« Qu'est-ce que c'est que cela? Ce qui est, je l'ai invente. A present,il se venge et me singe. (...) Je fais des bons mots, et voila que le jour suivant, c'etaient des depeches. J’ai du ouvrir avec violence la satire et y ajouter que ce n’en etait plus une. Du coup, on n'en finit pas. On ne me croit deja pas quand je cite. A present, ce que j'invente devient vrai. (...) La satire ne parvenait plus a suivre en haletant la realite: commentle devrait-elle, puisque maintenant la realite chevauche au grand galop derriere la satire? La verite marche sur les pas de l'invention. Y a-t-il un signe plus infaillible du fait que les choses, en ce qui conceme notre planete, touchent a leur fln? Comme le burlesque,elle vit de l'inversion de la causalite, elle fait suivre 1’echo par le bruit, la satire par le reportage.119 »
La verite marche sur les pas de l'invention. Cela rappelle un autre Karl, Popper, et sa fameuse theorie de 1'induction: « la theorie vient avant les faits ». Pour Karl Popper, c'est ce qui fait que plus une theorie scientifioque a fair folie, plus elle a de chances d'etre vraie. On retrouve ici 1'idee satirique de faire contraster la realite avec un imaginaire, qu'il soit 1'ideal social du satiriste ou 1'astuce du scientifique. Cette folie de mettre sur un meme plan deux choses si differentes est assez mai consideree : il est indecent et vu comme presomptueux dłavoir 1'ambition de faire coller le reel a nos reves. Se conformer au « principe de realite », « etre realistę » sont des normes sociales tres integrees. Elles nous font peut-etre parfois oublier a quel point nos reves et nos ideaux sont constitutifs de la realite, car ils entretiennent une atmosphere d'attente qui a un poids dans la determination du reel. L’attente en effet influence le reel; s'imaginer les retrouvailles avec une personne qui nous est chere a des consequences sur la faęon dont vont se derouler reellement les retrouvailles. Imaginer le monde de demain, le rever, est un acte qui a des repercussions sur le monde. Toute reverie est performative. C'est a 1'imaginaire de s'inviter dans le reel, et non au reel de grignoter 1’espace de 1'imaginaire, comme 1'affirme Annie Lebrun.
Les propheties de Thierry Ehrmann sont en ce sens une reverie. Toute la DDC a 1'ambition de faire cofncider le reel a la vision qu’en a Thierry Ehrmann. Cette vision n'est qu’illusoirement pessismiste. Tout ce qui transpire de la DDC, c’est l’efffoyable liberte d'un Thierry Ehrmann qui a l'outrecuidance d'imposer au monde la lecture qu'il en fait. Le pouvoir autorealisateur des propheties, c'est bien ce meme postulat, que l'homme, monarque absolu en son corps et en son esprit, est dote du pouvoir immense du prophete, celui de faire coller le reel a son imaginaire. On peut douter que Jean a eu la veritable revelation de 1’Apocalypse. Mais puisqu'il a profere, ecrit et propage cette vision, elle est devenue part entiere du reel. Des personnes sont persuadees qu'elle va advenir et le texte en soi appartient au monde reel. Cette idee d'Apocalyspe a influence toute notre histoire et notre culture judeo-chretienne. Elle a fait agir des hommes, alors qu'elle n'etait que le fruit de 1'imagination.
1 19 K. Kraus. Fantasmagories de 1'enfer, 1913