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International Journal of Francophone Studies Volume 10 Number 3
© 2007 Intellect Ltd
Article. French Language. doi: 10.1386/ijfs.10.3.407/1
Féminisme et postcolonialisme:
Beauvoir, Fanon et la guerre d’Algérie
Annabelle Golay
Tulane University
Abstract
Fanon, Beauvoir: two writers, two theorists, who embodied the battles that they
fought – decolonization and feminism. Although distinct, these two struggles are
linked. They share a ‘situatedness’: the absolute otherness of women in relation to
men and of the colonized in relation to the colonizer. They share a project: to change
the future through the liberation of revolution. In fact, Beauvoir and Fanon met:
their struggles and the story of their meeting in 1961 are recounted in Beauvoir’s
La Force des choses, which links French feminism to the project for decolonization.
The international visibility of The Second Sex overshadowed Beauvoir’s other polit-
ical projects, notably, her significant role during the Algerian war of independence.
The crucial place Fanon accorded to women in his theory of decolonization has been
overlooked. In a re-reading of texts by Beauvoir and Fanon, this article explores
how these struggles are interconnected at the moment of the Algerian war, and
how, in the contemporary postcolonial context, Beauvoir and Fanon can both be read
as postcolonial authors.
Résumé
Fanon. Beauvoir. Deux écrivains, deux théoriciens, qui ont incarné les luttes
qu’ils ont portées: la lutte pour la décolonisation et le féminisme. Originellement
séparées, comment ces luttes pourraient-elles se rejoindre? A travers une commu-
nauté de situation: l’altérité absolue de la femme par rapport à l’homme et du
colonisé par rapport au colon. A travers des enjeux communs: forger un avenir
nouveau par une révolution libératrice. La rencontre Beauvoir-Fanon a-t-elle eu
lieu? Le récit de leur rencontre en 1961, dans la Force des choses, est mise en
présence littéraire des luttes de Beauvoir et de Fanon, et permet d’établir le lien
qui unit le féminisme français et les revendications de la décolonisation. Le reten-
tissement universel du Deuxième sexe a laissé dans l’ombre une partie de l’en-
gagement politique de Beauvoir, notamment, son rôle remarquable pendant la
guerre d’Algérie. Dans la théorie de la décolonisation de Fanon, la place essentielle
faite aux femmes, reste peu connue. A partir d’une relecture des textes de
Beauvoir et de Fanon, il s’agit de comprendre comment ces luttes s’interpénètrent
au moment de la guerre d’Algérie, et comment dans le contexte postcolonial
actuel, Beauvoir et Fanon peuvent être lus comme des auteurs postcoloniaux.
Théoricien majeur de la décolonisation, passionné défenseur de la cause
algérienne, Frantz Fanon rencontra au cours de l’été 1961, peu avant sa
mort, Simone de Beauvoir, dont l’entière solidarité avec les Algériens et le
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Keywords
autobiographie
décolonisation
féminisme
guerre d’Algérie
lutte de libération
morale
postcolonialisme
situation
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rôle, pourtant remarquable, pendant la guerre d’Algérie est moins connu.
Le récit de leur rencontre dans la Force des choses (1963),
1
permet de
penser les enjeux communs aux nations et aux individus opprimés,
femmes et colonisés, et d’établir le lien qui unit le féminisme français et les
revendications de la décolonisation. L’altérité de la femme par rapport à
l’homme est comparable à celle du colonisé par rapport au colon. Beauvoir
met en lumière ce parallèle dès les premières pages du Deuxième sexe
(1949). L’essai doit être relu, à cet égard, à partir de sa situation d’écriture
et du contexte colonial. Depuis, ce parallélisme est devenu l’un des objets
des Postcolonial Studies:
In many different societies, women like colonised subjects, have been rele-
gated to the position of ‘Other’, ‘colonised’ by various forms of patriarchal
domination. They thus share with colonised races and cultures an intimate
experience of the politics of oppression and repression. It is not surprising
therefore that the history and concerns of feminist theory have paralleled
developments in post-colonial theory.
2
Fanon, dans un article paru dans Résistance Algérienne en 1957, intitulé
‘Les femmes dans la Révolution’, indique la conscience que les respons-
ables du F.L.N. ont toujours eue du rôle important de la femme dans la
libération nationale. Ainsi le même problème s’est posé aux femmes et
aux individus colonisés, héritant les uns et les autres d’un lourd passé de
domination: il s’agit pour eux de forger un avenir nouveau par une révo-
lution libératrice. Même combat pour prendre place dans le monde,
mêmes chemins vers la liberté. Investi(e)s, dominé(e)s par des existences
étrangères, élevé(e)s dans le respect de la supériorité de l’homme ou du
colon, les femmes et les peuples colonisés partagent l’expérience à la fois
intime et collective de l’oppression, et ont en commun d’avoir été privés
de leur humanité. Il leur faut la reconquérir en se révoltant contre le
donné subi. Assumer et comprendre leur condition. Ne pas répudier en
eux ce qu’il y a de ‘différent’ mais au contraire l’affirmer. Trouver des
voies où exprimer leur vision singulière. Deux possibilités: la littérature et
la violence.
Dans ses œuvres littéraires, véritables manifestes, L’An V de la Révolution
algérienne (1959) et Les Damnés de la terre (1961),
3
Fanon soutient la thèse
de la nécessité et de la valeur de la violence, puisque c’est en elle que
l’opprimé puise son humanité. C’est en effet dans un contexte de violence
et de ‘contre-violence’ extrême, que l’Algérie obtient son indépendance au
terme de huit années d’atrocités françaises. Exécutions, tortures, mutila-
tions, attentats. En mai 1960, Beauvoir défend le cas d’une jeune femme
Algérienne torturée, Djamila Boupacha, dans un article du Monde qui fait
scandale (Le Monde est saisi à Alger), écrit une préface au livre que lui con-
sacre son avocate Gisèle Halimi, et choisit de le co-signer en 1962 pour en
partager avec elle la responsabilité. En mettant sa notoriété au service de
la cause algérienne (‘manifeste des 121’, délégations, conférences, mani-
festations, témoignages) et n’hésitant pas à prendre tous les risques (men-
aces d’emprisonnement, d’attentat, de plasticage), Beauvoir manifeste son
soutien absolu au peuple algérien. Son engagement politique se double
d’un engagement dans l’écriture: l’honnêteté intellectuelle et la lucidité de
408
Annabelle Golay
1. Simone de Beauvoir,
La Force des choses,
Paris: Gallimard,
1963.
2. ‘Feminism and
Post-colonialism’, in
Bill Ashcroft et al.
(eds), The Post-colonial
Studies Reader,
London/New York:
Routledge, 2002
(first published
1995), p. 249. Voir
également ‘Feminism
and post-colonialism’,
in Bill Ashcroft et al.
(eds), The Empires
Writes Back, London/
New York: Routledge,
2002 (first published
1989), pp. 172–75.
3. Frantz Fanon, L’An V
de la Révolution
algérienne, Paris:
Editions de la
Découverte et Syros,
2001 (première
édition Maspero
1959); Les Damnés de
la terre, Paris:
Editions la
Découverte, 2002
(première édition
Maspero 1961).
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La Force des choses, troisième volet de ses Mémoires, érigent ce texte en
témoignage capital sur la guerre d’Algérie, où s’exprime dans la contin-
gence quotidienne, la souffrance déchirante et partagée des Algériens.
