Maurice Maeterlinck
Aglavaine et Sélysette
(1896)
INTRODUCTION
Cette pièce en cinq actes contraste avec la brièveté des pièces précédentes, L'Intruse et La Mort de Tintagiles. Elle passe pour terminer la série des drames symbolistes et marquerait un tournant dans les conceptions de Maeterlinck. C'est un drame d'amour et de mort qui fait écho à Pellêas, sans avoir eu un Mirbeau ou un Debussy pour le promouvoir. Malgré l'intensité d'émotion et la puissance expressive qu'elle dégage, la pièce fut un demi-échec, suivi d'une période de silence de cinq années.
La genèse d'Aglavaine et Sélysette mérite d'être rappelée1. Elle n'est pas séparable de la liaison de l'auteur avec Georgette Leblanc. Lors-qu'il eut achevé Le Trésor des humbles, «Maeterlinck décide d'écrire une pièce dont l'héroïne serait créée d'après moi», écrit Georgette Leblanc dans ses Souvenirs. Dans le projet initial, Aglavaine devait avoir le rôle central. Elle aurait dû faire rayonner la vie de l'âme et exercer une domination bienfaisante. A l'origine c'était « une pièce sur mesure» conçue pour Georgette Leblanc. Or, en chemin, Aglavaine échappe à son créateur au profit de Sélysette qui devient l'héroïne de la pièce. Maeterlinck l'avoue à Georgette Leblanc. «La force des choses a voulu qu'il [le drame] soit presque la défaite d'Aglavaine. » Face aux réactions de Georgette Leblanc, Maeterlinck pensa qu'il avait échoué.
Loin de voir un échec dans Aglavaine et Sélysette, un homme de théâtre comme Pierre-Aimé Touchard met l'accent sur les qualités du drame :
«Les grandes nouveautés d'Aglavaine sont celles-ci: il s'agit pour la première fois d'une pièce construite exclusivement sur des dialogues, d'une pièce "littéraire", ne faisant appel à aucune contribution extérieure de mise en scène; c'est d'autre part une [558] pièce de caractère dont le mouvement est fait, non de la montée plus ou moins artificielle d'une angoisse, mais de la découverte progressive de la vérité des personnages en action et de leur confrontation avec des problèmes de la vie réelle; enfin, si la mort est présente et menaçante dès la première ligne, la mort n 'est plus le moteur essentiel de l'action ni le sujet essentiel des méditations: le problème évoqué est celui du rapport des êtres humains entre eux, de leur amour, de leur sincérité, des conséquences de leurs actes. »2
Aglavaine et Sélysette fait partie des pièces qui, en Russie, ont incité les metteurs en scène à renouveler le style du théâtre. «Les tendres personnages tchékhoviens, modestement lyriques, ont achevé leur existence» dans des œuvres comme Aglavaine et Sélysette. A quoi Stanislawski repond: «Maeterlinck est une tonalité nouvelle dans la littérature», mais il a le sentiment qu'il ne trouve pas le ton convenable pour mettre en scène son théâtre3.
C'est également Aglavaine et Sélysette que Meyerhold prend comme exemple pour critiquer la technique conventionnelle avec laquelle Max Reinhardt monte ses pièces: «Lorsqu'on voit Aglavaine, spectacle "de chambre", on ne peut s'empêcher de penser à Edward Gordon Craig. Et non pas parce que Aglavaine - peut-être par hasard - fut montée à la Craig, sur un fond composé de rideaux; on y pense plutôt parce que, dans ces mises en scène conventionnelles, le plus terrible, ce furent les erreurs dans lesquelles tomba Reinhardt. »4
Compte tenu du changement que représente Aglavaine et Sélysette par rapport au premier théâtre, on constate le rôle de stimulant que la pièce a joué au plan de la réflexion sur la mise en scène et de sa fonction. Reste qu' Aglavaine et Sélysette est une pièce fonciè- ; rement maeterlinckienne - un chef-d'œuvre qui catalyse ses thèmes et sa haute conception de l'amour.
P. G. NOTES
1 Se reporter à E. CAPIAU-LAUREYS, «La genèse d'Aglavaine et Sélysette», Annales de la Fondation Maurice Maeterlinck, tome XVI, 197l.
2 Pierre-Aimé TOUCHARD, «Le Dramaturge», in Maurice Maeterlinck. 1862-1962, La Renaissance du Livre, 1962, p. 363-364.
3 Cité par et d'après Gérard ABENSOUR, Vsévolod Meyerhold ou l'invention de la mise en scène, Paris, Fayard, 1998, p. 85.
4 Vsévolod MEVERHOLD, Écrits sur le théâtre, tome I, 1891-1917, Lausanne, La Cité-L'Age d'Homme, p. 145-146.
PERSONNAGES
AGLAVAINE
SЙLYSETTE
MЙLЙANDRE
YSSALINE
MЙUGRANE
ACTE PREMIER
SCИNE UNIQUE
Une salle du chвteau
On dйcouvre Mйligrane endormie sur un siиge а haut dossier, tout au fond de la salle. Entrent Mйlйandre et Sйlysette.
MЙLЙANDRE
Voici la lettre d'Aglavaine :
Lisant.
«Ne sortez pas а ma rencontre. Attendez-moi dans la salle oщ vous attendez d'ordinaire que sonne l'heure du repos et je n'aurai pas l'air d'une йtrangиre. Je vous йcris ceci en descendant du navire qui m'a portй vers vous. La traversйe fut sereine et trиs belle, mais en dйbarquant, j'ai trouvй les chemins dйfoncйs par les pluies; et le soleil sera probablement couchй avant que j'aperзoive les tours du vieux chвteau oщ la bonne Sйlysette a voulu recueillir la veuve de son frиre...
SЙLYSETTE,battant des mains
Oh! le soleil se couche!... Regarde donc. Elle doit кtre bien prиs... Je vais voir...
MЙLЙANDRE,la retenant d'un geste et continuant de lire
«... Je ne vous ai vu qu'une fois, Mйlйandre, au milieu de la dispersion et de l'embarras de mes noces ; - mes pauvres noces, hйlas ! oщ nous n'avions pas aperзu le convive qu'on n'invite jamais et qui s'assoit toujours а la place du bonheur qu'on attend. -Je ne vous ai vu qu'une fois, il y a plus de trois ans; et cependant je viens vers vous avec moins d'inquiйtude que si nous avions dormi tout enfants dans le mкme berceau...
[562]
SЙLYSETTE,se retournant
Oh ! Grand'mиre dort encore !... Faudra-t-il l'йveiller quand Agiavaine sera lа?...
MЙLЙANDRE
Oui; elle l'a demandй...
SЙLYSETTE
Ses cheveux blancs couvrent ses yeux... Elle n'est pas heureuse ce soir... Oh ! Je vais l'embrasser...
MЙLЙANDRE
Prends garde ; ne l'йveille pas avant l'heure...
Continuant de lire.
« ...Je suis si sыre de retrouver un frиre !... Nous ne nous sommes presque rien dit, mais les quelques paroles que vous m'avez dites avaient un autre aspect que toutes celles que j'avais entendues jusque-lа...
SЙLYSETTE
Ne lis pas si vite...
MЙLЙANDRE,continuant de lire
«... Et puis que j'ai donc hвte d'embrasser Sйlysette!... Elle doit кtre si bonne, elle doit кtre si belle, puisqu'elle vous aime et puisque vous l'aimez ! Je vais l'aimer bien plus que vous ne l'aimerez jamais, car je sais aimer davantage; j'ai йtй malheureuse... Et maintenant, je suis heureuse d'avoir souffert ; je pourrai partager avec vous ce qu'on acquiert dans la tristesse. Il me semble parfois que le tribut que j'ai payй suffira pour nous trois; que le destin n'aura plus rien а rйclamer et que nous pouvons nous attendre а une vie merveilleuse. Nous n'aurons plus d'autre inquiйtude que celle du bonheur. Et pour vous et pour moi, pour Sйlysette aussi, d'aprиs le peu que vous m'en avez dit, le bonheur ne se trouve que dans ce qu'il y a de meilleur en nous-mкmes. Nous n'aurons plus d'autre souci que de devenir aussi beaux que possible afin de nous aimer tous les trois davantage ; et nous deviendrons bons а force de nous aimer. [563] Nous mettrons tant d'amour en nous-mкmes et tout autour de nous, qu'il n'y aura plus de place pour le malheur et la tristesse ; et s'ils veulent entrer malgrй tout, il faudra bien qu'ils deviennent plus doux, avant d'oser frapper а notre porte... »
Une porte s'ouvre. Entre la petite Yssaline.
YSSAUNE
J'ai la clef, petite sњur, j'ai la clef!...
MЙLЙANDRE
Quelle clef?
SЙLYSETTE
Celle de l'ancien phare.
MЙLЙANDRE
Je la croyais perdue...
SЙLYSETTE
J'en ai fait faire une autre.
MЙLЙANDRE
Je souhaite que tu la perdes aussi...
SЙLYSETTE,examinant la clef
Oh! qu'elle est grande!... Elle ne ressemble pas а celle que j'ai perdue...
YSSALINE
J'йtais lа, petite sњur, lorsqu'on l'a essayйe... On a ouvert trois fois, puis on a refermй... Elle va bien mieux que l'autre clef qui йtait toute rouillйe... Mais la derniиre fois on a eu de la peine а refermer la porte, car le vent poussait de l'autre cфtй... Il fait grand vent ce soir. On entend crier les mouettes tout autour de la tour; les colombes aussi... Elles ne sont pas encore couchйes...
[564]
SЙLYSETTE
Elles me cherchent ; voilа plus de quinze jours qu'elles ne m'ont plus revue lа-haut... J'y monterai demain.
YSSALINE
Avec moi, petite sњur?
SЙLYSETTE
Oui; si tu vas te coucher tout de suite; ta nourrice t'attend...
Sort Yssaline.
Elle est belle?
MЙLЙANDRE
Qui donc?
SЙLYSETTE
Aglavaine.
MЙLЙANDRE
Oui, trиs belle...
SЙLYSETTE
А qui ressemble-t-elle ?
MЙLЙANDRE
Elle ne ressemble pas aux autres femmes... C'est une autre beautй, voilа tout... une beautй plus йtrange et plus spirituelle; une beautй plus variable et plus nombreuse, pour ainsi dire... une beautй qui laisse passer l'вme sans jamais l'interrompre... Et puis, tu verras, elle a des cheveux singuliers; on dirait qu'ils prennent : part а toutes ses pensйes... Ils sourient ou ils pleurent selon qu'elle est heureuse ou triste, alors mкme qu'elle ignore si elle doit кtre : heureuse ou s'il faut qu'elle soit triste... Je n'avais jamais vu des cheveux vivre ainsi. Ils la trahiraient constamment, si c'йtait trahir quelqu'un que de rйvйler une vertu qu'il eыt voulu cacher ; car elle n'a jamais autre chose а cacher...
[565]
SЙLYSETTE
Je sais que je ne suis pas belle...
MЙLЙANDRE
Tu ne le diras plus lorsqu'elle sera lа. Il n'est pas possible de dire en sa prйsence une chose qu'on ne pense pas ou une chose inutile. Elle йteint autour d'elle tout ce qui n'est pas vrai...
SЙLYSETTE
Elle йteint autour d'elle tout ce qui n'est pas vrai...
MЙLЙANDRE
Sйlysette?...
SЙLYSETTE
Mйlйandre ?
MЙLЙANDRE
Voici prиs de quatre ans, je crois, que nous vivons ensemble ?...
SЙLYSETTE
II y aura quatre ans а la fin de l'йtй.
MЙLЙANDRE
Voici prиs de quatre ans que je te trouve а mes cфtйs, toujours belle, toujours aimante et douce, et le bon sourire d'un bonheur profond sur la bouche... Tu n'as pas pleurй bien souvent, n'est-ce pas, durant ces quatre annйes? Tout au plus quelques petites larmes, quand un de tes oiseaux familiers s'en allait, quand ta grand'mиre te querellait un peu ou quand tes fleurs favorites pйrissaient. Mais l'oiseau revenu, la grand'mиre apaisйe et les fleurs oubliйes, tu rentrais dans la salle en riant aux йclats; et les portes battaient, les fenкtres s'ouvraient et les objets tombaient, tandis que tu sautais sur mes genoux, en m'embrassant comme une petite fille qui revient de l'йcole. Je crois que l'on peut dire que nous avons йtй heureux ; et cependant, parfois je me demande si nous avons vйcu assez prиs l'un de l'autre... Je ne sais si c'est moi qui n'avais pas la patience de te suivre ; ou si c'est toi qui voulais fuir trop vite [566] mais bien souvent, lorsque j'essayais de te parler comme je te parlais tout а l'heure, tu semblais me rйpondre de l'autre bout du monde oщ tu te rйfugiais pour des raisons que je ne comprends pas... Est-ce que, vraiment, notre вme a peur а ce point-lа d'un peu de gravitй ou d'un peu plus de vйritй dans l'amour? Que de fois ne nous sommes-nous pas interdit de nous rapprocher d'une chose qui eыt pu кtre belle, et qui nous eыt unis bien plus йtroitement qu'un baiser sur les lиvres... Je ne sais pas pourquoi je le vois mieux ce soir. - Est-ce а cause du souvenir plus vivant d'Aglavaine, а cause de sa lettre ou de son arrivйe qui dйlivre dйjа quelque chose dans notre cњur ? - Nous nous sommes aimйs autant qu'on peut humainement s'aimer, semble-t-il. Mais, quand elle sera lа, nous nous aimerons davantage, nous nous aimerons tout autrement, bien plus profondйment, tu verras... Et c'est surtout а cause de cela que je suis si heureux qu'elle vienne... Seul, je ne pouvais pas... Je n'ai pas la puissance qu'elle a, bien que je voie comme elle. Elle est un de ces кtres qui savent rйunir les вmes а leur source ; et lorsqu'elle se trouve lа, on ne sent plus rien entre soi et ce qui est la vйritй...
SЙLYSETTE
Aime-la si tu l'aimes. Je m'en irai...
MЙLЙANDRE
Sйlysette!...
SЙLYSETTE
Je sais que je ne comprends pas...
MЙLЙANDRE
Tu comprends, Sйlysette, et c'est tout juste parce que je sais que tu comprends sans vouloir le montrer, que je te parle de ces choses... Tu as une вme bien plus profonde que celle que tu me montres ; et c'est cette вme que tu t'amuses а me cacher, lorsque je sors а ta recherche... Ne pleure pas, Sйlysette, ce ne sont pas des reproches...
SЙLYSETTE
Je ne pleure pas. Pourquoi donc pleurerais-je?
[567]
MЙLЙANDRE
Et cependant, je vois trembler tes lиvres...
SЙLYSETTE
Je songeais а tout autre chose... Est-il vrai qu'elle ait йtй trиs mal-heureuse ?
MЙLЙANDRE
Oui ; elle fut malheureuse, а cause de ton frиre...
SЙLYSETTE
Elle l'a peut-кtre mйritй...
MЙLЙANDRE
Je ne sais si une femme a jamais mйritй d'кtre trиs malheureuse...
SЙLYSETTE
Qu'est-ce que mon frиre lui a fait?
MЙLЙANDRE
Elle m'a suppliй de ne pas te le dire...
SЙLYSETTE
Vous vous йcriviez ?
MЙLЙANDRE
Oui; nous nous йcrivions parfois.
SЙLYSETTE
Tu ne m'en as rien dit.
MЙLЙANDRE
Je t'ai montrй plus d'une fois ses lettres lorsqu'elles nous arrivaient, mais tu ne semblais pas curieuse de les lire...
SЙLYSETTE
Je ne me rappelle pas.
[568]
MЙLЙANDRE
Mais moi, je m'en souviens...
SЙLYSETTE
Oщ l'as-tu vue, la derniиre fois que tu l'as vue ?
MЙLЙANDRE
Je ne l'ai vue qu'une fois, je te l'ai dйjа dit ; et c'йtait dans le parc du chвteau de ton frиre... C'йtait sous de grands arbres...
SЙLYSETTE
Le soir?
MЙLЙANDRE
Oui; le soir.
SЙLYSETTE
Que disait-elle?
MЙLЙANDRE
Nous nous sommes dit peu de chose. Mais nous avons pu voir que nos deux vies avaient le mкme but...
SЙLYSETTE
Vous vous кtes embrassйs ?
MЙLЙANDRE
Quand cela?
SЙLYSETTE
Ce soir-lа...
MЙLЙANDRE
Oui, en nous sйparant...
SЙLYSETTE
Ah!
[569]
MЙLЙANDRE
Je crois qu'elle ne restera pas longtemps parmi nous, Sйlysette...
SЙLYSETTE
Si, si; je veux qu'elle reste...
Bruit au dehors.
Elle est lа!
Elle court а la fenкtre.
Il y a des torches dans la cour...
Un silence. La grande porte s'ouvre et Aglavaine se montre sur le seuil. Elle entre sans rien dire et va vers Sйlysette qu'elle regarde.
MЙLЙANDRE
Embrassez-vous.
AGLAVAINE
Oui.
Eue embrasse longuement Sйlysette, puis se dirige vers Mйlйandre qu'elle embrasse йgalement.
Et vous aussi...
SЙLYSETTE
Je vais rйveiller grand'mиre...
AGLAVAINE, regardant Mйligrane
Elle dort profondйment...
MЙLЙANDRE
Elle dort ainsi une grande partie de la journйe... Elle a les bras paralysйs... Approchez-vous, elle veut vous voir ce soir...
AGLAVAINE, prenant la main de Mйligrane et se penchant sur elle
Grand'mиre...
[570]
MЙLIGRANE, s'йveillant
Sйlysette!...
Ouvrant les yeux.
Oh ! qui кtes-vous ?
AGLAVAINE
Aglavaine...
MЙLIGRANE
J'ai eu peur...
AGLAVAINE
Puis-je vous embrasser, grand'mиre?
