Bruni L , De interpretatione recta, trad C Le Blanc, 2008

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D e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

D e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

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L

eonardo

B

runi

D e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

D e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

Traduction, introduction et notes de Charles Le Blanc

Les Presses de l’Université d’Ottawa

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© Presses de l’Université d’Ottawa, 2008.
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et arChives Canada

Bruni, Leonardo, 1369-1444

de interpretatione recta / Leonardo Bruni ; traduction,

introduction et notes par Charles Le Blanc.

(Collection regards sur la traduction, issn 1480-7734)

texte en latin et traduction française en regard.

isBn 978-2-7603-3037-5

1. traduction. 2. traduction littéraire. 3. aristote –

traductions latines. 4. platon – traductions latines.

5. Bruni, Leonardo, 1369-1444. i. Le Blanc, Charles,

1965- ii. titre. iii. Collection.

p306.B7814 2008 418’.02 C2008-902970-4

542, ave King Edward

Ottawa, Ontario K1N 6N5

www.uopress.uottawa.ca

Les Presses de l’Université d’Ottawa reconnaissent avec
gratitude l’appui accordé à son programme d’édition par
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le Conseil des Arts du Canada, la Fédération canadienne des
sciences humaines en vertu de son Programme d’aide à l’édition
savante, le Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada et l’Université d’Ottawa.

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taBLe des matières

Introduction de Charles Le Blanc ...................... 1

Chronologie ...................................................... 21

De interpretatio recta ........................................ 24

-

-

-

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

1

i. humanisme et traduCtion

Quantum opus sit

1

– Ne dire que ce qu’il faut. Il y a

fort à parier que si les auteurs s’en tenaient à cette
maxime, le travail du traducteur se trouverait dégrevé
de cette taxe qu’il doit payer à la vérité du texte. C’est
parce que la littérature est un art, que la traduction
ne peut se limiter, elle, à n’être qu’un office ; c’est
parce que l’art ajoute au monde ce qui ne s’y trouve
pas naturellement, que la traduction ne peut se borner
à l’application d’une méthode, comme si le plus beau
fruit de l’imagination et de l’esprit devait être, quand
on le tourne dans un autre idiome, celui de la techni-
que et des prescriptions méthodologiques.

Littérature et traduction vont de paire. Les œuvres

de la peinture, de la musique, de la sculpture n’ont
besoin d’aucun intermédiaire pour qu’on les goûte
universellement. Les Belles-lettres, toutefois, doivent
avoir recours à un passeur pour atteindre l’universa-
lité. Entre l’auteur et le lecteur, se glisse souvent une
figure mitoyenne, le traducteur, qui est tout à la fois
lecteur du texte original et auteur du texte traduit. Ce
que nous donne toute traduction, fût-elle excellente,
n’est jamais que la lecture de l’original faite par le
traducteur. Cela n’est pas sans conséquence, car
l’original et sa traduction sont qualitativement diffé-
rents ; le premier naît de l’écriture – avec tout ce que
la culture de l’écrit comporte de libertés – alors que
la seconde vient de la lecture – avec tout ce que l’acte
de lire présume de culture, de dispositions sentimen-
tales, de mémoire, de réciprocité aussi

2

. Comme le

notait George Steiner, bien lire « c’est s’embarquer
dans un échange total

3

». Le traducteur qui, en regard

de l’original, est un lecteur, participe de cet élan de
réciprocité face au texte. Sa traduction est tout autant
restitution d’un sens, qu’intervention personnelle sur
ce sens. En résumé, on peut suggérer que l’œuvre d’un
auteur est un monologue, un ensemble de réflexions
et d’impulsions créatrices, qui viennent de l’écriture,
tandis que l’œuvre du traducteur, elle, est le résultat
d’un dialogue – entre l’auteur et le traducteur – fils de
la lecture

4

. À cet égard, l’authenticité dont une traduc-

tion pourrait se réclamer n’est jamais que de la fausse

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2

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

représentation, dans la mesure où la traduction opère
ce changement qualitatif entre l’écriture et la lecture,
entre le monologue et le dialogue. Ce qu’a entre les
mains le lecteur d’une traduction n’est jamais un origi-
nal, ou un autrement de l’original ; ce qu’il tient entre
les mains ce sont les marginalia d’un bon lecteur sur
les pages de l’auteur, une lecture de l’œuvre, et non
pas l’œuvre, un peu comme le Hölderlin de Heidegger
a peu à voir avec le fou de Tübingen.

Cela étant, on comprendra mieux que le regain

d’intérêt pour la traduction soit apparu à une époque
de renouveau de la lecture. Il semble d’ailleurs que
ce renouveau compose l’un des sens profonds de ce
que l’on appelle la Renaissance. Si l’origine religieuse
du mot « renaissance » est aujourd’hui communément
admise, à travers les Épîtres de Paul et l’Évangile de
Jean

5

, il faut imaginer que ce qui renaît premièrement

dans la Renaissance, c’est d’abord l’homme, un homme
nouveau régénéré par l’esprit, par un esprit formé par
les livres. Le retour aux auteurs de l’Antiquité – qui
furent d’ailleurs présent à travers tout le Moyen Age –
témoigne moins d’une redécouverte de ces auteurs que
d’une façon nouvelle de les lire
: il ne s’agissait plus
de les lire dans leur altérité, dans tout ce qu’ils pou-
vaient témoigner de radicalement différent, mais dans
ce qu’ils étaient en eux-mêmes. Ce qui distingue les
études antiques humanistes des études médiévales, est
que les humanistes entendaient étudier les Anciens
pour ce qu’ils étaient historiquement en soi, sans le
secours des interprétations religieuses ou des interdits
doctrinaires de la foi

6

.

Le secret des humanistes de la Renaissance est

d’avoir su reconnaître parmi les auteurs anciens des
hommes comme eux, qui partageaient la même huma-
nité
. En un sens, on assiste à la victoire de l’agapê,
si celle-ci est le lien qui permet à la diversité de se
reconnaître comme formant une même communauté
d’esprit. La renaissance de l’Antiquité est, mutatis
mutandis
, une reconnaissance : celle que l’humanité
forme une même société, par-delà l’espace, le temps
et la diversité des croyances. La volonté de plusieurs
humanistes italiens de renouveler la vie spirituelle
et morale de l’homme à travers le retour à la philo-

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

3

sophie grecque, songeons ici à l’Académie florentine,
ou de montrer comment les auteurs anciens sont, en
substance, d’accord entre eux, comme le firent Basilio
Bessarione et Leonardo Bruni, participe de cette recon-
naissance de l’universalité de l’humanité qui marque,
à la Renaissance, l’indéniable succès de l’agapê.

Ce vaste mouvement de « retour au principe ori-

ginal », d’une recherche de l’origine « humaine »
du monde, avec tout ce que ce retour peut devoir au
néoplatonisme, est favorisé par une pratique de la lec-
ture où l’érudition du lecteur est l’application d’une
technique
(connaissance du latin et du grec, connais-
sance circonstanciée de la civilisation antique, de
la littérature classique, etc.) plutôt que celle d’une
doctrine
, ou d’une vision idéologique (chrétienne) du
passé. L’humaniste est attentif à la réalité historique
des choses, dans la mesure où celle-ci est la garante
d’une vérité éternelle qui a trouvé son expression la
plus parfaite et harmonieuse dans l’Antiquité. Ainsi,
tout travail philologique n’entend pas seulement assu-
rer une méthode d’approche des textes anciens, mais
établir concrètement des critères objectifs de la vérité
historique. L’intérêt humaniste de l’étude de l’Antiquité
repose sur la certitude d’une humanité commune entre
les Anciens et la modernité, reconnaissance qui est,
justement, agapê.

Sous cet angle, la traduction, qui est liée à la litté-

rature, et dont le rôle est fondamental dans une civili-
sation où la transmission de la culture transige par le
patrimoine écrit, assume une importance considérable
dès le début du quinzième siècle, tout particulière-
ment à Florence, alors centre de l’humanisme renais-
sant. Avec la philologie, la traduction devait participer
à l’élaboration de cette vérité historique du monde
antique que l’humanisme cherchait à établir. Il était
donc normal, au tout début de la construction d’une
philosophie humaniste, que l’on se penchât, comme
le fit Leonardo Bruni, sur l’art de traduire les textes
anciens

7

.

Cela était d’autant plus pressant que l’humanisme

ne se caractérisait ni par une école, ni par une doc-
trine, mais bien plutôt par des textes

8

. Il n’y avait

donc pas, au départ, une philosophie de l’humanisme,

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4

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

mais uniquement un ensemble de penseurs qui se
rejoignaient à travers le partage d’une communauté
de valeurs exprimées par des textes

9

. Cette place

centrale du texte dans la culture humaniste – et de
ce qui accompagne le texte, à savoir la pratique de
l’écriture et celle de la lecture – s’inscrivait dans cette
volonté bien marquée de comprendre le texte d’abord
dans sa forme authentique et dans sa réalité histori-
que effective. Contrairement au monde médiéval, il ne
s’agissait pas d’assimiler l’Antiquité à des catégories
qui lui étaient étrangères, comme on peut le voir, par
exemple, dans la lecture chrétienne de l’Antiquité
ou l’emploi du corpus aristotélicien par la théologie
catholique

10

. En conséquence, on peut affirmer qu’il

y a un continuum entre le changement d’esprit mani-
festé par les humanistes à l’égard de l’Antiquité et de
ses textes, et la nécessité de circonduire des critères
philologiques précis dans l’établissement des manus-
crits, en particulier dans l’élaboration de règles pour
la conduite des traductions. Du reste, la « redécou-
verte » des textes anciens, due en partie à la com-
pétence de plusieurs humanistes à lire le grec – et
donc d’établir une relation directe avec les auteurs
sans transiger par le prisme des lectures des traduc-
teurs – en partie à d’authentiques legs textuels d’éru-
dits byzantins

11

, porte en elle-même la conviction qu’il

convient de restaurer la culture antique altérée par la
perte des ouvrages anciens et les contrefaçons de tra-
ducteurs ignorants. Mais surtout, l’art philologique,
au sein duquel s’inscrit la traduction, participe de ce
travail de récupération de la culture et, en un sens,
de réappropriation de l’humanité même de l’homme.
C’est probablement là l’un des sens sacrés de l’huma-
nisme que d’assurer, par la fréquentation des auteurs
et la pratique de la lecture, que l’être humain retrouve
le vrai visage de l’homme. La traduction, et avec elle
le discours sur la traduction qui, par le biais de la phi-
lologie, assure la vérité du texte traduit, se veut une
pratique qui assure la réappropriation véritable de soi
à travers le texte

12

. On trouve ainsi dans l’exercice

humaniste de la traduction un motif socratique, un
« connais-toi toi-même » de la culture, une connais-
sance de soi qui transige d’abord par la connaissance

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

5

d’autrui. Que l’altérité représente une condition de la
connaissance de soi apparaît, à tout prendre, comme
l’élément central de l’humanisme. En son cœur se
trouve le livre, l’écriture et la lecture, et ce qui vient
avec la pratique textuelle : la critique et la traduction.
Plus que jamais vaut pour la Renaissance l’idée que
l’homme est un bibliomane, c’est-à-dire un homme qui
est composé de livres, à la manière du Bibliothécaire
d’Arcimboldo. Dans cette toile singulière du peintre
italien, dont l’œuvre était l’un des caprices des sur-
réalistes, le personnage – le bibliothécaire justement –
est fait de livres : in-folio, in-quarto, dont on aime à
imaginer qu’ils sont des incunables, des éditions prin-
ceps ouvragées, de précieux traités magnifiquement
enluminés. L’ensemble de ces livres forme un portrait,
compose un individu, un érudit : le Bibliothécaire. Cette
toile est une sorte d’icône de l’humanisme, puisqu’elle
indique que l’homme est, comme le Bibliothécaire,
construit par des livres, édifié par ses lectures. Le
livre lu, médité et marquant, en vient toujours à faire
partie de soi, un peu comme une pierre contribue à
l’érection d’un château. Connaître un humaniste, c’est
être au fait des ouvrages dont il est composé, la lecture
servant ici comme d’un mortier entre les différentes
pièces. Aussi, pour se connaître lui-même, un homme
pourrait analyser les livres qui le forment. La critique
littéraire remplace ici avantageusement la psychana-
lyse. Partant, tout ce qui contribue au sens du livre –
et nul doute que la traduction fait partie intégrante
du sens d’une œuvre traduite – mérite une attention
particulière et commande une approche systématique.
Le traité De interpretatione recta de Leonardo Bruni
répond de façon pratique à cette approche qui unit le
souci de vérité historique – essentiel au sens global
d’une œuvre – à la précision philologique

13

.

A cet égard, par le soin accordé à l’histoire et à la

rigueur linguistique, on peut authentiquement considé-
rer que la philologie est aux textes, ce que la perspec-
tive est à la peinture. Dans un tableau en perspective,
afin d’en goûter tous les charmes, il faut que l’obser-
vateur se place à un endroit précis, qui était celui
qu’occupait idéalement le peintre. A cet endroit exact,
le spectateur a la possibilité de situer spatialement les

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6

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

éléments et comprend, ce qui n’est pas immédiatement
observable d’un autre point de vue, que la perspective
fait partie du sens global de l’œuvre. Pareillement, la
traduction met toujours en perspective l’original et
exige que le lecteur occupe la place même qui fut celle
du traducteur et cela parce que la traduction fait par-
tie du sens global de l’œuvre traduite. Ainsi peut-il y
avoir autant de traductions que de perspectives d’une
œuvre. Surtout, quand la traduction participe au sens
de l’original, il devient impératif d’établir avec sérieux
les qualités qui doivent être celles du traducteur, les
défauts qu’il doit éviter, les connaissances qu’il doit
avoir afin que son intervention dans le sens de l’origi-
nal – inévitable dans le transfert linguistique – ne se
fasse pas au détriment de cet original. C’est là toute
l’intention philologique du traité de Bruni.

Le sens de l’histoire inhérent à la recherche philo-

logique permet de considérer les hommes et les œuvres
dans leur originalité propre. Les huma nistes compre-
naient l’histoire dans son double sens de récit, mais
aussi d’enquête, fidèles en cela à Hérodote. Tenant
compte de l’originalité des langues, des auteurs et
des contextes ayant présidé à l’élaboration de leurs
œuvres, ils prenaient d’un même souffle conscience de
leur propre originalité. Or, cette prise de conscience,
qui place nettement le soi du chercheur et l’autre du
texte favorise l’établissement d’un dialogue. Nous
retrouvons au centre de ce dialogue la traduction qui,
on l’a vu, est précisément le résultat d’un dialogue
entre un auteur et un lecteur. Ce dialogue consent
de reconnaître l’altérité d’autrui qui rend possible la
communication. En effet, quand je reconnais l’autre
comme différent de moi – et que je veux le comprendre
dans cette différence – je sors de la logique du mono-
logue

14

pour entrer dans celle de la communication.

La communication née de cet intérêt nouveau pour
l’autre s’exprime à travers l’éloquence, qui prend un
nouvel élan, la poésie, la conversation enfin, élevée en
art de la communication et dont le courtisan incarne
subtilement toutes les finesses. La philologie et, à tra-
vers elle, la traduction, est un maître d’œuvre de cette
logique. De plus, cette reconnaissance de l’altérité
suggère également celle du lien de l’homme avec la

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

7

communauté humaine, élément phare de l’humanisme,
qui explique l’intérêt renaissant envers la politique et,
en philosophie, pour les questions éthiques.

D’une manière générale lors de la Renaissance,

cette volonté de renouveau et de retour aux origines
est la renaissance de l’homme dans le monde

15

. En

effet, le rapport avec le monde est un élément consti-
tutif inaliénable de la nature humaine. L’homme est
solidaire du monde et la connaissance qu’il a de lui-
même est liée à celle du monde. L’homme se comprend
comme partie du monde. Le thème commun aux huma-
nistes, aux platoniciens et aux aristotéliciens, qu’ils
soient averroïstes ou alexandrins, est celui de l’homme
comme natura media. Elle révèle toutefois une ambi-
guïté. Bien que partie du monde, l’homme n’en est
cependant pas le jouet, car il peut le comprendre et,
surtout, agir, pour le transformer et s’en rendre maître.
Cet état d’esprit colore profondément l’humaniste et
l’aiguillonne pour connaître ce monde et le transfor-
mer. Il en est à la fois juge et partie. Cette situation
mitoyenne de l’homme déplace le thème du monologue
intérieur cher au monde médiéval

16

où semble domi-

ner l’admonition de saint Augustin

17

, vers le thème du

dialogue et de la communication. On le voit, la com-
munication et, à travers elle, ses pratiques comme la
traduction, sont au cœur du monde renaissant. Or ce
dialogue se nourrit d’autrui. L’art de la conversation,
qui a connu son essor à la Renaissance, se fonde moins
sur le fait de savoir parler, que de savoir écouter –
donc de recevoir autrui en soi.

Soucieux de savoir écouter les auteurs, la traduc-

tion pour Leonardo Bruni participe du dialogue, dans
la mesure où il convient au traducteur de recevoir le
premier auteur en soi, réception qui n’est possible que
par la culture la plus haute. On découvre ici l’un des
plus étonnants motifs de la culture humaniste : elle ne
transforme pas l’homme en soi, mais le place plutôt
dans l’état de recevoir autrui, de l’accueillir. La culture
que Bruni présuppose chez le traducteur habile pose
les bases de toute transformation, de toute réforme
intérieure ; elle doit permettre de « recevoir autrui ».
Pour ce faire, il faut d’abord parler sa langue, connaî-
tre les manières de l’hôte, développer une hospitalité

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8

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

de l’intelligence qui favorise, non le relativisme moral,
mais l’acceptation de la différence. Tous ces éléments
ne forment pas seulement le panégyrique des quali-
tés que doit posséder le traducteur, mais offrent d’un
même souffle les caractéristiques fondamentales d’une
communication véritable. On comprend mieux, en
regard, pourquoi la Renaissance délaisse le contrôle
« idéologique » de l’information – idéologie constituée
de la théologie médiévale et de l’ordonnancement de la
société féodale – pour un contrôle technique de l’infor-
mation. La Renaissance marque l’avènement d’une
époque où ce que l’on veut communiquer n’est pas le
résultat d’une organisation politique ou doctrinaire,
mais d’un agencement « scientifique », qui s’arti-
cule autour des critères de la libre recherche, de la
rigueur philologique et de la vérifiabilité des sources.
La théorie brunienne de la traduction répond à ces
critères principaux. Elle délaisse le verbo de verbo
médiéval pour établir les principes techniques per-
mettant le passage de la vérité du texte original. Bruni
s’insère harmonieusement dans ce modèle déjà évoqué
de recherche humaniste qui est une quête de l’origine
et de l’authenticité historique. Un tel désir de redé-
couverte de l’origine pour ce qu’elle était « en soi »,
impliquait impérativement le développement de la
philologie et d’une méthode essentielles à la conduite
des traductions. Lorsque Leonardo Bruni écrit que

« […] l’excellent traducteur investira toute sa
pensée, toute son âme, toute sa volonté dans
l’œuvre du premier auteur, se transformant de
quelque manière en elle, de façon à chercher à
en exprimer la structure, la position, le mouve-
ment, les couleurs et tous les traits

18

»,

il indique clairement que la traduction doit resti-
tuer « parfaitement » l’original. Les interventions
du traducteur dans le texte sont tenues pour des
erreurs, l’invi sibilité du traducteur étant le résultat
de l’appli cation des normes méthodologiques. À tra-
vers le texte traduit, c’est davantage qu’un sens qui est
rendu : c’est surtout une manière d’être, de s’exprimer
et de penser – qui devraient idéalement être celles de

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

9

l’Antiquité classique, mais qui sont trop souvent celles
du traducteur. Les prescriptions du traité De interpre-
tatione recta
de Leonardo Bruni s’inscrivent dans ce
sillon et expliquent les critiques acerbes de Bruni aux
traducteurs incapables de s’élever dans leurs versions
à la hauteur de leurs modèles. Nous touchons ici à
l’un des mythes fondateurs de la traduction, mystère
qui s’apparente à l’esprit de la Renaissance, qui est
celui du retour aux origines. Selon ce mythe, la tra-
duction serait une substitution de l’original. Or, cela
a été évoqué plus haut : une traduction est le résultat
d’un dialogue entre l’auteur et son traducteur. Dans
tout dialogue, les parties interviennent, ce qui contri-
bue à la constitution du discours lui-même, si bien
qu’une intervention du traducteur dans l’ouvrage de
l’auteur est inévitable, quelles que soient les précau-
tions prises pour la limiter. Par conséquent, les règles
de traduction visent ainsi à assurer la substitution
de la traduction à l’original

19

et à baliser le rôle du

traducteur, en créant, en quelque sorte, une situation
d’aliénation du traducteur face à l’auteur. Cette
situation d’aliénation où l’on impose l’invisibilité et,
pour ainsi dire, le silence au traducteur, maître de la
communication, forme ce que l’on a appelé ailleurs, le
complexe d’Hermès.

ii. Bruni et Le

De interpretatione recta

Bruni aurait composé le De interpretatione recta entre
1420 et 1426. Le traité s’insère d’une part dans le
débat qui avait cours entre certains humanistes ita-
liens

20

et est, d’autre part, commandé par la néces-

sité de fonder méthodologiquement une discipline
fondamentale dans le renouveau des études classi-
ques. L’importance qui est attachée à l’excellente
culture générale du traducteur s’inscrit dans le sillon
du sérieux philologique et du développement scienti-
fique de l’étude des textes anciens. À ce chapitre, on
peut voir qu’une formation humaniste est, pour Bruni,
la pierre de touche pour l’acquisition d’une méthode
adéquate de traduction, méthode qui possède de fortes
assises philologiques

21

.

