Du Côté de Chez Swann
MARCEL PROUST
Table of Contents
MARCEL PROUST................................................................................................................................1
I................................................................................................................................................................1
II.............................................................................................................................................................22
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN...........................................................................................90
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM......................................................................................188
Du Côté de Chez Swann
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Du Côté de Chez Swann
MARCEL PROUST
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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JP MOURLON, PARIS
A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU TOME I DU CÔTÉ DE CHEZ SWANN
A Monsieur Gaston Calmette
Comme un témoignage
de profonde et affectueuse reconnaissance,
Marcel Proust.
PREMIÈRE PARTIE. COMBRAY
I.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si
vite que je n'avais pas le temps de me dire: " Je m'endors. " Et, une demi−heure après, la pensée qu'il était
temps de chercher le sommeil m'éveillait; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les
mains et souffler ma lumière; je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de
lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais moi−même ce dont
parlait l'ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François I
er
et de Charles Quint. Cette croyance
survivait pendant quelques secondes à mon réveil; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des
écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n'était plus allumé. Puis elle
commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d'une existence
antérieure; le sujet du livre se détachait de moi, j'étais libre de m'y appliquer ou non; aussitôt je recouvrais la
vue et j'étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais
peut−être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause,
incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être;
j'entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d'un oiseau dans une forêt,
relevant les distances, me décrivait l'étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station
prochaine; et le petit chemin qu'il suit va être gravé dans son souvenir par l'excitation qu'il doit à des lieux
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nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent
encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
J'appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l'oreiller qui, pleines et fraîches, sont comme les
joues de notre enfance. Je frottais une allumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C'est l'instant où le
malade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtel inconnu, réveillé par une crise, se
réjouit en apercevant sous la porte une raie de jour. Quel bonheur c'est déjà le matin! Dans un moment les
domestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours. L'espérance d'être soulagé lui donne
du courage pour souffrir. Justement il a cru entendre des pas; les pas se rapprochent, puis s'éloignent. Et la
raie de jour qui était sous sa porte a disparu. C'est minuit; on vient d'éteindre le gaz; le dernier domestique est
parti et il faudra rester toute la nuit à souffrir sans remède.
Je me rendormais, et parfois je n'avais plus que de courts réveils d'un instant, le temps d'entendre les
craquements organiques des boiseries, d'ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l'obscurité, de goûter
grâce à une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongés les meubles, la chambre, le tout
dont je n'étais qu'une petite partie et à l'insensibilité duquel je retournais vite m'unir. Ou bien en dormant
j'avais rejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé telle de mes terreurs enfantines
comme celle que mon grand−oncle me tirât par mes boucles et qu'avait dissipée le jour, date pour moi d'une
ère nouvelle, où on les avait coupées. J'avais oublié cet événement pendant mon sommeil, j'en retrouvais le
souvenir aussitôt que j'avais réussi à m'éveiller pour échapper aux mains de mon grand−oncle, mais par
mesure de précaution j'entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dans le monde des
rêves.
Quelquefois, comme Eve naquit d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant mon sommeil d'une fausse
position de ma cuisse. Formée du plaisir que j'étais sur le point de goûter, je m'imaginais que c'était elle qui
me l'offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulait s'y rejoindre, je m'éveillais. Le reste
des humains m'apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme que j'avais quittée il y avait quelques
moments à peine; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corps courbaturé par le poids de sa taille.
Si, comme il arrivait quelquefois, elle avait les traits d'une femme que j'avais connue dans la vie, j'allais me
donner tout entier à ce but: la retrouver, comme ceux qui partent en voyage pour voir de leurs yeux une cité
désirée et s'imaginent qu'on peut goûter dans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir
s'évanouissait, j'avais oublié la fille de mon rêve.
Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes. Il les
consulte d'instinct en s'éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est
écoulé jusqu'à son réveil; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin après quelque
insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort
habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de
son réveil, il ne saura plus l'heure, il estimera qu'il vient à peine de se coucher. Que s'il s'assoupit dans une
position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le
bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse
dans le temps et dans l'espace, et au moment d'ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt
dans une autre contrée. Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond et détendît
entièrement mon esprit; alors celui−ci lâchait le plan du lieu où je m'étais endormi, et quand je m'éveillais au
milieu de la nuit, comme j'ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instant qui j'étais;
j'avais seulement dans sa simplicité première, le sentiment de l'existence comme il peut frémir au fond d'un
animal: j'étais plus dénué que l'homme des cavernes; mais alors le souvenir non encore du lieu où j'étais,
mais de quelques−uns de ceux que j'avais habités et où j'aurais pu être venait à moi comme un secours d'en
haut pour me tirer du néant d'où je n'aurais pu sortir tout seul; je passais en une seconde par−dessus des
siècles de civilisation, et l'image confusément entrevue de lampes à pétrole, puis de chemises à col rabattu,
recomposaient peu à peu les traits originaux de mon moi.
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Peut−être l'immobilité des choses autour de nous leur est−elle imposée par notre certitude que ce sont elles et
non pas d'autres, par l'immobilité de notre pensée en face d'elles. Toujours est−il que, quand je me réveillais
ainsi, mon esprit s'agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j'étais, tout tournait autour de moi dans
l'obscurité, les choses, les pays, les années. Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d'après la forme
de sa fatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles,
pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses
genoux, de ses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis
qu'autour de lui les murs invisibles, changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient
dans les ténèbres. Et avant même que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eût identifié le
logis en rapprochant les circonstances, lui, mon corps, se rappelait pour chacun le genre du lit, la place
des portes, la prise de jour des fenêtres, l'existence d'un couloir, avec la pensée que j'avais en m'y endormant
et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant à deviner son orientation, s'imaginait, par
exemple, allongé face au mur dans un grand lit à baldaquin et aussitôt je me disais: "Tiens, j'ai fini par
m'endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir", j'étais à la campagne chez mon grand−père,
mort depuis bien des années; et mon corps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d'un passé que mon
esprit n'aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse de verre de Bohême, en forme
d'urne, suspendue au plafond par des chaînettes, al cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à
coucher de Combray, chez mes grands−parents, en des jours lointains qu'en ce moment je me figurais actuels
sans me les représenter exactement et que je reverrais mieux tout à l'heure quand je serais tout à fait éveillé.
Puis renaissait le souvenir d'une nouvelle attitude; le mur filait dans une autre direction: j'étais dans ma
chambre chez Mme de Saint−Loup, à la campagne; mon Dieu! Il est au moins dix heures, on doit avoir fini
de dîner! J'aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant de ma promenade avec Mme de
Saint−Loup, avant d'endosser mon habit. Car bien des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours
les plus tardifs, c'était les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitrage de ma fenêtre. C'est un autre
genre de vie qu'on mène à Tansonville, chez Mme de Saint−Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne
sortir qu'à la nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil; et la chambre où je me
serai endormi au lieu de m'habiller pour le dîner, de loin je l'aperçois, quand nous rentrons, traversée par les
feux de la lampe, seul phare dans la nuit.
Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes; souvent, ma brève
incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions
dont elle était faite, que nous n'isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre
le kinétoscope. Mais j'avais revu tantôt l'une, tantôt l'autre, des chambres que j'avais habitées dans ma vie, et
je finissais par me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil; chambres d'hiver où
quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu'on se tresse avec les choses les plus disparates: un
coin de l'oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numéro des Débats roses,
qu'on finit par cimenter ensemble selon la technique des oiseaux en s'y appuyant indéfiniment; où, par un
temps glacial le plaisir qu'on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l'hirondelle de mer qui a son nid
au fond d'un souterrain dans la chaleur de la terre), et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée,
on dort dans un grand manteau d'air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte
d'impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même, zone ardente et mobile en ses
contours thermiques, aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, des parties
voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont refroidies; chambres d'été où l'on aime être uni à
la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entr'ouverts, jette jusqu'au pied du lit son échelle
enchantée, où le clair de lune appuyé aux volets entr'ouverts, jette jusqu'au pied du lit son échelle enchantée,
où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la pointe d'un rayon ; parfois la
chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n'y avais pas été trop malheureux et où les
colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s'écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la
place du lit; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la
hauteur de deux étages et partiellement revêtue d'acajou, où dès la première seconde j'avais été intoxiqué
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moralement par l'odeur inconnue du vétiver, convaincu de l'hostilité des rideaux violets et de l'insolente
indifférence de la pendule que jacassait tout haut comme si je n'eusse pas été là; où une étrange et
impitoyable glace à pieds quadrangulaires, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif
dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n'y était pas prévu; où ma
pensée, s'efforçant pendant des heures de se disloquer, de s'étirer en hauteur pour prendre exactement la
forme de la chambre et arriver à remplir jusqu'en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures
nuits, tandis que j'étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l'oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant:
jusqu'à ce que l'habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace
oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l'odeur du vétiver et notablement diminué la
hauteur apparente du plafond. L'habitude! aménageuse habile mais bien lente et qui commence par laisser
souffrir notre esprit pendant des semaines dans une installation provisoire; mais que malgré tout il est bien
heureux de trouver, car sans l'habitude et réduit à ses seuls moyens il serait impuissant à nous rendre un logis
habitable.
Certes, j'étais bien éveillé maintenant, mon corps avait viré une dernière fois et le bon ange de la certitude
avait tout arrêté autour de moi, m'avait couché sous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis
approximativement à leur place dans l'obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, la fenêtre sur la
rue et les deux portes. Mais j'avais beau savoir que je n'étais pas dans les demeures dont l'ignorance du réveil
m'avait en un instant sinon présenté l'image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branle était
donné à ma mémoire; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite; je passais la plus grande
partie de la nuit à me rappeler notre vie d'autrefois, à Combray chez ma grand'tante, à Balbec, à Paris, à
Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j'y avais connues, ce que
j'avais vu d'elles, ce qu'on m'en avait raconté.
A Combray, tous les jours dès la fin de l'après−midi, longtemps avant le moment où il faudrait me mettre au
lit et rester, sans dormir, loin de ma mère et de ma grand'mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe
et douloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire les soirs où on me trouvait l'air
trop malheureux, de me donner une lanterne magique, dont, en attendant l'heure du dîner, on coiffait ma
lampe; et, à l'instar des premiers architectes et maîtres verriers de l'âge gothique, elle substituait à l'opacité
des murs d'impalpables irisations, de surnaturelles apparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes
comme dans un vitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n'en était qu'accrue, parce que rien que le
changement d'éclairage détruisait l'habitude que j'avais de ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du
coucher, elle m'était devenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j'y étais inquiet, comme
dans une chambre d'hôtel ou de "chalet", où je fusse arrivé pour la première fois en descendant de chemin de
fer.
Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d'un affreux dessein, sortait de la petite forêt triangulaire qui
veloutait d'un vert sombre la pente d'une colline, et s'avançait en tressautant vers le château de la pauvre
Geneviève de Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n'était autre que la limite d'un des
ovales de verre ménagés dans le châssis qu'on glissait entre les coulisses de la lanterne. Ce n'était qu'un pan
de château et il avait devant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Le château et la
lande étaient jaunes et je n'avais pas attendu de les voir pour connaître leur couleur car, avant les verres du
châssis, la sonorité mordorée du nom de Brabant me l'avait montrée avec évidence. Golo s'arrêtait un instant
pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand'tante et qu'il avait l'air de comprendre
parfaitement, conformant son attitude avec une docilité qui n'excluait pas une certaine majesté, aux
indications du texte; puis il s'éloignant du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêter sa lente chevauchée.
Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval de Golo qui continuait à s'avancer sur les rideaux de la
fenêtre, se bombant de leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui−même, d'une essence
aussi surnaturelle que celui de sa monture, s'arrangeait de tout obstacle matériel, de tout objet gênant qu'il
rencontrait en le prenant comme ossature et en se le rendant intérieur, fût−ce le bouton de la porte sur lequel
s'adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou sa figure pâle toujours aussi noble et aussi
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mélancolique, mais qui ne laissait paraître aucun trouble de cette transvertébration.
Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections qui semblaient émaner d'un passé mérovingien
et promenaient autour de moi des reflets d'histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causait
pourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre que j'avais fini par remplir de mon moi
au point de ne pas faire plus attention à elle qu'à lui−même. L'influence anesthésiante de l'habitude ayant
cessé, je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de ma chambre, qui différait
pour moi de tous les autres boutons de porte du monde en ceci qu'il semblait ouvrir tout seul, sans que j'eusse
besoin de le tourner, tant le maniement m'en était devenu inconscient, le voilà qui servait maintenant de corps
astral à Golo. Et dès qu'on sonnait le dîner, j'avais hâte de courir à la salle à manger, où la grosse lampe de la
suspension, ignorante de Golo et de Barbe−Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à la casserole,
donnait sa lumière de tous les soirs; et de tomber dans les bras de maman que les malheurs de Geneviève de
Brabant me rendaient plus chère, tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscience
avec plus de scrupules.
Après le dîner, hélas, j'étais bientôt obligé de quitter maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s'il
faisait beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait s'il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma
grand'mère qui trouvait que "c'est une pitié de rester enfermé à la campagne" et qui avait d'incessantes
discussions avec mon père, les jours de trop grande pluie, parce qu'il m'envoyait lire dans ma chambre au lieu
de rester dehors. "Ce n'est pas comme cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait−elle tristement,
surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volonté." Mon père haussait les épaules et il
examinait le baromètre, car il aimait la météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour ne
pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher à percer le
mystère de ses supériorités. Mais ma grand'mère, elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait rage et
que Françoise avait précipitamment rentré les précieux fauteuils d'osier de peur qu'ils ne fussent mouillés, on
la voyait dans le jardin vide et fouetté par l'averse, relevant ses mèches désordonnées et grises pour que son
front s'imbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle disait: "Enfin, on respire!" et parcourait les
allées détrempées, trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment
de la nature et auquel mon père avait demandé depuis le matin si le temps s'arrangerait, de son petit pas
enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements divers qu'excitaient dans son âme l'ivresse de l'orage, la
puissance de l'hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désir
inconnu d'elle d'éviter à sa jupe prune les taches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu'à une hauteur
qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir et un problème.
Quand ces tours de jardin de ma grand'mère avaient lieu après dîner, une chose avait le pouvoir de la faire
rentrer: c'était, à un des moments où la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme un
insecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient servies sur la table à jeu, si ma grand'tante
lui criait: "Bathilde! viens donc empêcher ton mari de boire du cognac!" Pour la taquiner, en effet (elle avait
apporté dans la famille de mon père un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait),
comme les liqueurs étaient défendues à mon grand−père, ma grand'tante lui en faisait boire quelques gouttes.
Ma pauvre grand'mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas goûter au cognac; il se fâchait, buvait tout
de même sa gorgée, et ma grand'mère repartait, triste, découragée, souriante pourtant, car elle était si humble
de cœur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu'elle faisait de sa propre personne et de
ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourire où, contrairement à ce qu'on voit dans le visage
de beaucoup d'humains, il n'y a avait d'ironie que pour elle−même, et pour nous tous comme un baiser de ses
yeux qui ne pouvaient voir ceux qu'elle chérissait sans les caresser passionnément du regard. Ce supplice que
lui infligeait ma grand'tante, le spectacle des vaines prières de ma grand'mère et de sa faiblesse, vaincue
d'avance, essayant inutilement d'ôter à mon grand−père le verre à liqueur, c'était de ces choses à la vue
desquelles on s'habitue plus tard jusqu'à les considérer en riant et à prendre le parti du persécuteur assez
résolument et gaiement pour se persuader à soi−même qu'il ne s'agit pas de persécution; elles me causaient
alors une telle horreur, que j'aurais aimé battre ma grand'tante. Mais dès que j'entendais: "Bathilde, viens
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donc empêcher ton mari de boire du cognac!" déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nous faisons tous,
une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices: je ne voulais pas
les voir; je montais sangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d'études, sous les toits, dans une
petite pièce sentant l'iris, et que parfumait aussi un cassis sauvage poussé au dehors entre les pierres de la
muraille et qui passait une branche de fleurs par la fenêtre entr'ouverte. Destinée à un usage plus spécial et
plus vulgaire, cette pièce, d'où l'on voyait pendant le jour jusqu'au donjon de Roussainville−le−Pin, servit
longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu'elle était la seule qu'il me fût permis de fermer à clef, à
toutes celles de mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude: la lecture, la rêverie, les larmes et la
volupté. Hélas! je ne savais pas que, bien plus tristement que les petits écarts de régime de son mari, mon
manque de volonté, ma santé délicate, l'incertitude qu'ils projetaient sur mon avenir, préoccupaient ma
grand'mère, au cours de ces déambulations incessantes, de l'après−midi et du soir, où on voyait passer et
repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de
l'âge presque mauves comme les labours à l'automne, barrées, si elle sortait, par une voilette à demi relevée,
et sur lesquelles, amené là par le froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleur
involontaire.
Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m'embrasser quand je serais
dans mon lit. Mais ce bonsoir durait si peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l'entendais
monter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sa robe de jardin en mousseline bleue,
à laquelle pendaient de petits cordons de paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait
celui qui allait le suivre, où elle m'aurait quitté, où elle serait redescendue. De sorte que ce bonsoir que
j'aimais tant, j'en arrivais à souhaiter qu'il vînt le plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit
où maman n'était pas encore venue. Quelquefois quand, après m'avoir embrassé, elle ouvrait la porte pour
partir, je voulais la rappeler, lui dire "embrasse−moi une fois encore", mais je savais qu'aussitôt elle aurait
son visage fâché, car la concession qu'elle faisait à ma tristesse et à mon agitation en montant m'embrasser, en
m'apportant ce baiser de paix, agaçait mon père qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de
m'en faire perdre le besoin, l'habitude, bien loin de me laisser prendre celle de lui demander, quand elle était
déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or la voir fâchée détruisait tout le calme qu'elle m'avait apporté
un instant avant, quand elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l'avait tendue comme une
hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraient sa présence réelle et le pouvoir de m'endormir.
Mais ces soirs−là, où maman en somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient doux encore en
comparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à cause de cela, elle ne montait pas me dire
bonsoir. Le monde se bornait habituellement à M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage,
était à peu près la seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîner en voisin (plus
rarement depuis qu'il avait fait ce mauvais mariage, parce que mes parents ne voulaient pas recevoir sa
femme), quelquefois après le dîner, à l'improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grand
marronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin, non pas le grelot profus et criard qui
arrosait, qui étourdissait au passage de son bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la
maison qui le déclenchait en entrant "sans sonner", mais le double tintement timide, ovale et doré de la
clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt se demandait: "Une visite, qui cela peut−il être?" mais on
savait bien que cela ne pouvait être que M. Swann; ma grand'tante parlant à haute voix, pour prêcher
d'exemple, sur un ton qu'elle s'efforçait de rendre naturel, disait de ne pas chuchoter ainsi; que rien n'est plus
désobligeant pour une personne qui arrive et à qui cela fait croire qu'on est en train de dire des choses qu'elle
ne doit pas entendre; et on envoyait en éclaireur ma grand'mère, toujours heureuse d'avoir un prétexte pour
faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de
rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main
dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis.
Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand'mère allait nous apporter de l'ennemi, comme si on
eût pu hésiter entre un grand nombre possible d'assaillants, et bientôt après mon grand−père disait: "Je
reconnais la voix de Swann." On ne le reconnaissait en effet qu'à la voix, on distinguait mal son visage au nez
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busqué, aux yeux verts, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant,
parce que nous gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne pas attirer les moustiques et j'allais,
sans en avoir l'air, dire qu'on apportât les sirops; ma grand'mère attachait beaucoup d'importance, trouvant
cela plus aimable, à ce qu'ils n'eussent pas l'air de figurer d'une façon exceptionnelle, et pour les visites
seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune que lui, était très lié avec mon grand−père qui avait été
un des meilleurs amis de son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît−il, un rien suffisait
parfois pour interrompre les élans du cœur, changer le cours de la pensée. J'entendais plusieurs fois par an
mon grand−père raconter à table des anecdotes toujours les mêmes sur l'attitude qu'avait eue M. Swann le
père, à la mort de sa femme qu'il avait veillée jour et nuit. Mon grand−père qui ne l'avait pas vu depuis
longtemps était accouru auprès de lui dans la propriété que les Swann possédaient aux environs de Combray,
et avait réussi, pour qu'il n'assistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, tout en pleurs, la
chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il y avait un peu de soleil. Tout d'un coup, M.
Swann prenant mon grand−père par le bras, s'était écrié: "Ah! mon vieil ami, quel bonheur de se promener
ensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres, ces aubépines et mon étang dont
vous ne m'avez jamais félicité? Vous avez l'air comme un bonnet de nuit. Sentez−vous ce petit vent? Ah! on
a beau dire, la vie a du bon tout de même, mon cher Amédée!" Brusquement le souvenir de sa femme morte
lui revint, et trouvant sans doute trop compliqué de chercher comment il avait pu à un pareil moment se
laisser aller à un mouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était familier chaque fois qu'une
question ardue se présentait à son esprit, de passer la main sur son front, d'essuyer ses yeux et les verres de
son lorgnon. Il ne put pourtant pas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux années qu'il lui
survécut, il disait à mon grand−père: "C'est drôle, je pense très souvent à ma pauvre femme, mais je ne peux
y penser beaucoup à la fois." "Souvent, mais peu à la fois, comme le pauvre père Swann", était devenu une
des phrases favorites de mon grand−père qui la prononçait à propos des choses les plus différentes. Il m'aurait
paru que ce père de Swann était un monstre, si mon grand−père que je considérais comme meilleur juge et
dont la sentence faisant jurisprudence pour moi, m'a souvent servi dans la suite à absoudre des fautes que
j'aurais été enclin à condamner, ne s'était récrié: "Mais comment? c'était un cœur d'or!"
Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant mon mariage, M. Swann, le fils, vint souvent les voir à
Combray, ma grand'tante et mes grands−parents ne soupçonnèrent pas qu'il ne vivait plus du tout dans la
société qu'avait fréquentée sa famille et que sous l'espèce d'incognito que lui faisait chez nous ce nom de
Swann, ils hébergeaient, avec la parfaite innocence d'honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un
célèbre brigand, un des membres les plus élégants du Jockey−Club, ami préféré du comte de Paris et du
prince de Galles, un des hommes les plus choyés de la haute société du faubourg Saint−Germain.
L'ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menait Swann tenait évidemment en partie à
la réserve et à la discrétion de son caractère, mais aussi à ce que les bourgeois d'alors se faisaient de la société
une idée un peu hindoue et la considéraient comme composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance,
se trouvait placé dans le rang qu'occupaient ses parents, et d'où rien, à moins des hasards d'une carrière
exceptionnelle ou d'un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste
supérieure. M. Swann, le père, était agent de change; le "fils Swann" se trouvait faire partie pour toute sa vie
d'une caste où les fortunes, comme dans une catégorie de contribuables, variaient entre tel et tel revenu. On
savait quelles avaient été les fréquentations de son père, on savait donc quelles étaient les siennes, avec
quelles personnes il était "en situation" de frayer. S'il en connaissait d'autres, c'étaient relations de jeune
homme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme étaient mes parents, fermaient d'autant plus
bienveillamment les yeux qu'il continuait, depuis qu'il était orphelin, à venir très fidèlement nous voir; mais il
y avait fort à parier que ces gens inconnus de nous qu'il voyait, étaient de ceux qu'il n'aurait pas osé saluer si,
étant avec nous, il les avait rencontrés. Si l'on avait voulu à toute force appliquer à Swann un coefficient
social qui lui fût personnel, entre les autres fils d'agents de situation égale à celle de ses parents, ce coefficient
eût été pour lui un peu inférieur parce que, très simple de façon et ayant toujours eu une "toquade" d'objets
anciens et de peinture, il demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait ses collections et que ma
grand'mère rêvait de visiter, mais qui était situé quai d'Orléans, quartier que ma grand'tante trouvait infamant
Du Côté de Chez Swann
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d'habiter. "Etes−vous seulement connaisseur? je vous demande cela dans votre intérêt, parce que vous devez
vous faire repasser des croûtes par les marchands", lui disait ma grand'tante; elle ne lui supposait en effet
aucune compétence et n'avait pas haute idée même au point de vue intellectuel d'un homme qui dans la
conversation évitait les sujets sérieux et montrait une précision fort prosaïque non seulement quand il nous
donnait, en entrant dans les moindres détails, des recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de ma
grand'mère parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner son avis, à exprimer son admiration
pour un tableau, il gardait un silence presque désobligeant et se rattrapait en revanche s'il pouvait fournir sur
le musée où il se trouvait, sur la date où il avait été peint, un renseignement matériel. Mais d'habitude il se
contentait de chercher à nous amuser en racontant chaque fois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver
avec des gens choisis parmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avec notre
cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand'tante, mais sans qu'elle distinguât bien
si c'était à cause du rôle ridicule que s'y donnait toujours Swann ou de l'esprit qu'il mettait à les conter: "On
peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann!" Comme elle était la seule personne un peu vulgaire de
notre famille, elle avait soin de faire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann, qu'il aurait pu, s'il
avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de l'Opéra, qu'il était le fils de M. Swann qui avait dû
lui laisser quatre ou cinq millions, mais que c'était sa fantaisie. Fantaisie qu'elle jugeait du reste devoir être si
divertissante pour les autres, qu'à Paris, quand M. Swann venait le 1er janvier lui apporter son sac de marrons
glacés, elle ne manquait pas, s'il y avait du monde, de lui dire: "Eh bien! M. Swann, vous habitez toujours
près de l'Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quand vous prenez le chemin de Lyon?"
Et elle regardait du coin de l'œil, par−dessus son lorgnon, les autres visiteurs.
Mais si l'on avait dit à ma grand'mère que ce Swann qui, en tant que fils Swann était parfaitement "qualifié"
pour être reçu par toute la "belle bourgeoisie", par les notaires ou les avoués les plus estimés de Paris
(privilège qu'il semblait laisser tomber en peu en quenouille), avait, comme en cachette, une vie toute
différente; qu'en sortant de chez nous, à Paris, après nous avoir dit qu'il rentrait se coucher, il rebroussait
chemin à peine la rue tournée et se rendait dans tel salon que jamais l'œil d'aucun agent ou associé d'agent ne
contempla, cela eût paru aussi extraordinaire à ma tante qu'aurait pu l'être pour une dame plus lettrée la
pensée d'être personnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris qu'il allait, après avoir causé avec
elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans un empire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile
nous le montre reçu à bras ouverts; ou, pour s'en tenir à une image qui avait plus de chance de lui venir à
l'esprit, car elle l'avait vue peinte sur nos assiettes à petits fours de Combray d'avoir eu à dîner Ali−Baba,
lequel quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne, éblouissante de trésors insoupçonnés.
Un jour qu'il était venu nous voir à Paris après dîner en s'excusant d'être en habit, Françoise ayant, après son
départ, dit tenir du cocher qu'il avait dîné "chez une princesse", "Oui, chez une princesse du demi−monde!"
avait répondu ma tante en haussant les épaules sans lever les yeux de sur son tricot, avec une ironie sereine.
Aussi, ma grand'tante en usait−elle cavalièrement avec lui. Comme elle croyait qu'il devait être flatté par nos
invitations, elle trouvait tout naturel qu'il ne vînt pas nous voir l'été sans avoir à la main un panier de pêches
ou de framboises de son jardin et que de chacun de ses voyages d'Italie il m'eût rapporté des photographies de
chefs−d'œuvre.
On ne se gênait guère pour l'envoyer quérir dès qu'on avait besoin d'une recette de sauce gribiche ou de
salade à l'ananas pour des grands dîners où on ne l'invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour
qu'on pût le servir à des étrangers qui venaient pour la première fois. Si la conversation tombait sur les
princes de la Maison de France: "des gens que nous ne connaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en
passons, n'est−ce pas", disait ma grand'tante à Swann qui avait peut−être dans sa poche une lettre de
Twickenham; elle lui faisait pousser le piano et tourner les pages les soirs où la sœur de ma grand'mère
chantait, ayant pour manier cet être ailleurs si recherché, la naïve brusquerie d'un enfant qui joue avec un
bibelot de collection sans plus de précautions qu'avec un objet bon marché. Sans doute le Swann que
connurent à la même époque tant de clubmen était bien différent de celui que créait ma grand'tante, quand le
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soir, dans le petit jardin de Combray, après qu'avaient retenti les deux coups hésitants de la clochette, elle
injectait et vivifiait de tout ce qu'elle savait sur la famille Swann, l'obscur et incertain personnage qui se
détachait, suivi de ma grand'mère, sur un fond de ténèbres, et qu'on reconnaissait à la voix. Mais même au
point de vue des plus insignifiantes choses de la vie, nous ne sommes pas un tout matériellement constitué,
identique pour tout le monde et dont chacun n'a qu'à aller prendre connaissance comme d'un cahier des
charges ou d'un testament; notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Même l'acte si
simple que nous appelons "voir une personne que nous connaissons" est en partie un acte intellectuel. Nous
remplissons l'apparence physique de l'être que nous voyons, de toutes les notions que nous avons sur lui et
dans l'aspect total que nous nous représentons, ces notions ont certainement la plus grande part. Elles
finissent par gonfler si parfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez, elles se
mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle−ci n'était qu'une transparente enveloppe, que
chaque fois que nous voyons ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nous
retrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu'ils s'étaient constitué, mes parents avaient omis
par ignorance de faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine que étaient cause que d'autres
personnes, quand elles étaient en sa présence, voyaient les élégances régner dans son visage et s'arrêter à son
nez busqué comme à leur frontière naturelle; mais aussi ils avaient pu entasser dans ce visage désaffecté de
son prestige, vacant et spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux résidu, mi−mémoire,
mi−oubli, des heures oisives passées ensemble après nos dîners hebdomadaires, autour de la table de jeu ou
au jardin, durant notre vie de bon voisinage campagnard. L'enveloppe corporelle de notre ami en avait été si
bien bourrée, ainsi que de quelques souvenirs relatifs à ses parents, que ce Swann−là était devenu un être
complet et vivant, et que j'ai l'impression de quitter une personne pour aller vers une autre qui en est distincte,
quand, dans ma mémoire, du Swann que j'ai connu plus tard avec exactitude je passe à ce premier Swann, à
ce premier Swann dans lequel je retrouve les erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d'ailleurs ressemble
moins à l'autre qu'aux personnes que j'ai connues à la même époque, comme s'il en était de notre vie ainsi que
d'un musée où tous les portraits d'un même temps ont un air de famille, une même tonalité à ce premier
Swann rempli de loisir, parfumé par l'odeur du grand marronnier, des paniers de framboises et d'un brin
d'estragon.
Pourtant un jour que ma grand'mère était allée demander un service à une dame qu'elle avait connue au
Sacré−Cœur (et avec laquelle, à cause de notre conception des castes elle n'avait pas voulu rester en relations
malgré une sympathie réciproque), la marquise de Villeparisis, de la célèbre famille de Bouillon, celle−ci lui
avait dit: "Je crois que vous connaissez beaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des
Laumes". Ma grand'mère était revenue de sa visite enthousiasmée par la maison qui donnait sur des jardins et
où Mme de Villeparisis lui conseillait de louer, et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique
dans la cour et chez qui elle était entrée demander qu'on fît un point à sa jupe qu'elle avait déchirée dans
l'escalier. Ma grand'mère avait trouvé ces gens parfaits, elle déclarait que la petite était une perle et que le
giletier était l'homme le plus distingué, le mieux qu'elle eût jamais vu. Car pour elle, la distinction était
quelque chose d'absolument indépendant du rang social. Elle s'extasiait sur une réponse que le giletier lui
avait faite, disant à maman: "Sévigné n'aurait pas mieux dit!" et en revanche, d'un neveu de Mme de
Villeparisis qu'elle avait rencontré chez elle: "Ah! ma fille, comme il est commun!"
Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet non pas de relever celui−ci dans l'esprit de ma grand'tante,
mais d'y abaisser Mme de Villeparisis. Il semblait que la considération que, sur la foi de ma grand'mère, nous
accordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui l'en rendît moins digne et auquel
elle avait manqué en apprenant l'existence de Swann, en permettant à des parents à elle de le fréquenter.
"Comment elle connaît Swann? Pour une personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac−Mahon!"
Cette opinion de mes parents sur les relations de Swann leur parut ensuite confirmée par son mariage avec
une femme de la pire société, presque une cocotte que, d'ailleurs, il ne chercha jamais à présenter, continuant
à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d'après laquelle ils crurent pouvoir juger
supposant que c'était là qu'il l'avait prise le milieu, inconnu d'eux, qu'il fréquentait habituellement.
Du Côté de Chez Swann
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Mais une fois, mon grand−père lut dans un journal que M. Swann était un des plus fidèles habitués des
déjeuners du dimanche chez le duc de X..., dont le père et l'oncle avaient été les hommes d'État les plus en
vue du règne de Louis−Philippe. Or mon grand−père était curieux de tous les petits faits qui pouvaient l'aider
à entrer par la pensée dans la vie privée d'hommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme le duc de
Broglie. Il fut enchanté d'apprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaient connus. Ma grand'tante au
contraire interpréta cette nouvelle dans un sens défavorable à Swann: quelqu'un qui choisissait ses
fréquentations en dehors de la caste où il était né, en dehors de sa "classe" sociale, subissait à ses yeux un
fâcheux déclassement. Il lui semblait qu'on renonçât d'un coup au fruit de toutes les belles relations avec des
gens bien posés, qu'avaient honorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les familles
prévoyantes; (ma grand'tante avait même cessé de voir le fils d'un notaire de nos amis parce qu'il avait épousé
une altesse et était par là descendu pour elle du rang respecté de fils de notaire à celui d'un de ces aventuriers,
anciens valets de chambre ou garçons d'écurie, pour qui on raconte que les reines eurent parfois des bontés).
Elle blâma le projet qu'avait mon grand−père d'interroger Swann, le soir prochain où il devait venir dîner, sur
ces amis que nous lui découvrions. D'autre part les deux sœurs de ma grand'mère, vieilles filles qui avaient sa
noble nature mais non son esprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau−frère pouvait trouver
à parler de niaiseries pareilles. C'étaient des personnes d'aspirations élevées et qui à cause de cela même
étaient incapables de s'intéresser à ce qu'on appelle un potin, eût−il même un intérêt historique, et d'une façon
générale à tout ce qui ne se rattachait pas directement à un objet esthétique ou vertueux. Le désintéressement
de leur pensée était tel, à l'égard de tout ce qui, de près ou de loin semblait se rattacher à la vie mondaine, que
leur sens auditif, ayant fini par comprendre son inutilité momentanée dès qu'à dîner la conversation prenait
un ton frivole ou seulement terre à terre sans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets
qui leur étaient chers, mettait alors au repos ses organes récepteurs et leur laissait subir un véritable
commencement d'atrophie. Si alors mon grand−père avait besoin d'attirer l'attention des deux sœurs, il fallait
qu'il eût recours à ces avertissements physiques dont usent les médecins aliénistes à l'égard de certains
maniaques de la distraction: coups frappés à plusieurs reprises sur un verre avec la lame d'un couteau,
coïncidant avec une brusque interpellation de la voix et du regard, moyens violents que ces psychiâtres
transportent souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants, soit par habitude professionnelle,
soit qu'ils croient tout le monde un peu fou.
Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait venir dîner, et leur avait personnellement
envoyé une caisse de vin d'Asti, ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom d'un tableau qui était
à une Exposition de Corot, il y avait ces mots: "de la collection de M. Charles Swann", nous dit: "Vous avez
vu que Swann a "les honneurs" du Figaro?" "Mais je vous ai toujours dit qu'il avait beaucoup de goût", dit
ma grand'mère. "Naturellement toi, du moment qu'il s'agit d'être d'un autre avis que nous", répondit ma
grand'tante qui, sachant que ma grand'mère n'était jamais du même avis qu'elle, et n'étant bien sûre que ce fût
à elle−même que nous donnions toujours raison, voulait nous arracher une condamnation en bloc des
opinions de ma grand'mère contre lesquelles elle tâchait de nous solidariser de force avec les siennes. Mais
nous restâmes silencieux. Les sœurs de ma grand'mère ayant manifesté l'intention de parler à Swann de ce
mot du Figaro, ma grand'tante le leur déconseilla. Chaque fois qu'elle voyait aux autres un avantage si petit
fût−il qu'elle n'avait pas, elle se persuadait que c'était non un avantage mais un mal et elle les plaignait pour
ne pas avoir à les envier. "Je crois que vous ne lui feriez pas plaisir; moi je sais bien que cela me serait très
désagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le journal, et je ne serais pas flattée du tout
qu'on m'en parlât." Elle ne s'entêta pas d'ailleurs à persuader les sœurs de ma grand'mère; car celles−ci par
horreur de la vulgarité poussaient si loin l'art de dissimuler sous des périphrases ingénieuses une allusion
personnelle qu'elle passait souvent inapperçue de celui même à qui elle s'adressait. Quant à ma mère elle ne
pensait qu'à tâcher d'obtenir de mon père qu'il consentît à parler à Swann non de sa femme mais de sa fille
qu'il adorait et à cause de laquelle disait−on il avait fini par faire ce mariage. "Tu pourrais ne lui dire qu'un
mot, lui demander comment elle va. Cela doit être si cruel pour lui." Mais mon père se fâchait: "Mais non! tu
as des idées absurdes. Ce serait ridicule."
Du Côté de Chez Swann
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Mais le seul d'entre nous pour qui la venue de Swann devint l'objet d'une préoccupation douloureuse, ce fut
moi. C'est que les soirs où des étrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dans ma
chambre. Je ne dînais pas à table, je venais après dîner au jardin, et à neuf heures je disais bonsoir et allais me
coucher. Je dînais avant tout le monde et je venais ensuite m'asseoir à table, jusqu'à huit heures où il était
convenu que je devais monter; ce baiser précieux et fragile que maman me confiait d'habitude dans mon lit au
moment de m'endormir il me fallait le transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder pendant
tout le temps que je me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sans que se répandît et s'évaporât sa vertu
volatile et, justement ces soirs−là où j'aurais eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait que je
le prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans même avoir le temps et la liberté d'esprit
nécessaires pour porter à ce que je faisais cette attention des maniaques qui s'efforcent de ne pas penser à
autre chose pendant qu'ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l'incertitude maladive leur revient, lui
opposer victorieusement le souvenir du moment où ils l'ont fermée. Nous étions tous au jardin quand
retentirent les deux coups hésitants de la clochette. On savait que c'était Swann; néanmoins tout le monde se
regarda d'un air interrogateur et on envoya ma grand'mère en reconnaissance. "Pensez à le remercier
intelligiblement de son vin, vous savez qu'il est délicieux et la caisse est énorme, recommanda mon
grand'−père à ses deux belles−sœurs." "Ne commencez pas à chuchoter, dit ma grand'tante. Comme c'est
confortable d'arriver dans une maison où tout le monde parle bas." "Ah! voilà M. Swann. Nous allons lui
demander s'il croit qu'il fera beau demain", dit mon père. Ma mère pensait qu'un mot d'elle effacerait toute la
peine que dans notre famille on avait pu faire à Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de
l'emmener un peu à l'écart. Mais je la suivis; je ne pouvais me décider à la quitter d'un pas en pensant que tout
à l'heure il faudrait que je la laisse dans la salle à manger et que je remonte dans ma chambre sans avoir
comme les autres soirs la consolation qu'elle vînt m'embrasser. "Voyons, monsieur Swann, lui dit−elle,
parlez−moi un peu de votre fille; je suis sûre qu'elle a déjà le goût des belles œuvres comme son papa." "Mais
venez donc vous asseoir avec nous tous sous la véranda", dit mon grand−père en s'approchant. Ma mère fut
obligée de s'interrompre, mais elle tira de cette contrainte même une pensée délicate de plus, comme les bons
poètes que la tyrannie de la rime force à trouver leurs plus grandes beautés: "Nous reparlerons d'elle quand
nous serons tous les deux, dit−elle à mi−voix à Swann. Il n'y a qu'une maman qui soit digne de vous
comprendre. Je suis sûre que la sienne serait de mon avis." Nous nous assîmes tous autour de la table de fer.
J'aurais voulu ne pas penser aux heures d'angoisse que je passerais ce soir seul dans ma chambre sans pouvoir
m'endormir; je tâchais de me persuader qu'elles n'avaient aucune importance, puisque je les aurais oubliées
demain matin, de m'attacher à des idées d'avenir qui auraient dû me conduire comme sur un pont au delà de
l'abîme prochain qui m'effrayait. Mais mon esprit tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le
regard que je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par aucune impression étrangère. Les pensées
entraient bien en lui, mais à condition de laisser dehors tout élément de beauté ou simplement de drôlerie qui
m'eût touché ou distrait. Comme un malade, grâce à un anesthésique, assiste avec une pleine lucidité à
l'opération qu'on pratique sur lui, mais sans rien sentir, je pouvais me réciter des vers que j'aimais ou observer
les efforts que mon grand−père faisait pour parler à Swann du duc d'Audiffret−Pasquier, sans que les
premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucune gaîté. Ces efforts furent infructueux. A
peine mon grand−père eut−il posé à Swann une question relative à cet orateur qu'une des sœurs de ma
grand'mère aux oreilles de qui cette question résonna comme un silence profond mais intempestif et qu'il était
poli de rompre, interpella l'autre: "Imagine−toi, Céline, que j'ai fait la connaissance d'une jeune institutrice
suédoise qui m'a donné sur les coopératives dans les pays scandinaves des détails tout ce qu'il y a de plus
intéressants. Il faudra qu'elle vienne dîner ici un soir." "Je crois bien! répondit sa sœur Flora, mais je n'ai pas
perdu mon temps non plus. J'ai rencontré chez M. Vinteuil un vieux savant qui connaît beaucoup Maubant, et
à qui Maubant a expliqué dans le plus grand détail comment il s'y prend pour composer un rôle. C'est tout ce
qu'il y a de plus intéressant. C'est un voisin de M. Vinteuil, je n'en savais rien; et il est très aimable." "Il n'y a
pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables", s'écria ma tante Céline d'une voix que la timidité rendait
forte et la préméditation, factice, tout en jetant sur Swann ce qu'elle appelait un regard significatif. En même
temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase était le remerciement de Céline pour le vin d'Asti,
regardait également Swann avec un air mêlé de congratulation et d'ironie, soit simplement pour souligner le
trait d'esprit da sa sœur, soit qu'elle enviât Swann de l'avoir inspiré, soit qu'elle ne pût s'empêcher de se
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moquer de lui parce qu'elle le croyait sur la sellette. "Je crois qu'on pourra réussir à avoir ce monsieur à dîner,
continua Flora; quand on le met sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle des heures sans s'arrêter." "Ce
doit être délicieux", soupira mon grand−père dans l'esprit de qui la nature avait malheureusement aussi
complètement omis d'inclure la possibilité de s'intéresser passionnément aux coopératives suédoises ou à la
composition des rôles de Maubant, qu'elle avait oublié de fournir celui des sœurs de ma grand'mère du petit
grain de sel qu'il faut ajouter soi−même pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie intime de Molé ou
du comte de Paris. "Tenez, dit Swann à mon grand−père, ce que je vais vous dire a plus de rapports que cela
n'en a l'air avec ce que vous me demandiez, car sur certains points les choses n'ont pas énormément changé.
Je relisais ce matin dans Saint−Simon quelque chose qui vous aurait amusé. C'est dans le volume sur son
ambassade d'Espagne; ce n'est pas un des meilleurs, ce n'est guère qu'un journal, mais du moins un journal
merveilleusement écrit, ce qui fait déjà une première différence avec les assommants journaux que nous nous
croyons obligés de lire matin et soir." "Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux
me semble fort agréable...", interrompit ma tante Flora, pour montrer qu'elle avait lu la phrase sur le Corot de
Swann dans le Figaro. "Quand ils parlent de choses ou de gens qui nous intéressent!" enchérit ma tante
Céline. "Je ne dis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche aux journaux c'est de nous faire faire
attention tous les jours à des choses insignifiantes tandis que nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les
livres où il y a des choses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaque matin la bande
du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dans le journal, moi je ne sais pas, les...Pensées de
Pascal! (il détacha ce mot d'un ton d'emphase ironique pour ne pas avoir l'air pédant). Et c'est dans le volume
doré sur tranches que nous n'ouvrons qu'une fois tous les dix ans, ajouta−t−il en témoignant pour les choses
mondaines ce dédain qu'affectent certains hommes du monde, que nous lirions que la reine de Grèce est allée
à Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme cela la juste proportion serait
rétablie." Mais regrettant de s'être laissé aller à parler même légèrement de choses sérieuses: "Nous avons une
bien belle conversation, dit−il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces "sommets", et se
tournant vers mon grand−père: "Donc Saint−Simon raconte que Maulevrier avait eu l'audace de tendre la
main à ses fils. Vous savez, c'est ce Maulevrier dont il dit: "Jamais je ne vis dans cette épaisse bouteille que
de l'humeur, de la grossièreté et des sottises." "Épaisses ou non, je connais des bouteilles où il y a tout autre
chose", dit vivement Flora, qui tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car le présent de vin d'Asti s'adressait
aux deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué reprit: "Je ne sais si ce fut ignorance ou panneau, écrit
Saint−Simon, il voulut donner la main à mes enfants. Je m'en aperçus assez tôt pour l'en empêcher." Mon
grand−père s'extasiait déjà sur "ignorance ou panneau", mais Mlle Céline, chez qui le nom de Saint−Simon,
un littérateur, avait empêché l'anesthésie complète des facultés auditives, s'indignait déjà: "Comment? vous
admirez cela? Eh bien! c'est du joli! Mais qu'est−ce que cela peut vouloir dire; est−ce qu'un homme n'est pas
autant qu'un autre? Qu'est−ce que cela peut faire qu'il soit duc ou cocher s'il a de l'intelligence et du cœur? Il
avait une belle manière d'élever ses enfants, votre Saint−Simon, s'il ne leur disait pas de donner la main à tous
les honnêtes gens. Mais c'est abominable, tout simplement. Et vous osez citer cela?" Et mon grand−père
navré, sentant l'impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faire raconter à Swann, les histoires qui
l'eussent amusé disait à voix basse à maman: "Rappelle−moi donc le vers que tu m'as appris et qui me
soulage tant dans ces moments−là. Ah! oui: "Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr!" Ah! comme c'est
bien!"
Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on serait à table, on ne me permettrait pas de rester
pendant toute la durée du dîner et que pour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas
l'embrasser à plusieurs reprises devant le monde, comme si ç'avait été dans ma chambre. Aussi je me
promettais, dans la salle à manger, pendant qu'on commencerait à dîner et que je sentirais approcher l'heure,
de faire d'avance de ce baiser qui serait si court et furtif, tout ce que j'en pouvais faire seul, de choisir avec
mon regard la place de la joue que j'embrasserais, de préparer ma pensée pour pouvoir grâce à ce
commencement mental de baiser consacrer toute la minute que m'accorderait maman à sentir sa joue contre
mes lèvres, comme un peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose, prépare sa palette, et a fait
d'avance de souvenir, d'après ses notes, tout ce pour quoi il pouvait à la rigueur se passer de la présence du
modèle. Mais voici qu'avant que le dîner fût sonné mon grand−père eut la férocité inconsciente de dire: "Le
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petit a l'air fatigué, il devrait monter se coucher. On dîne tard du reste ce soir." Et mon père, qui ne gardait
pas aussi scrupuleusement que ma grand'mère et que ma mère la foi des traités, dit: "Oui, allons, vas te
coucher." Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit la cloche du dîner. "Mais non, voyons, laisse
ta mère, vous vous êtes assez dit bonsoir comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte!" Et il
me fallut partir sans viatique; il me fallut monter chaque marche de l'escalier, comme dit l'expression
populaire, à "contre−cœur", montant contre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu'elle ne
lui avait pas, en m'embrassant, donné licence de me suivre. Cet escalier détesté où je m'engageais toujours si
tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de
chagrin que je ressentais chaque soir et la rendait peut−être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que
sous cette forme olfactive mon intelligence n'en pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et qu'une
rage de dents n'est encore perçue par nous que comme une jeune fille que nous nous efforçons deux cents fois
de suite de tirer de l'eau ou que comme un vers de Molière que nous nous répétons sans arrêter, c'est un grand
soulagement de nous réveiller et que notre intelligence puisse débarrasser l'idée de rage de dents, de tout
déguisement héroïque ou cadencé. C'est l'inverse de ce soulagement que j'éprouvais quand mon chagrin de
monter dans ma chambre entrait en moi d'une façon infiniment plus rapide, presque instantanée, à la fois
insidieuse et brusque, par l'inhalation, beaucoup plus toxique que la pénétration morale, de l'odeur de
vernis particulière à cet escalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermer les
volets, creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures, revêtir le suaire de ma chemise de nuit.
Mais avant de m'ensevelir dans le lit de fer qu'on avait ajouté dans la chambre parce que j'avais trop chaud
l'été sous les courtines de reps du grand lit, j'eus un mouvement de révolte, je voulus essayer d'une ruse de
condamné. J'écrivis à ma mère en la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui dire dans
ma lettre. Mon effroi était que Françoise, la cuisinière de ma tante qui était chargée de s'occuper de moi
quand j'étais à Combray, refusât de porter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire une commission à ma
mère quand il y avait du monde lui paraîtrait aussi impossible que pour le portier d'un théâtre de remettre une
lettre à un acteur pendant qu'il est en scène. Elle possédait à l'égard des choses qui peuvent ou ne peuvent pas
se faire un code impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur des distinctions insaisissables ou oiseuses (ce
qui lui donnait l'apparence de ces lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrer les
enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de faire bouillir le chevreau dans le lait de sa
mère, ou de manger dans un animal le nerf de la cuisse). Ce code, si l'on en jugeait par l'entêtement soudain
qu'elle mettait à ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions, semblait avoir prévu des
complexités sociales et des raffinements mondains tels que rien dans l'entourage de Françoise et dans sa vie
de domestique de village n'avait pu les lui suggérer; et l'on était obligé de se dire qu'il y avait en elle un passé
français très ancien, noble et mal compris, comme dans ces cités manufacturières où de vieux hôtels
témoignent qu'il y eut jadis une vie de cour, et où les ouvriers d'une usine de produits chimiques travaillent au
milieu de délicates sculptures qui représentent le miracle de saint Théophile ou les quatre fils Aymon. Dans le
cas particulier, l'article du code à cause duquel il était peu probable que sauf le cas d'incendie Françoise allât
déranger maman en présence de M. Swann pour un aussi petit personnage que moi, exprimait simplement le
respect qu'elle professait non seulement pour les parents, comme pour les morts, les prêtres et les rois,
mais encore pour l'étranger à qui on donne l'hospitalité, respect qui m'aurait peut−être touché dans un livre
mais qui m'irritait toujours dans sa bouche, à cause du ton grave et attendri qu'elle prenait pour en parler, et
davantage ce soir où le caractère sacré qu'elle conférait au dîner avait pour effet qu'elle refuserait d'en
troubler la cérémonie. Mais pour mettre une chance de mon côté, je n'hésitai pas à mentir et à lui dire que ce
n'était pas du tout moi qui avais voulu écrire à maman, mais que c'était maman qui, en me quittant, m'avait
recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse relativement à un objet qu'elle m'avait prié de
chercher; et elle serait certainement très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense que Françoise ne
me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sens étaient plus puissants que les nôtres, elle
discernait immédiatement, à des signes insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui cacher;
elle regarda pendant cinq minutes l'enveloppe comme si l'examen du papier et l'aspect de l'écriture allaient la
renseigner sur la nature du contenu ou lui apprendre à quel article de son code elle devait se référer. Puis elle
sortit d'un air résigné qui semblait signifier: "C'est−il pas malheureux pour des parents d'avoir un enfant
pareil!" Elle revint au bout d'un moment me dire qu'on n'en était encore qu'à la glace, qu'il était impossible au
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maître d'hôtel de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que, quand on serait aux
rince−bouche, on trouverait le moyen de la faire passer à maman. Aussitôt mon anxiété tomba; maintenant ce
n'était plus comme tout à l'heure pour jusqu'à demain que j'avais quitté ma mère, puisque mon petit mot allait,
la fâchant sans doute (et doublement parce que ce manège me rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire
du moins entrer invisible et ravi dans la même pièce qu'elle, allait lui parler de moi à l'oreille; puisque cette
salle à manger interdite, hostile, où, il y avait un instant encore, la glace elle−même le "granité" et les
rince−bouche me semblaient recéler des plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman les
goûtait loin de moi, s'ouvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui brise son enveloppe, allait faire jaillir,
projeter jusqu'à mon cœur enivré l'attention de maman tandis qu'elle lirait mes lignes. Maintenant je n'étais
plus séparé d'elle; les barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait. Et puis, ce n'était pas tout:
maman allait sans doute venir!
L'angoisse que je venais d'éprouver, je pensais que Swann s'en serait bien moqué s'il avait lu ma lettre et en
avait deviné le but; or, au contraire, comme je l'ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment de
longues années de sa vie et personne, aussi bien que lui peut−être, n'aurait pu me comprendre; lui, cette
angoisse qu'il y a à sentir l'être qu'on aime dans un lieu de plaisir où l'on n'est pas, où l'on ne peut pas le
rejoindre, c'est l'amour qui la lui a fait connaître, l'amour auquel elle est en quelque sorte prédestinée, par
lequel elle sera accaparée, spécialisée; mais quand, comme pour moi, elle est entrée en nous avant qu'il ait
encore fait son apparition dans notre vie, elle flotte en l'attendant, vague et libre, sans affectation déterminée,
au service un jour d'un sentiment, le lendemain d'un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l'amitié pour un
camarade. Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoise revint me dire que ma
lettre serait remise, Swann l'avait bien connue aussi cette joie trompeuse que nous donne quelque ami,
quelque parent de la femme que nous aimons, quand arrivant à l'hôtel ou au théâtre où elle se trouve, pour
quelque bal, redoute, ou première où il va la retrouver, cet ami nous aperçoit errant dehors, attendant
désespérément quelque occasion de communiquer avec elle. Il nous reconnaît, nous aborde familièrement,
nous demande ce que nous faisons là. Et comme nous inventons que nous avons quelque chose d'urgent à dire
à sa parente ou amie, il nous assure que rien n'est plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous
promet de nous l'envoyer avant cinq minutes. Que nous l'aimons comme en ce moment j'aimais Françoise
, l'intermédiaire bien intentionné qui d'un mot vient de nous rendre supportable, humaine et presque propice
la fête inconcevable, infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis, pervers et
délicieux entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous, celle que nous aimons. Si nous en jugeons par lui,
le parent qui nous a accosté et qui est lui aussi un des initiés des cruels mystères, les autres invités de la fête
ne doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures inaccessibles et suppliciantes où elle allait goûter des
plaisirs inconnus, voici que par une brèche inespérée nous y pénétrons; voici qu'un des moments dont la
succession les aurait composées, un moment aussi réel que les autres, même peut−être plus important pour
nous, parce que notre maîtresse y est plus mêlée, nous nous le représentons, nous le possédons, nous y
intervenons, nous l'avons créé presque: le moment où on va lui dire que nous sommes là, en bas. Et sans
doute les autres moments de la fête ne devaient pas être d'une essence bien différente de celui−là, ne devaient
rien avoir de plus délicieux et qui dût tant nous faire souffrir puisque l'ami bienveillant nous a dit: "Mais elle
sera ravie de descendre! Cela lui fera beaucoup plus de plaisir de causer avec vous que pe s'ennuyer là−haut."
Hélas! Swann en avait fait l'expérience, les bonnes intentions d'un tiers sont sans pouvoir sur une femme qui
s'irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelqu'un qu'elle n'aime pas. Souvent, l'ami redescend
seul.
Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon amour−propre (engagé à ce que la fable de la recherche
dont elle était censée m'avoir prié de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoise ces
mots: "Il n'y a pas de réponse" que depuis j'ai si souvent entendu des concierges de "palaces" ou des valets de
pied de tripots, rapporter à quelque pauvre fille qui s'étonne: "Comment, il n'a rien dit, mais c'est impossible!
Vous avez pourtant bien remis ma lettre. C'est bien, je vais attendre encore." Et de même qu'elle assure
invariablement n'avoir pas besoin du bec supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle, et reste là,
n'entendant plus que les rares propos sur le temps qu'il fait échanger entre le concierge et un chasseur qu'il
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envoie tout d'un coup en s'apercevant de l'heure, faire rafraîchir dans la glace la boisson d'un client, ayant
décliné l'offre de Françoise de me faire de la tisane ou de rester auprès de moi, je la laissai retourner à l'office,
je me couchai et je fermai les yeux en tâchant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le café
au jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis qu'en écrivant ce mot à maman, en m'approchant, au
risque de la fâcher, si près d'elle que j'avais cru toucher le moment de la revoir, je m'étais barré la possibilité
de m'endormir sans l'avoir revue, et les battements de mon cœur, de minute en minute devenaient plus
douloureux parce que j'augmentais mon agitation en me prêchant un calme qui était l'acceptation de mon
infortune. Tout à coup mon anxiété tomba, une félicité m'envahit comme quand un médicament puissant
commence à agir et nous enlève une douleur: je venais de prendre la résolution de ne plus essayer de
m'endormir sans avoir revu maman, de l'embrasser coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude d'être
ensuite fâché pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher. Le calme qui résultait de mes
angoisses finies me mettait dans un allégresse extraordinaire, non moins que l'attente, la soif et la peur du
danger. J'ouvris la fenêtre sans bruit et m'assis au pied de mon lit; je ne faisais presque aucun mouvement afin
qu'on ne m'entendît pas d'en bas. Dehors, les choses semblaient, elles aussi, figées en une muette attention à
ne pas troubler le clair de lune, qui doublant et reculant chaque chose par l'extension devant elle de son reflet,
plus dense et concret qu'elle−même, avait à la fois aminci et agrandi le paysage comme un plan replié
jusque−là, qu'on développe. Ce qui avait besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais
son frissonnement minutieux, total, exécuté jusque dans ses moindres nuances et ses dernières délicatesses,
ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas avec lui, restait circonscrit. Exposés sur ce silence qui n'en
absorbait rien, les bruits les plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à l'autre bout de la ville, se
percevaient détaillés avec un tel "fini" qu'ils semblaient ne devoir cet effet de lointain qu'à leur pianissimo,
comme ces motifs en sourdine si bien exécutés par l'orchestre du Conservatoire que quoiqu'on n'en perde pas
une note on croit les entendre cependant loin de la salle du concert et que tous les vieux abonnés, les sœurs
de ma grand'mère aussi quand Swann leur avait donné ses places, tendaient l'oreille comme s'ils avaient
écouté les progrès lointains d'une armée en marche qui n'aurait pas encore tourné la rue de Trévise.
Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous celui qui pouvait avoir pour moi, de la part de mes
parents, les conséquences les plus graves, bien plus graves en vérité qu'un étranger n'aurait pu le supposer, de
celles qu'il aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraiment honteuses. Mais dans l'éducation
qu'on me donnait, l'ordre des fautes n'était pas le même que dans l'éducation des autres enfants et on m'avait
habitué à placer avant toutes les autres (parce que sans doute il n'y en avait pas contre lesquelles j'eusse
besoin d'être plus soigneusement gardé) celles dont je comprends maintenant que leur caractère commun est
qu'on y tombe en cédant à une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne déclarait
pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j'étais excusable d'y succomber ou même peut−être
incapable d'y résister. Mais je les reconnaissais bien à l'angoisse qui les précédait comme à la rigueur du
châtiment qui les suivait; et je savais que celle que je venais de commettre était de la même famille que
d'autres pour lesquelles j'avais été sévèrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand j'irais me mettre
sur le chemin de ma mère au moment où elle monterait se coucher, et qu'elle verrait que j'étais resté levé pour
lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au collège le
lendemain, c'était certain. Eh bien! dussé−je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j'aimais encore mieux
cela. Ce que je voulais maintenant c'était maman, c'était lui dire bonsoir, j'étais allé trop loin dans la voie qui
menait à la réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin.
J'entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann; et quand le grelot de la porte m'eut averti qu'il
venait de partir, j'allai à la fenêtre. Maman demandait à mon père s'il avait trouvé la langouste bonne et si M.
