La Cantatrice chauve est la premiÚre piÚce de théùtre écrite par EugÚne Ionesco. La premiÚre représentation a eu lieu le11 mai 1950 au théùtre des Noctambules dans une mise en scÚne de Nicolas Bataille. Elle fut publiée pour la premiÚre fois le 4 septembre 1950 par le CollÚge de 'Pataphysique.
Depuis 1957, La Cantatrice chauve est jouée au théùtre de la Huchette1, devenant l'une des piÚces comptant le plus de représentations en France.
La Cantatrice chauve a reçu un MoliÚre d'honneur en 1989.
GenĂšse de la piĂšce
L'idée de la piÚce est venue à  Ionesco lorsqu'il a essayé d'apprendre l'anglais par le biais de la méthode Assimil. Frappé par la teneur des dialogues, à la fois trÚs sobres et étranges mais aussi par l'enchaßnement de phrases sans rapport, il décide d'écrire une piÚce absurde intitulée l'anglais sans peine. Ce n'est qu'aprÚs un lapsus, lors d'une répétition, que le titre de la piÚce est fixé : l'acteur qui jouait le pompier devait parler, dans une trÚs longue tirade, d'une institutrice blonde⊠et au lieu de dire « une institutrice blonde » a dit « une cantatrice chauve » qui devint le titre de la piÚce.
Ionesco s'inspire de la mĂ©thode Assimil, mais dans Notes et contre-notes, il explique que l'absurde est venu se surajouter Ă la simple copie du manuel d'apprentissage. L'absurde devient le moteur de la piĂšce, car Ionesco a le projet de âgrossir les ficelles de l'illusion thĂ©Ăątraleâ.
Histoire
Il est neuf heures du soir, dans un intérieur bourgeois de Londres, le salon de M. et Mme Smith. La pendule sonne les « dix-sept coups anglais ».
M. et Mme Smith ont fini de dĂźner. Ils bavardent au coin du feu. M. Smith parcourt son journal. Le couple se rĂ©pand en propos futiles, souvent saugrenus, voire incohĂ©rents. Leurs raisonnements sont surprenants et ils passent sans transition dâun sujet Ă un autre.
Ils Ă©voquent notamment une famille dont tous les membres sâappellent Bobby Watson. Cela raconte que Bobby Watson est mort il y a deux ans, mais qu'ils sont allĂ©s Ă son enterrement il y a un an et demi et que cela fait trois ans qu'ils parlent de son dĂ©cĂšs. M. Smith, lui, sâĂ©tonne, de ce quâon mentionne « toujours lâĂąge des personnes dĂ©cĂ©dĂ©es et jamais celui des nouveau-nĂ©s ». Un dĂ©saccord semble les opposer, mais ils se rĂ©concilient rapidement. La pendule continue de sonner « sept fois », puis « trois fois », « cinq fois », « deux fois », puis, comble de l'absurde, « autant de fois qu'elle veut ».
Mary, la bonne, entre alors en scĂšne et tient, elle aussi, des propos assez incohĂ©rents. Puis elle annonce la visite dâun couple ami, les Martin. M. et Mme Smith quittent la piĂšce pour aller sâhabiller.
Mary fait alors entrer les invités, non sans leur reprocher leur retard.
Les Martin attendent dans le salon des Smith. Ils sâassoient lâun en face de lâautre. Ils ne se connaissent apparemment pas. Le dialogue qui sâengage leur permet pourtant de constater une sĂ©rie de coĂŻncidences curieuses. Ils sont tous deux originaires de Manchester. Il y a « cinq semaines environ », ils ont pris le mĂȘme train, ont occupĂ© le mĂȘme wagon et le mĂȘme compartiment. Ils constatent Ă©galement quâils habitent Ă Londres, la mĂȘme rue, le mĂȘme numĂ©ro, le mĂȘme appartement et quâils dorment dans la mĂȘme chambre. Ils finissent par tomber dans les bras lâun de lâautre en dĂ©couvrant quâils sont mari et femme. Les deux Ă©poux sâembrassent et sâendorment.