MЙLIGRANE
Vous m'appelez grand'mиre ? Je ne vous vois pas bien... Qui est lа derriиre vous?
SЙLYSETTE, s'avanзant
C'est moi, grand'mиre.
MЙLIGRANE
Ah ! c'est toi, Sйlysette... Je ne te voyais plus... Approche un peu la lampe, mon enfant...
Sйlysette apporte une lampe et йclaire Aglavaine.
MЙLIGRANE,regardant Aglavaine
Oh! vous кtes belle!...
AGLAVAINE
Puis-je vous embrasser maintenant, grand'mиre?
MЙLIGRANE
Non; ne m'embrassez pas ce soir... Je souffre plus qu'а l'ordinaire; il n'y a que Sйlysette qui puisse me toucher sans me faire souffrir...
[571]
AGLAVAINE
Je veux apprendre aussi а ne pas faire souffrir...
MЙLIGRANE,la regardant fixement
Je ne sais pas s'il est permis d'кtre si belle...
AGLAVAINE
II est ordonnй, au contraire, d'кtre aussi belle que possible, grand'mиre...
MЙLIGRANE
Embrasse-moi, Sйlysette, avant que je m'endorme; et йloigne la lampe... Je faisais un grand rкve...
SЙLYSETTE,revenant avec la lampe
II faut lui pardonner; elle est souffrante...
AGLAVAINE
Que faut-il pardonner? - Vous perdez quelque chose... Qu'est-ce qui tombe sur les dalles?
Elle rainasse me clef.
Oh! l'йtrange clef!...
SЙLYSETTE
C'est la clef de ma tour... Vous ne savez pas ce qu'elle ouvre...
AGLAVAINE
Elle est йtrange et lourde... J'ai apportй une clef d'or, moi aussi, vous verrez... Il n'y a rien de plus beau qu'une clef, tant qu'on ne sait pas ce qu'elle ouvre...
SЙLYSETTE
Vous le saurez demain... Avez-vous remarquй, en arrivant ici, tout au bout du chвteau, une trиs vieille tour, dont le faоte est en ruine ?
AGLAVAINE
Oui; j'ai vu quelque chose qui semblait s'йcrouler sous le ciel. On voyait les йtoiles а travers les brиches des murailles.
[572]
SЙLYSETTE
Eh bien, c'est cela mкme; c'est ma tour, c'est un vieux phare abandonnй. Personne n'osait plus y monter... On y va par un long corridor dont j'ai trouvй la clef. Je l'ai perdue depuis... J'en ai fait faire une autre ; car personne n'y entre que moi. Quelquefois Yssaline m'accompagne. Mйlйandre n'est montй qu'une fois; il a eu le vertige. C'est trиs haut, vous verrez. On voit toute la mer. Elle йcume tout autour de la tour, exceptй du cфtй du chвteau. Et tous les oiseaux de la mer habitent dans les trous des murailles. Ils poussent de grands cris quand ils me reconnaissent. Il y a aussi des centaines de colombes; on a voulu les mettre ailleurs; mais elles ne veulent pas l'abandonner. Elles reviennent toujours... Кtes-vous fatiguйe?
AGLAVAINE
Oui, un peu, Sйlysette. J'ai fait un long voyage.
SЙLYSETTE
Oui, c'est vrai... Nous monterons demain, et puis il fait grand vent ce soir...
Un silence.
MЙLЙANDRE
C'est йtrange, Aglavaine... J'avais tant de choses а vous dire... Et puis, dans ces premiers moments tout se tait; et il semble vraiment qu'on attende quelque chose.
AGLAVAINE
On attend en effet que le silence parle...
MЙLЙANDRE
Que vous dit-il?
AGLAVAINE
Si l'on pouvait redire ce qu'il nous dit, ce ne serait plus le silence... Nous n'avons prononcй que des paroles а peu prиs inutiles, des paroles que tout le monde eыt pu trouver, et cependant [573], ne sommes-nous pas tranquilles, et ne savons-nous pas que nous nous sommes dit des choses qui valent bien mieux que nos paroles? Nous nous sommes dit les petits mots timides que disent les йtrangers qui se rencontrent, et cependant, qui sait tout ce qui vient de se passer entre nous trois ; et si tout ce qui doit nous arriver ne s'est pas dйcidй sous une de ces paroles... Existe-t-il une destinйe que des paroles n'aient jamais effleurйe? Mais ce que je sais, en tout cas, c'est que notre silence m'a prйdit que j'allais aimer Sйlysette comme une petite sњur... Il a criй cela, а travers toute mon вme, depuis le premier pas que j'ai fait dans cette salle; et c'est la seule voix que j'aie bien entendue...
Attirant Sйlysette.
Pourquoi donc, Sйlysette, faut-il que l'on vous aime ainsi, et qu'on pleure malgrй soi lorsque l'on vous embrasse?...
Elle l'embrasse longuement.
Viens aussi, Mйlйandre...
Elle l'embrasse йgalement.
C'йtait peut-кtre ce baiser que nous attendions, et ce sera le sceau qui scellera notre silence pour la nuit...
Ils sortent.
[574]
ACTE DEUXIИME
SCИNE 1
Un berceau de feuillage dans le parc
Entrent Aglavaine et Mйlйandre.
MЙLЙANDRE
II n'y a pas huit jours que nous vivons ensemble sous ce toit, et dйjа je ne puis plus m'imaginer que nous ne soyons pas nйs dans le mкme berceau. Il semble que nous n'ayons jamais йtй sйparйs et que je t'aie connue avant de me connaоtre. Tu me parais antйrieure а tout ce que je suis, je sens ton вme mieux que je ne sens la mienne, tu es plus prиs de moi que tout moi-mкme ; et si l'on me disait « il vous faut sauver votre vie », c'est ta vie qu'il me faudrait sauver pour que je pusse 'suivre... Je ne me verrais plus si tu n'йtais pas lа, je ne puis plus me retrouver, je ne puis plus me sourire, je ne puis plus m'aimer qu'en toi seule. Il me semble souvent que mon вme et mon кtre et tout ce qu'ils possиdent ont changй de demeure et que c'est la partie de moi-mкme qui n'est pas de ce monde que j'embrasse en pleurant quand je t'embrasse ainsi...
AGLAVAINE
Je dis de mкme, Mйlйandre. Lorsque je t'embrasse а mon tour, il me semble que c'est moi-mкme que j'embrasse quand je serai plus belle... Je ne suis rйelle que lorsque tu es lа; et je n'entends ma voix que mкlйe а la tienne. Je me cherche hors de moi et c'est en toi que je me trouve, je te cherche hors de moi et c'est en moi que je te trouve... je ne distingue plus nos mains, nos вmes ni nos lиvres... Je ne sais dйjа plus si tu es ma clartй ou si je deviens ta lumiиre... Tout se joint tellement en nos кtres, qu'il n'est plus possible de dire oщ l'un de nous commence et oщ l'autre finit... Le moindre de tes gestes me rйvиle а moi-mкme, chacun de tes sourires, chacun de tes silences et chacun de tes mots m'enchaоne а [575] une nouvelle ivresse... Je sens que je fleuris en toi comme tu fleuris en moi; et nous naissons sans cesse l'un de l'autre...
MЙLЙANDRE
II n'y a qu'une chose qui nous sйpare encore, c'est notre йtonnement...
AGLAVAINE
C'est vrai; je m'йtonne jour et nuit qu'un кtre tel que toi existe rйellement...
MЙLЙANDRE
Moi aussi... Mes yeux, mes mains et mes oreilles ne me suffisent plus... Je crois rкver quand je te vois, je crois rкver quand je t'entends, je crois avoir rкvй quand je ne te vois plus, je crois m'кtre trompй quand je ne t'entends plus. Je reviens prиs de toi et je crois que je me trompe encore... Je te vois, je t'entends, je t'embrasse, et dans ce mouvement mкme je voudrais fuir encore pour retrouver mon autre certitude...
AGLAVAINE
Moi aussi... Quand je suis prиs de toi, je voudrais m'йloigner pour te voir de plus prиs lorsque je suis toute seule ; et lorsque je suis seule, je viens te rechercher parce que je sais bien que ton вme m'attend mille fois plus profonde que je ne puis l'imaginer... Je ne sais plus ce qu'il faut faire au milieu d'un bonheur comme le nфtre ; et l'on dirait parfois que je suis malheureuse а force d'кtre heureuse...
MЙLЙANDRE
Oщ donc te trouvais-tu, durant toutes les annйes que nous avons vйcues sans soupзonner que nous vivions tous deux?...
AGLAVAINE
J'y songeais aussi, Mйlйandre, car dйjа nos deux вmes se parlent bien avant que notre bouche s'ouvre... [576]
MЙLЙANDRE
Et cependant, quand tu me parles, c'est bien ma propre voix que j'entends pour la premiиre fois...
AGLAVAINE
Moi de mкme, quand tu parles, c'est mon cњur que j'йcoute; et lorsque je me tais, c'est ton cњur que j'entends... je ne peux plus trouver le mien sans rencontrer le tien. Je ne puis plus chercher le tien sans retrouver le mien...
MЙLЙANDRE
Nous avons en nous le mкme monde... Dieu s'est trompй sans doute quand il a fait ainsi deux кtres de notre кtre...
AGLAVAINE
Oщ donc te trouvais-tu, toi aussi, durant toutes ces annйes oщ j'attendais si seule ?...
MЙLЙANDRE
J'attendais seul aussi et je n'espйrais plus...
AGLAVAINE
J'attendais seule aussi et j'espйrais toujours...
MЙLЙANDRE
Mais qui donc t'avait dit que quelqu'un t'attendait de la sorte?...
AGLAVAINE
Personne n'avait rien dit, et je ne savais rien; si ce n'est ce qu'on sait peut-кtre sans savoir; et je te connaissais sans t'avoir jamais vu...
MЙLЙANDRE
Mais pouvais-tu m'aimer autant que je t'aimais avant de m'avoir vu?...
AGLAVAINE
Et toi, m'avais-tu vue, comme je t'avais vu avant de t'avoir retrouvй?...
[577]
MЙLЙANDRE
Je ne crois pas que ce qui nous arrive soit jamais arrivй а personne ; ni qu'il y ait d'autres vies pareilles а notre vie...
AGLAVAINE
Oh! Je songe parfois que ce n'est pas possible!...
MЙLЙANDRE
Moi aussi, et j'ai peur...
AGLAVAINE
De quoi donc as-tu peur?... nous nous sommes retrouvйs, que peuton craindre encore?
MЙLЙANDRE
C'est quand on est heureux qu'il faut craindre au contraire... Il n'y a rien qui soit plus menaзant que le bonheur ; et chaque baiser qu'on donne peut rйveiller un ennemi... puis il y a autre chose...
AGLAVAINE
Quoi?
MЙLЙANDRE
Sйlysette...
AGLAVAINE
Eh bien?
MЙLЙANDRE
As-tu songй а Sйlysette?
AGLAVAINE
Oui.
MЙLЙANDRE
Et cela ne te trouble pas?
[578]
AGLAVAINE
Non; cela ne me troublera plus...
MЙLЙANDRE
Elle souffrira peut-кtre...
AGLAVAINE
Ne puis-je pas t'aimer comme un frиre, Mйlйandre?
MЙLЙANDRE
Cependant, si elle pleure?...
AGLAVAINE
Elle ne pleurera pas longtemps, si elle monte avec nous... Pourquoi ne monterait-elle pas en mкme temps que nous-mкmes vers l'amour qui ignore les petites choses de l'amour ? Elle est meilleure que tu ne crois, Mйlйandre ; nous lui tendrons la main : elle saura nous rejoindre; et une fois prиs de nous, elle ne pleurera plus... Et elle nous bйnira pour les larmes versйes, car il y a des larmes qui sont plus bienfaisantes que des baisers...
MЙLЙANDRE
Crois-tu que je puisse t'aimer comme une sњur, Aglavaine ?
AGLAVAINE
Ah...
MЙLЙANDRE
Crois-tu que tu puisses m'aimer comme un frиre?
AGLAVAINE
Quand tu me le demandes, je ne sais plus...
MЙLЙANDRE
Je ne puis plus le croire. Nous allons lutter jour et nuit, nous allons lutter bien longtemps ; et nos plus belles forces qui seraient devenues de l'amour plus prйcieux, de la beautй peut-кtre ou des vйritйs plus profondes, vont s'йpuiser dans une lutte inutile... Et [579] plus nous lutterons, plus nous verrons monter entre nous un dйsir qui sera comme un voile de plus en plus obscur... Et les meilleures choses vont mourir en nous-mкmes, а cause de ce dйsir... Il semble qu'il n'y ait au fond de tout cela qu'une bien petite chose ; et cependant cette petite chose a peut-кtre la force d'йcarter а jamais deux вmes de leur bonheur parfait... Est-ce que tout, les йtoiles et les fleurs, les matins et les soirs, les pensйes et les larmes, ne se transforme pas selon le baiser qu'on se donne?... Est-ce que la nuit mкme a la mкme profondeur dans les yeux d'une sњur et les yeux d'une amante? Ne fermons pas la porte aux plus belles vйritйs... toute la lumiиre de nos deux vies va se briser contre un petit mensonge... Tu n'es pas ma sњur, Aglavaine, et je ne pourrais pas t'aimer comme une sњur...
AGLAVAINE
C'est vrai que tu n'es pas mon frиre, Mйlйandre ; mais c'est ici, sans doute, que nous devons souffrir...
MЙLЙANDRE
Toi aussi, tu aimes donc les souffrances inutiles?
AGLAVAINE
Je n'aime que les souffrances que je puis prendre aux autres...
MЙLЙANDRE
Et quelles souffrances ici pourrons-nous prendre aux autres sans tuer le meilleur de nous-mкmes?
AGLAVAINE
Nous ne le savons pas encore, mais nous devons agir comme si nous le savions - et s'il faut qu'on se trompe, il vaut mieux qu'on se trompe aux dйpens de soi-mкme...
MЙLЙANDRE
Je le sais, mais que faire?...
AGLAVAINE
Le destin nous a rapprochйs, nous nous sommes reconnus comme deux кtres ne se sont peut-кtre jamais reconnus jusqu'ici. [580] Nous nous aimons ; et rien au monde ne peut plus faire que je ne t'aime pas, que tu ne m'aimes plus...
MЙLЙANDRE
Je le crois comme toi. - Je ne vois rien au monde...
AGLAVAINE
Pourtant, si je faisais pleurer une chose innocente, me reconnaоtrais-tu ?
MЙLЙANDRE
Elle ne pourra pleurer que parce qu'elle se trompe...
AGLAVAINE
Les larmes qui se trompent sont douloureuses aussi...
MЙLЙANDRE
II ne nous resterait plus qu'а nous fuir, Aglavaine ; mais ce n'est pas possible!... Une chose aussi belle n'est pas nйe pour mourir; et nous devons avoir des devoirs envers nous...
AGLAVAINE
Je le crois aussi, Mйlйandre ; et je crois qu'il y a mieux а faire qu'а nous fuir... Je ne peux pas m'imaginer que ces choses soient nйes pour finir dans les larmes...
MЙLЙANDRE
On ne sait pas pourquoi elles naissent ; mais on sait que les larmes ne se sont jamais fait attendre...
AGLAVAINE
En attendant, s'il faut que quelqu'un souffre, il faut que ce soit nous... Il y a mille devoirs; mais je crois qu'on se trompe rarement lorsqu'on tвche d'abord d'enlever une souffrance au plus faible pour la reporter sur soi-mкme.
MЙLЙANDRE, l'enlaзant
Tu es belle, Aglavaine...
[581]
AGLAVAINE, l'enlaзant а son tour
Je t'aime, Mйlйandre...
MЙLЙANDRE
Est-ce toi qui pleures, Aglavaine?
AGLAVAINE
Non c'est nous, Mйlйandre...
MЙLЙANDRE
Est-ce nous aussi qui tremblons...
AGLAVAINE
Oui...
Ils s'embrassent. On entend un cri de douleur dans le feuillage; puis on voit Sйlysette fuir, йchevelйe, vers le chвteau.
MЙLЙANDRE
Sйlysette!...
AGLAVAINE
Oui...
MЙLЙANDRE
Elle nous a entendus... Elle fuit vers le chвteau...
AGLAVAINE, lui montrant au loin Sйlysette
Va!... Va!...
MЙLЙANDRE
Oui...
Il s'йlance а la poursuite de Sйlysette. Aglavaine s'appuie contre un arbre et pleure silencieusement.
[582]
SCИNE II
Au fond du parc. Un banc de pierre au bord d'un grand bassin
On dйcouvre Aglavaine endormie sur un banc et voilйe. Entre Sйlysette.
SЙLYSETTE
«Sйlysette, la petite Sйlysette, il ne faut pas qu'elle pleure...» Il a pitiй de moi parce qu'il ne m'aime plus... Je ne l'aime plus non plus... Ils croient que je vais me tenir bien tranquille; et qu'il suffit de m'embrasser en regardant ailleurs... « Sйlysette, la petite Sйlysette... » on dit cela trиs tendrement; oh ! bien plus tendrement que d'habitude... Il regarde autre chose quand il m'embrasse maintenant; ou bien il me regarde en ayant l'air de demander pardon... Et tandis qu'ils s'embrassent, il faut que je me cache comme si j'avais volй... Ils sont encore sortis ce soir; et je les ai perdus de vue... «La petite Sйlysette » n'est pas dans le secret... on ne lui parle plus qu'en souriant... on lui donne un baiser sur le front... on lui offre des fleurs et des fruits... «la petite Sйlysette» est protйgйe par l'йtrangиre... on l'embrasse en pleurant pour se dire : oh ! la pauvre petite... il n'y a rien а faire... elle ne s'en ira pas... mais elle ne verra rien... et on se prend les mains quand elle tourne la tкte... oui, oui; jusqu'au moment... Patience, patience... «La petite Sйlysette» aura son jour aussi... Elle ne sait pas encore ce qu'il faut faire, mais patience, patience, on verra...
