Gustave Flaubert
BOUVARD ET PЙCUCHET
Oeuvre posthume (parution 1881)
Table des matiиres
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE I
Comme il faisait une chaleur de 33 degrйs, le boulevard Bourdon se
trouvait absolument dйsert.
Plus bas le canal Saint-Martin, fermй par les deux йcluses йtalait
en ligne droite son eau couleur d'encre. Il y avait au milieu, un
bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques.
Au delа du canal, entre les maisons que sйparent des chantiers le
grand ciel pur se dйcoupait en plaques d'outremer, et sous la
rйverbйration du soleil, les faзades blanches, les toits
d'ardoises, les quais de granit йblouissaient. Une rumeur confuse
montait du loin dans l'atmosphиre tiиde; et tout semblait engourdi
par le dйsoeuvrement du dimanche et la tristesse des jours d'йtй.
Deux hommes parurent.
L'un venait de la Bastille, l'autre du Jardin des Plantes. Le plus
grand, vкtu de toile, marchait le chapeau en arriиre, le gilet
dйboutonnй et sa cravate а la main. Le plus petit, dont le corps
disparaissait dans une redingote marron, baissait la tкte sous une
casquette а visiиre pointue.
Quand ils furent arrivйs au milieu du boulevard, ils s'assirent а
la mкme minute, sur le mкme banc.
Pour s'essuyer le front, ils retirиrent leurs coiffures, que
chacun posa prиs de soi; et le petit homme aperзut йcrit dans le
chapeau de son voisin: Bouvard; pendant que celui-ci distinguait
aisйment dans la casquette du particulier en redingote le mot:
Pйcuchet.
-- Tiens! dit-il nous avons eu la mкme idйe, celle d'inscrire
notre nom dans nos couvre-chefs.
-- Mon Dieu, oui! on pourrait prendre le mien а mon bureau!
-- C'est comme moi, je suis employй.
Alors ils se considйrиrent.
L'aspect aimable de Bouvard charma de suite Pйcuchet.
Ses yeux bleuвtres, toujours entreclos, souriaient dans son visage
colore. Un pantalon а grand-pont, qui godait par le bas sur des
souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise
а la ceinture; -- et ses cheveux blonds, frisйs d'eux-mкmes en
boucles lйgиres, lui donnaient quelque chose d'enfantin.
Il poussait du bout des lиvres une espиce de sifflement continu.
L'air sйrieux de Pйcuchet frappa Bouvard.
On aurait dit qu'il portait une perruque, tant les mиches
garnissant son crвne йlevй йtaient plates et noires. Sa figure
semblait tout en profil, а cause du nez qui descendait trиs bas.
Ses jambes prises dans des tuyaux de lasting manquaient de
proportion avec la longueur du buste; et il avait une voix forte,
caverneuse.
Cette exclamation lui йchappa: -- Comme on serait bien а la
campagne!
Mais la banlieue, selon Bouvard, йtait assommante par le tapage
des guinguettes. Pйcuchet pensait de mкme. Il commenзait nйanmoins
а se sentir fatiguй de la capitale, Bouvard aussi.
Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres а bвtir, sur l'eau
hideuse oщ une botte de paille flottait, sur la cheminйe d'une
usine se dressant а l'horizon; des miasmes d'йgout s'exhalaient.
Ils se tournиrent de l'autre cфtй. Alors, ils eurent devant eux
les murs du Grenier d'abondance.
Dйcidйment (et Pйcuchet en йtait surpris) on avait encore plus
chaud dans les rues que chez soi!
Bouvard l'engagea а mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du
qu'en dira-t-on!
Tout а coup un ivrogne traversa en zigzag le trottoir; -- et а
propos des ouvriers, ils entamиrent une conversation politique.
Leurs opinions йtaient les mкmes, bien que Bouvard fыt peut-кtre
plus libйral.
Un bruit de ferrailles sonna sur le pavй, dans un tourbillon de
poussiиre. C'йtaient trois calиches de remise qui s'en allaient
vers Bercy, promenant une mariйe avec son bouquet, des bourgeois
en cravate blanche, des dames enfouies jusqu'aux aisselles dans
leur jupon, deux ou trois petites filles, un collйgien. La vue de
cette noce amena Bouvard et Pйcuchet а parler des femmes, --
qu'ils dйclarиrent frivoles, acariвtres, tкtues. Malgrй cela,
elles йtaient souvent meilleures que les hommes; d'autres fois
elles йtaient pires. Bref, il valait mieux vivre sans elles; aussi
Pйcuchet йtait restй cйlibataire.
-- Moi je suis veuf dit Bouvard et sans enfants!
-- C'est peut-кtre un bonheur pour vous? Mais la solitude а la
longue йtait bien triste.
Puis, au bord du quai, parut une fille de joie, avec un soldat.
Blкme, les cheveux noirs et marquйe de petite vйrole, elle
s'appuyait sur le bras du militaire, en traоnant ses savates et
balanзant les hanches.
Quand elle fut plus loin, Bouvard se permit une rйflexion obscиne.
Pйcuchet devint trиs rouge, et sans doute pour s'йviter de
rйpondre, lui dйsigna du regard un prкtre qui s'avanзait.
L'ecclйsiastique descendit avec lenteur l'avenue des maigres
ormeaux jalonnant le trottoir, et Bouvard dиs qu'il n'aperзut plus
le tricorne, se dйclara soulagй car il exйcrait les jйsuites.
Pйcuchet, sans les absoudre, montra quelque dйfйrence pour la
religion.
Cependant le crйpuscule tombait et des persiennes en face
s'йtaient relevйes. Les passants devinrent plus nombreux. Sept
heures sonnиrent.
Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succйdant
aux anecdotes, les aperзus philosophiques aux considйrations
individuelles. Ils dйnigrиrent le corps des Ponts et chaussйes, la
rйgie des tabacs, le commerce, les thйвtres, notre marine et tout
le genre humain, comme des gens qui ont subi de grands dйboires.
Chacun en йcoutant l'autre retrouvait des parties de lui-mкme
oubliйes; -- et bien qu'ils eussent passй l'вge des йmotions
naпves, ils йprouvaient un plaisir nouveau, une sorte
d'йpanouissement, le charme des tendresses а leur dйbut.
Vingt fois ils s'йtaient levйs, s'йtaient rassis et avaient fait
la longueur du boulevard depuis l'йcluse d'amont jusqu'а l'йcluse
d'aval, chaque fois voulant s'en aller, n'en ayant pas la force,
retenus par une fascination.
Ils se quittaient pourtant, et leurs mains йtaient jointes, quand
Bouvard dit tout а coup:
-- Ma foi! si nous dоnions ensemble?
-- J'en avais l'idйe! reprit Pйcuchet mais je n'osais pas vous le
proposer!
Et il se laissa conduire en face de l'Hфtel de Ville, dans un
petit restaurant oщ l'on serait bien.
Bouvard commanda le menu.
Pйcuchet avait peur des йpices comme pouvant lui incendier le
corps. Ce fut l'objet d'une discussion mйdicale. Ensuite, ils
glorifiиrent les avantages des sciences: que de choses а
connaоtre! que de recherches -- si on avait le temps! Hйlas, le
gagne-pain l'absorbait; et ils levиrent les bras d'йtonnement, ils
faillirent s'embrasser par-dessus la table en dйcouvrant qu'ils
йtaient tous les deux copistes, Bouvard dans une maison de
commerce, Pйcuchet au ministиre de la marine, -- ce qui ne
l'empкchait pas de consacrer, chaque soir, quelques moments а
l'йtude. Il avait notй des fautes dans l'ouvrage de M. Thiers et
il parla avec le plus grand respect d'un certain Dumouchel,
professeur.
Bouvard l'emportait par d'autres cфtйs. Sa chaоne de montre en
cheveux et la maniиre dont il battait la rйmoulade dйcelaient le
roquentin plein d'expйrience; et il mangeait le coin de la
serviette dans l'aisselle, en dйbitant des choses qui faisaient
rire Pйcuchet. C'йtait un rire particulier, une seule note trиs
basse, toujours la mкme, poussйe а de longs intervalles. Celui de
Bouvard йtait continu, sonore, dйcouvrait ses dents, lui secouait
les йpaules, et les consommateurs а la porte s'en retournaient.
Le repas fini, ils allиrent prendre le cafй dans un autre
йtablissement. Pйcuchet en contemplant les becs de gaz gйmit sur
le dйbordement du luxe, puis d'un geste dйdaigneux йcarta les
journaux. Bouvard йtait plus indulgent а leur endroit. Il aimait
tous les йcrivains en gйnйral, et avait eu dans sa jeunesse des
dispositions pour кtre acteur!
Il voulut faire des tours d'йquilibre avec une queue de billard et
deux boules d'ivoire comme en exйcutait Barberou, un de ses amis.
Invariablement, elles tombaient, et roulant sur le plancher entre
les jambes des personnes allaient se perdre au loin. Le garзon qui
se levait toutes les fois pour les chercher а quatre pattes sous
les banquettes finit par se plaindre. Pйcuchet eut une querelle
avec lui; le limonadier survint, il n'йcouta pas ses excuses et
mкme chicana sur la consommation.
Il proposa ensuite de terminer la soirйe paisiblement dans son
domicile qui йtait tout prиs, rue Saint-Martin.
А peine entrй, il endossa une maniиre de camisole en indienne et
fit les honneurs de son appartement.
Un bureau de sapin placй juste dans le milieu incommodait par ses
angles; et tout autour, sur des planchettes, sur les trois
chaises, sur le vieux fauteuil et dans les coins se trouvaient
pкle-mкle plusieurs volumes de l'Encyclopйdie Roret, le Manuel du
magnйtiseur, un Fйnelon, d'autres bouquins, -- avec des tas de
paperasses, deux noix de coco, diverses mйdailles, un bonnet turc
-- et des coquilles, rapportйes du Havre par Dumouchel. Une couche
de poussiиre veloutait les murailles autrefois peintes en jaune.
La brosse pour les souliers traоnait au bord du lit dont les draps
pendaient. On voyait au plafond une grande tache noire, produite
par la fumйe de la lampe.
Bouvard, а cause de l'odeur sans doute, demanda la permission
d'ouvrir la fenкtre.
-- Les papiers s'envoleraient! s'йcria Pйcuchet qui redoutait, en
plus, les courants d'air.
Cependant, il haletait dans cette petite chambre chauffйe depuis
le matin par les ardoises de la toiture.
Bouvard lui dit: -- А votre place, j'фterais ma flanelle!
-- Comment! et Pйcuchet baissa la tкte, s'effrayant а l'hypothиse
de ne plus avoir son gilet de santй.
-- Faites-moi la conduite reprit Bouvard l'air extйrieur vous
rafraоchira.
Enfin Pйcuchet repassa ses bottes, en grommelant: Vous
m'ensorcelez ma parole d'honneur! -- et malgrй la distance, il
l'accompagna jusque chez lui au coin de la rue de Bйthune, en face
le pont de la Tournelle.
La chambre de Bouvard, bien cirйe, avec des rideaux de percale et
des meubles en acajou, jouissait d'un balcon ayant vue sur la
riviиre. Les deux ornements principaux йtaient un porte-liqueurs
au milieu de la commode, et le long de la glace des daguerrйotypes
reprйsentant des amis; une peinture а l'huile occupait l'alcфve.
-- Mon oncle! dit Bouvard, et le flambeau qu'il tenait йclaira un
monsieur.
Des favoris rouges йlargissaient son visage surmontй d'un toupet
frisant par la pointe. Sa haute cravate avec le triple col de la
chemise, du gilet de velours, et de l'habit noir l'engonзaient. On
avait figurй des diamants sur le jabot. Ses yeux йtaient bridйs
aux pommettes, et il souriait d'un petit air narquois.
Pйcuchet ne put s'empкcher de dire: -- On le prendrait plutфt pour
votre pиre!
-- C'est mon parrain rйpliqua Bouvard, nйgligemment, ajoutant
qu'il s'appelait de ses noms de baptкme Franзois, Denys,
Bartholomйe. Ceux de Pйcuchet йtaient Juste, Romain, Cyrille; --
et ils avaient le mкme вge: quarante-sept ans! Cette coпncidence
leur fit plaisir; mais les surprit, chacun ayant cru l'autre
beaucoup moins jeune. Ensuite, ils admirиrent la Providence dont
les combinaisons parfois sont merveilleuses. -- Car, enfin, si
nous n'йtions pas sortis tantфt pour nous promener, nous aurions
pu mourir avant de nous connaоtre! et s'йtant donnй l'adresse de
leurs patrons, ils se souhaitиrent une bonne nuit.
-- N'allez pas voir les dames! cria Bouvard dans l'escalier.
Pйcuchet descendit les marches sans rйpondre а la gaudriole.
Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos frиres, -- tissus
d'Alsace rue Hautefeuille 92, une voix appela: -- Bouvard!
Monsieur Bouvard!
Celui-ci passa la tкte par les carreaux et reconnut Pйcuchet qui
articula plus fort.
-- Je ne suis pas malade! Je l'ai retirйe!
-- Quoi donc!
-- Elle! dit Pйcuchet, en dйsignant sa poitrine.
Tous les propos de la journйe, avec la tempйrature de
l'appartement et les labeurs de la digestion l'avaient empкchй de
dormir, si bien que n'y tenant plus, il avait rejetй loin de lui
sa flanelle. -- Le matin, il s'йtait rappelй son action
heureusement sans consйquence, et il venait en instruire Bouvard
qui, par lа, fut placй dans son estime а une prodigieuse hauteur.
Il йtait le fils d'un petit marchand, et n'avait pas connu sa
mиre, morte trиs jeune. On l'avait, а quinze ans, retirй de
pension pour le mettre chez un huissier. Les gendarmes y
survinrent; et le patron fut envoyй aux galиres, histoire farouche
qui lui causait encore de l'йpouvante. Ensuite, il avait essayй de
plusieurs йtats, maоtre d'йtudes, йlиve en pharmacie, comptable
sur un des paquebots de la haute Seine. Enfin un chef de division
sйduit par son йcriture, l'avait engagй comme expйditionnaire;
mais la conscience d'une instruction dйfectueuse, avec les besoins
d'esprit qu'elle lui donnait, irritaient son humeur; et il vivait
complиtement seul sans parents, sans maоtresse. Sa distraction
йtait, le dimanche, d'inspecter les travaux publics.
Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords
de la Loire dans une cour de ferme. Un homme qui йtait son oncle,
l'avait emmenй а Paris pour lui apprendre le commerce. А sa
majoritй, on lui versa quelques mille francs. Alors il avait pris
femme et ouvert une boutique de confiseur. Six mois plus tard, son
йpouse disparaissait, en emportant la caisse. Les amis, la bonne
chиre, et surtout la paresse avaient promptement achevй sa ruine.
Mais il eut l'inspiration d'utiliser sa belle main; et depuis
douze ans, il se tenait dans la mкme place, MM. Descambos frиres,
tissus, rue Hautefeuille 92. Quant а son oncle, qui autrefois lui
avait expйdiй comme souvenir le fameux portrait, Bouvard ignorait
mкme sa rйsidence et n'en attendait plus rien. Quinze cents livres
de revenu et ses gages de copiste lui permettaient d'aller, tous
les soirs, faire un somme dans un estaminet.
Ainsi leur rencontre avait eu l'importance d'une aventure. Ils
s'йtaient, tout de suite, accrochйs par des fibres secrиtes.
D'ailleurs, comment expliquer les sympathies? Pourquoi telle
particularitй, telle imperfection indiffйrente ou odieuse dans
celui-ci enchante-t-elle dans celui-lа? Ce qu'on appelle le coup
de foudre est vrai pour toutes les passions. Avant la fin de la
semaine, ils se tutoyиrent.
Souvent, ils venaient se chercher а leur comptoir. Dиs que l'un
paraissait, l'autre fermait son pupitre et ils s'en allaient
ensemble dans les rues. Bouvard marchait а grandes enjambйes,
tandis que Pйcuchet multipliant les pas, avec sa redingote qui lui
battait les talons semblait glisser sur des roulettes. De mкme
leurs goыts particuliers s'harmonisaient. Bouvard fumait la pipe,
aimait le fromage, prenait rйguliиrement sa demi-tasse. Pйcuchet
prisait, ne mangeait au dessert que des confitures et trempait un
morceau de sucre dans le cafй. L'un йtait confiant, йtourdi,
gйnйreux. L'autre discret, mйditatif, йconome.
Pour lui кtre agrйable, Bouvard voulut faire faire а Pйcuchet la
connaissance de Barberou. C'йtait un ancien commis-voyageur,
actuellement boursier, trиs bon enfant, patriote, ami des dames,
et qui affectait le langage faubourien. Pйcuchet le trouva
dйplaisant et il conduisit Bouvard chez Dumouchel. Cet auteur --
(car il avait publiй une petite mnйmotechnie) donnait des leзons
de littйrature dans un pensionnat de jeunes personnes, avait des
opinions orthodoxes et la tenue sйrieuse. Il ennuya Bouvard.
Aucun des deux n'avait cachй а l'autre son opinion. Chacun en
reconnut la justesse. Leurs habitudes changиrent; et quittant leur
pension bourgeoise, ils finirent par dоner ensemble tous les
jours.
Ils faisaient des rйflexions sur les piиces de thйвtre dont on
parlait, sur le gouvernement, la chertй des vivres, les fraudes du
commerce. De temps а autre l'histoire du Collier ou le procиs de
Fualdиs revenait dans leurs discours; -- et puis, ils cherchaient
les causes de la Rйvolution.
Ils flвnaient le long des boutiques de bric-а-brac. Ils visitиrent
le Conservatoire des Arts et Mйtiers, Saint-Denis, les Gobelins,
les Invalides, et toutes les collections publiques. Quand on
demandait leur passeport, ils faisaient mine de l'avoir perdu, se
donnant pour deux йtrangers, deux Anglais.
Dans les galeries du Musйum, ils passиrent avec йbahissement
devant les quadrupиdes empaillйs, avec plaisir devant les
papillons, avec indiffйrence devant les mйtaux; les fossiles les
firent rкver, la conchyliologie les ennuya. Ils examinиrent les
serres chaudes par les vitres, et frйmirent en songeant que tous
ces feuillages distillaient des poisons. Ce qu'ils admirиrent du
cиdre, c'est qu'on l'eыt rapportй dans un chapeau.
Ils s'efforcиrent au Louvre de s'enthousiasmer pour Raphaлl. А la
grande bibliothиque ils auraient voulu connaоtre le nombre exact
des volumes.
Une fois, ils entrиrent au cours d'arabe du Collиge de France; et
le professeur fut йtonnй de voir ces deux inconnus qui tвchaient
de prendre des notes. Grвce а Barberou, ils pйnйtrиrent dans les
coulisses d'un petit thйвtre. Dumouchel leur procura des billets
pour une sйance de l'Acadйmie. Ils s'informaient des dйcouvertes,
lisaient les prospectus et par cette curiositй leur intelligence
se dйveloppa. Au fond d'un horizon plus lointain chaque jour, ils
apercevaient des choses а la fois confuses et merveilleuses.
En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n'avoir pas vйcu
а l'йpoque oщ il servait, bien qu'ils ignorassent absolument cette
йpoque-lа. D'aprиs de certains noms, ils imaginaient des pays
d'autant plus beaux qu'ils n'en pouvaient rien prйciser. Les
ouvrages dont les titres йtaient pour eux inintelligibles leur
semblaient contenir un mystиre.
Et ayant plus d'idйes, ils eurent plus de souffrances. Quand une
malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de
partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la
campagne.
Un dimanche ils se mirent en marche dиs le matin; et passant par
Meudon, Bellevue, Suresnes, Auteuil, tout le long du jour ils
vagabondиrent entre les vignes, arrachиrent des coquelicots au
bord des champs, dormirent sur l'herbe, burent du lait, mangиrent
sous les acacias des guinguettes, et rentrиrent fort tard,
poudreux, extйnuйs, ravis. Ils renouvelиrent souvent ces
promenades. Les lendemains йtaient si tristes qu'ils finirent par
s'en priver.
La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le
grattoir et la sandaraque, le mкme encrier, les mкmes plumes et
les mкmes compagnons! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de
moins en moins; cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient
tous les jours aprиs l'heure, et reзurent des semonces.
Autrefois, ils se trouvaient presque heureux. Mais leur mйtier les
humiliait depuis qu'ils s'estimaient davantage; -- et ils se
renforзaient dans ce dйgoыt, s'exaltaient mutuellement, se
gвtaient. Pйcuchet contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard
prit quelque chose de la morositй de Pйcuchet.
-- J'ai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques!
disait l'un.
-- Autant кtre chiffonnier s'йcriait l'autre.
Quelle situation abominable! Et nul moyen d'en sortir! Pas mкme
d'espйrance!
Un aprиs-midi (c'йtait le 20 janvier 1839) Bouvard йtant а son
comptoir reзut une lettre, apportйe par le facteur.
Ses bras se levиrent, sa tкte peu а peu se renversait, et il tomba
йvanoui sur le carreau.
Les commis se prйcipitиrent; on lui фta sa cravate; on envoya
chercher un mйdecin.
Il rouvrit les yeux -- puis aux questions qu'on lui faisait: --
Ah! ... c'est que... c'est que... un peu d'air me soulagera. Non!
laissez-moi! permettez! et malgrй sa corpulence, il courut tout
d'une haleine jusqu'au ministиre de la marine, se passant la main
sur le front, croyant devenir fou, tвchant de se calmer.
Il fit demander Pйcuchet.
Pйcuchet parut.
-- Mon oncle est mort! j'hйrite!
-- Pas possible!
Bouvard montra les lignes suivantes:
ЙTUDE DE Me TARDIVEL, NOTAIRE.
Savigny-en-Septaine 14 janvier 39.
«Monsieur,
«Je vous prie de vous rendre en mon йtude, pour y prendre
connaissance du testament de votre pиre naturel M. Franзois,
Denys, Bartholomйe Bouvard, ex-nйgociant dans la ville de Nantes,
dйcйdй en cette commune le 10 du prйsent mois. Ce testament
contient en votre faveur une disposition trиs importante.
«Agrйez, Monsieur, l'assurance de mes respects.
«TARDIVEL, notaire.»
Pйcuchet fut obligй de s'asseoir sur une borne dans la cour. Puis,
il rendit le papier en disant lentement:
-- Pourvu... que ce ne soit pas... quelque farce?
-- Tu crois que c'est une farce! reprit Bouvard d'une voix
йtranglйe, pareille а un rвle de moribond.
Mais le timbre de la poste, le nom de l'йtude en caractиres
d'imprimerie, la signature du notaire, tout prouvait
l'authenticitй de la nouvelle; -- et ils se regardиrent avec un
tremblement du coin de la bouche et une larme qui roulait dans
leurs yeux fixes.
L'espace leur manquait. Ils allиrent jusqu'а l'Arc de Triomphe,
revinrent par le bord de l'eau, dйpassиrent Notre-Dame. Bouvard
йtait trиs rouge. Il donna а Pйcuchet des coups de poing dans le
dos, et pendant cinq minutes dйraisonna complиtement.
Ils ricanaient malgrй eux. Cet hйritage, bien sыr, devait se
monter...? -- Ah! ce serait trop beau! n'en parlons plus. Ils en
reparlaient.
Rien n'empкchait de demander tout de suite des explications.
Bouvard йcrivit au notaire pour en avoir.
Le notaire envoya la copie du testament, lequel se terminait
ainsi: En consйquence je donne а Franзois, Denys, Bartholomйe
Bouvard mon fils naturel reconnu, la portion de mes biens
disponible par la loi.
Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse, mais il l'avait
tenu а l'йcart soigneusement, le faisant passer pour un neveu; et
le neveu l'avait toujours appelй mon oncle, bien que sachant а
quoi s'en tenir. Vers la quarantaine, M. Bouvard s'йtait mariй,
puis йtait devenu veuf. Ses deux fils lйgitimes ayant tournй
contrairement а ses vues, un remords l'avait pris sur l'abandon oщ
il laissait depuis tant d'annйes son autre enfant. Il l'eыt mкme
fait venir chez lui, sans l'influence de sa cuisiniиre. Elle le
quitta grвce aux manoeuvres de la famille -- et dans son isolement
prиs de mourir, il voulut rйparer ses torts en lйguant au fruit de
ses premiиres amours tout ce qu'il pouvait de sa fortune. Elle
s'йlevait а la moitiй d'un million, ce qui faisait pour le copiste
deux cent cinquante mille francs. L'aоnй des frиres, M. Йtienne,
avait annoncй qu'il respecterait le testament.
Bouvard tomba dans une sorte d'hйbйtude. Il rйpйtait а voix basse,
en souriant du sourire paisible des ivrognes:
-- Quinze mille livres de rente! et Pйcuchet, dont la tкte
pourtant йtait plus forte, n'en revenait pas.
Ils furent secouйs brusquement par une lettre de Tardivel. L'autre
fils, M. Alexandre, dйclarait son intention de rйgler tout devant
la justice, et mкme d'attaquer le legs s'il le pouvait, exigeant
au prйalable scellйs, inventaire, nomination d'un sйquestre, etc.!
Bouvard en eut une maladie bilieuse. А peine convalescent, il
s'embarqua pour Savigny -- d'oщ il revint, sans conclusion
d'aucune sorte et dйplorant ses frais de voyage.
Puis ce furent des insomnies, des alternatives de colиre et
d'espoir, d'exaltation et d'abattement. Enfin, au bout de six
mois, le sieur Alexandre s'apaisant, Bouvard entra en possession
de l'hйritage.
Son premier cri avait йtй: -- Nous nous retirerons а la campagne!
et ce mot qui liait son ami а son bonheur, Pйcuchet l'avait trouvй
tout simple. Car l'union de ces deux hommes йtait absolue et
profonde.
Mais comme il ne voulait point vivre aux crochets de Bouvard, il
ne partirait pas avant sa retraite. Encore deux ans; n'importe! Il
demeura inflexible et la chose fut dйcidйe.
Pour savoir oщ s'йtablir, ils passиrent en revue toutes les
provinces. Le Nord йtait fertile mais trop froid, le Midi
enchanteur par son climat, mais incommode vu les moustiques, et le
Centre franchement n'avait rien de curieux. La Bretagne leur
aurait convenu sans l'esprit cagot des habitants. Quant aux
rйgions de l'Est, а cause du patois germanique, il n'y fallait pas
songer. Mais il y avait d'autres pays. Qu'йtait-ce par exemple que
le Forez, le Bugey, le Roumois? Les cartes de gйographie n'en
disaient rien. Du reste, que leur maison fыt dans tel endroit ou
dans tel autre, l'important c'est qu'ils en auraient une.
Dйjа, ils se voyaient en manches de chemise, au bord d'une plate-
bande йmondant des rosiers, et bкchant, binant, maniant de la
terre, dйpotant des tulipes. Ils se rйveilleraient au chant de
l'alouette, pour suivre les charrues, iraient avec un panier
cueillir des pommes, regarderaient faire le beurre, battre le
grain, tondre les moutons, soigner les ruches, et se dйlecteraient
au mugissement des vaches et а la senteur des foins coupйs. Plus
d'йcritures! plus de chefs! plus mкme de terme а payer! -- Car ils
possйderaient un domicile а eux! et ils mangeraient les poules de
leur basse-cour, les lйgumes de leur jardin, et dоneraient en
gardant leurs sabots! -- Nous ferons tout ce qui nous plaira! nous
laisserons pousser notre barbe!
Ils s'achetиrent des instruments horticoles, puis un tas de choses
qui pourraient peut-кtre servir telles qu'une boоte а outils (il
en faut toujours dans une maison), ensuite des balances, une
chaоne d'arpenteur, une baignoire en cas qu'ils ne fussent
malades, un thermomиtre, et mкme un baromиtre systиme Gay-Lussac
pour des expйriences de physique, si la fantaisie leur en prenait.
Il ne serait pas mal, non plus (car on ne peut pas toujours
travailler dehors), d'avoir quelques bons ouvrages de littйrature;
-- et ils en cherchиrent, -- fort embarrassйs parfois de savoir si
tel livre йtait vraiment un livre de bibliothиque. Bouvard
tranchait la question.
-- Eh! nous n'aurons pas besoin de bibliothиque.
-- D'ailleurs, j'ai la mienne disait Pйcuchet.
D'avance, ils s'organisaient. Bouvard emporterait ses meubles,
Pйcuchet sa grande table noire; on tirerait parti des rideaux et
avec un peu de batterie de cuisine ce serait bien suffisant. Ils
s'йtaient jurй de taire tout cela; mais leur figure rayonnait.
Aussi leurs collиgues les trouvaient drфles. Bouvard, qui йcrivait
йtalй sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir
sa bвtarde, poussait son espиce de sifflement tout en clignant
d'un air malin ses lourdes paupiиres. Pйcuchet huchй sur un grand
tabouret de paille soignait toujours les jambages de sa longue
йcriture -- mais en gonflant les narines pinзait les lиvres, comme
s'il avait peur de lвcher son secret.
Aprиs dix-huit mois de recherches, ils n'avaient rien trouvй. Ils
firent des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis
Amiens jusqu'а Йvreux, et de Fontainebleau jusqu'au Havre. Ils
voulaient une campagne qui fыt bien la campagne, sans tenir
prйcisйment а un site pittoresque, mais un horizon bornй les
attristait. Ils fuyaient le voisinage des habitations et
redoutaient pourtant la solitude. Quelquefois, ils se dйcidaient,
puis craignant de se repentir plus tard, ils changeaient d'avis,
l'endroit leur ayant paru malsain, ou exposй au vent de mer, ou
trop prиs d'une manufacture ou d'un abord difficile.
Barberou les sauva.
Il connaissait leur rкve, et un beau jour vint leur dire qu'on lui
avait parlй d'un domaine а Chavignolles, entre Caen et Falaise.
Cela consistait en une ferme de trente-huit hectares, avec une
maniиre de chвteau et un jardin en plein rapport.
Ils se transportиrent dans le Calvados; et ils furent
enthousiasmйs. Seulement, tant de la ferme que de la maison (l'une
ne serait pas vendue sans l'autre) on exigeait cent quarante-trois
mille francs. Bouvard n'en donnait que cent vingt mille.
Pйcuchet combattit son entкtement, le pria de cйder, enfin dйclara
qu'il complйterait le surplus. C'йtait toute sa fortune, provenant
du patrimoine de sa mиre et de ses йconomies. Jamais il n'en avait
soufflй mot, rйservant ce capital pour une grande occasion.
Tout fut payй vers la fin de 1840, six mois avant sa retraite.
Bouvard n'йtait plus copiste. D'abord, il avait continuй ses
fonctions par dйfiance de l'avenir, mais s'en йtait dйmis, une
fois certain de l'hйritage. Cependant il retournait volontiers
chez les Messieurs Descambos, et la veille de son dйpart il offrit
un punch а tout le comptoir.
Pйcuchet, au contraire, fut maussade pour ses collиgues, et sortit
le dernier jour, en claquant la porte brutalement.
Il avait а surveiller les emballages, faire un tas de commissions,
d'emplettes encore, et prendre congй de Dumouchel!
Le professeur lui proposa un commerce йpistolaire, oщ il le
tiendrait au courant de la Littйrature; et aprиs des fйlicitations
nouvelles lui souhaita une bonne santй. Barberou se montra plus
sensible en recevant l'adieu de Bouvard. Il abandonna exprиs une
partie de dominos, promit d'aller le voir lа-bas, commanda deux
anisettes et l'embrassa.
Bouvard, rentrй chez lui, aspira sur son balcon une large bouffйe
d'air en se disant: Enfin. Les lumiиres des quais tremblaient dans
l'eau, le roulement des omnibus au loin s'apaisait. Il se rappela
des jours heureux passйs dans cette grande ville, des pique-niques
au restaurant, des soirs au thйвtre, les commйrages de sa
portiиre, toutes ses habitudes; et il sentit une dйfaillance de
coeur, une tristesse qu'il n'osait pas s'avouer.
Pйcuchet jusqu'а deux heures du matin se promena dans sa chambre.
Il ne reviendrait plus lа; tant mieux! et cependant, pour laisser
quelque chose de lui, il grava son nom sur le plвtre de la
cheminйe.
Le plus gros du bagage йtait parti dиs la veille. Les instruments
de jardin, les couchettes, les matelas, les tables, les chaises,
un calйfacteur, la baignoire et trois fыts de Bourgogne iraient
par la Seine, jusqu'au Havre, et de lа seraient expйdiйs sur Caen,
oщ Bouvard qui les attendrait les ferait parvenir а Chavignolles.
Mais le portrait de son pиre, les fauteuils, la cave а liqueurs,
les bouquins, la pendule, tous les objets prйcieux furent mis dans
une voiture de dйmйnagement qui s'acheminerait par Nonancourt,
Verneuil et Falaise. Pйcuchet voulut l'accompagner.
Il s'installa auprиs du conducteur, sur la banquette, et couvert
de sa plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et
sa chanceliиre de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il
sortit de la Capitale.
Le mouvement et la nouveautй du voyage l'occupиrent les premiиres
heures. Puis les chevaux se ralentirent, ce qui amena des disputes
avec le conducteur et le charretier. Ils choisissaient
d'exйcrables auberges et bien qu'ils rйpondissent de tout,
Pйcuchet par excиs de prudence couchait dans les mкmes gоtes. Le
lendemain on repartait dиs l'aube; et la route, toujours la mкme,
s'allongeait en montant jusqu'au bord de l'horizon. Les mиtres de
cailloux se succйdaient, les fossйs йtaient pleins d'eau, la
campagne s'йtalait par grandes surfaces d'un vert monotone et
froid, des nuages couraient dans le ciel, de temps а autre la
pluie tombait. Le troisiиme jour des bourrasques s'йlevиrent. La
bвche du chariot, mal attachйe, claquait au vent comme la voile
d'un navire. Pйcuchet baissait la figure sous sa casquette, et
chaque fois qu'il ouvrait sa tabatiиre, il lui fallait, pour
garantir ses yeux, se retourner complиtement. Pendant les cahots,
il entendait osciller derriиre lui tout son bagage et prodiguait
les recommandations. Voyant qu'elles ne servaient а rien, il
changea de tactique; il fit le bon enfant, eut des complaisances;
dans les montйes pйnibles, il poussait а la roue avec les hommes;
il en vint jusqu'а leur payer le gloria aprиs les repas. Ils
filиrent dиs lors plus lestement, si bien qu'aux environs de
Gauburge l'essieu se rompit et le chariot resta penchй. Pйcuchet
visita tout de suite l'intйrieur; les tasses de porcelaine
gisaient en morceaux. Il leva les bras, en grinзant des dents,
maudit ces deux imbйciles; et la journйe suivante fut perdue, а
cause du charretier qui se grisa; mais il n'eut pas la force de se
plaindre, la coupe d'amertume йtant remplie.
Bouvard n'avait quittй Paris que le surlendemain, pour dоner
encore une fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des
messageries а la derniиre minute, puis se rйveilla devant la
cathйdrale de Rouen; il s'йtait trompй de diligence.
Le soir toutes les places pour Caen йtaient retenues; ne sachant
que faire, il alla au Thйвtre des Arts, et il souriait а ses
voisins, disant qu'il йtait retirй du nйgoce et nouvellement
acquйreur d'un domaine aux alentours. Quand il dйbarqua le
vendredi а Caen ses ballots n'y йtaient pas. Il les reзut le
dimanche, et les expйdia sur une charrette, ayant prйvenu le
fermier qu'il les suivrait de quelques heures.
А Falaise, le neuviиme jour de son voyage, Pйcuchet prit un cheval
de renfort, et jusqu'au coucher du soleil on marcha bien. Au delа
de Bretteville, ayant quittй la grande route, il s'engagea dans un
chemin de traverse, croyant voir а chaque minute le pignon de
Chavignolles. Cependant les orniиres s'effaзaient, elles
disparurent, et ils se trouvиrent au milieu des champs labourйs.
La nuit tombait. Que devenir? Enfin Pйcuchet abandonna le chariot,
et pataugeant dans la boue, s'avanзa devant lui а la dйcouverte.
Quand il approchait des fermes, les chiens aboyaient. Il criait de
toutes ses forces pour demander sa route. On ne rйpondait pas. Il
avait peur et regagnait le large. Tout а coup deux lanternes
brillиrent. Il aperзut un cabriolet, s'йlanзa pour le rejoindre.
Bouvard йtait dedans.
Mais oщ pouvait кtre la voiture du dйmйnagement? Pendant une
heure, ils la hйlиrent dans les tйnиbres. Enfin, elle se retrouva,
et ils arrivиrent а Chavignolles.
Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans la
salle. Deux couverts y йtaient mis. Les meubles arrivйs sur la
charrette encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils
s'attablиrent.
On leur avait prйparй une soupe а l'oignon, un poulet, du lard et
des oeufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de
temps а autre s'informer de leurs goыts. Ils rйpondaient: Oh trиs
bon! trиs bon! et le gros pain difficile а couper, la crиme, les
noix, tout les dйlecta! Le carrelage avait des trous, les murs
suintaient. Cependant, ils promenaient autour d'eux un regard de
satisfaction, en mangeant sur la petite table oщ brыlait une
chandelle. Leurs figures йtaient rougies par le grand air. Ils
tendaient leur ventre, ils s'appuyaient sur le dossier de leur
chaise, qui en craquait, et ils se rйpйtaient: -- Nous y voilа
donc! quel bonheur! il me semble que c'est un rкve!
Bien qu'il fыt minuit, Pйcuchet eut l'idйe de faire un tour dans
le jardin. Bouvard ne s'y refusa pas. Ils prirent la chandelle, et
l'abritant avec un vieux journal, se promenиrent le long des
plates-bandes.
Ils avaient plaisir а nommer tout haut les lйgumes: Tiens: des
carottes! Ah! des choux.
Ensuite, ils inspectиrent les espaliers. Pйcuchet tвcha de
dйcouvrir des bourgeons. Quelquefois une araignйe fuyait tout а
coup sur le mur; -- et les deux ombres de leur corps s'y
dessinaient agrandies, en rйpйtant leurs gestes. Les pointes des
herbes dйgouttelaient de rosйe. La nuit йtait complиtement noire;
et tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande
douceur. Au loin, un coq chanta.
Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le
papier de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on
venait d'en faire sauter les clous. Ils la trouvиrent bйante. Ce
fut une surprise.
Dйshabillйs et dans leur lit, ils bavardиrent quelque temps, puis
s'endormirent; Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tкte nue,
Pйcuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublй d'un
bonnet de coton; -- et tous les deux ronflaient sous le clair de
la lune, qui entrait par les fenкtres.
CHAPITRE II
Quelle joie, le lendemain en se rйveillant! Bouvard fuma une pipe,
et Pйcuchet huma une prise, qu'ils dйclarиrent la meilleure de
leur existence. Puis ils se mirent а la croisйe, pour voir le
paysage.
On avait en face de soi les champs, а droite une grange, avec le
clocher de l'йglise, -- et а gauche un rideau de peupliers.
Deux allйes principales, formant la croix, divisaient le jardin en
quatre morceaux. Les lйgumes йtaient compris dans les plates-
bandes, oщ se dressaient, de place en place, des cyprиs nains et
des quenouilles. D'un cфtй, une tonnelle aboutissait а un vigneau,
de l'autre un mur soutenait les espaliers; -- et une claire-voie,
dans le fond, donnait sur la campagne. Il y avait au delа du mur
un verger, aprиs la charmille un bosquet, derriиre la claire-voie
un petit chemin.
Ils contemplaient cet ensemble, quand un homme а chevelure
grisonnante et vкtu d'un paletot noir, longea le sentier, en
raclant avec sa canne tous les barreaux de la claire-voie. La
vieille servante leur apprit que c'йtait M. Vaucorbeil, un docteur
fameux dans l'arrondissement.
Les autres notables йtaient le comte de Faverges, autrefois
dйputй, et dont on citait les vacheries, le maire M. Foureau qui
vendait du bois, du plвtre, toute espиce de choses, M. Marescot le
notaire, l'abbй Jeufroy, et Mme veuve Bordin, vivant de son
revenu. -- Quant а elle, on l'appelait la Germaine, а cause de feu
Germain son mari. Elle faisait des journйes mais aurait voulu
passer au service de ces messieurs. Ils l'acceptиrent, et
partirent pour leur ferme, situйe а un kilomиtre de distance.
Quand ils entrиrent dans la cour, le fermier, maоtre Gouy,
vocifйrait contre un garзon et la fermiиre sur un escabeau,
serrait entre ses jambes une dinde qu'elle empвtait avec des gobes
de farine. L'homme avait le front bas, le nez fin, le regard en
dessous, et les йpaules robustes. La femme йtait trиs blonde, avec
les pommettes tachetйes de son, et cet air de simplicitй que l'on
voit aux manants sur le vitrail des йglises.
Dans la cuisine, des bottes de chanvre йtaient suspendues au
plafond. Trois vieux fusils s'йchelonnaient sur la haute cheminйe.
Un dressoir chargй de faпences а fleurs occupait le milieu de la
muraille; -- et les carreaux en verre de bouteille jetaient sur
les ustensiles de fer-blanc et de cuivre rouge une lumiиre
blafarde.
Les deux Parisiens dйsiraient faire leur inspection, n'ayant vu la
propriйtй qu'une fois, sommairement. Maоtre Gouy et son йpouse les
escortиrent; -- et la kyrielle des plaintes commenзa.
Tous les bвtiments, depuis la charreterie jusqu'а la bouillerie,
avaient besoin de rйparations. Il aurait fallu construire une
succursale pour les fromages, mettre aux barriиres des ferrements
neufs, relever les hauts-bords, creuser la mare et replanter
considйrablement de pommiers dans les trois cours.
Ensuite, on visita les cultures. Maоtre Gouy les dйprйcia. Elles
mangeaient trop de fumier; les charrois йtaient dispendieux, --
impossible d'extraire les cailloux, la mauvaise herbe empoisonnait
les prairies; -- et ce dйnigrement de sa terre attйnua le plaisir
que Bouvard sentait а marcher dessus.
Ils s'en revinrent par la cavйe, sous une avenue de hкtres. La
maison montrait de ce cфtй-lа, sa cour d'honneur et sa faзade.
Elle йtait peinte en blanc, avec des rйchampis de couleur jaune.
Le hangar et le cellier, le fournil et le bыcher faisaient en
retour deux ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une
petite salle. On rencontrait ensuite le vestibule, une deuxiиme
salle plus grande, et le salon. Les quatre chambres au premier
s'ouvraient sur le corridor qui regardait la cour. Pйcuchet en
prit une pour ses collections; la derniиre fut destinйe а la
bibliothиque; et comme ils ouvraient les armoires, ils trouvиrent
d'autres bouquins, mais n'eurent pas la fantaisie d'en lire les
titres. Le plus pressй, c'йtait le jardin.
Bouvard, en passant prиs de la charmille dйcouvrit sous les
branches une dame en plвtre. Avec deux doigts, elle йcartait sa
jupe, les genoux pliйs, la tкte sur l'йpaule, comme craignant
d'кtre surprise. -- Ah! pardon! ne vous gкnez pas! -- et cette
plaisanterie les amusa tellement que vingt fois par jour pendant
plus de trois semaines, ils la rйpйtиrent.
Cependant, les bourgeois de Chavignolles dйsiraient les connaоtre
-- on venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchиrent
les ouvertures avec des planches. La population fut contrariйe.
Pour se garantir du soleil, Bouvard portait sur la tкte un
mouchoir nouй en turban, Pйcuchet sa casquette; et il avait un
grand tablier avec une poche par devant, dans laquelle
ballottaient un sйcateur, son foulard et sa tabatiиre. Les bras
nus, et cфte а cфte, ils labouraient, sarclaient, йmondaient,
s'imposaient des tвches, mangeaient le plus vite possible; -- mais
allaient prendre le cafй sur le vigneau, pour jouir du point de
vue.
S'ils rencontraient un limaзon, ils s'approchaient de lui, et
l'йcrasaient en faisant une grimace du coin de la bouche, comme
pour casser une noix. Ils ne sortaient pas sans leur louchet, --
et coupaient en deux les vers blancs d'une telle force que le fer
de l'outil s'en enfonзait de trois pouces. Pour se dйlivrer des
chenilles, ils battaient les arbres, а grands coups de gaule,
furieusement.
Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon -- et des pommes
d'amour qui devaient retomber comme des lustres, sous l'arceau de
la tonnelle.
Pйcuchet fit creuser devant la cuisine, un large trou, et le
disposa en trois compartiments, oщ il fabriquerait des composts
qui feraient pousser un tas de choses dont les dйtritus
amиneraient d'autres rйcoltes, procurant d'autres engrais, tout
cela indйfiniment; -- et il rкvait au bord de la fosse, apercevant
dans l'avenir, des montagnes de fruits, des dйbordements de
fleurs, des avalanches de lйgumes. Mais le fumier de cheval si
utile pour les couches lui manquait. Les cultivateurs n'en
vendaient pas; les aubergistes en refusиrent. Enfin, aprиs
beaucoup de recherches, malgrй les instances de Bouvard, et
abjurant toute pudeur, il prit le parti d'aller lui-mкme au
crottin!
C'est au milieu de cette occupation que Mme Bordin, un jour,
l'accosta sur la grande route. Quand elle l'eut complimentй, elle
s'informa de son ami. Les yeux noirs de cette personne, trиs
brillants bien que petits, ses hautes couleurs, son aplomb (elle
avait mкme un peu de moustache) intimidиrent Pйcuchet. Il rйpondit
briиvement et tourna le dos -- impolitesse que blвma Bouvard.
Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les grands froids.
Ils s'installиrent dans la cuisine, et faisaient du treillage; ou
bien parcouraient les chambres, causaient au coin du feu,
regardaient la pluie tomber.
Dиs la mi-carкme, ils guettиrent le printemps, et rйpйtaient
chaque matin: tout part. Mais la saison fut tardive; et ils
consolaient leur impatience, en disant: tout va partir.
Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnиrent
beaucoup. La vigne promettait.
Puisqu'ils s'entendaient au jardinage, ils devaient rйussir dans
l'agriculture; -- et l'ambition les prit de cultiver leur ferme.
Avec du bon sens et de l'йtude ils s'en tireraient, sans aucun
doute.
D'abord, il fallait voir comment on opйrait chez les autres; -- et
ils rйdigиrent une lettre, oщ ils demandaient а M. de Faverges
l'honneur de visiter son exploitation. Le Comte leur donna tout de
suite un rendez-vous.
Aprиs une heure de marche, ils arrivиrent sur le versant d'un
coteau qui domine la vallйe de l'Orne. La riviиre coulait au fond,
avec des sinuositйs. Des blocs de grиs rouge s'y dressaient de
place en place, et des roches plus grandes formaient au loin comme
une falaise surplombant la campagne, couverte de blйs mыrs. En
face, sur l'autre colline, la verdure йtait si abondante qu'elle
cachait les maisons. Des arbres la divisaient en carrйs inйgaux,
se marquant au milieu de l'herbe par des lignes plus sombres.
L'ensemble du domaine apparut tout а coup. Des toits de tuiles
indiquaient la ferme. Le chвteau а faзade blanche se trouvait sur
la droite avec un bois au delа, et une pelouse descendait jusqu'а
la riviиre oщ des platanes alignйs reflйtaient leur ombre.
Les deux amis entrиrent dans une luzerne qu'on fanait. Des femmes
portant des chapeaux de paille, des marmottes d'indienne ou des
visiиres de papier, soulevaient avec des rвteaux le foin laissй
par terre -- et а l'autre bout de la plaine, auprиs des meules, on
jetait des bottes vivement dans une longue charrette, attelйe de
trois chevaux. M. le Comte s'avanзa suivi de son rйgisseur.
Il avait un costume de basin, la taille raide et les favoris en
cфtelette, l'air а la fois d'un magistrat et d'un dandy. Les
traits de sa figure, mкme quand il parlait, ne remuaient pas.
Les premiиres politesses йchangйes, il exposa son systиme
relativement aux fourrages; on retournait les andains sans les
йparpiller, les meules devaient кtre coniques, et les bottes
faites immйdiatement sur place, puis entassйes par dizaines. Quant
au rвteleur anglais, la prairie йtait trop inйgale pour un pareil
instrument.
Une petite fille les pieds nus dans des savates, et dont le corps
se montrait par les dйchirures de sa robe, donnait а boire aux
femmes, en versant du cidre d'un broc, qu'elle appuyait contre sa
hanche. Le comte demanda d'oщ venait cet enfant; on n'en savait
rien. Les faneuses l'avaient recueillie pour les servir pendant la
moisson. Il haussa les йpaules, et tout en s'йloignant profйra
quelques plaintes sur l'immoralitй de nos campagnes.
Bouvard fit l'йloge de sa luzerne. Elle йtait assez bonne, en
effet, malgrй les ravages de la cuscute; les futurs agronomes
ouvrirent les yeux au mot cuscute. Vu le nombre de ses bestiaux,
il s'appliquait aux prairies artificielles; c'йtait d'ailleurs un
bon prйcйdent pour les autres rйcoltes, ce qui n'a pas toujours
lieu avec les racines fourragиres. -- Cela du moins me paraоt
incontestable.
Bouvard et Pйcuchet reprirent ensemble: Oh! incontestable.
Ils йtaient sur la limite d'un champ tout plat, soigneusement
ameubli. Un cheval que l'on conduisait а la main traоnait un large
coffre montй sur trois roues. Sept coutres, disposйs en bas,
ouvraient parallиlement des raies fines, dans lesquelles le grain
tombait par des tuyaux descendant jusqu'au sol.
-- Ici dit le comte je sиme des turneps. Le turnep est la base de
ma culture quadriennale et il entamait la dйmonstration du semoir.
Mais un domestique vint le chercher. On avait besoin de lui, au
chвteau.
Son rйgisseur le remplaзa, homme а figure chafouine et de faзons
obsйquieuses.
Il conduisit ces messieurs vers un autre champ, oщ quatorze
moissonneurs, la poitrine nue et les jambes йcartйes, fauchaient
des seigles. Les fers sifflaient dans la paille qui se versait а
droite. Chacun dйcrivait devant soi un large demi-cercle, et tous
sur la mкme ligne, ils avanзaient en mкme temps. Les deux
Parisiens admirиrent leurs bras et se sentaient pris d'une
vйnйration presque religieuse pour l'opulence de la terre.
Ils longиrent ensuite plusieurs piиces en labour. Le crйpuscule
tombait; des corneilles s'abattaient dans les sillons.
Puis ils rencontrиrent le troupeau. Les moutons, за et lа,
pвturaient et on entendait leur continuel broutement. Le berger,
assis sur un tronc d'arbre, tricotait un bas de laine, ayant son
chien prиs de lui.
Le rйgisseur aida Bouvard et Pйcuchet а franchir un йchalier, et
ils traversиrent deux masures, oщ des vaches ruminaient sous les
pommiers.
Tous les bвtiments de la ferme йtaient contigus et occupaient les
trois cфtйs de la cour. Le travail s'y faisait а la mйcanique, au
moyen d'une turbine, utilisant un ruisseau qu'on avait, exprиs,
dйtournй. Des bandelettes de cuir allaient d'un toit dans l'autre,
et au milieu du fumier une pompe de fer manoeuvrait.
Le rйgisseur fit observer dans les bergeries de petites ouvertures
а ras du sol, et dans les cases aux cochons, des portes
ingйnieuses, pouvant d'elles mкmes se fermer.
La grange йtait voыtйe comme une cathйdrale avec des arceaux de
briques reposant sur des murs de pierre.
Pour divertir les messieurs, une servante jeta devant les poules
des poignйes d'avoine. L'arbre du pressoir leur parut gigantesque,
et ils montиrent dans le pigeonnier. La laiterie spйcialement les
йmerveilla. Des robinets dans les coins fournissaient assez d'eau
pour inonder les dalles; et en entrant, une fraоcheur vous
surprenait. Des jarres brunes, alignйes sur des claires-voies
йtaient pleines de lait jusqu'aux bords. Des terrines moins
profondes contenaient de la crиme. Les pains de beurre se
suivaient, pareils aux tronзons d'une colonne de cuivre, et de la
mousse dйbordait les seaux de fer-blanc, qu'on venait de poser par
terre.
Mais le bijou de la ferme c'йtait la bouverie. Des barreaux de
bois scellйs perpendiculairement dans toute sa longueur la
divisaient en deux sections, la premiиre pour le bйtail, la
seconde pour le service. On y voyait а peine, toutes les
meurtriиres йtant closes. Les boeufs mangeaient attachйs а des
chaоnettes et leurs corps exhalaient une chaleur, que le plafond
bas rabattait. Mais quelqu'un donna du jour. Un filet d'eau, tout
а coup se rйpandit dans la rigole qui bordait les rвteliers. Des
mugissements s'йlevиrent. Les cornes faisaient comme un cliquetis
de bвtons. Tous les boeufs avancиrent leurs mufles entre les
barreaux et buvaient lentement.
Les grands attelages entrиrent dans la cour et des poulains
hennirent. Au rez-de-chaussйe, deux ou trois lanternes
s'allumиrent, puis disparurent. Les gens de travail passaient en
traоnant leurs sabots sur les cailloux -- et la cloche pour le
souper tinta.
Les deux visiteurs s'en allиrent.
Tout ce qu'ils avaient vu les enchantait. Leur dйcision fut prise.
Dиs le soir, ils tirиrent de leur bibliothиque les quatre volumes
de la Maison Rustique, se firent expйdier le cours de Gasparin, et
s'abonnиrent а un journal d'agriculture.
Pour se rendre aux foires plus commodйment, ils achetиrent une
carriole que Bouvard conduisait.
Habillйs d'une blouse bleue, avec un chapeau а larges bords, des
guкtres jusqu'aux genoux et un bвton de maquignon а la main, ils
rфdaient autour des bestiaux, questionnaient les laboureurs, et ne
manquaient pas d'assister а tous les comices agricoles.
Bientфt, ils fatiguиrent maоtre Gouy de leurs conseils, dйplorant
principalement son systиme de jachиres. Mais le fermier tenait а
sa routine. Il demanda la remise d'un terme sous prйtexte de la
grкle. Quant aux redevances, il n'en fournit aucune. Devant les
rйclamations les plus justes, sa femme poussait des cris. Enfin,
Bouvard dйclara son intention de ne pas renouveler le bail.
Dиs lors maоtre Gouy йpargna les fumures, laissa pousser les
mauvaises herbes, ruina le fonds. Et il s'en alla d'un air
farouche qui indiquait des plans de vengeance.
Bouvard avait pensй que vingt mille francs, c'est-а-dire plus de
quatre fois le prix du fermage, suffirait au dйbut. Son notaire de
Paris les envoya.
Leur exploitation comprenait quinze hectares en cours et prairies,
vingt-trois en terres arables, et cinq en friche situйs sur un
monticule couvert de cailloux et qu'on appelait la Butte.
Ils se procurиrent tous les instruments indispensables, quatre
chevaux, douze vaches, six porcs, cent soixante moutons -- et
comme personnel, deux charretiers, deux femmes, un valet, un
berger, de plus un gros chien.
Pour avoir tout de suite de l'argent ils vendirent leurs
fourrages; -- on les paya chez eux; l'or des napolйons comptйs sur
le coffre а l'avoine leur parut plus reluisant qu'un autre,
extraordinaire et meilleur.
Au mois de novembre ils brassиrent du cidre. C'йtait Bouvard qui
fouettait le cheval et Pйcuchet montй dans l'auge retournait le
marc avec une pelle. Ils haletaient en serrant la vis, puchaient
dans la cuve, surveillaient les bondes, portaient de lourds
sabots, s'amusaient йnormйment.
Partant de ce principe qu'on ne saurait avoir trop de blй, ils
supprimиrent la moitiй environ de leurs prairies artificielles, et
comme ils n'avaient pas d'engrais ils se servirent de tourteaux
qu'ils enterrиrent sans les concasser, -- si bien que le rendement
fut pitoyable.
L'annйe suivante, ils firent les semailles trиs dru. Des orages
survinrent. Les йpis versиrent.
Nйanmoins, ils s'acharnaient au froment; et ils entreprirent
d'йpierrer la Butte; un banneau emportait les cailloux. Tout le
long de l'annйe, du matin jusqu'au soir, par la pluie, par le
soleil, on voyait l'йternel banneau avec le mкme homme et le mкme
cheval, gravir, descendre et remonter la petite colline.
Quelquefois Bouvard marchait derriиre, faisant des haltes а mi-
cфte pour s'йponger le front.
Ne se fiant а personne, ils traitaient eux-mкmes les animaux, leur
administraient des purgations, des clystиres.
De graves dйsordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint
enceinte. Ils prirent des gens mariйs; les enfants pullulиrent,
les cousins, les cousines, les oncles, les belles-soeurs. Une
horde vivait а leurs dйpens; -- et ils rйsolurent de coucher dans
la ferme, а tour de rфle.
Mais le soir, ils йtaient tristes. La malpropretй de la chambre
les offusquait; -- et Germaine qui apportait les repas, grommelait
а chaque voyage. On les dupait de toutes les faзons. Les batteurs
en grange fourraient du blй dans leur cruche а boire. Pйcuchet en
surprit un, et s'йcria, en le poussant dehors par les йpaules:
-- Misйrable! tu es la honte du village qui t'a vu naоtre!
Sa personne n'inspirait aucun respect. -- D'ailleurs, il avait des
remords а l'encontre du jardin. Tout son temps ne serait pas de
trop pour le tenir en bon йtat. -- Bouvard s'occuperait de la
ferme. Ils en dйlibйrиrent; et cet arrangement fut dйcidй.
Le premier point йtait d'avoir de bonnes couches. Pйcuchet en fit
construire une, en briques. Il peignit lui-mкme les chвssis, et
redoutant les coups de soleil barbouilla de craie toutes les
cloches.
Il eut la prйcaution pour les boutures d'enlever les tкtes avec
les feuilles. Ensuite, il s'appliqua aux marcottages. Il essaya
plusieurs sortes de greffes, greffes en flыte, en couronne, en
йcusson, greffe herbacйe, greffe anglaise. Avec quel soin, il
ajustait les deux libers! comme il serrait les ligatures! quel
amas d'onguent pour les recouvrir!
Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balanзait sur
les plantes, comme s'il les eыt encensйes. А mesure qu'elles
verdissaient sous l'eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait
se dйsaltйrer et renaоtre avec elles. Puis cйdant а une ivresse il
arrachait la pomme de l'arrosoir, et versait а plein goulot,
copieusement.
Au bout de la charmille prиs de la dame en plвtre, s'йlevait une
maniиre de cahute faite en rondins. Pйcuchet y enfermait ses
instruments; et il passait lа des heures dйlicieuses а йplucher
les graines, а йcrire des йtiquettes, а mettre en ordre ses petits
pots. Pour se reposer, il s'asseyait devant la porte, sur une
caisse, et alors projetait des embellissements.
Il avait crйй au bas du perron deux corbeilles de gйraniums; entre
les cyprиs et les quenouilles, il planta des tournesols; -- et
comme les plates-bandes йtaient couvertes de boutons d'or, et
toutes les allйes de sable neuf, le jardin йblouissait par une
abondance de couleurs jaunes.
Mais la couche fourmilla de larves; -- et malgrй les rйchauds de
feuilles mortes, sous les chвssis peints et sous les cloches
barbouillйes, il ne poussa que des vйgйtations rachitiques. Les
boutures ne reprirent pas; les greffes se dйcollиrent; la sиve des
marcottes s'arrкta, les arbres avaient le blanc dans leurs
racines; les semis furent une dйsolation. Le vent s'amusait а
jeter bas les rames des haricots. L'abondance de la gadoue nuisit
aux fraisiers, le dйfaut de pinзage aux tomates.
Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets -- et du
cresson de fontaine, qu'il avait voulu йlever dans un baquet.
Aprиs le dйgel, tous les artichauts йtaient perdus.
Les choux le consolиrent. Un, surtout, lui donna des espйrances.
Il s'йpanouissait, montait, finit par кtre prodigieux, et
absolument incomestible. N'importe! Pйcuchet fut content de
possйder un monstre.
Alors il tenta ce qui lui semblait кtre le summum de l'art:
l'йlиve du melon.
Il sema les graines de plusieurs variйtйs dans des assiettes
remplies de terreau, qu'il enfouit dans sa couche. Puis, il dressa
une autre couche; et quand elle eut jetй son feu repiqua les
plants les plus beaux, avec des cloches par-dessus. Il fit toutes
les tailles suivant les prйceptes du bon jardinier, respecta les
fleurs, laissa se nouer les fruits, en choisit un sur chaque bras,
supprima les autres; et dиs qu'ils eurent la grosseur d'une noix,
il glissa sous leur йcorce une planchette pour les empкcher de
pourrir au contact du crottin. Il les bassinait, les aйrait,
enlevait avec son mouchoir la brume des cloches -- et si des
nuages paraissaient, il apportait vivement des paillassons. La
nuit, il n'en dormait pas. Plusieurs fois mкme, il se releva; et
pieds nus dans ses bottes, en chemise, grelottant, il traversait
tout le jardin pour aller mettre sur les bвches la couverture de
son lit.
Les cantaloups mыrirent.
Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second ne fut pas meilleur,
le troisiиme non plus; Pйcuchet trouvait pour chacun une excuse
nouvelle, jusqu'au dernier qu'il jeta par la fenкtre, dйclarant
n'y rien comprendre.
En effet, comme il avait cultivй les unes prиs des autres des
espиces diffйrentes, les sucrins s'йtaient confondus avec les
maraоchers, le gros Portugal avec le grand Mogol -- et le
voisinage des pommes d'amour complйtant l'anarchie, il en йtait
rйsultй d'abominables mulets qui avaient le goыt de citrouilles.
Alors Pйcuchet se tourna vers les fleurs. Il йcrivit а Dumouchel
pour avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de
terre de bruyиre et se mit а l'oeuvre rйsolument.
Mais il planta des passiflores а l'ombre, des pensйes au soleil,
couvrit de fumier les jacinthes, arrosa les lys aprиs leur
floraison, dйtruisit les rhododendrons par des excиs d'abattage,
stimula les fuchsias avec de la colle forte, et rфtit un
grenadier, en l'exposant au feu dans la cuisine.
Aux approches du froid, il abrita les йglantiers sous des dфmes de
papier fort enduits de chandelle; cela faisait comme des pains de
sucre, tenus en l'air par des bвtons. Les tuteurs des dahlias
йtaient gigantesques; -- et on apercevait, entre ces lignes
droites les rameaux tortueux d'un sophora-japonica qui demeurait
immuable, sans dйpйrir, ni sans pousser.
Cependant, puisque les arbres les plus rares prospиrent dans les
jardins de la capitale, ils devaient rйussir а Chavignolles? et
Pйcuchet se procura le lilas des Indes, la rose de Chine et
l'Eucalyptus, alors dans la primeur de sa rйputation. Toutes les
expйriences ratиrent. Il йtait chaque fois fort йtonnй.
Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient
mutuellement, ouvraient un livre, passaient а un autre, puis ne
savaient que rйsoudre devant la divergence des opinions.
Ainsi, pour la marne, Puvis la recommande; le manuel Roret la
combat.
Quant au plвtre, malgrй l'exemple de Franklin, Rieffel et M.
Rigaud n'en paraissent pas enthousiasmйs.
Les jachиres, selon Bouvard, йtaient un prйjugй gothique.
Cependant, Leclerc note les cas oщ elles sont presque
indispensables. Gasparin cite un Lyonnais qui pendant un demi-
siиcle a cultivй des cйrйales sur le mкme champ; cela renverse la
thйorie des assolements. Tull exalte les labours au prйjudice des
engrais; et voilа le major Beatson qui supprime les engrais, avec
les labours!
Pour se connaоtre aux signes du temps, ils йtudiиrent les nuages
d'aprиs la classification de Luke-Howard. Ils contemplaient ceux
qui s'allongent comme des criniиres, ceux qui ressemblent а des
оles, ceux qu'on prendrait pour des montagnes de neige -- tвchant
de distinguer les nimbus des cirrus, les stratus des cumulus; les
formes changeaient avant qu'ils eussent trouvй les noms.
Le baromиtre les trompa; le thermomиtre n'apprenait rien; et ils
recoururent а l'expйdient imaginй sous Louis XV, par un prкtre de
Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie,
se tenir au fond par beau fixe, s'agiter aux menaces de la
tempкte. Mais l'atmosphиre presque toujours contredit la sangsue.
Ils en mirent trois autres, avec celle-lа. Toutes les quatre se
comportиrent diffйremment.
Aprиs force mйditations, Bouvard reconnut qu'il s'йtait trompй.
Son domaine exigeait la grande culture, le systиme intensif, et il
aventura ce qui lui restait de capitaux disponibles: trente mille
francs.
Excitй par Pйcuchet, il eut le dйlire de l'engrais. Dans la fosse
aux composts furent entassйs des branchages, du sang, des boyaux,
des plumes, tout ce qu'il pouvait dйcouvrir. Il employa la liqueur
belge, le lisier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech,
des chiffons, fit venir du guano, tвcha d'en fabriquer -- et
poussant jusqu'au bout ses principes, ne tolйrait pas qu'on perdit
l'urine; il supprima les lieux d'aisances. On apportait dans sa
cour des cadavres d'animaux, dont il fumait ses terres. Leurs
charognes dйpecйes parsemaient la campagne. Bouvard souriait au
milieu de cette infection. Une pompe installйe dans un tombereau
crachait du purin sur les rйcoltes. А ceux qui avaient l'air
dйgoыtй, il disait: Mais c'est de l'or! c'est de l'or. -- Et il
regrettait de n'avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays
oщ l'on trouve des grottes naturelles pleines d'excrйments
d'oiseaux!
Le colza fut chйtif, l'avoine mйdiocre; et le blй se vendit fort
mal, а cause de son odeur. Une chose йtrange, c'est que la Butte
enfin йpierrйe donnait moins qu'autrefois.
Il crut bon de renouveler son matйriel. Il acheta un scarificateur
Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et le grand
araire de Mathieu de Dombasle. Le charretier le dйnigra.
-- Apprends а t'en servir!
-- Eh bien, montrez-moi!
Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient.
Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans
cesse, il criait derriиre eux, courait d'un endroit а l'autre,
notait ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous,
n'y pensait plus -- et sa tкte bouillonnait d'idйes industrielles.
Il se promettait de cultiver le pavot en vue de l'opium, et
surtout l'astragale qu'il vendrait sous le nom de cafй des
familles.
Afin d'engraisser plus vite ses boeufs, il les saignait tous les
quinze jours.
Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d'avoine salйe.
Bientфt la porcherie fut trop йtroite. Ils embarrassaient la cour,
dйfonзaient les clфtures, mordaient le monde.
Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent а
tourner, et peu de temps aprиs, crevиrent.
La mкme semaine, trois boeufs expiraient, consйquence des
phlйbotomies de Bouvard.
Il imagina pour dйtruire les mans d'enfermer des poules dans une
cage а roulettes, que deux hommes poussaient derriиre la charrue -
- ce qui ne manqua point de leur briser les pattes.
Il fabriqua de la biиre avec des feuilles de petit chкne, et la
donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d'entrailles se
dйclarиrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les
hommes йtaient furieux. Ils menaзaient tous de partir; et Bouvard
leur cйda.
Cependant, pour les convaincre de l'innocuitй de son breuvage, il
en absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gкnй, mais
cacha ses douleurs, sous un air d'enjouement. Il fit mкme
transporter la mixture chez lui. Il en buvait le soir avec
Pйcuchet, et tous deux s'efforзaient de la trouver bonne.
D'ailleurs, il ne fallait pas qu'elle fыt perdue.
Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla
chercher le docteur.
C'йtait un homme sйrieux, а front convexe, et qui commenзa par
effrayer son malade. La cholйrine de Monsieur devait tenir а cette
biиre dont on parlait dans le pays. Il voulut en savoir la
composition, et la blвma en termes scientifiques, avec des
haussements d'йpaule. Pйcuchet qui avait fourni la recette fut
mortifiй.
En dйpit des chaulages pernicieux, des binages йpargnйs et des
йchardonnages intempestifs, Bouvard, l'annйe suivante, avait
devant lui une belle rйcolte de froment. Il imagina de le
dessйcher par la fermentation, genre hollandais, systиme Clap-
Mayer; c'est-а-dire qu'il le fit abattre d'un seul coup, et tasser
en meules, qui seraient dйmolies dиs que le gaz s'en йchapperait,
puis exposйes au grand air; aprиs quoi, Bouvard se retira sans la
moindre inquiйtude.
Le lendemain, pendant qu'ils dоnaient, ils entendirent sous la
hкtrйe le battement d'un tambour. Germaine sortit pour voir ce
qu'il y avait; mais l'homme йtait dйjа loin; presque aussitфt la
cloche de l'йglise tinta violemment.
Une angoisse saisit Bouvard et Pйcuchet. Ils se levиrent, et
impatients d'кtre renseignйs, s'avancиrent tкte nue, du cфtй de
Chavignolles.
Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrкtиrent un
petit garзon qui rйpondit: -- Je crois que c'est le feu? et le
tambour continuait а battre, la cloche tintait plus fort. Enfin,
ils atteignirent les premiиres maisons du village. L'йpicier leur
cria de loin: -- Le feu est chez vous!
Pйcuchet prit le pas gymnastique; et il disait а Bouvard courant
du mкme train а son cфtй: -- Une, deux; une, deux; -- en mesure!
comme les chasseurs de Vincennes.
La route qu'ils suivaient montait toujours; le terrain en pente
leur cachait l'horizon. Ils arrivиrent en haut, prиs de la Butte;
-- et, d'un seul coup d'oeil, le dйsastre leur apparut.
Toutes les meules, за et lа, flambaient comme des volcans -- au
milieu de la plaine dйnudйe, dans le calme du soir.
Il y avait, autour de la plus grande, trois cents personnes peut-
кtre; et sous les ordres de M. Foureau, le maire, en йcharpe
tricolore, des gars avec des perches et des crocs tiraient la
paille du sommet, afin de prйserver le reste.
Bouvard dans son empressement faillit renverser Mme Bordin qui se
trouvait lа. Puis, apercevant un de ses valets, il l'accabla
d'injures pour ne l'avoir pas averti. Le valet au contraire, par
excиs de zиle avait d'abord couru а la maison, а l'йglise, puis
chez Monsieur, et йtait revenu par l'autre route.
Bouvard perdait la tкte. Ses domestiques l'entouraient parlant а
la fois; -- et il dйfendait d'abattre les meules, suppliait qu'on
le secourыt, exigeait de l'eau, rйclamait des pompiers!
-- Est-ce que nous en avons! s'йcria le maire.
-- C'est de votre faute! reprit Bouvard. Il s'emportait, profйra
des choses inconvenantes; -- et tous admirиrent la patience de M.
Foureau qui йtait brutal cependant, comme l'indiquaient ses
grosses lиvres et sa mвchoire de bouledogue.
La chaleur des meules devint si forte qu'on ne pouvait plus en
approcher. Sous les flammes dйvorantes la paille se tordait avec
des crйpitations, les grains de blй vous cinglaient la figure
comme des grains de plomb. Puis, la meule s'йcroulait par terre en
un large brasier, d'oщ s'envolaient des йtincelles; -- et des
moires ondulaient sur cette masse rouge, qui offrait dans les
alternances de sa couleur, des parties roses comme du vermillon,
et d'autres brunes comme du sang caillй. La nuit йtait venue; le
vent soufflait; des tourbillons de fumйe enveloppaient la foule; -
- une flammиche, de temps а autre, passait sur le ciel noir.
Bouvard contemplait l'incendie, en pleurant doucement. Ses yeux
disparaissaient sous leurs paupiиres gonflйes; -- et il avait tout
le visage comme йlargi par la douleur. Mme Bordin, en jouant avec
les franges de son chвle vert l'appelait pauvre Monsieur, tвchait
de le consoler. Puisqu'on n'y pouvait rien, il devait se faire une
raison.
Pйcuchet ne pleurait pas. Trиs pвle ou plutфt livide, la bouche
ouverte et les cheveux collйs par la sueur froide, il se tenait а
l'йcart, dans ses rйflexions. -- Mais le curй, survenu tout а
coup, murmura d'une voix cвline: -- Ah! quel malheur,
vйritablement; c'est bien fвcheux! Soyez sыr que je participe! ...
Les autres n'affectaient aucune tristesse. Ils causaient en
souriant, la main йtendue devant les flammes. Un vieux ramassa des
brins qui brыlaient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent а
danser. Un polisson s'йcria mкme que c'йtait bien amusant.
-- Oui! il est beau, l'amusement! reprit Pйcuchet qui venait de
l'entendre.
Le feu diminua. Les tas s'abaissиrent; -- et une heure aprиs, il
ne restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques
rondes et noires. Alors on se retira.
Mme Bordin et l'abbй Jeufroy reconduisirent Messieurs Bouvard et
Pйcuchet jusqu'а leur domicile.
Pendant la route, la veuve adressa а son voisin des reproches fort
aimables sur sa sauvagerie -- et l'ecclйsiastique exprima toute sa
surprise de n'avoir pu connaоtre jusqu'а prйsent un de ses
paroissiens aussi distinguй.
Seul а seul, ils cherchиrent la cause de l'incendie -- et au lieu
de reconnaоtre avec tout le monde que la paille humide s'йtait
enflammйe spontanйment, ils soupзonnиrent une vengeance. Elle
venait, sans doute, de maоtre Gouy, ou peut-кtre du taupier? Six
mois auparavant Bouvard avait refusй ses services, et mкme soutenu
dans un cercle d'auditeurs que son industrie йtant funeste, le
gouvernement la devait interdire. L'homme, depuis ce temps-lа,
rфdait aux environs. Il portait sa barbe entiиre, et leur semblait
effrayant, surtout le soir quand il apparaissait au bord des
cours, en secouant sa longue perche, garnie de taupes suspendues.
Le dommage йtait considйrable, et pour se reconnaоtre dans leur
situation, Pйcuchet pendant huit jours travailla les registres de
Bouvard qui lui parurent un vйritable labyrinthe. Aprиs avoir
collationnй le journal, la correspondance et le grand livre
couvert de notes au crayon et de renvois, il dйcouvrit la vйritй:
pas de marchandises а vendre, aucun effet а recevoir, et en
caisse, zйro; le capital se marquait par un dйficit de trente-
trois mille francs.
Bouvard n'en voulut rien croire, et plus de vingt fois, ils
recommencиrent les calculs. Ils arrivaient toujours а la mкme
conclusion. Encore deux ans d'une agronomie pareille, leur fortune
y passait!
Le seul remиde йtait de vendre.
Au moins fallait-il consulter un notaire. La dйmarche йtait trop
pйnible; Pйcuchet s'en chargea.
D'aprиs l'opinion de M. Marescot, mieux valait ne point faire
d'affiches. Il parlerait de la ferme а des clients sйrieux et
laisserait venir leurs propositions.
