Beigbeder Nouvelles sousstasy


Frédéric Beigbeder

Nouvelles sous ecstasy

(1999)

Du même auteur

Frédéric Beigbeder est né le 21 septembre 1965. Il est critique littéraire à Voici, sur Paris Première et au Masque et la Plume. Nouvelles sous ecstasy est son quatrième livre après Mémoires d'un jeune homme dérangé (1990), Vacances dans le coma (1994) et L'amour dure trois ans (1997).

Les nouvelles de ce recueil ont été publiées dans les revues suivantes : Globe, L'Infini, Le Magazine sans nom, Max, NRV, Rive droite, Technikart, sauf « Comment devenir quelqu'un » et « Extasy À Go-Go » (inédites), et « La nouvelle la plus dégueulasse de ce recueil » (tirée de l'anthologie Les Mauvais Garçons pâme chez Spengler).

Pour Delphine

Nom de famille Voilette

Qui vit rue Mazarine

Au numéro trente-sept.

Fin de la nuit d'été : la jeune femme a

renvoyé tous ses domestiques. Le jour

va venir. Il ne reste plus qu'une grosse

étoile fixe, tout contre la tour Eiffel ;

et les bords de la nuit commencent

à blanchir.

Alain-Foumier,

8 juin 1913

AVERTISSEMENT

Dans les années 1980, une nouvelle drogue fit son apparition dans les milieux noctambules : le MDMA, dit « ecstasy ». Cette « pilule de l'amour » provoquait d'étranges effets : bouffées de chaleur, envie de danser toute la nuit sur de la techno, besoin de caresser des gens, grincements de dents, déshydratation accélérée, angoisse existentielle, tentatives de suicide, demandes en mariage. C'était une drogue dure avec une montée et une descente, comme dans les montagnes russes ou les nouvelles de certains écrivains américains. L'auteur de ce livre n'en consomme plus et déconseille au lecteur d'essayer : non seulement l'ecstasy est illégal, mais en plus il abîme le cerveau, comme le prouve ce recueil de textes écrits sous son influence. Et puis, avons-nous besoin d'une pilule pour raconter notre vie à des inconnus ? Alors qu'il y a la littérature pour ça ?

F.B.

Spleen à l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle

T'as gobé ? T'as gobé ? Tagobétagobétagobé ? Qui êtes-vous ? Pourquoi on se parle à deux centimètres du visage ? Est-il exact que vous avez lu mon dernier livre ? Pouvez-vous me garantir que je ne RÊVE pas ? Est-il possible d'avoir une aussi jolie bouche de couleur rouge ? Est-il RAISONNABLE d'être aussi mignonne, d'avoir vingt et un ans et un tee-shirt taille XXXS ? Réalisez-vous le risque que vous prenez en me faisant des compliments avec des yeux aussi bleus ?

Pourquoi je moitise ma main dans la vôtre ? Pourquoi vos genoux me donnent-ils envie d'inventer des verbes transitifs ? Et d'abord quelle heure est-il ? Comment vous appelez-tu ? Est-ce que tu voulez m'épouser ? Pourrais-tu me dire où nous sommes en ce moment ? C'est quoi le

Car-en-Sac que tu as mis sur nos langues ?

Pourquoi ces rayons lasers cisaillent-ils une nappe d'air liquide ? Pour qui sont ces magnums [15] de Champagne qui sifflent sur nos têtes ? Au bout de combien de temps on regrette d'être venu au monde ? Tu sais que t'as de beaux yeux tu sais ? Pourquoi pleurez-vous ? Quand est-ce que tu m'embrasses ? Voulez-vous une autre vodka ? Quand est-ce qu'on se réembrasse ? Pourquoi ne dansez-vous plus ? Qui sont tous ces gens ? Tes amis ou mes ennemis ? Tu veux enlever ton pull s'il vous plaоt ? Tu veux combien d'enfants ? Quels sont vos prйnoms favoris ?

Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Si on sortait prendre l'air ? On est dйjа dehors ? On va chez toi ou chez moi ? Si j'appelais un taxi ? Tu prйfиres marcher ? Pourquoi remonter l'avenue des Champs-Elysйes ? Est-il sйrieux d'enlever ses mocassins pour marcher sur du goudron ? Peut-on faire chauffer une cuillиre sur la tombe du Soldat Inconnu ? Tu as un petit ami ? Pour-quoi je pense la mкme chose que toi ? Tu connais beaucoup de gens qui prononcent les mкmes mots au mкme moment ? Que fait ce flic а nous regarder fixement ? Pourquoi toutes ces voitures tournent-elles autour de l'Arc de Triomphe ? Pourquoi ne rentrent-ils pas chez eux ? Et nous ? Pourquoi ne rentrons-nous pas chez nous ? Combien de temps allons-nous rester lа, assis sur le parvis de l'Йtoile, а nous [16] rouler des pelles par deux degrйs centigrades au lieu de faire l'amour dans un lit comme tout le monde ?

Tu crois qu'on a bien fait de voler son kйpi ? Tu es sыr que les policiers courent moins vite que nous ? Elle est а toi cette moto ? Tu es certaine de pouvoir conduire dans cet йtat ? Tu veux pas ralentir ? Pourquoi prendre le pйriph' ? Est-il malin de se pencher comme зa dans les virages а 180 а l'heure ? Est-il lйgal de slalomer entre les camions а six heures du matin ? Demain fera-t-il jour ? Pourquoi se rendre а l'aйroport de Roissy-Charles-de-Gaulle ? La vie change-t-elle quand on change de ville ? А quoi sert-il de voyager dans un monde uniforme ? Tu n'as pas froid ? N'y a-t-il que moi ici qui me gиle les couilles ? Comment ? Tu n'entends rien de ce que je dis а cause de ton casque ? Je peux crier n'importe quoi alors ? Chanter « I wanna hold your hand » ? Continuer de te mentir en caressant ton dos sous ton pull, puis tes seins par-dessus ton soutif, puis mes doigts dans ta culotte, putain est-ce que зa te ferait ralentir ?

Oщ allons-nous garer cet engin ? Devant l'aйrogare 1 ou dans le parking ? Pourquoi cette place de parking porte-t-elle le numйro 1D6 ? Cela ressemble а « indйcise », pas vrai ? Combien de temps elle dure cette pilule ? Pourquoi [17] les portes automatiques s'ouvrent-elles avant qu'on les touche ? Pourquoi ces nйons blafards nous donnent l'impression de gambader sur la lune ? Faisons-nous vraiment ces bonds de six mиtres ou est-ce une illusion ? Peux-tu recommencer а m'embrasser SVP ? Cela te dйrangerait-il que je dйcharge dans ta bouche ? Tu accepterais qu'on s'enferme aux chiottes pour que je baise ton visage ? Tu m'avaleras si je te lиche la chatte ?

C'йtait bien ? C'йtait trиs trиs bien ? Bon sang c'йtait super mais quelle heure est-il maintenant? Pourquoi les nuits doivent-elles TOUJOURS кtre remplacйes par des journйes ? Au lieu de marcher en sens inverse des tapis roulants а l'intйrieur des gros tubes de plexiglas - tuyaux dйsordonnйs construits dans les annйes 70, qui ressemblent aux pompes de respiration artificielle que l'on plonge dans la gorge des grands accidentйs de la route - hein ? je disais : au lieu de faire les cons dans Roissy, si on prenait l'avion ? Le premier sur la liste des dйparts ? N'importe oщ i sauf ici ? Pour que cette histoire ne finisse ; jamais ? On s'envole pour le Venezuela ou la Biйlorussie ou le Sri Lanka ou le Vietnam ? Lа oщ le soleil est en train de se coucher? Vщis-tu les destinations crйpiter en lettres tournantes sur le tableau dйmodй : Dublin ? Cologne ? Oran ? [18] Tokyo? Shanghai? Amsterdam? Madrid? Edimbourg ? Colombo ? Oslo ? Berlin ? Chaque ville est-elle une question ? Regrettes-tu les avions qui s'envolent au bout de la piste ? Sais-tu qu'а leur bord il y a des hфtesses bleues qui servent probablement les premiers plateaux-repas sous cellophane а des businessmen sous Lexomil ? Entends-tu les annonces de dйpart йgrenйes d'une voix monocorde par une hфtesse triste prйcйdйe d'un jingle йlectronique ? Puis-je caresser encore un peu tes lиvres avant de rentrer ? Qui de nous deux partira le premier? Pourquoi oh pooourquoi faut-il se dire adieu ?

Est-ce que tu dйprimes autant que moi dans les aйroports ? Ne trouves-tu pas qu'il y a une poйsie dans ces lieux de passage ? Une mйlancolie des dйparts ? Un lyrisme des retrouvailles ? Une densitй dans l'air chargй d'йmotions climatisйes ? Combien de temps dure la descente ? Notre amour survivrait-il sans vacances chimiques ? Quand donc cesserons-nous de nous taire en regardant le jour se lever dans cette cafйtйria vide ? Pourquoi tous les Relais H restent-ils fermйs et les jeux vidйo йteints ? Envies-tu ces cadres moyens qui attendent leur vol dans des antichambres dallйes de linolйum, avachis sur des sofas orange, en buvant du cafй instantanй ? Que faut-il penser de ce douanier а [19] mauvaise haleine, de ce technicien de surface qui traоne une bruyante poubelle а roulettes, de ces dodos qui ronflent sur des banquettes en plastique mauve ? Que veulent-ils nous dire ? Qu'il n'y a plus de fuite possible ? Qu'on ne pourra jamais s'йvader de soi-mкme ? Que les voyages ne mиnent nulle part ? Qu'il faut кtre en vacances toute la vie ou pas du tout ? Pourrais-tu lвcher ma main s'il te plaоt ? Ne sens-tu pas comme j'ai besoin d'кtre seul au milieu de ces bagages abandonnйs ? Serait-il possible de se quitter sans trop souffrir, mкme devant la publicitй « Envy » de Gucci ?

Et tandis que nous regardions, les yeux embuйs, s'envoler les 747, je ne pouvais m'empкcher de me poser une derniиre question : pourquoi ne sommes-nous pas а bord ?

Un texte dйmodй

New York, at last. Il йtait temps de quitter la lenteur facile des nuits europйennes, leur luxe simpliste. D'agir sans rйflйchir, de commettre l'indispensable acte gratuit, le coup de tкte obligatoire qui se justifierait par sa complиte inutilitй. Bordel, quel dйlice que d'improviser ! Une soirйe, comme une vie, n'est rйussie que si elle a mal commencй.

Partir : voilа un mot trop rarement appliquй. On ne doit plus rкver les mots, il faut les vivre. Brilliant contemple les buildings hystйriques de la capitale du monde а travers les vitres huileuses de son taxi. L'idйe de quitter Paris lui est venue alors qu'il conversait distraitement avec Martha, une petite Amйricaine joufflue mais trиs riche. C'est elle qui l'a abordй au bord du vide, sur la terrasse d'un appartement avec vue, pour lui narrer en un long monologue sa vie immobile. Plutфt que de s'йvanouir d'ennui, Brilliant [21] a prйfйrй s'enfuir, quitter la ville au milieu d'une phrase prononcйe trop lentement, et se saouler dans l'avion.

Cette histoire dйbute vers cinq heures et demie du matin, mais son hйros serait bien incapable de lire l'heure а ce moment-lа. Fier de son йtat lamentable, Brilliant rampe debout. Dans le marйcage d'un bar glauque de l'avenue B, il est bien le seul personnage en smoking au beau milieu du mois d'aoыt. L'йcharpe dйtonne dйjа moins, fripйe comme lui d'avoir si peu dormi. Il plaоt а Brilliant de savoir qu'il porte les mкmes habits que huit heures plus tфt de l'autre cфtй de l'Atlantique.

La pleine lune s'est plantйe sur l'aiguille du Chrysler illuminй. Brilliant, qui n'a plus de papier а rouler, est condamnй а palper pensivement son herbe impuissante. Les poubelles dйbordent sur le trottoir, et le Noir qui dort pieds nus sur la tiиde grille du mйtro pratique la politique de la main tendue. Brilliant ne vomira pas ce matin. Il restera conscient, il lui suffira de ne plus mйlanger les alcools. Aprиs tout, on peut combattre la rйalitй de bien d'autres maniиres qu'en sombrant chaque nuit dans le coma... Des maniиres plus dangereuses, s'entend. Mais l'йtat d'oubli recherchй reste toujours similaire : le temps s'arrкte, le devenir laisse place au prйsent [22] perpйtuel. On se fout des notions de lieu, de moment - fait-il dйjа jour ? qui sont ces gens ? oщ est le gin ? pourquoi ce disque ? Tout devient flou et, l'њil vitreux, on peut traverser des foules d'un pas onirique, errer parmi les ruelles borgnes, entre cafards et clochards, et s'endormir en souriant, la tкte dans le caniveau, ou bien allongй sur une femme nue qu'on n'a pas pu pйnйtrer.