Swann avait repris de la glace au café et à la pistache. "Je l'ai trouvée bien quelconque, dit ma mère; je crois
que la prochaine fois il faudra essayer d'un autre parfum." "Je ne peux pas dire comme je trouve que Swann
change, dit ma grand'tante, il est d'un vieux!" Ma grand'tante avait tellement l'habitude de voir toujours en
Swann un même adolescent, qu'elle s'étonnait de le trouver tout à coup moins jeune que l'âge qu'elle
continuait à lui donner. Et mes parents du reste commençaient à lui trouver cette vieillesse anormale,
excessive, honteuse et méritée des célibataires, de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui n'a pas
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de lendemain soit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide et que les moments s'y
additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre des enfants. "Je crois qu'il a beaucoup de soucis
avec sa coquine de femme qui vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C'est la fable
de la ville." Ma mère fit remarquer qu'il avait pourtant l'air bien moins triste depuis quelque temps. "Il fait
aussi moins souvent ce geste qu'il a tout à fait comme son père de s'essuyer les yeux et de se passer la main
sur le front. Moi je crois qu'au fond il n'aime plus cette femme." "Mais naturellement il ne l'aime plus,
répondit mon grand−père. J'ai reçu de lui il y a déjà longtemps une lettre à ce sujet, à laquelle je me suis
empressé de ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments au moins d'amour, pour sa
femme. Hé bien! vous voyez, vous ne l'avez pas remercié pour l'Asti", ajouta mon grand−père en se tournant
vers ses deux belles−sœurs. "Comment, nous ne l'avons pas remercié? je crois, entre nous, que je lui ai même
tourné cela assez délicatement", repondit ma tante Flora. "Oui, tu as très bien arrangé cela: je t'ai admirée",
dit ma tante Céline. "Mais toi tu as été très bien aussi." "Oui j'étais assez fière de ma phrase sur les voisins
aimables." "Comment, c'est cela que vous appelez remercier! s'écria mon grand−père. J'ai bien entendu cela,
mais du diable si j'ai cru que c'était pour Swann. Vous pouvez être sûres qu'il n'a rien compris." "Mais
voyons, Swann n'est pas bête, je suis certaine qu'il a apprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre
de bouteilles et le prix du vin!" Mon père et ma mère restèrent seuls, et s'assirent un instant; puis mon père
dit: "Hé bien! si tu veux, nous allons monter nous coucher." "Si tu veux, mon ami, bien que je n'aie pas
l'ombre de sommeil; ce n'est pas cette glace au café si anodine qui a pu pourtant me tenir si éveillée; mais
j'aperçois de la lumière dans l'office et puisque la pauvre Françoise m'a attendue, je vais lui demander de
dégrafer mon corsage pendant que tu vas te déshabiller." Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule
qui donnait sur l'escalier. Bientôt, je l'entendis qui montait fermer sa fenêtre. J'allai sans bruit dans le couloir;
mon cœur battait si fort que j'avais de la peine à avancer, mais du moins il ne battait plus d'anxiété, mais
d'épouvante et de joie. Je vis dans la cage de l'escalier la lumière projetée par la bougie de maman. Puis je la
vis elle−même; je m'élançai. A la première seconde, elle me regarda avec étonnement, ne comprenant pas ce
qui était arrivé. Puis sa figure prit une expression de colère, elle ne me disait même pas un mot, et en effet
pour bien moins que cela on ne m'adressait plus la parole pendant plusieurs jours. Si maman m'avait dit un
mot, ç'aurait été admettre qu'on pouvait me reparler et d'ailleurs cela peut−être m'eût paru plus terrible
encore, comme un signe que devant la gravité du châtiment qui allait se préparer, le silence, la brouille,
eussent été puérils. Une parole c'eût été le calme avec lequel on répond à un domestique quand on vient de
décider de le renvoyer; le baiser qu'on donne à un fils qu'on envoie s'engager alors qu'on le lui aurait refusé si
on devait se contenter d'être fâché deux jours avec lui. Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de
toilette où il était allé se déshabiller et pour éviter la scène qu'il me ferait, elle me dit d'une voix entrecoupée
par la colère: "Sauve−toi, sauve−toi, qu'au moins ton père ne t'ait vu ainsi attendant comme un fou!" Mais je
lui répétais: "Viens me dire bonsoir", terrifié en voyant que le reflet de la bougie de mon père s'élevait déjà
sur le mur, mais aussi usant de son approche comme d'un moyen de chantage et espérant que maman, pour
éviter que mon père me trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me dire: "Rentre dans ta chambre,
je vais venir." Il était trop tard, mon père était devant nous. Sans le vouloir, je murmurai ces mots que
personne n'entendit: "Je suis perdu!"
Il n'en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des permissions qui m'avaient été consenties dans les
pactes plus larges octroyés par ma mére et ma grand'mère parce qu'il ne se souciait pas des "principes" et qu'il
n'y avait pas avec lui de "Droit des gens". Pour une raison toute contingente, ou même sans raison, il me
supprimait au dernier moment telle promenade si habituelle, si consacrée, qu'on ne pouvait m'en priver sans
parjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l'heure rituelle, il me disait: "Allons,
monte te coucher, pas d'explication!" Mais aussi, parce qu'il n'avait pas de principes (dans le sens de ma
grand'mère), il n'avait pas à proprement parler d'intransigeance. Il me regarda un instant d'un air étonné et
fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelques mots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit: "Mais
va donc avec lui, puisque tu disais justement que tu n'as pas envie de dormir, reste un peu dans sa chambre,
moi je n'ai besoin de rien." "Mais, mon ami, répondit timidement ma mère, que j'aie envie ou non de dormir,
ne change rien à la chose, on ne peut pas habituer cet enfant..." "Mais il ne s'agit pas d'habituer, dit mon père
en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin, il a l'air désolé, cet enfant; voyons, nous ne
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sommes pas des bourreaux! Quand tu l'auras rendu malade, tu seras bien avancée! Puisqu'il y a deux lits dans
sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui. Allons,
bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveux que vous, je vais me coucher."
On ne pouvait pas remercier mon père; on l'eût agacé par ce qu'il appelait des sensibleries. Je restai sans oser
faire un mouvement; il était encore devant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de
l'Inde violet et rose qu'il nouait autour de sa tête depuis qu'il avait des névralgies, avec le geste d'Abraham
dans la gravure d'après Benozzo Gozzoli que m'avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu'elle a à se départir
du côté d'Ïsaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l'escalier, où je vis monter le reflet de sa bougie
n'existe plus depuis longtemps. En moi aussie bien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer
toujours et de nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joies nouvelles que je n'aurais
pu prévoir alors, de même que les anciennes me sont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps
aussi que mon père a cessé de pouvoir dire à maman: "Va avec le petit." La possibilité de telles heures ne
renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l'oreille,
les sanglots que j'eus la force de contenir devant mon père et qui n'éclatèrent que quand je me retrouvai seul
avec maman. En réalité ils n'ont jamais cessé; et c'est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage
autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits
de la ville pendant le jour qu'on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir.
Maman passa cette nuit−là dans ma chambre; au moment où je venais de commettre une faute telle que je
m'attendais à être obligé de quitter la maison, mes parents m'accordaient plus que je n'eusse jamais obtenu
d'eux comme récompense d'une belle action. Même à l'heure où elle se manifestait par cette grâce, la conduite
de mon père à mon égard gardait ce quelque chose d'arbitraire et d'immérité qui la caractérisait et qui tenait â
ce que généralement elle résultait plutôt de convenances fortuites que d'un plan prémédité. Peut−être même
que ce que j'appelais sa sévérité, quand il m'envoyait me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma
mère ou ma grand'mère, car sa nature, plus différente en certains points de la mienne que n'était la leur,
n'avait probablement pas deviné jusqu'ici combien j'étais malheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma
grand'mère savaient bien; mais elles m'aimaient assez pour ne pas consentir à m'épargner de la souffrance,
elles voulaient m'apprendre à la dominer afin de diminuer ma sensibilité nerveuse et fortifier ma volonté.
Pour mon père, dont l'affection pour moi était d'une autre sorte, je ne sais pas s'il aurait eu ce courage: pour
une fois où il venait de comprendre que j'avais du chagrin, il avait dit à ma mère: "Va donc le consoler."
Maman resta cette nuit−là dans ma chambre et, comme pour ne gâter d'aucun remords ces heures si
différentes de ce que j'avais eu le droit d'espérer, quand Françoise, comprenant qu'il se passait quelque chose
d'extraordinaire en voyant maman assise près de moi, qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me
gronder, lui demanda: "Mais Madame, qu'a donc Monsieur à pleurer ainsi?" maman lui répondit: "Mais il ne
sait pas lui−même, Françoise, il est énervé; préparez−moi vite le grand lit et montez vous coucher." Ainsi,
pour la première fois, ma tristesse n'était plus considérée comme une faute punissable mais comme un mal
involontaire qu'on venait de reconnaître officiellement, comme un état nerveux dont je n'étais pas
responsable; j'avais le soulagement de n'avoir plus à mêler de scrupules à l'amertume de mes larmes, je
pouvais pleurer sans péché. Je n'étais pas non plus médiocrement fier vis−à−vis de Françoise de ce retour des
choses humaines, qui, une heure après que maman avait refusé de monter dans ma chambre et m'avait fait
dédaigneusement répondre que je devrais dormir, m'élevait à la dignité de grande personne et m'avait fait
atteindre tout d'un coup à une sorte de puberté du chagrin, d'émancipation des larmes. J'aurais dû être
heureux: je ne l'étais pas. Il me semblait que ma mère venait de me faire une première concession qui devait
lui être douloureuse, que c'était une première abdication de sa part devant l'idéal qu'elle avait conçu pour moi,
et que pour la première fois, elle, si courageuse, s'avouait vaincue. Il me semblait que si je venais de
remporter une victoire c'était contre elle, que j'avais réussi comme auraient pu faire la maladie, des chagrins,
ou l'âge, à détendre sa volonté, à faire fléchir sa raison et que cette soirée commençait une ère, resterait
comme une triste date. Si j'avais osé maintenant, j'aurais dit à maman: "Non je ne veux pas, ne couche pas
ici." Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste comme on dirait aujourd'hui, qui tempérait en elle la
nature ardemment idéaliste de ma grand'mère, et je savais que, maintenant que le mal était fait, elle aimerait
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mieux m'en laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas déranger mon père. Certes, le beau visage de
ma mère brillait encore de jeunesse ce soir−là où elle me tenait si doucement les mains et cherchait à arrêter
mes larmes; mais justement il me semblait que cela n'aurait pas dû être, sa colère eût moins triste pour moi
que cette douceur nouvelle que n'avait pas connue mon enfance; il me semblait que je venais d'une main
impie et secrète de tracer dans son âme une premiére ride et d'y faire apparaître un premier cheveu blanc.
Cette pensée redoubla mes sanglots et alors je vis maman, qui jamais ne se laissait aller à aucun
attendrissement avec moi, être tout d'un coup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer.
Comme elle sentit que je m'en étais aperçu, elle me dit en riant: "Voilà mon petit jaunet, mon petit serin, qui
va rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pour peu que cela continue. Voyons, puisque tu n'as pas sommeil ni
ta maman non plus, ne restons pas à nous énerver, faisons quelque chose, prenons un de tes livres." Mais je
n'en avais pas là. "Est−ce que tu aurais moins de plaisir si je sortais déjà les livres que ta grand'mère doit te
donner pour ta fête? Pense bien: tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après−demain?" J'étais au contraire
enchanté et maman alla chercher un paquet de livres dont je ne pus deviner, à travers le papier qui les
enveloppait, que la taille courte et large, mais qui, sous ce premier aspect, pourtant sommaire et voilé,
éclipsaient déjà la boîte à couleurs du Jour de l'An et les vers à soie de l'an dernier. C'était la Mare au Diable,
François le Champi, la Petite Fadette et les Maîtres Sonneurs. Ma grand'mère, ai−je su depuis, avait d'abord
choisi les poésies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana; car si elle jugeait les lectures futiles aussi
malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elles ne pensait pas que les grands souffles du génie eussent sur
l'esprit même d'un enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et
le vent du large. Mais mon père l'ayant presque traitée de folle en apprenant les livres qu'elle voulait me
donner, elle était retournée elle−même à Jouy−le−Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne
pas avoir mon cadeau (c'était un jour brûlant et elle était rentrée si souffrante que le médecin avait averti ma
mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle s'était rabattue sur les quatre romans champêtres de George
Sand. "Ma fille, disait−elle à maman, je ne pourrais me décider à donner à cet enfant quelque chose de mal
écrit."
En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on ne pût tirer un profit intellectuel, et surtout celui
que nous procurent les belles choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans les
satisfactions du bien−être et de la vanité. Même quand elle avait à faire à quelqu'un un cadeau dit utile, quand
elle avait à donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait "anciens", comme si leur longue
désuétude ayant effacé leur caractère d'utilité, ils paraissaient plutôt disposés pour nous raconter la vie des
hommes d'autrefois que pour servir aux besoins de la nôtre. Elle eût aimé que j'eusse dans ma chambre des
photographies des monuments ou des paysages les plus beaaux. Mais au moment d'en faire l'emplette, et bien
que la chose représentée eût une valeur esthétique, elle trouvait que la vulgarité, l'utilité reprenaient trop vite
leur place dans le mode mécanique de représentation, la photographie. Elle essayait de ruser et sinon
d'éliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, d'y substituer pour la plus grande
partie de l'art encore, d'y introduire comme plusieures "épaisseurs" d'art: au lieu de photographies de la
Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint−Cloud, du Vésuve, elle se renseignait auprès de Swann si
quelque grand peintre ne les avait pas représentés, et préférait me donner des photographies de la Cathédrale
de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint−Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui
faisait un degré d'art de plus. Mais si le photographe avait été écarté de la représentation du chef−d'œuvre ou
de la nature et remplacé par un grand artiste, il reprenait ses droits pour reproduire cette interprétation même.
Arrivée à l'échéance de la vulgarité, ma grand'mère tâchait de la reculer encore. Elle demandait à Swann si
l'œuvre n'avait pas été gravée, préférant, quand c'était possible, des gravures anciennes et ayant encore un
intérêt au delà d'elles−mêmes, par exemple celles qui représentent un chef−d'œuvre dans un état où nous ne
pouvons plus le voir aujourd'hui (comme la gravure de la Cène de Léonard avant sa dégradation, par
Morgan). Il faut dire que les résultats de cette manière de comprendre l'art de faire un cadeau ne furent pas
toujours très brillants. L'idée que je pris de Venise d'après un dessin du Titien qui est censé avoir pour fond la
lagune, était certainement beaucoup moins exacte que celle que m'eussent donnée de simples photographies.
On ne pouvait plus faire le compte à la maison, quand ma grand'tante voulait dresser un réquisitoire contre
ma grand'mère, des fauteuils offerts par elle à de jeunes fiancés ou à de vieux époux, qui, à la première
Du Côté de Chez Swann
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tentative qu'on avait faite pour s'en servir, s'étaient immédiatement effondrés sous le poids d'un des
destinataires. Mais ma grand'mère aurait cru mesquin de trop s'occuper de la solidité d'une boiserie où se
distinguaient encore une fleurette, un sourire, quelquefois une belle imagination du passé. Même ce qui dans
ces meubles répondait à un besoin, comme c'était d'une façon à laquelle nous ne sommes plus habitués, la
charmait comme les vieilles manières de dire où nous voyons une métaphore, effacée, dans notre moderne
langage, par l'usure de l'habitude. Or, justement, les romans champêtres de George Sand qu'elle me donnait
pour ma fête, étaient pleins ainsi qu'un mobilier ancien, d'expressions tombées en désuétude et redevenues
imagées, comme on n'en trouve plus qu'à la campagne. Et ma grand'mère les avait achetés de préférence à
d'autres comme elle eût loué plus volontiers une propriété où il y aurait eu un pigeonnier gothique ou
quelqu'une de ces vieilles choses qui exercent sur l'esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie
d'impossibles voyages dans le temps.
Maman s'assit à côté de mon lit; elle avait pris François le Champi à qui sa couverture rougeâtre et son titre
incompréhensible, donnaient pour moi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n'avais jamais lu
encore de vrais romans. J'avais entendu dire que George Sand était le type du romancier. Cela me disposait
déjà à imaginer dans François le Champi quelque chose d'indéfinissable et de délicieux. Les procédés de
narration destinés à exciter la curiosité ou l'attendrissement, certaines façons de dire qui éveillent l'inquiétude
et la mélancolie, et qu'un lecteur un peu instruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me
paraissaient simples à moi qui considérais un livre nouveau non comme une chose ayant beaucoup de
semblables, mais comme une personne unique, n'ayant de raison d'exister qu'en soi, une émanation
troublante de l'essence particulière à François le Champi. Sous ces événements si journaliers, ce choses si
communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation, une accentuation étrange. L'action
s'engagea; elle me parut d'autant plus obscure que dans ce temps−là, quand je lisais, je rêvassais souvent,
pendant des pages entières, à tout autre chose. Et aux lacunes que cette distraction laissait dans le récit,
s'ajoutait, quand c'était maman qui me lisait à haute voix, qu'elle passait toutes les scènes d'amour. Aussi tous
les changements bizarres qui se produisent dans l'attitude respective de la meunière et de l'enfant et qui ne
trouvent leur explication que dans les progrès d'un amour naissant me paraissaient empreints d'un profond
mystère dont je me figurais volontiers que la source devait être dans ce nom inconnu et si doux de "Champi"
qui mettait sur l'enfant, qui le portait sans que je susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si
ma mère était une lectrice infidèle c'était aussi, pour les ouvrages où elle trouvait l'accent d'un sentiment vrai,
une lectrice admirable par le respect et la simplicité de l'interprétation, par la beauté et la douceur du son.
Même dans la vie, quand c'étaient des êtres et non des œuvres d'art qui excitaient ainsi son attendrissement ou
son admiration, c'était touchant de voir avec quelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses
propos, tel éclat de gaîté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perdu un enfant, tel rappel de
fête, d'anniversaire, qui aurait pu faire penser ce vieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait
paru fastidieux à ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand, qui respire toujours
cette bonté, cette distinction morale que maman avait appris de ma grand'mère à tenir pour supérieures à tout
dans la vie, et que je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir également pour supérieures à
tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot
puissant d'y être reçu, elle fournsissait toute la tendresse naturelle, toute l'ample douceur qu'elles réclamaient
à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsi dire tenaient tout entières dans le registre de
sa sensibilité. Elle retrouvait pour les attaquer dans le ton qu'il faut, l'accent cordial qui leur préexiste et les
dicta, mais que les mots n'indiquent pas; grâce à lui elle amortissait au passage toute crudité dans les temps
des verbes, donnait à l'imparfait et au passé défini la douceur qu'il y a dans la bonté, la mélancolie qu'il y a
dans la tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer, tantôt pressant, tantôt
ralentissant la marche des syllabes pour les faire entrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un
rythme uniforme, elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue.
Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de cette nuit oû j'avais ma mère auprès de moi.
Je savais qu'une telle nuit ne pourrait se renouveler; que le plus grand désir que j'eusse au monde, garder ma
mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, était trop en opposition avec les nécessités de la
Du Côté de Chez Swann
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vie et le vœu de tous, pour que l'accomplissement qu'on lui avait accordé ce soir pût être autre chose que
factice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et maman ne resterait pas là. Mais quand mes
angoisses étaient calmées, je ne les comprenais plus; puis demain soir était encore lointain; je me disais que
j'aurais le temps d'aviser, bien que ce temps−là ne pût m'apporter aucun pouvoir de plus, qu'il s'agissait de
choses qui ne dépendaient pas de ma volonté et que seul me faisait paraître plus évitables l'intervalle qui les
séparait encore de moi.
...
C'est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je me ressouvenais de Combray, je n'en revis
jamais que cette sorte de pan lumineux, découpé au milieu d'indistinctes ténèbres, pareil à ceux que
l'embrasement d'un feu de bengale ou quelque projection électrique éclairent et sectionnent dans un édifice
dont les autres parties restent plongées dans la nuit: à la base assez large, le petit salon, la salle à manger,
l'amorce de l'allée obscure par où arriverait M. Swann, l'auteur inconscient de mes tristesses, le vestibule où
je m'acheminais vers la première marche de l'escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort
étroit de cette pyramide irrégulière; et, au faîte, ma chambre à coucher avec le petit couloir à porte vitrée pour
l'entrée de maman; en un mot, toujours vu à la même heure, isolé de tout ce qu'il pouvait y avoir autour, se
détachant seul sur l'obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu'on voit indiqué en tête des
vieilles pièces pour les représentations en province), au drame de mon déshabillage; comme si Combray
n'avait consisté qu'en deux étages reliés par un mince escalier, et comme s'il n'y avait jamais été que sept
heures du soir. A vrai dire, j'aurais pu répondre à qui m'eût interrogé que Combray comprenait encore autre
chose et existait à d'autres heures. Mais comme ce que je m'en serais rappelé m'eût été fourni seulement par la
mémoire volontaire, la mémoire de l'intelligence, et comme les renseignements qu'elle donne sur le passé ne
conservent rien de lui, je n'aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela était en réalité
mort pour moi.
Mort à jamais? C'était possible.
Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de notre mort, souvent ne nous permet pas
d'attendre longtemps les faveurs du premier.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans
quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu'au
jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer en possession de
l'objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues,
l'enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C'est peine perdue que nous cherchions à l'évoquer, tous les efforts de notre
intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la
sensation que nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard
que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas.
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et la drame de mon coucher,
n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais
froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais
pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui
semblaent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint−Jacques. Et bientôt,
machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres
une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée
mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en
moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les
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vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère
l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse: ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi.
J'avais cessé de me sentire médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je
sentais q'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de
même nature. D'où venait−elle? Que signifiait−elle? Où l'appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne
trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est
temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas
en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de
moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir
lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la
tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes
les fois que l'esprit se sent dépassé par lui−même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où
il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement: créer. Il est en face de
quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique,
mais l'evidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le
faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le
même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la
sensation qui s'enfuit. Et pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle,
toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais
sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui
refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le
vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir
en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande
profondeur; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur
des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente
de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où
se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander
comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable
compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du
passé il s'agit.
Arrivera−t−il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un
instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je ne sais.
Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut−être; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit?
Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute
tâche difficile, de toute œuvre important, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant
simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine.
Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût celui du petit morceau de madeleine que le dimanche
matin à Combray (parce que ce jour−là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire
bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.
La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté; peut−être parce que, en
ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leu image avait quitté ces jours
de Combray pour se lier à d'autres plus récents; peut−être parce que de ces souvenirs abandonnés si
longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé; les formes, et celle aussi du petit
coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot s'étaient abolies, ou,
ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand
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d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles
mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore
longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans
fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.
Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante
(quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me
rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de
théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses
derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque−là); et avec la maison, la ville, la Place où on
m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses depuis le matin jusqu'au soir et par tous les
temps, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à
tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque−là indistincts qui, à
peine y sont−ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des
maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin
et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits
logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela que prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins,
de ma tasse de thé.
II.
Combray de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine
avant Pâques, ce n'était qu'une église résumant la ville, la représentant, parlant d'elle et pour elle aux
lointains, et, quand on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, en plein champ, contre le
vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineux et gris des maisons rassemblées qu'un reste de remparts
du moyen âge cernait çà et là d'un trait aussi parfaitement circulaire qu'une petite ville dans un tableau de
primitif. A l'habiter, Combray était un peu triste, comme ses rues dont les maisons construites en pierres
noirâtres du pays, précédées de degrés extérieurs, coiffées de pignons qui rabattaient l'ombre devant elles,
étaient assez obscures pour qu'il fallût dès que le jour commençait à tomber relever les rideaux dans les
"salles"; des rues aux graves noms de saints (desquels plusieurs seigneurs de Combray): rue Saint−Hilaire,
rue Saint−Jacques où était la maison de ma tante, rue Sainte−Hildegarde, où donnait la grille, et rue du
Saint−Esprit sur laquelle s'ouvrait la petite porte latérale de son jardin; et ces rues de Combray existent dans
une partie de ma mémoire si reculée, peinte de couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pour
moi le monde, qu'en vérité elles me paraissent toutes, et l'église qui les dominait sur la Place, plus irréelles
encore que les projections de la lanterne magique; et qu'à certains moments, il me semble que pouvoir encore
traverser la rue Saint−Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l'Oiseau à la vieille hôtellerie de l'Oiseau
flesché, des soupiraux de laquelle montait une odeur de cuisine que s'élève encore par moments en moi aussi
intermittente et aussi chaude, serait une entrée en contact avec l'Au−delà plus merveilleusement
surnaturelle que de faire la connaissance de Golo et de causer avec Geneviève de Brabant.
La cousine de mon grand−père, ma grand'tante, chez qui nous habitions, était la mère de cette tante
Lèonie qui, depuis la mort de son mari, mon oncle Octave, n'avait plus voulu quitter, d'abord Combray, puis à
Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne "descendait" plus, toujours couchée dans un état
incertain de chagrin, de débilité physique, de maladie, d'idée fixe et de dévotion. Son appartement particulier
donnait sur la rue Saint−Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand−Pré (par opposition au
Petit−Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre trois rues), et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches
de grès presque devant chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un tailleur d'images gothiques à
même la pierre où il eût sculpté une crèche ou un calvaire. Ma tante n'habitait plus effectivement que deux
Du Côté de Chez Swann
II.
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chambres contiguës, restant l'après−midi dans l'une pendant qu'on aérait l'autre. C'étaient de ces chambres de
province qui, de même qu'en certains pays des parties entières de l'air ou de la mer sont illuminées ou
parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas, nous enchantent des mille odeurs qu'y
dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute une vie secrète, invisible, surabondante et morale que
l'atmosphère y tient en suspens; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme celles de la
campagne voisine, me déjà casanières, humaines et renfermées, gelée exquise industrieuse et limpide de tous
les fruits de l'année qui ont quitté le verger pour l'armoire; saisonnières, mais mobilières et domestiques,
corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud, oisives et ponctuelles comme une
horloge de village, flâneuses et rangées, insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses
d'une paix qui n'apporte qu'un surcroît d'anxiété et d'un prosaïsme que set de grand réservoir de poésie à celui
qui la traverse sans y avoir vécu. L'air y était saturé de la fine fleur d'un silence si nourricier, si succulent que
je ne m'y avançais qu'avec une sorte de gourmandise, surtout par ces premiers matins encore froids de la
semaine de Pâques où je le goûtais mieux parce que je venais seulement d'arriver à Combray: avant que
j'entrasse souhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant, dans la première pièce où le soleil,
d'hiver encore, était venu se mettre au chaud devant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui
badigeonnait toute la chambre d'une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands "devants de four" de
campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux, sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la
pluie, la neige, même quelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion la poésie de
l'hivernage; je faisais quelques pas de prie−Dieu aux fauteuils en velours frappé, toujours revêtus d'un
appui−tête au crochet; et le feu cuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l'air de la chambre était
tout grumeleux et qu'avait déjà fait travailler et "lever" la fraîcheur humide et ensoleillée du matin, il les
feuilletait, les dorait, les godait, les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, un
immense "chausson" où, à peine goûtés les aromes plus croustillants, plus fins, plus réputés, mais plus secs
aussi du placard, de la commode, du papier à ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée
m'engluer dans l'odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée de couvre−lit à fleurs.
Dans la chambre voisine, j'entendais ma tante qui causait toute seule à mi−voix. Elle ne parlait jamais
qu'assez bas parce qu'elle croyait avoir dans la tête quelque chose de cassé et de flottant qu'elle eût déplacé en
parlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule, sans dire quelque chose, parce qu'elle
croyait que c'était salutaire pour sa gorge et qu'en empêchant le sang de s'y arrêter, cela rendrait moins
fréquents les étouffements et les angoisses dont elle souffrait; puis, dans l'inertie absolu où elle vivait, elle
prêtait à ses moindres sensations une importance extraordinaire; elle les douait d'une motilité qui lui rendait
difficile de les garder pour elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se les annonçait à
elle−même, en un perpétuel monologue qui était sa seule forme d'activité. Malheureusement, ayant pris
l'habitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu'il n'y eût personne dans la chambre
voisine, et je l'entendais souvent se dire à elle−même: "Il faut que je me rappelle bien que je n'ai pas dormi"
(car ne jamais dormir était sa grande prétention dont notre langage à tous gardait le respect et la trace: le
matin Françoise ne venait pas "l'éveiller", mais "entrait" chez elle; quand ma tante voulait faire un somme
dans la journée, on disait qu'elle voulait "réfléchir" ou "reposer"; et quand il lui arrivait de s'oublier en
causant jusqu'à dire: "Ce qui m'a réveillée" ou "j'ai rêvé que", elle rougissait et se reprenait au plus vite).
Au bout d'un moment, j'entrais l'embrasser; Françoise faisait infuser son thé; ou, si ma tante se sentait agitée,
elle demandait à la place sa tisane et c'étais moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmacie dans
une assiette la quantité de tilleul qu'il fallait mettre ensuite dans l'eau bouillante. Le desséchement des tiges
les avait incurvées en un capricieux treillage dans les entrelacs duquel s'ouvraient les fleurs pâles, comme si
un peintre les eût arrangées, les eût fait poser de la façon la plus ornementale. Les feuilles, ayant perdu ou
changé leur aspect, avaient l'air des choses les impossible disparates, d'une aile transparente de mouche, de
l'envers blanc d'une étiquette, d'un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concassées ou tressées
comme dans la confection d'un nid. Mille petits détails inutiles, charmante prodigalité du pharmacien,
qu'on eût supprimés dans une préparation factice, me donnaient, comme un livre où on s'émerveille de
rencontrer le nom d'une personne de connaissance, le plaisir de comprendre que c'était bien des tiges de vrais
Du Côté de Chez Swann
II.
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tilleuls, comme ceux que je voyais avenue de la Gare, modifiées, justement parce que c'étaient non des
doubles, mais elles−même et qu'elles avaient vieilli. Et chaque caractère nouveau n'y étant que la
métamorphose d'un caractère ancien, dans de petites boules grises je reconnaissais les boutons verts qui ne
sont pas venus à terme; mais surtout l'éclat rose, lunaire et doux qui faisait se détacher les fleurs dans la forêt
fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de petites roses d'or, signe, comme la lueur qui révèle
encore sur une muraille la place d'une fresque effacée, de la différence entre les parties de l'arbre qui avaient
été "en couleur" et celles qui ne l'avaient pas été me montrait que ces pétales étaient bien ceux qui avant de
fleurir le sac de pharmacie avaient embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, c'était leur
couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuée qu'était la leur maintenant et qui est
comme le crépuscule des fleurs. Bientôt ma tante pouvait tremper dan l'infusion bouillante dont elle savourait
le goût de feuille morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle me tendait un morceau quand il était
suffisamment amolli.
D'un côté de son lit était une grande commode jaune en bois de citronnier et une table qui tenait à la fois de
l'officine et du maître−autel, où, au−dessus d'une statuette de la Vierge et d'une bouteille de Vichy−Célestins,
on trouvait des livres de messe et des ordonnances de médicaments, tous ce qu'il fallait pour suivre de son lit
les offices et son régime, pour ne manquer l'heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l'autre côté, son lit
longeait la fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour se désennuyer, à la façon
des princes persans, la chronique quotidienne mais immémoriale de Combray, qu'elle commentait en−suite
avec Françoise.
Je n'étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu'elle me renvoyait par peur que je la fatigue. Elle tendait à
mes lèvres son triste front pâle et fade sur lequel, à cette heure matinale, elle n'avait pas encore arrangé ses
faux cheveux, et où les vertèbres transparaissaient comme les pointes d'une couronne d'épines ou les grains
d'un rosaire, et elle me disait: "Allons, mon pauvre enfant, va−t'en, va te préparer pour la messe; et si en bas
tu rencontres Françoise, dis−lui de ne pas s'amuser trop longtemps avec vous, qu'elle monte bientôt voir si je
n'ai besoin de rien."
Françoise, en effet, qui était depuis des années a son service et ne se doutait pas alors qu'elle entrerait un jour
tout à fait au nôtre délaissait un peu ma tante pendant les mois où nous étions là. Il y avait eu dans mon
enfance, avant que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passait encore l'hiver à Paris chez sa
mère, un temps où je connaissais si peu Françoise que, le 1er janvier, avant d'entrer chez ma grand'tante, ma
mère me mettait dans la main une pièce de cinq francs et me disait: "Surtout ne te trompe pas de personne.
Attends pour donner que tu m'entendes dire: "Bonjour Françoise"; en même temps je te toucherai légèrement
le bras. A peine arrivions−nous dans l'obscure antichambre de ma tante que nous apercevions dans l'ombre,
sous les tuyaux d'un bonnet éblouissant, raide et fragile comme s'il avait été de sucre filé, les remous
concentriques d'un sourire de reconnaissance anticipé. C'était Françoise, immobile et debout dans
l'encadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa niche. Quand on était un peu
habitué à ces ténèbres de chapelle, on distinguait sur son visage l'amour désintéressé de l'humanité, le respect
attendri pour les hautes classes qu'exaltait dans les meilleures régions de son cœur l'espoir des étrennes.
Maman me pinçait le bras avec violence et disait d'une voix forte: "Bonjour Françoise." A ce signal mes
doigts s'ouvraient et je lâchais la pièce qui trouvait pour la recevoir une main confuse, mais tendue. Mais
depuis que nous allions à Combray je ne connaissais personne mieux que Françoise; nous étions ses préférés,
elle avait pour nous, au moins pendant les premières années, avec autant de considération que pour ma tante,
un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de faire partie de la famille (elle avait pour les liens
invisibles que noue entre les membres d'une famille la circulation d'un même sang, autant de respect qu'un
tragique grec), le charme de n'être pas ses maîtres habituels. Aussi, avec quelle joie elle nous recevait, nous
plaignant de n'avoir pas encore plus beau temps, le jour de notre arrivée, la veille de Pâques, où souvent il
faisait un vent glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et de ses neveux, si son petit−fils
était gentil, ce qu'on comptait faire de lui, s'il ressemblerait à sa grand'mère.
Du Côté de Chez Swann
II.
24
Et quand il n'y avait plus de monde là, maman qui savait que Françoise pleurait encore ses parents morts
depuis des années, lui parlait d'eux avec douceur, lui demandait mille détails sur ce qu'avait été leur vie.
Elle avait deviné que Françoise n'aimait pas son gendre et qu'il lui gâtait le plaisir qu'elle avait à être avec sa
fille, avec qui elle ne causait pas aussi librement quand il était là. Aussi, quand Françoise allait les voir, à
quelques lieues de Combray, maman lui disait en souriant: "N'est−ce pas Françoise, si Julien a été obligé de
s'absenter et si vous avez Margeurite à vous toute seule pour toute la journée, vous serez désolée, mais vous
vous ferez une raison?" Et Françoise disait en riant: "Madame sait tout; madame est pire que les rayons X
(elle disait x avec une difficulté affectée et un sourire pour se railler elle−même, ignorante, d'employer ce
terme savant), qu'on a fait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le cœur", et
disparaissait, confuse qu'on s'occupât d'elle, peut−être pour qu'on ne la vît pas pleurer; maman était la
première personne qui lui donnât cette douce émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de
paysanne pouvaient présenter de l'intérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour une autre qu'elle−même.
Ma tante se résignait à se priver un peu d'elle pendant notre séjour, sachant combien ma mère appréciait le
service de cette bonne si intelligente et active, qui était aussi belle dès cinq heures du matin dans sa cuisine,
sous son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait l'air d'être en biscuit, que pour aller à la grand'messe;
qui faisait tout bien, travaillant comme un cheval, qu'elle fût bien portante ou non, mais sans bruit, sans avoir
l'air de rien faire, la seule des bonnes de ma tante qui, quand maman demandait de l'eau chaude ou du café
noir, les apportait vraiment bouillants; elle était un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à la fois ceux
qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger, peut−être parce qu'ils ne prennent pas la peine de faire
sa conquête et n'ont pas pour lui de prévenance, sachant très bien qu'ils n'ont aucun besoin de lui, qu'on
cesserait de le recevoir plutôt que de les renvoyer; et qui sont en revanche ceux à qui tiennent le plus les
maîtres qui ont éprouvé leur capacités réelles, et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de ce
bavardage servile qui fait favorablement impression à un visiteur, mais qui recouvre souvent une inéducable
nullité.
Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents eussent tout ce qu'il leur fallait, remontait une
première fois chez ma tante pour lui donner sa pepsine et lui demander ce qu'elle prendrait pour déjeuner, il
était bien rare qu'il ne fallût pas donner déjà son avis ou fournir des explications sur quelque événement
d'importance:
"Françoise, imaginez−vous que Mme Goupil est passée plus d'un quart d'heure en retard pour aller chercher
sa sœur; pour peu qu'elle s'attarde sur son chemin cela ne me surprendrait point qu'elle arrive après
l'élévation."
"Hé! il n'y aurait rien d'étonnant", répondait Françoise.
"Françoise, vous seriez venue cing minutes plus tôt, vous auriez vu passer Mme Imbert qui tenait des
asperges deux fois grosses comme celles de la mère Callot; tâchez donc de savoir par sa bonne où elle les a
eues. Vous qui, cette année, nous mettez des asperges à toutes les sauces, vous auriez pu en prendre de
pareilles pour nos voyageurs."
"Il n'y aurait rien d'étonnant qu'elles viennent de chez M. le Curé", disait Françoise.
"Ah! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répondait ma tante en haussant les épaules, chez M. le Curé!
Vous savez bien qu'il ne fait pousser que de petites méchantes asperges de rien. Je vous dis que celles−là
étaient grosses comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais comme mon pauvre bras qui a encore tant
maigri cette année."
"Françoise, vous n'avez pas entendu ce carillon qui m'a cassé la tête?"
Du Côté de Chez Swann
II.
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"Non, madame Octave."
"Ah! ma pauvre fille, il faut que vous l'ayez solide votre tête, vous pouvez remercier le Bon Dieu. C'était la
Maguelone qui était venue chercher le docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle et ils ont tourné
par la rue de l'Oiseau. Il faut qu'il y ait quelque enfant de malade."
"Eh! là, mon Dieu", soupirait Françoise, qui ne pouvait pas entendre parler d'un malheur arrivé à un inconnu,
même dans une partie du monde éloignée, sans commencer à gémir.
"Françoise, mais pour qui donc a−t−on sonné la cloche des morts? Ah! mon Dieu, ce sera pour Mme
Rousseau. Voilà−t−il pas que j'avais oublié qu'elle a passé l'autre nuit. Ah! il est temps que le Bon Dieu me
rappelle, je ne sais plus ce que j'ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave. Mais je vous fais
perdre votre temps, ma fille."
"Mais non, madame Octave, mon temps n'est pas si cher; celui qui l'a fait ne nous l'a pas vendu. Je vas
seulement voir si mon feu ne s'éteint pas."
Ainsi Françoise et ma tante appréciaient−elles ensemble au cours de cette séance matinale, les premiers
événements du jour. Mais quelquefois ces événements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave que
ma tante sentait qu'elle ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait, et quatre coups de
sonnette formidables retentissaient dans la maison.
"Mais, madame Octave, ce n'est pas encore l'heure de la pepsine, disait Françoise. Est−ce que vous vous êtes
senti une faiblesse?"
"Mais non, Françoise, disait ma tante, c'est−à−dire si, vous savez bien que maintenant les moments où je n'ai
pas de faiblesse sont bien rares; un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de me
reconnaître; mais ce n'est pas pour cela que je sonne. Croyez−vous pas que je viens de voir comme je vous
vois Mme Goupil avec une fillette que je ne connais point. Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus.
C'est bien rare si Théodore ne peut pas vous dire qui c'est."
"Mais ça sera la fille à M. Pupin", disait Françoise qui préférait s'en tenir à une explication immédiate, ayant
été déjà deux fois depuis le matin chez Camus.
"La fille à M. Pupin! Oh! je vous crois bien, ma pauvre Françoise! Avec cela que je ne l'aurais pas reconnue?"
"Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire la gamine, celle qui est en pension à Jouy.
Il me ressemble de l'avoir déjà vue ce matin."
"Ah! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait qu'elle soit venue pour les fêtes. C'est cela! Il n'y a pas besoin
de chercher, elle sera venue pour les fêtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout à l'heure Mme Sazerat
venir sonner chez sa sœur pour le déjeuner. Ce sera ça! J'ai vu le petit de chez Galopin qui passait avec une
tarte! Vous verrez que la tarte allait chez Mme Goupil."
"Dès l'instant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vous n'allez pas tarder à voir tout son monde
rentrer pour le déjeuner, car il commence à ne plus être de bonne heure", disait Françoise qui, pressé de
redescendre s'occuper du déjeuner, n'était pas fâchée de laisser à ma tante cette distraction en perspective.
"Oh! pas avant midi, répondait ma tante d'un ton résigné, tout en jetant sur la pendule un coup d'œil inquiet,
mais furtif pour ne pas laisser voir q'elle, qui avait renoncé à tout, trouvait pourtant, à apprendre que Mme
Goupil avait à déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureusement attendre encore un peu plus
Du Côté de Chez Swann
II.
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d'une heure. Et encore cela tombera pendant mon déjeuner!" ajouta−t−elle à mi−voix pour elle−même. Son
déjeuner lui était une distraction suffisante pour qu'elle n'en souhaitât pas une autre en même temps. "Vous
n'oublierez pas au moins de me donner mes œufs à la crème dans une assiette plate?" C'étaient les seules qui
fussent ornées de sujets, et ma tante s'amusait à chaque repas à lire la légende de celle qu'on lui servait ce
jour−là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait: Alibaba et quarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse,
et disait en souriant: Très bien, très bien.
"Je serais bien allée chez Camus..." disait Françoise en voyant que ma tante ne l'y enverrait plus.
"Mais non, ce n'est plus la peine, c'est sûrement Mlle Pupin. Ma pauvre Françoise, je regrette de vous avoir
fait monter pour rien."
Mais ma tante savait bien que ce n'était pas pour rien qu'elle avait sonné Françoise, car, à Combray, une
personne "qu'on ne connaissait point" était un être aussi peu croyable qu'un dieu de la mythologie, et de fait
on ne se souvenait pas que, chaque fois que s'était produite, dans la rue de Saint−Esprit ou sur la place, une de
ces apparitions stupéfiantes, des recherches bien conduites n'eussent pas fini par réduire le personnage
fabuleux aux proportions d'une "personne qu'on connaissait", soit personnellement, soit abstraitement, dans
son état civil, en tant qu'ayant tel degré de parenté avec des gens de Combray. C'était le fils de Mme Sauton
qui rentrait du service, la nièce de l'abbé Perdreau qui sortait de couvent, le frère du curé, percepteur à
Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ou qui était venu passer les fêtes. On avait eu en les apercevant
l'émotion de croire qu'il y avait à Combray des gens qu'on ne connaissait point simplement parce qu'on ne les
avait pas reconnus ou identifiés tout de suite. Et pourtant, longtemps à l'avance, Mme Sauton et le curé
avaient prévenu qu'ils attendaient leurs "voyageurs". Quand le soir, je montais, en rentrant, raconter notre
promenade à ma tante, si j'avais l'imprudence de lui dire que nous avions rencontré près du Pont−Vieux, un
homme que mon grand−père ne connaissait pas: "Un homme que grand−père ne connaissait point, s'écriait
elle. Ah! je te crois bien!" Néanmoins un peu émue de cette nouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon
grand−père était mandé. "Qui donc est−ce que vous avez rencontré près du Pont−Vieux, mon oncle? un
homme que vous ne connaissiez point?" "Mais si, répondait mon grand−père, c'était Prosper le frère du
jardinier de Mme Bouillebœuf." "Ah! bien", disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge; haussant les
épaules avec un sourire ironique, elle ajoutait: "Aussi il me disait que vous aviez rencontré un homme que
vous ne connaissiez point!" Et on me recommandait d'être plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter
ainsi ma tante par des paroles irréfléchies. On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et
gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien "qu'elle ne connaissait point", elle ne cessait d'y
penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d'induction et ses heures de liberté.
"Ce sera le chien de Mme Sazerat", disait Françoise, sans grande conviction, mais dans un but d'apaisement
et pour que ma tante ne se "fende pas la tête."
"Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat!" répondait ma tante donc l'esprit critique
n'admettait pas se facilement un fait.
"Ah! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux."
"Ah! à moins de ça."
"Il paraît que c'est une bête bien affable", ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore,
"spirituelle comme une personne, toujours de bonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de
gracieux. C'est rare qu'une bête qui n'a que cet âge−là soit déjà si galante. Madame Octave, il va falloir que je
vous quitte, je n'ai pas le temps de m'amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n'est seulement pas
éclairé, et j'ai encore à plumer mes asperges."
Du Côté de Chez Swann
II.
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"Comment, Françoise, encore des asperges! mais c'est une vraie maladie d'asperges que vous avez cette
année, vous allez en fatiguer nos Parisiens!"
"Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront de l'église avec de l'appétit et vous verrez qu'ils
ne les mangeront pas avec le dos de la cuiller."
"Mais à l'église, ils doivent y être déjà; vous ferez bien de ne pas perdre de temps. Allez surveiller votre
déjeuner."
Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, j'accompagnais mes parents à la messe. Que je l'aimais,
que je la revois bien, notre Église! Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une
écumoire, était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où il nous conduisait)
comme si le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l'église et de leurs doigts timides prenant
de l'eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et
l'entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours.
Ses pierres tombales, sous lesquelles la noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au chœur
comme un pavage spirituel, n'étaient plus elles−mêmes de la matière inerte et dure, car le temps les avait
rendues douces et fait couler comme du miel hors des limites de leur propre équarrissure qu'ici elles avaient
dépassées d'un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs, noyant les violettes
blanches du marbre; et en deçà desquelles, ailleurs, elles s'étaient résorbées, contractant encore l'elliptique
inscription latine, introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces caractères abrégés, rapprochant
deux lettres d'un mot dont les autres avaient été démesurément distendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais
tant que les jours où le soleil se montrait peu, de sorte que fît−il gris dehors, on était sûr qu'il ferait beau dans
l'église; l'un était rempli dans toute sa grandeur par un seul personnage pareil à un Roi de jeu de cartes, qui
vivait là−haut, sous un dais architectural, entre ciel et terre; (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois
les jours de semaine, à midi, quand il n'y a pas d'office, à l'un de ces rares moments où l'église aérée,
vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son riche mobilier, avait l'air presque habitable comme le
hall de pierre sculptée et de verre peint, d'un hôtel de style moyen âge, on voyait s'agenouiller un instant
Mme Sazerat, posant sur le prie−Dieu voisin un paquet tout ficelé de petits fours qu'elle venait de prendre
chez le pâtissier d'en face et qu'elle allait rapporter pour le déjeuner); dans un autre une montagne de neige
rose, au pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même la verrière qu'elle boursouflait de
son trouble grésil comme une vitre à laquelle il serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par quelque
aurore (par la même sans doute qui empourprait le rétable de l'autel de tons si frais qu'ils semblaient plutôt
posés là momentanément par une lueur du dehors prête à s'évanouir que par des couleurs attachées à jamais à
la pierre); et tous étaient si anciens qu'on voyait çà et là leur vieillesse argentée étinceler de la poussière des
siècles et monter brillante et usée jusqu'à la corde la trame de leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un
qui était un haut compartiment divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu,
comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaient distraire le roi Charles VI; mais soit qu'un rayon eût
brillé, soit que mon regard en bougeant eût promené à travers la verrière tour à tour éteinte et rallumée, un
mouvant et précieux incendie, l'instant d'après elle avait pris l'éclat changeant d'une traîne de paon, puis elle
tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre et
rocheuse, le long des parois humides, comme si c'était dans la nef de quelque grotte irisée de sinueux
stalactites que je suivais mes parents, qui portaient leur paroissien; un instant après les petits vitraux en
losange avaient pris la transparence profonde, l'infrangible dureté de saphirs qui eussent été juxtaposés sur
quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait, plus aimé que toutes ces richesses, un sourire
momentané de soleil; il était aussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreries que
sur le pavé de la place ou la paille du marché; et, même à nos premiers dimanches quand nous étions arrivés
avant Pâques, il me consolait que la terre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printemps
historique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissant et doré de myosotis en verre.
Du Côté de Chez Swann
II.
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Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d'Esther (le tradition voulait qu'on eût donné à
Assuérus les traits d'un roi de France et à Esther ceux d'une dame de Guermantes dont il était amoureux)
auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, un relief, un éclairage: un peu de rose
flottait aux lèvres d'Esther au delà du dessin de leur contour, le jaune de sa robe s'étalait si onctueusement, si
grassement, qu'elle en prenait une sorte de consistance et s'enlevait vivement sur l'atmosphère refoulée; et la
verdure des arbres restée vive dans les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant "passé" dans
le haut, faisait se détacher en plus pâle, au−dessus des troncs foncés, les hautes branches jaunissantes, dorées
et comme à demi effacées par la brusque et oblique illumination d'un soleil invisible. Tout cela et plus encore
les objets précieux venus à l'église de personnages qui étaient pour moi presque des personnages de légende
(la croix d'or travaillée disait−on par saint Éloi et donnée par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le
Germanique, en porphyre et en cuivre émaillé) à cause de quoi je m'avançais dans l'église, quand nous
gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des fées, où le paysan s'émerveille de voir dans un
rocher, dans un arbre, dans une mare, la trace palpable de leur passage surnaturel, tout cela faisait d'elle pour
moi quelque chose d'entièrement différent du reste de la ville: un édifice occupant, si l'on peut dire, un espace
à quatre dimensions la quatrième étant celle du Temps, déployant à travers les siècles son vaisseau qui,
de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir non pas seulement quelques mètres,
mais des époques successives d'où il sortait victorieux; dérobant le rude et farouche XIe siècle dans
l'épaisseur de ses murs, d'où il n'apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglés de grossiers
moellons que par la profonde entaille que creusait près du porche l'escalier du clocher, et, même là, dissimulé
par les gracieuses arcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui comme de plus grandes sœurs,
pour le cacher aux étrangers, se placent en souriant devant un jeune frère rustre, grognon et mal vêtu; élevant
dans le ciel au−dessus de la Place, sa tour qui avait contemplé saint Louis et semblait le voir encore; et
s'enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienne où, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et
puissamment nervurée comme la membrane d'une immense chauve−souris de pierre, Théodore et sa sœur
nous éclairaient d'une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert, sur lequel une profonde valve,
comme la trace d'un fossile, avait été creusée, disait−on, "par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de
la princesse franque, s'était détachée d'elle−même des chaînes d'or où elle était suspendue à la place de
l'actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât, sans que la flamme s'éteignît, s'était enfoncée dans la pierre et
l'avait fait mollement céder sous elle."
L'abside de l'église de Combray, pwut−on vraiment en parler? Elle était si grossière, si dénuée de beauté
artistique et même d'élan religieux. Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait était en
contre−bas, sa grossière muraille s'exhaussait d'un soubassement en moellons nullement polis, hérissés de
cailloux, et qui n'avait rien de particulièrement ecclésiastique, les verrières semblaient percées à une hauteur
excessive, et le tout avait plus l'air d'un mur de prison que d'église. Et certes, plus tard, quand je me rappelais
toutes les glorieuses absides que j'ai vues, il ne me serait jamais venu à la pensée de rapprocher d'elles
l'abside de Combray. Seulement, un jour, au détour d'une petite rue provinciale, j'aperçus, en face du
croisement de trois ruelles, une muraille fruste et surélevée, avec des verrières percées en haut et offrant le
même aspect asymétrique que l'abside de Combray. Alors je ne me suis pas demandé comme à Chartres ou à
Reims avec quelle puissance y était exprimé le sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié:
"L'Église!"
L'église! Familière; mitoyenne, rue Saint−Hilaire, où était sa porte nord, de ses deux voisines, la pharmacie
de M. Rapin et la maison de Mme Loiseau, qu'elle touchait sans aucune séparation; simple citoyenne de
Combray qui aurait pu avoir son numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eu des numéros, et où il
semble que le facteur aurait dû s'arrêter le matin quand il faisait sa distribution, avant d'entrer chez Mme
Loiseau et en sortant de chez M. Rapin, il y avait pourtant entre elle et tout ce qui n'était pas elle une
démarcation que mon esprit n'a jamais pu arriver à franchir. Mme Loiseau avait beau avoir à sa fenêtre des
fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitude de laisser leurs branches courir toujours partout tête baissée, et
dont les fleurs n'avaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez grandes, que d'aller rafraîchir leurs joues
violettes et congestionnées contre la sombre façade de l'église, les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela
Du Côté de Chez Swann
II.
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pour moi; entre les fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles s'appuyaient, si mes yeux ne percevaient pas
d'intervalle, mon esprit réservait un abîme.
On reconnaissait le clocher de Saint−Hilaire de bien loin, inscrivant sa figure inoubliable à l'horizon où
Combray n'apparaissait pas encore; quand du train qui, la semaine de Pâques, nous amenait de Paris, mon
père l'apercevait qui filait tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir en tous sens son petit coq de
fer, il nous disait: "Allons, prenez les couvertures, on est arrivé." Et dans une des plus grandes promenades
que nous faisions de Combray, il y avait un endroit où la route resserrée débouchait tout à coup sur un
immense plateau fermé à l'horizon par des forêts déchiquetées que dépassait seul la fine pointe du clocher de
Saint−Hilaire, mais si mince, si rose, qu'elle semblait seulement rayée sur le ciel par un ongle qui aurait voulu
donner à se paysage, à ce tableau rien que de nature, cette petite marque d'art, cette unique indication
humaine. Quand on se rapprochait et qu'on pouvait apercevoir le reste de la tour carrée et à demi détruite qui,
moins haute, subsistait à côté de lui, on était frappé surtout de ton rougeâtre et sombre des pierres; et, par un
matin brumeux d'automne, on aurait dit, s'élevant au−dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de
pourpre presque de la couleur de la vigne vierge.
Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand'mère me faisait arrêter pour le regarder. Des fenêtres de
sa tour, placées deux par deux les unes au−dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans les
distances qui ne donne pas de la beauté et de la dignité qu'aux visages humains, il lâchait, laissait tomber à
intervalles réguliers des volées de corbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si les
vieilles pierres qui les laissaient s'ébattre sans paraître les voir, devenues tout d'un coup inhabitables et
dégageant un principe d'agitation infinie, les avait frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens le
velours violet de l'air du soir, brusquement calmés ils revenaient s'absorber dans la tour, de néfaste redevenue
propice, quelques−uns posés çà et là, ne semblant pas bouger, mais happant peut−être quelque insecte, sur la
pointe d'un clocheton, comme une mouette arrêtée avec l'immobilité d'un pêcheur à la crête d'une vague. Sans
trop savoir pourquoi, ma grand'mère trouvait au clocher de Saint−Hilaire cette absence de vulgarité, de
prétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches d'une influence bienfaisante, la nature, quand
la main de l'homme ne l'avait ps, comme faisait le jardinier de ma grand'tante, rapetissée, et les œuvres de
génie. Et sans doute, toute partie de l'église qu'on apercevait la distinguait de tout autre édifice par une sorte
de pensée qui lui était infuse, mais c'était dans son clocher qu'elle semblait prendre conscience d'elle−même,
affirmer une existence individuelle et responsable. C'était lui qui parlait pour elle. Je crois surtout que,
confusément, ma grand'mère trouvait au clocher de Combray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde,
l'air naturel et l'air distingué. Ignorante en architecture, elle disait: "Mes enfants, moquez−vous de moi si vous
voulez, il n'est peut−être pas beau dans les règles, mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s'il
jouait du piano, il ne jouerait pas sec." Et en le regardant, en suivant des yeux la douce tension, l'inclinaison
fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaient en s'élevant comme des mains jointes qui prient, elle
s'unissait si bien à l'effusion de la flèche, que son regard semblait s'élancer avec elle; et en même temps elle
souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont le couchant n'éclairait plus que le faîte et qui, à partir du
moment où elles entraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaient tout d'un coup
montées bien plus haut, lointaines, comme un chant repris "en voix de tête" une octave au−dessus.
C'était le clocher de Saint−Hilaire qui donnait à toutes les occupations, à toutes les heures, à tous les points de
vue de la ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. De ma chambre, je ne pouvais apercevoir
que sa base qui avait été recouverte d'ardoises; mais quand, le dimanche, je les voyais, par une chaude
matinée d'été, flamboyer comme un soleil noir, je me disais: "Mon−Dieu! neuf heures! il faut se préparer
pour aller à la grand'messe si je veux avoir le temps d'aller embrasser tante Léonie avant", et je savais
exactement la couleur qu'avait le soleil sur la place, la chaleur et la poussière du marché, l'ombre que faisait
le store du magasin où maman entrerait peut−être avant la messe dans une odeur de toile écrue, faire emplette
de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille, le patron qui, tout en se préparant à fermer,
venait d'aller dans l'arrière−boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les mains qu'il avait
l'habitude, toutes les cinq minutes, même dans les circonstances les plus mélancoliques, de frotter l'une contre
Du Côté de Chez Swann
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l'autre d'un air d'entreprise, de partie fine et de réussite.
Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d'apporter une brioche plus grosse que d'habitude parce que
nos cousins avaient profité du beau temps pour venir de Thiberzy déjeuner avec nous, on avait devant soi le
clocher qui, doré et cuit lui−même comme une plus grande brioche bénie, avec des écailles et des
égouttements gommeux de soleil, piquait sa pointe aiguë dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de
promenade et pensais au moment où il faudrait tout à l'heure dire bonsoir à ma mère et ne plus la voir, il était
au contraire si doux, dans la journée finissante, qu'il avait l'air d'être posé et enfoncé comme un coussin de
velours brun sur le ciel pâli qui avait cédé sous sa pression, s'était creusé légèrement pour lui faire sa place et
refluait sur ses bords; et les cris des oiseaux qui tournaient autour de lui semblaient accroître son silence,
élancer encore sa flèche et lui donner quelque chose d'ineffable.
Même dans les courses qu'on avait à faire derrière l'église, là où on ne la voyait pas, tout semblait ordonné par
rapport au clocher surgi ici ou là entre les maisons, peut−être plus émouvant encore quand il apparaissait
ainsi sans l'église. Et certes, il y en a bien d'autres qui sont plus beaux vus de cette façon, et j'ai dans mon
souvenir des vignettes de clochers dépassant les toits, qui ont un autre caractère d'art que celles que
composaient les tristes rues de Combray. Je n'oublierai jamais, dans une curieuse ville de Normandie voisine
de Balbec, deux charmants hôtels du XVIIIe siècle, qui me sont à beaucoup d'égards chers et vénérables et
entre lesquels, quand on la regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche gothique
d'une église qu'ils cachent s'élance, ayant l'air de terminer, de surmonter leurs façades, mais d'une matière si
différente, si précieuse, si annelée, si rose, si vernie, qu'on voit bien qu'elle n'en fait pas plus partie que de
deux beaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurine et crénelée de quelque
coquillage fuselé en tourelle et glacé d'émail. Même à Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je
sais un fenêtre où on voit après un premier, un second et même un troisième plan fait des toits amoncelés de
plusieurs rues, une cloche violette, parfois rougeâtre, parfois aussi, dans les plus nobles "épreuves" qu'en tire
l'atmosphère, d'un noir décanté de cendres, laquelle n'est autre que le dôme Saint−Augustin et qui donne à
cette vue de Paris le caractère de certaines vues de Rome par Piranesi. Mais comme dans aucune de ces
petites gravures, avec quelque goût que ma mémoire ait pu les exécuter elle ne put mettre ce que j'avais perdu
depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pas considérer une chose comme un spectacle, mais y croire
comme en un être sans équivalent, aucune d'elles ne tient sous sa dépendance toute une partie profonde de ma
vie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Combray dans les rues qui sont derrière l'église.
Qu'on le vît à cinq heures, quand on allait chercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche,
surélevant brusquement d'une cime isolée la ligne de faîte des toits; que si, au contraire, on voulait entrer
demander des nouvelles de Mme Sazerat, on suivît des yeux cette ligne redevenue basse après la descente de
son autre versant en sachant qu'il faudrait tourner à la deuxième rue après le clocher; soit qu'encore, poussant
plus loin, si on allait à la gare, on le vît obliquement, montrant de profil des arêtes et des surfaces nouvelles
comme un solide surpris à un moment inconnu de sa révolution; ou que, des bords de la Vivonne, l'abside
musculeusement ramassée et remontée par la perspective semblât jaillir de l'effort que le clocher faisait pour
lancer sa flèche au cœur du ciel: c'était toujours à lui qu'il fallait revenir, toujours lui qui dominait tout,
sommant les maisons d'un pinacle inattendu, levé avant moi comme le doigt de Dieu dont le corps eût été
caché dans la foule des humains sans que je le confondisse pour cela avec elle. Et aujourd'hui encore si, dans
une grande ville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passant qui m'a "mis dans
mon chemin" me montre au loin, comme un point de repère, tel beffroi d'hôpital, tel clocher de couvent
levant la pointe de son bonnet ecclésiastique au coin d'une rue que je dois prendre, pour peu que ma mémoire
puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avec la figure chère et disparue, le passant, s'il
se retourne pour s'assurer que je ne m'égare pas, peut, à son étonnement, m'apercevoir qui, oublieux de la
promenade entreprise ou de la course obligée, reste là, devant le clocher, pendant des heures, immobile,
essayant de me souvenir, sentant au fond de moi des terres reconquises sur l'oubli qui s'assèchent et se
rebâtissent; et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l'heure quand je lui demandais de me
renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne une rue...mais...c'est dans mon cœur...
Du Côté de Chez Swann
II.
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En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin qui, retenu à Paris par sa profession
d'ingénieur, ne pouvait, en dehors des grandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi soir
au lundi matin. C'était un de ces hommes qui, en dehors d'une carrière scientifique où ils ont d'ailleurs
brillamment réussi, possèdent une culture toute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation
professionelle n'utilise pas et dont profite leur conversation. Plus lettrés que bien des littérateurs (nous ne
savions pas à cette époque que M. Legrandin eût une certaine réputation comme écrivain et nous fûmes très
étonnés de voir qu'un musicien célèbre avait composé une mélodie sur des vers de lui), doués de plus de
"facilité" que bien des peintres, ils s'imaginent que la vie qu'ils mènent n'est pas celle qui leur aurait convenu
et apportent à leurs occupations positives soit une insouciance mêlée de fantaisie, soit une application
soutenue et hautaine, méprisante, amère et consciencieuse. Grand, avec une belle tournure, un visage pensif
et fin aux longues moustaches blondes, au regard bleu et désenchanté, d'une politesse raffinée, causeur
comme nous n'en avions jamais entendu, il était aux yeux de ma famille qui le citait toujours en exemple, le
type de l'homme d'élite, prenant la vie de la façon la plus noble et la plus délicate. Ma grand'mère lui
reprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre, de ne pas avoir dans son
langage le naturel qu'il y avait dans ses cravates lavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque
d'écolier. Elle s'étonnait aussi des tirades enflammées qu'il entamait souvent contre l'aristocratie, la vie
mondaine, le snobisme, "certainement le péché auquel pense saint Paul quand il parle du péché pour lequel il
n'y a pas de rémission."
L'ambition mondaine était un sentiment que ma grand'mère était si incapable de ressentir et presque de
comprendre qu'il lui paraissait bien inutile de mettre tant d'ardeur à la flétrir. De plus elle ne trouvait pas de
très bon goût que M. Legrandin dont la sœur était mariée près de Balbec avec un gentilhomme bas−normand
se livrât à des attaques aussi violentes encore les nobles, allant jusqu'à reprocher à la Révolution de ne les
avoir pas tous guillotinés.
Salut, amis! nous disait−il en venant à notre rencontre. Vous êtes heureux d'habiter beaucoup ici; demain il
faudra que je rentre à Paris, dans ma niche.