-- Trиs bien! dit Bouvard on a du temps devant soi! Il allait
prendre un fermier; ensuite, on verrait. Nous ne serons pas plus
malheureux qu'autrefois! seulement nous voilа forcйs а des
йconomies!
Elles contrariaient Pйcuchet а cause du jardinage, et quelques
jours aprиs, il dit:
-- Nous devrions nous livrer exclusivement а l'arboriculture, non
pour le plaisir, mais comme spйculation! -- Une poire qui revient
а trois sols est quelquefois vendue dans la capitale jusqu'а des
cinq et six francs! Des jardiniers se font avec les abricots
vingt-cinq mille livres de rentes! А Saint Pйtersbourg pendant
l'hiver, on paie le raisin un napolйon la grappe! C'est une belle
industrie, tu en conviendras! Et qu'est-ce que зa coыte? des
soins, du fumier, et le repassage d'une serpette!
Il monta tellement l'imagination de Bouvard, que tout de suite,
ils cherchиrent dans leurs livres une nomenclature de plants а
acheter; -- et ayant choisi des noms qui leur paraissaient
merveilleux, ils s'adressиrent а un pйpiniйriste de Falaise,
lequel s'empressa de leur fournir trois cents tiges dont il ne
trouvait pas le placement.
Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un
quincaillier pour les raidisseurs, un charpentier pour les
supports. Les formes des arbres йtaient d'avance dessinйes. Des
morceaux de latte sur le mur figuraient des candйlabres. Deux
poteaux а chaque bout des plates-bandes guindaient horizontalement
des fils de fer; -- et dans le verger, des cerceaux indiquaient la
structure des vases, des baguettes en cфne celle des pyramides --
si bien qu'en arrivant chez eux, on croyait voir les piиces de
quelque machine inconnue, ou la carcasse d'un feu d'artifice.
Les trous йtant creusйs, ils coupиrent l'extrйmitй de toutes les
racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost.
Six mois aprиs, les plants йtaient morts. Nouvelles commandes au
pйpiniйriste, et plantations nouvelles, dans des trous encore plus
profonds! Mais la pluie dйtrempant le sol, les greffes d'elles-
mкmes s'enterrиrent et les arbres s'affranchirent.
Le printemps venu, Pйcuchet se mit а la taille des poiriers. il
n'abattit pas les flиches, respecta les lambourdes; -- et
s'obstinant а vouloir coucher d'йquerre les duchesses qui devaient
former les cordons unilatйraux, il les cassait ou les arrachait,
invariablement. Quant aux pкchers, il s'embrouilla dans les sur-
mиres, les sous-mиres, et les deuxiиmes sous-mиres. Des vides et
des pleins se prйsentaient toujours oщ il n'en fallait pas; -- et
impossible d'obtenir sur l'espalier un rectangle parfait, avec six
branches а droite et six а gauche, -- non compris les deux
principales, le tout formant une belle arкte de poisson.
Bouvard tвcha de conduire les abricotiers. Ils se rйvoltиrent. Il
abattit leurs troncs а ras du sol; aucun ne repoussa. Les
cerisiers, auxquels il avait fait des entailles, produisirent de
la gomme.
D'abord ils taillиrent trиs long, ce qui йteignait les yeux de la
base, puis trop court, ce qui amenait des gourmands: et souvent
ils hйsitaient ne sachant pas distinguer les boutons а bois des
boutons а fleurs. Ils s'йtaient rйjouis d'avoir des fleurs: mais
ayant reconnu leur faute, ils en arrachaient les trois quarts,
pour fortifier le reste.
Incessamment, ils parlaient de la sиve et du cambium, du
palissage, du cassage, de l'йborgnage. Ils avaient au milieu de
leur salle а manger, dans un cadre, la liste de leurs йlиves, avec
un numйro qui se rйpйtait dans le jardin, sur un petit morceau de
bois, au pied de l'arbre.
Levйs dиs l'aube, ils travaillaient jusqu'а la nuit, le porte-jonc
а la ceinture. Par les froides matinйes de printemps Bouvard
gardait sa veste de tricot sous sa blouse, Pйcuchet sa vieille
redingote sous sa serpilliиre; -- et les gens qui passaient le
long de la claire-voie les entendaient tousser dans le brouillard.
Quelquefois Pйcuchet tirait de sa poche son manuel; et il en
йtudiait un paragraphe, debout, avec sa bкche auprиs de lui, dans
la pose du jardinier qui dйcorait le frontispice du livre. Cette
ressemblance le flatta mкme beaucoup. Il en conзut plus d'estime
pour l'auteur.
Bouvard йtait continuellement juchй sur une haute йchelle devant
les pyramides. Un jour, il fut pris d'un йtourdissement -- et
n'osant plus descendre, cria pour que Pйcuchet vоnt а son secours.
Enfin des poires parurent; et le verger avait des prunes. Alors
ils employиrent contre les oiseaux tous les artifices recommandйs.
Mais les fragments de glace miroitaient а йblouir, la cliquette du
moulin а vent les rйveillait pendant la nuit -- et les moineaux
perchaient sur le mannequin. Ils en firent un second, et mкme un
troisiиme, dont ils variиrent le costume, inutilement.
Cependant, ils pouvaient espйrer quelques fruits. Pйcuchet venait
d'en remettre la note а Bouvard quand tout а coup le tonnerre
retentit et la pluie tomba, -- une pluie lourde et violente. Le
vent, par intervalles, secouait toute la surface de l'espalier.
Les tuteurs s'abattaient l'un aprиs l'autre -- et les malheureuses
quenouilles en se balanзant entrechoquaient leurs poires.
Pйcuchet surpris par l'averse s'йtait rйfugiй dans la cahute.
Bouvard se tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner
devant eux, des йclats de bois, des branches, des ardoises; -- et
les femmes de marin qui sur la cфte, а dix lieues de lа
regardaient la mer, n'avaient pas l'oeil plus tendu et le coeur
plus serrй. Puis tout а coup, les supports et les barres des
contre-espaliers avec le treillage, s'abattirent sur les plates-
bandes.
Quel tableau, quand ils firent leur inspection! Les cerises et les
prunes couvraient l'herbe entre les grкlons qui fondaient. Les
passe-colmar йtaient perdus, comme le Bйsi-des-vйtйrans et les
Triomphes-de-Jodoigne. А peine, s'il restait parmi les pommes
quelques bons-papas. Et douze Tйtons-de-Vйnus, toute la rйcolte
des pкches, roulaient dans les flaques d'eau, au bord des buis
dйracinйs.
Aprиs le dоner, oщ ils mangиrent fort peu, Pйcuchet dit avec
douceur:
-- Nous ferions bien de voir а la ferme, s'il n'est pas arrivй
quelque chose?
-- Bah! pour dйcouvrir encore des sujets de tristesse!
-- Peut-кtre? car nous ne sommes guиre favorisйs! -- et ils se
plaignirent de la Providence et de la Nature.
Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration --
et, comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets
agricoles lui revinrent а la mйmoire, particuliиrement la
fйculerie et un nouveau genre de fromages.
Pйcuchet respirait bruyamment; -- et tout en se fourrant dans les
narines des prises de tabac, il songeait que si le sort l'avait
voulu, il ferait maintenant partie d'une sociйtй d'agriculture,
brillerait aux expositions, serait citй dans les journaux.
Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins.
-- Ma foi! j'ai envie de me dйbarrasser de tout cela, pour nous
йtablir autre part!
-- Comme tu voudras dit Pйcuchet; -- et un moment aprиs:
-- Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct.
La sиve, par lа, se trouve contrariйe, et l'arbre forcйment en
souffre. Pour se bien porter, il faudrait qu'il n'eыt pas de
fruits. Cependant, ceux qu'on ne taille et qu'on ne fume jamais en
produisent -- de moins gros, c'est vrai, mais de plus savoureux.
J'exige qu'on m'en donne la raison! -- et, non seulement, chaque
espиce rйclame des soins particuliers, mais encore chaque
individu, suivant le climat, la tempйrature, un tas de choses! oщ
est la rиgle, alors? et quel espoir avons-nous d'aucun succиs ou
bйnйfice?
Bouvard lui rйpondit:
-- Tu verras dans Gasparin que le bйnйfice ne peut dйpasser le
dixiиme du capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans
une maison de banque; au bout de quinze ans, par l'accumulation
des intйrкts, on aurait le double sans s'кtre foulй le
tempйrament.
Pйcuchet baissa la tкte.
-- L'arboriculture pourrait bien кtre une blague?
-- Comme l'agronomie! rйpliqua Bouvard.
Ensuite, ils s'accusиrent d'avoir йtй trop ambitieux -- et ils
rйsolurent de mйnager dйsormais leur peine et leur argent. Un
йmondage de temps а autre suffirait au verger. Les contre-
espaliers furent proscrits, et ils ne remplaceraient pas les
arbres morts -- mais il allait se prйsenter des intervalles fort
vilains, а moins de dйtruire tous les autres qui restaient debout.
Comment s'y prendre?
Pйcuchet fit plusieurs йpures, en se servant de sa boоte de
mathйmatiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils n'arrivaient
а rien de satisfaisant. Heureusement qu'ils trouvиrent dans leur
bibliothиque l'ouvrage de Boitard, intitulй _L'Architecte des
Jardins_.
L'auteur les divise en une infinitй de genres. Il y a, d'abord, le
genre mйlancolique et romantique, qui se signale par des
immortelles, des ruines, des tombeaux, et un ex-voto а la Vierge,
indiquant la place oщ un seigneur est tombй sous le fer d'un
assassin; on compose le genre terrible avec des rocs suspendus,
des arbres fracassйs, des cabanes incendiйes, le genre exotique en
plantant des cierges du Pйrou pour faire naоtre des souvenirs а un
colon ou а un voyageur. Le genre grave doit offrir, comme
Ermenonville, un temple а la philosophie. Les obйlisques et les
arcs de triomphe caractйrisent le genre majestueux, de la mousse
et des grottes le genre mystйrieux, un lac le genre rкveur. Il y a
mкme le genre fantastique, dont le plus beau spйcimen se voyait
naguиre dans un jardin wurtembergeois -- car, on y rencontrait
successivement, un sanglier, un ermite, plusieurs sйpulcres, et
une barque se dйtachant d'elle-mкme du rivage, pour vous conduire
dans un boudoir, oщ des jets d'eau vous inondaient, quand on se
posait sur le sofa.
Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et Pйcuchet eurent comme
un йblouissement. Le genre fantastique leur parut rйservй aux
princes. Le temple а la philosophie serait encombrant. L'ex-voto а
la madone n'aurait pas de signification, vu le manque d'assassins,
et, tant pis pour les colons et les voyageurs, les plantes
amйricaines coыtaient trop cher. Mais les rocs йtaient possibles
comme les arbres fracassйs, les immortelles et la mousse; -- et
dans un enthousiasme progressif, aprиs beaucoup de tвtonnements,
avec l'aide d'un seul valet, et pour une somme minime, ils se
fabriquиrent une rйsidence qui n'avait pas d'analogue dans tout le
dйpartement.
La charmille ouverte за et lа donnait jour sur le bosquet, rempli
d'allйes sinueuses en faзon de labyrinthe. Dans le mur de
l'espalier, ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on
dйcouvrirait la perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir
suspendu, il en йtait rйsultй une brиche йnorme, avec des ruines
par terre.
Ils avaient sacrifiй les asperges pour bвtir а la place un tombeau
йtrusque c'est-а-dire un quadrilatиre en plвtre noir, ayant six
pieds de hauteur, et l'apparence d'une niche а chien. Quatre
sapinettes aux angles flanquaient ce monument, qui serait surmontй
par une urne et enrichi d'une inscription.
Dans l'autre partie du potager une espиce de Rialto enjambait un
bassin, offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustйes.
La terre buvait l'eau, n'importe! Il se formerait un fond de
glaise, qui la retiendrait.
La cahute avait йtй transformйe en cabane rustique, grвce а des
verres de couleur. Au sommet du vigneau six arbres йquarris
supportaient un chapeau de fer-blanc а pointes retroussйes, et le
tout signifiait une pagode chinoise.
Ils avaient йtй sur les rives de l'Orne, choisir des granits, les
avaient cassйs, numйrotйs, rapportйs eux-mкmes dans une charrette,
puis avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant
les uns pardessus les autres; et au milieu du gazon se dressait un
rocher, pareil а une gigantesque pomme de terre.
Quelque chose manquait au delа pour complйter l'harmonie. Ils
abattirent le plus gros tilleul de la charmille (aux trois quarts
mort, du reste) et le couchиrent dans toute la longueur du jardin,
de telle sorte qu'on pouvait le croire apportй par un torrent, ou
renversй par la foudre.
La besogne finie, Bouvard qui йtait sur le perron, cria de loin:
-- Ici! on voit mieux!
-- Voit mieux fut rйpйtй dans l'air.
Pйcuchet rйpondit:
-- J'y vais!
-- Y vais!
-- Tiens! un йcho!
-- Йcho!
Le tilleul, jusqu'alors l'avait empкchй de se produire; -- et il
йtait favorisй par la pagode, faisant face а la grange, dont le
pignon surmontait la charmille.
Pour essayer l'йcho, ils s'amusиrent а lancer des mots plaisants.
Bouvard en hurla d'obscиnes.
Il avait йtй plusieurs fois а Falaise, sous prйtexte d'argent а
recevoir -- et il en revenait toujours avec de petits paquets
qu'il enfermait dans sa commode. Pйcuchet partit un matin, pour se
rendre а Bretteville, et rentra fort tard, avec un panier qu'il
cacha sous son lit.
Le lendemain, а son rйveil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers
ifs de la grand allйe (qui la veille encore, йtaient sphйriques)
avaient la forme de paons -- et un cornet avec deux boutons de
porcelaine figuraient le bec et les yeux. Pйcuchet s'йtait levй
dиs l'aube; et tremblant d'кtre dйcouvert, il avait taillй les
deux arbres а la mesure des appendices expйdiйs par Dumouchel.
Depuis six mois, les autres derriиre ceux-lа imitaient, plus ou
moins, des pyramides, des cubes, des cylindres, des cerfs ou des
fauteuils. Mais rien n'йgalait les paons, Bouvard le reconnut,
avec de grands йloges.
Sous prйtexte d'avoir oubliй sa bкche, il entraоna son compagnon
dans le labyrinthe. Car il avait profitй de l'absence de Pйcuchet,
pour faire, lui aussi, quelque chose de sublime.
La porte des champs йtait recouverte d'une couche de plвtre, sur
laquelle s'alignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes,
reprйsentant des Abd-el-Kader, des nиgres, des turcos, des femmes
nues, des pieds de cheval, et des tкtes de mort!
-- Comprends-tu mon impatience!
-- Je crois bien!
Et dans leur йmotion, ils s'embrassиrent.
Comme tous les artistes, ils eurent le besoin d'кtre applaudis --
et Bouvard songea а offrir un grand dоner.
-- Prends garde! dit Pйcuchet tu vas te lancer dans les
rйceptions. C'est un gouffre!
La chose pourtant, fut dйcidйe.
Depuis qu'ils habitaient le pays, ils se tenaient а l'йcart. --
Tout le monde, par dйsir de les connaоtre, accepta leur
invitation, sauf le comte de Faverges, appelй dans la capitale
pour affaires. Ils se rabattirent sur M. Hurel, son factotum.
Beljambe l'aubergiste, ancien chef а Lisieux devait cuisiner
certains plats. Il fournissait un garзon. Germaine avait requis la
fille de basse-cour. Marianne la servante de Mme Bordin viendrait
aussi. Dиs quatre heures la grille йtait grande ouverte, et les
deux propriйtaires, pleins d'impatience, attendaient leurs
convives.
Hurel s'arrкta sous la hкtrйe pour remettre sa redingote. Puis, le
curй s'avanзa revкtu d'une soutane neuve, et un moment aprиs M.
Foureau, avec un gilet de velours. Le Docteur donnait le bras а sa
femme qui marchait pйniblement en s'abritant sous son ombrelle. Un
flot de rubans roses s'agita derriиre eux; c'йtait le bonnet de
Mme Bordin, habillйe d'une belle robe de soie gorge de pigeon. La
chaоne d'or de sa montre lui battait sur la poitrine, et les
bagues brillaient а ses deux mains, couvertes de mitaines noires.
-- Enfin parut le notaire, un panama sur la tкte, un lorgnon dans
l'oeil; car l'officier ministйriel n'йtouffait pas en lui l'homme
du monde.
Le salon йtait cirй а ne pouvoir s'y tenir debout. Les huit
fauteuils d'Utrecht s'adossaient le long de la muraille, une table
ronde dans le milieu supportait la cave а liqueurs, et on voyait
au-dessus de la cheminйe le portrait du pиre Bouvard. Les embus
reparaissant а contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher
les yeux, et un peu de moisissure aux pommettes ajoutait а
l'illusion des favoris. Les invitйs lui trouvиrent une
ressemblance avec son fils, et Mme Bordin ajouta, en regardant
Bouvard, qu'il avait dы кtre un fort bel homme.
Aprиs une heure d'attente, Pйcuchet annonзa qu'on pouvait passer
dans la salle.
Les rideaux de calicot blanc а bordure rouge йtaient, comme ceux
du salon, complиtement tirйs devant les fenкtres; -- et le soleil,
traversant la toile, jetait une lumiиre blonde sur le lambris, qui
avait pour tout ornement, un baromиtre.
Bouvard plaзa les deux dames auprиs de lui, Pйcuchet le maire а sa
gauche, le curй а sa droite; -- et l'on entama les huоtres. Elles
sentaient la vase. Bouvard fut dйsolй, prodigua les excuses; et
Pйcuchet se leva pour aller dans la cuisine faire une scиne а
Beljambe.
Pendant tout le premier service, composй d'une barbue entre un
vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur
la maniиre de fabriquer le cidre. Aprиs quoi on en vint aux mets
digestes ou indigestes. Le Docteur, naturellement fut consultй. Il
jugeait les choses avec scepticisme, comme un homme qui a vu le
fond de la science, et cependant ne tolйrait pas la moindre
contradiction.
En mкme temps que l'aloyau, on servit du bourgogne. Il йtait
trouble. Bouvard attribuant cet accident au rinзage de la
bouteille, en fit goыter trois autres, sans plus de succиs -- puis
versa du Saint-Julien, trop jeune, йvidemment; et tous les
convives se turent. Hurel souriait sans discontinuer; les pas
lourds du garзon rйsonnaient sur les dalles.
Mme Vaucorbeil, courtaude et l'air bougon (elle йtait d'ailleurs
vers la fin de sa grossesse), avait gardй un mutisme absolu.
Bouvard ne sachant de quoi l'entretenir lui parla du thйвtre de
Caen.
-- Ma femme ne va jamais au spectacle reprit le docteur.
M. Marescot, quand il habitait Paris, ne frйquentait que les
Italiens.
-- Moi dit Bouvard je me payais quelquefois un parterre au
Vaudeville, pour entendre des farces!
Foureau demanda а Mme Bordin si elle aimait les farces?
-- Зa dйpend de quelle espиce rйpondit-elle.
Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite
elle indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses
talents de mйnagиre йtaient connus, et elle avait une petite ferme
admirablement soignйe.
Foureau interpella Bouvard: -- Est-ce que vous кtes dans
l'intention de vendre la vфtre?
-- Mon Dieu, jusqu'а prйsent, je ne sais trop...
-- Comment! pas mкme la piиce des Йcalles? reprit le notaire ce
serait а votre convenance, madame Bordin.
La veuve rйpliqua, en minaudant: -- Les prйtentions de M. Bouvard
seraient trop fortes!
On pouvait, peut-кtre, l'attendrir.
-- Je n'essaierai pas!
-- Bah! si vous l'embrassiez?
-- Essayons tout de mкme! dit Bouvard -- et il la baisa sur les
deux joues, aux applaudissements de la sociйtй.
Presque aussitфt on dйboucha le champagne, dont les dйtonations
amenиrent un redoublement de joie. Pйcuchet fit un signe. Les
rideaux s'ouvrirent, et le jardin apparut.
C'йtait dans le crйpuscule, quelque chose d'effrayant. Le rocher
comme une montagne occupait le gazon, le tombeau faisait un cube
au milieu des йpinards, le pont vйnitien un accent circonflexe
par-dessus les haricots -- et la cabane, au delа, une grande tache
noire; car ils avaient incendiй son toit pour la rendre plus
poйtique. Les ifs en forme de cerfs ou de fauteuils se suivaient,
jusqu'а l'arbre foudroyй, qui s'йtendait transversalement de la
charmille а la tonnelle, oщ des pommes d'amour pendaient comme des
stalactites. Un tournesol, за et lа, йtalait son disque jaune. La
pagode chinoise peinte en rouge semblait un phare sur le vigneau.
Les becs des paons frappйs par le soleil se renvoyaient des feux,
et derriиre la claire-voie, dйbarrassйe de ses planches, la
campagne toute plate terminait l'horizon.
Devant l'йtonnement de leurs convives Bouvard et Pйcuchet
ressentirent une vйritable jouissance.
Mme Bordin surtout admira les paons. Mais le tombeau ne fut pas
compris, ni la cabane incendiйe, ni le mur en ruines. Puis, chacun
а tour de rфle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard
et Pйcuchet avaient charriй de l'eau pendant toute la matinйe.
Elle avait fui entre les pierres du fond, mal jointes, et de la
vase les recouvrait.
Tout en se promenant on se permit des critiques: -- А votre place
j'aurais fait cela. -- Les petits pois sont en retard. -- Ce coin
franchement n'est pas propre. -- Avec une taille pareille, jamais
vous n'obtiendrez de fruits.
Bouvard fut obligй de rйpondre qu'il se moquait des fruits.
Comme on longeait la charmille, il dit d'un air finaud:
-- Ah! voilа une personne que nous dйrangeons! mille excuses!
La plaisanterie ne fut pas relevйe. Tout le monde connaissait la
dame en plвtre!
Aprиs plusieurs dйtours dans le labyrinthe, on arriva devant la
porte aux pipes. Des regards de stupйfaction s'йchangиrent.
Bouvard observait le visage de ses hфtes, -- et impatient de
connaоtre leur opinion:
-- Qu'en dites-vous?
Mme Bordin йclata de rire: Tous firent comme elle. Le curй
poussait une sorte de gloussement, Hurel toussait, le Docteur en
pleurait, sa femme fut prise d'un spasme nerveux, -- et Foureau,
homme sans gкne, cassa un Abd-el-Kader qu'il mit dans sa poche,
comme souvenir.
Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard pour йtonner son monde
avec l'йcho, cria de toutes ses forces:
-- Serviteur! Mesdames!
Rien! pas d'йcho. Cela tenait а des rйparations faites а la
grange, le pignon et la toiture йtant dйmolis.
Le cafй fut servi sur le vigneau -- et les Messieurs allaient
commencer une partie de boules, quand ils virent en face derriиre
la claire-voie un homme qui les regardait.
Il йtait maigre et hвlй, avec un pantalon rouge en lambeaux, une
veste bleue sans chemise, la barbe noire taillйe en brosse; et il
articula d'une voix rauque:
-- Donnez-moi un verre de vin!
Le maire et l'abbй Jeufroy l'avaient tout de suite reconnu.
C'йtait un ancien menuisier de Chavignolles.
-- Allons Gorju! йloignez-vous dit M. Foureau. On ne demande pas
l'aumфne.
-- Moi? l'aumфne! s'йcria l'homme exaspйrй. J'ai fait sept ans la
guerre en Afrique. Je relиve de l'hфpital. Pas d'ouvrage! Faut-il
que j'assassine? nom d'un nom!
Sa colиre d'elle-mкme tomba -- et les deux poings sur les hanches,
il considйrait les bourgeois d'un air mйlancolique et gouailleur.
La fatigue des bivouacs, l'absinthe et les fiиvres, toute une
existence de misиre et de crapule se rйvйlait dans ses yeux
troubles. Ses lиvres pвles tremblaient en lui dйcouvrant les
gencives. Le grand ciel empourprй l'enveloppait d'une lueur
sanglante -- et son obstination а rester lа causait une sorte
d'effroi.
Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d'une bouteille. Le
vagabond l'absorba gloutonnement; puis disparut dans les avoines,
en gesticulant.
Ensuite on blвma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient
le dйsordre. Mais Bouvard irritй par l'insuccиs de son jardin prit
la dйfense du peuple; -- tous parlиrent а la fois.
Foureau exaltait le gouvernement. Hurel ne voyait dans le monde
que la propriйtй fonciиre. L'abbй Jeufroy se plaignit de ce qu'on
ne protйgeait pas la religion. Pйcuchet attaqua les impфts. Mme
Bordin criait par intervalle: -- Moi d'abord, je dйteste la
Rйpublique et le docteur se dйclara pour le progrиs. Car enfin,
monsieur, nous avons besoin de rйformes.
-- Possible! rйpondit Foureau; mais toutes ces idйes-lа nuisent
aux affaires.
-- Je me fiche des affaires! s'йcria Pйcuchet.
Vaucorbeil poursuivit: -- Au moins, donnez nous l'adjonction des
capacitйs. Bouvard n'allait pas jusque-lа.
-- C'est votre opinion? reprit le docteur. Vous кtes toisй!
Bonsoir! et je vous souhaite un dйluge pour naviguer dans votre
bassin!
-- Moi aussi, je m'en vais dit un moment aprиs M. Foureau; et
dйsignant sa poche oщ йtait l'Abd-el-Kader: Si j'ai besoin d'un
autre, je reviendrai.
Le curй, avant de partir confia timidement а Pйcuchet qu'il ne
trouvait pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des
lйgumes. Hurel, en se retirant salua trиs bas la compagnie. M.
Marescot avait disparu aprиs le dessert.
Mme Bordin recommenзa le dйtail de ses cornichons, promit une
seconde recette pour les prunes а l'eau-de-vie -- et fit encore
trois tours dans la grande allйe; -- mais en passant prиs du
tilleul le bas de sa robe s'accrocha; et ils l'entendirent qui
murmurait: -- Mon Dieu! quelle bкtise que cet arbre!
Jusqu'а minuit, les deux amphitryons, sous la tonnelle, exhalиrent
leur ressentiment.
Sans doute, on pouvait reprendre dans le dоner deux ou trois
petites choses par-ci, par-lа; et cependant les convives s'йtaient
gorgйs comme des ogres, preuve qu'il n'йtait pas si mauvais. Mais
pour le jardin, tant de dйnigrement provenait de la plus basse
jalousie; et s'йchauffant tous les deux:
-- Ah! l'eau manque dans le bassin! Patience, on y verra jusqu'а
un cygne et des poissons!
-- А peine s'ils ont remarquй la pagode!
-- Prйtendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion
d'imbйcile!
-- Et le tombeau une inconvenance! Pourquoi inconvenance? Est-ce
qu'on n'a pas le droit d'en construire un dans son domaine? Je
veux mкme m'y faire enterrer!
-- Ne parle pas de зa! dit Pйcuchet.
Puis, ils passиrent en revue les convives.
-- Le mйdecin m'a l'air d'un joli poseur!
-- As-tu observй le ricanement de Marescot devant le portrait?
-- Quel goujat que M. le maire! Quand on dоne dans une maison, que
diable! on respecte les curiositйs.
-- Mme Bordin dit Bouvard.
-- Eh! c'est une intrigante! Laisse-moi tranquille.
Dйgoыtйs du monde, ils rйsolurent de ne plus voir personne, de
vivre exclusivement chez eux, pour eux seuls.
Et ils passaient des jours dans la cave а enlever le tartre des
bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquиrent les
chambres. Chaque soir, en regardant le bois brыler, ils
dissertaient sur le meilleur systиme de chauffage.
Ils tвchиrent par йconomie de fumer des jambons, de couler eux-
mкmes la lessive. Germaine qu'ils incommodaient haussait les
йpaules. А l'йpoque des confitures, elle se fвcha, et ils
s'йtablirent dans le fournil.
C'йtait une ancienne buanderie, oщ il y avait sous les fagots, une
grande cuve maзonnйe excellente pour leurs projets, l'ambition
leur йtant venue de fabriquer des conserves.
Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois; ils en
lutиrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage,
appliquиrent sur les bords des bandelettes de toile, puis les
plongиrent dans l'eau bouillante. Elle s'йvaporait; ils en
versиrent de la froide; la diffйrence de tempйrature fit йclater
les bocaux. Trois seulement furent sauvйs.
Ensuite, ils se procurиrent de vieilles boоtes а sardines, y
mirent des cфtelettes de veau et les enfoncиrent dans le bain-
marie. Elles sortirent rondes comme des ballons; le
refroidissement les aplatirait. Pour continuer l'expйrience, ils
enfermиrent dans d'autres boоtes, des oeufs, de la chicorйe, du
homard, une matelote, un potage! -- et ils s'applaudissaient,
comme M. Appert d'avoir fixй les saisons; de pareilles
dйcouvertes, selon Pйcuchet, l'emportaient sur les exploits des
conquйrants.
Ils perfectionnиrent les achars de Mme Bordin, en йpiзant le
vinaigre avec du poivre; et leurs prunes а l'eau-de-vie йtaient
bien supйrieures! Ils obtinrent par la macйration des ratafias de
framboise et d'absinthe. Avec du miel et de l'angйlique dans un
tonneau de Bagnols, ils voulurent faire du vin de Malaga; et ils
entreprirent йgalement la confection d'un champagne! Les
bouteilles de chablis, coupйes de moыt, йclatиrent d'elles-mкmes.
Alors, ils ne doutиrent plus de la rйussite.
Leurs йtudes se dйveloppant, ils en vinrent а soupзonner des
fraudes dans toutes les denrйes alimentaires.
Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se
firent un ennemi de l'йpicier, en lui soutenant qu'il adultйrait
ses chocolats. Ils se transportиrent а Falaise, pour demander du
jujube; -- et sous les yeux mкme du pharmacien soumirent sa pвte а
l'йpreuve de l'eau. Elle prit l'apparence d'une couenne de lard,
ce qui dйnotait de la gйlatine.
Aprиs ce triomphe, leur orgueil s'exalta. Ils achetиrent le
matйriel d'un distillateur en faillite -- et bientфt arrivиrent
dans la maison, des tamis, des barils, des entonnoirs, des
йcumoires, des chausses et des balances, sans compter une sйbile а
boulet et un alambic tкte-de-maure, lequel exigea un fourneau
rйflecteur, avec une hotte de cheminйe.
Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les diffйrentes
sortes de cuite: le grand et le petit perlй, le soufflй, le boulй,
la morve et le caramel. Mais il leur tardait d'employer l'alambic;
et ils abordиrent les liqueurs fines, en commenзant par
l'anisette. Le liquide presque toujours entraоnait avec lui les
substances, ou bien elles se collaient dans le fond; d'autres
fois, ils s'йtaient trompйs sur le dosage. Autour d'eux les
grandes bassines de cuivre reluisaient, les matras avanзaient leur
bec pointu, les poкlons dйcoraient le mur. Souvent l'un triait des
herbes sur la table, tandis que l'autre faisait osciller le boulet
de canon dans la sйbile suspendue. Ils mouvaient les cuillers; ils
dйgustaient les mйlanges.
Bouvard, toujours en sueur, n'avait pour vкtement que sa chemise
et son pantalon tirй jusqu'au creux de l'estomac par ses courtes
bretelles; mais йtourdi comme un oiseau, il oubliait le diaphragme
de la cucurbite, ou exagйrait le feu. Pйcuchet marmottait des
calculs, immobile dans sa longue blouse, une espиce de sarrau
d'enfant avec des manches; et ils se considйraient comme des gens
trиs sйrieux, occupйs de choses utiles.
Enfin ils rкvиrent une crиme, qui devait enfoncer toutes les
autres. Ils y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du
kirsch comme dans le marasquin, de l'hysope comme dans la
chartreuse, de l'ambrette comme dans le vespetro, du calamus
aromaticus comme dans le krambambuli; -- et elle serait colorйe en
rouge avec du bois de santal. Mais sous quel nom l'offrir au
commerce? Car il fallait un nom facile а retenir, et pourtant
bizarre. Ayant longtemps cherchй, ils dйcidиrent qu'elle se
nommerait la Bouvarine!
Vers la fin de l'automne, des taches parurent dans les trois
bocaux de conserves. Les tomates et les petits pois йtaient
pourris. Cela devait dйpendre du bouchage? Alors le problиme du
bouchage les tourmenta. Pour essayer les mйthodes nouvelles ils
manquaient d'argent. Leur ferme les rongeait.
Plusieurs fois, des tenanciers s'йtaient offerts. Bouvard n'en
avait pas voulu. Mais son premier garзon cultivait d'aprиs ses
ordres, avec une йpargne dangereuse, si bien que les rйcoltes
diminuaient, tout pйriclitait; et ils causaient de leur embarras,
quand maоtre Gouy entra dans le laboratoire, escortй de sa femme
qui se tenait en arriиre, timidement.
Grвce а toutes les faзons qu'elles avaient reзues, les terres
s'йtaient amйliorйes -- et il venait pour reprendre la ferme. Il
la dйprйcia. Malgrй tous leurs travaux les bйnйfices йtaient
chanceux, bref s'il la dйsirait c'йtait par amour du pays et
regret d'aussi bons maоtres. On le congйdia d'une maniиre froide.
Il revint le soir mкme.
Pйcuchet avait sermonnй Bouvard; ils allaient flйchir; Gouy
demanda une diminution de fermage; et comme les autres se
rйcriaient, il se mit а beugler plutфt qu'а parler, attestant le
Bon Dieu, йnumйrant ses peines, vantant ses mйrites. Quand on le
sommait de dire son prix, il baissait la tкte au lieu de rйpondre.
Alors sa femme, assise prиs de la porte avec un grand panier sur
les genoux recommenзait les mкmes protestations, en piaillant
d'une voix aiguл comme une poule blessйe.
Enfin le bail fut arrкtй aux conditions de trois mille francs par
an, un tiers de moins qu'autrefois.
Sйance tenante, maоtre Gouy proposa d'acheter le matйriel; -- et
les dialogues recommencиrent.
L'estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s'en mourait de
fatigue. Il lвcha tout pour une somme tellement dйrisoire que
Gouy, d'abord en йcarquilla les yeux et s'йcriant: -- Convenu, lui
frappa dans la main.
Aprиs quoi, les propriйtaires suivant l'usage offrirent de casser
une croыte а la maison; et Pйcuchet ouvrit une des bouteilles de
son malaga, moins par gйnйrositй que dans l'espoir d'en obtenir
des йloges.
Mais le laboureur dit en rechignant: -- C'est comme du sirop de
rйglisse, et sa femme pour se faire passer le goыt implora un
verre d'eau-de-vie.
Une chose plus grave les occupait! Tous les йlйments de la
Bouvarine йtaient enfin rassemblйs.
Ils les entassиrent dans la cucurbite, avec de l'alcool,
allumиrent le feu et attendirent. Cependant, Pйcuchet tourmentй
par la mйsaventure du malaga prit dans l'armoire les boоtes de
fer-blanc, fit sauter le couvercle de la premiиre, puis de la
seconde, de la troisiиme. Il les rejetait avec fureur, et appela
Bouvard.
Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se prйcipiter vers les
conserves. La dйsillusion fut complиte. Les tranches de veau
ressemblaient а des semelles bouillies; un liquide fangeux
remplaзait le homard; on ne reconnaissait plus la matelote. Des
champignons avaient poussй sur le potage -- et une intolйrable
odeur empestait le laboratoire.
Tout а coup, avec un bruit d'obus, l'alambic йclata en vingt
morceaux, qui bondirent jusqu'au plafond, crevant les marmites,
aplatissant les йcumoires, fracassant les verres; le charbon
s'йparpilla, le fourneau fut dйmoli -- et le lendemain, Germaine
retrouva une spatule dans la cour.
La force de la vapeur avait rompu l'instrument, d'autant que la
cucurbite se trouvait boulonnйe au chapiteau.
Pйcuchet, tout de suite, s'йtait accroupi derriиre la cuve, et
Bouvard comme йcroulй sur un tabouret. Pendant dix minutes, ils
demeurиrent dans cette posture, n'osant se permettre un seul
mouvement, pвles de terreur, au milieu des tessons. Quand ils
purent recouvrer la parole, ils se demandиrent quelle йtait la
cause de tant d'infortunes, de la derniиre surtout? -- et ils n'y
comprenaient rien, sinon qu'ils avaient manquй pйrir. Pйcuchet
termina par ces mots:
-- C'est que, peut-кtre, nous ne savons pas la chimie!
CHAPITRE III
Pour savoir la chimie, ils se procurиrent le cours de Regnault --
et apprirent d'abord que les corps simples sont peut-кtre
composйs.
On les distingue en mйtalloпdes et en mйtaux, -- diffйrence qui
n'a rien d'absolu, dit l'auteur. De mкme pour les acides et les
bases, un corps pouvant se comporter а la maniиre des acides ou
des bases, suivant les circonstances.
La notation leur parut baroque. -- Les Proportions multiples
troublиrent Pйcuchet.
-- Puisqu'une molйcule de A, je suppose, se combine avec plusieurs
parties de B, il me semble que cette molйcule doit se diviser en
autant de parties; mais si elle se divise, elle cesse d'кtre
l'unitй, la molйcule primordiale. Enfin, je ne comprends pas.
-- Moi, non plus! disait Bouvard.
Et ils recoururent а un ouvrage moins difficile, celui de Girardin
-- oщ ils acquirent la certitude que dix litres d'air pиsent cent
grammes, qu'il n'entre pas de plomb dans les crayons, que le
diamant n'est que du carbone.
Ce qui les йbahit par-dessus tout, c'est que la terre comme
йlйment n'existe pas.
Ils saisirent la manoeuvre du chalumeau, l'or, l'argent, la
lessive du linge, l'йtamage des casseroles; puis sans le moindre
scrupule, Bouvard et Pйcuchet se lancиrent dans la chimie
organique.
Quelle merveille que de retrouver chez les кtres vivants les mкmes
substances qui composent les minйraux. Nйanmoins, ils йprouvaient
une sorte d'humiliation а l'idйe que leur individu contenait du
phosphore comme les allumettes, de l'albumine comme les blancs
d'oeufs, du gaz hydrogиne comme les rйverbиres.
Aprиs les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la
fermentation.
Elle les conduisit aux acides -- et la loi des йquivalents les
embarrassa encore une fois. Ils tвchиrent de l'йlucider avec la
thйorie des atomes, ce qui acheva de les perdre.
Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des
instruments. La dйpense йtait considйrable; et ils en avaient trop
fait.
Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les йclairer.
Ils se prйsentиrent au moment de ses consultations.
-- Messieurs, je vous йcoute! quel est votre mal?
Pйcuchet rйpliqua qu'ils n'йtaient pas malades, et ayant exposй le
but de leur visite:
-- Nous dйsirons connaоtre premiиrement l'atomicitй supйrieure.
Le mйdecin rougit beaucoup, puis les blвma de vouloir apprendre la
chimie.
-- Je ne nie pas son importance, soyez-en sыrs! mais actuellement,
on la fourre partout! Elle exerce sur la mйdecine une action
dйplorable. Et l'autoritй de sa parole se renforзait au spectacle
des choses environnantes.
Du diachylum et des bandes traоnaient sur la cheminйe. La boite
chirurgicale posait au milieu du bureau. Des sondes emplissaient
une cuvette dans un coin -- et il y avait contre le mur, la
reprйsentation d'un йcorchй.
Pйcuchet en fit compliment au Docteur.
-- Ce doit кtre une belle йtude que l'Anatomie?
M. Vaucorbeil s'йtendit sur le charme qu'il йprouvait autrefois
dans les dissections; -- et Bouvard demanda quels sont les
rapports entre l'intйrieur de la femme et celui de l'homme.
Afin de le satisfaire, le mйdecin tira de sa bibliothиque un
recueil de planches anatomiques.
-- Emportez-les! Vous les regarderez chez vous plus а votre aise!
Le squelette les йtonna par la proйminence de sa mвchoire, les
trous de ses yeux, la longueur effrayante de ses mains. -- Un
ouvrage explicatif leur manquait; ils retournиrent chez M.
Vaucorbeil, et grвce au manuel d'Alexandre Lauth ils apprirent les
divisions de la charpente, en s'йbahissant de l'йpine dorsale,
seize fois plus forte, dit-on, que si le Crйateur l'eыt fait
droite. -- Pourquoi seize fois, prйcisйment?
Les mйtacarpiens dйsolиrent Bouvard; -- Pйcuchet acharnй sur le
crвne, perdit courage devant le sphйnoпde, bien qu'il ressemble а
une selle turque, ou turquesque.
Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient -- et ils
attaquиrent les muscles.
Mais les insertions n'йtaient pas commodes а dйcouvrir -- et
parvenus aux gouttiиres vertйbrales, ils y renoncиrent
complиtement.
Pйcuchet dit, alors:
-- Si nous reprenions la chimie? -- ne serait ce que pour utiliser
le laboratoire!
Bouvard protesta; et il crut se rappeler que l'on fabriquait а
l'usage des pays chauds des cadavres postiches.
Barberou, auquel il йcrivit, lui donna lа-dessus des
renseignements. -- Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un
des bonshommes de M. Auzoux -- et la semaine suivante, le messager
de Falaise dйposa devant leur grille une caisse oblongue.
Ils la transportиrent dans le fournil, pleins d'йmotion. Quand les
planches furent dйclouйes, la paille tomba, les papiers de soie
glissиrent, le mannequin apparut.
Il йtait couleur de brique, sans chevelure, sans peau, avec
d'innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela
ne ressemblait point а un cadavre, mais а une espиce de joujou,
fort vilain, trиs propre et qui sentait le vernis.
Puis ils enlevиrent le thorax; et ils aperзurent les deux poumons
pareils а deux йponges, le coeur tel qu'un gros oeuf, un peu de
cфtй par derriиre, le diaphragme, les reins, tout le paquet des
entrailles.
-- А la besogne! dit Pйcuchet.
La journйe et le soir y passиrent.
Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les
amphithйвtres, et а la lueur de trois chandelles, ils
travaillaient leurs morceaux de carton, quand un coup de poing
heurta la porte. -- Ouvrez!
C'йtait M. Foureau, suivi du garde champкtre.
Les maоtres de Germaine s'йtaient plu а lui montrer le bonhomme.
Elle avait couru de suite chez l'йpiciиre, pour conter la chose;
et tout le village croyait maintenant qu'ils recelaient dans leur
maison un vйritable mort. Foureau, cйdant а la rumeur publique,
venait s'assurer du fait. Des curieux se tenaient dans la cour.
Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc; et les
muscles de la face йtant dйcrochйs, l'oeil faisait une saillie
monstrueuse, avait quelque chose d'effrayant.
-- Qui vous amиne? dit Pйcuchet.
Foureau balbutia: -- Rien! rien du tout! et prenant une des piиces
sur la table: -- Qu'est-ce que c'est?
-- Le buccinateur! rйpondit Bouvard.
Foureau se tut -- mais souriait d'une faзon narquoise, jaloux de
ce qu'ils avaient un divertissement au-dessus de sa compйtence.
Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs
investigations. Les gens qui s'ennuyaient sur le seuil avaient
pйnйtrй dans le fournil -- et comme on se poussait un peu, la
table trembla.
-- Ah! c'est trop fort! s'йcria Pйcuchet. Dйbarrassez-nous du
public!
Le garde champкtre fit partir les curieux.
-- Trиs bien! dit Bouvard! nous n'avons besoin de personne!
Foureau comprit l'allusion; et lui demanda s'ils avaient le droit,
n'йtant pas mйdecins, de dйtenir un objet pareil? Il allait, du
reste, en йcrire au Prйfet. -- Quel pays! on n'йtait pas plus
inepte, sauvage et rйtrograde! La comparaison qu'ils firent d'eux-
mкmes avec les autres les consola. -- Ils ambitionnaient de
souffrir pour la science.
Le Docteur aussi vint les voir. Il dйnigra le mannequin comme trop
йloignй de la nature; mais profita de la circonstance pour faire
une leзon.
Bouvard et Pйcuchet furent charmйs; et sur leur dйsir, M.
Vaucorbeil leur prкta plusieurs volumes de sa bibliothиque,
affirmant toutefois qu'ils n'iraient pas jusqu'au bout.
Ils prirent en note dans le Dictionnaire des Sciences mйdicales,
les exemples d'accouchement, de longйvitй, d'obйsitй et de
constipation extraordinaires. Que n'avaient-ils connu le fameux
Canadien de Beaumont, les polyphages Tarare et Bijoux, la femme
hydropique du dйpartement de l'Eure, le Piйmontais qui allait а la
garde-robe tous les vingt jours, Simorre de Mirepoix mort ossifiй,
et cet ancien maire d'Angoulкme, dont le nez pesait trois livres!
Le cerveau leur inspira des rйflexions philosophiques. Ils
distinguaient fort bien dans l'intйrieur, le _septum lucidum_
composй de deux lamelles et la glande pinйale, qui ressemble а un
petit pois rouge. Mais il y avait des pйdoncules et des
ventricules, des arcs, des piliers, des йtages, des ganglions, et
des fibres de toutes les sortes, et le foramen de Pacchioni, et le
corps de Pacini, bref un amas inextricable, de quoi user leur
existence.
Quelquefois dans un vertige, ils dйmontaient complиtement le
cadavre, puis se trouvaient embarrassйs pour remettre en place les
morceaux.
Cette besogne йtait rude, aprиs le dйjeuner surtout! et ils ne
tardaient pas а s'endormir, Bouvard le menton baissй, l'abdomen en
avant, Pйcuchet la tкte dans les mains, avec ses deux coudes sur
la table.
Souvent а ce moment-lа, M. Vaucorbeil, qui terminait ses premiиres
visites, entr'ouvrait la porte.
-- Eh bien, les confrиres, comment va l'anatomie?
-- Parfaitement! rйpondaient-ils.
Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre.
Quand ils йtaient las d'un organe, ils passaient а un autre --
abordant ainsi et dйlaissant tour а tour le coeur, l'estomac,
l'oreille, les intestins; -- car le bonhomme de carton les
assommait, malgrй leurs efforts pour s'y intйresser. Enfin le
Docteur les surprit comme ils le reclouaient dans sa boоte.
-- Bravo! Je m'y attendais. On ne pouvait а leur вge entreprendre
ces йtudes; -- et le sourire accompagnant ses paroles les blessa
profondйment.
De quel droit les juger incapables? est-ce que la science
appartenait а ce monsieur! Comme s'il йtait lui-mкme un personnage
bien supйrieur!
Donc acceptant son dйfi, ils allиrent jusqu'а Bayeux pour y
acheter des livres. Ce qui leur manquait, c'йtait la physiologie;
-- et un bouquiniste leur procura les traitйs de Richerand et
d'Adelon, cйlиbres а l'йpoque.
Tous les lieux communs sur les вges, les sexes et les tempйraments
leur semblиrent de la plus haute importance. Ils furent bien aises
de savoir qu'il y a dans le tartre des dents trois espиces
d'animalcules, que le siиge du goыt est sur la langue, et la
sensation de la faim dans l'estomac.
Pour en saisir mieux les Fonctions, ils regrettaient de n'avoir
pas la facultй de ruminer, comme l'avaient eue Montиgre, M. Gosse,
et le frиre de Bйrard; -- et ils mвchaient avec lenteur,
trituraient, insalivaient, accompagnant de la pensйe le bol
alimentaire dans leurs entrailles, le suivaient mкme jusqu'а ses
derniиres consйquences, pleins d'un scrupule mйthodique, d'une
attention presque religieuse.
Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassиrent de
la viande dans une fiole, oщ йtait le suc gastrique d'un canard --
et ils la portиrent sous leurs aisselles durant quinze jours, sans
autre rйsultat que d'infecter leurs personnes.
On les vit courir le long de la grande route, revкtus d'habits
mouillйs et а l'ardeur du soleil. C'йtait pour vйrifier si la soif
s'apaise par l'application de l'eau sur l'йpiderme. Ils rentrиrent
haletants; et tous les deux avec un rhume.
L'audition, la phonation, la vision furent expйdiйes lestement.
Mais Bouvard s'йtala sur la gйnйration.
Les rйserves de Pйcuchet en cette matiиre l'avaient toujours
surpris. Son ignorance lui parut si complиte qu'il le pressa de
s'expliquer -- et Pйcuchet en rougissant finit par faire un aveu.
Des farceurs, autrefois, l'avaient entraоnй dans une mauvaise
maison -- d'oщ il s'йtait enfui, se gardant pour la femme qu'il
aimerait plus tard; -- une circonstance heureuse n'йtait jamais
venue; si bien, que par fausse honte, gкne pйcuniaire, crainte des
maladies, entкtement, habitude, а cinquante deux ans et malgrй le
sйjour de la capitale, il possйdait encore sa virginitй.
Bouvard eut peine а le croire -- puis il rit йnormйment, mais
s'arrкta, en apercevant des larmes dans les yeux de Pйcuchet.
Car les passions ne lui avaient pas manquй, s'йtant tour а tour
йpris d'une danseuse de corde, de la belle-soeur d'un architecte,
d'une demoiselle de comptoir -- enfin d'une petite blanchisseuse;
-- et le mariage allait mкme se conclure, quand il avait dйcouvert
qu'elle йtait enceinte d'un autre.
Bouvard lui dit:
-- Il y a moyen toujours de rйparer le temps perdu! Pas de
tristesse, voyons! je me charge si tu veux...
Pйcuchet rйpliqua, en soupirant, qu'il ne fallait plus y songer. -
- Et ils continuиrent leur physiologie.
Est-il vrai que la surface de notre corps dйgage perpйtuellement
une vapeur subtile? La preuve, c'est que le poids d'un homme
dйcroоt а chaque minute. Si chaque jour s'opиre l'addition de ce
qui manque et la soustraction de ce qui excиde, la santй se
maintiendra en parfait йquilibre. Sanctorius, l'inventeur de cette
loi, employa un demi-siиcle а peser quotidiennement sa nourriture
avec toutes ses excrйtions, et se pesait lui-mкme, ne prenant de
relвche que pour йcrire ses calculs.
Ils essayиrent d'imiter Sanctorius. Mais comme leur balance ne
pouvait les supporter tous les deux, ce fut Pйcuchet qui commenзa.
Il retira ses habits, afin de ne pas gкner la perspiration -- et
il se tenait sur le plateau, complиtement nu, laissant voir,
malgrй la pudeur, son torse trиs long pareil а un cylindre, avec
des jambes courtes, les pieds plats et la peau brune. А ses cфtйs,
sur une chaise, son ami lui faisait la lecture.
Des savants prйtendent que la chaleur animale se dйveloppe par les
contractions musculaires, et qu'il est possible en agitant le
thorax et les membres pelviens de hausser la tempйrature d'un bain
tiиde.
Bouvard alla chercher leur baignoire -- et quand tout fut prкt, il
s'y plongea, muni d'un thermomиtre.
Les ruines de la distillerie balayйes vers le fond de
l'appartement dessinaient dans l'ombre un vague monticule. On
entendait par intervalles le grignotement des souris; une vieille
odeur de plantes aromatiques s'exhalait -- et se trouvant lа fort
bien ils causaient avec sйrйnitй.
Cependant Bouvard sentait un peu de fraоcheur.
-- Agite tes membres! dit Pйcuchet.
Il les agita, sans rien changer au thermomиtre; -- c'est froid,
dйcidйment.
-- Je n'ai pas chaud, non plus reprit Pйcuchet, saisi lui-mкme par
un frisson mais agite tes membres pelviens! agite-les!
Bouvard ouvrit les cuisses, se tordait les flancs, balanзait son
ventre, soufflait comme un cachalot; -- puis regardait le
thermomиtre, qui baissait toujours. -- Je n'y comprends rien! Je
me remue, pourtant!
-- Pas assez!
Et il reprenait sa gymnastique.
Elle avait durй trois heures, quand une fois encore il empoigna le
tube.
-- Comment! douze degrйs! -- Ah! bonsoir! Je me retire!
Un chien entra, moitiй dogue moitiй braque, le poil jaune, galeux,
la langue pendante.
Que faire? pas de sonnettes! et leur domestique йtait sourde. Ils
grelottaient mais n'osaient bouger, dans la peur d'кtre mordus.
Pйcuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux.
Alors le chien aboya; -- et il sautait autour de la balance, oщ
Pйcuchet se cramponnant aux cordes, et pliant les genoux, tвchait
de s'йlever le plus haut possible.
-- Tu t'y prends mal dit Bouvard; et il se mit а faire des
risettes au chien en profйrant des douceurs.
Le chien sans doute les comprit. -- Il s'efforзait de le caresser,
lui collait ses pattes sur les йpaules, les йraflait avec ses
ongles.
-- Allons! maintenant! voilа qu'il a emportй ma culotte!
Il se coucha dessus, et demeura tranquille.
Enfin, avec les plus grandes prйcautions, ils se hasardиrent l'un
а descendre du plateau, l'autre а sortir de la baignoire; -- et
quand Pйcuchet fut rhabillй, cette exclamation lui йchappa:
-- Toi, mon bonhomme, tu serviras а nos expйriences!
Quelles expйriences?
On pouvait lui injecter du phosphore, puis l'enfermer dans une
cave pour voir s'il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment
injecter? et du reste, on ne leur vendrait pas de phosphore.
Ils songиrent а l'enfermer sous la machine pneumatique, а lui
faire respirer des gaz, а lui donner pour breuvage des poisons.
Tout cela peut кtre ne serait pas drфle! Enfin ils choisirent
l'aimantation de l'acier par le contact de la moelle йpiniиre.
Bouvard, refoulant son йmotion, tendait sur une assiette des
aiguilles а Pйcuchet, qui les plantait contre les vertиbres. Elles
se cassaient, glissaient, tombaient par terre; il en prenait
d'autres, et les enfonзait vivement, au hasard. Le chien rompit
ses attaches, passa comme un boulet de canon par les carreaux,
traversa la cour, le vestibule et se prйsenta dans la cuisine.
Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglantй, avec des
ficelles autour des pattes.
Ses maоtres qui le poursuivaient entrиrent au mкme moment. Il fit
un bond et disparut.
La vieille servante les apostropha.
-- C'est encore une de vos bкtises, j'en suis sыre! -- Et ma
cuisine, elle est propre! Зa le rendra peut-кtre enragй! On en
fourre en prison qui ne vous valent pas!
Ils regagnиrent le laboratoire, pour йprouver les aiguilles. Pas
une n'attira la moindre limaille.
Puis, l'hypothиse de Germaine les inquiйta. Il pouvait avoir la
rage, revenir а l'improviste, se prйcipiter sur eux.
Le lendemain, ils allиrent partout, aux informations -- et pendant
plusieurs annйes, ils se dйtournaient dans la campagne, sitфt
qu'apparaissait un chien, ressemblant а celui-lа.
Les autres expйriences йchouиrent. Contrairement aux auteurs, les
pigeons qu'ils saignиrent l'estomac plein ou vide, moururent dans
le mкme espace de temps. Des petits chats enfoncйs sous l'eau
pйrirent au bout de cinq minutes -- et une oie, qu'ils avaient
bourrйe de garance, offrit des pйriostes d'une entiиre blancheur.
La nutrition les tourmentait.
Comment se fait-il que le mкme suc produise des os, du sang, de la
lymphe et des matiиres excrйmentielles? Mais on ne peut suivre les
mйtamorphoses d'un aliment. L'homme qui n'use que d'un seul est,
chimiquement, pareil а celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin
ayant calculй toute la chaux contenue dans l'avoine d'une poule,
en retrouva davantage dans les coquilles de ses oeufs. Donc, il se
fait une crйation de substance. De quelle maniиre? on n'en sait
rien.
On ne sait mкme pas quelle est la force du coeur. Borelli admet
celle qu'il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille
livres, et Keill l'йvalue а huit onces, environ. D'oщ ils
conclurent que la Physiologie est (suivant un vieux mot) le roman
de la mйdecine. N'ayant pu la comprendre, ils n'y croyaient pas.
Un mois se passa dans le dйsoeuvrement. Puis ils songиrent а leur
jardin.
L'arbre mort йtalй dans le milieu йtait gкnant. Ils l'йquarrirent.
Cet exercice les fatigua. -- Bouvard avait, trиs souvent, besoin
de faire arranger ses outils chez le forgeron.
Un jour qu'il s'y rendait, il fut accostй par un homme portant sur
le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des
livres pieux, des mйdailles bйnites, enfin le Manuel de la Santй,
par Franзois Raspail.
Cette brochure lui plut tellement qu'il йcrivit а Barberou de lui
envoyer le grand ouvrage. Barberou l'expйdia, et indiquait dans sa
lettre, une pharmacie pour les mйdicaments.
La clartй de la doctrine les sйduisit. Toutes les affections
proviennent des vers. Ils gвtent les dents, creusent les poumons,
dilatent le foie, ravagent les intestins, et y causent des bruits.
Ce qu'il y a de mieux pour s'en dйlivrer c'est le camphre. Bouvard
et Pйcuchet l'adoptиrent. Ils en prisaient, ils en croquaient et
distribuaient des cigarettes, des flacons d'eau sйdative, et des
pilules d'aloиs. Ils entreprirent mкme la cure d'un bossu.
C'йtait un enfant qu'ils avaient rencontrй un jour de foire. Sa
mиre, une mendiante, l'amenait chez eux tous les matins. Ils
frictionnaient sa bosse avec de la graisse camphrйe, y mettaient
pendant vingt minutes un cataplasme de moutarde, puis la
recouvraient de diachylum, et pour кtre sыrs qu'il reviendrait,
lui donnaient а dйjeuner.
Ayant l'esprit tendu vers les helminthes, Pйcuchet observa sur la
joue de Mme Bordin une tache bizarre. Le Docteur, depuis longtemps
la traitait par les amers; ronde au dйbut comme une piиce de vingt
sols, cette tache avait grandi, et formait un cercle rose. Ils
voulurent l'en guйrir. Elle accepta; mais exigeait que ce fыt
Bouvard qui lui fоt les onctions. Elle se posait devant la
fenкtre, dйgrafait le haut de son corsage et restait la joue
tendue, en le regardant avec un oeil, qui aurait йtй dangereux
sans la prйsence de Pйcuchet. Dans les doses permises et malgrй
l'effroi du mercure ils administrиrent du calomel. Un mois plus
tard, Mme Bordin йtait sauvйe.
Elle leur fit de la propagande; -- et le percepteur des
contributions, le secrйtaire de la mairie, le maire lui-mкme, tout
le monde dans Chavignolles suзait des tuyaux de plume.
Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lвcha la
cigarette, elle redoublait ses йtouffements. Foureau se plaignit
des pilules d'aloиs qui lui occasionnaient des hйmorroпdes,
Bouvard eut des maux d'estomac et Pйcuchet d'atroces migraines.
Ils perdirent confiance dans le Raspail, mais eurent soin de n'en
rien dire, craignant de diminuer leur considйration.
Et ils montrиrent beaucoup de zиle pour la vaccine, apprirent а
saigner sur des feuilles de chou, firent mкme l'acquisition d'une
paire de lancettes.
Ils accompagnaient le mйdecin chez les pauvres, puis consultaient
leurs livres.
Les symptфmes notйs par les auteurs n'йtaient pas ceux qu'ils
venaient de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec,
du franзais, une bigarrure de toutes les langues.
On les compte par milliers, et la classification linnйenne est
bien commode, avec ses genres et ses espиces; mais comment йtablir
les espиces? Alors, ils s'йgarиrent dans la philosophie de la
mйdecine.
Ils rкvaient sur l'archйe de Van Helmont, le vitalisme, le
Brownisme, l'organicisme, demandaient au Docteur d'oщ vient le
germe de la scrofule, vers quel endroit se porte le miasme
contagieux, et le moyen dans tous les cas morbides de distinguer
la cause de ses effets.
-- La cause et l'effet s'embrouillent, rйpondait Vaucorbeil.
Son manque de logique les dйgoыta; -- et ils visitиrent les
malades tout seuls, pйnйtrant dans les maisons, sous prйtexte de
philanthropie.
Au fond des chambres sur de sales matelas, reposaient des gens
dont la figure pendait d'un cфtй, d'autres l'avaient bouffie et
d'un rouge йcarlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec
les narines pincйes, la bouche tremblante; et des rвles, des
hoquets, des sueurs, des exhalaisons de cuir et de vieux fromage.
Ils lisaient les ordonnances de leurs mйdecins, et йtaient fort
surpris que les calmants soient parfois des excitants, les
vomitifs des purgatifs, qu'un mкme remиde convienne а des
affections diverses, et qu'une maladie s'en aille sous des
traitements opposйs.
Nйanmoins, ils donnaient des conseils, remontaient le moral,
avaient l'audace d'ausculter.
Leur imagination travaillait. Ils йcrivirent au Roi, pour qu'on
йtablit dans le Calvados un institut de gardes-malades, dont ils
seraient les professeurs.
Ils se transportиrent chez le pharmacien de Bayeux (celui de
Falaise leur en voulait toujours а cause de son jujube) et ils
l'engagиrent а fabriquer comme les Anciens des _pila purgatoria_,
c'est-а-dire des boulettes de mйdicaments, qui а force d'кtre
maniйes, s'absorbent dans l'individu.
D'aprиs ce raisonnement qu'en diminuant la chaleur on entrave les
phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du
plafond, une femme affectйe de mйningite, et ils la balanзaient а
tour de bras quand le mari survenant les flanqua dehors.
Enfin au grand scandale de M. le curй, ils avaient pris la mode
nouvelle d'introduire des thermomиtres dans les derriиres.
Une fiиvre typhoпde se rйpandit aux environs: Bouvard dйclara
qu'il ne s'en mкlerait pas. Mais la femme de Gouy leur fermier
vint gйmir chez eux. Son homme йtait malade depuis quinze jours;
et M. Vaucorbeil le nйgligeait.
Pйcuchet se dйvoua.
Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs aux articulations,
ventre ballonnй, langue rouge, c'йtaient tous les signes de la
dothiйnentйrie. Se rappelant le mot de Raspail qu'en фtant la
diиte on supprime la fiиvre, il ordonna des bouillons, un peu de
viande. Tout а coup, le docteur parut.
Son malade йtait en train de manger, deux oreillers derriиre le
dos, entre la fermiиre et Pйcuchet qui le renforзaient.
Il s'approcha du lit, et jeta l'assiette par la fenкtre, en
s'йcriant:
-- C'est un vйritable meurtre!
-- Pourquoi?
-- Vous perforez l'intestin, puisque la fiиvre typhoпde est une
altйration de sa membrane folliculaire.
-- Pas toujours!
Et une dispute s'engagea sur la nature des fiиvres. Pйcuchet
croyait а leur essence. Vaucorbeil les faisait dйpendre des
organes. -- Aussi j'йloigne tout ce qui peut surexciter!
-- Mais la diиte affaiblit le principe vital!
-- Qu'est-ce que vous me chantez avec votre principe vital!
Comment est-il? qui l'a vu?
Pйcuchet s'embrouilla.
-- D'ailleurs disait le mйdecin, Gouy ne veut pas de nourriture.
Le malade fit un geste d'assentiment sous son bonnet de coton.
-- N'importe! il en a besoin!
-- Jamais! son pouls donne quatre-vingt-dix-huit pulsations.
-- Qu'importe les pulsations! Et Pйcuchet nomma ses autoritйs.
-- Laissons les systиmes! dit le Docteur.
Pйcuchet croisa les bras.
-- Vous кtes un empirique, alors?
-- Nullement! mais en observant.
-- Et si on observe mal?
Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion а l'herpиs de Mme
Bordin, histoire clabaudйe par la veuve, et dont le souvenir
l'agaзait.
-- D'abord, il faut avoir fait de la pratique.
-- Ceux qui ont rйvolutionnй la science, n'en faisaient pas! Van
Helmont, Boerhave, Broussais, lui-mкme.
Vaucorbeil, sans rйpondre, se pencha vers Gouy, et haussant la
voix:
-- Lequel de nous deux choisissez-vous pour mйdecin?
Le malade, somnolent, aperзut des visages en colиre, et se mit а
pleurer.
Sa femme non plus ne savait que rйpondre; car l'un йtait habile;
mais l'autre avait peut-кtre un secret?
-- Trиs bien! dit Vaucorbeil. Puisque vous balancez entre un homme
nanti d'un diplфme: ... Pйcuchet ricana. Pourquoi riez-vous?
-- C'est qu'un diplфme n'est pas toujours un argument!
Le Docteur йtait attaquй dans son gagne-pain, dans sa prйrogative,
dans son importance sociale. Sa colиre йclata.
-- Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour
exercice illйgal de la mйdecine! Puis se tournant vers la
fermiиre: Faites-le tuer par monsieur tout а votre aise, et que je
sois pendu si je reviens jamais dans votre maison.
Et il s'enfonзa sous la hкtrйe, en gesticulant avec sa canne.
Bouvard, quand Pйcuchet rentra, йtait lui-mкme dans une grande
agitation.
Il venait de recevoir Foureau, exaspйrй par ses hйmorroпdes.
Vainement avait-il soutenu qu'elles prйservent de toutes les
maladies, Foureau n'йcoutant rien, l'avait menacй de dommages et
intйrкts. Il en perdait la tкte.
Pйcuchet lui conta l'autre histoire, qu'il jugeait plus sйrieuse -
- et fut un peu choquй de son indiffйrence.
Gouy, le lendemain eut une douleur dans l'abdomen. Cela pouvait
tenir а l'ingestion de la nourriture? Peut-кtre que Vaucorbeil ne
s'йtait pas trompй? Un mйdecin aprиs tout doit s'y connaоtre! et
des remords assaillirent Pйcuchet. Il avait peur d'кtre homicide.
Par prudence, ils congйdiиrent le bossu. Mais а cause du dйjeuner
lui йchappant, sa mиre cria beaucoup. Ce n'йtait pas la peine de
les avoir fait venir tous les jours de Barneval а Chavignolles!
Foureau se calma -- et Gouy reprenait des forces. А prйsent, la
guйrison йtait certaine; un tel succиs enhardit Pйcuchet.
-- Si nous travaillions les accouchements, avec un de ces
mannequins...
-- Assez de mannequins!
-- Ce sont des demi-corps en peau, inventйs pour les йlиves sages-
femmes. Il me semble que je retournerais le foetus?
Mais Bouvard йtait las de la mйdecine.
-- Les ressorts de la vie nous sont cachйs, les affections trop
nombreuses, les remиdes problйmatiques -- et on ne dйcouvre dans
les auteurs aucune dйfinition raisonnable de la santй, de la
maladie, de la diathиse, ni mкme du pus!
Cependant toutes ces lectures avaient йbranlй leur cervelle.
Bouvard, а l'occasion d'un rhume, se figura qu'il commenзait une
fluxion de poitrine. Des sangsues n'ayant pas affaibli le point de
cфtй, il eut recours а un vйsicatoire, dont l'action se porta sur
les reins. Alors, il se crut attaquй de la pierre.
Pйcuchet prit une courbature а l'йlagage de la charmille, et vomit
aprиs son dоner, ce qui l'effraya beaucoup. Puis observant qu'il
avait le teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se
demandait: Ai-je des douleurs? et finit par en avoir.
S'attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se
tвtaient le pouls, changeaient d'eau minйrale, se purgeaient; --
et redoutaient le froid, la chaleur, le vent, la pluie, les
mouches, principalement les courants d'air.
Pйcuchet imagina que l'usage de la prise йtait funeste.
D'ailleurs, un йternuement occasionne parfois la rupture d'un
anйvrisme -- et il abandonna la tabatiиre. Par habitude, il y
plongeait les doigts; puis, tout а coup, se rappelait son
imprudence.
Comme le cafй noir secoue les nerfs Bouvard voulut renoncer а la
demi-tasse; mais il dormait aprиs ses repas, et avait peur en se
rйveillant; car le sommeil prolongй est une menace d'apoplexie.
Leur idйal йtait Cornaro, ce gentilhomme vйnitien, qui а force de
rйgime atteignit une extrкme vieillesse. Sans l'imiter absolument,
on peut avoir les mкmes prйcautions, et Pйcuchet tira de sa
bibliothиque un Manuel d'hygiиne par le docteur Morin.
Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-lа? Les plats qu'ils
aimaient s'y trouvent dйfendus. Germaine embarrassйe ne savait
plus que leur servir.
Toutes les viandes ont des inconvйnients. Le boudin et la
charcuterie, le hareng saur, le homard, et le gibier sont
rйfractaires. Plus un poisson est gros plus il contient de
gйlatine et par consйquent est lourd. Les lйgumes causent des
aigreurs, le macaroni donne des rкves, les fromages considйrйs
gйnйralement, sont d'une digestion difficile. Un verre d'eau le
matin est dangereux; chaque boisson ou comestible йtant suivi d'un
avertissement pareil, ou bien de ces mots: mauvais! -- gardez-vous
de l'abus! -- ne convient pas а tout le monde. -- Pourquoi
mauvais? oщ est l'abus? comment savoir si telle chose vous
convient?
Quel problиme que celui du dйjeuner! Ils quittиrent le cafй au
lait, sur sa dйtestable rйputation; et ensuite le chocolat, -- car
c'est un amas de substances indigestes; restait donc le thй. Mais
les personnes nerveuses doivent se l'interdire complиtement.
Cependant, Decker au XVIIe siиcle en prescrivait vingt dйcalitres
par jour, afin de nettoyer les marais du pancrйas.
Ce renseignement йbranla Morin dans leur estime, d'autant plus
qu'il condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets et
casquettes, exigence qui rйvolta Pйcuchet. Alors ils achetиrent le
traitй de Becquerel oщ ils virent que le porc est en soi-mкme un
bon aliment, le tabac d'une innocence parfaite, et le cafй
indispensable aux militaires.
Jusqu'alors ils avaient cru а l'insalubritй des endroits humides.
Pas du tout! Casper les dйclare moins mortels que les autres. On
ne se baigne pas dans la mer sans avoir rafraоchi sa peau. Bйgin
veut qu'on s'y jette en pleine transpiration. Le vin pur aprиs la
soupe passe pour excellent а l'estomac. Lйvy l'accuse d'altйrer
les dents. Enfin, le gilet de flanelle, cette sauvegarde, ce
tuteur de la santй, ce palladium chйri de Bouvard et inhйrent а
Pйcuchet, sans ambages ni crainte de l'opinion, des auteurs le
dйconseillent aux hommes plйthoriques et sanguins.
Qu'est-ce donc que l'hygiиne?
-- Vйritй en deза des Pyrйnйes, erreur au delа affirme M. Lйvy; et
Becquerel ajoute qu'elle n'est pas une science.
Alors ils se commandиrent pour leur dоner des huоtres, un canard,
du porc au choux, de la crиme, un Pont-l'Йvкque, et une bouteille
de Bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche; et
ils se moquaient de Cornaro! Fallait-il кtre imbйcile pour se
tyranniser comme lui! Quelle bassesse que de penser toujours au
prolongement de son existence! La vie n'est bonne qu'а la
condition d'en jouir. -- Encore un morceau? -- Je veux bien. --
Moi de mкme! -- А ta santй! -- А la tienne! -- Et fichons-nous du
reste! Ils s'exaltaient.
Bouvard annonзa qu'il voulait trois tasses de cafй, bien qu'il ne
fыt pas un militaire. Pйcuchet, la casquette sur les oreilles,
prisait coup sur coup, йternuait sans peur, et sentant le besoin
d'un peu de champagne, ils ordonnиrent а Germaine d'aller de suite
au cabaret, leur en acheter une bouteille. Le village йtait trop
loin. Elle refusa. Pйcuchet fut indignй.
-- Je vous somme, entendez-vous! je vous somme d'y courir.
Elle obйit, mais en bougonnant, rйsolue а lвcher bientфt ses
maоtres, tant ils йtaient incomprйhensibles et fantasques.
Puis, comme autrefois, ils allиrent prendre le gloria sur le
vigneau.
La moisson venait de finir -- et des meules au milieu des champs
dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit, bleuвtre
et douce. Les fermes йtaient tranquilles. On n'entendait mкme plus
les grillons. Toute la campagne dormait. Ils digйraient en humant
la brise qui rafraоchissait leurs pommettes.
Le ciel trиs haut, йtait couvert d'йtoiles; les unes brillant par
groupes, d'autres а la file, ou bien seules а des intervalles
йloignйs. Une zone de poussiиre lumineuse, allant du septentrion
au midi, se bifurquait au-dessus de leurs tкtes. Il y avait entre
ces clartйs, de grands espaces vides; -- et le firmament semblait
une mer d'azur, avec des archipels et des оlots.
-- Quelle quantitй! s'йcria Bouvard.
-- Nous ne voyons pas tout! reprit Pйcuchet. Derriиre la voie
lactйe, ce sont les nйbuleuses; au delа des nйbuleuses des йtoiles
encore! La plus voisine est sйparйe de nous par trois cents
billions de myriamиtres! Il avait regardй souvent dans le
tйlescope de la place Vendфme et se rappelait les chiffres. Le
Soleil est un million de fois plus gros que la Terre, Sirius a
douze fois la grandeur du soleil, des comиtes mesurent trente-
quatre millions de lieues!
-- C'est а rendre fou dit Bouvard. Il dйplora son ignorance et
mкme regrettait de n'avoir pas йtй, dans sa jeunesse, а l'Йcole
Polytechnique.
Alors Pйcuchet le tournant vers la Grande Ourse, lui montra
l'йtoile polaire, puis Cassiopйe dont la constellation forme un Y,
Vйga de la Lyre toute scintillante, et au bas de l'horizon, le
rouge Aldebaran.
Bouvard, la tкte renversйe, suivait pйniblement les triangles,
quadrilatиres et pentagones qu'il faut imaginer pour se
reconnaоtre dans le ciel.
Pйcuchet continua:
-- La vitesse de la lumiиre est de quatre-vingt mille lieues dans
une seconde. Un rayon de la Voie lactйe met six siиcles а nous
parvenir -- si bien qu'une йtoile, quand on l'observe, peut avoir
disparu. Plusieurs sont intermittentes, d'autres ne reviennent
jamais; -- et elles changent de position; tout s'agite, tout
passe.
-- Cependant, le Soleil est immobile?
-- On le croyait autrefois. Mais les savants aujourd'hui,
annoncent qu'il se prйcipite vers la constellation d'Hercule!
Cela dйrangeait les idйes de Bouvard -- et aprиs une minute de
rйflexion:
-- La science est faite, suivant les donnйes fournies par un coin
de l'йtendue. Peut-кtre ne convient-elle pas а tout le reste qu'on
ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu'on ne peut dйcouvrir.
Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, а la lueur des astres
-- et leurs discours йtaient coupйs par de longs silences.
Enfin ils se demandиrent s'il y avait des hommes dans les йtoiles.
Pourquoi pas? Et comme la crйation est harmonique, les habitants
de Sirius devaient кtre dйmesurйs, ceux de Mars d'une taille
moyenne, ceux de Vйnus trиs petits. А moins que ce ne soit partout
la mкme chose? Il existe lа-haut des commerзants, des gendarmes;
on y trafique, on s'y bat, on y dйtrфne des rois! ...