Mais, Mary, la bonne, de retour sur scĂšne, remet en cause ces retrouvailles et rĂ©vĂšle au public quâen rĂ©alitĂ© les Ă©poux Martin ne sont pas les Ă©poux Martin. Elle-mĂȘme confesse dâailleurs sa vĂ©ritable identitĂ©Â : « Mon vrai nom est Sherlock Holmes ».
Les Martin prĂ©fĂšrent ignorer lâaffreuse vĂ©ritĂ©. Ils sont trop heureux de sâĂȘtre retrouvĂ©s et se promettent de ne plus se perdre.
Les Smith viennent accueillir leurs invitĂ©s. La pendule continue de sonner en toute incohĂ©rence. Les Smith et les Martin parlent maintenant pour ne rien dire. Puis par trois fois on sonne Ă la porte dâentrĂ©e. Mme Smith va ouvrir, mais il nây a personne. Elle en arrive Ă cette conclusion paradoxale : « LâexpĂ©rience nous apprend que lorsquâon entend sonner Ă la porte, câest quâil nây a jamais personne ». Cette affirmation dĂ©clenche une vive polĂ©mique. Un quatriĂšme coup de sonnette retentit. M. Smith va ouvrir. ParaĂźt cette fois le capitaine des pompiers.
Les deux couples questionnent le capitaine des pompiers pour tenter de percer le mystÚre des coups de sonnette. Mais cette énigme paraßt insoluble. Le capitaine des pompiers se plaint alors des incendies qui se font de plus en plus rares. Puis il se met à raconter des anecdotes incohérentes que les deux couples accueillent avec des commentaires étranges.
RĂ©apparaĂźt alors Mary, la bonne, qui souhaite, elle aussi raconter une anecdote. Les Smith se montrent indignĂ©s de lâattitude de leur servante. On apprend alors que la bonne et le pompier sont dâanciens amants. Mary souhaite Ă tout prix rĂ©citer un poĂšme en lâhonneur du capitaine. Sur lâinsistance des Martin on lui laisse la parole, mais on la pousse hors de la piĂšce pendant le rĂ©cit. Le pompier prend alors congĂ© en invoquant un incendie qui est prĂ©vu « dans trois quarts dâheure et seize minutes exactement ». Avant de sortir il demande des nouvelles de la cantatrice chauve. Les invitĂ©s ont un silence gĂȘnĂ© puis Mme Smith rĂ©pond : « Elle se coiffe toujours de la mĂȘme façon ».
Les Smith et les Martin reprennent leur place et Ă©changent une sĂ©rie de phrases dĂ©pourvues de toute logique. Puis les phrases se font de plus en plus brĂšves au point de devenir une suite de mots puis dâonomatopĂ©es. La situation devient Ă©lectrique. Ils finissent tous par rĂ©pĂ©ter la mĂȘme phrase, de plus en plus vite : « Câest pas par lĂ , câest par ici ! »
Ils quittent alors la scĂšne, en hurlant dans lâobscuritĂ©.
La lumiÚre revient. M. et Mme Martin sont assis à la place des Smith. Ils reprennent les répliques de la premiÚre scÚne. La piÚce semble recommencer, comme si les personnages, et plus généralement les individus étaient interchangeables. Puis le rideau se ferme lentement.
N.B. : Lors des premiÚres représentations, le recommencement final s'effectuait avec les Smith, l'auteur n'ayant eu l'idée de substituer les Martin aux Smith qu'à la centiÚme représentation.
Commentaire
M. et Mme Smith ont invitĂ© Ă dĂźner M. et Mme Martin. Surviennent la bonne et le capitaine des pompiers. Chacun rivalise dâabsurditĂ©. Les propos sâenchaĂźnent. Ă la fin, les deux couples, retombĂ©s en enfance, se disputent en prononçant des sons incomprĂ©hensibles. VoilĂ , dit Ionesco du « thĂ©Ăątre abstrait. Drame pur. Anti-thĂ©matique, anti-idĂ©ologique, anti-rĂ©aliste-socialiste, anti-philosophique, anti-psychologie de boulevard-anti-bourgeois, redĂ©couverte dâun nouveau thĂ©Ăątre libre ». Câest donc en effet une « anti-piĂšce », sâopposant Ă toutes les traditions dramatiques rĂ©pertoriĂ©es.