"Oh! ajoutait−il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un peu distrait, qui lui était particulier, certes il
y a dans ma maison toutes les choses inutiles. Il n'y manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel
comme ici. Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au−dessus de votre vie, petit garçon, ajoutait−il en
se tournant vers moi. Vous avez une jolie âme, d'une qualité rare, une nature d'artiste, ne la laissez pas
manquer de ce qu'il lui faut."
Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupil était arrivée en retard à la messe, nous
étions incapables de la renseigner. En revanche nous ajoutions à son trouble en lui disant qu'un peintre
travaillait dans l'église à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyée aussitôt chez l'épicier,
était revenue bredouille par la faute de l'absence de Théodore à qui sa double profession de chantre ayant une
part de l'entretien de l'église, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous les mondes, un savoir
universel.
"Ah! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l'heure d'Eulalie. Il n'y a vraiment qu'elle qui pourra me
dire cela."
Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s'était "retirée" après la mort de Mme de la Bretonnerie où
elle avait été en place depuis son enfance et qui avait pris à côté de l'église une chambre, d'où elle descendait
tout le temps soit aux offices, soit, en dehors des offices, dire une petite prière ou donner un coup de main à
Théodore; le reste du temps elle allait voir des personnes malades comme ma tante Léonie à qui elle racontait
ce qui s'était passé à la messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignait pas d'ajouter quelque casuel à la petite rente
que lui servait la famille de ses anciens maîtres en allant de temps en temps visiter le linge du curé ou de
quelque autre personnalité marquante du monde clérical de Combray. Elle portait au−dessus d'une mante de
Du Côté de Chez Swann
II.
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drap noir un petit béguin blanc, presque de religieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses
joues et à son nez recourbé, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites étaient la grande distraction de ma
tante Léonie qui ne recevait plus guère personne d'autre, en dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à peu
évincé tous les autres visiteurs parce qu'ils avaient le tort à ses yeux de rentrer tous dans l'une ou l'autre des
deux catégories de gens qu'elle détestait. Les uns, les pires et dont elle s'était débarrassée les premiers, étaient
ceux qui lui conseillaient de ne pas "s'écouter" et professaient, fût−ce négativement et en ne la manifestant
que par certains silences de désapprobation ou par certains sourires de doute, la doctrine subversive qu'une
petite promenade au soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures sur l'estomac deux
méchantes gorgées d'eau de Vichy!) lui feraient plus de bien que son lit et ses médecines. L'autre catégorie se
composait des personnes qui avaient l'air de croire qu'elle était plus gravement malade qu'elle ne pensait, était
aussi gravement malade qu'elle le disait. Aussi, ceux qu'elle avait laissé monter après quelques hésitations et
sur les officieuses instances de Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient montré combien ils étaient
indignes de la faveur qu'on leur faisait en risquant timidement un: "Ne croyez−vous pas que si vous vous
secouiez un peu par un beau temps", ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit: "Je suis bien bas, bien bas,
c'est la fin, mes pauvres amis", lui avaient répondu: "Ah! quand on n'a pas la santé! Mais vous pouvez durer
encore comme ça", ceux−là, les uns comme les autres, étaient sûrs de ne plus jamais être reçus. Et si
Françoise s'amusait de l'air épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçu dans la rue du
Saint−Esprit une de ces personnes qui avait l'air de venir chez elle ou quand elle avait entendu un coup de
sonnette, elle riait encore bien plus, et comme d'un bon tour, des ruses toujours victorieuses de ma tante pour
arriver à les faire congédier et de leur mine déconfite en s'en retournant sans l'avoir vue, et, au fond admirait
sa maîtresse qu'elle jugeait supérieure à tous ces gens puisque'elle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma
tante exigeait à la fois qu'on l'approuvât dans son régime, qu'on la plaignît pour ses souffrances et qu'on la
rassurât sur son avenir.
C'est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois en une minute: "C'est la fin, ma pauvre
Eulalie", vingt fois Eulalie répondait: "Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame
Octave, vous irez à cent ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin." (Une des plus fermes croyances
d'Eulalie et que le nombre imposant des démentis apportés par l'expérience n'avait pas suffi à entamer, était
que Mme Sazerat s'appelait Mme Sazerin.)
Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante qui préférait ne pas voir assigner à ses jours un
terme précis.
Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tante sans la fatiguer, ses visites qui avaient
lieu régulièrement tous les dimanches sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir dont la
perspective l'entretenait ces jours−là dans un état agréable d'abord, mais bien vite douloureux comme une
faim excessive, pour peu qu'Eulalie fût en retard. Trop prolongée, cette volupté d'attendre Eulalie tournait en
supplice, ma tante ne cessait de regarder l'heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Le coup de sonnette
d'Eulalie, s'il arrivait tout à la fin de la journée, quand elle ne l'espérait plus, la faisait presque se trouver mal.
En réalité, le dimanche, elle ne pensait qu'à cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise avait hâte que nous
quittions la salle à manger pour qu'elle pût monter "occuper" ma tante. Mais (surtout à partir du moment où
les beaux jours s'installaient à Combray) il y avait bien longtemps que l'heure altière de midi, descendue de la
tour de Saint−Hilaire qu'elle armoriait des douze fleurons momentanés de sa couronne sonore avait retenti
autour de notre table, auprès du pain bénit venu lui aussi familièrement en sortant de l'église, quand nous
étions encore assis devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par la chaleur et surtout par le repas.
Car, au fond permanent d'œufs, de côtelettes, de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu'elle ne nous
annonçait même plus, Françoise ajoutait selon les travaux des champs et des vergers, le fruit de la marée,
les hasards du commerce, les politesses des voisins et son propre génie, et si bien que notre menu, comme ces
quatre−feuilles qu'on sculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythme des saisons
et les épisodes de la vie : une barbue parce que la marchande lui en avait garanti la fraîcheur, une dinde
parce qu'elle en avait vu une belle au marché de Roussainville−le−Pin, des cardons à la moelle parce qu'elle
Du Côté de Chez Swann
II.
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ne nous en avait pas encore fait de cette manière−là, un gigot rôti parce que le grand air creuse et qu'il avait
bien le temps de descendre d'ici sept heures, des épinards pour changer, des abricots parce que c'était encore
une rareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n'y en aurait plus, des framboises que M. Swann avait
apportées exprès, des cerises, les premières qui vinssent du cerisier du jardin après deux ans qu'il n'en donnait
plus, du fromage à la crème que j'aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parce que'elle l'avait
commandé la veille, une brioche parce que c'était notre tour de l'offrir. Quand tout cela était fini, composée
expressément pour nous, mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème au chocolat,
inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte, fugitive et légère comme une œuvre de
circonstance où elle avait mis tout son talent. Celui qui eût refusé d'en goûter en disant: "J'ai fini, je n'ai plus
faim", se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu'un artiste leur fait
d'une de ses œuvres, regardent au poids et à la matière alors que n'y valent que l'intention et la signature.
Même en laisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesse que se lever avant la fin
du morceau au nez du compositeur.
Enfin ma mère me disait: "Voyons, ne reste pas ici indéfiniment, monte dans ta chambre si tu as trop chaud
dehors, mais va d'abord prendre l'air un instant pour ne pas lier en sortant de table." J'allais m'asseoir près de
la pompe et de son auge, souvent ornée, comme un fond gothique, d'une salamandre, qui sculptait sur la
pierre fruste le relief mobile de son corps allégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé d'un lilas,
dans ce petit coin du jardin qui s'ouvrait par une porte de service sur la rue du Saint−Esprit et de la terre peu
soignée duquel s'élevait par deux degrés, en saillie de la maison, et comme une construction indépendante,
l'arrière−cuisine. On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avait moins l'air de
l'antre de Françoise que d'un petit temple à Vénus. Elle regorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la
marchande de légumes, venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices de leurs
champs. Et son faîte était toujours couronné du rcououlement d'une colombe.
Autrefois, je ne m'attardais pas dans le bois consacré qui l'entourait, car, avant de monter lire, j'entrais dans le
petit cabinet de repos que mon oncle Adolphe, un frère de mon grand−père, ancien militaire qui avait pris sa
retraite comme commandant, occupait au rez−de−chaussée, et qui, même quand les fenêtres ouvertes
laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons du soleil qui atteignaient rarement jusque−là, dégageait
inépuisablement cette odeur obscure et fraîche, à la fois forestière et ancien régime, qui fait rêver longuement
les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasse abandonnés. Mais depuis nombre d'années je
n'entrais plus dans le cabinet de mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à Combray à cause d'une
brouille qui était survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans les circonstances suivantes:
Une ou deux fois par mois, à Paris, on m'envoyait lui faire une visite, comme il finissait de déjeuner, en
simple vareuse, servi par son domestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il se plaignait en
ronchonnant que je n'étais pas venu depuis longtemps, qu'on l'abandonnait; il m'offrait un massepain ou une
mandarine, nous traversions un salon dans lequel on ne s'arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont
les murs étaient ornés de moulures doreés, les plafonds peints d'un bleu qui prétendait imiter le ciel et les
meubles capitonnés en satin comme chez mes grands−parents, mais jaune; puis nous passions dans ce qu'il
appelait son cabinet de "travail" aux murs duquel étaient accrochées de ces gravures représentant sur fond
noir une déesse charnue et rose conduisant un char, montée sur un globe, ou une étoile au front, qu'on aimait
sous le second Empire parce qu'on leur trouvait un air pompéien, puis qu'on détesta, et qu'on recommence à
aimer pour une seul et même raison, malgré les autres qu'on donne et qui est qu'elles ont l'air second Empire.
Et je restais avec mon oncle jusqu'à ce que son valet de chambre vînt lui demander, de la part du cocher, pour
quelle heure celui−ci devait atteler. Mon oncle se plongeait alors dans une méditation qu'aurait craint de
troubler d'un seul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il attendait avec curiosité le résultat,
toujours identique. Enfin, après une hésitation suprême, mon oncle prononçait infailliblement ces mots:
"Deux heures et quart", que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter: "Deux heures
et quart? bien...je vais le dire..."
Du Côté de Chez Swann
II.
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A cette époque j'avais l'amour du théâtre, amour platonique, car mes parents ne m'avaient encore jamais
permis d'y aller, et je me représentais d'une façon si peu exacte les plaisirs qu'on y goûtait que je n'étais pas
éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans un stéréoscope un décor qui n'était que pour
lui, quoique semblable au millier d'autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.
Tous les matins je courais jusqu'à la colonne Moriss pour voir les spectacles qu'elle annonçait. Rien n'était
plus désintéressé et plus heureux que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée et qui
étaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui en composaient le titre et aussi de la
couleur des affiches encore humides et boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n'est une de
ces œuvres étranges comme le Testament de César Girodot et Œdipe−Roi lesquelles s'inscrivaient, non sur
l'affiche verte de l'Opéra−Comique, mais sur l'affiche lie de vin de la Comédie−Française, rien ne me
paraissait plus différent de l'aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronne que le satin lisse et
mystérieux du Domino Noir, et, mes parents m'ayant dit que quand j'irais pour la première fois au théâtre
j'aurais à choisir entre ces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l'une et le titre de
l'autre, puisque c'était tout ce que je connaissais d'elles, pour tâcher de saisir en chacun le plaisir qu'il me
promettait et de le comparer à celui que recélait l'autre, j'arrivais à me représenter avec tant de force, d'une
part une pièce éblouissante et fière, de l'autre une pièce douce et veloutée, que j'étais aussi incapable de
décider laquelle aurait ma préférence, que si, pour le dessert, on m'avait donné à opter encore du riz à
l'Impératrice et de la crème au chocolat.
Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteurs dont l'art, bien qu'il me fût encore
inconnu, était la première forme, entre toutes celles qu'il revêt, sous laquelle se laissait pressentir par moi,
l'Art. Entre la manière que l'un ou l'autre avait de débiter, de nuancer une tirade, les différences les plus
minimes me semblaient avoir une importance incalculable. Et, d'après ce que l'on m'avait dit d'eux, je les
classais par ordre de talent, dans des listes que je me récitais toute la journée: et qui avaient fini par durcir
dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.
Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les classes, je correspondais, aussitôt que le
professeur avait la tête tournée, avec un nouvel ami, ma première question était toujours pour lui demander
s'il était déjà allé au théâtre et s'il trouvait que le plus grand acteur était bien Got, le second Delaunay, etc. Et
si, à son avis, Febvre ne venait qu'après Thiron, ou Delaunay qu'après Coquelin, la soudaine motilité que
Coquelin, perdant la rigidité de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxième rang, et
l'agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait doué Delaunay pour reculer au quatrième, rendait la
sensation du fleurissement et de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.
Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de Maubant sortant un après−midi du Théâtre−Français
m'avait causé le saisissement et les souffrances de l'amour, combien le nom d'une étoile flamboyant à la porte
d'un théâtre, combien, à la glace d'un coupé qui passait dans la rue avec ses chevaux fleuris de roses au
frontail, la vue du visage d'une femme que je pensais être peut−être une actrice, laissait en moi un trouble
plus prolongé, un effort impuissant et douloureux pour me représenter sa vie! Je classais par ordre de talent
les plus illustres: Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes
m'intéressaient. Or mon oncle en connaissait beaucoup, et aussi des cocottes que je ne distinguais pas
nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et si nous n'allions le voir qu'à certains jours c'est que, les
autres jours, venaient des femmes avec lesquelles sa famille n'aurait pas pu se rencontrer, du moins à son avis
à elle, car, pour mon oncle, au contraire, sa trop grande facilité à faire à de jolies veuves qui n'avaient
peut−être jamais été mariées, à des comtesses de nom ronflant, qui n'était sans doute qu'un nom de guerre, la
politesse de les présenter à ma grand'mère ou même à leur donner des bijoux de famille, l'avait déjà brouillé
plus d'une fois avec mon grand−père. Souvent, à un nom d'actrice qui venait dans la conversation, j'entendais
mon père dire à ma mère, en souriant: "Une amie de ton oncle"; et je pensais que le stage que peut−être
pendant des années des hommes importants faisaient inutilement à la porte de telle femme qui ne répondait
pas à leurs lettres et les faisait chasser par le concierge de son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser un
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gamin comme moi en le présentant chez lui à l'actrice, inapprochable à tant d'autres, qui était pour lui une
intime amie.
Aussi, sous le prétexte qu'une leçon qui avait été déplacée tombait maintenant si mal qu'elle m'avait
empêché plusieurs fois et m'empêcherait encore de voir mon oncle un jour, autre que celui qui était réservé
aux visites que nous lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeuné de bonne heure, je sortis et
au lieu d'aller regarder la colonne d'affiches, pour quoi on me laissait aller seul, je courus jusqu'à lui. Je
remarquai devant sa porte une voiture attelée de deux chevaux qui avaient aux œillères un œillet rouge
comme avait le cocher à sa boutonnière. De l'escalier j'entendis un rire et une voix de femme, et dès que j'eus
sonné, un silence, puis le bruit de portes qu'on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parut
embarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doute pas me recevoir et tandis qu'il
allait pourtant le prévenir la même voix que j'avais entendue disait: "Oh, si! laisse−le entrer; rien qu'une
minute, cela m'amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta
nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n'est−ce pas? Je voudrais le voir rien qu'un instant, ce
gosse."
J'entendis mon oncle grommeler, se fâcher; finalement le valet de chambre me fit entrer.
Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que d'habitude; mon oncle avait sa vareuse de tous les
jours, mais en face de lui, en robe de soie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise une jeune
femme qui achevait de manger une mandarine. L'incertitude où j'étais s'il fallait dire madame ou
mademoiselle me fit rougir et n'osant pas trop tourner les yeux de son côté de peur d'avoir à lui parler, j'allai
embrasser mon oncle. Elle me regardait en souriant, mon oncle lui dit: "Mon neveu", sans lui dire mon nom,
ni me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultés qu'il avait eues avec mon grand−père, il tâchait
autant que possible d'éviter tout trait d'union entre sa famille et ce genre de relations.
"Comme il ressemble à sa mère," dit−elle.
"Mais vous n'avez jamais vu ma nièce qu'en photographie, " dit vivement mon oncle d'un ton bourru.
"Je vous demande pardon, mon cher ami, je l'ai croisée dans l'escalier l'année dernière quand vous avez été si
malade. Il est vrai que je ne l'ai vue que le temps d'un éclair et que votre escalier est bien noir, mais cela m'a
suffi pour l'admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi ça, dit−elle, en traçant avec son doigt
une ligne sur le bas de son front. Est−ce que madame votre nièce porte le même nom que vous, ami?
demanda−t−elle à mon oncle."
"Il ressemble surtout à son père, grogna mon oncle qui ne se souciait pas plus de faire des présentations à
distance en disant le nom de maman que d'en faire de près. C'est tout à fait son père et aussi ma pauvre mère."
"Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec une légère inclinaison de la tête, et je n'ai jamais connu
votre pauvre mère, mon ami. Vous vous souvenez, c'est peu après votre grand chagrin que nous nous sommes
connus."
J'éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pas des autres jolies femmes que j'avais
vues quelquefois dans ma famille notamment de la fille d'un de nos cousins chez lequel j'allais tous les ans le
premier janvier. Mieux habillée seulement, l'amie de mon oncle avait le même regard vif et bon, elle avait
l'air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvais rien de l'aspect théâtral que j'admirais dans les photographies
d'actrices, ni de l'expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu'elle devait mener. J'avais peine à
croire que ce fût une cocotte et surtout je n'aurais pas cru que ce fût une cocotte chic si je n'avais pas vu la
voiture à deux chevaux, la robe rose, le collier de perles, si je n'avais pas su que mon oncle n'en connaissait
que de la plus haute volée. Mais je me demandais comment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son
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hôtel et ses bijoux pouvait avoir du plaisir à manger sa fortune pour une personne qui avait l'air si simple et
comme il faut. Et pourtant en pensant à ce que devait être sa vie, l'immoralité m'en troublait peut−être plus
que si elle avait été concrétisée devant moi en une apparence spéciale, d'être ainsi invisible comme le secret
de quelque roman, de quelque scandale qui avait fait sortir de chez ses parents bourgeois et voué à tout le
monde, qui avait fait épanouir en beauté et haussé jusqu'au demi−monde et à la notoriété celle que ses jeux de
physionomie, ses intonations de voix, pareils à tant d'autres que je connaissais déjà, me faisaient malgré moi
considérer comme une jeune fille de bonne famille, qui n'était plus d'aucune famille.
On était passé dans le "cabinet de travail", et mon oncle, d'un air un peu gêné par ma présence, lui offrit des
cigarettes.
"Non, dit−elle, cher, vous savez que je suis habituée à celles que le grand−duc m'envoie. Je lui ai dit que vous
en étiez jaloux." Et elle tira d'un étui des cigarettes couvertes d'inscriptions étrangères et dorées. "Mais si,
reprit−elle tout d'un coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de ce jeune homme. N'est−ce pas votre
neveu? Comment ai−je pu l'oublier? Il a été tellement bon, tellement exquis pour moi, dit−elle d'un air
modeste et sensible." Mais en pensant à ce qu'avait pu être l'accueil rude qu'elle disait avoir trouvé exquis, de
mon père, moi qui connaissais sa réserve et sa froideur, j'étais gêné, comme par une indélicatesse qu'il aurait
commise, de cette inégalité entre la reconnaissance excessive qui lui était accordée et son amabilité
insuffisante. Il m'a semblé plus tard que c'était un des côtés touchants du rôle de ces femmes oisives et
studieuses qu'elles consacrent leur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté sentimentale car,
comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le font pas entrer dans les cadres de l'existence commune, et
un or qui leur coûte peu, à enrichir d'un sertissage précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des hommes.
Comme celle−ci, dans le fumoir où mon oncle était en vareuse pour la recevoir, répandait son corps si doux,
sa robe de soie rose, ses perles, l'élégance qui émane de l'amitié d'un grand−duc, de même elle avait pris
quelque propos insignifiant de mon père, elle l'avait travaillé avec délicatesse, lui avait donné un tour, une
appellation précieuse et y enchâssant un de ses regards d'une si belle eau, nuancé d'humilité et de gratitude,
elle le rendait changé en un bijou artiste, en quelque chose de "tout à fait exquis".
"Allons, voyons, il est l'heure que tu t'en ailles", me dit mon oncle.
Je me levai, j'avais une envie irrésistible de baiser la main de la dame en rose, mais il me semblait que c'eût
été quelque chose d'audacieux comme un enlèvement. Mon cœur battait tandis que je me disais: "Faut−il le
faire, faut−il ne pas le faire", puis je cessai de me demander ce qu'il fallait faire pour pouvoir faire quelque
chose. Et d'un geste aveugle et insensé, dépouillé de toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en
sa faveur, je portai à mes lèvres la main qu'elle me tendait.
"Comme il est gentil! il est déja galant, il a un petit œil pour les femmes: il tient de son oncle. Ce sera un
parfait gentleman", ajouta−t−elle en serrant les dents pour donner à la phrase un accent légèrement
britannique. "Est−ce qu'il ne pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme disent nos voisins les
Anglais; il n'aurait qu'à m'envoyer un "bleu" le matin.
Je ne savais pas ce que c'était qu'un "bleu". Je ne comprenais pas la moitié des mots que disait la dame, mais
la crainte que n'y fut cachée quelque question à laquelle il eût été impoli de ne pas répondre, m'empêchait de
cesser de les écouter avec attention, et j'en éprouvais une grande fatigue.
"Mais non, c'est impossible, dit mon oncle, en haussant les épaules, il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a
tous les prix à son cours, ajouta−t−il, à voix basse pour que je n'entende pas ce mensonge et que je n'y
contredise pas. Qui sait, ce sera peut−être un petit Victor Hugo, une espèce de Vaulabelle, vous savez."
"J'adore les artistes, répondit la dame en rose, il n'y a qu'eux qui comprennent les femmes... Qu'eux et les
êtres d'élite comme vous. Excusez mon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle? Est−ce les volumes dorés qu'il y
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II.
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a dans la petite bibliothèque vitrée de votre boudoir? Vous savez que vous m'avez promis de me les prêter,
j'en aurai grand soin."
Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et me conduisit jusqu'à l'antichambre. Éperdu
d'amour pour la dame en rose, je couvris de baisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et
tandis qu'avec assez d'embarras il me laissait entendre sans oser me le dire ouvertement qu'il aimerait autant
que je ne parlasse pas de cette visite à mes parents, je lui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sa
bonté était en moi si fort que je trouverais bien un jour le moyen de lui témoigner ma reconnaissance. Il était
si fort en effet que deux heures plus tard, après quelques phrases mystérieuses et qui ne me parurent pas
donner à mes parents une idée assez nette de la nouvelle importance dont j'étais doué, je trouvai plus explicite
de leur raconter dans les moindres détails la visite que je venais de faire. Je ne croyais pas ainsi causer
d'ennuis à mon oncle. Comment l'aurais−je cru, puisque je ne le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que
mes parents trouveraient du mal dans une visite où je n'en trouvais pas. N'arrive−t−il pas tous les jours qu'un
ami nous demande de ne pas manquer de l'excuser auprès d'une femme à qui il a été empêché d'écrire, et que
nous négligions de le faire jugeant que cette personne ne peut pas attacher d'importance à un silence qui n'en
a pas pour nous? Je m'imaginais, comme tout le monde, que le cerveau des autres était un réceptacle inerte et
docile, sans pouvoir de réaction spécifique sur ce qu'on y introduisait; et je ne doutais pas qu'en déposant
dans celui de mes parents la nouvelle de la connaissance que mon oncle m'avait fait faire, je ne leur
transmisse en même temps comme je le souhaitais, le jugement bienveillant que je portais sur cette
présentation. Mes parents malheureusement s'en remirent à des principes entièrement différents de ceux que
je leur suggérais d'adopter, quand ils voulurent apprécier l'action de mon oncle. Mon père et mon grand−père
eurent avec lui des explications violentes; j'en fus indirectement informé. Quelques jours après, croisant
dehors mon oncle qui passait en voiture découverte, je ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que
j'aurais voulu lui exprimer. A côté de leur immensité, je trouvai qu'un coup de chapeau serait mesquin et
pourrait faire supposer à mon oncle que je ne me croyais pas tenu envers lui à plus qu'à une banale politesse.
Je résolus de m'abstenir de ce geste insuffisant et je détournai la tête. Mon oncle pensa que je suivais en cela
les ordres de mes parents, il ne le leur pardonna pas, et il est mort bien des années après sans qu'aucun de
nous l'ait jamais revu.
Aussi je n'entrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermé, de mon oncle Adolphe, et après m'être
attardé aux abords de l'arrière−cuisine, quand Françoise, apparaissant sur le parvis, me disait: "Je vais laisser
ma fille de cuisine servir le café et monter l'eau chaude, il faut que je me sauve chez Mme Octave", je me
décidais à rentrer et montais directement lire chez moi. La fille de cuisine était une personne morale, une
institution permanente à qui des attributions invariables assuraient une sorte de continuité et d'identité, à
travers la succession des formes passagères en lesquelles elle s'incarnait: car nous n'eûmes jamais la même
deux ans de suite. L'année où nous mangeâmes tant d'asperges, la fille de cuisine habituellement chargée de
les "plumer" était une pauvre créature maladive, dans un état de grossesse déjà assez avancé quand nous
arrivâmes à Pâques, et on s'étonnait même que Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, car
elle commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille, chaque jour plus remplie, dont on
devinait sous ses amples sarraux la forme magnifique. Ceux−ci rappelaient les houppelandes qui revêtent
certaines des figures symboliques de Giotto dont M. Swann m'avait donné des photographies. C'est lui−même
qui nous l'avait fait remarquer et quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait:
"Comment va la Charité de Giotto?" D'ailleurs elle−même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu'à
la figure, jusqu'aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et
hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l'Arena. Et je me rends compte
maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d'une autre manière. De même
que l'image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu'elle portait devant son ventre, sans avoir l'air
d'en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l'esprit, comme un simple et
pesant fardeau, de même c'est sans paraître s'en douter que la puissante ménagère qui est représentée à
l'Arena au−dessous du nom "Caritas" et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d'études, à
Combray, incarne cette vertu, c'est sans qu'aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par
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son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre,
mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté
sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui "passe", comme
une cuisinière passe un tire−bouchon par le soupirail de son sous−sol à quelqu'un qui le lui demande à la
fenêtre du rez−de−chaussée. L'Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d'envie. Mais dans
cette fresque−là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux
lèvres de l'Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa
figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d'un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle,
et que l'attention de l'Envie et la nôtre du même coup tout entière concentrée sur l'action de ses lèvres, n'a
guère de temps à donner à d'envieuses pensées.
Malgré toute l'admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n'eus longtemps aucun
plaisir à considérer dans notre salle d'études, où on avait accroché les copies qu'il m'en avait rapportées, cette
Charité sans charité, cette Envie qui avait l'air d'une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la
compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l'introduction de l'instrument de
l'opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui−là même qui, à Combray,
caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient
enrôlées d'avance dans les milices de réserve de l'Injustice. Mais plus tard j'ai compris que l'étrangeté
saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait
qu'il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n'était pas exprimée, mais comme
réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l'œuvre quelque chose
de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez
la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l'attention n'était−elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids
qui le tirait; et de même encore, bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté effectif,
douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisément le côté qu'elle leur présente,
qu'elle leur fait rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une difficulté de
respirer, à un besoin de boire, qu'à ce que nous appelons l'idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien de la réalité puisqu'ils m'apparaissaient
comme aussi vivants que la servante enceinte, et qu'elle−même ne me semblait pas beaucoup moins
allégorique. Et peut−être cette non−participation (du moins apparente) de l'âme d'un être à la vertu qui agit
par lui, a aussi en dehors de sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme on dit,
physiognomonique. Quand, plus tard, j'ai eu l'occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents
par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre,
positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun
attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur,
le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.
Pendant que la fille de cuisine, faisant briller involontairement la supériorité de Françoise, comme l'Erreur,
par le contraste, rend plus éclatant le triomphe de la Vérité servait du café qui, selon maman n'était que de
l'eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de l'eau chaude qui était à peine tiède, je m'étais étendu
sur mon lit, un livre à la main, dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente et
fragile contre le soleil de l'après−midi derrière ses volets presque clos où un reflet de jour avait pourtant
trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes, et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin,
comme un papillon posé. Il faisait à peine assez clair pour lire, et la sensation de la splendeur de la lumière ne
m'était donnée que par les coups frappés dans la rue de la Cure par Camus (averti par Françoise que ma tante
ne "reposait pas" et qu'on pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiéreuses, mais qui, retentissant dans
l'atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds, semblaient faire voler au loin des astres écarlates; et aussi
par les mouches qui exécutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la musique de chambre de l'été:
elle ne l'évoque pas à la façon d'un air de musique humaine, qui, entendu par hasard à la belle saison, vous la
rappelle ensuite; elle est unie à l'été par un lien plus nécessaire: née des beaux jours, ne renaissant qu'avec
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eux, contenant un peu de leur essence, elle n'en réveille pas seulement l'image dans notre mémoire, elle en
certifie le retour, la présence effective, ambiante, immédiatement accessible.
Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue, ce que l'ombre est au rayon, c'est−à−dire
aussi lumineuse que lui, et offrait à mon imagination le spectacle total de l'été dont mes sens si j'avais été en
promenade, n'auraient pu jouir que par morceaux; et ainsi elle s'accordait bien à mon repos qui (grâce aux
aventures racontées par mes livres et qui venaient l'émouvoir) supportait pareil au repos d'une main immobile
au milieu d'une eau courante, le choc et l'animation d'un torrent d'activité.
Mais ma grand'mère, même si le temps trop chaud s'était gâté, si un orage ou seulement un grain était
survenu, venait me supplier de sortir. Et ne voulant pas renoncer à ma lecture, j'allais du moins la continuer
au jardin, sous le marronnier, dans une petite guérite en sparterie et en toile au fond de laquelle j'étais assis et
me croyais caché aux yeux des personnes qui pourraient venir faire visite à mes parents.
Et ma pensée n'était−elle pas aussi comme une autre crèche au fond de laquelle je sentais que je restais
enfoncé, même pour regarder ce qui se passait au dehors? Quand je voyais un objet extérieur, la conscience
que je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d'un mince liseré spirituel qui m'empêchait de jamais
toucher directement sa matière; elle se volatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle,
comme un corps incandescent qu'on approche d'un objet mouillé ne touche pas son humidité parce qu'il se
fait toujours précéder d'une zone d'évaporation. Dans l'espèce d'écran diapré d'états différents que, tandis que
je lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément
cachées en moi−même jusqu'à la vision tout extérieure de l'horizon que j'avais, au bout du jardin, sous les
yeux, ce qu'il y avait d'abord en moi, de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait le
reste, c'était ma croyance en la richesse philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon désir de me
les approprier, quel que fût ce livre. Car, même si je l'avais acheté à Combray, en l'apercevant devant
l'épicerie Borange, trop distante de la maison pour que Françoise pût s'y fournir comme chez Camus, mais
mieux achalandée comme papeterie et librairie, retenu par des ficelles dans la mosaïque des brochures et des
livraisons qui revêtaient les deux vantaux de sa porte plus mystérieuse, plus semée de pensées qu'une porte de
cathédrale, c'est que je l'avais reconnu pour m'avoir été cité comme un ouvrage remarquable par le professeur
ou le camarade qui me paraissait à cette époque détenir le secret de la vérité et de la beauté à demi
pressenties, à demi incompréhensibles, dont la connaissance était le but vague mais permanent de ma pensée.
Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutait d'incessants mouvements du dedans au
dehors, vers la découverte de la vérité, venaient les émotions que me donnait l'action à laquelle je prenais
part, car ces après−midi−là étaient plus remplis d'événements dramatiques que ne l'est souvent toute une vie.
C'était les événements qui survenaient dans le livre que je lisais; il est vrai que les personnages qu'ils
affectaient n'étaient pas "Réels", comme disait Françoise. Mais tous les sentiments que nous font éprouver la
joie ou l'infortune d'un personnage réel ne se produisent en nous que par l'intermédiaire d'une image de cette
joie ou de cette infortune; l'ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l'appareil de nos
émotions, l'image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et
simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif. Un être réel, si profondément que nous
sympathisions avec lui, pour une grande part est perçu par nos sens, c'est−à−dire nous reste opaque, offre un
poids mort que notre sensibilité ne peut soulever. Qu'un malheur le frappe, ce n'est qu'en une petite partie de
la notion totale que nous avons de lui, que nous pourrons en être émus; bien plus, ce n'est qu'en une partie de
la notion totale qu'il a de soi qu'il pourra l'être lui−même. La trouvaille du romancier a été d'avoir l'idée de
remplacer ces parties impénétrables à l'âme par une quantité égale de parties immatérielles, c'est−à−dire que
notre âme peut s'assimiler. Qu'importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d'un nouveau genre
nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c'est en nous qu'elles se
produisent, qu'elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre,
la rapidité de notre respiration et l'intensité de notre regard. Et une fois que le romancier nous a mis dans cet
état, où comme dans tous les états purement intérieurs, toute émotion est décuplée, où son livre va nous
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troubler à la façon d'un rêve mais d'un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormant et dont le souvenir
durera davantage, alors, voici qu'il déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs
possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques−uns, et dont les plus intenses ne
nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelle ils se produisent nous en ôte la perception;
(ainsi notre cœur change, dans la vie, et c'est la pire douleur; mais nous ne la connaissons que dans la lecture,
en imagination: dans la réalité il change, comme certains phénomènes de la nature se produisent, assez
lentement pour que, si nous pouvons constater successivement chacun de ses états différents, en revanche la
sensation même du changement nous soit épargnée).
Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages, venait ensuite, à demi projeté devant moi, le
paysage où se déroulait l'action et qui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que l'autre, que
celui que j'avais sous les yeux quand je les levais du livre. C'est ainsi que pendant deux étés, dans la chaleur
du jardin de Combray, j'ai eu, à cause du livre que je lisais alors, la nostalgie d'un pays montueux et fluviatile,
où je verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l'eau claire, des morceaux de bois pourrissaient sous des
touffes de cresson: non loin montaient le long de murs bas, des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et
comme le rêve d'une femme qui m'aurait aimé était toujours présent à ma pensée, ces étés−là ce rêve fut
imprégné de la fraîcheur des eaux courantes; et quelle que fût la femme que j'évoquais, des grappes de fleurs
violettes et rougeâtres s'élevaient aussitôt de chaque côté d'elle comme des couleurs complémentaires.
Ce n'était pas seulement parce qu'une image dont nous rêvons reste toujours marquée, s'embellit et bénéficie
du reflet des couleurs étrangères qui par hasard l'entourent dans notre rêverie; car ces paysages des livres que
je lisais n'étaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentés à mon imagination que ceux que
Combray mettait sous mes yeux, mais qui eussent été analogues. Par le choix qu'en avait fait l'auteur, par la
foi avec laquelle ma pensée allait au−devant de sa parole comme d'une révélation, ils me semblaient être
impression que ne me donnait guère le pays où je me trouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de
la correcte fantaisie du jardinier que méprisait ma grand'mère une part véritable de la Nature elle−même,
digne d'être étudiée et approfondie.
Si mes parents m'avaient permis, quand je lisais un livre, d'aller visiter la région qu'il décrivait, j'aurais cru
faire un pas inestimable dans la conquête de la vérité. Car si on a la sensation d'être toujours entouré de son
âme, ce n'est pas comme d'une prison immobile: plutôt on est comme emporté avec elle dans un perpétuel
élan pour la dépasser, pour atteindre à l'extérieur, avec une sorte de découragement, entendant toujours autour
de soi cette sonorité identique qui n'est pas écho du dehors mais retentissement d'une vibration interne. On
cherche à retrouver dans les choses, devenues par là précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles; on
est déçu en constatant qu'elles semblent dépourvues dans la nature, du charme qu'elles devaient, dans notre
pensée, au voisinage de certaines idées; parfois on convertit toutes les forces de cette âme en habileté, en
splendeur pour agir sur des êtres dont nous sentons bien qu'ils sont situés en dehors de nous et que nous ne les
atteindrons jamais. Aussi, si j'imaginais toujours autour de la femme que j'aimais, les lieux que je désirais le
plus alors, si j'eusse voulu que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m'ouvrît l'accès d'un monde inconnu, ce
n'était pas par le hasard d'une simple association de pensée; non, c'est que mes rêves de voyage et d'amour
n'étaient que des moments que je sépare artificiellement aujourd'hui comme si je pratiquais des sections à
des hauteurs différentes d'un jet d'eau irisé et en apparence immobile dans un même et infléchissable
jaillissement de toutes les forces de ma vie.
Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états simultanément juxtaposés dans ma conscience, et
avant d'arriver jusqu'à l'horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs d'un autre genre, celui d'être
bien assis, de sentir la bonne odeur de l'air, de ne pas être dérangé par une visite; et, quand une heure sonnait
au clocher de Saint−Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de l'après−midi était déjà
consommé, jusqu'à ce que j'entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et après lequel, le
long silence qui le suivait, semblait faire commencer, dans le ciel bleu, toute la partie qui m'était encore
concédée pour lire jusqu'au bon dîner qu'apprêtait Françoise et qui me réconforterait des fatigues prises,
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II.
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pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à chaque heure il me semblait que c'était quelques
instants seulement auparavant que la précédente avait sonné; la plus récente venait s'inscrire tout près de
l'autre dans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans ce petit arc bleu qui était
compris entre leurs deux marques d'or. Quelquefois même cette heure prématurée sonnait deux coups de plus
que la dernière; il y en avait donc une que je n'avais pas entendue, quelque chose qui avait eu lieu n'avait pas
eu lieu pour moi; l'intérêt de la lecture, magique comme un profond sommeil, avait donné le change à mes
oreilles hallucinées et effacé la cloche d'or sur la surface azurée du silence. Beaux après−midi du dimanche
sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidés par moi des incidents médiocres de mon
existence personnelle que j'y avais remplacés par une vie d'aventures et d'aspirations étranges au sein d'un
pays arrosé d'eaux vives, vous m'évoquez encore cette vie quand je pense à vous et vous la contenez en effet
pour l'avoir peu à peu contournée et enclose tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la
chaleur du jour dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, de vos heures
silencieuses, sonores, odorantes et limpides.
Quelquefois j'étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l'après−midi par la fille du jardinier, qui courait comme
une folle, renversant sur son passage un oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant: "Les
voilà, les voilà!" pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquions rien du spectacle. C'était les
jours où, pour des manœuvres de garnison, la troupe traversait Combray, prenant généralement la rue
Sainte−Hildegarde. Tandis que nos domestiques, assis en rang sur des chaises en dehors de la grille,
regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se faisaient voir d'eux, la fille du jardinier par la fente
que laissaient entre elles deux maisons lointaines de l'avenue de la Gare, avait aperçu l'éclat des casques. Les
domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quand les cuirassiers défilaient rue
Sainte−Hildegarde, ils en remplissaient toute la largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons couvrant
les trottoirs submergés comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un torrent déchaîné.
"Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la grille et déjà en larmes; pauvre jeunesse qui sera
fauchée comme un pré; rien que d'y penser j'en suis choquée", ajoutait−elle en mettant la main sur son cœur,
là où elle avait reçu ce choc.
"C'est beau, n'est−ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes gens qui ne tiennent pas à la vie? disait le
jardinier pour la faire "monter".
Il n'avait pas parlé en vain:
"De ne pas tenir à la vie? Mais à quoi donc qu'il faut tenir, si ce n'est pas à la vie, le seul cadeau que le bon
Dieu ne fasse jamais deux fois. Hélas! mon Dieu! C'est pourtant vrai qu'ils n'y tiennent pas! Je les ai vus en
70; ils n'ont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres; c'est ni plus ni moins des fous; et puis ils ne
valent plus la corde pour les pendre, ce n'est pas des hommes, c'est des lions." (Pour Françoise la
comparaison d'un homme à un lion, qu'elle prononçait li−on, n'avait rien de flatteur.)
La rue Sainte−Hildegarde tournait trop court pour qu'on pût voir venir de loin, et c'était par cette fente entre
les deux maisons de l'avenue de la gare qu'on apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au
soleil. Le jardinier aurait voulu savoir s'il y en avait encore beaucoup à passer, et il avait soif, car le soleil
tapait. Alors tout d'un coup, sa fille s'élançant comme d'une place assiégée, faisait une sortie, atteignait l'angle
de la rue, et après avoir bravé cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco, la nouvelle
qu'ils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter, du côté de Thiberzy et de Méséglise. Françoise et le
jardinier, réconciliés, discutaient sur la conduite à tenir en cas de guerre:
"Voyez−vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudrait mieux, parce que quand on la déclare il n'y
a que ceux qui veulent partir qui y vont."
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"Ah! oui, au moins je comprends cela, c'est plus franc."
Le jardinier croyait qu'à la déclaration de guerre on arrêtait tous les chemins de fer.
"Pardi, pour pas qu'on se sauve", disait Françoise.
Et le jardinier: "Ah! ils sont malins", car il n'admettait pas que la guerre ne fût pas une espèce de mauvais
tour que l'État essayait de jouer au peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n'est pas une seule
personne qui n'eût filé.
Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais à mon livre, les domestiques se réinstallaient
devant la porte à regarder tomber la poussière et l'émotion qu'avaient soulevées les soldats. Longtemps après
que l'accalmie était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs noircissait encore les rues de Combray. Et
devant chaque maison, même celles où ce n'était pas l'habitude, les domestiques ou même les maîtres, assis et
regardant, festonnaient le seuil d'un liséré capricieux et sombre comme celui des algues et des coquilles dont
une forte marée laisse le crêpe et la broderie au rivage, après qu'elle s'est éloignée.
Sauf ces jours−là, je pouvais d'habitude, au contraire, lire tranquille. Mais l'interruption et le commentaire qui
furent apportés une fois par une visite de Swann à la lecture que j'étais en train de faire du livre d'un auteur
tout nouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce ne fut plus sur un mur
décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur un fond tout autre, devant le portail d'une cathédrale
gothique, que se détacha désormais l'image d'une des femmes dont je rêvais.
J'avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mes camarades plus âgé que moi et pour
qui j'avais une grande admiration, Bloch. En m'entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit d'Octobre,
il avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et m'avait dit: "Défie−toi de ta dilection assez basse
pour le sieur de Musset. C'est un coco des plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser,
d'ailleurs, que lui et même le nommé Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assez bien rythmé, et qui a
pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, de ne signifier absolument rien. C'est: "La blanche
Oloossone et la blanche Camire" et "La fille de Minos et de Pasiphaë". Ils m'ont été signalés à la décharge de
ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, le père Leconte, agréable aux Dieux Immortels. A
propos voici un livre que je n'ai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît−il, par cet
immense bonhomme. Il tient, m'a−t−on dit, l'auteur, le sieur Bergotte, pour un coco des plus subtils; et bien
qu'il fasse preuve, des fois, de mansuétudes assez mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique.
Lis donc ces proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écrit Bhagavat et le Levrier de
Magnus a dit vrai, par Apollôn, tu goûteras, cher maître, les joies nectaréennes de l'Olympos." C'est sur un
ton sarcastique qu'il m'avait demandé de l'appeler "cher maître" et qu'il m'appelait lui−même ainsi. Mais en
réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étant encore rapprochés de l'âge où on croit qu'on crée ce
qu'on nomme.
Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en lui demandant des explications, le
trouble où il m'avait jeté quand il m'avait dit que les beaux vers (à moi qui n'attendais d'eux rien moins que la
révélation de la vérité) étaient d'autant plus beaux qu'ils ne signifiaient rien du tout. Bloch en effet ne fut pas
réinvité à la maison. Il y avait d'abord été bien accueilli. Mon grand−père, il est vrai, prétendait que chaque
fois que je me liais avec un de mes camarades plus qu'avec les autres et que je l'amenais chez nous, c'était
toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe même son ami Swann était d'origine juive s'il
n'avait trouvé que ce n'était pas d'habitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quand j'amenais un
nouvel ami il était bien rare qu'il ne fredonnât pas: "O Dieu de nos Pères" de la Juive ou bien "Israël romps
ta chaîne", ne chantant que l'air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais j'avais peur que mon camarade
ne le connût et ne rétablît les paroles.
Du Côté de Chez Swann
II.
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Avant de les avoir vus, rien qu'en entendant leur nom qui, bien souvent, n'avait rien de particulièrement
israélite, il devinait non seulement l'origine juive de ceux de mes amis qui l'étaient en effet, mais même ce
qu'il y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille.
"Et comment s'appelle−t−il ton ami qui vient ce soir?"
"Dumont, grand−père."
"Dumont! Oh! je me méfie."
Et il chantait:
"Archers, faites bonne garde!
Veillez sans trêve et sans bruit";
Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus précises, il s'écriait: "A la garde! A la garde!"
ou, si c'était le patient lui−même déjà arrivé qu'il avait forcé à son insu, par un interrogatoire dissimulé, à
confesser ses origines, alors pour nous montrer qu'il n'avait plus aucun doute, il se contentait de nous regarder
en fredonnant imperceptiblement:
"De ce timide Israëlite
Quoi! vous guidez ici les pas!"
ou:
"Champs paternels, Hébron, douce vallée."
ou encore:
"Oui, je suis de la race élue."
Ces petites manies de mon grand−père n'impliquaient aucun sentiment malveillant à l'endroit de mes
camarades. Mais Bloch avait déplu à mes parents pour d'autres raisons. Il avait commencé par agacer mon
père qui, le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt:
"Mais, monsieur Bloch, quel temps fait−il donc, est−ce qu'il a plu? Je n'y comprends rien, le baromètre était
excellent."
Il n'en avait tiré que cette réponse:
"Monsieur, je ne puis absolument vous dire s'il a plu. Je vis si résolument en dehors des contingences
physiques que mes sens ne prennent pas la peine de me les notifier."
"Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m'avait dit mon père quand Bloch fut parti. Comment! il ne peut
même pas me dire le temps qu'il fait! Mais il n'y a rien de plus intéressant! C'est un imbécile."
Puis Bloch avait déplu à ma grand'mère parce que, après le déjeuner comme elle disait qu'elle était un peu
souffrante, il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes.
Du Côté de Chez Swann
II.
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"Comment veux−tu que ça soit sincère, me dit−elle, puisqu'il ne me connaît pas; ou bien alors il est fou."
Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu déjeuner une heure et demie en retard et
couvert de boue, au lieu de s'excuser, il avait dit:
"Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations de l'atmosphère ni par les divisions conventionnelles
du temps. Je réhabiliterais volontiers l'usage de la pipe d'opium et du kriss malais, mais j'ignore celui de ces
instruments infiniment plus pernicieux et d'ailleurs platement bourgeois, la montre et le parapluie."
Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n'était pas pourtant l'ami que mes parents eussent souhaité pour
moi; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l'indisposition de ma grand'mère
n'étaient pas feintes; mais ils savaient d'instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu
d'empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la
fidélité aux amis, l'exécution d'une œuvre, l'observance d'un régime, ont un fondement plus sûr dans des
habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à
Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu'il n'est convenu d'accorder à ses amis, selon les
règles de la morale bourgeoise; qui ne m'enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu'ils
auraient ce jour−là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n'étant pas capables de faire pencher en ma faveur
la juste balance des devoirs et des exigences de l'amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de
leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir
de ce qu'elles nous doivent ces natures dont ma grand'tante était le modèle, elle qui brouillée depuis des
années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais, ne modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait
toute sa fortune, parce que c'était sa plus proche parente et que cela "se devait".
Mais j'aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, les problèmes insolubles que je me posais à
propos de la beauté dénuée de signification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage et me
rendaient plus souffrant que n'auraient fait de nouvelles conversations avec lui, bien que ma mère les jugeât
pernicieuses. Et on l'aurait encore reçu à Combray si, après ce dîner, comme il venait de m'apprendre
nouvelle qui plus tard eut beaucoup d'influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse, puis plus malheureuse
que toutes les femmes ne pensaient qu'à l'amour et qu'il n'y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances,
il ne m'avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand'tante avait eu une jeunesse
orageuse et avait été publiquement entretenue. Je ne pus me tenir de répéter ces propos à mes parents, on le
mit à la porte quand il revint, et quand je l'abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.
Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.
Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais qu'on ne distingue pas encore, ce que je
devais tant aimer dans son style ne m'apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais de lui, mais
me croyais seulement intéressé par le sujet, comme dans ces premiers moments de l'amour où on va tous les
jours retrouver une femme à quelque réunion, à quelque divertissement par les agréments desquels on se croit
attiré. Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïques qu'il aimait employer à certains moments
où un flot caché d'harmonie, un prélude intérieur, soulevait son style; et c'était aussi à ces moments−là qu'il se
mettait à parler du "vain songe de la vie", de "l'inépuisable torrent des belles apparences", du "tourment
stérile et délicieux de comprendre et d'aimer", des "émouvantes effigies qui anoblissent à jamais la façade
vénérable et charmante des cathédrales", qu'il exprimait toute une philosophie nouvelle pour moi par de
merveilleuses images dont on aurait dit que c'était elles qui avaient éveillé ce chant de harpes qui s'élevait
alors et à l'accompagnement duquel elles donnaient quelque chose de sublime. Un de ces passages de
Bergotte, le troisième ou le quatrième que j'eusse isolé du reste, me donna une joie incomparable à celle que
j'avais trouvée au premier, une joie que je me sentis éprouver en une région plus profonde de moi−même,
plus unie, plus vaste, d'où les obstacles et les séparations semblaient avoir été enlevés. C'est que,
reconnaissant alors ce même goût pour les expressions rares, cette même effusion musicale, cette même
Du Côté de Chez Swann
II.
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philosophie idéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que je m'en rendisse compte, la cause de mon
plaisir, je n'eus plus l'impression d'être en présence d'un morceau particulier d'un certain livre de Bergotte,
traçant à la surface de ma pensée une figure purement linéaire, mais plutôt du "morceau idéal" de Bergotte,
commun à tous ses livres et auquel tous les passages analogues qui venaient se confondre avec lui, auraient
donné une sorte d'épaisseur, de volume, dont mon esprit semblait agrandi.
Je n'étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte; il était aussi l'écrivain préféré d'une amie de ma mère
qui était très lettrée; enfin pour lire son dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait attendre ses malades;
et ce fut de son cabinet de consultation, et d'un parc voisin de Combray, que s'envolèrent quelques−unes des
premières graines de cette prédilection pour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd'hui universellement
répandue, et dont on trouve partout en Europe, en Amérique, jusque dans le moindre village, la fleur idéale et
commune. Ce que l'amie de ma mère et, paraît−il, le docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de
Bergotte c'était comme moi, ce même flux mélodique, ces expressions anciennes, quelques autres très
simples et connues, mais pour lesquelles la place où il les mettait en lumière semblait révéler de sa part un
goût particulier; enfin, dans les passages tristes, une certaine brusquerie, un accent presque rauque. Et sans
doute lui−même devait sentir que là étaient ses plus grands charmes. Car dans les livres qui suivirent, s'il
avait rencontré quelque grande vérité, ou le nom d'une célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans une
invocation, une apostrophe, une longue prière, il donnait un libre cours à ces effluves qui dans ses premiers
ouvrages restaient intérieurs à sa prose, décelés seulement alors par les ondulations de la surface, plus douces
peut−être encore, plus harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et qu'on n'aurait pu indiquer d'une
manière précise où naissait, où expirait leur murmure. Ces morceaux auxquels il se complaisait étaient nos
morceaux préférés. Pour moi, je les savais par cœur. J'étais déçu quand il reprenait le fil de son récit. Chaque
fois qu'il parlait de quelque chose dont la beauté m'était restée jusque−là cachée, des forêts de pins, de la
grêle, de Notre−Dame de Paris, d'Athalie ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette beauté
jusqu'à moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de l'univers que ma perception infirme ne
distinguerait pas s'il ne les rapprochait de moi, j'aurais voulu posséder une opinion de lui, une métaphore de
lui, sur toutes choses, surtout sur celles que j'aurais l'occasion de voir moi−même, et entre celles−là,
particulièrement sur d'anciens monuments français et certains paysages maritimes, parce que l'insistance avec
laquelle il les citait dans ses livres prouvait qu'il les tenait pour riches de signification et de beauté.
Malheureusement sur presque toutes choses j'ignorais son opinion. Je ne doutais pas qu'elle ne fût
entièrement différente des miennes, puisqu'elle descendait d'un monde inconnu vers lequel je cherchais à
m'élever: persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j'avais tellement fait table
rase de toutes, que quand par hasard il m'arriva d'en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j'avais déjà eue
moi−même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l'avait rendue, l'avait déclarée légitime
et belle. Il arrivait parfois qu'une page de lui disait les mêmes choses que j'écrivais souvent la nuit à ma
grand'mère et à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page de Bergotte avait l'air d'un
recueil d'épigraphes pour être placées en tête de mes lettres. Même plus tard, quand je commençai de
composer un livre, certaines phrases dont la qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer, j'en retrouvai
l'équivalent dans Bergotte. Mais ce n'était qu'alors, quand je les lisais dans son œuvre, que je pouvais en jouir;
quand c'était moi qui les composais, préoccupé qu'elles reflétassent exactement ce que j'apercevais dans ma
pensée, craignant de ne pas "faire ressemblant", j'avais bien le temps de me demander si ce que j'écrivais était
agréable! Mais en réalité il n'y avait que ce genre de phrases, ce genre d'idées que j'aimais vraiment. Mes
efforts inquiets et mécontents étaient eux−mêmes une marque d'amour, d'amour sans plaisir mais profond.
Aussi quand tout d'un coup je trouvais de telles phrases dans l'œuvre d'un autre, c'est−à−dire sans plus avoir
de scrupules, de sévérité, sans avoir à me tourmenter, je me laissais enfin aller avec délices au goût que
j'avais pour elles, comme un cuisinier qui pour une fois où il n'a pas à faire la cuisine trouve enfin le temps
d'être gourmand. Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d'une vieille servante, une
plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l'écrivain rendait encore plus ironique mais qui était la
même que j'avais souvent faite à ma grand'mère en parlant de Françoise, une autre fois où je vis qu'il ne
jugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu'étaient ses ouvrages, une remarque
analogue à celle que j'avais eu l'occasion de faire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur Françoise et M.
Du Côté de Chez Swann
II.
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Legrandin qui étaient certes de celles que j'eusse le plus délibérément sacrifiées à Bergotte, persuadé qu'il les
trouverait sans intérêt), il me sembla soudain que mon humble vie et les royaumes du vrai n'étaient pas aussi
séparés que j'avais cru, qu'ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance et de joie je pleurai sur
les pages de l'écrivain comme dans les bras d'un père retrouvé.
D'après ses livres j'imaginais Bergotte comme un vieillard faible et déçu qui avait perdu des enfants et ne
s'était jamais consolé. Aussi je lisais, je chantais intérieurement sa prose, plus "dolce", plus "lento" peut−être
qu'elle n'était écrite, et la phrase la plus simple s'adressait à moi avec une intonation attendrie. Plus que tout
j'aimais sa philosophie, je m'étais donné à elle pour toujours. Elle me rendait impatient d'arriver à l'âge où
j'entrerais au collège, dans la classe appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu'on y fît autre chose que
vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l'on m'avait dit que les métaphysiciens auxquels je
m'attacherais alors ne lui ressembleraient en rien, j'aurais ressenti le désespoir d'un amoureux qui veut aimer
pour la vie et à qui on parle des autres maîtresses qu'il aura plus tard.
Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann qui venait voir mes parents.
"Qu'est−ce que vous lisez, on peut regarder? Tiens, du Bergotte? Qui donc vous a indiqué ses ouvrages?" Je
lui dis que c'était Bloch.
"Ah! oui, ce garçon que j'ai vu une fois ici, qui ressemble tellement au portrait de Mahomet II par Bellini.
Oh! c'est frappant, il a les mêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettes
saillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En tout cas il a du goût, car Bergotte est un
charmant esprit." Et voyant combien j'avais l'air d'admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens
qu'il connaissait fit, par bonté, une exception et me dit:
"Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu'il écrive un mot en tête de votre volume, je
pourrais le lui demander." Je n'osai pas accepter mais posai à Swann des questions sur Bergotte. "Est−ce que
vous pourriez me dire quel est l'acteur qu'il préfère?"
"L'acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu'il n'égale aucun artiste homme à la Berma qu'il met au−dessus de
tout. L'avez−vous entendue?"
"Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d'aller au théâtre."
"C'est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans Phèdre, dans le Cid, ce n'est qu'une actrice si
vous voulez, mais vous savez je ne crois pas beaucoup à la "hiérarchie!" des arts; (et je remarquai, comme
cela m'avait souvent frappé dans ses conversations avec les sœurs de ma grand'mère que quand il parlait de
choses sérieuses, quand il employait une expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet
important, il avait soin de l'isoler dans une intonation spéciale, machinale et ironique, comme s'il l'avait mise
entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendre à son compte, et dire: "la hiérarchie, vous savez, comme
disent les gens ridicules"? Mais alors, si c'était ridicule, pourquoi disait−il la hiérarchie?). Un instant après il
ajouta: "Cela vous donnera une vision aussi noble que n'importe quel chef−d'œuvre, je ne sais pas moi... que"
et il se mit à rire "les Reines de Chartres!" Jusque−là cette horreur d'exprimer sérieusement son opinion
m'avait paru quelque chose qui devait être élégant et parisien et qui s'opposait au dogmatisme provincial des
sœurs de ma grand'mère; et je soupçonnais aussi que c'était une des formes de l'esprit dans la coterie où vivait
Swann et où par réaction sur le lyrisme des générations antérieures on réhabilitait à l'excès les petits faits
précis, réputés vulgaires autrefois, et on proscrivait les "phrases". Mais maintenant je trouvais quelque chose
de choquant dans cette attitude de Swann en face des choses. Il avait l'air de ne pas oser avoir une opinion et
de n'être tranquille que quand il pouvait donner méticuleusement des renseignements précis. Mais il ne se
rendait donc pas compte que c'était professer l'opinion, postuler, que l'exactitude de ces détails avait de
l'importance. Je repensai alors à ce dîner où j'étais si triste parce que maman ne devait pas monter dans ma
Du Côté de Chez Swann
II.
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chambre et où il avait dit que les bals chez la princesse de Léon n'avaient aucune importance. Mais c'était
pourtant à ce genre de plaisirs qu'il employait sa vie. Je trouvais tout cela contradictoire. Pour quelle autre vie
réservait−il de dire enfin sérieusement ce qu'il pensait des choses, de formuler des jugements qu'il pût ne pas
mettre entre guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse à des occupations dont il
professait en même temps qu'elles sont ridicules? Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de
Bergotte quelque chose qui en revanche ne lui était pas particulier mais au contraire était dans ce temps−là
commun à tous les admirateurs de l'écrivain, à l'amie de ma mère, au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils
disaient de Bergotte: "C'est un charmant esprit, si particulier, il a une façon à lui de dire les choses un peu
cherchée, mais si agréable. On n'a pas besoin de voir la signature, on reconnaît tout de suite que c'est de lui."
Mais aucun n'aurait été jusqu'à dire: "C'est un grand écrivain, il a un grand talent." Ils ne disaient même pas
qu'il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu'ils ne le savaient pas. Nous sommes très longs à reconnaître
dans la physionomie particulière d'un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de "grand talent" dans notre
musée des idées générales. Justement parce que cette physionomie est nouvelle nous ne la trouvons pas tout à
fait ressemblante à ce que nous appelons talent. Nous disons plutôt originalité, charme, délicatesse, force; et
puis un jour nous nous rendons compte que c'est justement tout cela le talent.
"Est−ce qu'il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la Berma?" demandai−je à M. Swann.
Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être épuisée. Il y a peut−être eu cependant une
réimpression. Je m'informerai. Je peux d'ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous voulez, il n'y a pas de
semaine dans l'année où il ne dîne à la maison. C'est le grand ami de ma fille. Ils vont ensemble visiter les
vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.
Comme je n'avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuis longtemps l'impossibilité que mon père
trouvait à ce que nous fréquentions Mme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me faisant imaginer
entre elles et nous de grandes distances, de leur donner à mes yeux du prestige. Je regrettais que ma mère ne
se teignît pas les cheveux et ne se mît pas de rouge aux lèvres comme j'avais entendu dire par notre voisine
Mme Sazerat que Mme Swann le faisait pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus, et je pensais que
nous devions être pour elle un objet de mépris, ce qui me peinait surtout à cause de Mlle Swann qu'on m'avait
dit être une si jolie petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque fois un même visage
arbitraire et charmant. Mais quand j'eus appris ce jour−là que Mlle Swann était un être d'une condition si rare,
baignant comme dans son élément naturel au milieu de tant de privilèges, que quand elle demandait à ses
parents s'il y avait quelqu'un à dîner, on lui répondait par ces syllabes remplies de lumière, par le nom de ce
convive d'or qui n'était pour elle qu'un vieil ami de sa famille: Bergotte; que, pour elle, la causerie intime à
table, ce qui correspondait à ce qu'était pour moi la conversation de ma grand'tante, c'étaient des paroles de
Bergotte sur tous ces sujets qu'il n'avait pu aborder dans ses livres, et sur lesquels j'aurais voulu l'écouter
rendre ses oracles, et qu'enfin, quand elle allait visiter des villes, il cheminait à côté d'elle, inconnu et
glorieux, comme les Dieux qui descendaient au milieu des mortels, alors je sentis en même temps que le prix
d'un être comme Mlle Swann, combien je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j'éprouvai si vivement la
douceur et l'impossibilité qu'il y aurait pour moi à être son ami, que je fus rempli à la fois de désir et de
désespoir. Le plus souvent maintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche d'une cathédrale,
m'expliquant la signification des statues, et, avec un sourire qui disait du bien de moi, me présentant comme
son ami, à Bergotte. Et toujours le charme de toutes les idées que faisaient naître en moi les cathédrales, le
charme des coteaux de l'Ile−de−France et des plaines de la Normandie faisait refluer ses reflets sur l'image
que je me formais de Mlle Swann: c'était être tout prêt à l'aimer. Que nous croyions qu'un être participe à une
vie inconnue où son amour nous ferait pénétrer, c'est, de tout ce qu'exige l'amour pour naître, ce à quoi il tient
le plus, et qui lui fait faire bon marché du reste. Même les femmes qui prétendent ne juger un homme que sur
son physique, voient en ce physique l'émanation d'une vie spéciale. C'est pourquoi elles aiment les militaires,
les pompiers; l'uniforme les rend moins difficiles pour le visage; elles croient baiser sous la cuirasse un cœur
différent, aventureux et doux; et un jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteuses
conquêtes, dans les pays étrangers qu'il visite, n'a pas besoin du profil régulier qui serait peut−être
Du Côté de Chez Swann
II.
