent pour le dйnoncer : le mйta-langage est toujours terroriste. C'est lа une dialectique infinie, qui ne saurait paraоtre sophistiquйe qu'aux esprits bien nantis d'une raison substantielle comme une nature ou un droit; les autres la vivront dramatiquement, ou gйnйreusement, ou stoпquement; de toutes maniиres, ils connaissent bien ce vertige du discours, que Michel Foucault vient de porter dans une lumiиre йblouissante, qui ne se lиve pas seulement au contact de la folie, mais bien chaque fois que l'homme, prenant ses distances, regarde le monde comme autre chose, c'est-а-dire chaque fois qu'il йcrit.

1961, Critique.

LITTЙRATURE ET DISCONTINU

Derriиre tout refus collectif de la critique rйguliиre а l'йgard d'un livre, il faut chercher ce qui a йtй blessйl. Ce que Mobile a blessй, c'est l'idйe mкme du Livre. Un recueil - et bien pire encore, car le recueil est un genre mineur mais reзu -, une suite de phrases, de citations, d'extraits de presse, d'alinйas, de mots, de grosses capitales dispersйes а la surface, souvent peu remplie, de la page, tout cela concernant un objet (l'Amйrique) dont les parties elles-mкmes (les Йtats de l'Union) sont prйsentйes dans le plus insipide des ordres, qui est l'ordre alphabйtique, voilа une technique d'exposition indigne de k faзon dont nos ancкtres nous ont appris а faire un livre.

Ce qui aggrave le cas de Mobile, c'est que k libertй que l'auteur prend а l'йgard du Livre s'applique paradoxalement а un genre pour lequel la sociйtй montre le plus grand libйralisme, et qui est ^impression de voyage. Il est admis qu'un voyage se raconte librement, au jour le jour, en toute subjectivitй, а la maniиre d'un journal intime, dont le tissu est sans cesse rompu par la pression des jours, des sensations et des idйes : un voyage peut s'йcrire en phrases elliptiques (Hier, mangй une orange а Sibari), le style tйlйgraphique йtant parfaitement sanctifiй par le « naturel » du genre. Or k sociйtй tolиre mal qu'on ajoute а la libertй qu'elle donne, une libertй que l'on prend. Dans une littйrature oщ chaque chose est а sa place, et oщ il n'y a de sйcuritй, de morale, ou plus exactement encore, car elle est faite d'un mйlange retors de l'une et de l'autre, а'hygiene, comme on a dit, que dans cet ordre, c'est k poйsie et k poйsie seule qui a pour fonction de recueillir tous les faits de subversion concernant k matйrialitй du Livre : depuis Coup de dиs, et les Calligrammes, personne ne peut trouver а redire [175] а « l'excentricitй » typographique ou au « dйsordre » rhйtorique d'une « composition » poйtique. On reconnaоt ici une technique familiиre aux bonnes sociйtйs : fixer la libertй, а la faзon d'un abcиs; en consйquence, passй la poйsie, nul attentat au Livre ne peut кtre tolйrй.

1. A propos de : Michel Butor, Mobile, Gallimard, 1962.

La blessure йtait d'autant plus aiguл, que l'infraction йtait volontaire. Mobile n'est pas un livre « naturel » ou « familier »; il | ne s'agit pas de « notes de voyage », ni mкme d'un « dossier » constituй par des matйriaux divers et dont la diversitй peut кtre acceptйe si l'on peut appeler le livre, par exemple, un scraps-book (car nommer exorcise). Il s'agit d'une composition pensйe : d'abord dans son ampleur, qui l'apparenterait а ces grands poиmes dont nous n'avons plus aucune idйe, et qui йtaient l'йpopйe ou le poиme didactique; ensuite dans sa structure, qui n'est ni rйcit ni addition de notes, mais combinatoire d'unitйs choisies (on y reviendra); enfin dans sa clфture mкme, puisque l'objet traitй est dйfini par un nombre (les Йtats de l'Union) et que le livre se termine lorsque ce nombre est honorй. Si donc Mobile manque а l'idйe consacrйe (c'est-а-dire sacrйe) du Livre, ce n'est pas par nйgligence, c'est au nom d'une autre idйe d'un autre Livre. Lequel ? Avant de le voir, il faut tirer de la querelle de Mobile deux enseignements concernant la nature traditionnelle du livre.

Le premier est que toute secousse imposйe par un auteur aux normes typographiques d'un ouvrage constitue un йbranlement essentiel : йchelonner des mots isolйs sur une page, mкler l'italique, le romain et la capitale selon un projet qui n'est visiblement pas celui de la dйmonstration intellectuelle (car lorsqu'il s'agit d'enseigner l'anglais aux йcoliers, on admet trиs bien la belle excentricitй typographique du Carpentier-Fialip), rompre matйriellement le fil de la phrase par des alinйas disparates, йgaler en importance un mot et une phrase, toutes ces libertйs concourent en somme : а la destruction mкme du Livre : le Uvre-Objet se confond matйriellement avec le Uvre-Idйe, la technique d'impression avec l'institution littйraire, en sorte qu'attenter а la rйgularitй matйrielle de l'њuvre, c'est viser l'idйe mкme de littйrature. En somme, les formes typographiques sont une garantie du fond : l'impression normale atteste la normalitй du discours; dire de Mobile que « ce n'est pas un livre », c'est йvidemment enfermer l'кtre et le sens de la littйrature [176] dans un pur protocole, comme si cette mкme littйrature йtait un rite qui perdrait toute efficacitй du jour oщ l'on manquerait formellement а l'une de ses rиgles : le livre est une messe, dont il importe peu qu'elle soit dite avec piйtй, pourvu que tout s'y dйroule dans l'ordre.

Si tout ce qui se passe а la surface de la page йveille une susceptibilitй aussi vive, c'est йvidemment que cette surface est dйpositaire d'une valeur essentielle, qui est le continu du discours littйraire ;(et ce sera le second enseignement de notre querelle). Le Livre (traditionnel) est un objet qui enchaоne, dйveloppe, file et coule, bref a la plus profonde horreur du vide. Les mйtaphores bйnйfiques du Livre sont l'йtoffe que l'on tisse, l'eau qui coule, la farine que l'on moud, le chemin que l'on suit, le rideau qui dйvoile, etc.; les mйtaphores antipathiques sont toutes celles d'un objet que l'on fabrique, c'est-а-dire que l'on bricole а partir de matйriaux discontinus : ici, le « filй » des substances vivantes, organiques, l'imprйvision charmante des enchaоnements spontanйs; lа, l'ingrat, le stйrile des constructions mйcaniques, des machines grinзantes et froides (c'est le thиme du laborieux). Car ce qui se cache derriиre cette condamnation du discontinu, c'est йvidemment le mythe de la Vie mкme : le Livre doit couler, parce qu'au fond, en dйpit de siиcles d'intellectualisme, la critique veut que la littйrature soit toujours une activitй spontanйe, gracieuse, octroyйe par un dieu, une muse, et si la muse ou le dieu sont un peu rйticents, il faut au moins « cacher son travail » : йcrire, c'est couler des mots а l'intйrieur de cette grande catйgorie du continu, qui est le rйcit; toute Littйrature, mкme si elle est impressive ou intellectuelle (il faut bien tolйrer quelques parents pauvres au roman), doit кtre un rйcit, une fluence de paroles au service d'un йvйnement ou d'une idйe qui « va son chemin » vers son dйnouement ou sa conclusion : ne pas « rйciter » son objet, c'est pour le Livre, se suicider.

C'est pour cela qu'aux yeux de notre critique rйguliиre, gardienne du Livre sacrй, toute explication analytique de l'њuvre est au fond mal vue. A l'њuvre continue doit correspondre une critique cosmйtique, qui recouvre l'њuvre sans la diviser; les deux opйrations recommandйes sont : rйsumer et juger; mais il n'est pas bon de dйcomposer le livre en parties trop petites : cela est byzantin, cela dйtruit la vie ineffable de l'њuvre (entendez : [177] son filй, son bruit de source, garant de sa vie); toute la suspicion attachйe а la critique thйmatique ou structurale vient de lа : diviser, c'est dissйquer, c'est dйtruire, c'est profaner le « mystиre » du livre, c'est-а-dire son continu. Sans doute, notre critique a bien йtй а l'йcole, oщ on lui a enseignй а faire des « plans » et а retrouver le « plan » des autres; mais les divisions du « plan » (trois ou quatre au maximum) sont les grosses йtapes du chemin, c'est tout; ce qui est au-dessous du plan, c'est le dйtail : le dйtail n'est pas un matйriau fondamental, c'est une monnaie inessentielle : on monnaye les grosses idйes en « dйtails », sans pouvoir imaginer un instant que les grosses idйes puissent naоtre du seul agencement des « dйtails ». La paraphrase est donc l'opйration raisonnable d'une critique qui exige du livre, avant tout, qu'il soit continu : on « caresse » le livre, tout comme on demande au livre de « caresser » de sa parole continue la vie, l'вme, le mal, etc. Ceci explique que le livre discontinu n'est tolйrй que dans des emplois bien rйservйs : soit comme recueil de fragments (Heraclite, Pascal), le caractиre inachevй de l'њuvre (mais s'agit-il au fond d'oeuvres inachevйes?) corroborant en somme a contrario l'excellence du continu, hors duquel il y a quelquefois йbauche, mais jamais perfection; soit comme recueil d'aphorismes, car l'aphorisme est un petit continu tout plein, l'affirmation thйвtrale que le vide est horrible. En somme, pour кtre Livre, pour satisfaire docilement а son essence de Livre, le livre doit ou couler а la faзon d'un rйcit ou briller а la faзon d'un йclat. En dehors de ces deux rйgimes, il y a atteinte au Livre, faute peu ragoыtante contre l'hygiиne des Lettres.

Face а ce problиme du continu, l'auteur de Mobile a procйdй а une inversion rigoureuse des valeurs rhйtoriques. Que dit la rhйtorique traditionnelle? Qu'il faut construire une њuvre par grandes masses et laisser courir le dйtail : coup de chapeau au « plan gйnйral », nйgation dйdaigneuse que l'idйe puisse se morceler au delа de l'alinйa; c'est pourquoi tout notre art d'йcrire est fondй sur la notion de dйveloppement : une idйe « se dйveloppe », et ce dйveloppement fait une parue de plan; ainsi le livre est-il toujours composй d'une faзon fort rassurante, d'un petit nombre d'idйes bien dйveloppйes. (On pourrait sans doute demander ce qu'est un « dйveloppement », contester la notion elle-mкme, reconnaоtre son caractиre mythique et affirmer au contraire qu'il y a solitude profonde, [178] matitй de la vйritable idйe, ce pour quoi le livre essentiel - si tant est qu'il y ait une essence du Livre - serait prйcisйment les Pensйes de Pascal, qui ne « dйveloppent » rien du tout.) Or c'est prйcisйment cet ordre rhйtorique que l'auteur de Mobile a renversй : dans Mobile, le « plan gйnйral » est nul et le dйtail йlevй au rang de structure; les idйes ne sont pas « dйveloppйes », mais distribuйes.

Prйsenter l'Amйrique sans aucun plan « rationnel », comme d'ailleurs accomplir pour n'importe quel objet un plan nul est une chose fort difficile, car tout ordre a un sens, fыt-ce celui-lа mкme de l'absence d'ordre, qui a un nom, qui est le dйsordre. Dire un objet sans ordre et sans dйsordre, c'est une gageure. Est-ce donc nйcessaire? Cela peut l'кtre, dans la mesure oщ tout classement, quel qu'il soit, est responsable d'un sens. On commence а savoir, un peu depuis Durkheim, beaucoup depuis Cl. Lйvi-Strauss, que la taxinomie peut кtre une part importante de l'йtude des sociйtйs : dis-moi comment tu classes, je te dirai qui tu es; а une certaine йchelle, il n'y a de plans ni naturels, ni rationnels, mais seulement des plans « culturels », dans lesquels s'investit, soit une reprйsentation collective du" monde, soit une imagination individuelle, que l'on pourrait appeler imagination taxinomique, dont l'йtude reste а faire, mais dont un homme comme Fourier fournirait un grand exemple.

Puisque donc toute classification engage, puisque les hommes donnent fatalement un sens aux formes (et y a-t-il forme plus pure qu'une classification ?), la neutralitй d'un ordre devient non seulement un problиme adulte, mais encore un problиme esthйtique difficile а rйsoudre. Il paraоtra dйrisoire (et provoquant) de suggйrer que l'ordre alphabйtique (dont l'auteur a usй en partie pour prйsenter les Йtats de l'Union, ce dont on lui a fait reproche) est un ordre intelligent, c'est-а-dire un ordre attentif а une pensйe esthйtique de l'intelligible. Cependant l'alphabet - sans parler du sens de profonde circularitй qu'on peut lui donner, ce dont tйmoigne la mйtaphore mystique de l'alpha et de l'omйga -, l'alphabet est un moyen d'institutionnaliser le degrй zйro des classements; nous nous en йtonnons parce que notre sociйtй a toujours donnй un privilиge exorbitant aux signes pleins et confond grossiиrement le degrй zйro des choses avec leur nйgation : chez nous, il y a peu de place et de considйration pour le neutre, qui est [179] toujours senti moralement comme une impuissance а кtre ou а dйtruire. On a pu cependant considйrer la notion de mana comme un degrй zйro de Ja signification, et c'est assez dire l'importance du neutre dans une partie de la pensйe humaine.

Il va de soi que dans Mobile la prйsentation alphabйtique des Йtats de l'Union signifie а son tour, dans la mesure oщ elle refuse tous les autres classements, de type gйographique ou pittoresque, par exemple; elle rappelle au lecteur la nature fйdйrale, donc arbitraire, du pays dйcrit, lui donne tout au long du livre cet air civique, qui vient de ce que les Йtats-Unis sont un pays construit, une liste d'unitйs, dont aucune n'a de prйcelience sur les autres. Procйdant en son temps, lui aussi, а un « essai de reprйsentation » de la France, Michelet organisait notre pays comme un corps chimique, le nйgatif au centre, les parties actives au bord, s'йquilibrant а travers ce vide central, neutre prйcisйment (car Michelet, lui, ne craignait pas le neutre), dont йtait sortie la royautй; pour les Йtats-Unis, rien de tel n'est possible : les Йtats-Unis sont une addition d'йtoiles : l'alphabet consacre ici une histoire, une pensйe mythique, un sentiment civique; il est au fond le classement de l'appropriation, celui des encyclopйdies, c'est-а-dire de tout savoir qui veut dominer le pluriel des choses sans cependant les confondre, et il est vrai que les Йtats-Unis se sont conquis comme une matiиre encyclopйdique, chose aprиs chose, Йtat aprиs Йtat.

Formellement, l'ordre alphabйtique a une autre vertu : en brisant, en refusant les affinitйs « naturelles » des Йtats, il oblige а leur dйcouvrir d'autres rapports, tout aussi intelligents que les premiers, puisque le sens de tout ce combinat de territoires est venu aprиs, une fois qu'ils ont йtй couchйs sur la belle liste alphabйtique de la Constitution. En somme, l'ordre des lettres dit qu'aux Йtats-Unis, il n'y a de contiguпtй des espaces qu'abstraits; regardez la carte des Etats (en tкte de Mobile) : quel ordre suivre? а peine parti, le doigt s'embrouille, le dйcompte fuit : la contiguпtй « naturelle » est nulle; mais par lа-mкme, la contiguпtй poйtique naоt, trиs forte, qui oblige une image а sauter de l'Alabama а l'Alaska, de Clinton (Kentucky) а Clinton (Indiana), etc., sous la pression de cette vйritй des formes, des rapprochements littй-taux, dont toute la poйsie moderne nous a appris le pouvoir [180] heuristique : si Alabama et Alaska n'йtaient si proches parents alphabйtiques, comment seraient-ils confondus dans cette nuit mкme et autre, simultanйe et cependant divisйe par tout un jour?

Le classement alphabйtique est parfois complйtй par d'autres associations d'espaces, tout aussi formelles. Il ne manque pas aux Йtats-Unis de villes du mкme nom; par rapport au vrai du caur humain, cette circonstance est bien futile; l'auteur de Mobile y a cependant prкtй la plus grande attention; dans un continent marquй par une crise permanente d'identitй, la pйnurie des noms propres participe profondйment au fait amйricain : un continent trop grand, un lexique trop petit, toute une part de l'Amйrique est dans ce frottement йtrange des choses et des mots. En enchaоnant les villes homonymes, en soumettant la contiguпtй spatiale а une pure identitй phonique, l'auteur de Mobile ne fait que rendre un certain secret des choses; et c'est en cela qu'il est йcrivain : l'йcrivain n'est pas dйfini par l'emploi des outils spйcialisйs qui affichent la littйrature (discours, poиme, concept, rythme, trait d'esprit, mйtaphore, selon le catalogue pйremptoire d'un de nos critiques), sauf si l'on tient la littйrature pour un objet d'hygiиne, mais par le pouvoir de surprendre au dйtour d'une forme, quelle qu'elle soit, une collusion particuliиre de l'homme et de la nature, c'est-а-dire un sens : et dans cette « surprise », la forme guide, la forme veille, elle instruit, elle sait, elle pense, elle engage; c'est pourquoi elle ne peut avoir d'autre juge que ce qu'elle trouve; et ici, ce qu'elle trouve; c'est un certain savoir concernant l'Amйrique. Que ce savoir ne soit pas йnoncй en termes intellectuels, mais selon une table particuliиre de signes, c'est prйcisйment cela, la littйrature : un code qu'il faut accepter de dйchiffrer. Aprиs tout, Mobile est-il plus difficile i comprendre, son savoir а reconstituer, que le code rhйtorique ou prйcieux du xvii* siиcle? Il est vrai qu'а cette йpoque le lecteur acceptait d'apprendre а lire : il ne paraissait pas exorbitant de connaоtre la mythologie ou la rhйtorique pour recerir le sens d'un poиme ou d'un discours. L'ordre fragmentaire de Mobile a une autre portйe. En dйtruisant dans le discours la notion de « partie », il renvoie а une mobilitй infiniment sensible d'йlйments clos. Quels sont ces йlйments? Ils n'ont pas de forme en soi; ce ne sont pas ou des idйes, ou des [181] images, ou des sensations, ou mкme des notations, car ils ne sortent pas d'un projet de restitution du vйcu; c'est ici une йnumйra-tion d'objets signalйtiques, lа un extrait de presse, lа un paragraphe de livre, lа une citation de prospectus, lа enfin, moins que tout cela, le nom d'une glace, la couleur d'une auto ou d'une chemise, ou mкme un simple nom propre. On dirait que l'йcrivain procиde а des « prises », а des prйlиvements variйs, sans aucun йgard а leur origine matйrielle. Cependant ces prises sans forme stable, pour anarchiques qu'elles paraissent au niveau du dйtail (puisque, sans transcendance rhйtorique, elles ne sont prйcisйment que dйtails), retrouvent paradoxalement une unitй d'objet au niveau le plus large qui soit, le plus intellectuel, pourrait-on dire, qui est celui de l'histoire. Les prйlиvements d'unitйs se font toujours, avec une constance remarquable, dans trois « paquets » : les Indiens, 1890, , aujourd'hui. La « reprйsentation » que nous donne Mobile de ' l'Amйrique n'est donc nullement moderniste; c'est une reprйsentation profonde, dans laquelle la dimension perspective est constituйe par le passй. Ce passй est sans doute court, ses moments -principaux se touchent, il n'y a pas" loin du peyotl aux glaces Howard Johnson. A vrai dire, d'ailleurs, la longueur de la dia-chronie amйricaine n'a pas d'importance; l'important, c'est qu'en mкlant sans cesse ex abrupto le rйcit d'Indien, le guide bleu de 1890 et les autos colorйes d'aujourd'hui, l'auteur perзoit et donne а percevoir l'Amйrique dans une perspective rкveuse, а cette rйserve prиs, originale lorsqu'il s'agit de l'Amйrique, que le rкve n'est pas ici exotique, mais historique : Mobile est une anamnиsi profonde, d'autant plus singuliиre qu'elle provient d'un Franзais, c'est-а-dire d'un йcrivain issu d'une nation qui a elle-mкme ample matiиre а se souvenir, et qu'elle s'applique а un pays mythologi-quement « neuf »; Mobile dйfait ainsi la fonction traditionnelle de l'Europйen en Amйrique, qui consiste а s'йtonner, au nom de son propre passй, de dйcouvrir un pays sans enracinement, pour mieux pouvoir dйcrire les surprises d'une civilisation а la fois pourvue de technique et privйe de culture.

Or Mobile donne а l'Amйrique une culture. Sans doute ce discours arhйtorique, brisй, йnumйratif, ne disserte pas sur des valeurs : c'est prйcisйment parce que la culture amйricaine n'est ni moraliste, ni littйraire, mais paradoxalement, en dйpit de l'йtat hautement [182] technique du pays, « naturelle », c'est-а-dire en somme naturaliste : dans aucun pays du monde, peut-кtre, la nature, au sens quasi romantique du terme, n'est aussi visible (il n'y a qu'en Amйrique qu'on entend chanter tant d'oiseaux); l'auteur de Mobile nous dit bien que le premier monument de la culture amйricaine est prйcisйment l'њuvre d'Audubon, c'est-а-dire une flore et une faune reprйsentйes par la main d'un artiste, en dehors de toute signature d'йcole. Ce fait est en quelque sorte symbolique : la culture ne consiste pas forcйment а parler la nature en mйtaphores ou en styles, mais а soumettre la fraоcheur de ce qui est tout de suite donnй, а un ordre intelligible; peu importe que cet ordre soit celui d'une recension minutieuse (Audubon), d'un rйcit mythique (celui du jeune indien mangeur de peyotl), d'une chronique de quotidien (le journaliste de New York World) ou d'un prospectus de confiture : dans tous ces cas le langage amйricain constitue une premiиre transformation de la nature en culture, c'est-а-dire essentiellement un acte d'institution. Mobile ne fait en somme que reprendre cette institution de l'Amйrique pour les Amйricains et la reprйsenter : le livre a pour sous-titre : йtude pour une reprйsentation des Йtats-Unis, et il a bien une finalitй plastique : il vise а йgaler un grand tableau historique, (ou plus exactement : trans-historique), i dans lequel les objets, dans leur discontinu mкme, sont а la fois des йclats du temps et des premiиres pensйes.

Car il y a des objets dans Mobile, et ces objets assurent а l'њuvre son degrй de crйdibilitй, non point rйaliste, mais onirique. Les objets font partir : ce sont des mйdiateurs de culture infiniment plus rapides que les idйes, des producteurs de fantasmes tout aussi actifs que les « situations » ; ils sont le plus souvent au fond mкme des situations et leur donnent ce caractиre excitant, c'est-а-dire proprement mobilisateur, qui fait une littйrature vйritablement vivante. Dans le meurtre d'Agamemnon, il y a le voile obsessionnel qui a servi а l'aveugler; dans l'amour de Nйron, il y a ces flambeaux, ces armes qui ont йclairй les larmes de Junie; dans l'humiliation de Boule de Suif, il y a ce panier de victuailles, au dйtail consignй; dans Najda, il y a la Tour Saint-Jacques, l'Hфtel des Grands Hommes; dans la Jalousie, il y a une jalousie, un insecte йcrasй sur le mur; dans Mobile, il y a le peyotl, les glaces aux vingt-huit parfums, les automobiles aux dix couleurs (il y a aussi [183] la couleur des nиgres). C'est cela qui fait d'une њuvre un йvйnement mйmorable : mйmorable comme peut l'кtre un souvenir d'enfant, dans lequel, par-dessus toutes les hiйrarchies apprises et les sens imposйs (du genre « vrai du cњur humain »), brille l'йclat de l'accessoire essentiel.

Large unitй d'horizon, sous forme d'une histoire mythique, saveur profonde des objets citйs dans ce grand catalogue des Йtats-Unis, telle est la perspective de Mobile, c'est-а-dire ce qui en fait en somme une њuvre de culture familiиre. Il faut croire que si ce classicisme de la substance a йtй mal perзu, c'est une fois de plus parce que l'auteur de Mobile a donnй а son discours une forme discontinue (de la pensйe en miettes, a-t-on dit dйdaigneusement). On a vu combien toute atteinte au mythe du « dйveloppement » rhйtorique passait pour subversive. Mais dans Mobile, c'est bien pire : le discontinu y est d'autant plus scandaleux que les « unitйs » du poиme n'y sont pas « variйes » (au sens que ce mot peut avoir en musique) mais seulement rйpйtйes : des cellules inaltйrables sont infiniment combinйes, sans qu'il y ait transformation interne des йlйments. Qu'une њuvre soit en effet composйe de quelques thиmes, c'est ce que l'on admet а la rigueur (bien que la critique thйmatique, si elle morcelй par trop le thиme, soit vivement contestйe) : malgrй tout, le thиme reste un objet littйraire dans la mesure oщ il s'offre, par statut, а la variation, c'est-а-dire au dйveloppement. Or, dans Mobile, il n'y a, de ce point de vue, aucun thиme, et partant aucune obsession : la rйpйtition des йlйments n'y a manifestement aucune valeur psychologique, mais seulement structurale : elle ne « trahit » pas l'auteur, mais, tout entiиre intйrieure а l'objet dйcrit, elle relиve visiblement d'un art. Alors que dans l'esthйtique traditionnelle, tout l'effort littйraire consiste а dйguiser le thиme, а lui donner des variations inattendues, dans Mobile, il n'y a pas variation, mais seulement variйtй, et cette variйtй est purement combinatoire. Les unitйs du discours sont en somme dйfinies essentiellement par leur fonction (au sens mathйmatique du terme), non par leur nature rhйtorique : une mйtaphore existe en soi; une unitй structurale n'existe que par distribution, c'est-а-dire par rapport а d'autres unitйs. Ces unitйs sont - et doivent кtre - des кtres si parfaitement mobiles, qu'en les dйplaзant tout au long de son poиme, l'auteur engendre une sorte de grand corps animй, [184] dont le mouvement est de translation perpйtuelle, non de « croissance » interne : ainsi se trouve honorй le titre de l'objet : Mobile, c'est-а-dire armature minutieusement articulйe, dont toutes les brisures, en se dйplaзant de trиs peu (ce que permet la finesse du jeu combinatoke) produisent paradoxalement le plus liй des mouvements.

Car il y a en dйfinitive dans Mobile un continu du discours qui est immйdiatement perceptible, pour peu que l'on oublie le modиle rhйtorique auquel nous sommes habituйs de conformer notre lecture. Le continu rhйtorique dйveloppe, amplifie; il n'admet de rйpйter qu'en transformant. Le continu de Mobile rйpиte, mais combine diffйremment ce qu'il rйpиte. Il s'ensuit que le premier ne revient jamais sur ce qu'il a exposй, tandis que le second revient, retourne, rappelle : le nouveau y est sans cesse accompagnй par l'ancien : c'est, si l'on veut, un continu fuguй, dans lequel des fragments identifiables rentrent sans cesse dans la course. L'exemple de la musique est sans doute bon, car le plus liй des arts ne dispose en fait que du plus discontinu des matйriaux : en musique - du moins dans notre musique - il n'y a que des seuils, des rapports de diffйrences, et des constellations de ces diffйrences (des « routines » pourrait-on dire). La composition de Mobile procиde de cette mкme dialectique de la diffйrence, que l'on retrouve dans d'autres formes de continu : qui oserait pourtant dire que Webern ou Mondrian ont" produit un art « en miettes »? Tous ces artistes n'ont d'ailleurs nullement inventй le discontinu pour mieux en triompher : le discontinu est le statut fondamental de toute communication : il n'y a jamais de signes que discrets. Le problиme esthйtique est simplement de savoir comment mobiliser ce discontinu fatal, comment lui donner un souffle, un temps, une histoire. La rhйtorique classique a. donnй sa rйponse, magistrale pendant des siиcles, en йdifiant une esthйtique dй la variation (dont l'idйe de « dйveloppement » n'est que le mythe grossier) ; mais il y a une autre rhйtorique possible, celle de la translation : moderne, sans doute, puisqu'on ne la trouve que dans quelques њuvres d'avant-garde; et cependant, ailleurs, combien ancienne : tout rйcit mythique, selon l'hypothиse de Claude Lйvi-Strauss, n'est-il pas produit par une mobilisation d'unitйs rйcurrentes, de sйries autonomes (diraient les musiciens), dont les dйplacйments, [185] infiniment possibles, assurent а l'њuvre la responsabilitй de son choix, c'est-а-dire sa singularitй, c'est-а-dire son sens ?