Des liens très forts se nouent entre un premier féminisme français, poli-
tique, engagé, représenté par Simone de Beauvoir, et les revendications
pour la décolonisation portées par Fanon. Dans la continuité des essais cri-
tiques postcoloniaux (notamment ceux des auteurs de The Empire Writes
Back, de Françoise Lionnet, d’Elleke Boehmer ou de Gayatri Spivak), qui se
sont non seulement attachés à étudier les évolutions parallèles du fémin-
isme et du postcolonialisme, mais ont aussi tenté d’en penser la rencontre,
il s’agit dans cette étude de montrer à travers des textes de Fanon et de
Beauvoir, comment au moment de l’émergence de la lutte pour la décoloni-
sation et de la lutte féministe, ces combats se sont interpénétrés l’un
l’autre. Il s’agira d’autre part de déterminer si la rencontre Beauvoir-
Fanon a véritablement eu lieu, et si oui, en quels termes? S’ils se sont effec-
tivement retrouvés en présence l’un de l’autre à Rome en 1961, il reste à
mettre au jour les points de convergence ou d’intersection entre leurs
luttes concrètes, que ce soit en acte ou en écriture, mais essayer également
d’en esquisser de possibles limites. Peut-on déceler une hiérarchie entre les
luttes ou entre les ‘différences’, comme le postule l’analyse de Gwen
Bergner de Peau noire, masques blancs: ‘race over gender’ (‘The Role of
Gender in Fanon’s Black Skin, White Masks’, 1995, p. 84)? S’il est admis que
Fanon est un des auteurs fondateurs du postcolonial, peut-on envisager
une approche féministe de son œuvre à partir de ‘L’Algérie se dévoile’,
dans la mesure où ce texte constitue l’un des rares, parmi les premiers
essais sur la décolonisation, à traiter la question de la situation et de la
libération des femmes? Réciproquement et inversement, le retentissement
universel du Deuxième sexe n’a-t-il pas laissé dans l’ombre la possibilité
d’une lecture postcoloniale de l’œuvre de Beauvoir (Julien Murphy, en
1995, a été le premier à mettre en lumière dans un excellent article l’en-
gagement politique personnel de Simone de Beauvoir au moment de la
guerre d’Algérie
4
)? Il faut donc se poser la question: Beauvoir et Fanon
sont-ils des auteurs féministes et postcoloniaux?
Féminisme de Fanon?
Dans L’An V de la Révolution algérienne, l’un des premiers livres édités par
François Maspero, Fanon consacre le chapitre d’ouverture à une réflexion
sur le rôle des femmes dans la révolution algérienne. Il avait déjà briève-
ment abordé ce thème dans un article de 1957; il le reprend deux ans plus
tard, pour le développer sous le titre: ‘L’Algérie se dévoile’. Toute la réflex-
ion de Fanon est centrée sur le signe emblématique qu’est le voile, le haïk,
dans l’aire culturelle du Maghreb arabe; il s’agit pour lui de montrer com-
ment cet élément vestimentaire, ‘traditionnel’ et ‘stabilisé’, est devenu un
enjeu majeur dans la guerre d’indépendance (p. 29). Anne McClintock a
toutefois souligné avec justesse dans son essai ‘No Longer in a Future
Heaven’, que l’insistance de Fanon à affirmer ‘l’inertie du voile est discutable
(puisqu’elle reviendrait à dénier toute signification au voile dans les
relations entre sexes), et témoigne surtout d’un rejet de la conception
européenne du voile comme signe de soumission de la femme dans la
société algérienne:
409
Féminisme et postcolonialisme: Beauvoir, Fanon et la guerre d’Algérie
4. Julien Murphy,
‘Beauvoir and the
Algerian War: Toward
a Postcolonial Ethics’,
in Margaret A.
Simons (ed.), Feminist
Interpretations of
Simone de Beauvoir,
University Park:
Pennsylvania Sate
University Press,
1995, pp. 263–97.
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So eager is Fanon to deny the colonial rescue fantasy that he refuses to grant
the veil any prior role in the gender dynamics of Algerian society. Having
refused the colonial’s desire to invest the veil with an essentialist meaning
(the sign of women’s servitude), he bends over backward to insist on the
veil’s semiotic innocence in Algerian society.
5
Premier mouvement: ‘le culte du voile’. Pendant la période de colonisation, le
voile symbolise, pour les forces occupantes, la situation de la femme algéri-
enne, perçue comme ‘humiliée, mise à l’écart, cloîtrée’ (p. 19). A propos du
voile, naît une doctrine politique coloniale, qui prend pour thème d’action les
femmes: en les pressant de se dévoiler pour se libérer d’une sujétion sécu-
laire, la stratégie des colonialistes vise à les ‘convertir’, à les gagner à leurs
valeurs, à en faire leurs ‘complices’, pour déstructurer de l’intérieur la
société algérienne (p. 20). La réponse du colonisé à cette agression est de
contre-assimilation et de contre-violence: ‘A l’offensive colonialiste autour du
voile, le colonisé oppose le culte du voile’ (p. 29). Le voile devient ‘mécanisme
de résistance’: on se voile parce que l’occupant ‘veut dévoiler l’Algérie’ (p. 47).
Dans les discours antagonistes de l’impérialisme colonial et de la résis-
tance nationale, le voile constitue paradoxalement dans les des deux cas,
une représentation métonymique de la nation algérienne, comme l’ont
décrit Diana Fuss dans ‘Interior Colonies’ et John Mowitt dans ‘Algerian
Nation’,
6
un symbole à abattre ou à maintenir. Le corps de la femme
devient, dans cette perspective, un champ de bataille idéologique, un ‘fétiche’,
un signe ostentatoire de l’identité algérienne en l’absence de nation (au
voile sont aussi attribuées des propriétés de fétiche sexuel, de signifiant
érotique, pour l’occupant
7
). Il faut noter un autre paradoxe propre à
Fanon: tandis que le titre du chapitre ‘L’Algérie se dévoile’ assimile la
femme à la nation algérienne à travers la synecdoque du voile (ce qui
reviendrait à nier la possibilité d’action des femmes en les objectivant
comme enjeu du conflit), la femme et/ou la nation algérienne sont ici l’agent
actif du verbe, contrairement à la passivité induite dans la traduction en
langue anglaise du titre: ‘Algeria unveiled’ (voir l’introduction du livre
d’Anne Donadey, Recasting Postcolonialism, 2001).
8
Second mouvement: ‘L’Algérie se dévoile’. A l’occasion de la révolution
algérienne, une mutation intervient à propos du haïk. La crise du voile
ayant placé les femmes au centre des enjeux, les révolutionnaires sont
amenés à repenser leurs méthodes d’action. Une idée nouvelle germe, qui
repose sur un retournement de la stratégie de l’occupant: en dégageant le
corps de la femme du voile presque organique, qui l’enveloppe et le prend,
‘la femme dévoilée algérienne évolue comme un poisson dans l’eau occi-
dentale’ (p. 41). Pour entrer véritablement dans l’action révolutionnaire et
‘pénétrer’ dans la ville européenne, la femme algérienne, selon une ‘nou-
velle dialectique du corps et du monde’, doit ‘réapprend[re] son corps, le
réinstalle[r] de façon totalement révolutionnaire’ (p. 42). Insoupçonnable,
noyée dans le milieu, la ‘femme-arsenal’, selon Fanon, devient ‘porteuse
de revolvers, de grenades, de centaines de fausses cartes d’identité ou de
bombes’ (pp. 41–42). Au cours de l’action révolutionnaire, les femmes
deviennent un ‘maillon capital’ de la lutte de libération nationale.
Cette valorisation du rôle des femmes algériennes dans la révolution
demeure toutefois ambiguë pour Anne McClintock, qui remarque que
410
Annabelle Golay
5. Anne McClintock,
‘No Longer in a
Future Heaven:
Gender, Race, and
Nationalism’, in
Anne McClintock,
Aamir Mufti and
Ellena Shohat (eds),
Dangerous Liaisons:
Gender, Nation, and
Postcolonial Perspective,
Minneapolis:
University of
Minnesota Press,
1997, p. 97.
6. Diana Fuss, ‘Interior
Colonies: Frantz
Fanon and the Politics
of Identification’, in
Diacritics 24: 2–3
(Summer-Fall 1994),
pp. 20–42. John
Mowitt, ‘Algerina
Nation: Fanon’s
Fetish’, Cultural
Critique 22 (Fall
1992), pp. 165–86.
7. Diana Fuss, op. cit.,
p. 26.
8. ‘The problem with
(national) allegories
is that they erase the
term on which they
ground themselves.
As Winifred Woodhull
and Anne McClintock
have shown, even
Frantz Fanon, one of
the very few (if not
the only) early decol-
onization theorists of
decolonization to
have attempted to
address the issue of
gender in his work,
was not entirely able
to escape the allegory
of Woman as Nation.
When women are
equated to the land,
there is no discursive
space for them as
citizens. When
woman stands in for
nation, it becomes
difficult to present
the women of the
nation as agents in
that nation’s
constitution because
their body image is
being activated as the
object for which to
fight.’ Anne Donadey,
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l’entrée des femmes dans l’action n’est pas présentée, dans le texte de
Fanon, comme le résultat de leur volonté propre, mais d’abord comme une
nécessité liée à un déterminisme mécanique (‘Les rouages révolutionnaires
avaient pris une telle envergure, la machine marchait à un rythme donné.
Il fallait compliquer la machine’, p. 31), puis comme une action médi-
atisée, une désignation par les dirigeants:
Women’s agency for Fanon is thus agency by designation. It makes its
appearance not as a direct political relation to the revolution but as a medi-
ated, domestic relation to man: “At the beginning, it was the married women
who were contacted. Later, widows or divorced women were designated”. [. . .]