Apercevant Aglavaine sur le banc.
Ils sont lа!... Ils se sont endormis dans les bras l'un de l'autre!... Oh! ceci!... oh! ceci!... je vais!... Yssaline, grand'mиre!... Il faut qu'on voie!... Il faut qu'on voie ceci!... Il ne viendra personne!... Je suis toujours toute seule... Je vais...
S'approchant.
Elle est toute seule aussi... est-ce un rayon de lune ou bien son voile blanc?... Elle dort; qu'est-ce que je vais faire?... Oh! elle ne sait pas!... elle est au bord du rйservoir et si elle se retourne elle tombe dans la citerne... il a plu... elle s'est voilй la tкte mais sa poitrine [583] est dйcouverte... elle est trempйe... elle a froid... elle ne connaоt pas le pays... est-elle tombйe ou bien est-elle malade?... oh! elle tremble en dormant... je vais lui donner mon manteau...
Elle recouvre Aglavaine et soulиve le voile qui cache le visage.
Elle dort profondйment... je crois qu'elle a pleure... elle n'a pas l'air heureuse... elle n'a pas l'air plus heureuse que moi... elle est pвle ; je vois qu'elle pleure aussi... elle est belle... elle est belle quand elle est pвle ainsi... on dirait qu'elle se mкle aux clartйs de la lune... il ne faut pas l'йveiller brusquement... elle pourrait prendre peur et tomber dans le puits.
Se penchant doucement.
Aglavaine... Aglavaine...
AGLAVAINE, s'йveillant
Ah!... il fait clair...
SЙLYSETTE
Prenez garde... vous кtes au bord du quai... Ne vous retournez pas, vous auriez le vertige...
AGLAVAINE
Oщ suis-je?
SЙLYSETTE
Au bord des rйservoirs d'eau douce du chвteau... Vous ne le saviez pas?... vous кtes venue seule ? il fallait prendre garde, c'est l'endroit dangereux...
AGLAVAINE
Je ne savais pas... il faisait noir... j'ai vu la haie de buis, puis un banc... j'йtais triste et j'йtais fatiguйe...
SЙLYSETTE
Avez-vous froid? Fermez donc le manteau...
AGLAVAINE
Qu'est-ce que ce manteau? - C'est le tien, Sйlysette? - C'est toi [584] qui m'as couverte tandis que je dormais?... - Mais c'est toi qui as froid... Viens ici, que je te couvre aussi... Tu trembles plus que moi...
Se retournant.
Oh ! je vois... A prйsent que la lune s'est levйe, je vois l'eau qui reluit entre les deux murailles... Si j'avais fait un mouvement... et c'est toi...
Elle regarde longuement Sйlysette et l'embrasse.
Sйlysette...
SЙLYSETTE
Ne restons pas ici... C'est l'endroit de la fiиvre...
AGLAVAINE
II ne faut jamais faire attendre des moments comme ceux-ci. Ils ne reviennent pas deux fois... J'ai vu ton вme, Sйlysette, parce que tu m'as aimйe malgrй toi tout а l'heure...
SЙLYSETTE
Nous allons prendre froid, Aglavaine...
AGLAVAINE
Je t'en prie, ne tente pas de fuir au moment oщ tout ce qu'il y a de plus grave dans ton кtre voudrait venir а moi... Crois-tu que je n'entende pas les efforts qui se font?... Crois-tu que nous serons jamais plus proches l'une de l'autre?... Ne mettons pas des petits mots d'enfant, des petits mots pareils а des йpines entre nos pauvres cњurs... Parlons comme des кtres humains, comme de pauvres кtres humains que nous sommes, qui parlent comme ils peuvent, avec leurs mains, avec leurs yeux, avec leur вme, quand ils veulent dire des choses plus rйelles que celles que les paroles peuvent atteindre... Crois-tu que je n'entende pas que ton вme dйborde ?... Serre-toi contre moi dans la nuit, laisse-moi t'entourer de mes bras; et ne t'inquiиte pas si tu ne peux pas me rйpondre... Quelque chose parle en toi que j'entends aussi bien que toi-mкme...
SЙLYSETTE,fondant en larmes
Aglavaine...
[585]
AGLAVAINE
Aglavaine pleure aussi... Elle pleure parce qu'elle t'aime et parce qu'elle non plus ne peut pas dire au juste ce qu'il lui faudrait faire, ce qu'il lui faudrait dire... Nous voici toutes seules, ma pauvre Sйlysette, nous voici toutes seules, а nous serrer l'une contre l'autre dans l'obscuritй... et le bonheur ou le malheur qui va nous arriver se dйcide en nous-mкmes, en ce moment peut-кtre... Mais personne ne peut le connaоtre... Et je ne trouve pas autre chose que des larmes pour interroger l'avenir... Je croyais кtre la plus sage, et quand le moment vient oщ il faudrait savoir, je sens que j'ai besoin de toi plus que tu n'as besoin de moi... Et c'est pour cela que je pleure, et c'est pour cela que je t'embrasse ainsi, afin de nous rapprocher toutes deux, autant qu'on peut le faire, de ce qui se dйcide au fond de nous... Je t'ai fait bien du mal, ce matin...
SЙLYSETTE
Non, non; tu ne m'as pas fait de mal...
AGLAVAINE
Je t'ai fait bien du mal, ce matin... Et je voudrais ne plus jamais t'en faire... Mais que faut-il donc faire pour ne pas faire de mal а ceux qu'on aime le mieux?... On dirait vraiment que dиs qu'on aime un кtre, on le dйsigne en mкme temps que soi-mкme а des souffrances qui ne l'avaient pas encore aperзu... Et c'est ainsi, que dans le moment mкme oщ je sentais que je t'aimais le plus profondйment, j'ai donnй ce baiser qui йtait nй pour toi et qui t'a fait pleurer pour la premiиre fois...
SЙLYSETTE
J'ai pleurй, Aglavaine ; mais je n'йtais pas raisonnable... Je ne pleurerai plus.
AGLAVAINE
Ma pauvre Sйlysette, on ne sait pas au juste quand on est raisonnable... Il ne faut pas se demander si ceux qui pleurent sont raisonnables ou non, mais simplement ce qu'on peut faire pour qu'ils ne pleurent plus.
[586]
SЙLYSETTE,sanglotant
Aglavaine !
AGLAVAINE
Qu'y a-t-il, tu es toute tremblante ?
SЙLYSETTE
Je ne t'avais pas encore vue dormir...
\parAGLAVAINE
Tu me verras dormir bien souvent, Sйlysette...
SЙLYSETTE
Et puis on ne m'avait jamais rien dit... Non, personne, personne...
AGLAVAINE
Si, si ; ma pauvre Sйlysette, on t'aura dit sans doute ce que l'on dit а tout le monde ; car tout le monde parle quand il veut ; et tout кtre a l'occasion d'entendre les paroles nйcessaires; mais tu ne savais pas encore йcouter...
SЙLYSETTE
Ce n'йtait pas la mкme chose... Jamais, jamais...
AGLAVAINE
C'est que tu n'йcoutais pas, Sйlysette, vois-tu, ce n'est pas avec les oreilles qu'on йcoute ; et ce que tu entends а prйsent, ce n'est pas avec tes oreilles que tu l'entends vraiment; car au fond, tu n'entends pas ce que je dis, tu entends simplement que je t'aime...
SЙLYSETTE
Je t'aime aussi...
AGLAVAINE
Et c'est pourquoi tu йcoutes et comprends si bien ce que je ne puis dire... Ce ne sont pas nos mains seules qui sont jointes en ce moment, ma pauvre Sйlysette... Mais Mйlйandre t'aime aussi, pourquoi ne l'йcoutais-tu pas?
[587]
SЙLYSETTE
II n'est pas comme toi, Aglavaine...
AGLAVAINE
II est meilleur que moi; et il doit t'avoir parlй plus d'une fois bien mieux que je ne puis le faire...
SЙLYSETTE
Non, non; ce n'est pas la mкme chose... Ecoute, je ne peux pas te dire au juste ce que c'est... Quand il est lа, je me cache en moi-mкme... Je ne veux pas pleurer... Je ne veux pas qu'il croie que je comprends... Je l'aime trop...
AGLAVAINE
Dis encore, Sйlysette... Je t'embrasserai doucement pendant que tu me parles...
SЙLYSETTE
C'est si difficile... Tu ne comprendras pas, je ne puis pas le dire...
AGLAVAINE
Si je ne comprends pas ce que tu dis, je comprendrai ce que tes larmes disent...
SЙLYSETTE
Oui, voilа-Je ne veux pas qu'il m'aime pour autre chose-Je veux qu'il m'aime parce que c'est moi seule... Oh! ce n'est pas possible de le dire tout а fait-Je ne veux pas qu'il m'aime parce que je suis d'accord avec lui, ou parce que je puis lui rйpondre... On dirait que je suis jalouse de moi-mкme... tu comprends un peu, Aglavaine?
AGLAVAINE
On voit sans peine s'il y a de l'eau pure dans un vase de cristal, Sйlysette... Tu avais peur de lui montrer que tu es belle... On ne sait pas pourquoi on a souvent cette crainte quand on aime... On dйsire trop peut-кtre que les autres devinent... Mais c'est une peur qu'il faut vaincre... Puis, vois-tu, а force de se cacher aux autres on finit par ne plus se retrouver soi-mкme...
[588]
SЙLYSETTE
Je ne suis pas raisonnable, je sais bien... Je veux qu'il m'aime alors mкme que je ne saurais rien, que je ne ferais rien, que je ne verrais rien, que je ne serais rien... Il me semble que je voudrais qu'il m'aimвt si je n'existais pas... Et alors je cachais, je cachais... Je voudrais cacher tout... Ce n'est pas de sa faute... Et c'est pourquoi j'йtais heureuse quand il m'embrassait en haussant les йpaules et en hochant la tкte... Bien plus heureuse que lorsqu'il m'embrassait en m'admirant... Mais ce n'est pas ainsi qu'il faut qu'on aime, je suppose ?...
AGLAVAINE
On ne sait pas comment il faut qu'on aime... les uns aiment ainsi et les autres ainsi ; et l'amour fait ceci, ou l'amour fait cela ; et c'est toujours trиs bien puisque c'est l'amour... On le regarde au fond de soi, comme un vautour ou comme un aigle йtrange dans une cage... La cage vous appartient, mais l'oiseau n'appartient а personne... on le regarde avec inquiйtude, on le rйchauffe, on le nourrit, mais on ne sait ce qu'il va faire, s'il va voler, se meurtrir aux barreaux ou chanter... Il n'y a rien au monde qui soit plus loin de nous que notre amour, ma pauvre Sйlysette... Il faut bien qu'on attende et l'on ne peut qu'apprendre а le comprendre...
SЙLYSETTE
L'aimes-tu, Aglavaine?
AGLAVAINE
Qui cela, Sйlysette?
SЙLYSETTE
Mйlйandre...
AGLAVAINE
Comment ne l'aimerais-je pas?
SЙLYSETTE
Mais l'aimes-tu comme je l'aime ?
[589]
AGLAVAINE
Je tвche de l'aimer comme je t'aime, Sйlysette.
SЙLYSETTE
Mais si tu l'aimais trop?...
AGLAVAINE
Je crois qu'on ne saurait trop aimer, mon enfant...
SЙLYSETTE
Mais s'il t'aime mieux que moi?
AGLAVAINE
II aimera en toi ce qu'il aimait en moi, puisque c'est la mкme chose...
Il n'y a pas un кtre au monde qui me ressemble autant que Mйlйandre. Comment ne t'aimerait-il pas puisque je t'aime, et comment pourrais-je l'aimer si lui ne t'aimait pas?... Il ne serait plus semblable а lui-mкme ni а moi...
SЙLYSETTE
II n'y a rien qu'il puisse aimer en moi... et tu sais tant de choses que je ne saurai jamais, Aglavaine...
AGLAVAINE
Embrasse-moi, Sйlysette, et crois-moi quand je dis que tout ce que je sais, peut-кtre, ne vaut pas mieux que tout ce que tu crois ne pas savoir... Je saurai lui montrer que tu es plus profonde et plus belle qu'il ne croit...
SЙLYSETTE
Tu pourras faire qu'il m'aime encore quand tu es lа?
AGLAVAINE
S'il ne t'aimait plus parce que je suis ici, je m'en irais tout de suite, Sйlysette...
[590]
SЙLYSETTE
Je ne veux pas que tu t'en ailles...
AGLAVAINE
II le faudrait bien, car je n'aimerais plus...
SЙLYSETTE
C'est alors que je serais malheureuse, Aglavaine...
AGLAVAINE
Peut-кtre, Sйlysette...
SЙLYSETTE
Oh! je commence а t'aimer, а t'aimer, Aglavaine!...
AGLAVAINE
Je t'aime depuis bien longtemps, Sйlysette...
SЙLYSETTE
Pas moi; quand je t'ai vue je ne t'aimais pas; et puis, je t'aimais tout de mкme... J'ai voulu un moment... oh ! du mal, bien du mal-Mais je ne savais pas que tu йtais ainsi... si j'avais йtй а ta place, j'aurais йtй mйchante...
AGLAVAINE
Non, non; ma pauvre Sйlysette... tout au fond de toi-mкme tu n'aurais pas йtй mйchante, mais tu n'aurais pas su comment on pouvait кtre bonne en йtant malheureuse... Tu aurais cru que ton devoir йtait d'кtre mйchante parce que tu n'avais pas le courage d'кtre bonne... on souhaite tous les maux а ceux qui nous offensent ; et puis, au moindre mal qui leur arrive, on voudrait leur donner tout le bonheur que l'on possиde, afin qu'ils ne pleurent plus-Mais pourquoi ne pas les aimer avant qu'ils deviennent malheureux? On ne se trompe pas en les aimant d'avance, car il n'y a pas d'кtre en ce monde qui soit heureux jusqu'а la fin...
SЙLYSETTE
Je voudrais t'embrasser encore une fois, Aglavaine... C'est [591] йtrange, au commencement, je ne pouvais pas t'embrasser... Oh! je craignais ta bouche... Je ne sais pas pourquoi... et maintenant... Est-ce qu'il t'embrasse souvent?
AGLAVAINE
Lui?
SЙLYSETTE
Oui.
AGLAVAINE
Oui, Sйlysette, et je l'embrasse aussi.
SЙLYSETTE
Pourquoi ?
AGLAVAINE
Parce qu'il y a des choses qu'on ne peut dire qu'en s'embrassant... Parce que les choses les plus profondes et les plus pures peut-кtre ne sortent pas de l'вme tant qu'un baiser ne les appelle...
SЙLYSETTE
Tu peux l'embrasser quand je le vois, Aglavaine...
AGLAVAINE
Je ne l'embrasserai plus si tu veux, Sйlysette.
SЙLYSETTE, sanglotant tout а coup
Et tu peux l'embrasser quand je ne le vois pas-
Elle se penche sur l'йpaule d'Aglavaine et continue d'y sangloter doucement.
AGLAVAINE
Ne pleure pas, Sйlysette, car tu es meilleure que nous deux...
SЙLYSETTE
Je ne sais pas pourquoi je pleure-je ne suis pas malheureuse... Je suis heureuse de t'avoir rйveillйe, Aglavaine- [592]
AGLAVAINE
Je suis heureuse aussi de t'avoir rйveillйe, Sйlysette... viens, partons- II ne faut pas s'attarder trop longtemps aux endroits oщ notre вme a йtй plus heureuse qu'une вme humaine ne peut l'кtre...
Elles sortent enlacйes.
SCИNE III
Un appartement dans le chвteau
On dйcouvre au fond de la salle et dans l'ombre Mйligrane et Sйlysette.
MЙLIGRANE
Tu n'en peux plus, ma pauvre Sйlysette, ne dis pas non ; ne secoue pas la tкte en t'essuyant les yeux...
SЙLYSETTE
Mais, grand'mиre, je te dis que je pleure parce que je suis heureuse...
MЙLIGRANE
On ne pleure pas ainsi lorsque l'on est heureuse-
SЙLYSETTE
Mais si, l'on pleure ainsi, puisque je pleure ainsi...
MЙLIGRANE
Ecoute-moi, Sйlysette... J'ai йcoutй tantфt tout ce que tu m'as dit au sujet d'Aglavaine-Je ne sais pas parler comme elle-Je suis une vieille femme qui ne sait pas grand'chose, mais j'ai souffert aussi, je n'ai que toi au monde, je suis prиs du tombeau, et tout cela, vois-tu, montre des vйritйs qui ne sont peut-кtre pas aussi belles que celles dont nous parle Aglavaine, mais ce ne sont pas toujours les plus belles vйritйs qui ont raison contre des vйritйs plus simples et plus vieilles- Je ne vois qu'une chose, ma pauvre Sйlysette, c'est [593] que malgrй les sourires que tu montres, tu pвlis, et tu pleures dиs que tu te crois seule... Il ne faut pas lutter ainsi contre ses propres forces... On a beau se dire que les larmes ne sont pas raisonnables ou qu'elles ne sont pas belles; lorsqu'on est arrivй а la fin de sa vie, on a vu trop souvent qu'elles seules ont raison... Il y a, je le sais, bien des choses qui sont plus belles que les larmes; et bien souvent, il vaudrait mieux ne pas pleurer... Mais quand on ne peut plus s'empкcher de pleurer, il faut croire а la vйritй de ses larmes ; il faut se dire qu'il y a en elles quelque chose qui est plus vrai encore que les plus belles choses qu'on voit au-dessus d'elles... car, vois-tu, Sйlysette, c'est souvent le destin qui parle par nos larmes et c'est du fond de l'avenir qu'elles montent dans nos yeux-
Aglavaine entre par le fond de la salle, sans qu'elles l'aperзoivent.