Car Mobile a un sens, et ce sens est parfaitement humain (puisque c'est de Vhumain qu'on rйclame), c'est-а-dire qu'il renvoie d'une part а l'histoire sйrieuse d'un homme, qui est l'auteur, et d'autre part а la nature rйelle d'un objet, qui est l'Amйrique. Mobile occupe dans l'itinйraire de Michel Butor une place qui n'est йvidemment pas gratuite. On sait par ce que l'auteur lui-mкme en a dit (notamment dans Rйpertoire), que son њuvre est construite; ce terme banal recouvre ici un projet trиs prйcis et fort diffйrent des « constructions » recommandйes а l'йcole ; si on le prend а la lettre, il implique que l'њuvre reproduit un modиle intйrieur йdifiй par agencement mйticuleux de parties : ce modиle est trиs exactement une maquette : l'auteur travaille sur maquette, et l'on voit tout de suite la signification structurale de cet art : la maquette n'est pas а proprement parler une structure toute faite, que l'њuvre aurait а charge de transformer en йvйnement; elle est plutфt une structure qui se cherche а partir de morceaux d'йvйnements, morceaux que l'on essaye de rapprocher, d'йloigner, d'agencer, sans altйrer leur figure matйrielle; c'est pourquoi la maquette participe а cet art du bricolage, auquel Claude Lйvi-Strauss vient de donner sa dignitй structurale (dans La Pensйe Sauvage). Il est probable que parti de la poйsie, art-modиle de la bricole littйraire (on devine que toute nuance pйjorative est ici фtйe а ce mot), puisque des йvйnements-mots y sont transformйs par simple agencement en systиme de sens, Michel Butor a conзu ses romans comme une seule et mкme recherche structurale dont le principe pourrait кtre le suivant : c'est en essayant entre eux des fragments d'йvйnements, que le sens naоt, c'est en transformant inlassablement ces йvйnements en fonctions que la structure s'йdifie : comme le bricoleur, l'йcrivain (poиte, romancier ou chroniqueur) ne voit le sens des unitйs inertes qu'il a devant lui qu'en les rapportant : l'њuvre a donc ce caractиre а la fois ludique et sйrieux qui marque toute grande question : c'est un puzzle magistral, le pusgle du meilleur possible. On voit alors combien, dans cette voie, Mobile reprйsente une recherche pressante (corroborйe par Votre Faust, qui lui est immйdiatement postйrieur, et dans lequel le spectateur est invitй а rapprocher lui-mкme les « routines » du puzzle et а se risquer dans la combinatoire [186] structurale) : l'art sert ici une question sйrieuse, que l'on retrouve dans toute l'њuvre de Michel Butor, et qui est celle de la possibilitй du monde, ou pour parler d'une faзon plus leibnitzienne, de sa compossibilitй. Et si la mйthode est explicite dans Mobile, c'est qu'elle a rencontrй dans l'Amйrique (on laisse ici volontairement aux Йtats-Unis leur nom mythique) un objet privilйgiй, dont l'art ne peut rendre compte que par un essai incessant de contiguпtйs, de dйplacements, de retours, d'entrйes portant sur des йnumйra-tions nominales, des fragments oniriques, des lйgendes, des saveurs, des couleurs ou de simples bruits toponymiques, dont l'ensemble reprйsente cette compossibilitй du nouveau continent. Et ici encore, Mobile est а la fois trиs neuf et trиs ancien : ce grand catalogue de l'Amйrique a pour ancкtres lointains ces catalogues йpiques, йnumйrations gigantesques et purement dйnominatives, de vaisseaux, de rйgiments et de capitaines, qu'Homиre et Eschyle ont disposйes dans leur rйcit aux fins de tйmoigner de l'infinie « compossibilitй » de la guerre et de la puissance.

1962, Critique.

STRUCTURE DU FAIT DIVERS

Voici un assassinat : s'il est politique, c'est une information, s'il ne l'est pas, c'est un fait divers. Pourquoi ? On pourrait croire que la diffйrence est ici celle du particulier et du gйnйral, ou plus exactement, celle du nommй et de l'innommй : le fait divers (le mot semble du moins l'indiquer) procйderait d'un classement de l'inclassable, il serait le rebut inorganisй des nouvelles informes; son essence serait privative, il ne commencerait d'exister que lа oщ le monde cesse d'кtre nommй, soumis а un catalogue connu (politique, йconomie, guerres, spectacles, sciences, etc) ; en un mot, ce serait une information monstrueuse, analogue а tous les faits exceptionnels ou insignifiants, bref anomiques, que l'on classe d'ordinaire pudiquement sous la rubrique des Varia, tel l'ornithorynque qui donna tant de souci au malheureux Linnй. Cette dйfinition taxinomique n'est йvidemment pas satisfaisante : elle ne rend pas compte de l'extraordinaire promotion du fait divers dans la presse d'aujourd'hui (on commence d'ailleurs а l'appeler plus noblement information gйnйrale}; mieux vaut donc poser а йgalitй le fait divers et les autres types d'information, et essayer d'atteindre dans les uns et les autres une diffйrence de structure, et non plus une diffйrence de classement.

Cette diffйrence apparaоt tout de suite lorsque l'on compare nos deux assassinats; dans le premier (l'assassinat politique), l'йvйnement (le meurtre) renvoie nйcessairement а une situation extensive qui existe en dehors de lui, avant lui et autour de lui : la « politique »; l'information ne peut ici se comprendre immйdiatement, elle ne peut кtre dйfinie qu'а proportion d'une connaissance extйrieure а l'йvйnement, qui est la connaissance politique, si confuse soit-elle; en somme, l'assassinat йchappe au fait divers chaque fois qu'il est exogиne, venu d'un monde dйjа connu; on peut dire alors qu'il n'a pas de structure propre, suffisante, [188] car il n'est jamais que le terme manifeste d'une structure implicite qui lui prйexiste : pas d'information politique sans durйe, car la politique est une catйgorie trans-temporelle; de mкme, d'ailleurs, pour toutes les nouvelles venues d'un horizon nommй, d'un temps antйrieur : elles ne peuvent jamais constituer des faits divers(1); littйrairement ce sont des fragments de romans (2), dans la mesure oщ tout roman est lui-mкme un long savoir dont l'йvйnement qui s'y produit n'est jamais qu'une simple variable.

L'assassinat politique est donc toujours, par dйfinition, une information partielle; le fait divers, au contraire, est une information totale, ou plus exactement, immanente; il contient en soi tout son savoir : point besoin de connaоtre rien du monde pour consommer un fait divers; il ne.renvoie formellement а rien d'autre qu'а lui-mкme; bien sыr, son contenu n'est pas йtranger au monde : dйsastres, meurtres, enlиvements, agressions, accidents, vols, bizarreries, tout cela renvoie а l'homme, а son histoire, а son aliйnation, а ses fantasmes, а ses rкves, а ses peurs : une idйologie et une psychanalyse du fait divers sont possibles; mais il s'agit lа d'un monde dont la connaissance n'est jamais qu'intellectuelle, analytique, йlaborйe au second degrй par celui qui parle du fait divers, non par celui qui le consomme; au niveau de la lecture, tout est donnй dans un fait divers ; ses circonstances, ses causes, son passй, son issue; sans durйe et sans contexte, il constitue un кtre immйdiat, total, qui ne renvoie, du moins formellement, а rien d'implicite; c'est en cela qu'il s'apparente а la nouvelle et au conte, et non plus au roman. C'est son immanence qui dйfinit le fait divers (3).

1. Les faits qui appartiennent а ce que l'on pourrait appeler les « gestes » de vedettes ou de personnalitйs ne sont jamais des faits divers, parce que prйcisйment ils impliquent une structure а йpisodes.

2. En un sens, il est juste de dire que la politique est un roman, c'est-а-dire un rйcit qui dure, а condition d'en personnaliser les acteurs.

3. Certains faits divers se dйveloppent sur plusieurs jours : cela ne rompt pas leur immanence constitutive, car ils impliquent toujours une mйmoire extrкmement courte.

Voilа donc une structure fermйe. Que se passe-t-il а l'intйrieur de cette structure? Un exemple, aussi menu que possible, le dira peut-кtre. On vient de nettoyer le Palais de Justice. Cela est insignifiant. On ne l'avait pas fait depuis cent ans. Cela devient un [189] fait divers. Pourquoi ? Peu importe l'anecdote (on ne pourrait en trouver de plus mince); deux termes sont posйs, qui appellent fatalement un certain rapport, et c'est la problйmatique de ce rapport qui va constituer le fait divers; le nettoyage du Palais de Justice d'un cфtй, sa raretй de l'autre, sont comme les deux termes d'une fonction : c'est cette fonction qui est vivante, c'est elle qui est rйguliиre, donc intelligible; on peut prйsumer qu'il n'y a aucun fait divers simple, constituй par une seule notation : le simple n'est pas notable; quelles que soient la densitй du contenu, sa surprise, son horreur ou sa pauvretй, le fait divers ne commence que lа oщ l'information se dйdouble et comporte par lа mкme la certitude d'un rapport; la briиvetй de l'йnoncй ou l'importance de la nouvelle, ailleurs gages d'unitй, ne peuvent jamais effacer le caractиre articulй du fait divers : cinq mille morts au Pйrou ? L'horreur est globale, la phrase est simple; cependant, le notable, ici, c'est dйjа le rapport de la mort et d'un nombre. Sans doute une structure est-elle toujours articulйe; mais ici l'articulation est intйrieure au rйcit immйdiat, tandis que dans l'information politique, par exemple, elle est dйportйe hors de l'йnoncй, dans un contexte implicite.

Ainsi, tout fait divers comporte au moins deux termes, ou, si l'on prйfиre, deux notations. Et l'on peut trиs bien mener une premiиre analyse du fait divers sans se rйfйrer а la forme et au contenu de ces deux ternies : а leur forme, parce que la phrasйologie du rйcit est йtrangиre а la structure du fait rapportй, ou, pour кtre plus prйcis, parce que cette structure ne coпncide pas fatalement avec la structure de la langue, bien qu'on ne puisse l'atteindre qu'а travers la langue du journal; а leur contenu, parce que l'important, ce ne sont pas les termes eux-mкmes, la faзon contingente dont ils sont saturйs (par un meurtre, un incendie, un vol, etc.), mais la relation qui les unit. C'est cette relation qu'il faut d'abord interroger, si l'on veut saisir la structure du fait divers, c'est-а-dire son sens humain.

Il semble que toutes les relations immanentes au fait divers puissent se ramener а deux types. Le premier est la relation de causalitй. C'est une relation extrкmement frйquente : un dйlit et son mobile, un accident et sa circonstance, et il y a bien entendu, de ce point de vue, des stйrйotypes puissants : drame passionnel, [190] crime d'argent, etc. Mais dans tous les cas oщ la causalitй est en quelque sorte normale, attendue, l'emphase n'est pas mise sur la relation elle-mкme, bien qu'elle continue а former la structure du rйcit; elle se dйplace vers ce que l'on pourrait appeler les dramatis personae (enfant, vieillard, mиre, etc.), sortes d'essences йmotionnelles, chargйes de vivifier le stйrйotype (4). Chaque fois donc que l'on veut voir fonctionner а nu la causalitй du fait divers, c'est une causalitй lйgиrement aberrante que l'on rencontre. Autrement dit, les cas purs (et exemplaires) sont constituйs par les troubles de la causalitй, comme si le spectacle (la « notabilitй », devrait-on dire) commenзait lа oщ la causalitй, sans cesser d'кtre affirmйe, contient dйjа un germe de dйgradation, comme si la causalitй ne pouvait se consommer que lorsqu'elle commence а pourrir, а se dйfaire. Il n'y a pas de fait divers sans йtonnement (йcrire, c'est s'йtonner) ; or, rapportй а une cause, l'йtonnement implique toujours un trouble, puisque dans notre civilisation, tout ailleurs de la cause semble se situer plus ou moins dйclarativement en marge de la nature, ou du moins du naturel. Quels sont donc ces troubles de la causalitй, sur lesquels s'articule le fait divers ?

4. Au reste, de plus en plus, dans les faits divers stйrйotypйs (le crime passionnel, par exemple), le rйcit met en valeur les circonstances aberrantes (Iulepour un йclat de rire : son mari йtait derriиre la porte; quand il l'entendit, il distendit а la cane et prit son revolver...).

C'est d'abord, bien entendu, le fait dont on ne peut dire la cause tout de suite. Il faudra bien un jour dresser la carte de l'inexplicable contemporain, telle que se la reprйsente, non la science, mais le sens commun; il semble qu'en fait divers, l'inexplicable soit rйduit а deux catйgories de faits : les prodiges et les crimes. Ce qu'on appelait autrefois le prodige, et qui aurait sans doute occupй presque toute la place du fait divers, si la presse populaire avait existй alors, a toujours le ciel pour espace, mais dans les toutes derniиres annйes, on dirait qu'il n'y a plus qu'une sorte de prodige : les soucoupes volantes; bien qu'un rapport rйcent de l'armйe amйricaine ait identifiй sous forme d'objets naturels (avions, ballons, oiseaux) toutes les soucoupes volantes repйrйes, l'objet continue d'avoir une vie mythique : on l'assimile а un vйhicule planйtaire, d'ordinaire envoyй par les Martiens : la causalitй est ainsi reculйe dans l'espace, elle n'est pas abolie; au reste, le thиme Martien a йtй [191] considйrablement йtouffй par les vols rйels dans le cosmos : il n'est plus besoin de Martien pour venir dans la couche terrestre, puisque Gagarine, Titov et Glenn en sortent : toute une surnature disparaоt. Quant au crime mystйrieux, on sait sa fortune dans le roman populaire; sa relation fondamentale est constituйe par une causalitй diffйrйe; le travail policier consiste а combler а rebours le temps fascinant et insupportable qui sйpare l'йvйnement de sa cause; le policier, йmanation de la sociйtй tout entiиre sous sa forme bureaucratique, devient alors la figure moderne de l'antique dйchiffreur d'йnigme (Њdipe), qui fait cesser le terrible pourquoi des choses; son activitй, patiente et acharnйe, est le symbole d'un dйsir profond : l'homme colmate fйbrilement la brиche causale, il s'emploie а faire cesser une frustration et une angoisse. Dans la presse, sans doute, les crimes mystйrieux sont rares, le policier est peu personnalisй, l'йnigme logique noyйe dans le pathйtique des acteurs; d'autre part, l'ignorance rйelle de la cause oblige ici le fait divers а s'йtirer sur plusieurs jours, а perdre ce caractиre йphйmиre, si conforme а sa nature immanente; c'est pourquoi, en fait divers, contrairement au roman, un crime sans cause est plus inexpliquй qu'inexplicable : le « retard » causal n'y exaspиre pas le crime, il le dйfait : un crime sans cause est un crime qui s'oublie : le fait divers disparaоt alors, prйcisйment parce que dans la rйalitй sa relation fondamentale s'extйnue.

Naturellement, puisque c'est ici la causalitй troublйe qui est la plus notable, le fait divers est riche de dйviations causales : en vertu de certains stйrйotypes, on attend une cause, et c'est une autre qui apparaоt : une femme blesse d'un coup de couteau son amant : crime passionnel? non, ils ne s'entendaient pas en politique. Une jeune bonne kidnappe le bйbй de ses patrons : pour obtenir une ranзon? non, parce qu'elle adorait l'enfant. Un rфdeur attaque les femmes seules : sadique ? non, simple voleur de sacs. Dans tous ces exemples, on voit bien que la cause rйvйlйe est d'une certaine maniиre plus pauvre que la cause attendue; la crime passionnel, le chantage, l'agression sadique ont un long passй, ce sont des faits lourds d'йmotion, par rapport а quoi la divergence politique, l'excиs d'affection ou le simple vol sont des mobiles dйrisoires; il y a en effet dans ce genre de relation causale, le spectacle d'une dйception; paradoxalement, la causalitй est d'autant plus notable qu'elle est dйзue. [192]

Carence ou dйviation de la cause, il faut ajouter а ces troubles privilйgiйs ce que l'on pourrait appeler les surprises du nombre (ou plus largement, de la quantitй). Ici encore, la plupart du temps, on retrouve cette causalitй dйзue qui est pour le fait divers un spectacle йtonnant. Un train dйraille en Alaska : un cerf avait bloquй l'aiguillage. Un Anglais s'engage dans la Lйgion : il ne voulait pas passer Noлl avec sa belle-mиre. Une йtudiante amйricaine doit abandonner ses йtudes : son tour de poitrine (104 cru) provoque des chahuts. Tous ces exemples illustrent la rиgle : petites causes, grands effets. Mais le fait divers ne voit nullement dans ces disproportions une invitation а philosopher sur la vanitй des choses ou la pusillanimitй des hommes; il ne dit pas comme Valйry : combien de gens pйrissent dans un accident, faute d'avoir voulu lвcher leur parapluie; il dit plutфt, et d'une faзon en somme beaucoup plus intellectualiste : la relation causale est chose bizarre; le faible volume d'une cause n'amortit nullement l'ampleur de son effet; le peu йgale le beaucoup; et par lа mкme, cette causalitй en quelque sorte dйtraquйe, peut кtre partout : elle n'est pas constituйe par une force quantitativement accumulйe, mais plutфt par une йnergie mobile, active а trиs faible dose.

Il faut inclure dans ces circuits de dйrision tous les йvйnements importants tributaires d'un objet prosaпque, humble, familier : gangster mis en fuite par un tisonnier, assassin identifiй par une simple pince de cycliste, vieillard йtranglй par le cordon de son appareil acoustique. Cette figure est bien connue du roman policier, trиs friand par nature de ce que l'on pourrait appeler le miracle de l'indice : c'est l'indice le plus discret qui finalement ouvre le mystиre. Deux thиmes idйologiques sont ici impliquйs : d'une part, le pouvoir infini des signes, le sentiment panique que les signes sont partout, que tout peut кtre signe; et d'autre part, la responsabilitй des objets, aussi actifs en dйfinitive que les personnes : il y a une fausse innocence de l'objet; l'objet s'abrite derriиre son inertie de chose, rhais c'est en rйalitй pour mieux йmettre une force causale, dont on ne sait bien si elle lui vient de lui-mкme ou d'ailleurs.

Tous ces paradoxes de la causalitй ont un double sens; d'une part l'idйe de causalitй en sort renforcйe, puisque l'on constate que la cause est partout : en cela, le fait divers nous dit que l'homme est toujours reliй а autre chose, que la nature est pleine d'йchos, [193] de rapports et de mouvements; mais d'autre part, cette mкme causalitй est sans cesse minйe par des forces qui lui йchappent; troublйe sans cependant disparaоtre, elle reste en quelque sorte suspendue entre le rationnel et l'inconnu, offerte а un йtonne ment fondamental; distante de son effet (et c'est lа, en fait divers, l'essence mкme du notable), k cause apparaоt fatalement pйnйtrйe d'une force йtrange : le hasard; en fait divers, toute causalitй est suspecte de hasard.

On rencontre ici le second type de relation qui peut articuler la structure du fait divers : la relation de coпncidence. C'est d'abord la rйpйtition d'un йvйnement, si anodin soit-il, qui le dйsigne а la notation de coпncidence : une mime bijouterie a йtй cambriolйe trois fois; une hфteliиre gagne а la Loterie а chaque coup, etc. : pourquoi? La rйpйtition engage toujours, en effet, а imaginer une cause inconnue, tant il est vrai que dans k conscience populaire, l'alйatoire est toujours distributif, jamais rйpйtitif : le hasard est censй varier les йvйnements; s'il les rйpиte, c'est qu'il veut signifier quelque chose а travers eux : rйpйter, c'est signifier, cette croyance (6) est а l'origine de toutes les anciennes mantiques; aujourd'hui, bien entendu, la rйpйtition n'appelle pas ouvertement une interprйtation surnaturelle; cependant, mкme ravalйe au rang de « curiositй », il n'est pas possible que la rйpйtition soit notйe sans qu'on ait l'idйe qu'elle dйdent un certain sens, mкme si ce sens reste suspendu : Je « curieux » ne peut кtre une notion mate et pour ainsi dire innocente (sauf pour une conscience absurde, ce qui n'est pas le cas de la conscience populaire) : il institutionnalise fatalement une interrogation.

5. Croyance obscurйment conforme a la nature formelle des systиmes de signification, puisque l'usage d'un code implique toujours la rйpйtition d'un nombre limitй de signes.

Autre relation de coпncidence : celle qui rapproche deux termes (deux contenus) qualitativement distants : une femme met en dйroute quatre gangsters, un juge disparaоt а Pigalle, de s pкcheur s islandais pиchent me vache, etc; il y a une sorte de distance logique entre la faiblesse de la femme et le nombre des gangsters, k magistrature et Pigalle, [194] la pкche et la vache, et le fait divers se met tout а coup а supprimer cette distance. En termes de logique, on pourrait dire que chaque terme appartenant en principe а un parcours autonome de signification, la relation de coпncidence a pour fonction paradoxale de fondre deux parcours diffйrents en un parcours unique, comme si brusquement la magistrature et la « pigalоitй » se retrouvaient dans le mкme domaine.

Et comme la distance originelle des parcours est spontanйment sentie comme un rapport de contrariйtй, on approche ici d'une figure rhйtorique fondamentale dans le discours de notre civilisation : l'antithиse (6). La coпncidence est en effet d'autant plus spectaculaire qu'elle retourne certains stйrйotypes de situation : а Little Rok, le chef de la Police tue sa femme. Des cambrioleurs sont surpris et effrayйs par un autre cambrioleur. Des voleurs lвchent un chien policier sur le veilleur de nuit, etc. La relation devient ici vectorisйe, elle se pйnиtre d'intelligence : non seulement il y a un meurtrier, mais encore ce meurtrier est le chef de la Police : la causalitй est retournйe en vertu d'un dessin exactement symйtrique. Ce mouvement йtait bien connu de la tragйdie classique, oщ il avait mкme un nom : c'йtait le comble :

Je n'ai donc traversй tant de mers, tant d'Etats,

Que pour venir si loin prйparer son trйpas.

dit Oreste en parlant d'Hermione. Les exemples sont ici et lа innombrables : c'est prйcisйment quand Agamemnon condamne sa fille qu'elle le loue de ses bontйs ; c'est prйcisйment quand Aman se croit au faоte des honneurs qu'il est ruinй; c'est prйcisйment quand elle vient de mettre son pavillon en viager que la septuagйnaire est йtranglйe; c'est prйcisйment le coffre-fort d'une fabrique de chalumeaux que les cambrioleurs se mettent а percer; c'est prйcisйment quand ils sont appelйs en sйance de conciliation que le mari tue sa femme : k liste des combles est interminable (7).

6. Les figures de rhйtorique ont toujours йtй traitйes avec un grand mйpris par les historiens de la littйrature ou du langage, comme s'il s'agissait de jeux gratuits de la parole; on oppose toujours l'expression « vivante » а l'expression rhйtorique. Cependant la rhйtorique peut constituer un tйmoignage capital de civilisation, car elle reprйsente un certain dйcoupage mental du monde, c'est-а-dire, finalement, une idйologie.

7. Le franзais est inhabile а exprimer le comble : il lui faut une pйriphrase : c'tst pririsimnt quand... que; le latin, lui, disposait d'un corrйlatif trиs fort, et d'ailleurs d'emploi plutфt archaпque : atm... tum.

Que signifie cette prйdilection ? Le comble est l'expression d'une [195] situation de malchance. Cependant, de mкme que la rйpйtition limite en quelque sorte la nature anarchique - ou innocente - de l'alйatoire, de mкme la chance et la malchance ne sont pas des hasards neutres, elles appellent invinciblement une certaine signification - et dиs lors qu'un hasard signifie, ce n'est plus un hasard; le comble a prйcisйment pour fonction d'opйrer une conversion du hasard en signe, car l'exactitude d'un renversement ne peut кtre pensйe en dehors d'une Intelligence qui l'accomplit; mythiquement, la Nature (la Vie) n'est pas une force exacte; partout oщ une symйtrie se manifeste (et le comble est la figure mкme de la symйtrie), il a bien fallu une main pour la guider : il y a confusion mythique du dessin et du dessein.

Ainsi, chaque fois qu'elle apparaоt solitairement, sans s'embarrasser des valeurs pathйtiques qui tiennent en gйnйral au rфle archйtypique des personnages, la relation de coпncidence implique une certaine idйe du Destin. Toute coпncidence est un signe а la fois indйchiffrable et intelligent : c'est en effet par une sorte de transfert, dont l'intйrкt n'est que trop йvident, que les hommes accusent le Destin d'кtre aveugle : le Destin est au contraire malicieux, il construit des signes, et ce sont les hommes qui sont aveugles, impuissants а les dйchiffrer. Que des cambrioleurs percent le coffre-fort d'une fabrique de chalumeaux, cette notation ne peut appartenir finalement qu'а la catйgorie des signes, car le sens (sinon son contenu, du moins son idйe) surgit fatalement de la conjonction de deux contraires : antithиse ou paradoxe, toute contrariйtй appartient а un monde dйlibйrйment construit : un dieu rфde derriиre le fait divers.

Cette fatalitй intelligente - mais inintelligible - anime-t-elle seulement la relation de coпncidence? Nullement. On a vu que la causalitй explicite du fait divers йtait en dйfinitive une causalitй truquйe, du moins suspecte, douteuse, dйrisoire, puisque d'une certaine maniиre l'effet y dйзoit la cause; on pourrait dire que la causalitй du fait divers est sans cesse soumise а la tentation de la coпncidence, et qu'inversement, la coпncidence y est sans cesse fascinйe par l'ordre de la causalitй. Causalitй alйatoire, coпncidence ordonnйe, c'est а la jonction de ces deux mouvements que se constitue le fait divers : tous deux finissent en effet par recouvrir une zone ambiguл oщ l'йvйnement est pleinement vйcu comme un signe dont [196] le contenu est cependant incertain. Nous sommes ici, si l'on veut, non dans un monde du sens, mais dans un monde de la signification(8); ce statut est probablement celui de la littйrature, ordre formel dans lequel le sens est а la fois posй et dйзu : et il est vrai que le fait divers est littйrature, mкme si cette littйrature est rйputйe mauvaise. Il s'agit donc lа, probablement, d'un phйnomиne gйnйral qui dйborde de beaucoup la catйgorie du fait divers. Mais dans le fait divers, la dialectique du sens et de la signification a une fonction historique bien plus claire que dans la littйrature, parce que le fait divers est un art de masse : son rфle est vraisemblablement de prйserver au sein de la sociйtй contemporaine l'ambiguпtй du rationnel et de l'irrationnel, de l'intelligible et de l'insondable; et cette ambiguпtй est historiquement nйcessaire dans la mesure oщ il faut encore а l'homme des signes (ce qui le rassure) mais oщ il faut aussi que ces signes soient de contenu incertain (ce qui l'irresponsabilise) : il peut ainsi s'appuyer а travers le fait-divers sur une certaine culture, car toute йbauche d'un systиme de signification est йbauche d'une culture; mais en mкme temps, il peut emplir in extremis cette culture de nature, puisque le sens qu'il donne а la concomitance des faits йchappe а l'artifice culturel en demeurant muet.

1962, Mйdiations.

8. J'entends par tua le contenu (le signifiй) d'un systиme signifiant, et par signification le procиs systйmatique qui unit un sens et une forme, un signifiant et un signifiй.

LE POINT SUR ROBBE-GRILLET?

« Ne leur donnez pas de nom...

Ils pourraient avoir eu tant d'autres aventures »

(L'annйe derriиre а Marienbad).

Le rйalisme littйraire s'est toujours donnй pour une certaine faзon de copier le rйel(1). Tout se passe comme s'il y avait d'un certain cфtй le rйel et de l'autre le langage, comme si l'un йtait antйcйdent а l'autre et que le second ait pour tвche en quelque sorte de courir aprиs le premier jusqu'а ce qu'il le rattrape. Le rйel qui s'offre а l'йcrivain peut кtre sans doute multiple : ici psychologique, lа thйologique, social, politique, historique ou mкme imaginaire, chacun а son tour dйtrфnant l'autre; ces rйels ont cependant un trait commun, qui explique la constance de leur projection : ils semblent tous et tout de suite pйnйtrйs de sens : une passion, une faute, un conflit, un rкve renvoient fatalement а une certaine transcendance, вme, divinitй, sociйtй ou surnature, en sorte que toute notre littйrature rйaliste est non seulement analogique, mais encore signifiante.

1. Prйftce а : Bruce Morrissette, La romans dt Robbt-Grilltt, Paris, йd. de Minuit (1963), 223 p.

Parmi tous ces rйels, psychologiques et sociaux, l'objet lui-mкme n'avait guиre de place originale; pendant longtemps, la littйrature n'a traitй qu'un monde de rapports inter-humains (dans les Liaisons Dangereuses, si l'on parle d'une harpe, c'est qu'elle sert а cacher un billet d'amour); et lorsque les choses, outils, spectacles ou substances, ont commencй а paraоtre avec quelque abondance dans nos romans, ce fut а titre d'йlйments esthйtiques ou d'indices humains, pour mieux renvoyer а quelque йtat d'вme (paysage romantique) ou а quelque misиre sociale (dйtail rйaliste). On sait que l'њuvre d'Alain Robbe-Grillet traite de ce problиme [198] de l'objet littйraire; les choses sont-elles inductrices de sens, ou bien au contraire sont-elles « mates » ? L'йcrivain peut-il et doit-il dйcrire un objet sans le renvoyer а quelque transcendance humaine ? Signifiants ou insignifiants, quelle est la fonction des objets dans un rйcit romanesque ? En quoi la faзon dont on les dйcrit modifie-t-elle le sens de l'histoire ? la consistance du personnage ? le rapport mкme а l'idйe de littйrature? Maintenant que cette њuvre s'est dйveloppйe et que le cinйma lui a donnй un nouveau souffle et un second public, ce sont des questions qu'on peut lui poser d'une faзon nouvelle. Selon la rйponse, on s'apercevra vite que l'on dispose, avec l'aide de Robbe-Grillet lui-mкme, de deux Robbe-Grillet : d'un cфtй le Robbe-Grillet des choses immйdiates, destructeur de sens, esquissй surtout par la premiиre critique ; et d'un autre, le Robbe-Grillet des choses mйdiates, crйateur de sens, dont Bruce Morrissette se fait l'analyste.

