91
Au second tournant de la route, un coin du golfe apparut, etalant ses eaux bleues dans la lumiere matinale. Au loin les montagnes, encore couvertes do ncige, resplendissaient comme des marbres. Rien n'etait change de cet eter-nel paysage, et Rafael le contemplait avec la meme paix et le meme senti-ment de delivrance qu'au soir de son premier depart. II allait s'arreter en haut de la montee, chez le cabaretier de la Colonne. Les etapes se succederaient dans leur ordre invariable; et, la-bas, a travers les sablcs, les memes etoiles infaillibles se leveraient a leur place accoutumeo pour guidcr les pas errants des hommes.262
Bertrand evite de donner les dates completes des evenements racon-tes dans Le Sang des Races, ainsi son roman ressemble-t-il a une epopee plutót qu'a un roman historique. Par contrę il prete attention aux moments de la joumee ou bien aux saisons de l'annee qui demeurent en accord avec 1'etat emotionnel de ses heros ou meme ils revelent, en tant qu'elements de l'espace, ce fameux paysage mental. La nuit facilite donc toutes sortes de rencontres, c'est aussi dans son obscurite qu'on peut se battre sans retenue :
La nuit etait tout a fait venue, une nuit torride et voilee de brume, [...] Ramon, inquiet, sondait les tćnebres du regard. Tout a coup il tendit la main vers 1'angle des batiments (...) : - Tiens! je parie qu'il est l&, (...) ce grand lachę!... On distingua en efifet des ombres qui disparurent tres vite dans la direction du cimetiere juif.263
C'est aussi la nuit qui recele toutes sortes de mysteres lies a son silence presque insolite, c'est a ce moment de la joumee que les rites d'ini-tiation s'accomplissent:
Des une heure du matin, Ramon ćtait debout [...]. Puis on partait pour les carrieres. Rafael conduisait; et de s'enfoncer ainsi dans la nuit, de cheminer par les rues desertes et les routes silencieuses, avait pour lui tout le mystere dune mitiation.
L'aube n'est pas seulement 1'instant ou se renouvellent les forces hu-maines, c'est aussi le moment ou 1'espace est soumis a la plus belle lumićre du jour, elle fait decouvrir ce qui est splendide :
L'aube montait alors. Soudain (...) la ville tout entiere s'epanouissait dans la darte. Cetait pour Rafael un moment unique. Son sang coulait plus vif, ses membres s'allegeaient dans 1'allegresse de 1'heure. Apres les fatigues de la nuit, il renaissait avec 1'aurore.265
262 L. Bertrand, Le Sang des Races, op. cit., pp. 343-344.
263 Ibid., p. 13.
264 Ibid., p. 30.
2" Ibid., p. 32.