Ionesco a lui-mĂȘme rĂ©vĂ©lĂ© la source premiĂšre de son texte : câest la mĂ©thode Assimil dâanglais, dont les dialogues didactiques, mais dĂ©cousus, lui ont paru tout Ă fait propres Ă illustrer le vide des conversations ordinaires. Et de fait, cette origine se retrouve dans le texte. Les motifs de la vie quotidienne, la nourriture, la maison, lâheure, les liens de parentĂ©, lâinsistance grammaticale sur les nĂ©gations, les comparatifs et les superlatifs, les expressions idiomatiques, les faits de langue et de civilisation, retravaillĂ©s bien sĂ»r par le dramaturge, rappellent effectivement le manuel dâapprentissage linguistique.
Il serait vain de caractĂ©riser des personnages dĂ©pourvus de toute psychologie, aux noms banalement significatifs, M. et Mme Smith, M. et Mme Martin. Ces derniers sont Ă ce point vides dâintĂ©rĂȘt, quâils en ont mĂȘme oubliĂ© quâils se connaissent Ă©videmment. La bonne sâappelle Mary, se prend pour Sherlock Holmes, et rĂ©cite le poĂšme le plus nul que lâAngleterre ait jamais ouĂŻ Ă ce jour. Le capitaine des pompiers qui « a, bien entendu, un Ă©norme casque qui brille et un uniforme », est Ă la recherche de quelque petit feu Ă Ă©teindre.
Le langage dramatique hilarant de la piĂšce hĂ©site entre tautologie et contradiction, avec cette famille Watson dont tous les membres sâappellent Bobby, la pendule qui « indique toujours le contraire de lâheure quâil est », ces personnages qui rivalisent de raisonnements dialectiques et logomachiques pour dĂ©terminer si « lorsquâon sonne Ă la porte il y a quelquâun ou non ». Au fait, pourquoi ce titre qui, hormis une rĂ©plique hors de propos, nâa aucun rapport avec la piĂšce ? PrĂ©cisĂ©ment parce quâil nâa aucun rapport avec la piĂšce. Il vient du lapsus dâun comĂ©dien pendant une rĂ©pĂ©tition, quâIonesco a trouvĂ© absurde, donc justifiĂ© !
La Cantatrice chauve
EugÚne Ionesco écrit: « Il me semble parfois que je me suis mis à écrire du théùtre parce que je le détestais. »
Pendant deux décénies, Ionesco nourrit une réelle méfiance envers le théùtre, considéré genre fondamentalement faux. Il lui déteste le conventionnalisme, la grossiÚreté des effets dramatiques.
Explication pour la genĂšse de La Cantatrice chauve: Voulant apprendre lâanglais dans un manuel de conversation franco-anglaise, Ionesco sâaperçoit que les phrases destinĂ©es au nĂ©ophyte, prises en elles-mĂȘmes et pour elles-mĂȘmes, et non comme un simple moyen dâacquĂ©rir des structures langagiĂšres, expriment une pensĂ©e « aussi stupĂ©fiante quâindiscutablement vraie » sur le plan universel, comme: « Le plancher est en bas, le plafond en haut. »
Alors, Ionesco en dit: « Câest alors que jâeus une illumination. Il ne sâagissait plus pour moi de parfaire ma connaissance de la langue anglaise. Mâattacher Ă enrichir mon vocabulaire anglais, apprendre des mots, pour traduire en une autre langue ce que je pouvais aussi bien dire en français, sans tenir compte du « contenu » de ces mots, de ce quâils rĂ©vĂ©laient, câeĂ»t Ă©tĂ© tomber dans le pĂ©chĂ© de formalisme quâaujourdâhui les maĂźtres de pensĂ©e condamnent avec juste raison. Mon ambition Ă©tait devenue plus grande: communiquer Ă mes contemporains les vĂ©ritĂ©s essentielles dont mâavait fait prendre conscience le manuel de conversation franco-anglaise. Dâautre part, les dialogues des Smith, des Martin, des Smith et des Martin, câĂ©tait proprement du thĂ©Ăątre, le thĂ©Ăątre Ă©tant dialogue. CâĂ©tait donc une piĂšce de thĂ©Ăątre quâil me fallait faire. JâĂ©crivis ainsi La Cantatrice chauve, qui est donc une Ćuvre thĂ©Ăątrale spĂ©cifiquement didactique. » (N.C.N., p. 249-250)
Si les « vĂ©ritĂ©s » profĂ©rĂ©es par les personnages sont creuses, elles dĂ©voilent la vĂ©ritable nature du langage.Â
Ionesco est hantĂ© par le sentiment de lâĂ©trangetĂ© du monde, manifeste surtout dans la banalitĂ© quotidienne.