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indispensable à un coulissier.
Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand'tante n'aurait pas compris que je fisse en dehors du dimanche,
jour où il est défendu de s'occuper à rien de sérieux et où elle ne cousait pas (un jour de semaine, elle m'aurait
dit "Comment tu t'amuses encore à lire, ce n'est pourtant pas dimanche" en donnant au mot amusement le
sens d'enfantillage et de perte de temps), ma tante Léonie devisait avec Françoise en attendant l'heure
d'Eulalie. Elle lui annonçait qu'elle venait de voir passer Mme Goupil "sans parapluie, avec la robe de soie
qu'elle s'est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avant vêpres elle pourrait bien la faire saucer".
"Peut−être, peut−être (ce qui signifiait peut−être non)" disait Françoise pour ne pas écarter définitivement la
possibilité d'une alternative plus favorable.
"Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penser que je n'ai point su si elle était arrivée à
l'église après l'élévation. Il faudra que je pense à le demander à Eulalie... Françoise, regardez−moi ce nuage
noir derrière le clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr que la journée ne se passera pas sans
pluie. Ce n'était pas possible que ça reste comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant
que l'orage n'aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait ma tante dans l'esprit de qui le
désir de hâter la descente de l'eau de Vichy l'emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa
robe."
"Peut−être, peut−être."
"Et c'est que, quand il pleut sur la place, il n'y a pas grand abri."
"Comment, trois heures? s'écriait tout à coup ma tante en pâlissant, mais alors les vêpres sont commencées,
j'ai oublié ma pepsine! Je comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait sur l'estomac."
Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet, monté d'or, et d'où, dans sa hâte, elle laissait
s'échapper de ces images, bordées d'un bandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent les pages des
fêtes, ma tante, tout en avalant ses gouttes commençait à lire au plus vite les textes sacrés dont l'intelligence
lui était légèrement obscurcie par l'incertitude de savoir si, prise aussi longtemps après l'eau de Vichy, la
pepsine serait encore capable de la rattraper et de la faire descendre. "Trois heures, c'est incroyable ce que le
temps passe!"
Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l'avait heurté, suivi d'une ample chute légère comme de
grains de sable qu'on eût laissé tomber d'une fenêtre au−dessus, puis la chute s'étendant, se réglant, adoptant
un rythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle: c'était la pluie.
"Eh bien! Françoise, qu'est−ce que je disais? Ce que cela tombe! Mais je crois que j'ai entendu le grelot de la
porte du jardin, allez donc voir qui est−ce qui peut être dehors par un temps pareil."
Françoise revenait:
"C'est Mme Amédée (ma grand'mère) qui a dit qu'elle allait faire un tour. Ça pleut pourtant fort."
Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au ciel. J'ai toujours dit qu'elle n'avait point
l'esprit fait comme tout le monde. J'aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce moment.
Mme Amédée, c'est toujours tout l'extrême des autres, disait Françoise avec douceur, réservant pour le
moment où elle serait seule avec les autres domestiques, de dire qu'elle croyait ma grand'mère un peu
"piquée".
Du Côté de Chez Swann
II.
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Voilà le salut passé! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante; ce sera le temps qui lui aura fait peur."
"Mais il n'est pas cinq heures, madame Octave, il n'est que quatre heures et demie."
Que quatre heures et demie? et j'ai été obligée de relever les petits rideaux pour avoir un méchant rayon de
jour. A quatre heures et demie! Huit jours avant les Rogations! Ah! ma pauvre Françoise, il faut que le bon
Dieu soit bien en colère après nous. Aussi, le monde d'aujourd'hui en fait trop! Comme disait mon pauvre
Octave, on a trop oublié le bon Dieu et il se venge.
Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c'était Eulalie. Malheureusement, à peine venait−elle d'être
introduite que Françoise rentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle−même à l'unisson de la
joie qu'elle ne doutait pas que ses paroles allaient causer à ma tante, articulant les syllabes pour montrer que,
malgré l'emploi du style indirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles mêmes dont avait daigné
se servir le visiteur:
"M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne repose pas et pouvait le recevoir. M. le Curé ne veut
pas déranger. M. le Curé est en bas, j'y ai dit d'entrer dans la salle."
En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un aussi grand plaisir que le supposait Françoise et
l'air de jubilation dont celle−ci croyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu'elle avait à l'annoncer ne
répondait pas entièrement au sentiment de la malade. Le curé (excellent homme avec qui je regrette de ne pas
avoir causé davantage, car s'il n'entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup d'étymologies), habitué à
donner aux visiteurs de marque des renseignements sur l'église (il avait même l'intention d'écrire un livre sur
la paroisse de Combray), la fatiguait par des explications infinies et d'ailleurs toujours les mêmes. Mais quand
elle arrivait ainsi juste en même temps que celle d'Eulalie, sa visite devenait franchement désagréable à ma
tante. Elle eût mieux aimé bien profiter d'Eulalie et ne pas avoir tout le monde à la fois. Mais elle n'osait pas
ne pas recevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne pas s'en aller en même temps que lui, qu'elle
la garderait un peu seule quand il serait parti.
"Monsieur le Curé, qu'est−ce que l'on me disait, qu'il y a un artiste qui a installé son chevalet dans votre
église pour copier un vitrail. Je peux dire que je suis arrivée à mon âge sans avoir jamais entendu parler d'une
chose pareille! Qu'est−ce que le monde aujourd'hui va donc chercher! Et ce qu'il y a de plus vilain dans
l'église!"
"Je n'irai pas jusqu'à dire que c'est ce qu'il y a de plus vilain, car s'il y a à Saint−Hilaire des parties qui
méritent d'être visitées, il y en a d'autres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique, la seule de tout le
diocèse qu'on n'ait même pas restaurée! Mon dieu, le porche est sale et antique, mais enfin d'un caractère
majestueux; passe même pour les tapisseries d'Esther dont personnellement je ne donnerais pas deux sous,
mais qui sont placées par les connaisseurs tout de suite après celles de Sens. Je reconnais d'ailleurs, qu'à côté
de certains détails un peu réalistes, elles en présentent d'autres qui témoignent d'un véritable esprit
d'observation. Mais qu'on ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a−t−il du bon sens de laisser des fenêtres
qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par ces reflets d'une couleur que je ne saurais définir,
dans une église où il n'y a pas deux dalles qui soient au même niveau et qu'on se refuse à me remplacer sous
prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des seigneurs de Guermantes, les anciens comtes de
Brabant. Les ancêtres directs du duc de Guermantes d'aujourd'hui et aussi de la Duchesse puisqu'elle est une
demoiselle de Guermantes qui a épousé son cousin." (Ma grand'mère qui à force de se désintéresser des
personnes finissait par confondre tous les noms, chaque fois qu'on prononçait celui de la Duchesse de
Guermantes prétendait que ce devait être une parente de Mme de Villeparisis. Tout le monde éclatait de rire;
elle tâchait de se défendre en alléguant une certaine lettre de faire part: "Il me semblait me rappeler qu'il y
avait du Guermantes là−dedans." Et pour une fois j'étais avec les autres contre elle, ne pouvant admettre qu'il
y eût un lien entre son amie de pension et la descendante de Geneviève de Brabant.) "Voyez Roussainville, ce
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n'est plus aujourd'hui qu'une paroisse de fermiers, quoique dans l'antiquité cette localité ait dû un grand essor
au commerce de chapeaux de feutre et des pendules. (Je ne suis pas certain de l'étymologie de Roussainville.
Je croirais volontiers que le nom primitif était Rouville (Radulfi villa) comme Châteauroux (Castrum Radulfi)
mais je vous parlerai de cela une autre fois. Hé bien! l'église a des vitraux superbes, presque tous modernes,
et cette imposante Entrée de Louis−Philippe à Combray qui serait mieux à sa place à Combray même, et qui
vaut, dit−on, la fameuse verrière de Chartres. Je voyais même hier le frère du docteur Percepied qui est
amateur et qui la regarde comme d'un plus beau travail.
"Mais, comme je le lui disais, à cet artiste qui semble du reste très poli, qui est paraît−il, un véritable virtuose
du pinceau, que lui trouvez−vous donc d'extraordinaire à ce vitrail, qui est encore un peu plus sombre que les
autres?"
"Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur, disait mollement ma tante qui commençait à penser
qu'elle allait être fatiguée, il ne vous refuserait pas un vitrail neuf."
"Comptez−y, madame Octave, répondait le curé. Mais c'est justement Monseigneur qui a attaché le grelot à
cette malheureuse verrière en prouvant qu'elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes, le
descendant direct de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de Guermantes, recevant l'absolution de
Saint−Hilaire."
"Mais je ne vois pas où est Saint−Hilaire?
"Mais si, dans le coin du vitrail vous n'avez jamais remarqué une dame en robe jaune? Hé bien! c'est
Saint−Hilaire qu'on appelle aussi, vous le savez, dans certaines provinces, Saint−Illiers, Saint−Hélier, et
même, dans le Jura, Saint−Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius ne sont pas du reste les plus
curieuses de celles qui se sont produites dans les noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne
Eulalie, sancta Eulalia, savez−vous ce qu'elle est devenue en Bourgogne? Saint−Eloi tout simplement: elle
est devenue un saint. Voyez−vous, Eulalie, qu'après votre mort on fasse de vous un homme?" "Monsieur le
Curé a toujours le mot pour rigoler." "Le frère de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux mais qui, ayant
perdu de bonne heure son père, Pépin l'Insensé, mort des suites de sa maladie mentale, exerçait le pouvoir
suprême avec toute la présomption d'une jeunesse à qui la discipline a manqué; dès que la figure d'un
particulier ne lui revenait pas dans une ville, il y faisait massacrer jusqu'au dernier habitant. Gilbert voulant se
venger de Charles fit brûler l'église de Combray, la primitive église alors, celle que Théodebert, en quittant
avec sa cour la maison de campagne qu'il avait près d'ici, à Thiberzy (Theodeberciacus), pour aller combattre
les Burgondes, avait promis de bâtir au−dessus du tombeau de Saint−Hilaire, si le Bienheureux lui procurait
la victoire. Il n'en reste que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre, puisque Gilbert brûla le reste.
Ensuite il défit l'infortuné Charles avec l'aide de Guillaume Le Conquérant (le curé prononçait Guilôme), ce
qui fait que beaucoup d'Anglais viennent pour visiter. Mais il ne semble pas avoir su se concilier la sympathie
des habitants de Combray, car ceux−ci se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la tête. Du
reste Théodore prête un petit livre qui donne les explications.
"Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre église, c'est le point de vue qu'on a du clocher et
qui est grandiose. Certainement, pour vous qui n'êtes pas très forte, je ne vous conseillerais pas de monter nos
quatre−vingt−dix−sept marches, juste la moitié du célèbre dôme de Milan. Il y a de quoi fatiguer une
personne bien portante, d'autant plus qu'on monte plié en deux si on ne veut pas se casser la tête, et on
ramasse avec ses effets toutes les toiles d'araignées de l'escalier. En tous cas il faudrait bien vous couvrir,
ajoutait−il (sans apercevoir l'indignation que causait à ma tante l'idée qu'elle fût capable de monter dans le
clocher), car il fait un de ces courants d'air une fois arrivé là−haut! Certaines personnes affirment y avoir
ressenti le froid de la mort. N'importe, le dimanche il y a toujours des sociétés qui viennent même de très loin
pour admirer la beauté du panorama et qui s'en retournent enchantées. Tenez, dimanche prochain, si le temps
se maintient, vous trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Il faut avouer du reste
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qu'on jouit de là d'un coup d'œil féerique, avec des sortes d'échappées sur la plaine qui ont un cachet tout
particulier. Quand le temps est clair on peut distinguer jusqu'à Verneuil. Surtout on embrasse à la fois des
choses qu'on ne peut voir habituellement que l'une sans l'autre, comme le cours de la Vivonne et les fossés de
Saint−Assise−lès−Combray, dont elle est séparée par un rideau de grands arbres, ou encore comme les
différents canaux de Jouy−le−Vicomte ( Gaudiacus vice comitis comme vous savez). Chaque fois que je suis
allé à Jouy−le−Vicomte, j'ai bien vu un bout du canal, puis quand j'avais tourné une rue j'en voyais un autre,
mais alors je ne voyais plus le précédent. J'avais beau les mettre ensemble par la pensée, cela ne me faisait
pas grand effet. Du clocher de Saint−Hilaire c'est autre chose, c'est tout un réseau où la localité est prise.
Seulement on ne distingue pas d'eau, on dirait de grandes fentes qui coupent si bien la ville en quartiers,
qu'elle est comme une brioche dont les morceaux tiennent ensemble mais sont déjà découpés. Il faudrait pour
bien faire être à la fois dans le clocher de Saint−Hilaire et à Jouy−le−Vicomte."
Le curé avait tellement fatigué ma tante qu'à peine était−il parti, elle était obligée de renvoyer Eulalie.
"Tenez, ma pauvre Eulalie, disait−elle d'une voix faible, en tirant une pièce d'une petite bourse qu'elle avait à
portée de sa main, voilà pour que vous ne m'oubliiez pas dans vos prières."
"Ah! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savez bien que ce n'est pas pour cela que je viens!"
disait Eulalie avec la même hésitation et le même embarras, chaque fois, que si c'était la première, et avec une
apparence de mécontentement qui égayait ma tante mais ne lui déplaisait pas, car si un jour Eulalie, en
prenant la pièce, avait un air un peu moins contrarié que de coutume, ma tante disait:
"Je ne sais pas ce qu'avait Eulalie; je lui ai pourtant donné la même chose que d'habitude, elle n'avait pas l'air
contente."
Je crois qu'elle n'a pourtant pas à se plaindre, soupirait Françoise, qui avait une tendance à considérer
comme de la menue monnaie tout ce que lui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des
trésors follement gaspillés pour une ingrate les piécettes mises chaque dimanche dans la main d'Eulalie, mais
si discrètement que Françoise n'arrivait jamais à les voir. Ce n'est pas que l'argent que ma tante donnait à
Eulalie, Françoise l'eût voulu pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que ma tante possédait, sachant que
les richesses de la maîtresse du même coup élèvent et embellissent aux yeux de tous sa servante; et qu'elle,
Françoise, était insigne et glorifiée dans Combray, Jouy−le−Vicomte et autres lieux, pour les nombreuses
fermes de ma tante, les visites fréquentes et prolongées du curé, le nombre singulier des bouteilles d'eau de
Vichy consommées. Elle n'était avare que pour ma tante; si elle avait géré sa fortune, ce qui eût été son rêve,
elle l'aurait préservée des entreprises d'autrui avec une férocité maternelle. Elle n'aurait pourtant pas trouvé
grand mal à ce que ma tante, qu'elle savait incurablement généreuse, se fût laissée aller à donner, si au moins
ç'avait été à des riches. Peut−être pensait−elle que ceux−là, n'ayant pas besoin des cadeaux de ma tante, ne
pouvaient être soupçonnés de l'aimer à cause d'eux. D'ailleurs offerts à des personnes d'une grande position
de fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme Goupil, à des personnes "de même rang"
que ma tante et qui "allaient bien ensemble", ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages de cette
vie étrange et brillante des gens riches qui chassent, se donnent des bals, se font des visites et qu'elle admirait
en souriant. Mais il n'en allait plus de même si les bénéficiaires de la générosité de ma tante étaient de ceux
que Françoise appelait "des gens comme moi, des gens qui ne sont pas plus que moi" et qui étaient ceux
qu'elle méprisait le plus à moins qu'ils ne l'appelassent "Madame Françoise" et ne se considérassent comme
étant "moins qu'elle". Et quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n'en faisait qu'à sa tête et jetait
l'argent Françoise le croyait du moins pour des créatures indignes, elle commença à trouver bien petits les
dons que ma tante lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées à Eulalie. Il n'y avait pas
dans les environs de Combray de ferme si conséquente que Françoise ne supposât qu'Eulalie eût pu
facilement l'acheter, avec tout ce que lui rapporteraient ses visites. Il est vrai qu'Eulalie faisait la même
estimation des richesses immenses et cachées de Françoise. Habituellement, quand Eulalie était partie,
Françoise prophétisait sans bienveillance sur son compte. Elle la haïssait, mais elle la craignait et se croyait
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tenue, quand elle était là, à lui faire "bon visage". Elle se rattrapait après son départ, sans la nommer jamais à
vrai dire, mais en proférant des oracles sibyllins, des sentences d'un caractère général telles que celles de
l'Ecclésiaste, mais dont l'application ne pouvait échapper à ma tante. Après avoir regardé par le coin du
rideau si Eulalie avait refermé la porte: "Les personnes flatteuses savent se faire bien venir et ramasser les
pépettes; mais patience, le bon Dieu les punit toutes par un beau jour", disait−elle, avec le regard latéral et
l'insinuation de Joas pensant exclusivement à Athalie quand il dit:
Le bonheur des méchants comme un torrent s'écoule.
Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable avait épuisé les forces de ma tante, Françoise
sortait de la chambre derrière Eulalie et disait:
"Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l'air beaucoup fatiguée."
Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblait devoir être le dernier, les yeux clos,
comme morte. Mais à peine Françoise était−elle descendue que quatre coups donnés avec la plus grande
violence retentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur son lit, criait:
"Est−ce qu'Eulalie est déjà partie? Croyez−vous que j'ai oublié de lui demander si Mme Goupil était arrivée à
la messe avant l'élévation! Courez vite après elle!"
Mais Françoise revenait n'ayant pu rattraper Eulalie.
"C'est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La seule chose importante que j'avais à lui demander!"
Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans la douce uniformité de ce qu'elle appelait
avec un dédain affecté et une tendresse profonde, son "petit traintrain". Préservé par tout le monde, non
seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l'inutilité de lui conseiller une meilleure hygiène, s'était peu
à peu résigné à le respecter, mais même dans le village où, à trois rues de nous, l'emballeur, avant de clouer
ses caisses, faisait demander à Françoise si ma tante ne "reposait pas", ce traintrain fut pourtant troublé une
fois cette année−là. Comme un fruit caché qui serait parvenu à maturité sans qu'on s'en aperçût et se
détacherait spontanément, survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine. Mais ses douleurs étaient
intolérables, et comme il n'y avait pas de sage−femme à Combray, Françoise dut partir avant le jour en
chercher une à Thiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put reposer, et Françoise, malgré
la courte distance, n'étant revenue que très tard, lui manqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit−elle dans la
matinée: "Monte donc voir si ta tante n'a besoin de rien." J'entrai dans la première pièce et, par la porte
ouverte, vis ma tante, couchée sur le côté, qui dormait; je l'entendis ronfler légèrement. J'allais m'en aller
doucement mais sans doute le bruit que j'avais fait était intervenu dans son sommeil et en avait "changé la
vitesse", comme on dit pour les automobiles, car la musique du ronflement s'interrompit une seconde et reprit
un ton plus bas, puis elle s'éveilla et tourna à demi son visage que je pus voir alors; il exprimait une sorte de
terreur; elle venait évidemment d'avoir un rêve affreux; elle ne pouvait me voir de la façon dont elle était
placée, et je restais là ne sachant si je devais m'avancer ou me retirer; mais déjà elle semblait revenue au
sentiment de la réalité et avait reconnu le mensonge des visions qui l'avaient effrayée; un sourire de joie, de
pieuse reconnaissance envers Dieu qui permet que la vie soit moins cruelle que les rêves, éclaira faiblement
son visage, et avec cette habitude qu'elle avait prise de se parler à mi−voix à elle−même quand elle se croyait
seule, elle murmura: "Dieu soit loué! nous n'avons comme tracas que le fille de cuisine qui accouche.
Voilà−t−il pas que je rêvais que mon pauvre Octave était ressuscité et qu'il voulait me faire faire une
promenade tous les jours!" Sa main se tendit vers son chapelet qui était sur la petite table, mais le sommeil
recommençant ne lui laissa pas la force de l'atteindre: elle se rendormit, tranquillisée, et je sortis à pas de loup
de la chambre sans qu'elle ni personne eût jamais appris ce que j'avais entendu.
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Quand je dis qu'en dehors d'événements très rares, comme cet accouchement, le traintrain de ma tante ne
subissait jamais aucune variation, je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours identiques à des
intervalles réguliers, n'introduisaient au sein de l'uniformité qu'une sorte d'uniformité secondaire. C'est ainsi
que tous les samedis, comme Françoise allait dans l'après−midi au marché de Roussainville−le−Pin, le
déjeuner était, pour tout le monde, une heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l'habitude de cette
dérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu'elle tenait à cette habitude−là autant qu'aux autres. Elle y était si
bien "routinée", comme disait Françoise, que s'il lui avait fallu un samedi, attendre pour déjeuner l'heure
habituelle, cela l'eût autant "dérangée" que si elle avait dû, un autre jour, avancer son déjeuner à l'heure du
samedi. Cette avance du déjeuner donnait d'ailleurs au samedi, pour nous tous, une figure particulière,
indulgente, et assez sympathique. Au moment où d'habitude on a encore une heure à vivre avant la détente du
repas, on savait que, dans quelques secondes, on allait voir arriver des endives précoces, une omelette de
faveur, un bifteck immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petits événements intérieurs,
locaux, presque civiques qui, dans les vies tranquilles et les sociétés fermées, créent une sorte de lien national
et deviennent le thème favori des conversations, des plaisanteries, des récits exagérés à plaisir: il eût été le
noyau tout prêt pour un cycle légendaire si l'un de nous avait eu la tête épique. Dès le matin, avant d'être
habillés, sans raison, pour le plaisir d'éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns aux autres avec
bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme: "Il n'y a pas de temps à perdre, n'oublions pas que c'est
samedi!" cependant que ma tante, conférant avec Françoise et songeant que la journée serait plus longue que
d'habitude, disait: "Si vous leur faisiez un beau morceau de veau, comme c'est samedi." Si à dix heures et
demie un distrait tirait sa montre en disant: "Allons, encore une heure et demie avant le déjeuner", chacun
était enchanté d'avoir à lui dire: "Mais voyons, à quoi pensez−vous, vous oubliez que c'est samedi!"; on en
riait encore un quart d'heure après et on se promettait de monter raconter cet oubli à ma tante pour l'amuser.
Le visage du ciel même semblait changé. Après le déjeuner, le soleil, conscient que c'était samedi, flânait une
heure de plus au haut du ciel, et quand quelqu'un, pensant qu'on était en retard pour la promenade, disait:
"Comment, seulement deux heures?" en voyant passer les deux coups du clocher de Saint−Hilaire (qui ont
l'habitude de ne rencontrer encore personne dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la
sieste, le long de la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passent solitaires dans le
ciel vacant où ne restent que quelques nuages paresseux), tout le monde en chœur lui répondait: "Mais ce qui
vous trompe, c'est qu'on a déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien que c'est samedi!" La surprise d'un
barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaient pas ce qu'avait de particulier le samedi) qui, étant
venu à onze heures pour parler à mon père, nous avait trouvés à table, était une des choses qui, dans sa vie,
avaient le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que le visiteur interloqué ne sût pas que nous
déjeunions plus tôt le samedi, elle trouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cœur avec
ce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n'eût pas eu l'idée que ce barbare pouvait l'ignorer et eût répondu
sans autre explication à son étonnement de nous voir déjà dans la salle à manger: "Mais voyons, c'est
samedi!" Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des larmes d'hilarité et pour accroître le plaisir qu'elle
éprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventait ce qu'avait répondu le visiteur à qui ce "samedi" n'expliquait
rien. Et bien loin de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore et nous disions: "Mais
il me semblait qu'il avait dit aussi autre chose. C'était plus long la première fois quand vous l'avez raconté."
Ma grand'tante elle−même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par−dessus son lorgnon.
Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour−là, pendant le mois de mai, nous sortions après le dîner
pour aller au "mois de Marie".
Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour "le genre déplorable des jeunes gens
négligés, dans les idées de l'époque actuelle", ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue, puis
on partait pour l'église. C'est au mois de Marie que je me souviens d'avoir commencé à aimer les aubépines.
N'étant pas seulement dans l'église, si sainte, mais où nous avions le droit d'entrer, posées sur l'autel même,
inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part, elles faisaient courir au milieu des
flambeaux et des vases sacrés leurs branches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de
fête, et qu'enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semés à profusion, comme sur
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une traîne de mariée, de petits bouquets de boutons d'une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder
qu'à la dérobée, je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c'était la nature elle−même qui, en
creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutant l'ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu
cette décoration digne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennité mystique. Plus haut
s'ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâce insouciante, retenant si négligemment comme un dernier et
vaporeux atour le bouquet d'étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumait tout entières,
qu'en suivant, qu'en essayant de mimer au fond de moi le geste de leur efflorescence, je l'imaginais comme si
ç'avait été le mouvement de tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d'une blanche
jeune fille, distraite et vive. M. Vinteuil était venu avec sa fille se placer à côté de nous. D'une bonne famille,
il avait été le professeur de piano des sœurs de ma grand'mère et quand, après la mort de sa femme et un
héritage qu'il avait fait, il s'était retiré auprès de Combray, on le recevait souvent à la maison. Mais d'une
pudibonderie excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann qui avait fait ce qu'il appelait "un
mariage déplacé, dans le goût du jour". Ma mère, ayant appris qu'il composait, lui avait dit par amabilité que,
quand elle irait le voir, il faudrait qu'il lui fît entendre quelque chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup
de joie, mais il poussait la politesse et la bonté jusqu'à de tels scrupules que, se mettant toujours à la place des
autres, il craignait de les ennuyer et de leur paraître égoïste s'il suivait ou seulement laissait deviner son désir.
Le jour où mes parents étaient allés chez lui en visite, je les avais accompagnés, mais ils m'avaient permis de
rester dehors et, comme la maison de M. Vinteuil, Montjouvain, était en contre−bas d'un monticule
buissonneux, où je m'étais caché, je m'étais trouvé de plain−pied avec le salon du second étage, à cinquante
centimètres de la fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mes parents, j'avais vu M. Vinteuil se hâter de
mettre en évidence sur le piano un morceau de musique. Mais une fois mes parents entrés, il l'avait retiré et
mis dans un coin. Sans doute avait−il craint de leur laisser supposer qu'il n'était heureux de les voir que pour
leur jouer de ses compositions. Et chaque fois que ma mère était revenue à la charge au cours de la visite, il
avait répété plusieurs fois "Mais je ne sais qui a mis cela sur le piano, ce n'est pas sa place", et avait détourné
la conversation sur d'autres sujets, justement parce que ceux−là l'intéressaient moins. Sa seule passion était
pour sa fille et celle−ci qui avait l'air d'un garçon paraissait si robuste qu'on ne pouvait s'empêcher de sourire
en voyant les précautions que son père prenait pour elle, ayant toujours des châles supplémentaires à lui jeter
sur les épaules. Ma grand'mère faisait remarquer quelle expression douce délicate, presque timide passait
souvent dans les regards de cette enfant si rude, dont le visage était semé de taches de son. Quand elle venait
de prononcer une parole elle l'entendait avec l'esprit de ceux à qui elle l'avait dite, s'alarmait des malentendus
possibles et on voyait s'éclairer, se découper comme par transparence, sous la figure hommasse du "bon
diable", les traits plus fins d'une jeune fille éplorée.
Quand, au moment de quitter l'église, je m'agenouillai devant l'autel, je sentis tout d'un coup, en me relevant,
s'échapper des aubépines une odeur amère et douce d'amandes, et je remarquai alors sur les fleurs de petites
places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait être cachée cette odeur comme sous les parties
gratinées le goût d'une frangipane ou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil. Malgré la
silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente ardeur était comme le murmure de leur vie intense
dont l'autel vibrait ainsi qu'une haie agreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyant
certaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulence printanière, le pouvoir irritant,
d'insectes aujourd'hui métamorphosés en fleurs.
Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortant de l'église. Il intervenait entre les
gamins qui se chamaillaient sur la place, prenait la défense des petits, faisait des sermons aux grands. Si sa
fille nous disait de sa grosse voix combien elle avait été contente de nous voir, aussitôt il semblait qu'en
elle−même une sœur plus sensible rougissait de ce propos de bon garçon étourdi qui avait pu nous faire croire
qu'elle sollicitait d'être invitée chez nous. Son père lui jetait un manteau sur les épaules, ils montaient dans un
petit buggy qu'elle conduisait elle−même et tous deux retournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme
c'était le lendemain dimanche et qu'on ne se lèverait que pour la grand'messe, s'il faisait clair de lune et que
l'air fût chaud, au lieu de nous faire rentrer directement, mon père, par amour de la gloire, nous faisait faire
par le calvaire une longue promenade, que le peu d'aptitude de ma mère à s'orienter et à se reconnaître dans
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son chemin, lui faisait considérer comme la prouesse d'un génie stratégique. Parfois nous allions jusqu'au
viaduc, dont les enjambées de pierre commençaient à la gare et me représentaient l'exil et la détresse hors du
monde civilisé parce que chaque année en venant de Paris, on nous recommandait de faire bien attention,
quand ce serait Combray, de ne pas laisser passer la station, d'être prêts d'avance car le train repartait au bout
de deux minutes et s'engageait sur le viaduc au delà des pays chrétiens dont Combray marquait pour moi
l'extrême limite. Nous revenions par le boulevard de la gare, où étaient les plus agréables villas de la
commune. Dans chaque jardin le clair de lune, comme Hubert Robert, semait ses degrés rompus de marbre
blanc, ses jets d'eau, ses grilles entr'ouvertes. Sa lumière avait détruit le bureau du télégraphe. Il n'en
subsistait plus qu'une colonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d'une ruine immortelle. Je traînais la
jambe, je tombais de sommeil, l'odeur des tilleuls qui embaumait m'apparaissait comme une récompense
qu'on ne pouvait obtenir qu'au prix des plus grandes fatigues et qui n'en valait pas la peine. De grilles fort
éloignées les unes des autres, des chiens réveillés par nos pas solitaires faisaient alterner des aboiements
comme il m'arrive encore quelquefois d'en entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son
emplacement on créa le jardin public de Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car, où que je me
trouve, dès qu'ils commencent à retentir et à se répondre, je l'aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé
par la lune.
Tout d'un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère: "Où sommes−nous?" Epuisée par la marche,
mais fière de lui, elle lui avouait tendrement qu'elle n'en savait absolument rien. Il haussait les épaules et riait.
Alors, comme s'il l'avait sortie de la poche de son veston avec sa clef, il nous montrait debout devant nous la
petite porte de derrière de notre jardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint−Esprit nous attendre au
bout de ces chemins inconnus. Ma mère lui disait avec admiration: "Tu es extraordinaire!" Et à partir de cet
instant, je n'avais plus un seul pas à faire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mes
actes avaient cessé d'être accompagnés d'attention volontaire: l'Habitude venait de me prendre dans ses bras
et me portait jusqu'à mon lit comme un petit enfant.
Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et où elle était privée de Françoise, passait plus
lentement qu'une autre pour ma tante, elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le
commencement de la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la distraction que fût encore capable
de supporter son corps affaibli et maniaque. Et ce n'est pas cependant qu'elle n'aspirât parfois à quelque plus
grand changement, qu'elle n'eût de ces heures d'exception où l'on a soif de quelque chose d'autre que ce qui
est, et où ceux que le manque d'énergie ou d'imagination empêche de tirer d'eux−mêmes un principe de
rénovation, demandent à la minute qui vient, au facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût−ce du
pire, une émotion, une douleur; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire comme une harpe oisive, veut
résonner sous une main, même brutale, et dût−elle en être brisée; où la volonté, qui a si difficilement conquis
le droit d'être livrée sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter les rênes entre les mains
d'événements impérieux, fussent−ils cruels. Sans doute, comme les forces de ma tante, taries à la moindre
fatigue, ne lui revenaient que goutte à goutte au sein de son repos, le réservoir était très long à remplir, et il se
passait des mois avant qu'elle eût ce léger trop−plein que d'autres dérivent dans l'activité et dont elle était
incapable de savoir et de décider comment user. Je ne doute pas qu'alors comme le désir de la remplacer
par des pommes de terre béchamel finissait au bout de quelque temps par naître du plaisir même que lui
causait le retour quotidien de la purée dont elle ne se "fatiguait" pas, elle ne tirât de l'accumulation de ces
jours monotones auxquels elle tenait tant, l'attente d'un cataclysme domestique limité à la durée d'un moment
mais qui la forcerait d'accomplir une fois pour toutes un de ces changements dont elle reconnaissait qu'ils lui
seraient salutaires et auxquels elle ne pouvait d'elle−même se décider. Elle nous aimait véritablement, elle
aurait eu plaisir à nous pleurer; survenant à un moment où elle se sentait bien et n'était pas en sueur, la
nouvelle que la maison était la proie d'un incendie où nous avions déjà tous péri et qui n'allait plus bientôt
laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquel elle aurait eu tout le temps d'échapper sans se presser,
à condition de se lever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme unissant aux avantages
secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute sa tendresse pour nous, et d'être la stupéfaction du
village en conduisant notre deuil, courageuse et accablée, moribonde debout, celui bien plus précieux de la
Du Côté de Chez Swann
II.
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forcer au bon moment, sans temps à perdre, sans possibilité d'hésitation énervante, à aller passer l'été dans sa
jolie ferme de Mirougrain, où il y avait une chute d'eau. Comme n'était jamais survenu aucun événement de
ce genre, dont elle méditait certainement la réussite quand elle était seule absorbée dans ses innombrables
jeux de patience (et qui l'eût désespérée au premier commencement de réalisation, au premier de ces petits
faits imprévus, de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle et dont on ne peut plus jamais oublier
l'accent, de tout ce qui porte l'empreinte de la mort réelle, bien différente de sa possibilité logique et
abstraite), elle se rabattait pour rendre de temps en temps sa vie plus intéressante, à y introduire des péripéties
imaginaires qu'elle suivait avec passion. Elle se plaisait à supposer tout d'un coup que Françoise la volait,
qu'elle recourait à la ruse pour s'en assurer, la prenait sur le fait; habituée, quand elle faisait seule des parties
de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son adversaire, elle se prononçait à elle−même les excuses
embarrassées de Françoise et y répondait avec tant de feu et d'indignation que l'un de nous, entrant à ces
moments−là, la trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux cheveux déplacés laissant voir son front
chauve. Françoise entendit peut−être parfois dans la chambre voisine de mordants sarcasmes qui s'adressaient
à elle et dont l'invention n'eût pas soulagé suffisamment ma tante, s'ils étaient restés à l'état purement
immatériel, et si en les murmurant à mi−voix elle ne leur eût donné plus de réalité. Quelquefois, ce "spectacle
dans un lit" ne suffisait même pas à ma tante, elle voulait faire jouer ses pièces. Alors, un dimanche, toutes
portes mystérieusement fermées, elle confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de Françoise, son intention de
se défaire d'elle, et une autre fois, à Françoise ses soupçons de l'infidélité d'Eulalie, à qui la porte serait
bientôt fermée; quelques jours après elle était dégoûtée de sa confidente de la veille et racoquinée avec le
traître, lesquels d'ailleurs, pour la prochaine représentation, échangeraient leurs emplois. Mais les soupçons
que pouvait parfois lui inspirer Eulalie, n'étaient qu'un feu de paille et tombaient vite, faute d'aliment, Eulalie
n'habitant pas la maison. Il n'en était pas de même de ceux qui concernaient Françoise, que ma tante sentait
perpétuellement sous le même toit qu'elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortait de son lit, elle
osât descendre à la cuisine se rendre compte s'ils étaient fondés. Peu à peu son esprit n'eut plus d'autre
occupation que de chercher à deviner ce qu'à chaque moment pouvait faire, et chercher à lui cacher,
Françoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de physionomie de celle−ci, une contradiction dans
ses paroles, un désir qu'elle semblait dissimuler. Et elle lui montrait qu'elle l'avait démasquée, d'un seul mot
qui faisait pâlir Françoise et que ma tante semblait trouver, à enfoncer au cœur de la malheureuse, un
divertissement cruel. Et le dimanche suivant, une révélation d'Eulalie, comme ces découvertes qui ouvrent
tout d'un coup un champ insoupçonné à une science naissante et qui se traînait dans l'ornière, prouvait à ma
tante qu'elle était dans ses suppositions bien au−dessous de la vérité. "Mais Françoise doit le savoir
maintenant que vous y avez donné une voiture". "Que je lui ai donné une voiture!" s'écriait ma tante. "Ah!
mais je ne sais pas, moi, je croyais, je l'avais vue qui passait maintenant en calèche, fière comme Artaban,
pour aller au marché de Roussainville. J'avais cru que c'était Mme Octave qui lui avait donné." Peu à peu
Françoise et ma tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaient plus de tâcher de prévenir les ruses l'une de
l'autre. Ma mère craignait qu'il ne se développât chez Françoise une véritable haine pour ma tante qui
l'offensait le plus durement qu'elle le pouvait. En tous cas Françoise attachait de plus en plus aux moindres
paroles, aux moindres gestes de ma tante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose à lui
demander, elle hésitait longtemps sur la manière dont elle devait s'y prendre. Et quand elle avait proféré sa
requête, elle observait ma tante à la dérobée, tâchant de deviner dans l'aspect de sa figure ce que celle−ci
avait pensé et déciderait. Et ainsi tandis que quelque artiste lisant les Mémoires du XVIIe siècle, et désirant
de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cette voie en se fabriquant une généalogie qui le fait
descendre d'une famille historique ou en entretenant une correspondance avec un des souverains actuels de
l'Europe, tourne précisément le dos à ce qu'il a le tort de chercher sous des formes identiques et par
conséquent mortes, une vieille dame de province qui ne faisait qu'obéir sincèrement à d'irrésistibles manies
et à une méchanceté née de l'oisiveté, voyait sans avoir jamais pensé à Louis XIV les occupations les plus
insignifiantes de sa journée, concernant son lever, son déjeuner, son repos, prendre par leur singularité
despotique un peu de l'intérêt de ce que Saint−Simon appelait la "mécanique" de la vie à Versailles, et
pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonne humeur ou de hauteur dans sa physionomie,
étaient de la part de Françoise l'objet d'un commentaire aussi passionné, aussi craintif que l'étaient le silence,
la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou même les plus grands seigneurs, lui avaient remis
Du Côté de Chez Swann
II.
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une supplique, au détour d'une allée, à Versailles.
Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du curé et d'Eulalie, et s'était ensuite reposée, nous
étions tous montés lui dire bonsoir, et maman lui adressait ses condoléances sur la mauvaise chance qui
amenait toujours ses visiteurs à la même heure:
"Je sais que les choses se sont encore mal arrangées tantôt, Léonie, lui dit−elle avec douceur, vous avez eu
tout votre monde à la fois."
Ce que ma grand'tante interrompit par: "Abondance de biens..." car depuis que sa fille était malade elle
croyait devoir la remonter en lui présentant toujours tout par le bon côté. Mais mon père prenant la parole:
"Je veux profiter, dit−il, de ce que toute la famille est réunie pour vous faire un récit sans avoir besoin de le
recommencer à chacun. J'ai peur que nous ne soyons fâchés avec Legrandin: il m'a à peine dit bonjour ce
matin."
Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j'étais justement avec lui après la messe quand nous
avions rencontré M. Legrandin, et je descendis à la cuisine demander le menu du dîner qui tous les jours me
distrayait comme les nouvelles qu'on lit dans un journal et m'excitait à la façon d'un programme de fête.
Comme M. Legrandin avait passé près de nous en sortant de l'église, marchant à côté d'une châtelaine du
voisinage que nous ne connaissions que de vue, mon père avait fait un salut à la fois amical et réservé, sans
que nous nous arrêtions; M. Legrandin avait à peine répondu, d'un air étonné, comme s'il ne nous
reconnaissait pas, et avec cette perspective du regard particulière aux personnes qui ne veulent pas être
aimables et qui, du fond subitement prolongé de leurs yeux, ont l'air de vous apercevoir comme au bout d'une
route interminable et à une si grande distance qu'elles se contentent de vous adresser un signe de tête
minuscule pour le proportionner à vos dimensions de marionnette.
Or, la dame qu'accompagnait Legrandin était une personne vertueuse et considérée; il ne pouvait être
question qu'il fût en bonne fortune et gêné d'être surpris, et mon père se demandait comment il avait pu
mécontenter Legrandin. "Je regretterais d'autant plus de le savoir fâché, dit mon père, qu'au milieu de tous ces
gens endimanchés il a, avec son petit veston droit, sa cravate molle, quelque chose de si peu apprêté, de si
vraiment simple, et un air presque ingénu qui est tout à fait sympathique." Mais le conseil de famille fut
unanimement d'avis que mon père s'était fait une idée, ou que Legrandin, à ce moment−là, était absorbé par
quelque pensée. D'ailleurs la crainte de mon père fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nous revenions
d'une grande promenade, nous aperçûmes près du Pont−Vieux Legrandin, qui à cause des fêtes, restait
plusieurs jours à Combray. Il vint à nous la main tendue: "Connaissez−vous, monsieur le liseur, me
demanda−t−il, ce vers de Paul Desjardins:
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu.
N'est−ce pas la fine notation de cette heure−ci? Vous n'avez peut−être jamais lu Paul Desjardins. Lisez−le,
mon enfant; aujourd'hui il se mue, me dit−on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste
limpide...
Les bois sont déjà noirs, le ciel est encor bleu...
Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami; et même à l'heure, qui vient pour moi maintenant,
où les bois sont déjà noirs, où la nuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté du
ciel." Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux à l'horizon, "Adieu, les camarades", nous
dit−il tout à coup, et il nous quitta.
Du Côté de Chez Swann
II.
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A cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjà commencé, et Françoise, commandant
aux forces de la nature devenues ses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager comme
cuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre à étuver et faisait finir à point par le
feu les chefs−d'œuvre culinaires d'abord préparés dans des récipients de céramiste qui allaient des grandes
cuves, marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules à pâtisserie, et petits pots de
crème en passant par une collection complète de casserole de toutes dimensions. Je m'arrêtais à voir sur la
table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes
dans un jeu; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outremer et de rose et dont l'épi,
finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied, encore souillé pourtant du
sol de leur plant, par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes
trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le
déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en
ces ébauches d'arc−en−ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais
encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques
et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.
La pauvre Charité de Giotto, comme l'appelait Swann, chargée par Françoise de les "plumer", les avait près
d'elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre; et les
légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au−dessus de leurs tuniques de rose étaient finement
dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans
la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle
seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous
les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de
cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses
vertus.
Mais le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famille sur la rencontre de Legrandin, je
descendis à la cuisine, était un de ceux où la Charité de Giotto, très malade de son accouchement récent, ne
pouvait se lever; Françoise, n'étant plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas, elle était en train, dans
l'arrière−cuisine qui donnait sur la basse−cour, de tuer un poulet qui, par sa résistance désespérée et bien
naturelle, mais accompagnée par Françoise hors d'elle, tandis qu'elle cherchait à lui fendre le cou sous
l'oreille, des cris de "sale bête! sale bête!", mettait la sainte douceur et l'onction de notre servante un peu
moins en lumière qu'il n'eût fait, au dîner du lendemain, par sa peau brodée d'or comme une chasuble et son
jus précieux égoutté d'un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit le sang qui coulait sans noyer sa
rancune, eut encore un sursaut de colère, et regardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois: "Sale
bête!" Je remontai tout tremblant; j'aurais voulu qu'on mît Françoise tout de suite à la porte. Mais qui m'eût
fait des boules aussi chaudes, du café aussi parfumé, et même... ces poulets?... Et en réalité, ce lâche calcul,
tout le monde avait eu à le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait, ce que j'ignorais encore, que
Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d'autres êtres
d'une dureté singulière. Malgré cela ma tante l'avait gardée, car si elle connaissait sa cruauté, elle appréciait
son service. Je m'aperçus peu à peu que la douceur, la componction, les vertus de Françoise cachaient des
tragédies d'arrière−cuisine, comme l'histoire découvre que les règnes des Rois et des Reines, qui sont
représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, furent marqués d'incidents sanglants. Je me rendis
compte que, en dehors de ceux de sa parenté, les humains excitaient d'autant plus sa pitié par leurs malheurs,
qu'ils vivaient plus éloignés d'elle. Les torrents de larmes qu'elle versait en lisant le journal sur les infortunes
des inconnus se tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui en était l'objet d'une façon un peu
précise. Une de ces nuits qui suivirent l'accouchement de la fille de cuisine, celle−ci fut prise d'atroces
coliques; maman l'entendit se plaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous ces cris
étaient une comédie, qu'elle voulait "faire la maîtresse". Le médecin, qui craignait ces crises, avait mis un
signet, dans un livre de médecine que nous avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait dit de
nous reporter pour trouver l'indication des premiers soins à donner. Ma mère envoya Françoise chercher le
Du Côté de Chez Swann
II.
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livre en lui recommandant de ne pas laisser tomber le signet. Au bout d'une heure, Françoise n'était pas
revenue; ma mère indignée crut qu'elle s'était recouchée et me dit d'aller voir moi−même dans la
bibliothèque. J'y trouvai Françoise qui, ayant voulu regarder ce que le signet marquait, lisait la description
clinique de la crise et poussait des sanglots maintenant qu'il s'agissait d'une malade−type qu'elle ne
connaissait pas. A chaque symptôme douloureux mentionné par l'auteur du traité, elle s'écriait: "Hé là! Sainte
Vierge, est−il possible que le bon Dieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine? Hé! la
pauvre!"
Mais dès que je l'eus appelée et qu'elle fut revenue près du lit de la Charité de Giotto, ses larmes cessèrent
aussitôt de couler; elle ne put reconnaître ni cette agréable sensation de pitié et d'attendrissement qu'elle
connaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souvent donnée, ni aucun plaisir de même famille,
dans l'ennui et dans l'irritation de s'être levée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine; et à la vue des
mêmes souffrances dont la description l'avait fait pleurer, elle n'eut plus que des ronchonnements de
mauvaise humeur, même d'affreux sarcasmes, disant, quand elle crut que nous étions partis et ne pouvions
plus l'entendre: "Elle n'avait qu'à ne pas faire ce qu'il faut pour ça! ça lui a fait plaisir! qu'elle ne fasse pas de
manières maintenant. Faut−il tout de même qu'un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller avec ça .
Ah! c'est bien comme on disait dans le patois de ma pauvre mère:
"Qui du cul d'un chien s'amourose
"Il lui paraît une rose."
Si, quand son petit−fils était un peu enrhumé du cerveau, elle partait la nuit, même malade, au lieu de se
coucher, pour voir s'il n'avait besoin de rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d'être rentrée pour
son travail, en revanche ce même amour des siens et son désir d'assurer la grandeur future de sa maison se
traduisait dans sa politique à l'égard des autres domestiques par une maxime constante qui fut de n'en jamais
laisser un seul s'implanter chez ma tante, qu'elle mettait d'ailleurs une sorte d'orgueil à ne laisser approcher
par personne, préférant, quand elle−même était malade, se relever pour lui donner son eau de Vichy plutôt
que de permettre l'accès de la chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Et comme cet hyménoptère
observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pour que ses petits après sa mort aient de la viande fraîche à
manger, appelle l'anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons et des araignées, leur
perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centre nerveux d'où dépend le mouvement des pattes, mais
non les autres fonctions de la vie, de façon que l'insecte paralysé près duquel elle dépose ses oeufs, fournisse
aux larves, quand elles écloront un gibier docile, inoffensif, incapable de fuite ou de résistance, mais
nullement faisandé, Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout
domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus tard, nous apprîmes que si cet
été−là nous avions mangé presque tous les jours des asperges, c'était parce que leur odeur donnait à la pauvre
fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d'asthme d'une telle violence qu'elle fut obligée de finir par
s'en aller.
Hélas! nous devions définitivement changer d'opinion sur Legrandin. Un des dimanches qui suivit la
rencontre sur le Pont−Vieux après laquelle mon père avait dû confesser son erreur, comme la messe finissait
et qu'avec le soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dans l'église que Mme Goupil,
Mme Percepied (toutes les personnes qui tout à l'heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient restées les
yeux absorbés dans leur prière et que j'aurais même pu croire ne m'avoir pas vu entrer si, en même temps,
leurs pieds n'avaient repoussé légèrement le petit banc qui m'empêchait de gagner ma chaise) commençaient
à s'entretenir avec nous à haute voix de sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur la place, nous
vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolé du marché, Legrandin, que le mari de cette
dame avec qui nous l'avions dernièrement rencontré, était en train de présenter à la femme d'un autre gros
propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin exprimait une animation, un zèle extraordinaires; il
fit un profond salut avec un renversement secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au delà de
Du Côté de Chez Swann
II.
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la position de départ et qu'avait dû lui apprendre le mari de sa sœur, Mme De Cambremer. Ce redressement
rapide fit refluer en une sorte d'onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je ne supposais pas si
charnue; et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière, ce flot tout charnel, sans expression de
spiritualité et qu'un empressement plein de bassesse fouettait en tempête, éveillèrent tout d'un coup dans mon
esprit la possibilité d'un Legrandin tout différent de celui que nous connaissions. Cette dame le pria de dire
quelque chose à son cocher, et tandis qu'il allait jusqu'à la voiture, l'empreinte de joie timide et dévouée que
la présentation avait marquée sur son visage y persistait encore. Ravi dans une sorte de rêve, il souriait, puis il
revint vers la dame en se hâtant et, comme il marchait plus vite qu'il n'en avait l'habitude, ses deux épaules
oscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l'air tant il s'y abandonnait entièrement en n'ayant
plus souci du reste, d'être le jouet inerte et mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous
allions passer à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête, mais il fixa de son regard soudain
chargé d'une rêverie profonde un point si éloigné de l'horizon qu'il ne put nous voir et n'eut pas à nous saluer.
Son visage restait ingénu au−dessus d'un veston souple et droit qui avait l'air de se sentir fourvoyé malgré lui
au milieu d'un luxe détesté. Et une lavallière à pois qu'agitait le vent de la Place continuait à flotter sur
Legrandin comme l'étendard de son fier isolement et de sa noble indépendance. Au moment où nous arrivions
à la maison, maman s'aperçut qu'on avait oublié le Saint−Honoré et demanda à mon père de retourner avec
moi sur nos pas dire qu'on l'apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l'église Legrandin qui venait en
sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il passa contre nous, ne s'interrompit pas de parler à sa
voisine et nous fit du coin de son œil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur aux paupières et qui,
n'intéressant pas les muscles de son visage, put passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice; mais,
cherchant à compenser par l'intensité du sentiment le champ un peu étroit où il en circonscrivait l'expression,
dans ce coin d'azur qui nous était affecté il fit pétiller tout l'entrain de la bonne grâce qui dépassa
l'enjouement, frisa la malice; il subtilisa les finesses de l'amabilité jusqu'aux clignements de la connivence,
aux demi−mots, aux sous−entendus, aux mystères de la complicité; et finalement exalta les assurances
d'amitié jusqu'aux protestations de tendresse, jusqu'à la déclaration d'amour, illuminant alors pour nous seuls
d'une langueur secrète et invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un visage de glace.
Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m'envoyer dîner ce soir−là avec lui: "Venez tenir
compagnie à votre vieil ami, m'avait−il dit. Comme le bouquet qu'un voyageur nous envoie d'un pays où nous
ne retournerons plus, faites−moi respirer du lointain de votre adolescence ces fleurs des printemps que j'ai
traversés moi aussi il y a bien des années. Venez avec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d'or,
venez avec le sédum dont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur du jour de la
Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins qui commence à embaumer dans les allées de
votre grand'tante quand ne sont pas encore fondues les dernières boules de neige des giboulées de Pâques.
Venez avec la glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l'émail polychrome des pensées, mais
venez surtout avec la brise fraîche encore des dernières gelées et qui va entr'ouvrir, pour les deux papillons
qui depuis ce matin attendent à la porte, la première rose de Jérusalem."
On se demandait à la maison si on devait m'envoyer tout de même dîner avec M. Legrandin. Mais ma
grand'mère refusa de croire qu'il eût été impoli. "Vous reconnaissez vous−même qu'il vient là avec sa tenue
toute simple qui n'est guère celle d'un mondain." Elle déclarait qu'en tous cas, et à tout mettre au pis, s'il
l'avait été, mieux valait ne pas avoir l'air de s'en être aperçu. A vrai dire mon père lui−même, qui était
pourtant le plus irrité contre l'attitude qu'avait eue Legrandin, gardait peut−être un dernier doute sur le sens
qu'elle comportait. Elle était comme toute attitude ou action où se révèle le caractère profond et caché de
quelqu'un: elle ne se relie pas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer par le
témoignage du coupable qui n'avouera pas; nous en sommes réduits à celui de nos sens dont nous nous
demandons, devant ce souvenir isolé et incohérent, s'ils n'ont pas été le jouet d'une illusion; de sorte que de
telles attitudes, les seules qui aient de l'importance, nous laissent souvent quelques doutes.
Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse; il faisait clair de lune: "Il y a une jolie qualité de silence, n'est−ce pas,
me dit−il; aux cœurs blessés comme l'est le mien, un romancier que vous lirez plus tard, prétend que
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II.
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conviennent seulement l'ombre et le silence. Et voyez−vous, mon enfant, il vient dans la vie une heure dont
vous êtes bien loin encore où les yeux las ne tolèrent plus qu'une lumière, celle qu'une belle nuit comme
celle−ci prépare et distille avec l'obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter de musique que celle que
joue le clair de lune sur la flûte du silence." J'écoutais les paroles de M. Legrandin qui me paraissaient
toujours si agréables; mais troublé par le souvenir d'une femme que j'avais aperçue dernièrement pour la
première fois, et pensant, maintenant que je savais que Legrandin était lié avec plusieurs personnalités
aristocratiques des environs, que peut−être il connaissait celle−ci, prenant mon courage, je lui dis: "Est−ce
que vous connaissez, monsieur, la... les châtelaines de Guermantes", heureux aussi en prononçant ce nom de
prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul fait de le tirer de mon rêve et de lui donner une existence
objective et sonore.
Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notre ami se ficher une petite encoche
brune comme s'ils venaient d'être percés par une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait
en sécrétant des flots d'azur. Le cerne de sa paupière noircit, s'abaissa. Et sa bouche marquée d'un pli amer se
ressaissant plus vite sourit, tandis que le regard restait douloureux, comme celui d'un beau martyr dont le
corps est hérissé de flèches: "Non, je ne les connais pas", dit−il, mais au lieu de donner à un renseignement
aussi simple, à une réponse aussi peu surprenante le ton naturel et courant qui convenait, il le débita en
appuyant sur les mots, en s'inclinant, en saluant de la tête, à la fois avec l'insistance qu'on apporte, pour être
cru, à une affirmation invraisemblable, comme si ce fait qu'il ne connût pas les Guermantes ne pouvait être
l'effet que d'un hasard singulier et aussi avec l'emphase de quelqu'un qui, ne pouvant pas taire une situation
qui lui est pénible, préfère la proclamer pour donner aux autres l'idée que l'aveu qu'il fait ne lui cause aucun
embarras, est facile, agréable, spontané, que la situation elle−même l'absence de relations avec les
Guermantes, pourrait bien avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelque tradition de
famille, principe de morale ou voeu mystique lui interdisant nommément la fréquentation des Guermantes.
"Non, reprit−il, expliquant par ses paroles sa propre intonation, non, je ne les connais pas, je n'ai jamais
voulu, j'ai toujours tenu à sauvegarder ma pleine indépendance; au fond je suis une tête jacobine, vous le
savez. Beaucoup de gens sont venus à la rescousse, on me disait que j'avais tort de ne pas aller à Guermantes,
que je me donnais l'air d'un malotru, d'un vieil ours. Mais voilà une réputation qui n'est pas pour m'effrayer,
elle est si vraie! Au fond, je n'aime plus au monde que quelques églises, deux ou trois livres, à peine
davantage de tableaux, et le clair de lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu'à moi l'odeur des
parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent plus." Je ne comprenais pas bien que pour ne pas aller chez
des gens qu'on ne connaît pas, il fût nécessaire de tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvait vous
donner l'air d'un sauvage ou d'un ours. Mais ce que je comprenais c'est que Legrandin n'était pas tout à fait
véridique quand il disait n'aimer que les églises, le clair de lune et la jeunesse; il aimait beaucoup les gens des
châteaux et se trouvait pris devant eux d'une si grande peur de leur déplaire qu'il n'osait pas leur laisser voir
qu'il avait pour amis des bourgeois, des fils de notaires ou d'agents de change, préférant, si la vérité devait se
découvrir, que ce fût en son absence, loin de lui et "par défaut"; il était snob. Sans doute il ne disait jamais
rien de tout cela dans le langage que mes parents et moi−même nous aimions tant. Et si je demandais:
"Connaissez−vous les Guermantes?", Legrandin le causeur répondait: "Non, je n'ai jamais voulu les
connaître." Malheureusement il ne le répondait qu'en second, car un autre Legrandin qu'il cachait
soigneusement au fond de lui, qu'il ne montrait pas, parce que ce Legrandin−là savait sur le nôtre, sur son
snobisme, des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par la blessure du regard, par
le rictus de la bouche, par la gravité excessive du ton de la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin
s'était trouvé en un instant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme: "Hélas! que vous me
faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillez pas la grande douleur de ma vie." Et comme ce
Legrandin enfant terrible, ce Legrandin maître chanteur, s'il n'avait pas le joli langage de l'autre, avait le
verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu'on appelle "réflexes", quand Legrandin le causeur voulait lui
imposer silence, l'autre avait déjà parlé et notre ami avait beau se désoler de la mauvaise impression que les
révélations de son alter ego avaient dû produire, il ne pouvait qu'entreprendre de la pallier.
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II.
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Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne
pouvait pas savoir, au moins par lui−même, qu'il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions
des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n'est que d'eux que nous avons pu l'apprendre.
Sur nous, elles n'agissent que d'une façon seconde, par l'imagination qui substitue aux premiers mobiles des
mobiles de relais qui sont plus décents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d'aller voir souvent
une duchesse. Il chargeait l'imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de
toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s'estimant de céder à cet attrait de l'esprit et de la
vertu qu'ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu'il en était un; car, grâce à l'incapacité où ils
étaient de comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils voyaient en face l'une de l'autre
l'activité mondaine de Legrandin et sa cause première.
Maintenant, à la maison, on n'avait plus aucune illusion sur M. Legrandin, et nos relations avec lui s'étaient
fort espacées. Maman s'amusait infiniment chaque fois qu'elle prenait Legrandin en flagrant délit du péché
qu'il n'avouait pas, qu'il continuait à appeler le péché sans rémission, le snobisme. Mon père, lui, avait de la
peine à prendre les dédains de Legrandin avec tant de détachement et de gaîté; et quand on pensa une année à
m'envoyer passer les grandes vacances à Balbec avec ma grand'mère, il dit: "Il faut absolument que j'annonce
à Legrandin que vous irez à Balbec, pour voir s'il vous offrira de vous mettre en rapport avec sa sœur. Il ne
doit pas se souvenir nous avoir dit qu'elle demeurait à deux kilomètres de là." Ma grand'mère qui trouvait
qu'aux bains de mer il faut être du matin au soir sur la plage à humer le sel et qu'on n'y doit connaître
personne, parce que les visites, les promenades sont autant de pris sur l'air marin, demandait au contraire
qu'on ne parlât pas de nos projets à Legrandin, voyant déjà sa sœur, Mme de Cambremer, débarquant à l'hôtel
au moment où nous serions sur le point d'aller à la pêche et nous forçant à rester enfermés pour la recevoir.
Mais maman riait de ses craintes, pensant à part elle que le danger n'était pas si menaçant, que Legrandin ne
serait pas si pressé de nous mettre en relations avec sa sœur. Or, sans qu'on eût besoin de lui parler de Balbec,
ce fut lui−même, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamais l'intention d'aller de ce côté, vint
se mettre dans le piège un soir où nous le rencontrâmes au bord de la Vivonne.
"Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux, n'est−ce pas, mon compagnon, dit−il à mon
père, un bleu surtout plus floral qu'aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel. Et ce petit nuage
rose n'a−t−il pas aussi un teint de fleur, d'œillet ou d'hydrangéa? Il n'y a guère que dans la Manche, entre
Normandie et Bretagne, que j'ai pu faire de plus riches observations sur cette sorte de règne végétal de
l'atmosphère. Là−bas, près de Balbec, près de ces lieux sauvages, il y a une petite baie d'une douceur
charmante où le coucher de soleil du pays d'Auge, le coucher de soleil rouge et or que je suis loin de
dédaigner, d'ailleurs, est sans caractère, insignifiant; mais dans cette atmosphère humide et douce
s'épanouissent le soir en quelques instants de ces bouquets célestes, bleus et roses, qui sont incomparables et
qui mettent souvent des heures à se faner. D'autres s'effeuillent tout de suite et c'est alors plus beau encore de
voir le ciel entier que jonche la dispersion d'innombrables pétales soufrés ou roses. Dans cette baie, dite
d'opale, les plages d'or semblent plus douces encore pour être attachées comme de blondes Andromèdes à ces
terribles rochers des côtes voisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, où tous les hivers bien
des barques trépassent au péril de la mer. Balbec! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment
Ar−mor, la Mer, la fin de la terre, la région maudite qu'Anatole France, un enchanteur que devrait lire notre
petit ami a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans
l'Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtels se construisent, superposés au sol antique et charmant qu'ils
n'altèrent pas, quel délice d'excursionner à deux pas dans ces régions primitives et si belles."