Quelques йtoiles filantes glissиrent tout а coup, dйcrivant sur le
ciel comme la parabole d'une monstrueuse fusйe.
-- Tiens! dit Bouvard voilа des mondes qui disparaissent.
Pйcuchet reprit:
-- Si le nфtre, а son tour, faisait la cabriole, les citoyens des
йtoiles ne seraient pas plus йmus que nous ne le sommes
maintenant! De pareilles idйes vous renfoncent l'orgueil.
-- Quel est le but de tout cela?
-- Peut-кtre qu'il n'y a pas de but?
-- Cependant! et Pйcuchet rйpйta deux ou trois fois cependant sans
trouver rien de plus а dire. -- N'importe! je voudrais bien savoir
comment l'univers s'est fait!
-- Cela doit кtre dans Buffon! rйpondit Bouvard, dont les yeux se
fermaient. Je n'en peux plus! je vais me coucher!
Les Йpoques de la nature leur apprirent qu'une comиte, en heurtant
le soleil, en avait dйtachй une portion, qui devint la Terre.
D'abord les pфles s'йtaient refroidis. Toutes les eaux avaient
enveloppй le globe. Elles s'йtaient retirйes dans les cavernes;
puis les continents se divisиrent, les animaux et l'homme
parurent.
La majestй de la crйation leur causa un йbahissement, infini comme
elle. Leur tкte s'йlargissait. Ils йtaient fiers de rйflйchir sur
de si grands objets.
Les minйraux ne tardиrent pas а les fatiguer; -- et ils
recoururent comme distraction, aux Harmonies de Bernardin de
Saint-Pierre.
Harmonies vйgйtales et terrestres, aйriennes, aquatiques,
humaines, fraternelles et mкme conjugales, tout y passa -- sans
omettre les invocations а Vйnus, aux Zйphyrs et aux Amours! Ils
s'йtonnaient que les poissons eussent des nageoires, les oiseaux
des ailes, les semences une enveloppe -- pleins de cette
philosophie qui dйcouvre dans la Nature des intentions vertueuses
et la considиre comme une espиce de saint Vincent de Paul,
toujours occupй а rйpandre des bienfaits!
Ils admirиrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les
forкts vierges; -- et ils achetиrent l'ouvrage de M. Depping sur
les Merveilles et beautйs de la nature en France. Le Cantal en
possиde trois, l'Hйrault cinq, la Bourgogne deux -- pas davantage
-- tandis que le Dauphinй compte а lui seul jusqu'а quinze
merveilles! Mais bientфt, on n'en trouvera plus! Les grottes а
stalactites se bouchent, les montagnes ardentes s'йteignent, les
glaciиres naturelles s'йchauffent; -- et les vieux arbres dans
lesquels on disait la messe tombent sous la cognйe des niveleurs,
ou sont en train de mourir.
Puis leur curiositй se tourna vers les bкtes.
Ils rouvrirent leur Buffon et s'extasiиrent devant les goыts
bizarres de certains animaux.
Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle,
ils entraient dans les cours, et demandaient aux laboureurs s'ils
avaient vu des taureaux se joindre а des juments, les cochons
rechercher les vaches, et les mвles des perdrix commettre entre
eux des turpitudes.
-- Jamais de la vie! On trouvait mкme ces questions un peu drфles
pour des messieurs de leur вge.
Ils voulurent tenter des alliances anormales.
La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leur fermier
ne possйdait pas de bouc. Une voisine prкta le sien; et l'йpoque
du rut йtant venue, ils enfermиrent les deux bкtes dans le
pressoir, en se cachant derriиre les futailles, pour que
l'йvйnement pыt s'accomplir en paix.
Chacune, d'abord, mangea son petit tas de foin. Puis, elles
ruminиrent, la brebis se coucha; -- et elle bкlait sans
discontinuer, pendant que le bouc, d'aplomb sur ses jambes torses,
avec sa grande barbe et ses oreilles pendantes, fixait sur eux ses
prunelles, qui luisaient dans l'ombre.
Enfin, le soir du troisiиme jour, ils jugиrent convenable de
faciliter la nature. Mais le bouc se retournant contre Pйcuchet,
lui flanqua un coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisie
de peur, se mit а tourner dans le pressoir comme dans un manиge.
Bouvard courut aprиs, se jeta dessus pour la retenir, et tomba par
terre avec des poignйes de laine dans les deux mains.
Ils renouvelиrent leurs tentatives sur des poules et un canard,
sur un dogue et une truie, avec l'espoir qu'il en sortirait des
monstres et ne comprenant rien а la question de l'espиce.
Ce mot dйsigne un groupe d'individus dont les descendants se
reproduisent. Mais des animaux classйs comme d'espиces diffйrentes
peuvent se reproduire, et d'autres compris dans la mкme en ont
perdu la facultй.
Ils se flattиrent d'obtenir lа-dessus des idйes nettes, en
йtudiant le dйveloppement des germes; et Pйcuchet йcrivit а
Dumouchel, pour avoir un microscope.
Tour а tour ils mirent sur la plaque de verre des cheveux, du
tabac, des ongles, une patte de mouche. Mais ils avaient oubliй la
goutte d'eau, indispensable. C'йtait, d'autres fois, la petite
lamelle; -- et ils se poussaient, dйrangeaient l'instrument; puis,
n'apercevant que du brouillard accusaient l'opticien. Ils en
arrivиrent а douter du microscope. Les dйcouvertes qu'on lui
attribue ne sont peut-кtre pas si positives.
Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir а
son intention des ammonites et des oursins, curiositйs dont il
йtait toujours amateur, et frйquentes dans leur pays. Pour les
exciter а la gйologie, il leur envoyait les Lettres de Bertrand
avec le Discours de Cuvier sur les rйvolutions du globe.
Aprиs ces deux lectures, ils se figurиrent les choses suivantes.
D'abord une immense nappe d'eau, d'oщ йmergeaient des
promontoires, tachetйs par des lichens; et pas un кtre vivant, pas
un cri; c'йtait un monde silencieux, immobile et nu. -- Puis de
longues plantes se balanзaient dans un brouillard qui ressemblait
а la vapeur d'une йtuve. Un soleil tout rouge surchauffait
l'atmosphиre humide. Alors des volcans йclatиrent, les roches
ignйes jaillissaient des montagnes; et la pвte des porphyres et
des basaltes qui coulait, se figea. -- Troisiиme tableau: dans des
mers peu profondes, des оles de madrйpores ont surgi; un bouquet
de palmiers, de place en place, les domine. Il y a des coquillages
pareils а des roues de chariot, des tortues qui ont trois mиtres,
des lйzards de soixante pieds. Des amphibies allongent entre les
roseaux leur col d'autruche а mвchoire de crocodile. Des serpents
ailйs s'envolent. -- Enfin, sur les grands continents, de grands
mammifиres parurent, les membres difformes comme des piиces de
bois mal йquarries, le cuir plus йpais que des plaques de bronze,
ou bien velus, lippus, avec des criniиres, et des dйfenses
contournйes. Des troupeaux de mammouths broutaient les plaines oщ
fut depuis l'Atlantique; le palйothйrium, moitiй cheval moitiй
tapir, bouleversait de son groin les fourmiliиres de Montmartre,
et le _cervus giganteus_ tremblait sous les chвtaigniers, а la
voix de l'ours des cavernes, qui faisait japper dans sa taniиre,
le chien de Beaugency trois fois haut comme un loup.
Toutes ces йpoques avaient йtй sйparйes les unes des autres par
des cataclysmes, dont le dernier est notre dйluge. C'йtait comme
une fйerie en plusieurs actes, ayant l'homme pour apothйose.
Ils furent stupйfaits d'apprendre qu'il existait sur des pierres
des empreintes de libellules, de pattes d'oiseaux, -- et ayant
feuilletй un des manuels Roret, ils cherchиrent des fossiles.
Un aprиs-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la
grande route, M. le curй passa, et les abordant d'une voix
pateline:
-- Ces messieurs s'occupent de gйologie? fort bien!
Car il estimait cette science. Elle confirme l'autoritй des
Йcritures, en prouvant le Dйluge.
Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excrйments de
bкtes, pйtrifiйs.
L'abbй Jeufroy parut surpris du fait; aprиs tout, s'il avait lieu,
c'йtait une raison de plus, d'admirer la Providence.
Pйcuchet avoua que leurs enquкtes jusqu'alors n'avaient pas йtй
fructueuses, -- et cependant les environs de Falaise, comme tous
les terrains jurassiques, devaient abonder en dйbris d'animaux.
-- J'ai entendu dire rйpliqua l'abbй Jeufroy qu'autrefois on avait
trouvй а Villers la mвchoire d'un йlйphant. Du reste, un de ses
amis, M. Larsonneur, avocat, membre du barreau de Lisieux et
archйologue, leur fournirait peut-кtre des renseignements! Il
avait fait une histoire de Port-en-Bessin oщ йtait notйe la
dйcouverte d'un crocodile.
Bouvard et Pйcuchet йchangиrent un coup d'oeil; le mкme espoir
leur йtait venu; -- et malgrй la chaleur, ils restиrent debout
pendant longtemps, а interroger l'ecclйsiastique qui s'abritait
sous un parapluie de coton bleu. Il avait le bas du visage un peu
lourd avec le nez pointu, souriait continuellement, ou penchait la
tкte en fermant les paupiиres.
La cloche de l'йglise tinta l'angйlus.
-- Bien le bonsoir, messieurs! Vous permettez, n'est-ce pas?
Recommandйs par lui, ils attendirent durant trois semaines la
rйponse de Larsonneur. Enfin, elle arriva.
L'homme de Villers qui avait dйterrй la dent de mastodonte
s'appelait Louis Bloche; les dйtails manquaient. Quant а son
histoire, elle occupait un des volumes de l'Acadйmie Lexovienne,
et il ne prкtait point son exemplaire, dans la peur de dйpareiller
la collection. Pour ce qui йtait de l'alligator, on l'avait
dйcouvert au mois de novembre 1825, sous la falaise des Hachettes,
а Sainte-Honorine, prиs de Port-en-Bessin, arrondissement de
Bayeux. Suivaient des compliments.
L'obscuritй enveloppant le mastodonte irrita le dйsir de Pйcuchet.
Il aurait voulu se rendre tout de suite а Villers.
Bouvard objecta que pour s'йpargner un dйplacement peut-кtre
inutile, et а coup sыr dispendieux, il convenait de prendre des
informations -- et ils йcrivirent au Maire de l'endroit une
lettre, oщ ils lui demandaient ce qu'йtait devenu un certain Louis
Bloche. Dans l'hypothиse de sa mort, ses descendants ou
collatйraux pouvaient-ils les instruire sur sa prйcieuse
dйcouverte? Quand il la fit, а quelle place de la commune gisait
ce document des вges primitifs? Avait-on des chances d'en trouver
d'analogues? Quel йtait par jour le prix d'un homme et d'une
charrette.
Et ils eurent beau s'adresser а l'Adjoint, puis au premier
Conseiller Municipal, ils ne reзurent de Villers aucune nouvelle.
Sans doute les habitants йtaient jaloux de leurs fossiles? А moins
qu'ils ne les vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettes fut
rйsolu.
Bouvard et Pйcuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen.
Ensuite une carriole les transporta de Caen а Bayeux; -- et de
Bayeux, ils allиrent а pied jusqu'а Port-en-Bessin.
On ne les avait pas trompйs. La cфte des Hachettes offrait des
cailloux bizarres -- et sur les indications de l'aubergiste, ils
atteignirent la grиve.
La marйe йtant basse, elle dйcouvrait tous ses galets, avec une
prairie de goйmons jusqu'au bord des flots.
Des vallonnements herbeux dйcoupaient la falaise, composйe d'une
terre molle et brune et qui se durcissant devenait dans ses
strates infйrieures, une muraille de pierre grise. Des filets
d'eau en tombaient sans discontinuer, pendant que la mer au loin,
grondait. Elle semblait parfois suspendre son battement; -- et on
n'entendait plus que le petit bruit des sources.
Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient а
sauter des trous. -- Bouvard s'assit prиs du rivage, et contempla
les vagues, ne pensant а rien, fascinй, inerte. Pйcuchet le ramena
vers la cфte pour lui faire voir un ammonite, incrustй dans la
roche, comme un diamant dans sa gangue. Leurs ongles s'y
brisиrent, il aurait fallu des instruments, la nuit venait,
d'ailleurs! -- Le ciel йtait empourprй а l'occident, et toute la
place couverte d'une ombre. -- Au milieu des varechs presque
noirs, les flaques d'eau s'йlargissaient. La mer montait vers eux;
il йtait temps de rentrer.
Le lendemain dиs l'aube, avec une pioche et un pic, ils
attaquиrent leur fossile dont l'enveloppe йclata. C'йtait un
ammonite nodosus, rongй par les bouts mais pesant bien seize
livres, et Pйcuchet, dans l'enthousiasme, s'йcria: -- Nous ne
pouvons faire moins que de l'offrir а Dumouchel!
Puis ils rencontrиrent des йponges, des tйrйbratules, des orques,
et pas de crocodile! -- а son dйfaut, ils espйraient une vertиbre
d'hippopotame ou d'ichthyosaure, n'importe quel ossement
contemporain du Dйluge, quand ils distinguиrent а hauteur d'homme
contre la falaise, des contours qui figuraient le galbe d'un
poisson gigantesque.
Ils dйlibйrиrent sur les moyens de l'obtenir.
Bouvard le dйgagerait par le haut, tandis que Pйcuchet en dessous,
dйmolirait la roche pour le faire descendre, doucement, sans
l'abоmer.
Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tкte,
dans la campagne un douanier en manteau, qui gesticulait d'un air
de commandement.
-- Eh bien! quoi? fiche-nous la paix! et ils continuиrent leur
besogne, Bouvard sur la pointe des orteils, tapant avec sa pioche,
Pйcuchet les reins pliйs, creusant avec son pic.
Mais le douanier reparut, plus bas, dans un vallon, en multipliant
les signaux: ils s'en moquaient bien! Un corps ovale se bombait
sous la terre amincie, et penchait, allait glisser.
Un autre individu, avec un sabre, se montra tout а coup.
-- Vos passeports!
C'йtait le garde champкtre en tournйe; -- et au mкme moment
survint l'homme de la douane, accouru par une ravine.
-- Empoignez-les, pиre Morin! ou la falaise va s'йcrouler!
-- C'est dans un but scientifique rйpondit Pйcuchet.
Alors une masse tomba, en les frфlant de si prиs tous les quatre,
qu'un peu plus ils йtaient morts.
Quand la poussiиre fut dissipйe, ils reconnurent un mвt de navire
qui s'йmietta sous la botte du douanier.
Bouvard dit en soupirant: -- Nous ne faisions pas grand mal!
-- On ne doit rien faire dans les limites du Gйnie! reprit le
garde champкtre. D'abord qui кtes-vous? pour que je vous dresse
procиs!
Pйcuchet se rebiffa, criant а l'injustice.
-- Pas de raisons! suivez-moi!
Dиs qu'ils arrivиrent sur le port, une foule de gamins les
escorta. Bouvard rouge comme un coquelicot, affectait un air
digne. Pйcuchet, trиs pвle, lanзait des regards furieux; -- et ces
deux йtrangers, portant des cailloux dans leurs mouchoirs
n'avaient pas une bonne figure. Provisoirement, on les colloqua
dans l'auberge, dont le maоtre sur le seuil, barrait l'entrйe.
Puis le maзon rйclama ses outils; ils les payиrent; encore des
frais! -- et le garde champкtre ne revenait pas! pourquoi? Enfin
un monsieur qui avait la croix d'honneur, les dйlivra; et ils s'en
allиrent, ayant donnй leurs noms, prйnoms et domicile, avec
l'engagement d'кtre а l'avenir plus circonspects.
Outre un passeport, il leur manquait bien des choses! et avant
d'entreprendre des explorations nouvelles ils consultиrent le
_Guide du voyageur gйologue_ par Bonй.
Il faut avoir, premiиrement, un bon havresac de soldat, puis une
chaоne d'arpenteur, une lime, des pinces, une boussole, et trois
marteaux, passйs dans une ceinture qui se dissimule sous la
redingote, et vous prйserve ainsi de cette apparence originale,
que l'on doit йviter en voyage. Comme bвton, Pйcuchet adopta
franchement le bвton de touriste, haut de six pieds, а longue
pointe de fer. Bouvard prйfйrait une canne-parapluie, ou
parapluie-polybranches, dont le pommeau se retire, pour agrafer la
soie contenue, а part, dans un petit sac. Ils n'oubliиrent pas de
forts souliers, avec des guкtres, chacun deux paires de bretelles,
а cause de la transpiration et bien qu'on ne puisse se prйsenter
partout en casquette ils reculиrent devant la dйpense d'un de ces
chapeaux qui se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus,
leur inventeur. Le mкme ouvrage donne des prйceptes de conduite:
Savoir la langue du pays que l'on visite, ils la savaient. Garder
une tenue modeste, c'йtait leur usage. Ne pas avoir d'argent sur
soi, rien de plus simple. Enfin, pour s'йpargner toutes sortes
d'embarras, il est bon de prendre la qualitй d'ingйnieur!
-- Eh bien! nous la prendrons!
Ainsi prйparйs, ils commencиrent leurs courses, йtaient absents
quelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grand air.
Tantфt sur les bords de l'Orne, ils apercevaient dans une
dйchirure, des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre
des peupliers et des bruyиres; -- ou bien ils s'attristaient de ne
rencontrer le long du chemin que des couches d'argile. Devant un
paysage, ils n'admiraient ni la sйrie des plans, ni la profondeur
des lointains ni les ondulations de la verdure; mais ce qu'on ne
voyait pas, le dessous, la terre; -- et toutes les collines
йtaient pour eux encore une preuve du Dйluge.
А la manie du Dйluge, succйda celle des blocs erratiques. Les
grosses pierres seules dans les champs devaient provenir de
glaciers disparus; -- et ils cherchaient des moraines et des
faluns.
Plusieurs fois, on les prit pour des porte-balles, vu leur
accoutrement -- et quand ils avaient rйpondu qu'ils йtaient des
ingйnieurs une crainte leur venait; l'usurpation d'un titre pareil
pouvait leur attirer des dйsagrйments.
А la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurs
йchantillons, mais intrйpides les rapportaient chez eux. Il y en
avait le long des marches dans l'escalier, dans les chambres, dans
la salle, dans la cuisine; et Germaine se lamentait sur la
quantitй de poussiиre.
Ce n'йtait pas une mince besogne avant de coller les йtiquettes,
que de savoir les noms des roches; la variйtй des couleurs et du
grenu leur faisait confondre l'argile avec la marne, le granit et
le gneiss, le quartz et le calcaire.
Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dйvonien, cambrien,
jurassique, comme si les terres dйsignйes par ces mots n'йtaient
pas ailleurs qu'en Devonshire, prиs de Cambridge, et dans le Jura?
Impossible de s'y reconnaоtre! ce qui est systиme pour l'un est
pour l'autre un йtage, pour un troisiиme une simple assise. Les
feuillets des couches, s'entremкlent, s'embrouillent; mais Omalius
d'Halloy vous prйvient qu'il ne faut pas croire aux divisions
gйologiques.
Cette dйclaration les soulagea -- et quand ils eurent vu des
calcaires а polypiers dans la plaine de Caen, des phillades а
Balleroy, du kaolin а Saint-Blaise, de l'oolithe partout, et
cherchй de la houille а Cartigny, et du mercure а la Chapelle-en-
Juger prиs Saint-Lф, ils dйcidиrent une excursion plus lointaine,
un voyage au Havre pour йtudier le quartz pyromaque et l'argile de
Kimmeridge!
А peine descendus du paquebot, ils demandиrent le chemin qui
conduit sous les phares. Des йboulements l'obstruaient; -- il
йtait dangereux de s'y hasarder.
Un loueur de voitures les accosta, et leur offrit des promenades
aux environs, Ingouville, Octeville, Fйcamp, Lillebonne, Rome s'il
le fallait.
Ses prix йtaient dйraisonnables; mais le nom de Fйcamp les avait
frappйs: en se dйtournant un peu sur la route, on pouvait voir
Йtretat -- et ils prirent la gondole de Fйcamp, pour se rendre au
plus loin, d'abord.
Dans la gondole Bouvard et Pйcuchet firent la conversation avec
trois paysans, deux bonnes femmes, un sйminariste, et n'hйsitиrent
pas а se qualifier d'ingйnieurs.
On s'arrкta devant le bassin. Ils gagnиrent la falaise, et cinq
minutes aprиs, la frфlиrent, pour йviter une grande flaque d'eau
avanзant comme un golfe au milieu du rivage. Ensuite, ils virent
une arcade qui s'ouvrait sur une grotte profonde. Elle йtait
sonore, trиs claire, pareille а une йglise, avec des colonnes de
haut en bas, et un tapis de varech tout le long de ses dalles.
Cet ouvrage de la nature les йtonna; et ils s'йlevиrent а des
considйrations sur l'origine du monde.
Bouvard penchait vers le neptunisme. Pйcuchet au contraire йtait
plutonien. Le feu central avait brisй la croыte du globe, soulevй
les terrains, fait des crevasses. C'est comme une mer intйrieure
ayant son flux et reflux, ses tempкtes. Une mince pellicule nous
en sйpare. On ne dormirait pas si l'on songeait а tout ce qu'il y
a sous nos talons. -- Cependant le feu central diminue, et le
soleil s'affaiblit, si bien que la Terre un jour pйrira de
refroidissement. Elle deviendra stйrile; tout le bois et toute la
houille se seront convertis en acide carbonique -- et aucun кtre
ne pourra subsister.
-- Nous n'y sommes pas encore dit Bouvard.
-- Espйrons-le! reprit Pйcuchet.
N'importe! cette fin du monde, si lointaine qu'elle fыt, les
assombrit -- et cфte а cфte, ils marchaient silencieusement sur
les galets.
La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayйe en noir, за et
lа, par des lignes de silex, s'en allait vers l'horizon tel que la
courbe d'un rempart ayant cinq lieues d'йtendue. Un vent d'est,
вpre et froid soufflait. Le ciel йtait gris, la mer verdвtre et
comme enflйe. Du sommet des roches, des oiseaux s'envolaient,
tournoyaient, rentraient vite dans leurs trous. Quelquefois, une
pierre se dйtachant, rebondissait de place en place, avant de
descendre jusqu'а eux.
Pйcuchet poursuivait а haute voix ses pensйes: -- А moins que la
terre ne soit anйantie par un cataclysme? On ignore la longueur de
notre pйriode. Le feu central n'a qu'а dйborder.
-- Pourtant, il diminue?
-- Cela n'empкche pas ses explosions d'avoir produit l'оle Julia,
le Monte-Nuovo, bien d'autres encore.
Bouvard se rappelait avoir lu ces dйtails dans Bertrand -- Mais de
pareils faits n'arrivent pas en Europe?
-- Mille excuses! tйmoin celui de Lisbonne! Quant а nos pays, les
mines de houille et de pyrite martiale y sont nombreuses et
peuvent trиs bien en se dйcomposant, former les bouches
volcaniques. Les volcans, d'ailleurs, йclatent toujours prиs de la
mer.
Bouvard promena sa vue sur les flots, et crut distinguer au loin,
une fumйe qui montait vers le ciel.
-- Puisque l'оle Julia reprit Pйcuchet, a disparu, des terrains
produits par la mкme cause, auront peut-кtre, le mкme sort? Un
оlot de l'Archipel est aussi important que la Normandie, et mкme
que l'Europe.
Bouvard se figura l'Europe engloutie dans un abоme.
-- Admets dit Pйcuchet qu'un tremblement de terre ait lieu sous la
Manche. Les eaux se ruent dans l'Atlantique. Les cфtes de la
France et de l'Angleterre en chancelant sur leur base,
s'inclinent, se rejoignent, et v'lan! tout l'entre-deux est
йcrasй.
Au lieu de rйpondre, Bouvard se mit а marcher tellement vite qu'il
fut bientфt а cent pas de Pйcuchet. Йtant seul, l'idйe d'un
cataclysme le troubla. Il n'avait pas mangй depuis le matin. Ses
tempes bourdonnaient. Tout а coup le sol, lui parut tressaillir, -
- et la falaise au-dessus de sa tкte pencher par le sommet. А ce
moment, une pluie de graviers, dйroula d'en haut.
Pйcuchet l'aperзut qui dйtalait avec violence, comprit sa terreur,
cria, de loin: -- Arrкte! arrкte! la pйriode n'est pas accomplie.
Et pour le rattraper, il faisait des sauts йnormes avec son bвton
de touriste, tout en vocifйrant: La pйriode n'est pas accomplie!
la pйriode n'est pas accomplie!
Bouvard en dйmence, courait toujours. Le parapluie polybranches
tomba, les pans de sa redingote s'envolaient, le havresac
ballottait а son dos. C'йtait comme une tortue avec des ailes, qui
aurait galopй parmi les roches; une plus grosse le cacha.
Pйcuchet y parvint hors d'haleine, ne vit personne; puis retourna
en arriиre pour gagner les champs par une valleuse que Bouvard
avait prise, sans doute.
Ce raidillon йtroit йtait taillй а grandes marches dans la
falaise, de la largeur de deux hommes, et luisant comme de
l'albвtre poli. А cinquante pieds d'йlйvation, Pйcuchet voulut
descendre. La mer battait son plein. Il se remit а grimper.
Au second tournant, quand il aperзut le vide, la peur le glaзa. А
mesure qu'il approchait du troisiиme, ses jambes devenaient
molles. Les couches de l'air vibraient autour de lui, une crampe
le pinзait а l'йpigastre; il s'assit par terre les yeux fermйs,
n'ayant plus conscience que des battements de son coeur qui
l'йtouffaient. Puis, il jeta son bвton de touriste, et avec les
genoux et les mains reprit son ascension. Mais les trois marteaux
tenus а la ceinture lui entraient dans le ventre, les cailloux
dont ses poches йtaient bourrйes tapaient ses flancs; la visiиre
de sa casquette l'aveuglait, le vent redoublait de force; enfin il
atteignit le plateau et y trouva Bouvard qui йtait montй plus
loin, par une valleuse moins difficile.
Une charrette les recueillit. Ils oubliиrent Йtretat.
Le lendemain soir au Havre, en attendant le paquebot, ils virent
au bas d'un journal, un feuilleton intitulй De l'enseignement de
la gйologie.
Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle йtait
comprise а l'йpoque.
Jamais il n'y eut un cataclysme complet du globe; mais la mкme
espиce n'a pas toujours la mкme durйe, et s'йteint plus vite dans
tel endroit que dans tel autre. Des terrains de mкme вge
contiennent des fossiles diffйrents comme des dйpфts trиs йloignйs
en renferment de pareils. Les fougиres d'autrefois sont identiques
aux fougиres d'а prйsent. Beaucoup de zoophytes contemporains se
retrouvent dans les couches les plus anciennes. En rйsumй, les
modifications actuelles expliquent les bouleversements antйrieurs.
Les mкmes causes agissent toujours, la Nature ne fait pas de
sauts, et les pйriodes, affirme Brongniart, ne sont aprиs tout que
des abstractions.
Cuvier jusqu'а prйsent leur avait apparu dans l'йclat d'une
aurйole, au sommet d'une science indiscutable. Elle йtait sapйe.
La Crйation n'avait plus la mкme discipline; et leur respect pour
ce grand homme diminua.
Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chose
des doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire.
Tout cela contrariait les idйes reзues, l'autoritй de l'Йglise.
Bouvard en йprouva comme l'allйgement d'un joug brisй.
-- Je voudrais voir, maintenant, ce que le citoyen Jeufroy me
rйpondrait sur le Dйluge!
Ils le trouvиrent dans son petit jardin oщ il attendait les
membres du Conseil de fabrique, qui devaient se rйunir tout а
l'heure, pour l'acquisition d'une chasuble.
-- Ces messieurs souhaitent...?
-- Un йclaircissement, s'il vous plaоt, et Bouvard commenзa.
Que signifiaient dans la Genиse, l'abоme qui se rompit et les
cataractes du ciel? Car un abоme ne se rompt pas, et le ciel n'a
point de cataractes!
L'abbй ferma les paupiиres, puis rйpondit qu'il fallait distinguer
toujours entre le sens et la lettre. Des choses qui d'abord nous
choquent deviennent lйgitimes en les approfondissant.
-- Trиs bien! mais comment expliquer la pluie qui dйpassait les
plus hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues! y pensez-
vous, deux lieues! une йpaisseur d'eau ayant deux lieues!
Et le maire, survenant, ajouta: -- Saprelotte, quel bain!
-- Convenez dit Bouvard que Moпse exagиre diablement.
Le curй avait lu Bonald, et rйpliqua: -- J'ignore ses motifs;
c'йtait, sans doute, pour imprimer un effroi salutaire aux peuples
qu'il dirigeait!
-- Enfin, cette masse d'eau, d'oщ venait-elle?
-- Que sais-je? L'air s'йtait changй en pluie, comme il arrive
tous les jours.
Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur des
Contributions, avec le capitaine Heurtaux, propriйtaire; et
Beljambe l'aubergiste donnait le bras а Langlois l'йpicier, qui
marchait pйniblement а cause de son catarrhe.
Pйcuchet, sans souci d'eux, prit la parole.
-- Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de l'atmosphиre (la science
nous le dйmontre) est йgal а celui d'une masse d'eau qui ferait
autour du globe une enveloppe de dix mиtres. Par consйquent, si
tout l'air condensй tombait dessus а l'йtat liquide, il
augmenterait bien peu la masse des eaux existantes.
Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, йcoutaient.
Le curй s'impatienta.
-- Nierez-vous qu'on ait trouvй des coquilles sur les montagnes?
qui les y a mises, sinon le Dйluge? Elles n'ont pas coutume, je
crois, de pousser toutes seules dans la terre comme des carottes!
Et ce mot ayant fait rire l'assemblйe, il ajouta en pinзant les
lиvres: А moins que ce ne soit encore une des dйcouvertes de la
science?
Bouvard voulut rйpondre par le soulиvement des montagnes, la
thйorie d'Йlie de Beaumont.
-- Connais pas! rйpondit l'Abbй.
Foureau s'empressa de dire: -- Il est de Caen! Je l'ai vu une fois
а la Prйfecture!
-- Mais si votre Dйluge repartit Bouvard avait charriй des
coquilles, on les trouverait brisйes а la surface, et non а des
profondeurs de trois cents mиtres quelquefois.
Le prкtre se rejeta sur la vйracitй des Йcritures, la tradition du
genre humain et les animaux dйcouverts dans de la glace, en
Sibйrie.
Cela ne prouve pas que l'Homme ait vйcu en mкme temps qu'eux! La
Terre, selon Pйcuchet, йtait considйrablement plus vieille. -- Le
Delta du Mississippi remonte а des dizaines de milliers d'annйes.
L'йpoque actuelle en a cent mille, pour le moins. Les listes de
Manйthon...
Le comte de Faverges s'avanзa.
Tous firent silence а son approche.
-- Continuez, je vous prie! Que disiez-vous?
-- Ces messieurs me querellaient rйpondit l'abbй.
-- А propos de quoi?
-- Sur la sainte Йcriture, monsieur le Comte!
Bouvard, de suite, allйgua qu'ils avaient droit, comme gйologues,
а discuter religion.
-- Prenez garde dit le comte. Vous savez le mot, cher monsieur, un
peu de science en йloigne, beaucoup y ramиne. Et d'un ton а la
fois hautain et paternel: Croyez-moi! vous y reviendrez! vous y
reviendrez!
Peut-кtre! -- mais que penser d'un livre, oщ l'on prйtend que la
lumiиre a йtй crййe avant le soleil, comme si le soleil n'йtait
pas la seule cause de la lumiиre!
-- Vous oubliez celle qu'on appelle borйale dit l'ecclйsiastique.
Bouvard, sans rйpondre а l'objection, nia fortement qu'elle ait pu
кtre d'un cфtй et les tйnиbres de l'autre, qu'il y ait eu un soir
et un matin quand les astres n'existaient pas, et que les animaux
aient apparu tout а coup, au lieu de se former par
cristallisation.
Comme les allйes йtaient trop petites, en gesticulant, on marchait
dans les plates-bandes. Langlois fut pris d'une quinte de toux. Le
capitaine criait: Vous кtes des rйvolutionnaires! Girbal: La paix!
la paix! Le prкtre: Quel matйrialisme! Foureau: Occupons-nous
plutфt de notre chasuble!
-- Hou! Laissez-moi parler! Et Bouvard s'йchauffant, alla jusqu'а
dire que l'Homme descendait du Singe!
Tous les fabriciens se regardиrent, fort йbahis, et comme pour
s'assurer qu'ils n'йtaient pas des singes.
Bouvard reprit: -- En comparant le foetus d'une femme, d'une
chienne, d'un oiseau...
-- Assez!
-- Moi, je vais plus loin! s'йcria Pйcuchet. L'homme descend des
poissons! Des rires йclatиrent. Mais sans se troubler: le
Telliamed! un livre arabe! ...
-- Allons, messieurs, en sйance!
Et on entra dans la sacristie.
Les deux compagnons n'avaient pas roulй l'abbй Jeufroy, comme ils
l'auraient cru -- aussi Pйcuchet lui trouva-t-il le cachet du
jйsuitisme.
Sa lumiиre borйale les inquiйtait cependant; ils la cherchиrent
dans le manuel de d'Orbigny.
C'est une hypothиse, pour expliquer comment les vйgйtaux fossiles
de la baie de Baffin ressemblent aux plantes йquatoriales. On
suppose, а la place du soleil, un grand foyer lumineux, maintenant
disparu, et dont les aurores borйales ne sont peut-кtre que les
vestiges.
Puis un doute leur vint sur la provenance de l'Homme; -- et
embarrassйs, ils songиrent а Vaucorbeil.
Ses menaces n'avaient pas eu de suites. Comme autrefois, il
passait le matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tous
les barreaux l'un aprиs l'autre.
Bouvard l'йpia -- et l'ayant arrкtй, dit qu'il voulait lui
soumettre un point curieux d'anthropologie.
-- Croyez-vous que le genre humain descende des poissons?
-- Quelle bкtise!
-- Plutфt des singes, n'est-ce pas?
-- Directement, c'est impossible!
А qui se fier? Car enfin le Docteur n'йtait pas un catholique!
Ils continuиrent leurs йtudes, mais sans passion, йtant las de
l'йocиne et du miocиne, du Mont-Jorullo, de l'оle Julia, des
mammouths de Sibйrie et des fossiles invariablement comparйs dans
tous les auteurs а des mйdailles qui sont des tйmoignages
authentiques, si bien qu'un jour, Bouvard jeta son havresac par
terre, en dйclarant qu'il n'irait pas plus loin.
La gйologie est trop dйfectueuse! А peine connaissons-nous
quelques endroits de l'Europe. Quant au reste, avec le fond des
Ocйans, on l'ignorera toujours.
Enfin, Pйcuchet ayant prononcй le mot de rиgne minйral:
-- Je n'y crois pas, au rиgne minйral! puisque des matiиres
organiques ont pris part а la formation du silex, de la craie, de
l'or peut-кtre! Le diamant n'a-t-il pas йtй du charbon: la houille
un assemblage de vйgйtaux: -- en la chauffant а je ne sais plus
combien de degrйs, on obtient de la sciure de bois, tellement que
tout passe, tout coule. La crйation est faite d'une matiиre
ondoyante et fugace. Mieux vaudrait nous occuper d'autre chose!
Il se coucha sur le dos, et se mit а sommeiller, pendant que
Pйcuchet la tкte basse et un genou dans les mains, se livrait а
ses rйflexions.
Une lisiиre de mousse bordait un chemin creux, ombragй par des
frкnes dont les cimes lйgиres tremblaient. Des angйliques, des
menthes, des lavandes exhalaient des senteurs chaudes, йpicйes;
l'atmosphиre йtait lourde; et Pйcuchet, dans une sorte
d'abrutissement, rкvait aux existences innombrables йparses autour
de lui, aux insectes qui bourdonnaient, aux sources cachйes sous
le gazon, а la sиve des plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au
vent, aux nuages, а toute la Nature, sans chercher а dйcouvrir ses
mystиres, sйduit par sa force, perdu dans sa grandeur.
-- J'ai soif! dit Bouvard, en se rйveillant.
-- Moi de mкme! Je boirais volontiers quelque chose!
-- C'est facile reprit un homme qui passait, en manches de
chemise, avec une planche sur l'йpaule.
Et ils reconnurent ce vagabond, а qui Bouvard autrefois avait
donnй un verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portait
les cheveux en accroche-coeur, la moustache bien cirйe, et
dandinait sa taille d'une faзon parisienne.
Aprиs cent pas environ, il ouvrit la barriиre d'une cour, jeta sa
planche contre un mur, et les fit entrer dans une haute cuisine.
-- Mйlie! es-tu lа, Mйlie?
Une jeune fille parut; sur son commandement, alla tirer de la
boisson et revint prиs de la table, servir ces messieurs.
Ses bandeaux, de la couleur des blйs, dйpassaient un bйguin de
toile grise. Tous ses pauvres vкtements descendaient le long de
son corps sans un pli; -- et le nez droit, les yeux bleus, elle
avait quelque chose de dйlicat, de champкtre et d'ingйnu.
-- Elle est gentille, hein? dit le menuisier, pendant qu'elle
apportait des verres. Si on ne jurerait pas une demoiselle,
costumйe en paysanne! et rude а l'ouvrage, pourtant! -- Pauvre
petit coeur, va! quand je serai riche, je t'йpouserai!
-- Vous dites toujours des bкtises, monsieur Gorju rйpondit-elle
d'une voix douce, sur un accent traоnard.
Un valet d'йcurie vint prendre de l'avoine dans un vieux coffre,
et laissa retomber le couvercle si brutalement qu'un йclat de bois
en jaillit.
Gorju s'emporta contre la lourdeur de tous ces gars de la campagne
puis, а genoux devant le meuble, il cherchait la place du morceau.
Pйcuchet en voulant l'aider, distingua sous la poussiиre, des
figures de personnages.
C'йtait un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, des
pampres dans les coins, et les colonnettes divisaient sa devanture
en cinq compartiments. On voyait au milieu, Vйnus-Anadyomиne
debout sur une coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et
Dalila, Circй et ses pourceaux, les filles de Loth enivrant leur
pиre; tout cela dйlabrй, rongй de mites, et mкme le panneau de
droite manquait. Gorju prit une chandelle pour mieux faire voir а
Pйcuchet celui de gauche, qui prйsentait sous l'arbre du Paradis,
Adam et Иve dans une posture fort indйcente.
Bouvard йgalement admira le bahut.
-- Si vous y tenez, on vous le cйderait а bon compte.
Ils hйsitaient, vu les rйparations.
Gorju pouvait les faire, йtant de son mйtier йbйniste. -- Allons!
Venez! et il entraоna Pйcuchet vers la masure, oщ Mme Castillon,
la maоtresse, йtendait du linge.
Mйlie quand elle eut lavй ses mains, prit sur le bord de la
fenкtre, son mйtier а dentelles, s'assit en pleine lumiиre, et
travailla.
Le linteau de la porte l'encadrait. Les fuseaux se dйbrouillaient
sous ses doigts avec un claquement de castagnettes. Son profil
restait penchй.
Bouvard la questionna sur ses parents, son pays, les gages qu'on
lui donnait.
Elle йtait de Ouistreham, n'avait plus de famille, gagnait une
pistole par mois -- enfin, elle lui plut tellement qu'il dйsira la
prendre а son service pour aider la vieille Germaine.
Pйcuchet reparut avec la fermiиre, et pendant qu'ils continuaient
leur marchandage, Bouvard demanda tout bas а Gorju, si la petite
bonne consentirait а devenir sa servante.
-- Parbleu!
-- Toutefois dit Bouvard, il faut que je consulte mon ami.
-- Eh bien! je ferai en sorte. Mais n'en parlez pas! а cause de la
bourgeoise.
Le marchй venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs.
Pour le raccommodage on s'entendrait.
А peine dans la cour Bouvard dit son intention relativement а
Mйlie.
Pйcuchet s'arrкta, afin de mieux rйflйchir, ouvrit sa tabatiиre,
huma une prise, et s'йtant mouchй:
-- Au fait, c'est une idйe! mon Dieu, oui! pourquoi pas?
D'ailleurs, tu es le maоtre!
Dix minutes aprиs, Gorju se montra sur le haut-bord d'un fossй --
et les interpellant:
-- Quand faut-il que je vous apporte le meuble?
-- Demain!
-- Et pour l'autre question, кtes-vous dйcidйs?
-- Convenu! rйpondit Pйcuchet.
CHAPITRE IV
Six mois plus tard, ils йtaient devenus des archйologues; -- et
leur maison ressemblait а un musйe.
Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les
spйcimens de gйologie encombraient l'escalier; -- et une chaоne
йnorme s'йtendait par terre tout le long du corridor.
Ils avaient dйcrochй la porte entre les deux chambres oщ ils ne
couchaient pas et condamnй l'entrйe extйrieure de la seconde, pour
ne faire de ces deux piиces qu'un mкme appartement.
Quand on avait franchi le seuil on se heurtait а une auge de
pierre (un sarcophage gallo-romain) puis, les yeux йtaient frappйs
par de la quincaillerie.
Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une
plaque de foyer, qui reprйsentait un moine caressant une bergиre.
Sur des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des
serrures, des boulons, des йcrous. Le sol disparaissait sous des
tessons de tuiles rouges. Une table au milieu exhibait les
curiositйs les plus rares: la carcasse d'un bonnet de Cauchoise,
deux urnes d'argile, des mйdailles, une fiole de verre opalin. Un
fauteuil en tapisserie avait sur son dossier un triangle de
guipure. Un morceau de cotte de mailles ornait la cloison а
droite; et en dessous, des pointes maintenaient horizontalement
une hallebarde, piиce unique.
La seconde chambre, oщ l'on descendait par deux marches,
renfermait les anciens livres apportйs de Paris, et ceux qu'en
arrivant ils avaient dйcouverts dans une armoire. Les vantaux en
йtaient retirйs. Ils l'appelaient la bibliothиque.
L'arbre gйnйalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le
revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel
d'une dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du pиre
Bouvard. Le chambranle de la glace avait pour dйcoration un
sombrero de feutre noir, et une monstrueuse galoche, pleine de
feuilles, les restes d'un nid.
Deux noix de coco (appartenant а Pйcuchet depuis sa jeunesse)
flanquaient sur la cheminйe un tonneau de faпence, que chevauchait
un paysan. Auprиs, dans une corbeille de paille, il y avait un
dйcime, rendu par un canard.
Devant la bibliothиque, se carrait une commode en coquillages,
avec des ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat
tenant une souris dans sa gueule, -- pйtrification de Saint-
Allyre, -- une boоte а ouvrage en coquilles mкmement; et sur cette
boоte, une carafe d'eau-de-vie contenait une poire de bon-
chrйtien.
Mais le plus beau, c'йtait dans l'embrasure de la fenкtre, une
statue de saint Pierre! Sa main droite couverte d'un gant serrait
la clef du Paradis, de couleur vert pomme; sa chasuble que des
fleurs de lis agrйmentaient йtait bleu ciel, et sa tiare trиs
jaune pointue comme une pagode. Il avait les joues fardйes, de
gros yeux ronds, la bouche bйante, le nez de travers et en
trompette. Au-dessus pendait un baldaquin fait d'un vieux tapis oщ
l'on distinguait deux amours dans un cercle de roses -- et а ses
pieds comme une colonne se levait un pot а beurre, portant ces
mots en lettres blanches sur fond chocolat: Exйcutй devant S.A.R.
Monseigneur le duc d'Angoulкme, а Noron, le 3 d'octobre 1817.
Pйcuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade -- et
parfois mкme il allait jusque dans la chambre de Bouvard, pour
allonger la perspective.
Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du
bahut renaissance.
Il n'йtait pas achevй. Gorju y travaillait encore; varlopant les
panneaux dans le fournil, et les ajustant, les dйmontant.
А onze heures, il dйjeunait; causait ensuite avec Mйlie, et
souvent ne reparaissait plus de toute la journйe.
Pour avoir des morceaux dans le genre du meuble Bouvard et
Pйcuchet s'йtaient mis en campagne. Ce qu'ils rapportaient ne
convenait pas. Mais ils avaient rencontrй une foule de choses
curieuses. Le goыt des bibelots leur йtait venu, puis l'amour du
moyen вge.
D'abord, ils visitиrent les cathйdrales; -- et les hautes nefs se
mirant dans l'eau des bйnitiers, les verreries йblouissantes comme
des tentures de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le
jour incertain des cryptes, tout, jusqu'а la fraоcheur des
murailles leur causa un frйmissement de plaisir, une йmotion
religieuse.
Bientфt, ils furent capables de distinguer les йpoques -- et
dйdaigneux des sacristains, ils disaient: -- Ah! une abside
romane! Cela est du XIIe siиcle! voilа que nous retombons dans le
flamboyant!
Ils tвchaient de comprendre les symboles sculptйs sur les
chapiteaux, comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre
en fleurs. Pйcuchet vit une satire dans les chantres а mвchoire
grotesque qui terminent les cintres de Feuguerolles; -- et pour
l'exubйrance de l'homme obscиne couvrant un des meneaux
d'Hйrouville, cela prouvait, suivant Bouvard, que nos aпeux
avaient chйri la gaudriole.
Ils arrivиrent а ne plus tolйrer la moindre marque de dйcadence.
Tout йtait de la dйcadence -- et ils dйploraient le vandalisme,
tonnaient contre le badigeon.
Mais le style d'un monument ne s'accorde pas toujours avec la date
qu'on lui suppose. Le plein cintre, au XIIIe siиcle domine encore
dans la Provence. L'ogive est peut-кtre fort ancienne! et des
auteurs contestent l'antйrioritй du roman sur le gothique -- Ce
dйfaut de certitude les contrariait.
Aprиs les йglises ils йtudiиrent les chвteaux forts, ceux de
Domfront et de Falaise. Ils admiraient sous la porte les rainures
de la herse, et parvenus au sommet, ils voyaient d'abord toute la
campagne, puis les toits de la ville, les rues s'entrecroisant,
des charrettes sur la place, des femmes au lavoir. Le mur dйvalait
а pic jusqu'aux broussailles des douves -- et ils pвlissaient en
songeant que des hommes avaient montй lа, suspendus а des
йchelles. Ils se seraient risquйs dans les souterrains, mais
Bouvard avait pour obstacle son ventre, et Pйcuchet la crainte des
vipиres.
Ils voulurent connaоtre les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay-
le-Marmion, Argouges. Parfois, а l'angle des bвtiments, derriиre
le fumier se dresse une tour carlovingienne. La cuisine garnie de
bancs en pierre fait songer а des ripailles fйodales. D'autres ont
un aspect exclusivement farouche, avec leurs trois enceintes
encore visibles, des meurtriиres sous l'escalier, de longues
tourelles а pans aigus. Puis, on arrive dans un appartement, oщ
une fenкtre du temps des Valois ciselйe comme un ivoire laisse
entrer le soleil qui chauffe sur le parquet des grains de colza,
rйpandus. Des abbayes servent de grange. Les inscriptions des
pierres tombales sont effacйes. Au milieu des champs, un pignon
reste debout -- et du haut en bas est revкtu d'un lierre que le
vent fait trembler.
Quantitй de choses excitaient leurs convoitises, un pot d'йtain,
une boucle de strass, des indiennes а grands ramages. Le manque
d'argent les retenait.
Par un hasard providentiel, ils dйterrиrent а Balleroy, chez un
йtameur, un vitrail gothique, -- qui fut assez grand pour couvrir
prиs du fauteuil la partie droite de la croisйe jusqu'au deuxiиme
carreau. Le clocher de Chavignolles se montrait dans le lointain,
produisant un effet splendide.
Avec un bas d'armoire, Gorju fabriqua un prie-Dieu pour mettre
sous le vitrail, car il flattait leur manie. Elle йtait si forte
qu'ils regrettaient les monuments sur lesquels on ne sait rien du
tout, -- comme la maison de plaisance des йvкques de Sйez.
-- Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un thйвtre. Ils en
cherchиrent la place inutilement.
Le village de Montrecy contient un prй cйlиbre, par des mйdailles
d'empereurs qu'on y a dйcouvertes autrefois. Ils comptaient y
faire une belle rйcolte. Le gardien leur en refusa l'entrйe.
Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait
entre une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards
qu'on y avait introduits reparurent а Vaucelles, en grognant: --
Can can can d'oщ est venu le nom de la ville.
Aucune dйmarche ne leur coыtait, aucun sacrifice.
А l'auberge de Mesnil-Villement, en 1816, M. Galeron eut un
dйjeuner pour la somme de quatre sols. -- Ils y firent le mкme
repas, et constatиrent avec surprise que les choses ne se
passaient plus comme зa!
Quel est le fondateur de l'abbaye de Sainte-Anne? Existe-t-il une
parentй entre Marin-Onfroy, qui importa au XIIe siиcle une
nouvelle espиce de pommes, et Onfroy gouverneur d'Hastings, а
l'йpoque de la conquкte? Comment se procurer L'Astucieuse
Pythonisse, comйdie en vers d'un certain Dutrйsor, faite а Bayeux,
et actuellement des plus rares? Sous Louis XVI, Hйrambert Dupaty,
ou Dupastis Hйrambert, composa un ouvrage, qui n'a jamais paru,
plein d'anecdotes sur Argentan. -- l s'agirait de retrouver ces
anecdotes. Que sont devenus les mйmoires autographes de Mme Dubois
de la Pierre, consultйs pour l'histoire inйdite de Laigle, par
Louis Dasprиs, desservant de Saint-Martin? -- Autant de problиmes,
de points curieux а йclaircir.
Mais souvent un faible indice met sur la voie d'une dйcouverte
inapprйciable.
Donc, ils revкtirent leurs blouses, afin de ne pas donner l'йveil;
-- et sous l'apparence de colporteurs, ils se prйsentaient dans
les maisons, demandant а acheter de vieux papiers. On leur en
vendit des tas. C'йtaient des cahiers d'йcole, des factures,
d'anciens journaux, rien d'utile.
Enfin, Bouvard et Pйcuchet s'adressиrent а Larsonneur.
Il йtait perdu dans le celticisme, et rйpondant sommairement а
leurs questions en fit d'autres.
Avaient-ils observй autour d'eux des traces de la religion du
chien comme on en voit а Montargis; et des dйtails spйciaux, sur
les feux de la Saint-Jean, les mariages, les dictons populaires,
etc.? Il les priait mкme de recueillir pour lui, quelques-unes de
ces haches en silex, appelйes alors des celtoe, et que les druides
employaient dans leurs criminels holocaustes.
Par Gorju, ils s'en procurиrent une douzaine, lui expйdiиrent la
moins grande -- les autres enrichirent le musйum.
Ils s'y promenaient avec amour, le balayaient eux-mкmes, en
avaient parlй а toutes leurs connaissances.
Un aprиs-midi, Mme Bordin, et M. Marescot se prйsentиrent pour le
voir.
Bouvard les reзut, et commenзa la dйmonstration par le vestibule.
La poutre n'йtait rien moins que l'ancien gibet de Falaise,
d'aprиs le menuisier qui l'avait vendue -- lequel tenait ce
renseignement de son grand-pиre.
La grosse chaоne dans le corridor provenait des oubliettes du
donjon de Torteval. Elle ressemblait suivant le notaire, aux
chaоnes des bornes devant les cours d'honneur. Bouvard йtait
convaincu qu'elle servait autrefois а lier les captifs. Et il
ouvrit la porte de la premiиre chambre.
-- Pourquoi toutes ces tuiles? s'йcria Mme Bordin.
-- Pour chauffer les йtuves! mais un peu d'ordre, s'il vous plaоt!
Ceci est un tombeau dйcouvert dans une auberge oщ on l'employait
comme abreuvoir.
Ensuite, Bouvard prit les deux urnes pleines d'une terre, qui
йtait de la cendre humaine, et il approcha de ses yeux la fiole,
afin de montrer par quelle mйthode les Romains y versaient des
pleurs.
-- Mais on ne voit chez vous que des choses lugubres!
Effectivement, c'йtait un peu sйrieux pour une dame, et alors il
tira d'un carton plusieurs monnaies de cuivre, avec un denier
d'argent.
Mme Bordin demanda au notaire, quelle somme aujourd'hui cela
pourrait valoir.
La cotte de mailles qu'il examinait, lui йchappa des doigts; des
anneaux se rompirent. Bouvard dissimula son mйcontentement.
Il eut mкme l'obligeance de dйcrocher la hallebarde -- et se
courbant, levant les bras, battant du talon, il faisait mine de
faucher les jarrets d'un cheval, de pointer comme а la baпonnette,
d'assommer un ennemi. La veuve, intйrieurement, le trouva un rude
gaillard.
Elle fut enthousiasmйe par la commode en coquillages. Le chat de
Saint-Allyre l'йtonna beaucoup, la poire dans la carafe un peu
moins. Puis arrivant а la cheminйe:
-- Ah! voilа un chapeau qui aurait besoin de raccommodage.
Trois trous, des marques de balles, en perзaient les bords.
C'йtait celui d'un chef de voleurs sous le Directoire, David de La
Bazoque, pris en trahison, et tuй immйdiatement.
-- Tant mieux, on a bien fait! dit Mme Bordin.
Marescot souriait devant les objets d'une faзon dйdaigneuse. Il ne
comprenait pas cette galoche qui avait йtй l'enseigne d'un
marchand de chaussures, ni pourquoi le tonneau de faпence, un
vulgaire pichet de cidre; -- et le saint Pierre, franchement,
йtait lamentable avec sa physionomie d'ivrogne.
Mme Bordin fit cette remarque: -- Il a dы vous coыter bon, tout de
mкme?
-- Oh pas trop! pas trop!
Un couvreur d'ardoises l'avait donnй pour quinze francs.
Ensuite, elle blвma, vu l'inconvenance, le dйcolletage de la dame
en perruque poudrйe.
-- Oщ est le mal? reprit Bouvard, quand on possиde quelque chose
de beau? et il ajouta plus bas: Comme vous, je suis sыr?
Le notaire leur tournait le dos, йtudiant les branches de la
famille Croixmare. Elle ne rйpondit rien, mais se mit а jouer avec
sa longue chaоne de montre. Ses seins bombaient le taffetas noir
de son corsage; et les cils un peu rapprochйs, elle baissait le
menton, comme une tourterelle qui se rengorge. Puis d'un air
ingйnu:
-- Comment s'appelait cette dame?
-- On l'ignore! c'est une maоtresse du Rйgent, -- vous savez --
celui qui a fait tant de farces!
-- Je crois bien! les mйmoires du temps! ... et le notaire, sans
finir sa phrase dйplora cet exemple d'un prince, entraоnй par ses
passions.
-- Mais vous кtes tous comme зa!
Les deux hommes se rйcriиrent; et un dialogue s'en suivit sur les
femmes, sur l'amour. Marescot affirma qu'il existe beaucoup
d'unions heureuses. -- Parfois mкme, sans qu'on s'en doute, on a
prиs de soi, ce qu'il faudrait pour son bonheur. L'allusion йtait
directe. Les joues de la veuve s'empourprиrent; mais se remettant
presque aussitфt:
-- Nous n'avons plus l'вge des folies! n'est-ce pas monsieur
Bouvard?
-- Eh! eh! moi, je ne dis pas зa! et il offrit son bras pour
revenir dans l'autre chambre. Faites attention aux marches. Trиs
bien! Maintenant, observez le vitrail.
On y distinguait un manteau d'йcarlate et les deux ailes d'un ange
-- tout le reste se perdant sous les plombs qui tenaient en
йquilibre les nombreuses cassures du verre. Le jour diminuait; des
ombres s'allongeaient; Mme Bordin йtait devenue sйrieuse.
Bouvard s'йloigna, et reparut, affublй d'une couverture de laine,
puis s'agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la
face dans les mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie; -
- et il avait conscience de cet effet, car il dit: -- Est-ce que
je n'ai pas l'air d'un moine du moyen вge? Ensuite, il leva le
front obliquement, les yeux noyйs, faisant prendre а sa figure une
expression mystique.
On entendit dans le corridor la voix grave de Pйcuchet:
-- N'aie pas peur! c'est moi!
Et il entra, la tкte complиtement recouverte d'un casque -- un pot
de fer а oreillons pointus.
Bouvard ne quitta pas le prie-Dieu. Les deux autres restaient
debout. Une minute se passa dans l'йbahissement.
Mme Bordin parut un peu froide а Pйcuchet. Cependant, il voulut
savoir si on lui avait tout montrй.
-- Il me semble? et dйsignant la muraille: Ah! pardon! nous aurons
ici un objet que l'on restaure en ce moment.
La veuve et Marescot se retirиrent.
Les deux amis avaient imaginй de feindre une concurrence. Ils
allaient en courses l'un sans l'autre, le second faisant des
offres supйrieures а celles du premier. Pйcuchet ainsi venait
d'obtenir le casque.
Bouvard l'en fйlicita et reзut des йloges а propos de la
couverture.
Mйlie avec des cordons, l'arrangea en maniиre de froc. Ils la
mettaient а tour de rфle, pour recevoir les visites.
Ils eurent celles de Girbal, de Foureau, du capitaine Heurtaux,
puis de personnes infйrieures, Langlois, Beljambe, leurs fermiers,
jusqu'aux servantes des voisins; -- et chaque fois, ils
recommenзaient leurs explications, montraient la place oщ serait
le bahut, affectaient de la modestie, rйclamaient de l'indulgence
pour l'encombrement.
Pйcuchet, ces jours-lа, portait le bonnet de zouave qu'il avait
autrefois а Paris, l'estimant plus en rapport avec le milieu
artistique. А un certain moment, il se coiffait du casque, et le
penchait sur la nuque, afin de dйgager son visage. Bouvard
n'oubliait pas la manoeuvre de la hallebarde; enfin, d'un coup
d'oeil ils se demandaient si le visiteur mйritait que l'on fоt le
moine du moyen вge.
Quelle йmotion quand s'arrкta devant leur grille, la voiture de M.
de Faverges! Il n'avait qu'un mot а dire. Voici la chose.
Hurel, son homme d'affaires, lui avait appris que cherchant
partout des documents ils avaient achetй de vieux papiers а la
ferme de la Aubrye.
Rien de plus vrai.
N'y avaient-ils pas dйcouvert, des lettres du baron de Gonneval,
ancien aide de camp du duc d'Angoulкme, et qui avait sйjournй а la
Aubrye? On dйsirait cette correspondance, pour des intйrкts de
famille.
Elle n'йtait pas chez eux. Mais ils dйtenaient une chose qui
l'intйressait s'il daignait les suivre, jusqu'а leur bibliothиque.
Jamais pareilles bottes vernies n'avaient craquй dans le corridor.
Elles se heurtиrent contre le sarcophage. Il faillit mкme йcraser
plusieurs tuiles, tourna le fauteuil, descendit deux marches -- et
parvenus dans la seconde chambre, ils lui firent voir sous le
baldaquin, devant le saint Pierre, le pot а beurre, exйcutй а
Noron.
Bouvard et Pйcuchet avaient cru que la date, quelquefois, pouvait
servir.
Le gentilhomme par politesse inspecta leur musйe. -- Il rйpйtait:
Charmant, trиs bien! tout en se donnant sur la bouche de petits
coups avec le pommeau de sa badine, -- pour sa part, il les
remerciait d'avoir sauvй ces dйbris du moyen вge, йpoque de foi
religieuse et de dйvouements chevaleresques. il aimait le progrиs,
-- et se fыt livrй, comme eux, а ces йtudes intйressantes. -- Mais
la Politique, le conseil gйnйral, l'Agriculture, un vйritable
tourbillon l'en dйtournait!
-- Aprиs vous, toutefois, on n'aurait que des glanes; car bientфt,
vous aurez pris toutes les curiositйs du dйpartement.
-- Sans amour-propre, nous le pensons dit Pйcuchet.
Et cependant, on pouvait en dйcouvrir encore а Chavignolles, par
exemple, il y avait contre le mur du cimetiиre dans la ruelle, un
bйnitier, enfoui sous les herbes, depuis un temps immйmorial.
Ils furent heureux du renseignement, puis йchangиrent un regard
signifiant est-ce la peine? mais dйjа le Comte ouvrait la porte.
Mйlie, qui se trouvait derriиre, s'enfuit brusquement.
Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju, en train de
fumer sa pipe, les bras croisйs.
-- Vous employez ce garзon! Hum! un jour d'йmeute je ne m'y
fierais pas. Et M. de Faverges remonta dans son tilbury.
Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur?
Ils la questionnиrent; et elle conta qu'elle avait servi dans sa
ferme. C'йtait cette petite fille qui versait а boire aux
moissonneuses quand ils йtaient venus. Deux ans plus tard, on
l'avait prise comme aide, au chвteau -- et renvoyйe par suite de
faux rapports.
Pour Gorju, que lui reprocher? Il йtait fort habile, et leur
marquait infiniment de considйration.
Le lendemain, dиs l'aube, ils se rendirent au cimetiиre.
Bouvard, avec sa canne, tвta а la place indiquйe. Un corps dur
sonna. Ils arrachиrent quelques orties, et dйcouvrirent une
cuvette en grиs, un font baptismal oщ des plantes poussaient.
On n'a pas coutume cependant d'enfouir les fonts baptismaux hors
des йglises.
Pйcuchet en fit un dessin, Bouvard la description; et ils
envoyиrent le tout а Larsonneur.
Sa rйponse fut immйdiate.
-- Victoire, mes chers confrиres! Incontestablement, c'est une
cuve druidique!
Toutefois qu'ils y prissent garde! La hache йtait douteuse. -- Et
autant pour lui que pour eux-mкmes il leur indiquait une sйrie
d'ouvrages а consulter.
Larsonneur confessait en post-scriptum, son envie de connaоtre
cette cuve -- ce qui aurait lieu, а quelque jour, quand il ferait
le voyage de la Bretagne.
Alors Bouvard et Pйcuchet se plongиrent dans l'archйologie
celtique. D'aprиs cette science, les anciens Gaulois, nos aпeux,
adoraient Kirk et Kron, Taranis, Йsus, Nйtalemnia, le Ciel et la
Terre, le Vent, les Eaux, -- et, par-dessus tout, le grand
Teutatиs, qui est le Saturne des Paпens. -- Car Saturne, quand il
rйgnait en Phйnicie йpousa une nymphe nommйe Anobret, dont il eut
un enfant appelй Jeьd -- et Anobret a les traits de Sara, Jeьd fut
sacrifiй (ou prиs de l'кtre) comme Isaac; -- donc, Saturne est
Abraham, d'oщ il faut conclure que la religion des Gaulois avait
les mкmes principes que celle des Juifs.
Leur sociйtй йtait fort bien organisйe. La premiиre classe de
personnes comprenait le peuple, la noblesse et le roi, la deuxiиme
les jurisconsultes, -- et dans la troisiиme, la plus haute, se
rangeaient, suivant Taillepied, les diverses maniиres de
philosophes c'est-а-dire les Druides ou Saronides, eux-mкmes
divisйs en Eubages, Bardes et Vates.
Les uns prophйtisaient, les autres chantaient, d'autres
enseignaient la Botanique, la Mйdecine, l'Histoire et la
Littйrature, bref tous les arts de leur йpoque. Pythagore et
Platon furent leurs йlиves. Ils apprirent la mйtaphysique aux
Grecs, la sorcellerie aux Persans, l'aruspicine aux Йtrusques --
et aux Romains, l'йtamage du cuivre et le commerce des jambons.
Mais de ce peuple, qui dominait l'ancien monde, il ne reste que
des pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou
disposйes en galeries, ou formant des enceintes.
Bouvard et Pйcuchet, pleins d'ardeur, йtudiиrent successivement la
Pierre-du-Post а Ussy, la Pierre-Couplйe au Guest, la Pierre du
Jarier, prиs de Laigie -- d'autres encore!
Tous ces blocs, d'une йgale insignifiance, les ennuyиrent
promptement; -- et un jour qu'ils venaient de voir le menhir du
Passais, ils allaient s'en retourner, quand leur guide les mena
dans un bois de hкtres, encombrй par des masses de granit
pareilles а des piйdestaux, ou а de monstrueuses tortues.
La plus considйrable est creusйe comme un bassin. Un des bords se
relиve -- et du fond partent deux entailles qui descendent jusqu'а
terre; c'йtait pour l'йcoulement du sang; impossible d'en douter!
Le hasard ne fait pas de ces choses.
Les racines des arbres s'entremкlaient а ces rocs abrupts. Un peu
de pluie tombait; au loin, les flocons de brume montaient, comme
de grands fantфmes. Il йtait facile d'imaginer sous les
feuillages, les prкtres en tiare d'or et en robe blanche, avec
leurs victimes humaines les bras attachйs dans le dos -- et sur le
bord de la cuve la druidesse, observant le ruisseau rouge, pendant
qu'autour d'elle, la foule hurlait, au tapage des cymbales et des
buccins faits d'une corne d'auroch.
Tout de suite, leur plan fut arrкtй.
Et une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du
cimetiиre, marchant comme des voleurs, dans l'ombre des maisons.
Les persiennes йtaient closes, et les masures tranquilles; pas un
chien n'aboya. Gorju les accompagnait, ils se mirent а l'ouvrage.
On n'entendait que le bruit des cailloux heurtйs par la bкche, qui
creusait le gazon. Le voisinage des morts leur йtait dйsagrйable;
l'horloge de l'йglise poussait un rвle continu, et la rosace de
son tympan avait l'air d'un oeil йpiant les sacrilиges.
Enfin, ils emportиrent la cuve.
Le lendemain, ils revinrent au cimetiиre pour voir les traces de
l'opйration.
L'abbй, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire
l'honneur d'une visite; et les ayant introduits dans sa petite
salle, il les regarda singuliиrement.
Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une
soupiиre dйcorйe de bouquets jaunes.
Pйcuchet la vanta, ne sachant que dire.
-- C'est un vieux Rouen reprit le curй, un meuble de famille. Les
amateurs le considиrent, M. Marescot, surtout. Pour lui, grвce а
Dieu il n'avait pas l'amour des curiositйs; -- et comme ils
semblaient ne pas comprendre, il dйclara les avoir aperзus lui-
mкme dйrobant le font baptismal.
Les deux archйologues furent trиs penauds, balbutiиrent. L'objet
en question n'йtait plus d'usage.
N'importe! ils devaient le rendre.
Sans doute! Mais au moins qu'on leur permоt de faire venir un
peintre pour le dessiner.
-- Soit, messieurs.
-- Entre nous, n'est-ce pas? dit Bouvard sous le sceau de la
confession!
L'ecclйsiastique, en souriant les rassura d'un geste.
Ce n'йtait pas lui, qu'ils craignaient, mais plutфt Larsonneur.
Quand il passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve --
et ses bavardages iraient jusqu'aux oreilles du gouvernement. Par
prudence, ils la cachиrent dans le fournil, puis dans la tonnelle,
dans la cahute, dans une armoire. Gorju йtait las de la trimbaler.
La possession d'un tel morceau les attachait au celticisme de la
Normandie.
Ses origines sont йgyptiennes. Sйez, dans le dйpartement de l'Orne
s'йcrit parfois Saпs comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient
par le taureau, importation du boeuf Apis. Le nom latin de
Bellocastes qui йtait celui des gens de Bayeux vient de Beli Casa,
demeure, sanctuaire de Bйlus. Bйlus et Osiris mкme divinitй. Rien
ne s'oppose dit Mangon de la Lande а ce qu'il y ait eu, prиs de
Bayeux, des monuments druidiques.
-- Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays oщ les Йgyptiens
bвtirent le temple de Jupiter-Ammon. Donc, il y avait un temple et
qui enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques en
renferment.
En 1715, relate dom Martin, un sieur Hйribel exhuma aux environs
de Bayeux, plusieurs vases d'argile, pleins d'ossements -- et
conclut (d'aprиs la tradition et des autoritйs йvanouies) que cet
endroit, une nйcropole, йtait le mont Faunus, oщ l'on a enterrй le
Veau d'or.
Cependant le Veau d'or fut brыlй et avalй! -- а moins que la Bible
ne se trompe?
Premiиrement, oщ est le mont Faunus? Les auteurs ne l'indiquent
pas. Les indigиnes n'en savent rien. Il aurait fallu se livrer а
des fouilles; -- et dans ce but, ils envoyиrent а M. le prйfet,
une pйtition, qui n'eut pas de rйponse.
Peut-кtre que le mont Faunus a disparu, et que ce n'йtait pas une
colline mais un tumulus? Que signifiaient les tumulus?
Plusieurs contiennent des squelettes, ayant la position du foetus
dans le sein de sa mиre. Cela veut dire que le tombeau йtait pour
eux comme une seconde gestation les prйparant а une autre vie.
Donc, le tumulus symbolise l'organe femelle, comme la pierre levйe
est l'organe mвle.
En effet, oщ il y a des menhirs, un culte obscиne a persistй.
Tйmoin ce qui se faisait а Guйrande, а Chichebouche, au Croisic, а
Livarot. Anciennement, les bornes des routes et mкme les arbres
avaient la signification de phallus -- et pour Bouvard et Pйcuchet
tout devint phallus. Ils recueillirent des palonniers de voiture,
des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des pilons de
pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient: А qui
trouvez-vous que cela ressemble? puis, confiaient le mystиre -- et
si l'on se rйcriait, ils levaient, de pitiй, les йpaules.
Un soir, qu'ils rкvaient aux dogmes des druides, l'abbй se
prйsenta, discrиtement.
Tout de suite, ils montrиrent le musйe, en commenзant par le
vitrail, mais il leur tardait d'arriver а un compartiment nouveau,
celui des Phallus. L'ecclйsiastique les arrкta, jugeant
l'exhibition indйcente. Il venait rйclamer son font baptismal.
Bouvard et Pйcuchet implorиrent quinze jours encore, le temps d'en
prendre un moulage.
-- Le plus tфt sera le mieux dit l'abbй. Puis il causa de choses
indiffйrentes.
Pйcuchet qui s'йtait absentй une minute, lui glissa dans la main
un napolйon.
Le prкtre fit un mouvement en arriиre.
-- Ah! pour vos pauvres!
Et M. Jeufroy, en rougissant fourra la piиce d'or dans sa soutane.
Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices? Jamais de la vie! Ils
voulaient mкme apprendre l'hйbreu, qui est la langue mиre du
celtique, а moins qu'elle n'en dйrive? -- et ils allaient faire le
voyage de la Bretagne, -- en commenзant par Rennes oщ ils avaient
un rendez-vous avec Larsonneur, pour йtudier cette urne mentionnйe
dans les mйmoires de l'Acadйmie celtique et qui paraоt avoir
contenu les cendres de la reine Artйmise -- quand le maire entra,
le chapeau sur la tкte, sans faзon, en homme grossier qu'il йtait.
-- Ce n'est pas tout зa, mes petits pиres! Il faut le rendre!
-- Quoi donc?
-- Farceurs! je sais bien que vous le cachez!
On les avait trahis.
Ils rйpliquиrent qu'ils le dйtenaient avec la permission de
monsieur le curй.
-- Nous allons voir.
Et Foureau s'йloigna.
Il revint, une heure aprиs.
-- Le curй dit que non! Venez vous expliquer.
Ils s'obstinиrent.
D'abord on n'avait pas besoin de ce bйnitier, -- qui n'йtait pas
un bйnitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons
scientifiques. Puis, ils offrirent de reconnaоtre, dans leur
testament, qu'il appartenait а la commune.
Ils proposиrent mкme de l'acheter.
-- Et d'ailleurs, c'est mon bien! rйpйtait Pйcuchet. Les vingt
francs, acceptйs par M. Jeufroy, йtaient une preuve du contrat --
et s'il fallait comparaоtre devant le juge de paix, tant pis, il
ferait un faux serment!
Pendant ces dйbats, il avait revu la soupiиre, plusieurs fois; et
dans son вme s'йtait dйveloppй le dйsir, la soif, le prurit de
cette faпence. Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve.
Autrement, non.
Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la cйda.
Elle fut mise dans leur collection, prиs du bonnet de Cauchoise.
La cuve dйcora le porche de l'йglise; et ils se consolиrent de ne
plus l'avoir par cette idйe que les gens de Chavignolles en
ignoraient la valeur.
Mais la soupiиre leur inspira le goыt des faпences -- nouveau
sujet d'йtudes et d'explorations dans la campagne.
C'йtait l'йpoque oщ les gens distinguйs recherchaient les vieux
plats de Rouen. Le notaire en possйdait quelques-uns, et tirait de
lа comme une rйputation d'artiste, prйjudiciable а son mйtier,
mais qu'il rachetait par des cфtйs sйrieux.
Quand il sut que Bouvard et Pйcuchet avaient acquis la soupiиre,
il vint leur proposer un йchange.
Pйcuchet s'y refusa.
-- N'en parlons plus! et Marescot examina leur cйramique.
Toutes les piиces accrochйes le long des murs йtaient bleues sur
un fond d'une blancheur malpropre; -- et quelques-unes йtalaient
leur corne d'abondance aux tons verts et rougeвtres, plats а
barbe, assiettes et soucoupes, objets longtemps poursuivis et
rapportйs sur le coeur, dans le sinus de la redingote.
Marescot en fit l'йloge, parla des autres faпences, de l'hispano-
arabe, de la hollandaise, de l'anglaise, de l'italienne; -- et les
ayant йblouis par son йrudition: -- Si je revoyais votre soupiиre?
Il la fit sonner d'un coup de doigt, puis contempla les deux S
peints sous le couvercle.
-- La marque de Rouen! dit Pйcuchet.
-- Oh! oh! Rouen, а proprement parler, n'avait pas de marque.
Quand on ignorait Moustiers toutes les faпences franзaises йtaient
de Nevers. De mкme pour Rouen, aujourd'hui! D'ailleurs on l'imite
dans la perfection а Elbeuf!
-- Pas possible!
-- On imite bien les majoliques! Votre piиce n'a aucune valeur --
et j'allais faire, moi, une belle sottise!
Quand le notaire eut disparu, Pйcuchet s'affaissa dans le
fauteuil, prostrй!
-- Il ne fallait pas rendre la cuve dit Bouvard mais tu t'exaltes!
tu t'emportes toujours.
-- Oui! je m'emporte et Pйcuchet empoignant la soupiиre, la jeta
loin de lui, contre le sarcophage.
Bouvard plus calme, ramassa les morceaux, un а un; -- et, quelque
temps aprиs, eut cette idйe:
-- Marescot par jalousie, pourrait bien s'кtre moquй de nous?
-- Comment?
-- Rien ne m'assure que la soupiиre ne soit pas authentique?
tandis que les autres piиces, qu'il a fait semblant d'admirer,
sont fausses peut-кtre?
Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets.
Ce n'йtait pas une raison pour abandonner le voyage de la
Bretagne. Ils comptaient mкme emmener Gorju, qui les aiderait dans
leurs fouilles.