As designated agents, moreover, women do not commit themselves: “It is
relatively easy to commit oneself . . . The matter is a little more difficult when
it involves designating someone”. Fanon does not consider the possibility of
women committing themselves to action.
9
Il faut toutefois de nuancer cette assertion en précisant que le texte de Fanon
se poursuit en expliquant que bientôt ‘le volontariat de plus en plus nombreux
de jeunes filles, condui[t] les responsables politiques à faire un autre bond, à
bannir toute restriction, à prendre appui indifféremment sur l’ensemble des
femmes algériennes’ (p. 34). Les hommes restent certes décisionnaires mais
les pratiques sont modifiées sous l’impulsion des femmes algériennes.
D’autre part, A. McClintock met au jour un aspect déroutant dans les
descriptions de Fanon, où les femmes agissant au sein de la lutte, sont
métaphoriquement masculinisées:
Fanon resorts to a curiously eroticized image of militarized sexuality.
Carrying the men’s pistols, guns and grenades beneath her skirts, “the
Algerian woman penetrates a little further into the flesh of the Revolution”.
Here the Algerian woman is not a victim of a rape but a masculinized rapist.
As if to contain unmanning threat of armed women – in their dangerous
crossings – Fanon masculinized the female militant, turning her into a phallic
substitute, detached from the male body but remaining, still, the man’s “woman-
arsenal”. (p. 98)
Masculinisation ou instrumentalisation, la femme engagée dans la lutte
révolutionnaire n’est plus tout à fait une femme sous la plume de Fanon
(qui écrivait aussi au moment de la décision de faire entrer les femmes dans
l’action: ‘Il faut exiger de la femme une élévation morale et une force psy-
chologique exceptionnelle’, suggérant une infériorité morale originelle de la
femme par rapport à l’homme, p. 31). L’analyse d’Anne McClintock tend à
montrer que dans son texte Fanon essaie de donner l’image d’un peuple
algérien unanime, soudé dans la lutte (renforçant le manichéisme de la
lutte révolutionnaire ou anticoloniale en une opposition binaire entre eux et
nous – voir l’introduction d’Anne Donadey, Recasting Postcolonialism). Cet
effort pour constituer le peuple algérien en lutte comme un tout unifié,
empêcherait Fanon d’affronter la question de possibles luttes internes entre
sexes, voire de la nier (cf. l’inertie prétendue du voile). Toutefois, le texte
manifeste à plusieurs reprises une volonté de souligner le fait que la révo-
lution nationale crée et créera l’égalité entre sexes.
411
Féminisme et postcolonialisme: Beauvoir, Fanon et la guerre d’Algérie
‘Introduction:
Recasting
Postcolonialism’ in
Recasting
Postcolonialism:
Women Writing
Between Worlds,
Portsmouth:
Heimann, 2001,
p. xxx.
9. Anne McClintock,
op. cit., p. 98.
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Troisième mouvement: reprise du voile. A partir de 1957, les militaires
français apprennent – certaines militantes ayant parlé sous la torture –
que des femmes d’apparence très européanisées tiennent un rôle fonda-
mental dans la lutte. Pour les révolutionnaires, il s’agit alors de réinventer
une nouvelle technique de dissimulation: le voile est repris, et le corps de
l’Algérienne, qui s’était libéré et élancé, est désormais écrasé. Il faut le ren-
dre difforme, ‘à l’extrême le rendre absurde’ (p. 45). Pour écarter toute
suspicion, il faut, écrit Fanon, ‘se faire une telle “tête de Fatma” que le sol-
dat soit rassuré’ (p. 45). Si le voile reparaît, il est ‘définitivement dépouillé
de sa dimension exclusivement traditionnelle’ pour être ‘instrumentalisé,
transformé en technique de camouflage, en moyen de lutte’ (p. 44).
Il existe donc, selon les termes de Fanon, ‘un dynamisme historique du
voile’. Dans ce chapitre, significativement placé en tête de L’An V de la révo-
lution algérienne, Fanon n’a de cesse de souligner son admiration pour l’ac-
tion féminine dans la lutte pour l’indépendance (‘maîtrise de soi et succès
incroyables’, ‘dimensions véritablement gigantesques’), et de montrer
comment à travers la lutte, les femmes algériennes conquièrent une lib-
erté, qui ne soit pas le fait ‘de l’invitation’ de la France ou du général de
Gaulle (p. 46), mais la leur propre, gagnée grâce à leur engagement total
dans l’action révolutionnaire. Le 13 mai 1958, l’investiture de Pierre
Pflimlin, favorable à l’ouverture de négociations avec le F.L.N., suscite à
Alger des manifestations des partisans du maintien de la souveraineté de
la France sur l’Algérie: le colonialisme français réédite alors sa ‘campagne
d’occidentalisation de la femme algérienne’, et décide de dévoiler ‘symbol-
iquement’ et publiquement des femmes. Opposant au colonialisme français
et à ses valeurs, leur autonomie de choix, des Algériennes depuis longtemps
dévoilées, reprennent, ‘spontanément et sans mot d’ordre’, le haïk (p. 46).
L’analyse d’Anne McClintock vient nuancer ce propos de Fanon sur
l’autonomie de choix et d’action des femmes, en pointant le fait que dans
‘L’Algérie se dévoile’, les femmes ne semblent pouvoir agir et se libérer que
par le seul moyen de l’engagement national:
Women’s liberation is credited entirely to national liberation, and it is only
with nationalism that women “enter into history”. Prior to nationalism,
women have no history, no resistance, no independent agency. And since the
national revolution automatically revolutionizes the family, gender conflict
naturally vanishes after the revolution.
10
Fanon cherche cependant à montrer en suivant dans son analyse la
chronologie des événements, comment l’évolution du rôle des femmes au
cours de la révolution doit aboutir à leur libération. Avant la décision, en
1955, d’incorporer pleinement les femmes dans la lutte, leur rôle était
essentiellement celui du soin prodigué aux combattants (les sociologies du
‘care’ ont montré que le soin est généralement conçu comme une ‘affaire
de femmes’
11
). Puis, à partir de 1956, c’est par et dans le corps des femmes,
que se réalise la révolution: pour répondre aux nouvelles tâches qui leur
sont confiées, les femmes doivent, par une ‘authentique naissance’, ‘sans
apprentissage, sans récits, sans histoire’ (p. 33), inventer de nouvelles
manières d’être dans le monde. Sans se faire remarquer, il leur faut
s’élancer dans la rue avec un corps altéré (puisque dénué du voile qui
412
Annabelle Golay
10. Anne McClintock,
op. cit., p. 99.
11. Voir Le Souci des autres:
éthique et politique du
care, sous la direction
de Patricia Paperman,
Paris: Editions de
l’école des hautes
études en sciences
sociales, 2006.
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participait normalement de leur schéma corporel) et avec au bout de la
main un sac de grenades ou l’argent de la révolution: ‘Il y a [. . .] une
absence de jour entre la femme et la révolutionnaire. La femme algérienne
s’élève d’emblée au niveau de la tragédie’ (p. 33).
Ce passage du texte de Fanon a suscité des nombreux commentaires
(notamment de la part d’Elleke Boehmer et d’Anne McClintock), qui inter-
prètent cette idée d’un apprentissage révolutionnaire instinctif et spon-
tané, comme un stéréotype de Fanon sur la femme, qui serait un être
fondamentalement non historique, et marqué par la fonction reproduc-
trice (image de la naissance naturelle et authentique).
12
Toutefois, lorsque
l’on sait l’influence de la philosophie de Sartre sur Fanon, une autre lec-
ture devient possible, à partir de la notion d’authenticité qui, au sens
sartrien, est le contraire de la mauvaise foi, du rôle joué, de l’imitation
(le travail de Diana Fuss, dans ‘Interior Colonies’, vise en partie à montrer
comment la ‘transformation’ de la femme algérienne en Européenne
relève d’une contre-stratégie politique de résistance à une identification
imposée).
13
Les chemins de la liberté des femmes algériennes sont sinueux et appel-
lent parfois des décisions ambiguës, que Fanon a l’honnêteté de remarquer:
la reprise du voile en 1958 est une réaction immédiate, qui s’inscrit dans
‘l’attitude globale de refus des valeurs de l’occupant, même si objectivement
ces valeurs gagneraient à être choisies’ (p. 46). L’essentiel reste que dans
son article paru dans Résistance Algérienne du 16 mai 1957, Fanon insistait
déjà avec force sur le fait que ‘la guerre révolutionnaire n’est pas une
guerre d’hommes’, mais bien ‘une guerre totale où la femme ne fait pas que
tricoter ou pleurer le soldat’ – mais où, pleinement engagée ‘au cœur du
combat’, elle est une ‘sœur’, qui réalise l’égalité entre les sexes:
La place de la femme dans la société algérienne est indiquée avec une
telle véhémence que l’on s’explique facilement le désarroi de l’occupant.