"Ah! est−ce que vous connaissez quelqu'un à Balbec? dit mon père. Justement ce petit−là doit y aller passer
deux mois avec sa grand'mère et peut−être avec ma femme."
Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où ses yeux étaient fixés sur mon père, ne put les
détourner, mais les attachant de seconde en seconde avec plus d'intensité et tout en souriant tristement sur
les yeux de son interlocuteur, avec un air d'amitié et de franchise et de ne pas craindre de le regarder en face,
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il sembla lui avoir traversé la figure comme si elle fût devenue transparente, et voir en ce moment bien au
delà derrière elle un nuage vivement coloré qui lui créait un alibi mental et qui lui permettrait d'établir qu'au
moment où on lui avait demandé s'il connaissait quelqu'un à Balbec, il pensait à autre chose et n'avait pas
entendu la question. Habituellement de tels regards font dire à l'interlocuteur: "A quoi pensez−vous donc?"
Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit:
"Est−ce que vous avez des amis de ce côté−là, que vous connaissez si bien Balbec?"
Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin atteignit son maximum de tendresse, de
vague, de sincérité et de distraction, mais, pensant sans doute qu'il n'y avait plus qu'à répondre, il nous dit:
"J'ai des amis partout où il y a des groupes d'arbres blessés, mais non vaincus, qui se sont rapprochés pour
implorer ensemble avec une obstination pathétique un ciel inclément qui n'a pas pitié d'eux.
"Ce n'est pas cela que je voulais dire, interrompit mon père, aussi obstiné que les arbres et aussi impitoyable
que le ciel. Je demandais pour le cas où il arriverait n'importe quoi à ma belle−mère et où elle aurait besoin de
ne pas se sentir là−bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde?"
"Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais personne, répondit Legrandin qui ne se rendait
pas si vite; beaucoup les choses et fort peu les personnes. Mais les choses elles−mêmes y semblent des
personnes, des personnes rares, d'une essence délicate et que la vie aurait déçues. Parfois c'est un castel que
vous rencontrez sur la falaise, au bord du chemin où il s'est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore
rose où monte la lune d'or et dont les barques qui rentrent en striant l'eau diaprée hissent à leurs mâts la
flamme et portent les couleurs; parfois c'est une simple maison solitaire, plutôt laide, l'air timide mais
romanesque, qui cache à tous les yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement. Ce
pays sans vérité, ajouta−t−il avec une délicatesse machiavélique, ce pays de pure fiction est d'une mauvaise
lecture pour un enfant, et ce n'est certes pas lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà si
enclin à la tristesse, pour son cœur prédisposé. Les climats de confidence amoureuse et de regret inutile
peuvent convenir au vieux désabusé que je suis, ils sont toujours malsains pour un tempérament qui n'est pas
formé. Croyez−moi, reprit−il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitié bretonne, peuvent exercer
une action sédative, d'ailleurs discutable, sur un cœur qui n'est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la
lésion n'est plus compensée. Elles sont contre−indiquées àvotre âge, petit garçon. Bonne nuit, voisins",
ajouta−t−il en nous quittant avec cette brusquerie évasive dont il avait l'habitude et, se retournant vers nous
avec un doigt levé de docteur, il résuma sa consultation: "Pas de Balbec avant cinquante ans et encore cela
dépend de l'état du cœur", nous cria−t−il.
Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura de questions, ce fut peine inutile: comme
cet escroc érudit qui employait à fabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la centième
partie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative, mais honorable, M. Legrandin, si nous avions insisté
encore, aurait fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie céleste de la basse Normandie,
plutôt que de nous avouer qu'à deux kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur, et d'être obligé à nous
offrir une lettre d'introduction qui n'eût pas été pour lui un tel sujet d'effroi s'il avait été absolument certain,
comme il aurait dû l'être en effet avec l'expérience qu'il avait du caractère de ma grand'mère que nous n'en
aurions pas profité.
...
Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoir faire une visite à ma tante Léonie
avant le dîner. Au commencement de la saison où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du Saint−Esprit, il
y avait encore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et un bandeau de pourpre au fond des bois du
Calvaire qui se reflétait plus loin dans l'étang, rougeur qui, accompagnée souvent d'un froid assez vif,
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s'associait, dans mon esprit, à la rougeur du feu au−dessus duquel rôtissait le poulet qui ferait succéder pour
moi au plaisir poétique donné par la promenade, le plaisir de la gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans
l'été, au contraire, quand nous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore; et pendant la visite que nous
faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui s'abaissait et touchait la fenêtre était arrêtée entre les grands
rideaux et les embrasses, divisée, ramifiée, filtrée, et incrustant de petits morceaux d'or le bois de citronnier
de la commode, illuminait obliquement la chambre avec la délicatesse qu'elle prend dans les sous−bois. Mais
certains jours fort rares, quand nous rentrions, il y avait bien longtemps que la commode avait perdu ses
incrustations momentanées, il n'y avait plus quand nous arrivions rue du Saint−Esprit nul reflet de couchant
étendu sur les vitres et l'étang au pied du calvaire avait perdu sa rougeur, quelquefois il était déjà couleur
d'opale et un long rayon de lune qui allait en s'élargissant et se fendillait de toutes les rides de l'eau le
traversait tout entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous apercevions une forme sur le pas de la porte et
maman me disait:
"Mon dieu! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est inquiète; aussi nous rentrons trop tard."
Et sans avoir pris le temps d'enlever nos affaires, nous montions vite chez ma tante Léonie pour la rassurer et
lui montrer que, contrairement à ce qu'elle imaginait déjà, il ne nous était rien arrivé, mais que nous étions
allés "du côté de Guermantes" et, dame, quand on faisait cette promenade−là, ma tante savait pourtant bien
qu'on ne pouvait jamais être sûr de l'heure à laquelle on serait rentré.
"Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu'ils seraient allés du côté de Guermantes! Mon
dieu! ils doivent avoir une faim! et votre gigot qui doit être tout desséché après ce qu'il a attendu. Aussi
est−ce une heure pour rentrer! comment, vous êtes allés du côté de Guermantes!"
"Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensais que Françoise nous avait vus sortir par
la petite porte du potager."
Car il y avait autour de Combray deux "côtés" pour les promenades, et si opposés qu'on ne sortait pas en effet
de chez nous par la même porte, quand on voulait aller d'un côté ou de l'autre: le côté de
Méséglise−la−Vineuse, qu'on appelait aussi le côté de chez Swann parce qu'on passait devant la propriété de
M. Swann pour aller par là, et le côté de Guermantes. De Méséglise−la−Vineuse, à vrai dire, je n'ai jamais
connu que le "côté" et des gens étrangers qui venaient le dimanche se promener à Combray, des gens que,
cette fois, ma tante elle−même et nous tous ne "connaissions point" et qu'à ce signe on tenait pour "des gens
qui seront venus de Méséglise". Quant à Guermantes je devais un jour en connaître davantage, mais bien plus
tard seulement; et pendant toute mon adolescence, si Méséglise était pour moi quelque chose d'inaccessible
comme l'horizon, dérobé à la vue, si loin qu'on allât, par les plis d'un terrain qui ne ressemblait déjà plus à
celui de Combray, Guermantes lui ne m'est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de son propre
"côté", une sorte d'expression géographique abstraite comme la ligne de l'équateur, comme le pôle, comme
l'orient. Alors, "prendre par Guermantes" pour aller à Méséglise, ou le contraire, m'eût semblé une expression
aussi dénuée de sens que prendre par l'est pour aller à l'ouest. Comme mon père parlait toujours du côté de
Méséglise comme de la plus belle vue de plaine qu'il connût et du côté de Guermantes comme du type de
paysage de rivière, je leur donnais, en les concevant ainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui
n'appartiennent qu'aux créations de notre esprit; la moindre parcelle de chacun d'eux me semblait précieuse et
manifester leur excellence particulière, tandis qu'à côté d'eux, avant qu'on fût arrivé sur le sol sacré de l'un ou
de l'autre, les chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient posés comme l'idéal de la vue de
plaine et l'idéal du paysage de rivière, ne valaient pas plus la peine d'être regardés que par le spectateur épris
d'art dramatique, les petites rues qui avoisinent un théâtre. Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que
leurs distances kilométriques la distance qu'il y avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à
eux, une de ces distances dans l'esprit qui ne font pas qu'éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan.
Et cette démarcation était rendue plus absolue encore parce que cette habitude que nous avions de n'aller
jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une
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fois du côté de Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin l'un de l'autre, inconnaissables l'un à l'autre,
dans les vases clos et sans communication entre eux, d'après−midi différents.
Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas trop tôt et même si le ciel était couvert, parce que
la promenade n'était pas bien longue et n'entraînait pas trop) comme pour aller n'importe où, par la grande
porte de la maison de ma tante sur la rue du Saint−Esprit. On était salué par l'armurier, on jetait ses lettres à la
boîte, on disait en passant à Théodore, de la part de Françoise, qu'elle n'avait plus d'huile ou de café, et l'on
sortait de la ville par le chemin qui passait le long de la barrière blanche du parc de M. Swann. Avant d'y
arriver, nous rencontrions, venue au−devant des étrangers, l'odeur de ses lilas. Eux−mêmes, d'entre les petits
cœurs verts et frais de leurs feuilles, levaient curieusement au−dessus de la barrière du parc leurs panaches de
plumes mauves ou blanches que lustrait, même à l'ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques−uns, à
demi cachés par la petite maison en tuiles appelée maison des Archers, où logeait le gardien, dépassaient son
pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphes du printemps eussent semblé vulgaires, auprès de ces
jeunes houris qui gardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de la Perse. Malgré
mon désir d'enlacer leur taille souple et d'attirer à moi les boucles étoilées de leur tête odorante, nous passions
sans nous arrêter, mes parents n'allant plus à Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour ne pas avoir
l'air de regarder dans le parc, au lieu de prendre le chemin qui longe sa clôture et qui monte directement aux
champs, nous en prenions un autre qui y conduit aussi, mais obliquement, et nous faisait déboucher trop loin.
Un jour, mon grand−père dit à mon père:
"Vous rappelez−vous que Swann a dit hier que, comme sa femme et sa fille partaient pour Reims, il en
profiterait pour aller passer vingt−quatre heures à Paris? Nous pourrions longer le parc, puisque ces dames ne
sont pas là, cela nous abrégerait d'autant."
Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des lilas approchait de sa fin; quelques−uns
effusaient encore en hauts lustres mauves les bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des parties du
feuillage où déferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, se flétrissait, diminuée et
noircie, une écume creuse, sèche et sans parfum. Mon grand−père montrait à mon père en quoi l'aspect des
lieux était resté le même, et en quoi il avait changé, depuis la promenade qu'il avait faite avec M. Swann le
jour de la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pour raconter cette promenade une fois de plus.
Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil vers le château. A droite, au contraire, le
parc s'étendait en terrain plat. Obscurcie par l'ombre des grands arbres qui l'entouraient, une pièce d'eau avait
été creusée par les parents de Swann; mais dans ses créations les plus factices, c'est sur la nature que l'homme
travaille; certains lieux font toujours régner autour d'eux leur empire particulier, arborent leurs insignes
immémoriaux au milieu d'un parc comme ils auraient fait loin de toute intervention humaine, dans une
solitude qui revient partout les entourer, surgie des nécessités de leur exposition et superposée à l'œuvre
humaine. C'est ainsi qu'au pied de l'allée qui dominait l'étang artificiel, s'était composée sur deux rangs,
tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronne naturelle, délicate et bleue qui ceint le front
clair−obscur des eaux, et que le glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait sur
l'eupatoire et la grenouillette au pied mouillé, les fleurs de lis en lambeaux, violettes et jaunes, de son sceptre
lacustre.
Le départ de Mlle Swann qui, en m'ôtant la chance terrible de la voir apparaître dans une allée, d'être connu
et méprisé par la petite fille privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter des cathédrales ,
me rendait la contemplation de Tansonville indifférente la première fois où elle m'était permise, semblait au
contraire ajouter à cette propriété, aux yeux de mon grand−père et de mon père, des commodités, un
agrément passager, et, comme fait pour une excursion en pays de montagnes, l'absence de tout nuage, rendre
cette journée exceptionnellement propice à une promenade de ce côté; j'aurais voulu que leurs calculs fussent
déjoués, qu'un miracle fît apparaître Mlle Swann avec son père, si près de nous, que nous n'aurions pas le
temps de l'éviter et serions obligés de faire sa connaissance. Aussi, quand tout d'un coup, j'aperçus sur l'herbe,
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comme un signe de sa présence possible, un koufin oublié à côté d'une ligne dont le bouchon flottait sur l'eau,
je m'empressai de détourner d'un autre côté, les regards de mon père et de mon grand−père. D'ailleurs Swann
nous ayant dit que c'était mal à lui de s'absenter, car il avait pour le moment de la famille à demeure, la ligne
pouvait appartenir à quelque invité. On n'entendait aucun bruit de pas dans les allées. Divisant la hauteur d'un
arbre incertain, un invisible oiseau s'ingéniait à faire trouver la journée courte, explorait d'une note prolongée,
la solitude environnante, mais il recevait d'elle une réplique si unanime, un choc en retour si redoublé de
silence et d'immobilité qu'on aurait dit qu'il venait d'arrêter pour toujours l'instant qu'il avait cherché à faire
passer plus vite. La lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe que l'on aurait voulu se soustraire à son
attention, et l'eau dormante elle−même, dont des insectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans
doute de quelque Maelstrôm imaginaire, augmentait le trouble où m'avait jeté la vue du flotteur de liège en
semblant l'entraîner à toute vitesse sur les étendues silencieuses du ciel reflété; presque vertical il paraissait
prêt à plonger et déjà je me demandais, si, sans tenir compte du désir et de la crainte que j'avais de la
connaître, je n'avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swann que le poisson mordait, quand il me fallut
rejoindre en courant mon père et mon grand−père qui m'appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivis
dans le petit chemin qui monte vers les champs et où ils s'étaient engagés. Je le trouvai tout bourdonnant de
l'odeur des aubépines. La haie formait comme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de
leurs fleurs amoncelées en reposoir; au−dessous d'elles, le soleil posait à terre un quadrillage de clarté,
comme s'il venait de traverser une verrière; leur parfum s'étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme
que si j'eusse été devant l'autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacune d'un air distrait son
étincelant bouquet d'étamines, fines et rayonnantes nervures de style flamboyant comme celles qui à l'église
ajouraient la rampe du jubé ou les meneaux du vitrail et qui s'épanouissaient en blanche chair de fleur de
fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraient les églantines qui, dans quelques
semaines, monteraient elles aussi en plein soleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage
rougissant qu'un souffle défait.
Mais j'avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu'elle
devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m'unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici
et là, avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme certains intervalles musicaux, elles
m'offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable, mais sans me laisser approfondir
davantage, comme ces mélodies qu'on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. Je
me détournais d'elles un moment, pour les aborder ensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque
sur le talus qui, derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque coquelicot perdu, quelques
bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çà et là de leurs fleurs comme la bordure d'une
tapisserie où apparaît clairsemé le motif agreste qui triomphera sur le panneau; rares encore, espacés comme
les maisons isolées qui annoncent déjà l'approche d'un village, ils m'annonçaient l'immense étendue où
déferlent les blés, où moutonnent les nuages, et la vue d'un seul coquelicot hissant au bout de son cordage et
faisant cingler au vent sa flamme rouge, au−dessus de sa bouée graisseuse et noire, me faisait battre le cœur,
comme au voyageur qui aperçoit sur une terre basse une première barque échouée que répare un calfat, et
s'écrie, avant de l'avoir encore vue: "La Mer!"
Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs−d'œuvre dont on croit qu'on saura mieux les
voir quand on a cessé un moment de les regarder, mais j'avais beau me faire un écran de mes mains pour
n'avoir qu'elles sous les yeux, le sentiment qu'elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en
vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles ne m'aidaient pas à l'éclaircir, et je ne pouvais
demander à d'autres fleurs de le satisfaire. Alors, me donnant cette joie que nous éprouvons quand nous
voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de celles que nous connaissions, ou bien si l'on nous
mène devant un tableau dont nous n'avions vu jusque−là qu'une esquisse au crayon, si un morceau entendu
seulement au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l'orchestre, mon grand−père m'appelant et
me désignant la haie de Tansonville, me dit: "Toi qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose;
est−elle jolie!" En effet c'était une épine, mais rose, plus belle encore que les blanches. Elle aussi avait une
parure de fête, de ces seules vraies fêtes que sont les fêtes religieuses, puisqu'un caprice contingent ne les
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applique pas comme les fêtes mondaines à un jour quelconque qui ne leur est pas spécialement destiné, qui
n'a rien d'essentiellement férié, mais une parure plus riche encore, car les fleurs attachées sur la branche, les
unes au−dessus des autres, de manière à ne laisser aucune place qui ne fût décorée, comme des pompons qui
enguirlandent une houlette rococo, étaient "en couleur", par conséquent d'une qualité supérieure selon
l'esthétique de Combray si l'on en jugeait par l'échelle des prix dans le "magasin" de la Place ou chez Camus
où étaient plus chers ceux des biscuits qui étaient roses. Moi−même j'appréciais plus le fromage à la crème
rose, celui où l'on m'avait permis d'écraser des fraises. Et justement ces fleurs avaient choisi une de ces
teintes de chose mangeable, ou de tendre embellissement à une toilette pour une grande fête, qui, parce
qu'elles leur présentent la raison de leur supériorité, sont celles qui semblent belles avec le plus d'évidence
aux yeux des enfants, et à cause de cela, gardent toujours pour eux quelque chose de plus vif et de plus
naturel que les autres teintes, même lorsqu'ils ont compris qu'elles ne promettaient rien à leur gourmandise et
n'avaient pas été choisies par la couturière. Et certes, je l'avais tout de suite senti, comme devant les épines
blanches mais avec plus d'émerveillement, que ce n'était pas facticement, par un artifice de fabrication
humaine, qu'était traduite l'intention de festivité dans les fleurs, mais que c'était la nature qui, spontanément,
l'avait exprimée avec la naïveté d'une commerçante de village travaillant pour un reposoir, en surchargeant
l'arbuste de ces rosettes d'un ton trop tendre et d'un pompadour provincial. Au haut des branches, comme
autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans des papiers en dentelles, dont aux grandes fêtes on faisait
rayonner sur l'autel les minces fusées, pullulaient mille petits boutons d'une teinte plus pâle qui, en
s'entr'ouvrant, laissaient voir, comme au fond d'une coupe de marbre rose, de rouges sanguines et trahissaient
plus encore que les fleurs, l'essence particulière, irrésistible, de l'épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où
elle allait fleurir, ne le pouvait qu'en rose. Intercalé dans la haie, mais aussi différent d'elle qu'une jeune fille
en robe de fête au milieu de personnes en négligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie,
dont il semblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose, l'arbuste catholique et
délicieux.
La haie laissait voir à l'intérieur du parc une allée bordée de jasmins, de pensées et de verveines entre
lesquelles des giroflées ouvraient leur bourse fraîche, du rose odorant et passé d'un cuir ancien de Cordoue,
tandis que sur le gravier un long tuyau d'arrosage peint en vert, déroulant ses circuits, dressait aux points où il
était percé au−dessus des fleurs, dont il imbibait les parfums, l'éventail vertical et prismatique de ses
gouttelettes multicolores. Tout à coup, je m'arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quand une vision
ne s'adresse pas seulement à nos regards, mais requiert des perceptions plus profondes et dispose de notre être
tout entier. Une fillette d'un blond roux qui avait l'air de rentrer de promenade et tenait à la main une bêche de
jardinage, nous regardait, levant son visage semé de taches roses. Ses yeux noirs brillaient et comme je ne
savais pas alors, ni ne l'ai appris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, comme je
n'avais pas, ainsi qu'on dit, assez "d'esprit d'observation" pour dégager la notion de leur couleur, pendant
longtemps, chaque fois que je repensai à elle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme
celui d'un vif azur, puisqu'elle était blonde: de sorte que, peut−être si elle n'avait pas eu des yeux aussi noirs,
ce qui frappait tant la première fois qu'on la voyait je n'aurais pas été, comme je le fus, plus
particulièrement amoureux, en elle, de ses yeux bleus.
Je la regardais, d'abord de ce regard qui n'est pas que le porte−parole des yeux, mais à la fenêtre duquel se
penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés, le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu'il
regarde et l'âme avec lui; puis, tant j'avais peur que d'une seconde à l'autre mon grand−père et mon père,
apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner en me disant de courir un peu devant eux, d'un second regard,
inconsciemment supplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me connaître! Elle jeta en
avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance de mon grand'père et de mon père, et sans doute l'idée
qu'elle en rapporta fut celle que nous étions ridicules, car elle se détourna et d'un air indifférent et
dédaigneux, se plaça de côté pour épargner à son visage d'être dans leur champ visuel; et tandis que
continuant à marcher et ne l'ayant pas aperçue, ils m'avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur
longueur dans ma direction, sans expression particulière, sans avoir l'air de me voir, mais avec une fixité et
un sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d'après les notions que l'on m'avait données sur la bonne
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II.
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éducation, que comme une preuve d'outrageant mépris; et sa main esquissait en même temps un geste
indécent, auquel quand il était adressé en public à une personne qu'on ne connaissait pas, le petit dictionnaire
de civilité que je portais en moi ne donnait qu'un seul sens, celui d'une intention insolente.
"Allons, Gilberte, viens; qu'est−ce que tu fais, cria d'une voix perçante et autoritaire une dame en blanc que je
n'avais pas vue, et à quelque distance de laquelle un Monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas,
fixait sur moi des yeux qui lui sortaient de la tête; et cessant brusquement de sourire, la jeune fille prit sa
bêche et s'éloigna sans se retourner de mon côté, d'un air docile, impénétrable et sournois.
Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talisman qui me permettait peut−être de
retrouver un jour celle dont il venait de faire une personne et qui, l'instant d'avant, n'était qu'une image
incertaine. Ainsi passa−t−il, proféré au−dessus des jasmins et des giroflées, aigre et frais comme les gouttes
de l'arrosoir vert; imprégnant, irisant la zone d'air pur qu'il avait traversée et qu'il isolait, du mystère de la
vie de celle qu'il désignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle; déployant sous
l'épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence de leur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle,
avec l'inconnu de sa vie où je n'entrerais pas.
Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand−père murmurait: "Ce pauvre Swann, quel rôle
ils lui font jouer: on le fait partir pour qu'elle reste seule avec son Charlus, car c'est lui, je l'ai reconnu! Et
cette petite, mêlée à toute cette infamie!") l'impression laissée en moi par le ton despotique avec lequel la
mère de Gilberte lui avait parlé sans qu'elle répliquât, en me la montrant comme forcée d'obéir à quelqu'un,
comme n'étant pas supérieure à tout, calma un peu ma souffrance, me rendit quelque espoir et diminua mon
amour. Mais bien vite cet amour s'éleva de nouveau en moi comme une réaction par quoi mon cœur humilié
voulait se mettre de niveau avec Gilberte ou l'abaisser jusqu'à lui. Je l'aimais, je regrettais de ne pas avoir eu
le temps et l'inspiration de l'offenser, de lui faire mal, et de la forcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si
belle que j'aurais voulu pouvoir revenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les épaules: "Comme je vous
trouve laide, grotesque, comme vous me répugnez!" Cependant je m'éloignais, emportant pour toujours,
comme premier type d'un bonheur inaccessible aux enfants de mon espèce de par des lois naturelles
impossibles à transgresser, l'image d'une petite fille rousse, à la peau semée de taches roses, qui tenait une
bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longs regards sournois et inexpressifs. Et déjà le charme dont son
nom avait encensé cette place sous les épines roses où il avait été entendu ensemble par elle et par moi, allait
gagner, enduire, embaumer, tout ce qui l'approchait, ses grands−parents que les miens avaient eu l'ineffable
bonheur de connaître, la sublime profession d'agent de change, le douloureux quartier des Champs−Élysées
qu'elle habitait à Paris.
"Léonie, dit mon grand−père en rentrant, j'aurais voulu t'avoir avec nous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas
Tansonville. Si j'avais osé, je t'aurais coupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant." Mon
grand−père racontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la distraire, soit qu'on n'eût pas perdu
tout espoir d'arriver à la faire sortir. Or elle aimait beaucoup autrefois cette propriété, et d'ailleurs les visites
de Swann avaient été les dernières qu'elle avait reçues, alors qu'elle fermait déjà sa porte à tout le monde. Et
de même que quand il venait maintenant prendre de ses nouvelles (elle était la seule personne de chez nous
qu'il demandât encore à voir), elle lui faisait répondre qu'elle était fatiguée, mais qu'elle le laisserait entrer la
prochaine fois, de même elle dit ce soir−là: "Oui, un jour qu'il fera beau, j'irai en voiture jusqu'à la porte du
parc." C'est sincèrement qu'elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville; mais le désir qu'elle en
avait suffisait à ce qui lui restait de forces; sa réalisation les eût excédées. Quelquefois le beau temps lui
rendait un peu de vigueur, elle se levait, s'habillait; la fatigue commençait avant qu'elle fût passée dans l'autre
chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle plus tôt seulement que cela n'arrive
d'habitude, c'est ce grand renoncement de la vieillesse qui se prépare à la mort, s'enveloppe dans sa
chrysalide, et qu'on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entre les anciens amants qui
se sont le plus aimés, entre les amis unis par les liens les plus spirituels et qui à partir d'une certaine année
cessent de faire le voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s'écrire et savent qu'ils ne
Du Côté de Chez Swann
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communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitement savoir qu'elle ne reverrait pas Swann,
qu'elle ne quitterait plus jamais la maison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée
pour la raison même qui selon nous aurait dû la lui rendre plus douloureuse: c'est que cette réclusion lui était
imposée par la diminution qu'elle pouvait constater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque
action, de chaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle à l'inaction, à l'isolement,
au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.
Ma tante n'alla pas voir la haie d'épines roses, mais à tous moments je demandais à mes parents si elle n'irait
pas, si autrefois elle allait souvent à Tansonville, tâchant de les faire parler des parents et grands−parents de
Mlle Swann qui me semblaient grands comme des Dieux. Ce nom, devenu pour moi presque mythologique,
de Swann, quand je causais avec mes parents, je languissais du besoin de le leur entendre dire, je n'osais pas
le prononcer moi−même, mais je les entraînais sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille, qui la
concernaient, où je ne me sentais pas exilé trop loin d'elle; et je contraignais tout d'un coup mon père, en
feignant de croire par exemple que la charge de mon grand−père avait été déjà avant lui dans notre famille,
ou que la haie d'épines roses que voulait voir ma tante Léonie se trouvait en terrain communal, à rectifier mon
assertion, à me dire, comme malgré moi, comme de lui−même: "Mais non, cette charge−là était au père de
Swann, cette haie fait partie du parc de Swann ." Alors j'étais obligé de reprendre ma respiration, tant, en se
posant sur la place où il était toujours écrit en moi, pesait à m'étouffer ce nom qui, au moment où je
l'entendais, me paraissait plus plein que tout autre, parce qu'il était lourd de toutes les fois où, d'avance, je
l'avais mentalement proféré. Il me causait un plaisir que j'étais confus d'avoir osé réclamer à mes parents, car
ce plaisir était si grand qu'il avait dû exiger d'eux pour qu'ils me le procurassent beaucoup de peine, et sans
compensation, puisqu'il n'était pas un plaisir pour eux. Aussi je détournais la conversation par discrétion. Par
scrupule aussi. Toutes les séductions singulières que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvais en lui
dès qu'ils le prononçaient. Il me semblait alors tout d'un coup que mes parents ne pouvaient pas ne pas les
ressentir, qu'ils se trouvaient placés à mon point de vue, qu'ils apercevaient à leur tour, absolvaient,
épousaient mes rêves, et j'étais malheureux comme si je les avais vaincus et dépravés.
Cette année−là, quand, un peu plus tôt que d'habitude, mes parents eurent fixé le jour de rentrer à Paris, le
matin du départ, comme on m'avait fait friser pour être photographié, coiffer avec précaution un chapeau que
je n'avais encore jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m'avoir cherché partout, ma mère me
trouva en larmes dans le petit raidillon, contigu à Tansonville, en train de dire adieu aux aubépines, entourant
de mes bras les branches piquantes, et, comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains
ornements, ingrat envers l'importune main qui en formant tous ces nœuds avait pris soin sur mon front
d'assembler mes cheveux, foulant aux pieds mes papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut
pas touchée par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffe défoncée et de la douillette
perdue. Je ne l'entendis pas: "O mes pauvres petites aubépines, disais−je en pleurant, ce n'est pas vous qui
voudriez me faire du chagrin, me forcer à partir. Vous, vous ne m'avez jamais fait de peine! Aussi je vous
aimerai toujours." Et, essuyant mes larmes, je leur promettais, quand je serais grand, de ne pas imiter la vie
insensée des autres hommes et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu d'aller faire des visites et écouter
des niaiseries, de partir dans la campagne voir les premières aubépines.
Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le reste de la promenade qu'on faisait du côté de
Méséglise. Ils étaient perpétuellement parcourus, comme par un chemineau invisible, par le vent qui était
pour moi le génie particulier de Combray. Chaque année, le jour de notre arrivée, pour sentir que j'étais bien à
Combray, je montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir à sa suite. On avait toujours
le vent à côté de soi du côté de Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des lieues il ne rencontre
aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann allait souvent à Laon passer quelques jours et, bien que
ce fût à plusieurs lieues, la distance se trouvant compensée par l'absence de tout obstacle, quand, par les
chauds après−midi, je voyais un même souffle, venu de l'extrême horizon, abaisser les blés les plus éloignés,
se propager comme un flot sur toute l'immense étendue et venir se coucher, murmurant et tiède, parmi les
sainfoins et les trèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous était commune à tous deux semblait nous
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rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprès d'elle, que c'était quelque message d'elle
qu'il me chuchotait sans que je pusse le comprendre, et je l'embrassais au passage. A gauche était un village
qui s'appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé). Sur la droite, on apercevait par delà les blés, les
deux clochers ciselés et rustiques de Saint−André−des−Champs, eux−mêmes effilés, écailleux, imbriqués
d'alvéoles, guillochés, jaunissants et grumeleux, comme deux épis.
A intervalles symétriques, au milieu de l'inimitable ornementation de leurs feuilles qu'on ne peut confondre
avec la feuille d'aucun autre arbre fruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin blanc ou
suspendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C'est du côté de Méséglise que j'ai remarqué
pour la première fois l'ombre ronde que les pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi ces soies d'or
impalpable que le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais mon père interrompre de sa
canne sans les faire jamais dévier.
Parfois dans le ciel de l'après−midi passait la lune blanche comme une nuée, furtive, sans éclat, comme une
actrice dont ce n'est pas l'heure de jouer et qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment ses
camarades, s'effaçant, ne voulant pas qu'on fasse attention à elle. J'aimais à retrouver son image dans des
tableaux et dans des livres, mais ces œuvres d'art étaient bien différentes du moins pendant les premières
années, avant que Bloch eût accoutumé mes yeux et ma pensée à des harmonies plus subtiles de celles où la
lune me paraîtrait belle aujourd'hui et où je ne l'eusse pas reconnue alors. C'était, par exemple, quelque roman
de Saintine, un paysage de Gleyre où elle découpe nettement sur le ciel une faucille d'argent, de ces œuvres
naïvement incomplètes comme étaient mes propres impressions et que les sœurs de ma grand'mère
s'indignaient de me voir aimer. Elles pensaient qu'on doit mettre devant les enfants, et qu'ils font preuve de
goût en aimant d'abord, les œuvres que, parvenu à la maturité, on admire définitivement. C'est sans doute
qu'elles se figuraient les mérites esthétiques comme des objets matériels qu'un œil ouvert ne peut faire
autrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d'en mûrir lentement des équivalents dans son propre cœur.
C'est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située au bord d'une grande mare et adossée à un talus
buissonneux que demeurait M. Vinteuil. Aussi croisait−on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à
toute allure. A partir d'une certaine année on ne la rencontra plus seule, mais avec une amie plus âgée, qui
avait mauvaise réputation dans le pays et qui un jour s'installa définitivement à Montjouvain. On disait:
"Faut−il que ce pauvre M. Vinteuil soit aveuglé par la tendresse pour ne pas s'apercevoir de ce qu'on raconte,
et permettre à sa fille, lui qui se scandalise d'une parole déplacée , de faire vivre sous son toit une femme
pareille. Il dit que c'est une femme supérieure, un grand cœur et qu'elle aurait eu des dispositions
extraordinaires pour la musique si elle les avait cultivées. Il peut être sûr que ce n'est pas de musique qu'elle
s'occupe avec sa fille." M. Vinteuil le disait; et il est en effet remarquable combien une personne excite
toujours d'admiration pour ses qualités morales chez les parents de toute autre personne avec qui elle a des
relations charnelles. L'amour physique, si injustement décrié, force tellement tout être à manifester jusqu'aux
moindres parcelles qu'il possède de bonté, d'abandon de soi, qu'elles resplendissent jusqu'aux yeux de
l'entourage immédiat. Le docteur Percepied à qui sa grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenir tant
qu'il voulait le rôle de perfide dont il n'avait pas le physique, sans compromettre en rien sa réputation
inébranlable et imméritée de bourru bienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout le monde en disant
d'un ton rude: "Hé bien! il paraît qu'elle fait de la musique avec son amie, Mlle Vinteuil. Ça a l'air de vous
étonner. Moi je sais pas. C'est le père Vinteuil qui m'a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le droit
d'aimer la musique, c'te fille. Moi je ne suis pas pour contrarier les vocations artistiques des enfants. Vinteuil
non plus à ce qu'il paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique avec l'amie de sa fille. Ah! sapristi on en fait
une musique dans c'te boîte−là. Mais qu'est−ce que vous avez à rire; mais ils font trop de musique ces gens.
L'autre jour j'ai rencontré le père Vinteuil près du cimetière. Il ne tenait pas sur ses jambes."
Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil éviter les personnes qu'il connaissait, se
détourner quand il les apercevait, vieillir en quelques mois, s'absorber dans son chagrin, devenir incapable de
tout effort qui n'avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des journées entières devant la
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tombe de sa femme, il eût été difficile de ne pas comprendre qu'il était en train de mourir de chagrin, et de
supposer qu'il ne se rendait pas compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut−être même y
ajoutait−il foi. Il n'est peut−être pas une personne, si grande que soit sa vertu, que la complexité des
circonstances ne puisse amener à vivre un jour dans la familiarité du vice qu'elle condamne le plus
formellement, sans qu'elle le reconnaisse d'ailleurs tout à fait sous le déguisement de faits particuliers qu'il
revêt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir: paroles bizarres, attitude inexplicable, un certain soir,
de tel être qu'elle a par ailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuil il devait
entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignation à une de ces situations qu'on croit à tort
être l'apanage exclusif du monde de la bohème: elles se produisent chaque fois qu'a besoin de se réserver la
place et la sécurité qui lui sont nécessaires, un vice que la nature elle−même fait épanouir chez un enfant,
parfois rien qu'en mêlant les vertus de son père et de sa mère, comme la couleur de ses yeux. Mais de ce que
M. Vinteuil connaissait peut−être la conduite de sa fille, il ne s'ensuit pas que son culte pour elle en eût été
diminué. Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n'ont pas fait naître celles−ci,
ils ne les détruisent pas; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir, et une
avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sans interruption dans une famille, ne la fera pas douter
de la bonté de son Dieu ou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille et à
lui−même du point de vue du monde, du point de vue de leur réputation, quand il cherchait à se situer avec
elle au rang qu'ils occupaient dans l'estime générale, alors ce jugement d'ordre social, il le portait exactement
comme l'eût fait l'habitant de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyait avec sa fille dans le dernier
bas−fond, et ses manières en avaient reçu depuis peu cette humilité, ce respect pour ceux qui se trouvaient
au−dessus de lui et qu'il voyait d'en bas (eussent−ils été fort au−dessous de lui jusque−là), cette tendance à
chercher à remonter jusqu'à eux, qui est une résultante presque mécanique de toutes les déchéances. Un jour
que nous marchions avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui débouchait d'une autre, s'était
trouvé trop brusquement en face de nous pour avoir le temps de nous éviter; et Swann avec cette orgueilleuse
charité de l'homme du monde qui, au milieu de la dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dans
l'infamie d'autrui qu'une raison d'exercer envers lui une bienveillance dont les témoignages chatouillent
d'autant plus l'amour−propre de celui qui les donne, qu'il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait
longuement causé avec M. Vinteuil, à qui, jusque−là il n'adressait pas la parole, et lui avait demandé avant de
nous quitter s'il n'enverrait pas un jour sa fille jouer à Tansonville. C'était une invitation qui, il y a deux ans,
eût indigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le remplissait de sentiments si reconnaissants qu'il se croyait
obligé par eux, à ne pas avoir l'indiscrétion de l'accepter. L'amabilité de Swann envers sa fille lui semblait
être en soi−même un appui si honorable et si délicieux qu'il pensait qu'il valait peut−être mieux ne pas s'en
servir, pour avoir la douceur toute platonique de le conserver.
"Quel homme exquis, nous dit−il, quand Swann nous eut quittés, avec la même enthousiaste vénération qui
tient de spirituelles et jolies bourgeoises en respect et sous le charme d'une duchesse, fût−elle laide et sotte.
Quel homme exquis! Quel malheur qu'il ait fait un mariage tout à fait déplacé."
Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d'hypocrisie et dépouillent en causant avec une personne
l'opinion qu'ils ont d'elle et expriment dès qu'elle n'est plus là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuil le
mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (par cela même qu'ils les invoquaient en
commun avec lui, en braves gens de même acabit) ils avaient l'air de sous−entendre qu'il n'était pas
contrevenu à Montjouvain. M. Vinteuil n'envoya pas sa fille chez Swann. Et celui−ci fût le premier à le
regretter. Car chaque fois qu'il venait de quitter M. Vinteuil, il se rappelait qu'il avait depuis quelque temps
un renseignement à lui demander sur quelqu'un qui portait le même nom que lui, un de ses parents, croyait−il.
Et cette fois−là il s'était bien promis de ne pas oublier ce qu'il avait à lui dire, quand M. Vinteuil enverrait sa
fille à Tansonville.
Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue des deux que nous faisions autour de
Combray et qu'à cause de cela on la réservait pour les temps incertains, le climat du côté de Méséglise était
assez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisière des bois de Roussainville dans l'épaisseur desquels
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II.
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nous pourrions nous mettre à couvert.
Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui déformait son ovale et dont il jaunissait la bordure. L'éclat,
mais non la clarté, était enlevé à la campagne où toute vie semblait suspendue, tandis que le petit village de
Roussainville sculptait sur le ciel le relief de ses arêtes blanches avec une précision et un fini accablants. Un
peu de vent faisait envoler un corbeau qui retombait dans le lointain, et, contre le ciel blanchissant, le lointain
des bois paraissait plus bleu, comme peint dans ces camaïeux qui décorent les trumeaux des anciennes
demeures.
Mais d'autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous avait menacés le capucin que l'opticien avait à sa
devanture; les gouttes d'eau comme des oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous ensemble, descendaient
à rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent point, elles ne vont pas à l'aventure pendant la rapide traversée,
mais chacune tenant sa place, attire à elle celle qui la suit et le ciel en est plus obscurci qu'au départ des
hirondelles. Nous nous réfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini, quelques−unes, plus débiles,
plus lentes, arrivaient encore. Mais nous ressortions de notre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages, et
la terre était déjà presque séchée que plus d'une s'attardait à jouer sur les nervures d'une feuille, et suspendue
à la pointe, reposée, brillant au soleil, tout d'un coup se laissait glisser de toute la hauteur de la branche et
nous tombait sur le nez.
Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle−mêle avec les Saints et les Patriarches de pierre sous le porche
de Saint−André−des−Champs. Que cette église était française! Au−dessus de la porte, les Saints, les
rois−chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et de funérailles, étaient représentés comme ils
pouvaient l'être dans l'âme de Françoise. Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes relatives à Aristote
et à Virgile de la même façon que Françoise à la cuisine parlait volontiers de saint Louis comme si elle l'avait
personnellement connu, et généralement pour faire honte par la comparaison à mes grands−parents moins
"justes". On sentait que les notions que l'artiste médiéval et la paysanne médiévale (survivant au XlXe siècle)
avaient de l'histoire ancienne ou chrétienne, et qui se distinguaient par autant d'inexactitude que de bonhomie,
ils les tenaient non des livres, mais d'une tradition à la fois antique et directe, ininterrompue, orale, déformée,
méconnaissable et vivante. Une autre personnalité de Combray que je reconnaissais aussi, virtuelle et
prophétisée, dans la sculpture gothique de Saint−André−des−Champs c'était le jeune Théodore, le garçon de
chez Camus. Françoise sentait d'ailleurs si bien en lui un pays et un contemporain que, quand ma tante Léonie
était trop malade pour que Françoise pût suffire à la retourner dans son lit, à la porter dans son fauteuil, plutôt
que de laisser la fille de cuisine monter se faire "bien voir" de ma tante, elle appelait Théodore. Or, ce garçon
qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, était tellement rempli de l'âme qui avait décoré
Saint−André−des−Champs et notamment des sentiments de respect que Françoise trouvait dus aux "pauvres
malades", à "sa pauvre maîtresse", qu'il avait pour soulever la tête de ma tante sur son oreiller la mine naïve
et zélée des petits anges des bas−reliefs, s'empressant, un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante,
comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres et nus, ainsi que sont les bois en hiver, n'étaient qu'un
ensommeillement, qu'une réserve, prête à refleurir dans la vie en innombrables visages populaires, révérends
et futés comme celui de Théodore, enluminés de la rougeur d'une pomme mûre. Non plus appliquée à la
pierre comme ces petits anges, mais détachée du porche, d'une stature plus qu'humaine, debout sur un socle
comme sur un tabouret qui lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, une sainte avait les joues pleines, le
sein ferme et qui gonflait la draperie comme une grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court
et mutin, les prunelles enfoncées, l'air valide, insensible et courageux des paysannes de la contrée. Cette
ressemblance qui insinuait dans la statue une douceur que je n'y avais pas cherchée, était souvent certifiée par
quelque fille des champs, venue comme nous se mettre à couvert et dont la présence, pareille à celle de ces
feuillages pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages sculptés, semblait destinée à permettre, par une
confrontation avec la nature, de juger de la vérité de l'œuvre d'art. Devant nous, dans le lointain, terre promise
ou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n'ai jamais pénétré, Roussainville, tantôt, quand la pluie
avait déjà cessé pour nous, continuait à être châtié comme un village de la Bible par toutes les lances de
l'orage qui flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien était déjà pardonné par Dieu le
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II.
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Père qui faisait descendre vers lui, inégalement longues, comme les rayons d'un ostensoir d'autel, les tiges
d'or effrangées de son soleil reparu.
Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait rentrer et rester enfermé dans la maison. Çà et là au loin
dans la campagne que l'obscurité et l'humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons isolées, accrochées
au flanc d'une colline plongée dans la nuit et dans l'eau, brillaient comme des petits bateaux qui ont replié
leurs voiles et sont immobiles au large pour toute la nuit. Mais qu'importait la pluie, qu'importait l'orage!
L'été, le mauvais temps n'est qu'une humeur passagère, superficielle, du beau temps sous−jacent et fixe, bien
différent du beau temps instable et fluide de l'hiver et qui, au contraire, installé sur la terre où il s'est solidifié
en denses feuillages sur lesquels la pluie peut s'égoutter sans compromettre la résistance de leur permanente
joie, a hissé pour toute la saison, jusque dans les rues du village, aux murs des maisons et des jardins, ses
pavillons de soie violette ou blanche. Assis dans le petit salon, où j'attendais l'heure du dîner en lisant,
j'entendais l'eau dégoutter de nos marronniers, mais je savais que l'averse ne faisait que vernir leurs feuilles et
qu'ils promettaient de demeurer là, comme des gages de l'été, toute la nuit pluvieuse, à assurer la continuité
du beau temps; qu'il avait beau pleuvoir, demain, au−dessus de la barrière blanche de Tansonville,
onduleraient, aussi nombreuses, de petites feuilles en forme de cœur; et c'est sans tristesse que j'apercevais le
peuplier de la rue des Perchamps adresser à l'orage des supplications et des salutations désespérées; c'est sans
tristesse que j'entendais au fond du jardin les derniers roulements du tonnerre roucouler dans les lilas.
Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents renonçaient à la promenade et je ne sortais pas. Mais je
pris ensuite l'habitude d'aller, ces jours−là, marcher seul du côté de Méséglise−la−Vineuse, dans l'automne où
nous dûmes venir à Combray pour la succession de ma tante Léonie, car elle était enfin morte, faisant
triompher à la fois ceux qui prétendaient que son régime affaiblissant finirait par la tuer, et non moins les
autres qui avaient toujours soutenu qu'elle souffrait d'une maladie non pas imaginaire mais organique, à
l'évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligés de se rendre quand elle y aurait succombé; et ne
causant par sa mort de grande douleur qu'à un seul être, mais à celui−là, sauvage. Pendant les quinze jours
que dura la dernière maladie de ma tante, Françoise ne la quitta pas un instant, ne se déshabilla pas, ne laissa
personne lui donner aucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut enterré. Alors nous comprîmes que
cette sorte de crainte où Françoise avait vécu des mauvaises paroles, des soupçons, des colères de ma tante
avait développé chez elle un sentiment que nous avions pris pour de la haine et qui était de la vénération et de
l'amour. Sa véritable maîtresse, aux décisions impossibles à prévoir, aux ruses difficiles à déjouer, au bon
cœur facile à fléchir, sa souveraine, son mystérieux et tout−puissant monarque n'était plus. A côté d'elle nous
comptions pour bien peu de chose. Il était loin le temps où quand nous avions commencé à venir passer nos
vacances à Combray, nous possédions autant de prestige que ma tante aux yeux de Françoise. Cet
automne−là tout occupés des formalités à remplir, des entretiens avec les notaires et avec les fermiers, mes
parents n'ayant guère de loisir pour faire des sorties que le temps d'ailleurs contrariait, prirent l'habitude de
me laisser aller me promener sans eux du côté de Méséglise, enveloppé dans un grand plaid qui me protégeait
contre la pluie et que je jetais d'autant plus volontiers sur mes épaules que je sentais que ses rayures
écossaises scandalisaient Françoise, dans l'esprit de qui on n'aurait pu faire entrer l'idée que la couleur des
vêtements n'a rien à faire avec le deuil et à qui d'ailleurs le chagrin que nous avions de la mort de ma tante
plaisait peu, parce que nous n'avions pas donné de grand repas funèbre, que nous ne prenions pas un son de
voix spécial pour parler d'elle, que même parfois je chantonnais. Je suis sûr que dans un livre et en cela
j'étais bien moi−même comme Françoise cette conception du deuil d'après la Chanson de Roland et le
portail de Saint−André−des−Champs m'eût été sympathique. Mais dès que Françoise était auprès de moi, un
démon me poussait à souhaiter qu'elle fût en colère, je saisissais le moindre prétexte pour lui dire que je
regrettais ma tante parce que c'était une bonne femme, malgré ses ridicules, mais nullement parce que c'était
ma tante, qu'elle eût pu être ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune peine, propos qui
m'eussent semblé ineptes dans un livre.
Si alors Françoise remplie comme un poète d'un flot de pensées confuses sur le chagrin, sur les souvenirs de
famille, s'excusait de ne pas savoir répondre à mes théories et disait: "Je ne sais pas m'esprimer", je
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II.
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triomphais de cet aveu avec un bon sens ironique et brutal digne du docteur Percepied; et si elle ajoutait:
"Elle était tout de même de la parentèse, il reste toujours le respect qu'on doit à la parentèse", je haussais les
épaules et je me disais: "Je suis bien bon de discuter avec une illettrée qui fait des cuirs pareils", adoptant
ainsi pour juger Françoise le point de vue mesquin d'hommes dont ceux qui les méprisent le plus dans
l'impartialité de la méditation, sont fort capables de tenir le rôle quand ils jouent une des scènes vulgaires de
la vie.
Mes promenades de cet automne−là furent d'autant plus agréables que je les faisais après de longues heures
passées sur un livre. Quand j'étais fatigué d'avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon plaid sur mes
épaules, je sortais: mon corps obligé depuis longtemps de garder l'immobilité, mais qui s'était chargé sur
place d'animation et de vitesse accumulées, avait besoin ensuite, comme une toupie qu'on lâche, de les
dépenser dans toutes les directions. Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbres du bois de
Roussainville, les buissons auxquels s'adosse Montjouvain, recevaient des coups de parapluie ou de canne,
entendaient des cris joyeux, qui n'étaient, les uns et les autres, que des idées confuses qui m'exaltaient et qui
n'ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré à un lent et difficile éclaircissement, le plaisir
d'une dérivation plus aisée vers une issue immédiate. La plupart des prétendues traductions de ce que nous
avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en le faisant sortir de nous sous une forme indistincte qui
ne nous apprend pas à le connaître. Quand j'essaye de faire le compte de ce que je dois au côté de Méséglise,
des humbles découvertes dont il fût le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur, je me rappelle que c'est, cet
automne−là, dans une de ces promenades, près du talus broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus
frappé pour la première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expression habituelle. Après une
heure de pluie et de vent contre lesquels j'avais lutté avec allégresse, comme j'arrivais au bord de la mare de
Montjouvain devant une petite cahute recouverte en tuiles où le jardinier de M. Vinteuil serrait ses
instruments de jardinage, le soleil venait de reparaître, et ses dorures lavées par l'averse reluisaient à neuf
dans le ciel, sur les arbres, sur le mur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel se
promenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbes folles qui avaient poussé dans la
paroi du mur, et les plumes de duvet de la poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré de son
souffle jusqu'à l'extrémité de leur longueur, avec l'abandon de choses inertes et légères. Le toit de tuile faisait
dans la mare, que le soleil rendait de nouveau réfléchissante, une marbrure rose, à laquelle je n'avais encore
jamais fait attention. Et voyant sur l'eau et à la face du mur un pâle sourire répondre au sourire du ciel, je
m'écriai dans mon enthousiasme en brandissant mon parapluie refermé: "Zut, zut, zut, zut." Mais en même
temps je sentis que mon devoir eût été de ne pas m'en tenir à ces mots opaques et de tâcher de voir plus clair
dans mon ravissement.
Et c'est à ce moment−là encore, grâce à un paysan qui passait, l'air déjà d'être d'assez mauvaise humeur, qui
le fut davantage quand il faillit recevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mes
"beau temps, n'est−ce pas, il fait bon marcher", que j'appris que les mêmes émotions ne se produisent pas
simultanément, dans un ordre préétabli, chez tous les hommes. Plus tard chaque fois qu'une lecture un peu
longue m'avait mis en humeur de causer, le camarade à qui je brûlais d'adresser la parole venait justement de
se livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant qu'on le laissât lire tranquille. Si je venais de
penser à mes parents avec tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les plus propres à leur faire
plaisir, ils avaient employé le même temps à apprendre une peccadille que j'avais oubliée et qu'ils me
reprochaient sévèrement au moment où je m'élançais vers eux pour les embrasser.
Parfois à l'exaltation que me donnait la solitude, s'en ajoutait une autre que je ne savais pas en départager
nettement, causée par le désir de voir surgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer dans mes bras.
Né brusquement, et sans que j'eusse eu le temps de le rapporter exactement à sa cause, au milieu de pensées
très différentes, le plaisir dont il était accompagné ne me semblait qu'un degré supérieur de celui qu'elles me
donnaient. Je faisais un mérite de plus à tout ce qui était à ce moment−là dans mon esprit, au reflet rose du
toit de tuile, aux herbes folles, au village de Roussainville où je désirais depuis longtemps aller, aux arbres de
son bois, au clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me les faisait seulement paraître plus désirables
Du Côté de Chez Swann
II.
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parce que je croyais que c'était eux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers eux
plus rapidement quand il enflait ma voile d'une brise puissante, inconnue et propice. Mais si ce désir qu'une
femme apparût ajoutait pour moi aux charmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de la
nature, en retour, élargissaient ce que celui de la femme aurait eu de trop restreint. Il me semblait que la
beauté des arbres c'était encore la sienne et que l'âme de ces horizons, du village de Roussainville, des livres
que je lisais cette année−là, son baiser me la livrerait; et mon imagination reprenant des forces au contact de
ma sensualité, ma sensualité se répandant dans tous les domaines de mon imagination, mon désir n'avait plus
de limites. C'est qu'aussi, comme il arrive dans ces moments de rêverie au milieu de la nature où l'action de
l'habitude étant suspendue, nos notions abstraites des choses mises de côté, nous croyons d'une foi profonde,
à l'originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous trouvons la passante qu'appelait mon désir me
semblait être non un exemplaire quelconque de ce type général: la femme, mais un produit nécessaire et
naturel de ce sol. Car en ce temps−là tout ce qui n'était pas moi, la terre et les êtres, me paraissait plus
précieux, plus important, doué d'une existence plus réelle que cela ne paraît aux hommes faits. Et la terre et
les êtres je ne les séparais pas. J'avais le désir d'une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d'une
pêcheuse de Balbec, comme j'avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu'elles pouvaient me
donner m'aurait paru moins vrai, je n'aurais plus cru en lui, si j'en avais modifié à ma guise les conditions.
Connaître à Paris une pêcheuse de Balbec ou une paysanne de Méséglise c'eût été recevoir des coquillages
que je n'aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n'aurais pas trouvée dans les bois, c'eût été retrancher
au plaisir que la femme me donnerait tous ceux au milieu desquels l'avait enveloppée mon imagination. Mais
errer ainsi dans les bois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c'était ne pas connaître de ces bois
le trésor caché, la beauté profonde. Cette fille que je ne voyais que criblée de feuillages, elle était elle−même
pour moi comme une plante locale d'une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure
permet d'approcher de plus près qu'en elles, la saveur profonde du pays. Je pouvais d'autant plus facilement le
croire (et que les caresses par lesquelles elle m'y ferait parvenir, seraient aussi d'une sorte particulière et dont
je n'aurais pas pu connaître le plaisir par une autre qu'elle), que j'étais pour longtemps encore à l'âge où on ne
l'a pas encore abstrait ce plaisir de la possession des femmes différentes avec lesquelles on l'a goûté, où on ne
l'a pas réduit à une notion générale qui les fait considérer dès lors comme les instruments interchangeables
d'un plaisir toujours identique. Il n'existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l'esprit, comme le but qu'on
poursuit en s'approchant d'une femme, comme la cause du trouble préalable qu'on ressent. A peine y
songe−t−on comme à un plaisir qu'on aura; plutôt, on l'appelle son charme à elle; car on ne pense pas à soi,
on ne pense qu'à sortir de soi. Obscurément attendu, immanent et caché, il porte seulement à un tel
paroxysme au moment où il s'accomplit, les autres plaisirs que nous causent les doux regards, les baisers de
celle qui est auprès de nous, qu'il nous apparaît surtout à nous−même comme une sorte de transport de notre
reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour sa touchante prédilection à notre égard que
nous mesurons aux bienfaits, au bonheur dont elle nous comble.
Hélas, c'était en vain que j'implorais le donjon de Roussainville, que je lui demandais de faire venir auprès de
moi quelque enfant de son village, comme au seul confident que j'avais eu de mes premiers désirs, quand au
haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l'iris, je ne voyais que sa tour au milieu du
carreau de la fenêtre entr'ouverte, pendant qu'avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend une
exploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais en moi−même une route inconnue et que
je croyais mortelle, jusqu'au moment où une trace naturelle comme celle d'un colimaçon s'ajoutait aux
feuilles du cassis sauvage qui se penchaient jusqu'à moi. En vain je le suppliais maintenant. En vain, tenant
l'étendue dans le champ de ma vision, je la drainais de mes regards qui eussent voulu en ramener une femme.
Je pouvais aller jusqu'au porche de Saint−André−des−Champs; jamais ne s'y trouvait la paysanne que je
n'eusse pas manqué d'y rencontrer si j'avais été avec mon grand−père et dans l'impossibilité de lier
conversation avec elle. Je fixais indéfiniment le tronc d'un arbre lointain, de derrière lequel elle allait surgir et
venir à moi; l'horizon scruté restait désert, la nuit tombait, c'était sans espoir que mon attention s'attachait,
comme pour aspirer les créatures qu'ils pouvaient recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée; et ce n'était
plus d'allégresse, c'était de rage que je frappais les arbres du bois de Roussainville d'entre lesquels ne sortait
pas plus d'êtres vivants que s'ils eussent été des arbres peints sur la toile d'un panorama, quand, ne pouvant
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me résigner à rentrer à la maison avant d'avoir serré dans mes bras la femme que j'avais tant désirée, j'étais
pourtant obligé de reprendre le chemin de Combray en m'avouant à moi−même qu'était de moins en moins
probable le hasard qui l'eût mise sur mon chemin. Et s'y fût−elle trouvée, d'ailleurs, eussé−je osé lui parler? Il
me semblait qu'elle m'eût considéré comme un fou; je cessais de croire partagés par d'autres êtres, de croire
vrais en dehors de moi les désirs que je formais pendant ces promenades et qui ne se réalisaient pas. Ils ne
m'apparaissaient plus que comme les créations purement subjectives, impuissantes, illusoires, de mon
tempérament. Ils n'avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dès lors perdait tout charme et toute
signification et n'était plus à ma vie qu'un cadre conventionnel comme l'est à la fiction d'un roman le wagon
sur la banquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.
C'est peut−être d'une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain, quelques années plus tard,
impression restée obscure alors, qu'est sortie, bien après, l'idée que je me suis faite du sadisme. On verra plus
tard que, pour de tout autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans ma
vie. C'était par un temps très chaud; mes parents qui avaient dû s'absenter pour toute la journée, m'avaient dit
de rentrer aussi tard que je voudrais; et étant allé jusqu'à la mare de Montjouvain où j'aimais revoir les reflets
du toit de tuile, je m'étais étendu à l'ombre et endormi dans les buissons du talus qui domine la maison, là où
j'avais attendu mon père autrefois, un jour qu'il était allé voir M. Vinteuil. Il faisait presque nuit quand je
m'éveillai, je voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autant que je pus la reconnaître, car je ne l'avais pas
vue souvent à Combray, et seulement quand elle était encore une enfant, tandis qu'elle commençait d'être une
jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, à quelques centimètres de moi, dans cette
chambre où son père avait reçu le mien et dont elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était
entr'ouverte, la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu'elle me vît, mais en m'en allant
j'aurais fait craquer les buissons, elle m'aurait entendu et elle aurait pu croire que je m'étais caché là pour
l'épier.
Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. Nous n'étions pas allés la voir, ma mère ne l'avait
pas voulu à cause d'une vertu qui chez elle limitait seule les effets de la bonté: la pudeur; mais elle la
plaignait profondément. Ma mère se rappelant la triste fin de vie de M. Vinteuil, tout absorbée d'abord par les
soins de mère et de bonne d'enfant qu'il donnait à sa fille, puis par les souffrances que celle−ci lui avait
causées; elle revoyait le visage torturé qu'avait eu le vieillard tous les derniers temps; elle savait qu'il avait
renoncé à jamais à achever de transcrire au net toute son œuvre des dernières années, pauvres morceaux d'un
vieux professeur de piano, d'un ancien organiste de village dont nous imaginions bien qu'ils n'avaient guère
de valeur en eux−mêmes, mais que nous ne méprisions pas parce qu'ils en avaient tant pour lui dont ils
avaient été la raison de vivre avant qu'il les sacrifiât à sa fille, et qui pour la plupart pas même notés,
conservés seulement dans sa mémoire, quelques−uns inscrits sur des feuillets épars, illisibles, resteraient
inconnus; ma mère pensait à cet autre renoncement plus cruel encore auquel M. Vinteuil avait été contraint, le
renoncement à un avenir de bonheur honnête et respecté pour sa fille; quand elle évoquait toute cette détresse
suprême de l'ancien maître de piano de mes tantes, elle éprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi
à celui autrement amer que devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du remords d'avoir à peu près tué son
père. "Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère, il a vécu et il est mort pour sa fille, sans avoir reçu son salaire. Le
recevra−t−il après sa mort et sous quelle forme? Il ne pourrait lui venir que d'elle."
Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée était posé un petit portrait de son père que vivement elle
alla chercher au moment où retentit le roulement d'une voiture qui venait de la route, puis elle se jeta sur un
canapé, et tira près d'elle une petite table sur laquelle elle plaça le portrait, comme M. Vinteuil autrefois avait
mis à côté de lui le morceau qu'il avait le désir de jouer à mes parents. Bientôt son amie entra. Mlle Vinteuil
l'accueillit sans se lever, ses deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofa comme pour
lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu'elle semblait ainsi lui imposer une attitude qui lui était
peut−être importune. Elle pensa que son amie aimerait peut−être mieux être loin d'elle sur une chaise, elle se
trouva indiscrète, la délicatesse de son cœur s'en alarma; reprenant toute la place sur le sofa elle ferma les
yeux et se mit à bâiller pour indiquer que l'envie de dormir était la seule raison pour laquelle elle s'était ainsi
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étendue. Malgré la familiarité rude et dominatrice qu'elle avait avec sa camarade, je reconnaissais les gestes
obséquieux et réticents, les brusques scrupules de son père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer les
volets et de n'y pas réussir.
"Laisse donc tout ouvert, j'ai chaud," dit son amie.
"Mais c'est assommant, on nous verra", répondit Mlle Vinteuil.
Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu'elle n'avait dit ces mots que pour la provoquer à lui
répondre par certains autres qu'elle avait en effet le désir d'entendre, mais que par discrétion elle voulait lui
laisser l'initiative de prononcer. Aussi son regard que je ne pouvais distinguer, dut−il prendre l'expression qui
plaisait tant à ma grand'mère, quand elle ajouta vivement:
"Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c'est assommant, quelque chose insignifiante qu'on fasse,
de penser que des yeux vous voient."
Par une générosité instinctive et une politesse involontaire elle taisait les mots prémédités qu'elle avait jugés
indispensables à la pleine réalisation de son désir. Et à tous moments au fond d'elle−même une vierge timide
et suppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur.