Le premier Robbe-Grillet (il ne s'agit pas ici d'une antйrioritй temporelle, mais seulement d'un ordre de classement), le premier Robbe-Grillet dйcide que les choses ne signifient rien, pas mкme l'absurde (ajoute-t-il а juste titre), car il est йvident que l'absence de sens peut trиs bien кtre un sens. Mais comme ces mкmes choses sont enfouies sous un amas de sens variйs, dont les hommes, а travers des sensibilitйs, des poйsies et des usages diffйrents ont imprйgnй le nom de tout objet, le travail du romancier est en quelque sorte cathartique : il purifie les choses du sens indu que les hommes sans cesse dйposent en elles. Comment ? Йvidemment par la description. Robbe-Grillet produit donc des descriptions d'objets suffisamment gйomйtriques pour dйcourager toute induction vers le sens poйtique de la chose; et suffisamment minutieuses pour couper la fascination du rйcit; mais par lа mкme, il rencontre le rйalisme; comme les rйalistes, il copie, ou du moins semble copier un modиle; en termes formels, on pourrait dire qu'il fait comme si son roman n'йtait que l'йvйnement qui vient accomplir une structure antйcйdente : peu importe que cette structure soit vraie ou non, et que le rйalisme de Robbe-Grillet soit objectif ou subjectif; car ce qui dйfinit le rйalisme, ce n'est pas l'origine du modиle, c'est son extйrioritй par rapport а la parole qui l'accomplit. D'une part le rйalisme de ce premier Robbe-Grillet reste classique [199] parce qu'il est fondй sur un rapport d'analogie (le quartier de tomate dйcrit par Robbe-Grillet ressemble au quartier de tomate rйel); et d'autre part il est nouveau parce que cette analogie ne renvoie а aucune transcendance mais prйtend survivre fermйe sur elle-mкme, satisfaite lorsqu'elle a dйsignй nйcessairement et suffisamment le trop fameux кtre-lа de la chose (ce quartier de tomate est dйcrit de telle sorte qu'il n'est censй provoquer ni envie ni dйgoыt, et ne signifier ni la saison, ni le lieu, ni mкme la nourriture).

Il est йvident que la description ne peut ni йpuiser le tissu du roman, ni satisfaire l'intйrкt qu'on en attend traditionnellement : il y a bien d'autres genres que la description dans les romans de Robbe-Grillet. Mais il est йvident aussi qu'un petit nombre de descriptions а la fois analogiques et insignifiantes, selon la place que l'auteur leur donne et les variations qu'il y introduit, suffit а modifier complиtement le sens gйnйral du roman. Tout roman est un organisme intelligible d'une infinie sensibilitй : le moindre point d'opacitй, la moindre rйsistance (muette) au dйsir qui anime et emporte toute lecture, constitue un йtormement qui se reverse sur l'ensemble de l'њuvre. Les fameux objets de Robbe-Grillet n'ont donc nullement une valeur anthologique; ils engagent vйritablement l'anecdote elle-mкme et les personnages qu'elle rassemble dans une sorte de silence de la signification. C'est pourquoi la conception que l'on peut avoir d'un Robbe-Grillet « chosiste » ne peut кtre qu'unitaire, et pour ainsi dire totalitaire : il y a une rйcurrence fatale de l'insignifiance des choses а l'insignifiance des situations et des hommes. Il est en effet trиs possible de lire toute l'њuvre de Robbe-Grillet (du moins jusqu'au 'Labyrinthe) d'une faзon mate ; il suffit de rester а la surface du texte, йtant bien entendu qu'une lecture superficielle ne saurait plus кtre condamnйe au nom des anciennes valeurs d'intйrioritй. C'est mкme certainement le mйrite de ce premier Robbe-Grillet (fыt-il fictif) que de dйmystifier les qualitйs prйtendues naturelles de la littйrature d'introspection (le profond йtant de droit prйfйrable au superficiel) au profit d'un кtre-lа du texte (qu'il ne faut surtout pas confondre avec Vйtre-lа de la chose mкme), et de refuser en quelque sorte au lecteur la jouissance d'un monde « riche », « profond », « secret », bref signifiant. Il est йvident que selon Robbe-Grillet n° i, l'йtat nйvrosй ou pathologique de ses personnages (l'un њdipйen, l'autre [200] sadique et le troisiиme obsйdй) n'a nullement la valeur traditionnelle d'un contenH, dont les йlйments du roman seraient les symboles plus ou moins mйdiats, et qui s'offriraient au dйchiffrage du lecteur (ou du critique) : cet йtat n'est que le terme purement formel d'une fonction : Robbe-Grillet semble alors manier un certain contenu parce qu'il n'y a pas de littйrature sans signe et de signe sans signifiй; mais tout son art consiste prйcisйment а dйcevoir le sens dans le temps mкme qu'il l'ouvre. Nommer ce contenu, parler de folie, de sadisme ou mкme de jalousie, c'est donc dйpasser ce que l'on pourrait appeler le meilleur niveau de perception du roman, celui oщ il est parfaitement et immйdiatement intelligible, tout comme regarder une reproduction photographique de trиs prиs, c'est sans doute en percer le secret typographique, mais c'est aussi ne plus rien comprendre а l'objet qu'elle reprйsente. Il va de soi que cette dйception du sens, si elle йtait authentique, ne serait nullement gratuite : provoquer le sens pour l'arrкter, ce n'est rien d'autre que de prolonger une expйrience qui a son origine moderne dans l'activitй surrйaliste et qui engage l'кtre mкme de la littйrature, c'est-а-dire en dйfinitive la fonction anthropologique qu'elle dйtient au sein de la sociйtй historique tout entiиre. Telle est l'image du Robbe-Grillet n° i que l'on peut former а partir de certains des йcrits thйoriques et des romans, а quoi il faut ajouter en gйnйral les commentaires de la premiиre heure.

De ces mкmes йcrits et de ces mкmes romans (mais non, bien entendu, de ces mкmes commentaires), on peut d'ailleurs trиs bien tirer l'image d'un Robbe-Grillet n° 2, non plus « chosiste », mais « humaniste », puisque les objets, sans pour autant redevenir des symboles, au sens fort du terme, y retrouvent une fonction mйdiatrice vers « autre chose ». De cette seconde image, Bruce Morrissette s'est fait, tout au long de son йtude, le constructeur minutieux. Sa mйthode est а la fois descriptive et comparative : d'une part, il raconte patiemment les romans de Robbe-Grillet, et ce rйcit lui sert а reconstituer l'agencement souvent trиs retors des йpisodes, c'est-а-dire en somme la structure de l'њuvre, dont personne ne s'йtait occupй jusqu'а prйsent; et d'autre part, une science йtendue lui permet de rapporter ces йpisodes (scиnes ou descriptions d'objets) а des modиles, а des archйtypes, а des [201] sources, а des йchos, et de rйtablir ainsi la continuitй culturelle qui unit une њuvre rйputйe « mate » а tout un contexte littйraire, et par consйquent humain. La mйthode de Bruce Morrissette produit en effet de Robbe-Grillet une image « intйgrйe », ou, mieux encore, rйconciliйe avec les fins traditionnelles du roman; elle rйduit sans doute la part rйvolutionnaire de l'њuvre, mais йtablit en revanche les raisons excellentes que le public peut avoir de se retrouver en Robbe-Grillet (et le succиs critique du Labyrinthe, la carriиre publique de Marienbad semblent lui donner tout а fait raison). Ce Robbe-Grillet n° 2 ne dit pas comme Chйnier : Sur des penser s non-veaux, faisons des vers antiques. Il dit au contraire : Sur des pensers anciens, faisons des romans nouveaux.

Sur quoi porte cette rйconciliation? D'abord йvidemment sur ces fameux « objets », dont on avait cru tout d'abord pouvoir affirmer le caractиre neutre, insignifiant. Bruce Morrissette reconnaоt l'originalitй de la vision robbe-grilletiste des choses, mais il ne pense pas que dans cet univers, l'objet soit coupй de toute rйfйrence et qu'il cesse radicalement d'кtre un signe; il n'a aucune peine а repйrer dans les collections de Robbe-Grillet quelques objets, sinon obsessionnels, du moins suffisamment rйpйtйs pour induire а un sens (car ce qui se rйpиte est censй signifier). La gomme (des Gommes), la cordelette (du Voyeur), le mille-pattes (de la Jalousie), ces objets, repris, variйs au long du roman, renvoient tous а un acte, criminel ou sexuel, et au-delа de cet acte, а une intйrioritй. Bruce Morrissette s'interdit cependant d'y voir des symboles; d'une faзon plus retenue (mais peut-кtre un peu spйcieuse ?), il prйfиre les dйfinir comme de simples supports de sensations, de sentiments, de souvenirs; de la sorte, l'objet devient un йlйment contrapuntique de l'њuvre; il fait parue de l'histoire au mкme titre qu'une pйripйtie, et c'est certainement l'un des grands apports de Bruce Morrissette а la critique de Robbe-Grillet que d'avoir su retrouver un rйcit dans chacun de ces romans; grвce а des rйsumйs minutieux, scrupuleux, Bruce Morrissette montre trиs bien que le roman de Robbe-Grillet est une « histoire » et que cette histoire a un sens : њdipйen, sadique, obsessionnel, ou mкme simplement littйraire, si le Labyrinthe, comme il le pense, est l'histoire d'une crйation; sans doute cette « histoire » n'est pas composйe d'une faзon traditionnelle, et Bruce Morrissette, attentif au [202] modernisme de la technique, met fort bien en relief les variations et les complexitйs du « point de vue » narratif, les distorsions imposйes par Robbe-Grillet а la chronologie et son refus de l'analyse psychologique (mais non de la psychologie). Il n'en reste pas moins que, pourvu de nouveau d'une histoire, d'une psychologie (pathologique) et d'un matйriel, sinon symbolique, du moins rйfйrentiel, le roman robbe-grilletiste n'est plus du tout l'йpure « pkte » de la premiиre critique : c'est un objet plein, et plein de secrets; alors la critique doit se mettre а scruter ce qu'il y a derriиre cet objet et autour de lui : elle devient dйchiffreuse : elle cherche des « clйs » (et en gйnйral les trouve). C'est ce qu'a fait Bruce Morrissette pour les romans de Robbe-Grillet : on reconnaоtra le courage du critique qui ose tout de suite et а propos d'un йcrivain non seulement contemporain mais encore fort jeune, user d'une mйthode de dйchiffrement qu'on a mis chez nous quelque demi-siиcle а appliquer а des auteurs comme Nerval et Rimbaud.

Entre les deux Robbe-Grillet, le Robbe-Grillet n° i, « chosiste », et le Robbe-Grillet n° 2, « humaniste », entre celui de la toute premiиre critique et celui de Bruce Morrissette, faut-il choisir? Robbe-Grillet lui-mкme n'y aidera nullement; comme tout auteur, et en dйpit de ses dйclarations thйoriques, il est, sur son њuvre mкme, constitutivement ambigu : de plus, c'est йvident, son њuvre change, et c'est son droit. Et c'est au fond cette ambiguпtй qui compte, c'est elle qui nous concerne, c'est elle qui porte le sens historique d'une њuvre qui semble pйremptoirement refuser l'histoire. Quel est ce sens? L'envers mкme du sens, c'est-а-dire une question. Qu'est-ce que les choses signifient, qu'est-ce que le monde signifie? Toute littйrature est cette question, mais il faut tout de suite ajouter, car c'est ce qui fait sa spйcialitй : c'est cette question moins sa rйponse. Aucune littйrature au monde n'a jamais rйpondu а la question qu'elle posait, et c'est ce suspens mкme qui l'a toujours constituйe en littйrature : elle est ce trиs fragile langage que les hommes disposent entre la violence de k question et le silence de la rйponse : а la fois religieuse et critique dans le temps qu'elle interroge, elle est а la fois irrйligieuse et conservatrice dans le temps mкme qu'elle ne rйpond pas : question elle-mкme, c'est la question que les siиcles interrogent en elle, ce n'est pas la [203]rйponse. Quel dieu, disait Valйry, oserait prendre pour devise : Je dйfois? La littйrature serait ce dieu; peut-кtre sera-t-il possible un jour de dйcrire toute la littйrature comme l'art de la dйception. L'histoire de la littйrature ne sera plus alors l'histoire des rйponses contradictoires apportйes par les йcrivains а la question du sens, mais bien au contraire l'histoire de la question elle-mкme.

Car il est йvident que la littйrature ne saurait poser directement la question qui la constitue et qui est seule а la constituer : elle n'a pu et ne pourra jamais йtendre son interpellation а la durйe du discours, sans passer par le relais de certaines techniques; et si l'histoire de la littйrature est en dйfinitive l'histoire de ces techniques, ce n'est pas parce que la littйrature n'est que technique (comme on feignait de le dire au temps de l'art pour l'art}, mais parce que la technique est la seule puissance capable de suspendre le sens du monde et de maintenir ouverte la question impйrative qui lui est adressйe; car ce n'est pas rйpondre qui est difficile, c'est questionner, c'est parler en questionnant. De ce point de vue, la « technique » de Robbe-Grillet a йtй, а un certain moment, radicale : lorsque l'auteur pensait qu'il йtait possible de « tuer » directement le sens, de faзon que l'њuvre ne laissвt filtrer que l'йtonnement fondamental qui la constitue (car йcrire, ce n'est pas affirmer, c'est s'йtonner). L'originalitй de la tentative venait alors de ce que la question n'йtait affublйe d'aucune fausse rйponse, sans pour autant, bien entendu, кtre formulйe en termes de question; l'erreur (thйorique) de Robbe-Grillet йtait seulement de croire qu'il y a un кtre-lа des choses, antйcйdent et extйrieur au langage, que la littйrature aurait а charge, pensait-il, de retrouver dans un dernier йlan de rйalisme. En fait, anthropologiquement, les choses signifient tout de suite, toujours et de plein droit; et c'est prйcisйment parce que la signification est leur condition en quelque sorte « naturelle », qu'en les dйpouillant simplement de leur sens, la littйrature peut s'affirmer comme un artifice admirable : si la « nature » est signifiante, un certain comble de la « culture » peut кtre de la faire « dйsignifier ». D'oщ, en toute rigueur, ces descriptions mates d'objets, ces anecdotes rйcitйes « en surface », ces personnages sans confidence, qui font, selon du moins une certaine lecture, le style, ou si l'on prйfиre, le choix de Robbe-Grillet.

Cependant ces formes vides appellent irrйsistiblement un [204] contenu, et l'on voit peu а peu, dans la critique, dans l'њuvre mкme de l'auteur, des tentations de sentiments, des retours d'archйtypes, des fragments de symboles, bref tout ce qui appartient au rиgne de l'adjectif, se glisser dans le superbe « кtre-lа » des choses. En ce sens, il y a une йvolution de l'њuvre de Robbe-Grillet, qui est faite paradoxalement а la fois par l'auteur, la critique et le public : nous faisons tous partie de Robbe-Grillet, dans la mesure oщ nous nous employons tous а renflouer le sens des choses, dиs qu'on l'ouvre devant nous. Considйrйe dans son dйveloppement et dans son avenir (qu'on ne saurait lui assigner), l'њuvre de Robbe-Grillet devient alors l'йpreuve du sens vйcu par une certaine sociйtй, et l'histoire de cette њuvre sera а sa maniиre l'histoire de cette sociйtй. Dйjа le sens revient : chassй du fameux quartier de tomate des Gommes (mais sans doute dйjа prйsent dans la gomme elle-mкme, comme le montre Bruce Morrissette), il emplit AIar:eii-bad, ses jardins, ses lambris, ses manteaux de plume. Seulement, cessant d'кtre nul, le sens est encore ici diversement conjectural : tout le monde a expliquй Marienbad, mais chaque explication йtait un sens immйdiatement contestй par le sens voisin : le sens n'est plus dйзu, il reste nйanmoins suspendu. Et s'il est vrai que chaque roman de Robbe-Grillet contient « en abyme » son propre symbole, nul doute que la derniиre allйgorie de cette њuvre ne soit cette statue de Charles III et de son йpouse, sur laquelle s'interrogent les amants de Marienbad : admirable symbole d'ailleurs, non seulement parce que la statue elle-mкme est inductrice de sens divers, incertains, et cependant nommйs (t'est vous, c'est moi,ce sont des dieux antiques, Hйlиne, Agamemnon, etc.), mais encore parce que le prince et son йpouse y dйsignent du doigt d'une faзon certaine un objet incertain (situй dans la fable? dans le jardin? dans la salle?) : ceci, disent-ils. Mais quoi, ceci? Toute la littйrature est peut-кtre dans cet anaphorique lйger qui tout а la fois dйsigne et se tait.

1962, Prйface.

L'IMAGINATION DU SIGNE

Tout signe inclut ou implique trois relations. D'abord une relation intйrieure, celle qui joint son signifiant а son signifiй; ensuite deux relations extйrieures : la premiиre est virtuelle, elle unit le signe а une rйserve spйcifique d'autres signes, dont on le dйtache pour l'insйrer dans le discours; la seconde est actuelle, elle joint le signe aux autres signes de l'йnoncй qui le prйcиdent ou lui succиdent. Le premier type de relation apparaоt clairement dans ce qu'on appelle couramment un symbole; par exemple, la croix « symbolise » le christianisme, le mur des Fйdйrйs « symbolise » la Commune, le rouge « symbolise » l'interdiction de passer; on appellera donc cette premiиre relation, relation symbolique, bien qu'on la retrouve non seulement dans les symboles, mais aussi dans les signes (qui sont, а grossiиrement parler, des symboles purement conventionnels). Le second plan de relation implique l'existence, pour chaque signe, d'une rйserve ou « mйmoire » organisйe de formes dont il se distingue grвce а la plus petite diffйrence nйcessaire et suffisante pour opйrer un changement de sens; dans « lupum », l'йlйment -um (qui est un signe, et plus prйcisйment un morphиme) ne livre son sens d'accusatif que pour autant qu'il s'oppose au reste (virtuel) de la dйclinaison (-as, -i, -a, etc.); le rouge ne signifie l'interdiction que pour autant qu'il s'oppose systйmatiquement au vert et а l'orange (il va de soi que s'il n'y avait aucune autre couleur que le rouge, le rouge s'opposerait tout de mкme а l'absence de couleur); ce plan de relation est donc celui du systиme, appelй parfois paradigme; on nommera donc ce second type de relation, relation paradigmatique. Selon le troisiиme plan de relation, le signe ne se situe plus par rapport а ses « frиres » (virtuels), mais par rapport а ses « voisins » (actuels); dans homo bonrini lupus, lupus entretient certains rapports avec homo et homini; dans le vкtement, les йlйments d'une tenue sont associйs selon [206]certaines rиgles : mettre un sweater et une veste de cuir, c'est crйer entre ces deux piиces une association passagиre mais signifiante, analogue а celle qui unit les mots d'une phrase; ce plan d'association, c'est le plan du syntagme, et l'on appellera la troisiиme relation, relation syntagmatique.

Or il semble que lorsqu'on s'intйresse au phйnomиne signifiant (et cet intйrкt peut venir d'horizons trиs diffйrents), on soit irrйsistiblement amenй а centrer cet intйrкt sur l'une de ces trois relations plus que sur les deux autres ; tantфt l'on « voit » le signe sous son aspect symbolique, tantфt sous son aspect systйmatique tantфt sous son aspect syntagmatique; c'est parfois par ignorance pure et simple des relations voisines : le symbolisme a йtй longtemps aveugle aux relations formelles du signe; mais mкme lorsque les trois relations ont йtй repйrйes (en linguistique, par exemple), chacun (ou chaque йcole) tend а fonder son analyse sur l'une seulement des dimensions du signe : il y a dйbordement d'une vision sur l'ensemble du phйnomиne signifiant, en sorte qu'on peut parler, semble-t-il, de consciences sйmiologiques diffйrentes (il s'agit, bien entendu, de la conscience de l'analyste, non de celle de l'usager du signe). Or d'une part, le choix d'une relation dominante implique а chaque fois une certaine idйologie; et d'autre part, on dirait qu'а chaque conscience du signe (symbolique, paradigmatique et syntagmatique), ou du moins pour la premiиre d'un cфtй et les deux derniиres de l'autre, correspond un certain moment de la rйflexion, soit individuelle, soit collective : le structuralisme, en particulier, peut кtre dйfini historiquement comme le passage de la conscience symbolique а la conscience paradigmatique : il y a une histoire du signe, qui est l'histoire de ses « consciences ».

La conscience symbolique voit le signe dans sa dimension profonde, on pourrait presque dire : gйologique, puisqu'а ses yeux, c'est l'йtagement du signifiй et du signifiant qui constitue le symbole; il y a conscience d'une sorte de rapport vertical entre la croix et le christianisme : le christianisme est sons la croix, comme une masse profonde de croyances, He valeurs et de pratiques, [207] plus ou moins disciplinйe au niveau de sa forme. La verticalitй du rapport emporte deux consйquences : d'une part, la relation verticale tend а paraоtre solitaire : le symbole semble se tenir tout droit dans le monde, et mкme lorsqu'on affirme qu'il foisonne, c'est sous la forme d'une « forкt », c'est-а-dire d'une juxtaposition anarchique de relations profondes qui ne communiqueraient, si l'on peut dire, que par leurs racines (les signifiйs) ; et d'autre part, cette relation verticale apparaоt forcйment comme une relation analogique : la forme ressemble (plus ou moins, mais toujours un peu) au contenu, comme si elle йtait en somme produite par lui, en sorte que la conscience symbolique recouvre peut-кtre parfois un dйterminisme mal liquidй : il y a donc privilиge massif de la ressemblance (mкme lorsqu'on souligne le caractиre inadйquat du signe). La conscience symbolique a dominй la sociologie des symboles, et bien entendu, une partie de la psychanalyse naissante, encore que Freud lui-mкme ait reconnu le caractиre inexplicable (non analogique) de certains symboles; c'est d'ailleurs l'йpoque oщ rиgne le mot mкme de symbole; pendant tout ce temps, le symbole dispose d'un prestige mythique, celui de la « richesse » : le symbole est riche, ce pourquoi, dit-on, on ne peut le rйduire а un « simple signe » (on peut aujourd'hui douter de la « simplicitй » du signe) : la forme y est sans cesse dйbordйe par la puissance et le mouvement du contenu ; c'est qu'en fait, pour la conscience symbolique, le symbole est beaucoup moins une forme (codifiйe) de communication, qu'un instrument (affectif) de participation. Le mot symbole a maintenant quelque peu vieilli; on le remplace volontiers par signe ou signification. Ce glissement terminologique traduit un certain effritement de la conscience symbolique, notamment en ce qui concerne le caractиre analogique du signifiant et du signifiй; cette conscience demeure cependant typique, tant que le regard analytique ne s'intйresse pas (qu'il les ignore ou les conteste) aux rapports formels des signes entre eux, car la conscience symbolique est essentiellement refus de la forme; dans le signe, c'est le signifiй qui l'intйresse : le signifiant n'est jamais pour elle qu'un dйterminй.

Dиs que les formes de deux signes sont comparйes, ou du moins perзues d'une maniиre quelque peu comparative, il y a apparition d'une certaine conscience paradigmatique; mкme au niveau du [208] symbole classique, qui est le moins dйliй des signes, si l'occasion est offerte de percevoir la variation de deux formes symboliques, les autres dimensions du signe se dйcouvrent tout а coup; tel est, par exemple, le cas de l'opposition entre Croix-Rouge et Croissant-Rouge : d'une part, Croix et Croissant cessent d'entretenir une relation solitaire avec leur signifiй respectif (christianisme et islamisme), ils sont pris dans un syntagme stйrйotypй; et d'autre part, ils forment entre eux un jeu de termes distinctifs, dont chacun correspond а un signifiй diffйrent : le paradigme est nй. La conscience paradigmatique dйfinit donc le sens, non comme la simple rencontre d'un signifiant et d'un signifiй, mais, selon la belle expression de Merleau-Ponty, comme une vйritable « modulation de coexistence »; elle substitue а la relation bilatйrale de la conscience symbolique (mкme si cette relation est multipliйe), une relation (au moins) quadrilatйrale, ou plus exactement homo-logique. C'est la conscience paradigmatique qui a permis а Cl. Lйvi-Strauss (entre autres rйsultats) de renouveler le problиme totй-mique : alors que la conscience symbolique cherche en vain les caractиres « pleins », plus ou moins analogiques, qui unissent un signifiant (le totem) а un signifiй (le clan), la conscience paradigmatique йtablit une homologie (l'expression est de Cl. Lйvi-Strauss) entre le rapport de deux totems et celui de deux clans (on ne discute pas ici la question de savoir si le paradigme est forcйment binaire). Naturellement, en ne retenant du signifiй que son rфle dйmonstratif (il dйsigne le signifiant et permet de repйrer les termes de l'opposition), la conscience paradigmatique tend а le vider : mais elle ne vide pas pour autant la signification. C'est йvidemment la conscience paradigmatique qui a permis (ou exprimй) le dйveloppement extraordinaire de la phonologie, science des paradigmes exemplaires (marquйmarquй): c'est elle qui, а travers l'њuvre de Q. Lйvi-Strauss, dйfinit le seuil structuraliste.

La conscience syntagmatique est conscience des rapports qui unissent les signes entre eux au niveau du discours mкme, c'est-а-dire essentiellement des contraintes, tolйrances et libertйs d'association du signe. Cette conscience a marquй les travaux linguistiques de l'йcole de Yale, et, hors la linguistique, les recherches de l'йcole formaliste russe, notamment celles de Propp dans le domaine du conte populaire slave (ce pour quoi on peut attendre qu'elle [209] йclaire un jour l'analyse des grands « rйcits » contemporains, du fait divers au roman populaire). Mais ce n'est sans doute pas la seule orientation de la conscience syntagmatique; des trois consciences, c'est sans doute celle qui se passe le mieux du signifiй : c'est plus une conscience structurale qu'une conscience sйmantique; c'est pourquoi sans doute elle s'approche le plus de la pratique : c'est elle qui permet le mieux d'imaginer des ensembles opйrationnels, des dispatchings, des classements complexes : la conscience paradigmatique a permis le retour fйcond du dйcima-lisme au binarisme; mais c'est la conscience syntagmatique qui permet vraiment de concevoir les « programmes » cybernйtiques, tout comme elle a permis а Propp et а Lйvi-Strauss de reconstruire les « sйries » mythiques.

Peut-кtre un jour pourra-t-on reprendre k description de ces consciences sйmantiques, tenter de les rattacher а une histoire; peut-кtre un jour pourra-t-on faire k sйmiologie des sйmiologues, l'analyse structurale des structuralistes. Ce qu'on voulait dire simplement ici, c'est qu'il y a probablement une vйritable imagination du signe; le signe n'est pas seulement l'objet d'une connaissance particuliиre, mais aussi l'objet d'une vision, analogue а celle des sphиres cйlestes dans le Songe de Scipion, ou proche encore des reprйsentations molйculaires dont se servent les chimistes; le sйmiologue voit le signe se mouvoir dans le champ de la signification, il dйnombre ses valences, trace leur configuration : le signe est pour lui une idйe sensible. Aux trois consciences (encore passablement techniques) dont il vient d'кtre question, il faut donc supposer un йlargissement vers des types d'imagination beaucoup plus larges, que l'on pourrait retrouver mobilisйs dans bien d'autres objets que le signe.

La conscience symbolique implique une imagination de la profondeur; elle vit le monde comme le rapport d'une forme superficielle et d'un Abgnind multiforme, massif, puissant, et l'image se couronne d'une dynamique trиs forte : le rapport de la forme et du contenu est sans cesse relancй par le temps (l'histoire), la superstructure dйbordйe par l'infra-structure, sans qu'on puisse jamais [210] saisir la structure elle-mкme. La conscience paradigmatique, au contraire, est une imagination formelle; elle voit le signifiant reliй, comme de profil, а quelques signifiants virtuels dont il est i la fois proche et distinct; elle ne voit plus (ou voit moins) le signe dans sa profondeur, elle le voit dans sa perspective ; aussi la dynamique qui est attachйe а cette vision est celle d'un appel : le signe est citй hors d'une rйserve finie, ordonnйe, et cet appel est l'acte souverain de la signification : imagination d'arpenteur, de gйomиtre, de propriйtaire du monde, qui s'y trouve а l'aise, puisque l'homme, pour signifier, n'a qu'а choisir dans ce qui lui est prйsentй dйjа prйstructurй, soit par son cerveau (dans l'hypothиse binariste), soit par la finitude matйrielle des formes. L'imagination syntagmatique ne voit plus (ou voit moins) le signe dans sa perspective, elle le prйvoit dans son extension : ses liens antйcйdents ou consйquents, les ponts qu'il jette vers d'autres signes; il s'agit d'une imagination « stйmmatique », celle de la chaоne ou du rйseau ; aussi la dynamique de l'image est ici celle d'un agencement de parties mobiles, substitutives, dont la combinaison produit du sens, ou plus gйnйralement un objet nouveau; il s'agit donc d'une imagination proprement fabricative, ou encore fonctionnelle (le mot est heureusement ambigu, puisqu'il renvoie а la fois а l'idйe d'une relation variable et а celle d'un usage).

Telles sont (peut-кtre) les trois imaginations du signe. On peut sans doute rattacher а chacune d'elles un certain nombre de crйations diffйrentes, dans les ordres les plus variйs, car rien de ce qui est construit aujourd'hui dans le monde n'йchappe au sens. Pour rester dans l'ordre de la crйation intellectuelle (rйcente), parmi les њuvres de l'imagination profonde (symbolique), on pourra citer la critique biographique ou historique, la sociologie des « visions », le roman rйaliste ou introspectif, et d'une maniиre gйnйrale, les arts ou les langages « expressifs », postulant un signifiй souverain, extrait soit d'une intйrioritй, soit d'une histoire. L'imagination formelle (ou paradigmatique) implique une attention aiguл а la variation de quelques йlйments rйcurrents; on rattachera donc i ce type d'imagination le rкve et les rйcits oniriques, les њuvres fortement thйmatiques et celles dont l'esthйtique implique le jeu de certaines commutations (les romans de Robbe-Grillet, par exemple). L'imagination fonctionnelle (ou syntagmatique) nourrit [211] enfin toutes les њuvres dont la fabrication, par agencement d'йlйments discontinus et mobiles, constitue le spectacle mкme : la poйsie, le thйвtre йpique, la musique sйrielle et les compositions structurales, de Mondrian а Butor.

1962, Arguments.