C’est que la société algérienne se révèle n’être pas cette société sans femme
que l’on avait si bien décrite. Côte à côte avec nous, nos sœurs bousculent
un peu plus le dispositif ennemi et liquident définitivement les vieilles
mystifications.
14
Les textes de Fanon soulignent une continuité entre les luttes de libération,
en les hiérarchisant toutefois. Avec la révolution nationale, s’opèrent des
changements structurels de la société algérienne, venant de l’engagement
total des femmes dans la lutte, physiquement et idéologiquement, qui
selon Fanon, découvre au mari ou au père de ‘nouvelles perspectives sur
les rapports entre sexes. Le militant découvre la militante’, écrit-il en note,
‘et conjointement ils créent de nouvelles dimensions à la société algéri-
enne’ (p. 43). La lutte, engageant hommes et femmes pour l’indépendance,
conduira donc selon Fanon à une réévaluation et à une redistribution des
rôles sexuels dans la société en mutation.
15
Considérant l’évolution de la situation en Algérie en 1972, Simone de
Beauvoir écrit dans Tout compte fait: ‘Fanon s’est bien trompé quand il
prédisait que grâce au rôle qu’elles ont joué pendant la guerre les femmes
algériennes échapperaient à l’oppression masculine. La politique extérieure
de l’Algérie se veut “progressiste”: elle est anticolonialiste et anti-impérialiste.
413
Féminisme et postcolonialisme: Beauvoir, Fanon et la guerre d’Algérie
12. Une certaine sévérité
de Fanon à l’égard de
la femme avait déjà
été relevée par Gwen
Bergner, qui notait
dans son étude de
Peau noire, masques
blancs, que Fanon
jugeait beaucoup
plus durement la
soumission du
personnage du récit
autobiographique de
Mayotte Capécia à
l’idéologie raciste et à
la volonté de se
blanchir que le
personnage du texte
de Veneuse. Gwen
Bergner, ‘The Politics
of Admittance: Female
Sexual Agency,
Miscegenation and
the Formation of
Community in Frantz
Fanon’, The UTS
Review: Cultural
Studies and New
Writing 1.1
(1995): 5–29.
13. ‘Fanon’s insistence
that the Algerian
woman’s European
impersonation is “an
authentic birth in a
pure state” presumes
not that femininity
is itself a cultural
production of the
masquerade but that
masquerade is a
natural function of
femininity. It assumes
that if the Algerian
woman in her
performances as
“European” expertly
dissimulates, she does
so naturally, without
“that coefficient of
play, of imitation”
that characterizes
Western women. [. . .]
“Algeria unveiled”
dramatizes a form of
mimesis that takes
masquerade as its
object; the political
strategy described is
more like that of
miming masquerade.
[. . .] Fanon’s strategy
is to reconstruct the
possibility of agency
that colonialism
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Mais à l’intérieur elle est nationaliste et réactionnaire. Rien n’indique
qu’elle doive avant bien longtemps changer de caractère’ (p. 562). Les
débats récents en France sur la laïcité rappellent encore la vivacité et la
permanence des enjeux autour du voile.
Au moment où éclate le conflit pour l’indépendance, de nouvelles atti-
tudes, de nouvelles conduites, apparaissent chez celles et ceux qui soutien-
nent le peuple algérien. Par entière solidarité avec leur lutte, des Européens
d’Algérie décident d’y prendre une part active: des Européennes se joignent
aux porteuses de valises algériennes. La découverte de leur participation
par les autorités françaises au moment des arrestations fut, selon Fanon,
‘l’une des dates de la Révolution Algérienne’ (‘L’Algérie se dévoile’, p. 44).
Parmi ces femmes, une institutrice française, Jacqueline Guerroudj, mariée
à un instituteur musulman et membre avec lui de l’A.L.N., fut condamnée
à mort pour avoir remis une bombe à un révolutionnaire algérien. Un
témoignage de moralité décisif, reçu en janvier 1958 de la part de Simone
de Beauvoir, dont elle avait été l’élève à Rouen, lui permet d’obtenir une
grâce. Ainsi, à travers l’adhésion commune à l’idéal national algérien, des
réseaux de soutien se mettent en place de part et d’autre de la Méditerranée.
Au-delà des frontières politiques, ces engagements témoignent de l’appari-
tion d’une solidarité transnationale: ‘Les limites historiques s’effritent et
disparaissent’ (p. 45).
En France, devant l’impuissance de la gauche, des démocrates anti-
colonialistes se lancent dans l’action clandestine de soutien au F.L.N. Des
réseaux sont créés, dont celui de Francis Jeanson, philosophe sartrien,
collaborateur des Temps modernes, auteur de L’Algérie hors la loi. Ce fut
Jeanson qui accueillit Fanon chez lui à Paris quand il en eut besoin, et
ce fut également grâce à lui, que le premier livre de Fanon, Peau noire,
masques blancs, fut publié aux éditions du Seuil en 1952. Sartre
et Beauvoir se solidarisent rapidement avec l’engagement de Jeanson.
Lorsque les membres du ‘réseau Jeanson’, sont arrêtés et jugés pour
atteinte à la sûreté de l’Etat par le tribunal militaire de Paris, Sartre (alors
au Brésil avec Beauvoir) fait lire au procès en septembre 60 une déposi-
tion retentissante, où il déclare se ranger aux côtés des porteurs de
valises. Au moment du procès paraît le Manifeste des 121, qui prône le
droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie. Parmi les premiers sig-
nataires, Sartre et Beauvoir reçoivent en retour une haine passionnée de
l’opinion française, sont considérés comme des traîtres, et menacés d’em-
prisonnement.
16
Postcolonialisme de Beauvoir
Dès novembre 1954, la revue des Temps modernes ‘réclamai[t] l’indépen-
dance pour le peuple algérien et estimai[t] qu’il s’incarnait dans le F.L.N.’
17
Beauvoir était donc, dès le début du conflit, fermement opposée au main-
tien violent de ‘l’Algérie française’. Devant la marche du monde en 54, elle
espérait une ‘imminente décolonisation de toute la planète’. Trois ans plus
tard, elle comprit que ‘le gouvernement allait s’entêter dans cette guerre.
L’Algérie obtiendrait son indépendance: mais dans longtemps’.
18
Les pages du troisième volume de l’autobiographie beauvoirienne,
La Force des choses, donnent à lire, dans leur déroulement quotidien, le
drame de l’Algérie, à la fois intime et collectif, qui bouleverse l’existence de
414
Annabelle Golay
vitiates, and he does
this by locating
“politics” in the
space where
imitation exceeds
identification’.
Diana Fuss, op. cit.,
p. 28–29.
14. Frantz Fanon, L’An V
de la Révolution
algérienne, op. cit.,
p. 50.
15. Elleke Boehmer dans
un paragraphe
consacré à Fanon
dans l’introduction
de son récent
ouvrage, Stories of
Women, écrit: ‘[. . .]
woman to Fanon
becomes a subject of
history only through
her part in the national
resistance. She is
uniquely politicised by
means of this
involvement, and,
moreover, politicised in
an “instinctive” way.
[Fanon] writes,
“Algerian society . . .
renewed itself and
developed new values
governing sexual
relations”. Women did
not exercise a self-
transforming agency in
relation to these
changes’. Elleke
Boehmer Stories of
Women, Manchester:
Manchester University
Press, 2005, p. 9.
16. Pour plus de détails
sur la lettre de Sartre,
la condamnation à la
fois officielle, publique
et de la presse, se
reporter à La Force
des choses, op. cit.,
p. 571–74.
17. Simone de Beauvoir,
La Force des choses,
op. cit., 1963, p. 340.
18. ibid., p. 387.
