Beigbeder Memoirs d'un jeune hommerange


Frйdйric Beigbeder

Mйmoirs d'un jeune homme dйrangй

(1990)

« Alternance de joie et de peine

D'allégresse et de contrition

Marquez bien les temps

Rythme cardiaque normal

C'est le premier dansodrame mimé

Dansons la Bostella ! »

Honoré BOSTEL,

la Bostella (disque Barclay 72648).

Pour Diane diaphane

Près de Maussane.

Première partie

Les ricaneurs pantalonnés

« Un whisky sourd ne pourra jamais

entendre un daï qui rit. »

Alain WEILL.

En ce temps-là, tout était grand. Nous passions nos journées dans de grandes écoles et nos nuits dans de grands appartements. Nous avions de grandes mains, des grands-parents et de grandes espérances. Les adjectifs qui revenaient le plus souvent dans nos conversations étaient « grandiose », « immense », « gigantesque », « énorme ». Nous-mêmes n'avions probablement pas terminé notre croissance.

De grands hommes ordonnaient de grands travaux, d'autres opéraient de grands change- ments un peu plus à droite sur la carte de la Grande Europe. De grandes épidémies menaçaient nos grandes envolées lyriques.

Nous avions grand-peur que cela ne tourne mal.

À force, nous étions tentés d'être des gagne-petit. [13] Je me souviens que nous traînions beaucoup. Il y avait des après-midi pluvieux avec des amis qui passaient. Il y avait quelques fêtes et des filles qui respiraient. On pouvait clairement voir l'air entrer dans leurs poumons, gonfler leur poitrine et ressortir par les narines. Il y avait la mode des chemises à carreaux et celle du nihilisme post-moderne. Il y avait des tulipes dans le vase du salon et une planche de bois avec du saucisson coupé en tranches épaisses sur la table.

Bref, il n'y avait pas de quoi se plaindre.

Il y avait aussi Marc Marronnier.

Marc Marronnier mesurait 1,84 mètre. Marc Marronnier mâchait des Malabars jaunes à longueur de journée. Marc Marronnier se réveillait à midi. Marc Marronnier tombait amoureux les jours pairs et voulait mourir les jours impairs. Marc Marronnier trempait délicatement les asperges dans la sauce mousseline prévue à cet effet. Marc Marronnier portait « Jicky » de Guerlain et cirait ses chaussures quotidiennement. Marc Marronnier lisait Romain Gary et San Antonio. Marc Marronnier se promenait en Inde et en Suisse. Marc Marronnier buvait du whisky avec ses copains et du bordeaux avec les filles. Marc Marronnier dansait le charleston sur [14] son lit. Marc Marronnier se prenait pour un dandy mais ne pouvait s'empêcher de se mettre les doigts dans le nez en public.

Marc Marronnier adorait les fleuves qui traversent les grandes villes : la Tamise, la Volga, le Rhône, le Danube, la Bièvre. Marc Marronnier parlait sans arrêt de sa chatte. Marc Marronnier écoutait du rap. Marc Marronnier prétendait haïr le kitsch mais se réfugiait souvent dans le second degré. Marc Marronnier ne trouvait jamais de taxi et arrivait toujours en retard à ses rendezvous. Marc Marronnier était fatigant.

Marc Marronnier faisait la tournée des saints : Saint-Jean-de-Luz, Saint-Domingue, Saint-Wandrille. Il n'y avait rien de bien catholique là- dedans. Marc Marronnier n'était pas assez religieux. D ne savait même pas s'il était de droite ou de gauche. Il écrivait des articles de droite dans des journaux de gauche et vice versa. Peut-être que Marc Marronnier était un traître. Ses initiales désignaient une marque de bonbons qui fondaient dans la bouche, pas dans la main

Marc Marronnier aimait le monde entier.

Marc Marronnier avait une tête à claques.

J'en sais quelque chose : Marc Marronnier, c'est moi. [15]

Oui, je m'appelle Marc Marronnier, comme l'arbre. J'ai 24 ans et il est 2 h 10 du matin. Des chiffres et des lettres, la vie d'un homme se résume à ça. La vie est une suite de jeux télévisés : d'abord « Tournez manège », puis « La roue de la fortune » et si tout se passe bien « Le juste prix ».

Donc je mesure 1,84 mètre et pèse 58 kilos , c'est dire ma maigreur. À côté de moi, un poidsplume ressemble à un joueur de sumo. Nu, je suscite le chagrin et la pitié. On peut» détailler mon ossature aussi limpidement que sur un squelette de la faculté de médecine. Pourtant je mange beaucoup. Il paraît que c'est une question de métabolisme. J'aurais mauvaise grâce à m'en plaindre : la mode est aux rachitiques et j'en profite assez.

Mon visage, lui, est plus particulier. Il se trouve que j'ai deux nez : l'un, comme chez la plupart des gens, est situй au-dessus de ma bouche et au milieu de mon faciиs , hormis sa taille cyranienne, rien que de trиs banal, recon- naissons-le. C'est mon autre nez qui fait mon originalitй. Il se trouve sous ma lиvre infйrieure, а l'endroit oщ, normalement, on a un menton, qu'il soit volontaire ou fuyant. Ce deuxiиme nez, qui a failli donner son titre а cet ouvrage (Simone de Beauvoir m'inspire beaucoup), est ce qu'on [16] dйnomme en langage courant un « menton en galoche ». Ce qui signifie que c'est une espиce de nez « Canada Dry » : il a la forme d'un nez, la couleur d'un nez, mais il ne respire pas, n'a pas de narines et s'enrhume donc rarement. А vrai dire, ce menton trиs proйminent ne possиde aucune utilitй. Il n'est ni gкnant ni avantageux. Il ne me rend pas de services pratiques. Avec les petits orteils de mes deux pieds, il est la partie de mon corps la plus dispensable. Pourtant je ne m'en sйparerais pour rien au monde. Souvenez-vous, Cyrano encore : « C'est bien plus beau lorsque c'est inutile » (dernier acte). Cette phrase de Rostand m'a frйquemment servi d'argument contre les chirurgiens esthйtiques qui confondraient volontiers mon second nez avec un terrain d'expйrimentation pour leurs scalpels.

Il est possible qu'avec l'вge mes deux nez aient tendance а se rejoindre, accentuant ainsi un naturel renfrognй que je m'йvertue а chasser au galop. C'est la grande inquiйtude de ma vie : mon nez et mon menton finiront-ils par se toucher ? Il y en a qui s'angoissent а propos de la mort, de Dieu ou de l'йlimination de l'Olympique de Marseille en demi-finale de la Coupe d'Europe. Laissez-moi rire ! Mon suspens а moi est plus urgent, il est sur ma tronche, c'est une morphopsychose ! [17]

Imaginez un grand type maigrelet avec deux nez et vous aurez une vision а peu prиs nette du hйros de ce roman. Aprиs зa, on ne pourra pas m'accuser de m'кtre embelli dans mes њuvres.

Marc Marronnier aime la fкte. Ce n'est pas vraiment sa faute : autour de lui, tout le monde ne pense qu'а s'amuser et, depuis toujours, on lui a enseignй que la fкte devait primer tout le reste. Parfois il lui arrive de trouver imbйciles ses soirйes mais jamais il ne lui viendrait а l'idйe d'en manquer une. Entre un bon livre et une poignйe de confettis, il n'hйsite pas longtemps et l'on voit vite une pluie de ces minuscules rondelles multicolores tomber doucement sur son blazer d'йtudiant attardй.

Bien sыr, il cultive d'autres centres d'intйrкt. Par exemple, il collectionne les bandes dessinйes de Jacques de Loustal et les disques de Sergio Mendes. Il a par ailleurs fait Sciences po et un peu de droit. Il serait exagйrй de croire que Marc n'a terminй ses йtudes que pour rassurer ses parents : son sйjour prolongй dans l'enseignement supйrieur s'explique surtout par une volontй [19] avouйe de retarder l'йchйance de la Vraie Vie. Mйfiez-vous des gens bardйs de diplфmes, ce sont, statistiquement, les plus lвches.

Un jour pourtant, Marc a bien йtй obligй de se mettre au travail. Comme il sortait de plus en plus, il en est venu а raconter ses nuits dans diffйrents magazines sur papier glacй. Ainsi bom- bardй chroniqueur mondain, il rйussissait а faire d'un goыt une profession. C'йtait donc cela, « joindre l'utile а l'agrйable » ?

Aprиs l'вge ingrat vient l'вge gratin ; aprиs le club Mickey, le mickey des clubs. Au sortir d'une adolescence solitaire et acnйique (l'un va rarement sans l'autre), il a fait une entrйe sans transition dans la sociйtй la plus superficielle qui soit : la mondaine. De rallyes sans autos en pots sans йchappement, il a vite acquis les rudiments d'un savoir-vivre dont la premiиre rиgle est la pantomime.

Pantomime de l'esprit, pantomime de la fкte, pantomime de la drague. Quand on a tenu correctement son rфle dans ce type de farce, on est prкt а affronter avec le recul nйcessaire n'importe quelle calamitй. Marc plaignait ceux qui n'avaient pas endurй le mкme training : ils passeraient leur vie а кtre Vrais. Quel ennui ! [20]

Graduellement le thйвtre de ses sйvices s'est йlargi aux boums d'aprиs-midi, soirйes d'aprиs-minuit, cocktails d'aprиs-vemissage, galas d'aprиs-dйsastre, bals d'aprиs-mariage, fкtes d'aprиs-inauguration, tournйes d'aprиs-examen et petits dйjeuners d'aprиs-coup. Il devenait un spйcialiste qu'on consultait rйguliиrement pour savoir oщ il fallait кtre, et а quelle heure. L'argent de poche parental ne couvrant plus ce train, il vendit ses connaissances aux journaux. Ainsi, pendant que les invitйs se saoulaient, il pouvait se justifier : sa prйsence parmi eux йtait rйtribuйe. Hypocrisie confortable : attention, une pantomime peut en cacher une autre.

S'il est possible que la vie soit une fкte, Marc a toujours eu du mal а croire que la fкte puisse convenablement remplir une vie. Comme on va le voir, il ne se trompait qu'а moitiй.

- Pauvre MERDE ! (grosse gifle sur la joue gauche).

-Tu vas me le payer ! (coup de tкte sur le nez).

- ENCUUULЙЙЙ ! (pied dans les couilles).

- Crиve ! (tabouret en bois sur les dents).

-Je vais te TUER ! (cafetiиre d'eau bouillante dans les yeux).

Jean-Georges et moi nous disputons souvent.

Jean-Georges est mon meilleur ami, si tant est qu'il existe une pareille chose. Mais c'est aussi mon pire ennemi : зa va bien ensemble. Il vit seul dans un gigantesque hфtel particulier prкtй par son vieil oncle йcossais. Aprиs plusieurs tentatives de suicide que je le soupзonne d'avoir involontairement ratйes, Jean-Georges a dйcidй de tromper autrement son ennui. C'est ainsi qu'il est [23] devenu le plus grand fкtard de Paris, buveur invйtйrй et droguй notoire, et surtout l'кtre le plus drфle que j'aie jamais rencontrй. Disons qu'il a les dйfauts de ses qualitйs. Il y a toujours un fond de vйritй dans les pires lieux communs.

J'ai rencontrй Jean-Georges dans une queue leu leu de soixante personnes. C'йtait а l'Opйra-Comique, au cours d'une de ces soirйes de gala oщ l'on s'empifire а prix d'or au profit des dйshйritйs. (Il n'y a d'ailleurs rien de critiquable lа-dedans : au contraire, cette charitй-lа a le mйrite d'кtre moins hypocrite que d'autres, et nettement plus rigolote.) Je remarquai une espиce d'hurluberlu en queue-de-pie qui invectivait les invitйs. Petit а petit, il parvint а les entraоner dans une danse autour des tables, rythmйe par l'orchestre tzigane. Il chantait а tue-tкte la « queue leu leu », suivi par un long serpent de personnalitйs battant des mains parmi lesquelles je reconnus trois ministres en exercice, deux magnats de la presse internationale et sept top models de haut vol. Je m'йlanзai а sa suite. Tout le monde hurlait de rire, faisait de grands gestes, jetait les йventails et les chapeaux sur les balcons. Malheureusement, comme toutes les folies, cela ne dura qu'un temps et, peu а peu, la chenille se vida de ses troupes. Chacun alla se rasseoir et, au bout d'une minute, Jean-Georges se retrouva seul au centre du foyer [24] de l'Opйra-Comique, en train de chanter et d'applaudir. N'importe qui, moi par exemple, aurait immйdiatement couru se cacher derriиre un pilier, histoire de laisser le ridicule s'effacer. Jean-Georges n'en fit rien. Il grimpa sur une table et se mit а haranguer l'assemblйe, buvant le vin au goulot, renversant les coupes de Champagne, embrassant le corsage d'une vieille duchesse, bondissant de table en table comme un dйmon de lйgende. Il finit par atterrir а pieds joints dans mon assiette. Ma chemise fut aspergйe de sauce au foie gras, ma voisine ne m'adressa plus jamais la parole. C'est ainsi que nous fоmes connaissance mais c'est а peu prиs tout ce dont je me souviens.

Par la suite, je ne me suis jamais tout а fait habituй aux frasques de ce personnage. En rйalitй, son hфtel n'avait rien de si particulier, si ce n'est son cфtй auberge espagnole : en permanence couchaient chez Jean-Georges une dizaine de personnes, filles ou garзons, et je prйfйrais ignorer ce qu'ils y faisaient. Cette maison mйritait bien le nom d'hфtel, quoique « squat particulier » n'eыt pas mal sonnй non plus. Quand vous entriez chez lui, Jean-Georges vous accueillait toujours avec gйnйrositй : si vous aviez soif il vous donnait un verre, si vous aviez faim il vous ouvrait son frigidaire, si vous aviez d'autres envies il faisait de son mieux. Certains soirs chez lui demeureront parmi [25] mes meilleurs (et mes pires) souvenirs mais petit а petit j'ai prйfйrй voir Jean-Georges dans d'autres lieux. Chez lui, il n'йtait jamais tout а fait naturel. Ou peut-кtre trop.