L'ACTIVITЙ STRUCTURALISTE

Qu'est-ce que le structuralisme ? Ce n'est pas une йcole ni mкme un mouvement (du moins pas encore), car la plupart des auteurs que l'on rattache ordinairement а ce mot ne se sentent nullement liйs entre eux par une solidaritй de doctrine ou de combat. C'est а peine un lexique : structure est un terme dйjа ancien (d'origine anatomiste et grammairienne J), aujourd'hui trиs usй : toutes les sciences sociales y recourent abondamment et l'usage du mot ne peut distinguer personne, sauf а polйmiquer sur le contenu qu'on lui donne; fonctions, formes, signes et significations ne sont guиre plus pertinents; ce sont aujourd'hui des mots d'emploi commun, auxquels on demande et dont on obtient tout ce qu'on veut, et notamment de camoufler le vieux schйma dйterministe de la cause et du produit; il faut sans doute remonter а des couples comme ceux de signifiant-sigiifiй et synchronie-diachronie, pour approcher ce qui distingue le structuralisme d'autres modes de pensйe; le premier parce qu'il renvoie au modиle linguistique, d'origine saussurienne, et qu'aux cфtйs de l'йconomie, la linguistique est, dans l'йtat actuel des choses, la science mкme de la structure; lй second, d'une faзon plus dйcisive, parce qu'il semble impliquer une certaine rйvision de la notion d'histoire, dans la mesure oщ Tidйe de synchronie (quoique chez Saussure ce soit un concept surtout opйratoire) accrйdite une certaine immobilisation du temps, et oщ celle de diachronie tend а reprйsenter le procиs historique comme une pure succession de formes; ce dernier couple est d'autant plus distinctif qu'il semble bien que la principale rйsistance au structuralisme soit aujourd'hui d'origine marxiste et que ce soit autour de la notion d'histoire (et non pas de structure) qu'elle se joue; quoi qu'il en soit, c'est probablement le recours [212] sйrieux au lexique de la signification (et non au mot lui-mкme, qui, paradoxalement, n'est nullement distinctif), dans lequel il faut voir en dйfinitive le signe parlй du structuralisme : surveillez qui emploie signifiant et signifiй, synchronie et diacbronie, et vous saurez si la vision structuraliste est constituйe.

1. Sait il Vtagfi Aк tirmt Structure, Mouton & Co., La Haye, 1962.

Ceci est valable pour le mйtalangage intellectuel, qui use explicitement de concepts mйthodologiques. Mais le structuralisme n'йtant ni une йcole ni un mouvement, il n'y a pas de raison de le rйduire a priori, mкme d'une faзon problйmatique, а la pensйe savante, et il vaut mieux essayer d'en chercher la description la plus large (sinon la dйfinition) а un autre niveau que celui du langage rйflexif. On peut en effet prйsumer qu'il existe des йcrivains, des peintres, des musiciens, aux yeux desquels un certain exercice de la structure (et non plus seulement sa pensйe) reprйsente une expйrience distinctive, et qu'il faut placer analystes et crйateurs sous le signe commun de ce que l'on pourrait appeler l'homme structural, dйfini, non par ses idйes ou ses langages, mais par son imagination, ou mieux encore son imaginaire, c'est-а-dire la faзon dont il vit mentalement la structure.

On dira donc tout de suite que par rapport а tous ses usagers, le structuralisme est essentiellement une activitй, c'est-а-dire la succession rйglйe d'un certain nombre d'opйrations mentajes : on pourrait parler d'activitй structuraliste comme on a parlй d'activitй surrйaliste (le surrйalisme a peut-кtre, d'ailleurs, produit la premiиre expйrience de littйrature structurale, il faudra y revenir un jour). Mais avant de voir quelles sont ces opйrations, il faut dire un mot de leur fin.

Le but de toute activitй structuraliste, qu'elle soit rйflexive ou poйtique, est de reconstituer un « objet », de faзon а manifester dans cette reconstitution les rиgles de fonctionnement (les <c fonctions ») de cet objet. La structure est donc en fait un simulacre de l'objet, mais un simulacre dirigй, intйressй, puisque l'objet imitй fait apparaоtre quelque chose qui restait invisible, ou si l'on prйfиre, inintelligible dans l'objet naturel. L'homme structural prend le rйel, le dйcompose, puis le recompose; c'est en apparence fort [214] peu de chose (ce qui fait dire а certains que le travail structuraliste est « insignifiant, inintйressant, inutile, etc. »). Pourtant, d'un autre point de vue, ce peu de chose est dйcisif; car entre les deux objets, ou les deux temps de l'activitй structuraliste, il se produit du nouveau, et ce nouveau n'est rien moins que l'intelligible gйnйral : le simulacre, c'est l'intellect ajoutй а l'objet, et cette addition a une valeur anthropologique, en ceci qu'elle est l'homme mкme, son histoire, sa situation, sa libertй et la rйsistance mкme que la nature oppose а son esprit.

On voit donc pourquoi il faut parler d'activitй structuraliste : la crйation ou la rйflexion ne sont pas ici « impression » originale du monde, mais fabrication vйritable d'un monde qui ressemble au premier, non pour le copier mais pour le rendre intelligible. C'est pourquoi l'on peut dire que le structuralisme est essentiellement une activitй d'imitation, et c'est en cela qu'il n'y a, а proprement parler, aucune diffйrence technique entre le structuralisme savant d'une part et la littйrature en particulier, l'art en gйnйral, d'autre part : tous deux relиvent d'une mimesis, fondйe non sur l'analogie des substances (comme dans l'art dit rйaliste), mais sur celle des fonctions (que Lйvi-Strauss appelle homologie). Lorsque Troubetskoy reconstruit l'objet phonйtique sous forme d'un systиme de variations, lorsque Georges Dumйzil йlabore une mythologie fonctionnelle, lorsque Propp construit un conte populaire issu par structuration de tous les contes slaves qu'il a au prйalable dйcomposйs, lorsque Claude Lйvi-Strauss retrouve le fonctionnement homologique de l'imaginaire totйmique, G.-G. Granger les rиgles formelles de la pensйe йconomique ou J.-C. Gardin les traits pertinents des bronzes prйhistoriques, lorsque J.-P. Richard dйcompose le poиme mallarmйen en ses vibrations distinctives, ils ne font rien d'autre de ce que font Mondrian, Boulez ou Butor lorsqu'ils agencent un certain objet, qu'on appellera prйcisйment composition, а travers la manifestation rйglйe de certaines unitйs et de certaines associations de ces unitйs. Que le premier objet soumis а l'activitй de simulacre soit donnй par le monde d'une faзon dйjа rassemblйe (dans le cas de l'analyse structurale qui s'exerce sur une langue, une sociйtй ou une њuvre constituйes) ou encore йparse (dans le cas de la « composition » structurale), que cet objet premier soit prйlevй dans le rйel social [215] ou le rйel imaginaire, cela importe peu : ce n'est pas la nature de l'objet copiй qui dйfinit un art (prйjugй cependant tenace de tous les rйalismes), c'est ce que l'homme y ajoute en le reconstituant : la technique est l'кtre mкme de toute crйation. C'est donc dans la mesure oщ les fins de l'activitй structuraliste sont indissolublement liйes а une certaine technique, que le structuralisme existe d'une faзon distinctive par rapport а d'autres modes d'analyse ou de crйation : on recompose l'objet pour faire apparaоtre des fonctions, et c'est, si l'on peut dire, le chemin qui fait l'њuvre; c'est pour cela qu'il faut parler d'activitй, plutфt que d'њuvre structuraliste.

L'activitй structuraliste comporte deux opйrations typiques : dйcoupage et agencement. Dйcouper le premier objet, celui qui est donnй а l'activitй de simulacre, c'est trouver en lui des fragments mobiles dont la situation diffйrentielle engendre un certain sens; le fragment n'a pas de sens en soi, mais il est cependant tel que la moindre variation apportйe а sa configuration produit un changement de l'ensemble; un carrй de Mondrian, une sйrie de Pousseur, un verset du Mobile de Butor, le « mythиme » chez Lйvi-Strauss, le phonиme chez les phonologues, le « thиme » chez tel critique littйraire, toutes ces unitйs (quelles qu'en soient la structure intime et l'йtendue, bien diffйrentes selon les cas) n'ont d'existence significative que par leurs frontiиres : celles qui les sйparent des autres unitйs actuelles du discours (mais c'est lа un problиme d'agencement), et aussi celles qui les distinguent d'autres unitйs virtuelles, avec lesquelles elles forment une certaine classe (que les linguistes appellent paradigme] ; cette notion de paradigme est essentielle, semble-t-il, pour comprendre ce qu'est la vision structuraliste : le paradigme est une rйserve, aussi limitйe que possible, d'objets (d'unitйs), hors de laquelle on appelle, par un acte de citation, l'objet ou l'unitй que l'on veut douer d'un sens actuel; ce qui caractйrise l'objet paradigmatique, c'est qu'il est vis-а-vis des autres objets de sa classe dans un certain rapport d'affinitй et de dissemblance : deux unitйs d'un mкme paradigme doivent se ressembler quelque peu pour que la diffйrence qui les sйpare ait l'йvidence d'un йclat : il faut que / et з aient а la fois un trait commun (la dentalitй) et un trait distinctif (la prйsence ou l'absence de sonoritй) pour qu'en franзais nous n'attribuions pas le mкme [216] sens а poisson et а poison ; il faut que les carrйs de Mondrian soient а la fois affinitaires par leur forme de carrйs et dissemblables par la proportion et la couleur; il faut que les automobiles amйricaines (dans Mobile de Butor) soient sans cesse inspectйes de la mкme maniиre, mais cependant qu'elles diffиrent а chaque fois par la marque et la couleur; il faut que les йpisodes du mythe d'Њdipe (dans l'analyse de Lйvi-Strauss) soient а la fois identiques et variйs, pour que tous ces discours et ces њuvres soient intelligibles. L'opйration de dйcoupage produit ainsi un premier йtat dispersй du simulacre, mais les unitйs de la structure ne sont nullement anarchiques : avant d'кtre distribuйes et enserrйes dans le continu de la composition, chacune forme avec sa propre rйserve virtuelle un organisme intelligent, soumis а un principe moteur souverain : celui de la plus petite diffйrence.

Les unitйs posйes, l'homme structural doit leur dйcouvrir ou leur fixer des rиgles d'association : c'est l'activitй d'agencement, qui succиde а l'activitй d'appel. La syntaxe des arts et des discours est, on le sait, extrкmement variйe; mais ce que l'on retrouve dans toute њuvre de projet structural, c'est la soumission а des contraintes rйguliиres, dont le formalisme, improprement incriminй, importe beaucoup moins que la stabilitй; car ce qui se joue, а ce stade second de l'activitй de simulacre, c'est une sorte de combat contre le hasard; c'est pourquoi les contraintes de rйcurrence des unitйs ont une valeur presque dйmiurgique : c'est par le retour rйgulier des unitйs et des associations d'unitйs que l'њuvre apparaоt construite, c'est-а-dire douйe de sens; les linguistes appellent ces rиgles de combinaison des formes, et il y aurait grand intйrкt а garder cet emploi rigoureux d'un mot trop usй : la forme, a-t-on dit, c'est ce qui permet а la contiguпtй des unitйs de ne point apparaоtre comme un pur effet du hasard : l'њuvre d'art est ce que l'homme arrache au hasard. Ceci permet peut-кtre de comprendre d'une part pourquoi les њuvres dites non figuratives sont tout de mкme au plus haut point des њuvres, la pensйe humaine ne s'inscrivant pas dans l'analogie des copies et des modиles, mais dans la rйgularitй des assemblages, et d'autre part pourquoi ces mкmes њuvres apparaissent prйcisйment fortuites et par lа mкme inutiles а ceux qui n'y dйcиlent aucune forme : devant un tableau abstrait, Khrouchtchev a sans doute tort de ne voir que les traces [217] d'une queue d'вne promenйe sur la toile; du moins sait-il а sa maniиre que l'art est une certaine conquкte du hasard (il oublie simplement que toute rиgle s'apprend, qu'on veuille l'appliquer ou la dйchiffrer).

Le simulacre ainsi йdifiй, il ne rend pas le monde tel qu'il l'a pris, et c'est en cela que le structuralisme est important. D'abord, il manifeste une catйgorie nouvelle de l'objet, qui n'est ni le rйel ni le rationnel, mais le. fonctionnel, rejoignant ainsi tout un complexe scientifique qui est en train de se dйvelopper autour des recherches sur l'information. Ensuite et surtout, il met en plein jour le procиs proprement humain par lequel les hommes donnent du sens aux choses. Est-ce nouveau? Dans une certaine mesure, oui; certes, le monde n'a cessй, de tout temps, de chercher le sens de ce qui lui est donnй et de ce qu'il produit; ce qui est nouveau, c'est une pensйe (ou une « poйtique ») qui cherche moins а assigner des sens pleins aux objets qu'elle dйcouvre, qu'а savoir comment le sens est possible, а quel prix et selon quelles voies. A la limite, on pourrait dire que l'objet du structuralisme, ce n'est pas l'homme riche de certains sens, mais l'homme fabricateur de sens, comme si ce n'йtait nullement le contenu des sens qui йpuisвt les fins sйmantiques, de l'humanitй, mais l'acte seul par lequel ces sens, variables historiques, contingents, sont produits. Homo significatif : tel serait le nouvel homme de la recherche structurale.

1. Lffom sur la philosopha ai l'bistoiri, Vrin, 1946, p. 212.

Au dire de Hegel (2), l'ancien Grec s'йtonnait du naturel de la nature; il lui prкtait sans cesse l'oreille, interrogeait le sens des sources, des montagnes, des forкts, des orages; sans savoir ce que tous ces objets lui disaient nommйment, il percevait dans l'ordre vйgйtal ou cosmique un immense frisson du sens, auquel il donna le nom d'un dieu : Pan. Depuis, la nature a changй, elle est devenue sociale : tout ce qui est donnй а l'homme est dйjа humain, jusqu'а la forкt et au fleuve que nous traversons lorsque nous voyageons. Mais devant cette nature sociale, qui [218] est tout simplement la culture, l'homme structural n'est pas diffйrent de l'ancien Grec : lui aussi, il prкte l'oreille au naturel de la culture, et perзoit sans cesse en elle, moins des sens stables, finis, « vrais », que le frisson d'une machine immense qui est l'humanitй en train de procйder inlassablement а une crйation du sens, sans laquelle elle ne serait plus humaine. Et c'est parce que cette fabrication du sens est а ses yeux plus essentielle que les sens eux-mкmes, c'est parce que la fonction est extensive aux њuvres, que le structuralisme se fait lui-mкme activitй et renvoie dans une mкme identitй l'exercice de l'њuvre et l'њuvre elle-mкme : une composition sйrielle ou une analyse de Lйvi-Strauss ne sont des objets que pour autant qu'elles ont йtй faites : leur кtre prйsent est leur acte passй : elles sont ajant-иtй-faites ; l'artiste, l'analyste refait le chemin du sens, il n'a pas а le dйsigner : sa fonction, pour reprendre l'exemple de Hegel, est une mantйia; comme le devin antique, il dit le lieu du sens mais ne le nomme pas. Et c'est parce que la littйrature, en particulier, est une man-tique, qu'elle est а la fois intelligible et interrogeante, parknte et silencieuse, engagйe dans le monde par le chemin du sens qu'elle refait avec lui, mais dйgagйe des sens contingents que le monde йlabore : rйponse а celui qui la consomme et cependant toujours question а la nature, rйponse qui interroge et question qui rйpond.

Comment donc l'homme structural accepterait-il l'accusation d'irrйalisme qu'on lui adresse parfois? Les formes ne sont-elles pas dans le monde, les formes ne sont-elles pas responsables? Ce qu'il y a eu de rйvolutionnaire dans Brecht, йtait-ce vraiment le marxisme ? N'йtait-ce pas plutфt la dйcision de lier au marxisme, sur le thйвtre, la place d'un rйflecteur ou l'usure d'un habit? Le structuralisme ne retire pas au monde l'histoire : il cherche а lier а l'histoire, non seulement des contenus (cela a йtй fait mille fois), mais aussi des formes, non seulement le matйriel, mais aussi l'intelligible, non seulement l'idйologique, mais aussi l'esthйtique. Et prйcisйment, parce que toute pensйe sur l'intelligible historique est aussi participation а cet intelligible, il importe peu, sans doute, а l'homme structural de durer : il sait que le structuralisme est lui aussi une certaine forme du monde, qui changera avec le monde; et de mкme qu'il йprouve sa validitй [119] (mais non sa verite) dans son pouvoir a parler les anciens langages du monde d'une maniиre nouvelle, de mкme il sait qu'il suffira que surgisse de l'histoire un nouveau langage qui le parle а son tour, pour que sa tвche soit terminйe.

1963, Lettres Nouvelles.

LA BRUYИRE

La Bruyиre occupe dans la culture franзaise une place ambiguлl : l'йcole lui reconnaоt une grande importance, met ses maximes, son art, son rфle historique en sujets de dissertation; on exalte а la fois sa connaissance de l'Homme et sa prйmonition d'une sociйtй plus juste (C'est l'idйe d'humanitй, disait Brunetiиre, qui commence а se faire Jour); on fait de lui (paradoxe prйcieux) un classique et un dйmocrate. Cependant, hors l'йcole, la mythologie de La Bruyиre est pauvre : il n'a йtй pris dans aucun de ces grands dialogues que les йcrivains franзais ont toujours nouйs entre eux d'un siиcle а l'autre (Pascal et Montaigne, Voltaire et Racine, Valйry et La Fontaine) ; la critique elb-mкme s'est peu souciйe de renouveler l'image toute scolaire que nous avons de lui; son њuvre ne s'est prкtйe а aucun des langages nouveaux de notre siиcle, elle n'a excitй ni les historiens, ni les philosophes, ni les sociologues, ni les psychanalystes ; en un mot, si l'on excepte la sympathie d'un Proust citant quelque maxime pйnйtrante (Etre avec les gens qu'on aime, cela suffit; rкver, leur parler, ne leur parler point, penser а eux, penser а des choses plus indiffйrentes mais auprиs d'eux, tout est йgal. Du Caur, n° 23), la modernitй, toute prкte cependant а s'approprier les auteurs anciens, semble avoir le plus grand mal а le rйcupйrer : connu а l'йgal des grands noms de notre littйrature, La Bruyиre est cependant dйshйritй, on dirait presque dйsaffectй; il lui manque mкme ce dernier bonheur de l'йcrivain : кtre mйconnu.

1. Prйface а : La Bruyиre, Lu Caractиres, Paris, Le monde en 10-18 (1965).

Bref, cette gloire est un peu ensommeillйe, et il faut reconnaоtre que La Bruyиre lui mкme se prкte mal а de grands rйveils; il reste en tout mesurй (Thibaudet parlait du clair-obscur de La Bruyиre), [221] йvite d'йpuiser les partis qu'il amorce, renonce а cette radicalitй du point de vue qui assure а l'йcrivain une vie posthume violente; trиs proche de La Rochefoucauld, par exemple, son pessimisme pourtant ne dйpasse guиre la sagesse d'un bon chrйtien et ne tourne jamais а l'obsession; capable de produire une Forme courte, fulgurante, il prйfиre cependant le fragment un peu long, le portrait qui se rйpиte : c'est un moraliste tempйrй, il ne brыle pas (sauf peut-кtre dans les chapitres sur les femmes et sur l'argent, d'une agressivitй qui ne cиde pas); et d'autre part, peintre dйclarй d'une sociйtй, et dans cette sociйtй, de la passion la plus sociale qui soit, la mondanitй, il ne se fait pourtant pas chroniqueur, comme Retz ou Saint-Simon; on dirait qu'il entend йluder le choix d'un genre dйfini; moraliste, il renvoie sans cesse а une sociйtй rйelle, saisie dans ses personnes et ses йvйnements (le nombre des clefs de son livre l'atteste); et sociologue, il ne vit cependant cette sociйtй que sous sa substance morale; on ne peut puiser tout а fait librement en lui l'image d'une blessure йterneЫe de l'homme; on ne peut non plus y voir, au delа du bien et du mal, le spectacle vivant d'une pure socialitй; c'est peut-кtre pour cela que la modernitй, qui cherche toujours dans la littйrature passйe des aliments purs, a quelque mal а reconnaоtre La Bruyиre : il lui йchappe par la plus fine des rйsistances : elle ne peut le nommer.

Ce malaise est sans doute celui de toute lecture moderne de La Bruyиre. On peut l'exprimer autrement : le monde de La Bruyиre est а la fois nфtre et autre; nфtre, parce que la sociйtй qu'il nous peint est а ce point conforme а l'image mythique du xvne siиcle que l'йcole a installйe en nous, que nous circulons trиs а l'aise parmi ces vieilles figures de notre enfance, Mйnalque, l'amateur de prunes, les paysans-animaux farouches, le « tout est dit et l'on vient trop tard », la ville, la cour, les parvenus, etc. ; autre parce que le sentiment immйdiat de notre modernitй nous dit que ces usages, ces caractиres, ces passions mкme, ce n'est pas nous; le paradoxe est assez cruel; La Bruyиre est nфtre par son anachronisme, et il nous est йtranger par son projet mкme d'йternitй; la mesure de l'auteur (qu'on appelait autrefois mйdiocritй), le poids de la culture scolaire, la pression des lectures environnantes, tout cela fait que La Bruyиre nous transmet une image de l'homme classique qui n'est ni assez distante pour que nous puissions y goыter le plaisir de l'exotisme, ni assez [222] proche pour que nous puissions nous y identifier : c'est une image familiиre et qui ne nous concerne pas.

Lare La Bruyиre n'aurait йvidemment aujourd'hui aucune rйalitй (pour autant que nous ayons quittй l'йcole), si nous n'arrivions а briser cet йquilibre douteux de la distance et de l'identitй, si nous ne parvenions pas i nous laisser entraоner rйsolument ou vers l'une ou vers l'autre; on peut certes lire La Bruyиre dans un esprit de confirmation, y cherchant et chassant, comme dans tout moraliste, la maxime qui rendra compte sous une forme parfaite, de cette blessure que nous venons de recevoir des hommes; on peut aussi le lire en marquant tout ce qui sйpare son monde du nфtre et tout ce que cette distance nous apprend sur nous-mкmes; c'est ce qu'on fera ici : discutons de lui tout ce qui nous concerne mal : nous recueillerons peut-кtre alors enfin le sens moderne de son њuvre.

Et d'abord, qu'est-ce que le monde, pour quelqu'un qui parle ? un champ d'abord informe d'objets, d'кtres, de phйnomиnes, qu'il faut organiser, c'est-а-dire : dйcouper et distribuer. La Bruyиre ne manque pas а cette obligation; il dйcoupe la sociйtй oщ il vit en grandes rйgions, entre lesquelles il va rйpartir ses « caractиres » (ce sont, en gros, les chapitres de son livre). Ces rйgions, ou ces classes, ne sont pas d'objet homogиne, elles correspondent, si l'on veut, а des sciences diffйrentes (et cela est naturel, puisque toute science est elle-mкme dйcoupage du monde); il y a d'abord deux classes sociologiques, qui forment comme la base du monde classique : la Cour (les grands), et la Ville (les bourgeois); puis une classe anthropologique : les femmes (c'est une race particuliиre, alors que l'homme est gйnйral : on dit : de l'homme, mais des femmes); une classe politique (la monarchie), des classes psychologiques (cњur, jugement, mйrite) et des classes ethnologiques, oщ les comportements sociaux sont observйs dans une certaine distance (mode, usages); le tout est encadrй (hasard ou sens secret) entre deux « opйrateurs » singuliers : la littйrature, qui ouvre le livre (on verra plus tard la portйe de cette inauguration), et la religion, qui le clфt. [223]

Cette variйtй des objets manipulйs par La Bruyиre, la disparitй des classes qu'il a constituйes en chapitres, appellent deux remar ques; d'abord ceci : les Caractиres sont en un certain sens un livre de savoir total : d'une part La Bruyиre aborde l'homme social par tous les biais, il constitue une sorte de somme indirecte (car la littйrature a toujours pour fonction de tourner la science) des connaissances mкlйes que l'on pouvait avoir du socius а la fin du xvii(8) siиcle (on remarquera que cet homme est en fait beaucoup plus social que psychologique); et d'autre part, d'une faзon plus troublante, le livre correspond а une sorte d'expйrience initiatique, il engage а toucher ce dernier fond de l'existence oщ savoir et conduite, science et conscience, se rejoignent sous le nom ambigu de sagesse; La Bruyиre a esquissй en somme une sorte de cosmogonie de la sociйtй classique, dйcrivant ce monde par ses cфtйs, ses limites et ses interfйrences. Et ceci amиne а une seconde remarque : les rйgions dont La Bruyиre compose son monde sont assez analogues а des classes logiques : tout « individu » (on dirait en logique, tout x), c'est-а-dire tout « caractиre » se dйfinit d'abord par une relation d'appartenance а telle ou telle classe, l'amateur de tulipes а la classe Mode, la coquette а la classe Femmes, Mйnalque le distrait а la classe Hommes, etc.; mais ce n'est pas suffisant, car il faut distinguer les caractиres entre eux а l'intйrieur d'une mкme classe; on pratiquera donc d'une classe а l'autre des opйrations d'intersection; croisez la classe du mйrite et celle du cйlibat et vous obtiendrez une rйflexion sur la fonction йtouffante du mariage (Du mйrite, n° 25); conjoignez dans Tryphon la vertu passйe et la fortune prйsente : la simple rencontre de ces deux classes nous donnera l'image d'une certaine hypocrisie (Des biens de fortune, n° 50). Ainsi la diversitй des rйgions, qui sont, pour l'essentiel, tantфt sociales, tantфt psychologiques, ne tйmoigne nullement d'un dйsordre riche; devant le monde, La Bruyиre n'йnumиre pas des йlйments absolument variйs comme les йcrivains-arpenteurs du siиcle suivant; il combine des йlйments rares; l'homme qu'il construit est toujours fait de quelques principes : l'вge, l'origine, la fortune, la vanitй, la passion; seule varie la formule de composition, le jeu des classes interfйrantes : un a caractиre » est toujours au moins la rencontre de deux constantes.

Or c'est lа un traitement de l'homme qui nous est devenu, sinon [224] йtrange, tout au moins impossible. On a dit de Leibniz, а peu prиs contemporain de La Bruyиre, qu'il avait йtй le dernier homme а pouvoir connaоtre de toutes choses; La Bruyиre a peut-кtre йtй lui aussi le dernier moraliste а pouvoir parler de tout l'homme,'enclore toutes les rйgions du monde humain dans un livre; il y faudra, moins d'un siиcle plus tard, les 53 volumes de l'Encyclopйdie; aujourd'hui, il n'est plus un йcrivain au monde qui puisse traiter par rйgions de l'homme en sociйtй : toutes les sciences humaines rйunies n'y arrivent mкme pas. Se servant d'une image empruntйe а la thйorie de l'information on pourrait dire que du siиcle classique au nфtre, le niveau de perception a changй : nous voyons l'homme а une autre йchelle et le sens mкme de ce que nous voyons en est bouleversй, comme celui d'une substance usuelle soumise au microscope; les chapitres des Caractиres sont autant de coups d'arrкt imposйs naturellement а la vision de l'homme; aujourd'hui, on ne peut plus arrкter l'homme nulle part; tout partage que nous lui imposons le renvoie а une science particuliиre, sa totalitй nous йchappe; si je parle, mutatis mutandis, de la ville et de la cour, je suis un йcrivain social; si je parle de la monarchie, je suis un thйoricien politique ; de la littйrature, un critique ; des usages, un essayiste ; du cњur, un psychanalyste, etc. ; bien plus, la moitiй au moins des classes d'objets auxquelles se rйfиre La Bruyиre n'ont plus qu'une existence vйtustй; personne aujourd'hui ne ferait plus un chapitre sur les femmes, sur le mйrite ou sur la conversation; bien que l'on continue а se marier, а « arriver » ou а parler, ces comportements ont passй а un autre niveau de perception ; un dispatching nouveau les envoie vers des rйgions humaines inconnues de La Bruyиre : la dynamique sociale, Pinter-psychologie, la sexualitй, sans que ces domaines puissent кtre jamais rйunis sous une seule йcriture : йtroit, clair, « centrй », fini, obsйdant, l'homme de La Bruyиre est toujours lа; le nфtre est toujours ailleurs; s'il nous vient de penser au caractиre de quelqu'un, c'est pour en ressentir ou l'universalitй insignifiante (le dйsir de promotion sociale, par exemple), ou la complexitй insaisissable (de qui oserions-nous dire tout uniment qu'il est un fat?) En somme, ce qui a changй, du monde de La Bruyиre au nфtre, c'est le notable : nous ne notons plus le monde comme La Bruyиre; notre parole est diffйrente, non parce que le vocabulaire a йvoluй, mais parce que parler, c'est fragmenter le [225] rйel d'une faзon toujours engagйe et que notre dйcoupe renvoie а un rйel si large que la rйflexion ne peut suffire i le prendre en charge et que de nouvelles sciences, que l'on appelle humaines (et dont le statut n'est pas d'ailleurs trиs bien dйfini) doivent s'en mкler : La Bruyиre relиve qu'un beau-pиre aime sa bru et qu'une belle-mиre aime son gendre (De la Sociйtй, n° 45); c'est lа une notation qui nous concernerait davantage aujourd'hui, si elle venait d'un psychanalyste, tout comme c'est l'Њdipe de Freud qui nous fait maintenant rкver, non celui de Sophocle. C'est affaire de langage ? Mais le seul pouvoir de l'histoire sur le « cњur humain », c'est de varier le langage qui le parle. Tout est dit depuis plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent : oui, sans doute; mais on ne vient jamais trop tard pour inventer de nouveaux langages.