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10

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Le De interpretatione recta, en tant que premier traité

moderne spécifique sur la traduction, s’insère dans la
mouvance humaniste de récupération des modèles
esthétiques, rhétoriques et juridiques de la tradition
classique. Ce travail de réappropriation de l’Antiquité
est compliqué d’emblée par la conscience de la dis-
tance temporelle
qui sépare l’homme de l’Antiquité de
l’homme de la Renaissance. Pour combler au mieux
cette distance, l’humaniste a besoin de dévelop per
des instruments et des techniques d’enquête, d’où
le développement, dès le quinzième siècle de l’art
philologique qui ne se veut pas une technè stérile
(un vade-mecum de l’approche et de la traduction des
textes anciens), mais une méthode (dans son sens éty-
mologique de « chemin »), pour combler autant que
possible cette distance et comprendre les Anciens
pour ce qu’ils étaient en eux-mêmes. La traduction
devient alors, pour paraphraser Dilthey, la façon de se
transporter, par des études grammaticales, techniques,
historiques, dans une vie culturelle différente, afin de
préserver dans la version produite l’intégrité et la spé-
cificité de l’original

22

.

La traduction dans l’occident médiéval chrétien

fonctionnait souvent au mot à mot. Les traducteurs
effectuant des thèmes – et non des versions – le lexi-
que et la syntaxe étaient parfois peu latinisants et
chargés d’impropriétés. Ce que la tradition a consacré
comme du « latin de cuisine » était en fait du « latin
de cloître », langue qui n’était pas toujours inspirée
comme il l’eût fallu. On ne considérait pas qu’il était
du devoir du traducteur de s’interroger afin de détermi-
ner pourquoi l’auteur avait exprimé tel ou tel concept,
pourquoi il les avait exprimés de telle ou telle façon.

Possédant le grec que lui avait enseigné Emmanuel

Chrisoloras, un érudit venu à Florence en 1394 dans
la mouvance des débats religieux et conciliaires, et
s’étant formé au latin grâce à la fréquentation des
meilleurs maîtres florentins, Leonardo Bruni accor-
dait, quant à lui, une grande importance à la correc-
tion du latin

23

. Cette attention particulière dénote

que la langue n’était pas pour l’Arétin qu’un simple
moyen d’expression, le véhicule du sens, mais qu’elle
se voulait aussi, surtout peut-être, une expérience de

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

11

sens. La langue, en effet, ne fait pas que permettre
l’expression des idées, mais leur confère aussi une
organisation (lexicale, syntaxique et rhétorique) qui
contribue directement à leur signification. Or puisque
la langue est ce qu’il y a de plus intime en nous –
on songera ici à Platon et au monologue intérieur de
l’âme – puisque les idées « parlent » en nous et que
nous en éprouvons constamment les effets, toute forme
de réflexion est expérience de sens. La mauvaise maî-
trise de la langue, en particulier une langue apprise,
interfère ainsi directement non seulement dans la pos-
sibilité d’exprimer les idées, mais aussi de les orga-
niser, ce qui, dans le cas de la traduction, peut se
révéler fâcheux. Il ne suffit pas, en effet, d’être latin
par les mots, encore faut-il l’être par l’esprit. Pour les
Modernes, cet esprit se cultive à la fréquentation des
meilleurs auteurs : Cicéron, Virgile, Salluste, Ovide.
Par la fréquentation de ces auteurs, par une lecture
constante des meilleures œuvres, le traducteur par-
viendra non seulement à posséder la langue latine,
mais aussi à être possédé par elle. Ce type de posses-
sion de l’esprit par la langue illustre combien elle est
tout autant expérience qu’instrument.

La traduction est une école de style, comme le mon-

tre le cas de Cicéron dont le ton s’est formé à la tra-
duction des orateurs grecs. De même, pour Bruni, la
traduction fait partie intégrante d’une formation huma-
niste – par l’acquisition et le perfectionnement du
style. Toutefois, Leonardo Bruni se détache de Cicéron
(ou encore de Quintilien) car le concept de modèles
à reprendre ou encore l’idée d’imitation

24

ne suffisent

plus à assurer la rigueur et la recherche d’authenticité
qui marque l’élan humaniste de renouveler l’Antiquité
classique dans toute sa vérité historique. On peut voir
ici comme un hiatus entre l’imitation et l’historicité,
espace que marque nettement la théorie brunienne de
la traduction.

Bruni développe une traduction qui module entre

l’esprit et la lettre : lorsque l’intérêt est accordé –
pour le passage du sens – à tout ce qui entoure un
texte, la traduction se fait « ad sententiam » ; quand
le texte parle, pour ainsi dire, de lui-même, la traduc-
tion devient « verbum de verbo ». Mais tout n’est pas

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12

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

si simple. Dans sa pratique, le traducteur doit sou-
vent se poser certaines questions : pourquoi l’auteur
a-t-il dit ce qu’il a dit ? Pourquoi l’a-t-il dit de cette
façon
? Ce type de questions exige la reconstruction de
la situation historique au sein de laquelle s’inscrit le
texte, de même que celle de la subjectivité de l’auteur.
Il s’agit bien plus que de comprendre un texte pour le
traduire : il faut aussi comprendre une époque et une
conscience
. La fin du travail du traducteur – et donc
le choix éclairé du texte à traduire – n’est pas sim-
plement celle de livrer une version acceptable d’un
grand texte. Il faut assurer également que le texte
traduit puisse jouer un rôle dans le développement
des idées et le progrès de la culture. En traduisant
Platon, par exemple, Bruni désire montrer comment
le philosophe grec peut contribuer positivement à la
doctrine chrétienne, si bien que sa traduction s’inscrit
idéologiquement dans le courant du platonisme
renaissant qui, à travers les académies et les cercles
de lecture, voulait provoquer un renouveau du catho-
licisme. Une compréhension nette des traductions de
Bruni – mais aussi dans un sens large des traductions
humanistes – est indissociable de celle de l’histoire
des idées.

De façon générale, la traduction selon Bruni doit

s’articuler autour de trois critères fondamentaux : un
critère esthétique (préservation de la beauté de l’ori-
ginal) ; un critère linguistique (écrire dans une langue
calquée sur le modèle des meilleurs auteurs) ; un
critère herméneutique (traduire les auteurs de façon
que l’on puisse croire que la traduction est l’original)

25

.

Dans la préface qu’il fit à sa traduction de l’Éthique à
Nicomaque
, Bruni s’expliquait sur le sens du travail
du traducteur. Il ne suffit pas seulement de rendre une
œuvre grecque de la meilleure façon possible en latin,
mais d’accroître, autant que faire se peut, le champ
même de la latinité
en relevant les erreurs du précé-
dent traducteur. Dans le sillon du critère herméneu-
tique, on voit que la traduction ne fait pas seulement
transmettre une œuvre, mais assure par celle-ci et à
travers celle-ci le développement d’une culture nou-
velle. Par le moyen de l’œuvre traduite, le lecteur se
découvre lui-même dans les vestes du monde antique.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

13

Dans une lettre à un ami

26

, Bruni soulignait que sa

traduction de Platon se lisait cum summa voluptate,
avec le plus grand plaisir, puisque le traducteur y était
moins attentif aux syllabes qu’au sens total de l’œuvre
de Platon
, si bien que la traduction est, en regard du
philosophe grec, sine molestia. Toujours dans cette
lettre, Bruni insistait sur la méthode qui est la sienne.
Il s’est efforcé, écrivait-il, de ne jamais s’éloigner de
la pensée de l’auteur. Si d’aventure un mot ne pouvait
se rendre en latin (n’oublions pas que les traductions
dont il parle se font en latin), il n’avait pas cru trahir
l’auteur en s’éloignant un peu de la lettre pour suivre
sa pensée

27

. Sabbadini

28

soulignait justement à propos

de cette lettre qu’on y voyait pour la première fois dans
la culture occidentale les mots traductio et traducere
dans le sens de traduire, au lieu des for mules tradi-
tionnelles telles que vertere, convertere, interpretari,
latine reddere
, etc. Cette lettre est instructive, dans la
mesure où elle montre admirablement que le sens d’un
traité, d’un livre, ne relève pas exclusivement des mots
qui le composent, mais participe plutôt d’un ensemble
plus vaste et important qui est celui de l’œuvre totale
et complète. Si un traité, par exemple de Platon,
possède un sens particulier, il exprime aussi par-
tiellement le sens total de l’œuvre de Platon, sens total
qui doit transparaître dans la traduction. En consé-
quence de quoi, les critères esthétiques et linguisti-
ques sont subordonnés aux critères herméneutiques
qui sont ceux qui permettent de saisir le sens global
d’une œuvre. Dès lors, l’avantage que possède le tra-
ducteur en regard de l’auteur, c’est d’avoir une vision
d’ensemble de l’œuvre de l’auteur – que celui-ci ne
peut avoir parfaitement tandis qu’il l’écrit – vision
d’ensemble qui est le sens même de l’œuvre complé-
tée. La nécessité de retraduire les classiques ne vient
donc pas de critères esthétisants ou liés strictement
à l’évolution de la langue, mais s’appuie surtout sur
cette succession d’interprétations parfois divergentes
que diffé rentes époques peuvent avoir sur une même
œuvre. La traduction des classiques est aussi celle
de l’époque qui les commande. Il n’est pas inutile
de souligner à ce propos que le développement de la
traduction suit toujours le développement spirituel et

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-

14

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

culturel des nations, de sorte qu’à un esprit nouveau
doit correspondre une traduction nouvelle
.

Lorsque Leonardo Bruni entame la rédaction du

De interpretatione recta, il a déjà derrière lui une riche
production littéraire. Il a traduit Aristote et Platon,
entre autres. L’ouvrage est donc le fruit d’une réflexion
menée après une longue pratique humaniste de la tra-
duction. Il ne faut donc pas s’étonner d’y voir des pres-
criptions méthodologiques.

La prise de position centrale de Bruni est de privilé-

gier la traduction verbum de verbo sur le ad sententiam.
Ce type de traduction n’a cependant rien à voir avec le
mot à mot des versions d’Aristote ou de Platon anté-
rieures aux siennes. L’attachement au mot se présente
comme la fine fleur du travail humaniste, de la néces-
sité, après l’établissement philologique des textes, d’éta-
blir scientifiquement les versions. Cet établissement
est d’autant plus rigoureux que la traduction colle de
près au texte. Aussi, pour Bruni, fidèle en cela à son
maître Chrisoloras, le verbum de verbo ne signifie pas
être fidèle à la lettre du texte, mais adhérer le mieux
possible à l’original. Lorsque la traduction au mot à mot
devient absurde, il convient alors de suivre le conseil
d’Horace

29

et traduire ad sententiam. Il s’agit ainsi

d’une méthode « mixte » ou ce qui compte est l’idée
de ne rien changer des qualités intrinsèques de l’ori-
ginal (ut nullo modo proprietas graeca immutaretur). Si
Cicéron est pris comme modèle de bon latin par Bruni,
il y a plus. Dans son De optimo genere oratorum, Cicéron
mettait en effet l’accent sur l’importance de respec-
ter le modèle stylistique et rhétorique de l’original ; le
De interpretatione recta reprend à son compte les impé-
ratifs stylistiques et rhétoriques de l’écrivain latin.

iii. division du traité

Le traité se divise en trois parties. La première pré-
sente les idées de Bruni quant à la façon de conduire
une traduction (§§ 1 à 17) ; la seconde donne ensuite
des exemples de cette façon de traduire tirés de Platon
et d’Aristote (§§ 18 à 29) ; la troisième examine les
erreurs de traduction commises par le traducteur de la
Politique d’Aristote (§§ 30 à 46).

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

15

La première partie s’ouvre par une référence

de Bruni à la préface à sa traduction de l’Éthique à
Nicomaque
d’Aristote, préface où il fustigeait l’igno-
rance des Lettres du précédent traducteur et le manque
de connaissance de celui-ci afin de bien conduire une
traduction. Pour Bruni, ce traducteur ne respectait pas
le maître principe de la traduction : « […] toute l’effi-
cacité d’une traduction consiste en ceci que ce qui a
été écrit dans une langue soit correctement transporté
dans une autre
». Ce principe demande que le traduc-
teur satisfasse à deux exigences : que le traducteur
ait « une vaste et grande pratique de l’une et l’autre
langue » d’une part ; que sa capacité de compréhen-
sion de la langue du texte de départ soit flanquée
de dispositions particulières d’expressivité dans la
langue du texte d’arrivée, d’autre part. Ce principe et
ces deux conditions font dire à Bruni que « traduire
correctement est un art long et difficile ». Afin de
parvenir à tant d’art, le traducteur doit s’astreindre à
une formation lui permettant d’acquérir les connais-
sances essen tielles à la pratique de la traduction.
Certes, le traducteur doit avoir une parfaite maîtrise
de la langue de laquelle il traduit. Ce type de connais-
sance ne peut jamais s’acqué rir que par une pratique
constante et circonstanciée des meilleurs écrivains
dans cette langue. On verra ici, la place fondamentale
qu’occupe la lecture dans la formation du traducteur,
seule façon de parvenir à la profonde connaissance
de la langue qu’exige Bruni. Il va sans dire qu’une
profonde connaissance de la langue dans laquelle on
traduit est fondamentale et s’acquiert par les mêmes
voies, qu’il s’agisse de la langue maternelle ou d’une
tierce langue. L’inestimable avantage d’une parfaite
maîtrise de la langue de laquelle on traduit consent au
traducteur de développer un certain flair afin de saisir
le sens d’une expression par-delà les mots, et com-
prendre où se termine le verbum de verbo et où débute
le ad sensum. Cela lui permettra de trouver dans sa
traduction le ton qui convient le mieux à l’auteur tra-
duit. Cela étant, le traducteur doit avoir de l’oreille
afin de cueillir le mot qui sonne juste et qui assure, au
point de vue rhétorique, l’harmonie du discours. Enfin,
le traducteur étant une sorte de second auteur, il doit

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-

16

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

parvenir à s’identifier de toute son âme et de toute sa
volonté au premier auteur afin de se plier stylistique-
ment à son modèle ; en ce sens, le style de la traduc-
tion doit se conformer à celui de l’original, aussi doit-il
manifester une attention particulière à la reproduction
des passages les plus difficiles, là où le premier auteur
s’est exprimé avec le plus de finesse.

Après cet enseignement théorique qui occupe

la première partie du traité, Leonardo Bruni passe
aux exemples pratiques dans la seconde partie. Ces
exemples servent à appuyer les précédents dévelop-
pements théoriques. Bruni les prend de Platon et
d’Aristote. Il y examine deux passages de sa propre
traduction du Phèdre de Platon (237b-238c ; 257a-c)
où il tente de montrer comment la traduction cherche
à préserver l’élégance de l’original, Platon étant un
maître absolu du style. Quant à la traduction d’Aristote,
la difficulté est liée moins ici au style (c’est-à-dire à
l’agencement rhétorique du texte), qu’à la finesse des
questions traitées par le Stagirite (subtilissime dispu-
tationes
), comme on peut le voir dans le livre X de
l’Éthique à Nicomaque et dans certains passages de la
Politique (1323a-b et 1279a).

La troisième partie du traité est consacrée à l’exa-

men des erreurs de traduction commises par le tra-
ducteur de la Politique d’Aristote

30

, erreur qui vont

du faux sens, à la maladresse stylistique par inca-
pacité – à cause d’une connaissance insuffisante du
monde grec – de comprendre le contexte et d’utiliser
le mot juste, ce qui entraîne une latinisation à outrance
de termes grecs.

La fin du traité est une reprise des critiques ori-

ginales adressées au traducteur coupable, pour ainsi
dire, d’avoir défiguré l’œuvre d’Aristote. Bruni termine
en assurant que sa diatribe, que certains lui avaient
pourtant reprochée – et avec laquelle il avait ouvert le
traité – était parfaitement fondée.

iv. sur Cette édition

Cette édition du traité De interpretatione recta fut
conduite à partir de celle établie par Paolo Viti

31

qui, à

ce jour, offre l’analyse la plus minutieuse de cet ouvrage

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

17

dans l’importante œuvre humaniste de Leonardo Bruni.
En complément, nous avons suivi l’édition allemande
Leonardo Bruni Aretino Humanistish-philosophische
Schriften mit einer Chronologie seiner Werke und
Briefe
, hrsg. von H. Baron, Teubner, Leipzig-Berlin,
1928 (réimp. anast., Säundig, Wiesbaden, 1967).

1

Cicéron, De l’orateur, XXIII, 87.

2

La réécriture, étape essentielle à la traduction, est condi-

tionnée par la lecture originale qui la dirige et, en un
certain sens, la domine.

3

George Steiner, Passions impunies, traduit par P.-E. Dauzat

et L. Evrard, Gallimard, Paris, 1997, p. 18.

4

Certes, un auteur n’est jamais exempt d’influences et

demeure comme habité par les livres qu’il a lus, les
auteurs auxquels il s’est confronté. Toutefois, le rapport
de l’auteur avec tout ce qui l’habite ne s’effectue jamais
sous l’angle d’un réel dialogue, dans la mesure où la
contradiction ne s’y impose pas à l’esprit sous la forme de
l’altérité, mais comme identité, d’où le monologue inté-
rieur de l’esprit.

5

Jn, III, 3-8.

6

Quand l’humaniste Lorenzo Valla anime le débat autour

du visage véritable de la doctrine d’Aristote, il faut voir
un lien direct entre cette volonté de vérité historique
et le développement d’une technique (la philologie et
la traduction) servant à assurer et établir objectivement
cette volonté historique. À cet égard, le traité de Bruni
prend peut-être moins en mire la traduction elle-même,
ce qu’elle doit être et comment elle doit être conduite,
que son rôle dans l’établissement de la rigueur historique
telle que voulue par les humanistes.

7

Il est intéressant de noter qu’à la Renaissance, l’art de

la traduction suit celui du commentaire, songeons par
exemple à Lefèvre d’Etaples qui traduit et commente
l’Introduction à la métaphysique et l’Éthique à Nicomaque.
Chez Leonardo Bruni, on retrouve cette volonté de don-
ner des préceptes à la traduction puisque ce faisant, on
guide l’art du commentaire. Plus la traduction sera juste,
mieux il sera possible de se faire une opinion originale
(dans le sens étymologique du terme, « qui existe dès
l’origine »), de se libérer des commentaires antérieurs
et, dans une certaine mesure, de se défaire de la force
oppressante de la tradition. Sous ce rapport, la théorie

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-

18

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

de la traduction de Bruni participe de l’esprit renaissant
d’un retour à l’origine, d’un retour à l’authenticité doc-
trinale et historique. Notons enfin que la perspective est
toujours ici celle d’une vérité objective du texte littéraire
et que l’intervention subjective du traducteur au sein du
texte n’est pas encore prise en considération, ou encore
mise de côté d’emblée.

8

On pourrait presque dire que c’est le contraire

aujourd’hui.

9

Cette communauté de valeurs pour laquelle le texte est

fondamental ne pourra, d’une part, que développer des
instruments d’établissement objectif des textes (la philo-
logie) et, d’autre part, assurer des assises solides à la for-
mation de l’individu à travers l’établissement de projets
pédagogiques comme en témoigne le De studii et letteris
de Bruni ou encore le De ratione studii (1511) d’Érasme.

10

Au désintérêt envers la vérité historique – ou encore sa

subordination à une lecture religieuse de l’histoire – cor-
respond le désintérêt envers la philologie et la méthodo-
logie de la traduction. Le silence entre saint Jérôme et
Leonardo Bruni pour ce qui est des réflexions théoriques
en traduction l’illustre bien, car la chronologie des textes,
l’éthologie, la grammaire comparative, les sciences lit-
téraires, etc. étaient inutiles pour l’assimilation de la
culture antique aux catégories de la culture médiévale.

11

Parmi tant d’exemples, on songera ici au texte grec de

l’Introduction à la géographie de Ptolémée apporté à
Florence par Emmanuel Chrisoloras (1350-1415), le
maître de Leonardo Bruni.

12

« Pour Bruni, une version n’est pas qu’un exercice tech-

nique, mais s’inscrit […] au sein d’un programme cultu-
rel plus vaste qui, à son tour, est une expression et une
affirmation de l’humanisme ». Paolo Viti in Leonardo
Bruni, Sulla perfetta traduzione
a cura di P. Viti, collec-
tion Silene 10, Liguori Editore, Naples, 2004, p. 6 (notre
traduction).

13

La recherche de l’origine, de la réalité historique et

de la vérité dans l’histoire, qui serait l’un des sens de
l’historicité renaissante, ne va pas sans une recherche
du sens réel et historique des Écritures – sens qui a été
obscurci par les gloses, les commentaires et la Patris-
tique. Humanisme et réforme religieuse sont sous cet
angle intimement liés, comme on le peut voir dans le
mouvement de la devotio moderna qui gagne en impor-
tance dans le nord de la Hollande ; « À une exigence de
foi, la spiritualité et la pratique flamande offrent une pre-
mière réponse, que les plus grands humanistes chrétiens

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

19

sont venus enrichir et expliciter dans les années 1490
à 1520 ». Robert Mandrou, Histoire de la pensée euro-
péenne III – Des humanistes aux hommes de sciences
,
Seuil, Paris, 1973, p. 55. La dédicace d’Érasme au pape
Léon X de sa traduction du Nouveau Testament va aussi
dans ce sens.