Tu as pleurй longtemps, ma pauvre Sйlysette, et tu sais bien que tu ne pourras pas t'empкcher de pleurer... A quoi veux-tu qu'aboutisse tout ceci? J'ai rйflйchi patiemment dans mon coin, et je tвche de parler de sangfroid, malgrй ce que je souffre а te voir injustement souffrir... Il n'y a pas deux solutions humaines а ces tristesses; et il faut bien que l'une de vous deux meure ou que l'autre s'en aille... Et qui doit s'en aller si ce n'est celle que le destin a fait venir trop tard?-
SЙLYSETTE
Pourquoi n'est-ce pas celle qui est venue trop tфt?
AGLAVAINE, s'avanзant
On ne vient pas trop tфt, ma pauvre Sйlysette- on vient а l'heure dite, et je crois que grand'mиre a raison...
SЙLYSETTE
Si grand'mиre a raison, nous serons malheureuses...
AGLAVAINE
Et si grand'mиre a tort, nous pleurerons aussi- Que veux-tu, Sйlysette, on n'a le plus souvent que le choix de ses larmes, et si je n'йcoutais que ma pauvre sagesse, je te dirais qu'il faut qu'on choisis? les plus belles; et les plus belles ici sont celles que tu versais- [594] Mais depuis quelques jours, je suis inquiиte aussi ; et je me suis dit plus d'une fois que, sous les vйritйs qu'on peut atteindre, il faut bien qu'il y ait une vйritй plus grave, qui attend son moment tout au fond de nous-mкmes, et dont toutes nos paroles n'altиrent pas le sourire ou n'essuient pas les yeux- et je crois aujourd'hui avoir trouvй cette vйritй qui nous ferait agir malgrй tous nos efforts... Adieu, ma Sйlysette. Embrasse-moi. Il est tard, Mйlйandre t'attend...
SЙLYSETTE
Tu ne viens pas l'embrasser avec moi, Aglavaine ?
AGLAVAINE
Je ne l'embrasserai plus, je t'embrasserai seule quand nous serons ensemble, et je pourrai lui dire tout ce qu'il faut lui dire, comme si je l'embrassais lui-mкme-
SЙLYSETTE
Qu'y a-t-il? Tes yeux brillent, tu me caches quelque chose...
AGLAVAINE
Mes yeux brillent, au contraire, parce que je ne cache plus rien- J'ai reconnu tantфt qu'il t'aimait bien plus profondйment qu'il ne croyait le faire-
SЙLYSETTE
II te l'a dit?...
AGLAVAINE
Non ; s'il me l'avait dit, je n'en serais pas aussi sыre...
SЙLYSETTE
Mais toi; il ne t'aime plus?-
AGLAVAINE
II m'aime moins que toi...
SЙLYSETTE
Oh! ma pauvre Aglavaine!... Mais ce n'est pas possible... pourquoi t'aime-t-il moins ? Que veux-tu que je fasse ? Il ne faut pas que [595] tu sois seule ce soir, si tu n'es pas heureuse... veux-tu que je reste avec toi?... Je lui dirai-
AGLAVAINE
Va, va... hвte-toi, Sйlysette... je ne serai jamais plus heureuse que ce soir...
Elles s'embrassent en silence et sortent sйparйment.
[596]
ACTE TROISIИME
SCИNE 1
Dans le parc
Entrent Mйlйandre et Sйlysette.
SЙLYSETTE
Pardonne-moi, Mйlйandre, tu voudrais кtre seul. Je suis toujours pour toi une cause de tristesse; mais je m'en irai tout de suite... je sors de la chambre d'Aglavaine... elle dort dйjа et je l'ai embrassйe sur les lиvres ; et bien que les йtoiles йclairent tout son lit, elle ne s'est pas rйveillйe... Je ne te retiendrai pas longtemps; et nous irons l'йveiller tout а l'heure, car elle pleure dans son rкve... je n'ai pas osй l'йveiller toute seule... mais je voudrais te parler d'une chose- je ne sais pas encore si j'ai tort ou raison, ni si c'est bien ou mal- je ne peux pas le demander а Aglavaine, mais tu pardonneras aussi si je me trompe.
MЙLЙANDRE
Qu'y a-t-il, Sйlysette ? - Viens ici, sur ce banc, et assieds-toi sur mes genoux. Je caresserai tes cheveux pendant que tu me parles ; tu ne me verras pas et tu n'auras pas peur... je crois que tu as quelque chose de trиs lourd sur le cњur...
SЙLYSETTE
Ce n'est pas sur le cњur... c'est sur moi-je ne puis pas dire oщ- c'est peut-кtre sur l'вme- c'est quelque chose qui pиse... et quelque chose qui fait comprendre... quoi?... je n'en sais rien encore, mais je suis plus heureuse que dans le temps oщ je ne sentais rien peser sur moi...
MЙLЙANDRE
Tu es bien changйe, Sйlysette... et moi aussi, j'avais а te parler- je ne retrouve plus ton visage d'autrefois, et les pauvres fleurs de [597] tes joues ne revivent mкme plus sous mes baisers... autrefois tu riais lorsque je t'embrassais ainsi...
SЙLYSETTE
Autrefois je riais plus souvent; mais main tenant je suis bien plus heureuse...
MЙLЙANDRE
Je ne sais, Sйlysette... il arrive parfois que l'вme se croit heureuse, quand c'est le cњur qui n'en peut plus... Mais laissons tout cela; et dis-moi avant tout ce qui te tourmente ce soir-
SЙLYSETTE
Aglavaine s'en va-
MЙLЙANDRE
Aglavaine? Elle te l'a dit?
SЙLYSETTE
Oui-
MЙLЙANDRE
Quand cela?... Et pourquoi s'en va-t-elle?
SЙLYSETTE
Elle ne me l'a pas dit... mais il est sыr qu'elle s'en ira; puisqu'elle croit aujourd'hui que c'est ce qu'il faut faire... et c'est pourquoi je me demande s'il n'est pas prйfйrable que ce soit moi qui parte...
MЙLЙANDRE
Toi, Sйlysette? - Mais qu'est-il arrivй?..
SЙLYSETTE
II n'est rien arrivй ; et je t'en prie, si tu ne veux pas qu'elle pleure sans raison, n'en parle pas а Aglavaine- Mais, vois-tu, Mйlйandre, j'ai rйflйchi aussi pendant que vous йtiez ensemble, tandis que j'attendais aux cфtйs de grand'mиre... et quand vous reveniez, si heureux, si unis, que tous se taisaient malgrй eux lorsque vous approchiez... je me le suis dit bien souvent; je ne suis, moi, qu'une [598] pauvre petite chose qui ne pourrait jamais vous suivre... mais vous avez toujours йtй si bons pour moi, que je l'ai vu bien tard- et bien souvent vous vouliez m'emmener avec vous parce que j'йtais triste... et quand je vous accompagnais, vous paraissiez plus gais qu'а l'ordinaire, mais vos deux вmes n'avaient plus leur bonheur, et j'йtais entre vous comme une йtrangиre qui a froid... et cependant ce n'йtait pas de votre faute, et ce n'йtait pas de ma faute non plus-je sais bien que je ne puis comprendre... et cependant je sais qu'il faut que l'on comprenne...
MЙLЙANDRE
Ma chиre, chиre et bonne Sйlysette, Aglavaine a raison et je ne savais pas que tu fusses si belle... mais que crois-tu ne pas comprendre ? - Crois-tu que nous comprenions quelque chose que tu ne comprennes pas? Hйlas! ma pauvre Sйlysette, la diffйrence est si petite au fond des choses, et l'on ne saurait dire pour quelles raisons on aime. Mais si tu as pu dire ce que tu viens de dire, tu n'as plus besoin de comprendre ; et c'est moi seul qui ne comprenais pas.
SЙLYSETTE
Non, non; mon pauvre Mйlйandre, c'est ta bontй qui parle... je sais ce qu'il faut кtre et cependant je ne pourrai jamais кtre ce que vous кtes...
MЙLЙANDRE
Je ne te reconnais plus, Sйlysette, et je n'avais rien vu-je ne sais de quel ciel tu descends quand tu parles ainsi...
SЙLYSETTE
Je descends d'Aglavaine, Mйlйandre...
MЙLЙANDRE
Nous descendons tous d'Aglavaine, mon enfant; on n'a plus d'autre source que la beautй, une fois qu'on l'a connue... mais crois-tu, Sйlysette, qu'il y ait une grande diffйrence entre ton вme et celle d'Aglavaine ?
SЙLYSETTE
Oui, je crois qu'il y en a une trиs grande, Mйlйandre...
[599]
MЙLЙANDRE
Je ne le crois pas, Sйlysette, et je le crois de moins en moins quand j'entrevois ainsi tout ce qui se cachait sous des rires d'enfant- On va toujours aux вmes qui savent se montrer; et l'on devrait apprendre que celles qui ne se montrent pas sont aussi belles que les autres- et peut-кtre plus belles, puisqu'elles ne s'en doutent pas-
SЙLYSETTE
Non, non; j'aurais beau faire, ce ne serait jamais la mкme chose, Mйlйandre... quand j'ai fait quelque chose que tu aimes, c'est que j'ai essayй d'imiter Aglavaine...
MЙLЙANDRE
Sйlysette...
SЙLYSETTE
Oh! Mйlйandre... je n'ai pas dit cela pour te faire un reproche- l'as-tu compris ainsi ? je ne suis plus comme autrefois et je ne ferai plus de reproches а personne. Je ne sais pas moi-mкme ce qui me change ainsi, et je n'aurais pas cru celui qui m'aurait dit, il y a quelque temps, que j'allais кtre heureuse en devenant plus triste; et qu'un jour, je mettrais mes lиvres sur les lиvres de celle que tu devais aimer; et cependant je ne puis plus m'empкcher de le faire...
MЙLЙANDRE
Je ne sais ce que le ciel se prйpare а exiger d'un homme quand il l'entoure ainsi-
SЙLYSETTE
Je ne suis qu'une bien petite chose, Mйlйandre, mais je voudrais aussi кtre plus belle que je ne suis, et je voudrais aussi que l'on m'aimвt en pleurant comme tu pleures quand tu l'admires.
MЙLЙANDRE
De qui parles-tu?...
[600]
SЙLYSETTE
Je te parle de celle а qui tu penses, sans doute, quand tu ne parles pas...
MЙLЙANDRE
Quand je suis prиs de toi, c'est а elle que je pense ; et quand je suis prиs d'elle, c'est а toi que je songe...
SЙLYSETTE
J'ai bien vu que ce n'йtait pas la mкme chose ni les mкmes larmes, Mйlйandre- Elles viennent de bien plus loin que lorsqu'on a pitiй et je sais qu'on ne peut plus les oublier... Et quand tu me dis que tu m'aimes pour que je sois moins triste, tu ne pourras jamais me dire ce que tu dis а Aglavaine...
MЙLЙANDRE
Je ne sais si je te dirais les mкmes choses, Sйlysette. On ne dit pas exactement ce que l'on veut, et quand on veut parler profondйment а quelqu'un que l'on aime, on ne fait jamais que rйpondre а des questions que les oreilles n'entendent point... Et les questions que font les вmes ne sont jamais pareilles... Et c'est pourquoi nos paroles diffиrent sans que nous le sachions... Mais les questions de ton вme d'enfant, ma pauvre Sйlysette, sont aussi belles que celle d'Aglavaine... Elles viennent d'une autre rйgion, voilа tout... C'est pourquoi ne t'attriste pas, Sйlysette... Il ne faut pas qu'on soit jaloux des вmes... Crois-tu, qu'au fond, je ne te parle pas, en ce moment comme je parlerais а Aglavaine?... Crois-tu que l'on puisse dire а un кtre autre chose que ce que je te dis?... Ф ma belle Sйlysette! si un ange du ciel descendait dans mes bras pour y prendre ta place, je ne pourrais pas lui ouvrir mon cњur plus simplement ni plus profondйment que je ne l'ouvre а toi- Et tout le reste, qu'il faudrait dire encore, ne peut pas se dire ici-bas... Attendons, Sйlysette ; Aglavaine s'en ira ou ne s'en ira pas, elle seule le sait et ne se trompe point... Mais qu'elle reste ou s'en aille, elle aura su m'apprendre а trouver ta beautй et а t'aimer enfin comme je ne savais pas encore aimer... En tout cas, Sйlysette, s'il faut qu'on pleure encore, ce n'est plus toi qui dois pleurer... Et puis, crois-tu que nous serions heureux si tu t'en allais, mon enfant?... Et crois-tu qu'un [601] bonheur qui serait йtabli sur les souffrances d'un petit кtre, aussi pur, aussi doux que tu l'es, serait un bonheur bien durable et bien digne de nous?- Crois-tu que je pourrais embrasser Aglavaine et qu'elle pourrait m'aimer si l'un de nous acceptait ce bonheur? Nous nous aimons au-dessus de nous-mкmes, Sйlysette, nous nous aimons oщ nous sommes beaux et purs, c'est lа aussi que nous te rencontrons; et depuis quelque temps, grвce а toi, ce n'est plus sans te voir que nous devons t'aimer... Viens, donne-moi tes lиvres... Je t'embrasse ce soir sur ton вme, Sйlysette- Viens, je crois que minuit sonne... Allons voir si le songe d'Aglavaine pleure encore а travers son sommeil...
Ils sortent enlacйs.
SCИNE II
Un appartement dans le chвteau
Entrent Aglavaine et Mйlйandre.
AGLAVAINE
Entends-tu cette porte qui se ferme ?
MЙLЙANDRE
Oui.
AGLAVAINE
C'est Sйlysette- Elle nous a entendus et veut nous laisser seuls-
MЙLЙANDRE
Elle m'avait dit qu'elle montait а sa tour ce matin; on lui avait parlй d'un grand oiseau йtrange...
AGLAVAINE
Elle йtait ici, j'en suis sыre ; et toute la chambre a l'air d'attendre son retour... Regarde les petits objets de son travail qu'elle a laisses [602] sur le seuil d'une fenкtre... les йcheveaux de soie, les fils d'or et d'argent, les perles et les pierres...
MЙLЙANDRE
Et voici son anneau oщ nos noms sont йcrits... Voici des violettes et voici son mouchoir...
Il prend le mouchoir et tressaille en le touchant.
Ah!-
AGLAVAINE
Qu'y a-t-il ?
MЙLЙANDRE,lui tendant le mouchoir
Prends...
AGLAVAINE
Ah!...
MЙLЙANDRE
II a gardй pour nous la chaleur de ses larmes...
AGLAVAINE
Tu vois bien, Mйlйandre... puisqu'elle ne parle pas, les plus petites choses vont parler а sa place pour me dire qu'il est temps...
Prenant le mouchoir.
Donne-le moi, Mйlйandre... Pauvre petit tйmoin de tout ce qu'on nous cache, il faudrait кtre morte pour ne pas te comprendre...
MЙLЙANDRE
Aglavaine...
Il veut l'embrasser.
AGLAVAINE
Ne m'embrasse pas aujourd'hui... Aime-la bien, Mйlйandre-
[603]
MЙLЙANDRE
Je ne sais pas ce qu'il faut croire- II me semble parfois que je l'aime presque autant que je t'aime, et parfois que je l'aime plus que toi, parce qu'elle est plus loin de moi ou plus inexplicable... Et puis, lorsque je te revois, tout s'efface autour d'elle, je ne l'aperзois plus- et cependant, si je la perdais pour toujours, je ne pourrais jamais t'embrasser sans tristesse...
AGLAVAINE
Je sais bien que tu l'aimes, Mйlйandre, et c'est pourquoi il faut que je m'en aille...
MЙLЙANDRE
Mais je ne puis l'aimer qu'en toi seule, Aglavaine, et quand tu seras loin, je ne l'aimerai plus...
AGLAVAINE
Je sais bien que tu l'aimes, et je le sais si bien, que je n'ai pu m'empкcher, plus d'une fois, d'envier ton amour а la pauvre petite- II ne faut pas que tu me croies parfaite- Si Sйlysette n'est plus ce qu'elle paraissait кtre, j'ai changй moi aussi, en vivant entre vous... J'йtais venue ici plus sage qu'il ne faut l'кtre, j'йtais persuadйe que la beautй ne doit pas s'inquiйter des larmes qu'on rйpand а cause d'elle, et je croyais que la bontй n'a d'autre guide que la sagesse- Mais maintenant, j'ai reconnu qu'il ne faut pas que la bontй soit sage ; et qu'il vaut mieux qu'elle soit humaine et folle- Je me croyais la plus belle des femmes; et maintenant j'ai reconnu que les plus petits кtres sont aussi beaux que moi et ne savent pas qu'ils sont beaux- Quand je regarde Sйlysette, je me demande а chaque instant si tout ce qu'elle fait а tвtons, dans son вme d'enfant, n'est pas plus grand et mille et mille fois plus pur que tout ce que j'aurais pu faire- Elle est indiciblement belle, quand j'y songe en moi-mкme, Mйlйandre... Elle n'a qu'а se baisser pour trouver des trйsors inouпs dans son cњur, et elle vient les offrir en tremblant, comme une petite aveugle qui ne sait pas que ses deux mains sont pleines de joyaux et de perles-
[604]
MЙLЙANDRE
C'est йtrange, Aglavaine- quand tu me parles d'elle, c'est toi seule que j'admire et que j'aime davantage. Rien au monde ne peut faire que tout le bien que tu m'en dis ne retombe sur toi; et un Dieu mкme interviendrait que je ne pourrais pas l'aimer comme je t'aime...
AGLAVAINE
C'est l'injustice de l'amour, Mйlйandre ; et si tu me faisais l'йloge de ton frиre, |je sais bien que c'est toi qui deviendrais plus beau- Je voudrais t'embrasser et pleurer, Mйlйandre... Il est donc impossible de ne plus s'aimer quand on s'aime!-
MЙLЙANDRE
Oui, je crois que c'est impossible... Je l'ai vu, moi aussi, tout а l'heure, tandis que je parlais а Sйlysette, car tandis que je lui parlais, je sentais que l'amour ne voulait pas dйpendre de ce que je disais, ni de ce qu'elle disait, de ce que je pensais, ni de ce qu'elle pensait...