De toute faзon l'йlйgance fin de siиcle, pour Brilliant, n'est pas quelque chose que l'on peut calculer. Son dandysme, comme l'argent et les vices, est innй - une seconde peau. Aujourd'hui il est un artiste tourmentй ou un cyberpunk enrichi par la technologie. Mais demain... Redeviendra-t-il un fils а papa blasй, comme son goыt pour les chapeaux, les boucles d'oreille et les rйvolutions marxistes semblerait l'indiquer ?

Il serait pourtant si facile de dormir. Mais Brilliant a avalй une gйlule qui fait disparaоtre le sommeil. Il est parti sans lйcher la jolie serveuse. Sous ses pas, le trottoir mouillй brille comme un gouffre d'oщ jaillissent des milliers d'йtoiles filantes. Il hйsite avant de ne pas se jeter sous l'йnorme camion jaune. S'il ne le fait pas, c'est uniquement parce qu'il prйfиre кtre broyй de l'intйrieur. Il pleut des cordes brumeuses (la lumiиre chinoise est glissante et [23] floue, tandis que les fenкtres des blanchisseries vomissent une fumйe blanche). Comme il a envie de marcher un peu, Brilliant n'a pas besoin de trop se plaquer les cheveux en arriиre : l'eau brыlante s'en chargera. Et tant mieux si le maquillage coule, car un visage pвle ne suffit plus pour кtre un vrai fantфme.

Une seule chose prйoccupe Brilliant, alors que le jour se lиve au travers des escaliers rouilles : ne pas redescendre avant le petit dйjeuner. Sa vie n'a jamais йtй qu'une suite d'hйsitations. Et ce soir encore : faudra-t-il se forcer а йclater de rire, imaginer qu'il existe une mondanitй internationale au restaurant Balthazar, se rouler dans la dangereuse fange du SM club Hellfire, sniffer dans les chiottes du Spy ou sodomiser une fausse duchesse а l'arriиre de sa Silver Shadow, s'exposant ainsi aux pires courbatures ? Brilliant n'a au fond qu'un simple dйsir d'aventure qui se heurte а une йpoque exagйrйment rationnelle. Peut-on penser comme Baudelaire avec les mots de Bukowski ? Accroupi sur le sol mйtallique d'un loft de l'East Village, il contemple les sillons d'un vieux vinyп exotique en dйgoisant des obscйnitйs sur les disques compact.

Il fait nuit quand il se rйveille. Sa dйcision est prise : il entretiendra sa gueule de bois au Chaos, histoire de faire croire aux autres qu'il [24] vit toujours. On l'attend au tournant. Dit-on rouge а lиvres noir ou noir а lиvres ? Brilliant ne voit rien а travers ses lunettes de soleil sans soleil. Parfait : c'est кtre saluй qui compte.

Il faut vivre а 800 а l'heure et mourir juste aprиs, la cervelle йtalйe sur le capot comme du sperme. Vivre а 800 а l'heure, trop vite pour avoir le temps d'йcouter la fin du tube de l'йtй. Кtre une mйtйorite jamais rassasiйe et dont personne ne peut profiter. Surtout, s'attirer immйdiatement tous les dangers les plus bкtes, en particulier quand le ciel est couvert. La dйcadence n'est pas seulement une quкte de rйdemption ; c'est surtout un mode de vie. Les taxis klaxonnent en vain, et si les nйons de l'hфtel clignotent, c'est sans doute qu'ils sont dйfectueux.

Au Chaos il fait plus chaud qu'а l'extйrieur, quel que soit l'йtage. La danse est plus qu'une parole du corps : les rythmes s'amplifient, les crвnes explosent, le son compte bien plus que la mйlodie. Il n'y a jamais de rйpit, puisque le dйlire des looks va avec celui des gestes. Brilliant ne se souvient plus s'il prйfиre les gros ou les petits seins.

Cessons de contempler nos vies se dйsagrйger : dйtruisons plutфt l'existence des autres. La fille aux ongles et cheveux fluorescents a bu trop de vodka-tonic. Elle dort devant la vidйo [25] hardcore. La vie ne doit s'йcouler que dans l'instant. Peu importe le lendemain, pourvu qu'il soit pire. Tout а l'heure, au milieu d'une insomnie opaque, Brilliant se lиvera pour dessiner une silhouette fйminine а la peinture blanche sur la paroi noire. Il n'y aura pas d'air dans son appartement, encore moins dehors. Il faudra s'allonger а plat ventre sur la moquette. On aura des miettes sous les pieds.

Peut-on imaginer torture plus affreuse que d'кtre reveillй par la sonnerie d'un tйlйphone portable ? L'angoisse aidant, le sifflement strident est amplifiй, devient marteau-piqueur, train qui freine, cri de douleur, crissement aigu qui transperce le silence lourd du vide matutinal. Il faut repondre, а dйfaut de mourir. Les pas trйbuchent sur les bouteilles vides (de vieux alcools aux noms imprononзables), le front se heurte aux portes entrouvertes, le corps s'йcroule sur l'acier froid et la main gauche dans une flaque poisseuse. L'escalier extйrieur aux marches fatiguйes reste moins cassegueule, bien que sa rampe soit dйboulonnйe.

Aucun souvenir de la veille, aucun projet pour le soir. Pour le moment, il suffira d'йcouter de la musique classique en se reflйtant dans la tйlйvision йteinte. Ou de fixer le plafond en pensant а des images pornographiques trop compliquйes [26] а retranscrire ici. Bon sang, que peut-on faire pour retrouver le mouvement ? Se retenir de gerber ne prouve rien. Attendre que le siиcle s'achиve. Il meurt de mort lente.

Brilliant s'est levй et esquisse un pas de danse. Il s'йtire tandis que l'hйlicoptиre traverse son champ de vision (limitй а la baie vitrйe du living-room). Puis, vautrй sur le sofa, il finit par repondre au tйlйphone. Pourquoi les araignйes ne se prendraient-elles jamais dans leurs toiles ? Les nuages avancent trop vite et le soleil revient bientфt chauffer le goudron. Je suis toujours lа, je continue de vivre. Le plaisir prйsente un avantage : contrairement au bonheur, il a le mйrite d'exister. Oui, d'accord, je rentre а Paris, moi aussi je t'aime tu me manques pardon pardon pardon attends-moi je reviens.

Quelle heure peut-il bien кtre ? Les stores filtrent des plaques de poussiиre illuminйe. Une passion violente, dйraisonnйe sur fond de piano. S'abоmer de maniиre irrйversible le cњur, gвcher sa vie pour quelqu'un, et pleurer, vivement pleurer ! Plus besoin de cachets, ni de fouets, tu seras а la merci de ses yeux et de ses lиvres. En pensant а ses baisers et son parfum, tu auras de nouveau la respiration difficile.

Le mieux serait qu'au dйbut elle ne veuille pas de toi. Comme tu souffrirais bйatement, en [27] te figurant que d'autres poseraient peut-кtre leur tкte dans le creux de son йpaule. Dans Paris йteint, tu regarderais les gens heureux en expirant des bouffйes de tristesse. Avec de la chance, cette mйlancolie te rendra timide et tu cesseras d'hйsiter entre elle et la drogue : ton nouveau dilemme sera elle ou le suicide.

Aimer ou faire semblant d'aimer, oщ est la diffйrence, du moment que l'on parvient а se tromper soi-mкme ?

Le jour oщ j'ai plu aux filles

Ce matin-lа, le jour s'est levй. Je veux dire : il s'est vraiment levй car auparavant il йtait assis. Et je vous assure que зa fait une drфle d'impression, un jour qui tient debout.

Ma vie йtait un enfer que je n'aurais pas souhaitй а mon pire ennemi. Je n'avais pas dormi depuis six mois, mon estomac prenait feu malgrй des niagaras de Maalox, ma femme йtait partie avec une vedette du show-biz, je n'avais pas d'enfants ; bref, j'habitais Paris en 1994. Cependant, ce matin-lа, au lieu de geindre, moi aussi j'avais juste envie d'кtre debout. Comme le jour.

Sans rire, il y avait quelque chose dans l'air. Je l'ai senti dиs que je suis sorti de chez moi. Une fille m'a souri dans la rue, puis sa copine : au niveau « sourires de filles inconnues dans la rue », ie venais de battre ma moyenne hebdomadaire en dix minutes. Je me suis dit qu'il fallait en profiter. [29]

Il n'a pas йtй trиs difficile de rattraper les deux filles. Comme toujours dans ces cas-lа, il y en avait une jolie et une moche - et зa faisait deux cafйs а payer (trois en comptant le mien).

Je leur ai proposй :

« On s'assoit а une terrasse ?

-Pourquoi faire? m'ont-elles repondu en chњur. Si tu veux faire l'amour avec nous, on est d'accord. Pas besoin de payer deux cafйs (trois en comptant le tien). »

La jolie m'a embrassй sur la bouche en y tournant sa langue. La moche a posй sa main sur mes couilles avec une certaine dйlicatesse. La jolie a glissй la sienne dans ma chemise pour caresser mon torse glabre. La moche m'a fait bander. La jolie a tirй mes cheveux. La moche a roulй une pelle а la jolie. La moche йtait plus jolie que la jolie.

Et tout ceci se passait en pleine rue, devant les passants indiffйrents. Puisque je vous dis que ce matin n'йtait pas tout а fait normal.

Nous sommes allйs sur un banc public, et tandis que je lйchais l'oreille de la jolie, la moche s'installait а califourchon sur moi. En l'absence de culotte, elle avait un intйrieur confortable. Aprиs quelques secousses, nous jouоmes tous а l'unisson.

Je suppose que nous avons criй trиs fort car [30] quand j'ai rouvert les yeux, il y avait un attroupement autour de notre banc. Certains badauds avaient mкme jetй des piиces. Le temps de les ramasser et les deux filles avaient disparu.

J'ai fermй les boutons de mon 501 blanc. Jamais une chose pareille ne m'йtait arrivйe. J'avais vu des suicides, des overdoses, des adultиres. J'avais participй а des йmissions de tйlйvision. Il m'йtait parfois arrivй de m'habiller en femme. Mais jamais, au grand jamais, je n'avais encore joui dans des inconnues sans prйsentations ni prйservatif. Mon existence poursuivait sa course infernale vers le bout du n'importe quoi.

J'ai continuй de dйambuler sur le boulevard. Les gens sifflotaient, riaient, certains se parlaient presque. La ville йtait pleine de gentillesse, comme si Dieu avait brusquement doublй le taux d'oxygиne de l'atmosphиre. Je suis entrй dans un bistrot et Aurore m'a fait un signe. Aurore, c'est la fille du bar. Elle portait toujours des bodies moulants qui laissaient nues ses йpaules. Elle faisait du 92 de tour de poitrine. Je l'aimais, quoi.

« Tu ne devineras jamais ce qui vient de m'arriver, lui ai-je lancй. Je viens de me taper deux gonzesses sur un banc. »

Elle m'a regardй droit dans les yeux.

« Йcoute. Tu n'es pas terrible mais tu as du [31] charme. Cela fait longtemps que tu me tournes autour. Si on allait rйgler зa aux ladies room ?

- Quoi ? Lа ? Maintenant ? »

Aurore ne plaisantait pas et je ne vois pas pourquoi j'aurais hйsitй. Aprиs tout, si quelqu'un avait dйcrйtй que je collectionnerais les orgasmes prйcisйment ce jour-lа, il n'y avait pas de quoi s'insurger. Je l'ai suivie dans l'escalier en colimaзon, oщ elle m'inonda de sa luminositй ambrйe.

Aux toilettes, il y avait deux types qui pissaient. Quand ils nous ont vus entrer, voici ce qu'ils ont vu : la main d'Aurore dans ma braguette ouverte, mon zizi tout dur, son tee-shirt roulй au-dessus des seins, la vie йtalйe sur nos visages brыlants. Cela les a agacйs. А tel point qu'ils sont venus nous rejoindre, les sexes sortis. Aurore les a accueillis dans ses mains, son sexe, sa bouche, ses fesses. Tout le monde en a pris pour son grade. L'йjaculation fut copieuse et elle en avala une bonne partie. Personnellement, j'abandonnai des millions de spermatozoпdes en elle, avec lвchetй.

Je comprenais de moins en moins ce qui se passait. La sociйtй moderne йtait-elle devenue un film pomo grandeur nature ? Ou bien йtais-je simplement devenu beau ?

En tout cas, je plaisais, c'йtait un fait - et c'йtait nouveau. Je n'ai pas tendance а gйnйraliser [32] de faзon hвtive, mais lа, force m'йtait de constater que ma jeunesse insouciante, ma chemise propre et mon mental responsable m'avaient transformй en rouleau compresseur sexuel. Trois filles en une matinйe ! Quelle bonne action avais-je accomplie pour mйriter pareille rйcompense ?