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Beauvoir: ‘Ma propre situation dans mon pays, dans le monde, dans mes
rapports à moi-même s’en trouva bouleversée’ (p. 387). La seconde partie
du texte, qui couvre les années 1952–63, est entièrement dominée par la
guerre d’Algérie, à laquelle sont consacrées près de quatre cents pages, à
l’exception du récit de voyage au Brésil en 1960, où la situation algérienne
(bien que lui parvenant par échos réfractés) demeure pour elle un souci
‘brûlant’ (p. 386). Il est frappant que, dans ces pages, le drame algérien
soit vécu par Beauvoir sur un mode intime et personnel: ‘ça m’atteignait’,
écrit-elle, puis: ‘j’ai vécu la guerre d’Algérie comme un drame personnel’
(p. 389 et 681). L’écriture de soi et l’écriture de l’histoire se tissent ici en
un seul et même geste d’écriture: la Force des choses constitue autant un
document exceptionnel sur la guerre d’Algérie, qu’un témoignage du sou-
tien inconditionnel, en acte et en écriture, de Beauvoir au peuple algérien
et à sa cause. Si la Seconde Guerre mondiale lui avait découvert son his-
toricité, c’est véritablement au moment de la guerre d’Algérie que Beauvoir
s’engage politiquement, et réalise une certaine indépendance politique et
littéraire à l’égard de Sartre (voir Julien Murphy, p. 277).
De 1954 à 1960, Beauvoir met en question dans l’écriture autobi-
ographique son rôle en tant qu’intellectuelle, cherchant à s’engager d’une
manière qui lui soit propre: elle refuse le jeu de double qui consisterait à
faire la même chose que Sartre. A cet égard, il faut souligner qu’au
moment où Beauvoir s’engage pleinement et définitivement dans la lutte
anticoloniale en 1960, c’est par le truchement de son engagement fémin-
iste: en mai 60, l’avocate Gisèle Halimi sollicite son soutien pour alerter les
autorités et l’opinion publique sur le cas d’une jeune Algérienne, injuste-
ment accusée de terrorisme: Djamila Boupacha, fut pendant deux mois
emprisonnée par les parachutistes français, torturée et violée. Si la jeune
femme admit, dès son arrestation, qu’elle militait au côté des forces de
résistance algérienne, elle nia en revanche toute implication dans un
attentat à la bombe. De faux aveux lui furent arrachés sous la torture. A
la fois anticolonialiste et féministe, la lutte de Beauvoir en sa faveur répond
à la double colonisation à la fois impérialiste et patriarcale, dont Djamila
est victime, et qui la place, pour reprendre le concept de Gayatri Spivak, en
situation de ‘subalterne’.
19
En visite dans sa prison de Barberousse à Alger, Gisèle Halimi encour-
age la jeune fille à déposer une plainte et à demander une enquête, qui
nécessite un ajournement du procès. Pour préparer sa défense devant le
tribunal algérien et tenter d’obtenir un transfert du dossier en France, il
est urgent d’obtenir un délai supplémentaire. Gisèle Halimi fait appel à
Beauvoir: se chargerait-elle de le réclamer? Beauvoir porte aussitôt un
papier au Monde. Le journal émet des réticences avant la publication, et
demande que des modifications soient apportées au texte – pour lequel
Beauvoir dit ‘s’être bornée ou presque à reproduire la relation de Djamila’.
La direction du Monde la prie de remplacer le mot ‘vagin’ (employé par
Djamila) par celui de ‘ventre’, et de substituer une périphrase à ‘Djamila
était vierge’.
20
Beauvoir refuse. Ces mots sont imprimés entre parenthèses.
Le Monde du 2 juin est saisi à Alger pour son article.
La volonté de Beauvoir de reproduire le plus exactement possible la
relation de Djamila, luttant pour que ses termes propres soient imprimés
tels quels, est une manière de relayer une parole étouffée, de rompre le
415
Féminisme et postcolonialisme: Beauvoir, Fanon et la guerre d’Algérie
19. Gayatri Spivak, ‘Can
the Subaltern Speak?’
in Bill Ashcroft,
Gareth Griffiths and
Helen Tiffin (eds), The
Post-colonial Studies
Reader, London/New
York: Routledge, 2002
(first published 1995),
p. 24–28.
20. ibid., p. 525.
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silence et le mutisme imposés par le système colonial, ou plus exactement,
par un système colonial concurremment sourd à la vérité et prêt à torturer
pour entendre de faux aveux. En considérant le souci éthique et le respect
absolu de Beauvoir pour le témoignage de Djamila (il s’agit non pas de parler
pour, mais simplement de donner à entendre), on pourrait, à partir de la
question de G. Spivak, ‘Can the Subaltern Speak?’, s’interroger sur l’ambiguïté
de la parole relayée, certes non autonome, mais ayant pu être entendue.
Pour donner plus de poids à la lutte en faveur de Djamila, Beauvoir
suggère la rédaction d’un livre comportant une relation complète de l’af-
faire, qui constituerait à la fois un élément de lutte anticolonialiste dans
l’immédiat, pour faire éclater la vérité, en même temps qu’un témoignage
pour l’avenir. Gisèle Halimi se charge de l’écrire. Beauvoir le préface et le
co-signe pour en partager la responsabilité pénale avec elle. Au moment de
la parution, Beauvoir est directement menacée: la police refusant de la
protéger, ce sont des étudiants qui passent des nuits chez elle à veiller et à
guetter; son immeuble est épargné.
21
Le livre Djamila Boupacha (1961) reproduit l’éditorial au Monde de
Beauvoir, dont un des points essentiels est la lumière faite sur ce que Beauvoir
dénonce comme ‘l’aspect le plus scandaleux de cette scandaleuse affaire –
le fait que les gens s’y étaient habitués’. Cette prise de conscience que la
démoralisation de la nation passe par l’habitude est traitée dans la Force
des choses, où Beauvoir écrit:
Aujourd’hui, en ce sinistre mois de décembre 1961, comme beaucoup de
mes semblables, je souffre d’une sorte de tétanos de l’imagination [. . .] C’est
peut-être ça le fond de la démoralisation pour une nation: on s’y habitue.
Mais en 1957, les os brisés, les brûlures au visage, au sexe, les ongles
arrachés, les empalements, les cris, les convulsions, ça m’atteignait.
22
Le jeu des temporalités de l’écriture autobiographique (Beauvoir relisant et
retravaillant en 1961 un texte de 1957) révèle ici une tension entre les
enjeux propres à deux moments du conflit: en 1957, contre la conspira-
tion du silence, contre la presse devenue entreprise de falsification, il s’agis-
sait de faire connaître la vérité de la torture en Algérie; en 1961, c’est
contre le ‘tétanos de l’imagination’, contre l’habitude et la banalisation du
scandale perpétué, qu’il faut résister. Si elle ne fut pas la première, en
1960, à dénoncer l’insupportable vérité (avaient paru Sur la torture de
Pierre-Henri Simon, La Question d’Henri Alleg, et le recueil Les Rappelés
témoignent), Beauvoir s’investit entièrement pour libérer Djamila, et à tra-
vers elle, toutes les victimes du colonialisme: femmes et individus opprimés.
Pour amener les Français à assumer leur propre responsabilité dans une
guerre faite en leur nom (l’inertie est aussi une attitude politique), contre
la torture érigée en système, elle mobilise tout son pouvoir social et intel-
lectuel, pour lancer un appel public en faveur de la justice, de la liberté et
de l’action morale.
Beauvoir crée, par ailleurs, un comité de soutien pour Djamila, préside de
nombreuses conférences de presse, répond aux interviews, conduit la
délégation devant les autorités françaises pour obtenir le dessaisissement
des tribunaux militaires algériens, le transfert du procès en France afin
que la plainte de Djamila mène à des sanctions contre ses tortionnaires
416
Annabelle Golay
21. Voir La Force des
choses, op. cit.,
p. 641–42.
22. ibid., p. 387.
IJFS_10.3_08_art_Golay.qxd 11/6/07 4:46 PM Page 416
(la lutte continua jusqu’en 1962, où malgré le transfert obtenu, et l’iden-
tification des coupables, la plainte de Djamila ne put aboutir: ‘pour ne pas
porter atteinte au moral de l’armée’; elle fut libérée suite aux accords
d’Evian).