14

Logique du monologue qui, en un sens, fut celle du

monde médiéval où les auteurs ne sont pas compris en
soi, dans leur historicité, mais en référence aux catégo-
ries de la culture politique et religieuse du chercheur ou
de l’érudit.

15

Les débats sur la religion mettent en exergue la place du

sacré dans la vie quotidienne, le rôle de la conscience
religieuse et de ses relations à l’État (cujus reio ejus
religio
). Tout le débat sur l’efficacité des œuvres propose,
en sous-main, une réflexion sur la place véritable de
l’homme : est-il un être mondain ou essentiellement spi-
rituel ? Le monde est-il nécessaire ou non à l’homme pour
son Salut ? La place de l’homme dans le monde répond,
à la Renaissance, à cette exigence de rigueur et de vérité
historique que cherchaient les humanistes dans leurs
études des textes de l’Antiquité.

16

Essentiellement, l’intériorité humaine y représentait la

chose principale et les sciences se voulaient une dis-
traction de l’intelligence et de son devoir de devenir
maître d’elle-même, attitude dont Pétrarque est comme
un témoin : « Les hommes vont admirer les monts altiers,
les flots gigantesques des mers, l’ample cours des fleuves,
le vaste cercle de l’océan et la course des étoiles, mais
ils s’oublient et demeurent sans admiration devant eux-
mêmes ». Pétrarque, Epistole familiares, IV, 1 [notre
traduction].

17

« Noli foras ire, in te ipsum redi, in interiore homine habi-

tat veritas ». De vera religione, XXXIX, 72.

18

Bruni, De interpretatione recta, § 13.

19

Bruni parle de l’auteur d’un texte à traduire comme d’un

« premier auteur » pour indiquer que le traducteur doit
recréer l’original dans sa traduction. Ibid., § 13.

20

Le débat entre Lorenzo Monaci et Francesco Barbaro, le

premier contestant l’utilité des traductions en raison de
la supériorité du grec sur le latin, le second condamnant
cette opinion.

21

Il y a donc dans cette perspective une continuité du vue

entre le De studii et letteris et le De interpretatione recta.

22

On peut voir ici combien les théories de la traduction

fondées sur la « traduction de l’Étranger » représentent,
à tout prendre, d’antiques nouveautés.

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20

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

23

Voir, entre autres, le § 8 du De interpretatione recta.

24

Ce sont des idées phares chez les deux auteurs latins,

car la traduction y est vue comme un exercice purement
rhétorique.

25

Ce mythe du « second original » aura la vie longue en

traduction. Pour y parvenir, il faut plus que du talent ;
il faut surtout une profonde connaissance de l’auteur, de
sa pensée et de son époque, une maîtrise parfaite de la
langue d’arrivée et du contexte historique et intellectuel
de la modernité.

26

Il s’agit de Niccolò Piccoli. La lettre date de 1404/05.

Pour plus de détails voir Viti, op.cit., p. 26-29 et note 75,
p. 26.

27

« […] Sin autem non potest, non equidem usque adeo

timidus sum ut putem me in crimem lesae maiestatis
incidere, si servata sententia paulisper a verbis recedo,
ut declinem absurditatem
». Cité par Viti, op. cit., p. 29.

28

Remigio Sabbadini, Del tradurre i classici antichi in

Italia in Atene e Roma, III, Florence,1900, p. 201-217.

29

« Nec verbum verbo curabis reddere fidus interpres ».

Horace, Art poétique, 133-134.

30

Qu’il attribue, à tort, au même traducteur que l’Éthique à

Nicomaque.

31

Leonardo Bruni, Sulla perfetta traduzione, a cura di Paolo

Viti, Liguori Editori, Napoli, 2004, 324 p.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

21

ChronoLogie

1370

Naissance à Arezzo de Leonardo Aretino Bruni. Il
vécut, au seuil de l’adolescence, la chute d’Arezzo
aux mains des gibelins. Son père, qui était guelfe,
fut alors arrêté. Le résultat de ces conflits fut la
vente d’Arezzo à Florence et la perte définitive de
l’indépendance de la cité.

1394

Après l’étude des arts libéraux (droit), l’arrivée de
Manuel Chrysoloras (1353-1415 id.) à Florence
décida Bruni d’étudier le grec (à partir de 1396).
L’apprentissage de cette langue fut pour lui l’occa-
sion de converser directement avec Homère,
Platon, Aristote, Démosthène. Bruni eut l’occasion
de s’entre tenir avec les principaux humanistes
florentins de son temps.

1401-1403

Laudatio florentinae urbis qui exaltait la liberté
dont on jouissait à Florence et affirmait le rôle
hégémonique que devait jouer cette cité en Italie.
À partir de 1401 et jusqu’en 1406, Bruni rédiga les
deux Dialogi ad Petrum Paulum Histrum (posth.),
ouvrage important pour la postérité humaniste de
Dante, Pétrarque et Boccace. Traduction du Oratio
ad adolescentes
de saint Basile et Du tyran de
Xénophon, ouvrages reconnus par le grand huma-
niste florentin Coluccio Salutati.

1405

Bruni devint secrétaire pontifical à Rome sous
Innocent III, charge qu’il occupa (hormis une
brève interruption) jusqu’en 1414. Bruni traduisit
le Vita Marci Antonii de Plutarque (+/- 1409) et le
Phédon de Platon.

1407

Traduction du Pro Ctesiphonte de Démosthène.

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22

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

1410-1411

Secrétaire de la République de Florence. Il traduit
le Gorgias de Platon.

1412

Traduction du Vita Demosthenis de Plutarque.

1414

Accompagne l’antipape Jean XXIII (Baldassarre
Cossa) au Concile de Constance qui devait régler
le problème du Concile de Pise de 1409 qui, dans
la lutte entre les Français et les Italiens, fut à
l’origine de la crise pontificale qui divisa la chré-
tienté occidentale en deux obédiences (Grand
Schisme d’Occident). Il débuta la publication de
son Historiarum Florentini populi libri XII, ouvrage
considéré comme le premier traité d’histoire
moderne, car il s’appuyait sur l’examen critique des
sources historiques.

1415

Bruni réside définitivement à Florence. Vita
Ciceronis
.

1416

Bruni obtient l’insigne honneur d’être reçu citoyen
de Florence (Civitas florentiæ).

1417

Traduction de l’Etica Nicomachea dédiée au
pape Martin V.

1420

Traduction du Libri economicorum du Pseudo-
Aristote et de la Vita Quinti Sertorii de
Plutarque. rédige le De interpretatione recta
(1420-1426).

1424

Bruni écrit le De studii et letteris dédié à Baptista di
Montefeltro, opuscule que l’on tient comme l’un des
textes fondateurs de l’humanisme.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

23

1427

Bruni devint chancelier de la République de
Florence, charge qu’il occupa jusqu’à sa mort.

1436

Vita del Petrarca et Vita di Dante qui réhabilitent le
vulgaire face au latin.

1444

Mort de Leonardo Bruni, à Florence, le 9 mars. Son
tombeau monumental est en l’église Santa Croce
de Florence.

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24

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

de interpretatione reCta

C

um Aristotelis libros ad Nicomachum
scriptos e Graeca lingua in latinum

vertissem, prefationem apposui in qua per
multos errores interpretis antiqui disserendo
redargui. Has redargutiones meas nonnulli,
ut audio, carpunt quasi nimium inclementes.
Aiunt enim : etsi errores inerant, tamen ilium,
quantum intellexit, bona fide in medium pro-
tulisse, nec pro eo reprehensionem mereri,
sed laudem ; consuevisse moderatos disputa-
tores etiam manifesta errata non usque adeo
aperire, sed factis potius redarguere quam
verbis insectari.

§ 1.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

25

de La traduCtion parfaite

J’

ai joint à ma traduction du grec en latin
de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, une

préface où je dissertais sur les nom breuses
erreurs de l’ancien traducteur, que je criti-
quai. J’ai ouï-dire que certains jugent ces cri-
tiques trop sévères. Bien qu’ils reconnaissent
qu’il y a des erreurs en cette traduction, le
traducteur n’a selon eux rien fait d’autre que
d’exposer de bonne foi ce qu’il avait compris
et, pour cela, il mérite des louanges plutôt que
des reproches. Ils ajoutent, en outre, que c’est
la règle des esprits mesurés que de ne point
dévoiler toutes les erreurs d’autrui, et qu’il
vaut mieux châtier par les actes au lieu que
par les paroles.

§ 1.

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26

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

E

go autem fateor me paulo vehemen tiorem
in reprehendendo fuisse, sed accidit

indignatione animi, quod, cum viderem eos
libros in graeco plenos elegantiae, plenos sua-
vitatis, plenos inestimabilis cuiusdam decoris,
dolebam profecto mecum ipse atque angebar
tanta traductionis fece coinquinatos ac detur-
patos eosdem libros in latino videre. Ut enim,
si pictura qua-dam ornatissima et amenis-
sima delectarer, ceu Protogenis aut Apellis
aut Aglaophontis, deturpari illam graviter
ferrem ac pati non possem et in deturpato-
rem ipsum voce manuque insurgerem, ita hos
Aristotelis libros, qui omni pictura nitidiores
ornatioresque sunt, coinquinari cernens cru-
ciabar animo ac vehementius commovebar.
Si cui ergo vehementiores visi sumus, hanc
nos causam noverit permovisse, que profecto
talis est, ut, etsi modum transgressi fuisse-
mus, tamen venia foret nobis haud immerito
concedenda.

§ 2.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

27

S

i j’avoue avoir eu le reproche un peu trop
véhément, c’est que mon âme se trouvait

indignée, car ces livres qui, en grec, sont
pleins d’élégance, ces ouvrages qui regorgent
de douceurs et qui débordent de je ne sais
quelle pudeur inestimable, se révélaient en
latin salis par le fait des souillures de cette
traduction, et détroussés tout à la fois, ce
qui affligeait et étreignait mon cœur. De
même que tirant délectation à la contempla-
tion d’une magnifique et fort agréable pein-
ture – fût-elle de Protogénès

1

, d’Apelle

2

ou

d’Aglaophon

3

– j’accueillerais mal volontiers,

ni ne pourrais supporter, qu’elle fût enlaidie,
et que je m’insurgerais contre le vandale avec
cris et soufflets, de même s’élevait en mon
âme un tourment qui m’agitait avec force à la
vue des livres d’Aristote ainsi altérés, eux qui
sont plus limpides et mieux ornés encore que
toute peinture. Par conséquent, si j’apparus
par trop violent à d’aucuns, ils connaissent
maintenant la raison qui m’a éperonné, et elle
n’est de telle sorte qu’on ne la puisse pardon-
ner, eussé-je par elle dépassé la mesure.

§ 2.

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-

28

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

S

ed non sumus transgressi modum iudicio
nostro, sed quamvis indignantes modes-

tiam tamen humanitatemque servavimus.
Sic enim cogito. An ego quicquam in mores
illius dixi ? An in vitam ? An ut perfidum, ut
improbum, ut libidinosum ilium reprehendi ?
Nihil profecto horum. Quid igitur in illo repre-
hendi ? Imperitiam solummodo litterarum.
Hec autem, per deum immortalem, que tan-
dem vituperatio est ? An non potest quis esse
vir bonus, litteras tamen aut nescire penitus
aut non magnam illam, quam in isto requiro,
peritiam habere ? Ego hunc non malum homi-
nem, sed malum interpretem esse dixi. Quod
idem fortasse de Platone dicerem, si guber-
nator navis esse vellet, gubernandi vero peri-
tiam non haberet. Nihil enim de philosophia
sibi detraherem, sed id solummodo carperem,
quod imperitus et ineptus gubernator esset.

A

tque ut tota res ista latius intelligatur,
explanabo tibi primo, quid de hac inter-

pretandi ratione sentio. Deinde merito repre-
hensiones a me factas docebo. Tertio me in
reprehendendo illius errata doctissimorum
hominum morem observasse ostendam.

§ 3.

§ 4.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

29

M

ais pour moi, je ne l’ai point dépas-
sée, car même saisi par l’indignation

j’ai su m’attacher à la modération ainsi qu’au
respect. C’est pour le moins ce que je pense.
Ai-je donc dit quelque chose sur les mœurs
de ce traducteur ? Ou sur sa vie ? Ou lui ai-je
peut-être reproché d’être perfide, déshonnête,
dissolu ? Rien de tout cela ! Que lui ai-je
donc reproché ? Seulement son ignorance
des Lettres. Or, par le Dieu immortel, quel
blâme est-ce donc ? Ne peut-on être un excel-
lent homme tout en ignorant les Lettres et
manquer de cette compétence que je retiens
essentiel pour traduire ? Je n’ai point dit qu’il
était mauvais homme, mais mauvais traduc-
teur. Et sans doute aurais-je dit la même chose
de Platon s’il eût voulu faire le timonier d’un
navire sans rien connaître du timon. Je ne lui
enlèverais rien de sa culture philosophique ;
je ne critiquerais que le fait qu’il soit un bar-
reur sans expérience et incapable.

À

présent, afin que l’on comprenne mieux
toute cette affaire, je t’exposerai d’abord

ce que je pense de la traduction, puis je
t’illustrerai les critiques qu’à bon droit j’ai
faites. Enfin, en troisième lieu, je mon trerai
qu’en reprenant ses erreurs, j’ai suivi la
méthode des hommes les plus doctes.

§ 3.

§ 4.

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-

30

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

D

ico igitur omnem interpretationis vim in
eo consistere, ut, quod in altera lingua

scriptum sit, id in alteram recte traducatur.
Recte autem id facere nemo potest, qui non
multam ac magnam habeat utriusque lingue
peritiam. Nec id quidem satis. Multi enim ad
intelligendum idonei, ad explicandum tamen
non idonei sunt. Quemadmodum de pictura
multi recte iudicant, qui ipsi pingere non
valent, et musicam artem multi intelligunt,
qui ipsi sunt ad canendum inepti.

M

agna res igitur ac difficilis est inter-
pretatio recta. Primum enim notitia

habenda est illius lingue, de qua transfers,
nec ea parva neque vulgaris, sed magna et
trita et accurata et multa ac diuturna philoso-
phorum et oratorum et poetarum et ceterorum
scriptorum omnium lectione quesita. Nemo
enim, qui hos omnes non legerit, evolverit,
versarit undique atque tenuerit, vim signifi-
cataque verborum intelligere potest, preser-
tim cum Aristoteles ipse et Plato summi, ut
ita dixerim, magistri litterarum fuerint ac usi
sint elegantissimo scribendi genere veterum
poeta rum et oratorum et historicorum dictis
sententiisque referto, et incidant frequenter
tropi figureque loquendi, que aliud ex verbis,
aliud ex consuetudine preiudicata significent.

§ 5.

§ 6.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

31

J’

affirme donc que toute l’efficacité d’une
traduction consiste en ceci que ce qui a

été écrit dans une langue soit correctement

4

transporté dans une autre. Mais nul ne le
peut faire sans une vaste et grande pratique
de l’une et l’autre langue. Et cela ne suffit
pas. En effet, plusieurs peuvent comprendre,
mais sont incapables d’expliquer, de la même
manière que plusieurs ont un bon jugement en
peinture sans savoir peindre, et que plusieurs
comprennent la musique sans pour autant
savoir chanter.

T

raduire correctement est un art long
et difficile. Il faut d’abord avoir une

connaissance de la langue que l’on traduit,
et cette connaissance ne doit être ni limitée
ni superficielle, mais profonde, exercée, soi-
gnée, ce qui ne peut être atteint que par une
lecture constante des philosophes, des ora-
teurs, des poètes et de tous les autres écri-
vains. Qui n’a point lu tous ces auteurs, qui
ne les a pas étudiés et examinés sous toutes
leurs coutures, qui ne les possèdent pas, ne
peut comprendre l’usage ni le sens des mots,
et ce tout particulièrement parce qu’Aristote
et Platon furent, pour ainsi dire, de grands
maîtres des Lettres, écrivant d’une façon fort
élégante empreinte des dits et des sentences
des poètes antiques, des orateurs et des histo-
riens ; et l’on y rencontre souvent des tropes et
des figures rhétoriques qui, pris littéralement,
signifient une chose, mais en signifient une
autre selon l’usage de l’époque.

§ 5.

§ 6.

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-

32

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Q

ualia sunt apud nos : « gero tibi morem »
et « desiderati milites » et « boni con-

sules » et « opere pretium fuerit » et « nego-
tium facesso » et milia huiuscemodi. Quid
enim sit « gerere » et quid « mos », etiam
rudis lector intelligit ; quod vero totum signi-
ficat, aliud est. « Desiderati milites centum »,
si verba attendas, aliud, si consuetudinem,
perierunt. Idem est de ceteris, que supra
posuimus, cum aliud verba, aliud sententia
verborum significet. « Deprecor hoc » nega-
tionem dicit. Rudis autem lector et inexerci-
tatus perinde capiet, quasi illud velit, quod
deprecatur, et si interpretandum sit, contra-
rium mihi dicet, quam littera habeat, de qua
transfert.

§ 7.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

33

L

es expressions latines suivantes sont
pour nous des exemples : « gero tibi

morem

5

» ; « desiderati milites

6

», « boni

consules

7

», « opere pretium fuerit

8

», « nego-

tium facesso

9

» et mille autres du même genre.

En effet, ce que signifie « gerere » et ce que
veut dire « mos », même un lecteur inculte le
comprend, mais ce que signifie l’expression
dans son ensemble est une autre chose. Les
« desiderati milites centum » peuvent être cent
si l’on s’en tient à la lettre, mais tout autre
chose selon l’usage

10

. Il en va de même pour

les exemples présentés plus haut, puisque les
mots signifient une chose et leur sens, lui,
une autre. « Deprecor hoc

11

» indique une

négation. Le lecteur rustre et inexpérimenté
comprendra cette expression comme si elle
exprimait le désir de ce que l’on veut, en fait,
conjurer, et s’il devait me la traduire, il me
dira le contraire de ce que contient le texte.

§ 7.

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-

34

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

«

I

uventus » et « iuventa » duo sunt, quo-
rum alterum « multitudinem », alte-

rum « etatem » significat. « Si mihi foret
illa iuventa », inquit Virgilius ; et alibi :
« primevo flore iuventus exercebat equos » ;
et Livius : « armata iuventute excur sionem
in agrum Romanum fecit ». « Deest » et
« abest » : alterum vituperationem, alterum
laudem importat. « Deesse » namque dici-
mus, que bona sunt, ut oratori vocem, histrioni
gestum ; « abesse » autem vitia, ut medico
imperi tiam,

causidico

prevaricationem.

« poena » et « malum » affinia videntur ; sunt
autem longe diversa. Nam « dare poenas » :
« subire » est ac « perpeti » ; « dare » autem
« malum » est : « alteri inferre ». Contra vero :
quid alienius videri potest quam « recipio »
et « promitto » ? Sunt tamen interdum eadem.
Cum enim dicimus « recipio tibi hoc », nihil
aliud significamus quam « promitto ». Possem
innumerabilia pene huius generis comme-
morare, in quibus, qui non plane doctus sit,
perfacile aberret. Qui ergo ista non intuitus
fuerit, aliud pro alio capiet.

§ 8.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

35

«

I

uventus » et « iuventa » sont deux mots
qui signifient, l’un la multitude [des

jeunes] et l’autre la jeunesse elle-même.
« Si mihi foret illa iuventa » dit Virgile

12

;

et dans un autre passage : « primevo flore
iuventus exercebat equos

13

». Tite-Live

14

raconte : « Armata iuventute excursionem in
agrum Romanum fecit

15

». Ainsi : « Deest »

et « abest

16

» dont l’un implique le blâme et

l’autre la louange. « Deesse » se dit en effet
de ce qui, des choses bonnes, fait défaut, telle
la voix pour l’orateur ou bien le geste pour
le mime ; « abesse » se dit des vices

17

tels

l’inhabilité du médecin ou la prévarication
pour l’avocat. « Poena

18

» et « malum

19

» sem-

blent avoir quelque affinité, mais ils sont pour-
tant bien différents. En effet, « dare poenas »
signifie subir ou supporter tandis que « dare
malum
» veut dire causer du tort ou faire du
mal
à autrui. Au contraire, qu’est-ce donc qui
peut sembler plus différent que « recipio

20

»

et « promitto

21

» ? Pourtant, ils signifient

quelquefois la même chose. Lorsque nous
disons, en effet, « recipio tibi hoc

22

», nous ne

voulons rien dire d’autre que « promitto ». Je
pourrais évoquer d’innombrables exemples
de ce genre où qui n’est suffisamment instruit
pourrait aisément se fourvoyer. C’est pourquoi
celui qui n’est point attentif à tous ces détails
prendra une chose pour une autre.

§ 8.

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-

36

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

S

epe etiam ex uno aut altero verbo totas
sententias significamus ; ut « Actoris

Aurunci spolium » quod ridicule de speculo
poeta dixit ; et illud « utinam ne in nemore
Pelio », quod originem causamque mali pri-
mevam ostendit. Hec apud Grecos frequentis-
sima sunt. Nam et Plato multis in locis talia
interserit, et Aristoteles crebro his utitur : ut
« duo simul euntes », quod ab Homero sump-
tum ad vim ac robur amicitie transfert. Et « de
surreptitio repulso », quod ab Achille in ora-
tione ad legatos dictum in Politcrorum libris
expressit. Et « de Helene pulchritudine et gra-
tia », quod a senioribus Troianorum sapienter
dictum transfert ad naturam voluptatis.