AGLAVAINE
Quand je suis arrivйe, Mйlйandre, il me semblait que tout йtait possible et que personne n'allait souffrir... Mais je vois aujourd'hui que la vie ne veut pas obйir а nos plus beaux projets... Et je sais en mкme temps que si je restais prиs de toi lorsque d'autres en souffrent, je ne serais plus ce que tu es, tu ne serais plus ce que je suis, et notre amour ne serait plus semblable а notre amour...
MЙLЙANDRE
II est vrai peut-кtre, Aglavaine- Et cependant n'aurions-nous pas raison ?-
AGLAVAINE
Ah ! c'est avoir si peu de chose que d'avoir raison, Mйlйandre ; et je crois qu'il vaut mieux avoir tort toute sa vie et ne pas faire pleurer ceux qui n'ont pas raison... Je sais aussi tout ce qu'on pourrait dire ; mais pourquoi nous le dire, puisque nous savons bien que cela ne pourra rien changer а une vйritй plus profonde qui n'approuverait [605] pas nos plus belles paroles- N'йcoutons que cela qui ne fait pas de phrases. Ce qui dirige notre vie, malgrй toutes nos paroles et toutes nos actions, c'est la simplicitй des choses; et l'on se trompe toujours lorsque l'on veut lutter contre ce qui est simple... Qui sait pour quelles raisons nous nous sommes rencontrйs lorsqu'il йtait trop tard ; et qui oserait dire que le destin n'est pas la Providence- Aujourd'hui c'est ton вme et la mienne que j'йcoute ; et ce que nous dirions ne transformerait pas ce que je sens bien qu'elles dйcident simplement tout au fond de nous-mкmes- Nous sommes si sages en ce moment, mon pauvre Mйlйandre, que ceux qui nous entendraient par hasard s'en iraient en disant: «Ils s'aiment bien froidement ou ignorent ce que c'est que l'amour vйritable», parce que nous nous aimons lа oщ les amants d'une heure ne songent guиre а s'aimer-
MЙLЙANDRE, l'enlaзant
Je t'aime, mon Aglavaine ; et c'est ici vraiment que l'on s'aime le mieux...
AGLAVAINE, l'enlaзant а son tour
Je t'aime, mon Mйlйandre ; et c'est ici vraiment que l'on s'aime pour toujours-
Un silence.
MЙLЙANDRE
Et maintenant, as-tu songй dйjа а ce que sera notre vie quand nous serons ainsi sйparйs l'un de l'autre, et qu'il ne restera de notre grand amour qu'un petit souvenir qui doit diminuer comme tous les souvenirs? Que ferai-je ici l'an prochain? Que feras-tu lа-bas l'annйe prochaine?... Nous allons fatiguer les journйes et les mois а nous tendre les bras dans le vide- Hйlas ! je ne veux pas pleurer, et pour peu qu'on y songe, il faudrait s'embrasser а se fendre le cњur- Nous avons beau nous dire que nous nous aimerons malgrй toutes les annйes, les forкts et les mers qui seront entre nous ; il y a trop d'instants dans notre pauvre vie oщ le souvenir le plus doux ne peut plus consoler d'une absence trop longue...
[606]
AGLAVAINE
Je sais bien que cela ne console qu'en paroles de savoir que l'on s'aime, quand on ne se voit pas... Ici, nous pourrions кtre heureux et lа-bas nous serons malheureux а coup sыr... Et cependant nous sentons l'un et l'autre que la chose que je fais est la chose qu'il faut faire... Tu pleureras longtemps, je pleurerai toujours, car il ne suffit pas de savoir^qu'on a fait une chose excellente pour qu'on puisse interdire а ses larmes de monter jusqu'aux yeux- Et cependant si tu savais un mot qui sans rien transformer me dйfendоt de m'en aller, tu ne le dirais pas... Il faut bien que l'on souffre ce que d'autres ignorent, lorsque l'on aime ainsi ce que d'autres n'aiment pas- II n'y a pas de rйcompense, mon pauvre Mйlйandre, mais nous n'attendons pas de rйcompense-
Ils sortent.
SCИNE III
Au pied d'une tour
Entrent Aglavaine et Mйlйandre.
AGLAVAINE
Je l'ai vue tout а l'heure, au sommet de la tour, entourйe de mouettes qui poussaient de grands cris. Elle y monte sans cesse depuis deux ou trois jours ; et je ne sais ce que cela fait passer par moments sur mon вme... Elle semble, en mкme temps, plus inquiиte et moins triste, et l'on dirait que quelque chose se prйpare dans ce petit cњur si profond...
MЙLЙANDRE
II me semble en effet qu'elle sourit de nouveau а son ancienne petite vie de Sйlysette... N'as-tu pas remarquй qu'elle chante et revit?... Elle marche devant nous comme si une lumiиre imprйvue l'йclairait- Ne vaudrait-il pas mieux ne pas parler de ton dйpart avant qu'elle soit plus calme, et attendre que ce qui la transforme s'affermisse dans son вme ?-
[607]
AGLAVAINE
Non ; je veux le lui dire aujourd'hui...
MЙLЙANDRE
Mais comment le lui diras-tu ; et ne crains-tu pas que l'enfant qui est dйjа si prиs de nous et ne vit qu'en toi, malgrй toutes ses larmes, ne souffre, а te voir t'en aller, ce que tu souffrirais toi-mкme si un кtre meilleur sacrifiait ainsi sa destinйe а une destinйe qui ne vaut pas la sienne?...
AGLAVAINE
Nous n'avons pas le droit de peser la destinйe des autres- Mais j'ai songй aussi а ce qu'il faut lui dire ; et d'abord j'avais eu la pensйe de mentir pour qu'elle ne souffrоt pas... Ne souris pas, mon Mйlйandre... Il est vrai que je suis si peu femme d'ordinaire, que tu ne pouvais pas t'imaginer que je possиde aussi, tout au fond de moi-mкme, la petite sagesse indirecte de la femme et que je sais mentir aussi bien que mes sњurs, lorsque l'amour dйclare qu'il est nйcessaire de mentir... Je croyais donc lui dire que je ne t'aimais plus, que je m'йtais trompйe, que tu ne m'aimais plus non plus, et puis mille petites choses qui m'eussent diminuйe en elle, de sorte que ses regrets eussent diminuй d'autant. Mais vraiment, devant ses grands yeux purs, j'ai senti que ce n'eыt pas йtй possible, puisque ce n'eыt pas йtй vrai... Йcoute- Je l'entends qui descend en chantant l'escalier de la tour... Retire-toi, Mйlйandre; il faut que je lui parle seule, car elle me dit des choses qu'elle ne peut pas encore te dire ; et puis la vйritй ne descend de son ciel le plus beau que lorsqu'elle peut s'asseoir entre deux кtres qui sont seuls-
Sort Mйlйandre. Un silence, puis on entend la voix de Sйlysette qui se rapproche graduellement.
LA VOIX DE SЙLYSETTE
Quand l'amant sortit
(J'entendis la porte)
Quand l'amant sortit,
Elle avait souri... [608]
Mais quand il rentra,
(l'entendis la lampe)
Mais quand il rentra,
Une autre йtait lа...
Et j'ai vu la mort
(l'entendis son вme)
Et j'ai vu la mort
Qui l'attend encore...
Entre Sйlysette.
AGLAVAINE
Oh ! Sйlysette, que tes yeux sont clairs et sont grands ce matin !-
SЙLYSETTE
C'est que j'ai eu une belle pensйe, Aglavaine...
AGLAVAINE
Dis-la-moi, Sйlysette, il ne faut pas qu'on cache une belle pensйe; car cela rйjouit tout le monde...
SЙLYSETTE
Je ne puis pas encore te la dire...
AGLAVAINE
Dis-la-moi tout de mкme, Sйlysette, je pourrai peut-кtre t'aider...
SЙLYSETTE
Voilа tout juste ce qui me tourmente, je voudrais la dire а quelqu'un, parce que seule, je ne sais pas- mais si je disais mon idйe, elle ne serait plus aussi belle...
AGLAVAINE
Je ne sais pas ce que cela peut кtre ; il me semble, au contraire, qu'une idйe qui est belle devient plus belle encore lorsque d'autres l'admirent-
[609]
SЙLYSETTE
Ah! voilа, Aglavaine!... la petite Sйlysette a son secret aussi, qu'elle saura bien garder... Mais qu'aurais-tu fait а ma place si tu avais йtй la petite Sйlysette et qu'une autre Aglavaine encore plus belle que toi, fыt venue un beau jour embrasser Mйlйandre ?
AGLAVAINE
Je crois que j'aurais tвchй d'кtre heureuse, comme si quelqu'un eыt apportй plus de lumiиre dans la maison, et j'aurais tвchй de l'aimer comme tu m'aimes, Sйlysette...
SЙLYSETTE
Tu n'aurais pas йtй jalouse ?
AGLAVAINE
Je ne sais, Sйlysette... tout au fond de moi-mкme et un instant peut-кtre... mais j'aurais reconnu que ce n'йtait pas bien, et j'aurais tвchй d'кtre heureuse...
SЙLYSETTE
Je suis sur le point d'кtre heureuse, Aglavaine...
AGLAVAINE
II ne faut plus que tu sois malheureuse une minute, Sйlysette...
SЙLYSETTE
Je serais tout а fait heureuse si j'йtais sыre que mon idйe fыt bonne...
AGLAVAINE
Pourquoi ne serait-elle pas bonne, puisqu'elle te rend heureuse?...
SЙLYSETTE
C'est si difficile а savoir, Aglavaine, et je suis toute seule...
AGLAVAINE
Mais pourquoi ne pas me la dire, je suis sыre que je pourrais t'aider...
[610]
SЙLYSETTE
Oui, oui; tu m'aiderais... mais je veux que tu m'aides sans le savoir-
AGLAVAINE
Tu veux donc me cacher quelque chose, Sйlysette?...
SЙLYSETTE
Je te cache quelque chose, mais pour te le montrer quand ce sera trиs beau...
AGLAVAINE
Quand sera-ce trиs beau?
SЙLYSETTE
Quand je saurai- quand je saurai- la petite Sйlysette peut кtre belle aussi... tu verras, tu verras... Oh ! vous allez m'aimer tous les deux bien plus fort...
AGLAVAINE
Est-ce qu'on peut t'aimer davantage, Sйlysette?-
SЙLYSETTE
Comme je voudrais savoir ce que tu ferais а ma place!...
AGLAVAINE
Je suis prкte а le dire, Sйlysette...
SЙLYSETTE
Si je te le disais, ce ne serait plus la mкme chose, et tu ne pourrais pas me dire la vйritй...
AGLAVAINE
N'ai-je pas toujours dit la vйritй ?
SЙLYSETTE
Oui, je sais; mais ici tu ne pourrais pas me la dire...
[611]
AGLAVAINE
Tu es bien йtrange ce matin, Sйlysette, et tu dois prendre garde, tu pourrais te tromper...
SЙLYSETTE
Non, non; laisse-moi t'embrasser, Aglavaine... plus je t'embrasserai et plus je serai sыre de ne pas me tromper...
AGLAVAINE
Je ne t'ai jamais vu les yeux plus clairs que ce matin, ma petite Sйlysette- on dirait que ton вme est ivre dans ton corps-
SЙLYSETTE
Tes yeux sont plus clairs eux aussi, Aglavaine, et cependant tu voudrais les cacher...
AGLAVAINE
J'ai aussi quelque chose а te dire...
SЙLYSETTE
Oh ! qu'est-ce donc?... on dirait que tu n'oses pas non plus... est-ce peut-кtre la mкme chose?...
AGLAVAINE
Quelle chose?-
SЙLYSETTE
Rien, rien... je bavarde, je bavarde- mais dis-moi tout de suite ce que c'est-
AGLAVAINE
J'ai peur que cela ne t'attriste, et cependant cela devrait te rendre heureuse...
SЙLYSETTE
Je ne pleurerai plus jamais, Aglavaine-
[612]
AGLAVAINE, lui saisissant le bras
Qu'est-ce encore? tu dis cela d'un air qui semble bien йtrange...
SЙLYSETTE
Mais non, mais non... je ne pleurerai plus, voilа tout; n'est-ce pas naturel ?
AGLAVAINE
Laisse-moi regarder dans tes yeux...
SЙLYSETTE
Regarde, regarde... qu'y vois-tu?
AGLAVAINE
On a beau soutenir que notre вme s'y montre, lorsqu'on regarde, on dirait qu'elle fuit... Et quand je plonge ainsi avec toutes mes craintes, que je n'ose pas dire, dans l'eau pure de tes yeux, il semble que c'est eux qui m'interrogent et me disent en tremblant : « Qu'y lis-tu?», au lieu de rйpondre а une question que je ne peux pas faire-
Un silence.
SЙLYSETTE
Aglavaine?-
AGLAVAINE
Sйlysette ?...
SЙLYSETTE
Qu'avais-tu а me dire?...
AGLAVAINE
Viens dans mes bras, ma petite Sйlysette, а qui j'ai failli prendre, hйlas ! tout ce qu'elle possйdait..
[613]
SЙLYSETTE
Tu es triste, Aglavaine?...
AGLAVAINE
Non, je ne suis pas triste, car tu vas кtre heureuse-
SЙLYSETTE
II y a de grosses larmes que je veux essuyer-
AGLAVAINE
Ne t'en inquiиte pas; et si tu pleures aussi, j'essuierai tes yeux avant les miens... Asseyons-nous ici, sur le seuil de ta tour, afin que je t'embrasse mieux, comme le soir oщ nous nous sommes parlй pour la premiиre fois... te rappelles-tu ce soir au bord des rйservoirs? Il y a plus d'un mois, ma pauvre Sйlysette; bien des choses sont mortes, bien des choses sont nйes, et l'вme y voit un peu plus clair. Donne-moi tes lиvres, Sйlysette, afin que je t'embrasse aussi humainement qu'un кtre humain peut embrasser un кtre humain- Nous n'aurons plus beaucoup de moments comme ceux-ci, car je m'en vais demain, et tout ce que l'on fait pour la derniиre fois semble, а nos pauvres cњurs, si profond et si grave-
SЙLYSETTE
Tu t'en vas demain?
AGLAVAINE
Oui, demain, Sйlysette; et c'est cela que j'avais а te dire... j'avais voulu d'abord te le cacher et te mentir peut-кtre afin de retarder ta peine... mais je te vois si belle et je t'aime si haut, que je n'ai pas le cњur de t'йpargner une souffrance qui te rapproche encore de nous- Et puis, lorsque des кtres ont essayй de vivre un peu selon la vйritй, comme nous avons vйcu tous les trois ce mois-ci, l'atmosphиre est changйe et l'on ne peut plus dire une chose qui n'est pas rйelle... Quand j'ai pensй а toi, j'ai senti tout de suite que ce n'eыt pas йtй possible... Et c'est pourquoi je viens te dire que je m'en vais demain pour que tu sois heureuse, et je viens te le dire simplement, afin que tu saches bien ce que je souffre en m'en allant ainsi, et que tu aies ta part du sacrifice ; car nous faisons tous trois [614] un sacrifice а quelque chose qui n'a mкme pas de nom, et qui pourtant est bien plus fort que nous... Mais n'est-ce pas йtrange, Sйlysette? je t'aime, j'aime Mйlйandre, Mйlйandre m'aime, il t'aime aussi, tu nous aimes l'un et l'autre, et cependant nous ne pourrions pas vivre heureux, parce que l'heure n'est pas encore venue oщ des кtres humains puissent s'unir ainsi... Et je m'en vais en te priant d'accepter ce dйpart du mкme cњur dont je l'offre... En l'acceptant ainsi, ma pauvre Sйlysette, tu feras une chose aussi belle que celle que je fais, et un sacrifice peut-кtre plus grand que le mien ; puisque celui pour qui l'on se dйvoue n'est pas aussi heureux que celui qui s'est dйvouй... Je t'aime, ma Sйlysette, et je veux t'embrasser le plus йtroitement que je pourrai... Ne te semble-t-il pas quand nous sommes ainsi dans les bras l'une de l'autre et dans la vйritй la plus simple de l'вme, ne te semble-t-il pas que nous touchions а quelque chose qui est plus grand que nous?...
SЙLYSETTE
Ne pars pas demain...
AGLAVAINE
Pourquoi ne pas partir demain, puisqu'il faudra partir?...
SЙLYSETTE
Je te demande de ne pas t'en aller avant que je le dise...
AGLAVAINE
Tu le diras bientфt?
SЙLYSETTE
Oui, maintenant je suis sыre- Mйlйandre sait-il ce que tu viens de dire?
AGLAVAINE
Oui.
SЙLYSETTE
Je ne suis plus triste, Aglavaine...
[615]
AGLAVAINE
Qu'aurais-tu fait, si je m'en йtais allйe sans rien dire ?
SЙLYSETTE
Je t'aurais poursuivie et t'aurais ramenйe, Aglavaine-
AGLAVAINE
Et si tu ne m'avais pas retrouvйe?
SЙLYSETTE
Je t'aurai cherchйe toute ma vie...
AGLAVAINE
J'ai peur que tu ne t'en ailles avant moi, Sйlysette, et que ce ne soit lа l'idйe dont tu parlais tantфt...
SЙLYSETTE
Ce serait une idйe malheureuse, Aglavaine, et maintenant j'ai une idйe heureuse... J'avais cru, moi aussi, m'en aller sans rien dire, mais maintenant...
AGLAVAINE
Mais maintenant, tu ne t'en iras pas?
SЙLYSETTE
Non, non ; mon Aglavaine, je ne sortirai pas de ce chвteau...
AGLAVAINE
C'est du fond de ton вme que tu me le promets?
SЙLYSETTE
C'est du fond de mon вme et sur mon bonheur йtemel, Agiavaine...