Plus tard - l'aprиs-midi brillait de tous ses feux - je pris l'autobus. Je fis l'amour а Josйphine, Murielle, Antoinette, Pascaline, Anne-Christine et Naomi entre les stations Bac-Saint-Germain et Trocadйro. Un teckel prйnommй Marcel se frotta mкme contre le bas de mon pantalon.

Mon charme n'expliquait pas tout. Il devait y avoir autre chose. Ce n'est pas de l'humilitй mais de la luciditй.

Tout d'un coup, mon regard s'est arrкtй sur un kiosque а journaux. Ah, c'йtait donc зa. La une du Figaro annonзait : « SIDA : LE VACCIN EST DЙCOUVERT ! » Libйration titrait : « SYNDROME IMMUNO-TRИS-TRИS-DЙFICIENT. » Malheureusement, l'autobus allait trop vite pour que je puisse lire le titre du journal Le Monde.

Je m'йtais bien dit qu'il y avait un truc. On devrait toujours йcouter la radio en se rйveillant. J'йtais trиs vexй mais quelle importance, puisque le monde йtait sauvй ?

La premiиre gorgйe d'ecstasy

C'est un comprimй verdвtre et rond. Il a coыtй cent cinquante francs. Le packaging est trиs haut de gamme : un minuscule sachet en plastique d'un centimиtre carrй. Comme зa, le cachet fond dans la bouche, pas dans la main. Avant de l'avaler avec une gorgйe de Coca, j'ai hйsitй un dernier instant : impossible de savoir ce qu'il y a lа-dedans. Il faut faire confiance а des types qui ont trafiquй cette pilule dans des laboratoires clandestins, au fond d'une cave mal йclairйe. Si зa se trouve, ils ont tripotй ce truc avec des mains dйgueulasses. Trop tard. Maintenant, il ne reste plus qu'а attendre, et а espйrer que ces inconnus connaissent leur boulot. L'ecstasy, c'est encore pire que le saut а l'йlastique. Chaque ecstasy est un plongeon dans le vide sans respect des normes de sйcuritй.

J'ai suivi les conseils du dealer : ne pas boire d'alcool (le mйlange йtant dangereux) et ne pas [35] dоner (un estomac plein diminue les effets de la drogue). Me voilа donc comme un imbйcile, а poireauter sans pouvoir picoler ni casser la croыte. Ce doit кtre зa, un apprenti droguй : un mec qui ne boit pas, ne bouffe rien, et qui regarde sa montre toutes les cinq minutes. Au bout d'une demi-heure d'attente, je regrette d'кtre le pigeon qui a dit « moi » quand on a demandй qui voulait tester l'ecstasy. Je trouvais l'idйe rigolote, et puis зa me plaisait de me prendre pour Lester Bangs ou Hunter Thompson, le genre « gonzo-joumaliste kamikaze prкt а toutes les expйriences pour une pige de plus ».

Toutes les drogues ont eu droit а leur littйrature : l'opium grвce а Cocteau et Thomas De Quincey, la mescaline avec Henri Michaux et Aldous Huxley, l'hйro chez Burroughs et Yves Salgues, le peyotl par l'entremise de Castaneda, le LSD grвce а Timothy Leary et Tom Wolfe, le haschich dans tout Baudelaire, la coke avec Bret Easton Ellis et Jay Mcinerney, le bourbon dans les њuvres complиtes de Charles Bukowski. Au tour de l'ecsta de faire son entrйe dans l'Histoire des Lettres. Ceci est une OPA sur le MDMA.

Une autre demi-heure s'йcoule. Toujours rien. Soudain une vague de chaleur me monte au cerveau. On dirait une dйcharge йlectrique, mais toute de douceur et de tendresse. Je ne peux plus [36] m'arrкter de sourire. Toutes mes extrйmitйs accueillent cette onde de chaleur avec bonheur. Mes pieds et mes mains sont plus lйgers que l'air. Je suis parfaitement conscient de ce qui m'arrive, et contrфle entiиrement cette nouvelle йnergie interne. Je trouve зa plutфt amusant. Je me lиve. La montйe continue : j'entends dans mes oreilles un bourdonnement de bien-кtre. La vie me paraоt tout d'un coup extrкmement simple : on naоt, on rencontre des gens passionnants, on les aime, on discute avec eux, parfois on couche ensemble. La mort n'existe pas ; c'est une chouette nouvelle. J'ai terriblement envie de parler. Je vais voir tous les gens pour leur dire а quel point je les trouve sympas. Mкme mes ennemis ont toutes les qualitйs. D'ailleurs, des ennemis, c'est bien simple : je n'en ai pas. Je complimente tout le monde. C'est un peu embкtant : si Adolf Hitler йtait dans cette boоte de nuit ce soir, j'irais l'embrasser en lui disant qu'il a dы beaucoup souffrir pour faire tout ce qu'il a fait. Il est temps que je sorte prendre l'air.

Dehors il pleut et chaque goutte caresse mon visage avec bienveillance. Je ne me suis jamais senti aussi а l'aise. Je n'ai plus de problиmes dans l'existence. Le monde est plein d'amis intйressants et d'aventures folles qu'il me reste а dйcouvrir dans les heures qui viennent. Je fonce [37] dans un autre club. Je suis complиtement dйsinhibй, jamais je n'ai йtй moins timide. Certaines filles me regardent un peu bizarrement quand je les demande en mariage alors que j'ai dйjа une alliance au doigt. Je fais corps avec la musique. J'ai trиs chaud, des bouffйes de transpiration me submergent et me donnent une envie irrйpressible de danser. Je compose des airs de house incroyables dans ma tкte. Je suis Wolfgang Amade-House !

Les danseuses s'agitent autour de moi, je leur souris, nous communions. Mes gestes sont parfaits, le rythme dessine des arabesques avec mes bras traversйs de lasers holographiques tridimensionnels. Je sais que je suis complиtement dйfoncй mais cela ne m'empкche pas de caresser des joues, des cous, des bouches pleines de comprйhension.

Lorsque je regarde ma montre, il s'est йcoulй deux heures et demie en cinq minutes. C'est alors que les ennuis commencent. Je m'aperзois que j'ai horriblement soif. Ma gorge est dessйchйe. Un copain me sert quatre grands verres d'eau que j'avale cul sec. J'ai les dents serrйes, les mains trиs moites, les oreilles qui sifflent. Une des filles а qui j'ai dйclarй ma flamme il y a trente minutes vient se coller а moi. Je me sens oppressй : il faut absolument que je sorte de cet [38] endroit йtouffant. Comment ai-je fait pour tenir aussi longtemps sans respirer ? Je m'enfuis. L'oxygиne de la rue me calme un instant, mais trиs vite je commence а PENSER. C'est а partir de lа que les choses se gвtent vraiment. Tous mes problиmes, disparus depuis trois heures, me reviennent en tкte а toute berzingue : soucis d'argent, conspirations diverses, difficultйs conjugales, impossibilitй de l'amour, certitude de la mort. Ma vie n'est qu'une merde et j'ai un nњud atroce dans le ventre. Je rentre chez moi en espйrant m'endormir mais c'est peine perdue : je n'ai absolument pas sommeil. La seule solution constructive serait un suicide rapide par dйfenestration. Il ne me reste plus qu'а attendre le lever du jour en claquant des dents et en maudissant cette saloperie de drogue mensongиre. En plus il n'y a rien а la tйlй а cette heure-lа : je contemple des chasseurs qui tirent sur des bestioles. Ma principale distraction consiste а rй-pйter deux mille fois « un chasseur sachant chasser doit savoir chasser sans son chien / un chasseur sachant chasser doit savoir chasser sans son chien / un chasseur sachant chasser doit savoir chasser sans son chien ». Le plafond me mйprise. Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour entrer dans le Lagarde et Michard. J'ai passй ma soirйe а faire des confidences trиs personnelles а [39] des inconnus et des dйclarations d'amour а des thons.

L'ecstasy fait payer trиs cher ses quelques minutes de joie chimique. Il donne accиs а un monde meilleur, une sociйtй oщ tout le monde se tiendrait par la main, oщ l'on ne serait plus seul ; il fait rкver d'une иre nouvelle, dйbarrassйe de la logique aristotйlicienne, de la gйomйtrie euclidienne, de la mйthode cartйsienne et de l'йconomie friedmanienne. Il vous laisse entrevoir tout зa, et puis, tout d'un coup, sans prйvenir, vous claque la porte au nez.

Manuscrit trouvй а Saint-Germain-des-Prйs

Je suis assis au premier йtage du Flore pour la derniиre fois. Je savoure mon dernier verre de Coca-Cola Heavy. C'en sera bientфt fini. Ils arrivent. Au bout du boulevard Saint-Germain, on entend dйjа leurs cris, les slogans de mort, le bruit assourdissant des grenades artisanales qui font exploser les boutiques de mode, John Lobb, l'agence du Crйdit Lyonnais rue du Bac... Ils ne sont plus trиs loin.

J'йcris ces quelques mots dans l'urgence. Ce n'est pas un testament car je n'ai rien а transmettre. Tout ce que j'ai connu va disparaоtre. Notre chute n'йtonnera personne. Dans les siиcles а venir, les livres d'histoire йnumйreront les causes de ce qui s'est produit : la dйception du mitterrandisme, puis du chiraquisme, la « fracture sociale » comme ils disaient... Mais cela me fait tout drфle de devoir mourir un 10 mai. Drфle d'anniversaire. J'espиre qu'ils ne [41] seront pas trop cruels, que зa ira vite. Qu'on sera rapidement dйbarrassй de moi.

Il faut dire que nous l'avons bien mйritй. Tout a commencй quand la mairie du VIe arrondissement a dйcidй d'expulser les SDF de la rue du Dragon. Dиs le dйbut, quelle idйe saugrenue de les avoir laissйs s'installer : le ver йtait dans le fruit. Pendant une annйe entiиre, ils ont pu observer l'opulence dans laquelle nous vivions, nos magasins de fringues de luxe, nos restaurants йcњurants, nos clubs privйs d'eux, nos voitures de sport mal garйes et nos mannequins-vedettes mal baisйes, toute cette pourriture que nous йtalions sans vergogne devant l'immeuble du DAL (Droit Au Logement). Comment aurions-nous pu nous douter que cet immeuble йtait leur Cheval de Troie ?

L'йlection de Jacques Chirac en mai 1995 s'est faite sur un curieux malentendu... Je souris en йcrivant cet euphйmisme car, au-dehors, j'entends le vrombissement du dernier hйlicoptиre de notre milice de sйcuritй privйe. Heureusement qu'elle est lа, celle-lа. Si on ne comptait que sur la police pour nous protйger...

Je vais peut-кtre avoir un peu de rйpit pour terminer ce texte. Pardon si je mйlange tout. Je ne pense pas que j'aurai suffisamment de temps pour me relire. [42]

L'expulsion de la rue du Dragon, on s'en doute, s'est trиs mal dйroulйe. Les techno-CRS ont dы se battre non virtuellement, mиtre carrй par mиtre carrй. On ne comptait plus les morts dans les deux camps. C'йtait la guerre en direct sur TF+1, le retour de la lutte des classes, les riches contre les pauvres (meilleur Audimat de l'annйe).

[1. TF+ : La chaоne rйsultant de la fusion, le 11 octobre 2002, dй TF1 et de Canal+.]

Aprиs зa, le gouvernement Madelin nous a enjoints de nous dйbrouiller tout seuls. C'est alors qu'a germй l'idйe du Mur de Saint-Ger-main-des-Prйs. Au dйbut de cette annйe, on a commencй а bвtir un rempart de trois mиtres de hauteur tout autour du quartier. L'йdifice englobait les rues Jacob (rйsidence de l'ex-Premier ministre), des Saints-Pиres, du Four et de Seine, protйgeant notre village contre les йventuels envahisseurs. Une magnifique rйalisation architecturale, dessinйe par Philippe Starck, avec camйras thermiques et miradors-lasers. Une collecte au porte-а-porte finanзa la construction, ainsi que l'achat des hйlicos tйlйcommandйs pour la milice de Saint-Germain-des-Prйs.

C'йtait la belle vie, alors. Nous pouvions а nouveau nous promener en toute sйcuritй dans le quartier. Les Germanopratins retrouvaient le [43] sourire. Des fкtes йtaient organisйes partout, tous les appartements restaient ouverts jour et nuit. On pouvait laisser les clйs sur le contact de sa Ferrari sans danger. La nuit, seuls les projecteurs des hйlicos de surveillance trouaient l'obscuritй au-dessus de chez Lipp.

А cette йpoque, le reste du pays, en dehors de ce pйrimиtre, йtait, bien entendu, dйjа а feu et а sang.