Voilа donc le « monde » de La Bruyиre йpuisй par quelques grandes classes d'individus : la cour, la ville, l'Йglise, les femmes, etc.; ces classes elles-mкmes peuvent trиs bien se subdiviser en « sociйtйs » plus petites. Relisons le fragment 4 du ch. De la Ville : « La ville est partagйe en diverses sociйtйs, qui sont comme autant de petites rйpubliques, qui ont leurs lois, leurs usages, leur jargon et leurs mots pour rire... » On dirait en termes modernes que le monde est fait d'une juxtaposition а'isolats, impermйables les uns aux autres. Autrement dit, le groupe humain, aux yeux de La Bruyиre, n'est nullement constituй d'une faзon substantielle; au delа de la faзon en somme contingente dont ces petites sociйtйs sont remplies ici de bourgeois ou lа de nobles, La Bruyиre cherche un trait qui les dйfinisse toutes; ce trait existe; c'est une forme; et cette forme, c'est la clфture; La Bruyиre s'occupe des mondes, du monde, pour autant qu'ils sont fermйs. On touche ici, poйtiquement, а ce que l'on pourrait appeler une imagination du partage qui consiste а йpuiser par l'esprit toutes les situations que la simple clфture d'un espace engendre de proche en proche dans le champ gйnйral oщ elle a lieu : (choix, c'est-а-dire arbitraire) du partage, substances diffйrentes du dedans et du dehors, rиgles d'admission, de sortie, d'йchange, il suffit que dans le monde une ligne se ferme pour que de nouveaux sens naissent а profusion, et c'est ce qu'a bien vu [226] La Bruyиre. Appliquйe а la matiиre sociale, l'imagination de la clфture, qu'elle soit vйcue ou analysйe, produit en effet un objet а la fois rйel (car il pourrait relever de la sociologie) et poйtique (car les йcrivains l'ont traitй avec prйdilection) : c'est la mondanitй, ou encore d'un mot plus moderne mais qui Pirrйalise dйjа un peu trop, le snobisme. Avant que la littйrature se posвt le problиme du rйalisme politique, la mondanitй a йtй pour l'йcrivain un moyen prйcieux d'observer la rйalitй sociale tout en restant йcrivain; la mondanitй est en effet une forme ambiguл du rйel : engagйe et inengagйe; renvoyant а la disparitй des conditions, mais restant malgrй tout une forme pure, la clфture permettant de toucher au psychologique et aux mњurs sans passer par la politique; c'est pourquoi, peut-кtre, nous avons eu en France une grande littйrature de la mondanitй, de Moliиre а Proust : et c'est dans cette tradition d'un imaginaire tout entier dirigй vers les phйnomиnes de clфture sociale que s'inscrit йvidemment La Bruyиre.

Il peut exister un grand nombre de petites sociйtйs mondaines, puisqu'il leur suffit de se fermer pour exister; mais il va de soi que la clфture, qui est la forme originelle de toute mondanitй, et que l'on peut par consйquent dйcrire au niveau de groupes infimes (la coterie du fragment 4 de la Ville, ou le salon Verdurin), prend un sens historique prйcis lorsqu'elle s'applique au monde dans son ensemble; car ce qui est alors dans la clфture et hors d'elle correspond fatalement au partage йconomique de la-sociйtй; c'est le cas pour la mondanitй gйnйrale dйcrite par La Bruyиre ; elle a forcйment des racines sociales : ce qui est dans la clфture, ce sont les classes pourvues, noblesse et bourgeoisie; et ce qui est dehors, ce sont les hommes sans naissance et sans argent, c'est le peuple (ouvriers et paysans). La Bruyиre ne dйfinit cependant pas des classes sociales; il peuple diversement un inland et un outland : tout ce qui prend place а l'intйrieur de la clфture est par lа mкme appelй а l'кtre; tout ce qui reste а l'extйrieur est rejetй dans le nйant; on dirait que paradoxalement les substructures sociales ne sont que le reflet des formes de l'admission et du rejet. La primautй de la forme rend ainsi indirectes les notations que nous appellerions aujourd'hui politiques. On a parlй des sentiments dйmocratiques de La Bruyиre, en s'appuyant notamment sur le fragment 128 de l'Homme, qui est une description noire des paysans (L'on voit certains animaux faroucbes... [227] rйpandus par Ut campagne...). Cependant, le peuple n'a, dans cette littйrature, qu'une valeur purement fonctionnelle : il reste l'objet d'une charitй, dont le sujet seul, qui est l'homme charitable, est appelй а l'existence; pour exercer la pitiй, il faut bien un objet pitoyable : le peuple a cette complaisance. En termes formels (et on a dit combien la forme fermйe prйdйterminait ce monde), les classes pauvres, qu'aucun regard politique ne vient йclairer, sont ce pur extйrieur sans lequel la bourgeoisie et l'aristocratie ne pourraient sentir leur кtre propre (voir le fragment 31 des Biens de Fortune, oщ le peuple regarde les grands vivre d'une existence emphatique, comme sur un thйвtre) ; les pauvres sont ce а partir de quoi on existe : ils sont la limite constitutive de la clфture. Et naturellement, en tant que pures fonctions, les hommes de l'extйrieur n'ont aucune essence. On ne peut leur attribuer aucun de ces caractиres qui marquent d'une existence pleine les habitants de l'intйrieur : un homme du peuple n'est ni sot, ni distrait, ni vaniteux, ni avare, ni gourmand (gourmand, avare : comment le serait-il?); il n'est qu'une pure tautologie : un jardinier est un jardinier, un maзon est un maзon, voilа tout ce qu'on peut en dire; la seule qualitй double, le seul appel d'кtre que, de l'intйrieur et par-delа son ustensilitй (nettoyer le jardin, construire un mur), on puisse parfois lui reconnaоtre, c'est d'кtre un homme : non point un кtre humain, mais un mвle que les femmes du monde dйcouvrent lorsqu'elles sont trop recluses (Des femmes, n° 34) : le questionnaire (celui qui applique la question) n'est nullement cruel (ce serait lа un « caractиre ») ; c'est simplement « un jeune homme qui a les йpaules larges et la taille ramassйe, un nиgre d'ailleurs, un homme noir » (Des femmes, n° 33).

Le « caractиre » est une mйtaphore : c'est le dйveloppement d'un adjectif. Privй de dйfinition (c'est une pure limite), le peuple ne peut recevoir ni adjectif, ni caractиre : il disparaоt donc du discours. Par le poids mкme du postulat formel qui voue le renfermй а l'кtre, toute l'йcriture des Caractиres est concentrйe sur la plйnitude intйrieure de la clфture : c'est lа que foisonnent les caractиres, les adjectifs, les situations, les anecdotes. Mais ce foisonnement est, si l'on peut dire, rare, purement qualitatif; ce n'est pas un foisonnement du nombre; Vinland de la mondanitй, quoique plein d'кtre а craquer, est un territoire йtroit et faiblement peuplй; il s'y produit [228] un phйnomиne dont nos sociйtйs de masse perdent de plus en plus l'idйe : tout le monde s'y connaоt, tout le monde y a un nom. Cette familiaritй intйrieure, fondйe sur une circonstance ouvertement sociologique (nobles et bourgeois йtaient une petite minoritй) rappelle assez ce qui se passe dans des sociйtйs а dйmographie йtroite : tribus, villages, ou encore sociйtй amйricaine antйrieure i la grande immigration. Paradoxalement, les lecteurs de La Bruyиre pouvaient mieux penser' l'universel que l'anonyme : toute description d'un caractиre coпncide alors avec le sentiment d'une identitй, mкme si cette identitй est incertaine ; les innombrables clefs qui ont suivi la parution des Caractиres ne constituent nullement un phйnomиne mesquin qui marquerait, par exemple, l'incomprйhension des contemporains devant la portйe gйnйrale du livre : il est peut-кtre indiffйrent que le gourmand Cliton ait йtй rйellement le comte de Broussin ou Louis de La Trйmouille; il ne l'est pas que les « caractиres » aient йtй presque tous prйlevйs dans une sociйtй personnalisйe : la nomination est ici fonction йtroite de la clфture : le type mondain (et c'est en cela qu'il diffиre probablement des « emplois » de la comйdie) ne naоt pas par abstraction, quintessence d'individus innombrables : c'est une unitй immйdiate, dйfinie par sa place au milieu d'unitйs voisines dont la contiguпtй en quelque sorte diffйrentielle forme l'inland de la mondanitй : La Bruyиre ne purifie pas ses caractиres, il les rйcite comme les cas successifs d'une mкme dйclinaison mondaine.

Clфture et individuation, ce sont lа des dimensions de la socia-litй que nous ne connaissons plus. Notre monde est ouvert, on y circule; et surtout, s'il y a encore clфture, ce n'est nullement une minoritй rare qui s'y enferme et y trouve emphatiquement son кtre, c'est au contraire la majoritй innombrable; la mondanitй, aujourd'hui, si l'on peut dire, c'est la normalitй; il s'ensuit que k psychologie du partage a entiиrement changй; nous ne sommes plus sensibles а aucun des caractиres issus du principe de vanitй, dйcisif lorsque c'est la minoritй qui a l'avoir et l'кtre, mais plutфt а toutes les variations de l'anormal; il n'y a pour nous de caractиres qu'«« marge : ce n'est plus maintenant La Bruyиre qui donne un nom aux hommes, c'est le psycho-pathologue ou le psycho-sociologue, tous ceux qui sont appelйs а dйfinir non des essences, mais bien au contraire des йcarts. Autrement dit, notre clфture est extensive, elle [229] enferme le plus grand nombre. Il s'ensuit un renversement complet de Vintйrкt que nous pouvons porter aux caractиres; autrefois, le caractиre renvoyait а une clef, la personne (gйnйrale) а une personnalitй (particuliиre); aujourd'hui, c'est le contraire; notre monde crйe certes, pour son spectacle, une sociйtй fermйe et personnalisйe : celle des vedettes, stars et cйlйbritйs qu'on a pu grouper sous le nom d'Olympiens de notre temps; mais cette sociйtй ne nous livre pas des caractиres, seulement des fonctions ou des emplois (l'amoureuse, la mиre, la reine brisйe par son devoir, la princesse espiиgle, l'йpoux modиle, etc.) ; et ces « personnalitйs » sont, au contraire du circuit classique, traitйes comme des personnes, afin que le plus grand nombre d'кtres humains puissent se retrouver en elles; la sociйtй olympienne que nous crйons pour notre propre consommation n'est en somme qu'un monde emboоtй dans le monde entier pour le reprйsenter, elle n'est pas clфture, mais miroir : nous ne cherchons plus le typique mais l'identique; La Bruyиre condensait un caractиre а la faзon d'une mйtaphore; nous dйveloppons une vedette comme un rйcit; Iphis, Onuphre ou Hermippe se prкtaient а un art du portrait; Margaret ou Soraja renouvellent celui de la geste йpique.

Cette distance en quelque sorte structurale du monde de La Bruyиre par rapport а notre monde n'entraоne nullement а nous dйsintйresser de lui, mais seulement nous dispense de faire effort pour nous identifier а lui; il faut nous habituer peu а peu а l'idйe que la vйritй de La Bruyиre est, au sens plein du terme, ailleurs. Rien ne nous y prйparera mieux qu'un regard sur ce qu'on appellerait aujourd'hui sa position politique. On le sait, son siиcle ne fut pas subversif. Nйs de la monarchie, nourris par elle, entiиrement immergйs en elle, les йcrivains d'alors mettaient autant d'ensemble а approuver le pouvoir que ceux d'aujourd'hui en mettent а le contester. Sincиre ou non (la question elle-mкme n'avait guиre de sens), La Bruyиre se dйclare devant Louis XIV soumis comme devant un dieu; ce n'est pas que la soumission ne soit ressentie comme telle; simplement elle est fatale : un homme nй chrйtien et Franзais (c'est-а-dire soumis au roi) ne peut, par nature, aborder [230] les grands sujets, qui sont les sujets rйservйs : il ne lui reste qu'а bien йcrire (Des ouvrages de l'esprit, n° 65); l'йcrivain se prйcipitera donc dans la sanctification de ce qui est, parce qui cela est (Du Souverain, n° i); c'est l'immobilitй des choses qui en montre la vйritй; les Siamois accueillent nos prкtres mais s'abstiennent de nous envoyer les leurs : c'est parce que leurs dieux sont faux et le nфtre vrai (Des esprits forts, n° 29). La soumission de La Bruyиre aux formes les plus emphatiques (et donc les plus plates) du culte royal n'a, bien entendu, rien d'йtrange en soi : pas un йcrivain de son temps qui n'ait eu ce style ; elle a tout de mкme ceci de particulier qu'elle vient brusquement arrкter ce qu'on appellerait aujourd'hui une attitude continыment dйmystificatrice : le moralisme, qui est, par dйfinition, substitution des ressorts aux apparences et des mobiles aux vertus, opиre d'ordinaire comme un vertige : appliquйe au « cњur humain », la recherche de la vйritй semble ne pouvoir s'arrкter nulle part; cependant, chez La Bruyиre, ce mouvement implacable, poursuivi а coups de menues notations pendant tout un livre (qui fut le livre de sa vie) s'arrкte pour finir а la plus plate des dйclarations : que les choses du monde restent finalement en l'йtat, immobiles sous le regard du roi-dieu; et que l'auteur lui-mкme rejoigne cette immobilitй et « se rйfugie dans la mйdiocritй » (au sens de juste milieu; voir Des Bien s de fortune, n° 47) : on croirait entendre une nouvelle profession du dbarma, la loi indoue qui prescrit l'immobilitй des choses et des castes. Ainsi apparaоt entre le livre et l'auteur une sorte de distorsion, а la fois surprenante et exemplaire; surprenante parce que, quelque effort que l'auteur fasse pour se ranger, le livre continue de tout brыler sur son passage ; exemplaire, parce qu'en fondant un ordre de signes sur la distance du tйmoin et du tйmoignage, l'њuvre semble renvoyer а un accomplissement particulier de l'homme dans le monde, qu'on appelle prйcisйment la littйrature. C'est donc en dйfinitive lorsque nous croyons avoir atteint en La Bruyиre l'extrкme lointain de nous-mкmes, qu'un personnage surgit brusquement en lui, qui nous concerne au plus proche et qui est tout simplement V йcrivain. [231]

Il ne s'agit pas, bien entendu, du « bien йcrire ». Nous croyons aujourd'hui que la littйrature est une technique а la fois plus profonde que celle du style et moins directe que celle de la pensйe; nous croyons qu'elle est а la fois parole et pensйe, pensйe qui se cherche au niveau des mots, parole qui regarde pensivement en elle-mкme. Est-ce cela, La Bruyиre?

On pourrait dire que la premiиre condition de la littйrature, c'est, paradoxalement, d'accomplir un langage indirect : nommer en dйtail les choses afin de ne pas nommer leur sens dernier et tenir cependant sans cesse ce sens menaзant, dйsigner le monde comme un rйpertoire de signes dont on ne dit pas ce qu'ils signifient. Or, par un second paradoxe, le meilleur moyen d'кtre indirect, pour un langage, c'est de se rйfйrer le plus constamment possible aux objets et non а leurs concepts : car le sens de l'objet tremble toujours, non celui du concept; d'oщ la vocation concrиte de l'йcriture littйraire. Or Les Caractиres sont une admirable collection de substances, de lieux, d'usages, d'attitudes; l'homme y est presque constamment pris en charge par un objet ou un incident : vкtement, langage, dйmarche, larmes, couleurs, fards, visages, aliments, paysages, meubles, visites, bains, lettres, etc. On le sait, le livre de La Bruyиre n'a nullement la sйcheresse algйbrique des maximes de La Rochefoucauld, par exemple, tout entiиres fondйes sur l'йnoncй de pures essences humaines; la technique de La Bruyиre est diffйrente : elle consiste а mettre en acte, et tend toujours а masquer le concept sous le percept; voulant йnoncer que le mobile des actions modestes n'est pas forcйment la modestie, La Bruyиre affabulera en quelques mots une histoire d'appartement ou de repas {Celui qui, logй dans un palais, avec deux appartements pour les deux saisons, vient coucher au Louvre dans un entresol, etc. Du Mйrite... n° 41 ) ; toute vйritй commence ainsi comme une йnigme, celle qui sйpare la chose de sa signification; l'art de La Bruyиre (et l'on sait que l'art, c'est-а-dire la technique, coпncide avec l'кtre mкme de la littйrature) consiste а йtablir la plus grande distance possible entre l'йvidence des objets et des йvйnements par laquelle l'auteur inaugure la plupart de ses notations et l'idйe qui, en dйfinitive, semble rйtroactivement les choisir, les arranger, les mouvoir. La plupart des caractиres sont ainsi construits comme une йquation sйmantique : au concret, la fonction du signifiant; а l'abstrait, celle du signifiй; et de l'un а [232] l'autre un suspens, car l'on ne sait jamais а l'avance le sens final que l'auteur va tirer des choses qu'il manie.

La structure sйmantique du fragment est si forte, chez La Bruyиre, qu'on peut la rattacher sans peine а l'un des deux aspects fondamentaux que le linguiste R. Jakobson a heureusement distinguйs dans tout systиme de signes. Jakobson distingue dans le langage un aspect sйlectif (choisir un signe dans une rйserve virtuelle de signes similaires) et un aspect combinatoire (enchaоner les signes ainsi choisis selon un discours); а chacun de ces aspects correspond une figure typique de l'ancienne rhйtorique, par quoi on peut le dйsigner : а l'aspect sйlectif, la mйtaphore, qui est substitution d'un signifiant а un autre, tous deux ayant mкme sens, sinon mкme valeur; а l'aspect combinatoire, la mйtonymie, qui est glissement, а partir d'un mкme sens, d'un signe а un autre ; esthйtiquement, le recours dominant au procйdй mйtaphorique fonde tous les arts de la variation ; le recours au procйdй mйtonymique fonde tous ceux du rйcit. Un portrait de La Bruyиre, en fait, a une structure йminemment mйtaphorique; La Bruyиre choisit des traits qui ont mкme signifiй et il les accumule dans une mйtaphore continue, dont le signifiй unique est donnй а la fin; voyez, par exemple, le portrait du riche et celui du pauvre а la fin du chapitre Des biens de fortune (n° 83) : en Gitan, s'йnumиrent, а un rythme serrй, tous les signes qui font de lui un riche; en Phйdon, tous ceux du pauvre ; on voit ainsi que tout ce qui arrive а Giton et а Phйdon, quoique apparemment racontй, ne relиve pas а proprement parler de l'ordre du rйcit; il s'agit seulement d'une mйtaphore йtendue, dont La Bruyиre a donnй lui-mкme trиs pertinemment la thйorie lorsqu'il dit de son Mйnalque que « ceci est moins un caractиre particulier qu'un recueil de faits de distraction » (De l'Homme, n° 7) ; entendez par lа que toutes les distractions йnumйrйes ne sont pas rйellement celles d'un seul homme, fыt-il fictivement nommй, comme cela se produirait dans un rйcit vйritable (ordre mйtonymique) ; mais qu'il s'agit plutфt d'un lexique de la distraction dans lequel on peut choisir « selon son goыt » le trait le plus significatif (ordre mйtaphorique). On approche ainsi, peut-кtre, de l'art de La Bruyиre : le « caractиre » est un faux refit, c'est une mйtaphore qui prend l'allure du rйcit sans le rejoindre vraiment (on se rappellera d'ailleurs le mйpris de La Bruyиre pour le conter : Des [235] jugements, n° 52) : Vindirect de la littйrature est ainsi accompli : ambigu, intermйdiaire entre la dйfinition et l'illustration, le discours frфle sans cesse l'une et l'autre et les manque volontairement toutes deux : au moment oщ l'on croit tenir le sens clair d'un portrait tout mйtaphorique (lexique des traits de distractions), ce sens s'esquive sous les apparences d'une histoire vйcue (une journйe de Mйnalque).

Rйcit manquй, mйtaphore masquйe : cette situation du discours de La Bruyиre explique peut-кtre la structure formelle (ce qu'on appelait autrefois la composition) des Caractиres : c'est un livre de fragments, parce que prйcisйment le fragment occupe une place intermйdiaire entre la maxime qui est une mйtaphore pure, puisqu'elle dйfinit (voyez La Rochefoucauld : l'amour-propre est le plus grand des flatteurs) et l'anecdote, qui n'est que rйcit : le discours s'йtend un peu parce que La Bruyиre ne saurait se contenter d'une simple йquation (il s'en explique а la fin de sa Prйface); mais il cesse bientфt dиs qu'il menace de tourner а la fable. C'est lа, en vйritй, une parole trиs particuliиre, qui a peu d'йquivalents dans notre littйrature, trиs imbue de l'excellence des genres tranchйs, parole йclatante (la maxime) ou parole continue (le roman); on peut cependant lui trouver йgalement une rйfйrence prosaпque et une rйfйrence sublime. La rйfйrence prosaпque du fragment ce serait ce qu'on appelle aujourd'hui le scraps-book, recueil variй de rйflexions et d'informations (par exemple, des coupures de presse) dont la seule notation induit а un certain sens : les Caractиres sont bien en effet le scraps-book de la mondanitй : c'est une gazette intemporelle, brisйe, dont les morceaux sont comme les significations discontinues du rйel continu. La rйfйrence sublime, ce serait ce-que nous appelons aujourd'hui la parole poйtique; un paradoxe historique veut en effet qu'а l'йpoque de La Bruyиre la poйsie fыt essentiellement un discours continu, de structure mйtonymique et non mйtaphorique (pour reprendre la distinction de Jakobson); il a fallu attendre la subversion profonde apportйe au langage par le surrйalisme pour obtenir une parole fragmentaire et tirant son sens poйtique de sa fragmentation mкme (voir par exemple La parole en archipel, de Char); s'il йtait poйtique, le livre de La Bruyиre ne serait nullement, en effet, un poиme, mais а l'instar de certaines compositions modernes, une parole en йclats : que le propos se [234] rйfиre ici а une rationalitй classique (les caractиres) et lа а une « irrationalitй » poйtique n'altиre en rien une certaine communautй dans l'expйrience du fragment : le discontinu radical du langage pouvait кtre vйcu par La Bruyиre comme il l'est aujourd'hui par Renй Char.

Et c'est bien au niveau du langage (et non du style) que les Caractиres peuvent peut-кtre le plus nous toucher. On y voit en effet un homme y mener une certaine expйrience de la littйrature : l'objet peut nous en sembler anachronique, comme on l'a vu, si le mot, lui, ne l'est nullement. Cette expйrience se mиne, si l'on peut dire, sur trois plans.

D'abord sur le plan de l'institution elle-mкme. Il semble que La Bruyиre ait trиs consciemment menй une certaine rйflexion sur l'кtre de cette parole singuliиre que nous appelons aujourd'hui littйrature et qu'il nommait lui-mкme, sous une expression plus substantielle que conceptuelle, les ouvrages de l'esprit : outre sa prйface qui est une dйfinition de son entreprise au niveau du discours, il consacre au livre tout un chapitre de son њuvre, et ce chapitre est le premier, comme si toute rйflexion sur l'homme devait d'abord fonder en principe la parole qui la porte. On ne pouvait certes alors imaginer qu'йcrire fыt un verbe intransitif, dйpourvu de justification morale : La Bruyиre йcrit donc pour instruire. Cette finalitй est cependant absorbйe dans un ensemble de dйfinitions beaucoup plus modernes : l'йcriture est un mйtier, ce qui est une faзon, а la fois, de la dйmoraliser et de lui donner le sйrieux d'une technique (Des ouvrages de l'esprit, n° }) ; l'homme de lettres (notion alors nouvelle) est ouvert sur le monde et il y occupe une place cependant soustraite а la mondanitй (Des biens de fortune, n° 12); on s'engage dans l'йcrire, ou dans le non-йcrire, ce qui signifie qu'йcrire est un choix. Sans vouloir forcer la modernitй de telles notations, il se dessine dans tout ceci le projet d'un langage singulier, distant а la fois du jeu prйcieux (le naturel est un thиme d'йpoque) et de l'instruction morale, et qui trouve sa fin secrиte dans une certaine faзon de dйcouper le monde en paroles et de le faire signifier au niveau d'un travail exclusivement verbal (c'est l'art). [2О5] Ceci amиne au second plan de l'expйrience littйraire, qui est l'engagement de l'йcrivain dans les mots. Parlant de ses prйdйcesseurs (Malherbe et Balzac), La Bruyиre remarque : l'on a mis dans le discours tout l'ordre tt toute la nettetй dont il est capable (qu'il peut recevoir) : cela conduit insensiblement а y mettre de l'esprit. L'esprit dйsigne prйcisйment ici une sorte d'ingйniositй intermйdiaire entre l'intelligence et la technique; telle est bien en effet la littйrature : une pensйe formйe par les mots, un sens issu-de la forme. Pour La Bruyиre, кtre йcrivain, c'est croire qu'en un certain sens le fond dйpend de la forme, et qu'en travaillant et modifiant les structures de la forme, on finit par produire une intelligence particuliиre des choses, une dйcoupe originale du rйel, bref un sens nouveau : le langage est а lui tout seul une idйologie; La Bruyиre sait bien que sa vision du monde est en quelque sorte dйterminйe par la rйvolution linguistique du dйbut de son siиcle, et au delа de cette rйvolution, par sa parole personnelle, cette sorte d'йthique du discours qui lui a fait choisir le fragment et non la maxime, la mйtaphore et non le rйcit, le « naturel » et non le « prйcieux ».

Ainsi s'affirme une certaine responsabilitй de l'йcriture, qui est en somme trиs moderne. Et ceci amиne а la troisiиme dйtermination de l'expйrience littйraire. Cette responsabilitй de l'йcriture ne se confond en effet nullement avec ce que nous appelons aujourd'hui l'engagement et qu'on appelait alors l'instruction. Certes les йcrivains classiques pouvaient trиs bien croire qu'ils instruisaient, tout comme les nфtres s'imaginent tйmoigner. Mais tout en йtant liйe substantiellement au monde, la littйrature est ailleurs; sa fonction, du moins au sein de cette modernitй qui commence avec La Bruyиre, n'est pas de rйpondre directement aux questions que le monde pose, mais, а la fois plus modestement et plus mystйrieusement, d'amener la question au bord de sa rйponse, de construire techniquement la signification sans cependant la remplir. La Bruyиre n'йtait nullement rйvolutionnaire, pas mкme dйmocrate, comme l'ont dit les positivistes du siиcle dernier; il n'avait aucune idйe que la servitude, l'oppression, k misиre pussent s'exprimer en termes politiques; sa description des paysans a cependant k valeur profonde d'un rйveil; la lumiиre qui est jetйe par l'йcriture sur le malheur humain reste indirecte, issue la plupart du temps d'une conscience aveuglйe, impuissante а saisir les causes, а prйvoir [236] les corrections; mais cet indirect mкme a une valeur cathartiquc, car il prйserve l'йcrivain de la mauvaise foi : dans la littйrature, а travers elle, l'йcrivain ne dispose d'aucun droit, la solution des malheurs humains n'est pas pour lui un Avoir triomphant : sa parole est seulement lа pour dйsigner un trouble. C'est ce qu'a fait La Bruyиre : parce qu'il s'est voulu йcrivain, sa description de l'homme atteint les vraies questions.

1965, Prйface.

LA METAPHORE DE L'ЊIL

Bien que l'Histoire de l'ail comporte quelques personnages nommйs et le rйcit de leurs jeux erotiques, Bataille n'a nullement йcrit lа l'histoire de Simone, de Marcelle ou du narrateur (comme Sade a pu йcrire l'histoire de Justine ou de Juliette)l. L'Histoire de l'Њil, c'est vraiment l'histoire d'un objet. Comment un objet peut-il avoir une histoire? Il peut sans doute passer de main en main (donnant lieu alors а d'insipides fictions du genre Histoire de ma pipe ou Mйmoires d'un fauteuil), il peut aussi cesser d'image en image; son histoire est alors celle d'une migration, le cycle des avatars (au sens propre) qu'il parcourt loin de son кtre originel, selon la pente d'une certaine imagination qui le dйforme sans cependant l'abandonner : c'est le cas du livre de Bataille.

1. En hommage а Georges Bataille (Critique, n0(8) 195-196, aoыt-iept. 1963).

Ce qui arrive а l'Њil (et non plus а Marcelle, а Simone ou au narrateur) ne peut кtre assimilй а une fiction commune; les « aventures » d'un objet qui change simplement de propriйtaire, relиvent d'une imagination romanesque qui se contente d'arranger le rйel; en revanche, ses « avatars », йtant par force absolument imaginaires (et non plus simplement « inventйs »), ne peuvent кtre que l'imagination mкme : ils n'en sont pas le produit mais la substance; en dйcrivant la migration de l'ЊЫ vers d'autres objets (et par consйquent d'autres usages que celui du « voir »), Bataille ne se compromet en rien dans le roman, qui s'accommode par dйfinition d'un imaginaire partiel, dйrivй et impur (tout mкlй de rйel); il ne se meut, bien au contraire, que dans une essence d'imaginaire. Faut-il donner а ce genre de composition le nom de « poиme » ? On n'en voit pas d'autre а opposer au roman, et cette opposition est nйcessaire : l'imagination romanesque est « probable » : le roman, c'est ce qui, tout compte fait, pourrait arriver : imagination timide (mкme [238] dans la plus luxuriante des crйations), puisqu'elle n'ose se dйclarer que sous la caution du rйel; l'imagination poйtique, au contraire, est improbable : le poиme, c'est ce qui, en aucun cas, ne saurait arriver, sauf prйcisйment dans la rйgion tйnйbreuse ou brыlante des fantasmes, que, par lа mкme, il est seul а pouvoir dйsigner; le roman procиde par combinaisons alйatoires d'йlйments rйels; le poиme par exploration exacte et complиte d'йlйments virtuels. On reconnaоtra dans cette opposition - si elle est fondйe -- les deux grandes catйgories (opйrations, objets ou figures) que la linguistique nous a appris rйcemment а distinguer et а nommer : l'agencement et la sйlection, le syntagme et le paradigme, la mйtonymie et la mйtaphore. L'Histoire de /'Њ;7est donc, pour l'essentiel, une composition mйtaphorique (on verra que la mйtonymie y intervient cependant par la suite) : un terme, l'Њil, y est variй а travers un certain nombre d'objets substitutifs, qui sont avec lui dans le rapport strict d'objets affinitaires (puisqu'ils sont tous globuleux) et cependant dissemblables (puisqu'ils sont diversement nommйs) ; cette double propriйtй est la condition nйcessaire et suffisante de tout paradigme : les substituts de l'Њil sont effectivement dйclinйs, dans tous les sens du terme : rйcitйs, comme les formes flexionnelles d'un mкme mot; rйvйlйs comme les йtats d'une mкme identitй; esquivйs comme des propositions dont aucune ne saurait retenir plus qu'une autre; йtendus comme les moments successifs d'une mкme histoire. Ainsi, dans son parcours mйtaphorique, l'Њil а la fois permane et varie : sa forme capitale subsiste а travers le mouvement d'une nomenclature, comme celle d'un espace topologique; car ici chaque flexion est un nom nouveau, et parlant un usage nouveau.