La vacuité de la parole.
La lecture des piĂšces ionesciennes est la manifestation exemplairement bouffonne dâune tragĂ©die du langage.
Sur les « influences » souffertes par Ionescu: « La grande erreur de la littĂ©rature comparĂ©e â du moins telle quâelle Ă©tait il y a vingt ans â Ă©tait de penser que les influences sont conscientes et mĂȘme de penser que les influences existent. Or, trĂšs souvent les influences nâexistent pas. Les choses simplement sont lĂ . Nous sommes plusieurs Ă rĂ©agir dâune mĂȘme façon. Nous sommes Ă la foix libres et dĂ©terminĂ©s. » (E.C.B., p. 57-58)
Le titre de la piĂšce est dĂ» au hasard: un acteur, qui jouait le rĂŽle du pompier, eut un lapsus linguae au cours des derniĂšres rĂ©pĂ©titions: au lieu de dire âinstitutrice blondeâ, il prononça: âcantatrice chauveâ.
Le titre se dĂ©marque de beaucoup dâautres puisquâil ne dĂ©signe ni un personnage principal, ni un sujet. Câest un anti-titre. Le burlesque et lâinsolite sont les premiers perceptibles.
Lâauteur rĂ©cuse lâinfluence de modĂšles dramatiques (Vitrac, Labiche ou Feydeau).
Anti-piÚce, parodie, métapiÚce.
Lâauteur se propose de montrer le fonctionnement Ă vide du mĂ©canisme du thĂ©Ăątre
La Cantatrice chauve offre le piquant dâune piĂšce faite sous les apparences trompeuses dâune bouffonnerie anarchique.
Les personnages et le langage se désarticulent dans le bruit et dans la fureur, se brisent en «mille morceaux ».
Le fait que les Martin reprennent le rĂŽle initial des Smith (Ă la fin de la piĂšce) montre le nĂ©ant des personnages, puisquâils sont interchangeables.
La piĂšce recommence Ă lâinfini (dâoĂč une certaine circularitĂ©).
Rien nâest rĂ©solu parce quâil nây avait rien Ă rĂ©soudre. Le langage nâa pas de fin.
La force agissante de la piĂšce est la machine langagiĂšre.Â
Le dĂ©nouement classique est exclu, soit parce quâil nây a rien Ă dĂ©nouer, soit parce que le nĆud est inextricable. Selon Ionesco, lâidĂ©e de finir une piĂšce de thĂ©Ăątre nâest justifiĂ©e que par le fait que les spectateurs doivent aller se coucher.
Dans La Cantatrice chauve, les derniĂšres rĂ©pliques rĂ©joignent les premiĂšres pour dessiner un cercle, la facticitĂ© de toute fin est Ă la fois soulignĂ©e et dĂ©jouĂ©e. La structure circulaire conjugue lâimpossibilitĂ© dâune fin et la nĂ©cessitĂ© de terminer la reprĂ©sentation, en rendant sensible lâabsence de dĂ©nouement.
Le caractĂšre interchangeable des personnages.