§ 9.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

37

S

ouvent, on peut présager le sens entier
d’une phrase, d’un mot ou d’un autre,

ainsi « Actoris Aurunci spolium

23

» dont parle

plaisamment le poète

24

à propos du miroir ; et

« utinam ne in nemore Pelio

25

», qui indique

l’origine et la cause première du mal

26

. Ces

formes sont assez fréquentes chez les auteurs
grecs. Platon lui-même en insère à maints
endroits et Aristote souvent les utilise ; de
même, celui-ci prend chez Homère l’expres-
sion « duo simul euntes

27

» qu’il rapporte à la

valeur et à la force de l’amitié, ainsi que « de
surreptitio repulso

28

» qu’il utilise dans les

livres de la Politique, mais qu’il tire du dis-
cours d’Achille aux Ambassadeurs. Il en va
ainsi de ce que dirent sagement les anciens de
Troie « de la beauté et de la grâce d’Hélène »,
et auquel Aristote a recours pour marquer la
nature du plaisir

29

.

§ 9.

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-

38

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

L

atus est hic ad dicendum campus. Nam
et greca lingua diffusissima est, ac innu-

merabilia sunt huiusmodi apud Aristotelem et
Platonem de Homero, de Hesiodo, de Pindaro,
de Euripide ac de ceteris veteribus poetis
scriptoribusque assumpta, et alioquin crebre
interseruntur figure, ut, nisi quis in multa ac
varia lectione omnis generis scriptorum versa-
tus firerit, perfacile decipiatur ac male capiat
quod est transferendum. Sit igitur prima inter-
pretis cura linguam illam, de qua sumit, peri-
tissime scire, quod sine multiplici et varia ac
accurata lectione omnis generis scriptorum
numquam assequetur.

§ 10.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

39

C’

est ici un large champ à défricher. En
effet, la langue grecque est très riche et

les expressions de ce genre prises d’Homère,
d’Hésiode, de Pindare, d’Euripide et d’autres
poètes et auteurs anciens sont innombrables
tant chez Aristote que chez Platon. En outre,
on intercale fréquemment des tours figurés,
si bien que si l’on ne s’est appliqué à la lec-
ture habituelle et variée des écrivains de tous
genres, on est aisément induit en erreur et
l’on n’entend point ce qu’il faut traduire. La
première préoccupation du traducteur doit
être ainsi de connaître à fond la langue qu’il
traduit, résultat qu’il n’obtiendra jamais sans
des lectures vastes, variées et nombreuses des
écrivains les plus différents

30

.

§ 10.

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-

40

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

D

einde linguam eam, ad quam traducere
vult, sic teneat, ut quodammodo in ea

dominetur et in sua totam habeat potestate ;
ut, cum verbum verbo reddendum fuerit, non
mendicet illud aut mutuo sumat aut in greco
relinquat ob ignorantiam latini sermonis ;
vim ac naturam verborum subtiliter norit,
ne « modicum » pro « parvo », ne « iuven-
tutem » pro « iuventa », ne « fortitudinem »
pro « robore », ne « bellum » pro « prelio »,
ne « urbem » pro « civitate » dicat. Preterea
inter « diligere » et « amare », inter « eli-
gere » et « expetere », inter « cupere » et
« optare », inter « persuadere » et « pero-
rare », inter « recipere » et « promittere »,
inter « expostulare » et « conqueri » et huius-
modi pene infinita quid intersit, discernat.
Consuetudinis vero figurarumque loquendi,
quibus optimi scriptores utuntur, nequaquam
sit ignarus ; quos imitetur et ipse scribens,
fugiatque et verborum et orationis novitatem,
presertim ineptam et barbaram.

§ 11.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

41

I

l doit ensuite posséder si bien la langue
dans laquelle il veut traduire qu’il doit,

pour ainsi dire, la dominer et la tenir tout
entière en son pouvoir ; ainsi, lorsqu’un mot
devrait être rendu par un autre il n’ira point
la mendier ni l’emprunter, ni non plus ne
la laissera en grec par ignorance du latin.
Il devra connaître avec précision la force et
la nature des mots de façon à ne point dire
modicus (modeste) au lieu de parvus (petit),
« iuventus » (la jeunesse – l’époque de la vie)
au lieu de « iuventa » (jeunesse – les jeunes
gens)

31

, fortitudo (force d’âme) au lieu de

robor (force physique), bellum (guerre) au lieu
de proelium (bataille), urbs (ville) au lieu de
civitas (citoyenneté). En outre, il saura dis-
cerner « diligere » (apprécier) et « amare »
(aimer), entre « eligere » (choisir) et « expe-
tere
» (désirer), entre « cupere » (désirer) et
« optare » (souhaiter), entre « persuadere »
(persuader) et « perorare » (convaincre),
entre « recipere » (reprendre) et « promittere »
(récupérer), entre « expostulare » (demander)
et « conqueri » (réclamer), et ainsi parmi une
infinité de mots du même genre

32

. Il ne doit

point non plus ignorer les façons de dire, non
plus que les figures de style dont les meilleurs
écrivains se servent, et qu’il imitera en écri-
vant

33

, en évitant les néologismes – sémanti-

que et de styles – tout particulièrement s’ils
ne conviennent pas et sont barbares

34

.

§ 11.

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-

42

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

H

ec omnia, que supra diximus, necessaria
sunt. Et insuper ut habeat aures earum-

que iudicium, ne illa, que rotunde ac nume-
rose dicta sunt, dissipet ipse quidem atque
perturbet. Cum enim in optimo quoque scrip-
tore, et presertim in Platonis Aristotelisque
libris, et doctrina rerum sit et scribendi orna-
tus, ille demum probatus erit interpres, qui
utrumque servabit.

§ 12.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

43

T

out ce dont nous venons de parler est
nécessaire. Il faut aussi que le traduc-

teur ait de l’oreille et qu’il se puisse fier au
jugement de celle-ci pour ne point porter à la
ruine, ni non plus troubler, ce qui est exprimé
avec élégance et harmonie

35

. Chez tous les

meilleurs écrivains, en effet, on retrouve pro-
fondeur de vue et beauté du style – et surtout
dans les ouvrages de Platon et d’Aristote –
aussi le bon traducteur saura maintenir l’une
et l’autre.

§ 12.

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-

44

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

D

enique interpretis vitia sunt : si aut
male capit, quod transferendum est, aut

male reddit ; aut si id, quod apte concinneque
dictum sit a primo auctore, ipse ita conver-
tat, ut ineptum et inconcinnum et dissipatum
efficiatur. Quicumque vero non ita structus
est disciplina et litteris, ut hec vitia effugere
cuncta possit, is, si interpretari aggreditur,
merito carpendus et improbandus est, vel quia
homines in varios errores impellit aliud pro
alio afferens, vel quia maiestatem primi auc-
toris imminuit ridiculum absurdumque videri
faciens. Dicere autem : non vituperationem,
sed laudem mereri eum, qui, quod habuit,
in medium protulit, nequaquam rectum est
in his artibus, que peritiam flagitant. Neque
enim poeta, si malos facit versus, laudem
meretur, etsi bonos facere conatus est, sed
eum reprehendemus atque carpemus, quod ea
facere aggressus filent que nesciat. Et statua-
rium vituperabimus, qui statuam deformarit,
quamvis non per dolum, sed per ignorantiam
id fecerit. Ut enim ii, qui ad exemplum pic-
ture picturam aliam pingunt, figuram et sta-
tum et ingressum et totius corporis formam
inde assumunt nec, quid ipsi facerent, sed,
quid alter ille fecerit, meditantur : sic in tra-
ductionibus interpres quidem optimus sese
in primum scribendi auctorem tota mente et
animo et voluntate convertet et quodammodo
transformabit eiusque orationis figuram, sta-
tum, ingressum coloremque et liniamenta

§ 13.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

45

D’

une manière générale, les défauts du
traducteur se résument à ne point

comprendre ce qu’il y a à traduire, ou bien à le
rendre de mauvaise façon, ou encore à trans-
poser ce que le premier auteur

36

a exprimé

en un tour précis et élégant de manière à en
détruire la précision, la grâce et l’ordre

37

. À

vrai dire, quiconque n’est suffisamment ins-
truit des Lettres de façon à pouvoir éviter tous
ces défauts, mérite, s’il s’adonne à la traduc-
tion, la critique et le reproche, tant parce qu’il
induit les lecteurs en diverses erreurs, en pré-
sentant une chose pour une autre, que parce
qu’il altère la grandeur du premier auteur
en le faisant apparaître ridicule et incapa-
ble. Il n’est donc pas juste de dire ensuite,
dans ces arts qui exigent l’expérience, que
celui qui a mis au jour ce qu’il avait en lui
mérite des louanges plutôt que des reproches.
Un poète qui fait de mauvais vers mérite-t-il
des lauriers, dût-il avoir voulu en composer
de bons ? Ne faut-il pas plutôt lui faire grief
et lui savoir mauvais gré d’avoir cherché à
n’embrasser plus qu’il ne pouvait étreindre ?
Ne blâmerions-nous pas le sculpteur qui eût
défiguré une statue, l’eût-il mutilée par igno-
rance plutôt que par malice ? En effet, pareil
à ceux qui prenant pour modèle une toile en
peignent une autre dont ils dérivent la struc-
ture, la position, le mouvement et la forme du
corps entier sans songer à ce qu’ils pourraient
faire, mais à ce que l’autre à fait, ainsi, dans

§ 13.

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46

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

cuncta exprimere meditabitur. Ex quo mirabi-
lis quidam resultat effectus.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

47

les traductions, l’excellent traducteur inves-
tira toute sa pensée, toute son âme, toute sa
volonté dans l’œuvre du premier auteur, se
transformant de quelque manière en elle, de
façon à chercher à en exprimer la structure,
la position, le mouvement, les couleurs et tous
les traits

38

. Un admirable effet résulte de ces

prémisses.

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48

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

N

am cum singulis fere scriptoribus sua
quedam ac propria sit dicendi figura, ut

Ciceroni amplitudo et copia, Sallustio exilitas
et brevitas, Livio grauditas quedam subas-
pera : bonus quidem interpres in singulis
traducendis ita se conformabit, ut singulorum
figuram assequatur. Itaque, sive de Cicerone
traducet, facere non poterit, quin compre-
hensiones illius magnas quidem et uberes
et redundantes simili varietate et copia ad
supremum usque ambitum deducat ac modo
properet, modo se colligat. Sive de Sallustio
transferet, necesse habebit de singulis pene
verbis iudicium facere proprietatemque et
religionem plurimam sequi atque ob hoc res-
tringi quodammodo atque concidi. Sive de
Livio traducet, facere non poterit quin illius
dicendi figuram imitetur. Rapitur enim inter-
pres vi ipsa in genus dicendi illius de quo
transfert, nec aliter servare sensum commode
poterit, nisi sese insinuet ac inflectat per
illius comprehensiones et ambitus cum ver-
borum proprietate orationisque effigie. Hec
est enim optima interpretandi ratio, si figura
prime orationis quam optime conservetur, ut
neque sensibus verba neque verbis ipsis nitor
ornatusque deficiat.

§ 14.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

49

E

n effet, puisque presque tout écrivain
possède son style particulier – Cicéron

la solennité et la faconde, Salluste la sobriété
et la concision, Tite-Live l’âpre grandeur –
le bon traducteur s’efforcera, dans ses ver-
sions, d’égaler le style de chaque auteur

39

.

Ainsi, s’il doit traduire Cicéron, il ne pourra
qu’embrasser ses périodes si amples et riches,
débor dantes, avec la même variété, la même
abondance, jusqu’au dernier tour, en accen-
tuant ici un aspect ou en le contenant ailleurs.
S’il s’agit de Salluste, il devra peser chaque
mot, se montrer fort précis et scrupuleux afin
d’être, d’une certaine manière, resserré et
concis. S’agit-il de Tite-Live, il ne pourra qu’en
imiter l’expression. Le traducteur est ravi par
le style de l’auteur qu’il traduit et il ne pourra
point en conserver adéquatement la pensée, à
moins qu’il ne s’insinue et ne pénètre dans les
propositions et dans les périodes de l’auteur
avec la propriété des paroles et l’image du
discours

40

. Voici le critère pour reconnaître

une traduction excellente : conserver le plus
possible le style du premier texte de sorte que
les mots ne fassent point défaut à la pensée
et qu’aux mots eux-mêmes ne manquent ni la
limpidité, ni la beauté.

§ 14.

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-

50

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

S

ed cum sit difficilis omnis interpretatio
recta propter multa et varia, que in ea,

ut supra diximus, requiruntur, difficillimum
tamen est illa recte transferre, que a primo
auctore scripta sunt numerose atque ornate.
In oratione quippe numerosa necesse est per
cola et commata et periodos incedere ac, ut
apte quadrateque finiat comprehensio, dili-
gentissime observare.

§ 15.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

51

C

ependant, bien traduire est chose diffi-
cile à cause de la multiplicité et de la

variété des qualités qui sont nécessaires au
traducteur et dont nous avons parlées plus
haut ; c’est pourquoi il est très difficile de
bien traduire ce qui a été écrit par le premier
auteur de manière rythmée et avec raffine-
ment. Dans une prose cadencée, il est néces-
saire de procéder par membres, par incises,
par périodes, et être très attentif à ce que la
proposition finale soit bien composée et liée
aux autres.

§ 15.

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-

52

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

I

n exornationibus quoque ceteris conser-
vandis summa diligentia erit adhibenda.

Hec enim omnia nisi servet interpres, prima
orationis maiestas omnino deperit et fatiscit.
Servari autem sine magno labore magnaque
peritia litterarum non possunt. Intelligende
sunt enim ab interprete huiuscemodi, ut ita
dixerim, orationis virtutes ac in ea lingua, ad
quam traducit, pariter representande. Cumque
duo sint exornationum genera – unum, quo
verba, alterum, quo sententie colorantur
utrumque certe difficultatem traductori affert,
maiorem tamen verborum quam senten tiarum
colores, propterea quod sepe huiusmodi
exornationes numeris constant, ut cum paria
paribus redduntur aut contraria contrariis
vel opposita inter se, que Greci « antitheta »
votant. Frequenter enim verba latina vel plus
vel minus syllabarum habent quam greca,
neque par sonus auribus faciliter correspon-
det. Iacula quo-que, que interdum iacit orator,
ita demum fortiter feriunt, si numeris contor-
quentur. Nam fluxa et decurtata vel inepte
cadentia minus confodiunt. Hec igitur omnia
diligentissime cognoscenda sunt ab interprete
et servatis ad unguem numeris effingenda.

§ 16.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

53

I

l faudra aussi avoir le plus grand soin des
ornements que l’on veut conserver. Si un

traducteur n’en maintient pas tous les carac-
tères, la majesté originaire de l’expression se
perd et vient à manquer. Du reste, il ne saurait
être possible de les préserver sans un grand
effort et une longue pratique des Lettres. Le
traducteur doit, pour ainsi dire, percevoir
toutes les vertus d’un texte et savoir les expri-
mer de la même manière dans la langue où il
traduit. Or, puisqu’il y a deux genres d’orne-
ments, l’un par lequel on donne de la couleur
aux mots et un autre par quoi l’on donne du
ton aux pensées, le travail du traducteur se
trouve compliqué par l’un et par l’autre ; mais
la couleur des mots est plus malaisée que
celle des pensées, car souvent les ornements
de ce genre consistent en rythme, comme
lorsque les pairs s’accordent avec les pairs et
les contraires avec les contraires, ou bien les
opposés entre eux, ce que les Grecs nomment
« antithèses

41

». Souvent, en effet, les mots

latins ont plus ou moins de syllabes que les
mots grecs et il est difficile de trouver un son
qui, pour l’oreille, corresponde à un autre

42

.

Même les traits que lance parfois l’orateur ne
frappent avec force que lorsqu’ils sont lancés
selon la règle ; en effet, ceux qui sont faibles,
tronqués ou qui tombent trop tôt, blessent
bien moins. Toutes ces choses doivent donc
être profondément connues par le traducteur
et reproduites pour en conserver parfaitement
le rythme.

§ 16.

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-

54

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Q

uid dicam de sententiarum exornationi-
bus, que orationem illustrant plurimum

et admirabilem reddunt ? Et tam he quam
superiores frequenter ab optimis scriptoribus
adhibentur. An poterit interpres eas sine fla-
gitio vel ignorare vel preterire vel non servata
illarum maiestate transferre ?

D

e quibus omnibus, quo melius ea, que
dixi, intelligantur, exempla quedam

adscribere libuit, ut conspicuum sit non
ab oratoribus modo, verum etiam a philoso-
phis huiusmodi exornationes frequentari et
maiesta tem orationis totam perire, nisi servata
earum figura transferantur.

§ 17.

§ 18.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

55

Q

ue dire ensuite des ornements qui
embellissent les pensées de plusieurs

œuvres et qui les rendent admirables ? Ces
enjolivures sont, elles aussi, utilisées par les
meilleurs écrivains, et tout aussi souvent que
les précédentes. Le traducteur peut-il, sans
infamie, les ignorer, les négliger ou encore les
traduire sans en conserver la solennité ?

I

l me plaît d’offrir ici

43

quelques exemples

de tout cela, afin de mieux faire comprendre

mon propos et pour qu’il soit évident que ce
type d’embellissement rhétorique est souvent
utilisé, non seulement par les orateurs, mais
aussi par les philosophes, et que la majesté
d’un discours s’évanouit si la traduction n’en
préserve point le style.

§ 17.

§ 18.

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-

56

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

P

lato philosophus in eo libro, qui dici-
tur Phedrus, ornate sane ac numerose

locum quemdam pertractat. Verba illius hic
adscripsi paulo altius repetita. Sunt autem
hec : « O puer, unicum bene consulere volen-
tibus principium est : intelligere, de quo sit
consilium, vel omnino aberrare necesse.
Plerosque vero id fallit, quia nesciunt rei
substantiam. Tamquam igitur scientes non
declarant in principio disceptationis, proce-
dentes vero, quod par est, consequitur, ut nec
sibi ipsis neque aliis consentanea loquantur.
Tibi igitur et mihi non id accidat, quod in aliis
damnamus. Sed cum tibi atque mihi discep-
tatio sit, utrum amanti potius vel non amanti
sit in amicitiam eundum, de amore ipso, quale
quid sit et quam habeat vim, diffinitione ex
consensu posita, ad hoc respicientes referen-
tesque considerationem faciamus, emolumen-
tumne an detrimentum afferat.

§ 19.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

57

P

laton traite un point dans le Phèdre
de façon vraiment élégante et harmo-

nieuse

44

. J’ajoute ici les mots de Platon que

j’ai évoqués un peu plus haut : « O mon
enfant, il n’y a qu’un seul principe pour ceux
qui veulent bien délibérer : connaître l’objet
de la délibération, sinon on se trompe inévi-
tablement. Mais cela échappe à la plupart des
hommes, à cause de leur ignorance de l’essence
de la chose. Feignant de le savoir, ils ne se
mettent point d’accord sur le point de départ
de la recherche. Ainsi, en avançant, ils paient
le prix normal d’une telle négligence, si bien
qu’ils ne s’accordent ni avec les autres, ni avec
autrui. Qu’il n’advienne point ni à toi ni à
moi, ce que nous reprochons aux autres ; mais
puisque la question pour toi comme pour moi
est de savoir si c’est avec celui qui aime, ou
avec celui qui n’aime pas, qu’il faut plutôt se
lier d’amitié, après être tombés d’accord sur
une définition de l’amour – ce qu’il est et quelle
est sa force – les yeux rivés sur cette définition
et nous y référant – voyons s’il nous procure
utilité ou dommage
.

§ 19.

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58

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Q

uod igitur cupiditas quedam sit amor,
manifestum est. Quod vero etiam qui

non amant cupiunt, scimus. Rursus autem, quo
amantem a non amante discernamus, intelli-
gere oportet, quia in uno quoque nostrum due
sunt idee dominantes atque ducentes, quas
sequimur, quacumque ducunt : una innata
nobis voluptatum cupiditas, altera acquisita
opinio, affectatrix optimi. He autem in nobis
quandoque consentiunt, quandoque in sedi-
tione atque discordia sunt ; et modo hec, modo
altera pervincit.

§ 20.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

59

O

r, que l’amour soit un certain désir, est
chose manifeste. D’autre part, que même

ceux qui n’aiment pas désirent [les choses
belles], nous le savons. Ainsi, afin que nous
puissions distinguer qui aime de qui n’aime
pas, il faut considérer qu’en chacun de nous
il y a deux principes directeurs et moteurs, et
que nous les suivons où qu’ils nous con duisent ;
l’un est inné
(innata nobis voluptatum cupi-
ditas), qui est désir des plaisirs, l’autre est
une opinion acquise qui tend vers le meilleur

(acquisita opinio, affectarix optimi). Parfois,
en nous, ces deux principes vont d’accord, par-
fois ils sont en contraste et en discorde
(quan-
doque in seditione atque discordia sunt) ;
tantôt c’est l’un qui a le dessus, d’autres fois
c’est l’autre.

§ 20.

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60

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

O

pinione igitur ad id, quod sit optimum,
ratione ducente ac suo robore pervin-

cente « temperantia » exsistit ; cupiditate
vero absque ratione ad voluptates trahente
nobisque imperante « libido » vocatur. Libido
autem, cum multiforme sit multarumque par-
tium, multas utique appellationes habet. Et
harum formarum que maxime in aliquo exsupe-
rat, sua ilium nuncupatione nominatum reddit
nec ulli ad decus vel ad dignitatem acquiri-
tur. Circa cibos enim superatrix rationis et
aliarum cupiditatum cupiditas « ingluvies »
appellatur et eum, qui hanc habet, hac ipsa
appellatione nuncupatum reddit. Rursus que
circa ebrietates tyrannidem exercet ac eum,
quem possidet, hac ducens patet, quod habe-
bit cognomen ? Et alias harum germanas et
germanarum cupiditatum nomina, semper que
maxime dominatur, quemadmodum appellare
deceat, manifestum est. Cuius autem gratia
superiora diximus, fere iam patet. Dictum
tamen quam non dictum, magis patebit. Que
enim sine ratione cupiditas superat opi-
nionem ad recta tendentem rapitque ad volup-
tatem forme et a germanis, que sub illa sunt
circa corporis formam, cupiditatibus roborata
pervincit et ducit : ab ipsa insolentia, quod
« absque more » flat, « amor » vocatur ».