L'Њil semble donc la matrice d'un parcours d'objets qui sont comme les diffйrentes « stations » de la mйtaphore oculaire. La premiиre variation est celle de l'њil et de l'њuf; c'est une variation double, а la fois de forme (les deux mots ont un son commun et un son variй) et de contenu (quoique absolument distants, les deux objets sont globuleux et blancs). Une fois posйes comme йlйments invariants, la blancheur et k rotonditй permettent de nouvelles extansions mйtaphoriques : celle de l'assiette de lait du chat, par exemple, qui sert au premier jeu erotique de Simone et du narrateur; et lorsque cette blancheur se fait nacrйe (comme [239] celle d'un њil mort et rйvulsй), elle amиne un nouveau dйveloppement de la mйtaphore - sanctionnй par l'usage courant qui donne le nom A'atifs aux testicules d'animaux. Ainsi se trouve pleinement constituйe la sphиre mйtaphorique dans laquelle se meut toute l'Histoire de l'Њil, de l'assiette de lait du chat а l'йnu-clйation de Granero et а la castration du taureau (dont les glandes, de la grosseur et de la forme d'un auf, йtaient d'une blancheur nacrйe, rosйe de sang, analogue а celle du globe oculaire).

Telle est la mйtaphore premiиre du poиme. Ce n'est cependant pas la seule; une chaоne secondaire en dйrive, constituйe par tous les avatars du liquide dont l'image est aussi bien liйe а l'њil, а l'њuf et aux glandes ; et ce n'est pas seulement la liqueur elle-mкme qui varie (larmes, lait de l'assiette-њil de chat, jaune mollet de l'њuf, sperme ou urine), c'est, si l'on peut dire, le mode d'apparition de l'humide; la mйtaphore est ici encore bien plus riche que pour le globuleux; du mouillй au ruissellement, ce sont toutes les variйtйs de l'inonder qui viennent complйter la mйtaphore originelle du globe; des objets en apparence fort йloignйs de l'њil se trouvent ainsi saisis dans la chaоne mйtaphorique, comme les boyaux du cheval blessй, lвchйs « comme une cataracte » sous le coup de corne du taureau. En fait (car la puissance de la mйtaphore est infinie), la prйsence de l'une, seulement, des deux chaоnes permet de faire comparaоtre l'autre : quoi de plus « sec » que le soleil? Il suffit cependant que dans le champ mйtaphorique tracй par Bataille а la faзon d'un aruspice, le soleil soit disque, puis globe, pour que sa lumiиre s'йcoule comme un liquide et rejoigne, а travers l'idйe d'une luminositй molle ou d'une liquйfaction urinaire du ciel, le thиme de l'њil, de l'њuf et de la glande.

Voilа donc deux sйries mйtaphoriques, ou, si l'on prйfиre, conformйment а la dйfinition de la mйtaphore, deux chaоnes de signifiants; car en chacune d'elles, il est bien certain que chaque terme n'est jamais que le signifiant du terme voisin. Tous ces signifiants « en йchelle » renvoient-ils а un signifiй stable, et d'autant plus secret qu'il serait enseveli sous toute une architecture de masques? Bref, y a-t-il un fond de la mйtaphore et, partant, une hiйrarchie de ses termes? C'est lа une question de psychologie profonde qu'il est hors de propos d'aborder ici. On notera [240] seulement ceci : s'il existe un commencement de la chaоne, si la mйtaphore comporte un terme gйnйrateur (et par consйquent privilйgiй) а partir duquel le paradigme se construit de proche en proche, il faut au moins reconnaоtre que l'Histoire de i'Њil ne dйsigne nullement le sexuel comme terme premier de la chaоne : rien n'autorise а dire que la mйtaphore part du gйnital pour aboutir а des objets apparemment insexuйs comme l'њuf, l'њil ou le soleil; l'imaginaire qui est ici dйveloppй n'a pas pour « secret » un fantasme sexuel; en serait-il ainsi, il faudrait d'abord expliquer pourquoi le thиme erotique n'est ici jamais directement phallique (il s'agit d'un « phallisme rond »); mais surtout, Bataille lui-mкme a rendu partiellement vain tout dйchiffrement de son poиme, en donnant (а la fin du livre) les sources (biographiques) de sa mйtaphore; il ne laisse donc d'autre recours que de considйrer dans l'Histoire de l'Њil une mйtaphore parfaitement sphй-rique : chacun des termes y est toujours le signifiant d'un autre terme (aucun terme n'y est un simple signifiй), sans qu'on puisse jamais arrкter la chaоne; sans doute, l'Њil, puisque c'est son histoire, semble prйdominer, lui dont nous savons qu'il йtait le Pиre mкme, aveugle, et dont le globe blanchвtre se rйvulsait lorsqu'il urinait devant l'enfant; mais dans ce cas, c'est l'йquivalence mкme de l'oculaire et du gйnital qui est originelle, non l'un de ses termes : le paradigme ne commence nulle part. Cette indйtermination de l'ordre mйtaphorique, oubliйe d'ordinaire par la psychologie des archйtypes, ne fait d'ailleurs que reproduire le caractиre inordonnй des champs associatifs, tel qu'il a йtй affirmй avec force par Saussure : on ne peut donner de prйcellence а aucun des termes d'une dйclinaison. Les consйquences critiques sont importantes : l'Histoire de l'Њil n'est pas une њuvre profonde : tout y est donnй en surface et sans hiйrarchie, la mйtaphore est йtalйe dans son entier; circulaire et explicite, elle ne renvoie а aucun secret : on a affaire ici а une signification sans signifiй (ou dans laquelle tout est signifiй); et ce n'est ni k moindre beautй ni la moindre nouveautй de ce texte que de composer, par k technique que l'on tente de dйcrire ici, une littйrature а ciel ouvert, situйe au-delа de tout dйchiffrement, et que seule une critique formelle peut - de trиs loin - accompagner. [241]

Il faut maintenant revenir aux deux chaоnes mйtaphoriques, celle de l'Њil (dira-t-on pour simplifier) et celle des pleurs. Comme rйserve de signes virtuels, une mйtaphore toute pure ne peut а soi seule constituer un discours : si l'on rйcite ses termes - c'est-а-dire si on les insиre dans un rйcit qui les cimente, leur nature paradigmatique cиde dйjа au profit de la dimension de toute parole, qui est fatalement extension syntagmatique (2); l'Histoire de l'Њil est effectivement un rйcit dont les йpisodes restent cependant prйdйterminйs par les diffйrentes stations de la double mйtaphore : le rйcit n'est ici qu'une sorte de matiиre courante qui enchвsse la prйcieuse substance mйtaphorique : si nous sommes dans un parc, la nuit, c'est pour qu'un filet de lune vienne rendre translucide la tache humide du drap de Marcelle, qui flotte а la fenкtre de sa chambre; si nous sommes а Madrid, c'est pour qu'il y ait corrida, offrande des њufs crus du taureau, йnuclйa-tion de l'њil de Granero; et а Sйville, pour que le ciel y exprime cette luminositй jaunвtre et liquide, dont nous connaissons par le reste de la chaоne la nature mйtaphorique. Ne serait-ce donc qu'а l'intйrieur de chaque sйrie, le rйcit est bien une forme, dont la contrainte, fйconde а l'йgal des anciennes rиgles mйtriques ou tragiques, permet de sortir les termes de la mйtaphore hors de leur virtualitй constitutive.

2. Faut-il expliquer ces termes issus de lu linguistique, et qu'une certaine littйrature commence а acclimater? Le syntagme est le plan d'enchaоnement et de combinaison des signes an niveau du discours rйel (par exemple la ligne des mots); le paradigme est, pour chaque signe du syntagme, la rйserve des signes frиres - et cependant dissemblables - dans laquelle on le choisit ; ces termes figurent d'ailleurs dans la derniиre йdition du Petit Larouss*.

Cependant l'Histoire de l'Њil est bien autre chose qu'un rйcit, fыt-il thйmatique. C'est que, la double mйtaphore une fois posйe, Bataille fait intervenir une nouvelle technique : il йchange les deux chaоnes. Cet йchange est par nature possible, puisqu'il ne s'agit pas du mкme paradigme (de la mкme mйtaphore), et que, par consйquent, les deux chaоnes peuvent nouer entre elles des rapports de contiguпtй : on peut accoler un terme de la [242] premiиre а un terme de la seconde : le syntagme est immйdiate-mйat possible : rien ne s'oppose, sur le plan du bon sens courant, et mкme tout conduit а un discours qui dit que l'ail pleure, que l'њuf cassй s'йcoule ou que la lumiиre (le soleil) se rйpand; dans un premier moment, qui est celui de tout le monde, les termes de la premiиre mйtaphore et ceux de la seconde vont ainsi de conserve, sagement jumelйs selon des stйrйotypes ancestraux. Nйs d'une faзon toute classique de la jointure des deux chaоnes, ces syn-tagmes traditionnels comportent йvidemment peu d'information : causer un oaпf ou crever un ail, ce sont lа des informations globales, qui n'ont guиre d'effet que par rapport а leur contexte, et non par rapport а leurs composants : que faire de l'њuf, sinon le casser, et que faire de l'њil, sinon le crever?

Tout change cependant si l'on commence а troubler la correspondance des deux chaоnes, si, au lieu de jumeler les objets et les actes selon des lois de parentй traditionnelle (casser un auf, crever un ail), on dйsarticule l'association en prйlevant chacun de ses termes sur des lignes diffйrentes, bref si l'on se donne le droit de casser un ail et de crever un auf; par rapport aux deux mйtaphores parallиles (de l'њil et du pleur), le syntagme devient alors croisй, car la liaison qu'il propose va chercher d'une chaоne а l'autre des termes non point complйmentaires mais distants : on retrouve alors la loi de l'image surrйaliste, formulйe par Reverdy et reprise par Breton (plus les rapports des deux rйalitйs seront lointains et justes, plus l'image sera forte). L'image de Bataille est cependant bien plus concertйe; ce n'est pas une image folle, ni mкme une image libre, car la coпncidence de ses termes n'est pas alйatoire et le syntagme se trouve limitй par une contrainte : celle de la sйlection, qui oblige а prйlever les termes de l'image seulement dans deux sйries finies. De cette contrainte naоt йvidemment une information trиs forte, situйe а йgale distance du banal et de l'absurde, puisque le rйcit est enserrй dans la sphиre mйtaphorique, dont il peut йchanger les rйgions (ce qui lui donne son souffle), mais non pas transgresser les limites (ce qui lui donne son sens); conformйment а la loi qui veut que l'кtre de la littйrature ne soit jamais que sa technique, l'insistance et k libertй de ce chant sont donc les produits d'un art exact, qui a su а la fois mesurer le champ associatif et libйrer en lui les contiguпtйs de termes.

Cet art n'est nullement gratuit, puisqu'il se confond, semble-t-il, avec l'йrotisme mкme, du moins celui de Bataille. On peut certes imaginer а l'йrotisme d'autres dйfinitions que linguistiques (et Bataille lui-mкme l'a montrй). Mais si l'on appelle mйtonymie cette translation de sens opйrйe d'une chaоne а l'autre, а des йchelons diffйrents de la mйtaphore (ail sucй comme un sein, boire mon cal entre ses lиvres), on reconnaоtra sans doute que l'йrotisme de Bataille est essentiellement mйtonymique. Puisque la technique poйtique consiste ici а dйfaire les contiguпtйs usuelles d'objets pour y substituer des rencontres nouvelles, limitйes cependant par la persistance d'un seul thиme а l'intйrieur de chaque mйtaphore, il se produit une sorte de contagion gйnйrale des qualitйs et des actes : par leur dйpendance mйtaphorique, l'њil, le soleil et l'њuf participent йtroitement au gйnital; et par leur libertй mйtonymique, ils йchangent sans fin leurs sens et leurs usages, en sorte que casser des њufs dans une baignoire, gober ou йplucher des њufs (mollets), dйcouper un oeil, l'йnu-clйer ou en jouer йrotiquemcnt, associer l'assiette de lait et le sexe, le filet de lumiиre et le jet d'urine, mordre la glande du taureau comme un њuf ou la loger dans son corps, toutes ces associations sont а la fois mкmes et autres; car la mйtaphore, qui les varie, manifeste entre elles une diffйrence rйglйe, que la mйtonymie, qui les йchange, s'emploie aussitфt а abolir : le monde devient trouble, les propriйtйs ne sont plus divisйes; s'йcouler, sangloter, uriner, йjaculer forment un sens tremblй, et toute l'Histoire de l'Њil signifie а la faзon d'une vibration qui rend toujours le mкme son (mais quel son ?). Ainsi, а k transgression des valeurs, principe dйclarй de l'йrotisme, correspond - si elle ne k fonde - une transgression technique des formes du langage, car k mйtonymie n'est rien d'autre qu'un syntagme forcй, la violation d'une limite de l'espace signifiant; elle permet au niveau mкme du discours, une contre-division des objets, des usages, des sens, des espaces et des propriйtйs, qui est l'йrotisme mкme : aussi ce que le jeu de k mйtaphore et de k mйtonymie, dans l'Histoire de l'Њil, permet en dйfinitive de transgresser, c'est le sexe : ce qui n'est pas, bien entendu, le sublimer, tout au contraire.[244]

3. Je me rйfиre ici а l'opposition йtablie par Jakobson entre la mйtaphore, figure de la similaritй', et la mйtonymie, figure de la contiguпtй.

Reste а savoir si la rhйtorique qui vient d'кtre dйcrite permet de rendre compte de tout йrotisme ou si elle appartient en propre а Bataille. Un coup d'њil sur l'erotique de Sade, par exemple, permet d'esquisser la rйponse. II est vrai que le rйcit de Bataille doit beaucoup а celui de Sade; mais c'est plutфt que Sade a fondй tout rйcit erotique, dans la mesure oщ son йrotisme est de nature essentiellement syntagmatique ; йtant donnй un certain nombre de lieux erotiques, Sade en dйduit toutes les figures (ou conjonctions de personnages) qui peuvent les mobiliser; les unitйs premiиres sont en nombre fini, car rien n'est plus limitй que le matйriel erotique; elles sont cependant suffisamment nombreuses pour se prкter а une combinatoire en apparence infinie (les lieux erotiques se combinant en postures et les postures en scиnes), dont la profusion forme tout le rйcit sadien. En Sade, il n'y a aucun recours а une imagination mйtaphorique ou mйtonymique, son erotique est simplement combinatoire; mais par lа mкme elle a sans doute un tout autre sens que celle de Bataille. Par l'йchange mйtonymique, Bataille йpuise une mйtaphore, double sans doute, mais dont chaque chaоne est faiblement saturйe; Sade au contraire explore а fond un champ de combinaisons libres de toute contrainte structurale; son йrotisme est encyclopйdique, il participe du mкme esprit comptable qui anime Newton ou Fourier. Pour Sade, il s'agit de recenser une combinatoire erotique, projet qui ne comporte (techniquement) aucune transgression du sexuel. Pour Bataille, il s'agit de parcourir le tremblement de quelques objets (notion toute moderne, inconnue de Sade), de faзon а йchanger des uns aux autres les fonctions de l'obscиne et celles de la substance (k consistance de l'њuf mollet, la teinte sanglante et nacrйe des glandes crues, le vitreux de l'њil). Le langage erotique de Sade n'a d'autre connotation que celle de son siиcle, c'est une йcriture; celui de Bataille est connotй par l'кtre mкme de Bataille, c'est un style; entre les deux quelque chose est nй, qui transforme toute expйrience en langage dйvoyй (pour reprendre encore un mot surrйaliste) et qui est la littйrature.

1961, Critique.

LES DEUX CRITIQUES

Nous avons actuellement en France deux critiques parallиles : une critique que l'on appellera pour simplifier universitaire et qui pratique pour l'essentiel une mйthode positiviste hйritйe de Lanson, et une critique d'interprйtation, dont les reprйsentants, fort diffйrents les uns des autres, puisqu'il s'agit de J.-P. Sartre, G. Bachelard, L. Goldmann, G. Poulet, J. Starobinski, J. P. Weber, R. Girard, J.-P. Richard, ont ceci de commun, que leur approche de l'њuvre littйraire peut кtre rattachйe, plus ou moins, mais en tout cas d'une faзon consciente, а l'une des grandes idйologies du moment, existentialisme, marxisme, psychanalyse, phйnomйnologie, ce pour quoi on pourrait aussi appeler cette critique-lа idйologique, par opposition а la premiиre, qui, elle, refuse toute idйologie et ne se rйclame que d'une mйthode objective. Entre ces deux critiques, il existe bien entendu des liens : d'une part, la critique idйologique est la plupart du temps pratiquйe par des professeurs, car en France, on le sait, pour des raisons de tradition et de profession, le statut intellectuel se confond facilement avec le statut universitaire; et d'autre part, il arrive а l'Universitй de reconnaоtre la critique d'interprйtation, puisque certaines de ses њuvres sont des thиses de doctorat (sanctionnйes, il est vrai, plus libйralement, semble-t-il, par les jurys de philosophie que par les jurys de lettres). Cependant, sans parler de conflit, la sйparation des deux critiques est rйelle. Pourquoi?

Si la critique universitaire n'йtait rien d'autre que son programme dйclarй, qui est l'йtablissement rigoureux des faits biographiques ou littйraires, on ne voit pas, а vrai dire, pourquoi elle entretiendrait la moindre tension avec la critique idйologique. Les acquisitions du positivisme, ses exigences mкmes, sont irrйversibles : personne aujourd'hui, quelque philosophie qu'il adopte, ne songe а contester l'utilitй de l'йrudition, l'intйrкt des mises [246] au point historiques, les avantages d'une analyse fine des « circonstances » littйraires, et si l'importance accordйe au problиme des sources par la critique universitaire, engage dйjа une certaine idйe de ce qu'est l'њuvre littйraire (on y reviendra), rien du moins ne peut s'opposer а ce qu'on traite ce problиme avec exactitude, une fois qu'on a dйcidй de le poser; il n'y a donc, а premiиre vue, aucune raison qui empкche les deux critiques de se reconnaоtre et de collaborer : la critique positiviste йtablirait et dйcouvrirait les « faits » (puisque telle est son exigence) et elle laisserait l'autre critique libre de les interprйter, ou plus exactement de les « faire signifier » par rйfйrence а un systиme idйologique dйclarй. Si cette vue pacifiante est cependant utopique, c'est qu'en rйalitй, de la critique universitaire а la critique d'interprйtation, il n'y a pas division du travail, simple diffйrence d'une mйthode et d'une philosophie, mais concurrence rйelle de deux idйologies. Comme Mannheim l'a montrй, le positivisme est en effet, lui aussi, une idйologie comme les autres (ce qui ne l'empкche d'ailleurs nullement d'кtre utile). Et lorsqu'il inspire la critique littйraire, le positivisme laisse bien voir sa nature idйologique au moins en deux points (pour s'en tenir а l'essentiel).

Tout d'abord, en limitant volontairement ses recherches aux « circonstances » de l'њuvre (mкme s'il s'agit de circonstances intйrieures), la critique positiviste pratique une idйe parfaitement partiale de la littйrature; car refuser de s'interroger sur l'кtre de la littйrature, c'est du mкme coup accrйditer l'idйe que cet кtre est йternel, ou si l'on prйfиre, naturel, bref que la littйrature va de soi. Et pourtant, qu'est-ce que la littйrature? Pourquoi йcrit-on? Racine йcrivait-il pour les mкmes raisons que Proust? Ne pas se poser ces questions, c'est aussi y rйpondre, car c'est adopter l'idйe traditionnelle du sens commun (qui n'est pas forcйment le sens historique), а savoir que l'йcrivain йcrit tout simplement pour s'exprimer, et que l'кtre de la littйrature est dans la « traduction » de la sensibilitй et des passions. Malheureusement, dиs que l'on touche а l'intentionnalitй humaine (et comment parler de la littйrature sans le faire), la psychologie positiviste ne suffit plus : non seulement paice qu'elle est rudimentaire, mais aussi parce qu'elle engage une philosophie dйterministe parfaitement datйe. Le paradoxe, c'est que la critique historique refuse ici l'histoire; l'histoire [247] nous dit qu'il n'y a pas une essence intemporelle de la littйrature, mais sous le nom de littйrature (d'ailleurs lui-mкme rйcent), un devenir de formes, de fonctions, d'institutions, de raisons, de projets fort diffйrents, dont c'est prйcisйment а l'historien а nous dire la relativitй; faute de quoi il se condamne, prйcisйment, а ne pouvoir expliquer les « faits » : en s'abstenant de nous dire pourquoi Racine йcrivait (ce que pouvait кtre la littйrature pour un homme de son temps), la critique s'interdit de dйcouvrir pourquoi а un certain moment (aprиs Phиdre) Racine n'a plus йcrit. Tout est liй : le plus menu des problиmes littйraires, fыt-il anec-dotique, peut avoir sa clef dans le cadre mental d'une йpoque; et ce cadre n'est pas le nфtre. Le critique doit admettre que c'est son objet mкme, sous sa forme la plus gйnйrale, la littйrature, qui lui rйsiste ou le fuit, non le « secret » biographique de son auteur. Le second point oщ la critique universitaire laisse bien voir son engagement idйologique, c'est ce que l'on pourrait appeler le postulat d'analogie. On sait que le travail de cette critique est principalement constituй par la recherche des « sources » : il s'agit toujours de mettre l'њuvre йtudiйe en rapport avec quelque chose d'antre, un ailleurs de la littйrature ; cet ailleurs peut кtre une autre њuvre (antйcйdente), une circonstance biographique ou encore une « passion » rйellement йprouvйe par l'auteur et qu'il « exprime » (toujours l'expression) dans son њuvre (Oreste, c'est Racine а vingt-six ans, amoureux et jaloux, etc.) ; le second terme du rapport importe d'ailleurs beaucoup moins que sa nature, qui est constante dans toute critique objective : ce rapport est toujours analogique; il implique la certitude qu'йcrire, ce n'est jamais que reproduire, copier, s'inspirer de, etc. ; les diffйrences qui existent entre le modиle et l'њuvre (et qu'il serait difficile de contester) sont toujours mises au compte du « gйnie », notion devant laquelle le critique le plus opiniвtre, le plus indiscret renonce brusquement au droit de parole et le rationaliste le plus sourcilleux se transmue en psychologue crйdule, respectueux de la mystйrieuse alchimie de la crйation, dиs que prйcisйment l'analogie n'est plus visible : les ressemblances de l'њuvre relиvent ainsi du positivisme le plus rigoureux, mais par une singuliиre abdication, ses diffйrences de la magie. Or ceci est un postulat caractйrisй; on peut soutenir avec autant de droit que l'њuvre littйraire commence prйcisйment lа oщ elle [248] dйforme son modиle (ou pour кtre plus prudent : son point de dйpart); Bachelard a montrй que l'imagination poйtique consistait, non а. for mer les images, mais bien au contraire а les dйfarmer; et en psychologie, qui est le domaine privilйgiй des explications analogiques (la passion йcrite devant toujours, paraоt-il, sortir d'une passion vйcue), on sait maintenant que les phйnomиnes de dйnйgation sont au moins aussi importants que les phйnomиnes de conformitй : un dйsir, une passion, une frustration peuvent trиs bien produire des reprйsentations prйcisйment contraires ; un mobile rйel peut s'inverser dans un alibi qui le dйment; une њuvre peut кtre le fantasme mкme qui compense la vie nйgative : Oreste amoureux d'Hermione, c'est peut-кtre Racine secrиtement dйgoыtй de la Duparc : la similitude n'est nullement le rapport privilйgiй que la crйation entretient avec le rйel. L'imitation (en prenant ce mot dans le sens trиs large que Marthe Robert vient de lui donner dans son essai sur l'Ancien et le Nouveau(1)), l'imitation suit des voies retorses; qu'on la dйfinisse en termes hйgйliens ou psychanalytiques ou existentiels, une dialectique puissante distord sans cesse le modиle de l'њuvre, le soumet а des forces de fascination, de compensation, de dйrision, d'agression, dont la valeur (c'est-а-dire le valant-pour) doit кtre йtablie, non en fonction du modиle lui-mкme, mais de leur place dans l'organisation gйnйrale de l'њuvre. On touche ici а l'une des responsabilitйs les plus graves de la critique universitaire : centrйe sur une gйnйtique du dйtail littйraire, elle risque d'en manquer le sens fonctionnel, qui est sa vйritй : rechercher avec ingйniositй, rigueur et acharnement si Oreste йtait Racine ou si le baron de Charlus йtait le comte de Montesquieu, c'est du mкme coup nier qu'Oreste et Charlus sont essentiellement les termes d'un rйseau fonctionnel de figures, rйseau qui ne peut кtre saisi dans sa tenue qu'а l'intйrieur de l'њuvre, dans ses entours, non dans ses racines; l'homologue d'Oreste, ce n'est pas Racine, c'est Pyrrhus (selon une voie йvidemment diffйrentielle); celui de Charlus, ce n'est pas Montesquieu, c'est le narrateur, dans la mesure prйcisйment oщ lй narrateur n'est pas Proust. En somme, c'est l'њuvre qui est son propre modиle; sa vйritй n'est pas а chercher en profondeur, mais en [249] йtendue; et s'il y a un rapport entre l'auteur et son њuvre (qui le nierait? l'њuvre ne descend pas du ciel : il n'y a que la critique positiviste pour croire encore а la Muse), ce n'est pas un rapport pointilliste, qui additionnerait des ressemblances parcellaires, discontinues et « profondes », mais bien au contraire un rapport entre tout l'auteur et toute l'њuvre, un rapport des rapports, une correspondance homologique, et non analogique.

1. Grasset, 1965.

Il semble qu'on approche ici du cњur de la question. Car si l'on se tourne maintenant vers le refus implicite que la critique universitaire oppose а l'autre critique, pour en deviner les raisons, on voit tout de suite que ce refus n'est nullement la crainte banale du nouveau ; la critique universitaire n'est ni rйtrograde ni dйmodйe (un peu lente, peut-кtre) : elle sait parfaitement s'adapter. Ainsi, bien qu'elle ait pratiquй pendant des annйes une psychologie conformiste de l'homme normal (hйritйe de Thйodule Ribot, contemporain de Lanson), elle vient de « reconnaоtre » la psychanalyse, en consacrant (par un doctorat particuliиrement bien accueilli) la critique de Ch. Mauron, d'obйdience strictement freudienne. Mais dans cette consйcration mкme, c'est la ligne de rйsistance de la critique universitaire qui apparaоt а dйcouvert : car la critique psychanalytique est encore une psychologie, elle postule un ailleurs de l'њuvre (qui est l'enfance de l'йcrivain), un secret de l'auteur, une matiиre а dйchiffrer, qui reste bien l'вme humaine, fыt-ce au prix d'un vocabulaire nouveau : mieux vaut une psycho-pathologie de l'йcrivain, plutфt que pas de psychologie du tout; en mettant en rapport les dйtails d'une њuvre et les dйtails d'une vie, la critique psychanalytique continue а pratiquer une esthйtique des motivations fondйe tout entiиre sur le rapport d'extйrioritй : c'est parce que Racine йtait lui-mкme orphelin qu'il y a tant de pиres dans son thйвtre : la transcendance biographique est sauve : il y a, il y aura toujours des vies d'йcrivains а « fouiller ». En somme, ce que la critique universitaire est disposйe а admettre (peu а peu et aprиs des rйsistances successives), c'est paradoxalement le principe mкme d'une critique d'interprйtation, ou si l'on prйfиre (bien que le mot fasse encore peur), d'une critique idйologique; mais ce qu'elle refuse, c'est que cette interprйtation et cette idйologie puissent dйcider de travailler dans un domaine purement intйrieur а l'њuvre; bref, ce qui est rйcusй, c'est [250] l'analyse immanente : tout est acceptable, pourvu que l'њuvre puisse кtre mise en rapport avec autre chose qu'elle-mкme, c'est-а-dire autre chose que la littйrature : l'histoire (mкme si elle devient marxiste), la psychologie (mкme si" elle se fait psychanalytique), ces ailleurs de l'њuvre seront peu а peu admis ; ce qui ne le sera pas, c'est un travail qui s'installe dans l'њuvre et ne pose son rapport au monde qu'aprиs l'avoir entiиrement dйcrite de l'intйrieur, dans ses fonctions, ou, comme on dit aujourd'hui, dans sa structure; ce qui est rejetй, c'est donc en gros la critique phйnomйnologique (qui explicite l'њuvre au lieu de l'expliquer), la critique thйmatique (qui reconstitue les mйtaphores intйrieures de l'њuvre) et la critique structurale (qui tient l'њuvre pour un systиme de fonctions).