Depuis quelque temps, il couchait а la maison, afin de terminer
plus vite le raccommodage du meuble. La perspective d'un
dйplacement le contraria et comme ils parlaient des menhirs et des
tumulus qu'ils comptaient voir:
-- Je connais mieux leur dit-il; en Algйrie, dans le Sud, prиs des
sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantitйs. Il fit mкme
la description d'un tombeau, ouvert devant lui, par hasard; -- et
qui contenait un squelette, accroupi comme un singe, les deux bras
autour des jambes.
Larsonneur, qu'ils instruisirent du fait, n'en voulut rien croire.
Bouvard approfondit la matiиre, et le relanзa.
-- Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient
informes, tandis que ces mкmes Gaulois йtaient civilisйs au temps
de Jules Cйsar? Sans doute, ils proviennent d'un peuple plus
ancien?
-- Une telle hypothиse, selon Larsonneur, manquait de patriotisme.
-- N'importe! rien ne dit que ces monuments soient l'oeuvre des
Gaulois. -- Montrez-nous un texte!
L'acadйmicien se fвcha, ne rйpondit plus; -- et ils en furent bien
aises, tant les Druides les ennuyaient.
S'ils ne savaient а quoi s'en tenir sur la cйramique et sur le
celticisme c'est qu'ils ignoraient l'histoire, particuliиrement
l'histoire de France.
L'ouvrage d'Anquetil se trouvait dans leur bibliothиque; mais la
suite des rois fainйants les amusa fort peu, la scйlйratesse des
maires du Palais ne les indigna point; -- et ils lвchиrent
Anquetil, rebutйs par l'ineptie de ses rйflexions.
Alors ils demandиrent а Dumouchel quelle est la meilleure histoire
de France.
Dumouchel prit en leur nom, un abonnement а un cabinet de lecture
et leur expйdia les lettres d'Augustin Thierry, avec deux volumes
de M. de Genoude.
D'aprиs cet йcrivain, la royautй, la religion, et les assemblйes
nationales, voilа les principes de la nation franзaise, lesquels
remontent aux Mйrovingiens. Les Carlovingiens y ont dйrogй. Les
Capйtiens, d'accord avec le peuple s'efforcиrent de les maintenir.
Sous Louis XIII, le pouvoir absolu fut йtabli, pour vaincre le
Protestantisme, dernier effort de la Fйodalitй -- et 89 est un
retour vers la constitution de nos aпeux.
Pйcuchet admira ces idйes.
Elles faisaient pitiй а Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry,
d'abord.
-- Qu'est-ce que tu me chantes, avec ta nation franзaise!
puisqu'il n'existait pas de France, ni d'assemblйes nationales! et
les Carlovingiens n'ont rien usurpй, du tout! et les Rois n'ont
pas affranchi les communes! Lis, toi-mкme!
Pйcuchet se soumit а l'йvidence, et bientфt le dйpassa en rigueur
scientifique! Il se serait cru dйshonorй s'il avait dit:
Charlemagne et non Karl le Grand, Clovis au lieu de Clodowig.
Nйanmoins, il йtait sйduit par Genoude, trouvant habile de faire
se rejoindre les deux bouts de l'histoire de France, si bien que
le milieu est du remplissage; -- et pour en avoir le coeur net,
ils prirent la collection de Buchez et Roux.
Mais le pathos des prйfaces, cet amalgame de socialisme et de
catholicisme les йcoeura; les dйtails trop nombreux empкchaient de
voir l'ensemble.
Ils recoururent а M. Thiers.
C'йtait pendant l'йtй de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle.
Pйcuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa
voix caverneuse, sans fatigue, ne s'arrкtant que pour plonger les
doigts dans sa tabatiиre. Bouvard l'йcoutait la pipe а la bouche,
les jambes ouvertes, le haut du pantalon dйboutonnй.
Des vieillards leur avaient parlй de 93; -- et des souvenirs
presque personnels animaient les plates descriptions de l'auteur.
Dans ce temps-lа, les grandes routes йtaient couvertes de soldats
qui chantaient la Marseillaise. Sur le seuil des portes, des
femmes assises cousaient de la toile, pour faire des tentes.
Quelquefois, arrivait un flot d'hommes en bonnet rouge, inclinant
au bout d'une pique une tкte dйcolorйe, dont les cheveux
pendaient. La haute tribune de la Convention dominait un nuage de
poussiиre, oщ des visages furieux hurlaient des cris de mort.
Quand on passait au milieu du jour prиs du bassin des Tuileries,
on entendait le heurt de la guillotine, pareil а des coups de
mouton.
Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mыres se
balanзaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des
regards autour d'eux, ils savouraient cette tranquillitй.
Quel dommage que dиs le commencement, on n'ait pu s'entendre --
car si les royalistes avaient pensй comme les patriotes, si la
Cour y avait mis plus de franchise, et ses adversaires moins de
violence, bien des malheurs ne seraient pas arrivйs.
А force de bavarder lа-dessus, ils se passionnиrent. Bouvard,
esprit libйral et coeur sensible, fut constitutionnel, girondin,
thermidorien. Pйcuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se
dйclara sans-culotte et mкme robespierriste.
Il approuvait la condamnation du roi, les dйcrets les plus
violents, le culte de l'Кtre Suprкme. Bouvard prйfйrait celui de
la nature. Il aurait saluй avec plaisir l'image d'une grosse
femme, versant de ses mamelles а ses adorateurs, non pas de l'eau,
mais du chambertin.
Pour avoir plus de faits а l'appui de leurs arguments, ils se
procurиrent d'autres ouvrages, Montgaillard, Prudhomme, Gallois,
Lacretelle, etc.; et les contradictions de ces livres ne les
embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait dйfendre
sa cause.
Ainsi Bouvard ne doutait pas que Danton eыt acceptй cent mille
йcus pour faire des motions qui perdraient la Rйpublique; -- et
selon Pйcuchet Vergniaud aurait demandй six mille francs par mois.
-- Jamais de la vie! Explique-moi plutфt, pourquoi la soeur de
Robespierre avait une pension de Louis XVIII?
-- Pas du tout! c'йtait de Bonaparte; et puisque tu le prends
comme зa, quel est le personnage qui peu de temps avant la mort
d'Йgalitй eut avec lui une confйrence secrиte? Je veux qu'on
rйimprime dans les mйmoires de la Campan les paragraphes
supprimйs! Le dйcиs du Dauphin me paraоt louche. La poudriиre de
Grenelle en sautant tua deux mille personnes! Cause inconnue, dit-
on, quelle bкtise! car Pйcuchet n'йtait pas loin de la connaоtre,
et rejetait tous les crimes sur les manoeuvres des aristocrates,
l'or de l'йtranger.
Dans l'esprit de Bouvard, montez-au-ciel-fils-de-saint-Louis, les
vierges de Verdun et les culottes en peau humaine йtaient
indiscutables. Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de
victimes tout juste.
Mais la Loire rouge de sang depuis Saumur jusqu'а Nantes, dans une
longueur de dix-huit lieues, le fit songer. Pйcuchet йgalement
conзut des doutes, et ils prirent en mйfiance les historiens.
La Rйvolution est pour les uns, un йvйnement satanique. D'autres
la proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque cфtй,
naturellement sont des martyrs.
Thierry dйmontre, а propos des Barbares, combien il est sot de
rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas
suivre cette mйthode dans l'examen des йpoques plus rйcentes? Mais
l'Histoire doit venger la morale; on est reconnaissant а Tacite
d'avoir dйchirй Tibиre. Aprиs tout, que la Reine ait eu des
amants, que Dumouriez dиs Valmy se proposвt de trahir, en prairial
que ce soit la Montagne ou la Gironde qui ait commencй, et en
thermidor les Jacobins ou la Plaine, qu'importe au dйveloppement
de la Rйvolution, dont les origines sont profondes et les
rйsultats incalculables! Donc, elle devait s'accomplir, кtre ce
qu'elle fut; mais supposez la fuite du Roi sans entrave,
Robespierre s'йchappant ou Bonaparte assassinй -- hasards qui
dйpendaient d'un aubergiste moins scrupuleux, d'une porte ouverte,
d'une sentinelle endormie, et le train du monde changeait.
Ils n'avaient plus sur les hommes et les faits de cette йpoque,
une seule idйe d'aplomb.
Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les
histoires, tous les mйmoires, tous les journaux et toutes les
piиces manuscrites, car de la moindre omission une erreur peut
dйpendre qui en amиnera d'autres а l'infini. Ils y renoncиrent.
Mais le goыt de l'Histoire leur йtait venu, le besoin de la vйritй
pour elle-mкme.
Peut-кtre, est-elle plus facile а dйcouvrir dans les йpoques
anciennes? Les auteurs, йtant loin des choses, doivent en parler
sans passion. Et ils commencиrent le bon Rollin.
-- Quel tas de balivernes! s'йcria Bouvard, dиs le premier
chapitre.
-- Attends un peu dit Pйcuchet, en fouillant dans le bas de leur
bibliothиque, oщ s'entassaient les livres du dernier propriйtaire,
un vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit; -- et ayant
dйplacй beaucoup de romans et de piиces de thйвtre, avec un
Montesquieu et des traductions d'Horace, il atteignit ce qu'il
cherchait: l'ouvrage de Beaufort sur l'Histoire romaine.
Tite-Live attribue la fondation de Rome а Romulus. Salluste en
fait honneur aux Troyens d'Йnйe. Coriolan mourut en exil selon
Fabius Pictor, par les stratagиmes d'Attius Tullus, si l'on en
croit Denys; Sйnиque affirme qu'Horatius Coclиs s'en retourna
victorieux, Dion qu'il fut blessй а la jambe. Et La Mothe le Vayer
йmet des doutes pareils, relativement aux autres peuples.
On n'est pas d'accord sur l'antiquitй des Chaldйens, le siиcle
d'Homиre, l'existence de Zoroastre, les deux empires d'Assyrie.
Quinte-Curce a fait des contes. Plutarque dйment Hйrodote. Nous
aurions de Cйsar une autre idйe, si le Vercingйtorix avait йcrit
ses commentaires.
L'Histoire ancienne est obscure par le dйfaut de documents. Ils
abondent dans la moderne; -- et Bouvard et Pйcuchet revinrent а la
France, entamиrent Sismondi.
La succession de tant d'hommes leur donnait envie de les connaоtre
plus profondйment, de s'y mкler. Ils voulaient parcourir les
originaux, Grйgoire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont
les noms йtaient bizarres ou agrйables.
Mais les йvйnements s'embrouillиrent faute de savoir les dates.
Heureusement qu'ils possйdaient la mnйmotechnie de Dumouchel, un
in-12 cartonnй avec cette йpigraphe: Instruire en amusant.
Elle combinait les trois systиmes d'Allйvy, de Pвris, et de
Feinaigle.
Allйvy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s'exprimant
par une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste.
Pвris frappe l'imagination au moyen de rйbus; un fauteuil garni de
clous а vis donnera: Clou, vis = Clovis; et comme le bruit de la
friture fait ric, ric des merles dans une poкle rappelleront
Chilpйric. Feinaigle divise l'univers en maisons, qui contiennent
des chambres, ayant chacune quatre parois а neuf panneaux, chaque
panneau portant un emblиme. Donc, le premier roi de la premiиre
dynastie occupera dans la premiиre chambre le premier panneau. Un
phare sur un mont dira comment il s'appelait Phar а mond systиme
Pвris -- et d'aprиs le conseil d'Allйvy, en plaзant au-dessus un
miroir qui signifie 4, un oiseau 2, et un cerceau 0, on obtiendra
420, date de l'avиnement de ce prince.
Pour plus de clartй, ils prirent comme base mnйmotechnique leur
propre maison, leur domicile, attachant а chacune de ses parties
un fait distinct; -- et la cour, le jardin, les environs, tout le
pays, n'avait plus d'autre sens que de faciliter la mйmoire. Les
bornages dans la campagne limitaient certaines йpoques, les
pommiers йtaient des arbres gйnйalogiques, les buissons des
batailles, le monde devenait symbole. Ils cherchaient sur les
murs, des quantitйs de choses absentes, finissaient par les voir,
mais ne savaient plus les dates qu'elles reprйsentaient.
D'ailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils
apprirent dans un manuel pour les collиges, que la naissance de
Jйsus doit кtre reportйe cinq ans plus tфt qu'on ne la met
ordinairement, qu'il y avait chez les Grecs trois maniиres de
compter les Olympiades, et huit chez les Latins de faire commencer
l'annйe. -- Autant d'occasions pour les mйprises, outre celles qui
rйsultent des zodiaques, des иres, et des calendriers diffйrents.
Et de l'insouciance des dates, ils passиrent au dйdain des faits.
Ce qu'il y a d'important, c'est la philosophie de l'Histoire!
Bouvard ne put achever le cйlиbre discours de Bossuet.
-- L'aigle de Meaux est un farceur! Il oublie la Chine, les Indes
et l'Amйrique! mais a soin de nous apprendre que Thйodose йtait la
joie de l'univers, qu'Abraham traitait d'йgal avec les rois et que
la philosophie des Grecs descend des Hйbreux. Sa prйoccupation des
Hйbreux m'agace!
Pйcuchet partagea cette opinion, et voulut lui faire lire Vico.
-- Comment admettre objectait Bouvard, que des fables soient plus
vraies que les vйritйs des historiens?
Pйcuchet tвcha d'expliquer les mythes, se perdait dans la _Scienza
Nuova_.
-- Nieras-tu le plan de la Providence?
-- Je ne le connais pas! dit Bouvard.
Et ils dйcidиrent de s'en rapporter а Dumouchel.
Le Professeur avoua qu'il йtait maintenant dйroutй en fait
d'histoire.
-- Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les
voyages de Pythagore! On attaque Bйlisaire, Guillaume Tell, et
jusqu'au Cid, devenu, grвce aux derniиres dйcouvertes, un simple
bandit. C'est а souhaiter qu'on ne fasse plus de dйcouvertes, et
mкme l'Institut devrait йtablir une sorte de canon, prescrivant ce
qu'il faut croire!
Il envoyait en post-scriptum des rиgles de critique, prises dans
le cours de Daunou:
-- Citer comme preuve le tйmoignage des foules, mauvaise preuve;
elles ne sont pas lа pour rйpondre.
-- Rejetez les choses impossibles. On fit voir а Pausanias la
pierre avalйe par Saturne.
-- L'architecture peut mentir, exemple: l'Arc du Forum, oщ Titus
est appelй le premier vainqueur de Jйrusalem, conquise avant lui
par Pompйe.
-- Les mйdailles trompent, quelquefois. Sous Charles IX, on battit
des monnaies avec le coin de Henri II.
-- Tenez en compte l'adresse des faussaires, l'intйrкt des
apologistes et des calomniateurs.
Peu d'historiens ont travaillй d'aprиs ces rиgles -- mais tous en
vue d'une cause spйciale, d'une religion, d'une nation, d'un
parti, d'un systиme, ou pour gourmander les rois, conseiller le
peuple, offrir des exemples moraux.
Les autres, qui prйtendent narrer seulement, ne valent pas mieux.
Car on ne peut tout dire. Il faut un choix. Mais dans le choix des
documents, un certain esprit dominera; -- et comme il varie,
suivant les conditions de l'йcrivain, jamais l'histoire ne sera
fixйe.
C'est triste, pensaient-ils.
Cependant on pourrait prendre un sujet, йpuiser les sources, en
faire bien l'analyse -- puis le condenser dans une narration, qui
serait comme un raccourci des choses, reflйtant la vйritй tout
entiиre. Une telle oeuvre semblait exйcutable а Pйcuchet.
-- Veux-tu que nous essayions de composer une histoire?
-- Je ne demande pas mieux! Mais laquelle?
-- Effectivement, laquelle?
Bouvard s'йtait assis. Pйcuchet marchait de long en large dans le
musйe; quand le pot а beurre frappa ses yeux, et s'arrкtant tout а
coup:
-- Si nous йcrivions la vie du duc d'Angoulкme?
-- Mais c'йtait un imbйcile! rйpliqua Bouvard.
-- Qu'importe! Les personnages du second plan ont parfois une
influence йnorme -- et celui-lа, peut-кtre, tenait le rouage des
affaires.
Les livres leur donneraient des renseignements -- et M. de
Faverges en possйdait sans doute, par lui-mкme, ou par de vieux
gentilshommes de ses amis.
Ils mйditиrent ce projet, le dйbattirent, et rйsolurent enfin, de
passer quinze jours а la Bibliothиque municipale de Caen, pour y
faire des recherches.
Le Bibliothйcaire mit а leur disposition des histoires gйnйrales
et des brochures, avec une lithographie coloriйe, reprйsentant, de
trois quarts, Monseigneur le duc d'Angoulкme.
Le drap bleu de son habit d'uniforme disparaissait sous les
йpaulettes, les crachats, et le grand cordon rouge de la Lйgion
d'honneur. Un collet extrкmement haut enfermait son long cou. Sa
tкte piriforme йtait encadrйe par les frisons de sa chevelure et
de ses minces favoris; -- et de lourdes paupiиres, un nez trиs
fort et de grosses lиvres donnaient а sa figure une expression de
bontй insignifiante.
Quand ils eurent pris des notes, ils rйdigиrent un programme.
Naissance et enfance, peu curieuses. Un de ses gouverneurs est
l'abbй Guйnйe, l'ennemi de Voltaire. А Turin, on lui fait fondre
un canon, et il йtudie les campagnes de Charles VIII. Aussi, est-
il nommй, malgrй sa jeunesse, colonel d'un rйgiment de gardes-
nobles.
97. Son mariage.
1814. Les Anglais s'emparent de Bordeaux. Il accourt derriиre eux
-- et montre sa personne aux habitants. Description de la personne
du Prince.
1815. Bonaparte le surprend. Tout de suite, il appelle le roi
d'Espagne, et Toulon, sans Massйna, йtait livrй а l'Angleterre.
Opйrations dans le Midi. Il est battu, mais relвchй sous la
promesse de rendre les diamants de la couronne, emportйs au grand
galop par le Roi, son oncle.
Aprиs les Cent-Jours, il revient avec ses parents, et vit
tranquille. Plusieurs annйes s'йcoulent.
Guerre d'Espagne. -- Dиs qu'il a franchi les Pyrйnйes, la Victoire
suit partout le petit-fils de Henri IV. Il enlиve le Trocadйro,
atteint les colonnes d'Hercule, йcrase les factions, embrasse
Ferdinand, et s'en retourne.
Arcs de triomphe, fleurs que prйsentent les jeunes filles, dоners
dans les prйfectures,_ Te Deum_ dans les cathйdrales. Les
Parisiens sont au comble de l'ivresse. La ville lui offre un
banquet. On chante sur les thйвtres des allusions au Hйros.
L'enthousiasme diminue. Car en 1827 а Cherbourg un bal organisй
par souscription rate.
Comme il est grand-amiral de France, il inspecte la flotte, qui va
partir pour Alger.
Juillet 1830. Marmont lui apprend l'йtat des affaires. Alors il
entre dans une telle fureur qu'il se blesse la main а l'йpйe du
gйnйral.
Le roi lui confie le commandement de toutes les forces.
Il rencontre, au bois de Boulogne, des dйtachements de la ligne --
et ne trouve pas un seul mot а leur dire.
De Saint-Cloud il vole au pont de Sиvres. Froideur des troupes. Зa
ne l'йbranle pas. La famille royale quitte Trianon. Il s'assoit au
pied d'un chкne, dйploie une carte, mйdite, remonte а cheval,
passe devant Saint-Cyr, et envoie aux йlиves des paroles
d'espйrance.
А Rambouillet, les gardes du corps font leurs adieux.
Il s'embarque, et pendant toute la traversйe est malade. Fin de sa
carriиre.
On doit y relever l'importance qu'eurent les ponts. D'abord il
s'expose inutilement sur le pont de l'Inn, il enlиve le Pont-
Saint-Esprit et le pont de Lauriol; а Lyon, les deux ponts lui
sont funestes -- et sa fortune expire devant le pont de Sиvres.
Tableau de ses vertus. Inutile de vanter son courage, auquel il
joignait une grande politique. Car il offrit soixante francs а
chaque soldat, pour abandonner l'Empereur -- et en Espagne, il
tвcha de corrompre а prix d'argent les Constitutionnels.
Sa rйserve йtait si profonde qu'il consentit au mariage projetй
entre son pиre et la reine d'Йtrurie, а la formation d'un cabinet
nouveau aprиs les ordonnances, а l'abdication en faveur de
Chambord, а tout ce que l'on voulait.
La fermetй pourtant ne lui manquait pas. А Angers, il cassa
l'infanterie de la garde nationale, qui jalouse de la cavalerie,
et au moyen d'une manoeuvre, йtait parvenue а lui faire escorte --
tellement, que Son Altesse se trouva prise dans les fantassins а
en avoir les genoux comprimйs. Mais il blвma la cavalerie, cause
du dйsordre, et pardonna а l'infanterie, vйritable jugement de
Salomon.
Sa piйtй se signala par de nombreuses dйvotions, et sa clйmence en
obtenant la grвce du gйnйral Debelle, qui avait portй les armes
contre lui.
Dйtails intimes -- traits du Prince:
Au chвteau de Beauregard, dans son enfance, il prit plaisir avec
son frиre а creuser une piиce d'eau que l'on voit encore. Une fois
il visita la caserne des chasseurs, demanda un verre de vin, et le
but а la santй du Roi.
Tout en se promenant, pour marquer le pas, il se rйpйtait, а lui-
mкme: Une, deux; une, deux; une, deux!
On a conservй quelques-uns de ses mots:
А une dйputation de Bordelais: -- Ce qui me console de n'кtre pas
а Bordeaux c'est de me trouver au milieu de vous!
Aux protestants de Nоmes: -- Je suis bon catholique; mais je
n'oublierai jamais que le plus illustre de mes ancкtres fut
protestant.
Aux йlиves de Saint-Cyr, quand tout est perdu: -- Bien, mes amis!
Les nouvelles sont bonnes! Ca va bien! trиs bien.
Aprиs l'abdication de Charles X: Puisqu'ils ne veulent pas de moi,
qu'ils s'arrangent!
Et en 1814, а tout propos, dans le moindre village: -- Plus de
guerre, plus de conscription, plus de droits rйunis.
Son style valait sa parole. Ses proclamations dйpassent tout.
La premiиre du comte d'Artois dйbutait ainsi: -- Franзais, le
frиre de votre roi est arrivй.
Celle du prince: -- J'arrive! Je suis le fils de vos rois! Vous
кtes Franзais.
Ordre du jour, datй de Bayonne: -- Soldats, j'arrive!
Une autre, en pleine dйfection: -- Continuez а soutenir avec la
vigueur qui convient au soldat franзais, la lutte que vous avez
commencйe. La France l'attend de vous!
Derniиre а Rambouillet. -- Le roi est entrй en arrangement avec le
gouvernement йtabli а Paris; et tout porte а croire que cet
arrangement est sur le point d'кtre conclu. Tout porte а croire
йtait sublime.
-- Une chose me chiffonne dit Bouvard c'est qu'on ne mentionne pas
ses affaires de coeur?
Et ils notиrent en marge: Chercher les amours du Prince!
Au moment de partir, le bibliothйcaire se ravisant, leur fit voir
un autre portrait du duc d'Angoulкme.
Sur celui-lа, il йtait en colonel de cuirassiers, de profil,
l'oeil encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux
plats, voltigeant.
Comment concilier les deux portraits? Avait-il les cheveux plats,
ou bien crйpus, а moins qu'il ne poussвt la coquetterie jusqu'а se
faire friser?
Question grave, suivant Pйcuchet; car la chevelure donne le
tempйrament, le tempйrament l'individu.
Bouvard pensait qu'on ne sait rien d'un homme tant qu'on ignore
ses passions; -- et pour йclaircir ces deux points ils se
prйsentиrent au chвteau de Faverges. Le comte n'y йtait pas, cela
retardait leur ouvrage. ils rentrиrent chez eux, vexйs.
La porte de la maison йtait grande ouverte. Personne dans la
cuisine. Ils montиrent l'escalier; et que virent-ils au milieu de
la chambre de Bouvard? Mme Bordin qui regardait de droite et de
gauche.
-- Excusez-moi dit-elle en s'efforзant de rire. Depuis une heure
je cherche votre cuisiniиre, dont j'aurais besoin, pour mes
confitures.
Ils la trouvиrent dans le bыcher sur une chaise, et dormant
profondйment. On la secoua. Elle ouvrit les yeux.
-- Qu'est-ce encore? Vous кtes toujours а me diguer avec vos
questions!
Il йtait clair qu'en leur absence, Mme Bordin lui en faisait.
Germaine sortit de sa torpeur, et dйclara une indigestion.
-- Je reste pour vous soigner dit la veuve.
Alors ils aperзurent dans la cour, un grand bonnet, dont les
barbes s'agitaient. C'йtait Mme Castillon la fermiиre. Elle cria:
Gorju! Gorju!
Et du grenier, la voix de leur petite bonne rйpondit hautement:
-- Il n'est pas lа!
Elle descendit au bout de cinq minutes, les pommettes rouges, en
йmoi. -- Bouvard et Pйcuchet lui reprochиrent sa lenteur. Elle
dйboucla leurs guкtres sans murmurer.
Ensuite, ils allиrent voir le bahut.
Ses morceaux йpars jonchaient le fournil; les sculptures йtaient
endommagйes, les battants rompus.
А ce spectacle, devant cette dйception nouvelle, Bouvard retint
ses pleurs et Pйcuchet en avait un tremblement.
Gorju se montrant presque aussitфt, exposa le fait: il venait de
mettre le bahut dehors pour le vernir quand une vache errante
l'avait jetй par terre.
-- А qui la vache? dit Pйcuchet.
-- Je ne sais pas.
-- Eh! vous aviez laissй la porte ouverte comme tout а l'heure!
C'est de votre faute!
Ils y renonзaient du reste: depuis trop longtemps, il les
lanternait -- et ne voulaient plus de sa personne ni de son
travail.
Ces messieurs avaient tort. Le dommage n'йtait pas si grand. Avant
trois semaines tout serait fini; -- et Gorju les accompagna jusque
dans la cuisine oщ Germaine en se traоnant, arrivait, pour faire
le dоner.
Ils remarquиrent sur la table, une bouteille de calvados, aux
trois quarts vidйe.
-- Sans doute par vous? dit Pйcuchet а Gorju.
-- Moi? jamais.
Bouvard objecta: -- Vous йtiez le seul homme dans la maison.
-- Eh bien, et les femmes? reprit l'ouvrier, avec un clin d'oeil
oblique.
Germaine le surprit: -- Dites plutфt que c'est moi!
-- Certainement c'est vous!
-- Et c'est moi, peut-кtre qui ai dйmoli l'armoire!
Gorju fit une pirouette. -- Vous ne voyez donc pas qu'elle est
saoule!
Alors, ils se chamaillиrent violemment, lui pвle, gouailleur, elle
empourprйe, et arrachant ses touffes de cheveux gris sous son
bonnet de coton. Mme Bordin parlait pour Germaine, Mйlie pour
Gorju.
La vieille йclata.
-- Si ce n'est pas une abomination! que vous passiez des journйes
ensemble dans le bosquet, sans compter la nuit! espиce de
Parisien, mangeur de bourgeoises! qui vient chez nos maоtres, pour
leur faire accroire des farces.
Les prunelles de Bouvard s'йcarquillиrent. -- Quelles farces?
-- Je dis qu'on se fiche de vous!
-- On ne se fiche pas de moi! s'йcria Pйcuchet, et indignй de son
insolence, exaspйrй par les dйboires, il la chassa; qu'elle eыt а
dйguerpir. Bouvard ne s'opposa point а cette dйcision -- et ils se
retirиrent, laissant Germaine pousser des sanglots sur son
malheur, tandis que Mme Bordin tвchait de la consoler.
Le soir, quand ils furent calmes, ils reprirent ces йvйnements, se
demandиrent qui avait bu le calvados, comment le meuble s'йtait
brisй, que rйclamait Mme Castillon en appelant Gorju, -- et s'il
avait dйshonorй Mйlie?
-- Nous ne savons pas dit Bouvard, ce qui se passe dans notre
mйnage, et nous prйtendons dйcouvrir quels йtaient les cheveux et
les amours du duc d'Angoulкme!
Pйcuchet ajouta: -- Combien de questions autrement considйrables,
et encore plus difficiles!
D'oщ ils conclurent que les faits extйrieurs ne sont pas tout. Il
faut les complйter par la psychologie. Sans l'imagination,
l'Histoire est dйfectueuse. -- Faisons venir quelques romans
historiques!
CHAPITRE V
Ils lurent d'abord Walter Scott.
Ce fut comme la surprise d'un monde nouveau.
Les hommes du passй qui n'йtaient pour eux que des fantфmes ou des
noms devinrent des кtres vivants, rois, princes, sorciers, valets,
gardes-chasse, moines, bohйmiens, marchands et soldats, qui
dйlibиrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent,
chantent et prient, dans la salle d'armes des chвteaux, sur le
banc noir des auberges, par les rues tortueuses des villes, sous
l'auvent des йchoppes, dans le cloоtre des monastиres. Des
paysages artistement composйs, entourent les scиnes comme un dйcor
de thйвtre. On suit des yeux un cavalier qui galope le long des
grиves. On aspire au milieu des genкts la fraоcheur du vent, la
lune йclaire des lacs oщ glisse un bateau, le soleil fait reluire
les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans
connaоtre les modиles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes,
et l'illusion йtait complиte. L'hiver s'y passa.
Leur dйjeuner fini, ils s'installaient dans la petite salle, aux
deux bouts de la cheminйe; -- et en face l'un de l'autre, avec un
livre а la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour
baissait, ils allaient se promener sur la grande route, dоnaient
en hвte, et continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se
garantir de la lampe Bouvard avait des conserves bleues, Pйcuchet
portait la visiиre de sa casquette inclinйe sur le front.
Germaine n'йtait pas partie, et Gorju, de temps а autre, venait
fouir au jardin, car ils avaient cйdй par indiffйrence, oubli des
choses matйrielles.
Aprиs Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit а la maniиre
d'une lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes,
forts comme des boeufs, gais comme des pinsons, entrent et partent
brusquement, sautent des toits sur le pavй, reзoivent d'affreuses
blessures dont ils guйrissent, sont crus morts et reparaissent. Il
y a des trappes sous les planchers, des antidotes, des
dйguisements -- et tout se mкle, court et se dйbrouille, sans une
minute pour la rйflexion. L'amour conserve de la dйcence, le
fanatisme est gai, les massacres font sourire.
Rendus difficiles par ces deux maоtres, ils ne purent tolйrer le
fatras de Bйlisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, Marchangy ni
d'Arlincourt.
La couleur de Frйdйric Souliй, comme celle du bibliophile Jacob
leur parut insuffisante -- et M. Villemain les scandalisa en
montrant page 85 de son _Lascaris_, un Espagnol qui fume une pipe
une longue pipe arabe au milieu du XVe siиcle.
Pйcuchet consultait la biographie universelle -- et il entreprit
de rйviser Dumas au point de vue de la science.
L'auteur, dans _Les Deux Diane_ se trompe de dates. Le mariage du
Dauphin Franзois eut lieu le 14 octobre 1548, et non le 20 mars
1549. Comment sait-il (voir _Le Page du Duc de Savoie_) que
Catherine de Mйdicis, aprиs la mort de son йpoux voulait
recommencer la guerre? Il est peu probable qu'on ait couronnй le
duc d'Anjou, la nuit, dans une йglise, йpisode qui agrйmente _La
Dame de Montsoreau_. _La Reine Margot_, principalement, fourmille
d'erreurs. Le duc de Nevers n'йtait pas absent. Il opina au
conseil avant la Saint-Barthйlйmy. Et Henri de Navarre ne suivit
pas la procession quatre jours aprиs. Et Henri III ne revint pas
de Pologne aussi vite. D'ailleurs, combien de rengaines, le
miracle de l'aubйpine, le balcon de Charles IX, les gants
empoisonnйs de Jeanne d'Albret. Pйcuchet n'eut plus confiance en
Dumas.
Il perdit mкme tout respect pour Walter Scott, а cause des bйvues
de son _Quentin Durward_. Le meurtre de l'йvкque de Liиge est
avancй de quinze ans. La femme de Robert de Lamarck йtait Jeanne
d'Arschel et non Hameline de Croy. Loin d'кtre tuй par un soldat,
il fut mis а mort par Maximilien, et la figure du Tйmйraire, quand
on trouva son cadavre, n'exprimait aucune menace, puisque les
loups l'avaient а demi dйvorйe.
Bouvard n'en continua pas moins Walter Scott, mais finit par
s'ennuyer de la rйpйtition des mкmes effets. L'hйroпne,
ordinairement, vit а la campagne avec son pиre, et l'amoureux, un
enfant volй, est rйtabli dans ses droits et triomphe de ses
rivaux. Il y a toujours un mendiant philosophe, un chвtelain
bourru, des jeunes filles pures, des valets facйtieux et
d'interminables dialogues, une pruderie bкte, manque complet de
profondeur.
En haine du bric-а-brac, Bouvard prit George Sand.
Il s'enthousiasma pour les belles adultиres et les nobles amants,
aurait voulu кtre Jacques, Simon, Bйnйdict, Lйlio, et habiter
Venise! Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu'il avait, se
trouvait lui-mкme changй.
Pйcuchet, travaillant la littйrature historique, йtudiait les
piиces de thйвtre. Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre
Charlemagne, plusieurs Philippe-Auguste, une foule de Jeanne
d'Arc, et bien des marquises de Pompadour, et des conspirations de
Cellamare!
Presque toutes lui parurent encore plus bкtes que les romans. Car
il existe pour le thйвtre une histoire convenue, que rien ne peut
dйtruire. Louis XI ne manquera pas de s'agenouiller devant les
figurines de son chapeau; Henri IV sera constamment jovial; Marie
Stuart pleureuse, Richelieu cruel -- enfin, tous les caractиres se
montrent d'un seul bloc, par amour des idйes simples et respect de
l'ignorance -- si bien que le dramaturge, loin d'йlever abaisse,
au lieu d'instruire abrutit.
Comme Bouvard lui avait vantй George Sand, Pйcuchet se mit а lire
_Consuelo_, _Horace_, _Mauprat_, fut sйduit par la dйfense des
opprimйs, le cфtй social, et rйpublicain, les thиses.
Suivant Bouvard, elles gвtaient la fiction et il demanda au
cabinet de lecture des romans d'amour.
А haute voix et l'un aprиs l'autre, ils parcoururent La _Nouvelle
Hйloпse, Delphine, Adolphe, Ourika_. Mais les bвillements de celui
qui йcoutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientфt
laissaient tomber le livre par terre. Ils reprochaient а tous
ceux-lа de ne rien dire sur le milieu, l'йpoque, le costume des
personnages. Le coeur seul est traitй; toujours du sentiment!
comme si le monde ne contenait pas autre chose!
Ensuite, ils tвtиrent des romans humoristiques; tels que Le
_Voyage autour de ma chambre_, par Xavier de Maistre, _Sous les
Tilleuls_, d'Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit
interrompre la narration pour parler de son chien, de ses
pantoufles, ou de sa maоtresse. Un tel sans-gкne, d'abord les
charma, puis leur parut stupide; -- car l'auteur efface son oeuvre
en y йtalant sa personne.
Par besoin de dramatique, ils se plongиrent dans les romans
d'aventures, l'intrigue les intйressait d'autant plus qu'elle
йtait enchevкtrйe, extraordinaire et impossible. Ils s'йvertuaient
а prйvoir les dйnouements, devinrent lа dessus trиs forts, et se
lassиrent d'une amusette, indigne d'esprits sйrieux.
L'oeuvre de Balzac les йmerveilla, tout а la fois comme une
Babylone, et comme des grains de poussiиre sous le microscope.
Dans les choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent.
Ils n'avaient pas soupзonnй la vie moderne aussi profonde.
-- Quel observateur! s'йcriait Bouvard.
-- Moi je le trouve chimйrique finit par dire Pйcuchet. Il croit
aux sciences occultes, а la monarchie, а la noblesse, est йbloui
par les coquins, vous remue les millions comme des centimes, et
ses bourgeois ne sont pas des bourgeois, mais des colosses.
Pourquoi gonfler ce qui est plat, et dйcrire tant de sottises? Il
a fait un roman sur la chimie, un autre sur la Banque, un autre
sur les machines а imprimer. Comme un certain Ricard avait fait le
cocher de fiacre, le porteur d'eau, le marchand de coco. Nous en
aurons sur tous les mйtiers et sur toutes les provinces, puis sur
toutes les villes et les йtages de chaque maison et chaque
individu, ce qui ne sera plus de la littйrature, mais de la
statistique ou de l'ethnographie.
Peu importait а Bouvard le procйdй. Il voulait s'instruire,
descendre plus avant dans la connaissance des moeurs. Il relut
Paul de Kock, feuilleta de vieux ermites de la Chaussйe d'Antin.
-- Comment perdre son temps а des inepties pareilles? disait
Pйcuchet.
-- Mais par la suite, ce sera fort curieux, comme documents.
-- Va te promener avec tes documents! Je demande quelque chose qui
m'exalte, qui m'enlиve aux misиres de ce monde!
Et Pйcuchet, portй а l'idйal tourna Bouvard, insensiblement vers
la Tragйdie.
Le lointain oщ elle se passe, les intйrкts qu'on y dйbat et la
condition de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de
grandeur.
Un jour, Bouvard prit _Athalie_, et dйbita le songe tellement
bien, que Pйcuchet voulut а son tour l'essayer. -- Dиs la premiиre
phrase, sa voix se perdit dans une espиce de bourdonnement. Elle
йtait monotone, et bien que forte, indistincte.
Bouvard, plein d'expйrience lui conseilla, pour l'assouplir, de la
dйployer depuis le ton le plus bas jusqu'au plus haut, et de la
replier, -- йmettant deux gammes, l'une montante, l'autre
descendante; -- et lui-mкme se livrait а cet exercice, le matin
dans son lit, couchй sur le dos, selon le prйcepte des Grecs.
Pйcuchet, pendant ce temps-lа, travaillait de la mкme faзon; leur
porte йtait close -- et ils braillaient sйparйment.
Ce qui leur plaisait de la Tragйdie, c'йtait l'emphase, les
discours sur la Politique, les maximes de perversitй.
Ils apprirent par coeur les dialogues les plus fameux de Racine et
de Voltaire et ils les dйclamaient dans le corridor. Bouvard,
comme au Thйвtre-Franзais, marchait la main sur l'йpaule de
Pйcuchet en s'arrкtant par intervalles, et roulait ses yeux,
ouvrait les bras, accusait les destins. Il avait de beaux cris de
douleur dans le _Philoctиte_ de La Harpe, un joli hoquet dans
_Gabrielle_ de Vergy -- et quand il faisait Denys tyran de
Syracuse une maniиre de considйrer son fils en l'appelant
_Monstre, digne de moi!_ qui йtait vraiment terrible. Pйcuchet en
oubliait son rфle. Les moyens lui manquaient, non la bonne
volontй.
Une fois dans la Clйopвtre de Marmontel, il imagina de reproduire
le sifflement de l'aspic, tel qu'avait dы le faire l'automate
inventй exprиs par Vaucanson. Cet effet manquй les fit rire
jusqu'au soir. La Tragйdie tomba dans leur estime.
Bouvard en fut las le premier, et y mettant de la franchise
dйmontra combien elle est artificielle et podagre: la niaiserie de
ses moyens, l'absurditй des confidents.
Ils abordиrent la Comйdie -- qui est l'йcole des nuances. Il faut
disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes.
Pйcuchet n'en put venir а bout -- et йchoua complиtement dans
Cйlimиne.
Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs
assommants, les valets intolйrables, Clitandre et Sganarelle aussi
faux qu'Йgisthe et qu'Agamemnon.
Restait la Comйdie sйrieuse, ou tragйdie bourgeoise, celle oщ l'on
voit des pиres de famille dйsolйs, des domestiques sauvant leurs
maоtres, des richards offrant leur fortune, des couturiиres
innocentes et d'infвmes suborneurs, genre qui se prolonge de
Diderot jusqu'а Pixйrйcourt. Toutes ces piиces prкchant la vertu
les choquиrent comme triviales.
Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa
jeunesse. Ils ne faisaient guиre de diffйrence entre Victor Hugo,
Dumas, ou Bouchardy; -- et la diction ne devait plus кtre pompeuse
ou fine, -- mais lyrique, dйsordonnйe.
Un jour que Bouvard tвchait de faire comprendre а Pйcuchet le jeu
de Frйdйric Lemaоtre, Mme Bordin se montra tout а coup avec son
chвle vert, et un volume de Pigault-Lebrun qu'elle rapportait, ces
messieurs ayant l'obligeance de lui prкter des romans,
quelquefois.
-- Mais continuez! car elle йtait lа depuis une minute, et avait
plaisir а les entendre.
Ils s'excusиrent. Elle insistait.
-- Mon Dieu! dit Bouvard rien ne nous empкche! ...
Pйcuchet allйgua, par fausse honte, qu'ils ne pouvaient jouer а
l'improviste, sans costume.
-- Effectivement! nous aurions besoin de nous dйguiser. Et Bouvard
chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec, et le
prit.
Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le
salon.
Des araignйes couraient le long des murs -- et les spйcimens
gйologiques encombrant le sol avaient blanchi de leur poussiиre le
velours des fauteuils. On йtala sur le moins malpropre un torchon
pour que Mme Bordin pыt s'asseoir.
Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard йtait
partisan de _La Tour de Nesle_. Mais Pйcuchet avait peur des rфles
qui demandent trop d'action.
-- Elle aimera mieux du classique! _Phиdre_ par exemple?
-- Soit.
Bouvard conta le sujet. -- C'est une reine, dont le mari, a, d'une
autre femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme -- y
sommes-nous? En route!
-- Oui, Prince, je languis, je brыle pour Thйsйe,
-- Je l'aime!
Et parlant au profil de Pйcuchet, il admirait son port, son
visage, cette tкte charmante, se dйsolait de ne l'avoir pas
rencontrй sur la flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui
dans le labyrinthe.
La mиche du bonnet rouge s'inclinait amoureusement; -- et sa voix
tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en
pitiй sa flamme. Pйcuchet, en se dйtournant, haletait pour marquer
de l'йmotion.
Mme Bordin immobile йcarquillait les yeux, comme devant les
faiseurs de tours. Mйlie йcoutait derriиre la porte. Gorju, en
manches de chemise, les regardait par la fenкtre.
Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le dйlire des
sens, le remords, le dйsespoir, et il se rua sur le glaive idйal
de Pйcuchet avec tant de violence que trйbuchant dans les
cailloux, il faillit tomber par terre.
-- Ne faites pas attention! Puis, Thйsйe arrive, et elle
s'empoisonne!
-- Pauvre femme! dit Mme Bordin.
Ensuite ils la priиrent de leur dйsigner un morceau.
Le choix l'embarrassait. Elle n'avait vu que trois piиces: _Robert
le Diable_ dans la capitale, le _Jeune Mari_ а Rouen -- et une
autre а Falaise qui йtait bien amusante et qu'on appelait _La
Brouette du Vinaigrier_.
Enfin Bouvard lui proposa la grande scиne de _Tartuffe_, au
troisiиme acte.
Pйcuchet crut une explication nйcessaire:
Il faut savoir que _Tartuffe_...
Mme Bordin l'interrompit. On sait ce que c'est qu'un Tartuffe!
Bouvard eыt dйsirй, pour un certain passage, une robe.
-- Je ne vois que la robe de moine dit Pйcuchet.
-- N'importe! mets-la!
Il reparut avec elle, et un Moliиre.
Le commencement fut mйdiocre. Mais Tartuffe venant а caresser les
genoux d'Elmire, Pйcuchet prit un ton de gendarme.
-- Que fait lа votre main?
Bouvard bien vite rйpliqua d'une voix sucrйe:
-- Je tвte votre habit, l'йtoffe en est moelleuse. Et il dardait
ses prunelles, tendait la bouche, reniflait, avait un air
extrкmement lubrique, finit mкme par s'adresser а Mme Bordin.
Les regards de cet homme la gкnaient -- et quand il s'arrкta,
humble et palpitant, elle cherchait presque une rйponse.
Pйcuchet eut recours au livre: -- La dйclaration est tout а fait
galante.
-- Ah! oui, s'йcria-t-elle, c'est un fier enjфleur.
-- N'est-ce pas? reprit fiиrement Bouvard. Mais en voilа une
autre, d'un chic plus moderne, et ayant dйfait sa redingote, il
s'accroupit sur un moellon et dйclama la tкte renversйe.
_Des flammes de tes yeux inonde ma paupiиre._
_Chante-moi quelque chant, comme parfois, le soir,_
_Tu m'en chantais, avec des pleurs dans ton oeil noir._
-- Зa me ressemble pensa-t-elle.
_Soyons heureux! buvons! car la coupe est remplie,_
_Car cette heure est а nous, et le reste est folie._
-- Comme vous кtes drфle!
Et elle riait d'un petit rire, qui lui remontait la gorge et
dйcouvrait ses dents.
_N'est-ce pas qu'il est doux_
_D'aimer, et de savoir qu'on vous aime а genoux?_
Il s'agenouilla.
-- Finissez donc!
_Oh! laisse-moi dormir et rкver sur ton sein,_
_Doсa Sol! ma beautй! mon amour!_
-- Ici on entend les cloches, un montagnard les dйrange.
-- Heureusement! car sans cela...! Et Mme Bordin sourit, au lieu
de terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva.
Il avait plu tout а l'heure -- et le chemin par la hкtrйe n'йtant
pas facile, mieux valait s'en retourner par les champs. Bouvard
l'accompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte.
D'abord, ils marchиrent le long des quenouilles, sans parler. Il
йtait encore йmu de sa dйclamation; -- et elle йprouvait au fond
de l'вme comme une surprise, un charme qui venait de la
Littйrature. L'Art, en de certaines occasions, йbranle les esprits
mйdiocres; -- et des mondes peuvent кtre rйvйlйs par ses
interprиtes les plus lourds.
Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des
taches lumineuses dans les fourrйs, за et lа. Trois moineaux avec
de petits cris sautillaient sur le tronc d'un vieux tilleul
abattu. Une йpine en fleurs йtalait sa gerbe rose, des lilas
alourdis se penchaient.
-- Ah! cela fait bien! dit Bouvard, en humant l'air а pleins
poumons.
-- Aussi, vous vous donnez un mal!
-- Ce n'est pas que j'aie du talent, mais pour du feu, j'en
possиde.
-- On voit reprit-elle -- et mettant un espace entre les mots que
vous avez... aimй... autrefois.
-- Autrefois, seulement -- vous croyez!
Elle s'arrкta.
-- Je n'en sais rien.
-- Que veut-elle dire? Et Bouvard sentait battre son coeur.
Une flaque au milieu du sable obligeant а un dйtour, les fit
monter sous la charmille.
Alors ils causиrent de la reprйsentation.
-- Comment s'appelle votre dernier morceau?
-- C'est tirй de _Hernani_, un drame.
-- Ah! puis lentement, et se parlant а elle-mкme ce doit кtre bien
agrйable, un monsieur qui vous dit des choses pareilles, -- pour
tout de bon.
-- Je suis а vos ordres rйpondit Bouvard.
-- Vous?
-- Oui! moi!
-- Quelle plaisanterie!
-- Pas le moins du monde!
Et ayant jetй un regard autour d'eux, il la prit а la ceinture,
par derriиre, et la baisa sur la nuque, fortement.
Elle devint trиs pвle comme si elle allait s'йvanouir -- et
s'appuya d'une main contre un arbre; puis, ouvrit les paupiиres,
et secoua la tкte.
-- C'est passй.
Il la regardait, avec йbahissement.
La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une
rigole coulait de l'autre cфtй. Elle ramassa tous les plis de sa
jupe, et se tenait au bord, indйcise.
-- Voulez-vous mon aide?
-- Inutile!
-- Pourquoi?
-- Ah! vous кtes trop dangereux!
Et, dans le saut qu'elle fit, son bas blanc parut.
Bouvard se blвma d'avoir ratй l'occasion. Bah! elle se
retrouverait; -- et puis les femmes ne sont pas toutes les mкmes.
Il faut brusquer les unes, l'audace vous perd avec les autres. En
somme, il йtait content de lui; -- et s'il ne confia pas son
espoir а Pйcuchet, ce fut dans la peur des observations, et
nullement par dйlicatesse.
А partir de ce jour-lа, ils dйclamиrent souvent devant Mйlie et
Gorju tout en regrettant de n'avoir pas un thйвtre de sociйtй.
La petite bonne s'amusait sans y rien comprendre, йbahie du
langage, fascinйe par le ronron des vers. Gorju applaudissait les
tirades philosophiques des tragйdies et tout ce qui йtait pour le
peuple dans les mйlodrames; -- si bien que charmйs de son goыt ils
pensиrent а lui donner des leзons, pour en faire plus tard un
acteur. Cette perspective йblouissait l'ouvrier.
Le bruit de leurs travaux s'йtait rйpandu. Vaucorbeil leur en
parla d'une faзon narquoise. Gйnйralement on les mйprisait.
Ils s'en estimaient davantage. Ils se sacrиrent artistes. Pйcuchet
porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa
mine ronde et sa calvitie, que de se faire une tкte а la Bйranger!
Enfin, ils rйsolurent de composer une piиce.
Le difficile c'йtait le sujet.
Ils le cherchaient en dйjeunant, et buvaient du cafй, liqueur
indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres.
Ensuite, ils allaient dormir sur leur lit; aprиs quoi, ils
descendaient dans le verger, s'y promenaient, enfin sortaient pour
trouver dehors l'inspiration, cheminaient cфte а cфte, et
rentraient extйnuйs.
Ou bien, ils s'enfermaient а double tour, Bouvard nettoyait la
table, mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait
les yeux au plafond, pendant que Pйcuchet dans le fauteuil,
mйditait les jambes droites et la tкte basse.
Parfois, ils sentaient un frisson et comme le vent d'une idйe; au
moment de la saisir, elle avait disparu.
Mais il existe des mйthodes pour dйcouvrir des sujets. On prend un
titre, au hasard, et un fait en dйcoule; on dйveloppe un proverbe,
on combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens
n'aboutit. Ils feuilletиrent vainement des recueils d'anecdotes,
plusieurs volumes des causes cйlиbres, un tas d'histoires.
Et ils rкvaient d'кtre jouйs а l'Odйon, pensaient aux spectacles,
regrettaient Paris.
-- J'йtais fait pour кtre auteur, et ne pas m'enterrer а la
campagne! disait Bouvard.
-- Moi de mкme, rйpondait Pйcuchet.
Une illumination lui vint: s'ils avaient tant de mal, c'est qu'ils
ne savaient pas les rиgles.
Ils les йtudiиrent, dans _La Pratique du Thйвtre_ par d'Aubignac,
et dans quelques ouvrages moins dйmodйs.
On y dйbat des questions importantes: Si la comйdie peut s'йcrire
en vers, -- si la tragйdie n'excиde point les bornes en tirant sa
fable de l'histoire moderne, -- si les hйros doivent кtre
vertueux, -- quel genre de scйlйrats elle comporte, -- jusqu'а
quel point les horreurs y sont permises? Que les dйtails
concourent а un seul but, que l'intйrкt grandisse, que la fin
rйponde au commencement, sans doute!
«Inventez des ressorts qui puissent m'attacher», dit Boileau.
Par quel moyen inventer des ressorts?
«Que dans tous vos discours la passion йmue
Aille chercher le coeur, l'йchauffe et le remue.»
Comment chauffer le coeur?
Donc les rиgles ne suffisent pas. Il faut, de plus, le gйnie.
Et le gйnie ne suffit pas. Corneille, suivant l'Acadйmie
franзaise, n'entend rien au thйвtre. Geoffroy dйnigra Voltaire.
Racine fut bafouй par Subligny. La Harpe rugissait au nom de
Shakespeare.
La vieille critique les dйgoыtant, ils voulurent connaоtre la
nouvelle, et firent venir les comptes rendus de piиces, dans les
journaux.
Quel aplomb! Quel entкtement! Quelle improbitй! Des outrages а des
chefs-d'oeuvre, des rйvйrences faites а des platitudes -- et les
вneries de ceux qui passent pour savants et la bкtise des autres
que l'on proclame spirituels!
C'est peut-кtre au Public qu'il faut s'en rapporter?
Mais des oeuvres applaudies parfois leur dйplaisaient, et dans les
sifflйes quelque chose leur agrйait.
Ainsi, l'opinion des gens de goыt est trompeuse et le jugement de
la foule inconcevable.
Bouvard posa le dilemme а Barberou. Pйcuchet, de son cфtй, йcrivit
а Dumouchel.
L'ancien commis-voyageur s'йtonna du ramollissement causй par la
province, son vieux Bouvard tournait а la bedolle, bref n'y йtait
plus du tout.
Le thйвtre est un objet de consommation comme un autre. Cela
rentre dans l'article-Paris. On va au spectacle pour se divertir.
Ce qui est bien, c'est ce qui amuse.
-- Mais imbйcile s'йcria Pйcuchet ce qui t'amuse n'est pas ce qui
m'amuse -- et les autres et toi-mкme s'en fatigueront plus tard.
Si les piиces sont absolument йcrites pour кtre jouйes, comment se
fait-il que les meilleures soient toujours lues? Et il attendit la
rйponse de Dumouchel.
Suivant le professeur, le sort immйdiat d'une piиce ne prouvait
rien. Le Misanthrope et Athalie tombиrent. Zaпre n'est plus
comprise. Qui parle aujourd'hui de Ducange et de Picard? -- Et il
rappelait tous les grands succиs contemporains, depuis Fanchon la
Vielleuse jusqu'а Gaspardo le Pкcheur, dйplorait la dйcadence de
notre scиne. Elle a pour cause le mйpris de la Littйrature -- ou
plutфt du style.
Alors, ils se demandиrent en quoi consiste prйcisйment le style? -
- et grвce а des auteurs indiquйs par Dumouchel, ils apprirent le
secret de tous ses genres.
Comment on obtient le majestueux, le tempйrй, le naпf, les
tournures qui sont nobles, les mots qui sont bas. Chiens se relиve
par dйvorants. Vomir ne s'emploie qu'au figurй. Fiиvre s'applique
aux passions. Vaillance est beau en vers.
-- Si nous faisions des vers? dit Pйcuchet.
-- Plus tard! Occupons-nous de la prose, d'abord.
On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler
sur lui mais tous ont leurs dangers -- et non seulement ils ont
pйchй par le style -- mais encore par la langue.
Une telle assertion dйconcerta Bouvard et Pйcuchet et ils se
mirent а йtudier la grammaire.
Avons-nous dans notre idiome des articles dйfinis et indйfinis
comme en latin? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils
n'osиrent se dйcider.
Le sujet s'accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions oщ
le sujet ne s'accorde pas.
Nulle distinction autrefois entre l'adjectif verbal et le
participe prйsent, mais l'Acadйmie en pose une peu commode а
saisir.
Ils furent bien aises d'apprendre que leur, pronom, s'emploie pour
les personnes mais aussi pour les choses, tandis que oщ et en
s'emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes.
Doit-on dire cette femme a l'air bon ou l'air bonne? -- une bыche
de bois sec ou de bois sиche -- ne pas laisser de ou que de -- une
troupe de voleurs survint, ou survinrent?
Autres difficultйs: Autour et а l'entour dont Racine et Boileau ne
voyaient pas la diffйrence -- imposer ou en imposer synonymes chez
Massillon et chez Voltaire; croasser et coasser confondus par La
Fontaine, qui pourtant savait reconnaоtre un corbeau d'une
grenouille.
Les grammairiens, il est vrai, sont en dйsaccord; ceux-ci voyant
une beautй, oщ ceux-lа dйcouvrent une faute. Ils admettent des
principes dont ils repoussent les consйquences, proclament les
consйquences dont ils refusent les principes, s'appuient sur la
tradition, rejettent les maоtres, et ont des raffinements
bizarres. Mйnage au lieu de lentilles et cassonade prйconise
nentilles et castonade. Bouhours jйrarchie et non pas hiйrarchie,
et M. Chapsal les oeils de la soupe.
Pйcuchet surtout fut йbahi par Gйnin. Comment? des z'annetons
vaudrait mieux que des hannetons, des z'aricots que des haricots -
- et sous Louis XIV, on prononзait Roume et M. de Loune pour Rome
et M. de Lionne!
Littrй leur porta le coup de grвce en affirmant que jamais il n'y
eut d'orthographe positive, et qu'il ne saurait y en avoir.
Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire
une illusion.
En ce temps-lа, d'ailleurs, une rhйtorique nouvelle annonзait
qu'il faut йcrire comme on parle et que tout sera bien pourvu
qu'on ait senti, observй.
Comme ils avaient senti et croyaient avoir observй, ils se
jugиrent capables d'йcrire. Une piиce est gкnante par l'йtroitesse
du cadre; mais le roman a plus de libertйs. Pour en faire un, ils
cherchиrent dans leurs souvenirs.
Pйcuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un trиs vilain
monsieur, et il ambitionnait de s'en venger par un livre.
Bouvard avait connu а l'estaminet, un vieux maоtre d'йcriture
ivrogne et misйrable. Rien ne serait drфle comme ce personnage.
Au bout de la semaine, ils imaginиrent de fondre ces deux sujets,
en un seul -- en demeuraient lа, passиrent aux suivants: -- une
femme qui cause le malheur d'une famille -- une femme, son mari et
son amant -- une femme qui serait vertueuse par dйfaut de
conformation, un ambitieux, un mauvais prкtre.
Ils tвchaient de relier а ces conceptions incertaines des choses
fournies par leur mйmoire, retranchaient, ajoutaient. Pйcuchet
йtait pour le sentiment et l'idйe, Bouvard pour l'image et la
couleur -- et ils commenзaient а ne plus s'entendre, chacun
s'йtonnant que l'autre fыt si bornй.
La science qu'on nomme esthйtique, trancherait peut-кtre leurs
diffйrends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur
envoya une liste d'ouvrages sur la matiиre. Ils travaillaient а
part, et se communiquaient leurs rйflexions.
D'abord qu'est-ce que le Beau?
Pour Schelling c'est l'infini s'exprimant par le fini, pour Reid
une qualitй occulte, pour Jouffroy un trait indйcomposable, pour
De Maistre ce qui plaоt а la vertu; pour le P. Andrй, ce qui
convient а la Raison.
Et il existe plusieurs sortes de Beau: un beau dans les sciences,
la gйomйtrie est belle, un beau dans les moeurs, on ne peut nier
que la mort de Socrate ne soit belle. Un beau dans le rиgne
animal. La Beautй du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne
saurait кtre beau, vu ses habitudes immondes; un serpent non plus,
car il йveille en nous des idйes de bassesse. Les fleurs, les
papillons, les oiseaux peuvent кtre beaux. Enfin la condition
premiиre du Beau, c'est l'unitй dans la variйtй, voilа le
principe.
-- Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variйs que
deux yeux droits et produisent moins bon effet, -- ordinairement.
Ils abordиrent la question du sublime.
Certains objets, sont d'eux-mкmes sublimes, le fracas d'un
torrent, des tйnиbres profondes, un arbre battu par la tempкte. Un
caractиre est beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte.
-- Je comprends dit Bouvard le Beau est le Beau, et le Sublime le
trиs Beau.
Comment les distinguer?
-- Au moyen du tact, rйpondit Pйcuchet.
-- Et le tact, d'oщ vient-il?
-- Du goыt!
-- Qu'est-ce que le goыt?
On le dйfinit un discernement spйcial, un jugement rapide,
l'avantage de distinguer certains rapports.
-- Enfin le goыt c'est le goыt, -- et tout cela ne dit pas la
maniиre d'en avoir.
Il faut observer les biensйances; mais les biensйances varient; --
et si parfaite que soit une oeuvre, elle ne sera pas toujours
irrйprochable. -- Il y a, pourtant, un Beau indestructible, et
dont nous ignorons les lois, car sa genиse est mystйrieuse.
Puisqu'une idйe ne peut se traduire par toutes les formes, nous
devons reconnaоtre des limites entre les Arts, et dans chacun des
Arts plusieurs genres. Mais des combinaisons surgissent oщ le
style de l'un entrera dans l'autre sous peine de dйvier du but, de
ne pas кtre vrai.
L'application trop exacte du Vrai nuit а la Beautй, et la
prйoccupation de la Beautй empкche le Vrai. Cependant, sans idйal
pas de Vrai; -- c'est pourquoi les types sont d'une rйalitй plus
continue que les portraits. L'Art, d'ailleurs, ne traite que la
vraisemblance -- mais la vraisemblance dйpend de qui l'observe,
est une chose relative, passagиre.
Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins
en moins, croyait а l'esthйtique.
-- Si elle n'est pas une blague, sa rigueur se dйmontrera par des
exemples. Or, йcoute. Et il lut une note, qui lui avait demandй
bien des recherches.
Bouhours accuse Tacite de n'avoir pas la simplicitй que rйclame
l'Histoire. M. Droz, un professeur, blвme Shakespeare pour son
mйlange du sйrieux et du bouffon, Nisard, autre professeur, trouve
qu'Andrй Chйnier est comme poиte au-dessous du XVIIe siиcle,
Blair, Anglais, dйplore dans Virgile le tableau des harpies.
Marmontel gйmit sur les licences d'Homиre. Lamotte n'admet point
l'immoralitй de ses hйros, Vida s'indigne de ses comparaisons.
Enfin, tous les faiseurs de rhйtoriques, de poйtiques et
d'esthйtiques me paraissent des imbйciles!
-- Tu exagиres! dit Pйcuchet.
Des doutes l'agitaient -- car si les esprits mйdiocres (comme
observe Longin) sont incapables de fautes, les fautes
appartiennent aux maоtres, et on devra les admirer? C'est trop
fort! Cependant les maоtres sont les maоtres! Il aurait voulu
faire s'accorder les doctrines avec les oeuvres, les critiques et
les poиtes, saisir l'essence du Beau; -- et ces questions le
travaillиrent tellement que sa bile en fut remuйe. Il y gagna une
jaunisse.
Elle йtait а son plus haut pйriode, quand Marianne la cuisiniиre
de Mme Bordin vint demander а Bouvard un rendez-vous pour sa
maоtresse.
La veuve n'avait pas reparu depuis la sйance dramatique. Йtait-ce
une avance? Mais pourquoi l'intermйdiaire de Marianne? -- Et
pendant toute la nuit, l'imagination de Bouvard s'йgara.
Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor
et regardait de temps а autre par la fenкtre; un coup de sonnette
retentit. C'йtait le notaire.
Il traversa la cour, monta l'escalier, se mit dans le fauteuil --
et les premiиres politesses йchangйes, dit que las d'attendre Mme
Bordin, il avait pris les devants. Elle dйsirait lui acheter les
Йcalles.
Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre
de Pйcuchet.
Pйcuchet ne sut que rйpondre. Il йtait soucieux; -- M. Vaucorbeil
devant venir tout а l'heure.
Enfin, elle arriva. Son retard s'expliquait par l'importance de sa
toilette: un cachemire, un chapeau, des gants glacйs, la tenue qui
sied aux occasions sйrieuses.
Aprиs beaucoup d'ambages, elle demanda si mille йcus ne seraient
pas suffisants?
-- Un acre! Mille йcus? jamais!
Elle cligna ses paupiиres: -- Ah! pour moi!
Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra.
Il tenait sous le bras, comme un avouй, une serviette de maroquin
-- et en la posant sur la table:
-- Ce sont des brochures! Elles ont trait а la Rйforme -- question
brыlante; -- mais voici une chose qui vous appartient sans doute?
Et il tendit а Bouvard le second volume des Mйmoires du Diable.
Mйlie, tout а l'heure, le lisait dans la cuisine; et comme on doit
surveiller les moeurs de ces gens-lа, il avait cru bien faire en
confisquant le livre.
Bouvard l'avait prкtй а sa servante. On causa des romans.
Mme Bordin les aimait, quand ils n'йtaient pas lugubres.
-- Les йcrivains dit M. de Faverges nous peignent la vie sous des
couleurs flatteuses!
-- Il faut peindre! objecta Bouvard.
-- Alors, on n'a plus qu'а suivre l'exemple! ...
-- Il ne s'agit pas d'exemple!
-- Au moins, conviendrez-vous qu'ils peuvent tomber entre les
mains d'une jeune fille. Moi, j'en ai une.
-- Charmante! dit le notaire, en prenant la figure qu'il avait les
jours de contrat de mariage.
-- Eh bien, а cause d'elle, ou plutфt des personnes qui
l'entourent, je les prohibe dans ma maison, car le Peuple, cher
monsieur! ...
-- Qu'a-t-il fait, le Peuple? dit Vaucorbeil, paraissant tout а
coup sur le seuil.
Pйcuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mкler а la compagnie.
-- Je soutiens reprit le comte qu'il faut йcarter de lui certaines
lectures.
Vaucorbeil rйpliqua: -- Vous n'кtes donc pas pour l'instruction?
-- Si fait! Permettez?
-- Quand tous les jours dit Marescot on attaque le gouvernement!
-- Oщ est le mal?
Et le gentilhomme et le mйdecin se mirent а dйnigrer Louis-
Philippe, rappelant l'affaire Pritchard, les lois de septembre
contre la libertй de la presse.
-- Et celle du thйвtre! ajouta Pйcuchet.
Marescot n'y tenait plus. -- Il va trop loin, votre thйвtre!
-- Pour cela, je vous l'accorde! dit le comte; des piиces qui
exaltent le suicide!
-- Le suicide est beau! -- tйmoin Caton, objecta Pйcuchet.
Sans rйpondre а l'argument, M. de Faverges stigmatisa ces oeuvres,
oщ l'on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la
propriйtй, le mariage!
-- Eh bien, et Moliиre? dit Bouvard.
Marescot, homme de goыt, riposta que Moliиre ne passerait plus --
et d'ailleurs йtait un peu surfait.
-- Enfin dit le comte Victor Hugo a йtй sans pitiй -- oui sans
pitiй, pour Marie-Antoinette, en traоnant sur la claie, le type de
la Reine dans le personnage de Marie Tudor!
-- Comment! s'йcria Bouvard moi -- auteur -- je n'ai pas le
droit...
-- Non, monsieur, vous n'avez pas le droit de nous montrer le
crime sans mettre а cфtй un correctif, sans nous offrir une leзon.
Vaucorbeil trouvait aussi que l'Art devait avoir un but: viser а
l'amйlioration des masses! Chantez-nous la science, nos
dйcouvertes, le patriotisme et il admirait Casimir Delavigne.
Mme Bordin vanta le marquis de Foudras.
Le notaire reprit: -- Mais la langue, y pensez-vous?
-- La langue? comment?
-- On vous parle du style! cria Pйcuchet. Trouvez-vous ses
ouvrages bien йcrits?
-- Sans doute, fort intйressants!
Il leva les йpaules -- et elle rougit sous l'impertinence.
Plusieurs fois, Mme Bordin avait tвchй de revenir а son affaire.
Il йtait trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de
Marescot.
Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager.
Vaucorbeil allait partir, quand Pйcuchet l'arrкta.
-- Vous m'oubliez, Docteur!
Sa mine jaune йtait lamentable, avec ses moustaches, et ses
cheveux noirs qui pendaient sous un foulard mal attachй.
-- Purgez-vous dit le mйdecin; et lui donnant deux petites claques
comme а un enfant: Trop de nerfs, trop artiste!
Cette familiaritй lui fit plaisir. Elle le rassurait; -- et dиs
qu'ils furent seuls:
-- Tu crois que ce n'est pas sйrieux?
-- Non! bien sыr!
Ils rйsumиrent ce qu'ils venaient d'entendre. La moralitй de l'Art
se renferme pour chacun dans le cфtй qui flatte ses intйrкts. On
n'aime pas la Littйrature.
Ensuite ils feuilletиrent les imprimйs du Comte. Tous rйclamaient
le suffrage universel.
-- Il me semble dit Pйcuchet que nous aurons bientфt du grabuge?
Car il voyait tout en noir, peut-кtre а cause de sa jaunisse.
CHAPITRE VI
Dans la matinйe du 25 fйvrier 1848, on apprit а Chavignolles, par
un individu venant de Falaise, que Paris йtait couvert de
barricades -- et le lendemain, la proclamation de la Rйpublique
fut affichйe sur la mairie.
Ce grand йvйnement stupйfia les bourgeois.
Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d'appel, la
Cour des Comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des
notaires, l'Ordre des avocats, le Conseil d'Йtat, l'Universitй,
les gйnйraux et M. de la Rochejacquelein lui-mкme donnaient leur
adhйsion au Gouvernement Provisoire, les poitrines se
desserrиrent; -- et comme а Paris on plantait des arbres de la
libertй, le Conseil municipal dйcida qu'il en fallait а
Chavignolles.
Bouvard en offrit un, rйjoui dans son patriotisme par le triomphe
du Peuple -- quant а Pйcuchet, la chute de la Royautй confirmait
trop ses prйvisions pour qu'il ne fыt pas content.
Gorju, leur obйissant avec zиle, dйplanta un des peupliers qui
bordaient la prairie au-dessous de la Butte, et le transporta
jusqu'au Pas de la Vaque, а l'entrйe du bourg, endroit dйsignй.
Avant l'heure de la cйrйmonie, tous les trois attendaient le
cortиge.
Un tambour retentit, une croix d'argent se montra; ensuite,
parurent deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curй
avec l'йtole, le surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants
de choeur l'escortaient, un cinquiиme portait le seau pour l'eau
bйnite, et le sacristain le suivait.
Il monta sur le rebord de la fosse oщ se dressait le peuplier,
garni de bandelettes tricolores. On voyait en face le maire et ses
deux adjoints Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de
Faverges, Vaucorbeil, Coulon le juge de paix, bonhomme а figure
somnolente; Heurtaux s'йtait coiffй d'un bonnet de police -- et
Alexandre Petit le nouvel instituteur, avait mis sa redingote, une
pauvre redingote verte, celle des dimanches. Les pompiers, que
commandait Girbal sabre au poing, formaient un seul rang; de
l'autre cфtй brillaient les plaques blanches de quelques vieux
shakos du temps de La Fayette -- cinq ou six, pas plus, la garde
nationale йtant tombйe en dйsuйtude а Chavignolles. Des paysans et
leurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des gamins, se
tassaient par derriиre; -- et Placquevent, le garde champкtre,
haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en se
promenant les bras croisйs.
L'allocution du curй fut comme celle des autres prкtres dans la
mкme circonstance. Aprиs avoir tonnй contre les Rois, il glorifia
la Rйpublique. Ne dit-on pas la Rйpublique des Lettres, la
Rйpublique chrйtienne? Quoi de plus innocent que l'une, de plus
beau que l'autre? Jйsus-Christ formula notre sublime devise;
l'arbre du peuple c'йtait l'arbre de la Croix. Pour que la
Religion donne ses fruits, elle a besoin de la charitй -- et au
nom de la charitй, l'ecclйsiastique conjura ses frиres de ne
commettre aucun dйsordre, de rentrer chez eux, paisiblement.
Puis, il aspergea l'arbuste, en implorant la bйnйdiction de Dieu.
Qu'il se dйveloppe et qu'il nous rappelle l'affranchissement de
toute servitude, et cette fraternitй plus bienfaisante que
l'ombrage de ses rameaux! -- Amen!
Des voix rйpйtиrent Amen -- et aprиs un battement de tambour, le
clergй, poussant un Te Deum, reprit le chemin de l'йglise.
Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y
voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une dйfйrence, un
hommage rendu а leurs principes.
Bouvard et Pйcuchet trouvaient qu'on aurait dы les remercier pour
leur cadeau, y faire une allusion, tout au moins; -- et ils s'en
ouvrirent а Faverges et au docteur.
Qu'importaient de pareilles misиres! Vaucorbeil йtait charmй de la
Rйvolution, le Comte aussi. Il exйcrait les d'Orlйans. On ne les
reverrait plus; bon voyage! Tout pour le peuple, dйsormais! -- et
suivi de Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curй.
Foureau marchait la tкte basse, entre le notaire et l'aubergiste,
vexй par la cйrйmonie, ayant peur d'une йmeute; -- et
instinctivement il se retournait vers le garde champкtre, qui
dйplorait avec le Capitaine, l'insuffisance de Girbal, et la
mauvaise tenue de ses hommes.
Des ouvriers passиrent sur la route, en chantant la Marseillaise.
Gorju, au milieu d'eux, brandissait une canne; Petit les
escortait, l'oeil animй.
-- Je n'aime pas cela! dit Marescot, on vocifиre, on s'exalte!
-- Eh bon Dieu! reprit Coulon, il faut que jeunesse s'amuse!
Foureau soupira. Drфle d'amusement! et puis la guillotine, au
bout! Il avait des visions d'йchafaud, s'attendait а des horreurs.
Chavignolles reзut le contrecoup des agitations de Paris. Les
bourgeois s'abonnиrent а des journaux. Le matin, on s'encombrait
au bureau de la poste, et la directrice ne s'en fыt pas tirйe sans
le Capitaine, qui l'aidait, quelquefois. Ensuite, on restait sur
la Place, а causer.
La premiиre discussion violente eut pour objet la Pologne.
Heurtaux et Bouvard demandaient qu'on la dйlivrвt.
M. de Faverges pensait autrement.
-- De quel droit irions-nous lа-bas? C'йtait dйchaоner l'Europe
contre nous. Pas d'imprudence! Et tout le monde l'approuvant, les
deux Polonais se turent.
Une autre fois, Vaucorbeil dйfendit les circulaires de Ledru-
Rollin.
Foureau riposta par les 45 centimes.
Mais le gouvernement, dit Pйcuchet, avait supprimй l'esclavage.
-- Qu'est-ce que зa me fait, l'esclavage!
-- Eh bien, et l'abolition de la peine de mort, en matiиre
politique?
-- Parbleu! reprit Foureau; on voudrait tout abolir. Cependant qui
sait? Les locataires dйjа, se montrent d'une exigence!
-- Tant mieux! les propriйtaires selon Pйcuchet йtaient favorisйs.
Celui qui possиde un immeuble...
Foureau et Marescot l'interrompirent, criant qu'il йtait un
communiste.
-- Moi? communiste!
Et tous parlaient а la fois, quand Pйcuchet proposa de fonder un
club! Foureau eut la hardiesse de rйpondre que jamais on n'en
verrait а Chavignolles.
Ensuite, Gorju rйclama des fusils pour la garde nationale --
l'opinion l'ayant dйsignй comme instructeur.
Les seuls fusils qu'il y eыt йtaient ceux des pompiers. Girbal y
tenait. Foureau ne se souciait pas d'en dйlivrer.
Gorju le regarda. -- On trouve, pourtant, que je sais m'en servir
car il joignait а toutes ses industries celle du braconnage -- et
souvent M. le maire et l'aubergiste lui achetaient un liиvre ou un
lapin.
-- Ma foi! prenez-les! dit Foureau.
Le soir mкme, on commenзa les exercices.