Ces trouvailles ont une violence burlesque, un aspect provocateur, une facture dadaĂŻste.
La frontiĂšre entre la scĂšne et le public est abolie.
Ionesco a le goût des fins apocalyptiques.
La forme générale de La Cantatrice chauve est signe du vide, de la mort tragique des mots.
Le thÚme du feu synthétise les multiples signes de désintégration disséminés dans la piÚce.
La solitude et lâĂ©trangetĂ© radicale de lâindividu sont montrĂ©es dans les piĂšces de Ionesco par le couple et Ă lâintĂ©rieur du couple.
Les personnages semblent possĂ©dĂ©s par la rage de raisonner. En rĂ©alitĂ©, la logique nâest quâun moyen dâavoir barre sur lâautre, lâoccasion dâun conflit qui permet aux personnages dâaccĂ©der Ă un mode dĂ©risoire dâexistence et en mĂȘme temps de dynamiser lâaction thĂ©Ăątrale. LâagressivitĂ© est Ă la source de ce prurit de raisonnements.
A personnages dĂ©risoires, Ă©vĂ©nements infimes. PrivĂ©s dâeffets, les Ă©vĂ©nements sont donc des non-Ă©vĂ©nements, ce qui nâest guĂšre surprenant dans une « anti-piĂšce ».
Les personnages apprivoisent le vaste monde en nâen retenant que ce quâon en connaĂźt dĂ©jĂ .
La vĂ©ritable action de la piĂšce est lâagonie du langage.
Dans La Cantatrice chauve, une logique pervertie singe notre logique. Lâantilogique des personnages met en Ă©vidence, Ă travers leur subversion, les ressorts essentiels de la logique.
La logique traditionnelle, sous la diversitĂ© des types de raisonnement, repose sur trois grands principes: dâidentitĂ©, de contradiction, du tiers exclu.
Le principe dâidentitĂ© postule quâun jugement vrai reste toujours vrai.
Le principe de contradiction implique que deux idĂ©es contradictoires ne puissent ĂȘtre vraies ensembles.
Le principe du tiers exclu â utilisĂ© en mathĂ©matiques dans le raisonnement par absurde â Ă©tablit que dans une alternative deux idĂ©es contradictoires ne peuvent ĂȘtre fausses ensemble. Entre deux propositions contradictoires il nây a pas de milieu.
Or, dans La Cantatrice chauve les personnages prennent dâĂ©tranges libertĂ©s avec les principes Ă©lĂ©mentaires de la pensĂ©e rationnelle. Ils sont capables dâaccumuler en quelques rĂ©pliques un nombre impressionnant dâentorses aux principes logiques, avec la plus tranquille assurance.
Contamination de la pensée par des idées reçues prises pour des évidences, sophismes, analogies aventureuses, inductions abusives, sans oublier la tautologie.
Les personnages offrent un panorama caricatural des incertitudes de la Raison.
Non contents de raisonner Ă tort et Ă travers, et en gĂ©nĂ©ral de travers, les Smith et les Martin, Ă lâoccasion des mystĂ©rieux coups de sonnette, abordent des questions fondamentales: la causalitĂ© et lâarticulation de la thĂ©orie et de la pratique.
LâabsurditĂ© de la « pensĂ©e » des personnages revĂȘt essentiellement deux formes. Dâune part, ils prononcent des jugements qui sont en dĂ©saccord flagrant avec les normes de la rĂ©alitĂ©. On est lĂ dans le non-sens pur, au-delĂ de la vĂ©ritĂ© et de lâerreur, puisque dans un monde autre oĂč lâon nâest pas choquĂ© de parler ou dâentendre parler de « cadavre vivant ». Dâautre part, le cartĂ©siannisme des personnages ne mĂšne pas seulement Ă lâerreur, mais au non-sens.