Beauvoir fut si ‘frappée’, selon son propre terme, par le contenu de l’en-
trevue avec les officiels, qu’elle décide d’en témoigner dans la Force des
choses, bien que G. Halimi ait déjà pris en charge ce récit. Ce qui la
frappe si profondément, au cours des entretiens, c’est l’aveu paradoxal du
Ministre de la justice face à la pratique de la torture, dont il possède à la
fois une entière connaissance, mais qu’il est impuissant à contrôler. Même
mauvaise foi de la part de M. Patin, président de la Commission de
Sauvegarde, qui se refuse pendant la rencontre à toute empathie, instal-
lant une infranchissable distance entre soi et les autres. Pas de salut moral
par le dépassement vers autrui, pas de reconnaissance de la singularité de
Djamila (selon Fanon, les femmes algériennes sont toujours perçues par
l’Européen comme un ensemble homogène et indifférencié), dont il cherche
à minimiser l’humiliation subie (elle n’en est pas morte . . . ):
On en revint à Djamila. ‘Que vous a-t-elle dit, exactement, à propos de la
bouteille?’ demanda-t-il à Gisèle Halimi d’un air légèrement égrillard. Elle le
lui dit, il hocha la tête: ‘C’est ça, c’est ça ! ‘ Il sourit finement: ‘J’avais craint
qu’on ne l’eût assise sur une bouteille, comme on faisait en Indochine avec
les Viets.’ (Qui ça, on, sinon les chers officiers aux mains pures?) ‘Alors les
intestins sont perforés et on meurt. Mais ça ne s’est pas passé ainsi.
23
Vous prétendez qu’elle était vierge. Mais enfin, on a des photos d’elle,
prises dans sa chambre: elle est entre deux soldats de l’A.L.N., armes en
mains, et elle tient une mitraillette.’ Et alors? elle a toujours proclamé qu’elle
militait dans l’A.L.N.; ça ne met pas en cause sa virginité avons-nous dit.
‘Tout de même, pour une jeune fille, c’est plutôt scabreux’, répondit-il.
24
La réaction de M. Patin est révélatrice de l’attitude générale de l’homme,
du colon, du conquérant, face à la femme algérienne. Fanon écrit, à cet
égard, dans ‘L’Algérie se dévoile’, que ‘confusément, l’Européen vit à un
niveau fort complexe sa relation avec la femme algérienne’.
25
En psychia-
tre, Fanon souligne l’existence, dans l’imaginaire colonial, du fantasme du
viol, du fantasme du voile ôté, de la conquête érotisée de la terre et de la
femme algériennes; étant à la fois conçue ‘comme support de la pénétra-
tion occidentale dans la société autochtone’,
26
et comme ce qui sous le
voile résiste, faisant exister un monde dont il est exclu, voyant sans être
vue et le frustrant de la non réciprocité de son regard, la femme algéri-
enne, si elle apparaît dans un rêve du colonisateur à contenu érotique, fera
l’objet d’une ‘double défloration’: ‘le viol de la femme algérienne dans un
rêve d’Européen est toujours précédé de la déchirure du voile.’
27
Loin de
n’être qu’un élément du matériel onirique du colonisateur, le viol est la
plus réelle violence faite aux corps des Algériennes, perpétuée, sue, tue,
par les militaires et les autorités françaises.
Au cœur même de l’écriture autobiographique de Beauvoir: la honte.
‘Je ne fus pas fière d’avoir à lui serrer la main’, écrit-elle du Ministre de la
justice. Par nécessité, par devoir peut-être, en tant qu’intellectuelle, en tant
que Française, elle avoue l’inavouable attitude des dirigeants. La honte se
417
Féminisme et postcolonialisme: Beauvoir, Fanon et la guerre d’Algérie
23. ibid., p. 529.
24. ibid.
25. Frantz Fanon, L’An V
de la Révolution
algérienne, op. cit.,
p. 26.
26. ibid., p. 24.
27. ibid., p. 28.
IJFS_10.3_08_art_Golay.qxd 11/6/07 4:46 PM Page 417
révèle être un sentiment fondamental, qui sous-tend son geste d’écriture.
Dans le remarquable Livre des hontes (2006), Jean-Pierre Martin analyse
le lien profond entre l’écriture et la honte, dont elle peut être le premier
moteur: la honte, ‘émotion particulièrement inavouable’, à la fois la plus
historique et la plus singulière – ‘alcool fort de la littérature’. Dans l’auto-
biographie de Beauvoir, l’écriture de la honte devient, selon la formule de
J.-P. Martin, ‘face à face avec soi-même sous le regard de l’autre’,
28
où
Beauvoir s’astreint à s’examiner, adoptant le point de vue d’autrui, et
acceptant en ‘témoin inquiet de sa propre désubjectivation’, de se trans-
former en objet de son regard et de son jugement: ‘J’avais besoin de mon
estime pour vivre et je me voyais avec les yeux des femmes vingt fois vio-
lées, des hommes aux os brisés, des enfants fous: une Française.’
29
S’écrivant comme l’autre en miroir, Beauvoir tend à assumer l’ambiguïté de
sa situation, qui fut de se voir elle-même à travers le regard des autres,
comme complice de cette guerre qui lui fait horreur, tout en s’éprouvant
en rupture par rapport à ces concitoyens, en dissidente par rapport à la
politique colonialiste de la France:
Je ne supportais plus cette hypocrisie, cette indifférence, ce pays, ma propre
peau. Ces gens dans les rues, consentants ou étourdis, c’étaient des bour-
reaux d’Arabes: tous coupables. Et moi aussi. ‘Je suis française.’ Ces mots
m’écorchaient la gorge comme l’aveu d’une tare. Pour des millions d’hommes
et de femmes, de vieillards et d’enfants, j’étais la sœur des tortionnaires,
des incendiaires, des ratisseurs, des égorgeurs, des affameurs; je méritais leur
haine puisque je pouvais dormir, écrire, profiter d’une promenade ou d’un
livre: les seuls moments où je n’avais pas honte, c’étaient ceux où je ne le
pouvais pas [. . .]
30
La honte: moteur du dire, moteur de l’écriture autobiographique de
Beauvoir. Honte de soi, honte des autres, honte du colonialisme français,
honte d’être Française, honte de ses origines bourgeoises, de ses privilèges, de
sa complicité avec la guerre. Dire sa honte, écrire sa honte, constitue pour
Beauvoir le point de départ pour une morale solidaire et de la relation à
l’autre. ‘Car la honte se présente aussi, pour l’homme occidental, comme un
ferment de solidarité’, écrit J.-P. Martin, qui rappelle la préface de Sartre aux
Damnés de la terre: ‘Ayez le courage de lire Fanon: pour cette raison qu’il vous
fera honte et que la honte, comme disait Marx, est un sentiment révolution-
naire’.
31
La capacité de Beauvoir de se mettre en question et à distance de
soi, lui permet de puiser dans la connaissance des conditions authentiques
de son existence, la force de vivre et des raisons d’agir: il lui faut assumer
l’ambiguïté fondamentale de sa condition, se défaire des lecta, rechercher un
sens vrai de la réalité, défendre la liberté de tous et de chacun.
D’un point de vue philosophique et moral, il apparaît que la période de
la guerre d’Algérie, où Beauvoir ressent plus vivement que jamais le para-
doxe de sa condition (être dans le monde à la fois sujet et objet), constitue
pour elle une mise à l’épreuve concrète de la morale existentialiste,
développée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale dans son essai
philosophique Pour une morale de l’ambiguïté (1947). La liberté, ‘condition
première de toute justification de l’existence’, et le rapport indissoluble
entre soi et autrui, en constituent le fondement: ‘Se vouloir libre, c’est
418
Annabelle Golay
28. ibid., p. 10.
29. ibid., p. 391.
30. ibid., p. 406.
31. Jean-Pierre Martin,
Le Livre des hontes, op.
cit., p. 38. Citation de
J.-P. Martin de la
préface de Sartre aux
Damnés de la terre
de Fanon, Paris:
Maspero, 1961,
p. 14.
IJFS_10.3_08_art_Golay.qxd 11/6/07 4:46 PM Page 418
aussi vouloir les autres libres’
32
(voir la section ‘An Ethics of Intersubjectivity,’
J. Murphy, pp. 280–85).
D’un point de vue littéraire, il semble qu’au moment du conflit algérien,
Beauvoir ait trouvé dans l’écriture autobiographique une praxis où réaliser
sa propre liberté, un moyen de se révéler à elle-même, et de reprendre à son
compte l’Histoire et l’histoire de sa vie: ‘Ma vie a été en même temps le pro-
duit et l’expression du monde dans lequel elle se déroulait et c’est pourquoi
j’ai pu, en la racontant, parler de tout autre chose que de moi’.
33
La préférence
assumée de Beauvoir pour la littérature autobiographique est un choix fort
rare au regard des nombreux détracteurs du genre, qui objectent qu’il ne
constitue qu’une ‘littérature mineure’, un genre féminin: il serait ‘le degré
le plus bas de la teneur littéraire, celui du reportage ou du témoignage sans
apprêts’.