La rumeur se rapproche. Ma main tremble de peur car je suis un lвche. Bon sang, je ne veux pas mourir. Je sais dйjа que je les supplierai а genoux comme une merde. Je voulais garder mon fric et laisser les exclus se dйbrouiller. Mais putain, j'йtais comme tout le monde, je ne pensais pas que la situation dйgйnйrerait si vite !

Certes, le jour oщ ils ont йventrй Bernard-Henri Lйvy et Arielle Dombasie - pourtant venus pacifiquement а leur rencontre pour entamer le dialogue -, j'aurais dы me douter que notre tour viendrait. Mais j'ai fait comme les autres, j'ai cru que ce n'йtait qu'un incident isolй... Puis il y a eu le viol collectif de Claudia Schiffer (meilleur Audimat de TF+ cette annйe), et je me souviens trиs bien que nous avons tous espйrй que ce gang-bang les calmerait...

Quand ils ont brыlй Matthieu Kassovitz, nous avons enfin ouvert les yeux, mais il йtait trop [44] tard... La suite est connue : l'attentat de chez Castel, l'incendie de Grasset, l'atroce pendaison de Philippe Sollers par les pieds а la cloche de l'йglise Saint-Germain-des-Prйs...

J'ai envoyй mes deux derniers bodyguards en reconnaissance sur le boulevard. Que font-ils ? Cela fait dix minutes qu'ils auraient dы m'envoyer les 3-D vidйo sur ma Microsoft-Swatch.

Nous rйcoltons ce que nous avons semй. Ah зa, nous l'avions fкtйe, la chute du communisme ! Cette fois, le capitalisme йtait victorieux. Aveugles que nous йtions ! Toutes les questions posйes par Karl Marx restaient posйes avec cent mille fois plus de violence. Nous pensions qu'il йtait tout naturel qu'une infime minoritй de privilйgiйs dirige une immense majoritй de dйmunis. Nos appartements gйants nous semblaient justifiйs. L'insoutenable obscйnitй de nos trains de vie ne nous sautait pas aux yeux.

Je viens d'apercevoir la tкte d'un de mes gardes du corps par la fenкtre, les yeux exorbitйs, au bout d'une pique. Ils sont entres dans le Flore. Sartre, reviens, ils sont devenus fous ! Enfermй aux chiottes, je vous griffonne cet adieu. Bruits de pas dans l'escalier. Les voilа. Ils tapent dans la porte.

Je ne crois pas que j'arriverai а devenir leur ami.

Le cafard aprиs la fкte

Je lui ai dit : « Tout commence toujours le lendemain matin. » II avait une sale gueule. Sa barbe avait dйjа repoussй. Nous avions mauvaise haleine et il ferait bientфt jour. On entendait au loin le sifflement du camion-poubelle de la rue de Varenne.

Louis est un vieil ami mais il tombe trop amoureux : зa le rend chiant. « C'est зa, c'est зa, et aprиs tu vas me dire que la vie est un lendemain de fкte... » II a mis un vieux 45 tours d'Aretha Frankiin et j'ai fini la bouteille.

« Tu as vu ses yeux, non mais rйponds-moi : est-ce que tu as vu SES YEUX ? »

Йvidemment que j'avais vu ses yeux, je connaissais bien Laetitia et je savais surtout que ces yeux m'avaient autrefois posй un problиme similaire. Louis йtait mal barrй et Aretha disait une petite priиre pour nous...

« Elle m'a dit qu'on se reverrait trиs vite. [47]

- Tu as son tйlйphone ?

- Ben...

- Monceau 43 32

- Mais...

- Il n'y a pas de mais. »

Elle йtait dйjа rйveillйe. Mais elle n'йtait pas seule et Louis avait raccrochй prйcipitamment. Maintenant je savais que la nuit serait blanche. « Je t'avais prйvenu. Elle est comme зa : chaque fois qu'elle te dit bonjour зa sonne comme un adieu. » Je regrettais d'avoir йtй si brusque. Je dйtestais consoler Louis, il me rappelait ma mauvaise йpoque. L'angoisse est entrйe dans la piиce.

Si quelqu'un cherche l'adresse de l'angoisse, je peux lui dire oщ elle loge. L'angoisse se rencontre а heures fixes. L'angoisse a une gйographie trиs localisйe.

Mais Louis aimait souffrir. Il faisait partie de cette catйgorie de types qui refusent de faire partie d'un club si on les accepte comme membres. En un sens, je voyais trиs bien ce qui n'allait pas. Ce qui n'allait pas chez Louis, c'est que зa NE POUVAIT PAS ALLER.

«J'm'en fous d'toute faзon c'qui compte c'est qu'je l'aime, c'est зa qui compte, le reste j'm'en fous.

- Louis, t'aurais pas du Doliprane ? » [48]

Nous avons marchй. Nous avons petit-dйjeunй au Bar du Marchй. Nous sommes partis sans payer. Nous avons couru. Nous avons croisй la chanteuse Dani rue Lobineau. J'ai vomi devant chez Fernand. Louis a sniffй du poppers devant chez Guy.

Tout est de ma faute. C'est moi qui ai eu l'idйe d'y aller. Je me souviens bien de l'adresse de Laetitia. Je l'ai dite au chauffeur de taxi. « Avenue Vйlasquez dans le VIIIe arrondissement. Une impasse qui donne sur le parc Monceau. » Je n'avais rien oubliй. La blessure йtait toujours ouverte. Tout est de ma faute.

Louis a sniffй un grand coup dans chaque narine, puis a sonnй а la porte. Ф Laetitia, petit ange, pourquoi as-tu ouvert si facilement ? On ne t'a pas appris qu'il faut demander qui c'est avant d'ouvrir la boоte de Pandore ?

« La main sur la bouche, vite ! » Je me suis exйcutй. Laetitia m'a mordu. J'ai fermй le poing et cognй son њil gauche. Louis lui tordait les bras dans le dos. L'appartement puait le poppers (il avait renversй la bouteille en entrant). Les parents de Laetitia йtaient partis travailler. Son mec aussi. Nous avions toute la journйe devant nous.

Avez-vous dйjа essayй de faire avaler une balle de tennis а une fille ? Je vous assure que зa [49] prend du temps. Mais зa en vaut la peine : maintenant Laetitia ne crie plus ; ou plutфt si, mais personne ne l'entend. Les parents ont du goыt : fauteuils Louis XV, disques des Doors, whiskey irlandais. Dans l'ordre, nous avons mis le feu aux premiers, rayй les seconds, vidй la bouteille. Louis a aussi trouvй une cravache dans la chambre de Laetitia (elle monte au Polo). Nous avons vengй son cheval.

« Dis, tu crois qu'elle aurait pu m'aimer ?

-Laisse tomber...

- On aurait pu partir tous les deux en voyage... On aurait йtй tranquilles, personne nous aurait dйrangйs...

- Louis, je crois qu'on devrait pas trop s'attarder ici.

- Elle m'a dit qu'on se reverrait trиs vite...

- OK Louis, mais maintenant c'est un peu tard pour vous marier, je crois qu'on a un peu trop dйconnй ici, je crois qu'on devrait se tirer avant que quelqu'un rentre !

- Laetitia... L.A.E. dans l'A.T.I.T.I.A... (sur l'air de Gainsbourg).

- Louis, tu fais ce que tu veux, mais moi je me casse ! »

Une brise glacйe m'a giflй le visage. La rue йtait luisante de pluie. Louis avait dйconnй. Je commenзais а avoir la trouille. Il йtait restй lа-haut [50] avec Laetitia йvanouie. Йvanouie et ligotйe. Je ne me souvenais pas de tout. Mais il me semblait bien que Louis avait dйconnй.

Les fкtes sont comme la vie : elles naissent et meurent comme des кtres humains. Elles connaissent des moments d'apogйe et des instants de dйchйance. Elles ont des hauts et des bas. Comme nous, elles brillent et s'йcroulent dans la poussiиre. Comme nous, les fкtes sont sans lendemain.

Lorsque Louis m'a tйlйphonй, je n'ai pas dйcrochй. Le rйpondeur a tout enregistrй. Je n'ai pas tout compris mais, en gros, il m'annonзait que Laetitia et lui йtaient enfin reconciliйs. Il me demandait si j'acceptais de leur servir de tйmoin. Si je voulais bien кtre le parrain de leur enfant. Il pleurait : on pouvait entendre les larmes couler sur le combinй.

А la tйlй, les demoiselles de Rochefort s'agitaient. Jacques Demy venait de mourir. Quand vous mourez, on passe vos films. C'est pour зa que les gens font du cinйma. Pour rendre leur vie importante. Je me suis rendormi.

Et j'ai rкvй, j'ai rкvй d'un monde plein de couleurs vives et de filles avec des fossettes bronzйes ; des mйlodies de mon enfance sonnaient а mes oreilles engourdies ; le soleil pleuvait. J'ai rкvй que je marchais vers toi et que tu [51] prenais ma main. J'ai rкvй que mon cњur rougissait, que nous courions dans une foret de nйnuphars et que les oiseaux fleurissaient. J'ai rкvй de l'amour et j'ai aimй ce rкve.

L'homme qui regardait les femmes, 1

L'hymne des plages, selon moi, n'est pas Sea, Sex and Sun de Serge Gainsbourg mais plutфt J'aime regarder les filles de Patrick Coutin.

C'est une chanson magnifique : « J'aime regarder les filles qui marchent sur la plage / Quand elles se dйshabillent et font semblant d'кtre sages. » Chaque fois que je m'allonge sur du sable, j'entends cette ode а la frustration sexuelle, cette apologie du voyeurisme balnйaire. Je pense а ces milliers d'aprиs-midi йcrasants, passйs а observer les demoiselles dorйes, en monokini, а Bidart, Biarritz ou Saint-Tropez, sans jamais oser les aborder. Je suis convaincu que ces innombrables heures de contemplation timide ont fait de moi l'ignoble obsйdй sexuel que je suis devenu.

« Leur poitrine gonflйe par le dйsir de vivre / Leurs yeux qui se demandent : mais quel est ce garзon ?» Il y a un crescendo violent dans la [53] chanson de Coutin qui traduit bien l'impuissance exaspйrйe du vacancier hйtйrosexuel, anйanti par la chaleur, cernй par une atroce beautй incontrфlйe. Les filles gambadent, soulиvent le sable brыlant, crient des prйnoms de garзons plus bronzйs que lui. Elles sortent de l'eau les tйtons mauves ; les poils taillйs de leur sexe se collent contre le slip de bain. Elles embrassent des surfeurs australiens, ou des dise-jockeys camarguais. Elles ignorent les garзons malingres et verdвtres qui lisent des livres, la bite enfoncйe dans leur serviette йponge. Elles ne remarquent mкme pas ces admirateurs tйtanisйs, trouillards de la veste, ces amoureux muets, ces aigris romantiques. Merci а Coutin d'avoir rendu hommage а la douleur silencieuse de l'йtй.

Pourquoi laisse-t-on les filles de seize ans se balader en libertй sur les bords de mer ? Leur gorge tendue, leurs fesses cambrйes, leurs lиvres heureuses de sucer un esquimau а la fraise, leur colonne vertйbrale soyeuse, leurs clavicules fragiles, leurs cheveux mouillйs, leurs dents blanches comme l'йcume, leur fente йtroite, leur langue fraоche, la marque blanche de leur maillot, leurs petits pieds aux orteils vernis, leurs seins en adйquation avec ma main...

J'aime йcrire les filles. Que faire quand on tombe amoureux de cent filles а la fois ? Leurs [54] nombrils sont des piscines remplies d'huile solaire. J'avais seize ans quand зa a commencй. Maintenant j'en ai le double et rien n'a changй. J'йcris зa а Fermentera, en juin 1997, ma fiancйe est а mes cфtйs et pourtant, cette malйdiction continue : toute ma vie je scruterai le dйfilй de l'innocence cruelle.

Aujourd'hui que je suis un grand йcrivain tirй а dix mille exemplaires, je n'oublie pas que vous m'avez brisй le cњur, bande de petites garces.