Pourquoi ce refus de l'immanence (dont le principe est d'ailleurs souvent mal compris) ? On ne peut donner pour le moment que des rйponses contingentes ; peut-кtre est-ce par soumission obstinйe а l'idйologie dйterministe, qui veut que l'њuvre soit le « produit » d'une « cause » et que les causes extйrieures soient plus « causes » que les autres; peut-кtre aussi parce que passer d'une critique des dйterminations а une critique des fonctions et des significations impliquerait une conversion profonde des normes du savoir, donc de la technique, donc de la profession mкme de l'universitaire; il ne faut pas oublier que la recherche n'йtant pas encore sйparйe de l'enseignement, l'Universitй travaille mais aussi elle dйcerne des diplфmes; il lui faut donc une idйologie qui soit articulйe sur une technique suffisamment difficile pour constituer un instrument de sйlection; le positivisme lui fournit l'obligation d'un savoir vaste, difficile, patient; la critique immanente - du moins lui semble-t-il - ne demande, devant l'њuvre, qu'un pouvoir а'йtonnement, difficilement mesurable : on comprend qu'elle hйsite а convertir ses exigences.

1963, Modem Langt/ages Notes.

QU'EST-CE QUE LA CRITIQUE?

Il est toujours possible d'йdicter quelques grands principes critiques en fonction de l'actualitй idйologique, surtout en France, oщ les modиles thйoriques ont un grand prestige, parce que sans doute ils donnent au praticien l'assurance qu'il participe а la fois а un combat, а une histoire et а une totalitй; c'est ainsi que depuis une quinzaine d'annйes, la critique franзaise s'est dйveloppйe, avec des fortunes diverses, а l'intйrieur de quatre grandes « philo-sophies ». Tout d'abord ce que l'on est convenu d'appeler, d'un terme trиs discutable, l'existentialisme, qui a donnй les њuvres critiques de Sartre, le Baudelaire, le Flaubert, quelques articles plus courts sur Proust, Mauriac, Giraudoux et Ponge, et surtout l'admirable Genкt. Ensuite le marxisme : on sait (car le dйbat est dйjа ancien) combien l'orthodoxie marxiste a йtй stйrile en critique, proposant une explication purement mйcanique des њuvres ou promulguant des mots d'ordre plus que des critиres de valeurs; c'est donc, si l'on peut dire, aux frontiиres du marxisme (et non en son centre dйclarй) que l'on trouve la critique la plus fйconde : celle de L. Goldmann (sur Racine, Pascal, sur le nouveau Roman, sur le thйвtre d'avant-garde, sur Malraux) doit explicitement beaucoup а Lukacs; c'est l'une des plus souples et des plus ingйnieuses que l'on puisse imaginer а partir de l'histoire sociale et politique. Ensuite encore, la psychanalyse; il existe une critique psychanalytique d'obйdience freudienne, dont le meilleur reprйsentant en France, actuellement, serait Charles Mauron (sur Racine et sur Mallarmй) ; mais c'est ici encore la psychanalyse « marginale » qui a йtй la plus fйconde; partant d'une analyse des substances (et non des њuvres), suivant les dйformations dynamiques de l'image chez de trиs nombreux poиtes, G. Bachelard a fondй une vйritable йcole critique, si riche que l'on peut dire que la critique franзaise est actuellement, sous sa forme la mieux йpanouie, [252] d'inspiration bachelardienne (G. Poulet, J. Starobinski, J.-P. Richard). Enfin, le structuralisme (ou pour simplifier а l'extrкme et d'une faзon sans doute abusive : le formalisme) : on sait l'importance, on pourrait dire la vogue, de ce mouvement, en France, depuis que Cl. Lйvi-Strauss lui a ouvert les sciences sociales et la rйflexion philosophique; peu d'њuvres critiques en sont encore issues; mais il s'en prйpare, oщ l'on retrouvera surtout, sans doute, l'influence du modиle linguistique йdifiй par Saussure et йlargi par R. Jakobson (qui lui-mкme, а ses dйbuts, a participй а un mouvement de critique littйraire, l'йcole formaliste russe) : il parait par exemple possible de dйvelopper une critique littйraire a partir des deux catйgories rhйtoriques йtablies par Jakobson : la mйtaphore et la mйtonymie.

On le voit, cette critique franзaise est а la fois « nationale » (elle doit trиs peu, sinon rien, а la critique anglo-saxonne, au spitzerisme, au crocisme) et actuelle, ou si l'on prйfиre, « infidиle » : tout entiиre plongйe dans un certain prйsent idйologique, elle se reconnaоt mal comme participant а une tradition critique, celle de Sainte-Beuve, celle de Taine, ou celle de Lanson. Ce dernier modиle pose cependant а la critique actuelle un problиme particulier. L'њuvre, la mйthode, l'esprit de Lanson, lui-mкme prototype du professeur franзais, rиgle depuis une cinquantaine d'annйes, а travers d'innombrables йpigones, toute la critique universitaire. Comme les principes de cette critique, du moins dйclarativement, sont ceux de la rigueur et de l'objectivitй dans l'йtablissement des faits, on pourrait croire qu'il n'y a aucune incompatibilitй entre le lansonisme et les critiques idйologiques, qui sont toutes des critiques d'interprйtation. Cependant, bien que la plupart des critiques franзais d'aujourd'hui (on parle ici seulement de la critique de structure et non de la critique de lancйe) soient eux-mкmes des professeurs, il y a une certaine tension entre la critique d'interprйtation et la critique positiviste (universitaire). C'est qu'en fait, le lansonisme est lui-mкme une idйologie; il ne se contente pas d'exiger l'application des rиgles objectives de toute recherche scientifique, il implique des convictions gйnйrales sur l'homme, l'histoire, la littйrature, les rapports de l'auteur et de l'њuvre; par exemple, la psychologie du lansonisme est parfaitement datйe, consistant essentiellement en une sorte de dйterminisme analogique, [253] selon lequel les dйtails d'une њuvre doivent ressembler aux dйtails d'une vie, l'вme d'un personnage i l'вme de l'auteur, etc., idйologie trиs particuliиre puisque prйcisйment depuis, la psychanalyse, par exemple, a imaginй des rapports contraires de dйnйgation entre une њuvre et son auteur. En fait, bien sыr, les postulats philosophiques sont inйvitables; ce ne sont donc pas ses parus pris que l'on peut reprocher au lansonisme, c'est de les taire, de les couvrir du drapй moral de la rigueur et de l'objectivitй : l'idйologie est ici glissйe, comme une marchandise de contrebande, dans les bagages du scientisme.

Puisque ces principes idйologiques diffйrents sont possibles en mкme temps (et pour ma part, d'une certaine maniиre, je souscris en mкme temps а chacun d'eux), c'est que sans doute le choix idйologique ne constitue pas l'кtre de la critique et que la « vйritй » n'est pas sa sanction. La critique, c'est autre chose que de parler juste au nom de principes « vrais ». Il s'ensuit que le pйchй majeur, en critique, n'est pas l'idйologie, mais le silence dont on la couvre : ce silence coupable a un nom : c'est la bonne conscience, ou si l'on prйfиre, la mauvaise foi. Comment croire en effet que l'њuvre est un objet extйrieur а la psychй et а l'histoire de celui qui l'interroge et vis-а-vis duquel le critique aurait une sorte de droit d'extй-ritorialitй? Par quel miracle la communication profonde que la plupart des critiques postulent entre l'њuvre et l'auteur qu'ils йtudient, cesserait-elle lorsqu'il s'agit de leur propre њuvre et de leur propre temps? Y aurait-il des lois de crйation valables pour l'йcrivain mais non pour le critique? Toute critique doit inclure dans son discours (fыt-ce de la faзon la mieux dйtournйe et la plus pudique qui soit) un discours implicite sur elle-mкme; toute critique est critique de l'њuvre et critique de soi-mкme; pour reprendre un jeu de mots de Claudel, elle est connaissance de l'autre et co-naissance de soi-mкme au monde. En d'autres termes encore, la critique n'est nullement une table de rйsultats ou un corps de jugements, elle est essentiellement une activitй, c'est-а-dire une suite d'actes intellectuels profondйment engagйs dans l'existence historique et subjective (c'est la mкme chose) de celui qui les [254]accomplit, c'est-а-dire les assume. Une activitй peut-elle кtre « vraie » ? Elle obйit а de tout autres exigences.Tout romancier, tout poиte, quels que soient les dйtours que puisse prendre la thйorie littйraire, est censй parler d'objets et de phйnomиnes, fussent-ils imaginaires, extйrieurs et antйrieurs au langage : le monde existe et l'йcrivain parle, voilа la littйrature. L'objet de la critique est trиs diffйrent; ce n'est pas « le monde », c'est un discours, le discours d'un autre : la critique est discours sur un discours; c'est un langage second, ou mйta-langage (comme diraient les logiciens), qui s'exerce sur un langage premier (ou langage-objet). Il s'ensuit que l'activitй critique doit compter avec deux sortes de rapports : le rapport du langage critique au langage de l'auteur observй et le rapport de ce langage-objet au monde. C'est le « frottement » de ces deux langages qui dйfinit la critique et lui donne peut-кtre une grande ressemblance avec une autre activitй mentale, la logique, qui elle aussi est fondйe tout entiиre sur la distinction du langage-objet et du mйta-langage.

Car si la critique n'est qu'un mйta-langage, cela veut dire que sa tвche n'est nullement de dйcouvrir des « vйritйs », mais seulement des « validitйs ». En soi, un langage n'est pas vrai ou faux, il est valide ou il ne l'est pas : valide, c'est-а-dire constituant un systиme cohйrent de signes. Les rиgles qui assujettissent le langage littйraire ne concernent pas la conformitй de ce langage au rйel (quelles que soient les prйtentions des йcoles rйalistes), mais seulement sa soumission au systиme de signes que s'est fixй l'auteur (et il faut, bien entendu, donner ici un sens trиs fort au mot systиme). La critique n'a pas а dire si Proust a dit « vrai », si le baron de Charlus йtait bien le comte de Montesquiou, si Franзoise йtait Cйleste, ou mкme, d'une faзon plus gйnйrale, si la sociйtй qu'il a dйcrite reproduisait avec exactitude les conditions historiques d'йlimination de la noblesse а la fin du xixe siиcle; son rфle est uniquement d'йlaborer elle-mкme un langage dont la cohйrence, la logique, et pour tout dire la systйmatique, puisse recueillir, ou mieux encore « intйgrer » (au sens mathйmatique du terme) la plus grande quantitй possible de langage proustien, exactement comme une йquation logique йprouve la validitй d'un raisonnement sans prendre parti sur k « vйritй » des arguments qu'il mobilise. On peut dire que la tвche critique (c'est la seule garantie [255] de son universalitй) est purement formelle : ce n'est pas de « dйcouvrir », dans l'њuvre ou l'auteur observйs, quelque chose de « cachй », de « profond », de « secret », qui aurait passй inaperзu jusque-lа (par quel miracle ? Sommes-nous plus perspicaces que nos prйdйcesseurs?), mais seulement а?ajuster, comme un bon menuisier qui rapproche en tвtonnant « intelligemment » deux piиces d'un meuble compliquй, le langage que lui fournit son йpoque (existentialisme, marxisme, psychanalyse) au langage, c'est-а-dire au systиme formel de contraintes logiques йlaborй par l'auteur selon sa propre йpoque. La « preuve » d'une critique n'est pas d'ordre « alйthique » (elle ne relиve pas de la vйritй), car le discours critique - comme d'ailleurs le discours logique - n'est jamais que tautologique : il consiste finalement а dire avec retard, mais en se plaзant tout entier dans ce retard, qui par lа mкme n'est pas insignifiant : Racine, c'est Racine, Proust, c'est Proust; la « preuve » critique, si elle existe, dйpend d'une aptitude, non а dйcouvrir l'њuvre interrogйe, mais au contraire а la couvrir le plus complиtement possible par son propre langage.

Il s'agit donc, une fois de plus, d'une activitй essentiellement formelle, non au sens esthйtique mais au sens logique du terme. On pourrait dire que pour la critique, la seule faзon d'йviter la « bonne conscience » ou la « mauvaise foi » dont on a parlй au dйbut, c'est de se donner pour fin morale, non de dйchiffrer le sens de l'њuvre йtudiйe, mais de reconstituer les rиgles et contraintes d'йlaboration de ce sens; а condition d'admettre tout de suite que l'њuvre littйraire est un systиme sйmantique trиs particulier, dont la fin est de mettre « du sens » dans le monde, mais non pas « un sens »; l'њuvre, du moins celle qui accиde d'ordinaire au regard critique, et c'est peut-кtre lа une dйfinition possible de la « bonne » littйrature, l'њuvre n'est jamais tout а fait insignifiante (mystйrieuse ou « inspirйe ») ni jamais tout а fait claire; elle est, si l'on veut, du sens suspendu : elle s'offre en effet au lecteur comme un systиme signifiant dйclarй mais se dйrobe а lui comme objet signifiй. Cette sorte de di-ception, de dй-prise du sens explique d'une part que l'њuvre littйraire ait tant de force pour poser des questions au monde (en йbranlant les sens assurйs que les croyances, idйologies et le sens commun semblent dйtenir), sans cependant jamais y rйpondre (il n'y a pas de grande њuvre qui soit « dogmatique »), [256] et d'autre part qu'elle s'offre а un dйchiffrement infini, puisqu'il n'y a aucune raison pour qu'on finisse un jour de parler de Racine ou de Shakespeare (sinon par une dйsaffectation qui sera elle-mкme un langage) : а la fois proposition insistante de sens et sens obstinйment fugitif, la littйrature n'est bien qu'un langage, c'est-а-dire un systиme de signes : son кtre n'est pas dans son message, mais dans ce « systиme ». Et par lа mкme, le critique n'a pas а reconstituer le message de l'њuvre, mais seulement son systиme, tout comme le linguiste n'a pas а dйchiffrer le sens d'une phrase, mais а йtablir la structure formelle qui permet а ce sens d'кtre transmis.

C'est en effet en reconnaissant qu'elle n'est elle-mкme qu'un kngage (ou plus exactement un mйta-langage) que la critique peut кtre contradictoirement mais authentiquement, а la fois objective et subjective, historique et existentielle, totalitaire et libйrale. Car d'une part le langage que chaque critique choisit de parler ne lui descend pas du ciel, il est l'un des quelques langages que son йpoque lui propose, il est objectivement le terme d'un certain mыrissement historique du savoir, des idйes, des passions intellectuelles, il est une nйcessitй; et d'autre part, ce langage nйcessaire est choisi par chaque critique en fonction d'une certaine organisation existentielle, comme l'exercice d'une fonction intellectuelle qui lui appartient en propre, exercice dans lequel il met toute sa « profondeur », c'est-а-dire ses choix, ses plaisirs, ses rйsistances, ses obsessions. Ainsi peut s'amorcer au sein de l'њuvre critique le dialogue de deux histoires et de deux subjectivitйs, celles de l'auteur et celles du critique. Mais ce dialogue est йgoпstement tout entier dйportй vers le prйsent : la critique n'est pas un « hommage » а la vйritй du passй, ou а la vйritй de « l'autre », elle est construction de l'intelligible de notre temps.

1963, Times Uterary Supplйment.

LITTERATURE ET SIGNIFICATION

I. Vous vous кtes toujours intйressй aux problиmes de la signification, mais ce n'est que rйcemment, semble-t-il, que vous ave% donnй а cet intйrкt la forme d'une recherche systйmatique inspirйe de la linguistique structurale, recherche que vous avec appelйe, aprиs Saussure et avec d'autres, sйmiologie. Du point de vue d'une conception « sйmiologique » de la littйrature, l'attention particuliиre que vous ave% portйe naguиre au thйвtre vous parait-elle encore aujourd'hui justifiйe par un statut exemplaire de la thtвtralitй ? Et, plus spйcialement dans l'њuvre de Brecht, pour lequel vous avec « militй », а Thйвtre populaire, dиs 19; }, c'est-а-dire avant la systйmatisation dont je viens de parler ?

Qu'est-ce que le thйвtre? Une espиce de machine cybernйtique. Au repos, cette machine est cachйe derriиre un rideau. Mais dиs qu'on la dйcouvre, elle se met а envoyer а votre adresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier, qu'ils sont simultanйs et cependant de rythme diffйrent; en tel point du spectacle, vous recevez en mкme temps six ou sept informations (venues du dйcor, du costume, de l'йclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leur parole), mais certaines de ces informations tiennent (c'est le cas du dйcor), pendant que d'autres tournent (k parole, les gestes); on a donc affaire а une vйritable polyphonie informationnelle, et c'est cela, la thйвtralitй : une йpaisseur de signes (je parle ici par rapport а la monodie littйraire, et en laissant de cфtй le problиme du cinйma). Quels rapports ces signes disposйs en contre-point (c'est-а-dire а la fois йpais et йtendus, simultanйs et successifs), quels rapports ces signes ont-ils entre eux? Ils n'ont pas mкme signifiants (par dйfinition); mais ont-ils toujours mкme signifiй ? Concourent-ils а un sens unique ? Quel est le rapport qui les unit а travers un temps souvent fort long а ce sens final, qui est, si l'on peut dire, un sens rйtrospectif, puisqu'il n'est pas dans k [258] derniиre rйplique et n'est cependant clair que la piиce une fois finie ? D'autre part, comment est formй le signifiant thйвtral ? Quels sont ses modиles ? Nous le savons, le signe linguistique n'est pas « analogique » (le mot « bњuf » ne ressemble pas а un bњuf), il est formй par rйfйrence а un code digital; mais les autres signifiants, disons pour simplifier, les signifiants visuels, qui rйgnent en maоtres sur la scиne? Toute reprйsentation est un acte sйmantique extrкmement dense : rapport du code et du jeu (c'est-а-dire de la langue et de la parole), nature (analogique, symbolique, conventionnelle ?) du signe thйвtral, variations signifiantes de ce signe, contraintes d'enchaоnement, dйnotation et connotation du message, tous ces problиmes fondamentaux de la sйmiologie sont prйsents dans le thйвtre; on peut mкme dire que le thйвtre constitue un objet sйmiologique privilйgiй puisque son systиme est apparemment original (polyphonique) par rapport а celui de la langue (qui est linйaire).

Brecht a illusjtrй - et justifiй - avec йclat ce statut sйmantique du thйвtre. D'abord il a compris que le fait thйвtral pouvait кtre traitй en termes cognitifs, et non pas en termes йmotifs; il a acceptй de penser le thйвtre intellectuellement, abolissant la distinction mythique (rancie mais encore vivace) entre la crйation et la rйflexion, la nature et le systиme, le spontanй et le rationnel, le « cњur » et la « tкte »; son thйвtre n'est ni pathйtique ni cйrйbral : c'est un thйвtre fondй. Et puis, il a dйcidй que les formes dramatiques avaient une responsabilitй politique; que la place d'un projecteur, l'interruption d'une scиne par une chanson, l'addition d'une pancarte, le degrй d'usure d'un costume, la diction d'un acteur signifiaient un certain parti pris, non sur l'art, mais sur l'homme et sur le monde; bref que la matйrialitй du spectacle ne relevait pas seulement d'une esthйtique ou d'une psychologie de l'йmotion, mais aussi et principalement d'une technique de la signification; en d'autres termes, que le sens d'une њuvre thйвtrale (notion fade d'ordinaire confondue avec la « philosophie » de l'auteur) dйpendait, non d'une somme d'intentions et de « trouvailles », mais de ce qu'il faut bien appeler un systиme intellectuel de signifiants. Enfin, Brecht a pressenti la variйtй et la relativitй des systиmes sйmantiques : le signe thйвtral ne va pas de soi; ce que nous appelons le naturel d'un acteur ou k vйritй d'un [259] jeu n'est qu'un langage parmi d'autres (un langage accomplit sa fonction, qui est de communiquer, par sa validitй, non par sa vйritй), et ce langage est tributaire d'un certain cadre mental, c'est-а-dire d'une certaine histoire, en sorte que changer les signes (et non pas seulement ce qu'ils disent), c'est donner а la nature un nouveau partage (entreprise qui dйfinit prйcisйment l'art), et fonder ce partage non sur des lois « naturelles », mais bien au contraire sur la libertй qu'ont les hommes de faire signifier les choses.

Mais surtout, au moment mкme oщ il liait ce thйвtre de la signification а une pensйe politique, Brecht, si l'on peut dire, affirmait le sens mais ne le remplissait pas. Certes, son thйвtre est idйologique, plus franchement que beaucoup d'autres : il prend parti sur k nature, le travail, le racisme, le fascisme, l'histoire, la guerre, l'aliйnation; cependant, c'est un thйвtre de la conscience, non de l'action, du problиme, non de la rйponse; comme tout langage littйraire, il sert а « formuler », non а « faire »; toutes les piиces de Brecht se terminent implicitement par un « Cherche l'issue » adressй au spectateur au nom de ce dйchiffrement auquel la matйrialitй du spectacle doit le conduire : conscience de l'inconscience, conscience que k salle doit avoir de l'inconscience qui rиgne sur k scиne, tel est le thйвtre de Brecht. C'est sans doute ce qui explique que ce thйвtre soit si fortement signifiant et si peu prкcheur; le rфle du systиme n'est pas ici de transmettre un message positif (ce n'est pas un thйвtre des signifiйs), mais de faire comprendre que le monde est un objet qui doit кtre dйchiffrй (c'est un thйвtre des signifiants). Brecht approfondit ainsi le statut tautologique de toute littйrature, qui est message de k signification des choses, et non de leur sens (j'entends toujours signification comme procиs qui produit le sens, et non ce sens lui-mкme). Ce qui rend l'entreprise de Brecht exemplaire, c'est qu'elle est plus risquйe qu'aucune autre; Brecht s'est approchй а l'extrкme d'un certain sens (qu'on pourrait appeler en gros sens marxiste), mais ce sens, au moment oщ il « prenait » (se solidifiait en signifiй positif), il l'a suspendu en question (suspension qu'on retrouve dans la qualitй particuliиre du temps historique qu'il reprйsente sur son thйвtre, et qui est un temps du pas-encore). Ce frottement trиs subtil d'un sens (plein) et d'une signification (suspendue) est une entreprise qui laisse [260] loin derriиre elle, en audace, en difficultй, en nйcessitй aussi, k suspension de sens que l'avant-garde croyait pratiquer par une pure subversion du langage ordinaire et du conformisme thйвtral. Une question vague (du genre de celles qu'une philosophie de l'« absurde » pouvait poser au monde) a beaucoup moins de force (elle secoue moins) qu'une question dont la rйponse est toute proche mais cependant arrкtйe (comme celle de Brecht) : en littйrature, qui est un ordre de la connotation, il n'y a pas de question pure : une question n'est jamais que sa propre rйponse йparse, dispersйe en fragments entre lesquels le sens fuse et fuit tout а k fois.

II. Quel, sens donnez-vous au passage, que vous avez vous-mкme sou-lignй, de la littйrature « engagйe » de l'йpoque Camus-Sartre, а la littйrature « abstraite » d'aujourd'hui ? Que pensez-vous de cette dйpolitisation massive et spectaculaire de la littйrature, de la part d'йcrivains qui, le plus souvent, ne sont pas apolitiques, et sont mime, en gйnйral, « de gauche » ? Croyez-vous que ce « degrй ^йro » de l'histoire soit m silence lourd de sens ?

On peut toujours mettre en rapport un fait culturel avec quelque « circonstance » historique; on peut voir une relation (ou causale, ou analogique, ou affinitaire) entre k dйpolitisation actuelle de l'њuvre d'une part et le khrouchtchevisme ou le gaullisme d'autre part, comme si l'йcrivain s'йtait laissй gagner par un climat gйnйral de dйparticipation (encore faudrait-il alors dire pourquoi le stalinisme ou la IVe Rйpublique incitaient i « engager » davantage l'њuvre!). Mais si l'on veut traiter les phйnomиnes culturels en termes d'histoire profonde, il faut attendre que l'histoire se laisse elle-mкme lire dans sa profondeur (personne ne nous a encore dit ce qu'йtait le gaullisme); ce qu'il y a sous k littйrature dйcktati-vement engagйe et sous la littйrature apparemment inengagйe, et qui est peut-кtre commun, ne pourra кtre lu que plus tard; il se peut que le sens historique ne surgisse que le jour oщ l'on pourra grouper, par exemple, le surrйalisme, Sartre, Brecht, k littйrature « abstraite » et mкme le structuralisme, comme autant de modes d'une mкme idйe. Ces « bouts » de littйrature n'ont de sens que si on peut les rapporter а des ensembles beaucoup plus vastes; [261] aujourd'hui pat exemple - ou en tout cas bientфt - il n'est ou ne sera plus possible de comprendre la littйrature « heuristique » (celle qui cherche) sans la rapporter fonctionnellement а la culture de masse, avec laquelle elle entretiendra (et entretient dйjа) des rapports complйmentaires de rйsistance, de subversion, d'йchange ou de complicitй (c'est l'acculturation qui domine notre йpoque, et l'on peut rкver d'une histoire parallиle - et relationnelle - du nouveau Roman et de la presse du cњur). En rйalitй, littйrature « engagйe » ou littйrature « abstraite », nous ne pouvons nous-mкmes percevoir ici qu'une diachronie, non une histoire; ces deux littйratures (d'ailleurs exiguлs : rien de comparable avec l'expansion du classicisme, du romantisme ou du rйalisme) sont plutфt des modes (en enlevant bien entendu а ce mot tout sens futile), et je serais tentй de voir, pour ma part, dans leur alternance ce phйnomиne tout formel de rotation des possibles qui dйfinit prйcisйment la Mode : il y a йpuisement d'une parole et passage а la parole antinomique : c'est ici la diffйrence qui est le moteur, non de l'histoire, mais de la diachronie; l'histoire n'intervient prйcisйment que lorsque ces micro-rythmes sont perturbйs et que cette sorte d'ortho-genиse diffйrentielle des formes est exceptionnellement bloquйe par tout un ensemble de fonctions historiques : c'est ce qui dure qui doit кtre expliquй, non ce qui « tourne ». On pourrait dire allйgoriquement que l'histoire (immobile) de l'alexandrin est plus significative que la mode (fugitive) du trimиtre : plus les formes persistent, plus elles s'approchent de cet intelligible historique, qui me paraоt кtre aujourd'hui l'objet de toute critique.

III. Vous avez dit (dans « Clartйs «) que la littйrature est « constitu-tivement rйactionnaire » et ailleurs (dans « Arguments ») qu'elle « pose de bonnes questions au monde » et qu'elle constitue une interrogation fйconde. Comment levez-vous cette contradiction apparente ? Diriez-vous la mкme chose des autres arts, ou bien considйrez-vous qu'il y a un statut particulier de la littйrature, qui la rend plus rйactionnaire, ou plus fйconde que les autres ?

Il y a un statut particulier de la littйrature qui tient а ceci, qu'elle est faite avec du langage, c'est-а-dire avec une matiиre qui est [262] dйjа signifiante au moment oщ la littйrature s'en empare : il faut que la littйrature se glisse dans un systиme qui ne lui appartient pas mais qui fonctionne malgrй tout aux mкmes fins qu'elle, а savoir : communiquer. Il s'ensuit que les dйmкlйs du langage et de la littйrature forment en quelque sorte l'кtre mкme de la littйrature : structuralement, la littйrature n'est qu'un objet parasite du langage; lorsque vous lisez un roman, vous ne consommez pas d'abord le signifiй « roman »; l'idйe de littйrature (ou d'autres thиmes qui en dйpendent) n'est pas le message que vous recevez; c'est un signifiй que vous accueillez en plus, marginalement; vous le sentez vaguement flotter dans une zone paroptique; ce que vous consommez, ce sont les unitйs, les rapports, bref les mots et la syntaxe du premier systиme (qui est la langue franзaise) ; et cependant l'кtre de ce discours que vous lisez (son « rйel »), c'est bien la littйrature, et ce n'est pas l'anecdote qu'il vous transmet; en somme, ici, c'est le systиme parasite qui est principal, car il dйtient la derniиre intelligibilitй de l'ensemble : autrement dit, c'est lui qui est le « rйel ». Cette sorte d'inversion retorse des fonctions explique les ambiguпtйs bien connues du discours littйraire : c'est un discours auquel on croit sans y croire, car l'acte de lecture est fondй sur un tourniquet incessant entre les deux systиmes : voyez mes mots, je suis langage, voyez mon sens, je suis littйrature.

Les autres « arts » ne connaissent pas cette ambiguпtй constitutive. Certes, un tableau figuratif transmet (par son « style », ses rйfйrences culturelles) bien d'autres messages que la « scиne » elle-mкme qu'il reprйsente, а commencer par l'idйe mкme de tableau; mais sa « substance » (pour parler comme les linguistes) est constituйe par des lignes, des couleurs, des rapports qui ne sont pas signifiants en soi (а l'inverse de la substance linguistique qui ne sert jamais qu'а signifier); si vous isolez une phrase d'un dialogue romanesque, rien ne peut a priori la distinguer d'une portion du langage ordinaire, c'est-а-dire du rйel qui lui sert en principe de modиle; mais vous aurez beau choisir dans le plus rйaliste des tableaux, le plus vйriste des dйtails, vous n'obtiendrez jamais qu'une surface plane et enduite, et non la matiиre de l'objet reprйsentй : une distance substantielle demeure entre le modиle et sa copie. Il s'ensuit un curieux chasse-croisй; dans la peinture (figurative), [263il y a analogie entre les йlйments du signe (signifiant et signifiй) et disparitй entre la substance de l'objet et celle de sa copie; dans la littйrature, au contraire, il y a coпncidence des deux substances (c'est toujours du langage), mais dissemblance entre le rйel et sa version littйraire, puisque la liaison se fait ici, non а travers des formes analogiques, mais а travers un code digital (binaire au niveau des phonиmes), celui du langage. On est ainsi ramenй au statut fatalement irrйaliste de la littйrature, qui ne peut « йvoquer » le rйel qu'а travers un relais, le langage, ce relais йtant lui-mкme avec le rйel dans un rapport institutionnel, et non pas naturel. L'art (pictural), quels que soient les dйtours et les droits de la culture, peut toujours rкver а la nature (et il le fait, mкme dans ses formes dites abstraites); la littйrature, elle, n'a pour rкve et pour nature immйdiate que le langage.