La nuit, les gens ne suent pas : ils suintent. Ils ont les mains sales, les ongles noirs, les joues rouges, les bas filйs, les cravates tordues. Au bout d'une heure dans une boоte de nuit, la plus jolie fille du monde ressemble au barman. Comment ai-je pu sortir autant ?

Certains soirs, en rentrant а la maison, je jouais а faire le compte de ce que j'avais absorbй dans la nuit. Sept whiskies, une bouteille de brouilly, sept autres whiskies (par goыt pour la symйtrie), deux vodkas, une demi-bouteille de popper's et deux aspirines font une bonne moyenne. Heureusement que j'avais Gustav Mahler pour m'endormir.

J'ai l'air de dйnigrer cette йpoque mais il n'en est rien. C'йtaient de beaux moments, la vie pesait moins lourd. On ne peut pas comprendre зa de l'extйrieur. [27]

Aujourd'hui je sais que je ne ferai jamais le tour du monde, que je ne serai jamais numйro du Top 50, que je ne serai jamais Prйsident de la Rйpublique, que je ne me suiciderai pas, que je ne serai jamais pris en otage, que je ne serai jamais hйroпnomane, que je ne serai jamais chef d'orchestre, que je ne serai jamais condamnй а mort. Aujourd'hui je sais que je mourrai de mort naturelle (d'une overdose dejunk Food).

Nous sommes devenus les ricaneurs pantalonnйs. C'йtait Jean-Georges qui avait trouvй cette expression dans un livre de Jack Kerouac. Elle nous convenait, mкme si nos ricanements n'йtaient pas toujours culottйs, ni nos pantalonnades ironiques. Les gens ont besoin d'йtiquettes ; celle-ci en valait une autre.

А force de nous faire remarquer, nous avons attirй autour de nous une bande de joyeux fкtards revendiquant la mкme appellation (non contrфlйe). Il se peut que nous soyons devenus cйlиbres sans le faire exprиs. Notre principale occupation consistait а nous amuser ; le reste du temps, certains travaillaient, la plupart dormaient, tous rйcupйraient.

La pratique rйguliиre de la fкte nous amena а йtablir une sorte de code dйontologique et йthique en quatre rиgles d'or. Premiиrement, [29] toute fкte rйussie est improvisйe ; deuxiиmement, l'esprit de contraste est indispensable ; troisiиmement, les filles sont les deux mamelles de la nuit, quatriиmement, un fкtard n'a pas de rиgles. Les deux derniers commandements furent йdictйs APRИS le dоner, cela explique leur poйsie.

Un soir, Jean-Georges et moi regardions la tйlйvision. Il y avait une йmission sur l'alcoolisme. Un йcrivain racontait les ravages que l'alcool avait causйs dans sa vie : sa femme l'avait quittй, son talent aussi.

- Combien de glaзons dans ton scotch ? me demanda Jean-Georges.

Je trouve que cette anecdote donne une idйe de l'intelligence avec laquelle les ricaneurs pantalonnйs s'apprкtaient а affronter leur destinйe.

А l'йpoque je n'arrivais pas а me droguer. J'abusais de toutes sortes de cocktails mais йchouais а m'initier aux paradis artificiels. Cette infirmitй ne provenait pas d'un manque de curiositй : j'avais essayй de fumer des joints, mais d'incontrфlables quintes de toux rйduisaient mes efforts а nйant ; quant aux poudres et pilules diverses dont mes amis se repaissaient, elles me donnaient l'impression de revenir au lycйe, aux cours de chimie du professeur Cazaubon (je le salue au passage). Mon йlitisme restait l'йthylisme. [30] En ce temps-lа les rails du crackoke n'atteignaient pas ma blanche narine, et les seules piqыres intraveineuses que je connus ne visaient pas а anйantir la rйalitй mais la poliomyйlite.

Les ricaneurs pantalonnйs йtaient riches mais gйnйreux. Ils rйunissaient des йtudiants ivres, des experts en art barbus, des fils а papa orphelins, des Amйricaines dont une pas mal roulйe, des jeunes avides d'expйriences, des vieux en quкte de sang neuf, des mannequins а la recherche de vitrines, des touristes croisйs sur les Champs-Elysйes, des couples amoureux, des couples dйsunis, des couples en gestation, des couples solitaires et des couples en couple. Les ricaneurs pantalonnйs йtaient drфles jusqu'aux larmes et mйchamment gentils. Les ricaneurs pantalonnйs, c'йtaient nous et il valait mieux nous suivre ou passer son chemin.

La nuit tombйe, les ricaneurs pantalonnйs descendaient dans la rue et se retrouvaient dans les bars. Ils commandaient du vin, pariaient aux filles, critiquaient leurs fiancйs, criaient des gros [33] mots, recommandaient des demis, mangeaient des sandwiches au pвtй de foie, buvaient pendant des heures puis sortaient pisser dans la rue en disant des phrases du genre : « Putain de merde de vie de merde » ou « Les filles sont irrrrйelles, elles se promиnent comme des anges sur l'arc-en-ciel de nos rкves. »

Ensuite leurs occupations pouvaient varier, soirйes ou boоtes de nuit, mais le matin les trouvait fidиles au poste, exsangues dans un caniveau, ou un palace, ou une voiture, ou un commissariat de police. Un jour ils deviendraient sйrieux, ils achиteraient des meubles anciens et joueraient au tennis chez des amis le dimanche aprиs-midi.

Ce n'йtait pas а l'ordre du jour.

En attendant, les ricaneurs pantalonnйs rкvaient de vies sur des yachts au soleil, oщ, allongйs sur des transats, ils siroteraient des daпquiris а la fraise en compagnie de jeunes actrices de cinйma. Ou alors dans les bas-fonds new-yorkais, comme clochard-йcrivain faisant fortune et sombrant dans la cocaпne des parties d'Alphabet City.

Des vies d'insouciance, oщ l'on n'irait pas au bureau, oщ l'on ne rentrerait pas chez soi, oщ l'on ne regarderait pas la tйlйvision. Des vies de parasites bourgeois, des vies de terroristes luxueux, [34] des vies en villйgiature. Ils se voyaient Boni de Castellane au Palais Rosй, John Fante а Point Dume, Corto Maltese dans les jardins d'orangers de la Mesquita de Cordoue, Patrick Modiano а l'Hфtel du Palais de Biarritz, Joe Dallessandro а la Factory, Alexis de Rйdй а Ferriиres, Chet Baker а Rome, Helmut Berger а Saint-Barthйlйmy, Antoine Blondin au Rubens, Charles Haas au Jockey Club, Alain Pacadis au Palace, Maurice Ronet au Luxembourg ou Joey Ramone au C.B.G.B.

Tout йtait permis, il suffisait de monter dans un taxi et de murmurer « а droite, а gauche » en souriant. On s'endormait sur la banquette et on se rйveillait а Samarcande ou а l'Alhambra de Grenade. Des crйatures approximativement persanes offraient des bouquets de fleurs sacrйes et l'on chantait toute la nuit. Ou bien c'йtait Berlin, une chambre sale, des verres poisseux renversйs sur la moquette, des cendriers pleins, des livres de Castaneda et des seringues sous la langue...

Ils hйsitaient entre un idйal d'extrкme confort et le fantasme aristocratique de n'avoir rien pour avoir tout. Ils n'йtaient pas dans les temps. Ils n'auraient pas йtй zazous dans les annйes 40, ni existentialistes dans les annйes 50, ni yйyйs dans les annйes 60, ni hippies dans les annйes 70, ni yuppies dans les annйes 80 : mais ils seraient tout [35] cela а la fois avant l'an 2000. А chaque jour de la semaine correspondait une dйcennie. Lundi, contrebande, couvre-feu, caves de jazz. Mardi, cabriolets, cravates larges, cheveux courts. Mercredi, chansons dans le vent, chaussettes noires, Carnaby Street. Jeudi, chanvre indien, communautй, communisme. Vendredi, cafard moderne, col anglais, caisson d'isolation. Le week-end ils tentaient l'impossible : кtre eux-mкmes pour achever ce siиcle dйbordй, comme disait l'autre.

Malheureusement ils avaient beaucoup de mal а supporter la triste jeunesse d'aujourd'hui, son mal de vivre creux, sa voix plaintive, sa new wave sinistre, ses discours convenus, ses looks stйrйotypйs. Heureusement il leur restait quelques vieux cons а admirer. Malheureusement les vieux cons pontifiaient. Heureusement les ricaneurs pantalonnйs vieilliraient plus vite que prйvu. Malheureusement cela rйglerait le problиme.

« Alternance de joie et de peine. » La vie йtait une bostella schopenhauerienne. On dansait quand tout allait bien, pour lutter contre la morositй du bonheur. On tombait par terre quand tout allait mal, pour dormir sur ses ruines. Au temps de la house music, ce patchwork taillй dans les [36] vieux hits de James Brown, Otis Redding, George Clinton, Sly Stone, la bostella s'imposait comme un geste symbolique. Car le monde йtait devenu un disque de house, un maelstrфm d'йpoques, de cultures, de langues, de gens et de genres, ponctuй par les « ooh yeah » de Lyn Collins. Nous vivions l'иre du Sampling Universel, du Mйgamix Collectif, du Zapping Permanent. Ce n'йtait pas si mal, si seulement on nous avait dit QUI йtait le disc-jockey !

La bostella, elle, ne reflйtait pas la sociйtй mais proposait un mode de vie а deux temps : l'allйgro et le lamento, alternйs jusqu'а l'йpuisement. La house йtait un constat, la bostella un combat. La house йtait une danse actuelle imbriquant des йlйments passйs ; la bostella йtait une danse du passй, applicable а la vie actuelle.

Les ricaneurs pantalonnйs prйfйraient une sinusoпde distrayante а un йlectro-bйat plat.

La premiиre fois que j'ai vu Anne, elle йtait allongйe par terre et couverte de sang. Dieu merci, elle n'avait que quelques йgratignures mais la bombe n'avait pas explosй loin : au rayon « livres d'art », pour кtre prйcis. Par chance, а l'йpoque je ne m'intйressais qu'aux bйdйs pomo et Anne feuilletait les essais politiques des journalistes а la mode. Notre inculture nous a sauvй la vie.

Йvidemment, le souffle de l'explosion avait projetй tout le monde au sol. Il y avait des hurlements dans tous les sens, des bouts de bras et de professeurs en Sorbonne collйs au mur, et Anne qui regardait le plafond et moi qui regardais Anne. Je me souviens que je l'ai crue morte et que j'ai regrettй qu'il y ait autant de pompiers autour de nous : je crois bien que j'aurais abusй de la situation en d'autres circonstances. Le cadavre d'Anne me sйduisait. [39]

Nous ne nous sommes pas adressй la parole avant l'hфpital.

-Vous croyez qu'ils vont nous garder longtemps ?

-Je ne sais pas mais зa m'embкte parce que ma voiture est garйe en double file devant la librairie.

L'attentat n'a jamais йtй revendiquй et la police n'a pas retrouvй les terroristes : dommage, je ne connaоtrai jamais le nom de mes bienfaiteurs. Bon prince, je ne leur aurais pas rйclamй les 471 francs de la fourriиre.

Ma rencontre avec Anne lors de l'attentat occupa mes pensйes pendant de longues nuits qu'entrecoupaient des journйes aussi courtes que les bonnes plaisanteries. Cette fille m'obnubilait. Elle m'irradiait, m'irisait, m'irritait. Je m'en voulais d'avoir jouй les gentlemen en ne lui demandant pas son numйro de tйlйphone. La reverraisje un jour ? Il me semblait qu'aprиs avoir fait sa connaissance de maniиre aussi incongrue, j'aurais peu de chances de la retrouver. Je me trompais lourdement. En rйalitй, l'attentat fut le contexte le plus calme oщ je la vis jamais.

Je ne tardai pas а entendre parler d'elle par les ricaneurs pantalonnйs. Il faut dire que j'йtais [40] particuliиrement disert sur notre aventure. Je me figurais qu'en racontant partout cette histoire, je finirais par dйcouvrir une piste. Je dйformais l'йpisode, rajoutant зa et lа quelques actes d'hйroпsme plus vrais que nature. Quand on sort un peu, on finit par radoter. Les mкmes gens produisent les mкmes conversations. Alors je prйfйrais arranger la vie а ma sauce. Jusqu'au soir oщ un vieux type doublement mentonnй me ricana au visage.

- Ah ! C'est vous qui racontez n'importe quoi sur ma fille ? Elle m'a chargй de vous dire que c'est elle qui vous a portй dans l'ambulance, et non l'inverse !

Le bonhomme croyait me vexer, il faisait mon bonheur. Je savais dйsormais oщ la joindre. Cela me coыta une bouteille de bourbon : le papa d'Anne cachait une sacrйe descente derriиre sa cravate а pois. Mais la fin justifie les moyens, non ?

L'ennui c'est qu'а cette йpoque je ne vivais pas seul. Victoire s'йtait installйe chez moi aprиs un an de bons et loyaux services et je m'йtais habituй а sa prйsence. Nous formions ce qu'on appelle un jeune couple dynamique, c'est-а-dire que nos deux йgoпsmes se complйtaient et que notre paresse sentimentale nous rapprochait considйrablement. Je mentirais en affirmant que je ne [4l] l'avais jamais aimйe ; disons que mon inclination du dйbut, au lieu de s'amplifier comme je l'avais espйrй, s'йtait amenuisйe au fil du temps, des dйgoыts et des mille brimades que l'existence inflige aux вmes romantiques. Nous en йtions rйduits а tout simuler, au lit comme ailleurs. Notre amour йtait devenu une sorte d'hologramme baudrillardien. C'йtait branchй mais pas trиs poйtique : а tout prendre, j'aurais prйfйrй Belle du Seigneur. (Je suis plus Solal que solipsiste.) Elle fumait des Mariboro light, buvait du Coca light et baisait light (paradoxalement, elle йteignait la lumiиre).