C'йtait sur la pelouse, devant l'йglise. Gorju en bourgeron bleu,
une cravate autour des reins, exйcutait les mouvements d'une faзon
automatique. Sa voix, quand il commandait, йtait brutale. --
Rentrez les ventres! Et tout de suite, Bouvard s'empкchant de
respirer, creusait son abdomen, tendait la croupe. -- On ne vous
dit pas de faire un arc, nom de Dieu! Pйcuchet confondait les
files et les rangs, demi-tour а droite, demi-tour а gauche; mais
le plus lamentable йtait l'instituteur: dйbile et de taille
exiguл, avec un collier de barbe blonde, il chancelait sous le
poids de son fusil, dont la baпonnette incommodait ses voisins.
On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers
crasseux, de vieux habits d'uniforme trop courts, laissant voir la
chemise sur les flancs; -- et chacun prйtendait n'avoir pas le
moyen de faire autrement. Une souscription fut ouverte pour
habiller les plus pauvres. Foureau lйsina, tandis que des femmes
se signalиrent. Mme Bordin offrit cinq francs, malgrй sa haine de
la Rйpublique. M. de Faverges йquipa douze hommes; et ne manquait
pas а la manoeuvre. Puis il s'installait chez l'йpicier et payait
des petits verres au premier venu.
Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait
aprиs les ouvriers. On briguait l'avantage de leur appartenir. Ils
devenaient des nobles.
Ceux du canton, pour la plupart, йtaient tisserands. D'autres
travaillaient dans les manufactures d'indiennes, ou а une fabrique
de papiers, nouvellement йtablie.
Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate,
menait boire les intimes chez Mme Castillon.
Mais les paysans йtaient plus nombreux; et les jours de marchй, M.
de Faverges se promenant sur la Place, s'informait de leurs
besoins, tвchait de les convertir а ses idйes. Ils йcoutaient sans
rйpondre, comme le pиre Gouy, prкt а accepter tout gouvernement,
pourvu qu'on diminuвt les impфts.
А force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-кtre qu'on le
porterait а l'Assemblйe.
M. de Faverges y pensait comme lui, -- tout en cherchant а ne pas
se compromettre. Les conservateurs balanзaient entre Foureau et
Marescot. Mais le notaire tenant а son йtude, Foureau fut choisi -
- un rustre, un crйtin. Le docteur s'en indigna.
Fruit sec des concours, il regrettait Paris -- et c'йtait la
conscience de sa vie manquйe qui lui donnait un air morose. Une
carriиre plus vaste allait se dйvelopper -- quelle revanche! Il
rйdigea une profession de foi et vint la lire а messieurs Bouvard
et Pйcuchet.
Ils l'en fйlicitиrent; leurs doctrines йtaient les mкmes.
Cependant, ils йcrivaient mieux, connaissaient l'histoire,
pouvaient aussi bien que lui figurer а la Chambre. Pourquoi pas?
Mais lequel devait se prйsenter? Et une lutte de dйlicatesse
s'engagea. Pйcuchet prйfйrait а lui-mкme, son ami. Non! non, зa te
revient! tu as plus de prestance! -- Peut-кtre rйpondait Bouvard
mais toi plus de toupet! Et sans rйsoudre la difficultй, ils
dressиrent des plans de conduite.
Ce vertige de la dйputation en avait gagnй d'autres. Le Capitaine
y rкvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde;
et l'instituteur aussi, dans son йcole, et le curй aussi entre
deux priиres -- tellement que parfois il se surprenait les yeux au
ciel, en train de dire: Faites, ф mon Dieu! que je sois dйputй!
Le Docteur, ayant reзu des encouragements, se rendit chez
Heurtaux, et lui exposa les chances qu'il avait.
Le capitaine n'y mit pas de faзons. Vaucorbeil йtait connu sans
doute; mais peu chйri de ses confrиres, et spйcialement des
pharmaciens. Tous clabauderaient contre lui; le peuple ne voulait
pas d'un Monsieur; ses meilleurs malades le quitteraient; -- et
ayant pesй ces arguments, le mйdecin regretta sa faiblesse.
Dиs qu'il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux
militaires on s'oblige! Mais le garde champкtre, tout dйvouй а
Foureau, refusa net de le servir.
Le curй dйmontra а M. de Faverges que l'heure n'йtait pas venue.
Il fallait donner а la Rйpublique le temps de s'user.
Bouvard et Pйcuchet reprйsentиrent а Gorju qu'il ne serait jamais
assez fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois,
l'emplirent d'incertitudes, lui фtиrent toute confiance.
Petit, par orgueil, avait laissй voir son dйsir. Beljambe le
prйvint que s'il йchouait, sa destitution йtait certaine.
Enfin, Monseigneur ordonna au curй de se tenir tranquille.
Donc, il ne restait que Foureau.
Bouvard et Pйcuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volontй
pour les fusils, son opposition au club, ses idйes rйtrogrades,
son avarice; -- et mкme persuadиrent а Gouy qu'il voulait rйtablir
l'ancien rйgime.
Si vague que fыt cette chose-lа pour le paysan, il l'exйcrait
d'une haine accumulйe dans l'вme de ses aпeux, pendant dix siиcles
-- et il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa
femme, beaux-frиres, cousins, arriиre-neveux, une horde.
Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la dйmolition de M. le
maire; et le terrain ainsi dйblayй, Bouvard et Pйcuchet, sans que
personne s'en doutвt, pouvaient rйussir.
Ils tirиrent au sort pour savoir qui se prйsenterait. Le sort ne
trancha rien -- et ils allиrent consulter lа-dessus, le docteur.
Il leur apprit une nouvelle. Flacardoux, rйdacteur du Calvados,
avait dйclarй sa candidature. La dйception des deux amis fut
grande; chacun, outre la sienne, ressentait celle de l'autre. Mais
la Politique les йchauffait. Le jour des йlections, ils
surveillиrent les urnes. Flacardoux l'emporta.
M. le comte s'йtait rejetй sur la garde nationale, sans obtenir
l'йpaulette de commandant. Les Chavignollais imaginиrent de nommer
Beljambe.
Cette faveur du public, bizarre et imprйvue, consterna Heurtaux.
Il avait nйgligй ses devoirs, se bornant а inspecter parfois les
manoeuvres, et йmettre des observations. N'importe! Il trouvait
monstrueux qu'on prйfйrвt un aubergiste а un ancien Capitaine de
l'Empire -- et il dit, aprиs l'envahissement de la Chambre au 15
mai: Si les grades militaires se donnent comme зa dans la
capitale, je ne m'йtonne plus de ce qui arrive!
La Rйaction commenзait.
On croyait aux purйes d'ananas de Louis Blanc, au lit d'or de
Flocon, aux orgies royales de Ledru-Rollin -- et comme la province
prйtend connaоtre tout ce qui se passe а Paris, les bourgeois de
Chavignolles ne doutaient pas de ces inventions, et admettaient
les rumeurs les plus absurdes.
M. de Faverges, un soir, vint trouver le curй pour lui apprendre
l'arrivйe en Normandie du Comte de Chambord.
Joinville, d'aprиs Foureau, se disposait avec ses marins, а vous
rйduire les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement
Louis Bonaparte serait consul.
Les fabriques chфmaient. Des pauvres, par bandes nombreuses,
erraient dans la campagne.
Un dimanche (c'йtait dans les premiers jours de juin) un gendarme,
tout а coup, partit vers Falaise. Les ouvriers d'Acqueville,
Liffard, Pierre-Pont et Saint-Rйmy marchaient sur Chavignolles.
Les auvents se fermиrent, le Conseil municipal s'assembla; -- et
rйsolut, pour prйvenir des malheurs, qu'on ne ferait aucune
rйsistance. La gendarmerie fut mкme consignйe, avec l'injonction
de ne pas se montrer.
Bientфt on entendit comme un grondement d'orage. Puis le chant des
Girondins йbranla les carreaux; -- et des hommes, bras dessus bras
dessous, dйbouchиrent par la route de Caen, poudreux, en sueur,
dйpenaillйs. Ils emplissaient la Place. Un grand brouhaha
s'йlevait.
Gorju et deux compagnons entrиrent dans la salle. L'un йtait
maigre et а figure chafouine avec un gilet de tricot, dont les
rosettes pendaient. L'autre noir de charbon -- un mйcanicien sans
doute -- avait les cheveux en brosse, de gros sourcils, et des
savates de lisiиre. Gorju, comme un hussard, portait sa veste sur
l'йpaule.
Tous les trois restaient debout -- et les Conseillers, siйgeant
autour de la table couverte d'un tapis bleu, les regardaient,
blкmes d'angoisse.
-- Citoyens! dit Gorju il nous faut de l'ouvrage!
Le maire tremblait; la voix lui manqua.
Marescot rйpondit а sa place, que le Conseil aviserait
immйdiatement; -- et les compagnons йtant sortis, on discuta
plusieurs idйes.
La premiиre fut de tirer du caillou.
Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d'Angleville
а Tournebu.
Celui de Bayeux rendait absolument le mкme service.
On pouvait curer la mare? ce n'йtait pas un travail suffisant! ou
bien creuser une seconde mare! mais а quelle place?
Langlois йtait d'avis de faire un remblai le long des Mortins, en
cas d'inondation -- mieux valait, selon Beljambe, dйfricher les
bruyиres. Impossible de rien conclure! -- Pour calmer la foule,
Coulon descendit sur le pйristyle, et annonзa qu'ils prйparaient
des ateliers de charitй.
-- La charitй? Merci! s'йcria Gorju. А bas les aristos! Nous
voulons le droit au travail!
C'йtait la question de l'йpoque. Il s'en faisait un moyen de
gloire. On applaudit.
En se retournant, il coudoya Bouvard, que Pйcuchet avait entraоnй
jusque-lа -- et ils engagиrent une conversation. Rien ne pressait;
la mairie йtait cernйe. Le Conseil n'йchapperait pas.
-- Oщ trouver de l'argent? disait Bouvard.
-- Chez les riches! D'ailleurs, le gouvernement ordonnera des
travaux.
-- Et si on n'a pas besoin de travaux?
-- On en fera, par avance!
-- Mais les salaires baisseront! riposta Pйcuchet. Quand l'ouvrage
vient а manquer, c'est qu'il y a trop de produits! -- et vous
rйclamez pour qu'on les augmente!
Gorju se mordait la moustache. -- Cependant... avec l'organisation
du travail...
-- Alors le gouvernement sera le maоtre?
Quelques-uns, autour d'eux, murmurиrent: -- Non! non! plus de
maоtres!
Gorju s'irrita. -- N'importe! on doit fournir aux travailleurs un
capital -- ou bien instituer le crйdit!
-- De quelle maniиre?
-- Ah! je ne sais pas! mais on doit instituer le crйdit!
-- En voilа assez dit le mйcanicien; ils nous embкtent, ces
farceurs-lа!
Et il gravit le perron, dйclarant qu'il enfoncerait la porte.
Placquevent l'y reзut, le jarret droit flйchi, les poings serrйs.
-- Avance un peu!
Le mйcanicien recula.
Une nuйe de la foule parvint dans la salle; tous se levиrent,
ayant envie de s'enfuir. Le secours de Falaise n'arrivait pas! On
dйplorait l'absence de M. le Comte. Marescot tortillait une plume.
Le pиre Coulon gйmissait. Heurtaux s'emporta pour qu'on fоt donner
les gendarmes.
-- Commandez-les! dit Foureau.
-- Je n'ai pas d'ordre.
Le bruit redoublait, cependant. La Place йtait couverte de monde;
-- et tous observaient le premier йtage de la mairie, quand а la
croisйe du milieu, sous l'horloge, on vit paraоtre Pйcuchet.
Il avait pris adroitement l'escalier de service; -- et voulant
faire comme Lamartine, il se mit а haranguer le peuple:
-- Citoyens!
Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu
manquait de prestige.
L'homme au tricot l'interpella:
-- Est-ce que vous кtes ouvrier?
-- Non.
-- Patron, alors?
-- Pas davantage!
-- Eh bien, retirez-vous!
-- Pourquoi? reprit fiиrement Pйcuchet.
Et aussitфt, il disparut dans l'embrasure, empoignй par le
mйcanicien. Gorju vint а son aide. -- Laisse-le! c'est un brave!
Ils se colletaient.
La porte s'ouvrit, et Marescot sur le seuil, proclama la dйcision
municipale. Hurel l'avait suggйrйe.
Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et
qui mиnerait au chвteau de Faverges.
C'йtait un sacrifice que s'imposait la commune dans l'intйrкt des
travailleurs. Ils se dispersиrent.
En rentrant chez eux, Bouvard et Pйcuchet eurent les oreilles
frappйes par des voix de femmes. Les servantes et Mme Bordin
poussaient des exclamations, la veuve criait plus fort, -- et а
leur aspect:
-- Ah! c'est bien heureux! depuis trois heures que je vous
attends! mon pauvre jardin! plus une seule tulipe! des
cochonneries partout, sur le gazon! Pas moyen de le faire
dйmarrer.
-- Qui cela?
-- Le pиre Gouy!
Il йtait venu avec une charrette de fumier -- et l'avait jetйe
tout а vrac au milieu de l'herbe. Il laboure maintenant! Dйpкchez-
vous pour qu'il finisse!
-- Je vous accompagne! dit Bouvard.
Au bas des marches, en dehors, un cheval dans les brancards d'un
tombereau mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en
frфlant les plates-bandes, avaient pilй les buis, cassй un
rhododendron, abattu les dahlias -- et des mottes de fumier noir,
comme des taupiniиres, bosselaient le gazon. Gouy le bкchait avec
ardeur.
Un jour, Mme Bordin avait dit nйgligemment qu'elle voulait le
retourner. Il s'йtait mis а la besogne, et malgrй sa dйfense
continuait. C'est de cette maniиre qu'il entendait le droit au
travail, le discours de Gorju lui ayant tournй la cervelle.
Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard.
Mme Bordin, comme dйdommagement, ne paya pas sa main-d'oeuvre et
garda le fumier. Elle йtait judicieuse, l'йpouse du mйdecin -- et
mкme celle du notaire, bien que d'un rang supйrieur, la
considйraient.
Les ateliers de charitй durиrent une semaine. Aucun trouble
n'advint. Gorju avait quittй le pays.
Cependant la garde nationale йtait toujours sur pied; le dimanche
une revue, promenades militaires, quelquefois -- et chaque nuit
des rondes. Elles inquiйtaient le village.
On tirait les sonnettes des maisons, par facйtie; on pйnйtrait
dans les chambres oщ des йpoux ronflaient sur le mкme traversin;
alors on disait des gaudrioles; et le mari se levant allait vous
chercher des petits verres. Puis on revenait au corps de garde,
jouer un cent de dominos; on y buvait du cidre, on y mangeait du
fromage, et le factionnaire qui s'ennuyait а la porte
l'entrebвillait а chaque minute. L'indiscipline rйgnait, grвce а
la mollesse de Beljambe.
Quand йclatиrent les journйes de Juin, tout le monde fut d'accord
pour voler au secours de Paris, mais Foureau ne pouvait quitter la
mairie, Marescot son йtude, le Docteur sa clientиle, Girbal ses
pompiers. M. de Faverges йtait а Cherbourg. Beljambe s'alita. Le
capitaine grommelait: On n'a pas voulu de moi, tant pis! et
Bouvard eut la sagesse de retenir Pйcuchet.
Les rondes dans la campagne furent йtendues plus loin.
Des paniques survenaient, causйes par l'ombre d'une meule, ou les
formes des branches; une fois, tous les gardes nationaux
s'enfuirent. Sous le clair de la lune, ils avaient aperзu dans un
pommier, un homme avec un fusil -- et qui les tenait en joue.
Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille faisant halte
sous la hкtrйe entendit quelqu'un devant elle.
-- Qui vive?
Pas de rйponse!
On laissa l'individu continuer sa route, en le suivant а distance,
car il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tкte -- mais quand on
fut dans le village, а portйe des secours, les douze hommes du
peloton, tous а la fois se prйcipitиrent sur lui, en criant: Vos
papiers! Ils le houspillaient, l'accablaient d'injures. Ceux du
corps de garde йtaient sortis. On l'y traоna; -- et а la lueur de
la chandelle brыlant sur le poкle, on reconnut enfin Gorju.
Un mйchant paletot de lasting craquait а ses йpaules. Ses orteils
se montraient par les trous de ses bottes. Des йraflures et des
contusions faisaient saigner son visage. Il йtait amaigri
prodigieusement, et roulait des yeux, comme un loup.
Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait
sous la hкtrйe, ce qu'il revenait faire а Chavignolles, l'emploi
de son temps, depuis six semaines.
Зa ne les regardait pas. Il йtait libre.
Placquevent le fouilla pour dйcouvrir des cartouches. On allait
provisoirement le coffrer.
Bouvard s'interposa.
-- Inutile! reprit le maire on connaоt vos opinions.
-- Cependant? ...
-- Ah! prenez garde, je vous en avertis! Prenez garde.
Bouvard n'insista plus.
Gorju alors, se tourna vers Pйcuchet: -- Et vous, patron, vous ne
dites rien?
Pйcuchet baissa la tкte, comme s'il eыt doutй de son innocence.
Le pauvre diable eut un sourire d'amertume. -- Je vous ai dйfendu,
pourtant!
Au petit jour, deux gendarmes l'emmenиrent а Falaise.
Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamnй
par la correctionnelle а trois mois de prison, pour dйlit de
paroles tendant au bouleversement de la sociйtй.
De Falaise, il йcrivit а ses anciens maоtres de lui envoyer
prochainement un certificat de bonne vie et moeurs -- et leur
signature devant кtre lйgalisйe par le maire ou par l'adjoint, ils
prйfйrиrent demander ce petit service а Marescot.
On les introduisit dans une salle а manger, que dйcoraient des
plats de vieille faпence. Une horloge de Boulle occupait le
panneau le plus йtroit. Sur la table d'acajou, sans nappe, il y
avait deux serviettes, une thйiиre, des bols. Mme Marescot
traversa l'appartement dans un peignoir de cachemire bleu. C'йtait
une Parisienne qui s'ennuyait а la campagne. Puis le notaire
entra, une toque а la main, un journal de l'autre; -- et tout de
suite, d'un air aimable, il apposa son cachet -- bien que leur
protйgй fыt un homme dangereux.
-- Vraiment dit Bouvard, pour quelques paroles! ...
-- Quand la parole amиne des crimes, cher monsieur, permettez!
-- Cependant reprit Pйcuchet, quelle dйmarcation йtablir entre les
phrases innocentes et les coupables? Telle chose dйfendue
maintenant sera par la suite applaudie. Et il blвma la maniиre
fйroce dont on traitait les insurgйs.
Marescot allйgua naturellement la dйfense de la Sociйtй, le Salut
Public, loi suprкme.
-- Pardon! dit Pйcuchet, le droit d'un seul est aussi respectable
que celui de tous -- et vous n'avez rien а lui objecter que la
force -- s'il retourne contre vous l'axiome.
Marescot, au lieu de rйpondre, leva les sourcils dйdaigneusement.
Pourvu qu'il continuвt а faire des actes, et а vivre au milieu de
ses assiettes, dans son petit intйrieur confortable, toutes les
injustices pouvaient se prйsenter sans l'йmouvoir. Les affaires le
rйclamaient. Il s'excusa.
Sa doctrine du salut public les avait indignйs. Les conservateurs
parlaient maintenant comme Robespierre.
Autre sujet d'йtonnement: Cavaignac baissait. La garde mobile
devint suspecte. Ledru-Rollin s'йtait perdu, mкme dans l'esprit de
Vaucorbeil. Les dйbats sur la Constitution n'intйressиrent
personne; -- et au 10 dйcembre, tous les Chavignollais votиrent
pour Bonaparte.
Les six millions de voix refroidirent Pйcuchet а l'encontre du
peuple; -- et Bouvard et lui йtudiиrent la question du suffrage
universel.
Appartenant а tout le monde, il ne peut avoir d'intelligence. Un
ambitieux le mиnera toujours, les autres obйiront comme un
troupeau, les йlecteurs n'йtant pas mкme contraints de savoir
lire; -- c'est pourquoi, suivant Pйcuchet, il y avait eu tant de
fraudes dans l'йlection prйsidentielle.
-- Aucune, reprit Bouvard, je crois plutфt а la sottise du peuple.
Pense а tous ceux qui achиtent la Revalesciиre, la pommade
Dupuytren, l'eau des chвtelaines, etc.! Ces nigauds forment la
masse йlectorale, et nous subissons leur volontй. Pourquoi ne
peut-on se faire avec des lapins trois mille livres de rentes?
C'est qu'une agglomйration trop nombreuse est une cause de mort. -
- De mкme, par le fait seul de la foule, les germes de bкtise
qu'elle contient se dйveloppent et il en rйsulte des effets
incalculables.
-- Ton scepticisme m'йpouvante! dit Pйcuchet.
Plus tard, au printemps, ils rencontrиrent M. de Faverges, qui
leur apprit l'expйdition de Rome. On n'attaquerait pas les
Italiens. Mais il nous fallait des garanties. Autrement, notre
influence йtait ruinйe. Rien de plus lйgitime que cette
intervention.
Bouvard йcarquilla les yeux. -- А propos de la Pologne, vous
souteniez le contraire?
-- Ce n'est plus la mкme chose! Maintenant, il s'agissait du Pape.
Et M. de Faverges en disant: Nous voulons, nous ferons, nous
comptons bien reprйsentait un groupe.
Bouvard et Pйcuchet furent dйgoыtйs du petit nombre comme du
grand. La plиbe en somme, valait l'aristocratie.
Le droit d'intervention leur semblait louche. Ils en cherchиrent
les principes dans Calvo, Martens, Vattel; -- et Bouvard conclut:
-- On intervient pour remettre un prince sur le trфne, pour
affranchir un peuple -- ou par prйcaution, en vue d'un danger.
Dans les deux cas, c'est un attentat au droit d'autrui, un abus de
la force, une violence hypocrite!
-- Cependant, dit Pйcuchet, les peuples comme les hommes sont
solidaires.
-- Peut-кtre! Et Bouvard se mit а rкver.
Bientфt commenзa l'expйdition de Rome а l'intйrieur.
En haine des idйes subversives, l'йlite des bourgeois parisiens,
saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l'ordre se formait.
Il avait pour chefs dans l'arrondissement, M. le comte, Foureau,
Marescot et le curй. Tous les jours, vers quatre heures, ils se
promenaient d'un bout а l'autre de la Place, et causaient des
йvйnements. L'affaire principale йtait la distribution des
brochures. Les titres ne manquaient pas de saveur: _Dieu le voudra
-- les Partageux -- Sortons du gвchis -- Oщ allons-nous? _Ce qu'il
y avait de plus beau, c'йtait les dialogues en style villageois,
avec des jurons et des fautes de franзais, pour йlever le moral
des paysans. Par une loi nouvelle, le colportage se trouvait aux
mains des prйfets -- et on venait de fourrer Proudhon а Sainte-
Pйlagie -- immense victoire.
Les arbres de la libertй furent abattus gйnйralement. Chavignolles
obйit а la consigne. Bouvard vit de ses yeux les morceaux de son
peuplier sur une brouette. Ils servirent а chauffer les gendarmes;
-- et on offrit la souche а M. le Curй -- qui l'avait bйni,
pourtant! quelle dйrision!
L'instituteur ne cacha pas sa maniиre de penser. Bouvard et
Pйcuchet l'en fйlicitиrent un jour qu'ils passaient devant sa
porte.
Le lendemain, il se prйsenta chez eux. А la fin de la semaine, ils
lui rendirent sa visite.
Le jour tombait; les gamins venaient de partir, et le maоtre
d'йcole en bouts de manche, balayait la cour. Sa femme coiffйe
d'un madras allaitait un enfant. Une petite fille se cacha
derriиre sa jupe; un mioche hideux jouait par terre, а ses pieds;
l'eau du savonnage qu'elle faisait dans la cuisine coulait au bas
de la maison.
-- Vous voyez dit l'instituteur comme le gouvernement nous traite!
Et tout de suite, il s'en prit а l'infвme capital. Il fallait le
dйmocratiser, affranchir la matiиre!
-- Je ne demande pas mieux! dit Pйcuchet.
Au moins, on aurait dы reconnaоtre le droit а l'assistance.
-- Encore un droit! dit Bouvard.
N'importe! le Provisoire avait йtй mollasse, en n'ordonnant pas la
Fraternitй.
-- Tвchez donc de l'йtablir!
Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement а sa
femme de monter un flambeau dans son cabinet.
Des йpingles fixaient aux murs de plвtre les portraits
lithographiйs des orateurs de la gauche. Un casier avec des livres
dominait un bureau de sapin. On avait pour s'asseoir une chaise,
un tabouret et une vieille caisse а savon; il affectait d'en rire.
Mais la misиre plaquait ses joues, et ses tempes йtroites
dйnotaient un entкtement de bйlier, un intraitable orgueil. Jamais
il ne calerait.
-- Voilа d'ailleurs ce qui me soutient!
C'йtait un amas de journaux, sur une planche -- et il exposa en
paroles fiйvreuses les articles de sa foi: dйsarmement des
troupes, abolition de la magistrature, йgalitй des salaires,
niveau -- moyens par lesquels on obtiendrait l'вge d'or, sous la
forme de la Rйpublique -- avec un dictateur а la tкte, un gaillard
pour vous mener зa, rondement!
Puis, il atteignit une bouteille d'anisette, et trois verres, afin
de porter un toast au Hйros, а l'immortelle victime, au grand
Maximilien!
Sur le seuil, la robe noire du curй parut.
Ayant saluй vivement la compagnie, il aborda l'instituteur, et lui
dit presque а voix basse:
-- Notre affaire de Saint-Joseph, oщ en est-elle?
-- Ils n'ont rien donnй! reprit le maоtre d'йcole.
-- C'est de votre faute!
-- J'ai fait ce que j'ai pu!
-- Ah! -- vraiment?
Bouvard et Pйcuchet se levиrent par discrйtion. Petit les fit se
rasseoir; et s'adressant au curй: -- Est-ce tout?
L'abbй Jeufroy hйsita; -- puis, avec un sourire qui tempйrait sa
rйprimande:
-- On trouve que vous nйgligez un peu l'histoire sainte.
-- Oh! l'histoire sainte! reprit Bouvard.
-- Que lui reprochez-vous, monsieur?
-- Moi? rien! Seulement il y a peut-кtre des choses plus utiles
que l'anecdote de Jonas et les rois d'Israлl!
-- Libre а vous! rйpliqua sиchement le prкtre -- et sans souci des
йtrangers, ou а cause d'eux: L'heure du catйchisme est trop
courte!
Petit leva les йpaules.
-- Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires!
Les dix francs par mois de ces йlиves йtaient le meilleur de sa
place. Mais la soutane l'exaspйrait. -- Tant pis, vengez-vous!
-- Un homme de mon caractиre ne se venge pas! dit le prкtre, sans
s'йmouvoir. Seulement, -- Je vous rappelle que la loi du 15 mars
nous attribue la surveillance de l'instruction primaire.
-- Eh! je le sais bien! s'йcria l'instituteur. Elle appartient
mкme aux colonels de gendarmerie! Pourquoi pas au garde-champкtre!
ce serait complet!
Et il s'affaissa sur l'escabeau, mordant son poing, retenant sa
colиre, suffoquй par le sentiment de son impuissance.
L'ecclйsiastique le toucha lйgиrement sur l'йpaule.
-- Je n'ai pas voulu vous affliger, mon ami! Calmez-vous! Un peu
de raison! Voilа Pвques bientфt; j'espиre que vous donnerez
l'exemple, -- en communiant avec les autres.
-- Ah c'est trop fort! moi! moi! me soumettre а de pareilles
bкtises!
Devant ce blasphиme le curй pвlit. Ses prunelles fulguraient. Sa
mвchoire tremblait. -- Taisez-vous, malheureux! taisez-vous!
Et c'est sa femme qui soigne les linges de l'йglise!
-- Eh bien? quoi? Qu'a-t-elle fait?
-- Elle manque toujours la messe! -- Comme vous, d'ailleurs!
-- Eh! on ne renvoie pas un maоtre d'йcole, pour зa!
-- On peut le dйplacer!
Le prкtre ne parla plus. Il йtait au fond de la piиce, dans
l'ombre. Petit, la tкte sur la poitrine, songeait.
Ils arriveraient а l'autre bout de la France, leur dernier sou
mangй par le voyage; -- et il retrouverait lа-bas sous des noms
diffйrents, le mкme curй, le mкme recteur, le mкme prйfet! --
tous, jusqu'au ministre, йtaient comme les anneaux de sa chaоne
accablante! Il avait reзu dйjа un avertissement, d'autres
viendraient. Ensuite? -- et dans une sorte d'hallucination, il se
vit marchant sur une grande route, un sac au dos, ceux qu'il
aimait prиs de lui, la main tendue vers une chaise de poste!
А ce moment-lа, sa femme dans la cuisine fut prise d'une quinte de
toux, le nouveau-nй se mit а vagir; et le marmot pleurait.
-- Pauvres enfants! dit le prкtre d'une voix douce.
Le pиre alors йclata en sanglots. -- Oui! oui! tout ce qu'on
voudra!
-- J'y compte reprit le curй; -- et ayant fait la rйvйrence: --
Messieurs, bien le bonsoir!
Le maоtre d'йcole restait la figure dans les mains. -- Il repoussa
Bouvard.
-- Non! laissez-moi! j'ai envie de crever! je suis un misйrable!
Les deux amis regagnиrent leur domicile, en se fйlicitant de leur
indйpendance. Le pouvoir du clergй les effrayait.
On l'appliquait maintenant а raffermir l'ordre social. La
Rйpublique allait bientфt disparaоtre.
Trois millions d'йlecteurs se trouvиrent exclus du suffrage
universel. Le cautionnement des journaux fut йlevй, la censure
rйtablie. On en voulait aux romans-feuilletons; la philosophie
classique йtait rйputйe dangereuse; les bourgeois prкchaient le
dogme des intйrкts matйriels -- et le Peuple semblait content.
Celui des campagnes revenait а ses anciens maоtres.
M. de Faverges, qui avait des propriйtйs dans l'Eure, fut portй а
la Lйgislative, et sa rййlection au Conseil gйnйral du Calvados
йtait d'avance certaine.
Il jugea bon d'offrir un dйjeuner aux notables du pays.
Le vestibule oщ trois domestiques les attendaient pour prendre
leurs paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les
plantes dans les vases de la Chine, les bronzes sur les cheminйes,
les baguettes d'or aux lambris, les rideaux йpais, les larges
fauteuils, ce luxe immйdiatement les flatta comme une politesse
qu'on leur faisait; -- et en entrant dans la salle а manger, au
spectacle de la table couverte de viandes sur les plats d'argent,
avec la rangйe des verres devant chaque assiette, les hors
d'oeuvre за et lа, et un saumon au milieu, tous les visages
s'йpanouirent.
Ils йtaient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-
prйfet de Bayeux, et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria
ses hфtes d'excuser la comtesse, empкchйe par une migraine; -- et
aprиs des compliments sur les poires et les raisins qui
emplissaient quatre corbeilles aux angles, il fut question de la
grande nouvelle: le projet d'une descente en Angleterre par
Changarnier.
Heurtaux la dйsirait comme soldat, le curй en haine des
protestants, Foureau dans l'intйrкt du commerce.
-- Vous exprimez dit Pйcuchet des sentiments du moyen вge!
-- Le moyen вge avait du bon! reprit Marescot. Ainsi, nos
cathйdrales! ...
-- Cependant, monsieur, les abus! ...
-- N'importe, la Rйvolution ne serait pas arrivйe! ...
-- Ah! la Rйvolution, voilа le malheur! dit l'ecclйsiastique, en
soupirant.
-- Mais tout le monde y a contribuй! et -- (excusez-moi, monsieur
le comte), les nobles eux-mкmes par leur alliance avec les
philosophes!
-- Que voulez-vous! Louis XVIII a lйgalisй la spoliation! Depuis
ce temps-lа, le rйgime parlementaire vous sape les bases! ...
Un roastbeef parut -- et durant quelques minutes on n'entendit que
le bruit des fourchettes et des mвchoires, avec le pas des
servants sur le parquet et ces deux mots rйpйtйs: Madиre!
Sauterne!
La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment
s'arrкter sur le penchant de l'abоme?
-- Chez les Athйniens dit Marescot chez les Athйniens, avec
lesquels nous avons des rapports, Solon mata les dйmocrates, en
йlevant le cens йlectoral.
-- Mieux vaudrait dit Hurel supprimer la Chambre; tout le dйsordre
vient de Paris.
-- Dйcentralisons! dit le notaire.
-- Largement! reprit le Comte.
D'aprиs Foureau, la commune devait кtre maоtresse absolue, jusqu'а
interdire ses routes aux voyageurs, si elle le jugeait convenable.
Et pendant que les plats se succйdaient, poule au jus, йcrevisses,
champignons, lйgumes en salade, rфtis d'alouettes, bien des sujets
furent traitйs: le meilleur systиme d'impфts, les avantages de la
grande culture, l'abolition de la peine de mort -- le sous-prйfet
n'oublia pas de citer ce mot charmant d'un homme d'esprit: -- Que
MM. les assassins commencent!
Bouvard йtait surpris par le contraste des choses qui
l'entouraient avec celles que l'on disait -- car il semble
toujours que les paroles doivent correspondre aux milieux, et que
les hauts plafonds soient faits pour les grandes pensйes.
Nйanmoins, il йtait rouge au dessert, et entrevoyait les
compotiers dans un brouillard.
On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga...
M. de Faverges qui connaissait son monde fit dйboucher du
champagne. Les convives, en trinquant burent au succиs de
l'йlection -- et il йtait plus de trois heures, quand ils
passиrent dans le fumoir, pour prendre le cafй.
Une caricature du Charivari traоnait sur une console, entre des
numйros de l'Univers; cela reprйsentait un citoyen, dont les
basques de la redingote laissaient voir une queue, se terminant
par un oeil. Marescot en donna l'explication. On rit beaucoup.
Ils absorbaient des liqueurs -- et la cendre des cigares tombait
dans les capitons des meubles. L'abbй voulant convaincre Girbal
attaqua Voltaire. Coulon s'endormit. M. de Faverges dйclara son
dйvouement pour Chambord. -- Les abeilles prouvent la monarchie.
-- Mais les fourmiliиres la Rйpublique! Du reste, le mйdecin n'y
tenait plus.
-- Vous avez raison! dit le sous-prйfet. La forme du gouvernement
importe peu!
-- Avec la libertй! objecta Pйcuchet.
-- Un honnкte homme n'en a pas besoin rйpliqua Foureau. Je ne fais
pas de discours, moi! Je ne suis pas journaliste! et je vous
soutiens que la France veut кtre gouvernйe par un bras de fer!
Tous rйclamaient un Sauveur.
Et en sortant, Bouvard et Pйcuchet entendirent M. de Faverges qui
disait а l'abbй Jeufroy:
-- Il faut rйtablir l'obйissance. L'autoritй se meurt, si on la
discute! Le droit divin, il n'y a que зa!
-- Parfaitement, monsieur le comte!
Les pвles rayons d'un soleil d'octobre s'allongeaient derriиre les
bois; un vent humide soufflait; -- et en marchant sur les feuilles
mortes, ils respiraient comme dйlivrйs.
Tout ce qu'ils n'avaient pu dire s'йchappa en exclamations:
-- Quels idiots! quelle bassesse! Comment imaginer tant
d'entкtement? D'abord, que signifie le droit divin?
L'ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait йclairйs sur
l'esthйtique, rйpondit а leur question dans une lettre savante.
La thйorie du droit divin a йtй formulйe sous Charles II par
l'Anglais Filmer.
La voici:
Le Crйateur donna au premier homme la souverainetй du monde. Elle
fut transmise а ses descendants; et la puissance du Roi йmane de
Dieu. _Il est son image_, йcrit Bossuet. L'empire paternel
accoutume а la domination d'un seul. On a fait les rois d'aprиs le
modиle des pиres.
Locke rйfuta cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du
monarchique, tout sujet ayant le mкme droit sur ses enfants que le
monarque sur les siens. La royautй n'existe que par le choix
populaire -- et mкme l'йlection йtait rappelйe dans la cйrйmonie
du sacre, oщ deux йvкques, en montrant le Roi, demandaient aux
nobles et aux manants, s'ils l'acceptaient pour tel.
Donc le Pouvoir vient du Peuple. Il a le droit de faire tout ce
qu'il veut, dit Helvйtius, de changer sa constitution, dit Vattel,
de se rйvolter contre l'injustice, prйtendent Glafey, Hotman,
Mably, etc.! -- et saint Thomas d'Aquin l'autorise а se dйlivrer
d'un tyran. Il est mкme, dit Jurieu, dispensй d'avoir raison.
Йtonnйs de l'axiome, ils prirent le _Contrat social_ de Rousseau.
Pйcuchet alla jusqu'au bout -- puis fermant les yeux, et se
renversant la tкte, il en fit l'analyse.
-- On suppose une convention, par laquelle l'individu aliйna sa
libertй. Le Peuple, en mкme temps, s'engageait а le dйfendre
contre les inйgalitйs de la Nature et le rendait propriйtaire des
choses qu'il dйtient.
-- Oщ est la preuve du contrat?
-- Nulle part! et la communautй n'offre pas de garantie. Les
citoyens s'occuperont exclusivement de politique. Mais comme il
faut des mйtiers, Rousseau conseille l'esclavage. Les sciences ont
perdu le genre humain. Le thйвtre est corrupteur, l'argent
funeste; et l'Йtat doit imposer une religion, sous peine de mort.
Comment, se dirent-ils, voilа le dieu de 93, le pontife de la
dйmocratie!
Tous les rйformateurs l'ont copiй; -- et ils se procurиrent
l'_Examen du socialisme_, par Morant.
Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne.
Au sommet le Pиre, а la fois pape et empereur. Abolition des
hйritages, tous les biens meubles et immeubles composant un fonds
social, qui sera exploitй hiйrarchiquement. Les industriels
gouverneront la fortune publique. Mais rien а craindre! on aura
pour chef celui qui aime le plus.
Il manque une chose, la Femme. De l'arrivйe de la Femme dйpend le
salut du monde.
-- Je ne comprends pas.
-- Ni moi!
Et ils abordиrent le Fouriйrisme.
Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l'Attraction soit
libre, et l'Harmonie s'йtablira.
Notre вme enferme douze passions principales, cinq йgoпstes,
quatre animiques, trois distributives. Elles tendent, les
premiиres а l'individu, les suivantes aux groupes, les derniиres
aux groupes de groupes, ou sйries, dont l'ensemble est la
Phalange, sociйtй de dix-huit cents personnes, habitant un palais.
Chaque matin, des voitures emmиnent les travailleurs dans la
campagne, et les ramиnent le soir. On porte des йtendards, on
donne des fкtes, on mange des gвteaux. Toute femme, si elle y
tient, possиde trois hommes, le mari, l'amant et le gйniteur. Pour
les cйlibataires, le Bayadйrisme est instituй.
-- Зa me va! dit Bouvard; et il se perdit dans les rкves du monde
harmonien.
Par la restauration des climatures la terre deviendra plus belle,
par le croisement des races la vie humaine plus longue. On
dirigera les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il
pleuvra la nuit sur les villes pour les nettoyer. Des navires
traverseront les mers polaires dйgelйes sous les aurores borйales
-- car tout se produit par la conjonction des deux fluides mвle et
femelle, jaillissant des pфles -- et les aurores borйales sont un
symptфme du rut de la planиte, une йmission prolifique.
-- Cela me passe dit Pйcuchet.
Aprиs Saint-Simon et Fourier, le problиme se rйduit а des
questions de salaire.
Louis Blanc, dans l'intйrкt des ouvriers veut qu'on abolisse le
commerce extйrieur, La Farelle qu'on impose les machines, un autre
qu'on dйgrиve les boissons, ou qu'on refasse les jurandes, ou
qu'on distribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme, et
rйclame pour l'Йtat le monopole du sucre.
-- Tes socialistes disait Bouvard, demandent toujours la tyrannie.
-- Mais non!
-- Si fait!
-- Tu es absurde!
-- Toi, tu me rйvoltes!
Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les
rйsumйs. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant:
-- Lis, toi-mкme! Ils nous proposent comme exemple, les Essйniens,
les Frиres Moraves, les Jйsuites du Paraguay, et jusqu'au rйgime
des prisons.
Chez les Icariens, le dйjeuner se fait en vingt minutes, les
femmes accouchent а l'hфpital. Quant aux livres, dйfense d'en
imprimer sans l'autorisation de la Rйpublique.
-- Mais Cabet est un idiot.
-- Maintenant voilа du Saint-Simon: les publicistes soumettront
leurs travaux а un comitй d'industriels.
Et du Pierre Leroux: la loi forcera les citoyens а entendre un
orateur.
Et de l'Auguste Comte: les prкtres йduqueront la jeunesse,
dirigeront toutes les oeuvres de l'esprit, et engageront le
Pouvoir а rйgler la procrйation.
Ces documents affligиrent Pйcuchet. Le soir, au dоner, il
rйpliqua.
-- Qu'il y ait chez les utopistes, des choses ridicules, j'en
conviens. Cependant, ils mйritent notre amour. La hideur du monde
les dйsolait, et pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert.
Rappelle-toi Morus dйcapitй, Campanella mis sept fois а la
torture, Buonarroti avec une chaоne autour du cou, Saint-Simon
crevant de misиre, bien d'autres. Ils auraient pu vivre
tranquilles! mais non! ils ont marchй dans leur voie, la tкte au
ciel, comme des hйros.
-- Crois-tu que le monde reprit Bouvard, changera grвce aux
thйories d'un monsieur?
-- Qu'importe! dit Pйcuchet, il est temps de ne plus croupir dans
l'йgoпsme! Cherchons le meilleur systиme!
-- Alors, tu comptes le trouver?
-- Certainement!
-- Toi?
Et dans le rire dont Bouvard fut pris, ses йpaules et son ventre
sautaient d'accord. Plus rouge que les confitures, avec sa
serviette sous l'aisselle, il rйpйtait: Ah! ah! ah! d'une faзon
irritante.
Pйcuchet sortit de l'appartement, en faisant claquer la porte.
Germaine le hйla par toute la maison; -- et on le dйcouvrit au
fond de sa chambre dans une bergиre, sans feu ni chandelle et la
casquette sur les sourcils. Il n'йtait pas malade; mais se livrait
а ses rйflexions.
La brouille йtant passйe, ils reconnurent qu'une base manquait а
leurs йtudes: l'йconomie politique.
Ils s'enquirent de l'offre et de la demande, du capital et du
loyer, de l'importation, de la prohibition.
Une nuit, Pйcuchet fut rйveillй par le craquement d'une botte dans
le corridor. La veille comme d'habitude, il avait tirй lui-mкme
tous les verrous -- et il appela Bouvard qui dormait profondйment.
Ils restиrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne
recommenзa pas.
Les servantes interrogйes n'avaient rien entendu.
Mais en se promenant dans leur jardin, ils remarquиrent au milieu
d'une plate-bande, prиs de la claire-voie l'empreinte d'une
semelle -- et deux bвtons du treillage йtaient rompus. -- On
l'avait escaladй, йvidemment.
Il fallait prйvenir le garde champкtre.
Comme il n'йtait pas а la mairie, Pйcuchet se rendit chez
l'йpicier.
Que vit-il dans l'arriиre-boutique, а cфtй de Placquevent, parmi
les buveurs? Gorju! -- Gorju nippй comme un bourgeois, -- et
rйgalant la compagnie.
Cette rencontre йtait insignifiante. Bientфt, ils arrivиrent а la
question du Progrиs.
Bouvard n'en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais en
littйrature, il est moins clair -- et si le bien-кtre augmente, la
splendeur de la vie a disparu.
Pйcuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier.
-- Je trace obliquement une ligne ondulйe. Ceux qui pourraient la
parcourir, toutes les fois qu'elle s'abaisse, ne verraient plus
l'horizon. Elle se relиve pourtant, et malgrй ses dйtours, ils
atteindront le sommet. Telle est l'image du Progrиs.
Mme Bordin entra.
C'йtait le 3 dйcembre 1851. Elle apportait le journal.
Ils lurent bien vite et cфte а cфte, l'Appel au peuple, la
dissolution de la Chambre, l'emprisonne ment des dйputйs.
Pйcuchet devint blкme. Bouvard considйrait la veuve.
-- Comment? vous ne dites rien!
-- Que voulez-vous que j'y fasse? Ils oubliaient de lui offrir un
siиge. Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir. Ah! vous
n'кtes guиre aimables aujourd'hui et elle sortit, choquйe de leur
impolitesse.
La surprise les avait rendus muets. Puis, ils allиrent dans le
village, йpandre leur indignation.
Marescot, qui les reзut au milieu des contrats, pensait
diffйremment. Le bavardage de la Chambre йtait fini, grвce au
ciel. On aurait dйsormais une politique d'affaires.
Beljambe ignorait les йvйnements, et s'en moquait d'ailleurs.
Sous les Halles, ils arrкtиrent Vaucorbeil.
Le mйdecin йtait revenu de tout зa. -- Vous avez bien tort de vous
tourmenter.
Foureau passa prиs d'eux, en disant d'un air narquois: -- Enfoncйs
les dйmocrates! -- Et le capitaine au bras de Girbal, cria de
loin: Vive l'Empereur!
Mais Petit devait les comprendre -- et Bouvard ayant frappй au
carreau, le maоtre d'йcole quitta sa classe.
Il trouvait extrкmement drфle que Thiers fыt en prison. Cela
vengeait le Peuple. -- Ah! ah! messieurs les Dйputйs, а votre
tour!
La fusillade sur les boulevards eut l'approbation de Chavignolles.
Pas de grвce aux vaincus, pas de pitiй pour les victimes! Dиs
qu'on se rйvolte on est un scйlйrat.
-- Remercions la Providence! disait le curй -- et aprиs elle Louis
Bonaparte. Il s'entoure des hommes les plus distinguйs! Le comte
de Faverges deviendra sйnateur.
Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent.
Ces messieurs avaient beaucoup parlй. Il les engageait а se taire.
-- Veux-tu savoir mon opinion? dit Pйcuchet.
Puisque les bourgeois sont fйroces, les ouvriers jaloux, les
prкtres serviles -- et que le Peuple enfin, accepte tous les
tyrans, pourvu qu'on lui laisse le museau dans sa gamelle,
Napolйon a bien fait! -- qu'il le bвillonne, le foule et
l'extermine! ce ne sera jamais trop, pour sa haine du droit, sa
lвchetй, son ineptie, son aveuglement!
Bouvard songeait: -- Hein, le Progrиs, quelle blague! Il ajouta: -
- Et la Politique, une belle saletй!
-- Ce n'est pas une science reprit Pйcuchet. L'art militaire vaut
mieux, on prйvoit ce qui arrive. Nous devrions nous y mettre?
-- Ah! merci! rйpliqua Bouvard. Tout me dйgoыte. Vendons plutфt
notre baraque -- et allons au tonnerre de Dieu, chez les sauvages!
-- Comme tu voudras!
Mйlie dans la cour, tirait de l'eau.
La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre,
elle courbait les reins -- et on voyait alors ses bas bleus
jusqu'а la hauteur de son mollet. Puis, d'un geste rapide, elle
levait son bras droit, tandis qu'elle tournait un peu la tкte --
et Pйcuchet en la regardant, sentait quelque chose de tout
nouveau, un charme, un plaisir infini.
CHAPITRE VII
Des jours tristes commencиrent.
Ils n'йtudiaient plus dans la peur de dйceptions; les habitants de
Chavignolles s'йcartaient d'eux; les journaux tolйrйs
n'apprenaient rien -- et leur solitude йtait profonde, leur
dйsoeuvrement complet.
Quelquefois, ils ouvraient un livre, et le refermaient; а quoi
bon? En d'autres jours, ils avaient l'idйe de nettoyer le jardin,
au bout d'un quart d'heure une fatigue les prenait; ou de voir
leur ferme, ils en revenaient йcoeurйs; ou de s'occuper de leur
mйnage, Germaine poussait des lamentations; ils y renoncиrent.
Bouvard voulut dresser le catalogue du musйum, et dйclara ces
bibelots stupides. Pйcuchet emprunta la canardiиre de Langlois
pour tirer des alouettes; l'arme йclatant du premier coup faillit
le tuer.
Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le
ciel blanc йcrase de sa monotonie un coeur sans espoir. On йcoute
le pas d'un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la
pluie tomber du toit par terre. De temps а autre, une feuille
morte vient frфler la vitre, puis tournoie, s'en va. Des glas
indistincts sont apportйs par le vent. Au fond de l'йtable, une
vache mugit.
Ils bвillaient l'un devant l'autre, consultaient le calendrier,
regardaient la pendule, attendaient les repas; -- et l'horizon
йtait toujours le mкme! des champs en face, а droite l'йglise, а
gauche un rideau de peupliers; leurs cimes se balanзaient dans la
brume, perpйtuellement, d'un air lamentable!
Des habitudes qu'ils avaient tolйrйes les faisaient souffrir.
Pйcuchet devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe
son mouchoir. Bouvard ne quittait plus la pipe, et causait en se
dandinant. Des contestations s'йlevaient, а propos des plats ou de
la qualitй du beurre. Dans leur tкte-а-tкte ils pensaient а des
choses diffйrentes.
Un йvйnement avait bouleversй Pйcuchet.
Deux jours aprиs l'йmeute de Chavignolles, comme il promenait son
dйboire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes
touffus; et il entendit derriиre son dos une voix crier: --
Arrкte!
C'йtait Mme Castillon. Elle courait de l'autre cфtй, sans
l'apercevoir. Un homme, qui marchait devant elle, se retourna.
C'йtait Gorju; -- et ils s'abordиrent а une toise de Pйcuchet, la
rangйe des arbres les sйparant de lui.
-- Est-ce vrai? dit-elle tu vas te battre?
Pйcuchet se coula dans le fossй, pour entendre:
-- Eh bien! oui, rйpliqua Gorju je vais me battre! Qu'est-ce que
зa te fait?
-- Il le demande! s'йcria-t-elle, en se tordant les bras. Mais si
tu es tuй, mon amour? Oh reste! -- Et ses yeux bleus, plus encore
que ses paroles, le suppliaient.
-- Laisse-moi tranquille! je dois partir!
Elle eut un ricanement de colиre. -- L'autre l'a permis, hein?
-- N'en parle pas! Il leva son poing fermй.
-- Non! mon ami, non! je me tais, je ne dis rien. Et de grosses
larmes descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa
collerette.
Il йtait midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de
blйs jaunes. Tout au loin, la bвche d'une voiture glissait
lentement. Une torpeur s'йtalait dans l'air -- pas un cri
d'oiseau, pas un bourdonnement d'insecte. Gorju s'йtait coupй une
badine, et en raclait l'йcorce. Mme Castillon ne relevait pas la
tкte.
Elle songeait, la pauvre femme, а la vanitй de ses sacrifices, les
dettes qu'elle avait soldйes, ses engagements d'avenir, sa
rйputation perdue. Au lieu de se plaindre elle lui rappela les
premiers temps de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits,
le rejoindre dans la grange; -- si bien qu'une fois son mari
croyant а un voleur, avait lвchй par la fenкtre un coup de
pistolet. La balle йtait encore dans le mur. -- Du moment que je
t'ai connu, tu m'as semblй beau comme un prince. J'aime tes yeux,
ta voix, ta dйmarche, ton odeur! Elle ajouta plus bas: -- Je suis
en folie de ta personne!
Il souriait, flattй dans son orgueil.
Elle le prit а deux mains par les flancs, -- et la tкte renversйe,
comme en adoration.
-- Mon cher coeur! mon cher amour! mon вme! ma vie! voyons! parle!
que veux-tu? -- est-ce de l'argent? on en trouvera. J'ai eu tort!
je t'ennuyais! pardon! et commande-toi des habits chez le
tailleur, bois du champagne, fais la noce! je te permets tout, --
tout! -- Elle murmura dans un effort suprкme: jusqu'а elle! ...
pourvu que tu reviennes а moi!
Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour
l'empкcher de tomber; -- et elle balbutiait: -- Cher coeur! cher
amour! comme tu es beau! mon Dieu, que tu es beau!
Pйcuchet immobile, et la terre du fossй а la hauteur de son
menton, les regardait, en haletant.
-- Pas de faiblesse! dit Gorju. Je n'aurais qu'а manquer la
diligence! on prйpare un fameux coup de chien; j'en suis! --
Donne-moi dix sous, pour que je paye un gloria au conducteur.
Elle tira cinq francs de sa bourse. -- Tu me les rendras bientфt.
Aie un peu de patience! Depuis le temps qu'il est paralysй! songe
donc! -- Et si tu voulais nous irions а la chapelle de la Croix-
Janval -- et lа, mon amour, je jurerais devant la sainte Vierge,
de t'йpouser, dиs qu'il sera mort!
-- Eh! il ne meurt jamais, ton mari!
Gorju avait tournй les talons. Elle le rattrapa; -- et se
cramponnant а ses йpaules:
-- Laisse-moi partir avec toi! je serai ta domestique! Tu as
besoin de quelqu'un. Mais ne t'en va pas! ne me quitte pas! La
mort plutфt! Tue-moi!
Elle se traоnait а ses genoux, tвchant de saisir ses mains pour
les baiser; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux
courts s'йparpillиrent. Ils йtaient blancs sous les oreilles -- et
comme elle le regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec
ses paupiиres rouges et ses lиvres tumйfiйes, une exaspйration le
prit, il la repoussa.
-- Arriиre la vieille! Bonsoir!
Quand elle se fut relevйe, elle arracha la croix d'or, qui pendait
а son cou -- et la jetant vers lui:
-- Tiens! canaille!
Gorju s'йloignait, -- en tapant avec sa badine les feuilles des
arbres.
Mme Castillon ne pleurait pas. La mвchoire ouverte et les
prunelles йteintes elle resta sans faire un mouvement, --
pйtrifiйe dans son dйsespoir, -- n'йtant plus un кtre, -- mais une
chose en ruines.
Ce qu'il venait de surprendre fut pour Pйcuchet comme la
dйcouverte d'un monde -- tout un monde! -- qui avait des lueurs
йblouissantes, des floraisons dйsordonnйes, des ocйans, des
tempкtes, des trйsors -- et des abоmes d'une profondeur infinie; -
- un effroi s'en dйgageait; qu'importe! il rкva l'amour,
ambitionnait de le sentir comme elle, de l'inspirer comme lui.
Pourtant, il exйcrait Gorju -- et, au corps de garde, avait eu
peine а ne pas le trahir.
L'amant de Mme Castillon l'humiliait par sa taille mince, ses
accroche-coeurs йgaux, sa barbe floconneuse, un air de conquйrant;
-- tandis que sa chevelure -- а lui -- se collait sur son crвne
comme une perruque mouillйe, son torse dans sa houppelande
ressemblait а un traversin, deux canines manquaient, et sa
physionomie йtait sйvиre. Il trouvait le ciel injuste, se sentait
comme dйshйritй, et son ami ne l'aimait plus. Bouvard
l'abandonnait tous les soirs.
Aprиs la mort de sa femme, rien ne l'eыt empкchй d'en prendre une
autre -- et qui maintenant le dorloterait, soignerait sa maison.
Il йtait trop vieux pour y songer!
Mais Bouvard se considйra dans la glace. Ses pommettes gardaient
leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois; pas une
dent n'avait bougй; -- et а l'idйe qu'il pouvait plaire, il eut un
retour de jeunesse; Mme Bordin surgit dans sa mйmoire. -- Elle lui
avait fait des avances, la premiиre fois lors de l'incendie des
meules, la seconde а leur dоner, puis dans le musйum, pendant la
dйclamation, et derniиrement, elle йtait venue sans rancune, trois
dimanches de suite. Il alla donc chez elle, et y retourna, se
promettant de la sйduire.
Depuis le jour oщ Pйcuchet avait observй la petite bonne tirant de
l'eau il lui parlait plus souvent; -- et soit qu'elle balayвt le
corridor, ou qu'elle йtendit du linge, ou qu'elle tournвt les
casseroles, il ne pouvait se rassasier du bonheur de la voir, --
surpris lui-mкme de ses йmotions, comme dans l'adolescence. Il en
avait les fiиvres et les langueurs, -- et йtait persйcutй par le
souvenir de Mme Castillon, йtreignant Gorju.
Il questionna Bouvard sur la maniиre dont les libertins s'y
prennent pour avoir des femmes.
-- On leur fait des cadeaux! on les rйgale au restaurant.
-- Trиs bien! Mais ensuite?
-- Il y en a qui feignent de s'йvanouir, pour qu'on les porte sur
un canapй, d'autres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les
meilleures vous donnent un rendez-vous, franchement. Et Bouvard se
rйpandit en descriptions, qui incendiиrent l'imagination de
Pйcuchet, comme des gravures obscиnes. La premiиre rиgle, c'est de
ne pas croire а ce qu'elles disent. J'en ai connu, qui sous
l'apparence de Saintes, йtaient de vйritables Messalines! Avant
tout, il faut кtre hardi!
Mais la hardiesse ne se commande pas. Pйcuchet, quotidiennement
ajournait sa dйcision, йtait d'ailleurs intimidй par la prйsence
de Germaine.
Espйrant qu'elle demanderait son compte, il en exigea un surcroоt
de besogne, notait les fois qu'elle йtait grise, remarquait tout
haut, sa malpropretй, sa paresse, et fit si bien qu'on la renvoya.
Alors Pйcuchet fut libre!
Avec quelle impatience, il attendait la sortie de Bouvard! Quel
battement de coeur, dиs que la porte йtait refermйe!
Mйlie travaillait sur un guйridon, prиs de la fenкtre, а la clartй
d'une chandelle. De temps а autre, elle cassait son fil avec ses
dents, puis clignait les yeux, pour l'ajuster dans la fente de
l'aiguille.
D'abord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Йtaient-ce,
par exemple, ceux du genre de Bouvard? Pas du tout; elle prйfйrait
les maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux? --
Jamais!
Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche
йtroite, le tour de sa figure. Il lui adressa des compliments et
l'exhortait а la sagesse.
En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes
blanches d'oщ йmanait une tiиde senteur, qui lui chauffait la
joue. Un soir, il toucha des lиvres les cheveux follets de sa
nuque, et il en ressentit un йbranlement jusqu'а la moelle des os.
Une autre fois, il la baisa sous le menton, en se retenant de ne
pas mordre sa chair, tant elle йtait savoureuse. Elle lui rendit
son baiser. L'appartement tourna. Il n'y voyait plus.
Il lui fit cadeau d'une paire de bottines, et la rйgalait souvent
d'un verre d'anisette.
Pour lui йviter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le
bois, allumait le feu, poussait l'attention jusqu'а nettoyer les
chaussures de Bouvard.
Mйlie ne s'йvanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir et
Pйcuchet ne savait а quoi se rйsoudre, son dйsir augmentant par la
peur de le satisfaire.
Bouvard faisait assidыment la cour а Mme Bordin.
Elle le recevait, un peu sanglйe dans sa robe de soie gorge-pigeon
qui craquait comme le harnais d'un cheval, tout en maniant par
contenance sa longue chaоne d'or.
Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles, ou dйfunt
son mari, autrefois huissier а Livarot.
Puis, elle s'informa du passй de Bouvard, curieuse de connaоtre
ses farces de jeune homme, sa fortune incidemment, par quels
intйrкts il йtait liй а Pйcuchet?
Il admirait la tenue de sa maison, et quand il dоnait chez elle,
la nettetй du service, l'excellence de la table. Une suite de
plats, d'une saveur profonde, que coupait а intervalles йgaux un
vieux pommard, les menait jusqu'au dessert oщ ils йtaient fort
longtemps а prendre le cafй; -- et Mme Bordin, en dilatant les
narines, trempait dans la soucoupe sa lиvre charnue, ombrйe
lйgиrement d'un duvet noir.
Un jour, elle apparut dйcolletйe. Ses йpaules fascinиrent Bouvard.
Comme il йtait sur une petite chaise devant elle, il se mit а lui
passer les deux mains le long des bras. La veuve se fвcha. Il ne
recommenзa plus mais il se figurait des rondeurs d'une amplitude
et d'une consistance merveilleuses.
Un soir, que la cuisine de Mйlie l'avait dйgoыtй, il eut une joie
en entrant dans le salon de Mme Bordin. C'est lа qu'il aurait
fallu vivre!
Le globe de la lampe, couvert d'un papier rose, йpandait une
lumiиre tranquille. Elle йtait assise auprиs du feu; et son pied
passait le bord de sa robe. Dиs les premiers mots, l'entretien
tomba.
Cependant, elle le regardait, les cils а demi fermйs, d'une
maniиre langoureuse, avec obstination.
Bouvard n'y tint plus! -- et s'agenouillant sur le parquet, il
bredouilla: -- Je vous aime! Marions-nous!
Mme Bordin respira fortement; puis, d'un air ingйnu, dit qu'il
plaisantait, sans doute, on allait se moquer, ce n'йtait pas
raisonnable. Cette dйclaration l'йtourdissait.
Bouvard objecta qu'ils n'avaient besoin du consentement de
personne. Qui vous arrкte? est-ce le trousseau? Notre linge a une
marque pareille, un B! nous unirons nos majuscules.
L'argument lui plut. Mais une affaire majeure l'empкchait de se
dйcider avant la fin du mois. Et Bouvard gйmit.
Elle eut la dйlicatesse de le reconduire, -- escortйe de Marianne,
qui portait un falot.
Les deux amis s'йtaient cachй leur passion.
Pйcuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si
Bouvard s'y opposait il l'emmиnerait vers d'autres lieux, fыt-ce
en Algйrie, oщ l'existence n'est pas chиre! Mais rarement il
formait de ces hypothиses, plein de son amour, sans penser aux
consйquences.
Bouvard projetait de faire du musйum la chambre conjugale, а moins
que Pйcuchet ne s'y refusвt; alors il habiterait le domicile de
son йpouse.
Un aprиs-midi de la semaine suivante, -- c'йtait chez elle dans
son jardin; les bourgeons commenзaient а s'ouvrir; et il y avait,
entre les nuйes, de grands espaces bleus, -- elle se baissa pour
cueillir des violettes, et dit, en les prйsentant:
-- Saluez Mme Bouvard!
-- Comment! Est-ce vrai?
-- Parfaitement vrai.
Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa. Quel homme! -
- puis devenue sйrieuse, l'avertit que bientфt, elle lui
demanderait une faveur.
-- Je vous l'accorde!
Ils fixиrent la signature de leur contrat а jeudi prochain.
Personne jusqu'au dernier moment n'en devait rien savoir.
-- Convenu!
Et il sortit les yeux au ciel, lйger comme un chevreuil.
Pйcuchet le matin du mкme jour s'йtait promis de mourir, s'il
n'obtenait pas les faveurs de sa bonne -- et il l'avait
accompagnйe dans la cave, espйrant que les tйnиbres lui
donneraient de l'audace.
Plusieurs fois, elle avait voulu s'en aller; mais il la retenait
pour compter les bouteilles, choisir des lattes, ou voir le fond
des tonneaux; cela durait depuis longtemps.
Elle se trouvait en face de lui, sous la lumiиre du soupirail,
droite, les paupiиres basses, le coin de la bouche un peu relevй.
-- M'aimes-tu? dit brusquement Pйcuchet.
-- Oui! je vous aime.
-- Eh bien, alors, prouve-le-moi!
Et l'enveloppant du bras gauche, il commenзa, de l'autre main, а
dйgrafer son corset.
-- Vous allez me faire du mal?
-- Non! mon petit ange! N'aie pas peur!
-- Si M. Bouvard...
-- Je ne lui dirai rien! Sois tranquille!
Un tas de fagots se trouvait derriиre. Elle s'y laissa tomber, les
seins hors de la chemise, la tкte renversйe; -- puis se cacha la
figure sous un bras -- et un autre eыt compris qu'elle ne manquait
pas d'expйrience.
Bouvard, bientфt, arriva pour dоner.
Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir. Mйlie
les servait impassible, comme d'habitude. Pйcuchet tournait les
yeux, pour йviter les siens, tandis que Bouvard considйrant les
murs, songeait а des amйliorations.
Huit jours aprиs, le jeudi, il rentra furieux.
-- La sacrйe garce!
-- Qui donc?
-- Mme Bordin.
Et il conta qu'il avait poussй la dйmence jusqu'а vouloir en faire
sa femme. Mais tout йtait fini, depuis un quart d'heure, chez
Marescot.
Elle avait prйtendu recevoir en dot les Йcalles, dont il ne
pouvait disposer -- l'ayant comme la ferme, soldйe en partie avec
l'argent d'un autre.
-- Effectivement! dit Pйcuchet.
-- Et moi! qui ai eu la bкtise de lui promettre une faveur, а son
choix! C'йtait celle-lа! j'y ai mis de l'entкtement; si elle
m'aimait, elle m'eыt cйdй! La veuve, au contraire s'йtait emportйe
en injures, avait dйnigrй son physique, sa bedaine. Ma bedaine! je
te demande un peu.
Pйcuchet cependant йtait sorti plusieurs fois, marchait les jambes
йcartйes.
-- Tu souffres? dit Bouvard.
-- Oh! -- oui! je souffre!
Et ayant fermй la porte, Pйcuchet aprиs beaucoup d'hйsitations,
confessa qu'il venait de se dйcouvrir une maladie secrиte.
-- Toi?
-- Moi-mкme!
-- Ah! mon pauvre garзon! qui te l'a donnйe?
Il devint encore plus rouge, et dit d'une voix encore plus basse:
-- Ce ne peut кtre que Mйlie!
Bouvard en demeura stupйfait.
La premiиre chose йtait de renvoyer la jeune personne.
Elle protesta d'un air candide.
Le cas de Pйcuchet йtait grave, pourtant; mais honteux de sa
turpitude, il n'osait voir le mйdecin.
Bouvard imagina de recourir а Barberou.
Ils lui adressиrent le dйtail de la maladie, pour le montrer а un
docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du
zиle, persuadй qu'elle concernait Bouvard, et l'appela vieux
roquentin, tout en le fйlicitant.
-- А mon вge! disait Pйcuchet n'est-ce pas lugubre! Mais pourquoi
m'a-t-elle fait зa!
-- Tu lui plaisais.
-- Elle aurait dы me prйvenir.
-- Est-ce que la passion raisonne! Et Bouvard se plaignait de Mme
Bordin.
Souvent, il l'avait surprise arrкtйe devant les Йcalles, dans la
compagnie de Marescot, en confйrence avec Germaine, -- tant de
manoeuvres pour un peu de terre!
-- Elle est avare! Voilа l'explication!
Ils ruminaient ainsi leur mйcompte, dans la petite salle, au coin
du feu, Pйcuchet, tout en avalant ses remиdes, Bouvard en fumant
des pipes -- et ils dissertaient sur les femmes.
-- Йtrange besoin, est-ce un besoin? -- Elles poussent au crime, а
l'hйroпsme, et а l'abrutissement! L'enfer sous un jupon, le
paradis dans un baiser -- ramage de tourterelle, ondulations de
serpent, griffe de chat; -- perfidie de la mer, variйtй de la lune
-- ils dirent tous les lieux communs qu'elles ont fait rйpandre.
C'йtait le dйsir d'en avoir qui avait suspendu leur amitiй. Un
remords les prit. -- Plus de femmes, n'est-ce pas? Vivons sans
elles! -- Et ils s'embrassиrent avec attendrissement.
Il fallait rйagir! -- et Bouvard, aprиs la guйrison de Pйcuchet,
estima que l'hydrothйrapie leur serait avantageuse.
Germaine, revenue dиs le dйpart de l'autre, charriait tous les
matins, la baignoire dans le corridor.
Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lanзaient de
grands seaux d'eau; -- puis ils couraient pour rejoindre leurs
chambres. -- On les vit par la claire-voie; -- et des personnes
furent scandalisйes.
CHAPITRE VIII
Satisfaits de leur rйgime, ils voulurent s'amйliorer le
tempйrament par de la gymnastique.
Et ayant pris le manuel d'Amoros, ils en parcoururent l'atlas.
Tous ces jeunes garзons, accroupis, renversйs, debout, pliant les
jambes, йcartant les bras, montrant le poing, soulevant des
fardeaux, chevauchant des poutres, grimpant а des йchelles,
cabriolant sur des trapиzes, un tel dйploiement de force et
d'agilitй excita leur envie.
Cependant, ils йtaient contristйs par les splendeurs du gymnase,
dйcrites dans la prйface. Car jamais ils ne pourraient se procurer
un vestibule pour les йquipages, un hippodrome pour les courses,
un bassin pour la natation, ni une montagne de gloire, colline
artificielle, ayant trente-deux mиtres de hauteur.
Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eыt йtй
dispendieux, ils y renoncиrent; le tilleul abattu dans le jardin
leur servit de mвt horizontal; et quand ils furent habiles а le
parcourir d'un bout а l'autre, pour en avoir un vertical, ils
replantиrent une poutrelle des contre-espaliers. Pйcuchet gravit
jusqu'en haut. Bouvard glissait, retombait toujours, finalement, y
renonзa.
Les bвtons orthosomatiques lui plurent davantage, c'est-а-dire
deux manches а balai reliйs par deux cordes dont la premiиre se
passe sous les aisselles, la seconde sur les poignets -- et
pendant des heures il gardait cet appareil, le menton levй, la
poitrine en avant, les coudes le long du corps.
А dйfaut d'haltиres, le charron leur tourna quatre morceaux de
frкne qui ressemblaient а des pains de sucre, se terminant en
goulot de bouteille. On doit porter ces massues а droite, а
gauche, par devant, par derriиre; mais trop lourdes, elles
йchappaient de leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes.
N'importe, ils s'acharnиrent aux mils persanes et mкme craignant
qu'elles n'йclatassent, tous les soirs, ils les frottaient avec de
la cire et un morceau de drap.
Ensuite, ils recherchиrent des fossйs. Quand ils en avaient trouvй
un а leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche,
s'йlanзaient du pied gauche, atteignaient l'autre bord, puis
recommenзaient. La campagne йtant plate, on les apercevait au
loin; -- et les villageois se demandaient quelles йtaient ces deux
choses extraordinaires, bondissant а l'horizon.
L'automne venu, ils se mirent а la gymnastique de chambre; elle
les ennuya. Que n'avaient-ils le trйmoussoir ou fauteuil de poste
imaginй sous Louis XIV par l'abbй de Saint-Pierre! Comment йtait-
ce construit? oщ se renseigner? Dumouchel ne daigna pas mкme leur
rйpondre!
Alors, ils йtablirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur
deux poulies vissйes au plafond passait une corde, tenant une
traverse а chaque bout. Sitфt qu'ils l'avaient prise, l'un
poussait la terre de ses orteils, l'autre baissait les bras
jusqu'au niveau du sol; le premier, par sa pesanteur, attirait le
second, qui lвchant un peu la cordelette, montait а son tour; en
moins de cinq minutes leurs membres dйgouttelaient de sueur.
Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tвchиrent de devenir
ambidextres, jusqu'а se priver de la main droite, temporairement.
Ils firent plus: Amoros indique les piиces de vers qu'il faut
chanter dans les manoeuvres -- et Bouvard et Pйcuchet, en
marchant, rйpйtaient l'hymne n° 9:
Un roi, un roi juste est un bien sur la terre.
Quand ils se battaient les pectoraux: Amis, la couronne et la
gloire, etc. Au pas de course:
А nous l'animal timide!
Atteignons le cerf rapide!
Oui! nous vaincrons!
Courons! courons! courons!
Et plus haletants que des chiens, ils s'animaient au bruit de
leurs voix.
Un cфtй de la gymnastique les exaltait: son emploi comme moyen de
sauvetage.
Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre а les porter dans
des sacs; -- et ils priиrent le maоtre d'йcole de leur en fournir
quelques-uns. Petit objecta que les familles se fвcheraient. Ils
se rabattirent sur les secours aux blessйs. L'un feignait d'кtre
йvanoui; et l'autre le charriait dans une brouette, avec toutes
sortes de prйcautions.
Quant aux escalades militaires, l'auteur prйconise l'йchelle de
Bois-Rosй, ainsi nommйe du capitaine qui surprit Fйcamp autrefois,
en montant par la falaise.
D'aprиs la gravure du livre, ils garnirent de bвtonnets un cвble,
et l'attachиrent sous le hangar.
Dиs qu'on a enfourchй le premier bвton, et saisi le troisiиme, on
jette ses jambes en dehors, pour que le deuxiиme qui йtait tout а
l'heure contre la poitrine se trouve juste sous les cuisses. On se
redresse, on empoigne le quatriиme et l'on continue. -- Malgrй de
prodigieux dйhanchements, il leur fut impossible d'atteindre le
deuxiиme йchelon.
Peut-кtre a-t-on moins de mal en s'accrochant aux pierres avec les
mains, comme firent les soldats de Bonaparte а l'attaque du Fort-
Chambray? -- et pour vous rendre capable d'une telle action,
Amoros possиde une tour dans son йtablissement.
Le mur en ruines pouvait la remplacer. Ils en tentиrent l'assaut.
Mais Bouvard, ayant retirй trop vite son pied d'un trou, eut peur
et fut pris d'йtourdissement.
Pйcuchet en accusa leur mйthode: ils avaient nйgligй ce qui
concerne les phalanges -- si bien qu'ils devaient se remettre aux
principes.
Ses exhortations furent vaines; -- et dans sa prйsomption, il
aborda les йchasses.
La nature semblait l'y avoir destinй; car il employa tout de suite
le grand modиle, ayant des palettes а quatre pieds du sol; -- et
tranquille lа-dessus, il arpentait le jardin, pareil а une
gigantesque cigogne qui se fыt promenйe.
Bouvard а la fenкtre le vit tituber -- puis s'abattre d'un bloc
sur les haricots, dont les rames en se fracassant amortirent sa
chute. On le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes,
livide -- et il croyait s'кtre donnй un effort.
Dйcidйment la gymnastique ne convenait point а des hommes de leur
вge; ils l'abandonnиrent, n'osaient plus se mouvoir par crainte
des accidents, et restaient tout le long du jour assis dans le
musйum, а rкver d'autres occupations.
Ce changement d'habitudes influa sur la santй de Bouvard. Il
devint trиs lourd, soufflait aprиs ses repas comme un cachalot,
voulut se faire maigrir, mangea moins, et s'affaiblit.
Pйcuchet йgalement, se sentait minй, avait des dйmangeaisons а la
peau et des plaques dans la gorge. Зa ne va pas, disaient-ils, зa
ne va pas.
Bouvard imagina d'aller choisir а l'auberge quelques bouteilles de
vin d'Espagne, afin de se remonter la machine.
Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes
apportaient а Beljambe une grande table de noyer; Monsieur l'en
remerciait beaucoup. Elle s'йtait parfaitement conduite.
Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en
plaisanta le clerc.