"Oui, c'est probable qu'on nous regarde à cette heure−ci, dans cette campagne fréquentée, dit ironiquement
son amie. Et puis quoi? Ajouta−t−elle (en croyant devoir accompagner d'un clignement d'yeux malicieux et
tendre, ces mots qu'elle récita par bonté, comme un texte, qu'elle savait être agréable à Mlle Vinteuil, d'un ton
qu'elle s'efforçait de rendre cynique), quand même on nous verrait ce n'en est que meilleur."
Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux et sensible ignorait quelles paroles devaient
spontanément venir s'adapter à la scène que ses sens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu'elle pouvait de
sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la fille vicieuse qu'elle désirait d'être, mais les mots
qu'elle pensait que celle−ci eût prononcés sincèrement lui paraissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu'elle
s'en permettait était dit sur un ton guindé où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléités d'audace, et
s'entremêlait de: "tu n'as pas froid, tu n'as pas trop chaud, tu n'as pas envie d'être seule et de lire?"
"Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques, ce soir", finit−elle par dire, répétant sans doute
une phrase qu'elle avait entendue autrefois dans la bouche de son amie.
Dans l'échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit que son amie piquait un baiser, elle poussa un
petit cri, s'échappa, et elles se poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches comme des ailes
et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle Vinteuil finit par tomber sur le canapé,
recouverte par le corps de son amie. Mais celle−ci tournait le dos à la petite table sur laquelle était placé le
portrait de l'ancien professeur de piano. Mlle Vinteuil comprit que son amie ne le verrait pas si elle n'attirait
pas sur lui son attention, et elle lui dit, comme si elle venait seulement de le remarquer:
"Oh! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre là, j'ai pourtant dit vingt fois
que ce n'était pas sa place."
Je me souvins que c'étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à mon père à propos du morceau de musique.
Ce portrait leur servait sans doute habituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui répondit par
ces paroles qui devaient faire partie de ses réponses liturgiques:
"Mais laisse−le donc où il est, il n'est plus là pour nous embêter. Crois−tu qu'il pleurnicherait, qu'il voudrait
te mettre ton manteau, s'il te voyait là, la fenêtre ouverte, le vilain singe."
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Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche: "Voyons, voyons", qui prouvaient la bonté de sa
nature, non qu'elles fussent dictées par l'indignation que cette façon de parler de son père eût pu lui causer
(évidemment c'était là un sentiment qu'elle s'était habituée, à l'aide de quels sophismes? à faire taire en elle
dans ces minutes−là), mais parce qu'elles étaient comme un frein que pour ne pas se montrer égoïste elle
mettait elle−même au plaisir que son amie cherchait à lui procurer. Et puis cette modération souriante en
répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocrite et tendre, paraissaient peut−être à sa nature franche et
bonne, une forme particulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse qu'elle cherchait à
s'assimiler. Mais elle ne put résister à l'attrait du plaisir qu'elle éprouverait à être traitée avec douceur par une
personne si implacable envers un mort sans défense; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tendit
chastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si elle avait été sa fille, sentant avec délices qu'elles
allaient ainsi toutes deux au bout de la cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa
paternité. Son amie lui prit la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le front avec cette docilité que lui
rendait facile la grande affection qu'elle avait pour Mlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction dans
la vie si triste maintenant de l'orpheline.
"Sais−tu ce que j'ai envie de lui faire à cette vieille horreur?" dit−elle en prenant le portrait.
Et elle murmura à l'oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne pus entendre.
"Oh! tu n'oserais pas."
"Je n'oserais pas cracher dessus? sur ça?" dit l'amie avec une brutalité voulue.
Je n'en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d'un air las, gauche, affairé, honnête et triste, vint fermer
les volets et la fenêtre, mais je savais maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil
avait supportées à cause de sa fille, ce qu'après la mort il avait reçu d'elle en salaire.
Et pourtant j'ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à cette scène, il n'eût peut−être pas encore
perdu sa foi dans le bon cœur de sa fille, et peut−être même n'eût−il pas eu en cela tout à fait tort. Certes,
dans les habitudes de Mlle Vinteuil l'apparence du mal était si entière qu'on aurait eu de la peine à la
rencontrer réalisée à ce degré de perfection ailleurs que chez une sadique; c'est à la lumière de la rampe des
théâtres du boulevard plutôt que sous la lampe d'une maison de campagne véritable qu'on peut voir une fille
faire cracher une amie sur le portrait d'un père qui n'a vécu que pour elle; et il n'y a guère que le sadisme qui
donne un fondement dans la vie à l'esthétique du mélodrame. Dans la réalité, en dehors des cas de sadisme,
une fille aurait peut−être des manquements aussi cruels que ceux de Mlle Vinteuil envers la mémoire et les
volontés de son père mort, mais elle ne les résumerait pas expressément en un acte d'un symbolisme aussi
rudimentaire et aussi naïf; ce que sa conduite aurait de criminel serait plus voilé aux yeux des autres et même
à ses yeux à elle qui ferait le mal sans se l'avouer. Mais, au−delà de l'apparence, dans le cœur de Mlle
Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans doute pas sans mélange. Une sadique comme elle est l'artiste
du mal, ce qu'une créature entièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne lui serait pas extérieur, il lui
semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d'elle; et la vertu, la mémoire des morts, la tendresse
filiale, comme elle n'en aurait pas le culte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les
sadiques de l'espèce de Mlle Vinteuil sont des être si purement sentimentaux, si naturellement vertueux que
même le plaisir sensuel leur paraît quelque chose de mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se
concèdent à eux−mêmes de s'y livrer un moment, c'est dans la peau des méchants qu'ils tâchent d'entrer et de
faire entrer leur complice, de façon à avoir eu un moment l'illusion de s'être évadés de leur âme scrupuleuse
et tendre, dans le monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien elle l'eût désiré en voyant combien il
lui était impossible d'y réussir. Au moment où elle se voulait si différente de son père, ce qu'elle me rappelait
c'était les façons de penser, de dire, du vieux professeur de piano. Bien plus que sa photographie, ce qu'elle
profanait, ce qu'elle faisait servir à ses plaisirs mais qui restait entre eux et elle et l'empêchait de les goûter
directement, c'était la ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu'il lui avait transmis
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comme un bijou de famille, ces gestes d'amabilité qui interposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une
phraséologie, une mentalité qui n'était pas faite pour lui et l'empêchait de le connaître comme quelque chose
de très différent des nombreux devoirs de politesse auxquels elle se consacrait d'habitude. Ce n'est pas le mal
qui lui donnait l'idée du plaisir, qui lui semblait agréable; c'est le plaisir qui lui semblait malin. Et comme
chaque fois qu'elle s'y adonnait il s'accompagnait pour elle de ces pensées mauvaises qui le reste du temps
étaient absentes de son âme vertueuse, elle finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique, par
l'identifier au Mal. Peut−être Mlle Vinteuil sentait−elle que son amie n'était pas foncièrement mauvaise, et
qu'elle n'était pas sincère au moment où elle lui tenait ces propos blasphématoires. Du moins avait−elle le
plaisir d'embrasser sur son visage, des sourires, des regards, feints peut−être, mais analogues dans leur
expression vicieuse et basse à ceux qu'aurait eus non un être de bonté et de souffrance, mais un être de
cruauté et de plaisir. Elle pouvait s'imaginer un instant qu'elle jouait vraiment les jeux qu'eût joués avec une
complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en effet ces sentiments barbares à l'égard de la mémoire
de son père. Peut−être n'eût−elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant, où il
était si reposant d'émigrer, si elle avait su discerner en elle comme en tout le monde, cette indifférence aux
souffrances qu'on cause et qui, quelques autres noms qu'on lui donne, est la forme terrible et permanente de la
cruauté.
S'il était assez simple d'aller du côté de Méséglise, c'était une autre affaire d'aller du côté de Guermantes, car
la promenade était longue et l'on voulait être sûr du temps qu'il ferait. Quand on semblait entrer dans une
série de beaux jours; quand Françoise désespérée qu'il ne tombât pas une goutte d'eau pour les "pauvres
récoltes", et ne voyant que de rares nuages blancs nageant à la surface calme et bleue du ciel s'écriait en
gémissant: "Ne dirait−on pas qu'on voit ni plus ni moins des chiens de mer qui jouent en montrant là−haut
leurs museaux? Ah! ils pensent bien à faire pleuvoir pour les pauvres laboureurs! Et puis quand les blés
seront poussés, alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sans discontinuer, sans plus savoir sur
quoi elle tombe que si c'était sur la mer"; quand mon père avait reçu invariablement les mêmes réponses
favorables du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner: "Demain s'il fait le même temps, nous irons
du côté de Guermantes." On partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du jardin et on tombait
dans la rue des Perchamps, étroite et formant un angle aigu, remplie de graminées au milieu desquelles deux
ou trois guêpes passaient la journée à herboriser, aussi bizarre que son nom d'où me semblaient dériver ses
particularités curieuses et sa personnalité revêche, et qu'on chercherait en vain dans le Combray d'aujourd'hui
où sur son tracé ancien s'élève l'école. Mais ma rêverie (semblable à ces architectes élèves de
Viollet−le−Duc, qui, croyant retrouver sous un jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les traces d'un
chœur roman, remettent tout l'édifice dans l'état où il devait être au XIIe siècle) ne laisse pas une pierre du
bâtiment nouveau, reperce et "restitue" la rue des Perchamps. Elle a d'ailleurs pour ces reconstitutions, des
données plus précises que n'en ont généralement les restaurateurs: quelques images conservées par ma
mémoire, les dernières peut−être qui existent encore actuellement, et destinées à être bientôt anéanties, de ce
qu'était le Combray du temps de mon enfance; et parce que c'est lui−même qui les a tracées en moi avant de
disparaître, émouvantes, si on peut comparer un obscur portrait à ces effigies glorieuses dont ma
grand'mère aimait à me donner des reproductions comme ces gravures anciennes de la Cène ou ce tableau
de Gentile Bellini dans lesquels l'on voit en un état qui n'existe plus aujourd'hui le chef−d'œuvre de Vinci et
le portail de Saint−Marc.
On passait, rue de l'Oiseau, devant la vieille hôtellerie de l'Oiseau flesché dans la grande cour de laquelle
entrèrent quelquefois au XVIIe siècle les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de
Montmorency quand elles avaient à venir à Combray pour quelque contestation avec leurs fermiers, pour une
question d'hommage. On gagnait le mail entre les arbres duquel apparaissait le clocher de Saint−Hilaire. Et
j'aurais voulu pouvoir m'asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les cloches; car il faisait si beau
et si tranquille que, quand sonnait l'heure, on aurait dit non qu'elle rompait le calme du jour mais qu'elle le
débarrassait de ce qu'il contenait et que le clocher avec l'exactitude indolente et soigneuse d'une personne qui
n'a rien d'autre à faire, venait seulement pour exprimer et laisser tomber les quelques gouttes d'or que la
chaleur y avait lentement et naturellement amassées de presser, au moment voulu, la plénitude du silence.
Du Côté de Chez Swann
II.
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Le plus grand charme du côté de Guermantes, c'est qu'on y avait presque tout le temps à côté de soi le cours
de la Vivonne. On la traversait une première fois, dix minutes après avoir quitté la maison, sur une passerelle
dite le Pont−Vieux. Dès le lendemain de notre arrivée, le jour de Pâques, après le sermon s'il faisait beau
temps, je courais jusque−là, voir dans ce désordre d'un matin de grande fête où quelques préparatifs
somptueux font paraître plus sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, la rivière qui se promenait
déjà en bleu−ciel entre les terres encore noires et nues, accompagnée seulement d'une bande de coucous
arrivés trop tôt et de primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleu laissait fléchir sa
tige sous le poids de la goutte d'odeur qu'elle tenait dans son cornet. Le Pont−Vieux débouchait dans un
sentier de halage qui à cet endroit se tapissait l'été du feuillage bleu d'un noisetier sous lequel un pêcheur en
chapeau de paille avait pris racine. A Combray où je savais quelle individualité de maréchal ferrant ou de
garçon épicier était dissimulée sous l'uniforme du suisse ou le surplis de l'enfant de chœur, ce pêcheur est la
seule personne dont je n'aie jamais découvert l'identité. Il devait connaître mes parents, car il soulevait son
chapeau quand nous passions; je voulais alors demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour
ne pas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de halage qui dominait le courant d'un talus
de plusieurs pieds; de l'autre côté la rive était basse, étendue en vastes prés jusqu'au village et jusqu'à la gare
qui en était distante. Ils étaient semés des restes, à demi enfouis dans l'herbe, du château des anciens comtes
de Combray qui au Moyen âge avait de ce côté le cours de la Vivonne comme défense contre les attaques des
sires de Guermantes et des abbés de Martinville. Ce n'étaient plus que quelques fragments de tours bossuant
la prairie, à peine apparents, quelques créneaux d'où jadis l'arbalétrier lançait des pierres, d'où le guetteur
surveillait Novepont, Clairefontaine, Martinville−le−Sec, Bailleau−l'Exempt, toutes terres vassales de
Guermantes entre lesquelles Combray était enclavé, aujourd'hui au ras de l'herbe, dominés par les enfants de
l'école des frères qui venaient là apprendre leurs leçons ou jouer aux récréations; passé presque descendu
dans la terre, couché au bord de l'eau comme un promeneur qui prend le frais, mais me donnant fort à songer,
me faisant ajouter dans le nom de Combray à la petite ville d'aujourd'hui une cité très différente, retenant mes
pensées par son visage incompréhensible et d'autrefois qu'il cachait à demi sous les boutons d'or. Ils étaient
fort nombreux à cet endroit qu'ils avaient choisi pour leurs jeux sur l'herbe, isolés, par couples, par troupes,
jaunes comme un jaune d'oeuf, brillants d'autant plus, me semblait−il, que ne pouvant dériver vers aucune
velléité de dégustation le plaisir que leur vue me causait, je l'accumulais dans leur surface dorée, jusqu'à ce
qu'il devînt assez puissant pour produire de l'inutile beauté; et cela dès ma plus petite enfance, quand du
sentier de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoir épeler complètement leur joli nom de Princes de
contes de fées français, venus peut−être il y a bien des siècles d'Asie mais apatriés pour toujours au village,
contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l'eau, fidèles à la petite vue de la gare, gardant
encore pourtant comme certaines de nos vieilles toiles peintes, dans leur simplicité populaire, un poétique
éclat d'orient.
Je m'amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans la Vivonne pour prendre les petits poissons,
et qui, remplies par la rivière, où elles sont à leur tour encloses, à la fois "contenant" aux flancs transparents
comme une eau durcie, et "contenu" plongé dans un plus grand contenant de cristal liquide et courant,
évoquaient l'image de la fraîcheur d'une façon plus délicieuse et plus irritante qu'elles n'eussent fait sur une
table servie, en ne la montrant qu'en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l'eau sans consistance où les
mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité où le palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de
venir là plus tard avec des lignes; j'obtenais qu'on tirât un peu de pain des provisions du goûter; j'en jetais
dans la Vivonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquer un phénomène de sursaturation, car
l'eau se solidifiait aussitôt autour d'elles en grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu'elle tenait sans doute
jusque−là en dissolution, invisibles, tout près d'être en voie de cristallisation.
Bientôt le cours de la Vivonne s'obstrue de plantes d'eau. Il y en a d'abord d'isolées comme tel nénufar à qui
le courant au travers duquel il était placé d'une façon malheureuse laissait si peu de repos que comme un bac
actionné mécaniquement il n'abordait une rive que pour retourner à celle d'où il était venu, refaisant
éternellement la double traversée. Poussé vers la rive, son pédoncule se dépliait, s'allongeait, filait, atteignait
l'extrême limite de sa tension jusqu'au bord où le courant le reprenait, le vert cordage se repliait sur lui−même
Du Côté de Chez Swann
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et ramenait la pauvre plante à ce qu'on peut d'autant mieux appeler son point de départ qu'elle n'y restait pas
une seconde sans en repartir par une répétition de la même manœuvre. Je la retrouvais de promenade en
promenade, toujours dans la même situation, faisant penser à certains neurasthéniques au nombre desquels
mon grand−père comptait ma tante Léonie, qui nous offrent sans changement au cours des années le
spectacle des habitudes bizarres qu'ils se croient chaque fois à la veille de secouer et qu'ils gardent toujours;
pris dans l'engrenage de leurs malaises et de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se débattent inutilement
pour en sortir ne font qu'assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic de leur diététique étrange,
inéluctable et funeste. Tel était ce nénufar, pareil aussi à quelqu'un de ces malheureux dont le tourment
singulier, qui se répète indéfiniment durant l'éternité, excitait la curiosité de Dante et dont il se serait fait
raconter plus longuement les particularités et la cause par le supplicié lui−même, si Virgile, s'éloignant à
grands pas, ne l'avait forcé à le rattraper au plus vite, comme moi mes parents.
Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l'accès était ouvert au public par celui à qui
elle appartenait et qui s'y était complu à des travaux d'horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits
étangs que forme la Vivonne, de véritables jardins de nymphéas. Comme les rives étaient à cet endroit très
boisées, les grandes ombres des arbres donnaient à l'eau un fond qui était habituellement d'un vert sombre
mais que parfois, quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d'après−midi orageux, j'ai vu d'un bleu
clair et cru, tirant sur le violet, d'apparence cloisonnée et de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait
comme une fraise une fleur de nymphéa au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin, les fleurs plus
nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues, plus plissées, et disposées par le hasard en
enroulements si gracieux qu'on croyait voir flotter à la dérive, comme après l'effeuillement mélancolique
d'une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleurs un coin semblait réservé aux
espèces communes qui montraient le blanc et rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec
un soin domestique, tandis qu'un peu plus loin, pressées les unes contre les autres en une véritable
plate−bande flottante, on eût dit des pensées des jardins qui étaient venues poser comme des papillons leur
ailes bleuâtres et glacées, sur l'obliquité transparente de ce parterre d'eau; de ce parterre céleste aussi: car il
donnait aux fleurs un sol d'une couleur plus précieuse, plus émouvante que la couleur des fleurs
elles−mêmes; et, soit que pendant l'après−midi il fît étinceler sous les nymphéas le kaléidoscope d'un bonheur
attentif, silencieux et mobile, ou qu'il s'emplît vers le soir, comme quelque port lointain, du rose et de la
rêverie du couchant, changeant sans cesse pour rester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus
fixes, avec ce qu'il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux, avec ce qu'il y a d'infini, dans
l'heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.
Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j'ai vu, j'ai désiré imiter quand je serais libre
de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l'aviron, s'était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au
fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au−dessus
de lui, portait sur son visage l'avant−goût du bonheur et de la paix.
Nous nous asseyions entre les iris au bord de l'eau. Dans le ciel férié, flânait longuement un nuage oisif. Par
moments oppressée par l'ennui, une carpe se dressait hors de l'eau dans une aspiration anxieuse. C'était
l'heure du goûter. Avant de repartir nous restions longtemps à manger des fruits, du pain et du chocolat, sur
l'herbe où parvenaient jusqu'à nous, horizontaux, affaiblis, mais denses et métalliques encore, des sons de la
cloche de Saint−Hilaire qui ne s'étaient pas mélangés à l'air qu'ils traversaient depuis si longtemps, et côtelés
par la palpitation successive de toutes leurs lignes sonores, vibraient en rasant les fleurs, à nos pieds.
Parfois, au bord de l'eau entourée de bois, nous rencontrions une maison dite de plaisance, isolée, perdue, qui
ne voyait rien, du monde, que la rivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et les
voiles élégants n'étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selon l'expression populaire "s'enterrer"
là, goûter le plaisir amer de sentir que son nom, le nom surtout de celui dont elle n'avait pu garder le cœur, y
était inconnu, s'encadrait dans la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loin que la barque amarrée près
de la porte. Elle levait distraitement les yeux en entendant derrière les arbres de la rive la voix des passants
Du Côté de Chez Swann
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dont avant qu'elle eût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que jamais ils n'avaient connu, ni ne
connaîtraient l'infidèle, que rien dans leur passé ne gardait sa marque, que rien dans leur avenir n'aurait
l'occasion de la recevoir. On sentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement quitté des lieux où
elle aurait pu du moins apercevoir celui qu'elle aimait, pour ceux−ci qui ne l'avaient jamais vu. Et je la
regardais, revenant de quelque promenade sur un chemin où elle savait qu'il ne passerait pas, ôter de ses
mains résignées de longs gants d'une grâce inutile.
Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmes remonter jusqu'aux sources de la Vivonne,
auxquelles j'avais souvent pensé et qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que j'avais été
aussi surpris quand on m'avait dit qu'elles se trouvaient dans le département, à une certaine distance
kilométrique de Combray, que le jour où j'avais appris qu'il y avait un autre point précis de la terre où
s'ouvrait, dans l'antiquité, l'entrée des Enfers. Jamais non plus nous ne pûmes pousser jusqu'au terme que
j'eusse tant souhaité d'atteindre, jusqu'à Guermantes. Je savais que là résidaient des châtelains, le duc et la
duchesse de Guermantes, je savais qu'ils étaient des personnages réels et actuellement existants, mais chaque
fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie, comme était la comtesse de Guermantes,
dans le "Couronnement d'Esther" de notre église, tantôt de nuances changeantes comme était Gilbert le
Mauvais dans le vitrail où il passait du vert chou au bleu prune selon que j'étais encore à prendre de l'eau
bénite ou que j'arrivais à nos chaises, tantôt tout à fait impalpables comme l'image de Geneviève de Brabant,
ancêtre de la famille de Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les rideaux de ma chambre ou
faisait monter au plafond, enfin toujours enveloppés du mystère des temps mérovingiens et baignant
comme dans un coucher de soleil dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe: "antes". Mais si malgré
cela ils étaient pour moi, en tant que duc et duchesse, des êtres réels, bien qu'étranges, en revanche leur
personne ducale se distendait démesurément, s'immatérialisait, pour pouvoir contenir en elle ce Guermantes
dont ils étaient duc et duchesse, tout ce "côté de Guermantes" ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses
nymphéas et ses grands arbres, et tant de beaux après−midi. Et je savais qu'ils ne portaient pas seulement le
titre de duc et de duchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVe siècle où, après avoir inutilement essayé
de vaincre leurs anciens seigneurs ils s'étaient alliés à eux par des mariages, ils étaient comtes de Combray,
les premiers des citoyens de Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n'y habitassent pas. Comtes de
Combray, possédant Combray au milieu de leur nom, de leur personne, et sans doute ayant effectivement en
eux cette étrange et pieuse tristesse qui était spéciale à Combray; propriétaires de la ville, mais non d'une
maison particulière, demeurant sans doute dehors, dans la rue, entre ciel et terre, comme ce Gilbert de
Guermantes, dont je ne voyais aux vitraux de l'abside de Saint−Hilaire que l'envers de laque noire, si je levais
la tête quand j'allais chercher du sel chez Camus.
Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois devant de petits enclos humides où montaient
des grappes de fleurs sombres. Je m'arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblait avoir
sous les yeux un fragment de cette région fluviatile, que je désirais tant connaître depuis que je l'avais vue
décrite par un de mes écrivains préférés. Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversé de cours d'eau
bouillonnants, que Guermantes, changeant d'aspect dans ma pensée, s'identifia, quand j'eus entendu le docteur
Percepied nous parler des fleurs et des belles eaux vives qu'il y avait dans le parc du château. Je rêvais que
Mme de Guermantes m'y faisait venir, éprise pour moi d'un soudain caprice; tout le jour elle y pêchait la
truite avec moi. Et le soir me tenant par la main, en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me
montrait le long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violettes et rouges et m'apprenait
leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet des poèmes que j'avais l'intention de composer. Et ces rêves
m'avertissaient que puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ce que je comptais
écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouver un sujet où je pusse faire tenir une signification
philosophique infinie, mon esprit s'arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de mon
attention, je sentais que je n'avais pas de génie ou peut−être une maladie cérébrale l'empêchait de naître.
Parfois je comptais sur mon père pour arranger cela. Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en place
qu'il arrivait à nous faire transgresser les lois que Françoise m'avait appris à considérer comme plus
inéluctables que celles de la vie et de la mort, à faire retarder d'un an pour notre maison, seule de tout le
Du Côté de Chez Swann
II.
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quartier, les travaux de "ravalement", à obtenir du ministre pour le fils de Mme Sazerat qui voulait aller aux
eaux, l'autorisation qu'il passât le baccalauréat deux mois d'avance, dans la série des candidats dont le nom
commençait par un A au lieu d'attendre le tour des S. Si j'étais tombé gravement malade, si j'avais été capturé
par des brigands, persuadé que mon père avait trop d'intelligences avec les puissances suprêmes, de trop
irrésistibles lettres de recommandation auprès du bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captivité pussent être
autre chose que de vains simulacres sans danger pour moi, j'aurais attendu avec calme l'heure inévitable du
retour à la bonne réalité, l'heure de la délivrance ou de la guérison; peut−être cette absence de génie, ce trou
noir qui se creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de mes écrits futurs, n'était−il aussi qu'une
illusion sans consistance, et cesserait−elle par l'intervention de mon père qui avait dû convenir avec le
Gouvernement et avec la Providence que je serais le premier écrivain de l'époque. Mais d'autres fois tandis
que mes parents s'impatientaient de me voir rester en arrière et ne pas les suivre, ma vie actuelle au lieu de me
sembler une création artificielle de mon père et qu'il pouvait modifier à son gré, m'apparaissait au contraire
comme comprise dans une réalité qui n'était pas faite pour moi, contre laquelle il n'y avait pas de recours, au
cœur de laquelle je n'avais pas d'allié, qui ne cachait rien au delà d'elle−même. Il me semblait alors que
j'existais de la même façon que les autres hommes, que je vieillirais, que je mourrais comme eux, et que
parmi eux j'étais seulement du nombre de ceux qui n'ont pas de dispositions pour écrire. Aussi, découragé, je
renonçais à jamais à la littérature, malgré les encouragements que m'avait donnés Bloch. Ce sentiment intime,
immédiat, que j'avais du néant de ma pensée, prévalait contre toutes les paroles flatteuses qu'on pouvait me
prodiguer, comme chez un méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remords de sa conscience.
Un jour ma mère me dit: "Puisque tu parles toujours de Mme de Guermantes, comme le docteur Percepied l'a
très bien soignée il y a quatre ans, elle doit venir à Combray pour assister au mariage de sa fille. Tu pourras
l'apercevoir à la cérémonie." C'était du reste par le docteur Percepied que j'avais le plus entendu parler de
Mme de Guermantes, et il nous avait même montré le numéro d'une revue illustrée où elle était représentée
dans le costume qu'elle portait à un bal travesti chez la princesse de Léon.
Tout d'un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fit le suisse en se déplaçant me permit de
voir assise dans une chapelle une dame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravate
bouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton au coin du nez. Et parce que dans la
surface de son visage rouge, comme si elle eût eu très chaud, je distinguais, diluées et à peine perceptibles,
des parcelles d'analogie avec le portrait qu'on m'avait montré, parce que surtout les traits particuliers que je
relevais en elle, si j'essayais de les énoncer, se formulaient précisément dans les mêmes termes: un grand nez,
des yeux bleus, dont s'était servi le docteur Percepied quand il avait décrit devant moi la duchesse de
Guermantes, je me dis: cette dame ressemble à Mme de Guermantes; or la chapelle où elle suivait la messe
était celle de Gilbert le Mauvais, sous les plates tombes de laquelle, dorées et distendues comme des alvéoles
de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je me rappelais être à ce qu'on m'avait dit réservée à
la famille de Guermantes quand quelqu'un de ses membres venait pour une cérémonie à Combray; il ne
pouvait vraisemblablement y avoir qu'une seule femme ressemblant au portrait de Mme de Guermantes, qui
fût ce jour−là, jour où elle devait justement venir, dans cette chapelle: c'était elle! Ma déception était grande.
Elle provenait de ce que je n'avais jamais pris garde quand je pensais à Mme de Guermantes, que je me la
représentais avec les couleurs d'une tapisserie ou d'un vitrail, dans un autre siècle, d'une autre matière que le
reste des personnes vivantes. Jamais je ne m'étais avisé qu'elle pouvait avoir une figure rouge, une cravate
mauve comme Mme Sazerat, et l'ovale de ses joues me fit tellement souvenir de personnes que j'avais vues à
la maison que le soupçon m'effleura, pour se dissiper d'ailleurs aussitôt après, que cette dame en son principe
générateur, en toutes ses molécules, n'était peut−être pas substantiellement la duchesse de Guermantes, mais
que son corps, ignorant du nom qu'on lui appliquait, appartenait à un certain type féminin, qui comprenait
aussi des femmes de médecins et de commerçants. "C'est cela, ce n'est que cela, Mme de Guermantes!" disait
la mine attentive et étonnée avec laquelle je contemplais cette image qui naturellement n'avait aucun rapport
avec celles qui sous le même nom de Mme de Guermantes étaient apparues tant de fois dans mes songes,
puisque, elle, elle n'avait pas été comme les autres arbitrairement formée par moi, mais qu'elle m'avait sauté
aux yeux pour la première fois il y a un moment seulement, dans l'église; qui n'était pas de la même nature,
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n'était pas colorable à volonté comme elles qui se laissaient imbiber de la teinte orangée d'une syllabe, mais
était si réelle que tout, jusqu'à ce petit bouton qui s'enflammait au coin du nez, certifiait son assujettissement
aux lois de la vie, comme dans une apothéose de théâtre, un plissement de la robe de la fée, un tremblement
de son petit doigt, dénoncent la présence matérielle d'une actrice vivante, là où nous étions incertains si nous
n'avions pas devant les yeux une simple projection lumineuse.
Mais en même temps, sur cette image que le nez proéminent, les yeux perçants, épinglaient dans ma vision
(peut−être parce que c'était eux qui l'avaient d'abord atteinte, qui y avaient fait la première encoche, au
moment où je n'avais pas encore le temps de songer que la femme qui apparaissait devant moi pouvait être
Mme de Guermantes), sur cette image toute récente, inchangeable, j'essayais d'appliquer l'idée: "C'est Mme
de Guermantes" sans parvenir qu'à la faire manœuvrer en face de l'image, comme deux disques séparés par
un intervalle. Mais cette Mme de Guermantes à laquelle j'avais si souvent rêvé, maintenant que je voyais
qu'elle existait effectivement en dehors de moi, en prit plus de puissance encore sur mon imagination qui, un
moment paralysée au contact d'une réalité si différente de ce qu'elle attendait, se mit à réagir et à me dire:
"Glorieux dès avant Charlemagne, les Guermantes avaient le droit de vie et de mort sur leurs vassaux; la
duchesse de Guermantes descend de Geneviève de Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître
aucune des personnes qui sont ici."
Et ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au visage par une corde si lâche, si longue, si
extensible qu'ils peuvent se promener seuls loin de lui pendant que Mme de Guermantes était assise dans la
chapelle au−dessus des tombes de ses morts, ses regards flânaient çà et là, montaient je long des piliers,
s'arrêtaient même sur moi comme un rayon de soleil errant dans la nef, mais un rayon de soleil qui, au
moment où je reçus sa caresse, me sembla conscient. Quant à Mme de Guermantes elle−même, comme elle
restait immobile, assise comme une mère qui semble ne pas voir les audaces espiègles et les entreprises
indiscrètes de ses enfants qui jouent et interpellent des personnes qu'elle ne connaît pas, il me fût impossible
de savoir si elle approuvait ou blâmait dans le désœuvrement de son âme, le vagabondage de ses regards.
Je trouvais important qu'elle ne partît pas avant que j'eusse pu la regarder suffisamment, car je me rappelais
que depuis des années je considérais sa vue comme éminemment désirable, et je ne détachais pas mes yeux
d'elle, comme si chacun de mes regards eût pu matériellement emporter et mettre en réserve en moi le
souvenir du nez proéminent, des joues rouges, de toutes ces particularités qui me semblaient autant de
renseignements précieux, authentiques et singuliers sur son visage. Maintenant que me le faisaient trouver
beau toutes les pensées que j'y rapportais et peut−être surtout, forme de l'instinct de conservation des
meilleures parties de nous−mêmes, ce désir qu'on a toujours de ne pas avoir été déçu, la replaçant (puisque
c'était une seule personne qu'elle et cette duchesse de Guermantes que j'avais évoquée jusque−là) hors du
reste de l'humanité dans laquelle la vue pure et simple de son corps me l'avait fait un instant confondre, je
m'irritais en entendant dire autour de moi: "Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle Vinteuil", comme si
elle leur eût été comparable. Et mes regards s'arrêtant à ses cheveux blonds, à ses yeux bleus, à l'attache de
son cou et omettant les traits qui eussent pu me rappeler d'autres visages, je m'écriais devant ce croquis
volontairement incomplet: "Qu'elle est belle! Quelle noblesse! Comme c'est bien une fière Guermantes, la
descendante de Geneviève de Brabant, que j'ai devant moi!" Et l'attention avec laquelle j'éclairais son visage
l'isolait tellement, qu'aujourd'hui si je repense à cette cérémonie, il m'est impossible de revoir une seule des
personnes qui y assistaient sauf elle et le suisse qui répondit affirmativement quand je lui demandai si cette
dame était bien Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout au moment du défilé dans la sacristie
qu'éclairait le soleil intermittent et chaud d'un jour de vent et d'orage, et dans laquelle Mme de Guermantes se
trouvait au milieu de tous ces gens de Combray dont elle ne savait même pas les noms, mais dont l'infériorité
proclamait trop sa suprématie pour qu'elle ne ressentît pas pour eux une sincère bienveillance et auxquels du
reste elle espérait imposer davantage encore à force de bonne grâce et de simplicité. Aussi, ne pouvant
émettre ces regards volontaires, chargés d'une signification précise, qu'on adresse à quelqu'un qu'on connaît,
mais seulement laisser ses pensées distraites s'échapper incessamment devant elle en un flot de lumière bleue
qu'elle ne pouvait contenir, elle ne voulait pas qu'il pût gêner, paraître dédaigner ces petites gens qu'il
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rencontrait au passage, qu'il atteignait à tous moments. Je revois encore, au−dessus de sa cravate mauve,
soyeuse et gonflée, le doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté sans oser le destiner à personne
mais pour que tous pussent en prendre leur part un sourire un peu timide de suzeraine qui a l'air de s'excuser
auprès de ses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittais pas des yeux. Alors me
rappelant ce regard qu'elle avait laissé s'arrêter sur moi, pendant la messe, bleu comme un rayon de soleil qui
aurait traversé le vitrail de Gilbert le Mauvais, je me dis: "Mais sans doute elle fait attention à moi." Je crus
que je lui plaisais, qu'elle penserait encore à moi quand elle aurait quitté l'église, qu'à cause de moi elle serait
peut−être triste le soir à Guermantes. Et aussitôt je l'aimai, car s'il peut quelquefois suffire pour que nous
aimions une femme qu'elle nous regarde avec mépris comme j'avais cru qu'avait fait Mlle Swann et que nous
pensions qu'elle ne pourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire qu'elle nous regarde avec
bonté comme faisait Mme de Guermantes et que nous pensions qu'elle pourra nous appartenir. Ses yeux
bleuissaient comme une pervenche impossible à cueillir et que pourtant elle m'eût dédiée; et le soleil menacé
par un nuage, mais dardant encore de toute sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de
géranium aux tapis rouges qu'on y avait étendus par terre pour la solennité et sur lesquels s'avançait en
souriant Mme de Guermantes, et ajoutait à leur lainage un velouté rose, un épiderme de lumière, cette sorte
de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dans la joie qui caractérisent certaines pages de
Lohengrin, certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au son
de la trompette l'épithète de délicieux.
Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, il me parut plus affligeant encore
qu'auparavant de n'avoir pas de dispositions pour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain
célèbre. Les regrets que j'en éprouvais, tandis que je restais seul à rêver un peu à l'écart, me faisaient tant
souffrir, que pour ne plus les ressentir, de lui−même par une sorte d'inhibition devant la douleur, mon esprit
s'arrêtait entièrement de penser aux vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequel mon manque de talent
m'interdisait de compter. Alors, bien en dehors de toutes ces préoccupations littéraires et ne s'y rattachant en
rien, tout d'un coup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l'odeur d'un chemin me faisaient arrêter par un
plaisir particulier qu'ils me donnaient, et aussi parce qu'ils avaient l'air de cacher au delà de ce que je voyais,
quelque chose qu'ils invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n'arrivais pas à découvrir. Comme
je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là, immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d'aller avec ma
pensée au delà de l'image ou de l'odeur. Et s'il me fallait rattraper mon grand−père, poursuivre ma route, je
cherchais à les retrouver, en fermant les yeux; je m'attachais à me rappeler exactement la ligne du toit, la
nuance de la pierre qui, sans que je pusse comprendre pourquoi, m'avaient semblé pleines, prêtes à
s'entr'ouvrir, à me livrer ce dont elles n'étaient qu'un couvercle. Certes ce n'était pas des impressions de ce
genre qui pouvaient me rendre l'espérance que j'avais perdue de pouvoir être un jour écrivain et poète, car
elles étaient toujours liées à un objet particulier dépourvu de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune
vérité abstraite. Mais du moins elles me donnaient un plaisir irraisonné, l'illusion d'une sorte de fécondité et
par là me distrayaient de l'ennui, du sentiment de mon impuissance que j'avais éprouvés chaque fois que
j'avais cherché un sujet philosophique pour une grande œuvre littéraire. Mais le devoir de conscience était si
ardu que m'imposaient ces impressions de forme, de parfum ou de couleur de tâcher d'apercevoir ce qui se
cachait derrière elles, que je ne tardais pas à me chercher à moi−même des excuses qui me permissent de me
dérober à ces efforts et de m'épargner cette fatigue. Par bonheur mes parents m'appelaient, je sentais que je
n'avais pas présentement la tranquillité nécessaire pour poursuivre utilement ma recherche, et qu'il valait
mieux n'y plus penser jusqu'à ce que je fusse rentré, et ne pas me fatiguer d'avance sans résultat. Alors je ne
m'occupais plus de cette chose inconnue qui s'enveloppait d'une forme ou d'un parfum, bien tranquille
puisque je la ramenais à la maison, protégée par le revêtement d'images sous lesquelles je la trouverais
vivante, comme les poissons que les jours où on m'avait laissé aller à la pêche, je rapportais dans mon panier
couverts par une couche d'herbe qui préservait leur fraîcheur. Une fois à la maison je songeais à autre chose
et ainsi s'entassaient dans mon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que j'avais cueillies dans mes
promenades ou les objets qu'on m'avait donnés), une pierre où jouait un reflet, un toit, un son de cloche, une
odeur de feuilles, bien des images différentes sous lesquelles il y a longtemps qu'est morte la réalité
pressentie que je n'ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. Une fois pourtant, où notre
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II.
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promenade s'étant prolongée fort au delà de sa durée habituelle, nous avions été bien heureux de rencontrer à
mi−chemin du retour, comme l'après−midi finissait, le docteur Percepied qui passait en voiture à bride
abattue, nous avait reconnus et fait monter avec lui, j'eus une impression de ce genre et ne l'abandonnai pas
sans un peu l'approfondir. On m'avait fait monter près du cocher, nous allions comme le vent parce que le
docteur avait encore avant de rentrer à Combray à s'arrêter à Martinville−le−Sec chez un malade à la porte
duquel il avait été convenu que nous l'attendrions. Au tournant d'un chemin j'éprouvai tout à coup ce plaisir
spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le
soleil couchant et que le mouvement de notre voiture et les lacets du chemin avaient l'air de faire changer de
place, puis celui de Vieuxvicq qui, séparé d'eux par une colline et une vallée, et situé sur un plateau plus
élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d'eux.
En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de leurs lignes, l'ensoleillement de leur
surface, je sentais que je n'allais pas au bout de mon impression, que quelque chose était derrière ce
mouvement, derrière cette clarté, quelque chose qu'ils semblaient contenir et dérober à la fois.
Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l'air de si peu nous rapprocher d'eux, que je fus étonné
quand, quelques instants après, nous nous arrêtâmes devant l'église de Martinville. Je ne savais pas la raison
du plaisir que j'avais eu à les apercevoir à l'horizon et l'obligation de chercher à découvrir cette raison me
semblait bien pénible; j'avais envie de garder en réserve dans ma tête ces lignes remuantes au soleil et de n'y
plus penser maintenant. Et il est probable que si je l'avais fait, les deux clochers seraient allés à jamais
rejoindre tant d'arbres, de toits, de parfums, de sons, que j'avais distingués des autres à cause de ce plaisir
obscur qu'ils m'avaient procuré et que je n'ai jamais approfondi. Je descendis causer avec mes parents en
attendant le docteur. Puis nous repartîmes, je repris ma place sur le siège, je tournai la tête pour voir encore
les clochers qu'un peu plus tard, j'aperçus une dernière fois au tournant d'un chemin. Le cocher, qui ne
semblait pas disposé à causer, ayant à peine répondu à mes propos, force me fut, faute d'autre compagnie, de
me rabattre sur celle de moi−même et d'essayer de me rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et leurs
surfaces ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d'écorce, se déchirèrent, un peu de ce qui m'était
caché en elles m'apparut, j'eus une pensée qui n'existait pas pour moi l'instant avant, qui se formula en mots
dans ma tête, et le plaisir que m'avait fait tout à l'heure éprouver leur vue s'en trouva tellement accru que, pris
d'une sorte d'ivresse, je ne pus plus penser à autre chose. A ce moment et comme nous étions déjà loin de
Martinville en tournant la tête je les aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleil était déjà couché.
Par moments les tournants du chemin me les dérobaient, puis ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne
les vis plus.
Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de Martinville devait être quelque chose d'analogue à
une jolie phrase, puisque c'était sous la forme de mots qui me faisaient plaisir, que cela m'était apparu,
demandant un crayon et du papier au docteur, je composai malgré les cahots de la voiture, pour soulager ma
conscience et obéir à mon enthousiasme, le petit morceau suivant que j'ai retrouvé depuis et auquel je n'ai eu
à faire subir que peu de changements:
"Seuls, s'élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux
clochers de Martinville. Bientôt nous en vîmes trois: venant se placer en face d'eux par une volte hardie, un
clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant
les trois clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobiles et
qu'on distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s'écarta, prit ses distances, et les clochers de
Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je
voyais jouer et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d'eux, que je pensais au temps qu'il
faudrait encore pour les atteindre quand, tout d'un coup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs
pieds; et ils s'étaient jetés si rudement au−devant d'elle, qu'on n'eut que le temps d'arrêter pour ne pas se
heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route; nous avions déjà quitté Martinville depuis un peu de temps
et le village après nous avoir accompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l'horizon à
Du Côté de Chez Swann
II.
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nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encore en signe d'adieu leurs cimes
ensoleillées. Parfois l'un s'effaçait pour que les deux autres pussent nous apercevoir un instant encore; mais la
route changea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d'or et disparurent à mes yeux.
Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà près de Combray, le soleil étant maintenant couché, je les
aperçus une dernière fois de très loin qui n'étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le ciel au−dessus de
la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi aux trois jeunes filles d'une légende, abandonnées
dans une solitude où tombait déjà l'obscurité; et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vis
timidement chercher leur chemin et après quelques gauches trébuchements de leurs nobles silhouettes, se
serrer les uns contre les autres, glisser l'un derrière l'autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu'une seule
forme noire, charmante et résignée, et s'effacer dans la nuit." Je ne repensai jamais à cette page, mais à ce
moment−là, quand, au coin du siège où le cocher du docteur plaçait habituellement dans un panier les
volailles qu'il avait achetées au marché de Martinville, j'eus fini de l'écrire, je me trouvai si heureux, je sentais
qu'elle m'avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de ce qu'ils cachaient derrière eux, que, comme si
j'avais été moi−même une poule et si je venais de pondre un oeuf, je me mis à chanter à tue−tête.
Pendant toute la journée, dans ces promenades, j'avais pu rêver au plaisir que ce serait d'être l'ami de la
duchesse de Guermantes, de pêcher la truite, de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur,
ne demander en ces moments−là rien d'autre à la vie que de se composer toujours d'une suite d'heureux
après−midi. Mais quand sur le chemin du retour j'avais aperçu sur la gauche une ferme, assez distante de
deux autres qui étaient au contraire très rapprochées, et à partir de laquelle pour entrer dans Combray il n'y
avait plus qu'à prendre une allée de chênes bordée d'un côté de prés appartenant chacun à un petit clos et
plantés à intervalles égaux de pommiers qui y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le
dessin japonais de leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à battre, je savais qu'avant une
demi−heure nous serions rentrés, et que, comme c'était de règle les jours où nous étions allés du côté de
Guermantes et où le dîner était servi plus tard, on m'enverrait me coucher sitôt ma soupe prise, de sorte que
ma mère, retenue à table comme s'il y avait du monde à dîner, ne monterait pas me dire bonsoir dans mon lit.
La zone de tristesse où je venais d'entrer était aussi distincte de la zone, où je m'élançais avec joie il y avait
un moment encore que dans certains ciels une bande rose est séparée comme par une ligne d'une bande verte
ou d'une bande noire. On voit un oiseau voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque au noir,
puis il y est entré. Les désirs qui tout à l'heure m'entouraient, d'aller à Guermantes, de voyager, d'être
heureux, j'étais maintenant tellement en dehors d'eux que leur accomplissement ne m'eût fait aucun plaisir.
Comme j'aurais donné tout cela pour pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras de maman! Je frissonnais, je
ne détachais pas mes yeux angoissés du visage de ma mère, qui n'apparaîtrait pas ce soir dans la chambre où
je me voyais déjà par la pensée, j'aurais voulu mourir. Et cet état durerait jusqu'au lendemain, quand les
rayons du matin, appuyant, comme le jardinier, leurs barreaux au mur revêtu de capucines qui grimpaient
jusqu'à ma fenêtre, je sauterais à bas du lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que le soir
ramènerait jamais l'heure de quitter ma mère. Et de la sorte c'est du côté de Guermantes que j'ai appris à
distinguer ces états qui se succèdent en moi, pendant certaines périodes, et vont jusqu'à se partager chaque
journée, l'un revenant chasser l'autre, avec la ponctualité de la fièvre; contigus, mais si extérieurs l'un à
l'autre, si dépourvus de moyens de communication entre eux, que je ne puis plus comprendre, plus même me
représenter dans l'un, ce que j'ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l'autre.
Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent−ils pour moi liés à bien des petits événements de
celle de toutes les diverses vies que nous menons parallèlement, qui est la plus pleine de péripéties, la plus
riche en épisodes, je veux dire la vie intellectuelle. Sans doute elle progresse en nous insensiblement et les
vérités qui en ont changé pour nous le sens et l'aspect, qui nous ont ouvert de nouveaux chemins, nous en
préparions depuis longtemps la découverte; mais c'était sans le savoir; et elles ne datent pour nous que du
jour, de la minute où elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alors sur l'herbe, l'eau qui
passait au soleil, tout le paysage qui environna leur apparition continue à accompagner leur souvenir de son
visage inconscient ou distrait; et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humble passant, par
cet enfant qui rêvait, comme l'est un roi, par un mémorialiste perdu dans la foule, ce coin de nature, ce
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II.
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bout de jardin n'eussent pu penser que ce serait grâce à lui qu'ils seraient appelés à survivre en leurs
particularités les plus éphémères; et pourtant ce parfum d'aubépine qui butine le long de la haie où les
églantiers le remplaceront bientôt, un bruit de pas sans écho sur le gravier d'une allée, une bulle formée contre
une plante aquatique par l'eau de la rivière et qui crève aussitôt, mon exaltation les a portés et a réussi à leur
faire traverser tant d'années successives, tandis qu'alentour les chemins se sont effacés et que sont morts ceux
qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage amené ainsi jusqu'à
aujourd'hui se détache si isolé de tout, qu'il flotte incertain dans ma pensée comme une Délos fleurie, sans
que je puisse dire de quel pays, de quel temps peut−être tout simplement de quel rêve il vient. Mais c'est
surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, comme aux terrains résistants sur lesquels je
m'appuie encore, que je dois penser au côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C'est parce que je croyais
aux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses, les êtres qu'ils m'ont fait connaître, sont les
seuls que je prenne encore au sérieux et qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie en
moi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu'on me montre aujourd'hui pour la
première fois ne me semblent pas de vraies fleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses
bluets, ses coquelicots, ses pommiers, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards, ses nymphéas et ses
boutons d'or, ont constitué à tout jamais pour moi la figure des pays où j'aimerais vivre, où j'exige avant tout
qu'on puisse aller à la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiques et trouver au
milieu des blés, ainsi qu'était Saint−André−des−Champs, une église monumentale, rustique et dorée comme
une meule; et les bluets, les aubépines, les pommiers qu'il m'arrive quand je voyage de rencontrer encore dans
les champs, parce qu'ils sont situés à la même profondeur, au niveau de mon passé, sont immédiatement en
communication avec mon cœur. Et pourtant, parce qu'il y a quelque chose d'individuel dans les lieux, quand
me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne le satisferait pas en me menant au bord d'une rivière
où il y aurait d'aussi beaux, de plus beaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus que le soir en rentrant, à
l'heure où s'éveillait en moi cette angoisse qui plus tard émigre dans l'amour, et peut devenir à jamais
inséparable de lui , je n'aurais souhaité que vînt me dire bonsoir une mère plus belle et plus intelligente que
la mienne. Non; de même que ce qu'il me fallait pour que je pusse m'endormir heureux, avec cette paix sans
trouble qu'aucune maîtresse n'a pu me donner depuis puisqu'on doute d'elles encore au moment où on croit en
elles, et qu'on ne possède jamais leur cœur comme je recevais dans un baiser celui de ma mère, tout entier,
sans la réserve d'une arrère−pensée, sans le reliquat d'une intention qui ne fut pas pour moi, c'est que ce fût
elle, c'est qu'elle inclinât vers moi ce visage où il y avait au−dessous de l'œil quelque chose qui était,
paraît−il, un défaut, et que j'aimais à l'égal du reste, de même ce que je veux revoir, c'est le côté de
Guermantes que j'ai connu, avec la ferme qui est peu éloignée des deux suivantes serrées l'une contre l'autre,
à l'entrée de l'allée des chênes; ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantes comme une
mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c'est ce paysage dont parfois, la nuit dans mes rêves,
l'individualité m'étreint avec une puissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil.
Sans doute pour avoir à jamais indissolublement uni en moi des impressions différentes rien que parce qu'ils
me les avaient fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le côté de Guermantes m'ont exposé,
pour l'avenir, à bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j'ai voulu revoir une personne
sans discerner que c'était simplement parce qu'elle me rappelait une haie d'aubépines, et j'ai été induit à
croire, à faire croire à un regain d'affection, par un simple désir de voyage. Mais par là même aussi, et en
restant présents en celles de mes impressions d'aujourd'hui auxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent
des assises, de la profondeur, une dimension de plus qu'aux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme, une
signification qui n'est que pour moi. Quand par les soirs d'été le ciel harmonieux gronde comme une bête
fauve et que chacun boude l'orage, c'est au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, à
travers le bruit de la pluie qui tombe, l'odeur d'invisibles et persistants lilas.
...
C'est ainsi que je restais souvent jusqu'au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans
sommeil, à tant de jours aussi dont l'image m'avait été plus récemment rendue par la saveur ce qu'on aurait
appelé à Combray le "parfum" d'une tasse de thé, et par association de souvenirs à ce que, bien des années
Du Côté de Chez Swann
II.
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après avoir quitté cette petite ville, j'avais appris, au sujet d'un amour que Swann avait eu avant ma naissance,
avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pour la vie de personnes mortes il y a
des siècles que pour celle de nos meilleurs amis, et qui semble impossible comme semblait impossible de
causer d'une ville à une autre tant qu'on ignore le biais par lequel cette impossibilité a été tournée. Tous ces
souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plus qu'une masse, mais non sans qu'on ne pût distinguer
entre eux, entre les plus anciens, et ceux plus récents, nés d'un parfum, puis ceux qui n'étaient que les
souvenirs d'une autre personne de qui je les avais appris sinon des fissures, des failles véritables, du moins
ces veinures, ces bigarrures de coloration, qui dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent des
différences d'origine, d'âge, de "formation".
Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps qu'était dissipée la brève incertitude de mon
réveil. Je savais dans quelle chambre je me trouvais effectivement, je l'avais reconstruite autour de moi dans
l'obscurité, et, soit en m'orientant par la seule mémoire, soit en m'aidant, comme indication, d'une faible
lueur aperçue, au pied de laquelle je plaçais les rideaux de la croisée , je l'avais reconstruite tout entière et
meublée comme un architecte et un tapissier qui gardent leur ouverture primitive aux fenêtres et aux portes,
j'avais reposé les glaces et remis la commode à sa place habituelle. Mais à peine le jour et non plus le reflet
d'une dernière braise sur une tringle de cuivre que j'avais pris pour lui traçait−il dans l'obscurité, et comme
à la craie, sa première raie blanche et rectificative, que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de la porte
où je l'avais située par erreur, tandis que pour lui faire place, le bureau que ma mémoire avait maladroitement
installé là se sauvait à toute vitesse, poussant devant lui la cheminée et écartant le mur mitoyen du couloir;
une courette régnait à l'endroit où il y a un instant encore s'étendait le cabinet de toilette, et la demeure que
j'avais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les demeures entrevues dans le tourbillon du réveil, mise
en fuite par ce pâle signe qu'avait tracé au−dessus des rideaux le doigt levé du jour.
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
Pour faire partie du "petit noyau", du "petit groupe", du "petit clan" des Verdurin, une condition était
suffisante mais elle était nécessaire: il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que le
jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année−là et dont elle disait: "Ça ne devrait pas être permis de
savoir jouer Wagner comme ça!", "enfonçait" à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avait
plus de diagnostic que Potain. Toute "nouvelle recrue" à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les
soirées des gens qui n'allaient pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement
exclue. Les femmes étant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine et
l'envie de se renseigner par soi−même sur l'agrément des autres salons, et les Verdurin sentant d'autre part
que cet esprit d'examen et ce démon de frivolité pouvaient par contagion devenir fatal à l'orthodoxie de la
petite église, ils avaient été amenés à rejeter successivement tous les "fidèles" du sexe féminin.
En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presque uniquement cette année−là (bien que
Mme Verdurin fût elle−même vertueuse et d'une respectable famille bourgeoise excessivement riche et
entièrement obscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement toute relation) à une personne
presque du demi−monde, Mme de Crécy, que Mme Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et déclarait
être "un amour" et à la tante du pianiste, laquelle devait avoir tiré le cordon; personnes ignorantes du monde
et à la naïveté de qui il avait été si facile de faire accroire que la princesse de Sagan et la duchesse de
Guermantes étaient obligées de payer des malheureux pour avoir du monde à leurs dîners, que si on leur avait
offert de les faire inviter chez ces deux grandes dames, l'ancienne concierge et la cocotte eussent
dédaigneusement refusé.
Les Verdurin n'invitaient pas à dîner: on avait chez eux "son couvert mis". Pour la soirée, il n'y avait pas de
programme. Le jeune pianiste jouait, mais seulement si "ça lui chantait", car on ne forçait personne et comme
disait M. Verdurin: "Tout pour les amis, vivent les camarades!" Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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la Walkyrie ou le prélude de Tristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais au
contraire parce qu'elle lui causait trop d'impression. "Alors vous tenez à ce que j'aie ma migraine? Vous savez
bien que c'est la même chose chaque fois qu'il joue ça. Je sais ce qui m'attend! Demain quand je voudrai me
lever, bonsoir, plus personne!" S'il ne jouait pas, on causait, et l'un des amis, le plus souvent leur peintre
favori d'alors, "lâchait", comme disait M. Verdurin, "une grosse faribole qui faisait s'esclaffer tout le monde",
Mme Verdurin surtout, à qui, tant elle avait l'habitude de prendre au propre les expressions figurées des
émotions qu'elle éprouvait, le docteur Cottard (un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa
mâchoire qu'elle avait décrochée pour avoir trop ri.
L'habit noir était défendu parce qu'on était entre "copains" et pour ne pas ressembler aux "ennuyeux" dont on
se garait comme de la peste et qu'on n'invitait qu'aux grandes soirées, données le plus rarement possible et
seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaître le musicien. Le reste du temps on se contentait
de jouer des charades, de souper en costumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun étranger au petit "noyau".
Mais au fur et à mesure que les "camarades" avaient pris plus de place dans la vie de Mme Verdurin, les
ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout ce qui retenait les amis loin d'elle, ce qui les empêchait quelquefois d'être
libres, ce fut la mère de l'un, la profession de l'autre, la maison de campagne ou la mauvaise santé d'un
troisième. Si le docteur Cottard croyait devoir partir en sortant de table pour retourner auprès d'un malade en
danger: "Qui sait, lui disait Mme Verdurin, cela lui fera peut−être beaucoup plus de bien que vous n'alliez pas
le déranger ce soir; il passera une bonne nuit sans vous; demain matin vous irez de bonne heure et vous le
trouverez guéri." Dès le commencement de décembre elle était malade à la pensée que les fidèles
"lâcheraient" pour le jour de Noël et le 1er janvier. La tante du pianiste exigeait qu'il vînt dîner ce jour−là en
famille chez sa mère à elle:
"Vous croyez qu'elle en mourrait, votre mère, s'écria durement Mme Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle
le jour de l'an, comme en province!"
Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte:
"Vous, Docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement le vendredi saint comme un autre jour?"
dit−elle à Cottard la première année, d'un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de la réponse. Mais elle
tremblait en attendant qu'il l'eût prononcée, car s'il n'était pas venu, elle risquait de se trouver seule.
"Je viendrai le vendredi saint... vous faire mes adieux car nous allons passer les fêtes de Pâques en Auvergne."
"En Auvergne? pour vous faire manger par les puces et la vermine, grand bien vous fasse!"
Et après un silence:
"Si vous nous l'aviez dit au moins, nous aurions tâché d'organiser cela et de faire le voyage ensemble dans
des conditions confortables."
De même si un "fidèle" avait un ami, ou une "habituée" un flirt qui serait capable de faire "lâcher"
quelquefois, les Verdurin qui ne s'effrayaient pas qu'une femme eût un amant pourvu qu'elle l'eût chez eux,
l'aimât en eux, et ne le leur préférât pas, disaient: "Eh bien! amenez−le votre ami." Et on l'engageait à l'essai,
pour voir s'il était capable de ne pas avoir de secrets pour Mme Verdurin, s'il était susceptible d'être agrégé au
"petit clan". S'il ne l'était pas on prenait à part le fidèle qui l'avait présenté et on lui rendait le service de le
brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Dans le cas contraire, le "nouveau" devenait à son tour un fidèle.
Aussi quand cette année−là, la demi−mondaine raconta à M. Verdurin qu'elle avait fait la connaissance d'un
homme charmant, M. Swann, et insinua qu'il serait très heureux d'être reçu chez eux, M. Verdurin transmit−il
séance tenante la requête à sa femme. (Il n'avait jamais d'avis qu'après sa femme, dont son rôle particulier
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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était de mettre à exécution les désirs, ainsi que les désirs des fidèles, avec de grandes ressources
d'ingéniosité.)
Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander. Elle désirerait te présenter un de ses amis, M.
Swann. Qu'en dis−tu?
"Mais voyons, est−ce qu'on peut refuser quelque chose à une petite perfection comme ça. Taisez−vous, on ne
vous demande pas votre avis, je vous dis que vous êtes une perfection."
"Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de marivaudage, et elle ajouta: vous savez que je ne suis
pas "fishing for compliments".
"Eh bien! amenez−le votre ami, s'il est agréable."
Certes le "petit noyau" n'avait aucun rapport avec la société où fréquentait Swann, et de purs mondains
auraient trouvé que ce n'était pas la peine d'y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour se faire
présenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu'à partir du jour où il avait connu à
peu près toutes celles de l'aristocratie et où elles n'avaient plus rien eu à lui apprendre, il n'avait plus tenu à
ces lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg
Saint−Germain, que comme à une sorte de valeur d'échange, de lettre de crédit dénuée de prix en elle−même,
mais lui permettant de s'improviser une situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscur de Paris,
où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie. Car le désir ou l'amour lui rendait alors un
sentiment de vanité dont il était maintenant exempt dans l'habitude de la vie (bien que ce fût lui sans doute
qui autrefois l'avait dirigé vers cette carrière mondaine où il avait gaspillé dans les plaisirs frivoles les dons de
son esprit et fait servir son érudition en matière d'art à conseiller les dames de la société dans leurs achats de
tableaux et pour l'ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer de briller, aux yeux d'une inconnue
dont il s'était épris, d'une élégance que le nom de Swann à lui tout seul n'impliquait pas. Il le désirait surtout
si l'inconnue était d'humble condition. De même que ce n'est pas à un autre homme intelligent qu'un homme
intelligent aura peur de paraître bête, ce n'est pas par un grand seigneur, c'est par un rustre qu'un homme
élégant craindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des frais d'esprit et des mensonges de vanité
qui ont été prodigués depuis que le monde existe par des gens qu'ils ne faisaient que diminuer, l'ont été pour
des inférieurs. Et Swann qui était simple et négligent avec une duchesse, tremblait d'être méprisé, posait,
quand il était devant une femme de chambre.
Il n'était pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment résigné de l'obligation que crée la grandeur
sociale de rester attaché à un certain rivage, s'abstiennent des plaisirs que la réalité leur présente en dehors de
la position mondaine où ils vivent cantonnés jusqu'à leur mort, se contentant de finir par appeler plaisirs,
faute de mieux, une fois qu'ils sont parvenus à s'y habituer, les divertissements médiocres ou les supportables
ennuis qu'elle renferme. Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps,
mais à passer son temps avec les femmes qu'il avait d'abord trouvées jolies. Et c'était souvent des femmes de
beauté assez vulgaire, car les qualités physiques qu'il recherchait sans s'en rendre compte étaient en complète
opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres qu'il
préférait. La profondeur, la mélancolie de l'expression, glaçaient ses sens que suffisait au contraire à éveiller
une chair saine, plantureuse et rose.