Quoi qu'il en fыt. Victoire sonnait ma dйfaite. Quel gвchis : elle йtait belle, longue, nйe, bкte, snob et multimillionnaire en livres sterling. Elle ne pensait qu'а dilapider l'argent de ses parents et l'йnergie de sa jeunesse. Elle sortait tous les soirs et ne posait pas de questions quand je rentrais plus tard qu'elle. Son pиre possйdait des appartements dans toutes les grandes capitales : Londres, New York, Banjul, Tokyo, Bormes-les-Mimosas. Sans compter les maisons de famille. А nous deux, nous pouvions postuler pour le Guinness Book des rйsidences secondaires.

Pourquoi fallait-il que je m'embarrasse de principes ? C'йtait plus fort que moi, je sentais venir notre sйparation. Je voulais кtre amoureux. [42]

Une lubie, un fantasme malsain m'interdisaient de prolonger cette liaison peu dangereuse. Quelque chose me disait qu'Anne justifiait le caprice des adieux. J'aurais tout le temps d'йpouser une riche hйritiиre, pour l'heure, je prйfйrais йpouser les йlans de mon cњur.

De Victoire je ne garderais que des souvenirs de bouffe. Nous avions passй l'annйe dans des restaurants. Autrefois, pour sйduire les femmes ou les garder, il fallait les emmener au thйвtre, а l'Opйra ou en barque sur le lac du bois de Boulogne. А prйsent, les thйвtres йtaient subventionnйs, les opйras embastillйs, et le Bois avait perdu l'essentiel de son charme. Dйsormais il fallait subir le Restaurant. On devait regarder l'objet de son dйsir mastiquer des rognons de veau, la crйature de ses rкves hйsiter entre un morceau de camembert ou un quartier de brie bien coulant, la divine beautй victime de gargouillis intestinaux. La dйglutition remplaзait les baisers, les bruits de fourchette supplantaient les dйclarations.

Que restait-il а l'heure des amours mortes ?

Des souvenirs gastriques. Gloria me rappelait la tarte aux fraises а la crиme Chantilly, Lйopoldine avait failli s'йtrangler avec un pйpin de melon, Margarita йtait soыle au troisiиme verre de tavel.

Adieu les cavatines ! De Victoire ne demeureraient en somme que des mйmoires indigestes.[43]

Au dйbut, je croyais que l'amour montait (voir figure 1). Apres plusieurs deconvenues, j'ai compris qu'il descendait (voir figure 2, dite "courbe de Victoire").

Amour Amour

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0 Figure 1 0 Figure 2

Il existe peut-etre une troisieme voie, Un coup de foudre a peu pres reciproque peut se transformer en passion durable a condition de l'entretenir а coups de voyages, de beuveries et de scиnes de mйnage gratuites (voir figure 3).

Amour /\/

^ | _/\_/

| /|-/ Entretien rйgulier

| / | ou

| / « Bostella amoureuse »

|Passion

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Coup de foudre |/

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Figure 3.

Comme quoi la rigueur mathйmatique ne messied pas а l'analyse des sentiments.

J'ai fini par retrouver Anne. J'ai fait semblant de tomber sur elle par hasard ; en rйalitй je poireautais devant son immeuble depuis plus d'une heure quand elle est apparue. J'ai admirй ses fines chevilles et ses sourcils parfaits, je lui ai dit que je sortais de chez le dentiste et elle a jouй avec la fermeture Йclair de son Perfecto. J'ai rougi (je ne sais pas mentir) et elle aussi, sans doute par contagion. Tout le monde rougissait place du Brйsil, dans le dix-septiиme arrondissement, а six heures du soir. Les feux passaient au rouge, les voitures qui freinaient allumaient leurs feux arriиre et il m'a mкme semblй que le soleil s'empourprait lui aussi.

D'un commun accord, nous avons dйcidй que son pиre m'inviterait а dоner le lendemain soir. Il savait trиs bien faire le pot-au-feu et avait trиs bien connu mon grand-pиre. Ainsi, ce cher [47] homme avait parlй de moi а Anne ! Il faut toujours s'acoquiner avec les parents (sauf en cas de conflit de gйnйrations ; il faut alors choisir son camp ; en l'occurrence cette question ne se posait pas : il йtait clair qu'Anne admirait son vieux papa а la retraite, ex-professeur au Collиge de France, savant alcoolique et philosophe bougon, qui lui laissait faire ce qu'elle voulait depuis que sa femme йtait partie avec un psychanalyste italien, emprisonnй depuis).

Cette entrevue n'a pas durй cinq minutes mais elle s'est inscrite dans ma mйmoire.

En rentrant chez moi, j'ai fermй les yeux pour revoir la scиne, les genoux d'Anne, son rouge а lиvres, sa main qui jouait avec la fermeture Йclair. Toutes les fermetures sont des йclairs. J'ai rouvert les yeux devant la glace et je leur ai dit : « Rendez-vous, vous кtes cernйs ! » car il n'y avait aucune raison de se priver d'un jeu de mots hilarant.

Puis j'ai dйcrochй le tйlйphone pour appeler Jean-Georges afin de tout lui raconter, mais Victoire est entrйe dans la chambre et j'ai dы йcourter la communication. Elle portait un Jean, un pull а col roulй noir et l'indiffйrence sur son visage. Notre rupture йtait imminente ; restait а savoir lequel de nous deux en prendrait l'initiative. Ma lвchetй m'en empкchait, mon amour-propre [48] m'y poussait. Je ne prenais pas de dйcision : la galanterie n'exige-t-elle pas que les femmes passent d'abord ?

- Je vais au cinйma avec Elizabeth. Tu veux venir ? me demanda-t-elle.

- Merci, j'ai un article а taper.

Elizabeth, sa copine, s'habillait comme une bonne sњur et, en l'occurrence, l'habit faisait la nonne. Je savais trиs bien le genre de film qu'elles iraient voir toutes les deux : long et йgyptien. Aprиs, elles iraient manger des sushis en parlant de Samuel Beckett.

- Je vais essayer de me coucher tфt, embrasse-la de ma part, lanзai-je а Victoire qui descendait dйjа l'escalier, pressйe d'oublier mon existence.

Jean-Georges avait la voix enrouйe. Impossible d'en placer une. Il me raconta sa nuit de la veille : ayant retrouvй quelques ricaneurs pantalonnйs au bistrot, ils avaient effectuй une petite tournйe de routine, rencontrй une fille enceinte d'on ne savait quoi, et ils l'avaient raccompagnйe а son hфtel. Jean-Georges n'avait pas rйussi а bander, ils avaient pris une douche tout habillйs, elle l'avait virй de sa chambre, il avait semй des flaques d'eau savonneuse dans les couloirs, s'йtait fait engueuler par le concierge et par le chauffeur de taxi. Maintenant [49] il avait un peu mal а la tкte. Pourquoi je l'appelais ? J'allais parler d'Anne quand il m'interrompit : le match de foot commenзait, il devait aller acheter du Champagne pour ses amis squatteurs, йtait-ce si urgent ? Non.

Prйparatifs pour le dоner chez Anne. Hйsitation devant les cravates. Pas droit а l'erreur. Cravate marine а pois blancs, chemise blanche, blazer croisй, pas de fioritures. Ni de pochette : trop risquй. Pantalon de flanelle gris foncй. Tristounet mais simple. Classique mais classieux. Chaussures а double boucle.

Maintenant l'horreur : les points noirs sur le nez, les poils de barbe qui rйsistent а douze passages du rasoir, la coupure au treiziиme. L'eau de toilette qui brыle les joues, le gel qui colle les cheveux et poisse les mains. Derniиre minute : le poil qui dйpasse du nez, les sourcils qui se rejoignent et la pince а йpiler йgarйe. Une tache de sang sur le col de la chemise. Tout а recommencer.

Une heure de retard et je dois encore trouver une bouteille de vin. J'ai finalement choisi une chemise а carreaux rouges avec la mкme cravate.

J'ai l'air d'un styliste de mode. Pas d'une gravure. [5l]

Et on dit que les filles mettent longtemps а se prйparer !

J'ai pris du mouton-rothschild 1986 (ce sont des amis). Dans la voiture, j'ai йcoutй Eye Knovo des De La Soыl.

Je chantais trиs fort. А un moment, deux passantes m'ont montrй du doigt en rigolant, alors j'ai йteint la radio.

J'ai rйussi а me garer pas trop loin. Je me suis recoiffй dans l'ascenseur, j'avais le trac comme le jour de mon bac franзais. J'ai attendu de dйrougir avant de sonner et puis en avant toute.

Ce fut une catastrophe. Anne n'a pas dit un mot de la soirйe. Dиs mon arrivйe, je me suis senti ridiculement overdressed. Son pиre avait invitй des amis post-soixante-huitards : bluejeans а pattes d'eph et cheveux gras. Je lisais dans leurs yeux la sordide йtiquette qu'ils m'apposaient : fils а papa coincй, tasse de thй, cul serrй. Ou bien йtais-je simplement parano ? Le fait est que je gкnais tout le monde, Anne y compris. Elle fuyait mes њillades et ne manquait pas un prйtexte pour se lever de table. J'ai mкme fini par la trouver moins mignonne que les autres fois. Et la conversation se focalisait sur moi : ce que je faisais, ce que je pensais des йvйnements de l'Est, « en tant que jeune », quelles йtaient les nouvelles tendances... [52]

Pire : je ne me dйfilai pas et jouai а la perfection mon rфle de sale-gosse-de-riche-pourri-et-dйcadent. Je suis difficile а battre sur ce terrain-lа. Moins je suis quelque chose, plus je le parais ; moins je pense quelque chose, mieux je le dйfends. Je n'ai pas fait Sciences po pour rien.

Aprиs le dоner, je dus йcouter les leзons de mes aоnйs. Comment ? Je n'avais pas lu les livres indispensables : De l'inutilitй de tout. La Tentation sodomite. Le Degrй 12,5 de l'йcriture. Fouet et modernitй ? Quoi ? La politique m'ennuyait, je ne comprenais rien а la guerre du Liban, je n'avais pas envie d'assassiner mes parents, je n'avais jamais essayй l'opium, je n'avais pas eu d'expйriences homosexuelles, j'йtais insensible а l'oeuvre de Michel Tournier, je ne prenais pas de tranquillisants, je portais des cravates, et je n'йtais mкme pas d'extrкme droite ! Tout le monde bвillait, mкme le dйcolletй d'Anne ; j'ai aperзu un de ses seins ; je n'йtais pas venu pour rien.

Cette nuit-lа, j'ai fait l'amour аVictoire pour la derniиre fois. C'йtait un oral de rattrapage. Quitte а кtre mesquin, autant y aller carrйment. Il n'y a pas que les cercles qui soient vicieux.

L'instant fatidique a fini par arriver : Victoire m'avait dйposй un mot dans l'entrйe. « Dоnons en [53] tкte а tкte ce soir chez Faugeron. Il faut que je te parle. » C'йtait bon signe : Henri Faugeron servait un excellent magret. J'irais : mieux vaut bouffer du canard que poser un lapin.

Anne m'appela l'aprиs-midi mкme pour me demander si je ne m'йtais pas trop ennuyй chez son pиre. Preuve de perspicacitй. En tout cas, elle йtait plus psychologue que moi, qui pensais кtre grillй. Un bonheur n'arrive jamais seul.

Tout йtait fini entre Victoire et moi : je l'ai su dиs son arrivйe chez Faugeron. Comme а son habitude, elle йtait en retard de douze minutes exactement. Cela m'a laissй le temps de goыter leur whisky sour. Il se dйfendait : nettement plus whisky que sour. А quoi reconnaоt-on un bon restaurant ? Les verres а vin y sont plus grands que les verres а eau.

On peut classer les filles selon leur parfum. Il y a celles qui vous en rappellent une autre. Il y a celles qui empestent : leur odeur les prйcиde comme un aboyeur. Il y a aussi des parfums qui йvoquent la place d'un village provenзal et des assiettes de tomates-mozzarella oщ l'on ne mange que la mozzarella. Est-il besoin de prйciser que Victoire ne faisait plus partie de la troisiиme catйgorie ? [54]

Plus le dоner avanзait, plus ma certitude se confirmait : notre amour s'йtait auto-dissous comme une pastille d'Alka-SeItzer dans un verre d'eau du robinet. Avec le mкme effet salvateur.

- Marc, ce que je vais te dire n'est pas trиs agrйable..., attaqua Victoire.

- Oщ est le sel et le poivre ?

- ... Je crois que cette vie ne nous mиne pas а grand-chose...

- Scrunch, groumph, sploutch (le magret de canard йtait accompagnй d'un gratin de courgettes).

- ... respecte ce que nous avons connu ensemble...

- Garзon, s'il vous plaоt, la mкme bouteille devin !

- ... ne sais jamais ce que tu as dans le crвne...

- Gloub, gloub, gloub (haut-brion 1975, le vin perdu de Matznefп).

Rien ne sert de courir, il faut partir а pied. Je me suis levй de table trиs lentement, je me suis passй la main dans les cheveux, j'ai fini mon verre, j'ai vidй le reste de la bouteille sur la tкte du chien de la dame d'а cфtй, j'ai dit а Victoire que j'allais tйlйphoner, que je revenais tout de suite et je n'ai pas regrettй ce mensonge qui m'a йvitй de payer l'addition.

Les deux phrases les pires au monde sont : « II faut que je te parle » et « J'aimerais qu'on reste amis ». Le plus drфle est qu'elles arrivent toujours au rйsultat opposй, et cassent aussi bien la conversation que l'amitiй.

Je ne voudrais pas jouer les durs а cuire, mais enfin je trouve que je prenais assez bien mon rйcent cйlibat, l'ayant largement prйvu et en partie provoquй. Bon, il est possible que j'aie renversй une ou deux poubelles а coups de pied, juste pour la forme. Victoire m'avait vraiment larguй comme une vieille chaussette (ou Kleenex, ou capote, ou tampon usagй, au choix). Une situation pareille ne se trouvait que dans les mauvais romans.

Sachez qu'il m'en coыte beaucoup d'йcrire cela.

C'est alors que mon destin pila devant moi en crissant des pneus. Anne avait dы m'entendre ou bien avait-elle dйjа lu ce livre ? Elle m'offrit [57] en tout cas l'hospitalitй de son scooter. Elle aurait pu passer pour une femme pressйe, avec son tailleur charnel et son walkwoman, mais les femmes pressйes n'йcoutent pas Jean-Sйbastien Bach en brыlant tous les feux (mкme les verts). J'ai vite regrettй de ne pas avoir dйclinй son offre. Elle conduisait comme une malade mentale. Je le lui dis.