§ 21.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

61

P

ar conséquent, lorsque l’opinion guide
rationnellement vers le meilleur et prévaut

par sa force même, on la nomme tempérance

45

;

cependant, lorsque le désir irrationnel nous
conduit au plaisir et nous domine, on l’appelle

débauche. La débauche, ayant des formes et
des parties diverses, prend pour cela de multi-
ples dénominations, et celle de ces formes qui
chez d’aucun prend le plus de relief reçoit le
nom de celle-ci, sans que nul n’y gagne en hon-
neur, ni en dignité. En ce qui concerne la nour-
riture, le désir qui prévaut sur la raison et sur
les autres désirs
(superatrix rationis et aliarum
cupiditatum cupiditas) se nomme gloutonnerie,
et vaut à celui qui la possède d’être appelé d’un
nom tout pareil. Si c’est maintenant que l’on
considère le désir qui exerce sa tyrannie sur les
excès de boisson
(circa ebrietates tyrannidem
exercet) et qui conduit clairement par cette
route celui qu’il possède, quel nom aura-t-il ?
Et les autres noms, frères de ceux-là, et dénom-
mant des désirs frères des précédents
(alias
harum germanas et germanarum cupiditatum
nomina), le nom du désir constamment au pou-
voir, la façon dont il convient de les nommer est
manifeste
(Cuius autem gratia superiora dixi-
mus, fere iam patet). Pour quel désir ai-je dit
les choses précédentes ? Peu s’en faut, certes,
que cela ne soit déjà manifeste. Toutefois, cela
sera plus clair si on le dit, que si on le tait

(Dictum tamen, quam non dictum, magis pate-
bit). Quel désir prévaut de façon irrationnelle

§ 21.

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62

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

63

sur l’opinion qui tend à la rectitude (opinionem
ad recta tendentem), qui ravit au plaisir de la
beauté et, renforcé par ses frères désirs qui lui
sont soumis en regard de la beauté du corps,
triomphe de tout et tout emporte puisqu’il se
manifeste sans les mœurs
(absque more) ?
L’a-mœurs, l’amour (amor)

46

».

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64

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

T

otus hic locus insigniter admodum lucu-
lenterque tractatus est a Platone. Insunt

enim et verborum, ut ita dixerim, delicie et sen-
tentiarum mirabilis splendor. Et est alioquin
tota ad numerum facta oratio. Nam et « in
seditione esse animum » et « circa ebrietates
tyrannidem exercere » ac cetera huiusmodi
translata verba quasi stelle quedam interpo-
site orationem illuminant. Et « innata nobis
voluptatum cupiditas », « acquisita vero opi-
nio, affectatrix optimi » per antitheta quedam
dicuntur ; opposita siquidem quodammodo
sunt « innatum » et « acquisitum », « cupi-
ditasque voluptatum » et « opinio ad recta
contendens ». Iam vero quod inquit : « huius
germane germanarumque cupiditatum nomina
et superatrix rationis aliarumque cupiditatum
cupiditas » ; et « utrum amanti potius vel non
amanti sit in amicitiam eundum » : hec omnia
verba inter se festive coniuncta, tamquam in
pavimento ac emblemate vermiculato, sum-
mam habent venustate. Illud preterea quod
inquit : « cuius gratia hec diximus, fere iam
patet. Dictum tamen, quam non dictum, magis
patebit » : membra sunt duo, paribus interval-
lis emissa, que Greci « cola » appellant. Post
hec ambitus subicitur plenus et perfectus :
« que enim sine ratione cupiditas superat opi-
nionem ad recta tendentem rapitque ad volup-
tatem forme et a germanis, que sub illa sunt
circa corporis formam, cupiditatibus roborata
pervincit et ducit : ab ipsa insolentia, quod

§ 22.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

65

T

out ce passage est traité par Platon de
façon singulière et excellente. Comme

je l’ai dit d’ailleurs, on y trouve tout autant
de raffinements expressifs qu’une admirable
clarté de pensée ; du reste, tout le discours
est construit de façon harmonieuse. En effet,
les expressions « in seditione esse animum »
(l’âme est en lutte) et circa ebrietates tyran-
nidem exercere
(exercer sa tyrannie sur les
excès de boisson) et d’autres métaphores sem-
blables illuminent le discours comme autant
d’étoiles. De même « innata nobis voluptatum
cupiditas
» (désir inné des plaisirs en nous),
« acquisita vero opinio, affectatrix optimi »
(une opinion acquise en vérité et qui tend
vers le meilleur) sont des expressions for-
mulées par antithèse puisque s’opposent, en
un certain sens, « innatum » et « acquisi-
tum
» d’une part, « cupiditas voluptatum »
et « opinio ad recta contendens » de l’autre.
Lorsqu’il dit, en outre : « huius germane
germanarumque cupiditatum nomina
» (les
noms de cette sœur et de ses frères désirs),
« superatrix rationis aliarumque cupiditatum
cupiditas
» (le désir qui prévaut sur la raison et
sur les autres désirs) et « utrum amanti potius
vel non amanti sit in amicitiam eundum
» (s’il
faut se lier d’amitié à quelqu’un qui aime plu-
tôt qu’à quelqu’un qui n’aime pas) ; tous ces
mots, unis entre eux d’ingénieuses façons
comme un plancher ou un médaillon fait
de mosaïques, possèdent une extraordinaire

§ 22.

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66

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

absque more fiat, amor vocatur ». Videtis in
his omnibus sententiarum splendorem ac
verborum delicias et orationis numerosita-
tem ; que quidem omnia nisi servet interpres,
negari non potest quin detestabile flagitium
ab eo committatur.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

67

beauté. De plus, cette phrase qui dit dictum
tamen, quam non dictum, magis patebit
(cela
sera plus clair si on le dit que si on le tait),
est formée de deux membres dont les inter-
valles sont égaux, ce que les Grecs nomment
« cola ». Après quoi la période s’écoule com-
plète et parfaite : « Quel désir prévaut de
façon irrationnelle sur l’opinion qui tend à la
rectitude qui ravit au plaisir de la beauté et,
renforcé par ses frères désirs qui lui sont sou-
mis en regard de la beauté du corps, triomphe
de tout et tout emporte puisqu’il se manifeste
sans les mœurs. L’a-mœurs, l’amour (amor) ».
Toutes ces expressions réfléchissent la splen-
deur des pensées, les délices des mots et l’har-
monie du discours ; à présent, si le traducteur
ne parvient point à conserver tout cela, on
ne peut nier qu’il ne commette là quelque
détestable erreur.

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68

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

I

n eodem libro rotunde admodum et signift-
canter per continuationem verba posuit,

inquiens : « Hanc tibi, o dilecte amor, nostra
pro facultate, quam pulcherrime optimeque
valuimus, poetico quasi more palinodiam ceci-
nimus. Quare et antedictorum veniam presta,
et horum gratia mihi propitius assiste. Tum, si
quid indignum tuo numine a Phedro et a me
dictum sit, Lysiam huius disputationis patrem
accusans ab huiusmodi sermonibus desistere
facias et ad philosophiam, quemadmodum fra-
ter eius Polemarchus versus est, ita ilium cou-
verte. Hec ipsa et ego deum oro, o Socrates.
Tuum vero sermonem iam pridem admiror
quam valde superiori antecellit, ut iam vereri
incipiam, ne Lysias mihi exilis exanguisque
videatur si pergat ad hunc tuum alium suum
conferre ». Totus hic locus in greco valde insi-
gnis et numerosus est et amenus. Nos autem
in latinum transferentes an servaverimus
maiestatem elegantiamque primi auctoris nes-
cimus ; conati certe sumus illam servare.

§ 23.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

69

D

ans le même ouvrage, Platon, poursui-
vant avec grande élégance et clarté son

discours : « Voilà à Toi, Ô cher Amour, que nous
avons chanté cette palinodie de la plus belle
et meilleure manière que nous pouvons, en
conformité presque avec la coutume poétique.
Aussi pusses-tu pardonner les choses dites
auparavant et sois propice à celles-là. Que
si dans le discours qui a précédé Phèdre et
moi avons été impertinents envers ta divinité,
rends en responsable Lysias, qui de cette dis-
pute est le père, retiens-le de prononcer de
tels discours et dirige-le vers la philosophie
comme s’est tourné vers elle Polémarque, son
frère. Pour tout cela, je prie aussi le Dieu,
Ô Socrate. Depuis longtemps, déjà, j’admire
comment ton discours dépasse le précédent. Si
bien que je commence à craindre que Lysias
ne m’apparaisse bien mesquin et exsangue si
d’aventure il devait opposer son discours au
tien

47

». En grec, tout ce passage est d’une

grande beauté, il est harmonieux et amène.
Nous ne savons point cependant si, en le tra-
duisant en latin, nous fûmes en mesure d’en
conserver la dignité et l’élégance du premier
auteur ; certes, nous nous y sommes efforcés.

§ 23.

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70

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Q

uid Aristoteles ? An et ipse ornamenta
dicendi eodem modo consectatur ?

Mirifice profecto atque creberrime, ut ego
ipse interdum admirari cogar tantam eius
rei curam in medio subtilissimarum disputa-
tionum philosopho affuisse. Referam vero
unum aut alterum locum exempli gratia.

§ 24.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

71

Q

ue dire d’Aristote ? N’est-il point capa-
ble, à sa façon, d’orner le discours ? Il le

fait fréquemment et de façon si extraordinaire

48

que je m’émerveille parfois qu’un philosophe,
au cœur d’une subtile dispute philosophique,
ait pu avoir tant de soins à ces choses. J’en
donnerai ici un ou deux exemples.

§ 24.

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72

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

A

ristoteles in decimo Ethicorum libro
cum de felicitate contemplativi hominis

loqueretur, sic inquit : « Esse vero perfectam
felicitatem contemplativam quandam opera-
tionem vel ex eo patebit, quod deos maxime
existimamus felices ac beatos esse. At quas
res illis tribuimus agendas ? Utrum iustas ?
An erit ridiculum si in contractibus ac red-
dendis depositis et huiusmodi rebus occupati
dicantur. Sed an fortes ? In sustinendis terrori-
bus et periculis subeundis honesti causa ? At
quenam pericula et qui terrores esse diis pos-
sunt ? An liberales ? At cui dabunt ? Et simul
absurdum est dicere illis esse nummos vel ali-
quid tale. An modestas ? At que tandem ista
laus est non habentibus pravas cupiditates ?
Ita per omnia discurrenti apparebit in rebus
agendis parvum quiddam esse et indignum
numine deorum. At vivere illos cuncti existi-
mant, et operari ergo. Nam dormire eos dicen-
dum non est, quemadmodum Endymionem.
Viventi autem si nec agere quicquam tribuatur
et multo magis nec facere, quid restat tandem
preter contemplationem ? Quare operatio dei,
beatitudine precellens, contemplativa que-
dam esset et in hominibus ergo illa, que huic
cognatissima est, erit utique felicissima ! ».
Ne Demosthenes quidem aut Cicero, qui ver-
borum dicendique artifices existunt, melius
hanc exornationem explicassent, quam est ab
Aristotele explicata.

§ 25.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

73

A

ristote, dans le dixième livre de l’Éthique
[à Nicomaque]

49

, en parlant du bonheur

de l’homme contemplatif, s’exprime ainsi :
« Que le parfait bonheur soit une certaine acti-
vité contemplative est tout à fait clair en
ce que nous imaginons les dieux jouissant
de la suprême félicité et du souverain bon-
heur. Mais quelles actions devons-nous leur
attribuer ? Sont-ce les actions justes ? Mais
ne serait-ce pas ridicule si l’on disait qu’ils
s’occupent de contracter des engagements,
restituer des dépôts et d’autres actions ana-
logues ? Sont-ce les actions courageuses,
et les dieux affronteront-ils les dangers,
courront-ils des risques pour la beauté de
la chose ? Quel danger, quelle peur peut-il
y avoir pour les dieux ? Ou bien poseront-ils
des actes de libéralité ? Mais à qui feront-ils
des largesses ? Il serait aussi étrange qu’ils
eussent à leur disposition de la monnaie ou
quelque autre moyen de paiement semblable !
Et que peuvent donc signifier les actes de
tempérance dans leur cas ? Mais enfin, quelle
louange est-ce donc que celle qui s’adresse
à qui n’a point d’appétits dépravés ? Si nous
passons en revue toutes ces actions, les cir-
constances qui les entourent nous sembleront
mesquines et indignes de la divinité des dieux.
Et pourtant ! Nous nous représentons toujours
les dieux comme possédant la vie et, par
suite, exerçant quelque activité, car nous ne
pouvons pas supposer qu’ils dorment comme

§ 25.

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74

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

75

Endymion

50

. Or, pour l’être vivant, une fois

qu’on lui a ôté l’action et, à plus forte raison, la
production

51

, que lui reste-t-il donc sinon que

la contemplation ? Par conséquent, l’activité
d’un dieu qui, en félicité surpasse quiconque,
ne saurait être que théorétique. Par la suite,
de toutes les activités humaines, celle qui
est la plus apparentée à l’activité divine sera
aussi la plus grande source de bonheur ! ». Ni
Démosthène non plus que Cicéron, qui se pré-
sentent comme des orfèvres de la parole et du
dire, n’auraient pu mieux exposer cet élégant
discours que ne l’a fait Aristote.

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76

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

I

dem in secundo Ethicorum inquit : « Non
enim ex eo quia sepe audivimus aut sepe

vidimus, sensum accepimus, sed contra
habentes usi sumus, non utentes habuimus.
At virtutes acquirimus operando prius, que-
madmodum et in aliis artibus. Que enim opor-
tet postquam didicerimus facere, ea faciendo
addiscimus, ceu fabricando fabri et citharam
pulsando citharedi ; sic iusta agendo iusti et
modesta modesti et fortia fortes efficiuntur ».

§ 26.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

77

D

e même, dans le second livre de
l’Éthique, il ajoute : « Ce n’est point

de la multitude d’actes de vision ou d’audi-
tion que nous avons acquis les sens corres-
pondants, mais c’est au contraire par leur
possession que nous nous en sommes servis.
Pour les vertus, au contraire, nous les avions
déjà avant que d’en faire usage, comme c’est
aussi le cas pour les autres arts

52

. En effet,

ce qu’il faut avoir appris pour les accomplir,
c’est en les accomplissant que nous les appre-
nons davantage ; c’est en construisant que l’on
devient constructeur et en jouant de la cithare
que l’on devient cithariste ; de même, c’est
en accomplissant des actions justes que nous
devenons justes, les actions modérées que
nous devenons modérés, les actions coura-
geuses que nous devenons courageux

53

».

§ 26.

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78

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

I

n eodem quoque libro de hoc ipso loquens
sic inquit : « Preterea nequaquam simile

est in artibus et virtutibus. Nam que ab arte
procedunt laudem in se habent, quare sufficit
illa ita existere. Sed que a virtute proficiscun-
tur, non satis est si ipsa iuste, quodammodo se
habent, et modeste agantur, sed si agens ita
egerit : primo si sciens, secundo si eligens et
eligens propter ipsa, tertio si certo et immobili
iudicio agat. Ad ceteras vero artes habendas
nihil horum requiritur preter quam scientia.
At in virtutibus scire ipsum parum est aut
nihil. Uti vero atque exercere plurimum imo
totem valet, utpote que ex frequenti actione
iustorum modestorumque proveniant. Res
enim tunc iusta et modesta dicitur quando
talis est qualem iustus et modestus ageret.
Iustus autem et modestus est non qui hoc agit,
sed qui sic agit ut iusti et modesti agunt. Bene
ergo dicitur quod quis iusta agendo iustus fit
et modesta modestus, non agendo autem nul-
lus ut bonus sit ne curare quidem videtur.
Sed plerique non ita faciunt, verum ad verba
disputa tionemque conversi putant se philo-
sophari atque ita viros bonos fieri : egrotos
imitati, qui verba medicorum audiunt quidem
diligenter, faciunt autem nihil ex his que sibi
precepta sunt. Ut ergo illorum corporibus
non bene erit qui ita curantur, sic ne illorum
animis qui ita phiosophantur ». Videtis in
his verbis elegantiam, varietatem et copiam
cum exornationibus tum verborum tum etiam
sententiarum.

§ 27.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

79

P

lus loin, traitant du même sujet, il
ajoute : « De plus, la situation n’est point

la même pour les arts et pour les vertus. En
effet, les choses qui dérivent de l’art portent
en elles-mêmes les motifs de louange, de sorte
qu’il suffit qu’elles existent telles qu’elles
sont. Celles qui, au contraire, viennent de
la vertu, il ne suffit point qu’elles aient été
accomplies avec justice et modération telles
qu’elles sont, mais il faut que celui qui les fait
les fasse avec ces dispositions : en premier
lieu, il doit savoir ce qu’il fait ; ensuite, choi-
sir librement l’acte en question et le choisir
en vertu de cet acte lui-même ; en troisième
lieu, l’accomplir dans une disposition d’esprit
ferme et inébranlable. La possession de tous
les autres arts n’implique point la recherche
de tout cela, à l’exception du savoir lui-même.
Pour les vertus cependant, le savoir en lui-
même vaut que peu de choses, ou rien du tout.
Ce qui a de la valeur pour elles, c’est plutôt
le faire, puisqu’elles proviennent de l’accom-
plissement répété d’actes justes et modérés.
En effet, une action est dite juste et modérée
quand elle est telle que l’accomplirait une
personne juste et modérée ; mais est juste et
modéré non pas celui qui les accomplit sim-
plement, mais celui qui, de plus, les accom-
plit de la façon dont les accomplissent les
per sonnes justes et modérées. On a donc rai-
son de dire que l’on devient juste en accom-
plissant des actions justes, que l’on devient
modéré en agissant avec modération, mais nul

§ 27.

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-

80

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

81

ne deviendrait bon sans accomplir de bonnes
actions. Mais la plupart des hommes ne font
point ainsi. Plutôt que de se donner aux
actions vertueuses, ils se donnent aux mots,
pensant agir ainsi en philosophe et que cela
suffit à les rendre vertueux. Ils ressemblent en
cela aux malades qui écoutent attentivement
leur médecin sans suivre cependant leurs
prescriptions. Or, de même que ces malades
ne sauraient assurer la santé de leur corps en
agissant ainsi, les autres ne sauraient assurer
celle de leur âme en philosophant ainsi

54

».

On peut voir dans ces phrases l’élégance, la
variété, la richesse, l’ornement tant des mots
que des pensées.

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82

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

I

n libris vero Politicorum multo crebrior est.
Quod enim materia est civilis et eloquentie

capax, nullus fere locus ab eo tractatur sine
rhetorico pigmento atque colore, ut interdum
etiam festivitatem in verbis oratoriam perse-
quatur. Quale est illud in septimo Politicorum
libro : « Videmus, inquit, homines acquirere
et tueri non virtutes externis bonis, sed
externa virtutibus, ipsaque beata vita – sive
in gaudio posita est, sive in virtute, sive in
ambobus – magis existit moribus et intellectu
in excessum ornatis, mediocria vero externa
possidentibus, quam his qui externorum plura
possident quam opus sit, moribus vero intel-
ligentiaque deficiant ». Et alio loco de magis-
tratu, qui custodie reorum presit, sic inquit :
« Contingit vero, ut boni quidem viri maxime
hune magistratum devitent, pravis autem
nequaquam tutum sit illum committere, cum
ipsi potius indigeant custodia et carcere,
quam alios debeant custodire ».

§ 28.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

83

C

e style est bien plus diffus encore dans
la Politique puisque la matière traitée

s’offre bien à l’éloquence et presque rien n’est
par lui traité sans ornement rhétorique, sans
couleurs, de sorte qu’il cherche à obtenir par
ses mots quelque heureux effet oratoire. Ainsi
ce passage du septième livre

55

de la Politique :

« Aux hommes insatiables, nous dirons qu’ils
pourraient ici se convaincre sans peine, par
les faits mêmes, que les biens extérieurs, loin
de nous acquérir et de nous conserver les
vertus, sont au contraire acquis et conservés
par elles ; que le bonheur, soit qu’on le place
dans les jouissances ou dans la vertu, ou bien
dans l’un et l’autre à la fois, appartient sur-
tout aux cœurs les plus purs, aux intelligences
les plus distinguées, et qu’il est fait pour les
hommes modérés dans l’amour de ces biens
qui tiennent si peu à nous, plutôt que pour les
hommes qui, possédant ces biens extérieurs
fort au-delà des besoins, restent pourtant si
pauvres de caractère et d’intelligence

56

».

Dans un autre passage sur la magistrature qui
s’intéresse à la surveillance des accusés, il
s’exprime ainsi : « À la vérité, il advient que
des hommes, bons de toute évidence, évitent
le plus qu’ils le peuvent cette magistrature,
tandis qu’il est chose peu sûre que de la
confier à des hommes pervers, du moment où
ceux-ci ont besoin davantage d’être surveillés
et emprisonnés que de surveiller autrui

57

».