Comment devenir quelqu 'un

Ma vie est merdique, je vais la supprimer. J'en ai marre de trimbaler des cons qui puent l'after-shave et renversent de la coke sur la banquette arriиre. Je suis bourrй de pastis et de Prozac et j'emmerde leurs brushings de sitcom brйsilien. Comment en suis-je arrivй lа ? J'en sais rien. Quand j'йtais petit, je croyais que j'avais toute la vie devant moi. Maintenant je suis un gros beauf, chauffeur intйrimaire sur Paris-Couronne, et sous moi coule la rue de Rivoli. Je longe des appartements cossus avec vue sur les Tuileries, remplis de pйtasses dйcolorйes qui se font enculer par des animateurs tйlй sur des canapйs Romйo. Derriиre moi, la cliente йclate de rire, je ne sais pas quelle connerie son mec basanй lui a encore racontйe « Darling, je me suis achetй une nouveau hйlicoptиre pour la bateau - ou une nouvelle bateau pour la hйlicoptиre ? Ou une avion pour faire du 4X4 [57] dans le piscine ? » Je t'emmerde, Ducon. Je vais te finir а la pisse. Je suis fracassй et j'йcrase l'accйlйrateur. Je l'йpie dans le rйtro, son nez poudrй ses cheveux gominйs sa gourmette dorйe. Elle va bientфt s'arrкter de glousser sa radasse ? Je croyais que la vie me donnerait une chance, me rйserverait quelques surprises. Tintin. Les surprises sont pour les riches. La vie des pauvres est prйvisible, on peut la raconter а l'avance. L'avenir n'est pas passй par moi. Je suis moche, mal sapй, ils regardent ma grosse nuque, mon cou de taureau, ils sont beaux, ils sentent bon, ils me mйprisent. Elle rit de moi, c'est sыr, mais je vais mettre fin а tout зa. La place de la Concorde ? C'est beau une ville la nuit. Tiens, mкme зa c'est pas de moi.

Je suis un type pauvre, donc un pauvre type. Celui avec qui l'on ne reste pas. Celui qu'on appelle par son prйnom avec « Monsieur » devant, comme tous les larbins. Jamais mon destin n'a ressemblй а la place de la Concorde, jamais limpide, scintillant, adjectifs rйservйs а d'autres. Je bois pour oublier qu'on m'a oubliй. Une vie dйnuйe de signification. J'accйlиre parce que j'en ai marre des bas-cфtйs. Nom de Dieu, зa y est, elle a dйfait la braguette de l'Arabe, elle le prend en bouche, ma parole, je les vois dans le rйtro, зa doit les exciter de savoir que je peux les surprendre, [58] elle lui pompe le dard pendant qu'il renifle sa cocaпne. Qu'ils crиvent, j'en ai marre d'encaisser. Qu'est-ce qu'elle lui trouve а part son blй ? Pourquoi зa m'est jamais arrivй de me faire lйcher les bыmes а l'arriиre d'une limousine, bordel de merde ? Pourquoi elle me regarde avec commisйration la prostituйe avec son balayage et son parfum entкtant а la mords-moi le nњud ? Je hais la gentillesse des riches, leurs sourires qui signifient « va-t'en », qui vous donnent l'impression de mendier. Je me sens si laid et infйrieur.

L'autoradio diffuse Viva Forever par les Spice Giris. Je monte le son. Je suis la chose la moins intйressante dans cette voiture. Parti de rien pour arriver nulle part. Je prends les voies sur berge. Le connard gluant fait exprиs de geindre comme un acteur de pomo. Parti de rien pour arriver nulle part. Moi aussi j'ai eu des femmes mais elles йtaient moches et je les rendais tristes. Je ne les йtonnais pas. Elles regrettaient d'кtre avec moi. Personne n'a jamais voulu vieillir avec moi. (Pas mкme moi.) Je n'ai jamais йtй amoureux, je n'ai jamais fait jouir personne. L'amour coыte trop cher, je n'avais pas les moyens. Je suis gras, sur le volant je serre mes doigts velus et boudinйs de chauffeur merdique. Mon pиre me repйtait tout le temps que j'йtais un incapable [59] et j'ai tout fait pour lui donner raison. Je n'ai pas fait d'йtudes - trop occupй а glander devant la tйlй, perdre mon temps а me poche-tronner. Le seul examen que j'ai rйussi, c'est le permis de conduire (et encore : grвce au service militaire).

А quoi servent les gens comme moi ? Nous sommes inutiles et encombrants sur cette planиte. On ne parle pas de nous dans Voici. Il n'y aura pas grand-monde а mon enterrement. Mon Dieu, si tu existes, explique-moi pourquoi j'ai toujours йtй si mal habillй ? Oh зa y est, il a giclй dans sa bouche, le salopard. Elle recrache le foutre dans son mouchoir. Pouvait mкme pas avaler зa, c'est sыr c'est moins bon que le caviar d'Iran. On a beau vendre son cul, faut pas pousser jusqu'а boire du sperme d'Arabe, hein ma pute ? Regarde-les, comme ils sont heureux. On dirait une photo. Ils vont me le payer. J'йtais tranquillement accoudй au Bar de l'Oubli, en train de m'enfiler les pastis derriиre la cravate, а tenir des propos racistes avec d'autres loques humaines, et soudain mon portable sonne, faut que j'y retourne les gars, je dois recevoir leur bonheur immaculй dans ma trogne mйdiocre et on voudrait que je dise merci ?

Le mйtиque passe ses doigts manucures dans les cheveux de la blondasse. Viva Forever. Tu [60] parles. Feront moins les fiers quand leurs gueules d'anges jet-set seront incrustйes de verre pilй. On a tous un jour ou l'autre sa chance а saisir. Je ne l'ai jamais eue avant cette nuit. Aujourd'hui est le dernier jour du reste de ma vie. On m'a licenciй de partout mais ce soir je prends les choses en main. Pour la premiиre fois de ma vie, j'ai une ambition : quand on a ratй sa vie, il faut au moins essayer de rйussir sa mort.

« Mister Paul, you're driving too fast ! »

Ah, зa y est. Elle flippe, la Princesse. Je n'allais tout de mкme pas laisser passer une occasion pareille. L'Aima approche, on s'engouffre dans le tunnel а deux cents а l'heure. Allez hop, un coup de volant, rien а perdre : je fonce dans le mur. Allez tous vous faire foutre ! Le monde entier va me connaоtre.

Une mort grosse comme le Ritz.

Va savoir, peut-кtre que je serai cйlиbre jusqu'en l'an 2000.

Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant

Paris est une petite ville : je savais donc que je finirais un jour par Le rencontrer. Pourtant, comme tout йvйnement trop longtemps attendu, ma rencontre avec Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant ne s'est absolument pas passйe comme je l'imaginais. Il faut dire que je ne m'attendais pas а faire sa connaissance dans un caniveau de la rue Princesse. J'ai appris plus tard que cela n'avait en rйalitй rien d'йtonnant mais а l'йpoque j'йtais encore bien naпf et boutonneux.

Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant gisait dans le ruisseau et, selon toute vraisemblance, ce n'йtait pas la faute а Rousseau. S'il fallait dйsigner un coupable, Johnny Walker semblerait plus appropriй. Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant n'avait pas l'ivresse patriote.

Il marmonnait quelque chose dans sa barbe. J'ai approchй mon oreille de son haleine : apparemment, [63] il avait soif. Je l'ai aidй а se relever. Dieu merci, la rue Princesse comptait de multiples dйbits de boisson restйs ouverts а cette heure tardive.

Contrairement а son phrasй unique dans notre littйrature, Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant pesait des tonnes. Nous sommes entrйs chez Tony et il s'est йcroulй sur la premiиre banquette.

Malheureusement, celle-ci йtait occupйe et Tony a dы intervenir pour йviter une rixe justifiйe. J'en ai profitй pour lui commander un verre d'eau et une aspirine.

En ce femps-lа, je connaissais assez mal les йcrivains. Mais aprиs tout, on n'apprend que par ses erreurs. J'ai donc essuyй mon visage trempй par le verre d'eau. J'aurais dы me douter qu'on ne s'improvise pas toubib dans les rues de Saint-Germain-des-Prйs au milieu de la nuit. J'avais sans nul doute outrepassй les limites de la courtoisie. J'ai compris que le mot « soif » avait un sens prйcis dans la bouche du Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant. Pour me rattraper, j'ai dйcidй de l'accompagner dans son йpopйe.

Ce fut une tournйe comme je n'en ai plus jamais vйcues.

Revigorй par un pastis sans eau chez Tony, Le Plus Grand Ecrivain Franзais Vivant m'a entraоnй dans sa course effrйnйe. Chaque bistrot de [64] la rue Guisarde et de la rue des Canettes a йtй systйmatiquement pillй. « Taпaut ! », « а l'abordage ! » hurlait-il, me remйmorant irrйsistiblement le hйros d'un de ses fameux romans. Bientфt la nuit n'a plus йtй qu'une impression de lumiиres confuses et de rires lointains qui tournaient de plus en plus vite comme les lustres des palais viennois quand on y danse des valses de Strauss et que les bulles de Champagne vous explosent au visage, larmes d'une йpoque perdue, et tu chantes et tu danses encore pour oublier ton amour et la vie qui te rattrape.

Bref, je commenзais а ne plus y voir trиs clair.

C'est alors qu'il s'est produit un incident йtrange. Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant s'est jetй sur un groupe dйjeunes rugbymen accoudйs au comptoir du Rubens, rue Mazarine. Il les a attrapйs par le col et s'est mis а les couvrir d'injures. Trиs vite, les sportifs costauds ont cessй de rigoler et ont commencй а pousser notre homme. Comme il rйsistait et continuait а les traiter de pйdйs, d'enculйs, de connards et de trouillards, les bourrades se sont rapidement transformйes en coups de poing dans la gueule, coups de pied dans le ventre et les couilles, coups de tкte sur le nez.

Je m'йtais rйfugiй dans l'angle du bar et j'ai pu ainsi observer que les rugbymen s'y mettaient [65] а quatre pour dйfoncer le parebrise d'une voiture en utilisant le crвne du Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant.

Dиs que la bagarre s'est terminйe, j'ai volй а son secours. Ils ne l'avaient pas mйnagй. Il pissait le sang des deux arcades sourciliиres et du nez. Son cuir chevelu saignait abondamment et il avait deux dents cassйes. Je lui ai demandй ce qu'il lui avait pris de provoquer de la sorte cette bande d'abrutis violents. Pour toute rйponse, il s'est mis а vomir sur mon pantalon. J'ai йtй las. Pendant ce temps. Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant s'йtait endormi sur mes genoux.

Je l'ai pris par les deux mains, ainsi que mon courage, et l'ai hissй sur mon dos. Grвce au Ciel, la pharmacie du drugstore Saint-Germain йtait encore ouverte. La demoiselle qui assurait la permanence a fait une drфle de tкte en nous voyant entrer, moi, grand, maigre et ivre mort, mon pantalon couvert de vomi et de sang et Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant sur mes frкles йpaules. Malgrй mon йpuisement, je suis parvenu а lui expliquer que cet homme illustre venait d'кtre durement malmenй et qu'il fallait d'urgence lui apporter les premiers soins. Elle l'a allongй sur le sol et a commencй а nettoyer sa face tumйfiйe а l'alcool а 90°.

Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant a [66] poussй un hurlement de douleur tout а fait excusable. Ce qui l'йtait moins, c'йtait d'avoir йcartй les pans de la blouse de la jeune infirmiиre et de lui mordre les seins jusqu'au sang comme il йtait en train de faire. Tout de mкme, c'йtait lа une bien curieuse faзon de montrer sa reconnaissance а quelqu'un qui ne demandait qu'а le dйsinfecter.

Je m'apprкtais а intervenir pour sauver la jeune fille quand j'ai remarquй sur ses lиvres un sourire qui ne trompait pas : elle aimait зa ! A califourchon sur Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant, la diablesse frottait а prйsent son sexe sur son nez ensanglantй (au lieu de le nettoyer avec un coton hydrophile). Je n'y comprenais plus rien. Je suis sorti prendre l'air au moment oщ la blouse a volй par-dessus la caisse pour atterrir sur le rayon « brosses а dents ».

Lorsque je suis revenu, ils fumaient une cigarette et elle l'aidait а refaire son nњud de cravate. Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant avait l'air en pleine forme. А mon arrivйe, il s'est levй d'un bond et s'est ruй sur moi en criant : « Au voleur ! Arrкtez-le ! Il m'a piquй mon portefeuille !» J'ai dйtalй а toute vitesse mais dйjа il йtait sur moi et riait aux йclats, prйtendant qu'il avait trouvй ce prйtexte pour fuir la pharmacienne et qu'il fallait poursuivre notre tournйe car la nuit commenзait. [67] Pour ma part, je n'avais plus tellement le cњur а cela, mais ce n'est pas tous les jours qu'on passe la nuit avec pareil personnage. J'ai donc acceptй de le suivre en me promettant de ne plus boire une goutte d'alcool.

Cette fois, la virйe a йtй majestueuse, grandiose et burlesque. Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant ne cessait d'exploser en fous rires contagieux et partout ce n'йtaient que congratulations, applaudissements et accolades. Mкme (et surtout) le prйsident de la Rйpublique n'aurait pas rкvй pareil accueil. Les bars s'enchaоnaient sous notre dйchaоnement. Йvidemment, je me suis dйpкchй de rompre mon pacte absurde et j'ai accompagnй le Grand Homme dans ses beuveries. On a beau admirer, on n'en est pas moins humain et а force de chanter а tue-tкte, j'avais la gorge dessйchйe.