- Pourquoi est-ce que tu accйlиres dиs que le feu passe au rouge ?

- Mais non il йtait orange !

Il s'agissait donc d'un cas de daltonisme, tout а fait banal et nonobstant mortel.

-Je suis dйsolйe pour le dоner de l'autre soir, cria-t-elle. Je ne savais pas que papa amиnerait sa secte d'anciens rebelles.

- Mais c'йtait gйnial, je t'assure, je me suis marrй, FREINE, Y A UN PIЙTON, LАА !

- Calme-toi, enfin...

J'йtais trиs calme : je gardai les yeux fermйs durant tout le trajet. Elle allait chez Castel, j'йtais d'accord et puis je n'avais pas le choix.

« Aimer c'est agir », a dit Victor Hugo. Je jugeai bon de suivre le prйcepte du vieux play-boy. Dans cette boоte, j'aurais tout loisir de la saouler, pas seulement de mots. J'admirais ses dents et m'employais а la faire sourire pour les contempler le plus souvent possible. Le temps passait vite avec elle. Les minutes duraient quelques secondes.

А l'intйrieur, je fis l'imbйcile. Le club йtait plein de cйlйbritйs, de poivrots, de mythomanes, d'йcrivains, de putes et de violeurs. La clientиle habituelle. Je forзais Anne а danser, la quittais pour saluer des copains, embrassais des jolies filles devant elle. Je pensais l'йpater mais je ne faisais que la dйcevoir. Je le sentais, mais continuais mon petit jeu car je n'avais pas d'autre idйe, et mon cerveau s'embrouillait. Je ne peux m'en prendre qu'а moi si ce qui devait arriver arriva. Anne a fini la nuit au cou d'un petit nain. Je les ai vus [59] s'embrasser sur la bouche, avec moult йchanges linguaux et salivaires. Adieu veaux, vaches, cochonneries. Anne, ma sњur Anne, je ne verrai rien venir. Etc.

Ce soir-lа, j'inaugurai un nouveau cocktail : le « Case Dйpart ». Un tiers de vodka, deux tiers de larmes.

J'ai dormi la fenкtre ouverte. Je ronflais, la chatte aussi, le frigidaire aussi. J'йtais gelй, la chatte aussi, le frigidaire aussi. En fait je ne dormais pas vraiment, la chatte non plus, le frigidaire non plus. Je me suis levй pour fermer la fenкtre ; l'animal domestique et le matйriel йlectro-mйnager ont cessй de me prйoccuper.

« Anne, je divague et sur cette vague je bвtirai mon йglogue. »

C'est de moi.

Deux amours foires en deux jours, зa commenзait а bien faire. B йtait temps de prendre le large. Justement, les ricaneurs pantalonnйs partaient en voyage. Jean-Georges avait dйgotй un bal а Vienne. А part lui, aucun d'entre nous n'йtait invitй : ce genre de dйtail ne suffisait pas а nous dissuader. Un bal en Autriche, c'йtait exactement la cure qu'il me fallait. Rien de tel qu'une ivresse parmi les fantфmes pour remettre les pendules а l'heure. Moi-mкme, j'йtais presque un revenant, alors...

Deuxiиme partie

Des trains qui partent

« Les voyages forment la jeunesse

et dйforment les pantalons. »

Max JACOB.

Liste des sujets de conversation abordйs pendant le voyage : le prix exorbitant des biиres dans les trains, le dernier San Antonio {Tarte aux poils sur commande), la haine de la publicitй et de ceux qui la font, qui sort avec qui, le dernier Fellini, Victoire (ah bon ? c'est fini entre vous ?), les imbйciles qui ne mangent pas la peau du saucisson, une cin- quantaine de rototos, qui a larguй qui, l'oeuvre de Knut Hamsun, la haine des mecs qui portent des chaussettes de tennis quand ils n'y jouent pas, nos copains morts, nos copains mariйs, nos copains papas, Anne (c'est qui ? on l'a dйjа vue ?), la haine de Magritte, Buffet, Vasarely et Cйsar, le suicide, le meurtre, les prochaines fкtes, Casanova, Don Juan, Roger Vadim, les filles qui ne se maquillent jamais, celles qui se maquillent trop, les ceintures de smoking, les sandwiches grecs de la rue Saint-Denis, « La vie est un carnaval / Et [65] le monde est un immense bal / Oщ nous tournons inlassablement / Portant tous un dйguisement » (Georges Guйtary dans Monsieur Carnaval de Frйdйric Dard), la Traviata, le rap, l'herbe, le gin tonic, le gin rummy, les jeans trouйs, les gros seins, l'Amйrique du Sud, la baie de Rio, Stan Getz, les voitures dйcapotables, l'alcootest, le bal а Vienne, thиme Valmont is back, tenue XVIIIe siиcle de rigueur, cinq cents invitйs, au chвteau de Rosenburg, а vingt minutes au sud de la ville, et ce sont des Franзais qui reзoivent !

Ivres-morts, nous descendons du train un quart d'heure aprиs son entrйe en gare de Vienne. Nous errons dans la ville а la recherche d'un hфtel. Nous effrayons les autochtones. Nous sommes devenus les hooligans cravatйs, зa sonne encore mieux que les ricaneurs pantalonnйs. Nous montons dans un autobus in petto, sine die et manu militari. Jean-Georges s'endort sur les genoux d'une vieille dame en criant « Heil Kurt Waldheim ! » et nous sommes jetйs de l'autobus a priori, ipso facto et ex abrupto. Il n'en rate pas une. Plusieurs d'entre nous (dont moi) avons envie de le latter*. Il a de la chance : nous avons trop [66] mal а la tкte pour зa. Condensons la suite des йvйnements : taxi, hфtel, bain, aspirine, dйguiment, taxi, arrivйe au bal. En piteux йtat, mais parйs.

[* Latter, v. tr. (1288, de latte). Garnir de lattes (Petit Robert). Par extension, casser la gueule а coups de pied. (Note de l'auteur.)]

J'ai tout aimй а Vienne. Surtout les mollets d'Anne, malencontreusement demeurйs а Paris. Nйanmoins ce bal costumй s'est avйrй un remиde efficace а ma mйlancolie. Il faut dire qu'il avait commencй sous de bons auspices puisqu'on nous y a laissй entrer sans poser de questions : gage d'un exceptionnel savoir-vivre ou amortissement de nos locations de costumes ? Le carton d'invi- tation exigeait la tenue libertine du siиcle des Lumiиres ; nous lui avons obйi au doigt (et ce n'йtait pas а l'њil).

Je me sentais d'attaque, quoique embarrassй dans mes jabots et perruques poudrйes. Il faut souffrir pour кtre libertin.

Une belle fкte se reconnaоt dиs l'entrйe. Combien de fois ai-je voulu tourner les talons deux secondes aprиs une arrivйe dans un salon sinistre, fleurant le fiasco а plein nez ? Jamais mes [69] intuitions ne me trahissaient ; je ruminais ensuite ce bon rйflexe hypocritement rйprimй, subissant les private jokes et le name dropping pushy de ce social flop. Les Anglais ont d'excellents idiomes pour ces idioties.

Le bal viennois, lui, vous estomaquait au premier coup d'њil. La faзade du chвteau йtait йclai- rйe aux chandelles et le parc scintillait de mille petites taches lumineuses. А votre arrivйe un quatuor а cordes rythmait vos pas d'un gentil allegro mozartien. Tous les invitйs йtaient somptueusement dйguisйs. Louis XVI йtait lа. Marie- Antoinette aussi, et - comme а l'йpoque - ils n'йtaient pas ensemble. Sauf quelques anachro- nismes dйplorables (Richelieu se gavait de petits fours dans un coin, Napolйon Bonaparte n'osait mкme plus se montrer), on se croyait vraiment revenu deux siиcles en arriиre. N'ayant malheureusement pas connu cette йpoque, cela m'йvoquait plutфt quelques films de Milos Forman. Les gens jouaient le jeu et se mettaient mкme а parler en vieux franзais, employant des expressions comme « Messire, ce fйstoyment m'agrйe fort » ou « Ma mie, vous m'йchauffez les sens, je m'en vais vous foutre derechef», qui donnaient а ce tableau une vйritй criante, si l'on peut dire. Partout ce n'йtaient que libations, stupres, concours de boissons sous les tonneaux de vin [70] ruge, batailles de nourriture (les cailles, bien que roties а l'estragon, continuaient de voler) et course aprиs les marquises autour des tables et dans les bulissons.

А l'intйrieur du chвteau, le bal envahissait tout le rez-de-chaussйe. Un historien mйticuleux se serrait sans doute offusquй : l'on dansait moins le menuet que l'acid-house. Cela dit, siValmont revenait (mais nous a-t-il vraiment quittйs), il n'aurait pas tellement de mal а s'adapter aux danses modernes qui ne sont, grosso modo, que des variantes de la bourrйe mйdiйvale.

Quelques couples s'aventuraient а visiter les etages, par curiositй architecturale ou pressйs par l'urgence.

Des gens dormaient, d'autres partaient, se suicidaient ou engageaient la conversation. J'eus du mal а me dйbarrasser d'une marquise de Merteuil encore plus excitйe que l'originale. Elle ne cessait de me demander si je voulais voir combien elle portait de jupons. Je fis semblant de ne pas comprendre l'anglais et dйguerpis quand elle engagea un effeuillage complexe. Dans le jardin, la bataille en йtait aux desserts. J'йvitai de justesse un vacherin а la framboise et en fus quitte pour quelques taches de coulis de fraises sur mon pourpoint dorй. Il faut vivre dangereusement.

Les hooligans cravatйs йtaient en ordre disperse. [7l] L'un avait piquй des bouteilles de champagne sous le buffet et arrosait deux Tourvel qui se demandaient laquelle copiait l'autre. J'en ai trouvй un autre en grande discussion avec le futur roi de Belgique sur l'authenticitй d'un soutiengorge trouvй sur la piste de danse. Puis je suis tombй sur Anne-Marie, une jeune Allemande, cousine des Habsbourg, а cфtй de qui j'avais dоnй aux Bains l'annйe prйcйdente. Elle me demanda si j'avais de la coke. Elle ne devait pas avoir plus de dix-sept ans mais dans ces pays-lа c'est un вge relativement expйrimentй. Je n'en avais pas ; elle daigna tout de mкme accepter une coupe de Champagne tandis que je buvais un plein verre de vodka, cul sec. Ma rйputation йtait sauve.

Je l'ai suivie dans les jardins а la franзaise et, quand nous sommes revenus, ma patrie йtait vengйe. Cependant presque tout le monde йtait parti. « Les Autrichiens sont des couche-tфt », me dit Jean-Georges qui avait cassй sa montre.

Par chance, Anne-Marie logeait dans une suite au palais Schwartzenberg. Je ne me fis pas prier pour accepter son invitation. Comme tous les enfants gвtйs, je fais semblant de cracher dans la soupe mais j'ai des habitudes de nouveau riche. Nous devions seulement marcher sur la pointe des pieds pour ne pas rйveiller ses parents. [72]

Le retour se fit sans encombre sous les decombres. Nous traversions la nuit, ombres dans la prenombre. Malgre les apparences, cette equipee ne rimait pas a grand-chose.

Tout marcha comme sur des roulettes et lorsque le petit dejeuner arriva (egalement sur roulettes), Anne-Marie avait un nouveau roommate. J'ai ete choque en constanant la joie de ses parents, a croire que je venais de me taper un cageot esseule. Ce n'etait pas le cas: Anne-Marie ne proposait pas un visage avenant mais disposait d'une paire de loches de 92 centimetres bonnet C, c'etait une femme avec qualites.

Anne-Marie a repris deux fois des oefs brouilles aux truffes car je lui avais laisse ma part. Comme eux, j'etais a ramasser a la petit cuillere. Je me suis contente d'un verre d'eau dans lequel j'ai regarde deux pastilles de Guronsan se dissoundre lentement (le Guronsan est la coke des coinces). Anne-Marie gazouillait en allumant la television et je m'en suis voulu de faire aussi pietre figure. Nul doute qu'elle raconterait a sa famille la minable cobstitution et la faible resistance de la nation francais. Son pere sourirait a table et embrayerait sur la reunification de l'Allemagne. Rien que d'y penser, j'avais des aigreurs d'estomac. Heureusement que je ne portait pas de pyjama sinin je me serais pris pour Charlotte [73] Rampling dans Portier de nuit . А l'йvidence, l'Autriche attisait mon sentiment de persйcution. Je commenзais а comprendre l'exil volontaire de Thomas Bernhard.

Vers quatre heures de l'aprиs-midi, j'ai rejoint les hooligans а leur hфtel. Ils faisaient peine а voir, а quatre dans un lit double. Les murs de la chambre dйgoulinaient de mousse blanche : ils avaient fait mumuse avec les extincteurs d'incendie.

J'ai ouvert la fenкtre pour йvacuer l'odeur d'anhydride carbonique, de Champagne sйchй, de chien chaud et de cendre froide. Le jour est entrй de force dans la piиce. Les grognements ont commencй.

- Rйveil ! Rйveil ! ai-je criй comme le brigadier de mon escadron au 120e rйgiment du train de Fontainebleau.

Nous nous sommes promenйs dans Vienne mais le cњur n'y йtait plus. Les lendemains de fкtй ne chantent pas. Tous les cafйs йtaient fermйs. Quelle йtrange manie ont ces peuples de ne pas tavailler le dimanche ! А Paris, tous les magasins [75] sont ouverts le jour du Seigneur. Vienne йtait un ville morte. А moins qu'un couvre-feu ait йt dйcrйtй en notre honneur ? Ses habitants semblaient claquemurйs derriиre leurs volets vanillefraise. Le retour а la gare fыt pйnible. En comparaison, la retraite de Russie avait dы кtre une promenade de santй.