§ 28.

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-

84

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

P

leni sunt Platonis Aristotelisque libri
exornationum huiusmodi ac venustatum,

quas longum nimis foret per singula consec-
tari. Lector certe, si modo eruditus disciplina
sit, faciliter ea deprehendet. His vero exemplis
abunde patet neminem posse primi auctoris
maiestatem servare, nisi ornatum illius nume-
rositatemque conservet. Dissipata namque et
inconcinna traductio omnem protinus laudem
et gratiam primi auctoris exterminat. Ex quo
scelus quodammodo inexpiabile censendum
est hominem non plane doctum et elegantem
ad transferendum accedere.

Q

uoniam illa, que habere oportet inter-
pretem, ostendimus ac reprehensiones

artificum ex opere ipso, si non recte fecerint,
merito nasci docuimus, videamus nunc tan-
dem unum aliquem locum illius interpreta-
tionis. Ex eo namque totum genus tanslationis
eius poterimus intelligere et, utrum reprehen-
sionem aut laudem mereatur, iudicare.

§ 29.

§ 30.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

85

L

es livres de Platon et d’Aristote regorgent
de ces raffinements et de cette élégance ;

il serait par trop long que de les rechercher
tous un à un. Certes, le lecteur cultivé saura
le trouver sans peine. De tous ces exemples
cependant, il est bien clair que nul ne peut
conserver la majesté du premier auteur s’il
n’en conserve point aussi les ornements et
l’harmonie. Une traduction sans ordre et sans
élégance détruit aussitôt tout le mérite et toute
la grâce du premier auteur. C’est pourquoi
il faut tenir pour une faute impardon nable
qu’un homme sans culture et de peu de goût
s’adonne à la traduction.

P

uisque nous avons indiqué quelles qua-
lités devait posséder un traducteur et

que nous avons aussi montré que les critiques
adressées aux auteurs viennent, justement,
des traductions de leurs œuvres si elles sont
mal faites, voyons maintenant, pour finir, cer-
tains points de cette traduction ; on y pourra
voir la façon de traduire et juger si celle-ci
mérite des reproches ou des louanges

58

.

§ 29.

§ 30.

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-

86

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

A

ristoteles in libro Politicorum quarto –
utriusque enim operis idem fuit traductor,

nec refert ex illo vel ex hoc exempla suman-
tur –, Aristoteles ergo in libro Politicorum
quarto docet solere potentes ac magnos in
civitate homines simulare interdum quedam
ac dolose pretexere ad multitudinem populi
excludendam a rerum publiçarum guberna-
tione. Esse vero illa, in quibus ista simula-
tione utuntur, quinque numero : contiones,
magistratus, iudicia, armaturam, exercita-
tionem. Pena enim magna constituta adversus
divites, nisi contioni intersint, nisi magistratus
gerant, nisi in iudicio cognoscant, nisi arma
possideant, nisi ad bellicos usus exercean-
tur ; per huiusmodi penam ad ista facienda
divites compellunt ; at pauperibus nullam in
his rebus penam constituunt, quasi parcentes
eorum tenuitati. Hec enim pretexitur causa ;
sed re vera hoc agunt, quo illi impunitate per-
missa a gubernatione rei publice se disiun-
gant. Pena siquidem remota, nec exercere se
ad bellicos usus multitudo curabit nec arma
possidere volet, cum liceat per legem impune
illis carere, nec magistratum geret pauper, si
id putabit damnosum, cum sit in eius arbitrio
gerere vel non gerere. Onus quoque iudi-
candi sepe vitabit, si nequeat compelli, ac
tempus rebus suis libentius impendet quam
publicis consiliis. Atque ita fit, ut tenuiores
quidem homines sub pretextu ac velamento
remis sionis penarum sensim ac latentes a re

§ 31.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

87

D

ans le quatrième livre de la Politique

59

le traducteur

60

est le même que pour

l’Éthique à Nicomaque, aussi importe-t-il
peu que je prenne les exemples dans un texte
ou dans l’autre

61

– Aristote enseigne que les

hommes puissants et influents dans la Cité
ont l’habitude de simuler certaines choses
et de les fournir ensuite de cauteleuse façon
comme prétexte pour éloigner le peuple de la
chose publique. Ils recourent à cette astuce
dans cinq domaines précis : les assemblées,
les magistratures, les tribunaux, les armées,
l’exercice au gymnase. Une peine importante
est infligée aux riches qui ne prennent point
part à l’Assemblée, s’ils n’assument aucune
magistrature, ne font point les juges au tribu-
nal, ne possèdent point d’armes ni ne s’exer-
cent pour les utiliser au combat. C’est par ces
peines qu’ils contraignent les riches à accom-
plir toutes ces choses ; pour les pauvres, au
contraire, aucune peine n’est fixée comme s’il
se fut agi d’un égard envers leur pauvreté. Il
s’agit là toutefois d’un prétexte, car ce qu’ils
obtiennent par cette impunité est d’éloigner
les pauvres de l’administration de la chose
publique. Le peuple, en effet, dès lors que la
peine est éloignée n’aura cure de s’exercer à
la guerre ni ne voudra posséder d’armes du
moment où la loi lui permet de n’en point avoir,
ni le pauvre n’assumera de charges publiques
s’il retient pour lui l’exercice dommageable
dans la mesure où il est libre de l’assumer ou

§ 31.

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88

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

publica excludantur, apud divites autem et
opulentos remaneant administratio et arma et
peritia preliandi. Ex quibus potentiores facti
quodammodo tenuioribus dominentur.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

89

non ; il évitera aussi de devenir juge s’il n’est
point possible de l’y contraindre, et passera
ainsi bien plus volontiers son temps à s’occu-
per de ses propres affaires qu’à assister aux
assemblées publiques. Il dérive de tout cela
que les plus pauvres, sous couvert et prétexte
d’impunité, seront exclus peu à peu et de
façon imperceptible de la gestion de la chose
publique, cependant que le gouvernement, les
armes et la capacité de combattre demeurent
dans les mains des riches et des puissants, de
sorte que, rendus plus puissants encore, ils
domineront les plus faibles.

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90

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

H

ec est Aristotelis sententia, quam pro-
lixius explicare volui, quo clarius intel-

ligeretur illius mens. Nunc autem eius verba
preclare et eleganter in greco scripta, que-
madmodum hic interpres in latinum converte-
rit, animadverte ! Ex hoc enim modus et forma
traductionis, qua ubique usus in transferendo
est, manifestissime deprehendetur. Inquit
enim interpres noster hoc modo : « Adhuc
autem, quecumque prolocutionis gratia in
politiis sapienter loquuntur ad populum, sunt
quinque numero : circa congregationes, circa
principatus, circa pretoria, circa armationem,
circa exercitia ». -Deus immortalis, quis hec
intelliget ? Quis hanc interpretationem ac non
potius delirationem ac barbariem vocitabit ?
Veniant queso defensores huius interpretis et
istos, si possunt, defendant errores vel desi-
nant mihi irasci, si ilium reprehendi.

§ 32.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

91

T

elle est la pensée d’Aristote que j’ai voulu
exposer dans son ensemble afin que son

intention soit bien claire. Observez à présent
de quelle façon ce traducteur a transporté des
mots qui, en grec, sont élégants et magnifiques !
Il en dérivera une condamnation complète de
la manière et de la forme par lesquelles il a
conduit sa traduction. Notre traducteur dit en
effet : « En outre, toutes les choses qui, par la
prolocution, dans le gouvernement de l’État a
parlé savamment au peuple, sont au nombre
de cinq : au sujet des attroupements, au sujet
des primautés, au sujet des juges, au sujet
de l’armement, au sujet des exercices

62

».

Ô Dieu immortel ! Qui donc comprendra ce
texte ? ! Qui donc nommerait cela une traduc-
tion plutôt qu’un délire, plutôt qu’une barba-
rie ? Qu’ils se présentent donc les défenseurs
de cette traduction pour soutenir ces erreurs
si seulement ils le peuvent, ou bien qu’ils pla-
quent ma colère en reconnaissant la justesse
de mes critiques !

§ 32.

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-

92

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

P

rimum enim, quod inquit « prolocu tionis
gratia sapienter loquuntur ad popu-

lum » : quid est queso « prolocutionis gratia
loqui » ? Si enim loquuntur homines ad popu-
lum sapienter gratia prolocutionis, magnum
profecto aliquid debet esse prolocutio. Doce
me ergo, quid tandem sit ! Nam ego id verbum
numquam audivi hactenus neque legi nec,
quid importet, intelligo. Si in extrema barbarie
id verbum in usu est, doce me, quid apud bar-
baros significet « prolocutionis gratia loqui ».
Nam ego latinus istam barbariem tuam non
intelligo. Si prolocutio est ut « prologus » et
« proemium », congruere non potest. Non enim
loquuntur homines ad populum gratia proemii
vel prologi, sed proemium et prologus adhibe-
tur gratia locutionis. Quodsi forsan dicere vis :
« prolocutionis gratia » idest « gratia decep-
tionis » et « simulationis », quodnam tandem
malum est hec tam dura inusitataque locutio
tua, ut « simulationem » appelles « prolocu-
tionem » et « dolose confingere » interprete-
ris « sapienter loqui ». Hec enim omnia sunt
absurdissima. Atqui quod inquit « sapienter
loquuntur », in greco non est « loquuntur »,
sed id verbum ex se ipso interpres adiunxit.
Deinde quod inquit « sapienter », male capit.
« Sophisma » enim non « sapientiam », sed
« deceptionem et cavillationem » significat.
Itaque partim adiungit ipse de suo, partim
male capit ex greco, partim male reddit in
latino, cum « prolocutionis gratia » dixerit,

§ 33.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

93

D’

abord il dit : « par la prolocution […]
a parlé savamment au peuple » ; mais

qu’est-ce que cela signifie que de « parler par
prolocution » ? S’il est vrai que les hommes
parlent de savante façon au peuple par le
moyen de la prolocution, celle-ci doit être
quelque chose d’auguste. Que l’on m’enseigne
alors ce que c’est ! ! Je n’ai jamais, jusqu’à
présent, entendu mot semblable, ni ne l’ai
lu, ni ne comprends ce qu’il veut dire. Si
ce mot est en usage dans les plus lointains
pays barbares, que l’on m’enseigne alors ce
que signifie auprès des barbares « parler par
prolocution ». Moi qui suis latin, je n’entends
point cette barbarie. Si prolocution signifie
« pro logue » ou bien « préambule », ce mot
ne peut convenir, car on ne parle point au
peuple par prologue et préambule, mais bien
pour introduire un discours. Si toutefois pro-
locution signifie tromperie et artifice, cette
façon de dire prolocution au lieu de tromperie
est bien difficile et inusitée, bien laide aussi,
de même que de dire « parler savamment au
peuple » au lieu de « feindre avec trompe-
rie ». Tout cela est complètement absurde. Et
quant au « parler savamment », il n’est point
question en grec de « parler » ; ce verbe fut
ajouté par le traducteur ; et pour « savam-
ment », il semble mal comprendre comment
« sophisme » ne signifie point « savam-
ment », mais plutôt « tromperie et captieux ».
Ainsi, le traducteur en partie ajoute, en partie

§ 33.

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94

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

quod dicendum fuit « sub pretextu aliquo et
simulatione ». Pretexitur enim causa et dolose
confingitur, cum aliud agitur, aliud simulatur.
Agitur enim re vera, ut tenuiores excludantur
a rei publice gubernatione ; simulatur vero
pro eorum commodis illa fieri, propter que
excluduntur.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

95

comprend mal le grec, en partie le rend mal,
puisqu’il dit « par la prolocution » au lieu de
dire « sous quelque prétexte et simulation ».
On use de prétexte et de simulation quand on
dit une chose, mais que l’on en fait une autre ;
en effet, on exclut les plus pauvres du gouver-
nement des choses publiques en feignant que
ces exclusions se font pour leur bien.

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96

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Q

uod autem postea subicit « circa congre-
gationem », absurdissimum est. Verbum

enirn grecum « contionem » significat, non
« congregationem ». Differunt autem pluri-
mum inter se. Nam congregatio est etiam bes-
tiarum ; unde « gregem » dicimus. « Contio »
autem proprie est multitudo populi ad decer-
nendum de re publica convocata ; et ita ver-
bum in greco significat. Itaque non recte
transtulit, cum aliud pro alio posuerit nec vim
servaverit greci verbi. Sed hoc veniale pecca-
tum est. Ast illud nequaquam venia dignum,
quod subicit circa « pretoria ». Quod enim
« pretoria » inquit, « iudicia » debuit dicere.
« Iudicium enim furti » dicimus, non « preto-
rium furti », et « res iudicata », non « preto-
riata » et « probationes in iudicio factas » et
« iudicium de dolo malo ». Denique « dicas-
tis » grece, latine « iudex » ; « dicastirion »
grece, latine « iudicium ». Hoc est verbum e
verbo. Iste vero delirat et ea nescit que pueri
etiam sciunt.

§ 34.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

97

L’

expression ajoutée tout après, « au sujet
des attroupements » est dépourvu de

sens puisque le mot grec (kklhs´ia) signifie
« assemblée, audience » et non pas « attrou-
pement ». Ce sont là deux choses qui diffèrent
grandement entre elles. En effet, « attroupe-
ment » se peut dire aussi des bêtes, d’où notre
mot « troupeau ». L’assemblée, quant à elle,
désigne justement la multitude du peuple
convoquée pour décider de la chose publique,
et c’est d’ailleurs ce que le mot grec signi-
fie. On n’a donc point correctement traduit,
puisque l’on a mis un mot pour un autre et
que l’on n’a pas conservé le sens exact du mot
grec

63

. Mais ce n’est jamais là qu’un péché

véniel. Cependant, ce qu’il ajoute à propos
des « juges » est impardonnable, puisque ce
qu’il appelle ainsi devait plutôt se nommer
« jugement » ; on dit en effet un « jugement
pour vol » et non un « juge pour vol » ! Une
cause est l’objet d’un « jugement » et non
d’un « juge », on parle de « preuve présentée
à un jugement » ou encore d’un « jugement
pour fraude » ! Aussi le grec dikast ´h cor-
respond à juge et dikast ´hrion à jugement

64

.

Voilà qui est traduire mot à mot.

§ 34.

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98

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

C

irca « principatus » inquit. Hec est alia
absurditas. Debuit enim « magistratus »

dicere. Nam principatus est imperatoris vel
regis ; pretores vero et cousules et tribunos
plebis et ediles curules et prefectos annone et
alios huiusmodi numquam diceremus « prin-
cipatum habere », sed « magistratum gerere ».
Est enim magistratus potestas uni vel pluribus
hominibus a populo vel a principe commissa,
principatus autem est maior quedam supere-
minentia, cui cetere omnes potestates parent.
Sic Octavianum et Claudium et Vespasianum
principes fuisse dicimus, Senecam vero, qui
consul fuit temporibus Neronis, nemo princi-
pem appellasset. Erat enim tune Nero « prin-
ceps », non Seneca ; neque consulatus Senece
« principatus » erat, sed « magistratus » ;
neque imperium Neronis « magistratus »
diceretur, sed « principatus ». Hec sunt luce
clariora. Nec quisquam Latinorum, qui lit-
teras noverit, huiusmodi officia et potestates
civibus commissa « principatus » vocabit.
Dicimus etiam « principem » per transla-
tionem : ut « princeps senatus », idest prima-
rius homo in senatu, « princeps iuventutis »,
qui inter adolescentes fama et honore prima-
rius habetur. Hec est consuetudo latini sermo-
nis. Hic autem interpres noster in aliis forsan
non indoctus erat ; litterarum certe penitus
fuit ignarus. – Deinde subicit « circa arma-
tionem », « circa exercitia ». Hec etiam duo
puerilia sunt : « armationem » enim non satis

§ 35.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

99

I

l ajoute ensuite des « primautés », ce qui
est une autre absurdité. Il aurait dû par-

ler de « magistrat », puisque la « primauté »
est l’autorité qui revient à l’Empereur ou bien
au roi, au lieu que les préteurs, les consuls,
les tribuns de la plèbe, les édiles curules

65

,

les préfets à l’approvisionnement et tous ceux
de ce genre ne diraient jamais qu’ils « ont la
primauté » mais bien qu’ils « sont des magis-
trats ». En effet, la magistrature est un pouvoir
confié à un seul homme, ou à plusieurs, par
le peuple ou bien le prince ; la « primauté »,
quant à elle, est une suprématie à laquelle
tous les autres pouvoirs sont assujettis. C’est
ainsi que nous disons qu’Octave, Claude et
Vespasien [investis de la primauté] furent
des princes alors que Sénèque, qui fut consul
sous Néron, ne fut jamais appelé « prince ».
« Prince », Néron le fut, point Sénèque, et le
consulat de Sénèque fut une magistrature et
non une « primauté ». Ce sont là des choses
plus claires que le soleil et nul n’ayant des
notions littéraires n’a nommé « primautés »
les offices et les pouvoirs confiés aux citoyens.
« Primauté » peut se dire aussi par méta-
phore : « la primauté du sénat » peut indi-
quer la personne qui y occupe le poste le plus
élevé ; « la primauté de la jeunesse » est celui
qui, parmi les jeunes, est considéré comme
le premier selon la célébrité et l’honneur. Ce
sont là des façons communes de parler. Peut-
être que notre traducteur n’était pas ignorant

§ 35.

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100

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

usitate dicimus ; « exercitia » vero cuncta
penitus opera sine ulla distinctione important.
Aristoteles autem hoc ita ponit, ut exercita-
tiones corporum ad bellicos usus designet.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

101

dans d’autres champs du savoir, mais il était
certainement dépourvu de culture littéraire.
Il ajoute ensuite « au sujet de l’armement »
et « au sujet des exercices ». On fait ici
encore deux erreurs puériles. « Armement »
était alors peu usité, quant à « exercices »
il indique à vrai dire toute activité sans dis-
tinction aucune. Mais Aristote utilise ce mot,
« gmnas´ia », pour désigner les exercices
physiques faits en préparation de la guerre.

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102

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

P

ost hec resumens, que prius enumera-
verat, in hunc modum verba subicit :

« Circa congregationem quidem : licere omni-
bus congregationi interesse, damnum autem
imponi divitibus, si non intersint congre-
gationi, vel solis vel multo maius ; circa
principatus autem : habentibus quidem hono-
rabilitatem non licere abiurare, egenis autem
licere ; circa pretoria vero : divitibus quidem
esse damnum, si non discutiant, egenis autem
licentiam, vel his quidem magnum damnum,
his autem parvum. Eodem modo et de pos-
sidendo arma et de exercitari leges ferunt :
egenis quidem licet non possidere, divitibus
autem damnosum non possidentibus ; et si
non exerceantur, his quidem nullum damnum,
divitibus autem damnosum ut hi quidem prop-
ter damnum participent, hi autem propter non
timere non participent. Hec quidem igitur
sunt oligarchica sophistica legislationis ».
O Aristotelis elegantiam ! Qui tanto studio
de arte rethorica scripsit, qui tanto splendore
tantoque ornatu libros suos refersit. Istane
tam balbutientia, tam absurda, tam muta in
latino illi redduntur, ut « prolocutiones »,
ut « honorabilitates », ut « propter non dis-
cuti » et « propter non scribi », ut « oligar-
chica sophistica legislationis » et huiusmodi
portenta verborum dicantur, que vix in pueris
primas discentibus litteras tolerabilia forent ?

§ 36.

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d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

103

A

près cela, reprenant ce qu’il avait énu-
méré, notre traducteur ajoute : « Au sujet

des attroupements, justement ; tous peuvent y
participer, mais les riches qui n’y participent
pas se voient imposer un dommage ou à eux
seuls ou de façon bien plus grande. Au sujet
des primautés, il n’est pas licite de l’abjurer
à ceux qui ont de l’honorabilité, tandis que ce
l’est pour les pauvres. Au sujet des jugements,
c’est un dommage pour les riches s’ils ne dis-
cutent pas, tandis que cela est licite pour les
pauvres ; ou encore pour ceux-là c’est un grand
dommage et pour ceux-ci un petit. De la même
façon sont les lois sur la possession des armes
et sur les exercices : il est permis aux pauvres
de ne pas en avoir, mais c’est un dommage aux
riches de ne pas en posséder, et si les pauvres
ne s’exercent pas, cela est sans conséquence,
mais pour les riches c’est très conséquent de
sorte qu’à cause du dommage, ils s’exercent,
tandis que ceux-là qui n’ont rien à craindre
s’en abstiennent. Telles sont donc les sophis-
tications oligar chiques de la législation ». Où
donc es-tu, Ô toi élégance d’Aristote ? Celui
qui mit tant d’effort pour écrire sur l’art de la
rhétorique et qui déposa dans ses ouvrages
tant de splendeur et d’ornements ! Or le voilà
qui bégaye et emploie des expressions absur-
des et muettes ! « Prolocutions », « honorabili-
tés », « s’ils ne discutent pas », « pour ne pas
être écrit », « sophistications oligarchiques de
la législation », ce sont là autant d’étrangetés
que l’on tolérerait à peine chez des enfants qui
commencent à apprendre l’alphabet !

§ 36.

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-

104

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

S

ed missas faciamus querelas et in ipsa
ineptitudine loquendi errores insuper

videamus. Quod inquit « damnum imponi
divitibus, si non intersint congregationi »,
non « damnum », sed « pena » dicendum fuit.
Licet enim damnatio penam importet, tamen
aliud est « damnum », aliud « pena ». Nam
damnum et fores afferunt et aves et quadru-
pedes, pena vero a lege imponitur, si contra
quis faciat, quam iussit. Nec etiam « congre-
gationi » dicendum fuit, sed « contioni ».