Rien ne pouvait nous arrкter. Nous montions sur les tables pour haranguer la foule, offrir nos chemises а des inconnus sous les vivats ou asperger les filles de Champagne. А tour de rфle, nous nous grimpions sur les йpaules pour chercher dans le lointain le prochain port d'escale, telle la vigie d'un navire de pirates saouls scrutant l'horizon а l'affыt de ses victimes. Oui, c'est bien cela. Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant et moi-mкme formions un Bateau Ivre. [68]

Aprиs une йternitй de folie, notre Bateau Ivre a fini par йchouer chez Castel, sorte de crique privйe oщ l'aubergiste savait а l'occasion se montrer comprehensif envers les marins naufragйs. Les verres ne dйsemplissaient pas malgrй notre acharnement а lever le coude. Je crois bien que c'est а ce moment prйcis que j'ai dйcidй d'entrer en Littйrature. J'йtais jeune alors, et tenais trиs mal l'alcool.

Tout а coup, Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant s'est assombri. Sa femme venait de faire irruption au bras d'un jeune auteur а la mode. Il faisait partie de la bande des « nйo-grognards », une confrйrie festiye et littйraire qui gravitait autour de quelques йditeurs (Le Rйcif, La Table d'Hфte) et d'une nouvelle revue intitulйe Champs-Elysйes. En reconnaissant Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant, le jeune auteur s'est pвmй et lui a tendu la main. Dans le vide. Personnellement, je n'en menais pas large car je sentais un nouveau drame approcher. Pour une fois, mon intuition ne me trompait pas.

Le fourgon du SAMU a emmenй ce qui restait du jeune auteur. Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant et sa femme dansaient le slow tout en se crкpant le chignon. Je finissais les verres. J'essayais aussi de faire le vide dans mon esprit. Tout s'йtait passй si vite. Fallait-il vivre les [69] mкmes aventures tous les soirs pour devenir йcrivain ? Ne pouvait-on pas y couper ? La crйation йtait-elle indissociable de la destruction ? Et toutes ces sortes de choses.

Je me suis endormi.

Le Plus Grand Йcrivain Franзais Vivant est mort quelques mois plus tard, il y a dix ans. Aujourd'hui encore, je me demande comment il faisait pour concilier ces deux activitйs : йcrire et vivre.

La nouvelle la plus dйgueulasse de ce recueil

Avertissement : certains passages de ce texte sont susceptibles de heurter la sensibilitй de nos lecteurs les plus romantiques.

Je sens que je vais encore pleurer en repensant а cette histoire. Mais il me faut bien la raconter : il y a des gens а qui mon exemple pourra peut-кtre rendre service. Ainsi au moins aurai-je l'illusion d'avoir dйtruit la plus belle histoire d'amour de ma vie pour quelque chose.

Tout a commencй par une blague. Je m'en souviens comme si c'йtait hier. Je lui ai demandй ce qu'elle serait prкte а faire pour me prouver son amour. Elle m'a rйpondu qu'elle ferait n'importe quoi. Alors j'ai souri et elle aussi. Les inconscients.

Йvidemment, c'est lа que зa a basculй. Avant, on faisait l'amour sans arrкt, sans penser а autre chose. Comme preuve d'amour, зa nous suffisait. [71] C'йtait comme de boire un verre d'eau - sauf que зa avait plus de goыt et qu'on avait tout le temps soif. Il suffisait qu'elle me regarde et je sentais mon sexe vivre. Elle entrouvrait ses lиvres ; j'y posais les miennes ; sa langue lйchait mes gencives ; elle avait un goыt de fraise Tagada ; j'йcartais mes doigts dans ses cheveux parfumйs ; elle passait sa main sous ma chemise pour caresser ma peau ; nous respirions plus vite ; je dйgrafais son soutiengorge de dentelle noire pour dйgager ses tйtons ; ils avaient un goыt de bonbon Krema ; son corps йtait une confiserie ; un self-service ; un fast-food oщ j'aimais prendre mon temps, flвner, hйsiter entre sa culotte trempйe et des seins en nombre pair ; quand on roule une pelle, зa finit toujours par dйraper ; il y a des allйes et venues ; en йjaculant, je criais son prйnom ; et elle, le mien.

Le point-virgule est une chose trиs йrotique.

On йtait juste un couple amoureux. Lа oщ зa a dйrapй, c'est quand on a dйcidй que l'amour avait besoin de preuves. Comme si le faire ne suffisait plus.

Au dйbut, ce n'йtait pas grand-chose. Elle me demandait de me retenir de respirer pendant une minute. Si j'y parvenais, зa voulait dire que je l'aimais. C'йtait facile. Aprиs, elle me laissait [72] tranquille pendant quelques jours. Mais c'йtait moi qui revenais а la charge.

« Si tu m'aimes, laisse ton doigt sur la flamme de la bougie jusqu'а ce que je te dise de l'enlever. »

Elle m'aimait, c'йtait sыr. On a bien rigolй en soignant la cloque sur son index. Ce qu'on ne savait pas, c'est qu'on avait aussi mis le doigt dans un engrenage infernal.

C'est devenu chacun son tour. L'escalade n'a pas tardй. Pour lui prouver mon amour, j'ai dы successivement :

- lйcher la cuvette des chiottes ;

- boire son pipi ;

- lire en entier le roman de Claire Chazai ;

- montrer mes couilles dans un dйjeuner d'affaires ;

- lui donner cent mille francs sans avoir le droit de la baiser ;

- recevoir deux gifles d'elle devant tout le cafй Marly sans protester ;

- rester enfermй debout dans le placard а balais pendant dix heures ;

- porter des pinces-crocodile sur les seins ;

- m'habiller en fille le soir oщ elle recevait ses amies а dоner, et servir а table.

De mon cфtй, pour vйrifier qu'elle m'aimait, je l'ai forcйe а : [73]

- manger une crotte de chien dans la rue ;

- porter un godemichй dans le cul pendant trois jours sans pouvoir faire caca ;

- voir jusqu'au bout le dernier film de Leiouch ;

- se faire percer le clitoris sans anesthйsie ;

- aller а une soirйe avec moi et me regarder draguer toutes ses copines sans reagir ;

- se faire prendre par le chien dont elle avait mangй la crotte ;

- rester attachйe а un feu rouge pendant une journйe entiиre, uniquement vкtue de lingerie ;

- se dйguiser en chienne le soir de son anniversaire et accueillir les invitйs en aboyant ;

- sortir tenue en laisse chez Rйgine.

C'est sыr : la guerre йtait un peu dйclarйe. Mais ce n'йtaient que les hors-d'њuvre. Car ensuite, il fut dйcidй d'un commun accord que nous devions faire participer d'autres personnes а nos preuves d'amour.

Un soir, je l'ai emmenйe chez des amis sadiques. Elle avait les yeux bandйs et les mains attachйes par des menottes. Avant de sonner а la porte, je lui ai rappelй les rиgles du jeu :

« Si tu demandes qu'on arrкte, cela voudra dire que tu ne m'aimes plus. »

Mais elle savait зa par cњur.

Mes trois copains commencиrent par dйcouper [74] ses vкtements avec des ciseaux. L'un lui tenait les bras dans le dos, et les deux autres dйchiraient sa robe, son soutien-gorge et ses bas. Elle frйmissait d'inquiйtude en sentant le contact du mйtal froid sur son йpidйmie. Quand elle fut nue, ils la caressиrent partout : seins, ventre, fesses, sexe, cuisses, puis la pйnйtrиrent tous les trois, avec les doigts puis le sexe, sйparйment d'abord, puis ensemble (un dans la bouche, un dans le vagin et un dans l'anus : tout ceci йtait trиs bien organisй). Lorsqu'ils eurent joui avec un bel ensemble, on passa aux choses sйrieuses.

Ses bras furent attachйs au-dessus de sa tкte а un anneau fichй dans le mur. On lui retira le bandeau pour qu'elle puisse voir le fouet, la cravache et les martinets, puis ses pieds furent fixйs au mur par des cordes et ses yeux bandйs а nouveau. Nous la flagellвmes tous les quatre pendant vingt, minutes. А la fin de l'exercice, il йtait difficile de dйpartager qui йtait le plus fatiguй, de la victime йpoumonйe en supplications et cris de douleur, ou des bourreaux йpuisйs а force de la battre а tour de bras. Mais elle avait tenu, donc elle m'aimait.

Pour fкter зa, nous la marquвmes au fer rouge sur la fesse droite.

Et puis mon tour est arrivй. Puisque je l'aimais, il fallait que j'accepte de tout subir [75] sans broncher. Donnant, donnant. Elle m'emmena dоner chez un « ex » а elle - c'est-а-dire un type que je dйtestais. А la fin du repas, elle lui adressa la parole :

« Mon amour, je ne t'ai pas oubliй. »

En me dйsignant de la tкte, elle poursuivit :

« Ce ringard ne pourra jamais remplacer ce que nous avons vйcu. D'ailleurs, il est tellement nul qu'il va nous regarder faire l'amour sans bouger. »

Je restai assis а ma place pendant qu'elle s'installait а califourchon sur mon prйdйcesseur et pire ennemi. Elle l'embrassa а pleine bouche en caressant son sexe. Il me regardait, interloquй. Mais comme je ne rйagissais pas, il finit par se laisser faire, et bientфt elle s'empala sur sa bite. Jamais je n'avais autant souffert de toute mon existence. J'avais envie de mourir sur place. Mais je ne cessais de me dire que cette souffrance йtait ma preuve d'amour. Quand ils eurent un orgasme simultanй, elle se tourna vers moi, crevйe, transpirante, et me demanda de m'en aller car ils avaient envie de recommencer seuls. Lа, j'йclatai en sanglots de rage et de dйsespoir. Je la suppliai :

« Pitiй, demande-moi plutфt de me couper un doigt, mais pas зa ! »

Elle me prit au mot. Ce fut mon rival qui amputa [76] la premiиre phalange de mon auriculaire gauche. C'йtait atroce, mais moins terrible que de les laisser seuls. Et puis : ne plus pouvoir se gratter l'oreille avec la main gauche est un moindre sacrifice que d'кtre cocufiй par un connard.

A partir de lа, notre amour exigea de plus en plus de preuves.

Je l'ai obligйe а faire l'amour avec un ami sйropositif sans prйservatif (lors d'une nuit fauve).

Elle m'a priй de sucer son pиre.

Je l'ai prostituйe avenue Poch : embarquйe par les flics, elle s'est fait violer collectivement par la marйchaussйe et quelques SDF sans que je lиve le petit doigt, puisqu'elle me l'avait coupй. Elle m'a enfoncй un crucifix dans l'anus pendant la messe d'enterrement de ma sњur, dont j'avais dы sauter le cadavre auparavant.

J'ai baisй toutes ses meilleures amies devant elle.

Elle m'a forcй а кtre tйmoin а son mariage avec le fils d'un riche agent de change.

Je l'ai enfermйe nue dans une cave infestйe de rats et de mygales.

Sans oublier le pire de tout : elle poussa mкme le vice jusqu'а me contraindre а dоner en tкte а tкte avec Romane Bohringer. [77]

Pendant un an, nous avons tout fait, TOUT. Au point que nous йtions presque а court d'idйes.

Et puis, un jour, quand est venu mon tour de la tester, j'ai enfin fini par trouver LA preuve d'amour ultime. Celle qui voudrait dire qu'elle m'aimerait а jamais.

Non, je ne l'ai pas tuйe. C'eыt йtй trop facile. Je voulais qu'elle souffre toute son existence, pour me certifier son amour absolu а chaque seconde et jusqu'а ce que mort s'ensuive.

C'est pourquoi je l'ai quittйe.

Et c'est pourquoi elle ne m'a jamais revu.

Chaque jour qui passe, nous souffrons davantage l'un pour l'autre. Cela fait de longues annйes que nous pleurons. Mais elle sait comme moi qu'il ne peut pas en кtre autrement.

Notre plus belle preuve d'amour, c'est de ne plus jamais nous revoir.