Si en voyage il rencontrait une famille qu'il eût été plus élégant de ne pas chercher à connaître, mais dans
laquelle une femme se présentait à ses yeux parée d'un charme qu'il n'avait pas encore connu, rester dans son
"quant à soi" et tromper le désir qu'elle avait fait naître, substituer un plaisir différent au plaisir qu'il eût pu
connaître avec elle, en écrivant à une ancienne maîtresse de venir le rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche
abdication devant la vie, un aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau, que si au lieu de visiter le pays,
il s'était confiné dans sa chambre en regardant des vues de Paris. Il ne s'enfermait pas dans l'édifice de ses
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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relations, mais en avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d'œuvre sur de nouveaux frais partout où une
femme lui avait plu, une de ces tentes démontables comme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce
qui n'en était pas transportable ou échangeable contre un plaisir nouveau, il l'eût donné pour rien, si enviable
que cela parût à d'autres. Que de fois son crédit auprès d'une duchesse, fait du désir accumulé depuis des
années que celle−ci avait eu de lui être agréable sans en avoir trouvé l'occasion, il s'en était défait d'un seul
coup en réclamant d'elle par une indiscrète dépêche une recommandation télégraphique qui le mît en relation
sur l'heure avec un de ses intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait un affamé qui
troquerait un diamant contre un morceau de pain. Même, après coup, il s'en amusait, car il y avait en lui,
rachetée par de rares délicatesses, une certaine muflerie. Puis, il appartenait à cette catégorie d'hommes
intelligents qui ont vécu dans l'oisiveté et qui cherchent une consolation et peut−être une excuse dans l'idée
que cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussi dignes d'intérêt que pourrait faire l'art ou l'étude,
que la "Vie" contient des situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les romans. Il l'assurait du
moins et le persuadait aisément aux plus affinés de ses amis du monde notamment au baron de Charlus, qu'il
s'amusait à égayer par le récit des aventures piquantes qui lui arrivaient, soit qu'ayant rencontré en chemin de
fer une femme qu'il avait ensuite ramenée chez lui il eût découvert qu'elle était la sœur d'un souverain entre
les mains de qui se mêlaient en ce moment tous les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il se
trouvait ainsi tenu d'une façon très agréable, soit que par le jeu complexe des circonstances, il dépendît du
choix qu'allait faire le conclave, s'il pourrait ou non devenir l'amant d'une cuisinière.
Ce n'était pas seulement d'ailleurs la brillante phalange de vertueuses douairières, de généraux,
d'académiciens, avec lesquels il était particulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à lui servir
d'entremetteurs. Tous ses amis avaient l'habitude de recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot
de recommandation ou d'introduction leur était demandé avec une habileté diplomatique qui, persistant à
travers les amours successives et les prétextes différents, accusait, plus que n'eussent fait les maladresses, un
caractère permanent et des buts identiques. Je me suis souvent fait raconter bien des années plus tard, quand
je commençai à m'intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu'en de tout autres parties il offrait
avec le mien, que quand il écrivait à mon grand−père (qui ne l'était pas encore, car c'est vers l'époque de ma
naissance que commença la grande liaison de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques) celui−ci, en
reconnaissant sur l'enveloppe l'écriture de son ami, s'écriait: "Voilà Swann qui va demander quelque chose: à
la garde!" Et soit méfiance, soit par le sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse à n'offrir une
chose qu'aux gens qui n'en ont pas envie, mes grands−parents opposaient une fin de non−recevoir absolue
aux prières les plus faciles à satisfaire qu'il leur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait
tous les dimanches à la maison, et qu'ils étaient obligés, chaque fois que Swann leur en reparlait, de faire
semblant de ne plus voir, alors que pendant toute la semaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec
elle, finissant souvent par ne trouver personne, faute de faire signe à celui qui en eût été si heureux.
Quelquefois tel couple ami de mes grands−parents et qui jusque−là s'était plaint de ne jamais voir Swann,
leur annonçait avec satisfaction et peut−être un peu le désir d'exciter l'envie, qu'il était devenu tout ce qu'il y a
de plus charmant pour eux, qu'il ne les quittait plus. Mon grand−père ne voulait pas troubler leur plaisir mais
regardait ma grand'mère en fredonnant:
"Quel est donc ce mystère
Je ne puis rien comprendre."
ou:
"Vision fugitive..."
ou:
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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"Dans ces affaires
Le mieux est de ne rien voir."
Quelques mois après, si mon grand−père demandait au nouvel ami de Swann: "Et Swann, le voyez−vous
toujours beaucoup?" la figure de l'interlocuteur s'allongeait: "Ne prononcez jamais son nom devant moi!"
"Mais je croyais que vous étiez si liés..." Il avait été ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de ma
grand'mère, dînant presque chaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir prévenu. On le
crut malade, et la cousine de ma grand'mère allait envoyer demander de ses nouvelles quand à l'office elle
trouva une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y annonçait à cette
femme qu'il allait quitter Paris, qu'il ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au moment de rompre,
c'était elle seule qu'il avait jugé utile d'avertir.
Quand sa maîtresse du moment était au contraire une personne mondaine ou du moins une personne qu'une
extraction trop humble ou une situation trop irrégulière n'empêchait pas qu'il fît recevoir dans le monde, alors
pour elle il y retournait, mais seulement dans l'orbite particulier où elle se mouvait ou bien où il l'avait
entraînée. "Inutile de compter sur Swann ce soir, disait−on, vous savez bien que c'est le jour d'Opéra de son
Américaine." Il la faisait inviter dans les salons particulièrement fermés où il avait ses habitudes, ses dîners
hebdomadaires, son poker; chaque soir, après qu'un léger crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux
avait tempéré de quelque douceur la vivacité de ses yeux verts, il choisissait une fleur pour sa boutonnière et
partait pour retrouver sa maîtresse à dîner chez l'une ou l'autre des femmes de sa coterie; et alors, pensant à
l'admiration et à l'amitié que les gens à la mode pour qui il faisait la pluie et le beau temps et qu'il allait
retrouver là, lui prodigueraient devant la femme qu'il aimait, il retrouvait du charme à cette vie mondaine sur
laquelle il s'était blasé, mais dont la matière, pénétrée et colorée chaudement d'une flamme insinuée qui s'y
jouait, lui semblait précieuse et belle depuis qu'il y avait incorporé un nouvel amour.
Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait été la réalisation plus ou moins
complète d'un rêve né de la vue d'un visage ou d'un corps que Swann avait, spontanément, sans s'y efforcer,
trouvés charmants, en revanche quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis
d'autrefois, qui lui avait parlé d'elle comme d'une femme ravissante avec qui il pourrait peut−être arriver à
quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile qu'elle n'était en réalité afin de paraître lui−même
avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle était apparue à Swann non pas certes
sans beauté, mais d'un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait
même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour
chacun, et qui sont l'opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la
peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux mais si grands
qu'ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l'air
d'avoir mauvaise mine ou d'être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette présentation au théâtre, elle
lui avait écrit pour lui demander à voir ses collections qui l'intéressaient tant, "elle, ignorante qui avait le goût
des jolies choses", disant qu'il lui semblait qu'elle le connaîtrait mieux, quand elle l'aurait vu dans "son home"
où elle l'imaginait "si confortable avec son thé et ses livres", quoiqu'elle ne lui eût pas caché sa surprise qu'il
habitât ce quartier qui devait être si triste et "qui était si peu smart pour lui qui l'était tant". Et après qu'il l'eut
laissée venir, en le quittant elle lui avait dit son regret d'être restée si peu dans cette demeure où elle avait été
heureuse de pénétrer, parlant de lui comme s'il avait été pour elle quelque chose de plus que les autres êtres
qu'elle connaissait et semblant établir entre leurs deux personnes une sorte de trait d'union romanesque qui
l'avait fait sourire. Mais à l'âge déjà un peu désabusé dont approchait Swann et où l'on sait se contenter d'être
amoureux pour le plaisir de l'être sans trop exiger de réciprocité, ce rapprochement des cœurs, s'il n'est plus
comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l'amour, lui reste uni en revanche par
une association d'idées si forte, qu'il peut en devenir la cause, s'il se présente avant lui. Autrefois on rêvait de
posséder le cœur de la femme dont on était amoureux; plus tard sentir qu'on possède le cœur d'une femme
peut suffire à vous en rendre amoureux. Ainsi, à l'âge où il semblerait, comme on cherche surtout dans
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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l'amour un plaisir subjectif, que la part du goût pour la beauté d'une femme devait y être la plus grande,
l'amour peut naître l'amour le plus physique sans qu'il y ait eu, à sa base, un désir préalable. A cette
époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par l'amour; il n'évolue plus seul suivant ses propres lois
inconnues et fatales, devant notre cœur étonné et passif. Nous venons à son aide, nous le faussons par la
mémoire, par la suggestion. En reconnaissant un de ses symptômes, nous nous rappelons, nous faisons
renaître les autres. Comme nous possédons sa chanson, gravée en nous tout entière, nous n'avons pas besoin
qu'une femme nous en dise le début rempli par l'admiration qu'inspire la beauté , pour en trouver la suite.
Et si elle commence au milieu, là où les cœurs se rapprochent, où l'on parle de n'exister plus que l'un pour
l'autre , nous avons assez l'habitude de cette musique pour rejoindre tout de suite notre partenaire au passage
où elle nous attend.
Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites; et sans doute chacune d'elles renouvelait
pour lui la déception qu'il éprouvait à se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié les
particularités dans l'intervalle, et qu'il ne s'était rappelé ni si expressif ni, malgré sa jeunesse, si fané; il
regrettait, pendant qu'elle causait avec lui, que la grande beauté qu'elle avait ne fût pas du genre de celles qu'il
aurait spontanément préférées. Il faut d'ailleurs dire que le visage d'Odette paraissait plus maigre et plus
proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unie et plus plane était recouverte par la
masse de cheveux qu'on portait, alors, prolongés en "devants", soulevés en "crêpés", répandus en mèches
folles le long des oreilles; et quant à son corps qui était admirablement fait, il était difficile d'en apercevoir la
continuité (à cause des modes de l'époque et quoiqu'elle fût une des femmes de Paris qui s'habillaient le
mieux), tant le corsage, s'avançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissant brusquement en
pointe pendant que par en dessous commençait à s'enfler le ballon des doubles jupes, donnait à la femme l'air
d'être composée de pièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres; tant les ruchés, les volants, le
gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie de leur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne
qui les conduisait aux nœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou qui les
dirigeait le long du busc, mais ne s'attachaient nullement à l'être vivant, qui selon que l'architecture de ces
fanfreluches se rapprochait ou s'écartait trop de la sienne, s'y trouvait engoncé ou perdu.
Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en pensant qu'elle lui avait dit combien le temps lui durerait
jusqu'à ce qu'il lui permît de revenir; il se rappelait l'air inquiet, timide avec lequel elle l'avait une fois prié
que ce ne fût pas dans trop longtemps, et les regards qu'elle avait eus à ce moment−là, fixés sur lui en une
imploration craintive, et qui la faisaient touchante sous le bouquet de fleurs de pensées artificielles fixé
devant son chapeau rond de paille blanche, à brides de velours noir. "Et vous, avait−elle dit, vous ne
viendriez pas une fois chez moi prendre le thé?" Il avait allégué des travaux en train, une étude en réalité
abandonnée depuis des années sur Ver Meer de Delft. "Je comprends que je ne peux rien faire, moi chétive,
à côté de grands savants comme vous autres, lui avait−elle répondu. Je serais comme la grenouille devant
l'aréopage. Et pourtant j'aimerais tant m'instruire, savoir, être initiée. Comme cela doit être amusant de
bouquiner, de fourrer son nez dans de vieux papiers, avait−elle ajouté avec l'air de contentement de
soi−même que prend une femme élégante pour affirmer que sa joie est de se livrer sans crainte de se salir à
une besogne malpropre, comme de faire la cuisine en "mettant elle−même les mains à la pâte". "Vous allez
vous moquer de moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait parler de Ver Meer), je n'avais
jamais entendu parler de lui; vit−il encore? Est−ce qu'on peut voir de ses œuvres à Paris, pour que je puisse
me représenter ce que vous aimez, deviner un peu ce qu'il y a sous ce grand front qui travaille tant, dans cette
tête qu'on sent toujours en train de réfléchir, me dire: voilà, c'est à cela qu'il est en train de penser. Quel rêve
ce serait d'être mêlée à vos travaux!" Il s'était excusé sur sa peur des amitiés nouvelles, ce qu'il avait appelé,
par galanterie, sa peur d'être malheureux. "Vous avez peur d'une affection? comme c'est drôle, moi qui ne
cherche que cela, qui donnerais ma vie pour en trouver une, avait−elle dit d'une voix si naturelle, si
convaincue, qu'il en avait été remué. Vous avez dû souffrir par une femme. Et vous croyez que les autres sont
comme elle. Elle n'a pas su vous comprendre; vous êtes un être si à part. C'est cela que j'ai aimé d'abord en
vous, j'ai bien senti que vous n'étiez pas comme tout le monde." "Et puis d'ailleurs vous aussi, lui avait−il dit,
je sais bien ce que c'est que les femmes, vous devez avoir des tas d'occupations, être peu libre." "Moi, je n'ai
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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jamais rien à faire! Je suis toujours libre, je le serai toujours pour vous. A n'importe quelle heure du jour ou
de la nuit où il pourrait vous être commode de me voir, faites−moi chercher, et je serai trop heureuse
d'accourir. Le ferez−vous? Savez−vous ce qui serait gentil, ce serait de vous faire présenter à Mme Verdurin
chez qui je vais tous les soirs. Croyez−vous! si on s'y retrouvait et si je pensais que c'est un peu pour moi que
vous y êtes!"
Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi à elle quand il était seul, il faisait
seulement jouer son image entre beaucoup d'autres images de femmes dans des rêveries romanesques; mais
si, grâce à une circonstance quelconque (ou même peut−être sans que ce fût grâce à elle, la circonstance qui
se présente au moment où un état, latent jusque−là, se déclare, pouvant n'avoir influé en rien sur lui) l'image
d'Odette de Crécy venait à absorber toutes ces rêveries, si celles−ci n'étaient plus séparables de son souvenir,
alors l'imperfection de son corps ne garderait plus aucune importance, ni qu'il eût été, plus ou moins qu'un
autre corps, selon le goût de Swann, puisque devenu le corps de celle qu'il aimait, il serait désormais le seul
qui fût capable de lui causer des joies et des tourments.
Mon grand−père avait précisément connu, ce qu'on n'aurait pu dire d'aucun de leurs amis actuels, la famille
de ces Verdurin. Mais il avait perdu toute relation avec celui qu'il appelait le "jeune Verdurin" et qu'il
considérait, un peu en gros, comme tombé tout en gardant de nombreux millions dans la bohème et la
racaille. Un jour il reçut une lettre de Swann lui demandant s'il ne pourrait pas le mettre en rapport avec les
Verdurin: "A la garde! à la garde! s'était écrié mon grand−père, ça ne m'étonne pas du tout, c'est bien par là
que devait finir Swann. Joli milieu! D'abord je ne peux pas faire ce qu'il me demande parce que je ne connais
plus ce monsieur. Et puis ça doit cacher une histoire de femme, je ne me mêle pas de ces affaires−là. Ah bien!
nous allons avoir de l'agrément si Swann s'affuble des petits Verdurin."
Et sur la réponse négative de mon grand−père, c'est Odette qui avait amené elle−même Swann chez les
Verdurin.
Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses débuts, le docteur et Mme Cottard, le jeune
pianiste et sa tante, et le peintre qui avait alors leur faveur, auxquels s'étaient joints dans la soirée quelques
autres fidèles.
Le docteur Cottard ne savait jamais d'une façon certaine de quel ton il devait répondre à quelqu'un, si son
interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomie
l'offre d'un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectante le disculperait du reproche de naïveté,
si le propos qu'on lui avait tenu se trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire face à l'hypothèse
opposée il n'osait pas laisser ce sourire s'affirmer nettement sur son visage, on y voyait flotter
perpétuellement une incertitude où se lisait la question qu'il n'osait pas poser: "Dites−vous cela pour de bon?"
Il n'était pas plus assuré de la façon dont il devait se comporter dans la rue, et même en général dans la vie,
que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants, aux voitures, aux événements un malicieux sourire
qui ôtait d'avance à son attitude toute impropriété puisqu'il prouvait, si elle n'était pas de mise, qu'il le savait
bien et que s'il avait adopté celle−là, c'était par plaisanterie.
Sur tous les points cependant où une franche question lui semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute
de s'efforcer de restreindre le champ de ses doutes et de compléter son instruction.
C'est ainsi que, sur les conseils qu'une mère prévoyante lui avait donnés quand il avait quitté sa province, il
ne laissait jamais passer soit une locution ou un nom propre qui lui étaient inconnus, sans tâcher de se faire
documenter sur eux.
Pour les locutions, il était insatiable de renseignements, car, leur supposant parfois un sens plus précis
qu'elles n'ont, il eût désiré savoir ce qu'on voulait dire exactement par celles qu'il entendait le plus souvent
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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employer: la beauté du diable, du sang bleu, une vie de bâtons de chaise, le quart d'heure de Rabelais, être le
prince des élégances, donner carte blanche, être réduit à quia, etc., et dans quels cas déterminés il pouvait à
son tour les faire figurer dans ses propos. A leur défaut il plaçait des jeux de mots qu'il avait appris. Quant
aux noms de personnes nouveaux qu'on prononçait devant lui il se contentait seulement de les répéter sur un
ton interrogatif qu'il pensait suffisant pour lui valoir des explications qu'il n'aurait pas l'air de demander.
Comme le sens critique qu'il croyait exercer sur tout lui faisait complètement défaut, le raffinement de
politesse qui consiste à affirmer, à quelqu'un qu'on oblige, sans souhaiter d'en être cru, que c'est à lui qu'on a
obligation, était peine perdue avec lui, il prenait tout au pied de la lettre. Quel que fût l'aveuglement de Mme
Verdurin à son égard, elle avait fini, tout en continuant à le trouver très fin, par être agacée de voir que quand
elle l'invitait dans une avant−scène à entendre Sarah Bernhardt, lui disant, pour plus de grâce: "Vous êtes trop
aimable d'être venu, docteur, d'autant plus que je suis sûre que vous avez déjà souvent entendu Sarah
Bernhardt, et puis nous sommes peut−être trop près de la scène", le docteur Cottard qui était entré dans la
loge avec un sourire qui attendait pour se préciser ou pour disparaître que quelqu'un d'autorisé le renseignât
sur la valeur du spectacle, lui répondait: "En effet on est beaucoup trop près et on commence à être fatigué de
Sarah Bernhardt. Mais vous m'avez exprimé le désir que je vienne. Pour moi vos désirs sont des ordres. Je
suis trop heureux de vous rendre ce petit service. Que ne ferait−on pas pour vous être agréable, vous êtes si
bonne!" Et il ajoutait: "Sarah Bernhardt c'est bien la Voix d'Or, n'est−ce pas? On écrit souvent aussi qu'elle
brûle les planches. C'est une expression bizarre, n'est−ce pas?" dans l'espoir de commentaires qui ne venaient
point.
"Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que nous faisons fausse route quand par modestie nous
déprécions ce que nous offrons au docteur. C'est un savant qui vit en dehors de l'existence pratique, il ne
connaît pas par lui−même la valeur des choses et il s'en rapporte à ce que nous lui en disons." "Je n'avais pas
osé te le dire, mais je l'avais remarqué", répondit M. Verdurin. Et au jour de l'an suivant, au lieu d'envoyer au
docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disant que c'était bien peu de chose, M. Verdurin acheta
pour trois cents francs une pierre reconstituée en laissant entendre qu'on pouvait difficilement en voir d'aussi
belle.
Quand Mme Verdurin avait annoncé qu'on aurait, dans la soirée, M. Swann: "Swann?" s'était écrié le docteur
d'un accent rendu brutal par la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvu que
quiconque cet homme qui se croyait perpétuellement préparé à tout. Et voyant qu'on ne lui répondait pas:
"Swann? Qui ça, Swann!" hurla−t−il au comble d'une anxiété qui se détendit soudain quand Mme Verdurin
eut dit: "Mais l'ami dont Odette nous avait parlé." "Ah! bon, bon, ça va bien", répondit le docteur apaisé.
Quant au peintre il se réjouissait de l'introduction de Swann chez Mme Verdurin, parce qu'il le supposait
amoureux d'Odette et qu'il aimait à favoriser les liaisons. "Rien ne m'amuse comme de faire des mariages,
confia−t−il, dans l'oreille, au docteur Cottard, j'en ai déjà réussi beaucoup, même entre femmes!"
En disant aux Verdurin que Swann était très "smart", Odette leur avait fait craindre un "ennuyeux". Il leur fit
au contraire une excellente impression dont à leur insu sa fréquentation dans la société élégante était une des
causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes même intelligents qui ne sont jamais allés dans le monde,
une des supériorités de ceux qui y ont un peu vécu, qui est de ne plus le transfigurer par le désir ou par
l'horreur qu'il inspire à l'imagination, de le considérer comme sans aucune importance. Leur amabilité,
séparée de tout snobisme et de la peur de paraître trop aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette
grâce des mouvements de ceux dont les membres assouplis exécutent exactement ce qu'ils veulent, sans
participation indiscrète et maladroite du reste du corps. La simple gymnastique élémentaire de l'homme du
monde tendant la main avec bonne grâce au jeune homme inconnu qu'on lui présente et s'inclinant avec
réserve devant l'ambassadeur à qui on le présente, avait fini par passer sans qu'il en fût conscient dans toute
l'attitude sociale de Swann, qui vis−à−vis de gens d'un milieu inférieur au sien comme étaient les Verdurin et
leurs amis, fit instinctivement montre d'un empressement, se livra à des avances, dont, selon eux, un
ennuyeux se fût abstenu. Il n'eut un moment de froideur qu'avec le docteur Cottard: en le voyant lui cligner de
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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l'œil et lui sourire d'un air ambigu avant qu'ils se fussent encore parlé (mimique que Cottard appelait "laisser
venir"), Swann crut que le docteur le connaissait sans doute pour s'être trouvé avec lui en quelque lieu de
plaisir, bien que lui−même y allât pourtant fort peu, n'ayant jamais vécu dans le monde de la noce. Trouvant
l'allusion de mauvais goût, surtout en présence d'Odette qui pourrait en prendre une mauvaise idée de lui, il
affecta un air glacial. Mais quand il apprit qu'une dame qui se trouvait près de lui était Mme Cottard, il pensa
qu'un mari aussi jeune n'aurait pas cherché à faire allusion devant sa femme à des divertissements de ce
genre; et il cessa de donner à l'air entendu du docteur la signification qu'il redoutait. Le peintre invita tout de
suite Swann à venir avec Odette à son atelier, Swann le trouva gentil. "Peut−être qu'on vous favorisera plus
que moi, dit Mme Verdurin, sur un ton qui feignait d'être piqué, et qu'on vous montrera le portrait de Cottard
(elle l'avait commandé au peintre). Pensez bien, "monsieur" Biche, rappela−t−elle au peintre, à qui c'était une
plaisanterie consacrée de dire monsieur, à rendre le joli regard, le petit côté fin, amusant, de l'œil. Vous savez
que ce que je veux surtout avoir, c'est son sourire, ce que je vous ai demandé c'est le portrait de son sourire.
Et comme cette expression lui sembla remarquable elle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs invités
l'eussent entendue, et même, sous un prétexte vague, en fit d'abord rapprocher quelques−uns. Swann
demanda à faire la connaissance de tout le monde, même d'un vieil ami des Verdurin, Saniette, à qui sa
timidité, sa simplicité et son bon cœur avaient fait perdre partout la considération que lui avaient value sa
science d'archiviste, sa grosse fortune, et la famille distinguée dont il sortait. Il avait dans la bouche, en
parlant, une bouillie qui était adorable parce qu'on sentait qu'elle trahissait moins un défaut de la langue
qu'une qualité de l'âme, comme un reste de l'innocence du premier âge qu'il n'avait jamais perdue. Toutes les
consonnes qu'il ne pouvait prononcer figuraient comme autant de duretés dont il était incapable. En
demandant à être présenté à M. Saniette, Swann fit à Mme Verdurin l'effet de renverser les rôles (au point
qu'en réponse, elle dit en insistant sur la différence: "Monsieur Swann, voudriez−vous avoir la bonté de me
permettre de vous présenter notre ami Saniette"), mais excita chez Saniette une sympathie ardente que
d'ailleurs les Verdurin ne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu et ils ne tenaient pas à lui
faire des amis. Mais en revanche Swann les toucha infiniment en croyant devoir demander tout de suite à
faire la connaissance de la tante du pianiste. En robe noire comme toujours, parce qu'elle croyait qu'en noir on
est toujours bien et que c'est ce qu'il y a de plus distingué, elle avait le visage excessivement rouge comme
chaque fois qu'elle venait de manger. Elle s'inclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec majesté.
Comme elle n'avait aucune instruction et avait peur de faire des fautes de français, elle prononçait exprès
d'une manière confuse, pensant que si elle lâchait un cuir il serait estompé d'un tel vague qu'on ne pourrait le
distinguer avec certitude, de sorte que sa conversation n'était qu'un graillonnement indistinct duquel
émergeaient de temps à autre les rares vocables dont elle se sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer
légèrement d'elle en parlant à M. Verdurin lequel au contraire fut piqué.
"C'est une si excellente femme, répondit−il. Je vous accorde qu'elle n'est pas étourdissante; mais je vous
assure qu'elle est agréable quand on cause seul avec elle. "Je n'en doute pas, s'empressa de concéder Swann.
Je voulais dire qu'elle ne me semblait pas "éminente" ajouta−t−il en détachant cet adjectif, et en somme c'est
plutôt un compliment!" "Tenez, dit M. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit d'une manière charmante.
Vous n'avez jamais entendu son neveu? c'est admirable, n'est−ce pas, docteur? Voulez−vous que je lui
demande de jouer quelque chose, Monsieur Swann?"
"Mais ce sera un bonheur..., commençait à répondre Swann, quand le docteur l'interrompit d'un air moqueur.
En effet ayant retenu que dans la conversation l'emphase, l'emploi de formes solennelles, était suranné, dès
qu'il entendait un mot grave dit sérieusement comme venait de l'être le mot "bonheur", il croyait que celui qui
l'avait prononcé venait de se montrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par hasard
dans ce qu'il appelait un vieux cliché, si courant que ce mot fût d'ailleurs, le docteur supposait que la phrase
commencée était ridicule et la terminait ironiquement par le lieu commun qu'il semblait accuser son
interlocuteur d'avoir voulu placer, alors que celui−ci n'y avait jamais pensé.
"Un bonheur pour la France!" s'écria−t−il malicieusement en levant les bras avec emphase.
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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M. Verdurin ne put s'empêcher de rire.
"Qu'est−ce qu'ils ont à rire toutes ces bonnes gens−là, on a l'air de ne pas engendrer la mélancolie dans votre
petit coin là−bas, s'écria Mme Verdurin. Si vous croyez que je m'amuse, moi, à rester toute seule en
pénitence", ajouta−t−elle sur un ton dépité, en faisant l'enfant.
Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré, qu'un violoniste de ce pays lui avait donné
et qu'elle conservait quoiqu'il rappelât la forme d'un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu'elle
avait, mais elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaient l'habitude de lui faire de temps
en temps, afin que les donateurs eussent le plaisir de les reconnaître quand ils venaient. Aussi tâchait−elle de
persuader qu'on s'en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent; mais elle n'y réussissait pas et
c'était chez elle une collection de chauffe−pieds, de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de
potiches, dans une accumulation de redites et un disparate d'étrennes.
De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation des fidèles et s'égayait de leurs "fumisteries",
mais depuis l'accident qui était arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer
effectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle qui signifiait sans fatigue ni risques pour
elle, qu'elle riait aux larmes. Au moindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancien
habitué rejeté au camp des ennuyeux, et pour le plus grand désespoir de M. Verdurin qui avait eu
longtemps la prétention d'être aussi aimable que sa femme, mais qui riant pour de bon s'essoufflait vite et
avait été distancé et vaincu par cette ruse d'une incessante et fictive hilarité , elle poussait un petit cri,
fermait entièrement ses yeux d'oiseau qu'une taie commençait à voiler, et brusquement, comme si elle n'eût
eu que le temps de cacher un spectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dans ses
mains qui la recouvraient et n'en laissaient plus rien voir, elle avait l'air de s'efforcer de réprimer, d'anéantir
un rire qui, si elle s'y fût abandonnée, l'eût conduite à l'évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des
fidèles, ivre de camaraderie, de médisance et d'assentiment, Mme Verdurin, juchée sur son perchoir, pareille
à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dans du vin chaud, sanglotait d'amabilité.
Cependant, M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permission d'allumer sa pipe ("ici on ne se gêne
pas, on est entre camarades"), priait le jeune artiste de se mettre au piano.
"Allons, voyons, ne l'ennuie pas, il n'est pas ici pour être tourmenté, s'écria Mme Verdurin, je ne veux pas
qu'on le tourmente moi!"
"Mais pourquoi veux−tu que ça l'ennuie, dit M. Verdurin, M. Swann ne connaît peut−être pas la sonate en fa
dièse que nous avons découverte, il va nous jouer l'arrangement pour piano."
"Ah! non, non, pas ma sonate! cria Mme Verdurin, je n'ai pas envie à force de pleurer de me fiche un rhume
de cerveau avec névralgies faciales, comme la dernière fois; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer;
vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n'est pas vous qui garderez le lit huit jours!"
Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allait jouer enchantait les amis aussi bien que
si elle avait été nouvelle, comme une preuve de la séduisante originalité de la "Patronne" et de sa sensibilité
musicale. Ceux qui étaient près d'elle faisaient signe à ceux qui plus loin fumaient ou jouaient aux cartes, de
se rapprocher, qu'il se passait quelque chose, leur disant, comme on fait au Reichstag dans les moments
intéressants: "Écoutez, écoutez." Et le lendemain on donnait des regrets à ceux qui n'avaient pas pu venir en
leur disant que la scène avait été encore plus amusante que d'habitude.
Eh bien! voyons, c'est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera que l'andante.
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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"Que l'andante, comme tu y vas" s'écria Mme Verdurin. "C'est justement l'andante qui me casse bras et
jambes. Il est vraiment superbe le Patron! C'est comme si dans la "Neuvième" il disait: nous n'entendrons que
le finale, ou dans "les Maîtres" que l'ouverture."
Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin à laisser jouer le pianiste, non pas qu'il crût feints les troubles
que la musique lui donnait il y reconnaissait certains états neurasthéniques mais par cette habitude qu'ont
beaucoup de médecins, de faire fléchir immédiatement la sévérité de leurs prescriptions dès qu'est en jeu,
chose qui leur semble beaucoup plus importante, quelque réunion mondaine dont ils font partie et dont la
personne à qui ils conseillent d'oublier pour une fois sa dyspepsie, ou sa grippe, est un des facteurs essentiels.
Vous ne serez pas malade cette fois−ci, vous verrez, lui dit−il en cherchant à la suggestionner du regard. Et
si vous êtes malade nous vous soignerons.
Bien vrai? répondit Mme Verdurin, comme si devant l'espérance d'une telle faveur il n'y avait plus qu'à
capituler. Peut−être aussi à force de dire qu'elle serait malade, y avait−il des moments où elle ne se rappelait
plus que c'était un mensonge et prenait une âme de malade. Or ceux−ci, fatigués d'être toujours obligés de
faire dépendre de leur sagesse la rareté de leurs accès, aiment se laisser aller à croire qu'ils pourront faire
impunément tout ce qui leur plaît et leur fait mal d'habitude, à condition de se remettre en les mains d'un être
puissant, qui, sans qu'ils aient aucune peine à prendre, d'un mot ou d'une pilule, les remettra sur pied.
Odette était allée s'asseoir sur un canapé de tapisserie qui était près du piano:
Vous savez, j'ai ma petite place, dit−elle à Mme Verdurin.
Celle−ci, voyant Swann sur une chaise, le fit lever:
"Vous n'êtes pas bien là, allez donc vous mettre à côté d'Odette, n'est−ce pas Odette, vous ferez bien une
place à M. Swann?"
"Quel joli beauvais, dit avant de s'asseoir Swann qui cherchait à être aimable."
"Ah! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Mme Verdurin. Et je vous préviens que si
vous voulez en voir d'aussi beau, vous pouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n'ont rien fait de pareil. Les
petites chaises aussi sont des merveilles. Tout à l'heure vous regarderez cela. Chaque bronze correspond
comme attribut au petit sujet du siège; vous savez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder
cela, je vous promets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez là, la petite vigne sur
fond rouge de l'Ours et les Raisins. Est−ce dessiné? Qu'est−ce que vous en dites, je crois qu'ils le savaient
plutôt, dessiner! Est−elle assez appétissante cette vigne? Mon mari prétend que je n'aime pas les fruits parce
que j'en mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande que vous tous, mais je n'ai pas besoin de me
les mettre dans la bouche puisque je jouis par les yeux. Qu'est ce que vous avez tous à rire? demandez au
docteur, il vous dira que ces raisins−là me purgent. D'autres font des cures de Fontainebleau, moi je fais ma
petite cure de Beauvais. Mais, monsieur Swann, vous ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des
dossiers. Est−ce assez doux comme patine? Mais non, à pleines mains, touchez−les bien.
Ah! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nous n'entendrons pas de musique ce soir, dit le
peintre.
"Taisez−vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit−elle en se tournant vers Swann, on nous défend à nous autres
femmes des choses moins voluptueuses que cela. Mais il n'y a pas une chair comparable à cela! Quand M.
Verdurin me faisait l'honneur d'être jaloux de moi allons, sois poli au moins, ne dis pas que tu ne l'as jamais
été... "
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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"Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends à témoin: est−ce que j'ai dit quelque chose?"
Swann palpait les bronzes par politesse et n'osait pas cesser tout de suite.
Allons, vous les caresserez plus tard; maintenant c'est vous qu'on va caresser, qu'on va caresser dans
l'oreille; vous aimez cela, je pense; voilà un petit jeune homme qui va s'en charger.
Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec lui qu'avec les autres personnes qui se
trouvaient là. Voici pourquoi:
L'année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon.
D'abord, il n'avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç'avait déjà été un
grand plaisir quand au−dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu
tout d'un coup chercher à s'élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme,
indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune.
Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait,
charmé tout d'un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l'harmonie il ne savait lui−même qui
passait et qui lui avait ouvert plus largement l'âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l'air
humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut−être est−ce parce qu'il ne savait pas la musique
qu'il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut−être pourtant les
seules purement musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d'impressions.
Une impression de ce genre pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sans doute les notes que nous
entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteur et leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de
dimensions variées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur, de ténuité, de stabilité,
de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas
être submergées par celles qu'éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cette impression
continuerait à envelopper de sa liquidité et de son "fondu" les motifs qui par instants en émergent, à peine
discernables, pour plonger aussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu'ils donnent,
impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables, si la mémoire, comme un ouvrier qui travaille à
établir des fondations durables au milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac−similés de ces phrases
fugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdent et de les différencier. Ainsi à peine la
sensation délicieuse que Swann avait ressentie était−elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance
tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau
continuait, si bien que quand la même impression était tout d'un coup revenue, elle n'était déjà plus
insaisissable. Il s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive; il
avait devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l'architecture, de la pensée,
et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s'élevant pendant
quelques instants au−dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont
il n'avait jamais eu l'idée avant de l'entendre, dont il sentait que rien autre qu'elle ne pourrait les lui faire
connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.
D'un rythme lent elle le dirigeait ici d'abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et
précis. Et tout d'un coup au point où elle était arrivée et d'où il se préparait à la suivre, après une pause d'un
instant, brusquement elle changeait de direction et d'un mouvement nouveau, plus rapide, menu,
mélancolique, incessant et doux, elle l'entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut.
Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plus
clairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentré chez lui il eut besoin d'elle, il était
comme un homme dans la vie de qui une passante qu'il a aperçue un moment vient de faire entrer l'image
d'une beauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande, sans qu'il sache seulement s'il
pourra revoir jamais celle qu'il aime déjà et dont il ignore jusqu'au nom.
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
101
Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoir amorcer chez Swann la possibilité d'une
sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à
la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu'il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne
changerait plus jusqu'à sa mort; bien plus, ne se sentant plus d'idées élevées dans l'esprit, il avait cessé de
croire à leur réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi avait−il pris l'habitude de se réfugier dans
des pensées sans importance qui lui permettaient de laisser de côté le fond des choses. De même qu'il ne se
demandait pas s'il n'eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en revanche savait avec certitude
que s'il avait accepté une invitation il devait s'y rendre et que s'il ne faisait pas de visite après il lui fallait
laisser des cartes, de même dans sa conversation il s'efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinion
intime sur les choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient en quelque sorte par eux−mêmes et lui
permettaient de ne pas donner sa mesure. Il était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date
de la naissance ou de la mort d'un peintre, pour la nomenclature de ses œuvres. Parfois, malgré tout, il se
laissait aller à émettre un jugement sur une œuvre, sur une manière de comprendre la vie, mais il donnait
alors à ses paroles un ton ironique comme s'il n'adhérait pas tout entier à ce qu'il disait. Or, comme certains
valétudinaires chez qui tout d'un coup, un pays où ils sont arrivés, un régime différent, quelquefois une
évolution organique, spontanée et mystérieuse, semblent amener une telle régression de leur mal qu'ils
commencent à envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tard une vie toute différente, Swann
trouvait en lui, dans le souvenir de la phrase qu'il avait entendue, dans certaines sonates qu'il s'était fait jouer,
pour voir s'il ne l'y découvrirait pas, la présence d'une de ces réalités invisibles auxquelles il avait cessé de
croire et auxquelles, comme si la musique avait eu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte
d'influence élective, il se sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie. Mais n'étant pas
arrivé à savoir de qui était l'œuvre qu'il avait entendue, il n'avait pu se la procurer et avait fini par l'oublier. Il
avait bien rencontré dans la semaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette soirée et les avait
interrogées; mais plusieurs étaient arrivées après la musique ou parties avant; certaines pourtant étaient là
pendant qu'on l'exécutait mais étaient allées causer dans un autre salon, et d'autres restées à écouter n'avaient
pas entendu plus que les premières. Quant aux maîtres de maison ils savaient que c'était une œuvre nouvelle
que les artistes qu'ils avaient engagés avaient demandé à jouer; ceux−ci étant partis en tournée, Swann ne put
pas en savoir davantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant le plaisir spécial et
intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devant ses yeux les formes qu'elle dessinait, il était
pourtant incapable de la leur chanter. Puis il cessa d'y penser.
Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout
d'un coup après une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s'échappant de sous
cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il
reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu'il aimait. Et elle était si particulière,
elle avait un charme si individuel et qu'aucun autre n'aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s'il
eût rencontré dans un salon ami une personne qu'il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais
retrouver. A la fin, elle s'éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le
visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui
dit que c'était l'andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l'avoir chez lui
aussi souvent qu'il voudrait, essayer d'apprendre son langage et son secret.
Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s'approcha−t−il de lui pour lui exprimer une reconnaissance dont la
vivacité plut beaucoup à Mme Verdurin.
Quel charmeur, n'est−ce pas, dit−elle à Swann; la comprend−il assez, sa sonate, le petit misérable? Vous ne
saviez pas que le piano pouvait atteindre à ça. C'est tout excepté du piano, ma parole! Chaque fois j'y suis
reprise, je crois entendre un orchestre. C'est même plus beau que l'orchestre, plus complet.
Le jeune pianiste s'inclina, et, souriant, soulignant les mots comme s'il avait fait un trait d'esprit:
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
102
"Vous êtes très indulgente pour moi", dit−il.
Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari: "Allons, donne−lui de l'orangeade, il l'a bien méritée", Swann
racontait à Odette comment il avait été amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant dit d'un
peu loin: "Eh bien! il me semble qu'on est en train de vous dire de belles choses, Odette", elle répondit: "Oui,
de très belles" et Swann trouva délicieuse sa simplicité. Cependant il demandait des renseignements sur
Vinteuil, sur son œuvre, sur l'époque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur ce qu'avait pu signifier
pour lui la petite phrase, c'est cela surtout qu'il aurait voulu savoir.
Mais tous ces gens qui faisaient profession d'admirer ce musicien (quand Swann avait dit que sa sonate était
vraiment belle, Mme Verdurin s'était écriée: "Je vous crois un peu qu'elle est belle! Mais on n'avoue pas
qu'on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n'a pas le droit de ne pas la connaître", et le peintre avait ajouté:
"Ah! c'est tout à fait une très grande machine, n'est−ce pas. Ce n'est pas si vous voulez la chose "cher" et
"public", n'est−ce pas, mais c'est la très grosse impression pour les artistes"), ces gens semblaient ne s'être
jamais posé ces questions car ils furent incapables d'y répondre.
Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrase préférée:
"Tiens, c'est amusant, je n'avais jamais fait attention; je vous dirai que je n'aime pas beaucoup chercher la
petite bête et m'égarer dans des pointes d'aiguille; on ne perd pas son temps à couper les cheveux en quatre
ici, ce n'est pas le genre de la maison", répondit Mme Verdurin, que le docteur Cottard regardait avec une
admiration béate et un zèle studieux se jouer au milieu de ce flot d'expressions toutes faites. D'ailleurs lui et
Mme Cottard avec une sorte de bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuple se gardaient bien de
donner une opinion ou de feindre l'admiration pour une musique qu'ils s'avouaient l'un à l'autre, une fois
rentrés chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de "M. Biche". Comme le public ne connaît du
charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu'il en a puisé dans les poncifs d'un art lentement
assimilé, et qu'un artiste original commence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela du
public, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits du peintre, ce qui faisait pour eux
l'harmonie de la musique et la beauté de la peinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu'il
accrochait au hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formes auxquelles ils étaient
habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurs sur ses toiles. Quand, dans celles−ci, ils pouvaient
reconnaître une forme, ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c'est−à−dire dépourvue de l'élégance de l'école
de peinture à travers laquelle ils voyaient dans la rue même, les êtres vivants), et sans vérité, comme si M.
Biche n'eût pas su comment était construite une épaule et que les femmes n'ont pas les cheveux mauves.
Pourtant les fidèles s'étant dispersés, le docteur sentit qu'il y avait là une occasion propice et pendant que
Mme Verdurin disait un dernier mot sur la sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se jette à l'eau
pour apprendre, mais choisit un moment où il n'y a pas trop de monde pour le voir:
Alors, c'est ce qu'on appelle un musicien di primo cartello ! s'écria−t−il avec une brusque résolution.
Swann apprit seulement que l'apparition récente de la sonate de Vinteuil avait produit une grande impression
dans une école de tendances très avancées mais était entièrement inconnue du grand public.
Je connais bien quelqu'un qui s'appelle Vinteuil, dit Swann, en pensant au professeur de piano des sœurs de
ma grand'mère.
C'est peut−être lui, s'écria Mme Verdurin.
Oh! non, répondit Swann en riant. Si vous l'aviez vu deux minutes, vous ne vous poseriez pas la question.
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
103
Alors poser la question c'est la résoudre? dit le docteur.
Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste, mais enfin un homme de génie peut
être le cousin d'une vieille bête. Si cela était, j'avoue qu'il n'y a pas de supplice que je ne m'imposerais pour
que la vieille bête me présentât à l'auteur de la sonate: d'abord le supplice de fréquenter la vieille bête, et qui
doit être affreux.
Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que le docteur Potain craignait de ne pouvoir
le sauver.
Comment, s'écria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se font soigner par Potain!
Ah! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vous oubliez que vous parlez d'un de mes
confères, je devrais dire un de mes maîtres.
Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d'aliénation mentale. Et il assurait qu'on pouvait s'en
apercevoir à certains passages de sa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla;
car une œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiques dont l'altération dans le langage
dénonce la folie, la folie reconnue dans une sonate lui paraissait quelque chose d'aussi mystérieux que la folie
d'une chienne, la folie d'un cheval, qui pourtant s'observent en effet.
Laissez−moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix fois autant que lui, répondit Mme
Verdurin au docteur Cottard, du ton d'une personne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à
ceux qui ne sont pas du même avis qu'elle. Vous ne tuez pas vos malades, vous, au moins!
Mais, Madame, il est de l'Académie, répliqua le docteur d'un ton air ironique. Si un malade préfère mourir
de la main d'un des princes de la science... C'est beaucoup plus chic de pouvoir dire: "C'est Potain qui me
soigne."
Ah! c'est plus chic? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans les maladies, maintenant? je ne savais pas
ça... Ce que vous m'amusez, s'écria−t−elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et moi, bonne
bête qui discutais sérieusement sans m'apercevoir que vous me faisiez monter à l'arbre.
Quant à M. Verdurin, trouvant que c'était un peu fatigant de se mettre à rire pour si peu, il se contenta de tirer
une bouffée de sa pipe en songeant avec tristesse qu'il ne pouvait plus rattraper sa femme sur le terrain de
l'amabilité.
Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit Mme Verdurin à Odette au moment où celle−ci lui
souhaitait le bonsoir. Il est simple, charmant; si vous n'avez jamais à nous présenter que des amis comme
cela, vous pouvez les amener.
M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n'avait pas apprécié la tante du pianiste.
Il s'est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tu ne voudrais pourtant pas que, la
première fois, il ait déjà le ton de la maison comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis plusieurs
années. La première fois ne compte pas, c'était utile pour prendre langue. Odette, il est convenu qu'il viendra
nous retrouver demain au Châtelet. Si vous alliez le prendre?
Mais non, il ne veut pas.
Ah! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu'il n'aille pas lâcher au dernier moment!
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
104
A la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait les rejoindre n'importe où, quelquefois
dans les restaurants de banlieue où on allait peu encore, car ce n'était pas la saison, plus souvent au théâtre,
que Mme Verdurin aimait beaucoup, et comme un jour, chez elle, elle dit devant lui que pour les soirs de
premières, de galas, un coupe−file leur eût été fort utile, que cela les avait beaucoup gênés de ne pas en avoir
le jour de l'enterrement de Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relations brillantes, mais seulement
de celles mal cotées qu'il eût jugé peu délicat de cacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg
Saint−Germain l'habitude de ranger les relations avec le monde officiel, répondit:
Je vous promets de m'en occuper, vous l'aurez à temps pour la reprise des Danicheff, je déjeune justement
demain avec le Préfet de police à l'Elysée.
Comment ça, à l'Elysée? cria le docteur Cottard d'une voix tonnante.
Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l'effet que sa phrase avait produit.
Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie:
Ça vous prend souvent?
Généralement, une fois l'explication donnée, Cottard disait: "Ah! bon, bon, ça va bien" et ne montrait plus
trace d'émotion.
Mais cette fois−ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer l'apaisement habituel, portèrent au
comble son étonnement qu'un homme avec qui il dînait, qui n'avait ni fonctions officielles, ni illustration
d'aucune sorte, frayât avec le Chef de l'État.
Comment ça, M. Grévy? vous connaissez M. Grévy? dit−il à Swann de l'air stupide et incrédule d'un
municipal à qui un inconnu demande à voir le Président de la République et qui, comprenant par ces mots "à
qui il a affaire", comme disent les journaux, assure au pauvre dément qu'il va être reçu à l'instant et le dirige
sur l'infirmerie spéciale du dépôt.
Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n'osa pas dire que c'était le prince de Galles), du
reste il invite très facilement et je vous assure que ces déjeuners n'ont rien d'amusant, ils sont d'ailleurs très
simples, on n'est jamais plus de huit à table, répondit Swann qui tâchait d'effacer ce que semblaient avoir de
trop éclatant aux yeux de son interlocuteur, des relations avec le Président de la République.
Aussitôt Cottard, s'en rapportant aux paroles de Swann, adopta cette opinion, au sujet de la valeur d'une
invitation chez M. Grévy, que c'était chose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors il ne s'étonna
plus que Swann, aussi bien qu'un autre, fréquentât l'Elysée, et même il le plaignait un peu d'aller à des
déjeuners que l'invité avouait lui−même être ennuyeux.
"Ah! bien, bien, ça va bien", dit−il sur le ton d'un douanier, méfiant tout à l'heure, mais qui, après vos
explications, vous donne son visa et vous laisse passer sans ouvrir vos malles.
"Ah! je vous crois qu'ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners, vous avez de la vertu d'y aller, dit Mme
Verdurin, à qui le Président de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement redoutable
parce qu'il disposait de moyens de séduction et de contrainte qui, employés à l'égard des fidèles, eussent été
capables de les faire lâcher. Il paraît qu'il est sourd comme un pot et qu'il mange avec ses doigts."
"En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser d'y aller", dit le docteur avec une nuance de
commisération; et, se rappelant le chiffre de huit convives: "Sont−ce des déjeuners intimes?" demanda−t−il
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
105
vivement avec un zèle de linguiste plus encore qu'une curiosité de badaud.
Mais le prestige qu'avait à ses yeux le Président de la République finit pourtant par triompher et de l'humilité
de Swann et de la malveillance de Mme Verdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait avec intérêt:
"Verrons−nous ce soir M. Swann? Il a des relations personnelles avec M. Grévy. C'est bien ce qu'on appelle
un gentleman?" Il alla même jusqu'à lui offrir une carte d'invitation pour l'exposition dentaire.
"Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais on ne laisse pas entrer les chiens. Vous
comprenez je vous dis cela parce que j'ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s'en sont mordu les doigts."
Quant à M. Verdurin il remarqua le mauvais effet qu'avait produit sur sa femme cette découverte que Swann
avait des amitiés puissantes dont il n'avait jamais parlé.
Si l'on n'avait pas arrangé une partie au dehors, c'est chez les Verdurin que Swann retrouvait le petit noyau,
mais il ne venait que le soir et n'acceptait presque jamais à dîner malgré les instances d'Odette.
"Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela", lui disait−elle.
"Et Mme Verdurin?"
"Oh! ce serait bien simple. Je n'aurais qu'à dire que ma robe n'a pas été prête, que mon cab est venu en retard.
Il y a toujours moyen de s'arranger.
"Vous êtes gentille."
Mais Swann se disait que s'il montrait à Odette (en consentant seulement à la retrouver après dîner), qu'il y
avait des plaisirs qu'il préférait à celui d'être avec elle, le goût qu'elle ressentait pour lui ne connaîtrait pas de
longtemps la satiété. Et, d'autre part, préférant infiniment à celle d'Odette, la beauté d'une petite ouvrière
fraîche et bouffie comme une rose et dont il était épris, il aimait mieux passer le commencement de la soirée
avec elle, étant sûr de voir Odette ensuite. C'est pour les mêmes raisons qu'il n'acceptait jamais qu'Odette vînt
le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite ouvrière l'attendait près de chez lui à un coin de rue que
son cocher Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans ses bras jusqu'au moment où la
voiture l'arrêtait devant chez les Verdurin. A son entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses qu'il
avait envoyées le matin lui disait: "Je vous gronde" et lui indiquait une place à côté d'Odette, le pianiste jouait
pour eux deux, la petite phrase de Vinteuil qui était comme l'air national de leur amour. Il commençait par la
tenue des trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls, occupant tout le premier plan,
puis tout d'un coup ils semblaient s'écarter et comme dans ces tableaux de Pieter De Hooch, qu'approfondit le
cadre étroit d'une porte entr'ouverte, tout au loin, d'une couleur autre, dans le velouté d'une lumière
interposée, la petite phrase apparaissait, dansante, pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre
monde. Elle passait à plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de sa grâce, avec le même
ineffable sourire; mais Swann y croyait distinguer maintenant du désenchantement. Elle semblait connaître la
vanité de ce bonheur dont elle montrait la voie. Dans sa grâce légère, elle avait quelque chose d'accompli,
comme le détachement qui succède au regret. Mais peu lui importait, il la considérait moins en elle−même,
en ce qu'elle pouvait exprimer pour un musicien qui ignorait l'existence et de lui et d'Odette quand il l'avait
composée, et pour tous ceux qui l'entendraient dans des siècles , que comme un gage, un souvenir de son
amour qui, même pour les Verdurin que pour le petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu'à lui,
les unissait; c'était au point que, comme Odette, par caprice, l'en avait prié, il avait renoncé à son projet de se
faire jouer par un artiste la sonate entière, dont il continua à ne connaître que ce passage. "Qu'avez−vous
besoin du reste? lui avait−elle dit. C'est ça notre morceau." Et même, souffrant de songer, au moment où elle
passait si proche et pourtant à l'infini, que tandis qu'elle s'adressait à eux, elle ne les connaissait pas, il
regrettait presque qu'elle eût une signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux, comme en des
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
106
bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femme aimée, nous en voulons à l'eau de la gemme, et
aux mots du langage, de ne pas être faits uniquement de l'essence d'une liaison passagère et d'un être
particulier.
Souvent il se trouvait qu'il s'était tant attardé avec la jeune ouvrière avant d'aller chez les Verdurin, qu'une
fois la petite phrase jouée par le pianiste, Swann s'apercevait qu'il était bientôt l'heure qu'Odette rentrât. Il la
reconduisait jusqu'à la porte de son petit hôtel, rue La Pérouse, derrière l'Arc de Triomphe. Et c'était
peut−être à cause de cela, pour ne pas lui demander toutes les faveurs, qu'il sacrifiait le plaisir moins
nécessaire pour lui de la voir plus tôt, d'arriver chez les Verdurin avec elle, à l'exercice de ce droit qu'elle lui
reconnaissait de partir ensemble et auquel il attachait plus de prix, parce que, grâce à cela, il avait
l'impression que personne ne la voyait, ne se mettait entre eux, ne l'empêchait d'être encore avec lui, après
qu'il l'avait quittée.
Ainsi revenait−elle dans la voiture de Swann; un soir comme elle venait d'en descendre et qu'il lui disait à
demain, elle cueillit précipitamment dans le petit jardin qui précédait la maison un dernier chrysanthème et le
lui donna avant qu'il fût reparti. Il le tint serré contre sa bouche pendant le retour, et quand au bout de
quelques jours la fleur fut fanée, il l'enferma précieusement dans son secrétaire.
Mais il n'entrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans l'après−midi, il était allé participer à cette
opération capitale pour elle "prendre le thé". L'isolement et le vide de ces courtes rues (faites presque toutes
de petits hôtels contigus, dont tout à coup venait rompre la monotonie quelque sinistre échoppe, témoignage
historique et reste sordide du temps où ces quartiers étaient encore mal famés), la neige qui était restée dans
le jardin et aux arbres, le négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaient quelque chose de plus
mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu'il avait trouvées en entrant.
Laissant à gauche, au rez−de−chaussée surélevé, la chambre à coucher d'Odette qui donnait derrière sur une
petite rue parallèle, un escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d'où tombaient des étoffes
orientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaise suspendue à une cordelette de soie
(mais qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la civilisation occidentale s'éclairait au
gaz), montait au salon et au petit salon. Ils étaient précédés d'un étroit vestibule dont le mur quadrillé d'un
treillage de jardin, mais doré, était bordé dans toute sa longueur d'une caisse rectangulaire où fleurissaient
comme dans une serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares à cette époque, mais bien éloignés
cependant de ceux que les horticulteurs réussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui
depuis l'année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir, cette fois, à voir la pénombre de la pièce
zébrée de rose, d'orangér et de blanc par les rayons odorants de ces astres éphémères qui s'allument dans les
jours gris. Odette l'avait reçu en robe de chambre de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l'avait fait asseoir
près d'elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaient ménagés dans les enfoncements du salon,
protégés par d'immenses palmiers contenus dans des cache−pot de Chine, ou par des paravents auxquels
étaient fixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails. Elle lui avait dit: "Vous n'êtes pas
confortable comme cela, attendez, moi je vais bien vous arranger", et avec le petit rire vaniteux qu'elle aurait
eu pour quelque invention particulière à elle, avait installé derrière la tête de Swann, sous ses pieds, des
coussins de soie japonaise qu'elle pétrissait comme si elle avait été prodigue de ces richesses et insoucieuse
de leur valeur. Mais quand le valet de chambre était venu apporter successivement les nombreuses lampes
qui, presque toutes enfermées dans des potiches chinoises, brûlaient isolées ou par couples, toutes sur des
meubles différents comme sur des autels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette fin
d'après−midi d'hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil plus durable, plus rose et plus humain,
faisant peut−être rêver dans la rue quelque amoureux arrêté devant le mystère de la présence que décelaient et
cachaient à la fois les vitres rallumées , elle avait surveillé sévèrement du coin de l'œil le domestique pour
voir s'il les posait bien à leur place consacrée. Elle pensait qu'en en mettant une seule là où il ne fallait pas,
l'effet d'ensemble de son salon eût été détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé de peluche,
mal éclairé. Aussi suivait−elle avec fièvre les mouvements de cet homme grossier et le réprimanda−t−elle
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
107
vivement parce qu'il avait passé trop près de deux jardinières qu'elle se réservait de nettoyer elle−même dans
sa peur qu'on ne les abîmât et qu'elle alla regarder de près pour voir s'il ne les avait pas écornées. Elle trouvait
à tous ses bibelots chinois des formes "amusantes", et aussi aux orchidées, aux catleyas surtout, qui étaient,
avec les chrysanthèmes, ses fleurs préférées, parce qu'ils avaient le grand mérite de ne pas ressembler à des
fleurs, mais d'être en soie, en satin. "Celle−là a l'air d'être découpée dans la doublure de mon manteau",
dit−elle à Swann en lui montrant une orchidée, avec une nuance d'estime pour cette fleur si "chic", pour cette
sœur élégante et imprévue que la nature lui donnait, si loin d'elle dans l'échelle des êtres et pourtant raffinée,
plus digne que bien des femmes qu'elle lui fit une place dans son salon. En lui montrant tour à tour des
chimères à langues de feu décorant une potiche ou brodées sur un écran, les corolles d'un bouquet
d'orchidées, un dromadaire d'argent niellé aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un
crapaud de jade, elle affectait tour à tour d'avoir peur de la méchanceté, ou de rire de la cocasserie des
monstres, de rougir de l'indécence des fleurs et d'éprouver un irrésistible désir d'aller embrasser le dromadaire
et le crapaud qu'elle appelait: "chéris". Et ces affectations contrastaient avec la sincérité de certaines de ses
dévotions, notamment à Notre−Dame du Laghet qui l'avait jadis, quand elle habitait Nice, guérie d'une
maladie mortelle et dont elle portait toujours sur elle une médaille d'or à laquelle elle attribuait un pouvoir
sans limites. Odette fit à Swann "son" thé, lui demanda: "Citron ou crème?" et comme il répondit "crème", lui
dit en riant: "Un nuage!" Et comme il le trouvait bon: "Vous voyez que je sais ce que vous aimez." Ce thé en
effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme à elle−même et l'amour a tellement besoin de se
trouver une justification, une garantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n'en seraient pas et
finissent avec lui, que quand il l'avait quittée à sept heures pour rentrer chez lui s'habiller, pendant tout le
trajet qu'il fit dans son coupé, ne pouvant contenir la joie que cet après−midi lui avait causée, il se répétait:
"Ce serait bien agréable d'avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouver cette chose si rare, du
bon thé." Une heure après, il reçut un mot d'Odette, et reconnut tout de suite cette grande écriture dans
laquelle une affectation de raideur britannique imposait une apparence de discipline à des caractères informes
qui eussent signifié peut−être pour des yeux moins prévenus le désordre de la pensée, l'insuffisance de
l'éducation, le manque de franchise et de volonté. Swann avait oublié son étui à cigarettes chez Odette. "Que
n'y avez−vous oublié aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre."
Une seconde visite qu'il lui fit eut plus d'importance peut−être. En se rendant chez elle ce jour−là comme
chaque fois qu'il devait la voir d'avance, il se la représentait; et la nécessité où il était pour trouver jolie sa
figure de limiter aux seules pommettes roses et fraîches, les joues qu'elle avait si souvent jaunes,
languissantes, parfois piquées de petits points rouges, l'affligeait comme une preuve que l'idéal est
inaccessible et le bonheur médiocre. Il lui apportait une gravure qu'elle désirait voir. Elle était un peu
souffrante; elle le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenant sur sa poitrine, comme un manteau,
une étoffe richement brodée. Debout à côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu'elle
avait dénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pour pouvoir se pencher sans
fatigue vers la gravure qu'elle regardait, en inclinant la tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades
quand elle ne s'animait pas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, la fille de
Jéthro, qu'on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu ce goût particulier d'aimer
à retrouver dans la peinture des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité qui nous
entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible de généralité, les traits individuels des visages
que nous connaissons: ainsi, dans la matière d'un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la saillie des
pommettes, l'obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante de son cocher Rémi; sous les couleurs d'un
Ghirlandajo, le nez de M. de Palancy; dans un portrait de Tintoret, l'envahissement du gras de la joue par
l'implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, la pénétration du regard, la congestion des
paupières du docteur du Boulbon. Peut−être ayant toujours gardé un remords d'avoir borné sa vie aux
relations mondaines, à la conversation, croyait−il trouver une sorte d'indulgent pardon à lui accordé par les
grands artistes, dans ce fait qu'ils avaient eux aussi considéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre, de tels
visages qui donnent à celle−ci un singulier certificat de réalité et de vie, une saveur moderne; peut−être aussi
s'était−il tellement laissé gagner par la frivolité des gens du monde qu'il éprouvait le besoin de trouver dans
une œuvre ancienne ces allusions anticipées et rajeunissantes à des noms propres d'aujourd'hui. Peut−être au
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
108
contraire avait−il gardé suffisamment une nature d'artiste pour que ces caractéristiques individuelles lui
causassent du plaisir en prenant une signification plus générale, dès qu'il les apercevait déracinées, délivrées,
dans la ressemblance d'un portrait plus ancien avec un original qu'il ne représentait pas. Quoi qu'il en soit et
peut−être parce que la plénitude d'impressions qu'il avait depuis quelque temps et bien qu'elle lui fût venue
plutôt avec l'amour de la musique, avait enrichi même son goût pour la peinture, le plaisir fut plus profond et
devait exercer sur Swann une influence durable, qu'il trouva à ce moment−là dans la ressemblance d'Odette
avec la Zéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus volontiers son surnom populaire de
Botticelli depuis que celui−ci évoque au lieu de l'œuvre véritable du peintre l'idée banale et fausse qui s'en est
vulgarisée. Il n'estima plus le visage d'Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues et d'après la
douceur purement carnée qu'il supposait devoir leur trouver en les touchant avec ses lèvres si jamais il osait
l'embrasser, mais comme un écheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivant la
courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l'effusion des cheveux et à la flexion des
paupières, comme en un portrait d'elle en lequel son type devenait intelligible et clair.