§ 37.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

105

M

ais laissons là les querelles et voyons
plutôt les erreurs de cette façon inepte

de parler. Pour l’expression « les riches qui n’y
participent pas [aux attroupements] se voient
imposer un dommage », il aurait fallu dire
« peine » et point « dommage ». En effet, bien
que la « condamnation » implique une peine,
un dommage et une peine sont des choses dif-
férentes. Les voleurs, les oiseaux et les qua-
drupèdes peuvent aussi causer du dommage,
tandis que la peine, elle, est imposée par la
loi, si l’on agit contre ses dispositions. Il ne
devait pas dire non plus « attroupement »,
mais bien « assemblée ».

§ 37.

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-

106

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Q

uod vero postea subicit « habentibus
honorabilitatem non licere abiurare

principatus » : tria hic sunt – « honorabilitas »
et « principatus » et « abiurare » –, quorum
singula vitiose sunt posita. De « principatu »
ostensum est supra evidentissimis probationi-
bus : non « principatus », sed « magistratus »
esse dicendum. Nunc autem de « honorabi-
litate » et « abiuratione » videamus. Quero
igitur, quid velit dicere « honorabilitatem
habentibus non licere abiurare » ? Utrum,
si sint persone honorabiles, ceu equites et
nobiles, abiurare non possunt, mercatores
autem et populares possunt, licet ditiores sint
equitibus et nobilibus ? Vel quomodo se hec
habent ? Nam si ad honorem lex respicit, non
ad divitias, nobiles etiam, si sint egeni, magis-
tratus gerere compellentur, ignobiles vero,
quamvis sint ditissimi, renuntiare poterunt.
Nam licet divites sint, non habent honorabili-
tatem. Vel dicemus : pauperem quidem habere
honorabilitatem, si bonus sit, divitem autem,
si sit improbus, non habere ? Atqui honora-
bilem esse constat bonum virum, quamvis sit
pauper, vituperabilem autem malum, quamvis
sit dives. Qui vero honorabilis est, eum hono-
rabilitatem habere negari non potest. Quod si
hec ita sunt, cur inquit « habentibus honora-
bilitatem non licere, egenis autem licere »,
quasi contrarii sint honorabiles et egeni ?

§ 38.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

107

Q

uant à la phrase suivante, « Au sujet
des primautés, il n’est pas licite de les

abjurer à ceux qui ont de l’honorabilité »,
il y a là trois mots – « honorabilité », « pri-
mauté » et « abjurer » – qui sont utilisés à
mauvais escient. Nous avons déjà montré plus
haut par des arguments limpides qu’il faut
dire « magistrature » et non « primauté ».
Examinons donc maintenant « honorabilité »
et « abjurer ». Qu’est-ce que cela veut-il bien
dire qu’« il n’est pas licite de l’abjurer à ceux
qui ont de l’honorabilité » ? Il s’agit là peut-
être de personnes honorables, des cavaliers et
des nobles, qui ne peuvent point abjurer, tan-
dis que les marchands et les gens du peuple
le peuvent, dussent-ils être plus riches que
les cavaliers et les nobles ? Sinon de quoi
s’agit-il ici ? Si la loi considère les hon-
neurs et point la richesse, les nobles, même
en étant pauvres, devront être investis des
magistratures ; au contraire, ceux qui ne sont
point nobles, quoique très riches, n’ont point
l’honneur. Dirons-nous plutôt : si elle est une
personne de bien, le pauvre a de l’honneur,
tandis que le riche, s’il est méchant homme,
n’en a point ? À vrai dire, on sait que l’homme
de bien est « honorable », digne d’honneur,
fût-il pauvre ; le scélérat, lui, bien que riche,
est « blâmable ». On ne peut nier que celui
qui a de l’honneur ait de l’honorabilité. Dans
ce cas, pourquoi dit-on qu’à ceux qui ont de
l’honorabilité cela est interdit, mais point aux
pauvres, comme si les pauvres ne pouvaient
être honorables ?

§ 38.

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-

108

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Q

uid ad hec respondebit interpres nos-
ter ? Nihil profecto, quod rectum sit.

Nam dato uno inconveniente plura sequun-
tur. Interpres enim noster propter ignoran-
tiam lingue « honorabilitatem » dixit, quod
« censum » dicere debebat. Est autem census
valor patrimonii, quem iste stulto et impe-
rito et inusitato vocabulo « honorabilita-
tem » nuncupavit. Ex hoc autem verbo, quod
inconvenienter ab « honore » traxit, mille,
ut ita dixerim, inconvenientia sequerentur.
Sed non « honorabilitas » dicendum fuit, sed
« census » ; hoc est enim conveniens nomen
et greco proprie correspondens, « honorabili-
tas » autem inconveniens ac penitus alienum.
Civitates enim Grecorum ferme omnes censu
moderabantur. Rome quoque census fuit a
Servio Tullio rege constitutus. Divisit enim
civitatem non secundum regiones, sed secun-
dum censum, faciens unum corpus eorum
civium, qui habebant censum supra centum
milia eris, aliud corpus habentium censum
a centum milibus ad septuaginta quinque,
testium eorum, qui habebant censum a sep-
tuaginta quinque milibus ad quinquaginta ; et
ita descendens usque ad quinque milia perve-
nit. Infra eum numerum sine censu reliquit,
quasi tenues et impotentes. Ex censu autem,
que domi et militie subeunda forent onera,
constituit. Quia vero patrimonia vel minuun-
tur vel augentur, de quinquennio in quinquen-
nium recenseri constituit. Id quinquennium

§ 39.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

109

Q

ue répondra notre traducteur à ces
objections ? Rien de sensé, très certai-

nement, d’autant qu’une erreur est suivie de
plusieurs autres. Notre traducteur, justement,
par ignorance de la langue, a nommé « hono-
rabilité » ce qui devait être appelé « cens,
richesse ». Le « cens » est l’entité d’un patri-
moine que par une expression sotte, inadé-
quate, inusitée, il a nommé « honorabilité ».
Et de ce mot, qu’il a malencontreusement
dérivé du mot « honneur », suivent, pour
ainsi dire, mille autres erreurs. Il n’aurait pas
dû dire « honorabilité » mais « cens » ; c’est
en effet le mot qui convient et qui corres-
pond précisément au grec, tandis qu’« hono-
rabilité » est un mot inconvenant et tout à
fait étranger. En effet, les villes grecques
étaient presque toutes administrées selon le
cens ; à Rome, le cens fut institué par Servius
Tullius

66

. Celui-ci subdivisa justement la

citoyenneté non point selon la région, mais
selon le cens, faisant ainsi un groupe unique
de ces citoyens qui avaient un cens de plus de
cent mille as

67

, un autre de ceux qui avaient

un cens de soixante-quinze à cent mille as, un
troisième de ceux qui en avaient un de
cinquante à soixante-quinze as et ainsi de façon
décroissante jusqu’à cinq mille as. En deçà de
cette somme, déchargé du cens, se trouvait le
menu peuple. C’est à la base du cens qu’il fixa
aussi les charges que l’on devait soutenir en
temps de paix comme de guerre. Or, puisque

§ 39.

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-

110

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

« lustrum » appellarunt ; magistratus vero,
qui censui preessent, « censores » dicti sunt.
Apud Grecos vero censores dicuntur « timite »
et census « timima » vocatur. Sed bonus ille
interpres ista non legerat. Verum pro censu
« honorabilitatem » somniavit, novum faciens
verbum a se ipso, quod nemo ante posuerat.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

111

le patrimoine peut augmenter ou diminuer,
il établit le recensement quinquennal, qu’il
appela « lustre », et les magistrats respon-
sables du cens furent nommés « censeurs ».
Chez les Grecs, les censeurs étaient appelés
« timht ´h » et le cens « timhma

68

». Cet

excellent traducteur n’avait cependant point
lu toutes ces choses, aussi a-t-il rêvé ce nou-
veau mot d’« honorabilité » que nul n’avait
jusqu’alors utilisé.

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-

112

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Q

uod autem inquit « licere abiurare
magistratum », dubito ne verbum

« abiurare » non recte sit positum ; prepo-
sitio enim ad verbum « iuro » addita « fal-
sum iuramentum » significare videtur, ut
periurare, deierare, abiurare. Sallustius de
Sempronia : « creditum abiuraverat, cedis
conscia fuerat ». « Abiurare creditum » est :
falso iuramento se a pecunia credita defen-
dere. Itaque « abiurare magistratum » esset :
falso iuramento magistratum negare, quod non
cadit in presenti sententia.

§ 40.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

113

Q

uant à l’expression « Au sujet des pri-
mautés, il n’est pas licite de les abju-

rer », je doute que le verbe « abjurer » soit
utilisé à bon escient. En effet, le préfixe
devant le verbe « jurer » semble lui donner
une connotation négative, comme parjurer ; de
même [en latin] de-iurare, qui signifie jurer
solennellement et ab-iurare qui veut dire nier
avec serment. Salluste dit de Sempronia

69

qu’elle avait « abjuré les dépôts qu’on lui
avait confiés », ce qui signifie qu’en abjurant
sa parole, elle avait joué un rôle dans l’assas-
sinat [des débiteurs]. De la même manière,
« abjurer des primautés » signifierait nier sous
serment d’avoir été investi d’une magistrature.
Or ce n’est point ici la pensée de l’auteur.

§ 40.

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-

114

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

I

llud autem, quod subdit circa pretoria,
« divitibus esse damnum, si non discu-

tiant, egenis vero licentiam », satis ostendi-
mus supra : non « pretoria », sed « iudicia »,
neque « damnum », sed « penam » esse dicen-
dum. In quibus adeo turpis est error, ut pueros
etiam, qui primas discunt litteras, pudere
deberet tante ignorantie ac ruditatis. Deinde,
quod inquit « si non discutiant », imperitis-
simum est. Nam et iudices parum diligentes
interdum non « discutiunt » ea, de quibus
« iudicant ». Hoc autem pauperi non permit-
titur, ut « iudex » sit et non « discutiat », sed
excusare se potest ab onere « iudicandi ».

§ 41.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

115

C

e que dit ensuite ce traducteur à propos
des « primautés », que « c’est un dom-

mage pour les riches s’ils ne discutent pas,
tandis que cela est licite pour les pauvres »,
j’ai déjà indiqué qu’il fallait dire « magistra-
ture » et non point « primauté », « peine » et
non « dommage ». L’erreur témoigne de tant
d’ignorance et d’un manque de finesse que
même les enfants qui en sont à leurs pre-
mières études littéraires devraient en avoir
honte. En outre, l’expression « s’ils ne discu-
tent pas » témoigne à la vérité d’une grossière
inexpérience. En effet, même les juges peu
diligents ne « discutent » pas toujours tout ce
qu’ils « jugent ». Cela n’est enfin point permis
au pauvre, c’est-à-dire de devenir juges et de
ne « pas discuter », il est plutôt exempté de la
charge de juge !

§ 41.

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-

116

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

S

equitur deinde cetera barbaries usque
ad preclaram illam conclusionem, cum

inquit « hec quidem igitur sunt oligarchica
sophistica legislationis ». Que dum lego, par-
tim ingemisco, partim rideo. Ingemisco enim
elegantiam illorum librorum in tantam barba-
riem fuisse conversam ; rideo vero, quod verba
illius conclusionis tamquam medicinalia que-
dam mihi videntur. Perinde est enim dicere
« oligarchica sophistica legislationis », ac si
quis dicat « aromatica styptica prime decoc-
tionis ». O me simplicem ! Qui cola et commata
et periodos et dicendi figuras ac verborum
sententiarumque ornamenta servari postulem
ab huiusmodi hominibus, qui, nedum ista non
sentiunt, sed ne primas quidem litteras tenere
videantur ; tanta sunt ignorantia ruditatesque
loquendi.

§ 42.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

117

L

a barbarie se poursuit jusqu’à la splen-
dide conclusion, où il dit : « telles sont

donc les sophistications oligarchiques de la
législation ». Quand je lis ces mots, je pleure
et ris un peu ; je pleure, puisque l’élégance
de cet ouvrage est cachée sous tant barba-
rie ; je ris, car les mots de cette conclusion
me semblent presque un jargon médical. En
effet, dire « sophistications oligarchiques de
la législation », cela ressemble à « aromatisa-
tion styptique de la décoction ». Ô comme je
suis ingénu en demandant que les parties du
discours, les incises, les figures rhétoriques,
les ornements du style et de la pensée soient
pris en compte par des hommes qui sont ainsi
faits qu’ils semblent, non seulement ne point
les percevoir, mais être aussi dépourvu de
toute connaissance littéraire, comme l’illustre
d’ailleurs leur grossière ignorance de la
langue

70

!

§ 42.

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-

118

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Q

uid de verbis in greco relictis dicam,
que tam multa sunt, ut semigreca que-

dam eius interpretatio videatur ? Atqui nihil
grece dictum est, quod latine dici non possit !
Et tamen dabo veniam in quibusdam paucis
admodum peregrinis et reconditis, si nequeant
commode in latinum traduci. Enim vero, quo-
rum optima habemus vocabula, ea in greco
relinquere ignorantissimum est. Quid enim
tu mihi « politiam » relinquis in greco, cum
possis et debeas latino verbo « rem publi-
cam » dicere ? Cur tu mihi « oligarchiam »
et « democratiam » et « aristocratiam » mille
locis inculcas et aures legentium insuasissi-
mis ignotissimisque nominibus offendis, cum
illorum omnium optima et usitatissima voca-
bula in latino habeamus ? Latini enim nos-
tri « paucorum potentiam » et « popularem
statum » et « optimorum gubernationem »
dixerunt. Utrum igitur hoc modo latine pres-
tat dicere, an verba illa, ut iacent, in greco
relinquere ?

§ 43.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

119

Q

ue devrais-je dire alors des mots laissés
en grec, lesquels sont si nombreux qu’il

semble que la traduction soit, pour ainsi dire,
en grec pour la moitié ? Et pourtant rien ne
se peut dire en grec qui ne le peut en langue
latine ! J’omets certains passages exotiques
et abstrus que l’on ne peut, certes, traduire
facilement, mais c’est un signe d’abyssale
ignorance que de laisser en grec des mots
pour lesquels il existe des correspondants.
Pourquoi parler de « politie » [polit´ia] si
l’on a le mot « république » que l’on peut et
doit utiliser ? Pourquoi en mille endroits pla-
cer « oligarchie », « démocratie » et « aris-
tocratie » offensant ainsi les oreilles des
lecteurs avec des mots tout aussi peu d’usage
qu’ils sont connus, tandis qu’il existe pour eux
tous des mots excellents et fort utilisés

71

? Les

auteurs latins disaient, quant à eux, « pouvoir
de la minorité », « état populaire » et « gou-
vernement des meilleurs ». Est-ce donc pré-
férable de s’en remettre à l’usage ou bien aux
néologismes

72

?

§ 43.

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-

120

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

«

E

piichia » est iustitie pars, quam nos-
tri iurisconsulti « ex bono et equo »

appellant. « Ius scriptum sic habet – inquit
iurisconsultus – ; debet tamen ex bono et equo
sic intelligi, et aliud ex rigore iuris, aliud ex
equitate ». Et alibi inquit : « Ius est ars boni
et equi ». Cur tu ergo mihi « epiichiam »
relinquis in greco, verbum mihi ignotum, cum
possis dicere « ex bono et equo », ut dicunt
iurisconsulti nostri ? Hoc non est interpretari,
sed confundere, nec lucem rebus, sed caligi-
nem adhibere.

§ 44.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

121

« ’

E

piik´ia

» est cette partie de la

justice que nos jurisconsultes nom-

ment « ex bono et equo », selon le bien et
la justice. Ils disent en effet que « la loi est
écrite d’une certaine façon et doit cependant
être interprétée selon des critères de bonté et
d’équité ; d’un côté selon les critères d’équité,
de l’autre selon la justice ». Pourquoi alors
laisser « ’Epiik´ia », qui m’est un mot
inconnu, plutôt que de dire : selon le bien et
la justice, comme le disent nos juristes ? Ce
n’est point là traduire, mais confondre, non
point éclairer, mais enténébrer.

§ 44.

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-

122

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Q

uid dicam de suavitate ac rotunditate
orationis, qua quidem in re plurimum

laborasse Aristoteles in greco videtur ? Hic
autem interpres ita dissipatus delumba-
tusque est, ut miserandum videatur tantam
confu sionem intueri. Tedet me plura referre.
Est enim plena interpretatio eius talium ac
maiorum absurditatum et delirationum, per
quas omnis intellectus et claritas illorum
librorum miserabiliter transformatur fiuntque
ii libri ex suavibus asperi, ex formosis defor-
mes, ex elegantibus intricati, ex sonoris
absoni et pro palestra et oleo lacrimabilem
suscipiunt rusticitatem : ut, si quis apud infe-
ros sensus sit rerum nostrarum, indignetur
et doleat Aristoteles libros suos ab imperitis
hominibus ita lacerari, ac suos esse neget,
quos isti transtulerunt, ac suum illis nomen
inscribi molestissime ferat. Hec igitur ego
tune reprehendi et nunc etiam reprehendo.

Q

uod autem non aliene sint reprehen-
siones mee a consuetudine doctissimo-

rum hominum, et Hieronymus et M. Cicero
probant ; quorum reprehensiones si in simi-
libus legantur, videbuntur mee tanto clemen-
tiores esse, quanto aures nostre ad huiusmodi
corruptiones propter seculi ignorantiam quo-
dammodo iam obcalluerunt. Illis vero tanquam
monstra et inaudita prodigia viderentur.

§ 45.

§ 46.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

123

Q

ue dire encore de l’élégance et de l’har-
monie du discours auxquelles il est évi-

dent qu’Aristote s’est tant consacré en grec ?
Ce traducteur est si dissipé et sans énergie
que le spectacle de tant de confusion forme
un misérable tableau. Le rappeler m’est
lassitude. Sa traduction est remplie d’énormi-
tés et d’absurdités si délirantes, que la clarté
et la signification tout entière de ces livres
s’en trouvent transformées ; de plaisant, ils
sont devenus âpres ; de gracieux, les voici
abruptes ; d’élégants, ils sont confus ; d’har-
monieux, les voilà atones. Au lieu du style
limpide des académies, on a une grossièreté
à faire pleurer. Si nos gestes avaient quelque
écho chez les morts, Aristote s’indignerait et
s’affligerait tout à la fois de voir ses ouvrages
ainsi altérés ; il en refuserait la paternité et ne
souffrirait qu’à grand-peine qu’ils portassent
son nom. Pour conclure, ce que jadis je blâ-
mais, je le blâme aujourd’hui encore.

Q

ue mes critiques ne soient enfin point
contraires à l’opinion commune des plus

doctes esprits, Jérôme et Cicéron le prouvent.
En effet, lirait-on leurs critiques en des cas
semblables que l’on verrait toute l’indulgence
des miennes, d’autant plus que nos oreilles,
par l’ignorance de notre siècle, se sont for-
mées des cales aux déformations de ce genre.
Elles leur sembleraient des monstruosités
prodigieuses et sans pareilles

73

.

§ 45.

§ 46.

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-

124

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

1

Potogénès : peintre grec (

iv

ième

siècle), rival d’Apelle

dont parle Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle
(XXXV, 79-83).

2

Apelle : peintre grec (

iv

ième

siècle) qui fut ami et por-

traitiste d’Alexandre le Grand. Aucune de ses œuvres ne
nous est parvenue.

3

Aglaophon : peintre grec dont Platon évoque le souvenir

(Ion, 532e).

4

Correctement : recte, littéralement : droit.

5

« gero tibi morem » : complaire aux désirs de quelqu’un

(exaucer).

6

« desiderati milites » : les soldats perdus, les soldats morts

et non pas les soldats demandés.

7

« boni consules » : réjouis-toi ! (Aies de l’attention pour ce

qui est bon).

8

« opere pretium fuerit » : cela en vaudra la peine.

9

« negotium facesso » : nuire à quelqu’un (accomplir avec

zèle un travail).

10

Bruni montre ici l’importance de l’usage de la langue

comme valeur signifiante du sens du texte.

11

« Deprecor hoc » : supplier, conjurer, maugréer.

12

« Si mihi foret illa iuventa » : « Si maintenant je jouissais

encore de ma jeunesse d’antan » Virgile. Enéide, 5, 398.

13

« Primevo flore iuventus exercebat equos » : « Des enfants

et des adolescents dans leur première fleur font des exer-
cices équestres ». Idem, 7, 162-163.

14

Il s’agit ici d’une citation inexacte venant en fait de

trois passages distincts de l’Histoire de Rome (I, 14, 4 ;
III, 8, 7 ; IV, 30, 4).

15

« armata iuventute excursionem in agrum romanum

fecit » : « Les jeunes en armes firent une incursion dans
le territoire romain ». Bruni – comme pour la citation
précédente de Virgile – modifie légèrement le texte ori-
ginal afin de donner plus de force à la valeur séman-
tique des mots. Voir à ce sujet Paolo Viti in Leonardo
Bruni, Sulla perfetta traduzione
a cura di P. Viti, col-
lection Silene 10, Liguori Editore, Naples, 2004,
p. 146-147.

16

Deest et abest : faire fausse route et être absent.

17

Les vices sont, en effet, compris ici comme une absence

de vertu.

18

Poena : peine, punition.

19

Malum : mal.

20

Recipio : Je reçois, j’accueille, mais aussi j’en réponds

(de quelque chose), s’engager.

21

Promitto : je promets, s’engager à.