L'homme qui regardait les femmes, 2

Le sexe est devenu un show permanent dont nous sommes tous les spectateurs assidus : le dimanche soir, j'allume M6 aux alentours de 22 h 30 : une superbe mulвtresse baudelairienne initie une jeune Suйdoise aux joies de la Johnson's Baby Oil : attentivement, je les regarde se frotter, trиs nues, l'une contre l'autre : leurs feulements sont doublйs en franзais : mon monde est plein de ces images : dans mon monde, il y a des doubles pкnes, des gang-bangs et des йjacs faciales sur le cвble : il y a des publicitйs pour des gels de douche oщ quelques mannequins йtalent de la mousse sur leurs seins : comme dans le clip de Madonna aux yeux bandйs et celui de Zazie oщ tout le monde transpire beaucoup en caressant des corps : j'ai rencontre Zazie : en lui parlant, je ne pensais qu'а cette partouze d'hфpital psychiatrique, а son corps maigre couvert de peinture fraоche : je lui [79] ai dit que mon film prйfйrй, c'йtait : Fenкtre sur cour d'Alfred Hitchcock : infiniment supйrieur а Body Double et Sliver, pourtant sur le mкme registre : le voyeurisme : souvent je rкve que j'ai la jambe cassйe et que Grвce Kelly, en robe de haute couture, m'aide а surveiller les voisins d'en face avec une longue vue : nous passons de longues aprиs-midi а mater par la fenкtre : malheureusement mon appartement donne sur une cour oщ la seule chose а voir est la concierge qui range les poubelles : aucune voisine sexy ne se promиne en slip devant sa fenкtre : je le dйplore, croyez-moi : parfois je suis un peu moins voyeur : je deviens йcouteur : j'apprйcie а leur juste valeur les gйmissements de Jane Birkin dans Je t'aime moi non plus : le couple qui vit au-dessus de chez moi ne gйmit pas mal non plus : j'йcoute les grincements de leur lit qui accйlиrent : je ferme les yeux pour redevenir voyeur : comme dans les fкtes : lа mon voyeurisme peut s'exercer а satiйtй : seul dans mon coin je peux contempler mes copines bourgeoises dйguisйes en putes, et mes copines putes dйguisйes en bourgeoises : je ne tarde pas а me prendre pour Gatsby le Grйвt ou Andy Warhol, sirotant mon verre pendant que mes amis se font corriger а coups de cravache Hermиs : en rentrant chez moi au petit jour, je croise des [80] kiosques а journaux remplis de magazines aux titres tentateurs : Dйmonia, Pussy Mag, Pandora's Box, Thй Financial Times : avant de monter dans un taxi, je lis la devanture d'un sex-shop : « 100 films pour 10 francs, peep-show permanent, cuir, gadgets, lingerie » : je me retiens d'y entrer car je suis trop connu : c'est ma vie : notre vie devrais-je dire : je n'ai pas le sida mental : nous avons une capote mentale : notre faзon de nous protйger c'est de tout VOIR sans jamais rien FAIRE : ma bite ce sont mes yeux : si vous saviez le nombre de top-models que j'ai baisйs avec mes yeux : je suis un obsйdй visuel : j'observe les кtres humains qui vivent, souffrent, meurent : а la tйlй ou en vrai : parler а des inconnues m'effraie : par timiditй bien sыr mais aussi par ennui : le cirque de la drague est tellement prйvisible : offrir un verre, boire le verre, dire . des compliments, danser le jerk, poser la main sur la cuisse, embrasser avec la langue, raccompagner en scooter, prendre un dernier verre dans l'appartement, bander de la bite, pйnйtrer le vagin, aller et venir, jouir du sperme dans un prйservatif, se retenir de partir en courant juste aprиs : se contenter de regarder est moins fastidieux : la scoptophilie est une paresse constructive (scoptophilie : synonyme de « voyeurisme », bande d'ignares) : je suis voyeur de [81] tout : Rimbaud avait tout faux : le poиte ne doit pas se faire voyant : il faut se faire voyeur des nuages, voyeur de la lune et des йtoiles, voyeur du soleil quand il se lиve et se couche et se relиve, voyeur des aйroports, voyeur des voyageurs : je suis voyeur des passantes, des serveuses, des standardistes, des vendeuses de hot dogs : voyeur de Christy Turlington et de la Seine sous le pont des Arts, voyeur du ciel sur l'оle de la Citй : voyeur des nonvoyants, voyeur des voyeurs : enfin je rentre а la maison : il n'y a qu'avec ma femme que je ne suis plus voyeur : avec elle, je me venge : avec elle, je suis aveugle.

Extasy A Go-Go

II fait nuit noire dans tout l'univers. L'univers est une immensitй vide et obscure ne rimant а rien. Quelque part dans cet espace infini se trouve une petite sphиre inutile nommйe la Terre. Sur cette planиte ridicule, plusieurs continents sont posйs sur l'eau, qui se battent en duel pour rien. L'un d'entre eux s'appelle l'Asie. Au sud-est de l'Asie se situe un bordel gйant qui porte le nom de Thaпlande. En bas de ce pays, l'оle de Phuket accueille les humains dйsњuvrйs. Sur cette оle il y a un village particuliиrement agitй la nuit : Patong. Dans Patong les bars а putes sont innombrables mais l'un d'entre eux est renommй pour la qualitй de son animation : l'Extasy А Go-Go. (Sur prйsentation de la carte ci-dessous, il vous y sera rйservй un accueil des plus chaleureux ainsi que 20 de rйduction sur la premiиre consommation.) [83]

Extasy

Ago-go

BRING THIS CARD IN FOR

20% OFF YOUR FIRST DRINK

Happy Hour 20:00 - 22:00

50/51Rat-U-Thit Road, Patong Beach, 83150 Phuket, Thailand

Tel. (01 ) 956 4756 . Web Site: www.trv.net/extasy/

Or qui trouve-t-on accoudй au comptoir de ce lieu de dйbauche, en train de siroter une biиre Singha а 60 bahts (10 francs) l'unitй ?

Frйdйric Beigbeder autour de minuit.

Frйdйric est venu ici passer les vacances de Noлl avec Delphine, son amoureuse. Mais ce soir ils se sont accordйs une nuit en cйlibataire. Chacun de son cфtй a le droit de faire ce qu'il dйsire, jusqu'au petit matin. Frйdйric et Delphine forment en effet un couple moderne : divorcйs, ils refusent de se remarier et font parfois semblant d'кtre seuls pour pouvoir rester ensemble plus de trois ans. Ce qui explique pourquoi Frйdйric n'est pas accompagnй ce soir. Il contemple.les crйatures en string et soutien-gorge qui ondulent sur le bar circulaire en lйchant des barres verticales en acier comme on en trouve dans le mйtro parisien. [84]

Elles regardent du coin de l'њil un йcran gйant sur lequel est diffusй un match de boxe thaп sponsorisй par Samsung. Frйdйric se saoule de ce spectacle de sexe et de violence entrechoquйs. En Thaпlande les filles se prostituent et les garзons se battent, c'est comme зa.

« Ce qui tue les couples, c'est la fidйlitй », murmure-t-il en observant fixement une petite brune en guкpiиre et escarpins vernis а talons aiguilles. Son nombril est percй d'un faux diamant et un dragon est tatouй sur son йpaule frкle. Elle se penche vers lui et lui sourit en se lйchant les lиvres. Il demande au barman : combien pour la numйro 25 ? Mais le barman ne comprend pas l'anglais et lui sert une nouvelle Singha glacйe. Un D.J. dйcolore diffuse de l'eurodance.

« Je prйfиre la culpabilitй а la frustration », marmonne Frйdйric car il a eu une йducation catholique. Il se demande oщ peut bien кtre Delphine а cette heure. Peut-кtre se fait-elle masser par une Thaпlandaise. Ou bien est-elle au lit devant un film de cul. Ou elle s'est endormie aprиs avoir fumй une pipe de beu.

La go-go giri continue de s'arcbouter sur lui. Frйdйric respire entre ses seins. Il ne peut pas s'empкcher de chercher un кtre humain dans ces endroits faux. La fille porte Kenzo Jungle. Frйdйric [85] se marre : c'est lui qui a conзu la pub de lancement de ce parfum. Un film de trente secondes montrant une Japonaise blonde qui croise un troupeau d'йlйphants mйtalliques dans une savane virtuelle (rйalisation : Jean-Baptiste Mondino ; direction artistique : Thierry Gounaud). Si la fille savait qu'elle essaie de se vendre а l'homme qui lui a vendu son parfum ! Le monde est minuscule et il fait nuit noire dans tout l'univers. « Essayez un peu de l'apprivoiser », disait sa signature. Il ne croyait pas si bien йcrire. Le mйlange des races lui plaоt autant que celui des alcools. Mais la show giri numйro 25 suce ses doigts en s'йloignant au rythme de la techno vers deux Allemands ventripotents en tee-shirt Adidas qui l'applaudissent а tout rompre.

« L'amour et le dйsir sont deux choses distinctes », songe Frйdйric.

Soudain on tape sur son йpaule. Un gros Asiatique lui sourit. Sous sa fine moustache lui manquent deux dents de devant.

« You want giri ? »

Frйdйric tape dans la main du joueur de sumo йdentй.

« Beautiful. Why not ? But l'm looking for something spйcial. »

Le bonhomme hoche la tкte et lui fait signe de le suivre. Ils sortent de l'Extasy А Go-Go. Dans [86] la rue moite а trente-cinq degrйs centigrades, ils slaloment jusqu'а une porte sombre surmontйe d'une enseigne clignotante : « Massage Parlour ». Le gros entre le premier, Frйdйric lui emboоte le pas. Aprиs un dйdale de couloirs йclairйs au nйon rosй, ils parviennent dans un salon а la lumiиre plus tamisйe. Frйdйric explique alors au sumo-maquereau qu'il ne veut pas d'un body-body traditionnel. Il lui en faut davantage pour l'exciter.

« I want something spйcial, you understand ? »

Le type joint les mains en geste de priиre et hoche la tкte, puis disparaоt aprиs avoir priй Frйdйric de patienter.

« Five minutes, I corne back. »

Frйdйric ne peut s'empкcher de penser а la devise du peintre Francis Bacon : « On naоt, on meurt, et s'il se passe quelque chose entre les deux, c'est mieux. »

En traversant Bangla Road il a croisй environ deux mille prostituйes ; il n'a pas rйussi а rester froid. Les enceintes de marque Bose crachent la derniиre chanson de George Michael : « I think l'm done with thй sofa / Let's go outside. » Au bout des trois cents secondes promises, le gros chambellan revient accompagnй d'un superbe « katoey » (travesti thaп). Le transsexuel a deux [87] seins magnifiques contredits par un beau sexe en йrection. Frйdйric fait non de la tкte.

« l'm sorry. »

II comprend ce que ce hiatus peut avoir de troublant mais ce n'est pas ce qu'il avait en tкte ce soir.

« You wait five minutes. »

Le maоtre de cйrйmonie doit prendre ce refus comme un dйfi car il s'йclipse avec un sourire satisfait, en emmenant sa drag-queen dйзue par la main. Enfin un client coriace ! Frйdйric attend la prochaine surprise avec impatience. Il ne se rend pas compte qu'on ne peut pas attendre une surprise : c'est une contradiction dans les termes.

« Si Delphine me voyait ! »

Frйdйric se dit qu'elle rigolera de bon cњur quand il lui racontera l'йpisode du transsexuel. Trois cents secondes plus tard, la porte du boudoir s'ouvre de nouveau. Le maоtre d'hфtel obиse tient cette fois une petite fille par l'йpaule. Celle-ci baisse les yeux. Elle est dйguisйe en йcoliиre, avec une jupe plissйe et un cartable, ses cheveux de jais ramenйs en deux jolies couettes qui encadrent son visage adorable.

« My name is Sum. »

Le gros lard triomphe : [88]

« Half virgin ! Half virgin ! Twelve years old ! »

II lui explique qu'une « moitiй-vierge » dйsigne une fille qui n'a fait l'amour qu'une seule fois. Mais de nouveau, Frйdйric dйcline l'offre : il prйfиre les filles avec des seins et des poils pubiens (c'est-а-dire : les femmes).

« Sorry. Forget it. Bye Bye. »

II fait mine de s'en aller mais le sumo lui barre la route. Cette fois il ne sourit plus, il n'y comprend rien. Que cherche ce Franзais qui refuse tous ses trйsors ? Frйdйric ne le sait pas lui-mкme. Mais il sait que ce qu'il trouve ne lui plaоt pas.

« You want grass ? opium ? heroin ?

-Non merci, dit Frйdйric. L'ecstasy est ma drogue prйfйrйe mais je n'en prends plus : c'est trop pйnible quand зa s'arrкte. »

Le bonhomme fait signe а la fillette de sortir. Celle-ci disparaоt а reculons en susurrant « kop khun kha» (merci). Elle semble contente de sauvegarder son semi-pucelage pour encore quelques heures. Puis le gros pique sa crise :

« You say what you want. What you want, I got. »

II appuie alors sur un interrupteur et un volet coulissant laisse apparaоtre une rangйe de filles presque nues, avachies dans une salle blafarde [89] derriиre un miroir sans tain. Frйdйric a l'impression dйsagrйable d'кtre un tйmoin chargй d'identifier un suspect dans la sйrie New York Police Blues. On lui sert un Rhum-Grand Marnier-Amaretto-Jus d'ananas-Grenadine-Jus d'orange devant ces filles alignйes qui ne le voient pas et se remaquillent dans la vitre. Entre elles et lui se dresse un mur encore pire que celui de Berlin : le mur de l'argent.

L'une des filles s'est enfoncй un stylo feutre dans le vagin. Accroupie, elle йcrit avec son sexe sur une feuille de papier. Au bout de quelques minutes de cette gymnastique complexe, elle se relиve et brandit la feuille oщ est йcrit : « Welcome. » Frйdйric est heureux de constater que la chose йcrite a encore un avenir. Une telle performance ferait un tabac au Salon du Livre !