Rupture du lien qui unit signifiĂ© et signifiant. Ce qui vise Ionesco, câest le cĆur mĂȘme du langage: il ne sâagit pas pour lui de discrĂ©diter des utilisateurs maladroits de la langue ni de se livrer Ă des variations amusantes fondĂ©es sur le lien arbitraire qui relie signifiants et signifiĂ©s. Dans une optique qui rappelle celle des dadaĂŻstes, il met le langage Ă mal par toutes sortes de procĂ©dĂ©s facteurs de non-sens.
LâenchaĂźnement de termes par association mĂ©canique est le procĂ©dĂ© le plus constant et aussi le plus destructeur. Le langage collectif a dĂ©posĂ© chez les personnages un stock de lieux communs qui sont Ă©changĂ©s dans le dialogue suivant des lois dâattractions. LâenchaĂźnement est le signe de la dĂ©sintĂ©gration du sens.
Reposant sur un univers qui dĂ©ment notre expĂ©rience, sur des raisonnements dont la raideur accentue le fossĂ© entre raison et incohĂ©rence, le non-sens est donc alimentĂ© par les mĂ©canismes dâun langage libĂ©rĂ© de plus en plus du devoir de transmettre des significations.
Le grossissement nâa pas Ă©tĂ© seulement pour Ionesco le procĂ©dĂ© thĂ©Ăątral par essence, mais aussi le moyen de nous montrer une image irrĂ©cusable de la folie de notre langage.
La Leçon
La source, selon Ionesco, est le manuel dâarithmĂ©tique de sa fille.
Dâautre part, Ionesco a une expĂ©rience de lâĂ©cole qui a influĂ© sur son imagination. Il a connu aussi le point de vue adverse, parce quâil a donnĂ© des cours particuliers de français Ă Bucarest.
Ionesco rĂ©cuse la lĂ©gitimitĂ© de la recherche des souvenirs littĂ©raires dans son Ćuvre, parce que sa culture thĂ©Ăątrale est postĂ©rieure Ă ses premiĂšres piĂšces.
Les analogies que lâon peut repĂ©rer entre La Leçon et certaines Ćuvres de Vitrac, Jarry ou Tardieu doivent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme des coĂŻncidences; elles sont dâailleurs mineures. La seule vraie source de cette deuxiĂšme piĂšce de Ionesco est dans lâangoisse de son auteur.
Le titre paraĂźt renvoyer Ă un contenu traditionnel. Lâarticle dĂ©fini du titre implique quâune loi gĂ©nĂ©rale doit ĂȘtre dĂ©gagĂ©e du spectacle.
Le titre conventionnel est compensĂ© par un sous-titre compensateur: « drame comique ». Câest un oxymore, qui signale quâon a affaire, sinon Ă une anti-piĂšce, du moins Ă une parodie.
Nous nâavons pas un personnage sympathique, Ă qui nous nous identifierons pour haĂŻr ses ennemis: superficielle et sotte, lâĂ©lĂšve nâest pas une victime attendrissante.
Dans cette piĂšce, Ionesco ne soutient aucun personnage mais prĂ©sente les piĂšges dâune situation: les dĂ©sirs et les impulsions du professeur appartiennent autant Ă la condition humaine que la frivolitĂ©, lâincomprĂ©hension ou la passivitĂ© de lâĂ©lĂšve. La Leçon nous enseigne quâun monstre gĂźt en nous, quâune situation suffit Ă rendre actif.
A travers une intrigue irrĂ©aliste, Ionesco a signalĂ© la difficultĂ©, voire lâimpossibilitĂ© de donner ou de recevoir efficacement des leçons.
Cette piĂšce nâest pas divisĂ©e en scĂšnes, comme La Cantatrice chauve.
La position des personnages est clairement Ă©tablie, nous ne savons rien de plus Ă part leur positions, pas mĂȘme leur nom.
Le mouvement de la piĂšce est celui dâune spirale: on repasse certes par des Ă©tapes similaires mais le degrĂ© dâintensitĂ© a augmentĂ©. Le professeur se mĂ©tamorphose en fou sadique.