AGLAVAINE
Je ne sais s'il n'eыt pas mieux valu que je ne fusse pas venue-
[616]
SЙLYSETTE
Si tu n'йtais pas venue, je n'aurais jamais йtй malheureuse ni heureuse, je n'йtais rien du tout...
AGLAVAINE
Qui sait s'il est permis d'йveiller ceux qui dorment ; surtout quand le sommeil est innocent et doux...
SЙLYSETTE
II faut bien que ce soit permis, Aglavaine, puisqu'ils ne veulent plus se rendormir- Je voudrais me cacher lorsque je songe au temps oщ je ne voyais rien... J'embrassais Mйlйandre comme une petite aveugle et je ne savais pas... Est-ce que c'est de ma faute si je suis toute petite?- Mais maintenant... Il dormait cette nuit et je le regardais... puis... Je peux te le dire, Aglavaine?...
AGLAVAINE, l'embrassant
Sйlysette, ma petite Sйlysette-
SЙLYSETTE
Puis, je l'ai embrassй sans qu'il se rйveillвt... Je voyais en mкme temps les йtoiles dans le bleu des fenкtres; et c'йtait tout а fait comme si toutes ces йtoiles fussent venues d'elles-mкmes faire du ciel dans mon вme... Oh ! ma pauvre Aglavaine, tu ne sauras jamais car tu savais d'avance... Mais pouvoir dire, les yeux ouverts, mais pouvoir dire «je t'aime» а quelqu'un que l'on aime!... Je comprends... Je ne sais pas pourquoi je voudrais m'en aller ou mourir pour vous deux... Je suis heureuse et je voudrais mourir pour кtre plus heureuse...
AGLAVAINE
II est bien dangereux de songer а la mort quand on est trop heureuse... Faut-il que je l'avoue?... J'ai eu peur un instant que l'idйe dont tu parlais tantфt...
SЙLYSETTE
Oui-
[617]
AGLAVAINE
J'ai eu peur qu'elle ne fыt cette idйe-
SЙLYSETTE
Sois sans crainte, Aglavaine, ce serait lа l'idйe d'une toute petite fille...
AGLAVAINE
Oui, ce serait l'idйe des petits cњurs aveugles, qui ne peuvent prouver l'amour que par la mort... Il faut vivre au contraire quand on aime ; et plus on aime, plus il faut que l'on vive... Et puis je savais bien que tu nous aimais trop pour nous aimer ainsi... Et pour peu qu'on y songe, si l'on voulait vraiment le malheur de deux кtres, on ne saurait faire une chose plus cruelle que de placer ainsi une mort innocente entre eux deux-
SЙLYSETTE
Veux-tu que je t'avoue quelque chose а mon tour, Aglavaine?
AGLAVAINE
II faut tout avouer, comme j'ai tout avouй, ma petite Sйlysette... c'est si bon quand il n'y a plus rien entre deux кtres, fыt-ce mкme une fleur, derriиre laquelle puisse se cacher une pensйe qu'on ne partage pas...
SЙLYSETTE
J'y avais songй un instant.
AGLAVAINE
А mourir ?
SЙLYSETTE
Oui; il y a quelque temps... Mais je me suis dit tout de suite ce que tu viens de dire ; et alors j'ai trouvй autre chose...
AGLAVAINE
Qu'as-tu trouvй?
[618]
SЙLYSETTE
Oh! c'est tout autre chose, et c'est du cфtй de la vie... Mais ce n'est pas encore le moment de le dire... Tu verras... Je t'embrasse... je ne sais ce que j'ai... on dirait que mon вme... - Est-ce toi qui l'as dit? - On dirait que mon вme est ivre dans son corps... Et puis, je sais enfin ce que tu ferais а ma place...
Elles sortent enlacйes.
[619]
ACTE QUATRIИME
SCИNE 1
Une terrasse surplombant la mer
Entrent et se rencontrent Aglavaine et Sйlysette.
AGLAVAINE
Le soleil se lиve sur la mer, Sйlysette ; et vois-tu la joie calme et profonde des flots? Ne te semble-t-il pas que l'on soit seule au monde dans la fraоcheur et dans le silence transparent de l'aurore et que tout ce qu'on dit participe de l'aurore?... La journйe sera belle entre toutes, Sйlysette... Et toi aussi que tu es belle et belle et de plus en plus belle а chaque aurore qui se lиve... Ne me diras-tu pas ce qui te transfigure ainsi pour que j'en aie ma part avant que je m'en aille?... Est-ce ton вme qui s'enivre d'innocence, as-tu priй un Dieu que je ne connais pas, ou bien as-tu aimй comme tu n'avais jamais aimй?...
SЙLYSETTE
Oui, je crois que j'aime davantage...
AGLAVAINE
Je suis venue а ta rencontre parce que je t'ai vue, tout а l'heure, de la fenкtre de ma chambre... J'ai eu peur... Tu te penchais, tu te penchais de tout ton corps sur le vieux mur en ruine du sommet de la tour... J'ai cru voir un instant que des pierres s'йbranlaient... Je suis devenue pвle, pвle et froide comme je ne savais pas qu'on pыt le devenir... et j'ai senti ma vie errer au bord des lиvres... C'est la premiиre fois que j'ai eu dans la bouche le goыt mкme de la vie ou celui de la mort, qu'en sait-on?... J'ai ouvert la fenкtre et j'ai criй longtemps pour t'avertir, mais tu n'as pas compris... Il ne faut pas tenter ainsi la destinйe sournoise. Que faisais-tu lа-haut? -Voici la troisiиme fois que je t'y vois... Tes mains semblaient gratter les [620] pierres... Qu'йtait-ce donc? Tu avais l'air de chercher quelque chose dans le vide-
SЙLYSETTE
Je cherchais quelque chose en effet... Tu ne sais pas encore?- Mais d'abord n'aie pas peur, il n'y a rien а craindre... Ma vieille tour est plus solide qu'ils ne croient et restera debout plus longtemps que nous tous. Pourquoi lui en veut-on ? Elle n'a fait de mal а personne jusqu'ici ; et je sais mieux qu'une autre que les pierres ne bougent pas... Mais tu ne l'as pas vue?... Tu ne sais donc rien de tout ce qui se passe а quelques pas de toi?- Il nous est arrivй depuis cinq ou six jours, un oiseau inconnu, qui vole sans se lasser tout autour de ma tour... Il a des ailes vertes, mais d'un vert si йtrange et si pвle qu'on ne s'explique pas- Et puis, ce qu'on ne s'explique pas non plus, c'est qu'il semble grandir tous les jours-Personne n'a pu me dire de quelle contrйe il vient... Je crois qu'il fait son nid dans un trou des murailles, et tout juste sous l'endroit oщ tu m'as vue penchйe...
AGLAVAINE
C'est la clef de la tour, cette grande clef dorйe, avec laquelle tu joues?-
SЙLYSETTE
Mais oui, tu te rappelles, elle est tombйe le jour oщ tu es arrivйe...
AGLAVAINE
Veux-tu me la donner?
SЙLYSETTE
La donner?- Pour quoi faire?-
AGLAVAINE
Je voudrais la garder jusqu'au jour du dйpart-
SЙLYSETTE
Pourquoi donc, Aglavaine?
[621]
AGLAVAINE
Je ne sais pas au juste... Ne monte plus lа-haut jusqu'aprиs mon dйpart, Sйlysette, et ne t'inquiиte plus de l'oiseau aux ailes vertes... J'ai fait un mauvais rкve oщ il йtait mкlй-
SЙLYSETTE
La voilа, Aglavaine- Je n'y tiens pas du tout- Elle est lourde-
AGLAVAINE
Elle est lourde, en effet-
SЙLYSETTE
Embrasse-moi, Aglavaine... Je t'ai fait de la peine ?...
AGLAVAINE
Non, tu n'as jusqu'ici fait de peine а personne... Tes yeux sont pleins de larmes...
SЙLYSETTE
C'est d'avoir regardй le soleil, pendant que je t'embrassais-Embrasse-moi encore- Je vais voir Mйlйandre, il m'a dit qu'il serait levй tфt... au revoir, Aglavaine-
AGLAVAINE, lentement
Au revoir, Sйlysette...
Sйlysette sort. Aglavaine attend qu'elle se soit йloignйe puis, s'approchant du bord de la terrasse, elle regarde un instant la clef d'or, et, brusquement, la lance au loin, dans la mer. Puis elle sort а son tour.
[622]
SCИNE II
Un appartement du chвteau
On dйcouvre Mйligrane endormie au fond de la piиce. - Entre Sйlysette tenant la petite Yssaline par la main.
SЙLYSETTE
Nous allons d'abord embrasser grand'mиre ; car qui l'embrassera quand nous serons parties? et cependant, elle a besoin d'кtre embrassйe aussi bien que les autres- Mais ne parle de rien- Aglavaine m'a pris la clef de notre tour parce qu'elle avait peur... Mais j'ai retrouvй l'autre clef, celle qu'on croyait perdue... Et puis, nous monterons sans que personne le sache; et j'irai prendre l'oiseau vert-
YSSALINE
Tu me le donneras tout de suite ?
SЙLYSETTE
Je te le donnerai si tu ne parles pas- Mais prends garde-Je vais rйveiller grand'mиre- Ai-je l'air malheureux, Yssaline?
YSSALINE
Que faut-il que je dise pour que tu sois heureuse, petite sњur?
SЙLYSETTE
Tu dois me dire la vйritй... Il ne faut pas que grand'mиre s'imagine que je suis malheureuse- Vois-tu, parfois, quand on est trиs heureuse, les gens se trompent et croient qu'on a pleurй- On ne voit pas que j'ai pleurй?
YSSALINE
Attends, que je regarde а mon aise, petite sњur-
SЙLYSETTE
On ne voit rien ?
[623]
YSSALINE
Baisse-toi encore un peu, petite sњur...
SЙLYSETTE
Attends que je te lиve pour que je t'embrasse en mкme temps... Tu ne vois pas?...
YSSAUNE
On ne sait pas au juste quand tu pleures petite sњur ; tu ne fais pas de bruit-
SЙLYSETTE
Mais je n'ai pas pleurй du tout... Je crois que c'est un peu de cendre ou quelque chose qu'on ne voit pas... Et puis, si l'on te demande aujourd'hui, lorsque tu seras seule : « Qu'a-t-elle dit, qu'a-t-elle fait, йtait-elle pвle ou triste ? » II ne faut pas rйpondre tout de suite quand tu vois qu'on a peur ou que ceux qui t'entourent sont trop pвles- Mais il faut remarquer que j'йtais trиs joyeuse, car cela on le voit, je souris tout le temps... et il ne faut jamais cacher la vйritй... Maintenant, soyons sages, car je vais m'approcher de grand'mиre... Ah! qu'elle a l'air abandonnй!...
Elle s'approche de Mйligrane et l'embrasse longuement.
Grand'mиre...
Mйligrane ne s'йveille pas.
C'est moi, grand'mиre... Elle dort profondйment- Grand'mиre, je viens te dire adieu...
MЙLIGRANE, s'йveillant
Ah! c'est toi, Sйlysette?...
SЙLYSETTE
Oui, grand'mиre, et je viens t'embrasser avec la petite Yssaline, parce que nous allons nous promener dans la campagne...
MЙLIGRANE
Oщ allez-vous?
[624]
SЙLYSETTE
Je ne sais pas encore, mais nous voulons aller plus loin que de coutume- Nous ne reviendrons pas avant le soir... As-tu tout ce qu'il faut, grand'mиre?- Aglavaine viendra te soigner а ma place- Veux-tu que j'arrange les coussins avant que je m'en aille?- Il n'y a que moi seule qui sache te soulever sans te faire souffrir. Mais Aglavaine l'apprendra- Elle est si bonne qu'elle saura tout de suite, si tu la laisses faire... Veux-tu que je l'appelle?...
MЙLIGRANE
Non, non; je dormirai jusqu'а ce que tu reviennes-
SЙLYSETTE
Adieu, grand'mиre, adieu...
MЙLIGRANE
Au revoir, Sйlysette, reviens avant la nuit-
Sйlysette sort prйcipitamment, entraоnant la petite Yssaline par la main.
SCИNE III
Un corridor du chвteau
Mйlйandre y rencontre Sйlysette qui tient la petite Yssaline par la main.
MЙLЙANDRE
Oщ vas-tu, si pressйe, Sйlysette ?
SЙLYSETTE
Nulle part, Mйlйandre- Nous cherchons un endroit а l'abri du soleil-
MЙLЙANDRE
II est vrai que les pierres semblent fondre aujourd'hui dans le creuset des murs, la mer est comme un lac ardent, l'йtemelle fraоcheur [625] de la forкt elle-mкme n'est plus que la fraоcheur de l'ombre d'un bыcher, et le soleil a l'air d'un lion furieux qui dйvore le grand ciel... Embrasse-moi, Sйlysette, car tes baisers sont tout ce qui nous reste des rosйes de l'aurore...
SЙLYSETTE
Non ; je n'ai pas le temps ; on m'attend quelque part et tu m'embrasseras ce soir...
MЙLЙANDRE
Qu'as-tu donc, Sйlysette?
SЙLYSETTE
Ah! c'est si peu de chose et c'est passй si vite!-
MЙLЙANDRE
Que dis-tu?
SЙLYSETTE
Rien, rien... Embrasse-moi trиs vite-
Elle l'embrasse violemment.
MЙLЙANDRE
Ah!... Je saigne des lиvres-
SЙLYSETTE
Quoi?
MЙLЙANDRE
Je saigne un peu... Tes belles petites dents m'ont blessй, Sйlysette...
SЙLYSETTE
Oh ! je suis une petite- je suis une petite louve- As-tu mal, Mйlйandre?-
[626]
MЙLЙANDRE
Au contraire... Ce n'est rien- c'est fini-
SЙLYSETTE
Oh! je suis une petite... je suis une petite louve... quelle heure est-il?
MЙLЙANDRE
II est prиs de midi.
SЙLYSETTE
Midi? oh! je n'ai plus le temps- on m'attend, on m'attend- Adieu, mon Mйlйandre...
MЙLЙANDRE
Sйlysette, Sйlysette, oщ vas-tu?
SЙLYSETTE, chantant en s'йloignant en hвte avec la petite Yssaline
Quand l'amant sortit
(l'entendis la porte)
Quand l'amant sortit
Elle avait souri...
Mйlйandre la regarde s'йloigner, puis il sort а son tour.
SCИNE IV
Au sommet de la tour
Entrent Sйlysette et la petite Yssaline.
SЙLYSETTE
Nous voici tout en haut de la tour, Yssaline, c'est maintenant qu'on doit savoir ce qu'il faut faire- Oh ! qu'il fait clair dans le ciel, sur la terre et la mer, ce matin, et pourquoi ce jour-ci est-il plus beau que tous les autres jours?-
[627]
YSSALINE
Oщ est-il, l'oiseau vert?
SЙLYSETTE
II est lа, mais on ne le voit pas encore... Nous nous pencherons tout а l'heure sur le mur, mais regarde d'abord par ici... On voit tout le chвteau, les cours intйrieures, les jardins et les bois... Toutes les fleurs sont ouvertes au bord des piиces d'eau... Oh ! l'herbe est verte ce matin !... Je ne trouve pas Aglavaine- Oh ! mais vois-tu, lа-bas, Mйlйandre?... Il l'attend... Baisse-toi, cachons-nous, il ne faut pas qu'il nous dйcouvre ici... Il est au bord des rйservoirs et c'est lа que j'ai reveillй Aglavaine...
YSSALINE
Petite sњur, petite sњur, regarde par ici. Je vois le jardinier qui sиme encore des fleurs autour de la maison...
SЙLYSETTE
Tu les verras lever et s'ouvrir, Yssaline, et tu les cueilleras pour moi... Viens, viens, je ne peux plus... Regardons par ici; on n'y voit que la mer qui est plus loin de nous...
Elles passent de l'autre cфtй de la tour.
Elle est trop belle aussi!- On ne peut pas trouver un coin triste ce matin- Elle est si belle, elle est si verte et si profonde qu'on n'a plus de courage... Et puis, ma petite Yssaline, tout cela ne l'empкchera pas de sourire jusqu'au soir... Vois-tu les petites vagues sur la plage?... Je ne peux pas, je ne peux pas, te disje!- Les fleurs et la mer m'en empкchent... Je ne pourrai jamais le faire pendant le jour...
YSSALINE
Oh! voici les mouettes, petite sњur, les mouettes arrivent!... Oh! oh! il y en a!... il y en a! Il y en a deux mille!...
SЙLYSETTE
Elles viennent toutes ensemble de l'autre bout des mers- On dirait qu'elles apportent des nouvelles...
[628]
YSSALINE
Non, non ; elles apportent des poissons, petite sњur... Et les petits qui crient dans les fentes des murs- Ils ont des becs qui sont plus grands qu'eux-mкmes... Lа, lа, vois-tu la grande qui apporte une anguille?... Tu ne vois pas?... C'est lа, c'est lа... Ils l'ont dйjа mangйe... Et l'autre aussi lа-bas... Et les grandes ne mangent rien... Encore, tu vois?... la grande n'a rien gardй pour elle- C'est la mиre, petite sњur?
SЙLYSETTE
Qu'ai-je dit а grand'mиre, Yssaline ?
YSSALINE
Pourquoi pleures-tu, petite sњur?
SЙLYSETTE
Je ne pleure pas, Yssaline, mais je songe, je songe... Ai-je embrassй grand'mиre avant de m'en aller?...
YSSALINE
Oui, tu l'as embrassйe en partant.
SЙLYSETTE
Combien de fois?
YSSALINE
Une fois, petite sњur, nous n'avions pas le temps-
SЙLYSETTE
Je crois que je n'ai pas йtй douce...
YSSALINE
Nous йtions trиs pressйes, petite sњur...