Cependant par toute l'Europe, en Amйrique, en Australie et dans
les Indes, des millions de mortels passaient leur vie а faire
tourner des tables; -- et on dйcouvrait la maniиre de rendre les
serins prophиtes, de donner des concerts sans instruments, de
correspondre aux moyens des escargots. La Presse offrant avec
sйrieux ces bourdes au public, le renforзait dans sa crйdulitй.
Les Esprits-frappeurs avaient dйbarquй au chвteau de Faverges, de
lа s'йtaient rйpandus dans le village -- et le notaire
principalement, les questionnait.
Choquй du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis а une
soirйe de tables tournantes.
Йtait-ce un piиge? Mme Bordin se trouverait lа. Pйcuchet, seul,
s'y rendit.
Il y avait, comme assistants, le maire, le percepteur, le
capitaine, d'autres bourgeois et leurs йpouses, Mme Vaucorbeil,
Mme Bordin effectivement, de plus, une ancienne sous-maоtresse de
Mme Marescot, Mlle Laverriиre, personne un peu louche avec des
cheveux gris tombant en spirales sur les йpaules, а la faзon de
1830. Dans un fauteuil se tenait un cousin de Paris, costumй d'un
habit bleu et l'air impertinent.
Les deux lampes de bronze, l'йtagиre de curiositйs, des romances а
vignette sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des
cadres exorbitants faisaient toujours l'йtonnement de
Chavignolles. Mais ce soir-lа les yeux se portaient vers la table
d'acajou. On l'йprouverait tout а l'heure, et elle avait
l'importance des choses qui contiennent un mystиre.
Douze invitйs prirent place autour d'elle, les mains йtendues, les
petits doigts se touchant. On n'entendait que le battement de la
pendule. Les visages dйnotaient une attention profonde.
Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements
dans les bras. Pйcuchet йtait incommodй.
-- Vous poussez! dit le capitaine а Foureau.
-- Pas du tout!
-- Si fait!
-- Ah! monsieur!
Le notaire les calma.
А force de tendre l'oreille, on crut distinguer des craquements de
bois. -- Illusion! -- Rien ne bougeait.
L'autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau йtaient venues
de Lisieux et qu'on avait empruntй exprиs la table de Beljambe,
tout avait si bien marchй! Mais celle-lа aujourd'hui montrait un
entкtement! ... Pourquoi?
Le tapis sans doute la contrariait; -- et on passa dans la salle а
manger.
Le meuble choisi fut un large guйridon, oщ s'installиrent
Pйcuchet, Girbal, Mme Marescot et son cousin M. Alfred.
Le guйridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite; les
opйrateurs sans dйranger leurs doigts suivirent son mouvement, et
de lui-mкme il fit encore deux tours. On fut stupйfait.
Alors M. Alfred articula d'une voix haute:
-- Esprit, comment trouves-tu ma cousine?
Le guйridon en oscillant avec lenteur frappa neuf coups. D'aprиs
une pancarte, oщ le nombre des coups se traduisait par des
lettres, cela signifiait -- charmante. Des bravos йclatиrent.
Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma l'esprit de dйclarer
l'вge exact qu'elle avait.
Le pied du guйridon retomba cinq fois.
-- Comment? cinq ans! s'йcria Girbal.
-- Les dizaines ne comptent pas reprit Foureau.
La veuve sourit, intйrieurement vexйe.
Les rйponses aux autres questions manquиrent, tant l'alphabet
йtait compliquй. Mieux valait la Planchette, moyen expйditif et
dont Mlle Laverriиre s'йtait servie pour noter sur un album les
communications directes de Louis XII, Clйmence Isaure, Franklin,
Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mйcaniques se vendaient rue
d'Aumale; M. Alfred en promit une, puis s'adressant а la sous-
maоtresse:
-- Mais pour le quart d'heure, un peu de piano, n'est-ce pas? une
mazurka!
Deux accords plaquйs vibrиrent. Il prit sa cousine а la taille,
disparut avec elle, revint. On йtait rafraоchi par le vent de la
robe qui frфlait les portes en passant. Elle se renversait la
tкte, il arrondissait son bras. On admirait la grвce de l'une,
l'air fringant de l'autre; et sans attendre les petits fours,
Pйcuchet se retira, йbahi de la soirйe.
Il eut beau rйpйter: -- Mais j'ai vu! Bouvard niait les faits et
nйanmoins consentit а expйrimenter, lui-mкme.
Pendant quinze jours, ils passиrent leurs aprиs-midi en face l'un
de l'autre les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une
corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurиrent
immobiles.
Le phйnomиne des tables tournantes n'en est pas moins certain. Le
vulgaire l'attribue а des Esprits, Faraday au prolongement de
l'action nerveuse, Chevreul а l'inconscience des efforts, ou peut-
кtre, comme admet Sйgouin, se dйgage-t-il de l'assemblage des
personnes une impulsion, un courant magnйtique?
Cette hypothиse fit rкver Pйcuchet. Il prit dans sa bibliothиque
le Guide du magnйtiseur par Montacabиre, le relut attentivement,
et initia Bouvard а la thйorie.
Tous les corps animйs reзoivent et communiquent l'influence des
astres, propriйtй analogue а la vertu de l'aimant. En dirigeant
cette force on peut guйrir les malades, voilа le principe. La
science, depuis Mesmer, s'est dйveloppйe; -- mais il importe
toujours de verser le fluide et de faire des passes qui,
premiиrement, doivent endormir.
-- Eh bien, endors-moi dit Bouvard.
-- Impossible rйpliqua Pйcuchet pour subir l'action magnйtique et
pour la transmettre la foi est indispensable. Puis considйrant
Bouvard: -- Ah! quel dommage!
-- Comment?
-- Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n'y aurait pas
de magnйtiseur comme toi!
Car il possйdait tout ce qu'il faut: l'abord prйvenant, une
constitution robuste -- et un moral solide.
Cette facultй qu'on venait de lui dйcouvrir flatta Bouvard. Il se
plongea sournoisement dans Montacabиre.
Puis comme Germaine avait des bourdonnements d'oreilles, qui
l'assourdissaient, il dit un soir d'un ton nйgligй: Si on essayait
du magnйtisme? Elle ne s'y refusa pas. Il s'assit devant elle, lui
prit les deux pouces dans ses mains, -- et la regarda fixement,
comme s'il n'eыt fait autre chose de toute sa vie.
La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commenзa par
flйchir le cou; ses yeux se fermиrent, et tout doucement, elle se
mit а ronfler. Au bout d'une heure qu'ils la contemplaient
Pйcuchet dit а voix basse: Que sentez-vous?
Elle se rйveilla.
Plus tard sans doute la luciditй viendrait.
Ce succиs les enhardit; -- et reprenant avec aplomb l'exercice de
la mйdecine ils soignиrent Chamberlan, le bedeau, pour ses
douleurs intercostales, Migraine, le maзon, affectй d'une nйvrose
de l'estomac, la mиre Varin, dont l'encйphaloпde sous la clavicule
exigeait pour se nourrir des emplвtres de viande, un goutteux, le
pиre Lemoine, qui se traоnait au bord des cabarets, un phtisique,
un hйmiplйgique, bien d'autres. Ils traitиrent aussi des coryzas
et des engelures.
Aprиs l'exploration de la maladie, ils s'interrogeaient du regard
pour savoir quelles passes employer, si elles devaient кtre а
grands ou а petits courants, ascendantes ou descendantes,
longitudinales, transversales, biditiges, triditiges ou mкme
quinditiges. Quand l'un en avait trop, l'autre le remplaзait. Puis
revenus chez eux, ils notaient les observations, sur le journal du
traitement.
Leurs maniиres onctueuses captиrent le monde. Cependant on
prйfйrait Bouvard; et sa rйputation parvint jusqu'а Falaise quand
il eut guйri la Barbйe, la fille du pиre Barbey, un ancien
capitaine au long cours.
Elle sentait comme un clou а l'occiput, parlait d'une voix rauque,
restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dйvorait du
plвtre ou du charbon. Ses crises nerveuses dйbutant par des
sanglots se terminaient dans un flux de larmes; et on avait
pratiquй tous les remиdes, depuis les tisanes jusqu'aux moxas --
si bien que par lassitude, elle accepta les offres de Bouvard.
Quand il eut congйdiй la servante et poussй les verrous, il se mit
а frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires --
un bien-кtre se manifesta par des soupirs et des bвillements. Il
lui posa un doigt entre les sourcils au haut du nez -- tout а coup
elle devint inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient; sa
tкte garda les attitudes qu'il voulut -- et les paupiиres а demi
closes, en vibrant d'un mouvement spasmodique, laissaient
apercevoir les globes des yeux, qui roulaient avec lenteur; ils se
fixиrent dans les angles, convulsйs.
Bouvard lui demanda si elle souffrait; elle rйpondit que non; ce
qu'elle йprouvait maintenant? elle distinguait l'intйrieur de son
corps.
-- Qu'y voyez-vous?
-- Un ver!
-- Que faut-il pour le tuer?
Son front se plissa: -- Je cherche, -- je ne peux pas; je ne peux
pas.
А la deuxiиme sйance, elle se prescrivit un bouillon d'orties, а
la troisiиme de l'herbe au chat. Les crises s'attйnuиrent,
disparurent. C'йtait vraiment comme un miracle.
L'addigitation nasale ne rйussit point avec les autres; et pour
amener le somnambulisme ils projetиrent de construire un baquet
mesmйrien. -- Dйjа mкme Pйcuchet avait recueilli de la limaille et
nettoyй une vingtaine de bouteilles, quand un scrupule l'arrкta.
Parmi les malades, il viendrait des personnes du sexe. -- Et que
ferons-nous s'il leur prend des accиs d'йrotisme furieux?
Cela n'eыt pas arrкtй Bouvard; mais а cause des potins et du
chantage peut-кtre, mieux valait s'abstenir. Ils se contentиrent
d'un harmonica et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui
rйjouissait les enfants.
Un jour, que Migraine йtait plus mal, ils y recoururent. Les sons
cristallins l'exaspйrиrent; mais Deleuze ordonne de ne pas
s'effrayer des plaintes, la musique continua. Assez! assez!
criait-il. -- Un peu de patience rйpйtait Bouvard. Pйcuchet
tapotait plus vite sur les lames de verre, et l'instrument
vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le mйdecin parut attirй
par le vacarme.
-- Comment! encore vous! s'йcria-t-il, furieux de les retrouver
toujours chez ses clients. Ils expliquиrent leur moyen magnйtique.
Alors il tonna contre le magnйtisme, un tas de jongleries, et dont
les effets proviennent de l'imagination.
Cependant on magnйtise des animaux. Montacabиre l'affirme et M.
Lafontaine est parvenu а magnйtiser une lionne. Ils n'avaient pas
de lionne. Le hasard leur offrit une autre bкte.
Car le lendemain а six heures un valet de charrue vint leur dire
qu'on les rйclamait а la ferme, pour une vache dйsespйrйe.
Ils y coururent.
Les pommiers йtaient en fleurs, et l'herbe dans la cour fumait
sous le soleil levant. Au bord de la mare, а demi couverte d'un
drap, une vache beuglait, grelottante des seaux d'eau qu'on lui
jetait sur le corps; -- et dйmesurйment gonflйe, elle ressemblait
а un hippopotame.
Sans doute, elle avait pris du venin en pвturant dans les trиfles.
Le pиre et la mиre Gouy se dйsolaient -- car le vйtйrinaire ne
pouvait venir, et un charron qui savait des mots contre l'enflure
ne voulait pas se dйranger, mais ces messieurs dont la
bibliothиque йtait cйlиbre devaient connaоtre un secret.
Ayant retroussй leurs manches, ils se placиrent, l'un devant les
cornes, l'autre а la croupe -- et avec de grands efforts
intйrieurs et une gesticulation frйnйtique ils йcartaient les
doigts, pour йpandre sur l'animal des ruisseaux de fluide tandis
que le fermier, son йpouse, leur garзon et des voisins les
regardaient presque effrayйs.
Les gargouillements que l'on entendait dans le ventre de la vache
provoquиrent des borborygmes au fond de leurs entrailles. Elle
йmit un vent. Pйcuchet dit alors:
-- C'est une porte ouverte а l'espйrance! un dйbouchй, peut-кtre?
Le dйbouchй s'opйra; l'espйrance jaillit dans un paquet de
matiиres jaunes йclatant avec la force d'un obus. Les coeurs se
desserrиrent, la vache dйgonfla. Une heure aprиs, il n'y
paraissait plus.
Ce n'йtait pas l'effet de l'imagination, certainement. Donc, le
fluide contient une vertu particuliиre. Elle se laisse enfermer
dans des objets, oщ on ira la prendre sans qu'elle se trouve
affaiblie. Un tel moyen йpargne les dйplacements. Ils
l'adoptиrent; -- et ils envoyaient а leurs pratiques, des jetons
magnйtisйs, des mouchoirs magnйtisйs, de l'eau magnйtisйe, du pain
magnйtisй.
Puis continuant leurs йtudes, ils abandonnиrent les passes pour le
systиme de Puysйgur, qui remplace le magnйtiseur par un vieil
arbre, au tronc duquel une corde s'enroule.
Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprиs. Ils le
prйparиrent en l'embrassant fortement а plusieurs reprises. Un
banc fut йtabli en dessous. Leurs habituйs s'y rangeaient; et ils
obtinrent des rйsultats si merveilleux que pour enfoncer
Vaucorbeil ils le conviиrent а une sйance, avec les notables du
pays.
Pas un n'y manqua.
Germaine les reзut dans la petite salle, en priant de faire
excuse, ses maоtres allaient venir.
De temps а autre, on entendait un coup de sonnette. C'йtait les
malades qu'elle introduisait ailleurs. Les invitйs se montraient
du coude les fenкtres poussiйreuses, les taches sur les lambris,
la peinture s'йraillant; -- et le jardin йtait lamentable! Du bois
mort partout! -- Deux bвtons, devant la brиche du mur, barraient
le verger.
Pйcuchet se prйsenta. -- А vos ordres, messieurs! et l'on vit au
fond sous le poirier d'Йdouпn, plusieurs personnes assises.
Chamberlan, sans barbe, comme un prкtre, et en soutanelle de
lasting avec une calotte de cuir, s'abandonnait а des frissons
occasionnйs par sa douleur intercostale; Migraine, souffrant
toujours de l'estomac, grimaзait prиs de lui. La mиre Varin, pour
cacher sa tumeur portait un chвle а plusieurs tours. Le pиre
Lemoine, pieds nus dans des savates, avait ses bйquilles sous les
jarrets -- et la Barbйe en costume des dimanches йtait pвle,
extraordinairement.
De l'autre cфtй de l'arbre, on trouva d'autres personnes: une
femme а figure d'albinos йpongeait les glandes suppurantes de son
cou. Le visage d'une petite fille disparaissait а moitiй sous des
lunettes bleues. Un vieillard dont une contracture dйformait
l'йchine heurtait de ses mouvements involontaires Marcel, une
espиce d'idiot, couvert d'une blouse en loques et d'un pantalon
rapiйcй. Son bec-de-liиvre mal recousu laissait voir ses incisives
-- et des linges embobelinaient sa joue, tumйfiйe par une йnorme
fluxion.
Tous tenaient а la main une ficelle descendant de l'arbre; -- et
des oiseaux chantaient, l'odeur du gazon attiйdi se roulait dans
l'air. Le soleil passait entre les branches. On marchait sur de la
mousse.
Cependant les sujets, au lieu de dormir, йcarquillaient leurs
paupiиres.
-- Jusqu'а prйsent, ce n'est pas drфle dit Foureau. -- Commencez,
je m'йloigne une minute. Et il revint, en fumant dans un Abd-el-
kader, reste dernier de la porte aux pipes.
Pйcuchet se rappela un excellent moyen de magnйtisation. Il mit
dans sa bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine
pour tirer а lui l'йlectricitй -- et en mкme temps, Bouvard
йtreignait l'arbre, dans le but d'accroоtre le fluide.
Le maзon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agitй,
l'homme а la contracture ne bougea plus. -- On pouvait maintenant
s'approcher d'eux, leur faire subir toutes les йpreuves.
Le mйdecin, avec sa lancette, piqua sous l'oreille Chamberlan, qui
tressaillit un peu. La sensibilitй chez les autres fut йvidente.
Le goutteux poussa un cri. Quant а la Barbйe, elle souriait comme
dans un rкve, et un filet de sang lui coulait sous la mвchoire.
Foureau, pour l'йprouver lui-mкme, voulut saisir la lancette, et
le Docteur l'ayant refusйe, il pinзa la malade fortement. Le
Capitaine lui chatouilla les narines avec une plume, le Percepteur
allait lui enfoncer une йpingle sous la peau.
-- Laissez-la donc dit Vaucorbeil rien d'йtonnant, aprиs tout! une
hystйrique! le diable y perdrait son latin!
-- Celle-lа dit Pйcuchet, en dйsignant Victoire la femme
scrofuleuse est un mйdecin! elle reconnaоt les affections et
indique les remиdes.
Langlois brыlait de la consulter sur son catarrhe; il n'osa; --
mais Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses
rhumatismes.
Pйcuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire --
et les cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lиvres
frйmissantes, la somnambule, aprиs avoir divaguй, ordonna du Valum
Becum.
Elle avait servi а Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en
infйra qu'elle voulait dire de _l'album graecum _mot entrevu,
peut-кtre, dans la pharmacie.
Puis il aborda le pиre Lemoine qui selon Bouvard percevait а
travers les corps opaques.
C'йtait un ancien maоtre d'йcole tombй dans la crapule. Des
cheveux blancs s'йparpillaient autour de sa figure; -- et adossй
contre l'arbre, les paumes ouvertes, il dormait, en plein soleil,
d'une faзon majestueuse.
Le mйdecin attacha sur ses paupiиres une double cravate; -- et
Bouvard lui prйsentant un journal dit impйrieusement: -- Lisez.
Il baissa le front, remua les muscles de sa face; puis se renversa
la tкte, et finit par йpeler: Cons-ti-tu-tionnel.
Mais avec de l'adresse on fait glisser tous les bandeaux!
Ces dйnйgations du mйdecin rйvoltaient Pйcuchet. Il s'aventura
jusqu'а prйtendre que la Barbйe pourrait dйcrire ce qui se passait
actuellement dans sa propre maison.
-- Soit rйpondit le docteur; et ayant tirй sa montre: А quoi ma
femme s'occupe-t-elle?
La Barbйe hйsita longtemps -- puis, d'un air maussade: -- Hein?
quoi? Ah! j'y suis. Elle coud des rubans а un chapeau de paille.
Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin, et йcrivit un
billet, que le clerc de Marescot s'empressa de porter.
La sйance йtait finie. Les malades s'en allиrent.
Bouvard et Pйcuchet en somme, n'avaient pas rйussi. Cela tenait-il
а la tempйrature, ou а l'odeur du tabac, ou au parapluie de l'abbй
Jeufroy, qui avait une garniture de cuivre -- mйtal contraire а
l'йmission fluidique?
Vaucorbeil haussa les йpaules.
Cependant, il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze,
Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or, ces maоtres affirment que des
somnambules ont prйdit des йvйnements, subi, sans douleur, des
opйrations cruelles.
L'abbй rapporta des histoires plus йtonnantes. Un missionnaire a
vu des brahmanes parcourir une voыte la tкte en bas, le Grand-Lama
au Thibet se fend les boyaux, pour rendre des oracles.
-- Plaisantez-vous? dit le mйdecin.
-- Nullement.
-- Allons donc! Quelle farce!
Et la question se dйtournant chacun produisit des anecdotes.
-- Moi dit l'йpicier j'ai eu un chien qui йtait toujours malade
quand le mois commenзait par un vendredi.
-- Nous йtions quatorze enfants reprit le juge de paix. Je suis nй
un 14, mon mariage eut lieu un 14 -- et le jour de ma fкte tombe
un 14! Expliquez-moi зa.
Beljambe avait rкvй, bien des fois, le nombre de voyageurs qu'il
aurait le lendemain а son auberge. Et Petit conta le souper de
Cazotte.
Le curй, alors, fit cette rйflexion: -- Pourquoi ne pas voir lа
dedans, tout simplement...
-- Les dйmons, n'est-ce pas? dit Vaucorbeil.
L'abbй, au lieu de rйpondre, eut un signe de tкte.
Marescot parla de la Pythie de Delphes. -- Sans aucun doute, des
miasmes...
-- Ah! les miasmes, maintenant!
-- Moi, j'admets un fluide reprit Bouvard.
-- Nervoso-sidйral ajouta Pйcuchet.
-- Mais prouvez-le! montrez-le! votre fluide! D'ailleurs les
fluides sont dйmodйs; йcoutez-moi.
Vaucorbeil alla plus loin, se mettre а l'ombre. Les bourgeois le
suivirent. Si vous dites а un enfant: Je suis un loup, je vais te
manger, il se figure que vous кtes un loup et il a peur; c'est
donc un rкve commandй par des paroles. De mкme le somnambule
accepte les fantaisies que l'on voudra. Il se souvient et
n'imagine pas, n'a que les sensations quand il croit penser. De
cette maniиre des crimes sont suggйrйs et des gens vertueux,
pourront se voir bкtes fйroces, et devenir anthropophages.
On regarda Bouvard et Pйcuchet. Leur science avait des pйrils pour
la sociйtй.
Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une
lettre de Mme Vaucorbeil.
Le Docteur la dйcacheta, -- pвlit -- et enfin lut ces mots:
-- Je couds des rubans а un chapeau de paille!
La stupйfaction empкcha de rire.
-- Une coпncidence, parbleu! Зa ne prouve rien. Et comme les deux
magnйtiseurs avaient un air de triomphe, il se retourna sous la
porte pour leur dire:
-- Ne continuez plus! ce sont des amusements dangereux!
Le curй, en emmenant son bedeau, le tanзa vertement.
-- Кtes-vous fou? sans ma permission! des manoeuvres dйfendues par
l'Йglise!
Tout le monde venait de partir; Bouvard et Pйcuchet causaient sur
le vigneau avec l'instituteur quand Marcel dйbusqua du verger, la
mentonniиre dйfaite, et il bredouillait:
-- Guйri! guйri! Bons messieurs!
-- Bien! assez! laisse-nous tranquilles!
-- Ah bons messieurs! je vous aime! serviteur!
Petit, homme de progrиs, avait trouvй l'explication du mйdecin
terre а terre, bourgeoise. La Science est un monopole aux mains
des Riches. Elle exclut le Peuple. А la vieille analyse du moyen
вge, il est temps que succиde une synthиse large et primesautiиre!
La Vйritй doit s'obtenir par le Coeur -- et se dйclarant
spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages, dйfectueux sans doute,
mais qui йtaient le signe d'une aurore.
Ils se les firent envoyer.
Le spiritisme pose en dogme l'amйlioration fatale de notre espиce.
La terre un jour deviendra le ciel; et c'est pourquoi cette
doctrine charmait l'instituteur. Sans кtre catholique, elle se
rйclame de saint Augustin et de saint Louis. Allan-Kardec publie
mкme des fragments dictйs par eux et qui sont au niveau des
opinions contemporaines. Elle est pratique, bienfaisante, et nous
rйvиle, comme le tйlescope, les mondes supйrieurs.
Les Esprits, aprиs la mort et dans l'Extase, y sont transportйs.
Mais quelquefois ils descendent sur notre globe, oщ ils font
craquer les meubles, se mкlent а nos divertissements, goыtent les
beautйs de la Nature et les plaisirs des Arts.
Cependant, plusieurs d'entre nous possиdent une trompe aromale,
c'est-а-dire derriиre le crвne un long tuyau qui monte depuis les
cheveux jusqu'aux planиtes et nous permet de converser avec les
esprits de Saturne; -- les choses intangibles n'en sont pas moins
rйelles, et de la terre aux astres, des astres а la terre, c'est
un va-et-vient, une transmission, un йchange continu.
Alors le coeur de Pйcuchet se gonfla d'aspirations dйsordonnйes --
et quand la nuit йtait venue, Bouvard le surprenait а sa fenкtre
contemplant ces espaces lumineux, qui sont peuplйs d'esprits.
Swedenborg y a fait de grands voyages. Car en moins d'un an il a
explorй Vйnus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus,
il a vu а Londres Jйsus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint
Jean, il a vu Moпse, et en 1736, il a mкme vu le Jugement dernier.
Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel.
On y trouve des fleurs, des palais, des marchйs et des йglises
absolument comme chez nous.
Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensйes sur des
feuillets, devisent des choses du mйnage, ou bien de matiиres
spirituelles; et les emplois ecclйsiastiques appartiennent а ceux,
qui dans leur vie terrestre, ont cultivй l'Йcriture sainte.
Quant а l'enfer, il est plein d'une odeur nausйabonde, avec des
cahutes, des tas d'immondices, des personnes mal habillйes.
Et Pйcuchet s'abоmait l'intellect pour comprendre ce qu'il y a de
beau dans ces rйvйlations. Elles parurent а Bouvard le dйlire d'un
imbйcile. Tout cela dйpasse les bornes de la Nature! Qui les
connaоt, cependant? Et ils se livrиrent aux rйflexions suivantes.
Des bateleurs peuvent illusionner une foule; un homme ayant des
passions violentes en remuera d'autres; mais comment la seule
volontй agirait-elle sur de la matiиre inerte? Un Bavarois, dit-
on, mыrit les raisins; M. Gervais a ranimй un hйliotrope; un plus
fort а Toulouse йcarte les nuages.
Faut-il admettre une substance intermйdiaire entre le monde et
nous? L'od, un nouvel impondйrable, une sorte d'йlectricitй, n'est
pas autre chose, peut-кtre? Ses йmissions expliquent la lueur que
les magnйtisйs croient voir, les feux errants des cimetiиres, la
forme des fantфmes.
Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons
extraordinaires des Possйdйs pareils а ceux des somnambules,
auraient une cause physique?
Quelle qu'en soit l'origine, il y a une essence, un agent secret
et universel. Si nous pouvions le tenir, on n'aurait pas besoin de
la force de la durйe. Ce qui demande des siиcles se dйvelopperait
en une minute; tout miracle serait praticable et l'univers а notre
disposition.
La magie provenait de cette convoitise йternelle de l'esprit
humain. On a, sans doute, exagйrй sa valeur; mais elle n'est pas
un mensonge. Des Orientaux qui la connaissent exйcutent des
prodiges; tous les voyageurs le dйclarent; et au Palais-Royal M.
Dupotet trouble avec son doigt, l'aiguille aimantйe.
Comment devenir magicien? Cette idйe leur parut folle d'abord,
mais elle revint, les tourmenta, et ils y cйdиrent, tout en
affectant d'en rire.
Un rйgime prйparatoire est indispensable.
Afin de mieux s'exalter, ils vivaient la nuit, jeыnaient, et
voulant faire de Germaine un mйdium plus dйlicat rationnиrent sa
nourriture. Elle se dйdommageait sur la boisson, et but tant
d'eau-de-vie, qu'elle acheva de s'alcooliser. Leurs promenades
dans le corridor la rйveillaient. Elle confondait le bruit de
leurs pas avec ses bourdonnements d'oreilles et les voix
imaginaires qu'elle entendait sortir des murs. Un jour qu'elle
avait mis le matin un carrelet dans la cave, elle eut peur en le
voyant tout couvert de feu, se trouva dйsormais plus mal; et finit
par croire qu'ils lui avaient jetй un sort.
Espйrant gagner des visions, ils se comprimиrent la nuque,
rйciproquement, ils se firent des sachets de belladone, enfin ils
adoptиrent la boоte magique; une petite boоte, d'oщ s'йlиve un
champignon hйrissй de clous et que l'on garde sur le coeur par le
moyen d'un ruban attachй а la poitrine. Tout rata. Mais ils
pouvaient employer le cercle de Dupotet.
Pйcuchet avec du charbon barbouilla sur le sol une rondelle noire,
afin d'y enclore les esprits animaux que devaient aider les
esprits ambiants -- et heureux de dominer Bouvard, il lui dit d'un
air pontifical: Je te dйfie de le franchir!
Bouvard considйra cette place ronde. Bientфt son coeur battit, ses
yeux se troublaient. Ah! finissons! Et il sauta par-dessus pour
fuir un malaise inexprimable.
Pйcuchet, dont l'exaltation allait croissant, voulut faire
apparaоtre un mort.
Sous le Directoire, un homme rue de l'Йchiquier montrait les
victimes de la Terreur. Les exemples de Revenants sont
innombrables. Que ce soit une apparence, qu'importe! il s'agit de
la produire.
Plus le dйfunt nous touche de prиs, mieux il accourt а notre
appel; mais il n'avait aucune relique de sa famille, ni bague ni
miniature, pas un cheveu, tandis que Bouvard йtait dans les
conditions а йvoquer son pиre -- et comme il tйmoignait de la
rйpugnance Pйcuchet lui demanda: -- Que crains-tu?
-- Moi? Oh! rien du tout! Fais ce que tu voudras!
Ils soudoyиrent Chamberlan qui leur fournit en cachette une
vieille tкte de mort. Un couturier leur tailla deux houppelandes
noires, avec un capuchon comme а la robe de moine. La voiture de
Falaise leur apporta un long rouleau dans une enveloppe. Puis ils
se mirent а l'oeuvre, l'un curieux de l'exйcuter, l'autre ayant
peur d'y croire.
Le musйum йtait tendu comme un catafalque. Trois flambeaux
brыlaient au bord de la table poussйe contre le mur sous le
portrait du pиre Bouvard, que dominait la tкte de mort. Ils
avaient mкme fourrй une chandelle dans l'intйrieur du crвne; -- et
des rayons se projetaient par les deux orbites.
Au milieu, sur une chaufferette, de l'encens fumait. Bouvard se
tenait derriиre -- et Pйcuchet, lui tournant le dos, jetait dans
l'вtre des poignйes de soufre.
Avant d'appeler un mort, il faut le consentement des dйmons. Or,
ce jour-lа йtant un vendredi -- jour qui appartient а Bйchet, on
devait s'occuper de Bйchet premiиrement. Bouvard ayant saluй de
droite et de gauche, flйchi le menton, et levй les bras, commenзa.
-- Par Йthaniel, Amazin, Ischyros il avait oubliй le reste. --
Pйcuchet bien vite souffla les mots, notйs sur un carton.
-- Ischyros, Athanatos, Adonaп, Sadaп, Йloy, Messias la kyrielle
йtait longue je te conjure, je t'obsиcre, je t'ordonne, ф Bйchet
puis baissant la voix: Oщ es-tu Bйchet? Bйchet! Bйchet! Bйchet!
Bouvard s'affaissa dans le fauteuil; et il йtait bien aise de ne
pas voir Bйchet -- un instinct lui reprochant sa tentative comme
un sacrilиge. Oщ йtait l'вme de son pиre? Pouvait-elle l'entendre?
Si tout а coup, elle allait venir?
Les rideaux se remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait par
un carreau fкlй; -- et les cierges balanзaient des ombres sur le
crвne de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les
brunissait йgalement. De la moisissure dйvorait les pommettes, les
yeux n'avaient plus de lumiиre. Mais une flamme brillait au-
dessus, dans les trous de la tкte vide. Elle semblait quelquefois
prendre la place de l'autre, poser sur le collet de la redingote,
avoir ses favoris; -- et la toile, а demi dйclouйe, oscillait,
palpitait.
Peu а peu, ils sentirent comme l'effleurement d'une haleine,
l'approche d'un кtre impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient
le front de Pйcuchet -- et voilа que Bouvard se mit а claquer des
dents, une crampe lui serrait l'йpigastre, le plancher comme une
onde fuyait sous ses talons, le soufre qui brыlait dans la
cheminйe se rabattit а grosses volutes, des chauves-souris en mкme
temps tournoyaient, un cri s'йleva; -- qui йtait-ce?
Et ils avaient sous leurs capuchons, des figures tellement
dйcomposйes, que leur effroi en redoublait -- n'osant faire un
geste, ni mкme parler -- quand derriиre la porte ils entendirent
des gйmissements, comme ceux d'une вme en peine.
Enfin, ils se hasardиrent.
C'йtait leur vieille bonne -- qui les espionnant par une fente de
la cloison, avait cru voir le Diable; -- et а genoux dans le
corridor, elle multipliait les signes de croix.
Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir mкme -- ne
voulant plus servir des gens pareils.
Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place; -- et il se forma
contre eux une sourde coalition, entretenue par l'abbй Jeufroy,
Mme Bordin, et Foureau.
Leur maniиre de vivre -- qui n'йtait pas celle des autres --
dйplaisait. Ils devinrent suspects; et mкme inspiraient une vague
terreur.
Ce qui les ruina surtout dans l'opinion, ce fut le choix de leur
domestique. А dйfaut d'un autre, ils avaient pris Marcel.
Son bec-de-liиvre, sa hideur et son baragouin йcartaient de sa
personne. Enfant abandonnй, il avait grandi au hasard dans les
champs et conservait de sa longue misиre une faim irrassasiable.
Les bкtes mortes de maladie, du lard en pourriture, un chien
йcrasй, tout lui convenait, pourvu que le morceau fыt gros; -- et
il йtait doux comme un mouton; mais entiиrement stupide.
La reconnaissance l'avait poussй а s'offrir comme serviteur chez
Messieurs Bouvard et Pйcuchet; -- et puis, les croyant sorciers,
il espйrait des gains extraordinaires.
Dиs les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyиre
de Poligny, autrefois, un homme avait trouvй un lingot d'or.
L'anecdote est rapportйe dans les historiens de Falaise; ils
ignoraient la suite: douze frиres avant de partir pour un voyage
avaient cachй douze lingots pareils, tout le long de la route,
depuis Chavignolles jusqu'а Bretteville; -- et Marcel supplia ses
maоtres de commencer les recherches. Ces lingots, se dirent-ils,
avaient peut-кtre йtй enfouis au moment de l'йmigration.
C'йtait le cas d'employer la baguette divinatoire. Les vertus en
sont douteuses. Ils йtudiиrent la question, cependant; -- et
apprirent qu'un certain Pierre Garnier donne pour les dйfendre des
raisons scientifiques: les sources et les mйtaux projetteraient
des corpuscules en affinitй avec le bois.
Cela n'est guиre probable. Qui sait, pourtant? Essayons!
Ils se taillиrent une fourchette de coudrier -- et un matin
partirent а la dйcouverte du trйsor.
-- Il faudra le rendre dit Bouvard.
-- Ah! non! par exemple!
Aprиs trois heures de marche, une rйflexion les arrкta: La route
de Chavignolles а Bretteville! -- йtait-ce l'ancienne, ou la
nouvelle? Ce devait кtre l'ancienne?
Ils rebroussиrent chemin -- et parcoururent les alentours, au
hasard, le tracй de la vieille route n'йtant pas facile а
reconnaоtre.
Marcel courait de droite et de gauche, comme un йpagneul en
chasse; toutes les cinq minutes, Bouvard йtait contraint de le
rappeler; Pйcuchet avanзait pas а pas, tenant la baguette par les
deux branches, la pointe en haut. Souvent il lui semblait qu'une
force, et comme un crampon, la tirait vers le sol; -- et Marcel
bien vite faisait une entaille aux arbres voisins pour retrouver
la place plus tard.
Pйcuchet cependant se ralentissait. Sa bouche s'ouvrit, ses
prunelles se convulsиrent. Bouvard l'interpella, le secoua par les
йpaules; il ne remua pas, et demeurait inerte, absolument comme la
Barbйe.
Puis il conta qu'il avait senti autour du coeur une sorte de
dйchirement, йtat bizarre, provenant de la baguette, sans doute; -
- et il ne voulait plus y toucher.
Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres.
Marcel avec une bкche creusait des trous; jamais la fouille
n'amenait rien; -- et ils йtaient chaque fois extrкmement penauds.
Pйcuchet s'assit au bord d'un fossй; et comme il rкvait la tкte
levйe, s'efforзant d'entendre la voix des Esprits par sa trompe
aromale, se demandant mкme s'il en avait une, il fixa ses regards
sur la visiиre de sa casquette; l'extase de la veille le reprit.
Elle dura longtemps, devenait effrayante.
Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre
parut; c'йtait M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et
Marcel le hйlиrent.
La crise allait finir quand arriva le mйdecin. Pour mieux examiner
Pйcuchet, il lui souleva sa casquette -- et apercevant un front
couvert de plaques cuivrйes:
-- Ah! ah! fructus belli! -- ce sont des syphilides, mon bonhomme!
soignez-vous! diable! ne badinons pas avec l'amour.
Pйcuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de bйret,
bouffant sur une visiиre en forme de demi-lune, et dont il avait
pris le modиle dans l'atlas d'Amoros.
Les paroles du Docteur le stupйfiaient. Il y songeait, les yeux en
l'air -- et tout а coup fut ressaisi.
Vaucorbeil l'observait, puis d'une chiquenaude, il fit tomber sa
casquette.
Pйcuchet recouvra ses facultйs.
-- Je m'en doutais dit le mйdecin la visiиre vernie vous hypnotise
comme un miroir; et ce phйnomиne n'est pas rare chez les personnes
qui considиrent un corps brillant avec trop d'attention.
Il indiqua comment pratiquer l'expйrience sur des poules,
enfourcha son bidet, et disparut lentement.
Une demi-lieue plus loin, ils remarquиrent un objet pyramidal,
dressй а l'horizon, dans une cour de ferme -- on aurait dit une
grappe de raisin noir monstrueuse, piquйe de points rouges за et
lа. C'йtait suivant l'usage normand, un long mвt garni de
traverses oщ juchaient des dindes se rengorgeant au soleil.
-- Entrons et Pйcuchet aborda le fermier qui consentit а leur
demande.
Avec du blanc d'Espagne, ils tracиrent une ligne au milieu du
pressoir, liиrent les pattes d'un dindon, puis l'йtendirent а plat
ventre, le bec posй sur la raie. La bкte ferma les yeux, et
bientфt sembla morte. Il en fut de mкme des autres. Bouvard les
repassait vivement а Pйcuchet, qui les rangeait de cфtй dиs
qu'elles йtaient engourdies. Les gens de la ferme tйmoignиrent des
inquiйtudes. La maоtresse cria; une petite fille pleurait.
Bouvard dйtacha toutes les volailles. Elles se ranimaient,
progressivement; mais on ne savait pas les consйquences. А une
objection un peu rкche de Pйcuchet le fermier empoigna sa fourche.
-- Filez, nom de Dieu! ou je vous crиve la paillasse!
Ils dйtalиrent.
N'importe! le problиme йtait rйsolu; l'extase dйpend d'une cause
matйrielle.
Qu'est donc la matiиre? Qu'est-ce que l'Esprit? D'oщ vient
l'influence de l'une sur l'autre, et rйciproquement?
Pour s'en rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire,
dans Bossuet, dans Fйnelon -- et mкme ils reprirent un abonnement
а un cabinet de lecture.
Les maоtres anciens йtaient inaccessibles par la longueur des
oeuvres ou la difficultй de l'idiome; mais Jouffroy et Damiron les
initiиrent а la philosophie moderne; -- et ils avaient des auteurs
touchant celle du siиcle passй.
Bouvard tirait ses arguments de La Mettrie, de Locke, d'Helvйtius;
Pйcuchet de M. Cousin, Thomas Reid et Gйrando. Le premier
s'attachait а l'expйrience, l'idйal йtait tout pour le second. Il
y avait de l'Aristote dans celui-ci, du Platon dans celui-lа -- et
ils discutaient.
-- L'вme est immatйrielle disait l'un.
-- Nullement! disait l'autre; la folie, le chloroforme, une
saignйe la bouleversent et puisqu'elle ne pense pas toujours, elle
n'est point une substance ne faisant que penser.
-- Cependant objecta Pйcuchet j'ai, en moi-mкme, quelque chose de
supйrieur а mon corps, et qui parfois le contredit.
-- Un кtre dans l'кtre? l'homo duplex! allons donc! Des tendances
diffйrentes rйvиlent des motifs opposйs. Voilа tout.
-- Mais ce quelque chose, cette вme, demeure identique sous les
changements du dehors. Donc, elle est simple, indivisible et
partant spirituelle!
-- Si l'вme йtait simple rйpliqua Bouvard, le nouveau-nй se
rappellerait, imaginerait comme l'adulte! La Pensйe, au contraire,
suit le dйveloppement du cerveau. Quant а кtre indivisible, le
parfum d'une rose, ou l'appйtit d'un loup, pas plus qu'une
volition ou une affirmation ne se coupent en deux.
-- Зa n'y fait rien! dit Pйcuchet; l'вme est exempte des qualitйs
de la matiиre!
-- Admets-tu la pesanteur? reprit Bouvard. Or si la matiиre peut
tomber, elle peut de mкme penser. Ayant eu un commencement, notre
вme doit finir, et dйpendante des organes, disparaоtre avec eux.
-- Moi, je la prйtends immortelle! Dieu ne peut vouloir...
-- Mais si Dieu n'existe pas?
-- Comment? Et Pйcuchet dйbita les trois preuves cartйsiennes;
primo, Dieu est compris dans l'idйe que nous en avons; secundo,
l'existence lui est possible; tertio, кtre fini, comment aurais-je
une idйe de l'infini? -- et puisque nous avons cette idйe, elle
nous vient de Dieu, donc Dieu existe!
Il passa au tйmoignage de la conscience, а la tradition des
peuples, au besoin d'un crйateur. Quand je vois une horloge...
-- Oui! oui! connu! mais oщ est le pиre de l'horloger?
-- Il faut une cause, pourtant!
Bouvard doutait des causes. -- De ce qu'un phйnomиne succиde а un
phйnomиne on conclut qu'il en dйrive. Prouvez-le!
-- Mais le spectacle de l'univers dйnote une intention, un plan!
-- Pourquoi? Le mal est organisй aussi parfaitement que le Bien.
Le ver qui pousse dans la tкte du mouton et le fait mourir
йquivaut comme anatomie au mouton lui-mкme. Les monstruositйs
surpassent les fonctions normales. Le corps humain pouvait кtre
mieux bвti. Les trois quarts du globe sont stйriles. La Lune, ce
lampadaire, ne se montre pas toujours! Crois-tu l'Ocйan destinй
aux navires, et le bois des arbres au chauffage de nos maisons?
Pйcuchet rйpondit:
-- Cependant, l'estomac est fait pour digйrer, la jambe pour
marcher, l'oeil pour voir, bien qu'on ait des dyspepsies, des
fractures et des cataractes. Pas d'arrangement sans but! Les
effets surviennent actuellement, ou plus tard. Tout dйpend de
lois. Donc, il y a des causes finales.
Bouvard imagina que Spinoza peut-кtre, lui fournirait des
arguments, et il йcrivit а Dumouchel, pour avoir la traduction de
Saisset.
Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant а son ami le
professeur Varlot, exilй au Deux dйcembre.
L'Йthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils
lurent seulement les endroits marquйs d'un coup de crayon, et
comprirent ceci:
La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans
origine. Cette substance est Dieu.
Il est seul l'Йtendue -- et l'Йtendue n'a pas de bornes. Avec quoi
la borner?
Mais bien qu'elle soit infinie, elle n'est pas l'infini absolu;
car elle ne contient qu'un genre de perfection; et l'Absolu les
contient tous.
Souvent ils s'arrкtaient, pour mieux rйflйchir. Pйcuchet absorbait
des prises de tabac et Bouvard йtait rouge d'attention.
-- Est-ce que cela t'amuse?
-- Oui! sans doute! va toujours!
Dieu se dйveloppe en une infinitй d'attributs, qui expriment
chacun а sa maniиre, l'infinitй de son кtre. Nous n'en connaissons
que deux: l'Йtendue et la Pensйe.
De la Pensйe et de l'Йtendue, dйcoulent des modes innombrables,
lesquels en contiennent d'autres.
Celui qui embrasserait, а la fois, toute l'Йtendue et toute la
Pensйe n'y verrait aucune contingence, rien d'accidentel -- mais
une suite gйomйtrique de termes, liйs entre eux par des lois
nйcessaires.
-- Ah! ce serait beau! dit Pйcuchet.
Donc, il n'y a pas de libertй chez l'homme, ni chez Dieu.
-- Tu l'entends! s'йcria Bouvard.
Si Dieu avait une volontй, un but, s'il agissait pour une cause,
c'est qu'il aurait un besoin, c'est qu'il manquerait d'une
perfection. Il ne serait pas Dieu.
Ainsi notre monde n'est qu'un point dans l'ensemble des choses --
et l'univers impйnйtrable а notre connaissance, une portion d'une
infinitй d'univers йmettant prиs du nфtre des modifications
infinies. L'Йtendue enveloppe notre univers, mais est enveloppйe
par Dieu, qui contient dans sa pensйe tous les univers possibles,
et sa pensйe elle-mкme est enveloppйe dans sa substance.
Il leur semblait кtre en ballon, la nuit, par un froid glacial,
emportйs d'une course sans fin, vers un abоme sans fond, -- et
sans rien autour d'eux que l'insaisissable, l'immobile, l'Йternel.
C'йtait trop fort. Ils y renoncиrent.
Et dйsirant quelque chose de moins rude, ils achetиrent le Cours
de philosophie, а l'usage des classes, par monsieur Guesnier.
L'auteur se demande quelle sera la bonne mйthode, l'ontologique ou
la psychologique?
La premiиre convenait а l'enfance des sociйtйs, quand l'homme
portait son attention vers le monde extйrieur. Mais а prйsent
qu'il la replie sur lui-mкme nous croyons la seconde plus
scientifique et Bouvard et Pйcuchet se dйcidиrent pour elle.
Le but de la psychologie est d'йtudier les faits qui se passent au
sein du moi; on les dйcouvre en observant.
-- Observons! Et pendant quinze jours, aprиs le dйjeuner
habituellement, ils cherchaient dans leur conscience, au hasard --
espйrant y faire de grandes dйcouvertes, et n'en firent aucune --
ce qui les йtonna beaucoup.
Un phйnomиne occupe le moi, а savoir l'idйe. De quelle nature est-
elle? On a supposй que les objets se mirent dans le cerveau; et le
cerveau envoie ces images а notre esprit, qui nous en donne la
connaissance.
Mais si l'idйe est spirituelle, comment reprйsenter la matiиre? De
lа scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est
matйrielle, les objets spirituels ne seraient pas reprйsentйs? De
lа scepticisme en fait de notions internes. D'ailleurs qu'on y
prenne garde! cette hypothиse nous mиnerait а l'athйisme! car une
image йtant une chose finie, il lui est impossible de reprйsenter
l'infini.
-- Cependant objecta Bouvard quand je songe а une forкt, а une
personne, а un chien, je vois cette forкt, cette personne, ce
chien. Donc les idйes les reprйsentent.
Et ils abordиrent l'origine des idйes.
D'aprиs Locke, il y en a deux, la sensation, la rйflexion --
Condillac rйduit tout а la sensation.
Mais alors, la rйflexion manquera de base. Elle a besoin d'un
sujet, d'un кtre sentant; et elle est impuissante а nous fournir
les grandes vйritйs fondamentales: Dieu, le mйrite et le dйmйrite,
le juste, le beau, etc., notions qu'on nomme innйes, c'est-а-dire
antйrieures а l'Expйrience et universelles.
-- Si elles йtaient universelles, nous les aurions dиs notre
naissance.
-- On veut dire, par ce mot, des dispositions а les avoir, et
Descartes...
-- Ton Descartes patauge! car il soutient que le foetus les
possиde et il avoue dans un autre endroit que c'est d'une faзon
implicite.
Pйcuchet fut йtonnй.
-- Oщ cela se trouve-t-il?
-- Dans Gйrando! Et Bouvard lui donna une claque sur le ventre.
-- Finis donc! dit Pйcuchet. Puis venant а Condillac: Nos pensйes
ne sont pas des mйtamorphoses de la sensation! Elle les
occasionne, les met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un
moteur. Car la matiиre de soi-mкme ne peut produire le mouvement;
-- et j'ai trouvй cela dans ton Voltaire! ajouta Pйcuchet, en lui
faisant une salutation profonde.
Ils rabвchaient ainsi les mкmes arguments, -- chacun mйprisant
l'opinion de l'autre, sans le convaincre de la sienne.
Mais la Philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se
rappelaient avec pitiй leurs prйoccupations d'Agriculture, de
Littйrature, de Politique.
А prйsent le musйum les dйgoыtait. Ils n'auraient pas mieux
demandй que d'en vendre les bibelots; -- et ils passиrent au
chapitre deuxiиme: des facultйs de l'вme.
On en compte trois, pas davantage! Celle de sentir, celle de
connaоtre, celle de vouloir.
Dans la facultй de sentir distinguons la sensibilitй physique de
la sensibilitй morale.
Les sensations physiques se classent naturellement en cinq
espиces, йtant amenйes par les organes des sens.
Les faits de la sensibilitй morale, au contraire, ne doivent rien
au corps. -- Qu'y a-t-il de commun entre le plaisir d'Archimиde
trouvant les lois de la pesanteur et la voluptй immonde d'Apicius
dйvorant une hure de sanglier!
Cette sensibilitй morale a quatre genres; -- et son deuxiиme genre
dйsirs moraux se divise en cinq espиces, et les phйnomиnes du
quatriиme genre affections se subdivisent en deux autres espиces,
parmi lesquelles l'amour de soi penchant lйgitime, sans doute,
mais qui devenu exagйrй prend le nom d'йgoпsme.
Dans la facultй de connaоtre, se trouve l'aperception rationnelle,
oщ l'on trouve deux mouvements principaux et quatre degrйs.
L'Abstraction peut offrir des йcueils aux intelligences bizarres.
La mйmoire fait correspondre avec le passй comme la prйvoyance
avec l'avenir.
L'imagination est plutфt une facultй particuliиre, sui generis.
Tant d'embarras pour dйmontrer des platitudes, le ton pйdantesque
de l'auteur, la monotonie des tournures Nous sommes prкts а le
reconnaоtre -- Loin de nous la pensйe -- Interrogeons notre
conscience l'йloge sempiternel de Dugalt-Stewart, enfin tout ce
verbiage, les йcoeura tellement, que sautant par dessus la facultй
de vouloir, ils entrиrent dans la Logique.
Elle leur apprit ce qu'est l'Analyse, la Synthиse, l'Induction, la
Dйduction et les causes principales de nos erreurs.
Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots.
-- Le soleil se couche, le temps se rembrunit, l'hiver approche
locutions vicieuses et qui feraient croire а des entitйs
personnelles quand il ne s'agit que d'йvйnements bien simples! --
Je me souviens de tel objet, de tel axiome, de telle vйritй
illusion! ce sont les idйes, et pas du tout les choses, qui
restent dans le moi, et la rigueur du langage exige Je me souviens
de tel acte de mon esprit par lequel j'ai perзu cet objet, par
lequel j'ai dйduit cet axiome, par lequel j'ai admis cette vйritй.
Comme le terme qui dйsigne un accident ne l'embrasse pas dans tous
ses modes, ils tвchиrent de n'employer que des mots abstraits --
si bien qu'au lieu de dire: Faisons un tour, -- il est temps de
dоner, -- j'ai la colique ils йmettaient ces phrases: Une
promenade serait salutaire, -- voici l'heure d'absorber des
aliments, -- j'йprouve un besoin d'exonйration.
Une fois maоtres de l'instrument logique, ils passиrent en revue
les diffйrents critйriums, d'abord celui du sens commun.
Si l'individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en
sauraient-ils davantage? Une erreur, fыt-elle vieille de cent
mille ans, par cela mкme qu'elle est vieille ne constitue pas la
vйritй. La Foule invariablement suit la routine; c'est, au
contraire, le petit nombre qui mиne le Progrиs.
Vaut-il mieux se fier au tйmoignage des sens? Ils trompent
parfois, et ne renseignent jamais que sur l'apparence. Le fond
leur йchappe.
La Raison offre plus de garanties, йtant immuable et impersonnelle
-- mais pour se manifester, il lui faut s'incarner. Alors, la
Raison devient ma raison. Une rиgle importe peu, si elle est
fausse. Rien ne prouve que celle-lа soit juste.
On recommande de la contrфler avec les sens; mais ils peuvent
йpaissir leurs tйnиbres. D'une sensation confuse, une loi
dйfectueuse sera induite, et qui plus tard empкchera la vue nette
des choses.
Reste la morale. C'est faire descendre Dieu au niveau de l'utile,
comme si nos besoins йtaient la mesure de l'Absolu!
Quant а l'Йvidence, niйe par l'un, affirmйe par l'autre, elle est
а elle-mкme son critйrium. M. Cousin l'a dйmontrй.
-- Je ne vois plus que la Rйvйlation dit Bouvard. Mais pour y
croire il faut admettre deux connaissances prйalables, celle du
corps qui a senti, celle de l'intelligence qui a perзu, admettre
le Sens et la Raison, tйmoignages humains, et par consйquent
suspects.
Pйcuchet rйflйchit, se croisa les bras. -- Mais nous allons tomber
dans l'abоme effrayant du scepticisme.
Il n'effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.
-- Merci du compliment! rйpliqua Pйcuchet. Cependant il y a des
faits indiscutables. On peut atteindre la vйritй dans une certaine
limite.
-- Laquelle? Deux et deux font-ils quatre toujours? Le contenu
est-il, en quelque sorte, moindre que le contenant? Que veut dire
un а-peu-prиs du vrai, une fraction de Dieu, la partie d'une chose
indivisible?
-- Ah! tu n'es qu'un sophiste! Et Pйcuchet, vexй, bouda pendant
trois jours.
Ils les employиrent а parcourir les tables de plusieurs volumes.
Bouvard souriait de temps а autre -- et renouant la conversation:
-- C'est qu'il est difficile de ne pas douter! Ainsi, pour Dieu,
les preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les
mкmes, et mutuellement se ruinent. La crйation du monde par les
atomes, ou par un esprit, demeure inconcevable.
Je me sens а la fois matiиre et pensйe tout en ignorant ce qu'est
l'une et l'autre. L'impйnйtrabilitй, la soliditй, la pesanteur me
paraissent des mystиres aussi bien que mon вme -- а plus forte
raison l'union de l'вme et du corps.
Pour en rendre compte, Leibniz a imaginй son harmonie, Malebranche
la prйmotion, Cudworth un mйdiateur, et Bonnet y voit un miracle
perpйtuel qui est une bкtise, un miracle perpйtuel ne serait plus
un miracle.
-- Effectivement! dit Pйcuchet.
Et tous deux s'avouиrent qu'ils йtaient las des philosophes. Tant
de systиmes vous embrouille. La mйtaphysique ne sert а rien. On
peut vivre sans elle.
D'ailleurs leur gкne pйcuniaire augmentait. Ils devaient trois
barriques de vin а Beljambe, douze kilogrammes de sucre а
Langlois, cent vingt francs au tailleur, soixante au cordonnier.
La dйpense allait toujours; et maоtre Gouy ne payait pas.
Ils se rendirent chez Marescot, pour qu'il leur trouvвt de
l'argent, soit par la vente des Йcalles, ou par une hypothиque sur
leur ferme, ou en aliйnant leur maison, qui serait payйe en rentes
viagиres et dont ils garderaient l'usufruit -- moyen impraticable,
dit Marescot, mais une affaire meilleure se combinait et ils
seraient prйvenus.
Ensuite, ils pensиrent а leur pauvre jardin. Bouvard entreprit
l'йmondage de la charmille. Pйcuchet la taille de l'espalier --
Marcel devait fouir les plates-bandes.
Au bout d'un quart d'heure, ils s'arrкtaient, l'un fermait sa
serpette, l'autre dйposait ses ciseaux, et ils commenзaient
doucement а se promener, -- Bouvard а l'ombre des tilleuls, sans
gilet, la poitrine en avant, les bras nus, Pйcuchet tout le long
du mur, la tкte basse, les mains dans le dos, la visiиre de sa
casquette tournйe sur le cou par prйcaution; et ils marchaient
ainsi parallиlement, sans mкme voir Marcel, qui se reposant au
bord de la cahute mangeait une chiffe de pain.
Dans cette mйditation, des pensйes avaient surgi; ils
s'abordaient, craignant de les perdre; et la mйtaphysique
revenait.
Elle revenait а propos de la pluie ou du soleil, d'un gravier dans
leur soulier, d'une fleur sur le gazon, а propos de tout.
En regardant brыler la chandelle, ils se demandaient si la lumiиre
est dans l'objet ou dans notre oeil. Puisque des йtoiles peuvent
avoir disparu quand leur йclat nous arrive, nous admirons, peut-
кtre, des choses qui n'existent pas.
Ayant retrouvй au fond d'un gilet une cigarette Raspail, ils
l'йmiettиrent sur de l'eau et le camphre tourna.
Voilа donc le mouvement dans la matiиre! un degrй supйrieur du
mouvement amиnerait la vie.
Mais si la matiиre en mouvement suffisait а crйer les кtres, ils
ne seraient pas si variйs. Car il n'existait а l'origine, ni
terres, ni eaux, ni hommes, ni plantes. Qu'est donc cette matiиre
primordiale, qu'on n'a jamais vue, qui n'est rien des choses du
monde, et qui les a toutes produites?
Quelquefois ils avaient besoin d'un livre. Dumouchel, fatiguй de
les servir, ne leur rйpondait plus, et ils s'acharnaient а la
question, principalement Pйcuchet.
Son besoin de vйritй devenait une soif ardente.
Йmu des discours de Bouvard, il lвchait le spiritualisme, le
reprenait bientфt pour le quitter, et s'йcriait la tкte dans les
mains: Oh! le doute! le doute! j'aimerais mieux le nйant!
Bouvard apercevait l'insuffisance du matйrialisme, et tвchait de
s'y retenir, dйclarant, du reste, qu'il en perdait la boule.
Ils commenзaient des raisonnements sur une base solide. Elle
croulait; -- et tout а coup plus d'idйe, -- comme une mouche
s'envole, dиs qu'on veut la saisir.
Pendant les soirs d'hiver, ils causaient dans le musйum, au coin
du feu, en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le
corridor faisait trembler les carreaux, les masses noires des
arbres se balanзaient, et la tristesse de la nuit augmentait le
sйrieux de leurs pensйes.
Bouvard, de temps а autre, allait jusqu'au bout de l'appartement,
puis revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs
posaient sur le sol des ombres obliques; et le saint Pierre, vu de
profil, йtalait au plafond, la silhouette de son nez, pareille а
un monstrueux cor de chasse.
On avait peine а circuler entre les objets, et souvent Bouvard,
n'y prenant garde, se cognait а la statue. Avec ses gros yeux, sa
lippe tombante et son air d'ivrogne, elle gкnait aussi Pйcuchet.
Depuis longtemps, ils voulaient s'en dйfaire; mais par nйgligence,
remettaient cela, de jour en jour.
Un soir au milieu d'une dispute sur la monade, Bouvard se frappa
l'orteil au pouce de saint Pierre -- et tournant contre lui son
irritation:
-- Il m'embкte, ce coco-lа, flanquons-le dehors!
C'йtait difficile par l'escalier. Ils ouvrirent la fenкtre, et
l'inclinиrent sur le bord doucement. Pйcuchet а genoux tвcha de
soulever ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses йpaules.
Le bonhomme de pierre ne branlait pas; ils durent recourir а la
hallebarde, comme levier -- et arrivиrent enfin а l'йtendre tout
droit. Alors, ayant basculй, il piqua dans le vide, la tiare en
avant -- un bruit mat retentit; -- et le lendemain, ils le
trouvиrent cassй en douze morceaux, dans l'ancien trou aux
composts.
Une heure aprиs, le notaire entra, leur apportant une bonne
nouvelle. Une personne de la localitй avancerait mille йcus,
moyennant une hypothиque sur leur ferme; et comme ils se
rйjouissaient: Pardon! elle y met une clause! c'est que vous lui
vendrez les Йcalles pour quinze cents francs. Le prкt sera soldй
aujourd'hui mкme. L'argent est chez moi dans mon йtude.
Ils avaient envie de cйder l'un et l'autre. Bouvard finit par
rйpondre: -- Mon Dieu... soit!
-- Convenu! dit Marescot; et il leur apprit le nom de la personne,
qui йtait Mme Bordin.
-- Je m'en doutais! s'йcria Pйcuchet.
Bouvard, humiliй, se tut.
Elle ou un autre, qu'importait! le principal йtant de sortir
d'embarras.
L'argent touchй (celui des Йcalles le serait plus tard) ils
payиrent immйdiatement toutes les notes, et regagnaient leur
domicile, quand au dйtour des Halles, le pиre Gouy les arrкta.
Il allait chez eux, pour leur faire part d'un malheur. Le vent, la
nuit derniиre, avait jetй bas vingt pommiers dans les cours,
abattu la bouillerie, enlevй le toit de la grange. Ils passиrent
le reste de l'aprиs-midi а constater les dйgвts, et le lendemain,
avec le charpentier, le maзon, et le couvreur. Les rйparations
monteraient а dix-huit cents francs, pour le moins.
Puis le soir, Gouy se prйsenta. Marianne, elle-mкme, lui avait
contй tout а l'heure la vente des Йcalles. Une piиce d'un
rendement magnifique, а sa convenance, qui n'avait presque pas
besoin de culture, le meilleur morceau de toute la ferme! -- et il
demandait une diminution.
Ces messieurs la refusиrent. On soumit le cas au juge de paix, et
il conclut pour le fermier. La perte des Йcalles, l'acre estimй
deux mille francs, lui faisait un tort annuel de soixante-dix
francs; -- et devant les tribunaux il gagnerait certainement.
Leur fortune se trouvait diminuйe. Que faire? Comment vivre
bientфt?
Ils se mirent tous les deux а table, pleins de dйcouragement.
Marcel n'entendait rien а la cuisine; son dоner cette fois dйpassa
les autres. La soupe ressemblait а de l'eau de vaisselle, le lapin
sentait mauvais, les haricots йtaient incuits, les assiettes
crasseuses, et au dessert, Bouvard йclata, menaзant de lui casser
tout sur la tкte.
-- Soyons philosophes dit Pйcuchet; un peu moins d'argent, les
intrigues d'une femme, la maladresse d'un domestique, qu'est-ce
que tout cela? Tu es trop plongй dans la matiиre!
-- Mais quand elle me gкne, dit Bouvard.
-- Moi, je ne l'admets pas! repartit Pйcuchet.
Il avait lu derniиrement une analyse de Berkeley, et ajouta: Je
nie l'йtendue, le temps, l'espace, voire la substance! car la
vraie substance c'est l'esprit percevant les qualitйs.
-- Parfait dit Bouvard mais le monde supprimй, les preuves
manqueront pour l'existence de Dieu.
Pйcuchet se rйcria, et longuement, bien qu'il eыt un rhume de
cerveau, causй par l'iodure de potassium; -- et une fiиvre
permanente contribuait а son exaltation. Bouvard, s'en inquiйtant,
fit venir le mйdecin.
Vaucorbeil ordonna du sirop d'orange avec l'iodure, et pour plus
tard des bains de cinabre.
-- А quoi bon? reprit Pйcuchet. Un jour ou l'autre, la forme s'en
ira. L'essence ne pйrit pas!
-- Sans doute dit le mйdecin la matiиre est indestructible!
Cependant...
-- Mais non! mais non! L'indestructible, c'est l'кtre. Ce corps
qui est lа devant moi, le vфtre, docteur, m'empкche de connaоtre
votre personne, n'est pour ainsi dire qu'un vкtement, ou plutфt un
masque.
Vaucorbeil le crut fou. -- Bonsoir! Soignez votre masque!
Pйcuchet n'enraya pas. Il se procura une introduction а la
philosophie hйgйlienne, et voulut l'expliquer а Bouvard.
-- Tout ce qui est rationnel est rйel. Il n'y a mкme de rйel que
l'idйe. Les lois de l'Esprit sont les lois de l'univers; la raison
de l'homme est identique а celle de Dieu.
Bouvard feignait de comprendre.
-- Donc, l'Absolu c'est а la fois le sujet et l'objet, l'unitй oщ
viennent se rejoindre toutes les diffйrences. Ainsi les
contradictoires sont rйsolus. L'ombre permet la lumiиre, le froid
mкlй au chaud produit la tempйrature, l'organisme ne se maintient
que par la destruction de l'organisme; partout un principe qui
divise, un principe qui enchaоne.
Ils йtaient sur le vigneau; et le curй passa le long de la claire-
voie, son brйviaire а la main.
Pйcuchet le pria d'entrer, pour finir devant lui l'exposition
d'Hegel et voir un peu ce qu'il en dirait.
L'homme а la soutane s'assit prиs d'eux; -- et Pйcuchet aborda le
christianisme.
-- Aucune religion n'a йtabli aussi bien cette vйritй: La Nature
n'est qu'un moment de l'idйe!
-- Un moment de l'idйe? murmura le prкtre, stupйfait.
-- Mais oui! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montrй son
union consubstantielle avec elle.
-- Avec la Nature? oh! oh!
-- Par son dйcиs, il a rendu tйmoignage а l'essence de la mort;
donc, la mort йtait en lui, faisait, fait partie de Dieu.
L'ecclйsiastique se renfrogna. Pas de blasphиmes! c'йtait pour le
salut du genre humain qu'il a endurй les souffrances...
-- Erreur! On considиre la mort dans l'individu, oщ elle est un
mal sans doute, mais relativement aux choses, c'est diffйrent. Ne
sйparez pas l'esprit de la matiиre!
-- Cependant, monsieur, avant la crйation...
-- Il n'y a pas eu de crйation. Elle a toujours existй. Autrement
ce serait un кtre nouveau s'ajoutant а la pensйe divine; ce qui
est absurde.
Le prкtre se leva; des affaires l'appelaient ailleurs.
Je me flatte de l'avoir crossй! dit Pйcuchet. Encore un mot!
Puisque l'existence du monde n'est qu'un passage continuel de la
vie а la mort, et de la mort а la vie, loin que tout soit, rien
n'est. Mais tout devient; comprends-tu?
-- Oui! je comprends, ou plutфt non! L'idйalisme а la fin
exaspйrait Bouvard. Je n'en veux plus! le fameux cogito m'embкte.
On prend les idйes des choses pour les choses elles-mкmes. On
explique ce qu'on entend fort peu, au moyen de mots qu'on n'entend
pas du tout! Substance, йtendue, force, matiиre et вme, autant
d'abstractions, d'imaginations. Quant а Dieu, impossible de savoir
comment il est, ni mкme s'il est! Autrefois, il causait le vent,
la foudre, les rйvolutions. А prйsent, il diminue. D'ailleurs, je
n'en vois pas l'utilitй.
-- Et la morale, dans tout cela?
-- Ah! tant pis!
Elle manque de base, effectivement se dit Pйcuchet.
Et il demeura silencieux, acculй dans une impasse, consйquence des
prйmisses qu'il avait lui-mкme posйes. Ce fut une surprise, un
йcrasement.
Bouvard ne croyait mкme plus а la matiиre.
La certitude que rien n'existe (si dйplorable qu'elle soit) n'en
est pas moins une certitude. Peu de gens sont capables de l'avoir.
Cette transcendance leur inspira de l'orgueil; et ils auraient
voulu l'йtaler. Une occasion s'offrit.
Un matin, en allant acheter du tabac, ils virent un attroupement
devant la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise,
et il йtait question de Touache, un galйrien qui vagabondait dans
le pays. Le conducteur l'avait rencontrй а la Croix-Verte entre
deux gendarmes et les Chavignollais exhalиrent un soupir de
dйlivrance.
Girbal et le capitaine restиrent sur la Place; puis, arriva le
juge de paix curieux d'avoir des renseignements, et M. Marescot en
toque de velours et pantoufles de basane.
Langlois les invita а honorer sa boutique de leur prйsence. Ils
seraient lа plus а leur aise; et malgrй les chalands, et le bruit
de la sonnette, ces messieurs continuиrent а discuter les forfaits
de Touache.
-- Mon Dieu dit Bouvard il avait de mauvais instincts, voilа tout!
-- On en triomphe par la vertu rйpliqua le notaire.
-- Mais si on n'a pas de vertu? Et Bouvard nia positivement le
libre arbitre.
-- Cependant dit le capitaine je peux faire ce que je veux! je
suis libre, par exemple... de remuer la jambe.
-- Non! monsieur, car vous avez un motif pour la remuer!
Le capitaine chercha une rйponse, n'en trouva pas -- mais Girbal
dйcocha ce trait:
-- Un rйpublicain qui parle contre la libertй! c'est drфle!
-- Histoire de rire! dit Langlois.
Bouvard l'interpella:
-- D'oщ vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres?
L'йpicier, d'un regard inquiet, parcourut toute sa boutique.
-- Tiens! pas si bкte! je la garde pour moi!
-- Si vous йtiez saint Vincent de Paul, vous agiriez diffйremment,
puisque vous auriez son caractиre. Vous obйissez au vфtre. Donc
vous n'кtes pas libre!
-- C'est une chicane rйpondit en choeur l'assemblйe.
Bouvard ne broncha pas; -- et dйsignant la balance sur le
comptoir:
-- Elle se tiendra inerte, tant qu'un des plateaux sera vide. De
mкme, la volontй; -- et l'oscillation de la balance entre deux
poids qui semblent йgaux, figure le travail de notre esprit, quand
il dйlibиre sur les motifs, jusqu'au moment oщ le plus fort
l'emporte, le dйtermine.
-- Tout cela dit Girbal ne fait rien pour Touache, et ne l'empкche
pas d'кtre un gaillard joliment vicieux.
Pйcuchet prit la parole:
-- Les vices sont des propriйtйs de la Nature, comme les
inondations, les tempкtes.
Le notaire l'arrкta; et se haussant а chaque mot sur la pointe des
orteils:
-- Je trouve votre systиme d'une immoralitй complиte. Il donne
carriиre а tous les dйbordements, excuse les crimes, innocente les
coupables.
-- Parfaitement dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appйtits
est dans son droit, comme l'honnкte homme qui йcoute la Raison.
-- Ne dйfendez pas les monstres!
-- Pourquoi monstres? Quand il naоt un aveugle, un idiot, un
homicide, cela nous paraоt du dйsordre, comme si l'ordre nous
йtait connu, comme si la nature agissait pour une fin!
-- Alors vous contestez la Providence?
-- Oui! je la conteste!
-- Voyez plutфt l'Histoire! s'йcria Pйcuchet rappelez-vous les
assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions
dans les familles, le chagrin des particuliers.
-- Et en mкme temps ajouta Bouvard, car ils s'excitaient l'un
l'autre cette Providence soigne les petits oiseaux, et fait
repousser les pattes des йcrevisses. Ah! si vous entendez par
Providence, une loi qui rиgle tout, je veux bien, et encore!
-- Cependant, monsieur dit le notaire il y a des principes!
-- Qu'est-ce que vous me chantez! Une science, d'aprиs Condillac,
est d'autant meilleure qu'elle n'en a pas besoin! Ils ne font que
rйsumer des connaissances acquises, et nous reportent vers ces
notions, qui prйcisйment sont discutables.
-- Avez-vous comme nous poursuivit Pйcuchet, scrutй, fouillй les
arcanes de la mйtaphysique?
-- Il est vrai, messieurs, il est vrai!
Et la sociйtй se dispersa.
Mais Coulon les tirant а l'йcart, leur dit d'un ton paterne, qu'il
n'йtait pas dйvot certainement et mкme il dйtestait les jйsuites.
Cependant il n'allait pas si loin qu'eux! Oh non! bien sыr; -- et
au coin de la place, ils passиrent devant le capitaine, qui
rallumait sa pipe en grommelant: Je fais pourtant ce que je veux,
nom de Dieu!
Bouvard et Pйcuchet profйrиrent en d'autres occasions leurs
abominables paradoxes. Ils mettaient en doute, la probitй des
hommes, la chastetй des femmes, l'intelligence du gouvernement, le
bon sens du peuple, enfin sapaient les bases.
Foureau s'en йmut, et les menaзa de la prison, s'ils continuaient
de tels discours.
L'йvidence de leur supйrioritй blessait. Comme ils soutenaient des
thиses immorales, ils devaient кtre immoraux; des calomnies furent
inventйes.
Alors une facultй pitoyable se dйveloppa dans leur esprit, celle
de voir la bкtise et de ne plus la tolйrer.
Des choses insignifiantes les attristaient: les rйclames des
journaux, le profil d'un bourgeois, une sotte rйflexion entendue
par hasard.
En songeant а ce qu'on disait dans leur village, et qu'il y avait
jusqu'aux antipodes d'autres Coulon, d'autres Marescot, d'autres
Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la
terre.
Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.
Un aprиs-midi, un dialogue s'йleva dans la cour, entre Marcel et
un monsieur ayant un chapeau а larges bords avec des conserves
noires. C'йtait l'acadйmicien Larsonneur. Il ne fut pas sans
observer un rideau entrouvert, des portes qu'on fermait. Sa
dйmarche йtait une tentative de raccommodement et il s'en alla
furieux, chargeant le domestique de dire а ses maоtres qu'il les
regardait comme des goujats.
Bouvard et Pйcuchet ne s'en souciиrent. Le monde diminuait
d'importance -- ils l'apercevaient comme dans un nuage, descendu
de leur cerveau sur leurs prunelles.
N'est-ce pas, d'ailleurs, une illusion, un mauvais rкve? Peut-
кtre, qu'en somme, les prospйritйs et les malheurs s'йquilibrent?
Mais le bien de l'espиce ne console pas l'individu.
-- Et que m'importent les autres! disait Pйcuchet.
Son dйsespoir affligeait Bouvard. C'йtait lui qui l'avait poussй
jusque-lа; et le dйlabrement de leur domicile avivait leur chagrin
par des irritations quotidiennes.
Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se
prescrivaient des travaux, et retombaient vite dans une paresse
plus forte, dans un dйcouragement profond.
А la fin des repas, ils restaient les coudes sur la table, а gйmir
d'un air lugubre -- Marcel en йcarquillait les yeux, puis
retournait dans sa cuisine oщ il s'empiffrait solitairement.
Au milieu de l'йtй, ils reзurent un billet de faire-part annonзant
le mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet.
Que Dieu le bйnisse! et ils se rappelиrent le temps oщ ils йtaient
heureux. Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs? Oщ
йtaient les jours qu'ils entraient dans les fermes cherchant
partout des antiquitйs? Rien maintenant n'occasionnerait ces
heures si douces qu'emplissaient la distillerie ou la Littйrature.
Un abоme les en sйparait. Quelque chose d'irrйvocable йtait venu.
Ils voulurent faire comme autrefois une promenade dans les champs,
allиrent trиs loin, se perdirent. -- De petits nuages moutonnaient
dans le ciel, le vent balanзait les clochettes des avoines, le
long d'un prй un ruisseau murmurait, quand tout а coup une odeur
infecte les arrкta; et ils virent sur des cailloux, entre des
joncs, la charogne d'un chien.
Les quatre membres йtaient dessйchйs. Le rictus de la gueule
dйcouvrait sous des babines bleuвtres des crocs d'ivoire; а la
place du ventre, c'йtait un amas de couleur terreuse, et qui
semblait palpiter tant grouillait dessus la vermine. Elle
s'agitait, frappйe par le soleil, sous le bourdonnement des
mouches, dans cette intolйrable odeur, une odeur fйroce et comme
dйvorante.