Il continue de passer les crйatures en revue. Vautrйes sur des coussins, elles s'ennuient ferme. Une fausse blonde fait boire de la biиre а un bйbй gibbon perchй sur son йpaule. Ne risquent-elles pas d'attraper froid avec cet air conditionnй ? Il n'ose pas poser la question au gros : il risquerait de le foutre а la porte.

Soudain son attention est attirйe par une des filles au corps particuliиrement souple, йlancй et voluptueux. Son visage est cagoule de latex. Il la pointe du doigt. Le sumotori exulte : [90]

« The Slave ! Ha ha ! Good ! You stay here !

- Five minutes, yes, I know », dit Frйdйric.

Frйdйric va enfin savoir ce que ressentaient nos ancкtres esclavagistes. Cette superbe plante au visage masquй devra se plier а ses moindres caprices. Lorsque le gros йdentй revient (aprиs les habituelles trois cents secondes), il est seul. Il prie Frйdйric de le suivre, et l'entraоne dans une salle de tortures trиs bien йquipйe : cheval d'arзon, croix de Saint-Andrй, poulies, menottes et chaоnes, cravaches, martinets, pinces et godes de toutes tailles suspendus au mur. Un vйritable donjon de professionnel. L'esclave est enchaоnйe au mur, par les poignets, les chevilles et la taille. Elle porte toujours sa cagoule. Aprиs avoir empochй son argent, le gros joint les paumes et sort avec moult courbettes.

« Par ma faute, se dit Frйdйric, l'homme occidental va encore garder longtemps ici sa rйputation d'infвme dominateur. »

Puis il dйcide de faire subir а cette jolie femme tout ce qui lui passera par la tкte, afin d'en tirer le maximum de plaisir. (L'expression « tirer un coup » doit venir de lа : on se sert d'un corps pour en « tirer » le plus de jouissance possible, de mкme qu'on cherche а « tirer » le plus d'argent possible sur une carte de crйdit volйe.) [91]

Ici, il y a une ellipse. L'ellipse est une figure de style qui permet aux auteurs paresseux de ne pas tout raconter en dйtail. Cet йlйgant voyage dans le temps risque parfois de laisser le lecteur sur sa faim. D'avance, nous le prions de nous en excuser.

Aprиs avoir donnй а l'esclave une « alternance de joie et de peine » (comme disait Honorй Bostel), Frйdйric est pris de curiositй. Il veut voir le visage de la beautй qu'il vient de caresser, de pйnйtrer, de malmener et de mordre quasiment partout. Il dйzippe alors quelques fermetures йclair et, lorsqu'il parvient а retirer la cagoule, reconnaоt le visage radieux de Delphine qui lui demande :

« Dis donc Fred, tu sais que tu viens de me mettre enceinte ? »

Car, comme toutes les fables, celle-ci a une morale а la fin.

La premiиre nouvelle d'« Easy Reading »

Jonathan descendait au ralenti les nombreuses marches du perron qui reliait la villa rococo а la plage, en faisant des efforts surhumains pour ne pas renverser l'olive de son Martini Rosso sur son costume quatre boutons en lin blanc cassй. La lune se reflйtait dans ses mocassins patines verts а bouts carrйs spйcialement dessinйs par Berluti pour Andy Warhol. Derriиre lui, dans le patio, Jessica fredonnait (faux) The Look of Love, Sonia cuvait son magnum de Taittinger rosй 1975 sous la vйranda, et la jeune Ulrika tranchait une nouvelle fois les petites veines de son poignet gracile. Jonathan dйambulait vers la mer en songeant avec tendresse а la party qui s'achevait : juste aprиs les sirtakis, la bataille de parasols avait dйgйnйrй, et la BMWZ3 de Mario avait fini sa course dans la piscine. А trente ans, ils savaient encore s'amuser. Le temps n'avait guиre de [93] prise sur eux, l'argent de leurs parents servait а кtre dйpensй, et « le regard de l'amour йtait dans tes yeux ». Le jour allait bientфt se lever, mais Jonathan serait couchй avant (en fait, dиs qu'il aurait trouvй un Tranxиne, un Aspйgic 1000 et un Oxyboldine). Au loin se dйcoupaient les reliefs fluorescents du cap d'Antibes. Dans sa tкte resonnaient les bossas-novas perdues : How Insensitive de Jobim dans la version chantйe par Sinatra, Le monde s'йcroule de Julien Baer, Nothing to loose de Mancini interprйtй par Claudine Longet... Quelque chose flottait dans l'air de la Riviera, comme un soupir venu de nulle part. Jonathan avait rencontrй quelqu'un ce soir, et les autres filles avaient compris dans ses yeux que cette rencontre n'йtait pas comme les autres. Soudain, il jeta son verre dans les flots et rebroussa chemin. Cette adorable personne qu'il venait d'embrasser, il fallait qu'il lui pose la Question. Le moment йtait venu.

On s'amuse, on s'amuse, mais vient un jour oщ la rigolade doit cesser parce qu'on a dйcouvert un sentiment plus profond. Et quand vient ce jour, on ne peut que remercier le Ciel et saisir sa chance : а prйsent, Jonathan gravissait quatre а quatre les marches de l'escalier sans accorder un regard aux statues du jardin. Il n'entendit mкme pas les larmes de ses « ex » (Jessica, [94] Sonia et Ulrika, ordre purement alphabйtique) quand il traversa le hall vers sa Lotus Seven. Les pneus crissиrent sur le gravier du parc. L'auto-radio murmura « This Guy's in love with you » fort а propos. Il n'avait plus que ce but en tкte : retrouver sa rencontre, la rejoindre а son hфtel, et lui poser cette satanйe question qui allait changer leur vie. Il n'aurait jamais dы la laisser partir.

Certaines personnes n'ont pas le droit de sortir de votre vie, pas quand on vient de les sйduire le cњur battant, pas quand on a dansй le slow sur Moon River d'Audrey Hepburn, pas quand on a pris un coup de lune dans une piscine йclairйe aux chandelles. Une jeune crйature qui vous roule une pelle ne peut pas quitter une soirйe sans au moins dire adieu. Quel coup de chance que Jonathan connaisse l'adresse de sa villйgiature. (Cela dit, qui ne connaоt pas l'adresse de l'hфtel du Cap ? Hein ? Qui ?) En accйlйrant dans les virages, Jonathan rкvait d'un bel accident mortel, puis se ravisait car il ne voulait pas mourir sans connaоtre sa Rйponse. C'йtait dйsormais Dionne Warwick qui l'accompagnait : « Walk on Byyyy », susurrait-elle comme pour adoucir son excitation. L'odeur des pins, le vent tiиde, l'йmotion pure dissipaient son ivresse. Dans un instant, il saurait. Il serait [95] fixй. Il entrouvrirait la porte de sa chambre, le rouge aux joues, et il lui demanderait, et l'apparition le contemplerait, les yeux miclos, tout sourire, ce sourire qu'il avait tenu sur ses lиvres, sourire rouge cerise sur des lиvres pourtant dйmaquillйes. Et elle lui dirait et il saurait et ils seraient heureux. Peu importe aprиs qu'ils fassent l'amour, ils avaient toute la vie devant eux !

Il se gara dans le parking de l'hфtel du Cap, entre une vieille Bentley et une Mercedes SLK noire flambant neuve. Il descendit en dйnouant sa cravate. Le matin йtait mauve. En chemin il rйveilla deux cigales planquйes dans un palmier. Il se prйcipita а la rйception, rйveilla (aussi) le concierge, insista pour connaоtre le numйro de chambre, mourut d'impatience, ressuscita, avala les escaliers, frappa а la porte de la Rencontre.

Une voix йtouffйe rйpondit.

« Qui est-ce ?

- Mon amour, c'est Jonathan, pardon de te reveiller, tu ne m'as pas dit au revoir en partant, il faut que je te pose une question, c'est tout, juste une question, c'est trиs important pour moi, et aprиs je repartirai, je te laisserai dormir, mon cњur, je n'ai jamais йtй dans cet йtat, laisse-moi entrer juste un instant, je t'en supplie. »

Temps mort. Battements de cњur amortis par la moquette йpaisse. Bruits de pas feutrйs. La [96] porte du bonheur s'entrouve. Le doux visage dй-coiffй de l'autre. La timiditй, la crainte qui, paraоt-il, va souvent de pair avec les tremblements. Et Jonathan finit par poser la question qui le taraudait depuis sa promenade sur la plage :

« Dis-moi, euh... Es-tu une fille ou un garзon ? »

La solitude а plusieurs

L'homme n'est peut-кtre pas fait pour rester seul, mais il l'est pourtant - mкme mariй, l'homme demeure seul et abandonnй sur une planиte qui fonce dans le vide intersidйral а la vitesse de 29,79 kilomиtres par seconde. L'homme naоt, court, se dйpкche de vivre, lit des livres, va au cinйma, souffre, prend son petit dй-jeuner, meurt. Parfois, dans l'intervalle, il peut lui sembler qu'il n'est pas fait pour le cйlibat йternel. Il risque alors de tomber amoureux, c'est-а-dire de mentir а une jolie femme autant qu'а lui-mкme. Observons-le avec un њil attendri : il cherche а sйduire comme un dйputй en pleine campagne йlectorale ; se doute-t-il que ses promesses ne seront pas tenues ? Il peut tenter de se persuader qu'il est heureux. Il se mariera, se reproduira, prendra des photographies en couleurs pour tenter d'immortaliser l'йphйmиre. Comme il est йmouvant de le voir [99] sourire sur les clichйs. Dans ses bras, il tient un bйbй tout rosй, lequel ne sait pas encore qu'il finira seul, lui aussi. Dans sa main, il serre celle de son йpouse (est-ce pour l'empкcher de partir ou seulement pour se rassurer ?).

Le jour oщ l'homme dйcouvre qu'il a йtй dupй, il lиve les yeux au ciel et ses larmes dйgoulinent face au soleil qui se situe а une distance de 152 millions de kilomиtres de la Terre. Il rampe sur le sol, vomit son repas - il est assez pitoyable, nous vous prions de l'excuser pour cet йpisode peu gratifiant. Puis il sort le soir dиs lors qu'il a enfin admis que tous les hommes sont condamnйs а кtre cйlibataires. Certains mettent plus de temps que d'autres а l'accepter, mais tel est leur destin naturel : errer de bar en bar, de ville en ville, de femme en femme, regarder des cassettes vidйo, bouffer des Bolinos, danser devant la glace, tenter de se faire passer pour quelqu'un d'autre, fabriquer des trucs comme des yahourts ou des parfums ou des voitures ou des romans, tout ceci pour йpater les dames (en vain, bien sыr, puisque les seules choses qui les йpatent sont celles qui ne sont pas fabriquйes).

Les cйlibataires sentent mauvais car ils n'ont pas de femme pour leur dire de se laver. Souvent, on reconnaоt un cйlibataire а son haleine [100] avinйe. Il est mal rasй, et il manque un bouton а sa chemise qui pue. Le cйlibataire fait plus pitiй qu'envie, sauf aux hommes mariйs qui l'imaginent libre alors qu'il n'est que dйsespйrй. Dieu sait qu'il faut кtre dйsespйrй pour manger un Happy Meal le dimanche soir devant sa tйlй, surtout depuis qu'Anne Sinclair a йtй remplacйe par Michel Drucker.

L'homme mariй a sans doute tort de jalouser le cйlibataire, mais il n'y peut rien, c'est plus fort que lui, il rкve de les tomber toutes, il s'imagine que le cйlibataire est couvert de femmes, qu'il a une belle vie d'aventurier avec week-ends italiens, caresses buccales, marivaudages compliquйs, positions nouvelles, et de langoureux messages sur sa boоte vocale Itinйris. Il ignore que les cйlibataires rentrent tous les soirs bredouilles sauf quand ils sont membres d'un boys' band (et encore, il faut кtre а la mode, cela ne dure pas longtemps). La meilleure preuve que les cйlibataires sont affligeants, c'est que les femmes n'en veulent pas : elles prйfиrent draguer le mari de leur meilleure amie.

Personnellement, je vis avec quelqu'un parce que je suis faible. Je n'ai pas le courage de rester seul, ni celui de me remarier. Il existe une zone de flou artistique entre le cйlibat dйpressif et le mariage ennuyeux : baptisons-la bonheur. Le [101] couple sert а protйger les lвches contre la vйritй de ce monde, qui est la mort, comme dit Cйline dans Voyage au bout de la nuit (mкme йditeur). Mais l'amour est un mensonge qui a de bons cфtйs, me dis-je en mordillant l'oreille de Delphine sous une lune suspendue а 384 400 kilomиtres au-dessus de nos innocentes petites tкtes.



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