SЙLYSETTE
Non, non; je ne peux pas ainsi... Elle sera toute seule, Yssaline, et ne pourra jamais se rappeler autre chose... Vois-tu, quand on s'en va et qu'on n'a pas йtй plus douce qu'а l'ordinaire, ils croient [629] qu'on n'aimait plus- Mais c'est tout le contraire qu'il faut croire ; c'est parce qu'on aime trop qu'on a peur d'кtre douce... Il est vrai qu'on a tort; car ils auront beau faire, quand ils vivraient mille ans, ils n'entendront plus jamais que la derniиre parole qu'on a dite... Je l'ai vu, moi aussi, lorsque mиre est partie... Elle ne m'a pas souri au tout dernier moment, et je revois toujours qu'elle ne m'a pas souri- On dirait que le reste de la vie ne compte plus... Et puis, qu'ai-je dit d'Aglavaine?... Je ne me rappelle plus- II faut que je revoie grand'mиre- Les autres, c'est pour eux; il ne faut pas qu'ils sachent... Mais elle est toute seule; et ce n'est pas pour elle que je monte а la tour et que j'en descendrai... Tu comprends que ce n'est pas possible... Viens, viens, nous allons l'embrasser bien plus fort-
Elles sortent.
SCИNE V
Un appartement du chвteau
On dйcouvre Mйligrane endormie. Entrent Sйlysette et la petite Yssaline.
SЙLYSETTE, rйveillant Mйligrane
Grand'mиre...
MЙLIGRANE
Enfin, te voilа revenue, Sйlysette- Tu t'es bien fait attendre-
SЙLYSETTE
Pardonne-moi, grand'mиre, je crois que je n'ai pas йtй assez douce tout а l'heure-
MЙLIGRANE
Mais si, mais si, tu as йtй trиs douce- Qu'est-il donc arrivй? Tu semblйs bien troublйe ?...
[630]
SЙLYSETTE
Je ne suis pas troublйe, grand'mиre, mais j'avais besoin de te dire que je t'aime-
MЙLIGRANE
Je le sais, Sйlysette, tu me l'as prouvй plus d'une fois dans la vie ; et je n'en ai jamais doutй-
SЙLYSETTE
Oui, grand'mиre, je sais bien; mais moi, je ne le savais pas encore-
MЙLIGRANE
Approche-toi davantage, mon enfant, car tu sais que je ne peux pas embrasser ceux que j'aime puisque mes pauvres bras ne m'obйissent plus... Embrasse-moi deux fois puisque tu embrasses seule... Tu me semblйs йtrange aujourd'hui- Et tu ne savais pas encore que tu m'aimais?
SЙLYSETTE
Mais si, mais si, je le savais, mais on sait quelquefois si longtemps sans savoir... Puis, un jour, on se dit qu'on n'a pas йtй bonne, qu'on aurait pu faire davantage et qu'on n'a pas aimй comme il fallait aimer... Et l'on voudrait recommencer avant qu'il fыt trop tard... Je n'ai plus ni pиre ni mиre, ma mиre-grand, et j'aurais oubliй ce que c'est qu'une mиre si tu n'avais pas йtй lа... Mais tu n'as pas abandonnй ta petite Sйlysette, et j'йtais si heureuse de savoir oщ aller quand j'йtais malheureuse...
MЙLIGRANE
Mais non, mais non, ma Sйlysette ; c'est toi qui ne m'as pas abandonnйe...
SЙLYSETTE
Non, non grand'mиre... Je sais bien que c'est toi qui ne t'en es pas allйe...
[631]
MЙLIGRANE
Tu as l'air grave, cette aprиs-midi, Sйlysette, et cependant je ne crois pas que tu sois triste-
SЙLYSETTE
J'ai toujours йtй si heureuse, ma mиre-grand, et maintenant je sais ce que peut кtre le bonheur...
MЙLIGRANE
Ce n'est pas que tu l'aies perdu, Sйlysette?
SЙLYSETTE
Au contraire, c'est que je crois l'avoir trouvй, grand'mиre... Et toi aussi, grand'mиre, tu as йtй heureuse?
MЙLIGRANE
Quand cela, Sйlysette?
SЙLYSETTE
Dans le temps, ma mиre-grand.. .
MЙLIGRANE
De quel temps parles-tu, mon enfant?-
SЙLYSETTE
Je parle du temps de la vie, ma mиre-grand-
MЙLIGRANE
J'ai eu des jours mauvais comme tout ce qui vit sur la terre, mais je puis dire que j'ai йtй heureuse puisque tu n'as jamais quittй notre maison...
SЙLYSETTE
II ne faut pas que le bonheur dйpende de cela, ma mиre-grand.. . Ainsi tu ne pourrais plus кtre heureuse si je n'йtais pas lа?-
[632]
MЙLIGRANE
Tu pourras кtre heureuse quand je ne serai plus lа, mon enfant, car il te restera tant de choses quand je n'y serai plus...
SЙLYSETTE
Si tu ne m'avais plus il te resterait Aglavaine, ma mиre-grand...
MЙLIGRANE
Elle n'a jamais dormi sur mes genoux, ma Sйlysette...
SЙLYSETTE
Aime-la tout de mкme, ma mиre-grand.
MЙLIGRANE
Je l'aime puisque tu l'aimes, mon enfant...
SЙLYSETTE
II faut l'aimer surtout parce que c'est elle qui m'a rendue heureuse... Elle est si belle, elle est si belle, ma mиre-grand, que depuis que je la connais dans mon cњur, je vis а ses cфtйs les yeux mouillйs de larmes-
MЙLIGRANE
Que tes mains sont brыlantes aujourd'hui, Sйlysette...
SЙLYSETTE
C'est parce que je suis trop heureuse, grand'mиre...
MЙLIGRANE
Je t'aime, ma Sйlysette...
SЙLYSETTE
T'ai-je parfois fait de la peine, grand'mиre ?
MЙLIGRANE
Je ne me rappelle pas, mon enfant...
[633]
SЙLYSETTE
Si, si, tu dois te rappeler... car on fait de la peine а tous ceux que l'on aime- Mais il faudrait me dire quand je t'ai fait le plus de peine-
MЙLIGRANE
Tu ne m'as fait un peu de peine que lorsque tu pleurais; et lorsque tu pleurais ce n'йtait pas ta faute... C'est tout ce que je me rappelle...
SЙLYSETTE
Tu ne me verras plus pleurer, grand'mиre...
MЙLIGRANE
Tu vois bien, Sйlysette, le bonheur va, le bonheur vient entre les hommes comme le balancier d'une horloge, et il ne faut pleurer que le plus tard possible...
SЙLYSETTE
Tu as raison, grand'mиre ; et lorsque le bonheur vous sera revenu, а eux deux et а toi, ma mиre-grand, tu les rйuniras un soir autour de toi ; et puis tu leur conteras l'histoire d'une toute petite fille-
MЙUGRANE
Que dis-tu, Sйlysette?
SЙLYSETTE
Rien, rien, grand'mиre-Je songeais а des temps oщ j'йtais toute petite-
MЙLIGRANE
Et moi aussi, je songe souvent а ces temps-lа, ma fille... Je n'йtais pas encore malade et je pouvais te porter dans mes bras ou te suivre- Tu allais, tu venais, tu riais par les salles, puis tu ouvrais les portes en criant d'une voix terrifiйe : « Elle approche, elle approche, elle est lа !» Et l'on ne savait pas de qui tu entendais parler en t'effrayant ainsi ; tu ne le savais pas toi-mкme ; mais je feignais aussi une grande terreur et je t'accompagnais par les longs corridors jusqu'au [634] seuil du jardin... Tout cela, c'йtait bien peu de chose et n'avait aucun but; mais on se comprenait et l'on souriait tout le jour... Et c'est ainsi que grвce а toi j'ai йtй mиre une seconde fois, quand je n'йtais plus belle ; et tu sauras un jour que les femmes ne se lassent jamais d'кtre mиres, et qu'elle berceraient la mort mкme, si elle venait dormir sur leurs genoux... Mais tout passe peu а peu, Sйlysette, et les plus petites deviennent grandes-
SЙLYSETTE
Je le sais bien, grand'mиre, et les douleurs aussi passent, passent et s'en vont, et reviennent plus grandes... Mais la beautй demeure et d'autres sont heureux...
MЙLIGRANE
Qui t'a dit cela, mon enfant?
SЙLYSETTE
C'est Aglavaine qui me dit tout cela, ma mиre-grand...
MЙLIGRANE
Que tes yeux sont brillants, Sйlysette-
SЙLYSETTE, йtouffant un sanglot
C'est parce que j'aime tout le monde, ma mиre-grand...
MЙLIGRANE
Je crois que tu pleures, mon enfant?...
SЙLYSETTE
Non, non, je ne pleure pas... ou si je pleure un peu, c'est de joie que je pleure...
MЙLIGRANE
Embrasse-moi, Sйlysette, embrasse-moi plus fort et reste auprиs de moi-
YSSALINE
Petite sњur, je voudrais que l'on m'embrasse aussi...
[635]
SЙLYSETTE, йcartant doucement la petite Yssaline
Non, non, mon Yssaline, laisse-moi l'embrasser toute seule, aujourd'hui... le jour viendra bientфt oщ l'on t'embrassera toute seule а ton tour... adieu, grand'mиre, adieu...
MЙLIGRANE
Sйlysette!... qu'y a-t-il?... oщ vas-tu?...
SЙLYSETTE, se dйgageant
Adieu, grand'mиre, adieu...
MЙLIGRANE
Sйlysette, reste ici... Je ne veux pas... Je ne veux pas que tu t'en ailles...
Elle fait de grands efforts inutiles pour se lever et йtendre les bras.
Je ne peux pas, je ne peux pas... tu vois bien, Sйlysette...
SЙLYSETTE
Je ne peux pas non plus grand'mиre... adieu, grand'mиre... dors en paix cette nuit et ne fais pas de mauvais rкves... adieu, grand'mиre, adieu...
Elle sort prйcipitamment entraоnant la petite Yssaline par la main.
MЙLIGRANE
Sйlysette!- Sйlysette..
On l'entend sangloter doucement dans l'obscuritй qui s'йlиve.
[636]
SCИNE VI
Un corridor du chвteau
Entre Sйlysette menant la petite Yssaline par la main. Elle aperзoit Agia-vaine qui s'avance а sa rencontre, et se cache avec la petite Yssaline derriиre un des piliers qui soutiennent les voыtes.
AGLAVAINE, s'approchant
Est-ce toi, Sйlysette? Pourquoi te caches-tu?
SЙLYSETTE
Je ne sais pas au juste, Aglavaine... Je croyais que tu dйsirais кtre seule-
AGLAVAINE
Oщ allais-tu, ma Sйlysette?... Et voici la petite Yssaline qui me regarde sournoisement... Vous avez complotй quelque chose?
SЙLYSETTE
Oui, j'ai fait une promesse qu'il faut bien que je tienne-
AGLAVAINE
Oщ entraоnais-tu Sйlysette, Yssaline?
Yssaline ne rйpond pas.
Tu ne veux pas le dire ? Et si je t'embrassais jusqu'а ce que tu le dises ?
SЙLYSETTE
Oh ! elle sait dйjа garder un secret aussi bien qu'une grande personne...
AGLAVAINE
Je ne sais si c'est а cause du soir qui tombe, mais tu semblйs bien pвle...
[637]
SЙLYSETTE
Je voudrais t'embrasser, Aglavaine.
Elles s'embrassent longuement.
AGLAVAINE
Oh ! tes lиvres sont bonnes et sont douces ce soir...
SЙLYSETTE
Et les tiennes aussi... je suis bien plus heureuse... Il y a de la force sur tes lиvres.
AGLAVAINE
Tu semblйs йclairйe comme une petite lampe, Sйlysette-
SЙLYSETTE
Tu n'as pas vu grand'mиre?
AGLAVAINE
Non, faut-il que je la voie ?
SЙLYSETTE
Non, non, c'est inutile, elle dort en ce moment... Tu allais retrouver Mйlйandre?
AGLAVAINE
Oui; et toi, Sйlysette?
SЙLYSETTE
Quand tu le reverras, tu l'embrasseras а ma place... je suis heureuse quand je songe que c'est toi qui l'embrasses quand je ne suis pas lа- je vous aime tellement que je serais jalouse s'il n'embrassait personne...
AGLAVAINE
C'est toi qui deviens la plus belle, Sйlysette...
SЙLYSETTE
Oh! cela devient si facile, Aglavaine, quand on sait... Mais tu ne [638] vois donc pas qu'Yssaline s'impatiente et me tire par la main?... Adieu mon Aglavaine, tu me verras plus tard-
Elle sort avec la petite Yssaline et on l'entend chanter, tandis qu'elle s'йloigne.
Mais quand il rentra
(J'entendis la lampe)
Mais quand il rentra
Une autre йtait lа...
Et j'ai vu la... Ah! Ah!...
Le chant cesse brusquement et Aglavaine sort а son tour.
SCИNE VII
Au sommet de la tour
Entrent Sйlysette et la petite Yssaline.
SЙLYSETTE
Et maintenant c'est l'heure, ma petite Yssaline, je ne descendrai plus pour leur sourire encore... Il fait froid sur la tour; et c'est le vent du nord qui fait briller ce soir les vagues de la mer- on ne voit plus les fleurs, on n'entend plus les hommes et tout est bien plus triste que ce matin...
YSSALINE
Et l'oiseau, oщ est-il, petite sњur?
SЙLYSETTE
II faut attendre que le soleil soit descendu tout au fond de la mer, et que toute lumiиre soit morte а l'horizon, car il a peur de la lumiиre; et le soleil et lui ne se sont pas encore rencontrйs-
YSSALINE
Et s'il y a des йtoiles, petite sњur?
[639]
SЙLYSETTE
Et s'il y a des йtoiles?...
Regardant le ciel.
Il n'y a pas encore d'йtoiles dans le ciel, mais elles sont prиs de le percer de toutes parts, et il faut se hвter, car quand elles seront lа, ce sera plus terrible-
YSSALINE
J'ai bien froid, petite sњur-
SЙLYSETTE
Asseyons-nous ici, contre le mur qui nous abritera du vent, en attendant que la derniиre ligne rouge se soit йteinte sur la mer- Vois-tu comme le soleil s'enfonce lentement?- Quand il n'y sera plus, j'irai voir... Laisse-moi t'envelopper de mon йcharpe blanche, je n'en ai plus besoin...
YSSALINE
Tu m'embrasses trop fort, petite sњur-
SЙLYSETTE
C'est que je suis trop heureuse, Yssaline ; je n'ai jamais йtй plus heureuse qu'aujourd'hui... Mais regarde-moi bien... Ne suisje pas plus belle qu'autrefois?... Je souris, je souris, je le sens... et toi, tu ne me souris pas?
YSSAUNE
Non, tu parles trop vite, petite sњur-
SЙLYSETTE
Est-ce que je parle vite?- C'est que je suis pressйe-
YSSALINE
Oui, et puis tu dйchires toutes mes fleurs...
[640]
SЙLYSETTE
Quelles fleurs? - Oh! celles-ci... J'oubliais qu'elles t'appartenaient..
YSSALINE
Je ne veux pas que tu pleures, petite sњur-
SЙLYSETTE
Mais je ne pleure pas, ma petite Yssaline... Mais c'est cela surtout qu'il ne faut pas s'imaginer... C'est а force de sourire que j'ai l'air de pleurer...
YSSALINE
Alors, pourquoi tes yeux font-ils comme s'ils pleuraient?...
SЙLYSETTE
Je ne peux pas savoir tout ce que font mes yeux... Mais retiens bien ceci : si tu dis а quelqu'un que je te semblais triste, tu seras punie trиs longtemps...
YSSALINE
Pourquoi ?
SЙLYSETTE
Pour des raisons que tu sauras un jour- Et puis, il ne faut pas m'interroger ainsi, tu n'es qu'une petite chose qui ne peut pas encore comprendre ce que d'autres comprennent... Je ne comprenais pas non plus а ton вge, et mкme longtemps aprиs... Je fais ceci, je fais cela, et ce n'est pas du tout ce que tu vois qui importe le plus- Vois-tu, ma petite Yssaline, je ne peux pas le dire, et cependant j'aurais besoin de le dire а quelqu'un, parce que c'est si triste quand on est seule а le savoir...
YSSALINE
On ne voit presque plus le soleil, petite sњur...
SЙLYSETTE
Attends, attends encore, ma petite Yssaline, car autre chose approche а mesure qu'il s'йloigne, et j'y vois bien plus clair а [641] mesure qu'elle approche... Je ne sais plus si j'ai bien fait de te mener sur cette tour; et cependant, il fallait bien que quelqu'un vоnt ici, car il en est qui voudront tout savoir, et qui seront heureux pourvu qu'ils ne sachent pas- А prйsent, petite sњur, tout ce que je te dis, tu ne le saisis pas- Oui, mais un jour viendra oщ tu saisiras tout, et oщ tu verras tout ce que tu ne vois pas pendant que tu le vois- Alors tu seras triste et tu ne pourras oublier ce que tes pauvres yeux apercevront tantфt- Et cependant ne faut-il pas que tu voies sans comprendre, afin que d'autres aussi ne comprennent pas?- Mais tu ne pourras pas t'empкcher de pleurer lorsque tu seras grande, et cela pиsera peut-кtre sur ta vie... Et c'est pourquoi, je te demande de me pardonner aujourd'hui sans comprendre, ce que tu souffriras plus tard en comprenant trop bien-
YSSALINE
Les troupeaux rentrent, petite sњur...
SЙLYSETTE
Et demain les troupeaux rentreront aussi, Yssaline.
YSSALINE
Oui, petite sњur-
SЙLYSETTE
Et demain les oiseaux chanteront aussi...
YSSALINE
Oui, petite sњur-
SЙLYSETTE
Et demain, les fleurs fleuriront aussi...