La grande surprise de la scĂšne se trouve dans la rĂ©vĂ©lation faite par Marie: nous avons assitĂ© Ă la quarantiĂšme leçon de la journĂ©e. Toutes ont eu le mĂȘme dĂ©nouement et cela se reproduit quotidiennement depuis vingt ans. LâĂ©lĂšve nâest pas une personne mais un numĂ©ro dans une sĂ©rie, elle nâa mĂȘme plus le peu dâĂ©paisseur psychologique quâon aurait pu lui prĂȘter. Mais son bourreau, qui additionne si mĂ©caniquement ses meurtres, est lui aussi un instrument du destin, un « tueur sans gages », sorte de Sisyphe condamnĂ© Ă rĂ©pĂ©ter indĂ©finiment un programme (mental et scolaire), livrĂ© Ă ses pulsions destructrices. Le mouvement perpĂ©tuellement circulaire de la piĂšce renvoie Ă la catĂ©gorie funĂšbre de la rĂ©pĂ©tition.
La piĂšce est aussi une satire du pouvoir. La Leçon sâefforce de saper les fondements de tout pouvoir au travers de lâun dâentre eux, celui dâun professeur sur son Ă©lĂšve. Ce nâest pas tel ou tel professeur qui nous est prĂ©sentĂ©, mais lâincarnation dâune abstraction, un simple rĂŽle.
De mĂȘme que les Smith et les Martin de La Cantatrice chauve sont des stĂ©rĂ©otypes qui reprĂ©sentent les idĂ©es reçues des Français sur les petits-bourgeois anglais, de mĂȘme le professeur de La Leçon concentre en lui de nombreux traits caricaturaux qui hantent lâimaginaire des Français de lâĂ©poque.
Certaines indications (surtout la calotte) renvoient Ă un curĂ©. Dâune façon trĂšs cocasse, Ionesco semble rĂ©unir dans la mĂȘme caricature les frĂšres ennemis de lâĂ©ducation sous la IIIe RĂ©publique: lâinstituteur et le curĂ©.
Il existe une dĂ©valorisation physique de lâinstituteur.
Ionesco sâest amusĂ© dans La Leçon Ă dĂ©valoriser systĂ©matiquement le systĂšme universitaire. Lâinstituteur parle de son « diplĂŽme supratotal ».
La caricature des enseignants sâachĂšve par un relevĂ© presque complet des tics ou manies que des gĂ©nĂ©rations dâĂ©lĂšves ont su repĂ©rer.
Ionesco signale le tyran qui sommeille en tout Ă©ducateur. Le meurtre devient lâaboutissement bouffon de la fureur dâun pĂ©dagogue qui ne parvient pas Ă ses fins.
Le thĂšme du professeur amoureux est presque un mythe littĂ©raire (prĂ©sent chez Gide et Rousseau, ou Sorel et Marivaux, par exemple).Â
Ionesco rĂ©unit le tragique et le comique par le biais dâun grossissement Ă©norme: le professeur nâa aucun sentiment, il nâa que des dĂ©sirs physiques. Incapable de rĂ©sister Ă ses pulsions, il passe Ă lâacte, non seulement avec une Ă©lĂšve mais avec quarante, le tout quotidiennement et depuis vingt ans.
Ionesco considÚre généralement la sexualité comme dégradante.
Tout se passe comme si le dĂ©nouement, malgrĂ© sa monstruositĂ©, Ă©tait absolument logique: lâĂ©lĂšve sâest montrĂ©e rebelle au savoir, elle est tuĂ©e. Que ce meurtre ait aussi servi des dĂ©sirs personnels est refoulĂ© dans lâinconscient du professeur. Pourtant, la piĂšce suggĂšre que la colĂšre professionnelle nâest quâun prĂ©texte face au motif fondamental: le dĂ©sir, apparu bien avant que lâĂ©lĂšve nâait montrĂ© sa sottise.
La victime est hypnotisée.
Par le grotesque monstrueux du viol dâune jeune fille par un prĂ©cepteur libidineux, Ionesco dĂ©nonce les arriĂšre-pensĂ©es perverses de tout pouvoir: on ne commande jamais pour le bien commun mais pour le sien propre.