34
Il faut toutefois mettre en lumière l’invention littéraire propre à
Beauvoir, qui tient au fait que dans un même mouvement, l’écriture de soi
est aussi écriture des autres: le destin d’une nation et d’une intellectuelle y
est montré en un enlacement génial. Par ailleurs, le recours à l’autobiogra-
phie, conçue comme ‘corps écrit’ (Béatrice Didier), constitue le genre littéraire
privilégié pour exprimer la pensée corporelle de la honte en relation aux
souffrances infligées au peuple algérien dans sa chair. D’autre part, ce
choix générique, plutôt que celui de l’essai ou du roman, est particulière-
ment signifiant, puisqu’il permet à Beauvoir de s’adresser directement et
intimement à son lecteur, de le réunir avec le collectif, et de rétablir en lui ce
sens de la liaison à autrui, qui est à la fois le fondement de la morale et de la
liberté.
La lecture critique que Beauvoir donne de la manière dont elle a vécu
et s’est engagée pendant la guerre d’Algérie, indique dans l’autobiographie
même, des voies possibles pour une éthique postcoloniale. Le tour de force
de ce texte est d’avoir réalisé dans le moment de l’écriture, et avant que la
révolution pour la libération ne soit accomplie, une proposition pour une
conduite morale postcoloniale.
La rencontre Beauvoir-Fanon
Le texte de La Force des choses, qui vise son propre dépassement, ce texte
tendu, peut être reçu par le lecteur avec d’autant plus de force que
Beauvoir y livre son cheminement dans son ensemble avec un souci con-
stant de vérité, ne cherchant en rien à masquer ses propres contradictions,
mais s’efforçant au contraire de les saisir dans le geste même de l’écriture.
Beauvoir n’hésite pas pour décrire comment, en tant qu’intellectuelle, il lui
a été difficile dans un premier temps d’apprécier lucidement, par exemple,
l’action clandestine de soutien au F.L.N. du réseau Jeanson.
Lorsque Beauvoir et Fanon se rencontrèrent à Rome pendant l’été 1961,
ils se penchèrent de nouveau au cours de conversations qu’ils eurent, sur
les difficultés avec soi-même auxquelles l’intellectuel doit s’affronter pour
passer à l’action. Ces rencontres et ces conversations sont rapportées dans
la Force des choses, où Beauvoir souligne chez Fanon la vivacité du conflit
entre l’intellectuel et le révolutionnaire:
Partisan de la violence, elle lui faisait horreur; ses traits s’altéraient quand il
évoquait les mutilations infligées par les Belges aux Congolais, par les Portugais
aux Angolais – les lèvres percées et cadenassées, les visages aplatis à coup de
419
Féminisme et postcolonialisme: Beauvoir, Fanon et la guerre d’Algérie
32. Simone de Beauvoir,
Pour une morale de
l’ambiguïté, Paris:
Gallimard, 2003
(première édition
1947), p. 103.
33. Simone de Beauvoir,
Tout compte fait, Paris:
Gallimard, 1972, pp.
39–40.
34. Jacques Lecarme et
Eliane
Lecarme-Tabone,
L’Autobiographie,
Paris: Armand Colin,
2004, p. 7.
IJFS_10.3_08_art_Golay.qxd 11/6/07 4:46 PM Page 419
palmatorio – mais aussi quand il parlait de ces ‘contre-violences’ des Noirs et
des durs règlement de compte qu’avait impliqués la révolution algérienne. Il
attribuait ces répugnances à sa condition d’intellectuel: tout ce qu’il avait
écrit contre les intellectuels, il l’avait écrit contre lui-même.
35
D’après Beauvoir, les origines de Fanon aggravaient ses conflits:
Dans sa jeunesse, il avait cru pouvoir surmonter, par sa culture et sa valeur,
la ségrégation raciale; il s’était voulu français: pendant la guerre, il avait
quitté la Martinique pour se battre. Faisant sa médecine à Lyon il avait com-
pris qu’aux yeux des Français un Noir restait toujours un Noir et il avait
agressivement assumé la couleur de sa peau.
36
Mais quand Fanon fut nommé directeur de l’hôpital psychiatrique de Blida,
en Algérie, en 1953, c’était l’intégration dont il avait rêvé. En intro-
duisant dans ses services la ‘social-thérapie’, méthode de soin aux
aliénés, basée sur la restauration de leurs référents culturels, Fanon
gagne la reconnaissance du personnel soignant (pour la plupart engagé
politiquement) et celle des militants de la région. De plus, ses positions
anticolonialistes étant peu à peu connues, Fanon est bientôt contacté par
le mouvement ‘Amitiés algériennes’, qui lui demande de prendre en
charge des maquisards souffrant de troubles psychiques. C’est ainsi, par
la proximité entre psychiatrie et engagement politique, que Fanon s’engage
dans la lutte.
Pendant un an, Fanon continue à servir la révolution sans abandonner
son poste à l’hôpital: il dispense des leçons aux révolutionnaires, leur
apprend à contrôler leurs réactions au moment de déposer une bombe ou
de lancer une grenade, et à trouver quelle attitude psychologique ou
physique peut les aider à résister le mieux à la torture. Dans le même
temps, toutefois, il se doit de soigner des commissaires de police français
qui ont trop ‘questionné’. Si au cours de cette année-là, Fanon s’était déjà
senti écartelé, ne voulant pas renoncer à un statut difficilement acquis,
mais reconnaissant la cause des Algériens comme sienne, en 1956 la con-
tradiction lui devient insupportable: dans une lettre ouverte à Lacoste,
ministre-résident et gouverneur général de l’Algérie, il démissionne de son
poste, rompt avec la France et se déclare Algérien.
Ce choix de rupture totale – se choisir Algérien contre la France, con-
tre le colonialismese double dans l’écriture de Fanon d’une exigence de
remise en question intégrale de la situation coloniale. La résistance
extrême de son écriture oblige à s’interroger sur son statut littéraire: un
geste profondément militant dirigé contre I’idéologie colonialiste est à
l’origine même du geste d’écriture de l’An V de la Révolution algérienne et
des Damnés de la terre, œuvres révolutionnaires, de combat, nationales.
Dans cette mesure, on peut repenser l’œuvre de Fanon à la lumière du
concept de ‘stratégie ou de résistance postcoloniale’, que présente et
développe Jean-Marc Moura, dans un article de 2001, paru dans
Littérature postcoloniale et francophonie, et intitulé ‘Sur quelques apports et
apories de la théorie postcoloniale pour le domaine francophone’. Le con-
cept de stratégie ou de résistance postcoloniale renvoie, selon J.-M.
Moura:
420
Annabelle Golay
35. ibid., p. 622.
36. ibid., p. 620.
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[
…] aux œuvres qui tentent de résister à l’idéologie coloniale, y compris
durant la période de colonisation. [
…] A cet égard, Aimé Césaire ou Léopold
Sédar Senghor sont des auteurs postcoloniaux au même titre qu’Edouard
Glissant ou Henri Lopès. C’est une situation d’écriture qui est considérée et
non plus seulement une position sur l’axe du temps.
37
Cette conception du ‘postcolonial’ comme non exclusivement chronologique
(le post-colonial se constituant nécessairement après le colonial), permet
de le redéfinir en termes oppositionnels et critiques. Cette façon non
chronologique d’appréhender le postcolonial se retrouve également dans
l’ouvrage d’Anne Donadey, Recasting Postcolonialism. Il faut noter à cet égard
que la définition que propose Donadey du terme anticolonial, comme forte-
ment marqué par une opposition binaire, correspond bien au manichéisme
à l’œuvre dans les essais théoriques de Fanon (sur le manichéisme de Fanon,
voir Anne McClintock, ‘No longer in a Future Heaven’, pp. 93–99).
Par ailleurs, la dimension radicale et l’urgence à l’œuvre chez Fanon
sont à comprendre au regard de sa situation personnelle: il était atteint
d’une leucémie, qui le condamnait, lui laissant un très bref sursis. Fanon
est donc en lutte tant intimement que collectivement: lutte anticolonialiste
auprès du peuple algérien avec lequel il fait corps, lutte contre le dérègle-
ment physique de son propre corps. Au moment de sa rencontre avec
Beauvoir et Sartre, il savait qu’il n’avait plus qu’un an à vivre (il mourra
quelques mois plus tard, le 8 décembre 1961 dans une clinique près de
Washington, aux Etats-Unis). Certains de ses textes avaient déjà été pub-
liés par la revue des Temps modernes. Sartre et Beauvoir admiraient son tra-
vail dans Peau noire, masques blancs et dans L’An V de la révolution algérienne.