Jean-Georges se noyait sous les rйfйrences littйraires. D mйlangeait Zweig, Freud, Musil, Hitler et Schnitzier dans un maelstrфm de cuistreries incultes. Il nйgligeait mes Autrichiens prйfйrйs : Hofmannsthal et Nicki Lauda. Sur un point cependant, il ne se trompait pas : comme nous, ces grands hommes n'avaient pas йtй tellement dans leur assiette ici. L'un d'entre nous lanзa un jeu de mots sur « le Pont Mirabeau » d'Apollinaire (« VIENNE la nuit, sonne l'heure, etc. ») et je fus pris soudain d'une crise de vomissements incontrфlables. C'йtait vraiment pire que la campagne russe. Au moins lа-bas, la garde mourait mais ne rendait pas...

Le soir, nous avons pris des trains qui rentraient.

Troisiиme partie

Les paradis superficiels

« Dieu seul est partout. Et juste en

dessous, il y a James Brown. »

James BROWN.

Autrefois, on appelait зa « cristalliser ». En ce qui me concerne, je dirais plutфt que j'avais « flashй » sur Anne, car il faut vivre avec son temps. Elle йtait mon idйe fixe. Incapable de cacher mes sentiments, j'en avais fait part а Jean-Georges qui m'avait йcoutй poliment. Il m'avait mкme donnй quelques conseils : ne jamais lui dire « je t'aime », ne jamais lui envoyer les lettres d'amour que j'йcrivais jour et nuit, me raser de prиs, arrкter de boire, avoir les cheveux propres, ne jamais lui tйlйphoner mais кtre prйsent, comme par hasard, partout oщ elle sortirait, toujours aimable, drфle, galant et bien habillй... et attendre, attendre encore, et attendre cette attente. Ce serait Anne qui dйciderait. C'йtait peut-кtre une pure perte de temps, mais il n'y avait pas d'autre solution Mes journйes commenзaient de faзon positive. [79]

Je me levais, me brossais les dents, buvais une tasse de cafй, tuais quelqu'un. Il suffisait de regarder par la fenкtre : la ruelle йtait pleine d'inutiles souffreteux qui attendaient mon coup de grвce. Je mimais un fusil avec mes deux mains, visais calmement. Mon doigt ne tremblait pas quand j'appuyais sur la dйtente.

Marc Marronnier, l'horrible serial-killer, le terrifiant mass-murderer, le traumatisant sexual-maniac, le fameux night-clubber, avait encore frappй. Il avait toutes les polices а ses trousses. Des laboratoires analysaient scientifiquement ses cheveux. Il йclatait d'un rire sardonique. Des confettis flottaient dans son verre de ddre bouchй. Sur sa boоte de lessive, il lisait « Gйnie sans bouillir ». Seule une lessive pouvait y parvenir.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas me masturber.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas me dйfoncer.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas кtre Mick Jagger.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas savoir par cњur les paroles de la Bohиme.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas me ronger les ongles.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas avoir couchй avec Roland Barthes.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas draguer.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas avoir ma photo dans les journaux.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas aller chez le coiffeur. [81]

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas manger.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ; ne pas boire.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas sortir.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas йcrire.

Tout d'un coup il m'est devenu indiffйrent de ne pas mourir.

Tout d'un coup Anne.

Mon exaltation me faisait rire. J'avais enfin l'impression de concorder avec mon temps. Il y avait des rйvolutions partout, pourquoi pas en moi ? On nous parlait de la Fin de l'Histoire. Or la mienne redйmarrait. La Fin des Idйologies avait engendrй une idйologie de la Fin. C'йtait le culte de la chute. Tout йtait bien qui finissait mal. Foutaises !

Mйfiez-vous de vos idйaux soft car ils m'ont donnй des envies hard. Mon rйveil sonne. Poussez-vous, j'arrive ! On a voulu faire de nous des lopettes fatiguйes et voici qu'une gйnйration dйboule, violente, sexuelle, rйvolutionnaire et amoureuse. Qui a dit que l'histoire ne repassait jamais les plats ?

En attendant, j'occupais soigneusement le terrain : Anne ne pouvait pas aventurer le nez dehors sans retrouver les miens en face. Visitait-elle une [83] exposition ? J'йtais en train de plaisanter avec le peintre. S'asseyait-elle pour dйcouvrir une collection de mode ? Je l'invitais а boire une coupe de Champagne dans les cabines. Descendait-elle au Festival de Cannes ? J'йtais dans le mкme avion. J'essayais d'кtre le moins collant possible mais j'йtais tout de mкme souvent dans ses pattes. C'est ainsi, ma vie est une suite d'йjaculations prйcoces, je n'ai jamais su me retenir de vivre.

C'est а n'y rien comprendre. J'ai rencontrй Anne par hasard а la pendaison de crйmaillиre d'une bande d'amis. B йtait trиs tard et l'air йtait chargй d'йlectricitй. Je l'ai tout de suite reconnue et me suis mis а trembler de tous mes membres (y compris celui du milieu). Croyez-le ou non, dиs qu'elle m'a vu, elle a arrкtй de danser, s'est approchйe lentement, m'a pris la main et m'a entraоnй dans une chambre. Lа, elle m'a serrй la main un peu plus fort et m'a embrassй sur les lиvres, doucement, comme au cinйma. Trois fois. Et elle est repartie. Je me suis souvenu de Jean-Pierre Lйaud demandant si les femmes йtaient magiques, Au lieu de rйflйchir, j'aurais mieux fait de suivre Anne, mais йtait-ce possible ? Quoi qu'il en fыt, j'eus beau retourner l'appartement dans tous les sens, elle avait bel et bien disparu. J'йtais incapable de dire si j'avais rкvй ou non. « Oh [85] Seigneur, faites que ce ne soit pas un rкve ! » C'est fou ce qu'on devient croyant dans ces moments-lа.

Et le jour s'est levй.

Je n'avais pas rкvй. Anne m'a rappelй le lendemain. La nuit porte conseil. Ainsi, elle n'avait pas agi gratuitement, dans le feu de l'action, mais d'une maniиre calculйe. Elle m'a certifiй qu'elle n'йtait pas ivre. Il y a donc а Paris des filles en parfaite possession de leurs moyens qui embrassent les garзons par surprise. En tout cas il y en avait au moins une. Зa me suffisait. Je n'ai jamais йtй particuliиrement boulimique dans ce domaine. Disons que j'ai fait de nйcessitй vertu, ce qui ne m'empкche pas d'кtre d'un romantisme trиs inflammable.

A partir de ce coup de tйlйphone rйparateur, j'ai pu vйrifier la validitй de la courbe tracйe plus haut (voir figure 3, page 46). Quant aux autres courbes, je me dйvouai pour en faire l'inventaire. Notre passion fut en effet chйrivante, gйlinienne et trognonne. (Les mots sont tellement malha- biles а dйcrire ce que nous avons vйcu que je me suis permis d'en inventer d'inйdits.) Chez elle, j'aimais :

- ses mollets (dйjа dit) , [86]

- ses compliments (mais ils me faisaient rougir) ;

- sa faзon de se passer la main dans les cheveux (doigts йcartйs) ;

- sa cuisine (surgelйe) ;

- ses jupes (courtes) ;

- sa colonne vertйbrale (surtout quand elle se penchait) ;

- son rire (а mes blagues),

- ses saliиres (ou clavicules),

- SA PEAU ,

- et l'envie qu'elle me donnait de faire ce genre de listes.

Je me suis achetй un fusil а canon sciй. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Je suis incapable de me servir de cet engin et je ne vois pas pourquoi j'en aurais besoin : je suis d'un naturel plutфt calme et mes ennemis se comptent sur les doigts d'une main. En plus ce truc m'a coыtй une fortune. Mais je le regarde, il est joli.

Il arrache la tкte d'un кtre humain а cinquante mиtres.

Nous restions dans notre lit, nous nourrissant exclusivement de foie gras et de Coca-Cola (l'anorexie est un hйdonisme), regardant les vidйoclips а la tйlйvision jusqu'а la fin des йmissions. Il nous arrivait aussi de manger des pistaches mais cela me donnait des aphtes. Quoi d'autre ? Nous apprenions par cњur les dialogues de Michel Audiard, volions les verres dans les soirйes, roulions [89] vite en йcoutant Cat Stevens, Peau d'Вne de Michel Legrand, Sarah Vaughan, pensions que rien ne pourrait nous arrкter, qu'on pouvait кtre heureux impunйment. Nous n'avions pas encore lu E.M. Cioran : nous йtions adorables.

La chatte nous rйveillait pour son dйjeuner. J'aimais bien la clartй de nos relations : l'amour en йchange de la bouffe. Nos rapports s'йtablissaient sur des bases sыrement plus saines que chez la plupart des кtres humains. А peine lui tendais-je son assiette que le ronronnement s'enclenchait : donnant, donnant.

J'йtais de bonne humeur, j'avais horreur de зa. N'importe quoi me faisait sourire et je n'arrкtais pas de remplir mes poumons d'air frais. J'ai mкme eu les larmes aux yeux en regardant un soap opйra. La joie de vivre ne m'a jamais tellement rйussi. Reiser disait que les gens heureux le faisaient chier. Je partage cette opinion, tant pis s'il en est mort.

Anne m'apportait des croissants et, mкme si je ne ronronnais pas, je n'en pensais pas moins. Puis c'йtaient des baisers sur ses yeux dans chaque piиce de l'appartement et des dйclarations d'amour surtout dans la chambre а coucher. А partir du moment oщ Anne йtait VRAIMENT la plus [90] jolie fille sur terre, pourquoi le lui cacher ?

Nous йtions si mignons. Nous buvions de la Williamine.

Ou bien nous sabrions le Champagne dans le port de Socoa : du Moлt et des mouettes.

J'avais de la chance, Anne tolйrait mes calembredaines.

Ainsi passa beaucoup de temps et je sortais de moins en moins.

Quand on aime, on ne compte pas. Si : on compte les jours et les heures, parfois les minutes. Anne ne m'a pas donnй de nouvelles pendant deux jours et j'ai vieilli de dix ans. J'ai surveillй le tйlйphone, dйmontй le tйlйphone, remonte le tйlйphone. J'aurais pu passer mon C.A.P. de tйlйphonicien. Anne a fini par venir. Son pиre йtait hospitalisй.

Je n'ai mкme pas pu l'engueuler !

Si j'avais su qu'une scиne de ce roman se passe- rait а Venise, je ne serais peut-кtre pas entrй en littйrature aussi prestement. Venise est une ville pour les comitйs d'entreprise, les amatrices de gondoliers et les йtudiants en lettres qui portent des vestes en velours cфtelй. Par ailleurs, c'est le seul endroit oщ il soit plus chic de mourir que de se rendre а un bal. Mais Anne tenait а y aller, son pиre dйsirant qu'elle le reprйsentвt chez son vieil ami le prince de G. Nous avons donc pris l'Orient- Express. Nous n'avons pas beaucoup dormi ; cer- tains passagers de notre wagon ont portй plainte pour tapage nocturne. J'avais sombrй dans un profond sommeil dиs notre arrivйe а l'Excelsior.

Lorsque je m'йveillai, il faisait nuit. Anne avait disparu mais il y avait pire : j'avais oubliй mes boutons de manchettes а Paris. En descendant [93] dans le hall, j'йpoussetai discrиtement les quelques pellicules qui mouchetaient les йpaules de mon smoking. Un peu de dignitй, que diable. Tadzio avait-il des pellicules ?

Anne m'attendait au bar du Gritti. C'est du moins ce qu'elle affirmait dans un petit mot laissй а la rйception. Selon le portier, cela faisait bien deux heures qu'elle йtait de sortie. Je lui glissai un billet de dix mille lires. Il faut aider les doormen : cette profession menacйe a su maintenir une tradition ancestrale d'espionnage et de dйlation. De surcroоt, c'est un mйtier qui ouvre des portes.

Les rues йtroites grouillaient de poиtes en herbe et de touristes en short. Autant dire qu'il y avait beaucoup de pigeons sur la place Saint-Marc.

Bien entendu, Anne n'йtait pas а son rendez-vous. Ce n'йtait pas une raison pour se priver d'un petit Bellini. Ni d'un deuxiиme, d'un troisiиme, voire d'un quatriиme, tiens, Anne, te voilа, oщ йtais-tu passйe ? Elle portait une robe si sublime que j'en ai renversй mon verre.

Nous sommes arrivйs en retard au bal, c'est-а-dire а l'heure. Le Palazzo Pisani Moretta flamboyait dans la nuit glacйe. Un millier d'йtoiles se noyaient dans le Grand Canal. J'ai notй une phrase sur une boоte d'allumettes : « Anne йtait [94] vaporeuse sur le vaporetto. » Cela dit, je n'en menais pas large non plus.

En apercevant les buffets, j'ai rйalisй que ]e n'avais rien mangй depuis vingt-quatre heures. Tandis que je rйglais leur compte а douze douzaines de canapйs aux њufs de saumon, Anne valsait dйjа avec un acteur cйlиbre. Cela me donna soif. Je dйambulai parmi les йtages, mon champagne а la main, contemplant les lustres, les fresques, les dйcolletйs et le Champagne qui me coulait sur la main et а l'intйrieur de la manche.

Finalement je connaissais tout le monde. Jean-Georges, entre autres. Il dansait une farandole avec des Arlequins en arrosant les convives de confettis. La baronne de R. йtait montйe sur les йpaules de Charles-Louis d'A. Sa robe йtait troussйe jusqu'en haut des cuisses. Il y avait aussi le couturier Enrico C. qui dansait le sirtaki sur une table tandis que S.A.R. le prince de G. urinait derriиre les rideaux. Franзoise S. vomissait par la fenкtre. Guillaume R, et Matthieu C. dormaient par terre et ce fut en enjambant leurs corps inertes que je la vis.

Elle avait un foulard dans les cheveux. Elle discutait avec le maоtre d'hфtel en buvant son verre а petites gorgйes. Elle йtait йclairйe de cфtй par un projecteur rosй qui la contraignait a cligner souvent des yeux. Elle souriait sans raison [95] apparente. Regarder Anne vivre йtait devenu mon passe-temps favori. Une bouffйe de tendresse m'envahit. Et disparut aussi vite quand je vis l'acteur cйlиbre la prendre par la taille et l'entraоner dans un petit salon.