22

« Recipio tibi hoc » : je m’y engage pour toi.

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

125

23

« Actoris Aurunci spolium » : La dépouille d’Actor

l’Auronce (Virgile, Enéide, XII, 94). Actor, guerrier
Auronce, a été vaincu par Turnus, roi des Rutules, qui
lui avait pris sa lance comme trophée.

24

La référence de Bruni se rapporte toutefois aux Saturnales

de Juvénal (II, 99 à 101) : « ille tenet speculum, pathici ges-
tamen Othonis, Actoris Aurunci spolium, quo se ille uidebat
armatum, cum iam tolli uexilla iuberet
».

25

« utinam ne in nemore Pelio ». Citation de Médée en exil

du poète latin Ennius dont Cicéron reprend souvent le
fragment (Du Destin, XXXV ; Tusculanes, I, 45 ; De la
nature des dieux
, III, 75, etc.).

26

La référence au mont Pélion s’explique parce qu’il s’agit

du lieu où les Argonautes étaient partis à la recherche de
la toison d’or. Voir Apollodore, Bibliothèque, I, 9, 17 et
Ovide, Métamorphoses, VII, 1.

27

« duo simul euntes » : quand deux vont en compagnie.

Expression proverbiale qui vient d’Homère (Iliade,
10, 224) et que rapporte Aristote dans l’Éthique à
Nicomaque
, 1155a, 15.

28

« de surreptitio repulso » : comme un méprisable étranger.

Homère, Iliade, 9, 648. Aristote reprend cette expression
dans la Politique, 1278a 37, afin d’indiquer la position du
citoyen qui ne participe pas aux fêtes publiques liées en
Grèce antique au culte des divinités poliades.

29

« de Helene pulchritudine et gratia » : sur la beauté et la

grâce d’Hélène. Vers de l’Odyssée (XII, 219).

30

La lecture est donc un fondement de l’art qu’est la

traduction.

31

Cet exemple donné par Bruni est d’autant plus intéres-

sant qu’en français les deux mots latins ne correspon-
dent qu’à un seul mot qu’il convient de préciser par des
définitions.

32

Pour Leonardo Bruni, on le voit, l’art de l’interpretatione

recta transige par une maîtrise absolue de la langue
latine. La maîtrise de la langue d’arrivée est fondamen-
tale afin de parvenir à une traduction qui possède tous les
caractères de vérité et de rigueur essentiels à l’accom-
plissement de son devoir premier : faire comprendre
comme s’il s’agissait d’un original, sans compromis pour
le sens ni le style.

33

Pour Bruni, la traduction s’apparente aussi à un art de

l’imitation de l’original, de ses caractéristiques rhétori-
ques dans la langue d’arrivée.

34

Bruni prend ici part au débat parmi les érudits de l’épo-

que afin de déterminer s’il était possible et licite de créer
de nouveaux mots latins, ou s’il ne fallait pas plutôt s’en

background image

-

126

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

tenir à une prose déjà bien établie et fixe dont les œuvres
de Cicéron représentaient les plus éclatants exemples.

35

Que tout dans la traduction ne se résume à une simple

question de technique ou de connaissance, on le voit
ici clairement. En effet, le bon traducteur doit avoir de
l’oreille, ce dont nul ne saurait se passer et que nul ne
peut transmettre, comme le jugement. On retrouve ici
une idée chère à la Renaissance pour laquelle la forma-
tion doit s’élever sur un fond riche et propice à l’éclosion
des arts et des sciences. C’est là l’essen tiel de l’idée de
Renaissance – c’est le fond de l’humanisme greco-latin
qui revit à travers l’humanisme renaissant. Cette idée de
fond, de tradition et, dans un sens large, de talent inné, fut
malmenée par les Lumières, moins parce que les esprits
éclairés contestaient l’autorité des auteurs classiques,
que parce qu’ils étaient convaincus du pouvoir absolu
de l’éducation qui permettrait à l’homme de combler son
absence de talent. Le romantisme, en remettant au goût du
jour la figure titanesque du génie, contribuera aussi à un
renouveau de l’art de la traduction qu’elle assimile à une
œuvre littéraire au sens propre, où c’est avant tout la réin-
terprétation par une personnalité d’exception des idées et
des catégories esthétiques d’un grand auteur qui est en
jeu. Les traductions de Shakespeare par A.W. Schlegel
et Tieck, celle de Platon par Schleiermacher ou encore
celle de Poe par Baudelaire vont dans ce sens.

36

Bruni conçoit l’auteur du texte comme le premier

auteur et le traducteur comme un second auteur, ou
encore, si l’on veut, comme un auteur dérivé. Les
« deux auteurs », dans leur travail, sont astreints aux
mêmes lois de logique, d’élégance et de style. La dif-
férence entre les deux n’est pas d’essence, mais de
degré : le terme même utilisé par Bruni le dit assez :
« premier » auteur. C’est à l’antériorité du premier – et
à rien d’autre – que l’on doit reconnaître l’auteur et
le traducteur.

37

Il n’y a donc que trois erreurs de traduction pour Bruni :

le contre-sens, le faux-sens, le mal dit.

38

Le bon traducteur apparaît ainsi comme celui qui par-

vient à s’identifier complètement à l’auteur qu’il traduit.
Une fois encore la traduction est l’art de la mimésis plutôt
que l’affaire de la poiesis. Cette tension entre imitation
et création est au fondement du complexe d’Hermès en
traduction.

39

In ne s’agit pas ici d’une simple mimétique, mais d’une

véritable conformation de l’esprit du traducteur à celui
de l’auteur.

background image

-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

127

40

La compréhension est un élément de l’ars interpretandi ;

il semble y avoir aussi un « furor interpretandi » qui est
tout aussi important et sans lequel il est impossible de
rendre un esprit par un autre esprit.

41

Bruni se réfère ici à l’antithèse comme figure de style qui

rapproche deux termes aux sens naturellement opposés
afin que le contraste devienne apparent.

42

Pour Bruni, la métrique fait partie de l’art de la traduc-

tion. Sens et rhétorique sont pour lui indéfectiblement
liés.

43

La deuxième partie du De interpretatione recta s’ouvre ici

avec des exemples concrets tirés de Platon et d’Aristote.

44

Il s’agit du passage 237b-238c. Nous suivons ici la traduc-

tion latine de Bruni. Nous mettons plus loin entre paren-
thèses les passages latins que Bruni commente. Leonardo
Bruni avait traduit le Phèdre au début de l’année 1424. Il
importe ici de souligner que dans la préface que l’Arétin
fit de l’ouvrage de Platon, il insistait que sa traduction
suivait rigoureusement les paroles du philosophe grec,
plaçant au même niveau l’original et sa traduction latine,
en particulier en ce qui a trait à l’élégance et à l’harmo-
nie. Cette égalité stylistique pose l’une des pierres angu-
laires de la théorie de la traduction chez Bruni, à savoir
que la perfection esthétique de la traduction peut annu-
ler la différence intrinsèque entre l’original et sa version
.
Toutefois, les cas où Bruni s’éloigne de Platon et commet
de véritables contresens sont nombreux (voir Viti, Sul
Fedro tradotto da Leonardo Bruni in Vetustatis indaga-
tor
. Scritti offerti a Filippo Di Benedetto, Università di
Messina – Centro interdipartimentale di studi unanistici,
Messine, 1999, p. 85 et ss.). À cet égard, il demeure –
comme c’est presque toujours le cas en traductologie – un
écart important entre la théorie et la pratique – un peu
comme en morale, du reste – ce qui fait de la traductolo-
gie, dans le meilleur des cas, une « science empirique » ;
mais tandis que les faits peuvent servir de critères de
mesure d’une connaissance empirique (voir Aristote,
Premières Analytiques, II, 23, 68b 15), il semble – et c’est
le message de Bruni – que des critères d’ordre subjectifs
tels que le goût servent d’étalons à l’élaboration de la
connaissance en traduction. Or, si le critère du jugement
en traduction est d’ordre subjectif, il est clair qu’il n’y
a que l’expérience qui puisse déterminer les règles du
traduire. L’expérience étant toujours individuelle, il ne
saurait donc y avoir de règles sûres qui conduisent la tra-
duction, si bien que la traductologie, davantage qu’une
science, se résume à être un art, dans le sens classique

background image

-

128

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

du terme. La traduction n’est jamais une activité
théorique – son résultat est une version – mais une acti-
vité pratique fondée sur l’expérience. Or en science,
l’expérience est une méthode, un moyen de mettre les
connaissances à l’épreuve et d’en garantir la validité.
Aussi, la traductologie ne sert pas à donner les conditions
a priori de l’art de traduire, mais uniquement de prendre
acte du chemin parcouru (methodos = chemin). En effet,
chaque texte et chaque version étant différents, il ne sau-
rait exister de règles a priori, mais seulement des consta-
tations a posteriori, suivant le principe de philosophie
classique selon lequel il ne saurait y avoir de science du
particulier, mais seulement du général. En conséquence
de quoi, un texte de traductologie ne peut jamais nous
dire « quoi » faire, mais « comment » ce qui a été fait l’a
été, un peu comme le récit de voyage ne saurait être le
voyage lui-même.

45

Tempérance : Bruni choisit en latin « temperantia » –

qui se rend facilement en français par « tempérance ».
Toutefois, en regard du terme grec auquel il s’oppose
plus loin « hybris » – la démesure, le plus terrible défaut
humain pour les Grecs – on peut se demander – comme
jadis Léon Robin – si le terme modération n’eût pas
représenté un choix de traduction plus heureux. D’autant
que le choix de Bruni pour rendre « hybris », libido
(la passion violente, volontaire, capricieuse, empreinte
d’arbitraire de tyrannie, encline à la débauche, à la
dépravation et à l’envie), ne semble pas traduire correcte-
ment l’arrogance, l’outrecuidance propre au concept grec
d’hybris qui, rappelons-le, était ce qui, dans la tragédie
classique conduisait le héros à transgresser l’ordre divin
et précipitait en définitive sa chute.

46

Ce dernier passage du Phèdre est souvent considéré

comme étant intraduisible en raison des allitérations
nombreuses qu’il renferme. On y retrouve trois fois la
racine « ro » dans des mots dont la connotation indique
la force, pour finale ment arriver au mot « eros », amour.
De façon ironique, Platon propose comme étymologie
du mot éros le mot grec pour force : rhòme. Bruni tente
de rendre ce jeu linguis tique – comme nous le faisons
dans notre propre traduction – en dérivant le latin amor
(amour) de l’expression absque more (sans mœurs).

47

Phèdre, 257a-c.

48

Commentaire étonnant quand on sait que l’œuvre

d’Aristote est de « seconde main » et que les commen-
taires louant sa prose sont peu nombreux dans l’Antiquité.
Bien que Cicéron applique parfois le mot de suavitas à

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

129

propos du style d’Aristote, son jugement est sans appel
dans Brutus (XXXI, 121) : « Quia Aristote nervosior,
Theophrasto dulcior ?
» (Quel écrivain fut plus nerveux
qu’Aristote, plus doux que Théophraste ?).

49

1178 b.

50

Endymion : berger d’Asie Mineur aimé de Séléné fille des

Titans. Son amant Endymion étant mortel, et Séléné ne
pouvant se résigner à le voir mourir, elle obtint des dieux
qu’il s’endorme pour toujours afin que sa beauté soit
préservée à jamais. Séléné allait régulièrement le voir
dans une grotte du Mont Latmos, en Carie (voir Hésiode,
Théogonie, 375c ; aussi Virgile, Géorgiques, III, 391). Ce
passage doit être rapproché de celui de la Métaphysique
(1074 b 17 et ss).

51

C’est-à-dire la praxis et la poiesis.

52

Dans le débat de la philosophie aristotélicienne, il s’agit

ici de délimiter les cas d’antériorité de la puissance
sur l’acte. On verra aussi à ce propos Métaphysique
(1051 a, 3).

53

Aristote, op. cit., 1103 a b.

54

Aristote, op. cit., 1105 b.

55

Ce septième livre est en fait le quatrième après le nou-

veau classement philologique du corpus aristotélicien.

56

Aristote, Politique, 1103 a-b.

57

Ibid., 1283 a. La thèse principale développée par

Bruni dans ces extraits de Platon et d’Aristote est
essentiellement qu’une bonne traduction doit toujours
conserver les richesses et la grâce du texte de départ.
L’entreprise de la traduction en est d’abord une « esthé-
tique ». Si la traduction suppose d’excellentes connais-
sances linguistiques, le talent philologique ne saurait
suffire : la traduction parfaite est celle qui rend les
richesses et les grâces de l’original. L’esthétique n’est
donc pas un ornement du sens, mais participe à ce sens
lui-même
.

58

Ici débute la troisième partie du traité. Si la première

émettait des règles générales pour traduire correctement
et la seconde illustrait ces règles d’exemples extraits des
traductions de Platon et d’Aristote faites par Bruni, la
troisième partie examine maintenant des traductions fau-
tives de la Politique d’Aristote.

59

Politique, 1297a.

60

Bruni utilise ici le mot « traductor » plutôt qu’ « inter-

pres » qui est ici un néologisme latin dont l’origine
remonte fort probablement au vulgaire « traducere ».
Notons toutefois que « traductor » fut déjà employé dans
le latin classique par Cicéron (Att. 2, 9, 1) en référence à

background image

-

130

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

Pompée. Le terme signifie « celui qui fait passer » – dans
ce cas il s’agit de Claude qui passe à l’ordre plébéien.

61

Bruni fait ici une erreur. La traduction fautive à l’origine

de ce traité est celle de l’Éthique à Nicomaque de Roberto
Grossatesta, tandis que celle de la Politique qu’il se pro-
pose d’examiner est celle de Guillaume de Moerbeke.
Cette distinction est toutefois de peu d’importance pour
la théorie brunienne elle-même.

62

Le lecteur comprendra que, pour conserver l’intel ligence

même du texte brunien, nous avons tenté une traduc-
tion au mot à mot qui, justement, est fort malhabile et
obscure.

63

Le maître de Bruni, l’humaniste Emmanuel Chrisoloras

(1334-1415) soulignait déjà en son temps l’absurdité
des traductions ad verbum, insistant qu’il fallait plutôt
« transferre opus ad sententiam », pourvu que l’on n’y
perdre rien des proprietas graeca. Voir Viti, Sulla Perfetta
traduzione, op. cit.
, p. 11.

64

Toute cette partie ainsi que la suivante font l’objet d’une

transposition en grec/français dans la mesure où la cri-
tique de Bruni à partir du latin risquerait de demeurer
inintelligible à la plupart des lecteurs.

65

Maître artisan préposé à l’inspection des édi fices. Le nom

dérive de chaise incrustée d’ivoire (sella curulis) qu’il
occupait dans l’exercice de ses fonctions.

66

Le sixième des rois légendaires de Rome ne serait, selon

certains, qu’un intrus latin parmi les monarques étrus-
ques (les Tarquins) qui terminent la liste des rois de
Rome. Le règne de Servius sera important. Il soumettra
les habitants de Vérès, divisera les citoyens en classes
et en centuries, développera la cité et entreprendra le
fameux mur servien pour délimiter les nou velles fron-
tières. Il favorisera le culte de la déesse latine Diane et
procédera à un vote populaire qui prendra l’allure d’un
plébiscite. Soumis à la pression des patriciens, il sera
renversé par les petits-fils (les fils selon Tite-Live) de
son prédécesseur Tarquin l’Ancien, que Servius avait
mariés à ses filles. L’une d’entre elles particulièrement
ambitieuse, la jeune Tullia, commanditera le meurtre de
sa sœur et d’Arruns, le plus inoffensif des petits-fils de
Tarquin, puis épousera Lucius Tarquin, qui devait deve-
nir Tarquin le Superbe. Le couple ordonnera le meurtre
de Servius qui régnait depuis 44 ans. Tarquin refusera
de lui donner une sépulture et Tullia écrasera, sous son
char, le corps ensanglanté de son père.

67

Il n’est pas inutile de donner ici in extenso le texte auquel

se réfère Bruni, Les Histoires romaines de Tite-Live,

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-

d e l a t r a d u c t i o n p a r f a i t e

131

I-42 : « 1 – Servius, après avoir mis sa puissance à l’abri
de toute opposition de la part du peuple, voulut aussi la
préserver des accidents domestiques ; et, afin de n’être
pas traité par les enfants du feu roi comme celui-ci
l’avait été par les fils d’Ancus, il fait épouser ses deux
filles aux deux jeunes Tarquins, Lucius et Arruns.

2 – Mais la prudence de l’homme fut déjouée par
l’inflexible loi du destin, et la soif de régner fit naître de
toutes parts, au sein de la maison royale, des ennemis et
des traîtres. Heureusement pour la tranquillité présente
de Servius, la trêve avec les Véiens et les autres peuples
de l’Étrurie était expirée, et la guerre recommença.

3 – Dans cette guerre, le bonheur de Servius éclata
comme son courage. Il tailla les ennemis en pièces, mal-
gré leur nombre, et revint à Rome, roi désormais reconnu,
soit qu’il en appelât aux sénateurs, soit qu’il en appelât
au peuple.

4 – Ce fut alors que, dans le loisir de la paix, il entre-

prit une œuvre immense ; et si Numa fut le fonda-
teur des institutions religieuses, la postérité attribue à
Servius la gloire d’avoir introduit dans l’État l’ordre
qui distingue les rangs, les fortunes et les dignités,
en établissant le cens, la plus salutaire des institu-
tions, pour un peuple destiné à tant de grandeur.

5 – Ce règlement imposait à chacun l’obligation de
subvenir aux besoins de l’état, soit en paix, soit en guerre,
non par des taxes individuelles et communes comme aupa-
ravant, mais dans la proportion de son revenu. Servius
forma ensuite les diverses classes des citoyens et les
centuries, ainsi que cet ordre, fondé sur le cens lui-
même, aussi admirable pendant la paix que pendant la
guerre.

I-43 : 1 – La première classe était composée de ceux

qui possédaient un cens de cent mille as et au-delà ; elle
était partagée en quatre-vingts centuries, quarante de
jeunes gens et quarante d’hommes plus mûrs.

2 – Ceux-ci étaient chargés de garder la ville, ceux-là
de faire la guerre au dehors. On leur donna pour armes
défensives, le casque, le bouclier, les jambières et la
cuirasse, le tout en bronze ; et pour armes offensives, la
lance et l’épée.
3 – À cette première classe, Servius adjoignit
deux centuries d’ouvriers, qui servaient sans porter
d’armes, et devaient préparer les machines de guerre.
4 – La seconde classe comprenait ceux dont le cens était
au-dessous de cent mille as, jusqu’à soixante-quinze
mille, et se composait de vingt centuries de citoyens,

background image

-

132

d e i n t e r p r e t a t i o n e r e c t a

jeunes et vieux. Leurs armes étaient les mêmes que
celles de la première classe, si ce n’est que le bouclier
était plus long et qu’ils n’avaient pas de cuirasse.

5 – Le cens exigé pour la troisième classe était de
cinquante mille as : le nombre des centuries, la division
des âges, l’équipement de guerre, sauf les jambières, que
Servius supprima, tout était le même que pour la seconde
classe.

6 – Le cens de la quatrième classe était de

vingt-cinq mille as, et le nombre des centuries égal
à celui de la précédente ; mais les armes différaient.
La quatrième classe n’avait que la lance et le dard.

7 – La cinquième classe, plus nombreuse, se composait
de trente centuries : elle était armée de frondes et de
pierres, et comprenait aussi les cors et les trompettes,
répartis en deux centuries. Le cens de cette classe était
de onze mille as.

8 – Le reste du menu peuple, dont le cens n’allait pas

jusque-là, fut réuni en une seule centurie, exempte du
service militaire. Après avoir ainsi composé et équipé son
infanterie, il leva, parmi les premiers de la ville, douze
centuries de cavaliers ». (Nous citons ici la traduction
nouvelle de Danielle De Clercq, Bruxelles, 2001.)

68

Le contresens du traducteur est de confondre les diffé-

rents sens de tim ´h.

69

Salluste, La conjuration de Catilina, 25. Sempronia

était l’épouse de l’ancien consul Junius Brutus, mère du
Brutus qui assassina César.

70

On retrouve dans cette petite phrase quelques-uns des

principaux éléments de la théorie de la traduction chez
Bruni.

71

Ce passage, surréaliste pour des lecteurs de notre épo-

que, possède néanmoins un intérêt pour la traductologie
en ce qu’il montre que Bruni dénie à la traduction le droit
d’introduire des mots, des expressions et des métaphores
nouvelles qui pourraient enrichir la langue d’arrivée.

72

Sans forcer le texte, nous proposons ici une traduction

par le sens afin d’assurer une certaine unité au discours
de l’Arétin. Le texte latin dit littéralement : « Est-il
donc préférable de dire ainsi, en latin, ou bien de laisser
comme ils sont les mots grecs ? ».

73

Le texte des manuscrits qui nous sont parvenus s’inter-

rompt ici. L’ouvrage est vraisemblablement demeuré
incomplet dans sa troisième partie conclusive.

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Imprimé et broché en juin 2008

par l’Imprimerie Gauvin (Ottawa) ltée.

pour les Presses de l’Université d’Ottawa

Une typo de 10pt sur 12pt Bodoni par Colette Patenaude

Correction d’épreuves par Lyne St-Hilaire-Tardif

Maquette de la couverture par Cathy MacLean

Imprimé sur XXXX

Peinture de la couverture :
Vittore Carpaccio (c. 1460-c. 1526), italien
La vision de saint Augustin (141 x 210 cm), 1502.
Huile sur toile.
Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venise.


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