Il venait de rencontrer Claude Lanzmann à la conférence anticolonialiste
de Tunis où celui-ci représentait les Temps modernes, et lui demanda de
remettre à Sartre le manuscrit des Damnés de la terre, pour qu’il le préface.
Lanzmann et Fanon rejoignirent Beauvoir et Sartre à Rome (Fanon
souhaitait y soigner ses rhumatismes). Plusieurs jours de discussions inin-
terrompues s’en suivirent avant le retour de Fanon à Tunis.
Dans la Force des choses, Beauvoir s’attache à souligner à la fois l’inten-
sité humaine de la rencontre (terme qui revient souvent sous la plume de
Beauvoir à l’égard de Fanon; à sa mort, elle écrit: ‘Sa mort pesait lourd
parce qu’il l’avait chargée de toute l’intensité de sa vie’, p. 635), mais aussi
les limites de leur entente. A un premier niveau, Fanon reprochait à Sartre
et à Beauvoir une certaine forme de réserve ou d’économie de soi, qu’il ne
pouvait tolérer en raison du caractère doublement urgent de la situation:
Nous retrouvâmes Sartre pour déjeuner: la conversation dura jusqu’à 2
heures du matin; je la brisai le plus poliment possible, en expliquant que
Sartre avait besoin de sommeil. Fanon en fut outré: ‘Je déteste les gens qui
s’économisent’, dit-il à Lanzmann qu’il tint éveillé jusqu’à 8 heures du matin
[
…] Fanon avait énormément de choses à dire à Sartre et de questions à lui
poser. ‘Je paierais vingt mille francs par jour pour parler avec Sartre du
matin au soir pendant quinze jours’, dit-il en riant à Lanzmann (p. 619).
Fanon leur reprochait, plus sérieusement et à un second niveau, le fait
d’être français, et surtout, de ne pas suffisamment l’expier (Fanon n’avait
421
Féminisme et postcolonialisme: Beauvoir, Fanon et la guerre d’Algérie
37. Jean-Marc Moura,
‘Sur quelques apports
et apories de la
théorie postcoloniale
pour le domaine
francophone’, in
Littérature
postcoloniale et
francophonie, Paris:
Champion, 2001,
p. 151.
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sans doute pas connaissance des écrits en cours de Beauvoir, motivés par
la honte d’être française). Le reproche vise principalement Sartre dans la
mesure où c’était lui (bien davantage que Beauvoir) qui, à ce moment-là,
incarnait, pour Fanon et le reste du monde, l’action politique de soutien à
tous les opprimés en guerre contre le colonialisme. C’est précisément en
raison de la valeur et de la notoriété de l’engagement de Sartre, que Fanon
avait souhaité la préface qu’il donna à son livre (qui reste un très beau
texte, peut-être davantage lu et commenté au cours des années que le
corps de texte de Fanon). Pourtant, dans l’introduction de l’édition de
2002 des Damnés de la terre, Alice Cherki met au jour un aspect important
de la réception du texte de Sartre par Fanon: d’après elle, Sartre s’éloigne
du projet initial qu’il présente: d’abord, en l’adressant essentiellement aux
Européens, tandis que Fanon s’adresse à tous vers un dépassement de la
‘peur de l’autre’; ensuite, en radicalisant l’analyse de Fanon sur la vio-
lence. Alice Cherki explique comment Fanon reçut cette préface: ‘Fanon,
en lisant la préface de Sartre, ne fit aucun commentaire; il resta même
contrairement à son habitude, extrêmement silencieux. Néanmoins, il
écrivit à François Maspero qu’il espérait avoir, le moment venu, la possibilité
de s’expliquer.’
38
Au-delà des divergences entre Fanon et Sartre (le dialogue semble par-
fois impossible), il reste de la rencontre romaine, un magistral portrait de
Fanon, dressé par Beauvoir dans la Force des choses, et dont il faut souligner
la justesse et la sensibilité:
D’une intelligence aiguë, intensément vivant, doté d’un sombre humour, il
expliquait, bouffonnait, interpellait, imitait racontait: il rendait présent tout
ce qu’il évoquait.
Nos conversations furent toujours d’un extrême intérêt, grâce à la richesse
de son information, son pouvoir d’évocation, la rapidité et l’audace de sa
pensée. Par amitié, et aussi pour l’avenir de l’Algérie et de l’Afrique, nous
souhaitions que sa maladie lui accordât un long sursis. C’était quelqu’un
d’exceptionnel. Quand je serrais sa main fiévreuse, je croyais toucher la
passion qui le brûlait. Il communiquait ce feu; près de lui, la vie semblait une
aventure tragique, souvent horrible, mais d’un prix infini.
39
De Beauvoir à Fanon, quelque chose est passé, le feu a été communiqué. De
même que Fanon est considéré aujourd’hui comme un auteur postcolonial,
il faut relever une dimension comparable dans l’œuvre de Beauvoir, qui, très
tôt et radicalement, s’est opposée au système colonial, a posé la nécessité
pour les femmes comme (pour les) individus colonisés, de transcender la con-
dition de l’Autre imposée de l’extérieur par leurs oppresseurs, et a ouvert les
voies d’une conduite morale pour un avenir postcolonial. Beauvoir suggère
ainsi une dialectique qui va de la position de l’Autre à une position autre, à
un avenir autre, qui est mouvement tendu vers l’avenir, engagement et liai-
son aux autres. Chez Beauvoir et Fanon, se trouve une même volonté de
dépassement, qui ressortit à une conception commune de la temporalité: à
partir de la conscience de la valeur du présent, il s’agit de retourner l’expéri-
ence du négatif, pour s’arracher vers l’avenir (le titre du livre de Fanon, L’An
V de la révolution algérienne, manifeste ce projet). Dans Pour une morale de l’am-
biguïté, Beauvoir écrit que ‘chacun doit mener sa lutte en liaison avec celle
422
Annabelle Golay
38. Alice Cherki, ‘Préface
à l’édition de 2002’,
in Les Damnés de la
terre, op. cit., p. 11.
39. Simone de Beauvoir,
La Force des choses, op.
cit., p. 620 et 624
respectivement.
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des autres et en l’intégrant au dessein général’,
40
ce qui souligne l’inter-
dépendance et la solidarité de toutes les luttes de libération. L’oppression
ayant plus d’un visage, si dans le contexte historique de la fin des années 50
et du début des années 60, l’engagement féministe de Beauvoir semble sub-
ordonné à la lutte pour la décolonisation, c’est d’une part que l’urgence de la
situation l’exigeait, et d’autre part, que la libération des nations colonisées
servait la lutte de libération des femmes (ce que défend Fanon dans ‘L’Algérie
se dévoile’): ‘First things first’, pourrait-on dire en reprenant la formule-
titre de Kirsten Holst Petersen.’
41
Les luttes de libération nationale et fémin-
iste s’expriment dans le même moment de l’histoire, dans les mêmes termes,
possèdent de nombreux enjeux communs, et sont donc extrêmement liées
sans pour autant toutefois s’équivaloir. Nous voyons au terme de cette étude
comment une hiérarchie peut être établie entre elles, avec l’urgence historique
de l’une par rapport à l’autre exprimée chez Beauvoir, et la subordination
inclusive chez Fanon de la lutte pour la libération des femmes à travers la
reconquête nationale.
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423
Féminisme et postcolonialisme: Beauvoir, Fanon et la guerre d’Algérie
40. Simone de Beauvoir,
Pour une morale de
l’ambiguïté, op. cit.,
p. 111.
41. Kirsten Holst
Petersen, ‘First Thing
First. Problems of a
Feminist Approach
to African Literature’,
in The Post-colonial
Studies Reader, Bill
Ashcroft et al. (eds),
op. cit., p. 251.
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Suggested citation
Golay, A. (2007), ‘Féminisme et postcolonialisme: Beauvoir, Fanon et la guerre
d’Algérie’, International Journal of Francophone Studies 10: 3, pp. 407–424,
doi: 10.1386/ijfs.10.3.407/1
Contributor details
Annabelle Golay is a Ph.D. candidate in French, specialist of the twentieth-century
literature. The title of her dissertation project is: ‘Les autobiographies de Simone de
Beauvoir, témoignage capital d’un siècle’. She is preparing her Ph.D. in a ‘cotutelle’,
which is an agreement that allows her to prepare a co-directed Ph.D. both at Tulane
University and at the University of Lyon 2 in France. Contact: Tulane University,
French Department, 311 Newcomb Hall, New Orleans, La 70118.
E-mail: agolay@tulane.edu
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Annabelle Golay
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