YSSALINE
Oui, oui, petite sњur-
SЙLYSETTE
Pourquoi faut-il que ce soit la plus jeune-
[642]
YSSALINE
II n'y a plus qu'une petite ligne rouge, petite sњur...
SЙLYSETTE
Tu as raison ; il est temps... C'est toi-mкme qui m'y pousse ; et les йtoiles aussi s'impatientent dйjа- Adieu, mon Yssaline, je suis trиs, trиs heureuse...
YSSALINE
Moi aussi, petite sњur, hвte-toi, les йtoiles vont venir...
SЙLYSETTE
Sois sans crainte, Yssaline, elles ne me verront plus- Lиve-toi, assieds-toi dans ce coin, et laisse-moi serrer les bouts de mon йcharpe autour de ta poitrine, car le vent est bien froid- M'as-tu aimйe vraiment? - Non, non, ne rйponds pas, je le sais, je le sais-Je vais rouler ici ces quatre grosses pierres, afin que tu ne puisses pas t'approcher de la grande ouverture oщ je vais me pencher... Si tu ne me vois plus, n'aie pas peur; c'est qu'il m'aura fallu descendre par un autre cфtй... N'attends pas et descends toute seule par l'escalier de pierre... Surtout, ne t'approche pas de ce mur, pour voir ce que j'ai fait... Tu ne verrais plus rien et tu serais punie-Je t'attendrais en bas... Embrasse-moi, Yssaline, tu diras а grand'mиre-
YSSALINE
Que faut-il lui dire, petite sњur?...
SЙLYSETTE
Rien, rien... Je croyais que j'avais oubliй quelque chose...
Elle s'avance vers le mur en ruines du cфtй de la mer et se penche.
Oh ! la mer semble froide et profonde !-
YSSALINE
Petite sњur?
SЙLYSETTE
II est lа, je le vois... Ne bouge pas...
[643]
YSSALINE
Oщ est-il ?...
SЙLYSETTE
Attends... attends- II faut que je me penche encore- Yssaline! Yssaline!- les pierres tremblent!-Je tombe!... Oh!-
Un pan de la muraille cиde. On entend le bruit d'une chute, un faible cri d'angoisse. Ensuite un long silence.
YSSALINE, se levant tout en pleurs
Petite sњur!- petite sњur!- Oщ es-tu?-J'ai peur, petite sњur!-
Elle sanglote toute seule au sommet de la tour.
[644]
ACTE CINQUIИME
SCИNE 1
Un corridor dans le chвteau
Entrent Aglavaine et Mйlйandre.
MЙLЙANDRE
Elle vient de s'endormir, mais toutes mes supplications n'ont pu arracher une parole d'espoir aux mйdecins qui s'йloignent... Elle est tombйe sur un amas de sable que le vent de la mer avait chassй ce soir au pied mкme de la tour, comme pour la recueillir plus doucement- C'est lа que les servantes l'ont trouvйe, tandis que tu croyais aller а sa rencontre sur la route du village... On ne lui voit aucune blessure et son pauvre petit corps semble intact, mais un filet de sang ruisselle sans cesse de ses lиvres ; et quand elle a ouvert les yeux, elle m'a souri sans rien dire-
AGLAVAINE
Mais Yssaline? Yssaline, qu'a-t-elle dit? On m'a dit qu'elle йtait avec elle...
MЙLЙANDRE
Je l'ai interrogйe... On l'a trouvйe tremblante de froid et d'йpouvantй au sommet de la tour... Elle rйpиte en pleurant que le mur s'est ouvert tandis que Sйlysette se penchait pour saisir un oiseau qui passait- Quand je l'ai rencontrйe cette aprиs-midi, dans le corridor oщ nous sommes, - et c'йtait ici mкme, entre ces deux piliers, - elle semblait moins triste que d'habitude... «Elle semblait moins triste que d'habitude ?... » Est-ce que ces paroles ne nous condamnent pas tous deux!... Et maintenant, tout ce qu'elle nous a dit, et tout ce qu'elle a fait remonte dans mon вme en soupзons monstrueux qui vont briser ma vie!... L'amour est aussi cruel que la haine-Je ne crois plus, je ne crois plus!... Et toute ma douleur se [645] transforme en dйgoыt!-Je crache sur la beautй qui amиne le malheur... Je crache sur la raison qui veut кtre trop belle... Je crache sur le destin qui ne veut rien admettre... Je crache sur les mots qui trompent l'animal, et je crache sur la vie qui n'йcoute pas la vie !...
AGLAVAINE
Mйlйandre-
MЙLЙANDRE
Que me veux-tu?-
AGLAVAINE
Viens, viens... Je veux la voir, car ce n'est pas possible... Il faut savoir... Elle ne l'a pas fait volontairement. Elle ne peut pas l'avoir fait, car alors...
MЙLЙANDRE
Alors quoi?
AGLAVAINE
II faut que nous sachions... Viens, viens... Peu importe comment.. Elle aurait trop souffert pour en arriver lа!... et je ne saurais plus, et je ne pourrais plus-
Elle l'entraоne prйcipitamment.
SCИNE II
La chambre de Sйlysette
On dйcouvre Sйlysette йtendue sur son lit. Entrent Aglavaine et Mйlйandre.
SЙLYSETTE,se soulevant un peu
Est-ce toi, Aglavaine? Est-ce toi, Mйlйandre? -Je vous attendais tous les deux afin de devenir heureuse... [646]
MЙLЙANDRE,se jetant tout en pleurs sur le lit
Sйlysette!...
SЙLYSETTE
Qu'avez-vous?- Vous pleurez l'un et l'autre?...
AGLAVAINE
Sйlysette! Sйlysette!- Qu'as-tu fait?... Je suis une misйrable...
SЙLYSETTE
Qu'y a-t-il, Aglavaine?... Tu semblйs inquiиte... Ai-je fait quelque chose qui te rende malheureuse?...
AGLAVAINE
Non, non, ma pauvre Sйlysette ; ce n'est pas toi qui ne rends pas heureuse... C'est moi qui fais mourir... c'est moi qui n'ai rien fait de ce qu'on eыt dы faire...
SЙLYSETTE
Je ne comprends pas... Qu'est-il donc arrivй?
AGLAVAINE
J'aurais dы le savoir, et je crois que je le savais quand je t'ai parlй l'autre jour... Voici plus d'une semaine que quelque chose le crie sans rйpit dans mon cњur, et je n'ai su que faire, et je n'ai rien trouvй, alors que le mot le plus simple que l'кtre le plus simple eыt pu dire, aurait sauvй une vie qui ne demandait qu'а revivre...
SЙLYSETTE
Mais que savais-tu donc?
AGLAVAINE
Lorsque tu m'as parlй de l'idйe, l'autre jour... et ce matin, et cette aprиs-midi encore-j'aurais dы te serrer contre moi, jusqu'а ce que l'idйe fыt tombйe entre nous comme une grappe йcrasйe... Il eыt fallu plonger mes deux mains dans ton вme pour y chercher la mort que j'y sentais vivante... Il fallait arracher quelque chose par l'amour... et je n'ai rien su faire; et je regardais sans rien voir en [647] voyant malgrй tout!... Mais la derniиre des filles de ce pauvre village eыt trouvй des baisers pour sauver notre vie!... J'ai йtй indiciblement lвche ou indiciblement aveugle !... Et pour la premiиre fois peut-кtre j'ai fui comme une enfant devant la vйritй L.Je n'ose plus m'interroger- Pardonne-moi, Sйlysette, car je ne serais plus heureuse...
SЙLYSETTE
Je t'assure que je ne comprends pas...
AGLAVAINE
Ne fuis pas а ton tour devant la vйritй... Tu vois ce qu'il arrive quand on n'йcoute pas tout ce que l'on entend au plus profond de soi...
SЙLYSETTE
Qu'as-tu donc entendu au plus profond de toi?
AGLAVAINE
J'entendais jour et nuit que tu cherchais ta mort...
SЙLYSETTE
Je ne l'ai pas cherchйe, mon Aglavaine, c'est elle qui m'a trouvйe sans que je fusse allйe а sa rencontre...
AGLAVAINE
Elle a eu pitiй de nous tous; et tu vois bien qu'elle ne te cherchait pas, puisqu'elle a fui quand tu la poursuivais-
SЙLYSETTE
Non, non, mon Aglavaine, elle attend simplement que tu sois plus heureuse...
AGLAVAINE
Elle attendra longtemps, ma pauvre Sйlysette-
SЙLYSETTE
Ecoute-moi, je suis bien contente que tu sois venue tout de suite, car je sens que je ne serai pas longtemps raisonnable... J'ai quelque [648] chose lа, qui trouble un peu mes yeux... Mais ce que je dirai tout а l'heure- je ne sais pas moi-mкme ce que je te dirai- ceux qui meurent, tu sais bien, ont d'йtranges idйes... J'ai vu mourir une fois; et maintenant, c'est а mon tour... Eh bien, tout ce que je dirai tout а l'heure, n'y fais pas attention... Mais maintenant, je sais ce que je dis; et c'est cela seul que tu dois йcouter et retenir... je crois que tu as des doutes, Aglavaine?
AGLAVAINE
Quels doutes pourrais-je avoir, ma pauvre Sйlysette?
SЙLYSETTE
Tu crois que...
AGLAVAINE
Oui-
SЙLYSETTE
Tu crois que je ne suis pas tombйe involontairement?
AGLAVAINE
J'en suis sыre, Sйlysette...
SЙLYSETTE
On dit qu'on ne peut plus mentir au moment oщ l'on meurt; et c'est pourquoi je veux te dire la vйritй...
AGLAVAINE
Je savais bien que tu nous aimerais assez pour avoir le courage de la dire...
SЙLYSETTE
Je suis tombйe sans le vouloir. - Est-ce toi que j'entends sangloter, Mйlйandre?
AGLAVAINE
Йcoute-moi а ton tour, Sйlysette... Tu sais que nous savons la vйritй... Et si je t'interroge en ce moment, ce n'est pas que je doute ; mais je voudrais que toi, tu n'eusses plus de doutes... Ma pauvre [649] petite Sйlysette, je m'agenouille devant toi, parce que tu es si belle... Tu as fait simplement la chose la plus belle que l'amour puisse faire lorsque l'amour se trompe... Mais maintenant, je te demande de faire une chose plus belle encore au nom d'un autre amour qui ne se trompe pas- Tu tiens en ce moment, entre tes petites lиvres, la paix profonde de toute notre vie-
SЙLYSETTE
De quelle paix parles-tu, Aglavaine ?
AGLAVAINE
Je parle d'une paix si triste et si profonde.
SЙLYSETTE
Mais comment se peut-il que je puisse vous donner une paix si profonde ? Je ne vois rien en moi oщ je puisse la prendre-
AGLAVAINE
II faut que tu nous dises simplement que tu voulais mourir pour faire notre bonheur-
SЙLYSETTE
Je voudrais te le dire, mais ce n'est pas possible puisque ce n'est pas vrai- Crois-tu qu'on mente ainsi au moment de sa mort?-
AGLAVAINE
Je t'en prie, Sйlysette, ne songe pas а ta mort- Quand je t'embrasse ainsi, je te donne toute ma vie, et ce n'est pas possible que l'on meure quand l'вme plonge ainsi dans des souffles de vie!... Mon Dieu, que faut-il faire pour arrкter la tienne!... je comprendrais peut-кtre que l'on fоt ce mensonge si la mort йtait lа- Mais elle est loin de nous et c'est toute la vie qui veut la vйritй- Toute la vйritй de ton amour si beau, pour t'aimer davantage- Ne dis pas non ; ne secoue pas la tкte, car tu sais bien qu'on ne se trompe pas lorsqu'on se parle ainsi-
SЙLYSETTE
Tu te trompes cependant, Aglavaine...
[650]
AGLAVAINE
Nous allons donc pleurer а mille lieues l'une de l'autre !...
SЙLYSETTE
Pourquoi ne crois-tu pas la vйritй ?
AGLAVAINE
Mais parce qu'il n'y a pas un mot, pas un acte qui ne prouverait le contraire au plus petit enfant-
SЙLYSETTE
Lesquels ?
AGLAVAINE
Pourquoi allais-tu faire tes adieux а grand'mиre ?
SЙLYSETTE
Mais je lui faisais mes adieux chaque fois que je sortais-
AGLAVAINE
Pourquoi... Mais pourquoi tout, ma Sйlysette!... N'est-il pas misйrable d'interroger ainsi quand la mort crиve les yeux et que l'on sait si bien que la seule vйritй est lа, lа, sous ma main, а deux doigts de mon cњur!-
SЙLYSETTE
Je croyais кtre heureuse et tu vas m'attrister si tu doutes... Que faut-il que je fasse pour que tu ne doutes plus?-
AGLAVAINE
II n'y a que la vйritй, Sйlysette !-
SЙLYSETTE
Mais quelle vйritй veux-tu donc, Aglavaine?...
AGLAVAINE
C'est moi qui t'ai poussйe sans le savoir-
[651]
SЙLYSETTE
Non, non, personne ne m'a poussйe...
AGLAVAINE
II suffirait d'un mot pour йclairer la vie, et je te demande а genoux de dire ce pauvre mot... dis-le moi tout bas, si tu veux, fais un signe des yeux; et Mйlйandre mкme ne le saura jamais...
MЙLЙANDRE
Aglavaine a raison, Sйlysette... je le demande aussi...
SЙLYSETTE
Je suis tombйe en me penchant...
AGLAVAINE
Tu m'as si souvent demandй ce que j'aurais fait а ta place...
SЙLYSETTE
Je suis tombйe en me penchant...
AGLAVAINE
Tu ne sais pas pourquoi je le demande ainsi?...
SЙLYSETTE
Si, si, et je vois bien que ce serait plus beau ; mais ce ne serait pas la vйritй...
AGLAVAINE, sanglotant
Qu'on est pauvre, ф mon Dieu ! en face de tous ceux qui aiment simplement!-
SЙLYSETTE
Aglavaine!-
AGLAVAINE
Sйlysette!... Qu'y a-t-il?... tu pвlis... souffres-tu davantage?...
[652]
SЙLYSETTE
Non- je souffre de joie... oh ! comme tu pleures, Mйlйandre-
MЙLЙANDRE
Sйlysette!...
SЙLYSETTE
Ne pleure pas ainsi, mon pauvre Mйlйandre... C'est maintenant qu'on s'aime... Il n'y a pas de quoi pleurer deux larmes... Vous verrez tout а l'heure, comme je vous sourirai lorsque je serai morte- vous ne pourrez pas croire que je sois morte, tant j'aurai l'air heureuse- Quand on sourit alors c'est qu'on est heureux jusqu'au fond- car je ne comprends pas, qu'йtant si petite, je puisse avoir un si grand paradis dans le cњur; et j'ai peur par moments de m'en aller avec tout le bonheur... Quoi? tu pleures, toi aussi, Aglavaine? Ce n'est donc pas heureux?-
AGLAVAINE
Donne-nous la paix profonde, Sйlysette...
SЙLYSETTE
Je te rendrai la paix que tu m'as donnйe, Aglavaine...
AGLAVAINE
Tu pourrais la donner et tu ne la donnes pas...
SЙLYSETTE
Celle que j'ai est cependant si grande-
AGLAVAINE, sanglotant
Dieu lui-mкme aurait tort devant toi, Sйlysette-
SЙLYSETTE, la voix changйe
Mais pourquoi t'en vas-tu, me disait ma mиre-grand ; mais pourquoi t'en vas-tu, mon enfant ? - C'est а cause d'une clef retrouvйe, ma mиre-grand, c'est а cause d'une clef retrouvйe-
[653]
AGLAVAINE
Sйlysette !...
SЙLYSETTE, revenant а elle
Yssaline?... qu'ai-je dit?- dis-moi ce que j'ai dit- ce n'est pas vrai... je t'avais prйvenue...
AGLAVAINE
Rien, rien, tu n'as rien dit... ne te tourmente pas, ma pauvre Sйlysette...
SЙLYSETTE
Je t'avais prйvenue- tout ce que je dirai peut-кtre tout а l'heure, ce ne sera pas vrai- II faut me pardonner, car l'вme devient si faible... J'ai parlй de grand-mиre?
AGLAVAINE
Oui...
SЙLYSETTE
Oui, je voulais te dire- II faut la soulever sans lui toucher les bras... je voulais te l'apprendre, et puis le temps, le temps n'a pas voulu... Oh! prends garde, Aglavaine!
AGLAVAINE, alarmйe
Qu'y a-t-il, qu'y a-t-il, Sйlysette?-
SЙLYSETTE
Rien, rien, cela se passe... je croyais que je n'allais plus dire la vйritй...
AGLAVAINE
Je ne la demanderai plus, Sйlysette-
SЙLYSETTE
Mets ta main sur ma bouche quand je ne dirai plus la vйritй- promets-le, promets-le, je t'en prie... [654]
AGLAVAINE
Je te le promets, Sйlysette...
SЙLYSETTE, а Mйlйandre
J'ai quelque chose а lui dire, Mйlйandre-
Mйlйandre s'йloigne silencieusement.
Il est triste, il est triste... Tu lui diras un jour, un peu plus tard, lorsque l'oubli sera venu- mets ta main sur mes lиvres, Aglavaine, je souffre tout а coup...
AGLAVAINE
Dis-le-moi, dis-le moi, Sйlysette-
SЙLYSETTE
J'ai oubliй tout ce qu'il fallait dire... ce n'йtait pas la vйritй, mais le mensonge qui venait... Mets ta main sur mes yeux, en mкme temps, Aglavaine... il faut que tu les fermes comme tu les a ouverts... Il est vrai, il est vrai...
AGLAVAINE
Sйlysette?...
SЙLYSETTE, trиs faiblement
Je suis... je suis tombйe en me penchant...
Elle meurt.
AGLAVAINE, appelant dans un sanglot
Mйlйandre...
MЙLЙANDRE, tombe en sanglotant sur le corps de Sйlysette
Sйlysette!...