Je m'empressai de les suivre. L'effet de l'alcool amplifiait ma jalousie. Anne riait et la main de l'acteur montait et descendait sans protestation de sa part. Ils s'installиrent sur un divan trop moelleux pour кtre honnкte. Que faire ? Intervenir ? Mon orgueil me l'interdisait. J'optai pour la tactique la plus vicelarde et m'assis а la table d'en face oщ Estelle, bonne amie d'Anne, rйcupйrait aprиs une demi-douzaine de rocks acrobatiques et а peu prиs autant de chutes spectaculaires sur le coccyx.

- Зa va ? lui demandai-je en approchant mon genou du sien.

- Bof, je crois que j'ai un peu bu...

Je n'en espйrais pas tant. Je lui chuchotai une blague dйbile dans le creux de l'oreille. Elle йclata de rire. Normalement, Anne aurait dы bouillir mais elle restait parfaitement impassible et l'acteur cйlиbre rйduisait les distances sur ce maudit sofa. Vaincu, ulcйrй, je fis l'indiffйrent et leur lanзai mкme un hochement de tкte sympathique. Le style cocu complaisant. Cela devenait malsain : je pris la fuite.

La soirйe battait son plein. Le disc-jockey [96] romain enchaоnait les tubes disco. Lord P. et plusieurs membres de son cercle s'envoyaient du gвteau а travers la piиce. Ds avaient formй des bunkers de tables renversйes et de chaises empilйes. Tout le monde йtait couvert de crиme Chantilly. Janice D. fit mкme une glissade de plusieurs mиtres avant de s'йcrouler dans un bouquet de fleurs. Il est vrai que la piste de danse tenait plus de la patinoire que de la marqueterie vйnitienne. Paolo di M. en profita pour йcraser son cigare sur un tapis persan. Charles de C. riait tellement que nous dыmes le porter sur la terrasse car il йtait victime d'une crise d'asthme.

J'y retrouvai Anne et son acteur galant qui devisaient gaiement, accoudйs au balcon. L'imbйcile lui jouait un film et le pire est qu'elle marchait ! Mon sang ne fit qu'un tour. Je montai debout sur la balustrade. Anne poussa un cri mais il йtait trop tard, j'avais dйjа sautй dans l'eau noire du Grand Canal.

Lorsque je refis surface, une trentaine de personnes йtaient penchйes au-dessus de moi. Je crevais de froid mais cela me fit chaud au cњur. On ne se doute pas en accomplissant ce genre de geste byronien а quel point la rйalitй vous rattrape vite : trempй jusqu'aux os, puant la vase et le mazout, le smoking dйgoulinant, les cheveux plaquйs sur le crвne, claquant des dents et enroulй [97] dans une ridicule couverture de laine aux motifs йcossais, j'eus tout le temps de ravaler mon dandysme. Mais l'objectif йtait atteint : Anne me couvrait le front de rouge а lиvres et me traitait de fou. L'acteur cйlиbre pouvait continuer son cinйma ailleurs. Moi je ne jouais pas, j'agissais !

Et le jour s'est levй, comme il arrive souvent.

Assis au-dessus de l'eau, tournant dйlibйrйment le dos au lever du soleil sur le Lido et а toute forme d'imagerie sociйtale aliйnante en gйnйral, nous avions froid aux fesses. Anne me tenait par la main ; on ne peut pas йchapper а tous les clichйs.

Le disc-jockey nous avait donnй des ecstasy. « Try it, try it, a mucha fun, a mucha crazy. » II avait la voix de Chico Marx.

J'avais sommeil, on entendait quelqu'un jouer du piano dans la brume, ces pilules ne me disaient rien qui vaille. Jean-Georges essayait d'embrasser Estelle dans le cou. Anne se moquait du costume prince-de-galles que notre hфte m'avait prкtй pendant que mes affaires sйchaient. Il йtait dix fois trop large. Et puis quoi encore ? Voulait-elle que j'attrape la crиve ? Je lui prйparais une belle scиne de jalousie pour plus tard. Je dйteste [99] laver mon linge sale en public. Surtout quand je ne suis pas habillй avec le mien.

Soudain j'ai eu chaud. J'йtais ridicule de m'йnerver de la sorte. Jean-Georges йtait mon meilleur copain et Anne la femme de ma vie. J'avais trиs envie de le leur dire. C'йtait essentiel de se dire ces choses. Les gens ne se parlaient jamais. Et nous qui avions de la chance de nous sentir si bien ensemble, nous allions nous le cacher ? Anne me serrait la main de plus en plus fort. Les notes du piano tournaient pendant des heures dans l'air. Estelle a embrassй Jean- Georges. J'ai tout pardonnй а Anne et elle s'est appuyйe contre moi. C'йtait l'amour, le bonheur, la vйritй.

L'ecstasy est un drфle de poison.

Venise manque d'arbres. Que me fallait-il dans la vie ? Les arbres me suffisaient, qui bruissent dans le vent et ruissellent sous la pluie. Les arbres et le creux d'une йpaule.

Le jour se lиve, il faut tenter de dormir. Toutes les promenades ont une fin. Dans les cheveux d'Anne, j'ai vu mon amour qui se noyait.

Les Vйnitiens appellent зa « le cafard aprиs la fкte ». Je crois que c'йtait surtout une mauvaise descente.

Je suis rйveillй par une vive douleur sur le torse. Je suis attachй aux montants du lit et Anne me fouette avec une ceinture. Elle vise toujours le mкme endroit. J'ai le ventre en feu. Ce n'est que quand elle se dйcide а taper plus bas que je commence а me dйbattre. Alors elle me caresse longuement, ce qui me laisse le temps de me dйtacher (deux superbes cravates foutues en l'air). Puis elle me monte dessus et nous jouissons trиs vite car il faut libйrer la chambre avant midi.

Les Vйnitiens appellent зa « le devoir conjugal ». Je crois que c'йtait surtout un rйveil difficile. [101]

J'ai ajournй la scиne de jalousie. Aprиs tout, je n'aurais pas dы laisser cet acteur draguer Anne. Il m'avait pris pour un йchangiste ! C'йtait ma faute. Je conservai tout de mкme ma rancњur pardevers moi, en guise de munitions pour un йventuel rиglement de comptes ultйrieur, comme une йpйe de Damoclиs, un rocher de Sisyphe, un supplice de Tantale, repoussй aux calendes grecques.

А Paris, j'ai retrouvй un appartement dйbarrassй de la plupart de ses meubles. Victoire avait fait le vide. Il n'y avait plus de lit, plus de casseroles, plus de shampooing, plus d'aprиs. Il ne restait que la chatte affamйe. Ses miaulements remplissaient difficilement tout cet espace. Je l'ai prise dans mes bras et elle m'a griffй la joue. Il y a des jours comme зa.

Mais l'essentiel n'йtait pas perdu : j'ai trouvй un verre, des glaзons dans le frigo et un fond de bourbon dans la grande tradition de la littйrature nord-amйricaine. Je me suis assis par terre et j'ai rйcapitulй. Ce qu'il y a de bien dans les ruptures, c'est leur cфtй table rase. On peut faire le point avec soi-mкme. J'ai donc pas mal fait le point avec moi-mкme, puis je me suis endormi au milieu. Le tйlйphone m'a rйveillй dans la grande tradition de l'intrigue simenonienne. C'йtait Anne : [103] promesses йternelles, serments dйfinitifs. Je me suis accrochй, elle a raccrochй. Mais l'essentiel n'йtait pas perdu : j'ai trouvй un verre (le mкme), des glaзons... Reprendre au dйbut du paragraphe, hйlas...

Je hais les mecs invulnйrables. Je n'ai de respect que pour les ridicules, ceux qui ont la braguette ouverte dans les dоners snobs, qui reзoivent des crottes de pigeon sur la tкte au moment d'embrasser, qui glissent chaque matin sur des peaux de banane. Le ridicule est le propre de l'homme. Quiconque n'est pas rйguliиrement la risйe des foules ne mйrite pas d'кtre considйrй comme un кtre humain. Je dirais mкme plus : le seul moyen de savoir qu'on existe est de se rendre grotesque. C'est le cogito de l'homme moderne. Ridiculo ergo sum.

C'est dire si j'ai souvent conscience de ma propre existence.

Nous n'arrкtions pas de sortir, Anne et moi. Tous les soirs, nous йcumions les restaurants а la mode, les boоtes de nuit а thиme et les modes anathиmes. Mon dйcouvert prenait des proportions astronomiques. Ce n'йtait plus un dйcouvert, c'йtait carrйment du nudisme bancaire.

Nous rentrions souvent bourrйs а la maison et nous endormions comme des masses. Je n'accomplissais plus trиs souvent mon rфle de petit ami. Au dйbut, j'assurais comme de juste : de tripotages en tripotйes, toutes les variations positionnelles ou punitives йtaient explorйes. Elle йtait satisfaite, ou pas.

Puis nous avons commencй de traverser une pйriode de pйnurie, de disette mкme. Fallait-il tout mettre sur le compte de notre taux d'alcoolйmie mondaine ? Je n'en йtais plus trиs sыr. Nous ne cessions de nous chamailler en sociйtй. Alors [105] qu'ensemble nous vivions en paix, la guerre йtait dйclarйe dиs qu'il y avait du monde autour de nous. Tous les prйtextes йtaient bons : une remarque dйsobligeante, un rire exagйrй, un regard appuyй. Faire la gueule devenait alors notre sport favori. On nous trouvait en pleine forme, chacun а un bout de la fкte. Puis, la sociйtй se rarйfiant, la brouille tramait en longueur et la nuit йtait perdue. Les torts йtaient partagйs, les blessures aussi. Il n'y avait ni vainqueur ni vaincu au jeu des sorties : juste un amour victime des paradis superficiels. L'amour et la fкte n'ont jamais fait bon mйnage. Il est d'ailleurs surprenant que le verbe « sortir » puisse dйsigner deux choses : rouler un patin, ou voir des gens. La vie est moins conciliante que le vocabulaire. Je pense que nous sortions trop. А Paris, on ne rencontrait plus que des loosers ou des has-been dans les soirйes. Il йtait urgent de ralentir la cadence, si nous ne voulions pas intйgrer rapidement l'une de ces deux communautйs, ou une troisiиme, la plus sordide : celle des « ex ».

Greta Garbo avait raison. C'est bien elle qui a dit : « L'enfer, c'est les autres » ?

Nous aurions pu partir pour Londres le week-end. J'aurais confiй la chatte а maman, histoire d'йviter que la S.P.A. m'en retire la garde. Je serais passй chercher Anne а la sortie de ses cours, je [106] lui aurais dit que nous allions dоner prиs de Paris et je l'aurais emmenйe а Roissy, comme dans Histoire d'O, sauf que, depuis, c'est devenu un aйroport.

А Londres, j'aurais repris espoir. Nous n'aurions visitй aucun monument, aucun musйe, aucune galerie, pas un seul night-club et notre seule sortie eыt йtй consacrйe а l'achat des programmes de la tйlй et de cigarettes pour Anne. Nous aurions fait l'amour devant Channel Four en Chanel N° 5, across thй Channel.

Dimanche matin, nous serions allйs au Speaker's Corner de Hyde Park. J'aurais grimpй sur une caisse en bois abandonnйe et j'aurais improvisй. « Ladies and Gentlemen, Do you see this giri ? l'm in love with her !... » Anne n'aurait plus su oщ se foutre. Des messieurs distinguйs auraient demandй si elle йtait а vendre. J'aurais fait monter les enchиres. Ils se seraient dйfilйs. Les Anglais n'ont plus tellement les moyens, c'est la crise йconomique.

Quatriиme partie

Jours tranquilles а Neuilly

« Un tiens vaut mieux que deux qui

la tiennent. »

Edouard BAER.

Il y en a qui ont l'alcool triste, d'autres l'alcool agressif. Moi, j'ai l'alcool gentil. Dиs que j'ai bu un coup de trop, je deviens bon et tendre avec tous ceux qui m'approchent, je les aime d'un amour vrai et pur, ainsi que toutes les choses qui m'entourent : ma bouteille, certes, mais aussi la lumiиre et la musique et la fumйe qui me pique les yeux. En gйnйral je m'assieds et me complais dans un mutisme total ; seul un sourire bйat trahit la douceur de mes sentiments.

Dans ces moments-lа, je me dis que tout pourrait m'arriver, n'importe quelle catastrophe, sans que mon йmerveillement dйcline. Je peux rester comme зa des heures, la tкte entre les mains, comme un vieux chien paisible (un chien qui aurait des mains).

Tout зa pour dire que je n'aurais sans doute pas dы insister pour raccompagner Anne. J'ai pris [111] deux sens interdits en souriant mais les flics nous ont rattrapйs et eux ne souriaient pas. L'alcootest йtait йloquent. Anne est rentrйe en taxi, j'ai dormi au poste de police, c'йtait une nuit extraordinaire, oщ j'ai rencontrй des personnes formidables, avec des vies pas toujours йvidentes mais qui ramaient pour s'en sortir, comme dans les livres de Philippe Djian.

Comme je faisais part de mes rйflexions sur le couple а mes camarades de cellule, une vieille dame outrageusement fardйe m'a adressй la parole :

- Ton problиme c'est que tu crains les silences !

- Comment ?

- Mais ouais, j'connais зa, tu sors tous les soirs ta copine pasque tu as peur de t'emmerder. Dans la vie а deux, il arrive toujours un moment oщ la conversation s'йteint. C'est pas qu'on ait plus rien а se dire mais on croit que tout a йtй dit. Alors on sort. Mais si t'aimais vraiment ta nana, t'aurais le cran d'affronter les silences. Sans allumer la radio ou la tйlй. Et sans lui taper dessus !

- Oh зa c'est pas mon genre...

- Mouais, j'vois зa а ta carrure ! N'empкche que moi, mon julot, j'ai pas besoin de l'emmener а la Foire, vu qu'on s'aime !

-Tu parles, y cuve son pinard, ton mac, c'est tout ! (intervention d'un clochard de la chambrйe). [112]

-Les йcoute pas, fiston, me chuchota la dame, йcoute mon conseil : si tu tiens dix minutes de silence sans кtre dйgoыtй, c'est que t'as le bйguin ; si tu tiens une heure, c'est que t'es amou- reux ; et si tu tiens dix ans, c'est que t'es mariй !