Ce statut « linguistique » de la littйrature explique suffisamment, je pense, les contradictions йthiques qui frappent son usage. Chaque fois que l'on valorise ou sacralise le « rйel » (ce qui a йtй jusqu'а prйsent le propre des idйologies progressistes), en s'aperзoit que la littйrature n'est que langage, et encore : langage second, sens parasite, en sorte qu'elle ne peut que connoter le rйel, non le dйnoter : le logos apparaоt alors irrйmйdiablement coupй de la praxis; impuissante а accomplir le langage, c'est-а-dire а le dйpasser vers une transformation du rйel, privйe de toute transitivitй, condamnйe а se signifier sans cesse elle-mкme au moment oщ elle ne voudrait que signifier le monde, la littйrature est bien alors un objet immobile, sйparй du monde qui se fait. Mais aussi, chaque fois que l'on ne ferme pas la description, chaque fois que l'on йcrit d'une faзon suffisamment ambiguл pour laisser fuir le sens, chaque fois que l'on fait comme si le monde signifiait, sans cependant dire quoi, alors l'йcriture libиre une question, elle secoue ce qui existe, sans pourtant jamais prйformer ce qui n'existe pas encore, elle donne du souffle au monde : en somme la littйrature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer. C'est lа un statut йtroit, et d'ailleurs occupй - ou dйbordй - trиs diversement par les auteurs; prenez par exemple l'un des derniers romans de Zola (l'un des Quatre Evangiles) : ce qui empoisonne l'њuvre, c'est que Zola rйpond а la question qu'il pose (Ы dit, dйckre, nomme le Bien social), mais ce qui lui laisse son souffle, son rкve ou sa [264] secousse, c'est la technique romanesque elle-mкme, une faзon de donner а la notation une allure de signe.

On pourrait dire, je crois, que la littйrature, c'est Orphйe remontant des enfers; tant qu'elle va devant soi, sachant cependant qu'elle conduit quelqu'un, le rйel qui est derriиre elle et qu'elle tire peu а peu de l'innommй, respire, marche, vit, se dirige vers la clartй d'un sens; mais sitфt qu'elle se retourne sur ce qu'elle aime, il ne reste plus entre ses mains qu'un sens nommй, c'est-а-dire un sens mort.

IV. A plusieurs reprises, vous avec dйfini la littйrature comme un systиme de signification « diceptif », dans lequel le sens est а la fois « posй et dйзu ». Cette dйfinition vaut-elle pour toute littйrature, ou pour la littйrature moderne seulement ? Ou encore pour le seul lecteur moderne, qui donne ainsi une fonction nouvelle mime aux textes anciens ? Ou encore la littйrature moderne manifeste-t-elle de faзon plus nette un statut jusqu'alors latent ? et dans ce cas d'oщ viendrait cette rйvйlation ?

La littйrature possиde-t-elle une forme, sinon йternelle, du moins transhistorique? Pour rйpondre sйrieusement а cette question, un instrument essentiel nous manque : une histoire de l'idйe de littйrature. On йcrit sans cesse (du moins depuis le xixe siиcle, ce qui est dйjа significatif) l'histoire des oeuvres, des йcoles, des mouvements, des auteurs, mais on n'a jamais encore йcrit l'histoire de Vitre littйraire. Qu'est-ce que la littйrature ? : cette question cйlиbre reste paradoxalement une question de philosophe ou de critique, ce n'est pas encore une question d'historien. Je ne puis donc risquer qu'une rйponse hypothйtique - et surtout trиs gйnйrale.

Une technique dйceptive du sens, qu'est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que l'йcrivain s'emploie а multiplier les significations sans les remplir ni les fermer et qu'il se sert du langage pour constituer un monde emphatiquement signifiant, mais finalement jamais signifiй. Est-ce ainsi pour toute littйrature? Oui sans doute, car dйfinir la littйrature par sa technique du sens, c'est lui donner pour seule limite un langage contraire, qui ne peut кtre que le langage transitif; ce langage transitif, c'est celui qui vise а transformer immйdiatement le rйel, non а le doubler : [265] paroles « pratiques » liйes а des actes, а des techniques, а des conduites, paroles invocatoires liйes i des rites, puisque eux aussi sont censйs ouvrir la nature; mais des lors qu'un langage cesse d'кtre incorporй i une praxis, dиs lors qu'il se met а raconter, а rйciter le rйel, devenant ainsi un langage pour soi, il y a apparition de sens seconds, reversйs et fuyants, et par consйquent institution de quelque chose que nous appelons prйcisйment littйrature, mкme lorsque nous parlons d'oeuvres issues d'un temps oщ le mot n'existait pas; une telle dйfinition ne peut donc reporter la « non-littйrature » que dans une prйhistoire que nous ne connaissons pas, lа oщ le langage n'йtait que religieux ou pratique (il vaudrait mieux dire : praxique). Il y a donc sans doute une grande forme littйraire, qui couvre tout ce que nous connaissons de l'homme. Cette forme (anthropologique) a reзu, bien entendu, des contenus, des usages et des formes subsidiaires (« genres ») trиs diffйrents selon les histoires et les sociйtйs. D'autre part, а l'intйrieur d'une histoire restreinte comme celle de notre Occident (bien qu'а vrai dire, du point de vue de la technique du sens littйraire, il n'y ait aucune diffйrence entre une Ode d'Horace et un poиme de Prйvert, un chapitre d'Hйrodote et un article de Paris-Match), l'institution et la dйception du sens ont pu s'accomplir а travers des techniques secondaires trиs variйes ; les йlйments de la signification peuvent кtre accentuйs diffйremment, de faзon а produire des йcritures trиs dissemblables et des sens plus ou moins remplis; on peut par "exemple codifier fortement les signifiants littйraires, comme dans l'йcriture classique, ou au contraire les livrer au hasard, crйateur de sens inoui's, comme dans certaines poйtiques modernes, on peut les extйnuer, les blanchir, les approcher, а l'extrкme, de la dйnotation, ou au contraire les exalter, les exaspйrer (comme dans l'йcriture d'un Lйon Bloy, par exemple) : bref, le jeu des signifiants peut кtre infini, mais le signe littйraire reste immuable : depuis Homиre et jusqu'aux rйcits polynйsiens, personne n'a jamais transgressй la nature а la fois signifiante et dйceptive de ce langage intransitif, qui « double » le rйel (sans le rejoindre) et qu'on appelle « littйrature » : peut-кtre prйcisйment parce qu'il est un luxe, l'exercice du pouvoir inutile que les hommes ont de faire plusieurs sens avec une seule parole. [266]

Cependant, si la littйrature a йtй de tout temps, par sa technique mкme (qui est son кtre) un systиme du sens posй et dйзu et si c'est lа sa nature anthropologique, il y a un point de vue (qui n'est plus celui de l'histoire) oщ l'opposition des littйratures i sens plein et а sens suspendu reprend une certaine rйalitй : c'est le point de vue normatif. Il semble qu'aujourd'hui nous accordions un privilиge mi-esthйtique, mi-йthique aux systиmes franchement dйceptifs, dans la mesure oщ la recherche littйraire est sans cesse amenйe aux frontiиres du sens : c'est en somme la franchise du statut littйraire qui devient un critиre de valeur : la « mauvaise » littйrature, c'est celle qui pratique une bonne conscience des sens pleins, et la « bonne » littйrature, c'est au contraire celle qui lutte ouvertement avec la tentation du sens.

V. Il semble qu'ilj a deux attitudes asseз divergentes dans la critique actuelle : d'un citй les « critiques de signification », comme Richard, Poulet, Starobinski, Mouron, Goldmann, qui tendent tous malgrй de fortes diffйrences entre eux, а « donner du sens », et mime sans cesse de nouveaux sens aux ouvres; de l'autre citй, Elanchot, qui tend a retirer les ct'ivre! du monde du sens, ou du moins а les interroger en dehors de toute technique de production du sens et dans leur silence m(me. Vous-mоme donnes^ l'impression de participer а la fols de ces deux attitudes. S'il en est ainsi, comment voye^-vous la conciliation- ou le dйpassement possible ? La tache de la critique est~elle de faire parler les Њuvres, ou d'amplifier leur silence, ou les deux, et selon quelle rйpartition ?

La critique de signification dont vous parlez peut elle-mкme, me semble-t-il, se diviser en deux groupes distincts; d'un cфtй une critique qui donne une trиs grande plйnitude et un contour trиs ferme au signifiй de l'њuvre littйraire, puisque, pour tout dire, elle le nomme. Ce signifiй nommй est, dans le cas de Goldmann, la situation politique rйelle d'un certain groupe social (pour l'њuvre de Racine et de Pascal, c'est l'aile droitiиre de la bourgeoisie jansйniste); dans le cas de Mauron, c'est la situation biographique de l'йcrivain au moment de son enfance (Racine orphelin, йlevй par un pиre de rechange, Port-Royal). Cette accentuation - ou cette nomination - du signifiй dйveloppe [267] beaucoup moins qu'on ne pourrait le croire, le caractиre signifiant de l'њuvre, mais le paradoxe n'est qu'apparent, si l'on se rappelle que la force d'un signe (ou plutфt d'un systиme de signes) ne dйpend pas de son caractиre complet (prйsence accomplie d'un signifiant et d'un signifiй), ou de ce que l'on pourrait appeler sa racine, mais bien plutфt des rapports que le signe entretient avec ses voisins (rйels ou virtuels) et que l'on pourrait appeler ses entours; en d'autres termes, c'est l'attention donnйe а l'organisation des signifiants qui fonde une vйritable critique de la signification, beaucoup plus que la dйcouverte du signifiй et du rapport qui l'unit i son signifiant. C'est ce qui explique qu'avec un signifiй fort, les critiques de Goldmann et de Mauron sont sans cesse menacйes par deux fantфmes, d'ordinaire fort hostiles а la signification; dans le cas de Goldmann, le signifiant (l'њuvre, ou pour кtre plus exact le relais que Goldmann introduit justement et qui est la vision du monde) risque toujours d'apparaоtre comme le produit de la conjoncture sociale, la signification servant au fond а masquer le vieux schйma dйterministe; et dans le cas de Mauron, ce mкme signifiant se dйgage mal de l'expression chиre а l'ancienne psychologie (ce pour quoi, sans doute, la Sorbonne vient d'ingйrer si facilement la psychanalyse littйraire, sous les espиces de la thиse de Mauron).

Toujours dans la critique de signification, mais en face, le groupe des critiques que l'on pourrait appeler d'une maniиre expйditive thйmatiques (Poulet, Starobinski, Richard) ; cette critique peut en effet se dйfinir par l'accent qu'elle met sur le « dйcoupage » de l'њuvre et son organisation en vastes rйseaux de formes signifiantes. Cиnes, cette critique reconnaоt а l'њuvre un signifiй implicite, qui est, en gros, le projet existentiel de l'auteur, et sur ce point, de mкme que dans le premier groupe le signe йtait menacй par le produit ou l'expression, de mкme ici il se dйgage mal de l'indice; mais d'une part, ce signifiй n'est pas nommй, le critique le laisse йtendu aux formes qu'il analyse; il ne surgit que du dйcoupage de ces formes, il n'est pas extйrieur i l'њuvre, et cette critique reste une critique immanente (ce pour quoi, sans doute, la Sorbonne semble quelque peu lui rйsister); et d'autre part, en faisant porter tout son travail (son activitй) sur une sorte d'organisation rйticulaire de l'њuvre, cette critique se constitue pricinpalement [268] en critique du signifiant, et non en critique du signifiй. On voit que, mкme i travers la critique de signification, il y a une йvanescence progressive du signifiй, qui paraоt bien кtre l'enjeu de tout ce dйbat critique; cependant, les signifiants sont toujours prйsents, attestйs ici par la « rйalitй » du signifiй, lа par le « dйcoupage » de l'њuvre selon une pertinence qui n'est plus esthйtique mais structurale, et c'est en cela que l'on peut opposer, comme vous le faites, toute cette critique au discours de Blanchot, langage d'ailleurs plutфt que mйta-langage, ce qui donne а Blanchot une place indйcise entre la critique et la littйrature. Cependant, en refusant toute « solidification » sйmantique а l'њuvre, Blanchot ne fait que dessiner le creux du sens, et c'est lа une entreprise dont la difficultй mкme concerne la critique de signification (et peut-кtre la concernera de plus en plus); il ne faut pas oublier que le « non-sens » n'est qu'un objet tendanciel, une sorte de pierre philosophale, peut-кtre un paradis (perdu ou inaccessible) de l'intellect; faire du sens est trиs facile, toute la culture de masse en йlabore а longueur de journйe; suspendre le sens est dйjа une entreprise infiniment plus compliquйe, c'est, si l'on veut, un « art »; mais « nйantiser » le sens est un projet dйsespйrй, а proportion de son impossibilitй. Pourquoi ? Parce que le « hors-sens » est immanquablement absorbй (а un certain moment que l'њuvre a le seul pouvoir de retarder) dans le non-sens, qui, lui, est bel et bien un sens (sous le nom d'absurde) : quoi de plus « signifiant » que les questions sur le sens ou les subversions du sens, de Camus а Ionesco ? A vrai dire, le sens ne peut connaоtre que son contraire, qui est, non l'absence, mais le contre-pied, en sorte que tout « non-sens » n'est jamais, а la lettre, qu'un « contresens » : il n'y a pas (sinon а titre de projet, c'est-а-dire de sursis fragile) de « degrй zйro » du sens. L'њuvre de Blanchot (critique ou « romanesque ») reprйsente donc, а sa faзon, qui est singuliиre (mais je crois qu'elle aurait des rйpondants en peinture et en musique) une sorte d'йpopйe du sens, adamique, si l'on peut dire, puisque c'est celle du premier homme а'avant le sens.

VI. Vous constate^ (dans « Sur Racine ») que Racine est ouvert а tous les langages critiques modernes, et vous semblйs^ souhaiter qu'il [269]l'ouvre encore а d'autres. En mкme temps vous semble^ avoir adoptй sans aucune hйsitation le langage de la critique psychanalytique pour Racine, connue vous avie% adoptй pour Michelet celui de la psychanalyse substantielle. Il semble donc qu'а vos jeux tel auteur appelle spontanйment tel langage; ce fait dйnonce-t-il un certain rapport entre l'ouvre et vous-mкme, une autre approche vous paraissant tout aussi lйgitime en principe, ou bien pensez-vous qu'il y a objectivement une adйquation entre tel auteur et tel langage critique ?

Comment nier qu'il y a un rapport personnel entre un critique (ou mкme tel moment de sa vie) et son langage? Mais c'est lа prйcisйment une dйtermination que la critique de signification recommande de dйpasser : nous ne choisissons pas un langage parce qu'il nous parait nйcessaire mais nous rendons nйcessaire le langage que nous choisissons. Face а son objet, le critique jouit donc d'une libertй absolue; reste seulement а savoir ce que le monde permet d'en faire.

Si, en effet, la critique est un langage - ou plus exactement un mйta-langage -, elle a pour sanction, non k vйritй, mais sa propre validitй, et n'importe quelle critique peut saisir n'importe quel objet; cette libertй de principe est cependant soumise а deux conditions, et ces conditions, bien qu'elles soient internes, sont prйcisйment celles-lа qui permettent au critique de rejoindre l'intelligible de sa propre histoire : c'est que d'une part le langage critique qu'on a choisi soit homogиne, structuralement cohйrent, et d'autre part qu'il parvienne а saturer tout l'objet dont il parle. Autrement dit, au dйpart, il n'y a en critique aucun interdit, seulement des exigences et par suite, des rйsistances. Ces rйsistances ont un sens, on ne peut les traiter d'une faзon indiffйrente et irresponsable; il faut d'une part s'y attaquer (si l'on veut « dйcouvrir » l'њuvre), mais d'autre part il faut aussi comprendre que lа oщ elles sont trop fortes, elles dйcиlent un problиme nouveau et obligent alors а changer de langage critique.

Sur le premier point, il ne faut pas oublier que la critique est une activitй, une « manipulation », et qu'il est donc lйgitime de rechercher а k fois le problиme le plus difficile et 1' « arrangement » le plus йlйgant (au sens que ce mot peut avoir en mathйmatiques); il est donc fйcond que la critique cherche dans son [270] objet la pertinence qui lui permet d'accomplir au mieux sa nature de langage а k fois cohйrent et total, c'est-а-dire d'кtre а son tour signifiante (de sa propre histoire). Quel intйrкt y aurait-il а soumettre Michelet а une critique idйologique, puisque l'idйologie de Michelet est parfaitement claire ? Ce qui appelle la lecture, ce sont les dйformations que le langage micheletiste a fait subir au credo petit-bourgeois du xix(6) siиcle, k rйfraction de cette idйologie dans une poйtique des substances, moralisйes selon une certaine idйe du Bien et du Mal politiques, et c'est en cela que la psychanalyse substantielle (dans le cas de Michelet) a quelque chance d'кtre totale : elle peut rйcupйrer l'idйologie, tandis que k critique idйologique ne rйcupиre rien de l'expйrience de Michelet devant les choses : il faudrait toujours choisir la plus grande critique, celle qui ingиre k plus grande quantitй possible de son objet. La critique de Goldmann, par exemple, est justifiйe, dans la mesure oщ rien, а premiиre vue, ne prйdispose Racine, auteur apparemment inengagй, а une lecture idйologique; celle que Richard a donnйe de Stendhal est de k mкme faзon exemplaire, parce que le « cйrйbral » s'offre а une psychanalyse bien plus difficilement que 1' « humoral »; il ne s'agit pas, bien entendu, de donner une prime а l'originalitй (encore que k critique, comme tout art de k communication, ait а se soumettre а des valeurs informationnelles), mais d'apprйcier la distance que le langage critique doit parcourir pour rejoindre son objet. Cette distance, cependant, ne peut кtre infinie; car si la critique a quelque chose d'un jeu, c'est dans son sens mйcanique qu'il faut ici prendre le terme (elle cherche а rйvйler le fonctionnement d'un certain appareil, en йprouvant la jointure des piиces, mais aussi en les laissant jouer), non dans son sens ludique : k critique est libre, mais sa libertй est surveillйe en dйfinitive par certaines limites de l'objet qu'elle choisit. Ainsi, travaillant sur Racine, j'avais d'abord eu l'idйe d'une psychanalyse substantielle (indiquйe dйjа par Starobinski), mais cette critique, telle du moins que je k voyais, rencontrait trop de rйsistances et j'ai йtй dйportй vers une psychanalyse а la fois plus classique (puisqu'elle donne une grande importance au Pиre) et plus structurale (puisqu'elle fait du thйвtre racinien de figures, purement relationnelles). Cependant cette rйsistance invaincue n'est pas [27I] insignifiante : car s'il est difficile de psychanalyser Racine en termes de substances, c'est que la plus grande partie des images raciniennes appartient а une sorte de folklore d'йpoque, ou si l'on prйfиre а un code gйnйral, qui a йtй la langue rhйtorique de toute une sociйtй, l'imaginaire racinien n'йtant qu'une parole issue de cette langue; le caractиre collectif de cet imaginaire ne le soustrait nullement а une psychanalyse substantielle, il oblige seulement а йlargir considйrablement la recherche et а tenter une psychanalyse d'йpoque et non une psychanalyse d'auteur : J. Pommier demandait dйjа, par exemple, qu'on йtudie le thиme de la mйtamorphose dans la littйrature classique. Une telle psychanalyse d'йpoque (ou de « sociйtй ») serait une entreprise tout а fait nouvelle (du moins en littйrature) : encore faut-il en avoir, les moyens.

Ces dйterminations peuvent paraоtre empiriques, et elles le sont en grande partie, mais l'empirique est lui-mкme signifiant, dans la mesure oщ il est fait de difficultйs qu'on choisit d'affronter, de contourner ou de reporter. J'ai souvent rкvй d'une coexistence pacifique des langages critiques, ou, si l'on prйfиre, d'une critique « paramйtrique », qui modifierait son langage en fonction de l'њuvre qui lui est proposйe, non certes dans la conviction que l'ensemble de ces langages finirait par йpuiser la vйritй de l'њuvre pour l'йternitй, mais dans l'espoir que de ces langages variйs (mais non infinis, puisqu'ils sont soumis а certaines sanctions), surgirait une forme gйnйrale, qui serait l'intelligible mкme que notre temps donne aux choses, et que l'activitй critique aide а la fois, dialectiquement, а dйchiffrer et а constituer; en somme, c'est parce qu'il existerait dиs maintenant, en nous, une forme gйnйrale des analyses, un classement des classements, une critique des critiques, que la pluralitй simultanйe des langages critiques pourrait кtre justifiйe.

VII. D'une part les sciences humaines, et peut-кtre miate d'autres sciences, tendent de plus en plus а voir dans le langage le modиle de tout objet scientifique et dans la linguistique une science exemplaire ; d'autre part, beaucoup d'йcrivains (Queneau, Ionesco, etc.) ou d'essayistes ( Parai») mettent le langage en accusation et fondent leur ctuvre sur sa [272] dйrision. Que signifie cette coпncidence d'une « mode » scientifique et d'une « crise » littйraire du langage ?

Il semble que l'intйrкt que l'on porte au langage soit toujours ambigu et que cette ambiguпtй soit reconnue et consacrйe par le mythe mкme qui fait du langage « la meilleure et la pire des choses » (peut-кtre en raison des liens йtroits du langage et de la nйvrose). En littйrature, particuliиrement, toute subversion du langage se confond contradictoirement avec une exaltation du langage, car se soulever contre le langage au moyen du kngage mкme, ce n'est jamais que prйtendre libйrer un langage « second », qui serait l'йnergie profonde, « anormale » (soustraite aux normes) de la parole; aussi les destructions du langage ont souvent quelque chose de somptueux. Quant aux « dйrisions » du langage, elles ne sont jamais que trиs partielles; je n'en connais qu'une qui fasse vraiment mouche, c'est-а-dire donne а sentir le vertige d'un systиme dйtraquй : le monologue de l'esclave Lucky dans le Codвt de Beckett. La dйrision pratiquйe par Ionesco porte sur les lieux communs, le langage concierge, intellectuel ou politique, bref sur des йcritures, non sur le langage (la preuve en est que cette dйrision est comique, mais nullement terrible : c'est Moliиre mettant en boоte les Prйcieuses ou les mйdecins). Pour Queneau, c'est sans doute une tout autre affaire : je ne crois pas qu'il y ait dans l'њuvre assez retorse de Queneau aucune « nйgativitй » а l'йgard du langage, mais bien plutфt une exploration extrкmement confiante, appuyйe d'ailleurs sur une connaissance intellectuelle de ces problиmes. Et si nous regardons vers une gйnйration plus jeune, celle du Nouveau Roman ou de Tel Quel, par exemple, nous voyons que les anciennes subversions du langage semblent tout а fait digйrйes ou dйpassйes; ni Cayrol, ni Robbe-Grillet, ni Simon, ni Butor, ni Sollers ne se prйoccupent de dйtruire les contraintes premiиres du systиme verbal (il y aurait plutфt reviviscence d'une certaine rhйtorique, d'une certaine poйtique ou d'une certaine « blancheur » de l'йcriture), et la recherche porte ici sur les sens du systиme littйraire, non sur ceux du systиme linguistique; en termes techniques, on pourrait dire que la gйnйration prйcйdente, avec le Surrйalisme et ses йpigones, a, certes, provoquй une certaine crise de la dйnotation (en s'attaquant aux normes йlйmcntaires [273] du systиme), mais que cette crise (vйcue d'ailleurs comme une expansion du langage) a йtй surmontйe - ou abandonnйe, et que la gйnйration prйsente s'intйresse surtout а la communication seconde investie dans le langage littйraire : ce qui est problйmatique aujourd'hui, ce n'est pas la dйnotation, c'est la connotation. Tout cela pour dire que sur ce problиme du langage, il n'y a sans doute pas d'opposition vйritable entre le « positif » et le « nйgatif ».

Ce qui reste vrai (mais c'est йvident), c'est que le langage est devenu i la fois un problиme et un modиle, et le moment approche peut-кtre oщ ces deux « rфles » vont pouvoir communiquer; d'une part, dans la mesure oщ la littйrature semble avoir dйpassй les subversions йlйmentaires du langage dйnotй, elle devrait pouvoir porter plus librement son exploration aux vйritables frontiиres du langage, qui ne sont pas celles des « mots » ou de la « grammaire », mais celles du sens connotй, ou, si l'on prйfиre, de la « rhйtorique »; et d'autre part, k linguistique elle-mкme (on le voit dйjа par certaines indications de Jakobson) se prйpare peut-кtre а systйmatiser les phйnomиnes de connotation, а donner enfin une thйorie du « style » et а йclairer la crйation littйraire (peut-кtre mкme а l'animer), en rйvйlant les vйritables lignes de partage du sens; cette jonction dйsigne une activitй commune, de nature classificatrice, et que l'on pourrait appeler : structuralisme.

VIII. Vous dites (dans « L'activitй structuraliste ») qu'il n'y a pas de diffйrence technique entre l'activitй d'un savant structuraliste comme Propp ou Dumйzil et celle d'un artiste comme Boule^ ou Mondrian. Cette similitude est-elle purement technique ou plus profonde, et dans la seconde hypothиse, croyez-vous qu'il j ait lа l'amorce d'une synthиse entre science et art ?

L'unitй du structuralisme s'йtablit, si l'on peut dire, au premier et au dernier moment des њuvres; lorsque le savant et l'artiste travaillent а construire ou а reconstruire leur objet, ils ont la mкme activitй; et ces opйrations terminйes et consommйes, elles renvoient а une mкme intelligibilitй historique, leur image collective participe de la mкme forme de classement; en somme, une vaste identitй [274] saisit les activitйs et les images; mais entre les deux, il reste les « rфles » (sociaux), et ceux de l'artiste et du savant sont encore trиs diffйrents : il s'agit lа d'une opposition dont la force mythique repose sur une йconomie vitale de nos sociйtйs, l'artiste ayant pour fonction d'exorciser l'irrationnel en le fixant dans les limites d'une institution (l'a art »), а la fois reconnue et contenue : formellement, l'artiste est, si l'on peut dire, le sйparй dont la sйparation mкme est assimilйe а titre de sйparation, tandis que le savant (qui a pu avoir au cours de notre histoire ce mкme statut ambigu d'exclusion reconnue : les alchimistes, par exemple) est aujourd'hui une figure entiиrement progressiste. Cependant, il se peut trиs bien que l'histoire libиre ou invente de nouveaux projets, des choix inconnus, des rфles dont notre sociйtй ne peut avoir l'idйe. Dйjа des frontiиres tombent, sinon entre l'artiste et le savant, du moins entre l'intellectuel et l'artiste. C'est que deux mythes, pourtant tenaces, sont en train, sinon de passer, du moins de se dйplacer; d'une part un certain nombre d'йcrivains, de cinйastes, de musiciens, de peintres s'intellectualise, le savoir n'est plus frappй d'un tabou esthйtique; et d'autre part (mais ceci est complйmentaire) les sciences humaines perdent un peu de l'obsession positiviste : le structuralisme, le freudisme, le marxisme mкme, tiennent plus par la cohйrence de leur systиme, que par la « preuve » de leur dйtail : on travaille а йdifier une science qui s'inclut elle-mкme dans son objet, et c'est cette « rйflexivitй » infinie qui, en face, constitue prйcisйment l'art : science et art reconnaissent en commun une relativitй inйdite de l'objet et du regard. Une anthropologie nouvelle, aux partages insoupзonnйs, est peut-кtre en train de naоtre; on refait la carte du faire humain, et la forme de cet immense remaniement (mais non, bien sыr, son contenu) n'est pas sans rappeler la Renaissance.

IX. Vous dites (dans « Arguments 6 ») : « Toute auvre est dogmatique », et ailleurs («. Arguments 20 ») : « L'йcrivain est le contraire d'un dogmatique. » Pouvez-vous expliquer cette contradiction ?

L'њuvre est toujours dogmatique, parce que le langage est toujours assertif, mкme et surtout lorsqu'il s'entoure d'un nuage de prйcautions oratoires. Une њuvre ne peut rien garder de la [275] « bonne foi » de son auteur : ses silences, ses regrets, ses naпvetйs, ses scrupules, ses peurs, tout ce qui ferait l'њuvre fraternelle, rien de cela ne peut passer dans l'objet йcrit; car si l'auteur se met а le dire, il ne fait qu'afficher ce qu'il veut qu'on le croie, il ne sort pas d'un systиme du thйвtre, qui est toujours comminatoire. Ainsi n'y a-t-il jamais aucun langage gйnйreux (la gйnйrositй est une conduite, ce n'est pas une parole), parce qu'un langage gйnйreux n'est jamais qu'un langage marquй des signes de la gйnйrositй : l'йcrivain est quelqu'un i qui « l'authenticitй » est refusйe; ce n'est ni la politesse, ni le tourment, ni l'humanitй, ni mкme l'humour d'un style qui peuvent vaincre le caractиre absolument terroriste du langage (encore une fois, ce caractиre provient de la nature systйmatique du langage, qui pour кtre achevй, n'a besoin que d'кtre valide, et non d'кtre vrai).

Mais en mкme temps, йcrire (au sens curieusement intransitif du terme), йcrire est un acte qui dйpasse l'њuvre; йcrire, c'est prйcisйment accepter de voir le monde transformer en discours dogmatique une parole qu'on a pourtant voulue (si l'on est йcrivain) dйpositaire d'un sens offert; йcrire, c'est remettre aux autres de fermer eux-mкmes votre propre parole, et l'йcriture n'est qu'une proposition dont on ne connaоt jamais la rйponse. On йcrit pour кtre aimй, on est lu sans pouvoir l'кtre, c'est sans doute cette distance qui constitue l'йcrivain.

1961, Tel quel.



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