Cependant Bouvard plissait le front; et des larmes mouillиrent ses
yeux. -- Pйcuchet dit stoпquement: Nous serons un jour comme зa!
L'idйe de la mort les avait saisis. Ils en causиrent, en revenant.
Aprиs tout, elle n'existe pas. On s'en va dans la rosйe, dans la
brise, dans les йtoiles. On devient quelque chose de la sиve des
arbres, de l'йclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On
redonne а la Nature ce qu'elle vous a prкtй et le Nйant qui est
devant nous n'a rien de plus affreux que le nйant qui se trouve
derriиre.
Ils tвchaient de l'imaginer sous la forme d'une nuit intense, d'un
trou sans fond, d'un йvanouissement continu. N'importe quoi valait
mieux que cette existence monotone, absurde, et sans espoir.
Ils rйcapitulиrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait
toujours dйsirй des chevaux, des йquipages, les grands crus de
Bourgogne, et de belles femmes complaisantes dans une habitation
splendide. L'ambition de Pйcuchet йtait le savoir philosophique.
Or, le plus vaste des problиmes, celui qui contient les autres,
peut se rйsoudre en une minute. Quand donc arriverait-elle?
-- Autant tout de suite, en finir.
-- Comme tu voudras dit Bouvard.
Et ils examinиrent la question du suicide.
Oщ est le mal de rejeter un fardeau qui vous йcrase? et de
commettre une action ne nuisant а personne? Si elle offensait
Dieu, aurions-nous ce pouvoir? Ce n'est pas une lвchetй, bien
qu'on dise; -- et l'insolence est belle, de bafouer mкme а son
dйtriment, ce que les hommes estiment le plus.
Ils dйlibйrиrent sur le genre de mort.
Le poison fait souffrir. Pour s'йgorger, il faut trop de courage.
Avec l'asphyxie, on se rate souvent.
Enfin, Pйcuchet monta dans le grenier deux cвbles de la
gymnastique. Puis, les ayant liйs а la mкme traverse du toit,
laissa pendre un noeud coulant et avanзa dessous deux chaises,
pour atteindre aux cordes.
Ce moyen fut rйsolu.
Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans
l'arrondissement, oщ iraient ensuite leur bibliothиque, leurs
paperasses, leurs collections. La pensйe de la mort les faisait
s'attendrir sur eux-mкmes. Cependant, ils ne lвchaient point leur
projet, et а force d'en parler, s'y accoutumиrent.
Le soir du 25 dйcembre, entre dix et onze heures, ils
rйflйchissaient dans le musйum, habillйs diffйremment. Bouvard
portait une blouse sur son gilet de tricot -- et Pйcuchet, depuis
trois mois, ne quittait plus la robe de moine, par йconomie.
Comme ils avaient grand faim (car Marcel sorti dиs l'aube n'avait
pas reparu) Bouvard crut hygiйnique de boire un carafon d'eau-de-
vie et Pйcuchet de prendre du thй.
En soulevant la bouilloire, il rйpandit de l'eau sur le parquet.
-- Maladroit! s'йcria Bouvard.
Puis trouvant l'infusion mйdiocre, il voulut la renforcer par deux
cuillerйes de plus.
-- Ce sera exйcrable dit Pйcuchet.
-- Pas du tout!
Et chacun tirant а soi la boоte, le plateau tomba; une des tasses
fut brisйe, la derniиre du beau service en porcelaine.
Bouvard pвlit. -- Continue! saccage! ne te gкne pas!
-- Grand malheur, vraiment!
-- Oui! un malheur! Je la tenais de mon pиre!
-- Naturel ajouta Pйcuchet, en ricanant.
-- Ah! tu m'insultes!
-- Non, mais je te fatigue! avoue-le!
Et Pйcuchet fut pris de colиre, ou plutфt de dйmence. Bouvard
aussi. Ils criaient а la fois tous les deux, l'un irritй par la
faim, l'autre par l'alcool. La gorge de Pйcuchet n'йmettait plus
qu'un rвle.
-- C'est infernal, une vie pareille; j'aime mieux la mort. Adieu.
Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte.
Bouvard, au milieu des tйnиbres, eut peine а l'ouvrir, courut
derriиre lui, arriva dans le grenier.
La chandelle йtait par terre -- et Pйcuchet debout sur une des
chaises avec le cвble dans sa main.
L'esprit d'imitation emporta Bouvard: -- Attends-moi! Et il
montait sur l'autre chaise quand s'arrкtant tout а coup:
-- Mais... nous n'avons pas fait notre testament?
-- Tiens! c'est juste!
Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent а la lucarne
pour respirer.
L'air йtait froid; et des astres nombreux brillaient dans le ciel,
noir comme de l'encre. La blancheur de la neige, qui couvrait la
terre, se perdait dans les brumes de l'horizon.
Ils aperзurent de petites lumiиres а ras du sol; et grandissant,
se rapprochant, toutes allaient du cфtй de l'йglise.
Une curiositй les y poussa.
C'йtait la messe de minuit. Ces lumiиres provenaient des lanternes
des bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs
manteaux.
Le serpent ronflait, l'encens fumait. Des verres, suspendus, dans
la longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux
multicolores -- et au bout de la perspective des deux cфtйs du
tabernacle, les cierges gйants dressaient des flammes rouges. Par
dessus les tкtes de la foule et les capelines des femmes, au delа
des chantres, on distinguait le prкtre dans sa chasuble d'or; а sa
voix aiguл rйpondaient les voix fortes des hommes emplissant le
jubй, et la voыte de bois tremblait, sur ses arceaux de pierre.
Des images reprйsentant le chemin de la croix dйcoraient les murs.
Au milieu du choeur, devant l'autel, un agneau йtait couchй, les
pattes sous le ventre, les oreilles toutes droites.
La tiиde tempйrature, leur procura un singulier bien-кtre; et
leurs pensйes, orageuses tout а l'heure, se faisaient douces,
comme des vagues qui s'apaisent.
Ils йcoutиrent l'Йvangile et le Credo, observaient les mouvements
du prкtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en
guenille, les fermiиres en haut bonnet, les robustes gars а blonds
favoris, tous priaient, absorbйs dans la mкme joie profonde; -- et
voyaient sur la paille d'une йtable, rayonner comme un soleil, le
corps de l'enfant-Dieu. Cette foi des autres touchait Bouvard en
dйpit de sa raison, et Pйcuchet malgrй la duretй de son coeur.
Il y eut un silence; tous les dos se courbиrent -- et au tintement
d'une clochette, le petit agneau bкla.
L'hostie fut montrйe par le prкtre, au bout de ses deux bras, le
plus haut possible. Alors йclata un chant d'allйgresse, qui
conviait le monde aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et Pйcuchet
involontairement s'y mкlиrent; et ils sentaient comme une aurore
se lever dans leur вme.
CHAPITRE IX
Marcel reparut le lendemain а trois heures, la face verte, les
yeux rouges, une bigne au front, le pantalon dйchirй, empestant
l'eau-de-vie, immonde.
Il avait йtй, selon sa coutume annuelle, а six lieues de lа, prиs
d'Iqueville faire le rйveillon chez un ami; -- et bйgayant plus
que jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grвce
comme s'il eыt commis un crime. Ses maоtres l'octroyиrent. Un
calme singulier les portait а l'indulgence.
La neige avait fondu tout а coup -- et ils se promenaient dans
leur jardin, humant l'air tiиde, heureux de vivre.
Йtait-ce le hasard seulement, qui les avait dйtournйs de la mort?
Bouvard se sentait attendri. Pйcuchet se rappela sa premiиre
communion; et pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause
dont ils dйpendaient, l'idйe leur vint de faire des lectures
pieuses.
L'Йvangile dilata leur вme, les йblouit comme un soleil. Ils
apercevaient Jйsus, debout sur la montagne, un bras levй, la foule
en dessous l'йcoutant -- ou bien au bord du Lac, parmi les Apфtres
qui tirent des filets -- puis sur l'вnesse, dans la clameur des
allйluias, la chevelure йventйe par les palmes frйmissantes --
enfin au haut de la croix, inclinant sa tкte, d'oщ tombe
йternellement une rosйe sur le monde. Ce qui les gagna, ce qui les
dйlectait, c'est la tendresse pour les humbles, la dйfense des
pauvres, l'exaltation des opprimйs. -- Et dans ce livre oщ le ciel
se dйploie, rien de thйologal; au milieu de tant de prйceptes, pas
un dogme; nulle exigence que la puretй du coeur.
Quant aux miracles, leur raison n'en fut pas surprise; dиs
l'enfance, ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit
Pйcuchet -- et le disposa а mieux comprendre l'Imitation.
Ici plus de paraboles, de fleurs, d'oiseaux -- mais des plaintes,
un resserrement de l'вme sur elle-mкme. Bouvard s'attrista en
feuilletant ces pages, qui semblent йcrites par un temps de brume,
au fond d'un cloоtre, entre un clocher et un tombeau. Notre vie
mortelle y apparaоt si lamentable qu'il faut, l'oubliant, se
retourner vers Dieu; -- et les deux bonshommes, aprиs toutes leurs
dйceptions, йprouvaient le besoin d'кtre simples, d'aimer quelque
chose, de se reposer l'esprit.
Ils abordиrent l'Ecclйsiaste, Isaпe, Jйrйmie.
Mais la Bible les effrayait avec ses prophиtes а voix de lion, le
fracas du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la Gйhenne,
et son Dieu dispersant les empires, comme le vent fait des nuages.
Ils lisaient cela le dimanche, а l'heure des vкpres, pendant que
la cloche tintait.
Un jour, ils se rendirent а la messe, puis y retournиrent. C'йtait
une distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de
Faverges les saluиrent de loin, ce qui fut remarquй. Le juge de
paix leur dit, en clignant de l'oeil: -- Parfait! je vous
approuve. Toutes les bourgeoises, maintenant leur envoyaient le
pain bйnit.
L'abbй Jeufroy leur fit une visite; ils la rendirent, on se
frйquenta; et le prкtre ne parlait pas de religion.
Ils furent йtonnйs de cette rйserve; si bien que Pйcuchet, d'un
air indiffйrent lui demanda comment s'y prendre pour obtenir la
Foi.
-- Pratiquez, d'abord.
Ils se mirent а pratiquer, l'un avec espoir, l'autre par dйfi,
Bouvard йtant convaincu qu'il ne serait jamais un dйvot. Un mois
durant, il suivit rйguliиrement tous les offices, mais, а
l'encontre de Pйcuchet, ne voulut pas s'astreindre au maigre.
Йtait-ce une mesure d'hygiиne? on sait ce que vaut l'Hygiиne! une
affaire de convenance? а bas les convenances! une marque de
soumission envers l'Йglise? il s'en fichait йgalement! bref,
dйclarait cette rиgle absurde, pharisaпque, et contraire а
l'esprit de l'Йvangile.
Le vendredi saint des autres annйes, ils mangeaient ce que
Germaine leur servait.
Mais Bouvard cette fois, s'йtait commandй un beefsteak. Il
s'assit, coupa la viande; -- et Marcel le regardait scandalisй,
tandis que Pйcuchet dйpiautait gravement sa tranche de morue.
Bouvard restait la fourchette d'une main, le couteau de l'autre.
Enfin se dйcidant, il monta une bouchйe а ses lиvres. Tout а coup
ses mains tremblиrent, sa grosse mine pвlit, sa tкte se
renversait.
-- Tu te trouves mal?
-- Non! ... Mais... et il fit un aveu. Par suite de son йducation
(c'йtait plus fort que lui) il ne pouvait manger du gras ce jour-
lа, dans la crainte de mourir.
Pйcuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre а sa
guise.
Un soir, il rentra la figure empreinte d'une joie sйrieuse, et
lвchant le mot, dit qu'il venait de se confesser.
Alors ils discutиrent l'importance de la confession.
Bouvard admettait celle des premiers chrйtiens qui se faisait en
public: la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que
cette enquкte sur nous-mкmes ne fыt un йlйment de progrиs, un
levain de moralitй.
Pйcuchet, dйsireux de la perfection, chercha ses vices. Les
bouffйes d'orgueil depuis longtemps йtaient parties. Son goыt du
travail l'exemptait de la paresse. Quant а la gourmandise,
personne de plus sobre. Quelquefois des colиres l'emportaient. Il
se jura de n'en plus avoir.
Ensuite, il faudrait acquйrir les vertus, premiиrement l'Humilitй;
-- c'est-а-dire se croire incapable de tout mйrite, indigne de la
moindre rйcompense, immoler son esprit, et se mettre tellement bas
que l'on vous foule aux pieds comme la boue des chemins. Il йtait
loin encore de ces dispositions.
Une autre vertu lui manquait: la chastetй -- car intйrieurement,
il regrettait Mйlie, et le pastel de la dame en robe Louis XV, le
gкnait avec son dйcolletage.
Il l'enferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusque а
craindre de porter ses regards sur lui-mкme, et couchait avec un
caleзon.
Tant de soins autour de la Luxure la dйveloppиrent. Le matin
principalement il avait а subir de grands combats -- comme en
eurent saint Paul, saint Benoоt et saint Jйrфme, dans un вge fort
avancй. De suite, ils recouraient а des pйnitences furieuses. La
douleur est une expiation, un remиde et un moyen, un hommage а
Jйsus-Christ. Tout amour veut des sacrifices -- et quel plus
pйnible que celui de notre corps!
Afin de se mortifier, Pйcuchet supprima le petit verre aprиs les
repas, se rйduisit а quatre prises dans la journйe, par les froids
extrкmes ne mettait plus de casquette.
Un jour, Bouvard qui rattachait la vigne, posa une йchelle contre
le mur de la terrasse prиs de la maison -- et sans le vouloir, se
trouva plonger dans la chambre de Pйcuchet.
Son ami, nu jusqu'au ventre, avec le martinet aux habits, se
frappait les йpaules doucement, puis s'animant, retira sa culotte,
cingla ses fesses, et tomba sur une chaise, hors d'haleine.
Bouvard fut troublй comme а la dйcouverte d'un mystиre, qu'on ne
doit pas surprendre.
Depuis quelque temps, il remarquait plus de nettetй sur les
carreaux, moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure
-- changements qui йtaient dus а l'intervention de Reine, la
servante de M. le curй.
Mкlant les choses de l'йglise а celles de sa cuisine, forte comme
un valet de charrue et dйvouйe bien qu'irrespectueuse, elle
s'introduisait dans les mйnages, donnait des conseils, y devenait
maоtresse. Pйcuchet se fiait absolument а son expйrience.
Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux
а la chinoise, un nez en bec de vautour. C'йtait M. Goutman,
nйgociant en articles de piйtй; -- il en dйballa quelques-uns,
enfermйs dans des boоtes, sous le hangar: croix, mйdailles et
chapelets de toutes les dimensions, candйlabres pour oratoires,
autels portatifs, bouquets de clinquant -- et des sacrйs-coeurs en
carton bleu, des saint Joseph а barbe rouge, des calvaires de
porcelaine. Pйcuchet les convoita. Le prix seul l'arrкtait.
Goutman ne demandait pas d'argent. Il prйfйrait les йchanges, et
montй dans le musйum, il offrit, contre les vieux fers et tous les
plombs, un stock de ses marchandises.
Elles parurent hideuses а Bouvard. Mais l'oeil de Pйcuchet, les
instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le
convaincre. Quand il le vit si coulant Goutman voulut, en outre,
la hallebarde; Bouvard, las d'en avoir dйmontrй la manoeuvre,
l'abandonna. L'estimation totale йtant faite, ces messieurs
devaient encore cent francs. On s'arrangea, moyennant quatre
billets а trois mois d'йchйance -- et ils s'applaudirent du bon
marchй.
Leurs acquisitions furent distribuйes dans tous les appartements.
Une crиche remplie de foin et une cathйdrale de liиge dйcorиrent
le musйum. Il y eut sur la cheminйe de Pйcuchet, un saint Jean-
Baptiste en cire, le long du corridor les portraits des gloires
йpiscopales, et au bas de l'escalier, sous une lampe а chaоnettes,
une sainte Vierge en manteau d'azur et couronnйe d'йtoiles --
Marcel nettoyait ces splendeurs, n'imaginant au paradis rien de
plus beau.
Quel dommage que le saint Pierre fыt brisй, et comme il aurait
fait bien dans le vestibule! Pйcuchet s'arrкtait parfois devant
l'ancienne fosse aux composts, oщ l'on reconnaissait la tiare, une
sandale, un bout d'oreille, lвchait des soupirs, puis continuait а
jardiner; -- car maintenant, il joignait les travaux manuels aux
exercices religieux -- et bкchait la terre, vкtu de la robe de
moine, en se comparant а saint Bruno. Ce dйguisement pouvait кtre
un sacrilиge; il y renonзa.
Mais il prenait le genre ecclйsiastique, sans doute par la
frйquentation du curй. Il en avait le sourire, la voix, et d'un
air frileux glissait comme lui dans ses manches ses deux mains
jusqu'aux poignets. Un jour vint oщ le chant du coq l'importuna;
les roses l'ennuyaient; il ne sortait plus, ou jetait sur la
campagne des regards farouches.
Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui
chantaient des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de
verdure, lui avaient donnй comme le sentiment d'une jeunesse
impйrissable. Dieu se manifestait а son coeur par la forme des
nids, la clartй des sources, la bienfaisance du soleil; -- et la
dйvotion de son ami lui semblait extravagante, fastidieuse.
-- Pourquoi gйmis-tu pendant le repas?
-- Nous devons manger en gйmissant rйpondit Pйcuchet; car l'Homme
par cette voie, a perdu son innocence phrase qu'il avait lue dans
le Manuel du sйminariste, deux volumes in-12 empruntйs а M.
Jeufroy. Et il buvait de l'eau de la Salette, se livrait portes
closes а des oraisons jaculatoires, espйrait entrer dans la
confrйrie de Saint-Franзois.
Pour obtenir le don de persйvйrance, il rйsolut de faire un
pиlerinage а la sainte Vierge.
Le choix des localitйs l'embarrassa. Serait-ce а Notre-Dame de
Fourviиres, de Chartres, d'Embrun, de Marseille ou d'Auray? Celle
de la Dйlivrande, plus proche, convenait aussi bien. -- Tu
m'accompagneras!
-- J'aurais l'air d'un cornichon dit Bouvard.
Aprиs tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de
l'кtre, et cйda par complaisance.
Les pиlerinages doivent s'accomplir а pied. Mais quarante-trois
kilomиtres seraient durs; -- et les gondoles n'йtant pas
congruentes а la mйditation ils louиrent un vieux cabriolet, qui
aprиs douze heures de route les dйposa devant l'auberge.
Ils eurent une piиce а deux lits, avec deux commodes, supportant
deux pots а l'eau dans des petites cuvettes ovales, et l'hфtelier
leur apprit que c'йtait la chambre des capucins. Sous la Terreur
on y avait cachй la dame de la Dйlivrande avec tant de prйcaution
que les bons Pиres y disaient la messe clandestinement.
Cela fit plaisir а Pйcuchet, et il lut tout haut une notice sur la
chapelle, prise en bas dans la cuisine.
Elle a йtй fondйe au commencement du IIe siиcle par saint
Rйgnobert premier йvкque de Lisieux, ou par saint Ragnebert qui
vivait au VIIe, ou par Robert le Magnifique au milieu du XIe.
Les Danois, les Normands et surtout les Protestants l'ont
incendiйe et ravagйe а diffйrentes йpoques.
Vers 1112, la statue primitive fut dйcouverte par un mouton, qui
en frappant du pied dans un herbage, indiqua l'endroit oщ elle
йtait -- sur cette place le comte Baudouin йrigea un sanctuaire.
Ses miracles sont innombrables: -- un marchand de Bayeux captif
chez les Sarrasins l'invoque, ses fers tombent et il s'йchappe. --
Un avare dйcouvre dans son grenier un troupeau de rats, l'appelle
а son secours et les rats s'йloignent. -- Le contact d'une
mйdaille ayant effleurй son effigie fit se repentir au lit de mort
un vieux matйrialiste de Versailles. -- Elle rendit la parole au
sieur Adeline qui l'avait perdue pour avoir blasphйmй; et par sa
protection, M. et Mme de Becqueville eurent assez de force pour
vivre chastement en йtat de mariage.
On cite parmi ceux qu'elle a guйris d'affections irrйmйdiables
Mlle de Palfresne, Anne Lorieux, Marie Duchemin, Franзois Dufai,
et Mme de Jumillac, nйe d'Osseville.
Des personnages considйrables l'ont visitйe: Louis XI, Louis XIII,
deux filles de Gaston d'Orlйans, le cardinal Wiseman, Samirrhi,
patriarche d'Antioche, Mgr Vйroles, vicaire apostolique de la
Mandchourie; -- et l'archevкque de Quйlen vint lui rendre grвce
pour la conversion du prince de Talleyrand.
-- Elle pourra dit Pйcuchet te convertir aussi!
Bouvard dйjа couchй, eut une sorte de grognement, et s'endormit
tout а fait.
Le lendemain а six heures, ils entraient dans la chapelle.
On en construisait une autre; -- des toiles et des planches
embarrassaient la nef et le monument, de style rococo, dйplut а
Bouvard, surtout l'autel de marbre rouge, avec ses pilastres
corinthiens.
La statue miraculeuse dans une niche а gauche du choeur est
enveloppйe d'une robe а paillettes. Le bedeau survint, ayant pour
chacun d'eux un cierge. Il le planta sur une maniиre de herse
dominant la balustrade, demanda trois francs, fit une rйvйrence,
et disparut.
Ensuite ils regardиrent les ex-voto.
Des inscriptions sur plaques tйmoignent de la reconnaissance des
fidиles. On admire deux йpйes en sautoir offertes par un ancien
йlиve de l'Йcole polytechnique, des bouquets de mariйe, des
mйdailles militaires, des coeurs d'argent, et dans l'angle au
niveau du sol, une forкt de bйquilles.
De la sacristie dйboucha un prкtre portant le saint-ciboire.
Quand il fut restй quelques minutes au bas de l'autel, il monta
les trois marches, dit l'Oremus, l'Introпt et le Kyrie, que
l'enfant de choeur а genoux rйcita tout d'une haleine.
Les assistants йtaient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On
entendait le froissement de leurs chapelets, et le bruit d'un
marteau cognant des pierres. Pйcuchet inclinй sur son prie-Dieu
rйpondait aux Amen. Pendant l'йlйvation il supplia Notre-Dame de
lui envoyer une foi constante et indestructible.
Bouvard dans un fauteuil, а ses cфtйs, lui prit son Eucologe, et
s'arrкta aux litanies de la Vierge.
-- Trиs pure, trиs chaste, vйnйrable, aimable -- puissante,
clйmente -- tour d'ivoire, maison d'or, porte du matin ces mots
d'adoration, ces hyperboles l'emportиrent vers celle qui est
cйlйbrйe par tant d'hommages.
Il la rкva comme on la figure dans les tableaux d'йglise, sur un
amoncellement de nuages, des chйrubins а ses pieds, l'Enfant-Dieu
а sa poitrine -- mиre des tendresses que rйclament toutes les
afflictions de la terre, -- idйal de la Femme transportйe dans le
ciel; car sorti de ses entrailles l'Homme exalte son amour et
n'aspire qu'а reposer sur son coeur.
La messe йtant finie, ils longиrent les boutiques qui s'adossent
contre le mur du cфtй de la Place. On y voit des images, des
bйnitiers, des urnes а filets d'or, des Jйsus-Christ en noix de
coco, des chapelets d'ivoire; -- et le soleil, frappant les verres
des cadres, йblouissait les yeux, faisait ressortir la brutalitй
des peintures, la hideur des dessins. Bouvard, qui chez lui
trouvait ces choses abominables, fut indulgent pour elles. Il
acheta une petite Vierge en pвte bleue. Pйcuchet comme souvenir se
contenta d'un rosaire.
Les marchands criaient: -- Allons! allons! pour cinq francs, pour
trois francs, pour soixante centimes, pour deux sols! ne refusez
pas Notre-Dame!
Les deux pиlerins flвnaient sans rien choisir. Des remarques
dйsobligeantes s'йlevиrent.
-- Qu'est-ce qu'ils veulent ces oiseaux-lа?
-- Ils sont peut-кtre des Turcs!
-- Des protestants, plutфt!
Une grande fille tira Pйcuchet par la redingote; un vieux en
lunettes lui posa la main sur l'йpaule; tous braillaient а la
fois; puis quittant leurs baraques, ils vinrent les entourer,
redoublaient de sollicitations et d'injures.
Bouvard n'y tint plus. -- Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu!
La tourbe s'йcarta.
Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la Place, et
cria qu'ils s'en repentiraient.
En rentrant а l'auberge, ils trouvиrent dans le cafй Goutman. Son
nйgoce l'appelait en ces parages -- et il causait avec un individu
examinant des bordereaux, sur la table, devant eux.
Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon trиs large,
le teint rouge et la taille fine, malgrй ses cheveux blancs, l'air
а la fois d'un officier en retraite, et d'un vieux cabotin.
De temps а autre, il lвchait un juron puis, sur un mot de Goutman
dit plus bas, se calmait de suite, et passait а un autre papier.
Bouvard qui l'observait, au bout d'un quart d'heure s'approcha de
lui.
-- Barberou, je crois?
-- Bouvard! s'йcria l'homme а la casquette, et ils s'embrassиrent.
Barberou depuis vingt ans avait endurй toutes sortes de fortunes.
Gйrant d'un journal, commis d'assurances, directeur d'un parc aux
huоtres; je vous conterai cela; enfin revenu а son premier mйtier,
il voyageait pour une maison de Bordeaux, et Goutman qui faisait
le diocиse lui plaзait des vins chez les ecclйsiastiques -- mais
permettez; dans une minute, je suis а vous!
Il avait repris ses comptes, quand bondissant sur la banquette:
-- Comment, deux mille?
-- Sans doute!
-- Ah! elle est forte, celle-lа!
-- Vous dites?
-- Je dis que j'ai vu Hйrambert moi-mкme, rйpliqua Barberou
furieux. La facture porte quatre mille; pas de blagues!
Le brocanteur ne perdit point contenance.
-- Eh bien; elle vous libиre! aprиs?
Barberou se leva, et а sa figure blкme d'abord, puis violette,
Bouvard et Pйcuchet croyaient qu'il allait йtrangler Goutman.
Il se rassit, croisa les bras. Vous кtes une rude canaille,
convenez-en!
-- Pas d'injures, monsieur Barberou; il y a des tйmoins; prenez
garde!
-- Je vous flanquerai un procиs!
-- Ta! ta! ta!
Puis ayant bouclй son portefeuille, Goutman souleva le bord de son
chapeau:
-- А l'avantage! et il sortit.
Barberou exposa les faits: pour une crйance de mille francs
doublйe par suite de manoeuvres usuraires, il avait livrй а
Goutman trois mille francs de vins; ce qui payerait sa dette avec
mille francs de bйnйfice; mais au contraire, il en devait trois
mille. Ses patrons le renverraient, on le poursuivrait! --
Crapule! brigand! sale juif! -- et зa dоne dans les presbytиres!
D'ailleurs, tout ce qui touche а la calotte! ... Il dйblatйra
contre les prкtres, et tapait sur la table avec tant de violence
que la statuette faillit tomber.
-- Doucement! dit Bouvard.
-- Tiens! Qu'est-ce que зa? et Barberou ayant dйfait l'enveloppe
de la petite vierge: un bibelot du pиlerinage! А vous?
Bouvard, au lieu de rйpondre, sourit d'une maniиre ambiguл.
-- C'est а moi! dit Pйcuchet.
-- Vous m'affligez reprit Barberou; mais je vous йduquerai lа-
dessus, -- n'ayez pas peur! Et comme on doit кtre philosophe, et
que la tristesse ne sert а rien, il leur offrit а dйjeuner.
Tous les trois s'attablиrent.
Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la
bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux
bientфt, et leur apporterait un livre farce.
L'idйe de sa visite les rйjouissait mйdiocrement. Ils en causиrent
dans la voiture, pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite
Pйcuchet ferma les paupiиres. Bouvard se taisait aussi.
Intйrieurement, il penchait vers la Religion.
M. Marescot s'йtait prйsentй la veille pour leur faire une
communication importante. -- Marcel n'en savait pas davantage.
Le notaire ne put les recevoir que trois jours aprиs; -- et de
suite exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents
francs, Mme Bordin proposait а M. Bouvard de lui acheter leur
ferme.
Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants
et aboutissants, dйfauts et avantages -- et ce dйsir йtait comme
un cancer qui la minait. Car la bonne dame en vraie Normande,
chйrissait par-dessus tout le bien moins pour la sйcuritй du
capital que pour le bonheur de fouler un sol vous appartenant.
Dans l'espoir de celui-lа, elle avait pratiquй des enquкtes, une
surveillance journaliиre, de longues йconomies, et elle attendait
avec impatience, la rйponse de Bouvard.
Il fut embarrassй, ne voulant pas que Pйcuchet un jour se trouvвt
sans fortune; mais il fallait saisir l'occasion, -- qui йtait
l'effet du pиlerinage. -- La Providence pour la seconde fois se
manifestait en leur faveur.
Ils offrirent les conditions suivantes: la rente non pas de sept
mille cinq cents francs mais de six mille serait dйvolue au
dernier survivant. Marescot fit valoir que l'un йtait faible de
santй. Le tempйrament de l'autre le disposait а l'apoplexie, et
Mme Bordin signa le contrat, emportйe par la passion.
Bouvard en resta mйlancolique. Quelqu'un dйsirait sa mort; et
cette rйflexion lui inspira des pensйes graves, des idйes de Dieu,
et d'йternitй.
Trois jours aprиs M. Jeufroy les invita au repas de cйrйmonie
qu'il donnait une fois par an а des collиgues.
Le dоner commenзa vers deux heures de l'aprиs-midi, pour finir а
onze du soir. On y but du poirй, on y dйbita des calembours.
L'abbй Pruneau composa sйance tenante un acrostiche, M. Bougon fit
des tours de cartes, et Cerpet, jeune vicaire, chanta une petite
romance qui frisait la galanterie. Un pareil milieu divertit
Bouvard. Il fut moins sombre le lendemain.
Le curй vint le voir frйquemment. Il prйsentait la Religion sous
des couleurs gracieuses. Que risque-t-on, du reste? -- et Bouvard
consentit bientфt а s'approcher de la sainte table. Pйcuchet, en
mкme temps que lui, participerait au sacrement.
Le grand jour arriva.
L'йglise, а cause des premiиres communions йtait pleine de monde.
Les bourgeois et les bourgeoises encombraient leurs bancs, et le
menu peuple se tenait debout par derriиre, ou dans le jubй, au-
dessus de la porte.
Ce qui allait se passer tout а l'heure йtait inexplicable,
songeait Bouvard; mais la Raison ne suffit pas а comprendre
certaines choses. De trиs grands hommes ont admis celle-lа. Autant
faire comme eux. Et dans une sorte d'engourdissement, il
contemplait l'autel, l'encensoir, les flambeaux, la tкte un peu
vide car il n'avait rien mangй -- et йprouvait une singuliиre
faiblesse.
Pйcuchet en mйditant la Passion de Jйsus-Christ s'excitait а des
йlans d'amour. Il aurait voulu lui offrir son вme, celle des
autres -- et les ravissements, les transports, les illuminations
des saints, tous les кtres, l'univers entier. Bien qu'il priвt
avec ferveur, les diffйrentes parties de la messe lui semblиrent
un peu longues.
Enfin, les petits garзons s'agenouillиrent sur la premiиre marche
de l'autel, formant avec leurs habits, une bande noire, que
surmontaient inйgalement des chevelures blondes ou brunes. Les
petites filles les remplacиrent, ayant sous leurs couronnes, des
voiles qui tombaient; de loin, on aurait dit un alignement de
nuйes blanches au fond du choeur.
Puis ce fut le tour des grandes personnes.
La premiиre du cфtй de l'Йvangile йtait Pйcuchet; mais trop йmu,
sans doute, il oscillait la tкte de droite et de gauche. Le curй
eut peine а lui mettre l'hostie dans la bouche, et il la reзut en
tournant les prunelles.
Bouvard, au contraire, ouvrit si largement les mвchoires que sa
langue lui pendait sur la lиvre comme un drapeau. En se relevant,
il coudoya Mme Bordin. Leurs yeux se rencontrиrent. Elle souriait;
sans savoir pourquoi, il rougit.
Aprиs Mme Bordin communiиrent ensemble Mlle de Faverges, la
Comtesse, leur dame de compagnie, -- et un monsieur que l'on ne
connaissait pas а Chavignolles.
Les deux derniers furent Placquevent, et Petit l'instituteur; --
quand tout а coup on vit paraоtre Gorju.
Il n'avait plus de barbiche; -- et il regagna sa place, les bras
en croix sur la poitrine, d'une maniиre fort йdifiante.
Le curй harangua les petits garзons. Qu'ils aient soin plus tard
de ne point faire comme Judas qui trahit son Dieu, et de conserver
toujours leur robe d'innocence. Pйcuchet regretta la sienne. Mais
on remuait des chaises; les mиres avaient hвte d'embrasser leurs
enfants.
Les paroissiens а la sortie, йchangиrent des fйlicitations.
Quelques-uns pleuraient. Mme de Faverges en attendant sa voiture
se tourna vers Bouvard et Pйcuchet, et prйsenta son futur gendre:
-- M. le baron de Mahurot, ingйnieur. Le comte se plaignait de ne
pas les voir. Il serait revenu la semaine prochaine. Notez-le! je
vous prie. La calиche йtait arrivйe; les dames du chвteau
partirent. Et la foule se dispersa.
Ils trouvиrent dans leur cour un paquet au milieu de l'herbe. Le
facteur, comme la maison йtait close, l'avait jetй par-dessus le
mur. C'йtait l'ouvrage que Barberou avait promis, -- Examen du
Christianisme par Louis Hervieu, ancien йlиve de l'Йcole normale.
Pйcuchet le repoussa. Bouvard ne dйsirait pas le connaоtre.
On lui avait rйpйtй que le sacrement le transformerait: durant
plusieurs jours, il guetta des floraisons dans sa conscience. Il
йtait toujours le mкme; et un йtonnement douloureux le saisit.
Comment! la chair de Dieu se mкle а notre chair -- et elle n'y
cause rien! La pensйe qui gouverne les mondes n'йclaire pas notre
esprit. Le suprкme pouvoir nous abandonne а l'impuissance.
M. Jeufroy, en le rassurant, lui ordonna le Catйchisme de l'abbй
Gaume.
Au contraire, la dйvotion de Pйcuchet s'йtait dйveloppйe. Il
aurait voulu communier sous les deux espиces, chantait des
psaumes, en se promenant dans le corridor, arrкtait les
Chavignollais pour discuter, et les convertir. Vaucorbeil lui rit
au nez, Girbal haussa les йpaules, et le capitaine l'appela
Tartuffe. On trouvait maintenant qu'ils allaient trop loin.
Une excellente habitude c'est d'envisager les choses comme autant
de symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement
dernier; devant un ciel sans nuages, pensez au sйjour des
bienheureux; dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous
rapproche de la mort. Pйcuchet observa cette mйthode. Quand il
prenait ses habits il songeait а l'enveloppe charnelle dont la
seconde personne de la Trinitй s'est revкtue. Le tic-tac de
l'horloge lui rappelait les battements de son coeur, une piqыre
d'йpingle les clous de la croix. Mais il eut beau se tenir а
genoux pendant des heures, et multiplier les jeыnes, et se
pressurer l'imagination, le dйtachement de soi-mкme ne se faisait
pas; impossible d'atteindre а la contemplation parfaite!
Il recourut а des auteurs mystiques: sainte Thйrиse, Jean de la
Croix, Louis de Grenade, Simpoli, -- et de plus modernes,
Monseigneur Chaillot. Au lieu des sublimitйs qu'il attendait, il
ne rencontra que des platitudes, un style trиs lвche, de froides
images, et force comparaisons tirйes de la boutique des
lapidaires.
Il apprit cependant qu'il y a une purgation active et une
purgation passive, une vision interne et une vision externe,
quatre espиces d'oraisons, neuf excellences dans l'amour, six
degrйs dans l'humilitй, et que la blessure de l'вme ne diffиre pas
beaucoup du vol spirituel.
Des points l'embarrassaient.
-- Puisque la chair est maudite, comment se fait-il que l'on doive
remercier Dieu pour le bienfait de l'existence? Quelle mesure
garder entre la crainte indispensable au salut, et l'espйrance qui
ne l'est pas moins? Oщ est le signe de la grвce? etc.!
Les rйponses de M. Jeufroy йtaient simples: -- Ne vous tourmentez
pas! А vouloir tout approfondir, on court sur une pente
dangereuse.
Le Catйchisme de Persйvйrance par Gaume avait tellement dйgoыtй
Bouvard qu'il prit le volume de Louis Hervieu -- c'йtait un
sommaire de l'exйgиse moderne dйfendu par le gouvernement.
Barberou, comme rйpublicain l'avait achetй.
Il йveilla des doutes dans l'esprit de Bouvard -- et d'abord sur
le pйchй originel. -- Si Dieu a crйй l'Homme peccable, il ne
devait pas le punir; et le mal est antйrieur а la chute, puisqu'il
y avait dйjа, des volcans, des bкtes fйroces! Enfin ce dogme
bouleverse mes notions de justice!
-- Que voulez-vous disait le curй c'est une de ces vйritйs dont
tout le monde est d'accord sans qu'on puisse en fournir de
preuves; -- et nous-mкmes nous faisons rejaillir sur les enfants
les crimes de leurs pиres. Ainsi les moeurs et les lois justifient
ce dйcret de la Providence, que l'on retrouve dans la Nature.
Bouvard hocha la tкte. Il doutait aussi de l'enfer.
-- Car tout chвtiment doit viser а l'amйlioration du coupable --
ce qui devient impossible avec une peine йternelle! -- et combien
l'endurent! Songez donc: tous les Anciens, les juifs, les
musulmans, les idolвtres, les hйrйtiques et les enfants morts sans
baptкme, ces enfants crййs par Dieu! et dans quel but? pour les
punir d'une faute, qu'ils n'ont pas commise!
-- Telle est l'opinion de saint Augustin ajouta le curй et saint
Fulgence enveloppe dans la damnation jusqu'aux foetus. L'Йglise,
il est vrai, n'a rien dйcidй а cet йgard. Une remarque pourtant:
ce n'est pas Dieu, mais le pйcheur qui se damne lui-mкme; et
l'offense йtant infinie, puisque Dieu est infini, la punition doit
кtre infinie. Est-ce tout, monsieur?
-- Expliquez-moi la Trinitй dit Bouvard.
-- Avec plaisir! -- Prenons une comparaison: les trois cфtйs du
triangle, ou plutфt notre вme, qui contient: кtre, connaоtre et
vouloir; ce qu'on appelle facultй chez l'Homme est personne en
Dieu. Voilа le mystиre.
-- Mais les trois cфtйs du triangle ne sont pas chacun le
triangle. Ces trois facultйs de l'вme ne font pas trois вmes. Et
vos personnes de la Trinitй sont trois Dieux.
-- Blasphиme!
-- Alors il n'y a qu'une personne, un Dieu, une substance affectйe
de trois maniиres!
-- Adorons sans comprendre dit le curй.
-- Soit! dit Bouvard.
Il avait peur de passer pour un impie, d'кtre mal vu au chвteau.
Maintenant ils y venaient trois fois la semaine -- vers cinq
heures -- en hiver -- et la tasse de thй les rйchauffait. M. le
comte par ses allures rappelait le chic de l'ancienne cour, la
Comtesse placide et grasse, montrait sur toutes choses un grand
discernement. Mlle Yolande leur fille, йtait le type de la jeune
personne, l'Ange des keepsakes -- et Mme de Noares leur dame de
compagnie ressemblait а Pйcuchet, ayant son nez pointu.
La premiиre fois qu'ils entrиrent dans le salon, elle dйfendait
quelqu'un.
-- Je vous assure qu'il est changй! Son cadeau le prouve.
Ce quelqu'un йtait Gorju. Il venait d'offrir aux futurs йpoux un
prie-Dieu gothique. On l'apporta. Les armes des deux maisons s'y
йtalaient en reliefs de couleur. M. de Mahurot en parut content;
et Mme de Noares lui dit:
-- Vous vous souviendrez de mon protйgй!
Ensuite, elle amena deux enfants, un gamin d'une douzaine d'annйes
et sa soeur, qui en avait dix peut-кtre. Par les trous de leurs
guenilles, on voyait leurs membres rouges de froid. L'un йtait
chaussй de vieilles pantoufles, l'autre n'avait plus qu'un sabot.
Leurs fronts disparaissaient sous leurs chevelures et ils
regardaient autour d'eux avec des prunelles ardentes comme de
jeunes loups effarйs.
Mme de Noares conta qu'elle les avait rencontrйs le matin sur la
grande route. Placquevent ne pouvait fournir aucun dйtail.
On leur demanda leur nom. Victor -- Victorine. -- Oщ йtait leur
pиre? -- En prison. -- Et avant, que faisait-il? -- Rien. -- Leur
pays. -- Saint-Pierre. -- Mais quel Saint-Pierre? Les deux petits
pour toute rйponse disaient en reniflant: -- Sais pas, sais pas.
Leur mиre йtait morte et ils mendiaient.
Mme de Noares exposa combien il serait dangereux de les
abandonner; elle attendrit la Comtesse, piqua d'honneur le Comte,
fut soutenue par Mademoiselle, s'obstina, rйussit. La femme du
garde-chasse en prendrait soin. On leur trouverait de l'ouvrage
plus tard; -- et comme ils ne savaient ni lire ni йcrire, Mme de
Noares leur donnerait elle-mкme des leзons afin de les prйparer au
catйchisme.
Quand M. Jeufroy venait au chвteau, on allait quйrir les deux
mioches, il les interrogeait puis faisait une confйrence, oщ il
mettait de la prйtention, а cause de l'auditoire.
Une fois, qu'il avait discouru sur les Patriarches, Bouvard en
s'en retournant avec lui et Pйcuchet, les dйnigra fortement.
Jacob s'est distinguй par des filouteries, David par les meurtres,
Salomon par ses dйbauches.
L'abbй lui rйpondit qu'il fallait voir plus loin. Le sacrifice
d'Abraham est la figure de la Passion. Jacob une autre figure du
Messie, comme Joseph, comme le serpent d'airain, comme Moпse.
-- Croyez-vous dit Bouvard, qu'il ait composй le Pentateuque?
-- Oui! sans doute!
-- Cependant on y raconte sa mort! mкme observation pour Josuй --
et quant aux Juges, l'auteur nous prйvient qu'а l'йpoque dont il
fait l'histoire, Israлl n'avait pas encore de Rois. L'ouvrage fut
donc йcrit sous les Rois. Les Prophиtes aussi m'йtonnent.
-- Il va nier les Prophиtes, maintenant!
-- Pas du tout! mais leur esprit йchauffй percevait Jйhovah sous
des formes diverses, celle d'un feu, d'une broussaille, d'un
vieillard, d'une colombe; et ils n'йtaient pas certains de la
Rйvйlation puisqu'ils demandent toujours un signe.
-- Ah! -- et vous avez dйcouvert ces belles choses? ...
-- Dans Spinoza! А ce mot, le curй bondit. -- L'avez-vous lu?
-- Dieu m'en garde!
-- Pourtant, monsieur, la Science! ...
-- Monsieur, on n'est pas savant, si l'on n'est chrйtien.
La Science lui inspirait des sarcasmes. -- Fera-t-elle pousser un
йpi de grain, votre Science! Que savons-nous? disait-il.
Mais il savait que le monde a йtй crйй pour nous; il savait que
les Archanges sont au-dessus des Anges; -- il savait que le corps
humain ressuscitera tel qu'il йtait vers la trentaine.
Son aplomb sacerdotal agaзait Bouvard, qui par mйfiance de Louis
Hervieu йcrivit а Varlot. Et Pйcuchet mieux informй, demanda а M.
Jeufroy des explications sur l'Йcriture.
Les six jours de la Genиse veulent dire six grandes йpoques. Le
rapt des vases prйcieux fait par les juifs aux Йgyptiens doit
s'entendre des richesses intellectuelles, les Arts, dont ils
avaient dйrobй le secret. Isaпe ne se dйpouilla pas complиtement -
- Nudus en latin signifiant nu jusqu'aux hanches; ainsi Virgile
conseille de se mettre nu, pour labourer, et cet йcrivain n'eыt
pas donnй un prйcepte contraire а la pudeur! Йzйchiel dйvorant un
livre n'a rien d'extraordinaire; ne dit-on pas dйvorer une
brochure, un journal?
Mais si l'on voit partout des mйtaphores que deviendront les
faits? L'abbй, soutenait cependant qu'ils йtaient rйels.
Cette maniиre de les entendre parut dйloyale а Pйcuchet. Il poussa
plus loin ses recherches et apporta une note sur les
contradictions de la Bible.
L'Exode nous apprend que pendant quarante ans on fit des
sacrifices dans le dйsert; on n'en fit aucun suivant Amos et
Jйrйmie. Les Paralipomиnes et Esdras ne sont point d'accord sur le
dйnombrement du Peuple. Dans le Deutйronome, Moпse voit le
Seigneur face а face; d'aprиs l'Exode, jamais il ne put le voir.
Oщ est, alors, l'inspiration?
-- Motif de plus pour l'admettre rйpliquait en souriant M.
Jeufroy. Les imposteurs ont besoin de connivence, les sincиres n'y
prennent garde. Dans l'embarras recourons а l'Йglise. Elle est
toujours infaillible.
De qui relиve l'infaillibilitй?
Les conciles de Bвle et de Constance l'attribuent aux conciles.
Mais souvent les conciles diffиrent, tйmoin ce qui se passa pour
Athanase et pour Arius. Ceux de Florence et de Latran la dйcernent
au pape. Mais Adrien VI dйclare que le Pape, comme un autre, peut
se tromper.
Chicanes! Tout cela ne fait rien а la permanence du dogme.
L'ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations: le baptкme
autrefois йtait rйservй pour les adultes. L'extrкme-onction ne fut
un sacrement qu'au IXe siиcle; la Prйsence rйelle a йtй dйcrйtйe
au VIIIe, le Purgatoire, reconnu au XVe, l'Immaculйe Conception
est d'hier.
Et Pйcuchet en arriva а ne plus savoir que penser de Jйsus. Trois
йvangiles en font un homme. Dans un passage de saint Jean il
paraоt s'йgaler а Dieu; dans un autre du mкme se reconnaоtre son
infйrieur.
L'abbй ripostait par la lettre du roi Abgar, les Actes de Pilate
et le tйmoignage des Sibylles dont le fond est vйritable. Il
retrouvait la Vierge dans les Gaules, l'annonce d'un Rйdempteur en
Chine, la Trinitй partout, la Croix sur le bonnet du grand lama,
en Йgypte au poing des dieux; -- et mкme il fit voir une gravure,
reprйsentant un nilomиtre, lequel йtait un phallus suivant
Pйcuchet.
M. Jeufroy consultait secrиtement son ami Pruneau, qui lui
cherchait des preuves dans les auteurs. Une lutte d'йrudition
s'engagea; et fouettй par l'amour-propre Pйcuchet devint
transcendant, mythologue.
Il comparait la Vierge а Isis, l'eucharistie au Homa des Perses,
Bacchus а Moпse, l'arche de Noй au vaisseau de Xithuros, ces
ressemblances pour lui dйmontraient l'identitй des religions.
Mais il ne peut y avoir plusieurs religions, puisqu'il n'y a qu'un
Dieu -- et quand il йtait а bout d'arguments, l'homme а la soutane
s'йcriait: -- C'est un mystиre!
Que signifie ce mot? Dйfaut de savoir; trиs bien. Mais s'il
dйsigne une chose dont le seul йnoncй implique contradiction,
c'est une sottise; -- et Pйcuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il
le surprenait dans son jardin, l'attendait au confessionnal, le
relanзait dans la sacristie.
Le prкtre imaginait des ruses pour le fuir.
Un jour, qu'il йtait parti а Sassetot administrer quelqu'un,
Pйcuchet se porta au-devant de lui sur la route, maniиre de rendre
la conversation inйvitable.
C'йtait le soir, vers la fin d'aoыt. Le ciel йcarlate se
rembrunit, et un gros nuage s'y forma, rйgulier dans le bas, avec
des volutes au sommet.
Pйcuchet d'abord, parla de choses indiffйrentes, puis ayant glissй
le mot martyr:
-- Combien pensez-vous qu'il y en ait eu?
-- Une vingtaine de millions, pour le moins.
-- Leur nombre n'est pas si grand, dit Origиne.
-- Origиne, vous savez, est suspect!
Un large coup de vent passa, inclinant l'herbe des fossйs, et les
deux rangs d'ormeaux jusqu'au bout de l'horizon.
Pйcuchet reprit: -- On classe dans les martyrs, beaucoup d'йvкques
gaulois, tuйs en rйsistant aux Barbares, ce qui n'est plus la
question.
-- Allez-vous dйfendre les Empereurs!
Suivant Pйcuchet, on les avait calomniйs. -- L'histoire de la
Lйgion thйbaine est une fable. Je conteste йgalement Symphorose et
ses sept fils, Fйlicitй et ses sept filles, et les sept vierges
d'Ancyre, condamnйes au viol, bien que septuagйnaires, et les onze
mille vierges de sainte Ursule, dont une compagne s'appelait
Undecemilla, un nom pris pour un chiffre, -- encore plus les dix
martyrs d'Alexandrie!
-- Cependant! ... Cependant, ils se trouvent dans des auteurs
dignes de crйance.
Des gouttes d'eau tombиrent. Le curй dйploya son parapluie; -- et
Pйcuchet, quand il fut dessous, osa prйtendre que les catholiques
avaient fait plus de martyrs chez les juifs, les musulmans, les
protestants, et les libres penseurs que tous les Romains
autrefois.
L'ecclйsiastique se rйcria:
-- Mais on compte dix persйcutions depuis Nйron jusqu'au Cйsar
Galиre!
-- Eh bien, et les massacres des Albigeois! et la Saint-
Barthйlemy! et la Rйvocation de l'йdit de Nantes!
-- Excиs dйplorables sans doute mais vous n'allez pas comparer ces
gens-lа а saint Йtienne, saint Laurent, Cyprien, Polycarpe, une
foule de missionnaires.
-- Pardon! je vous rappellerai Hypatie, Jйrфme de Prague, Jean
Huss, Bruno, Vanini, Anne Du Bourg!
La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si fort, qu'ils
rebondissaient du sol, comme de petites fusйes blanches. Pйcuchet
et M. Jeufroy marchaient avec lenteur serrйs l'un contre l'autre,
et le curй disait:
-- Aprиs des supplices abominables, on les jetait dans des
chaudiиres!
-- L'Inquisition employait de mкme la torture, et elle vous
brыlait trиs bien.
-- On exposait les dames illustres dans les lupanars!
-- Croyez-vous que les dragons de Louis XIV fussent dйcents?
-- Et notez que les chrйtiens n'avaient rien fait contre l'Йtat!
-- Les Huguenots pas davantage!
Le vent chassait, balayait la pluie dans l'air. Elle claquait sur
les feuilles, ruisselait au bord du chemin, et le ciel couleur de
boue se confondait avec les champs dйnudйs, la moisson йtant
finie. Pas un toit. Au loin seulement, la cabane d'un berger.
Le maigre paletot de Pйcuchet n'avait plus un fil de sec. L'eau
coulait le long de son йchine, entrait dans ses bottes, dans ses
oreilles, dans ses yeux, malgrй la visiиre de la casquette Amoros.
Le curй, en portant d'un bras la queue de sa soutane, se
dйcouvrait les jambes, et les pointes de son tricorne crachaient
l'eau sur ses йpaules comme des gargouilles de cathйdrale.
Il fallut s'arrкter, et tournant leur dos а la tempкte, ils
restиrent face а face, ventre contre ventre, en tenant а quatre
mains le parapluie qui oscillait.
M. Jeufroy n'avait pas interrompu la dйfense des catholiques.
-- Ont-ils crucifiй vos protestants, comme le fut saint Simйon, ou
fait dйvorer un homme par deux tigres comme il advint а saint
Ignace?
-- Mais comptez-vous pour quelque chose, tant de femmes sйparйes
de leurs maris, d'enfants arrachйs а leurs mиres! Et les exils des
pauvres, а travers la neige, au milieu des prйcipices! On les
entassait dans les prisons; а peine morts on les traоnait sur la
claie.
L'abbй ricana: -- Vous me permettrez de n'en rien croire! Et nos
martyrs а nous sont moins douteux. Sainte Blandine a йtй livrйe
dans un filet а une vache furieuse. Sainte Julie pйrit assommйe de
coups. Saint Taraque, saint Probus et saint Andronic, on leur a
brisй les dents avec un marteau, dйchirй les cфtes avec des
peignes de fer, traversй les mains avec des clous rougis, enlevй
la peau du crвne!
-- Vous exagйrez dit Pйcuchet. La mort des martyrs йtait dans ce
temps-lа une amplification de rhйtorique!
-- Comment de la rhйtorique?
-- Mais oui! tandis que moi, monsieur, je vous raconte de
l'histoire. Les catholiques en Irlande йventrиrent des femmes
enceintes pour prendre leurs enfants!
-- Jamais.
-- Et les donner aux pourceaux!
-- Allons donc!
-- En Belgique, ils les enterraient toutes vives.
-- Quelle plaisanterie.
-- On a leurs noms!
-- Et quand mкme objecta le Prкtre, en secouant de colиre son
parapluie on ne peut les appeler des martyrs. Il n'y en a pas en
dehors de l'Йglise.
-- Un mot. Si la valeur du martyr dйpend de la doctrine, comment
servirait-il а en dйmontrer l'excellence?
La pluie se calmait; jusqu'au village ils ne parlиrent plus.
Mais, sur le seuil du presbytиre, l'Abbй dit:
-- Je vous plains! vйritablement, je vous plains!
Pйcuchet conta de suite а Bouvard son altercation. Elle lui avait
causй une malveillance antireligieuse; -- et une heure aprиs,
assis devant un feu de broussailles, il lisait le Curй Meslier.
Ces nйgations lourdes le choquиrent; puis se reprochant d'avoir
mйconnu, peut-кtre, des hйros, il feuilleta dans la Biographie,
l'histoire des martyrs les plus illustres.
Quelles clameurs du Peuple, quand ils entraient dans l'arиne! --
et si les lions et les jaguars йtaient trop doux, du geste et de
la voix ils les excitaient а s'avancer. On les voyait tout
couverts de sang, sourire debout le regard au ciel; -- sainte
Perpйtue renoua ses cheveux pour ne point paraоtre affligйe. --
Pйcuchet se mit а rйflйchir -- La fenкtre йtait ouverte, la nuit
tranquille, beaucoup d'йtoiles brillaient -- Il devait se passer
dans leur вme des choses dont nous n'avons plus l'idйe, une joie,
un spasme divin? -- Et Pйcuchet а force d'y rкver dit qu'il
comprenait cela, aurait fait comme eux.
-- Toi?
-- Certainement.
-- Pas de blagues! Crois-tu oui, ou non?
-- Je ne sais.
Il alluma une chandelle -- puis ses yeux tombant sur le crucifix
dans l'alcфve: -- Combien de misйrables ont recouru а celui-lа! et
aprиs un silence: On l'a dйnaturй! c'est la faute de Rome: la
politique du Vatican!
Mais Bouvard admirait l'Йglise pour sa magnificence, et aurait
souhaitй au moyen вge кtre un cardinal. -- J'aurais eu bonne mine
sous la pourpre, conviens-en!
La casquette de Pйcuchet posйe devant les charbons n'йtait pas
sиche encore. Tout en l'йtirant, il sentit quelque chose dans la
doublure, et une mйdaille de saint Joseph tomba. Ils furent
troublйs, le fait leur paraissant inexplicable.
Mme de Noares voulut savoir de Pйcuchet s'il n'avait pas йprouvй
comme un changement, un bonheur, et se trahit par ses questions.
Une fois, pendant qu'il jouait au billard, elle lui avait cousu la
mйdaille dans sa casquette.
Йvidemment, elle l'aimait; ils auraient pu se marier: elle йtait
veuve; et il ne soupзonna pas cet amour, qui peut-кtre eыt fait le
bonheur de sa vie.
Bien qu'il se montrвt plus religieux que M. Bouvard, elle l'avait
dйdiй а saint Joseph, dont le secours est excellent pour les
conversions.
Personne, comme elle, ne connaissait tous les chapelets et les
indulgences qu'ils procurent, l'effet des reliques, les privilиges
des eaux saintes. Sa montre йtait retenue par une chaоnette qui
avait touchй aux liens de saint Pierre. Parmi ses breloques
luisait une perle d'or, а l'imitation de celle qui contient dans
l'йglise d'Allouagne une larme de Notre-Seigneur. Un anneau а son
petit doigt enfermait des cheveux du curй d'Ars; -- et comme elle
cueillait des simples pour les malades, sa chambre ressemblait а
une sacristie et а une officine d'apothicaire.
Son temps se passait а йcrire des lettres, а visiter les pauvres,
а dissoudre des concubinages, а rйpandre des photographies du
Sacrй-Coeur. Un monsieur devait lui envoyer de la Pвte des
martyrs: mйlange de cire pascale et de poussiиre humaine prise aux
catacombes, et qui s'emploie dans les cas dйsespйrйs en mouches ou
en pilules. Elle en promit а Pйcuchet.
Il parut choquй d'un tel matйrialisme.
Le soir, un valet du chвteau lui apporta une hottйe d'opuscules,
relatant des paroles pieuses du grand Napolйon, des bons mots de
curй dans les auberges, des morts effrayantes advenues а des
impies. Mme de Noares savait tout cela par coeur, avec une
infinitй de miracles.
Elle en contait de stupides -- des miracles sans but, comme si
Dieu les eыt faits pour йbahir le monde. Sa grand'mиre, а elle-
mкme, avait serrй dans une armoire des pruneaux couverts d'un
linge, et quand on ouvrit l'armoire un an plus tard, on en vit
treize sur la nappe, formant la croix. -- Expliquez-moi cela.
C'йtait son mot aprиs ses histoires, qu'elle soutenait avec un
entкtement de bourrique, bonne femme d'ailleurs, et d'humeur
enjouйe.
Une fois pourtant, elle sortit de son caractиre. Bouvard lui
contestait le miracle de Pezilla: un compotier oщ l'on avait cachй
des hosties pendant la Rйvolution se dora de lui-mкme -- tout
seul.
Peut-кtre y avait-il, au fond, un peu de couleur jaune provenant
de l'humiditй?
-- Mais non! je vous rйpиte que non! La dorure a pour cause le
contact de l'Eucharistie et elle donna en preuve l'attestation des
йvкques. C'est, disent-ils, comme un bouclier, un... un palladium
sur le diocиse de Perpignan. Demandez plutфt а M. Jeufroy!
Bouvard n'y tint plus; et ayant repassй son Louis Hervieu, emmena
Pйcuchet.
L'ecclйsiastique finissait de dоner. Reine offrit des siиges, et
sur un geste, alla prendre deux petits verres qu'elle emplit de
Rosolio.
Aprиs quoi, Bouvard exposa ce qui l'amenait.
L'abbй ne rйpondit pas franchement. Tout est possible а Dieu -- et
les miracles sont une preuve de la Religion.
-- Cependant, il y a des lois.
-- Cela n'y fait rien. Il les dйrange pour instruire, corriger.
-- Que savez-vous s'il les dйrange? rйpliqua Bouvard. Tant que la
Nature suit sa routine, on n'y pense pas; mais dans un phйnomиne
extraordinaire, nous voyons la main de Dieu.
-- Elle peut y кtre dit l'ecclйsiastique et quand un йvйnement se
trouve certifiй par des tйmoins...
-- Les tйmoins gobent tout, car il y a de faux miracles!
Le prкtre devint rouge. -- Sans doute... quelquefois.
-- Comment les distinguer des vrais? Et si les vrais donnйs en
preuves ont eux-mкmes besoin de preuves, pourquoi en faire?
Reine intervint, et prкchant comme son maоtre, dit qu'il fallait
obйir.
-- La vie est un passage, mais la mort est йternelle!
-- Bref ajouta Bouvard, en lampant le Rosolio, les miracles
d'autrefois ne sont pas mieux dйmontrйs que les miracles
d'aujourd'hui; des raisons analogues dйfendent ceux des chrйtiens
et des paпens.
Le curй jeta sa fourchette sur la table. -- Ceux-lа йtaient faux,
encore un coup! -- Pas de miracles en dehors de l'Йglise!
-- Tiens se dit Pйcuchet mкme argument que pour les martyrs: la
doctrine s'appuie sur les faits et les faits sur la doctrine.
M. Jeufroy, ayant bu un verre d'eau, reprit:
-- Tout en les niant, vous y croyez. Le monde, que convertissent
douze pкcheurs, voilа, il me semble, un beau miracle?
-- Pas du tout! Pйcuchet en rendait compte d'une autre maniиre. Le
monothйisme vient des Hйbreux, la Trinitй des Indiens. Le Logos
est а Platon, la Vierge-mиre а l'Asie.
N'importe! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne voulait que le
christianisme pыt avoir humainement la moindre raison d'кtre, bien
qu'il en vоt chez tous les peuples, des prodromes ou des
dйformations. L'impiйtй railleuse du XVIIIe siиcle, il l'eыt
tolйrйe; mais la critique moderne avec sa politesse, l'exaspйrait.
-- J'aime mieux l'athйe qui blasphиme que le sceptique qui ergote!
Puis il les regarda d'un air de bravade, comme pour les congйdier.
Pйcuchet s'en retourna mйlancolique. Il avait espйrй l'accord de
la Foi et de la Raison.
Bouvard lui fit lire ce passage de Louis Hervieu:
Pour connaоtre l'abоme qui les sйpare, opposez leurs axiomes:
La Raison vous dit: Le tout enferme la partie; et la Foi vous
rйpond par la substantiation. Jйsus communiant avec ses apфtres,
avait son corps dans sa main, et sa tкte dans sa bouche.
La Raison vous dit: On n'est pas responsable du crime des autres -
- et la Foi vous rйpond par le Pйchй originel.
La Raison vous dit: Trois c'est trois -- et la Foi dйclare que:
Trois c'est un.
Et ils ne frйquentиrent plus l'abbй.
C'йtait l'йpoque de la guerre d'Italie. Les honnкtes gens
tremblaient pour le Pape. On tonnait contre Emmanuel. Mme de
Noares allait jusqu'а lui souhaiter la mort.
Bouvard et Pйcuchet ne protestaient que timidement. Quand la porte
du salon tournait devant eux et qu'ils se miraient en passant dans
les hautes glaces, tandis que par les fenкtres on apercevait les
allйes, oщ tranchait sur la verdure le gilet rouge d'un
domestique, ils йprouvaient un plaisir; et le luxe du milieu les
faisait indulgents aux paroles qui s'y dйbitaient.
Le comte leur prкta tous les ouvrages de M. de Maistre. Il en
dйveloppait les principes, devant un cercle d'intimes: Hurel, le
curй, le juge de paix, le notaire et le baron son futur gendre,
qui venait de temps а autre pour vingt-quatre heures au chвteau.
-- Ce qu'il y a d'abominable disait le comte c'est l'esprit de 89!
D'abord on conteste Dieu, ensuite, on discute le gouvernement,
puis arrive la libertй; libertй d'injures, de rйvolte, de
jouissances, ou plutфt de pillage. Si bien que la Religion et le
Pouvoir doivent proscrire les indйpendants, les hйrйtiques. On
criera sans doute, а la Persйcution! comme si les bourreaux
persйcutaient les criminels. Je me rйsume. Point d'Йtat sans Dieu!
la Loi ne pouvant кtre respectйe que si elle vient d'en haut; et
actuellement il ne s'agit pas des Italiens mais de savoir qui
l'emportera de la Rйvolution ou du Pape, de Satan ou de Jйsus-
Christ!
M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes, Hurel avec un sourire,
le juge de paix en dodelinant la tкte. Bouvard et Pйcuchet
regardaient le plafond, Mme de Noares, la comtesse et Yolande
travaillaient pour les pauvres -- et M. de Mahurot prиs de sa
fiancйe, parcourait les feuilles.
Puis, il y avait des silences, oщ chacun semblait plongй dans la
recherche d'un problиme. Napolйon III n'йtait plus un Sauveur, et
mкme il donnait un exemple dйplorable, en laissant aux Tuileries,
les maзons travailler le dimanche.
-- On ne devrait pas permettre йtait la phrase ordinaire de M. le
Comte. Йconomie sociale, beaux-arts, littйrature, histoire,
doctrines scientifiques, il dйcidait de tout, en sa qualitй de
chrйtien et de pиre de famille; -- et plыt а Dieu que le
gouvernement а cet йgard eыt la mкme rigueur qu'il dйployait dans
sa maison. Le Pouvoir seul est juge des dangers de la science;
rйpandue trop largement elle inspire au peuple des ambitions
funestes. Il йtait plus heureux, ce pauvre peuple, quand les
seigneurs et les йvкques tempйraient l'absolutisme du roi. Les
industriels maintenant l'exploitent. Il va tomber en esclavage!
Et tous regrettaient l'ancien rйgime, Hurel par bassesse, Coulon
par ignorance, Marescot, comme artiste.
Bouvard une fois chez lui, se retrempait avec La Mettrie,
d'Holbach, etc. -- et Pйcuchet s'йloigna d'une religion, devenue
un moyen de gouvernement. M. de Mahurot avait communiй pour
sйduire mieux ces dames et s'il pratiquait, c'йtait а cause des
domestiques.
Mathйmaticien et dilettante, jouant des valses sur le piano, et
admirateur de Topffer, il se distinguait par un scepticisme de bon
goыt; ce qu'on rapporte des abus fйodaux, de l'Inquisition ou des
Jйsuites, prйjugйs, et il vantait le Progrиs, bien qu'il mйprisвt
tout ce qui n'йtait pas gentilhomme ou sorti de l'Йcole
Polytechnique.
M. Jeufroy, de mкme, leur dйplaisait. Il croyait aux sortilиges,
faisait des plaisanteries sur les idoles, affirmait que tous les
idiomes sont dйrivйs de l'hйbreu; sa rhйtorique manquait
d'imprйvu; invariablement, c'йtait le cerf aux abois, le miel et
l'absinthe, l'or et le plomb, des parfums, des urnes -- et l'вme
chrйtienne, comparйe au soldat qui doit dire en face du Pйchй: Tu
ne passes pas!
Pour йviter ses confйrences, ils arrivaient au chвteau le plus
tard possible.
Un jour pourtant, ils l'y trouvиrent.
Depuis une heure, il attendait ses deux йlиves. Tout а coup Mme de
Noares entra.
-- La petite a disparu. J'amиne Victor. Ah! le malheureux.
Elle avait saisi dans sa poche, un dй d'argent perdu depuis trois
jours, puis suffoquйe par les sanglots: -- Ce n'est pas tout! ce
n'est pas tout! Pendant que je le grondais, il m'a montrй son
derriиre! Et avant que le Comte et la Comtesse aient rien dit: Du
reste, c'est de ma faute, pardonnez-moi!
Elle leur avait cachй que les deux orphelins йtaient les enfants
de Touache, maintenant au bagne.
Que faire?
Si le Comte les renvoyait, ils йtaient perdus -- et son acte de
charitй passerait pour un caprice.
M. Jeufroy ne fut pas surpris. L'homme йtant corrompu
naturellement il fallait le chвtier pour l'amйliorer.
Bouvard protesta. La douceur valait mieux.
Mais le Comte, encore une fois s'йtendit sur le bras de fer,
indispensable aux enfants, comme pour les peuples. Ces deux-lа
йtaient pleins de vices, la petite fille menteuse, le gamin
brutal. Ce vol, aprиs tout on l'excuserait, l'insolence jamais,
l'йducation devant кtre l'йcole du respect.
Donc Sorel, le garde-chasse, administrerait au jeune homme une
bonne fessйe immйdiatement.
M. de Mahurot, qui avait а lui dire quelque chose, se chargea de
la commission. Il prit un fusil dans l'antichambre et appela
Victor, restй au milieu de la cour, la tкte basse:
-- Suis-moi dit le Baron.
Comme la route pour aller chez le garde, dйtournait peu de
Chavignolles, M. Jeufroy, Bouvard et Pйcuchet l'accompagnиrent.
А cent pas du chвteau, il les pria de ne plus parler, tant qu'il
longerait le bois.
Le terrain dйvalait jusqu'au bord de la riviиre, oщ se dressaient
de grands quartiers de roches. Elle faisait des plaques d'or sous
le soleil couchant. En face les verdures des collines se
couvraient d'ombre. Un air vif soufflait.
Des lapins sortirent de leurs terriers, et broutaient le gazon.
Un coup de feu partit, un deuxiиme, un autre, -- et les lapins
sautaient, dйboulaient. Victor se jetait dessus pour les saisir,
et haletait trempй de sueur.
-- Tu arranges bien tes nippes dit le baron. -- Sa blouse en
loques avait du sang.
La vue du sang rйpugnait а Bouvard. Il n'admettait pas qu'on en
pыt verser.
M. Jeufroy reprit:
-- Les circonstances quelquefois l'exigent. Si ce n'est pas le
coupable qui donne le sien, il faut celui d'un autre, -- vйritй
que nous enseigne la Rйdemption.
Suivant Bouvard, elle n'avait guиre servi, presque tous les hommes
йtant damnйs, malgrй le sacrifice de Notre-Seigneur.
-- Mais quotidiennement, il le renouvelle dans l'Eucharistie.
-- Et le miracle dit Pйcuchet se fait avec des mots, quelle que
soit l'indignitй du Prкtre!
-- Lа est le mystиre, monsieur!
Cependant Victor clouait ses yeux sur le fusil, tвchait mкme d'y
toucher.
-- А bas les pattes! Et M, de Mahurot prit un sentier sous bois.
L'ecclйsiastique avait Pйcuchet d'un cфtй, Bouvard de l'autre --
et il lui dit:
-- Attention, vous savez: _Debetur pueris_.
Bouvard l'assura qu'il s'humiliait devant le Crйateur, mais йtait
indignй qu'on en fоt un homme. On redoute sa vengeance, on
travaille pour sa gloire; il a toutes les vertus, un bras, un
oeil, une politique, une habitation. Notre Pиre qui кtes aux
cieux, qu'est-ce que cela veut dire?
Et Pйcuchet ajouta:
-- Le monde s'est йlargi; la terre n'en fait plus le centre. Elle
roule dans la multitude infinie de ses pareils. Beaucoup la
dйpassent en grandeur, et ce rapetissement de notre globe procure
de Dieu un idйal plus sublime. Donc la Religion devait changer. Le
Paradis est quelque chose d'enfantin avec ses bienheureux toujours
contemplant, toujours chantant -- et qui regardent d'en haut les
tortures des damnйs. Quand on songe que le christianisme a pour
base une pomme!
Le curй se fвcha. -- Niez la Rйvйlation, ce sera plus simple.
-- Comment voulez-vous que Dieu ait parlй? dit Bouvard.
-- Prouvez qu'il n'a pas parlй! disait Jeufroy.
-- Encore une fois, qui vous l'affirme?
-- L'Йglise!
-- Beau tйmoignage!
Cette discussion ennuyait M. de Mahurot; -- et tout en marchant:
-- Йcoutez donc le curй! il en sait plus que vous!
Bouvard et Pйcuchet se firent des signes pour prendre un autre
chemin, puis а la Croix-Verte: -- Bien le bonsoir.
-- Serviteur dit le baron.
Tout cela serait contй а M. de Faverges; et peut-кtre qu'une
rupture s'en suivrait? tant pis! Ils se sentaient mйprisйs par ces
nobles; on ne les invitait jamais а dоner; et ils йtaient las de
Mme de Noares avec ses continuelles remontrances.
Ils ne pouvaient cependant garder le De Maistre; -- et une
quinzaine aprиs ils retournиrent au chвteau, croyant n'кtre pas
reзus.
Ils le furent.
Toute la famille se trouvait dans le boudoir, Hurel y compris, et
par extraordinaire Foureau.
La correction n'avait point corrigй Victor. Il refusait
d'apprendre son catйchisme; et Victorine profйrait des mots sales.
Bref le garзon irait aux Jeunes Dйtenus, la petite fille dans un
couvent. Foureau s'йtait chargй des dйmarches, et il s'en allait
quand la Comtesse le rappela.
On attendait M. Jeufroy, pour fixer ensemble la date du mariage
qui aurait lieu а la mairie, bien avant de se faire а l'йglise,
afin de montrer que l'on honnissait le mariage civil.
Foureau tвcha de le dйfendre. Le Comte et Hurel l'attaquиrent.
Qu'йtait une fonction municipale prиs d'un sacerdoce! -- et le
Baron ne se fыt pas cru mariй s'il l'eыt йtй, seulement devant une
йcharpe tricolore.
-- Bravo! dit M. Jeufroy, qui entrait. Le mariage йtant йtabli par
Jйsus...
Pйcuchet l'arrкta. -- Dans quel йvangile? Aux temps apostoliques
on le considйrait si peu, que Tertulien le compare а l'adultиre.
-- Ah! par exemple!
-- Mais oui! et ce n'est pas un sacrement! Il faut au sacrement un
signe. Montrez-moi le signe, dans le mariage! Le curй eut beau
rйpondre qu'il figurait l'alliance de Dieu avec l'Йglise. Vous ne
comprenez plus le christianisme! et la Loi...
-- Elle en garde l'empreinte dit M. de Faverges; sans lui, elle
autoriserait la Polygamie!
Une voix rйpliqua: Oщ serait le mal?
C'йtait Bouvard, а demi cachй par un rideau. On peut avoir
plusieurs йpouses, comme les patriarches, les mormons, les
musulmans et nйanmoins кtre honnкte homme!
-- Jamais s'йcria le Prкtre! l'honnкtetй consiste а rendre ce qui
est dы. Nous devons hommage а Dieu. Or qui n'est pas chrйtien,
n'est pas honnкte!
-- Autant que d'autres dit Bouvard.
Le comte croyant voir dans cette repartie une atteinte а la
Religion l'exalta. Elle avait affranchi les esclaves.
Bouvard fit des citations, prouvant le contraire:
-- Saint Paul leur recommande d'obйir aux maоtres comme а Jйsus. -
- Saint Ambroise nomme la servitude un don de Dieu. -- Le
Lйvitique, l'Exode et les Conciles l'ont sanctionnйe. -- Bossuet
la classe pari le droit des gens. -- Et Mgr Bouvier l'approuve.
Le comte objecta que le christianisme, pas moins, avait dйveloppй
la civilisation.
-- Et la paresse, en faisant de la Pauvretй, une vertu!
-- Cependant, monsieur, la morale de l'Йvangile?