Malgrй son langage fruste, la matrone au rimmel dйgoulinant faisait preuve d'un certain bon sens paysan qui m'alla droit au cњur.

Et le jour s'est levй, comme il le fait parfois.

Nul n'est irremplaзable : j'ai su par un des ricaneurs pantalonnйs que Jean-Georges sortait avec Victoire.

Le soir mкme, c'est souvent comme зa, je les ai rencontrйs chez le ministre d'Йtat B. Jean-Georges faisait semblant de rien. Victoire йtait ravie de me narguer. J'aurais dы m'йnerver mais j'йtais trop lвche ou trop mйgalomane.

Alors je me suis vengй sur Anne cette nuit-lа en lui administrant une fessйe redoutable. Bien que ce genre d'йchauffement ne lui dйplыt guиre, il fallut qu'elle protestвt pour la forme. Je dois reconnaоtre que je n'y allai pas de main morte, frappant ses hanches avec le journal de Stephen Spender (Йditions Actes Sud, 518 pages, 160 francs).

А ce propos, j'aimerais m'autoriser une petite incidente sur les mйrites comparйs des diffйrents [115] йcrivains pour ce type d'activitйs. Il est clair que les « Grognards » et affiliйs seront trop lйgers, trop rapides ou trop souples, а l'exception, peut-кtre, de Denis Tillinac, idйal pour une franche correction terrienne, ou de Michel Dйon, pour une note de discipline а l'irlandaise. D conviendra йgalement d'йviter les pavйs : Sulitzer ou Franзoise Chandernagor risqueraient de causer des ecchymoses disgracieuses. Sans tomber dans l'excиs inverse, les Йditions de Minuit par exemple, trop coupantes ou trop sиches, l'idйal se trouve а michemin entre la saga quantitative et la jeune littйrature pressйe. D'oщ le mйrite incontestable des Йditions Actes Sud, dont le format йtroit facilite la prise en main et le fessage а plat, spectaculaire sans кtre trop cruel. Les livres avant-gardistes, en voici la confirmation, constituent une excellente punition.

J'ai convaincu Jean-Georges d'organiser une fкte chez lui pour son anniversaire. Comme cela l'йpuisait, c'est moi qui ai tйlйphonй а tout le monde en prйtendant que c'йtait une surprise.

Anne m'a rendu visite а l'heure du dйjeuner. Elle hoquetait, j'ai cru qu'elle йtait ivre. Elle m'est tombйe dans les bras. Son pиre venait de mourir. Elle a pleurй tout l'aprиs-midi. Je la forзai а boire de l'eau et posai ma main sur son front brыlant. C'est bкte mais rien ne me rend plus amoureux qu'une femme qui pleure. Je peux regarder des civilisations disparaоtre, des villes flamber ou des planиtes exploser sans rйagir. Mais montrez-moi une larme sur la joue d'une femme et vous ferez de moi ce que vous voudrez. C'est mon cфtй hйbйphrйnique. (Vous [117] pouvez vйrifier le sens de ce mot dans le dictionnaire.)

Anne est quand mкme venue chez Jean-Georges se changer les idйes. J'en fus ravi, mкme si je redoutais sa rencontre avec Victoire. Comme d'habitude, j'ai trouvй une йchappatoire. C'est un de mes multiples talents. Je suis le spйcialiste des poudres : poudre d'escampette, poudre aux yeux, etc.

А quoi reconnaоt-on ses vrais amis ? А ce qu'ils vous appellent par votre nom de famille. Chez Jean-Georges, ils seront tous lа. Il y aura du Marronnier dans l'air. J'aime notre bande : comme dans tous les groupes de copains, nous n'avons aucune raison de nous voir. Juste la dйraison.

L'anniversaire « surprise » de Jean-Georges s'est dйroulй exactement comme prйvu : nous avons tout cassй chez lui. Les verres de cristal, balancйs contre les murs « а la russe ». Le parquet, dйtruit а coups de talons aiguilles. Un fauteuil Louis XV effondrй par quatre postйrieurs aux dйhanchements intempestifs. Et le clou du spectacle : Victoire, qui est entrйe en bagnole dans la cour et a brisй la statue de la petite fontaine dix-huitiиme. Vraiment, ce fыt une belle soirйe.

Seule m'a йchappй la raison du dйpart prйmaturй d'Anne. Qu'elle fыt dйboussolйe par son deuil, je le comprenais parfaitement. Mais pourquoi diable ne m'a-t-elle pas dit au revoir ? Tout avait pourtant trиs bien commencй : elle portait sa plus ravissante robe, moulante avec une ouverture ronde sur le devant pour qu'on puisse admirer son nombril et son ventre blanc. Elle ressemblait а Nancy Sinatra sur les vieilles pochettes de [119] disques de maman. Nous avons fait une arrivйe remarquйe. Mais trиs vite j'ai senti que quelque chose n'allait pas. Anne me fuyait. Dиs que je m'approchais d'elle, elle entamait une conversation avec un type. Je me mis а boire sec. Nous йtions une cinquantaine. La sono jouait Murmur, le meilleur album de R.E.M.

Les flics n'ont pas tardй а rappliquer : toute la rue se plaignait. Ils ne s'attendaient pas а кtre entraоnйs par une meute dйchaоnйe au milieu de la fкte, leurs kйpis volйs par les filles, une bouteille de Champagne dans chaque main. Ils n'ont pas protestй longtemps. Jean-Georges aura au moins йvitй une contravention. Mais quel appйtit ! A croire que la police franзaise est mal nourrie : ils ont fini deux gвteaux et j'en ai vu un qui se remplissait les poches de cigarillos.

Victoire et Jean-Georges s'embrassaient beaucoup. Quand je les regardais, je serrais mon verre un peu plus fort et cherchais Anne. Elle dansait dans la piиce d'а cфtй. J'ai eu une idйe : je suis allй changer le disque. Un slow ne nous ferait pas de mal : je dйposai Stand by me sur la platine. Peut-кtre qu'elle comprendrait la fine allusion.

Mais Anne ne voulait pas danser. Elle prйtendait avoir vu mon manиge avec Victoire, tout savoir et dйtester les slows. Or j'avais simplement dit bonsoir а Victoire et elle m'avait pris la main. [120] Qu'y pouvais-je ? Franchement, ce frфlement de menottes-lа n'avait pas de quoi provoquer une mutinerie. Qu'а cela ne tienne, j'ai dansй le slow avec Estelle, cette ex de Jean-Georges que j'avais retrouvйe а Venise. Elle tenait а peine debout.

Aprиs, Anne avait disparu. Quelle comйdie !

Elle a tout ratй. Jean-Georges est entrй dans le salon sur un cheval blanc, dйguisй enViking et a dйcoupй son gвteau d'anniversaire avec une tronзonneuse. Je me suis coupй le doigt avec un bout de verre, j'ai versй une goutte de sang dans une coupe et rajoutй de l'eau gazeuse : tout le monde a dйgustй monTaittinger rosй 1975 maison. Le directeur d'un mensuel dans le vent a demandй en mariage deux filles qui se connaissaient et a dы quitter la soirйe prйcipitamment.

Anne me manquait mais, vexй, je ne l'ai pas revue pendant plusieurs heures.

Les Rita Mitsouko se sont trompйs : les histoires d'amour finissent bien. Sinon ce ne sont pas des histoires d'amour, ce sont des romans (ou des chansons des Rita Mitsouko).

Enterrement du pиre d'Anne : soleil radieux, ambiance joyeuse, oiseaux gazouillant dans les arbres. Je n'йtais pas attendu. Accueil frais, larmes tiиdes. Du beau monde. Beaucoup de fous rires rйprimйs. Anne est passйe devant moi sans me dire bonjour. Alors je lui ai tendu mon cadeau : le cadavre de ma chatte, tuйe le matin mкme avec mon fusil. Scandale dans l'assistance. Зa faisait beaucoup de morts pour cette splendide journйe. Anne a refusй mon prйsent mais ses yeux m'ont remerciй.

La cйrйmonie a йtй vite expйdiйe, le prкtre devait avoir un train а prendre ou d'autres gens а inhumer ensuite. Je m'imaginais la longue file d'attente (forcйment plus longue qu'une queue de cinйma oщ les gens se tiennent debout les uns derriиre les autres). J'ai discrиtement quittй l'assemblйe pour enterrer ma chatte а l'йcart. Son [123] corps commenзait а sentir mauvais. Je l'ai enroulйe dans une double page йconomique du Monde avant de creuser avec mes mains dans la terre glaise.

Bien plus tard, je suis rentrй chez moi en chantant Strawberry Fieids Forever et j'ai retrouvй Anne assise sur le paillasson. Elle m'attendait depuis une heure. Nous n'avions pas rendez-vous, que je sache. Je lui ai demandй ce qu'elle faisait lа.

- Je peux rentrer ? a-t-elle questionnй.

- Pourquoi faire ? rйpondis-je. (Trois questions de suite.) -Tu me dйtestes tant que зa ? (Et de quatre.) -Tu ne peux pas me parler ici ? (А dix questions je lui roule une pelle stendhalienne.) - Marc, pourquoi es-tu si mйchant ? Qu'est-ce que je t'ai fait ?Tu ne donnes plus signe de vie pendant une semaine et aprиs tu fais le clown : mais qu'est-ce que tu crois ? Moi j'ai mal, je pense а toi tout le temps, est-ce que tu te rends compte ?

Elle a posй dix questions, j'ai tenu ma promesse et l'ai embrassйe goulыment. Elle pleurait mais il faut dire qu'elle avait eu une journйe fatigante. Je lui ai proposй de partir pour Prague avec ma voiture. C'йtait la rйvolution lа-bas. S'offrir une rйvolution pour les vacances, quoi de meilleur pour mettre du piment dans un couple ?

J'ai traоnй Anne sur la place dйserte de la [124] Concorde comme а la fin d'Aden Arabie. Elle a insistй pour emmener le chien de son pиre ; cela nous a interdit l'entrйe du Crillon. Aprиs quoi j'ai tentй l'Automobile Club mais lа-bas ce sont les femmes qui n'ont pas le droit d'entrer... En dйsespoir de cause, nous sommes allйs dйjeuner dans les jardins de l'Elysйe, c'est plus ouvert. Nous avons dы nйanmoins passer par la porte de derriиre.

Franзois M. nous a fait bien rire. Anne faisait la gueule, le nez dans son carpaccio. Jacques A. tombait de fatigue. Il n'a rien mangй. Sablйs Poilвne et Europe monйtaire au menu. Sous la table, j'ai fait du pied а Anne mais Franзois M. a interceptй mon geste. Il a certainement cru qu'il venait d'elle car il lui a pariй de la solitude des sommets en remplissant son verre de rouge. Jacques A. se dйcomposait а vue d'њil. Le maоtre d'hфtel a crйй diversion en renversant du guacamole sur mes Nike.

Je me suis levй de table pour aller aux toilettes. En m'asseyant, j'ai rйalisй que mon postйrieur communiquait avec ceux de tous les grands hommes qui m'avaient prйcйdй sur cette cuvette. Je les ai imaginйs, installйs lа, mйditant sur l'avenir du monde, cherchant s'il restait du papier. J'йtais fier. Aprиs avoir connu зa, je pouvais mourir tranquille.

Je me suis souvenu que, sous l'Ancien Rйgime, [125] le Roi chiait devant la Cour. Pourquoi cette cйrйmonie s'йtait-elle perdue ? Si le Prйsident de la Rйpublique chiait chaque soir en direct а la tйlйvision, nul doute qu'on le respecterait un peu plus.

J'ai fait part de cette rйflexion а Franзois M. qui s'est йtranglй de rire. Jacques A. lui a tapй dans le dos et il a recrachй son goulasch. Anne s'est йgayйe lйgиrement : mission accomplie.

Il йtait minuit lorsque je garai la dйcapotable devant l'Hфtel Europa, place Wenceslas. Les Tchиques scrutaient notre voiture. А moins qu'ils ne matassent Anne. (Les Tchиques matent.) Je coupai le contact.

Nous avons fait la tournйe des boоtes, mon guide а la main. Guide, le mot est fort : c'йtaient des bouts de papier avec des adresses notйes d'aprиs les journaux et quelques amis journalistes. Au cafй Slavia, nous avons croisй Vaclav Havel qui fumait un joint. Enfin un chef d'Йtat responsable.

Les discothиques tchйco et slovaques sont sinistres. On se croirait dans une station de sports d'hiver en saison creuse. Mais la bouteille de vodka y coыte trente francs. On ne peut pas tout avoir. Nous en avons bu chacun une.

Anne titubait en longeant les statues du pont [127] Charles. Je prenais sa tкte entre mes mains gla- cйes et embrassais le bout de son nez et nous frissonnions de bonheur. Une barque dйrivait sur le fleuve. J'avais froid aux oreilles. Assis sur le rebord, je surveillais le vent, les йtoiles et la lumiиre vacillante des rйverbиres. Anne se serrait contre moi et me souriait. Je ne disais plus rien. Pas besoin de vous faire un dessin.

Le lendemain а quatre heures de l'aprиs-midi, je descendis faire la rйvolution. La place йtait noire de monde. L'histoire йtant en marche, j'essayais d'en faire autant. Partout les Tchиques allumaient des cierges en hommage aux victimes de la rйpression. Cela me rappelait la pile de bouquets de fleurs, dans la rue Monsieur-le-Prince, lа oщ Malik Oussekine йtait tombй. En Occident, on a le deuil fleuri mais les bougies de la foi sont encrassйes. Combien de temps brыlent-elles ? Au moment oщ je pensais а зa, un coup de vent en a йteint deux.

La rйvolution me creusait l'estomac. Je suis retournй а l'hфtel. Anne йtait dйjа а la cafйtйria devant un breakfast copieux : pain rassis, tranche de jambon aussi йpaisse qu'une page de la Plйiade, cafй amer. Et on s'йtonne de la chute du communisme ! [128]

J'ai commandй une Pilsen, la meilleure biиre du monde. Ne critiquons pas tous les acquis du collectivisme. Un idйal mauvais, est-ce pire que pas d'idйal du tout ? Anne se posait la question.

Prague йtait en folie. Je n'avais jamais vu зa : une manif heureuse. Eux non plus n'en revenaient pas. Ils avaient perdu l'habitude de sourire. Anne accйlйra le pas dans les ruelles de Mala Strana et voici qu'elle lвcha ma main, et se mit а courir parmi la foule ivre. Nous avons engagй une course-poursuite autour du Chвteau. Je l'ai laissй prendre de l'avance pour mieux observer ses cheveux voler а chaque pas. Elle a manquй me semer а plusieurs reprises et j'ai senti, durant les fractions de seconde oщ elle disparaissait de ma vue, а quel point ma vie serait vaine sans elle. Ce n'йtait pas cette rйvolution qui pourrait remplacer la mienne.

L'Hфtel Europa est censй кtre le meilleur de Prague. On se demande comment doivent кtre les autres. Notre baignoire йtait marron, les draps avaient dы servir trиs rйcemment et le personnel йtait d'une rare animositй. Il faudrait revenir dans quelques mois, pour comparer. Il y aurait de ce point de vue une йtude passionnante а faire sur « les retombйes des rйvolutions а l'Est sur la qualitй de l'accueil dans les palaces ». Qu'attendent les chercheurs ?

Anne voulait changer de l'argent а la banque mais je l'en ai empкchйe : le marchй noir est bien plus avantageux. J'ai donc abordй un Tchиque dans la rue mais il est restй de bois*. Il m'a indiquй un endroit oщ ces transactions se pratiquaient.

[* Attention : un calembour pitoyable se cache dans cette phrase. Sauras-tu le retrouver ? (Note de l'auteur.)]

[131]

А une minute de marche, nous sommes tombйs sur un charmant autochtone qui nous a changй l'argent d'Anne а un taux plus que gйnйreux. Je triomphais. Mon succиs fut cependant de courte durйe puisque Anne, en recomptant les billets, dйcouvrit que le bonhomme nous avait donnй du papier toilette avec juste un billet sur le dessus. Йvidemment l'individu s'йtait entre-temps volatilisй. Malgrй tout, j'expliquai а Anne que ce papier pouvait кtre utile а l'hфtel. Sait-on jamais. Qui plus est, l'aspect kafkaпen de cette aventure n'йchappera а personne. Or le grand Franz n'est-il pas natif de Prague ?Tout cela sera un fabuleux souvenir quand nous serons rentrйs а Paris, lui ai-je dit en remboursant la somme que je lui avais fait perdre. Puis nous sommes allйs nous saouler, surtout moi.

Prague est la plus belle ville du monde aprиs Biarritz. C'est Venise sans les clichйs, Rome sans les Italiens, Paris sans les copains. Seul dйfaut : il y fait trиs froid. Nous avons eu la chance d'y vivre de grands moments de chaleur humaine. La dйmocratisation nous aura en quelque sorte servi de radiateur.

En dйambulant parmi la foule, je rйcapitulais ma situation : j'йtais bel et bien en train de dйcouvrir [132] le grand amour comme les Praguois dйcou- vraient la libertй. Pour la premiиre fois de mon existence, je sentais qu'une femme pouvait кtre autre chose qu'une prison. Le contexte s'y prкtait. Anne m'apparaissait comme l'antidote а l'ennui conjugal, au moment oщ Vaclav Havel s'imposait comme l'йchappatoire au totalitarisme. Une fois encore, je me sentais en adйquation avec le monde alentour. La biиre coulait а flots, je serrais Anne dans mes bras et bйnissais la rйvolution. Les gens commenзaient а se parler, les tкtes а tourner, les femmes а se dйvкtir. Je n'en perdais rien : toute йducation sentimentale implique peut-кtre une rйvolution alentour. Frйdйric Moreau avait eu celle de 1848, Marc Marronnier prenait ce qu'il trouvait.

Cinquiиme partie

De garrigue en syllabe

« Je n'ai jamais pu voir les йpaules

d'une jeune femme sans songer а

fonder une famille. »

Valйry LARBAUD.

« Chacun fait fait fait c'qui lui plaоt

plaоt plaоt. »

CHAGRIN D'AMOUR.

Rien ne me torture davantage que les descriptions. Je me demande а quoi elles servent. А quoi bon expliquer qu'а Nоmes le ciel est bleu, le pastis frais, que les grillons font « chhhh » ou que les arиnes sont pleines de taureaux ensanglantйs ?

Nous sommes descendus ici pour le mariage de Jean-Georges et Victoire mais ce n'est pas une raison pour se priver de corridas. Anne grignote des pralines et le taureau baisse la tкte. Anne se recoiffe et le torero veut survivre. Anne ferme les yeux et la mise а mort est consommйe. Anne agite son mouchoir et la prйsidence accorde les deux oreilles. Anne me masse la nuque : j'ai attrapй un torticolis en tentant de suivre ces deux spectacles en simultanй.

Faire l'amour dans la boue n'est pas dйsa- grйable et puis c'est bon pour la peau. J'appelle зa faire d'une pierre deux coups. Je tiens а remercier [137] l'orage de fin de journйe, sans lequel rien de tout cela n'aurait йtй possible, ainsi que les nuages, le mas du pиre d'Anne oщ nous nous sommes repliйs, et toute l'йquipe de flaques d'eau. Accessoirement je remercie le pиre d'Anne d'avoir eu l'obligeance de trйpasser au dйbut de l'йtй, afin que nous puissions disposer de sa rйsidence secondaire.

Anne raffole de tout ce qui fond : les glaces au chocolat quand il fait chaud, moi quand je m'attendris. Comment lui rйsister ? Elle croque des graines de tournesol sous le ciel bleu. Les Espagnols appellent зa des pipas. C'est йcrit sur le paquet et me donne de drфles de rкveries. Nous bronzons et la piscine n'en finit pas de se remplir. Je suis heureux, tant pis, j'essaie d'йcrire tout de mкme. Les cigales font un bruit de maracas.

La chambre sent l'aпoli, l'huile d'olive sur la salade et l'huile de Monoп sur les seins. Nous йcoutons des compact-discs. Je hais les compact dises. Ils ne se rayent jamais. Ils stйrilisent la musique. Йcouter un disque laser, c'est comme baiser avec une capote. C'est sans danger. Jimi Hendrix est mort а temps.

Quiconque prйtend comprendre tant soit peu la sociйtй devrait obligatoirement s'asseoir au bord de la piste de danse d'une boоte de nuit pendant une heure en prenant des notes. Tout est lа : les rapports de classe, les manиges de la sйduction, les crises d'identitй culturelle (ou sexuelle) et la thйrapie de groupe. Tout sociologue qui n'a pas sillonnй les nuits des grandes capitales est indigne de l'appellation. Les examens de socio devraient d'ailleurs se passer au Balajo pour avoir un minimum de crйdibilitй.

Cela йtait un bref aperзu des thйories que j'ai йchafaudйes hier soir а la Scatola, petite boоte de vacances а Port-Camargue, oщ nous avons passй une soirйe dйlicieusement banale. J'adore les boоtes au soleil : elles rйconfortent mon esprit de contradiction. Quand il pleut dehors, on trouve n'importe qui dans les boоtes. Alors que, par beau [139] temps, seuls les fкtards authentiques sont assez fous pour se laisser enfermer. C.Q.F.D.

Ce n'est pas la seule raison de mon goыt pour les night-clubs de vacances. Outre l'argument financier (au prix de la bouteille, on peut se payer un bar pour soi tout seul), il y a aussi cette йvidence : toutes les filles sont belles quand elles sont bronzйes. Surtout les boudins. Si j'йtais une femme moche, je m'installerais sur la Cфte d'Azur et j'irais me fondre dans les discothиques de plein air.

Hier soir, je n'ai vu que des canons а la Scatola. Quelles beautйs ! Je n'aime rien tant que cette envie de partir avec une inconnue, qui me saisit dans ces instants-lа, et а laquelle je ne succombe jamais. Cette frustration me comble. Je suis un aventurier veule, un romantique mou, un Romйo dйgonflй, un capitulard flottant, un dйserteur peureux. Je n'aime que les faux dйparts.

Une chose me turlupine : а quoi rкvent ces jolies filles assises entre un barbu vendeur de tee-shirts et un motard mongolien ? Comment acceptent-elles de frayer, d'effrayer et de dйfrayer avec cette lie ? Comme je refuse de croire qu'elles puissent кtre bкtes (une fille bкte n'est jamais jolie), je suis contraint de m'interroger : AURAIENT-ELLES PERDU TOUT ESPOIR ?

Je n'aime pas danser, parce que je ne sais pas.

Les filles savent, instinctivement. Leurs cheveux [140] voltigent, leurs bras ondulent, leurs paupiиres battent. Leurs bottines sont lacйes, leurs robes sont а balconnets, leurs collants sont opaques. Elles me tuent. J'ai perdu mes lunettes et ma myopie me rend optimiste. Le flou est plus qu'artistique, il me fait ressusciter d'entre les vivants. Pas besoin de champignons hallucinogиnes, il suffit de perdre ses lunettes pour voir la vie en rosй.

Et puis Anne me rejoint, coupant ces conjectures d'un verre de gin-tonic. Rien а faire, elle les йclipse toutes. Elle porte une robe en lin couleur saumon. Je retourne en enfance, timidement, il y a des parties de pelote basque, une odeur de sel, les horaires des marйes, une kermesse devant le fronton, les caramels au cafй de la Venta, les hortensias de la place Paul-Jean-Toulet, le gondron noir sous les espadrilles blanches... Je reviendrai toujours au Pays basque comme la pelote а la chistera. Un jour, j'emmиnerai Anne а Guйthary.

Dans la vie on n'a qu'un seul grand amour et tous ceux qui prйcиdent sont des amours de rodage et tous ceux qui suivent sont des amours de rattrapage , c'est maintenant ou jamais.

Dans cette vieille maison je ne quitte plus Anne et nous nous aventurons rarement dehors. Ici je comprends que tous nos drames viennent de nos sorties. Le monde extйrieur est notre gйhenne et ceux qui y errent sont comme des somnambules йgarйs. Pascal a raison : « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne pas demeurer au repos dans une chambre. » Rien n'est plus beau que de s'enfermer avec la femme qu'on aime. Plus que toute passion au monde, j'aime me brosser les dents а cфtй d'Anne le soir, retrouver ses collants sur le dossier de ma chaise le matin et l'aider а faire ses courses l'aprиs-midi. Aucun sentimentalisme bidon ne peut йgaler l'йmotion qui m'йtreint [143] lorsque Anne chante dans la cuisine en йpluchant des pommes de terre. Aucun film pomo n'est plus excitant que de la contempler dans son bain avec du shampooing plein les yeux.

Albert Cohen s'est trompй : ce ne sont pas les bruits de chasse d'eau qui tuent l'amour. C'est la crainte de l'ennui qui mue nos rкves flamboyants en cauchemars climatisйs. En rйalitй, les bruits de chasse d'eau tuent cet ennui, tout comme les odeurs de pain grillй, les vieilles photos de vacances, les bracelets oubliйs sur la table de nuit et le petit mot imbйcile au fond d'une veste qui fait monter les larmes aux yeux. Le meilleur remиde contre la vie quotidienne, c'est le culte du quotidien, dans sa fluiditй.

Les hommes craignent la vie de couple, pour une seule raison : la peur de la routine. Cette peur en cache une autre, celle de la monogamie. Les types n'arrivent pas а admettre qu'ils puissent rester toute leur vie avec la mкme femme. La solution est simple : il faut qu'elle soit bonniche et putain, vamp et lolita, bombe sexuelle et vierge effarouchйe, infirmiиre et malade.

Si la femme de votre vie est innombrable, pourquoi iriez-vous ailleurs ? Votre vie quotidienne cessera alors d'кtre une vie de tous les jours.

Je regarde Anne et que vois-je ? Le matin, une femme mыre, йbouriffйe, а la voix rauque, qui fait [144] sa toilette en йcoutant la radio. Dix minutes plus tard, c'est dйjа une autre, tendre amie, qui crache des noyaux de cerises par la fenкtre. Retour au lit : Anne est une troisiиme, sensuelle au corps brыlant. Et ainsi de suite, en une seule matinйe je connaоtrai vingt femmes diffйrentes, de la petite fille modиle qui regarde la tйlй en mвchant un chewing-gum lui gonflant la joue, а la dactylo populaire qui se lime les ongles en tйlйphonant, en passant par la dйpressive hystйrique qui meurt d'angoisse en fixant le plafond, sans oublier la maоtresse fleur bleue. Comment voudriez-vous que je m'en lasse ? Pas besoin de subterfuges, d'inventions compliquйes ou de stratagиmes pour raviver ma flamme : Anne est un harem а elle toute seule.

Ce matin il s'est passй quelque chose d'йtrange : j'ai tuй Anne. Elle faisait la vaisselle et je suis entrй dans la cuisine avec mon fusil а la main. Elle m'a souri et m'a dit d'arrкter de jouer avec зa, que c'йtait dangereux mais je l'ai fait taire d'un coup de crosse sur la tempe. Elle est tombйe sur le carrelage, interloquйe, ce qui m'a laissй le temps d'armer le flingue et de lui tirer une balle dans le ventre. Elle n'a pas criй longtemps : l'autre balle йtait pour la tкte. Quand celle-ci a explosй, je suis tombй а genoux de douleur. Seigneur Jйsus, qu'est-ce qui m'a pris ? Mon cњur йtait arrachй, j'avais trucidй mon seul amour et je chialais sur son corps ouvert. Enfin, pour la premiиre fois de ma vie, je frйquentais le Malheur...

Ce que je viens de raconter est complиtement faux. Anne est en pleine forme et m'apporte le cafй. Nous vivrons heureux йternellement et nous [147] aurons beaucoup d'enfants qui gambaderont, s'йcorcheront les rotules sur les rochers de la plage de Bidart, prendront le pouvoir et loueront des bateaux. Anne a levé sur moi la mer bleue de ses yeux en souriant car elle lit dans mes pensées.

Un fêtard qui tombe amoureux, c'est quelqu'un qui tourne la page. Mais comment faire, quand c'est la derniиre ?

Maussane-les-Alpilles, juin 1990.



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