-- Eh! eh! pas si morale! Les ouvriers de la derniиre heure sont
autant payйs que ceux de la premiиre. On donne а celui qui
possиde, et on retire а celui qui n'a pas. Quant au prйcepte de
recevoir des soufflets sans les rendre et de se laisser voler, il
encourage les audacieux, les poltrons et les coquins.
Le scandale redoubla, quand Pйcuchet eut dйclarй qu'il aimait
autant le Bouddhisme.
Le prкtre йclata de rire. -- Ah! ah! ah! le Bouddhisme.
Mme de Noares leva les bras. -- Le Bouddhisme!
-- Comment, -- le Bouddhisme? rйpйtait le comte.
-- Le connaissez-vous? dit Pйcuchet а M. Jeufroy, qui
s'embrouilla.
-- Eh bien, sachez-le! mieux que le christianisme, et avant lui,
il a reconnu le nйant des choses terrestres. Ses pratiques sont
austиres, ses fidиles plus nombreux que tous les chrйtiens, et
pour l'incarnation, Vischnou n'en a pas une, mais neuf! Ainsi,
jugez!
-- Des mensonges de voyageurs dit Mme de Noares.
-- Soutenus par les francs-maзons ajouta le curй.
Et tous parlant а la fois: -- Allez donc -- Continuez! -- Fort
joli! -- Moi, je le trouve drфle -- Pas possible si bien que
Pйcuchet exaspйrй, dйclara qu'il se ferait bouddhiste!
-- Vous insultez des chrйtiennes! dit le Baron. Mme de Noares
s'affaissa dans un fauteuil. La Comtesse et Yolande se taisaient.
Le comte roulait des yeux; Hurel attendait des ordres. L'abbй,
pour se contenir, lisait son brйviaire.
Cet exemple apaisa M. de Faverges; et considйrant les deux
bonshommes: -- Avant de blвmer l'Йvangile, et quand on a des
taches dans sa vie, il est certaines rйparations...
-- Des rйparations?
-- Des taches?
-- Assez, messieurs! vous devez me comprendre! Puis s'adressant а
Fourreau: Sorel est prйvenu! Allez-y! Et Bouvard et Pйcuchet se
retirиrent sans saluer.
Au bout de l'avenue, ils exhalиrent tous les trois, leur
ressentiment. On me traite en domestique grommelait Foureau; -- et
les autres l'approuvant, malgrй le souvenir des hйmorroпdes, il
avait pour eux comme de la sympathie.
Des cantonniers travaillaient dans la campagne. L'homme qui les
commandait se rapprocha; c'йtait Gorju. On se mit а causer. Il
surveillait le cailloutage de la route votйe en 1848, et devait
cette place а M. de Mahurot, l'ingйnieur, celui qui doit йpouser
Mlle de Faverges! Vous sortez de lа-bas, sans doute?
-- Pour la derniиre fois! dit brutalement Pйcuchet.
Gorju prit un air naпf. -- Une brouille? tiens, tiens!
Et s'ils avaient pu voir sa mine, quand ils eurent tournй les
talons, ils auraient compris qu'il en flairait la cause.
Un peu plus loin, ils s'arrкtиrent devant un enclos de treillage,
qui contenait des loges а chien, et une maisonnette en tuiles
rouges.
Victorine йtait sur le seuil. Des aboiements retentirent. La femme
du garde parut.
Sachant pourquoi le maire venait, elle hйla Victor.
Tout d'avance, йtait prкt, et leur trousseau dans deux mouchoirs,
que fermaient des йpingles. Bon voyage leur dit-elle, heureuse de
n'avoir plus cette vermine!
Йtait-ce leur faute, s'ils йtaient nйs d'un pиre forзat! Au
contraire ils semblaient trиs doux, ne s'inquiйtaient pas mкme de
l'endroit oщ on les menait.
Bouvard et Pйcuchet les regardaient marcher devant eux.
Victorine chantonnait des paroles indistinctes, son foulard au
bras, comme une modiste qui porte un carton. Elle se retournait
quelquefois; et Pйcuchet, devant ses frisettes blondes et sa
gentille tournure, regrettait de n'avoir pas une enfant pareille.
Йlevйe en d'autres conditions, elle serait charmante plus tard:
quel bonheur que de la voir grandir, d'entendre tous les jours son
ramage d'oiseau, quand il le voudrait de l'embrasser; -- et un
attendrissement, lui montant du coeur aux lиvres, humecta ses
paupiиres, l'oppressait un peu.
Victor comme un soldat, s'йtait mis son bagage sur le dos. Il
sifflait -- jetait des pierres aux corneilles dans les sillons,
allait sous les arbres, pour se couper des badines -- Foureau le
rappela; et Bouvard, en le retenant par la main jouissait de
sentir dans la sienne ces doigts d'enfant robustes et vigoureux.
Le pauvre petit diable ne demandait qu'а se dйvelopper librement,
comme une fleur en plein air! et il pourrirait entre des murs avec
des leзons, des punitions, un tas de bкtises! Bouvard fut saisi
par une rйvolte de la pitiй, une indignation contre le sort, une
de ces rages oщ l'on veut dйtruire le gouvernement.
-- Galope! dit-il. Amuse-toi! jouis de ton reste!
Le gamin s'йchappa.
Sa soeur et lui coucheraient а l'auberge -- et dиs l'aube, le
messager de Falaise prendrait Victor pour le descendre au
pйnitencier de Beaubourg -- une religieuse de l'orphelinat de
Grand-Camp emmиnerait Victorine.
Foureau, ayant donnй ces dйtails, se replongea dans ses pensйes.
Mais Bouvard voulut savoir combien pouvait coыter l'entretien des
deux mioches.
-- Bah! ... L'affaire, peut-кtre, de trois cents francs! Le comte
m'en a remis vingt-cinq pour les premiers dйbours! Quel pingre!
Et gardant sur le coeur, le mйpris de son йcharpe, Foureau hвtait
le pas, silencieusement.
Bouvard murmura:
-- Ils me font de la peine. Je m'en chargerais bien!
-- Moi aussi dit Pйcuchet, la mкme idйe leur йtant venue.
Il existait sans doute des empкchements?
-- Aucun! rйpliqua Foureau. D'ailleurs il avait le droit comme
maire de confier а qui bon lui semblait les enfants abandonnйs. --
Et aprиs une longue hйsitation: -- Eh bien oui! prenez-les! зa le
fera bisquer.
Bouvard et Pйcuchet les emmenиrent.
En rentrant chez eux, ils trouvиrent au bas de l'escalier, sous la
madone, Marcel а genoux, et qui priait avec ferveur. La tкte
renversйe, les yeux demi clos, et dilatant son bec-de-liиvre, il
avait l'air d'un fakir en extase.
-- Quelle brute! dit Bouvard.
-- Pourquoi? Il assiste peut-кtre а des choses que tu lui
jalouserais si tu pouvais les voir. N'y a-t-il pas deux mondes,
tout а fait distincts? L'objet d'un raisonnement a moins de valeur
que la maniиre de raisonner. Qu'importe la croyance! Le principal
est de croire.
Telles furent а la remarque de Bouvard les objections de Pйcuchet.
CHAPITRE X
Ils se procurиrent plusieurs ouvrages touchant l'Йducation -- et
leur systиme fut rйsolu. Il fallait bannir toute idйe
mйtaphysique, -- et d'aprиs la mйthode expйrimentale suivre le
dйveloppement de la Nature. Rien ne pressait, les deux йlиves
devant oublier ce qu'ils avaient appris.
Bien qu'ils eussent un tempйrament solide, Pйcuchet voulait comme
un Spartiate les endurcir encore, les accoutumer а la faim, а la
soif, aux intempйries, et mкme qu'ils portassent des chaussures
trouйes afin de prйvenir les rhumes. Bouvard s'y opposa.
Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre а coucher.
Elle avait pour meubles deux lits de sangle, deux cuvettes, un
broc. L'oeil-de-boeuf s'ouvrait au-dessus de leur tкte; et des
araignйes couraient le long du plвtre.
Souvent, ils se rappelaient l'intйrieur d'une cabane oщ l'on se
disputait. Une nuit, leur pиre йtait rentrй avec du sang aux
mains. Quelque temps aprиs les gendarmes йtaient venus. Ensuite
ils avaient logй dans un bois. Des hommes qui faisaient des sabots
embrassaient leur mиre. Elle йtait morte; une charrette les avait
emmenйs; on les battait beaucoup, ils s'йtaient perdus. Puis ils
revoyaient le garde champкtre, Mme de Noares, Sorel, et sans se
demander pourquoi cette autre maison, ils s'y trouvaient heureux.
Aussi leur йtonnement fut pйnible quand au bout de huit mois les
leзons recommencиrent.
Bouvard se chargea de la petite. Pйcuchet du gamin.
Victor distinguait ses lettres, mais n'arrivait pas а former les
syllabes. Il en bredouillait, s'arrкtait tout а coup, et avait
l'air idiot. Victorine posait des questions. D'oщ vient que ch
dans orchestre a le son d'un q et celui d'un k dans archйologie?
On doit par moments joindre deux voyelles, d'autres fois les
dйtacher. Tout cela n'est pas juste. Elle s'indignait.
Les maоtres professaient а la mкme heure; dans leurs chambres
respectives -- et la cloison йtant mince, ces quatre voix, une
flыtйe, une profonde et deux aiguлs composaient un charivari
abominable. Pour en finir et stimuler les mioches par l'йmulation,
ils eurent l'idйe de les faire travailler ensemble dans le musйum;
et on aborda l'йcriture.
Les deux йlиves а chaque bout de la table copiaient un exemple.
Mais la position du corps йtait mauvaise. Il les fallait
redresser; leurs pages tombaient, les plumes se fendaient, l'encre
se renversait.
Victorine en de certains jours, allait bien pendant cinq minutes
puis traзait des griffonnages; et prise de dйcouragement restait
les yeux au plafond. Victor ne tardait pas а s'endormir, vautrй au
milieu du bureau.
Peut-кtre souffraient-ils? Une tension trop forte nuit aux jeunes
cervelles. -- Arrкtons-nous dit Bouvard.
Rien n'est stupide comme de faire apprendre par coeur; mais si on
n'exerce pas la mйmoire, elle s'atrophiera; -- et ils leur
serinиrent les premiиres fables de La Fontaine. Les enfants
approuvaient la fourmi qui thйsaurise, le loup qui mange l'agneau,
le lion qui prend toutes les parts.
Devenus plus hardis, ils dйvastaient le jardin. Mais quel
amusement leur donner?
Jean-Jacques, dans Йmile conseille au gouverneur de faire faire а
l'йlиve ses jouets lui-mкme en l'aidant un peu, sans qu'il s'en
doute. Bouvard ne put rйussir а fabriquer un cerceau, Pйcuchet а
coudre une balle.
Ils passиrent aux jeux instructifs, tels que des dйcoupures, un
verre ardent. Pйcuchet leur montra son microscope; -- et la
chandelle йtant allumйe, Bouvard dessinait avec l'ombre de ses
doigts un liиvre ou un cochon sur la muraille. Le public s'en
fatigua.
Des auteurs exaltent comme plaisir, un dйjeuner champкtre, une
partie de bateau; йtait-ce praticable, franchement? Fйnelon
recommande de temps а autre une conversation innocente. Impossible
d'en imaginer une seule!
Ils revinrent aux leзons; et les boules а facettes, les rayures,
le bureau typographique, tout avait йchouй, quand ils avisиrent un
stratagиme.
Comme Victor йtait enclin а la gourmandise, on lui prйsentait le
nom d'un plat: bientфt il lut couramment dans le Cuisinier
franзais. Victorine йtant coquette, une robe lui serait donnйe, si
pour l'avoir, elle йcrivait а la couturiиre: en moins de trois
semaines elle accomplit ce prodige. C'йtait courtiser leurs
dйfauts, moyen pernicieux mais qui avait rйussi.
Maintenant qu'ils savaient йcrire et lire, que leur apprendre?
Autre embarras. Les filles n'ont pas besoin d'кtre savantes comme
les garзons. N'importe! on les йlиve ordinairement en vйritables
brutes, tout leur bagage se bornant а des sottises mystiques.
Convient-il de leur enseigner les langues? L'espagnol et l'italien
prйtend le Cygne de Cambrais ne servent qu'а lire des ouvrages
dangereux. Un tel motif leur parut bкte. Cependant Victorine
n'aurait que faire de ces idiomes; tandis que l'anglais est d'un
usage plus commun. Pйcuchet en йtudia les rиgles, et il
dйmontrait, avec sйrieux, la faзon d'йmettre le th comme cela,
tiens -- the, the, the!
Mais avant d'instruire un enfant, il faudrait connaоtre ses
aptitudes. On les devine par la Phrйnologie. Ils s'y plongиrent.
Puis voulurent en vйrifier les assertions sur leurs personnes.
Bouvard prйsentait la bosse de la bienveillance, de l'imagination,
de la vйnйration et celle de l'йnergie amoureuse; vulgo: йrotisme.
On sentait sur les temporaux de Pйcuchet la philosophie et
l'enthousiasme, joints а l'esprit de ruse.
Tels йtaient leurs caractиres.
Ce qui les surprit davantage, ce fut de reconnaоtre chez l'un
comme l'autre le penchant а l'amitiй; -- et charmйs de la
dйcouverte, ils s'embrassиrent avec attendrissement.
Leur examen, ensuite, porta sur Marcel.
Son plus grand dйfaut et qu'ils n'ignoraient pas, йtait un extrкme
appйtit. Nйanmoins, Bouvard et Pйcuchet furent effrayйs en
constatant au-dessus du pavillon de l'oreille, а la hauteur de
l'oeil, l'organe de l'alimentivitй. Avec l'вge leur domestique
deviendrait peut-кtre comme cette femme de la Salpкtriиre, qui
mangeait quotidiennement huit livres de pain, engloutit une fois
douze potages -- et une autre, soixante bols de cafй. Ils ne
pourraient y suffire.
Les tкtes de leurs йlиves n'avaient rien de curieux. Ils s'y
prenaient mal sans doute? Un moyen trиs simple dйveloppa leur
expйrience. Les jours de marchй ils se faufilaient au milieu des
paysans sur la Place, entre les sacs d'avoine, les paniers de
fromages, les veaux, les chevaux, insensibles aux bousculades --
et quand ils trouvaient un jeune garзon, avec son pиre, ils
demandaient а lui palper le crвne dans un but scientifique.
Le plus grand nombre ne rйpondait mкme pas. D'autres croyant qu'il
s'agissait d'une pommade pour la teigne refusaient vexйs --
quelques-uns par indiffйrence se laissaient emmener sous le porche
de l'йglise, oщ l'on serait tranquille.
Un matin que Bouvard et Pйcuchet commenзaient leur manoeuvre le
curй, tout а coup, parut; et voyant ce qu'ils faisaient accusa la
phrйnologie de pousser au matйrialisme et au fatalisme. Le voleur,
l'assassin, l'adultиre, n'ont plus qu'а rejeter leurs crimes sur
la faute de leurs bosses.
Bouvard objecta que l'organe prйdispose а l'action, sans pourtant
vous y contraindre. De ce qu'un homme a le germe d'un vice, rien
ne prouve qu'il sera vicieux. Du reste, j'admire les orthodoxes;
ils soutiennent les idйes innйes, et repoussent les penchants.
Quelle contradiction!
Mais la Phrйnologie, suivant M. Jeufroy, niait l'omnipotence
divine, et il йtait malsйant de la pratiquer а l'ombre du saint-
lieu, en face mкme de l'autel. Retirez-vous! non! retirez-vous.
Ils s'йtablirent chez Ganot, le coiffeur. Pour vaincre toute
hйsitation Bouvard et Pйcuchet allaient jusqu'а rйgaler les
parents d'une barbe ou d'une frisure.
Le docteur, un aprиs-midi vint s'y faire couper les cheveux. En
s'asseyant dans le fauteuil, il aperзut reflйtйs par la glace, les
deux phrйnologues, qui promenaient leurs doigts sur des caboches
d'enfant.
-- Vous en кtes а ces bкtises-lа? dit-il.
-- Pourquoi, bкtises?
Vaucorbeil eut un sourire mйprisant; puis affirma qu'il n'y avait
point dans le cerveau plusieurs organes. Ainsi, tel homme digиre
un aliment que ne digиre pas tel autre. Faut-il supposer dans
l'estomac autant d'estomacs qu'il s'y trouve de goыts?
Cependant, un travail dйlasse d'un autre, un effort intellectuel
ne tend pas а la fois, toutes les facultйs. Chacune a donc un
siиge distinct.
-- Les anatomistes ne l'ont pas rencontrй dit Vaucorbeil.
-- C'est qu'ils ont mal dissйquй reprit Pйcuchet.
-- Comment?
-- Eh! oui! Ils coupent des tranches, sans йgard а la connexion
des parties, phrase d'un livre -- qu'il se rappelait. Voilа une
balourdise! s'йcria le mйdecin. Le crвne ne se moule pas sur le
cerveau, l'extйrieur sur l'intйrieur. Gall se trompe et je vous
dйfie de lйgitimer sa doctrine, en prenant au hasard, trois
personnes dans la boutique.
La premiиre йtait une paysanne, avec de gros yeux bleus.
Pйcuchet, dit en l'observant:
-- Elle a beaucoup de mйmoire.
Son mari attesta le fait, et s'offrit lui-mкme а l'exploration.
-- Oh! vous mon brave, on vous conduit difficilement.
D'aprиs les autres il n'y avait point dans le monde un pareil
tкtu.
La troisiиme йpreuve se fit sur un gamin escortй de sa grand-mиre.
Pйcuchet dйclara qu'il devait chйrir la musique.
-- Je crois bien! dit la bonne femme montre а ces messieurs pour
voir!
Il tira de sa blouse une guimbarde -- et se mit а souffler dedans.
Un fracas s'йleva. C'йtait la porte, claquйe violemment par le
docteur qui s'en allait.
Ils ne doutиrent plus d'eux-mкmes, et appelant les deux йlиves
recommencиrent l'analyse de leur boоte osseuse.
Celle de Victorine йtait gйnйralement unie, marque de pondйration
-- mais son frиre avait un crвne dйplorable! une йminence trиs
forte dans l'angle mastoпdien des pariйtaux indiquait l'organe de
la destruction, du meurtre; -- et plus bas, un renflement йtait le
signe de la convoitise, du vol. Bouvard et Pйcuchet en furent
attristйs pendant huit jours.
Il faudrait comprendre le sens des mots; ce qu'on appelle la
combativitй implique le dйdain de la mort. S'il fait des
homicides, il peut de mкme produire des sauvetages. L'acquisivitй
englobe le tact des filous et l'ardeur des commerзants.
L'irrйvйrence est parallиle а l'esprit de critique, la ruse а la
circonspection. Toujours un instinct se dйdouble en deux parties,
une mauvaise, une bonne; on dйtruira la seconde en cultivant la
premiиre; et par cette mйthode, un enfant audacieux, loin d'кtre
un bandit deviendra un gйnйral. Le lвche n'aura seulement que de
la prudence, l'avare de l'йconomie, le prodigue de la gйnйrositй.
Un rкve magnifique les occupa; s'ils menaient а bien l'йducation
de leurs йlиves, ils fonderaient un йtablissement ayant pour but
de redresser l'intelligence, dompter les caractиres, ennoblir le
coeur. Dйjа ils parlaient des souscriptions et de la bвtisse.
Leur triomphe chez Ganot les avait rendus cйlиbres -- et des gens
les venaient consulter, afin qu'on leur dise leurs chances de
fortune.
Il en dйfila de toutes les espиces: crвnes en boule, en poire, en
pains de sucre, de carrйs, d'йlevйs, de resserrйs, d'aplatis, avec
des mвchoires de boeuf, des figures d'oiseau, des yeux de cochon -
- Tant de monde gкnait le perruquier dans son travail. Les coudes
frфlaient l'armoire а vitres contenant la parfumerie, on
dйrangeait les peignes, le lavabo fut brisй; -- et il flanqua
dehors tous les amateurs, en priant Bouvard et Pйcuchet de les
suivre, ultimatum qu'ils acceptиrent sans murmurer, йtant un peu
fatiguйs de la cranioscopie.
Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine,
ils aperзurent causant avec lui Girbal, Coulon, le garde
champкtre, et son fils cadet Zйphyrin, habillй en enfant de
choeur. Sa robe йtait toute neuve, il se promenait dessous avant
de la remettre dans la sacristie -- et on le complimentait.
Placquevent pria ces Messieurs de palper son jeune homme, curieux
de savoir ce qu'ils penseraient.
La peau du front avait l'air comme tendue; un nez mince, trиs
cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lиvres pincйes;
le menton йtait pointu, le regard fuyant, l'йpaule droite trop
haute.
-- Retire ta calotte lui dit son pиre.
Bouvard glissa les mains dans sa chevelure couleur de paille; puis
ce fut le tour de Pйcuchet; et ils se communiquaient а voix basse
leurs observations.
-- Biophilie manifeste. Ah! ah! l'approbativitй! Conscienciositй
absente! Amativitй nulle!
-- Eh bien? dit le garde champкtre.
Pйcuchet ouvrit sa tabatiиre, et huma une prise.
-- Rien de bon! hein?
-- Ma foi rйpliqua Bouvard ce n'est guиre fameux.
Placquevent rougit d'humiliation. -- Il fera, tout de mкme, ma
volontй.
-- Oh! oh!
-- Mais je suis son pиre, nom de Dieu, et j'ai bien le droit! ...
-- Dans une certaine mesure reprit Pйcuchet.
Girbal s'en mкla:
-- L'autoritй paternelle est incontestable.
-- Mais si le pиre est un idiot?
-- N'importe dit le Capitaine son pouvoir n'en est pas moins
absolu.
-- Dans l'intйrкt des enfants ajouta Coulon.
D'aprиs Bouvard et Pйcuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de
leurs jours, et les parents, au contraire, leur doivent la
nourriture, l'instruction, des prйvenances, enfin tout!
Les bourgeois se rйcriиrent devant cette opinion immorale.
Placquevent en йtait blessй comme d'une injure.
-- Avec cela, ils sont jolis, ceux que vous ramassez sur les
grandes routes! ils iront loin! Prenez garde.
-- Garde а quoi? dit aigrement Pйcuchet.
-- Oh! je n'ai pas peur de vous!
-- Ni moi, non plus.
Coulon intervint, modйra le garde champкtre, et le fit s'йloigner.
Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question
des dahlias du capitaine qui ne lвcha point son monde, sans les
avoir exhibйs l'un aprиs l'autre.
Bouvard et Pйcuchet rejoignaient leur domicile, quand а cent pas
devant eux, ils distinguиrent Placquevent, et Zйphyrin prиs de
lui, levait le coude en maniиre de bouclier pour se garantir des
gifles.
Ce qu'ils venaient d'entendre exprimait sous d'autres formes les
idйes de M. le comte; mais l'exemple de leurs йlиves tйmoignerait
combien la libertй l'emporte sur la contrainte. Un peu de
Discipline йtait cependant nйcessaire.
Pйcuchet cloua dans le musйum un tableau pour les dйmonstrations;
on tiendrait un journal oщ les actions de l'enfant notйes le soir
seraient relues le lendemain. Tout s'accomplirait au son de la
cloche. Comme Dupont de Nemours, ils useraient de l'injonction
paternelle d'abord, puis de l'injonction militaire et le
tutoiement fut interdit.
Bouvard tвcha d'apprendre le calcul а Victorine. Quelquefois, il
se trompait; ils en riaient l'un et l'autre; puis le baisant sur
le cou, а la place qui n'a pas de barbe, elle demandait а s'en
aller; il la laissait partir.
Pйcuchet aux heures des leзons avait beau tirer la cloche, et
crier par la fenкtre l'injonction militaire, le gamin n'arrivait
pas. Ses chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles; а
table mкme, il se fourrait les doigts dans le nez, et ne retenait
point ses gaz. Broussais lа-dessus dйfend les rйprimandes; car il
faut obйir aux sollicitations d'un instinct conservateur.
Victorine et lui, employaient un affreux langage, disant mй itou
pour moi aussi, bиre pour boire, al pour elle, un deventiau, de
l'iau; mais comme la grammaire ne peut кtre comprise des enfants,
-- et qu'ils la sauront s'ils entendent parler correctement, les
deux bonshommes surveillaient leurs discours jusqu'а en кtre
incommodйs.
Ils diffйraient d'opinions quant а la gйographie. Bouvard pensait
qu'il est plus logique de dйbuter par la commune. Pйcuchet par
l'ensemble du monde.
Avec un arrosoir et du sable il voulut dйmontrer ce qu'йtait un
fleuve, une оle, un golfe; et mкme sacrifia trois plates-bandes
pour les trois continents; mais les points cardinaux n'entraient
pas dans la tкte de Victor.
Par une nuit de janvier, Pйcuchet l'emmena en rase campagne. Tout
en marchant, il prйconisait l'astronomie; les navigateurs
l'utilisent dans leurs voyages; Christophe Colomb sans elle n'eыt
pas fait sa dйcouverte. Nous devons de la reconnaissance а
Copernic, Galilйe, Newton.
Il gelait trиs fort et sur le bleu noir du ciel, une infinitй de
lumiиres scintillaient.
Pйcuchet leva les yeux. Comment? pas de grande ourse; la derniиre
fois qu'il l'avait vue, elle йtait tournйe d'un autre cфtй; enfin
il la reconnut puis montra l'йtoile polaire, toujours au Nord, et
sur laquelle on s'oriente.
Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit а
valser autour.
-- Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la
terre! Elle se meut ainsi.
Victor le considйrait plein d'йtonnement.
Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les
pфles puis l'encercla d'un trait au charbon pour marquer
l'йquateur. Aprиs quoi, il promena l'orange а l'entour d'une
bougie, en faisant observer que tous les points de la surface
n'йtaient pas йclairйs simultanйment, ce qui produit la diffйrence
des climats, et pour celle des saisons, il pencha l'orange, car la
terre ne se tient pas droite ce qui amиne les йquinoxes et les
solstices.
Victor n'y avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur
une longue aiguille et que l'йquateur est un anneau, йtreignant sa
circonfйrence.
Au moyen d'un atlas, Pйcuchet lui exposa l'Europe; mais йbloui par
tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les
bassins et les montagnes ne s'accordaient pas avec les royaumes,
l'ordre politique embrouillait l'ordre physique.
Tout cela, peut-кtre, s'йclaircirait en йtudiant l'Histoire.
Il eыt йtй plus pratique de commencer par le village, ensuite
l'arrondissement, le dйpartement, la province. Mais Chavignolles
n'ayant point d'annales, il fallait bien s'en tenir а l'Histoire
universelle.
Tant de matiиres l'embarrassent qu'on doit seulement en prendre
les Beautйs.
Il y a pour la grecque: Nous combattrons а l'ombre, l'envieux qui
bannit Aristide et la confiance d'Alexandre en son mйdecin; pour
la romaine: les oies du Capitole, le trйpied de Scйvola, le
tonneau de Rйgulus. Le lit de roses de Guatimozin est considйrable
pour l'Amйrique; quant а la France, elle comporte le vase de
Soissons, le chкne de saint Louis, la mort de Jeanne d'Arc, la
poule au pot du Bйarnais, -- on n'a que l'embarras du choix. Sans
compter А moi d'Auvergne, et le naufrage du Vengeur!
Victor confondait les hommes, les siиcles et les pays.
Cependant, Pйcuchet n'allait pas le jeter dans des considйrations
subtiles et la masse des faits est un vrai labyrinthe.
Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les
oubliait, faute de connaоtre les dates. Mais si la mnйmotechnie de
Dumouchel avait йtй insuffisante pour eux, que serait-ce pour lui!
Conclusion: l'Histoire ne peut s'apprendre que par beaucoup de
lectures. Ils les feraient.
Le dessin est utile dans une foule de circonstances; or Pйcuchet
eut l'audace de l'enseigner lui-mкme, d'aprиs nature! en abordant
tout de suite le paysage. Un libraire de Bayeux lui envoya du
papier, du caoutchouc, deux cartons, des crayons, et du fixatif
pour leurs oeuvres -- qui sous verre et dans des cadres orneraient
le musйum.
Levйs dиs l'aurore, ils se mettaient en route, avec un morceau de
pain dans la poche; -- et beaucoup de temps йtait perdu а chercher
un site. Pйcuchet voulait а la fois reproduire ce qui se trouvait
sous ses pieds, l'extrкme horizon et les nuages. Mais les
lointains dominaient toujours les premiers plans; la riviиre
dйgringolait du ciel, le berger marchait sur le troupeau -- un
chien endormi avait l'air de courir. Pour sa part il y renonзa.
Se rappelant avoir lu cette dйfinition: Le dessin se compose de
trois choses: la ligne, le grain, le grainй fin, de plus le trait
de force -- mais le trait de force, il n'y a que le maоtre seul
qui le donne il rectifiait la ligne, collaborait au grain,
surveillait le grainй fin, et attendait l'occasion de donner le
trait de force. Elle ne venait jamais tant le paysage de l'йlиve
йtait incomprйhensible.
Sa soeur, paresseuse comme lui, bвillait devant la table de
Pythagore. Mlle Reine lui montrait а coudre -- et quand elle
marquait du linge, elle levait les doigts si gentiment que Bouvard
ensuite, n'avait pas le coeur de la tourmenter avec sa leзon de
calcul. Un de ces jours, ils s'y remettraient.
Sans doute, l'arithmйtique et la couture sont nйcessaires dans un
mйnage. Mais il est cruel, objecta Pйcuchet, d'йlever les filles
en vue exclusivement du mari qu'elles auront. Toutes ne sont pas
destinйes а l'hymen, et si on veut que plus tard elles se passent
des hommes il faut leur apprendre bien des choses.
On peut inculquer les sciences, а propos des objets les plus
vulgaires; -- dire par exemple, en quoi consiste le vin; et
l'explication fournie Victor et Victorine devaient la rйpйter. Il
en fut de mкme des йpices, des meubles, de l'йclairage; mais la
lumiиre, c'йtait pour eux la lampe, et elle n'avait rien de commun
avec l'йtincelle d'un caillou, la flamme d'une bougie, la clartй
de la lune.
Un jour, Victorine demanda d'oщ vient que le bois brыle; ses
maоtres se regardиrent embarrassйs, la thйorie de la combustion
les dйpassant.
Une autre fois, Bouvard depuis le potage jusqu'au fromage, parla
des йlйments nourriciers, et ahurit les deux petits sous la
fibrine, la casйine, la graisse et le gluten.
Ensuite, Pйcuchet voulut leur expliquer comment le sang se
renouvelle, et il pataugea dans la circulation.
Le dilemme n'est point commode; si l'on part des faits, le plus
simple exige des raisons trop compliquйes, et en posant d'abord
les principes, on commence par l'Absolu, la Foi.
Que rйsoudre? combiner les deux enseignements, le rationnel et
l'empirique; mais un double moyen vers un seul but est l'inverse
de la mйthode? Ah! tant pis!
Pour les initier а l'histoire naturelle, ils tentиrent quelques
promenades scientifiques.
-- Tu vois, disaient-ils en montrant un вne, un cheval, un boeuf,
les bкtes а quatre pieds, ce sont des quadrupиdes. Les oiseaux
prйsentent des plumes, les reptiles des йcailles, et les papillons
appartiennent а la classe des insectes. Ils avaient un filet pour
en prendre -- et Pйcuchet tenant la bestiole avec dйlicatesse,
leur faisait observer les quatre ailes, les six pattes, les deux
antennes et la trompe osseuse qui aspire le nectar des fleurs.
Il cueillait des simples au revers des fossйs, disait leurs noms
ou en inventait, afin de garder son prestige. D'ailleurs, la
nomenclature est le moins important de la Botanique.
Il йcrivit cet axiome sur le tableau: Toute plante a des feuilles,
un calice, et une corolle enfermant un ovaire ou pйricarpe qui
contient la graine.
Puis il ordonna а ses йlиves d'herboriser au hasard dans la
campagne.
Victor en rapporta des boutons d'or, sorte de renoncule dont la
fleur est jaune. Victorine une touffe de graminйes; il y chercha
vainement un pйricarpe.
Bouvard qui se mйfiait de son savoir fouilla toute la bibliothиque
et dйcouvrit dans le Redoutй des Dames, le dessin d'une rose;
l'ovaire n'йtait pas situй dans la corolle, mais au-dessous des
pйtales.
-- C'est une exception, dit Pйcuchet.
Ils trouvиrent une rubiacйe qui n'a pas de calice.
Ainsi le principe posй par Pйcuchet йtait faux.
Il y avait dans leur jardin des tubйreuses, toutes sans calice. --
Une йtourderie! La plupart des Liliacйes en manquent.
Mais un hasard fit qu'ils virent une shйrardie (description de la
plante) -- et elle avait un calice.
Allons, bon! si les exceptions elles-mкmes ne sont pas vraies, а
qui se fier?
Un jour dans une de ces promenades, ils entendirent crier des
paons, jetиrent les yeux par-dessus le mur, et au premier moment,
ils ne reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit
d'ardoises, les barriиres йtaient neuves, les chemins empierrйs.
Le pиre Gouy parut: Pas possible! est-ce vous? Que d'histoires
depuis trois ans, la mort de sa femme entre autres. Quant а lui il
se portait toujours comme un chкne.
-- Entrez donc une minute.
On йtait au commencement d'avril -- et les pommiers en fleurs
alignaient dans les trois masures leurs touffes blanches et roses;
le ciel couleur de satin bleu, n'avait pas un nuage; des nappes,
des draps et des serviettes pendaient verticalement, attachйs par
des fiches de bois а des cordes tendues. Le pиre Gouy les
soulevait pour passer quand tout а coup, ils rencontrиrent Mme
Bordin, nu-tкte, en camisole, -- et Marianne lui offrait а pleins
bras, des paquets de linge.
-- Votre servante, messieurs! Faites comme chez vous! moi, je vais
m'asseoir, je suis rompue.
Le fermier proposa а toute la compagnie un verre de boisson.
-- Pas maintenant dit-elle j'ai trop chaud!
Pйcuchet accepta, et disparut vers le cellier avec le pиre Gouy,
Marianne et Victor.
Bouvard s'assit par terre, а cфtй de Mme Bordin. Il recevait
ponctuellement sa rente, n'avait pas а s'en plaindre, ne lui en
voulait plus.
La grande lumiиre йclairait son profil, un de ses bandeaux noirs
descendait trop bas, et les frisons de sa nuque se collaient а sa
peau ambrйe, moite de sueur. Chaque fois qu'elle respirait, ses
deux seins montaient. Le parfum du gazon se mкlait а la bonne
odeur de sa chair solide; et Bouvard eut un revif de tempйrament,
qui le combla de joie. Alors il lui fit des compliments sur sa
propriйtй.
Elle en fut ravie, et parla de ses projets. Pour agrandir les
cours, elle abattrait le haut-bord.
Victorine, а ce moment-lа, en grimpait le talus et cueillait des
primevиres, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur d'un
vieux cheval, qui broutait l'herbe, au pied.
-- N'est-ce pas qu'elle est gentille? dit Bouvard.
-- Oui! c'est gentil, une petite fille! et la veuve poussa un
soupir, qui semblait exprimer le long chagrin de toute une vie.
-- Vous auriez pu en avoir.
Elle baissa la tкte.
-- Il n'a tenu qu'а vous!
-- Comment?
Il eut un tel regard, qu'elle s'empourpra, comme а la sensation
d'une caresse brutale -- mais de suite, en s'йventant avec son
mouchoir:
-- Vous avez manquй le coche, mon cher!
-- Je ne comprends pas et sans se lever, il se rapprochait.
Elle le considйra de haut en bas, longtemps, -- puis, souriante et
les prunelles humides: -- C'est de votre faute!
Les draps, autour d'eux, les enfermaient comme les rideaux d'un
lit.
Il se pencha sur le coude, lui frфlant les genoux de sa figure.
-- Pourquoi? hein? pourquoi? et comme elle se taisait, et qu'il
йtait dans un йtat oщ les serments ne coыtent rien, il tвcha de se
justifier, s'accusa de folie, d'orgueil: -- Pardon! ce sera comme
autrefois! ... voulez-vous? ... et il avait pris sa main, qu'elle
laissait dans la sienne.
Un coup de vent brusque fit se relever les draps -- et ils virent
deux paons, un mвle et une femelle. La femelle se tenait immobile,
les jarrets pliйs, la croupe en l'air. Le mвle se promenant autour
d'elle arrondissait sa queue en йventail, se rengorgeait,
gloussait, puis sauta dessus, en rabattant ses plumes, qui la
couvrirent comme un berceau; -- et les deux grands oiseaux
tremblиrent, d'un seul frйmissement.
Bouvard le sentit dans la paume de Mme Bordin. Elle se dйgagea,
bien vite. Il y avait devant eux, bйant, et comme pйtrifiй le
jeune Victor qui regardait; un peu plus loin, Victorine йtalйe sur
le dos en plein soleil, aspirait toutes les fleurs qu'elle s'йtait
cueillies.
Le vieux cheval, effrayй par les paons, cassa sous une ruade une
des cordes, s'y empкtra les jambes, et galopant dans les trois
cours, traоnait la lessive aprиs lui.
Aux cris furieux de Mme Bordin Marianne accourut. Le pиre Gouy
injuriait son cheval: Bougre de rosse! carcan! voleur, lui donnait
des coups de pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec
le manche d'un fouet.
Bouvard fut indignй de voir battre un animal.
Le paysan rйpondit: -- J'en ai le droit! il m'appartient.
Ce n'йtait pas une raison.
Et Pйcuchet survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs
droits, car ils ont une вme, comme nous, -- si toutefois la nфtre
existe?
-- Vous кtes un impie s'йcria Mme Bordin.
Trois choses l'exaspйraient: la lessive а recommencer, ses
croyances qu'on outrageait, et la crainte d'avoir йtй entrevue
tout а l'heure dans une pose suspecte.
-- Je vous croyais plus forte dit Bouvard.
Elle rйpliqua magistralement:
-- Je n'aime pas les polissons. Et Gouy s'en prit а eux d'avoir
abоmй son cheval, dont les naseaux saignaient. Il grommelait tout
bas: Sacrйs gens de malheur! j'allais l'enterrer, quand ils sont
venus.
Les deux bonshommes se retirиrent en haussant les йpaules.
Victor leur demanda pourquoi ils s'йtaient fвchйs contre Gouy.
-- Il abuse de sa force, ce qui est mal.
-- Pourquoi est-ce mal?
Les enfants n'auraient-ils aucune notion du juste? Peut-кtre.
Et le soir, Pйcuchet ayant Bouvard а sa droite, sous la main
quelques notes, et en face de lui les deux йlиves, commenзa un
cours de morale.
Cette science nous apprend а diriger nos actions.
Elles ont deux motifs, le plaisir, l'intйrкt -- et un troisiиme
plus impйrieux: le devoir.
Les devoirs se divisent en deux classes: Primo devoirs envers
nous-mкmes, lesquels consistent а soigner notre corps, nous
garantir de toute injure. Ils entendaient cela parfaitement.
Secundo devoirs envers les autres, c'est-а-dire кtre toujours
loyal, dйbonnaire, et mкme fraternel, le genre humain n'йtant
qu'une seule famille. Souvent une chose nous agrйe qui nuit а nos
semblables; l'intйrкt diffиre du Bien, car le Bien est de soi-mкme
irrйductible. Les enfants ne comprenaient pas. Il remit а la fois
prochaine, la sanction des devoirs.
Dans tout cela suivant Bouvard, il n'avait pas dйfini le Bien.
-- Comment veux-tu le dйfinir? On le sent.
Alors les leзons de morale ne conviendraient qu'aux gens moraux;
et le cours de Pйcuchet s'arrкta.
Ils firent lire а leurs йlиves des historiettes tendant а inspirer
l'amour de la vertu. Elles assommиrent Victor.
Pour frapper son imagination, Pйcuchet suspendit aux murs de sa
chambre des images, exposant la vie du Bon Sujet, et celle du
Mauvais Sujet. Le premier, Adolphe, embrassait sa mиre, йtudiait
l'allemand, secourait un aveugle, et йtait reзu а l'Йcole
Polytechnique. Le mauvais, Eugиne, commenзait par dйsobйir а son
pиre, avait une querelle dans un cafй, battait son йpouse, tombait
ivre mort, fracturait une armoire -- et un dernier tableau le
reprйsentait au bagne, oщ un monsieur accompagnй d'un jeune garзon
disait, en le montrant: Tu vois, mon fils, les dangers de
l'inconduite.
Mais pour les enfants l'avenir n'existe pas. On avait beau
prкcher, les saturer de cette maxime: le travail est honorable et
les riches parfois sont malheureux, ils avaient connu des
travailleurs nullement honorйs, et se rappelaient le chвteau oщ la
vie semblait bonne. Les supplices du remords leur йtaient dйpeints
avec tant d'exagйration qu'ils flairaient la blague et se
mйfiaient du reste.
On essaya de les conduire par le point d'honneur, l'idйe de
l'opinion publique et le sentiment de la gloire, en leur vantant
les grands hommes, surtout les hommes utiles, tels que Belzunce,
Franklin, Jacquard! Victor ne tйmoignait aucune envie de leur
ressembler.
Un jour qu'il avait fait une addition sans faute, Bouvard cousit а
sa veste un ruban qui signifiait la croix. Il se pavana dessous.
Mais ayant oubliй la mort de Henri IV, Pйcuchet le coiffa d'un
bonnet d'вne. Victor se mit а braire avec tant de violence et
pendant si longtemps, qu'il fallut enlever ses oreilles de carton.
Sa soeur comme lui, se montrait flattйe des йloges et indiffйrente
aux blвmes.
Afin de les rendre plus sensibles, on leur donna un chat noir,
qu'ils durent soigner; -- et on leur confiait deux ou trois sols
pour qu'ils fissent l'aumфne. Ils trouvиrent la prйtention
odieuse; cet argent leur appartenait.
Se conformant а un dйsir des pйdagogues, ils appelaient Bouvard
mon oncle et Pйcuchet bon ami mais ils les tutoyaient, et la
moitiй des leзons, ordinairement, se passait en disputes.
Victorine abusait de Marcel, montait sur son dos, le tirait par
les cheveux; pour se moquer de son bec-de-liиvre, parlait du nez
comme lui, -- et le pauvre homme n'osait se plaindre, tant il
aimait la petite fille. Un soir, sa voix rauque s'йleva
extraordinairement. Bouvard et Pйcuchet descendirent dans la
cuisine. Les deux йlиves observaient la cheminйe -- et Marcel
joignant les mains s'йcriait: Retirez-le! c'est trop! c'est trop!
Le couvercle de la marmite sauta, comme un obus йclate. Une masse
grisвtre bondit jusqu'au plafond, puis tourna sur elle-mкme
frйnйtiquement, en poussant d'abominables cris.
On reconnut le chat, tout efflanquй, sans poil, la queue pareille
а un cordon. Des yeux йnormes lui sortaient de la tкte. Ils
йtaient couleur de lait, comme vidйs et pourtant regardaient.
La bкte hideuse hurlait toujours, se jeta dans l'вtre, disparut,
puis retomba au milieu des cendres, inerte.
C'йtait Victor qui avait commis cette atrocitй; -- et les deux
bonshommes se reculиrent -- pвles de stupйfaction et d'horreur.
Aux reproches qu'on lui adressa, il rйpondit comme le garde
champкtre pour son fils, et comme le fermier pour son cheval: --
Eh bien? puisqu'il est а moi! sans gкne, naпvement, dans la
placiditй d'un instinct assouvi.
L'eau bouillante de la marmite йtait rйpandue par terre, des
casseroles, les pincettes, et des flambeaux jonchaient les dalles.
Marcel fut quelque temps а nettoyer la cuisine -- et ses maоtres
enterrиrent le pauvre chat dans le jardin, sous la pagode.
Ensuite Bouvard et Pйcuchet causиrent longuement de Victor. Le
sang paternel se manifestait. Que faire? Le rendre а M. de
Faverges ou le confier а d'autres serait un aveu d'impuissance. Il
s'amenderait peut-кtre un peu.
N'importe! L'espoir йtait douteux, la tendresse n'existait plus!
Quel plaisir que d'avoir prиs de soi un adolescent curieux de vos
idйes, dont on observe les progrиs, qui devient un frиre plus
tard; mais Victor manquait d'esprit, de coeur encore plus! et
Pйcuchet soupira, le genou pliй dans ses mains jointes.
-- La soeur ne vaut pas mieux dit Bouvard.
Il imaginait une fille, de quinze ans а peu prиs, l'вme dйlicate,
l'humeur enjouйe, ornant la maison des йlйgances de sa jeunesse;
et comme s'il eыt йtй son pиre et qu'elle vоnt de mourir, le
bonhomme en pleura.
Puis cherchant а excuser Victor, il allйgua l'opinion de Rousseau:
L'enfant n'a pas de responsabilitй, ne peut кtre moral ou immoral.
Ceux-lа, suivant Pйcuchet avaient l'вge du discernement et ils
йtudiиrent les moyens de les corriger.
Pour qu'une punition soit bonne, dit Bentham, elle doit кtre
proportionnйe а la faute, sa consйquence naturelle. L'enfant a
brisй un carreau, on n'en remettra pas, qu'il souffre du froid.
Si, n'ayant plus faim, il redemande d'un plat, cйdez-lui; une
indigestion le fera vite se repentir. Il est paresseux; qu'il
reste sans travail; l'ennui de soi-mкme l'y ramиnera.
Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempйrament pouvait
endurer des excиs, et la fainйantise lui conviendrait.
Ils adoptиrent le systиme inverse, la punition mйdicinale. Des
pensums lui furent donnйs; il devint plus paresseux. On le privait
de confiture; sa gourmandise en redoubla.
L'ironie aurait peut-кtre du succиs? Une fois qu'il йtait venu
dйjeuner les mains sales, Bouvard le railla, l'appelant joli
coeur, muscadin, gants-jaunes. Victor йcoutait le front bas,
blкmit tout а coup, et jeta son assiette а la tкte de Bouvard --
puis furieux de l'avoir manquй, se prйcipita vers lui. Ce n'йtait
pas trop que trois hommes pour le contenir. Il se roulait par
terre, tвchait de mordre. -- Pйcuchet l'arrosa de loin avec une
carafe; de suite il fut calmй; -- mais enrouй, pendant trois
jours. Le moyen n'йtait pas bon.
Ils en prirent un autre; au moindre symptфme de colиre, le
traitant comme un malade, ils le couchaient dans son lit. Victor
s'y trouvait bien, et chantait.
Un jour, il dйnicha dans la bibliothиque une vieille noix de coco;
-- et commenзait а la fendre, quand Pйcuchet survint.
-- Mon coco!
C'йtait un souvenir de Dumouchel! Il l'avait apportй de Paris а
Chavignolles, en leva les bras d'indignation. -- Victor se mit а
rire. Bon ami n'y tint plus -- et d'une large calotte l'envoya
bouler au fond de l'appartement; -- puis tremblant d'йmotion, alla
se plaindre а Bouvard.
Bouvard lui fit des reproches. -- Es-tu bкte avec ton coco! Les
coups abrutissent, la terreur йnerve. Tu te dйgrades toi-mкme!
Pйcuchet objecta que les chвtiments corporels sont quelquefois
indispensables. Pestalozzi les employait; et le cйlиbre
Mйlanchthon avoue que sans eux il n'eыt rien appris.
Mais des punitions cruelles ont poussй des enfants au suicide; on
en relate des exemples.
Victor s'йtait barricadй dans sa chambre. Bouvard parlementa
derriиre la porte; et pour la faire ouvrir, lui promit une tarte
aux prunes. Dиs lors il empira.
Restait un moyen, prйconisй par Dupanloup: le regard sйvиre. Ils
tвchaient d'imprimer а leurs visages un aspect effrayant et ne
produisaient aucun effet.
Nous n'avons plus qu'а essayer de la Religion dit Bouvard.
Pйcuchet se rйcria. Ils l'avaient bannie de leur programme.
Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le coeur
et l'imagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des
вmes est indispensable, et ils rйsolurent d'envoyer les enfants au
catйchisme.
Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et
savait se faire aimer par des maniиres caressantes. Victorine
changea tout а coup, fut plus rйservйe, mielleuse, s'agenouillait
devant la Madone, admirait le sacrifice d'Abraham, ricanait avec
dйdain au nom seul de protestant.
Elle dйclara qu'on lui avait prescrit le jeыne. Ils s'en
informиrent; ce n'йtait pas vrai. Le jour de la Fкte-Dieu, les
juliennes disparurent d'une plate-bande pour dйcorer le reposoir;
elle nia effrontйment les avoir coupйes. Une autre fois elle prit
а Bouvard vingt sols qu'elle mit dans le plat du sacristain.
Ils en conclurent que la morale se distingue de la Religion; --
quand elle n'a point d'autre base, son importance est secondaire.
Un soir, pendant qu'ils dоnaient M. Marescot entra -- Victor
s'enfuit immйdiatement.
Le notaire ayant refusй de s'asseoir, conta ce qui l'amenait. Le
jeune Touache avait battu, presque tuй son fils.
Comme on savait les origines de Victor et qu'il йtait dйsagrйable,
les autres gamins l'appelaient Forзat; et tout а l'heure il avait
flanquй а M. Arnold Marescot une violente raclйe. Le cher Arnold
en portait des traces sur la figure. Sa mиre est au dйsespoir, son
costume en lambeaux, sa santй compromise, oщ allons-nous?
Le notaire exigeait un chвtiment rigoureux; et que Victor ne
frйquentвt plus le catйchisme, afin de prйvenir des collisions
nouvelles.
Bouvard et Pйcuchet, bien que blessйs par son ton rogue, promirent
tout ce qu'il voulut, calиrent.
Victor avait-il obйi au sentiment de l'honneur, ou de la
vengeance? En tout cas, ce n'йtait point un lвche. .
Mais sa brutalitй les effrayait. La musique adoucissant les
moeurs, Pйcuchet imagina de lui apprendre le solfиge.
Victor eut beaucoup de peine а lire couramment les notes, et а ne
pas confondre les termes adagio, presto, sforzando. Son maоtre
s'йvertua а lui expliquer la gamme, l'accord parfait, le
diatonique, le chromatique et les deux espиces d'intervalles,
appelйs majeur et mineur.
Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, la bouche
grande ouverte, et pour l'instruire par l'exemple, poussa des
intonations d'une voix fausse; celle de Victor lui sortait du
larynx pйniblement tant il le contractait -- quand un soupir
commenзait la mesure, il partait tout de suite, ou trop tard.
Pйcuchet nйanmoins, aborda le chant en partie double. Il prit une
baguette pour tenir lieu d'archet, et faisait aller son bras
magistralement, comme s'il avait eu un orchestre derriиre lui;
mais occupй par deux besognes, il se trompait de temps; -- son
erreur en amenait d'autres chez l'йlиve, et les yeux sur la
portйe, fronзant les sourcils, tendant les muscles de leur cou,
ils continuaient au hasard, jusqu'au bas de la page.
Enfin Pйcuchet dit а Victor: -- Tu n'es pas prиs de briller aux
orphйons et il abandonna l'enseignement de la musique. Locke
d'ailleurs a peut-кtre raison: Elle engage dans des compagnies
tellement dissolues qu'il vaut mieux s'occuper а autre chose.
Sans vouloir en faire un йcrivain il serait commode pour Victor de
savoir au moins trousser une lettre. Une rйflexion les arrкta. Le
style йpistolaire ne peut s'apprendre; car il appartient
exclusivement aux femmes.
Ils songиrent ensuite а fourrer dans sa mйmoire quelques morceaux
de littйrature; et embarrassйs du choix, consultиrent l'ouvrage de
Mme Campan. Elle recommande la scиne d'Йliacin, les choeurs
d'Esther, Jean-Baptiste Rousseau, tout entier.
C'est un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme
peignant le monde sous des couleurs trop favorables.
Cependant, elle permet Clarisse Harlowe et le Pиre de famille par
miss Opy. -- Qui est-ce miss Opy?
Ils ne dйcouvrirent pas son nom dans la Biographie Michaud.
Restait les contes de Fйes. Ils vont espйrer des palais de
diamants dit Pйcuchet. La littйrature dйveloppe l'esprit mais
exalte les passions.
Victorine fut renvoyйe du catйchisme, а cause des siennes.
On l'avait surprise, embrassant le fils du notaire; et Reine ne
plaisantait pas! sa figure йtait sйrieuse sous son bonnet а gros
tuyaux. Aprиs un scandale pareil, comment garder une jeune fille
si corrompue?
Bouvard et Pйcuchet qualifiиrent le curй de vieille bкte. Sa bonne
le dйfendit. Ils ripostиrent, et elle s'en alla en roulant des
yeux terribles, en grommelant: On vous connaоt! on vous connaоt!
Victorine effectivement, s'йtait prise de tendresse pour Arnold,
tant elle le trouvait joli avec son col brodй, sa veste de
velours, ses cheveux sentant bon; -- et elle lui apportait des
bouquets, jusqu'au moment oщ elle fut dйnoncйe par Zйphyrin.
Quelle niaiserie que cette aventure! Les deux enfants йtaient
d'une innocence parfaite.
Fallait-il leur apprendre le mystиre de la gйnйration? Je n'y
verrais pas de mal dit Bouvard. Le philosophe Basedow l'exposait а
ses йlиves, ne dйtaillant toutefois que la grossesse et la
naissance.
Pйcuchet pensa diffйremment, Victor commenзait а l'inquiйter.
Il le soupзonnait d'avoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas? des
hommes graves la conservent toute leur vie, et on prйtend que le
Duc d'Angoulкme s'y livrait. Il interrogea son disciple d'une
telle faзon qu'il lui ouvrit les idйes, et peu de temps aprиs
n'eut aucun doute.
Alors il l'appela criminel, et voulait comme traitement lui faire
lire Tissot. Ce chef-d'oeuvre, selon Bouvard, йtait plus
pernicieux qu'utile.
Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poйtique. Aimй Martin
rapporte qu'une mиre, en pareil cas, prкta La Nouvelle Hйloпse а
son fils; et pour se rendre digne de l'amour, le jeune homme se
prйcipita dans le chemin de la Vertu.
Mais Victor n'йtait pas capable de rкver un Ange.
-- Si plutфt nous le menions chez les dames?
Pйcuchet exprima son horreur des filles publiques.
Bouvard la jugeait idiote; et mкme parla de faire exprиs un voyage
au Havre.
-- Y penses-tu? on nous verrait entrer!
-- Eh bien achиte-lui un appareil!
-- Mais le bandagiste croirait peut-кtre que c'est pour moi dit
Pйcuchet.
Il lui aurait fallu un plaisir йmouvant comme la chasse; elle
amиnerait la dйpense d'un fusil, d'un chien. Ils prйfйrиrent le
fatiguer par l'exercice, et entreprirent des courses dans la
campagne.
Le gamin leur йchappait. Bien qu'ils se relayassent ils n'en
pouvaient plus et le soir, n'avaient pas la force de tenir le
journal.
Pendant qu'ils attendaient Victor ils causaient avec les passants
-- et par besoin de pйdagogie, tвchaient de leur apprendre
l'hygiиne, dйploraient la perte des eaux, le gaspillage des
fumiers.
Ils en vinrent а inspecter les nourrices, et s'indignaient contre
le rйgime de leurs poupons. Les unes les abreuvent de gruau, ce
qui les fait pйrir de faiblesse. D'autres les bourrent de viande
avant six mois -- et ils crиvent d'indigestion. Plusieurs les
nettoient avec leur propre salive; toutes les manient brutalement.
Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifiй, ils
entraient dans la ferme et disaient:
-- Vous avez tort; -- ces animaux vivent de rats, de campagnols;
on a trouvй dans l'estomac d'une chouette jusqu'а cinquante larves
de chenilles.
Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premiиrement
comme mйdecins, puis en quкte de vieux meubles, puis а la
recherche des cailloux, et ils rйpondaient:
-- Allez donc, farceurs! n'essayez pas de nous en remontrer!
Leur conviction s'йbranla. Car les moineaux purgent les potagers,
mais gobent les cerises. Les hiboux dйvorent les insectes, et en
mкme temps, les chauves-souris, qui sont utiles -- et si les
taupes mangent les limaces, elles bouleversent le sol. Une chose
dont ils йtaient certains c'est qu'il faut dйtruire tout le
gibier, funeste а l'Agriculture.
Un soir qu'ils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivиrent
devant la maison du garde. Sorel au bord de la route gesticulait
entre trois individus.
Le premier йtait un certain Dauphin savetier, petit, maigre, et а
figure sournoise. Le second le pиre Aubain, commissionnaire dans
les villages, portait une vieille redingote jaune avec un pantalon
de coutil bleu.
Le troisiиme Eugиne, domestique chez M. Marescot, se distinguait
par sa barbe, taillйe comme celle des magistrats.
Sorel leur montrait un noeud coulant, en fil de cuivre -- qui
s'attachait а un fil de soie retenu par une brique, ce qu'on nomme
un collet; et il avait dйcouvert le savetier, en train de
l'йtablir.
-- Vous кtes tйmoin, n'est-ce pas?
Eugиne baissa le menton d'une maniиre approbative -- et le pиre
Aubain rйpliqua:
-- Du moment que vous le dites.
Ce qui enrageait Sorel, c'йtait le toupet d'avoir dressй un piиge
aux abords de son logement, le gredin se figurant qu'on n'aurait
pas l'idйe d'en soupзonner dans cet endroit.
Dauphin prit le genre pleurard.
-- Je marchais dessus, je tвchais mкme de le casser. On l'accusait
toujours; il йtait bien malheureux!
Sorel, sans lui rйpondre, avait tirй de sa poche, un calepin, une
plume et de l'encre pour йcrire un procиs-verbal.
-- Oh non? dit Pйcuchet.
Bouvard ajouta: Relвchez-le, c'est un brave homme!
-- Lui! un braconnier!
-- Eh bien, quand cela serait! Ils se mirent а dйfendre le
braconnage. On sait d'abord, que les lapins rongent les jeunes
pousses; les liиvres abоment les cйrйales, sauf la bйcasse peut-
кtre...
-- Laissez-moi donc tranquille. Et le garde йcrivait, les dents
serrйes.
-- Quel entкtement murmura Bouvard.
-- Un mot de plus, je fais venir les gendarmes.
-- Vous кtes un grossier personnage! dit Pйcuchet.
-- Vous, des pas grand'chose, reprit Sorel.
Bouvard s'oubliant, le traita de butor, d'estafier! -- et Eugиne
rйpйtait: La paix, la paix tandis que le pиre Aubain gйmissait а
trois pas d'eux sur un mиtre de cailloux.
Troublйs par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de
leurs cabanes; on voyait а travers le grillage, leurs prunelles
ardentes, leurs mufles noirs, et courant за et lа, ils aboyaient
effroyablement.
-- Ne m'embкtez plus s'йcria leur maоtre ou bien, je les lance sur
vos culottes!
Les deux amis s'йloignиrent, contents d'avoir soutenu le Progrиs,
la Civilisation.
Dиs le lendemain, on leur envoya une citation а comparaоtre devant
le tribunal de simple police, pour injures envers le garde -- et
s'y entendre condamner а cent francs de dommages et intйrкts sauf
le recours du ministиre public, vu les contraventions par eux
commises. Coыt six francs, soixante-quinze centimes. Tiercelin,
huissier.
Pourquoi un ministиre public? La tкte leur en tourna. Puis se
calmant, ils prйparиrent leur dйfense.
Le jour dйsignй, Bouvard et Pйcuchet se rendirent а la Mairie, une
heure trop tфt. Personne -- des chaises et trois fauteuils
entouraient une table couverte d'un tapis; une niche йtait creusйe
dans la muraille pour recevoir un poкle, et le buste de l'Empereur
occupant un piйdouche dominait l'ensemble.
Il flвnиrent jusqu'au grenier, oщ il y avait une pompe а incendie,
plusieurs drapeaux, -- et dans un coin par terre d'autres bustes
en plвtre: Napolйon sans diadиme, Louis XVIII, avec des йpaulettes
sur un frac, Charles X, reconnaissable а sa lиvre tombante, Louis-
Philippe, les sourcils arquйs, la chevelure en pyramide.
L'inclinaison du toit lui frфlait la nuque et tous йtaient salis
par les mouches et la poussiиre. Ce spectacle dйmoralisa Bouvard
et Pйcuchet. Les gouvernements leur faisaient pitiй quand ils
revinrent dans la grande salle.
Ils y trouvиrent Sorel et le garde champкtre, l'un ayant sa plaque
au bras, l'autre un kйpi.
Une douzaine de personnes causaient, incriminйes, pour dйfaut de
balayage, chiens errants, manque de lanterne ou avoir tenu pendant
la messe un cabaret ouvert.
Enfin Coulon se prйsenta, affublй d'une robe en serge noire et
d'une toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit
а sa gauche. Le Maire en йcharpe, а droite. -- Et on appela, de
suite, l'affaire Sorel contre Bouvard et Pйcuchet.
Louis-Martial-Eugиne Lenepveur, valet de chambre а Chavignolles
(Calvados), profita de sa position de tйmoin, pour йpandre tout ce
qu'il savait sur une foule de choses йtrangиres au dйbat.
Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de dйplaire а Sorel et
de nuire а ces messieurs, il avait entendu de gros mots, en
doutait cependant, allйgua sa surditй.
Le juge de paix le fit se rasseoir, puis s'adressant au garde:
Persistez-vous dans vos dйclarations?
-- Certainement.
Coulon ensuite demanda aux deux prйvenus, ce qu'ils avaient а
dire.
Bouvard soutenait n'avoir pas injuriй Sorel, mais en dйfendant
Dauphin avoir dйfendu l'intйrкt de nos campagnes. Il rappela les
abus fйodaux, les chasses ruineuses des grands seigneurs.
-- N'importe! la contravention.
-- Je vous arrкte! s'йcria Pйcuchet. Les mots contravention, crime
et dйlit ne valent rien. -- Prendre la peine, pour classer les
faits punissables, c'est prendre une base arbitraire. Autant dire
aux citoyens: Ne vous inquiйtez pas de la valeur de vos actions.
Elle n'est dйterminйe que par le chвtiment du Pouvoir; du reste,
le Code pйnal me paraоt une oeuvre irrationnelle, sans principes.
-- Cela se peut, rйpondit Coulon. Et il allait prononcer son
jugement: Attendu...
Mais Foureau qui йtait ministиre public se leva. On avait outragй
le garde dans l'exercice de ses fonctions. Si on ne respecte pas
les propriйtйs, tout est perdu. Bref, plaise а M. le juge de paix
d'appliquer le maximum de la peine.
Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intйrкts envers
Sorel.
-- Trиs bien prononзa Bouvard.
Coulon n'avait pas fini: -- Les condamne а cinq francs d'amende
comme coupables de la contravention relevйe par le ministиre
public.
Pйcuchet se tourna vers l'auditoire: L'amende est une bagatelle
pour le riche mais un dйsastre pour le pauvre. Moi, зa ne me fait
rien! Et il avait l'air de narguer le tribunal.
-- Je m'йtonne, dit Coulon, que des Messieurs d'esprit...
-- La loi vous dispense d'en avoir rйpliqua Pйcuchet. Le juge de
paix siиge indйfiniment, tandis que le juge de la cour suprкme est
rйputй capable jusqu'а soixante-quinze ans, -- et celui de
premiиre instance ne l'est plus а soixante-dix.
Mais sur un geste de Foureau, Placquevent s'avanзa. Ils
protestиrent.
-- Ah! si vous йtiez nommйs au concours!
-- Ou par le conseil gйnйral.
-- Ou un comitй de prud'hommes!
-- D'aprиs un titre sйrieux.
Placquevent les poussait; -- et ils sortirent, huйs des autres
prйvenus croyant se faire bien voir par cette marque de bassesse.
Pour йpancher leur indignation, ils allиrent le soir chez
Beljambe.
Son cafй йtait vide, les notables ayant coutume d'en partir vers
dix heures. On avait baissй le quinquet; les murs et le comptoir
s'apercevaient dans un brouillard.
Une femme survint.
C'йtait Mйlie.
Elle ne parut pas troublйe, -- et en souriant, leur versa deux
bocks. Pйcuchet mal а son aise, quitta vite l'йtablissement.
Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des
sarcasmes contre le maire, et dиs lors frйquenta l'estaminet.
Dauphin, six semaines aprиs fut acquittй, faute de preuves. Quelle
honte! On suspectait ces mкmes tйmoins, que l'on avait crus
dйposant contre eux.
Et leur colиre n'eut plus de bornes, quand l'Enregistrement les
avertit d'avoir а payer l'amende. Bouvard attaqua l'Enregistrement
comme nuisible а la propriйtй.
-- Vous vous trompez! dit le Percepteur.
-- Allons donc! Elle endure le tiers de la charge publique! Je
voudrais des procйdйs d'impфts, moins vexatoires, un cadastre
meilleur, des changements au Rйgime hypothйcaire, et qu'on
supprimвt la Banque de France, qui a le privilиge de l'usure.
Girbal n'йtait pas de force, dйgringola dans l'opinion, et ne
reparut plus.
Cependant Bouvard plaisait а l'aubergiste; il attirait du monde;
et en attendant les habituйs, causait familiиrement avec la bonne.
Il йmit des idйes drфles sur l'instruction primaire. On aurait dы,
en sortant de l'йcole, pouvoir soigner les malades, comprendre les
dйcouvertes scientifiques, s'intйresser aux Arts! -- Les exigences
de son programme le fвchиrent avec Petit; et il blessa le
Capitaine en prйtendant que les soldats au lieu de perdre leur
temps а la manoeuvre feraient mieux de cultiver des lйgumes.
Quand vint la question du libre йchange, il ramena Pйcuchet; -- et
pendant tout l'hiver, il y eut dans le cafй, des regards furieux,
des attitudes mйprisantes, des injures et des vocifйrations, avec
des coups de poing sur les tables qui faisaient sauter les
canettes.
Langlois et les autres marchands, dйfendaient le commerce
national; Voisin filateur, Oudot gйrant d'un laminoir et Mathieu
orfиvre l'industrie nationale, les propriйtaires et les fermiers
l'agriculture nationale, chacun rйclamant pour soi des privilиges,
au dйtriment du plus grand nombre. -- Les discours de Bouvard et
de Pйcuchet alarmaient.
Comme on les accusait de mйconnaоtre la Pratique, de tendre au
nivellement et а l'immoralitй, ils dйveloppиrent ces trois
conceptions.
Remplacer le nom de famille par un numйro matricule.
Hiйrarchiser les Franзais, -- et pour conserver son grade, il
faudrait de temps а autre, subir un examen.
Plus de chвtiments, plus de rйcompenses, mais dans tous les
villages une chronique individuelle qui passerait а la Postйritй.
On dйdaigna leur systиme.
Ils en firent un article pour le journal de Bayeux, une note au
Prйfet, une pйtition aux Chambres, un mйmoire а l'Empereur.
Le journal n'insйra pas leur article; le Prйfet ne daigna
rйpondre; les Chambres furent muettes, et ils attendirent
longtemps un pli du Chвteau. De quoi s'occupait l'Empereur? de
femmes sans doute!
Foureau leur conseilla plus de rйserve de la part du sous-prйfet.
Ils se moquaient du sous-prйfet, du Prйfet, et des Conseils de
Prйfecture, voire du Conseil d'Йtat, la Justice administrative
йtant une monstruositй, car l'administration par des faveurs et
des menaces gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref ils
devenaient incommodes; -- et les notables enjoignirent а Beljambe
de ne plus recevoir ces deux particuliers.
Alors Bouvard et Pйcuchet voulurent se signaler par une oeuvre qui
forзant les respects, йblouirait leurs concitoyens -- et ils ne
trouvиrent pas autre chose que des projets d'embellissement pour
Chavignolles.
Les trois quarts des maisons seraient dйmolies; on ferait au
milieu du bourg une place monumentale, un hospice du cфtй de
Falaise, des abattoirs sur la route de Caen et au pas de la Vaque,
une йglise romane et polychrome.
Pйcuchet composa un lavis а l'encre de Chine, n'oubliant pas de
teinter les bois en jaune, les prйs en vert, les bвtiments en
rouge; les tableaux d'un Chavignolles idйal, le poursuivaient dans
ses rкves! Il se retournait sur son matelas. Bouvard, une nuit, en
fut rйveillй!
-- Souffres-tu?
Pйcuchet balbutia: -- Haussmann m'empкche de dormir.
Vers cette йpoque, il reзut une lettre de Dumouchel pour savoir le
prix des bains de mer de la cфte normande.
-- Qu'il aille se promener avec ses bains! Est-ce que nous avons
le temps d'йcrire? Et quand ils se furent procurй une chaоne
d'arpenteur, un graphomиtre, un niveau d'eau et une boussole,
d'autres йtudes commencиrent.
Ils envahissaient les demeures; souvent les bourgeois йtaient
surpris d'y voir ces deux hommes plantant des jalons dans les
cours. Bouvard et Pйcuchet annonзaient d'un air tranquille ce qui
en adviendrait. Le Public s'inquiйta car enfin, l'autoritй se
rangerait peut-кtre а leur avis?
Quelquefois, on les renvoyait brutalement. Victor escaladait les
murs et montait dans les combles pour y appendre un signal,
tйmoignait de la bonne volontй et mкme une certaine ardeur.
Ils йtaient aussi plus contents de Victorine.
Quand elle repassait le linge elle poussait son fer sur la
planche, en chantonnant d'une voix douce, s'intйressait au mйnage,
fit une calotte pour Bouvard, et ses points de piquй lui valurent
les compliments de Romiche.
C'йtait un de ces tailleurs qui vont dans les fermes, raccommoder
les habits. On l'eut quinze jours а la maison.
Bossu, avec des yeux rouges, il rachetait ses dйfauts corporels
par une humeur bouffonne. Pendant que les maоtres йtaient dehors
il amusait Marcel et Victorine, en leur contant des farces, tirait
sa langue jusqu'au menton, imitait le coucou, faisait le
ventriloque, et le soir s'йpargnant les frais d'auberge, allait
coucher dans le fournil.
Or un matin, de trиs bonne heure, Bouvard sentant une envie de
travail vint y prendre des copeaux, pour allumer son feu.
Un spectacle le pйtrifia.
Derriиre les dйbris du bahut, sur une paillasse Romiche et
Victorine dormaient ensemble.
Il lui avait passй le bras sous la taille -- et son autre main,
longue comme celle d'un singe, la tenait par un genou, les
paupiиres entre-closes, le visage encore convulsй dans un spasme
de plaisir. Elle souriait, йtendue sur le dos. Le bвillement de sa
camisole laissait а dйcouvert sa gorge enfantine marbrйe de
plaques rouges par les caresses du bossu. Ses cheveux blonds
traоnaient, et la clartй de l'aube jetait sur tous les deux une
lumiиre blafarde.
Bouvard, au premier moment avait ressenti comme un heurt en pleine
poitrine. Puis une pudeur l'empкcha de faire un pas, un geste. Des
rйflexions douloureuses l'assaillaient.
-- Si jeune! perdue! perdue!
Ensuite il alla rйveiller Pйcuchet, d'un mot lui apprit tout.
-- Ah! le misйrable!
-- Nous n'y pouvons rien! Calme-toi!
Et ils furent longtemps а soupirer l'un devant l'autre. Bouvard,
sans redingote les bras croisйs, Pйcuchet au bord de sa couche,
pieds nus, et en bonnet de coton.
Romiche devait partir ce jour-lа, ayant terminй son ouvrage. Ils
le payиrent d'une faзon hautaine, silencieusement.
Mais la Providence leur en voulait.
Marcel les conduisit а pas de loup dans la chambre de Victor; --
et leur montra au fond de sa commode une piиce de vingt francs. Le
gamin l'avait priй de lui en fournir la monnaie.
D'oщ provenait-elle? d'un vol, bien sыr! et commis durant leurs
tournйes d'ingйnieurs.
Si on la rйclamait ils auraient l'air complices.
Enfin ayant appelй Victor ils lui commandиrent d'ouvrir son
tiroir; la piиce n'y йtait plus.
Tantфt, pourtant, ils l'avaient maniйe et Marcel йtait incapable
de mentir. Cette histoire le rйvolutionnait tellement que depuis
le matin, il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard.
Monsieur,
Craignant que M. Pйcuchet ne soit malade, j'ai recours a votre
obligeance. De qui donc la signature? Olympe Dumouchel, nйe
Charpeau.
Elle et son йpoux demandaient dans quelle localitй balnйaire,
Courseulles, Langrune ou Ouistreham, se trouvait la compagnie la
moins bruyante? tous les moyens de transport, le prix du
blanchissage, mille choses.
Cette importunitй les mit en colиre contre Dumouchel, puis la
fatigue les plongea dans un dйcouragement plus lourd.
Ils rйcapitulиrent tout le mal qu'ils s'йtaient donnй, tant de
leзons, de prйcautions, de tourments.
-- Et songer disaient-ils que nous voulions autrefois, faire
d'elle une sous-maоtresse! et de lui derniиrement un piqueur de
travaux!
-- Si elle est vicieuse ce n'est pas la faute de ses lectures.
-- Moi, pour le rendre honnкte, je lui avais appris la biographie
de Cartouche.
-- Peut-кtre ont-ils manquй d'une famille, des soins d'une mиre.
-- J'en йtais une! objecta Bouvard.
-- Hйlas reprit Pйcuchet. Mais il y a des natures dйnuйes de sens
moral; -- et l'йducation n'y peut rien.
-- Ah! oui! c'est beau, l'йducation.
Comme les orphelins ne savaient aucun mйtier, on leur chercherait
deux places de domestiques, -- et puis а la grвce de Dieu! ils ne
s'en mкleraient plus! -- Et dйsormais Mon oncle et Bon ami les
firent manger а la cuisine.
Mais bientфt ils s'ennuyиrent, leur esprit ayant besoin d'un
travail, leur existence d'un but!
D'ailleurs que prouve un insuccиs? Ce qui avait йchouй sur des
enfants, pouvait кtre moins difficile avec des hommes? Et ils
imaginиrent d'йtablir un cours d'adultes.
Il aurait fallu une confйrence pour exposer leurs idйes. La grande
salle de l'auberge conviendrait а cela, parfaitement.
Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa
d'abord, puis changea d'opinion, le fit dire par la servante.
Bouvard dans l'excиs de sa joie, la baisa sur les deux joues.
Le maire йtait absent, l'autre adjoint Marescot pris tout entier
par son йtude, ainsi la confйrence aurait lieu et le tambour
l'annonзa, pour le dimanche suivant а trois heures.
La veille seulement, ils pensиrent а leur costume.
Pйcuchet, grвce au ciel, avait conservй un vieil habit de
cйrйmonie a collet de velours, deux cravates blanches, et des
gants noirs. Bouvard mit sa redingote bleue, un gilet de nankin,
des souliers de castor, et ils йtaient fort йmus en traversant le
village.
_Ici s'arrкte le manuscrit de Gustave Flaubert_