Il la regardait; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il
chercha toujours à y retrouver soit qu'il fût auprès d'Odette, soit qu'il pensât seulement à elle, et bien qu'il ne
tînt sans doute au chef−d'œuvre florentin que parce qu'il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui
conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. Swann se reprocha d'avoir méconnu le prix d'un
être qui eût paru adorable au grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu'il avait à voir Odette trouvât une
justification dans sa propre culture esthétique. Il se dit qu'en associant la pensée d'Odette à ses rêves de
bonheur il ne s'était pas résigné à un pis−aller aussi imparfait qu'il l'avait cru jusqu'ici, puisqu'elle contentait
en lui ses goûts d'art les plus raffinés. Il oubliait qu'Odette n'était pas plus pour cela une femme selon son
désir, puisque précisément son désir avait toujours été orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Le
mot d'"œuvre florentine" rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire pénétrer
l'image d'Odette dans un monde de rêves, où elle n'avait pas eu accès jusqu'ici et où elle s'imprégna de
noblesse. Et tandis que la vue purement charnelle qu'il avait eue de cette femme, en renouvelant
perpétuellement ses doutes sur la qualité de son visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait son
amour, ces doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour base les données d'une
esthétique certaine; sans compter que le baiser et la possession qui semblaient naturels et médiocres s'ils lui
étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner l'adoration d'une pièce de musée, lui parurent devoir
être surnaturels et délicieux.
Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît plus que voir Odette, il se disait qu'il était
raisonnable de donner beaucoup de son temps à un chef−d'œuvre inestimable, coulé pour une fois dans une
matière différente et particulièrement savoureuse, en un exemplaire rarissime qu'il contemplait tantôt avec
l'humilité, la spiritualité et le désintéressement d'un artiste, tantôt avec l'orgueil, l'égoïsme et la sensualité d'un
collectionneur.
Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d'Odette, une reproduction de la fille de Jéthro. Il
admirait les grands yeux, le délicat visage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses
des cheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce qu'il trouvait beau jusque−là d'une façon esthétique à
l'idée d'une femme vivante, il le transformait en mérites physiques qu'il se félicitait de trouver réunis dans un
être qu'il pourrait posséder. Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef−d'œuvre que nous regardons,
maintenant qu'il connaissait l'original charnel de la fille de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa
désormais à celui que le corps d'Odette ne lui avait pas d'abord inspiré. Quand il avait regardé longtemps ce
Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu'il trouvait plus beau encore et approchant de lui la photographie
de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur.
Et cependant ce n'était pas seulement la lassitude d'Odette qu'il s'ingéniait à prévenir, c'était quelquefois aussi
la sienne propre; sentant que depuis qu'Odette avait toutes facilités pour le voir, elle semblait n'avoir pas
grand'chose à lui dire, il craignait que les façons un peu insignifiantes, monotones, et comme définitivement
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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fixées, qui étaient maintenant les siennes quand ils étaient ensemble, ne finissent par tuer en lui cet espoir
romanesque d'un jour où elle voudrait déclarer sa passion, qui seul l'avait rendu et gardé amoureux. Et pour
renouveler un peu l'aspect moral, trop figé, d'Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout
d'un coup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères simulées qu'il lui faisait porter avant le dîner. Il
savait qu'elle allait être effrayée, lui répondre et il espérait que dans la contraction que la peur de le perdre
ferait subir à son âme, jailliraient des mots qu'elle ne lui avait encore jamais dits; et en effet c'est de cette
façon qu'il avait obtenu les lettres les plus tendres qu'elle lui eût encore écrites dont l'une, qu'elle lui avait fait
porter à midi de la "Maison Dorée" (c'était le jour de la fête de Paris−Murcie donnée pour les inondés de
Murcie), commençait par ces mots: "Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine écrire", et qu'il
avait gardée dans le même tiroir que la fleur séchée du chrysanthème. Ou bien si elle n'avait pas eu le temps
de lui écrire, quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à lui et lui dirait: "J'ai à vous parler", et
il contemplerait avec curiosité sur son visage et dans ses paroles ce qu'elle lui avait caché jusque−là de son
cœur.
Rien qu'en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait, éclairées par des lampes, les grandes fenêtres
dont on ne fermait jamais les volets, il s'attendrissait en pensant à l'être charmant qu'il allait voir épanoui dans
leur lumière d'or. Parfois les ombres des invités se détachaient minces et noires, en écran, devant les lampes,
comme ces petites gravures qu'on intercale de place en place dans un abat−jour translucide dont les autres
feuillets ne sont que clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d'Odette. Puis, dès qu'il était arrivé, sans qu'il
s'en rendit compte, ses yeux brillaient d'une telle joie que M. Verdurin disait au peintre: "Je crois que ça
chauffe." Et la présence d'Odette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n'était pourvue aucune
de celles où il était reçu: une sorte d'appareil sensitif, de réseau nerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces
et apportait des excitations constantes à son cœur.
Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu'était le petit "clan" prenait automatiquement pour
Swann des rendez−vous quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à la voir, ou
même un désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques, puisque, quoi qu'il lui eût
écrit dans la journée, il la verrait forcément le soir et la ramènerait chez elle.
Mais une fois qu'ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retour ensemble, il avait emmené jusqu'au
bois sa jeune ouvrière pour retarder le moment d'aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard qu'Odette,
croyant qu'il ne viendrait plus, était partie. En voyant qu'elle n'était plus dans le salon, Swann ressentit une
souffrance au cœur; il tremblait d'être privé d'un plaisir qu'il mesurait pour la première fois, ayant eu
jusque−là cette certitude de le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nous diminue ou même
nous empêche d'apercevoir aucunement leur grandeur.
"As−tu vu la tête qu'il a fait quand il s'est aperçu qu'elle n'était pas là? dit M. Verdurin à sa femme, je crois
qu'on peut dire qu'il est pincé!"
"La tête qu'il a fait?" demanda avec violence le docteur Cottard qui, étant allé un instant voir un malade,
revenait chercher sa femme et ne savait pas de qui on parlait.
"Comment vous n'avez pas rencontré devant la porte le plus beau des Swann"?
"Non. M. Swann est venu"?
Oh! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très nerveux. Vous comprenez, Odette était
partie.
"Vous voulez dire qu'elle est du dernier bien avec lui, qu'elle lui a fait voir l'heure du berger", dit le docteur,
expérimentant avec prudence le sens de ces expressions.
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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"Mais non, il n'y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu'elle a bien tort et qu'elle se conduit comme une
fameuse cruche, qu'elle est du reste."
"Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu'est−ce que tu en sais qu'il n'y a rien, nous n'avons pas été y voir, n'est−ce pas."
"A moi, elle me l'aurait dit, répliqua fièrement Mme Verdurin. Je vous dis qu'elle me raconte toutes ses
petites affaires! Comme elle n'a plus personne en ce moment, je lui ai dit qu'elle devrait coucher avec lui. Elle
prétend qu'elle ne peut pas, qu'elle a bien eu un fort béguin pour lui mais qu'il est timide avec elle, que cela
l'intimide à son tour, et puis qu'elle ne l'aime pas de cette manière−là, que c'est un être idéal, qu'elle a peur de
déflorer le sentiment qu'elle a pour lui, est−ce que je sais, moi. Ce serait pourtant absolument ce qu'il lui faut."
"Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il ne me revient qu'à demi ce monsieur; je le
trouve poseur."
Mme Verdurin s'immobilisa, prit une expression inerte comme si elle était devenue une statue, fiction qui lui
permit d'être censée ne pas avoir entendu ce mot insupportable de poseur qui avait l'air d'impliquer qu'on
pouvait "poser" avec eux, donc qu'on était "plus qu'eux".
"Enfin, s'il n'y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur la croit vertueuse, dit ironiquement M.
Verdurin. Et après tout, on ne peut rien dire, puisqu'il a l'air de la croire intelligente. Je ne sais si tu as entendu
ce qu'il lui débitait l'autre soir sur la sonate de Vinteuil; j'aime Odette de tout mon cœur, mais pour lui faire
des théories d'esthétique, il faut tout de même être un fameux jobard!"
"Voyons, ne dites pas du mal d'Odette, dit Mme Verdurin en faisant l'enfant. Elle est charmante."
"Mais cela ne l'empêche pas d'être charmante; nous ne disons pas du mal d'elle, nous disons que ce n'est pas
une vertu ni une intelligence. Au fond, dit−il au peintre, tenez−vous tant que ça à ce qu'elle soit vertueuse?
Elle serait peut−être beaucoup moins charmante, qui sait?"
Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d'hôtel qui ne se trouvait pas là au moment où il était arrivé
et avait été chargé par Odette de lui dire, mais il y avait bien une heure déjà, au cas où il viendrait encore,
qu'elle irait probablement prendre du chocolat chez Prévost avant de rentrer. Swann partit chez Prévost, mais
à chaque pas sa voiture était arrêtée par d'autres ou par des gens qui traversaient, odieux obstacles qu'il eût été
heureux de renverser si le procès−verbal de l'agent ne l'eût retardé plus encore que le passage du piéton. Il
comptait le temps qu'il mettait, ajoutait quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas les
avoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande qu'elle n'était en réalité sa chance d'arriver
assez tôt et de trouver encore Odette. Et à un moment, comme un fiévreux qui vient de dormir et qui prend
conscience de l'absurdité des rêvasseries qu'il ruminait sans se distinguer nettement d'elles, Swann tout d'un
coup aperçut en lui l'étrangeté des pensées qu'il roulait depuis le moment où on lui avait dit chez les Verdurin
qu'Odette était déjà partie, la nouveauté de la douleur au cœur dont il souffrait, mais qu'il constata seulement
comme s'il venait de s'éveiller. Quoi? toute cette agitation parce qu'il ne verrait Odette que demain, ce que
précisément il avait souhaité, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin. Il fut bien obligé de
constater que dans cette même voiture qui l'emmenait chez Prévost, il n'était plus le même, et qu'il n'était plus
seul, qu'un être nouveau était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel il ne pourrait peut−être pas se
débarrasser, avec qui il allait être obligé d'user de ménagements comme avec un maître ou avec une maladie.
Et pourtant depuis un moment qu'il sentait qu'une nouvelle personne s'était ainsi ajoutée à lui, sa vie lui
paraissait plus intéressante. C'est à peine s'il se disait que cette rencontre possible chez Prévost (de laquelle
l'attente saccageait, dénudait à ce point les moments qui la précédaient qu'il ne trouvait plus une seule idée,
un seul souvenir derrière lequel il pût faire reposer son esprit), il était probable pourtant, si elle avait lieu,
qu'elle serait comme les autres, fort peu de chose. Comme chaque soir, dès qu'il serait avec Odette, jetant
furtivement sur son changeant visage un regard aussitôt détourné de peur qu'elle n'y vît l'avance d'un désir et
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
111
ne crût plus à son désintéressement, il cesserait de pouvoir penser à elle, trop occupé à trouver des prétextes
qui lui permissent de ne pas la quitter tout de suite et de s'assurer, sans avoir l'air d'y tenir, qu'il la retrouverait
le lendemain chez les Verdurin: c'est−à−dire de prolonger pour l'instant et de renouveler un jour de plus la
déception et la torture que lui apportait la vaine présence de cette femme qu'il approchait sans oser l'étreindre.
Elle n'était pas chez Prévost; il voulut chercher dans tous les restaurants des boulevards. Pour gagner du
temps, pendant qu'il visitait les uns, il envoya dans les autres son cocher Rémi (le doge Loredan de Rizzo)
qu'il alla attendre ensuite n'ayant rien trouvé lui−même à l'endroit qu'il lui avait désigné. La voiture ne
revenait pas et Swann se représentait le moment qui approchait, à la fois comme celui où Rémi lui dirait:
"Cette dame est là", et comme celui où Rémi lui dirait, "cette dame n'était dans aucun des cafés." Et ainsi il
voyait la fin de la soirée devant lui, une et pourtant alternative, précédée soit par la rencontre d'Odette qui
abolirait son angoisse, soit, par le renoncement forcé à la trouver ce soir, par l'acceptation de rentrer chez lui
sans l'avoir vue.
Le cocher revint, mais, au moment où il s'arrêta devant Swann, celui−ci ne lui dit pas: "Avez−vous trouvé
cette dame?" mais: "Faites−moi donc penser demain à commander du bois, je crois que la provision doit
commencer à s'épuiser." Peut−être se disait−il que si Rémi avait trouvé Odette dans un café où elle l'attendait,
la fin de la soirée néfaste était déjà anéantie par la réalisation commencée de la fin de soirée bienheureuse et
qu'il n'avait pas besoin de se presser d'atteindre un bonheur capturé et en lieu sûr, qui ne s'échapperait plus.
Mais aussi c'était par force d'inertie; il avait dans l'âme le manque de souplesse que certains êtres ont dans le
corps, ceux−là qui au moment d'éviter un choc, d'éloigner une flamme de leur habit, d'accomplir un
mouvement urgent, prennent leur temps, commencent par rester une seconde dans la situation où ils étaient
auparavant comme pour y trouver leur point d'appui, leur élan. Et sans doute si le cocher l'avait interrompu en
lui disant: "Cette dame est là", il eut répondu: "Ah! oui, c'est vrai, la course que je vous avais donnée, tiens je
n'aurais pas cru", et aurait continué à lui parler provision de bois pour lui cacher l'émotion qu'il avait eue et se
laisser à lui−même le temps de rompre avec l'inquiétude et de se donner au bonheur.
Mais le cocher revint lui dire qu'il ne l'avait trouvée nulle part, et ajouta son avis, en vieux serviteur:
Je crois que Monsieur n'a plus qu'à rentrer.
Mais l'indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait plus rien changer à la réponse qu'il
apportait tomba, quand il le vit essayer de le faire renoncer à son espoir et à sa recherche:
"Mais pas du tout, s'écria−t−il, il faut que nous trouvions cette dame; c'est de la plus haute importance. Elle
serait extrêmement ennuyée, pour une affaire, et froissée, si elle ne m'avait pas vu."
"Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée, répondit Rémi, puisque c'est elle qui est partie sans
attendre Monsieur, qu'elle a dit qu'elle allait chez Prévost et qu'elle n'y était pas,"
D'ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres des boulevards, dans une obscurité mystérieuse,
les passants plus rares erraient, à peine reconnaissables. Parfois l'ombre d'une femme qui s'approchait de lui,
lui murmurant un mot à l'oreille, lui demandant de la ramener, fit tressaillir Swann. Il frôlait anxieusement
tous ces corps obscurs comme si parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherché
Eurydice.
De tous les modes de production de l'amour, de tous les agents de dissémination du mal sacré, il est bien l'un
des plus efficaces, ce grand souffle d'agitation qui parfois passe sur nous. Alors l'être avec qui nous nous
plaisons à ce moment−là, le sort en est jeté, c'est lui que nous aimerons. Il n'est même pas besoin qu'il nous
plût jusque−là plus ou même autant que d'autres. Ce qu'il fallait, c'est que notre goût pour lui devint exclusif.
Et cette condition−là est réalisée quand à ce moment où il nous fait défaut à la recherche des plaisirs que
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
112
son agrément nous donnait, s'est brusquement substitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être
même, un besoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire et difficile à guérir le
besoin insensé et douloureux de le posséder.
Swann se fit conduire dans les derniers restaurants; c'est la seule hypothèse du bonheur qu'il avait envisagée
avec calme; il ne cachait plus maintenant son agitation, le prix qu'il attachait à cette rencontre et il promit en
cas de succès une récompense à son cocher, comme si en lui inspirant le désir de réussir qui viendrait
s'ajouter à celui qu'il en avait lui−même, il pouvait faire qu'Odette, au cas où elle fût déjà rentrée se coucher,
se trouvât pourtant dans un restaurant du boulevard. Il poussa jusqu'à la Maison Dorée, entra deux fois chez
Tortoni et, sans l'avoir vue davantage, venait de ressortir du Café Anglais, marchant à grands pas, l'air hagard,
pour rejoindre sa voiture qui l'attendait au coin du boulevard des Italiens, quand il heurta une personne qui
venait en sens contraire: c'était Odette; elle lui expliqua plus tard que n'ayant pas trouvé de place chez
Prévost, elle était allée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne l'avait pas découverte, et elle
regagnait sa voiture.
Elle s'attendait si peu à le voir qu'elle eut un mouvement d'effroi. Quant à lui, il avait couru Paris non parce
qu'il croyait possible de la rejoindre, mais parce qu'il lui était trop cruel d'y renoncer. Mais cette joie que sa
raison n'avait cessé d'estimer, pour ce soir, irréalisable, ne lui en paraissait maintenant que plus réelle; car, il
n'y avait pas collaboré par la prévision des vraisemblances, elle lui restait extérieure; il n'avait pas besoin de
tirer de son esprit pour la lui fournir, c'est d'elle−même qu'émanait, c'est elle−même qui projetait vers lui
cette vérité qui rayonnait au point de dissiper comme un songe l'isolement qu'il avait redouté, et sur laquelle il
appuyait, il reposait, sans penser, sa rêverie heureuse. Ainsi un voyageur arrivé par un beau temps au bord de
la Méditerranée, incertain de l'existence des pays qu'il vient de quitter, laisse éblouir sa vue, plutôt qu'il ne
leur jette des regards, par les rayons qu'émet vers lui l'azur lumineux et résistant des eaux.
Il monta avec elle dans la voiture qu'elle avait et dit à la sienne de suivre.
Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon de dentelle, qu'elle avait dans les
cheveux des fleurs de cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle était habillée
sous sa mantille, d'un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas
d'une jupe de faille blanche et laissait voir un empiècement, également de faille blanche, à l'ouverture du
corsage décolleté, où étaient enfoncées d'autres fleurs de catleyas. Elle était à peine remise de la frayeur que
Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire un écart au cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait
jeté un cri et restait toute palpitante, sans respiration.
"Ce n'est rien, lui dit−il, n'ayez pas peur."
Et il la tenait par l'épaule, l'appuyant contre lui pour la maintenir; puis il lui dit:
Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas vous essouffler encore davantage.
Cela ne vous gêne pas que je remette droites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc. J'ai
peur que vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.
Elle, qui n'avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façons avec elle, dit en souriant:
"Non, pas du tout, ça ne me gêne pas."
Mais lui, intimidé par sa réponse, peut−être aussi pour avoir l'air d'avoir été sincère quand il avait pris ce
prétexte, ou même, commençant déjà à croire qu'il l'avait été, s'écria:
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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"Oh! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler, vous pouvez bien me répondre par gestes,
je vous comprendrai bien. Sincèrement je ne vous gêne pas? Voyez, il y a un peu... je pense que c'est du
pollen qui s'est répandu sur vous, vous permettez que je l'essuie avec ma main? Je ne vais pas trop fort, je ne
suis pas trop brutal? Je vous chatouille peut−être un peu? mais c'est que je ne voudrais pas toucher le velours
de la robe pour ne pas le friper. Mais, voyez−vous, il était vraiment nécessaire de les fixer ils seraient tombés;
et comme cela, en les enfonçant un peu moi−même... Sérieusement, je ne vous suis pas désagréable? Et en les
respirant pour voir s'ils n'ont vraiment pas d'odeur non plus? Je n'en ai jamais senti, je peux? dites la vérité."?
Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire "vous êtes fou, vous voyez bien que ça me
plaît".
Il élevait son autre main le long de la joue d'Odette; elle le regarda fixement, de l'air languissant et grave
qu'ont les femmes du maître florentin avec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance; amenés au bord
des paupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaient prêts à se détacher ainsi que
deux larmes. Elle fléchissait le cou comme on leur voit faire à toutes, dans les scènes païennes comme dans
les tableaux religieux. Et, en une attitude qui sans doute lui était habituelle, qu'elle savait convenable à ces
moments−là et qu'elle faisait attention à ne pas oublier de prendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force
pour retenir son visage, comme si une force invisible l'eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann, qui, avant
qu'elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint un instant, à quelque distance, entre ses
deux mains. Il avait voulu laisser à sa pensée le temps d'accourir, de reconnaître le rêve qu'elle avait si
longtemps caressé et d'assister à sa réalisation, comme une parente qu'on appelle pour prendre sa part du
succès d'un enfant qu'elle a beaucoup aimé. Peut−être aussi Swann attachait−il sur ce visage d'Odette non
encore possédée, ni même encore embrassée par lui, qu'il voyait pour la dernière fois, ce regard avec lequel,
un jour de départ, on voudrait emporter un paysage qu'on va quitter pour toujours.
Mais il était si timide avec elle, qu'ayant fini par la posséder ce soir−là, en commençant par arranger ses
catleyas, soit crainte de la froisser, soit peur de paraître rétrospectivement avoir menti, soit manque d'audace
pour formuler une exigence plus grande que celle−là (qu'il pouvait renouveler puisqu'elle n'avait pas fiché
Odette la première fois), les jours suivants il usa du même prétexte. Si elle avait des catleyas à son corsage, il
disait: "C'est malheureux, ce soir, les catleyas n'ont pas besoin d'être arrangés, ils n'ont pas été déplacés
comme l'autre soir; il me semble pourtant que celui−ci n'est pas très droit. Je peux voir s'ils ne sentent pas
plus que les autres?" Ou bien, si elle n'en avait pas: "Oh! pas de catleyas ce soir, pas moyen de me livrer à
mes petits arrangements." De sorte que, pendant quelque temps, ne fut pas changé l'ordre qu'il avait suivi le
premier soir, en débutant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge d'Odette et que ce fut par
eux encore que commençaient chaque fois ses caresses; et, bien plus tard quand l'arrangement (ou le
simulacre d'arrangement) des catleyas, fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore "faire
catleya", devenue un simple vocable qu'ils employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l'acte de la
possession physique où d'ailleurs l'on ne possède rien, survécut dans leur langage, où elle le
commémorait, à cet usage oublié. Et peut−être cette manière particulière de dire "faire l'amour" ne
signifiait−elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On a beau être blasé sur les femmes,
considérer la possession des plus différentes comme toujours la même et connue d'avance, elle devient au
contraire un plaisir nouveau s'il s'agit de femmes assez difficiles ou crues telles par nous pour que nous
soyons obligés de la faire naître de quelque épisode imprévu de nos relations avec elles, comme avait été la
première fois pour Swann l'arrangement des catleyas. Il espérait en tremblant, ce soir−là (mais Odette, se
disait−il, si elle était dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner), que c'était la possession de cette femme qui allait
sortir d'entre leurs larges pétales mauves; et le plaisir qu'il éprouvait déjà et qu'Odette ne tolérait peut−être,
pensait−il, que parce qu'elle ne l'avait pas reconnu, lui semblait, à cause de cela comme il put paraître au
premier homme qui le goûta parmi les fleurs du paradis terrestre un plaisir qui n'avait pas existé jusque−là,
qu'il cherchait à créer, un plaisir ainsi que le nom spécial qu'il lui donna en garda la trace entièrement
particulier et nouveau.
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
114
Maintenant, tous les soirs, quand il l'avait ramenée chez elle, il fallait qu'il entrât et souvent elle ressortait en
robe de chambre et le conduisait jusqu'à sa voiture, l'embrassait aux yeux du cocher, disant: "Qu'est−ce que
cela peut me faire, que me font les autres?" Les soirs où il n'allait pas chez les Verdurin (ce qui arrivait
parfois depuis qu'il pouvait la voir autrement), les soirs de plus en plus rares où il allait dans le monde, elle
lui demandait de venir chez elle avant de rentrer, quelque heure qu'il fût. C'était le printemps, un printemps
pur et glacé. En sortant de soirée, il montait dans sa victoria, étendait une couverture sur ses jambes,
répondait aux amis qui s'en allaient en même temps que lui et lui demandaient de revenir avec eux qu'il ne
pouvait pas, qu'il n'allait pas du même côté, et le cocher partait au grand trot sachant où on allait. Eux
s'étonnaient, et de fait, Swann n'était plus le même. On ne recevait plus jamais de lettre de lui où il demandât
à connaître une femme. Il ne faisait plus attention à aucune, s'abstenait d'aller dans les endroits où on en
rencontre. Dans un restaurant, à la campagne, il avait l'attitude inversée de celle à quoi, hier encore, on l'eût
reconnu et qui avait semblé devoir toujours être la sienne. Tant une passion est en nous comme un caractère
momentané et différent qui se substitue à l'autre et abolit les signes jusque−là invariables par lesquels il
s'exprimait! En revanche ce qui était invariable maintenant, c'était que où que Swann se trouvât, il ne
manquât pas d'aller rejoindre Odette. Le trajet qui le séparait d'elle était celui qu'il parcourait inévitablement
et comme la pente même irrésistible et rapide de sa vie. A vrai dire, souvent resté tard dans le monde, il aurait
mieux aimé rentrer directement chez lui sans faire cette longue course et ne la voir que le lendemain; mais le
fait même de se déranger à une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que les amis qui le quittaient
se disaient: "Il est très tenu, il y a certainement une femme qui le force à aller chez elle à n'importe quelle
heure", lui faisait sentir qu'il menait la vie des hommes qui ont une affaire amoureuse dans leur existence, et
en qui le sacrifice qu'ils font de leur repos et de leurs intérêts à une rêverie voluptueuse fait naître un charme
intérieur. Puis sans qu'il s'en rendît compte, cette certitude qu'elle l'attendait, qu'elle n'était pas ailleurs avec
d'autres, qu'il ne reviendrait pas sans l'avoir vue, neutralisait cette angoisse oubliée mais toujours prête à
renaître qu'il avait éprouvée le soir où Odette n'était plus chez les Verdurin et dont l'apaisement actuel était si
doux que cela pouvait s'appeler du bonheur. Peut−être était−ce à cette angoisse qu'il était redevable de
l'importance qu'Odette avait prise pour lui. Les êtres nous sont d'habitude si indifférents, que quand nous
avons mis dans l'un d'eux de telles possibilités de souffrance et de joie, pour nous il nous semble appartenir à
un autre univers, il s'entoure de poésie, il fait de notre vie comme une étendue émouvante où il sera plus ou
moins rapproché de nous. Swann ne pouvait se demander sans trouble ce qu'Odette deviendrait pour lui dans
les années qui allaient venir. Parfois, en voyant, de sa victoria, dans ces belles nuits froides, la lune brillante
qui répandait sa clarté entre ses yeux et les rues désertes, il pensait à cette autre figure claire et légèrement
rosée comme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi dans sa pensée et, depuis projetait sur le monde la
lumière mystérieuse dans laquelle il le voyait. S'il arrivait après l'heure où Odette envoyait ses domestiques se
coucher, avant de sonner à la porte du petit jardin, il allait d'abord dans la rue, où donnait au
rez−de−chaussée, entre les fenêtres toutes pareilles, mais obscures, des hôtels contigus, la fenêtre, seule
éclairée, de sa chambre. Il frappait au carreau, et elle, avertie, répondait et allait l'attendre de l'autre côté, à la
porte d'entrée. Il trouvait ouverts sur son piano quelques−uns des morceaux qu'elle préférait: la Valse des
Roses ou Pauvre fou de Tagliafico (qu'on devait, selon sa volonté écrite, faire exécuter à son enterrement), il
lui demandait de jouer à la place la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu'Odette jouât fort mal, mais
la vision la plus belle qui nous reste d'une œuvre est souvent celle qui s'éleva au−dessus des sons faux tirés
par des doigts malhabiles, d'un piano désaccordé. La petite phrase continuait à s'associer pour Swann à
l'amour qu'il avait pour Odette. Il sentait bien que cet amour, c'était quelque chose qui ne correspondait à rien
d'extérieur, de constatable par d'autres que lui; il se rendait compte que les qualités d'Odette ne justifiaient pas
qu'il attachât tant de prix aux moments passés auprès d'elle. Et souvent, quand c'était l'intelligence positive
qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier tant d'intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir
imaginaire. Mais la petite phrase, dès qu'il l'entendait, savait rendre libre en lui l'espace qui pour elle était
nécessaire, les proportions de l'âme de Swann s'en trouvaient changées; une marge y était réservée à une
jouissance qui elle non plus ne correspondait à aucun objet extérieur et qui pourtant au lieu d'être purement
individuelle comme celle de l'amour, s'imposait à Swann comme une réalité supérieure aux choses concrètes.
Cette soif d'un charme inconnu, la petite phrase l'éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pour
l'assouvir. De sorte que ces parties de l'âme de Swann où la petite phrase avait effacé le souci des intérêts
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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matériels, les considérations humaines et valables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il
était libre d'y inscrire le nom d'Odette. Puis à ce que l'affection d'Odette pouvait avoir d'un peu court et
décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamer son essence mystérieuse. A voir le visage de Swann
pendant qu'il écoutait la phrase, on aurait dit qu'il était en train d'absorber un anesthésique qui donnait plus
d'amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui donnait la musique et qui allait bientôt créer chez lui un
véritable besoin, ressemblait en effet, à ces moments−là, au plaisir qu'il aurait eu à expérimenter des parfums,
à entrer en contact avec un monde pour lequel nous ne sommes pas faits, qui nous semble sans forme parce
que nos yeux ne le perçoivent pas, sans signification parce qu'il échappe à notre intelligence, que nous
n'atteignons que par un seul sens. Grand repos, mystérieuse rénovation pour Swann, pour lui dont les yeux
quoique délicats amateurs de peinture, dont l'esprit quoique fin observateur de mœurs, portaient à jamais la
trace indélébile de la sécheresse de sa vie de se sentir transformé en une créature étrangère à l'humanité,
aveugle, dépourvue de facultés logiques, presque une fantastique licorne, une créature chimérique ne
percevant le monde que par l'ouïe. Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sens où son
intelligence ne pouvait descendre, quelle étrange ivresse il avait à dépouiller son âme la plus intérieure de
tous les secours du raisonnement et à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son. Il
commençait à se rendre compte de tout ce qu'il y avait de douloureux, peut−être même de secrètement
inapaisé au fond de la douceur de cette phrase, mais il ne pouvait pas en souffrir. Qu'importait qu'elle lui dît
que l'amour est fragile, le sien était si fort! Il jouait avec la tristesse qu'elle répandait, il la sentait passer sur
lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment qu'il avait de son bonheur. Il
la faisait rejouer dix fois, vingt fois à Odette, exigeant qu'en même temps elle ne cessât pas de l'embrasser.
Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah! dans ces premiers temps où l'on aime, les baisers naissent si
naturellement! Ils foisonnent si pressés les uns contre les autres; et l'on aurait autant de peine à compter les
baisers qu'on s'est donnés pendant une heure que les fleurs d'un champ au mois de mai. Alors elle faisait mine
de s'arrêter, disant: "Comment veux−tu que je joue comme cela si tu me tiens, je ne peux tout faire à la fois,
sache au moins ce que tu veux, est−ce que je dois jouer la phrase ou faire des petites caresses", lui se fâchait
et elle éclatait d'un rire qui se changeait et retombait sur lui, en une pluie de baisers. Ou bien elle le regardait
d'un air maussade, il revoyait un visage digne de figurer dans la Vie de Moïse de Botticelli, il l'y situait, il
donnait au cou d'Odette l'inclinaison nécessaire; et quand il l'avait bien peinte à la détrempe, au XVe siècle,
sur la muraille de la Sixtine, l'idée qu'elle était cependant restée là, près du piano, dans le moment actuel,
prête à être embrassée et possédée, l'idée de sa matérialité et de sa vie venait l'enivrer avec une telle force
que, l'œil égaré, les mâchoires tendues comme pour dévorer, il se précipitait sur cette vierge de Botticelli et se
mettait à lui pincer les joues. Puis, une fois qu'il l'avait quittée, non sans être rentré pour l'embrasser encore
parce qu'il avait oublié d'emporter dans son souvenir quelque particularité de son odeur ou de ses traits, tandis
qu'il revenait dans sa victoria, bénissant Odette de lui permettre ces visites quotidiennes, dont il sentait
qu'elles ne devaient pas lui causer à elle une bien grande joie, mais qui en le preservant de devenir jaloux,
en lui ôtant l'occasion de souffrir de nouveau du mal qui s'était déclaré en lui le soir où il ne l'avait pas
trouvée chez les Verdurin l'aideraient à arriver, sans avoir plus d'autres de ces crises dont la première avait
été si douloureuse et resterait la seule, au bout de ces heures singulières de sa vie, heures presque enchantées,
à la façon de celles où il traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce retour, que l'astre était
maintenant déplacé par rapport à lui, et presque au bout de l'horizon, sentant que son amour obéissait, lui
aussi, à des lois immuables et naturelles, il se demandait si cette période où il était entré durerait encore
longtemps, si bientôt sa pensée ne verrait plus le cher visage qu'occupant une position lointaine et diminuée,
et près de cesser de répandre du charme. Car Swann en trouvait aux choses, depuis qu'il était amoureux,
comme au temps où, adolescent, il se croyait artiste; mais ce n'était plus le même charme, celui−ci c'est
Odette seule qui le leur conférait. Il sentait renaître en lui les inspirations de sa jeunesse qu'une vie frivole
avait dissipées, mais elles portaient toutes le reflet, la marque d'un être particulier; et, dans les longues heures
qu'il prenait maintenant un plaisir délicat à passer chez lui, seul avec son âme en convalescence, il redevenait
peu à peu lui−même, mais à une autre.
Il n'allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de l'emploi de son temps pendant le jour, pas plus que de son
passé, au point qu'il lui manquait même ce petit renseignement initial qui, en nous permettant de nous
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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imaginer ce que nous ne savons pas, nous donne envie de le connaître. Aussi ne se demandait−il pas ce
qu'elle pouvait faire, ni quelle avait été sa vie. Il souriait seulement quelquefois en pensant qu'il y a quelques
années, quand il ne la connaissait pas, on lui avait parlé d'une femme, qui, s'il se rappelait bien, devait
certainement être elle, comme d'une fille, d'une femme entretenue, une de ces femmes auxquelles il attribuait
encore, comme il avait peu vécu dans leur société, le caractère entier, foncièrement pervers, dont les dota
longtemps l'imagination de certains romanciers. Il se disait qu'il n'y a souvent qu'à prendre le contre−pied des
réputations que fait le monde pour juger exactement une personne, quand, à un tel caractère, il opposait celui
d'Odette, bonne, naïve, éprise d'idéal, presque si incapable de ne pas dire la vérité, que, l'ayant un jour priée,
pour pouvoir dîner seul avec elle, d'écrire aux Verdurin qu'elle était souffrante, le lendemain, il l'avait vue,
devant Mme Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier et refléter malgré elle, sur son
visage, le chagrin, le supplice que cela lui était de mentir, et, tandis qu'elle multipliait dans sa réponse les
détails inventés sur sa prétendue indisposition de la veille, avoir l'air de faire demander pardon par ses regards
suppliants et sa voix désolée de la fausseté de ses paroles.
Certains jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans l'après−midi, interrompre sa rêverie ou cette
étude sur Ver Meer à laquelle il s'était remis dernièrement. On venait lui dire que Mme de Crécy était dans
son petit salon. Il allait l'y retrouver, et quand il ouvrait la porte, au visage rosé d'Odette, dès qu'elle avait
aperçu Swann, venait , changeant la forme de sa bouche, le regard de ses yeux, le modelé de ses joues se
mélanger un sourire. Une fois seul, il revoyait ce sourire, celui qu'elle avait eu la veille, un autre dont elle
l'avait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait été sa réponse, en voiture, quand il lui avait demandé s'il lui
était désagréable en redressant les catleyas; et la vie d'Odette pendant le reste du temps, comme il n'en
connaissait rien, lui apparaissait avec son fond neutre et sans couleur, semblable à ces feuilles d'études de
Watteau, où on voit çà et là, à toutes les places, dans tous les sens, dessinés aux trois crayons sur le papier
chamois, d'innombrables sourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vie que Swann voyait toute vide, si
même son esprit lui disait qu'elle ne l'était pas, parce qu'il ne pouvait pas l'imaginer, quelque ami, qui, se
doutant qu'ils s'aimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire d'elle que d'insignifiant, lui décrivait la silhouette
d'Odette, qu'il avait aperçue, le matin même, montant à pied la rue Abbatucci dans une "visite" garnie de
skunks, sous un chapeau "à la Rembrandt" et un bouquet de violettes à son corsage. Ce simple croquis
bouleversait Swann parce qu'il lui faisait tout d'un coup apercevoir qu'Odette avait une vie qui n'était pas tout
entière à lui; il voulait savoir à qui elle avait cherché à plaire par cette toilette qu'il ne lui connaissait pas; il se
promettait de lui demander où elle allait, à ce moment−là, comme si dans toute la vie incolore, presque
inexistante, parce qu'elle lui était invisible , de sa maîtresse, il n'y avait qu'une seule chose en dehors de tous
ces sourires adressés à lui: sa démarche sous un chapeau à la Rembrandt, avec un bouquet de violettes au
corsage.
Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu de la Valse des Roses, Swann ne cherchait pas à lui
faire jouer plutôt des choses qu'il aimât, et pas plus en musique qu'en littérature, à corriger son mauvais goût.
Il se rendait bien compte qu'elle n'était pas intelligente. En lui disant qu'elle aimerait tant qu'il lui parlât des
grands poètes, elle s'était imaginé qu'elle allait connaître tout de suite des couplets héroïques et romanesques
dans le genre de ceux du vicomte de Borelli, en plus émouvant encore. Pour Ver Meer de Delft, elle lui
demanda s'il avait souffert par une femme, si c'était une femme qui l'avait inspiré, et Swann lui ayant avoué
qu'on n'en savait rien, elle s'était désintéressée de ce peintre. Elle disait souvent: "Je crois bien, la poésie,
naturellement, il n'y aurait rien de plus beau si c'était vrai, si les poètes pensaient tout ce qu'ils disent. Mais
bien souvent, il n'y a pas plus intéressé que ces gens−là. J'en sais quelque chose, j'avais une amie qui a aimé
une espèce de poète. Dans ses vers il ne parlait que de l'amour, du ciel, des étoiles. Ah! ce qu'elle a été
refaite! Il lui a croqué plus de trois cent mille francs." Si alors Swann cherchait à lui apprendre en quoi
consistait la beauté artistique, comment il fallait admirer les vers ou les tableaux, au bout d'un instant, elle
cessait d'écouter, disant: "Oui... je ne me figurais pas que c'était comme cela." Et il sentait qu'elle éprouvait
une telle déception qu'il préférait mentir en lui disant que tout cela n'était rien, que ce n'était encore que des
bagatelles, qu'il n'avait pas le temps d'aborder le fond, qu'il y avait autre chose. Mais elle lui disait vivement:
"Autre chose? quoi?... Dis−le alors", mais il ne le disait pas, sachant combien cela lui paraîtrait mince et
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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différent de ce qu'elle espérait, moins sensationnel et moins touchant, et craignant que, désillusionnée de l'art,
elle ne le fût en même temps de l'amour.
Et en effet elle trouvait Swann, intellectuellement, inférieur à ce qu'elle aurait cru. "Tu gardes toujours ton
sang−froid, je ne peux te définir." Elle s'émerveillait davantage de son indifférence à l'argent, de sa
gentillesse pour chacun, de sa délicatesse. Et il arrive en effet souvent pour de plus grands que n'était Swann,
pour un savant, pour un artiste, quand il n'est pas méconnu par ceux qui l'entourent, que celui de leurs
sentiments qui prouve que la supériorité de son intelligence s'est imposée à eux, ce n'est pas leur admiration
pour ses idées, car elles leur échappent, mais leur respect pour sa bonté. C'est aussi du respect qu'inspirait à
Odette la situation qu'avait Swann dans le monde, mais elle ne désirait pas qu'il cherchât à l'y faire recevoir.
Peut−être sentait−elle qu'il ne pourrait pas y réussir, et même craignait−elle, que rien qu'en parlant d'elle, il ne
provoquât des révélations qu'elle redoutait. Toujours est−il qu'elle lui avait fait promettre de ne jamais
prononcer son nom. La raison pour laquelle elle ne voulait pas aller dans le monde, lui avait−elle dit, était une
brouille qu'elle avait eue autrefois avec une amie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal d'elle. Swann
objectait: "Mais tout le monde n'a pas connu ton amie." "Mais si, ça fait la tache d'huile, le monde est si
méchant." D'une part Swann ne comprit pas cette histoire, mais d'autre part il savait que ces propositions: "Le
monde est si méchant", "un propos calomnieux fait la tache d'huile", sont généralement tenues pour vraies; il
devait y avoir des cas auxquels elles s'appliquaient. Celui d'Odette était−il l'un de ceux−là? Il se le demandait,
mais pas longtemps, car il était sujet, lui aussi, à cette lourdeur d'esprit qui s'appesantissait sur son père,
quand il se posait un problème difficile. D'ailleurs, ce monde qui faisait si peur à Odette, ne lui inspirait
peut−être pas de grands désirs, car pour qu'elle se le représentât bien nettement, il était trop éloigné de celui
qu'elle connaissait. Pourtant, tout en étant restée à certains égards vraiment simple (elle avait par exemple
gardé pour amie une petite couturière retirée dont elle grimpait presque chaque jour l'escalier raide, obscur et
fétide), elle avait soif de chic, mais ne s'en faisait pas la même idée que les gens du monde. Pour eux, le chic
est une émanation de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent jusqu'à un degré assez éloigné
et plus ou moins affaibli dans la mesure où l'on est distant du centre de leur intimité , dans le cercle de
leurs amis ou des amis de leurs amis dont les noms forment une sorte de répertoire. Les gens du monde le
possèdent dans leur mémoire, ils ont sur ces matières une érudition d'où ils ont extrait une sorte de goût, de
tact, si bien que Swann par exemple, sans avoir besoin de faire appel à son savoir mondain, s'il lisait dans un
journal les noms des personnes qui se trouvaient à un dîner pouvait dire immédiatement la nuance du chic de
ce dîner, comme un lettré, à la simple lecture d'une phrase, apprécie exactement la qualité littéraire de son
auteur. Mais Odette faisait partie des personnes (extrêmement nombreuses quoi qu'en pensent les gens du
monde, et comme il y en a dans toutes les classes de la société), qui ne possèdent pas ces notions, imaginent
un chic tout autre, qui revêt divers aspects selon le milieu auquel elles appartiennent, mais a pour caractère
particulier, que ce soit celui dont rêvait Odette, ou celui devant lequel s'inclinait Mme Cottard, d'être
directement accessible à tous. L'autre, celui des gens du monde, l'est à vrai dire aussi, mais il y faut quelque
délai. Odette disait de quelqu'un:
"Il ne va jamais que dans les endroits chics."
Et si Swann lui demandait ce qu'elle entendait par là, elle lui répondait avec un peu de mépris:
"Mais les endroits chics, parbleu! Si, à ton âge, il faut t'apprendre ce que c'est que les endroits chics, que
veux−tu que je te dise, moi, par exemple, le dimanche matin, l'avenue de l'Impératrice, à cinq heures le tour
du Lac, le jeudi l'Éden Théâtre, le vendredi l'Hippodrome, les bals..."
Mais quels bals?
"Mais les bals qu'on donne à Paris, les bals chics, je veux dire. Tiens, Herbinger, tu sais, celui qui est chez un
coulissier? mais si, tu dois savoir, c'est un des hommes les plus lancés de Paris, ce grand jeune homme blond
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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qui est tellement snob, il a toujours une fleur à la boutonnière, une raie dans le dos, des paletots clairs; il est
avec ce vieux tableau qu'il promène à toutes les premières. Eh bien! il a donné un bal, l'autre soir, il y avait
tout ce qu'il y a de chic à Paris. Ce que j'aurais aimé y aller! mais il fallait présenter sa carte d'invitation à la
porte et je n'avais pas pu en avoir. Au fond j'aime autant ne pas y être allée, c'était une tuerie, je n'aurais rien
vu. C'est plutôt pour pouvoir dire qu'on était chez Herbinger. Et tu sais, moi, la gloriole! Du reste, tu peux
bien te dire que sur cent qui racontent qu'elles y étaient, il y a bien la moitié dont ça n'est pas vrai... Mais ça
m'étonne que toi, un homme si "pschutt", tu n'y étais pas."
Mais Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier cette conception du chic; pensant que la sienne n'était
pas plus vraie, était aussi sotte, dénuée d'importance, il ne trouvait aucun intérêt à en instruire sa maîtresse, si
bien qu'après des mois elle ne s'intéressait aux personnes chez qui il allait que pour les cartes de pesage, de
concours hippique, les billets de première qu'il pouvait avoir par elles. Elle souhaitait qu'il cultivât des
relations si utiles mais elle était par ailleurs, portée à les croire peu chic, depuis qu'elle avait vu passer dans la
rue la marquise de Villeparisis en robe de laine noire, avec un bonnet à brides.
Mais elle a l'air d'une ouvreuse, d'une vieille concierge, darling! Ça, une marquise! Je ne suis pas marquise,
mais il faudrait me payer bien cher pour me faire sortir nippée comme ça!
Elle ne comprenait pas que Swann habitât l'hôtel du quai d'Orléans que, sans oser le lui avouer, elle trouvait
indigne de lui.
Certes, elle avait la prétention d'aimer les "antiquités" et prenait un air ravi et fin pour dire qu'elle adorait
passer toute une journée à "bibeloter", à chercher "du bric−à−brac", des choses "du temps". Bien qu'elle
s'entêtât dans une sorte de point d'honneur (et semblât pratiquer quelque précepte familial) en ne répondant
jamais aux questions et en ne "rendant pas de comptes" sur l'emploi de ses journées, elle parla une fois à
Swann d'une amie qui l'avait invitée et chez qui tout était "de l'époque". Mais Swann ne put arriver à lui faire
dire quelle était cette époque. Pourtant, après avoir réfléchi, elle répondit que c'était "moyenâgeux". Elle
entendait par là qu'il y avait des boiseries. Quelque temps après, elle lui reparla de son amie et ajouta, sur le
ton hésitant et de l'air entendu dont on cite quelqu'un avec qui on a dîné la veille et dont on n'avait jamais
entendu le nom, mais que vos amphitryons avaient l'air de considérer comme quelqu'un de si célèbre qu'on
espère que l'interlocuteur saura bien de qui vous voulez parler: "Elle a une salle à manger... du...
dix−huitième!" Elle trouvait du reste cela affreux, nu, comme si la maison n'était pas finie, les femmes y
paraissaient affreuses et la mode n'en prendrait jamais. Enfin, une troisième fois, elle en reparla et montra à
Swann l'adresse de l'homme qui avait fait cette salle à manger et qu'elle avait envie de faire venir, quand elle
aurait de l'argent pour voir s'il ne pourrait pas lui en faire, non pas certes une pareille, mais celle qu'elle rêvait
et que, malheureusement, les dimensions de son petit hôtel ne comportaient pas, avec de hauts dressoirs, des
meubles Renaissance et des cheminées comme au château de Blois. Ce jour−là, elle laissa échapper devant
Swann ce qu'elle pensait de son habitation du quai d'Orléans; comme il avait critiqué que l'amie d'Odette
donnât non pas dans le Louis XVI, car, disait−il, bien que cela ne se fasse pas, cela peut être charmant, mais
dans le faux ancien: "Tu ne voudrais pas qu'elle vécût comme toi au milieu de meubles cassés et de tapis
usés", lui dit−elle, le respect humain de la bourgeoise l'emportant encore chez elle sur le dilettantisme de la
cocotte.
De ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les vers, méprisaient les bas calculs, rêvaient d'honneur et
d'amour, elle faisait une élite supérieure au reste de l'humanité. Il n'y avait pas besoin qu'on eût réellement ces
goûts pourvu qu'on les proclamât; d'un homme qui lui avait avoué à dîner qu'il aimait à flâner, à se salir les
doigts dans les vieilles boutiques, qu'il ne serait jamais apprécié par ce siècle commercial, car il ne se souciait
pas de ses intérêts et qu'il était pour cela d'un autre temps, elle revenait en disant: "Mais c'est une âme
adorable, un sensible, je ne m'en étais jamais doutée!" et elle se sentait pour lui une immense et soudaine
amitié. Mais, en revanche ceux, qui comme Swann, avaient ces goûts, mais n'en parlaient pas, la laissaient
froide. Sans doute elle était obligée d'avouer que Swann ne tenait pas à l'argent, mais elle ajoutait d'un air
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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boudeur: "Mais lui, ça n'est pas la même chose"; et en effet, ce qui parlait à son imagination, ce n'était pas la
pratique du désintéressement, c'en était le vocabulaire.
Sentant que souvent il ne pouvait pas réaliser ce qu'elle rêvait, il cherchait du moins à ce qu'elle se plût avec
lui, à ne pas contrecarrer ces idées vulgaires, ce mauvais goût qu'elle avait en toutes choses, et qu'il aimait
d'ailleurs comme tout ce qui venait d'elle, qui l'enchantaient même, car c'était autant de traits particuliers
grâce auxquels l'essence de cette femme lui apparaissait, devenait visible. Aussi, quand elle avait l'air heureux
parce qu'elle devait aller à la Reine Topaze, ou que son regard devenait sérieux, inquiet et volontaire, si elle
avait peur de manquer la rite des fleurs ou simplement l'heure du thé, avec muffins et toasts, au "Thé de la
Rue Royale" où elle croyait que l'assiduité était indispensable pour consacrer la réputation d'élégance d'une
femme, Swann, transporté comme nous le sommes par le naturel d'un enfant ou par la vérité d'un portrait qui
semble sur le point de parler, sentait si bien l'âme de sa maîtresse affleurer à son visage qu'il ne pouvait
résister à venir l'y toucher avec ses lèvres. "Ah! elle veut qu'on la mène à la fête des fleurs, la petite Odette,
elle veut se faire admirer, eh bien, on l'y mènera, nous n'avons qu'à nous incliner." Comme la vue de Swann
était un peu basse, il dut se résigner à se servir de lunettes pour travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans
le monde, le monocle qui le défigurait moins. La première fois qu'elle lui en vit un dans l'œil, elle ne put
contenir sa joie: "Je trouve que pour un homme, il n'y a pas à dire, ça a beaucoup de chic! Comme tu es bien
ainsi! tu as l'air d'un vrai gentleman. Il ne te manque qu'un titre!" ajouta−t−elle, avec une nuance de regret. Il
aimait qu'Odette fût ainsi, de même que, s'il avait été épris d'une Bretonne, il aurait été heureux de la voir en
coiffe et de lui entendre dire qu'elle croyait aux revenants. Jusque−là, comme beaucoup d'hommes chez qui
leur goût pour les arts se développe indépendamment de la sensualité, une disparate bizarre avait existé entre
les satisfactions qu'il accordait à l'un et à l'autre, jouissant, dans la compagnie de femmes de plus en plus
grossières, des séductions d'œuvres de plus en plus raffinées, emmenant une petite bonne dans une baignoire
grillée à la représentation d'une pièce décadente qu'il avait envie d'entendre ou à une exposition de peinture
impressionniste, et persuadé d'ailleurs qu'une femme du monde cultivée n'y eut pas compris davantage, mais
n'aurait pas su se taire aussi gentiment. Mais, au contraire, depuis qu'il aimait Odette, sympathiser avec elle,
tâcher de n'avoir qu'une âme à eux deux lui était si doux, qu'il cherchait à se plaire aux choses qu'elle aimait,
et il trouvait un plaisir d'autant plus profond non seulement à imiter ses habitudes, mais à adopter ses
opinions, que, comme elles n'avaient aucune racine dans sa propre intelligence, elles lui rappelaient
seulement son amour, à cause duquel il les avait préférées. S'il retournait à Serge Panine, s'il recherchait les
occasions d'aller voir conduire Olivier Métra, c'était pour la douceur d'être initié dans toutes les conceptions
d'Odette, de se sentir de moitié dans tous ses goûts. Ce charme de le rapprocher d'elle, qu'avaient les ouvrages
ou les lieux qu'elle aimait, lui semblait plus mystérieux que celui qui est intrinsèque à de plus beaux, mais qui
ne la lui rappelaient pas. D'ailleurs, ayant laissé s'affaiblir les croyances intellectuelles de sa jeunesse, et son
scepticisme d'homme du monde ayant à son insu pénétré jusqu'à elles, il pensait (ou du moins il avait si
longtemps pensé cela qu'il le disait encore) que les objets de nos goûts n'ont pas en eux une valeur absolue,
mais que tout est affaire d'époque, de classe, consiste en modes, dont les plus vulgaires valent celles qui
passent pour les plus distinguées. Et comme il jugeait que l'importance attachée par Odette à avoir des cartes
pour le vernissage n'était pas en soi quelque chose de plus ridicule que le plaisir qu'il avait autrefois à
déjeuner chez le prince de Galles, de même, il ne pensait pas que l'admiration qu'elle professait pour
Monte−Carlo ou pour le Righi fût plus déraisonnable que le goût qu'il avait, lui, pour la Hollande qu'elle se
figurait laide et pour Versailles qu'elle trouvait triste. Aussi, se privait−il d'y aller, ayant plaisir à se dire que
c'était pour elle, qu'il voulait ne sentir, n'aimer qu'avec elle.
Comme tout ce qui environnait Odette et n'était en quelque sorte que le mode selon lequel il pouvait la voir,
causer avec elle, il aimait la société des Verdurin. Là, comme au fond de tous les divertissements, repas,
musique, jeux, soupers costumés, parties de campagne, parties de théâtre, même les rares "grandes soirées"
données pour les "ennuyeux", il y avait la présence d'Odette, la vue d'Odette, la conversation avec Odette,
dont les Verdurin faisaient à Swann, en l'invitant, le don inestimable, il se plaisait mieux que partout ailleurs
dans le "petit noyau", et cherchait à lui attribuer des mérites réels, car il s'imaginait ainsi que par goût il le
fréquenterait toute sa vie. Or, n'osant pas se dire, par peur de ne pas le croire, qu'il aimerait toujours Odette,
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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du moins en cherchant á supposer qu'il fréquenterait toujours les Verdurin (proposition qui, a priori, soulevait
moins d'objections de principe de la part de son intelligence), il se voyait dans l'avenir continuant à rencontrer
chaque soir Odette; cela ne revenait peut−être pas tout à fait au même que l'aimer toujours, mais, pour le
moment, pendant qu'il l'aimait, croire qu'il ne cesserait pas un jour de la voir, c'est tout ce qu'il demandait.
"Quel charmant milieu, se disait−il. Comme c'est au fond la vraie vie qu'on mène là! Comme on y est plus
intelligent, plus artiste que dans le monde. Comme Mme Verdurin, malgré de petites exagérations un peu
risibles, a un amour sincère de la peinture, de la musique! quelle passion pour les œuvres, quel désir de faire
plaisir aux artistes! Elle se fait une idée inexacte des gens du monde; mais avec cela que le monde n'en a pas
une plus fausse encore des milieux artistes! Peut−être n'ai−je pas de grands besoins intellectuels à assouvir
dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avec Cottard, quoiqu'il fasse des calembours ineptes.
Et quant au peintre, si sa prétention est déplaisante quand il cherche à étonner, en revanche c'est une des plus
belles intelligences que j'aie connues. Et puis surtout, là, on se sent libre, on fait ce qu'on veut sans contrainte,
sans cérémonie. Quelle dépense de bonne humeur il se fait par jour dans ce salon−là! Décidément, sauf
quelques rares exceptions, je n'irai plus jamais que dans ce milieu. C'est là que j'aurai de plus en plus mes
habitudes et ma vie."
Et comme les qualités qu'il croyait intrinsèques aux Verdurin n'étaient que le reflet sur eux de plaisirs qu'avait
goûtés chez eux son amour pour Odette, ces qualités devenaient plus sérieuses, plus profondes, plus vitales,
quand ces plaisirs l'étaient aussi. Comme Mme Verdurin donnait parfois à Swann ce qui seul pouvait
constituer pour lui le bonheur; comme, tel soir où il se sentait anxieux parce qu'Odette avait causé avec un
invité plus qu'avec un autre, et où, irrité contre elle, il ne voulait pas prendre l'initiative de lui demander si
elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la paix et la joie en disant spontanément: "Odette, vous
allez ramener M. Swann, n'est−ce pas"? comme cet été qui venait et où il s'était d'abord demandé avec
inquiétude si Odette ne s'absenterait pas sans lui, s'il pourrait continuer à la voir tous les jours, Mme Verdurin
allait les inviter à le passer tous deux chez elle à la campagne, Swann laissant à son insu la reconnaissance
et l'intérêt s'infiltrer dans son intelligence et influer sur ses idées, allait jusqu'à proclamer que Mme Verdurin
était une grande âme. De quelques gens exquis ou éminents que tel de ses anciens camarades de l'école du
Louvre lui parlât: "Je préfère cent fois les Verdurin, lui répondait−il." Et, avec une solennité qui était
nouvelle chez lui: "Ce sont des êtres magnanimes, et la magnanimité est, au fond, la seule chose qui importe
et qui distingue ici−bas. Vois−tu, il n'y a que deux classes d'êtres: les magnanimes et les autres; et je suis
arrivé à un âge où il faut prendre parti, décider une fois pour toutes qui on veut aimer et qui on veut
dédaigner, se tenir à ceux qu'on aime et, pour réparer le temps qu'on a gâché avec les autres, ne plus les
quitter jusqu'à sa mort. Eh bien! ajoutait−il avec cette légère émotion qu'on éprouve quand même sans bien
s'en rendre compte, on dit une chose non parce qu'elle est vraie, mais parce qu'on a plaisir à la dire et qu'on
l'écoute dans sa propre voix comme si elle venait d'ailleurs que de nous−mêmes, le sort en est jeté, j'ai choisi
d'aimer les seuls cœurs magnanimes et de ne plus vivre que dans la magnanimité. Tu me demandes si Mme
Verdurin est véritablement intelligente. Je t'assure qu'elle m'a donné les preuves d'une noblesse de cœur,
d'une hauteur d'âme où, que veux−tu, on n'atteint pas sans une hauteur égale de pensée. Certes elle a la
profonde intelligence des arts. Mais ce n'est peut−être pas là qu'elle est le plus admirable; et telle petite action
ingénieusement, exquisement bonne, qu'elle a accomplie pour moi, telle géniale attention, tel geste
familièrement sublime, révèlent une compréhension plus profonde de l'existence que tous les traités de
philosophie."
Il aurait pourtant pu se dire qu'il y avait des anciens amis de ses parents aussi simples que les Verdurin, des
camarades de sa jeunesse aussi épris d'art, qu'il connaissait d'autres êtres d'un grand cœur, et que, pourtant,
depuis qu'il avait opté pour la simplicité, les arts et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux−là
ne connaissaient pas Odette, et, s'ils l'avaient connue, ne se seraient pas souciés de la rapprocher de lui.
Ainsi il n'y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un seul fidèle qui les aimât ou crût les aimer
autant que Swann. Et pourtant, quand M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non seulement il
avait exprimé sa propre pensée, mais il avait deviné celle de sa femme. Sans doute Swann avait pour Odette
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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une affection trop particulière et dont il avait négligé de faire de Mme Verdurin la confidente quotidienne:
sans doute la discrétion même avec laquelle il usait de l'hospitalité des Verdurin, s'abstenant souvent de venir
dîner pour une raison qu'ils ne soupçonnaient pas et à la place de laquelle ils voyaient le désir de ne pas
manquer une invitation chez des "ennuyeux", sans doute aussi, et malgré toutes les précautions qu'il avait
prises pour la leur cacher, la découverte progressive qu'ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout
cela contribuait à leur irritation contre lui. Mais la raison profonde en était autre. C'est qu'ils avaient très vite
senti en lui un espace réservé, impénétrable, où il continuait à professer silencieusement pour lui−même que
la princesse de Sagan n'était pas grotesque et que les plaisanteries de Cottard n'étaient pas drôles, enfin et
bien que jamais il ne se départît de son amabilité et ne se révoltât contre leurs dogmes, une impossibilité de
les lui imposer, de l'y convertir entièrement, comme ils n'en avaient jamais rencontré une pareille chez
personne. Ils lui auraient pardonné de fréquenter des ennuyeux (auxquels d'ailleurs, dans le fond de son cœur,
il préférait mille fois les Verdurin et tout le petit noyau) s'il avait consenti, pour le bon exemple, à les renier
en présence des fidèles. Mais c'est une abjuration qu'ils comprirent qu'on ne pourrait pas lui arracher.
Quelle différence avec un "nouveau" qu'Odette leur avait demandé d'inviter, quoiqu'elle ne l'eût rencontré que
peu de fois, et sur lequel ils fondaient beaucoup d'espoir, le comte de Forcheville! (Il se trouva qu'il était
justement le beau−frère de Saniette, ce qui remplit d'étonnement les fidèles: le vieil archiviste avait des
manières si humbles qu'ils l'avaient toujours cru d'un rang social inférieur au leur et ne s'attendaient pas à
apprendre qu'il appartenait à un monde riche et relativement aristocratique.) Sans doute Forcheville était
grossièrement snob, alors que Swann ne l'était pas; sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu
des Verdurin au−dessus de tous les autres. Mais il n'avait pas cette délicatesse de nature qui empêchait Swann
de s'associer aux critiques trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens qu'il
connaissait. Quant aux tirades prétentieuses et vulgaires que le peintre lançait à certains jours, aux
plaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et auxquelles Swann, qui les aimait l'un et l'autre,
trouvait facilement des excuses mais n'avait pas le courage et l'hypocrisie d'applaudir, Forcheville était au
contraire d'un niveau intellectuel qui lui permettait d'être abasourdi, émerveillé par les unes, sans d'ailleurs les
comprendre, et de se délecter aux autres. Et justement le premier dîner chez les Verdurin auquel assista
Forcheville, mit en lumière toutes ces différences, fit ressortir ses qualités et précipita la disgrâce de Swann.
Il y avait, à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la Sorbonne, Brichot, qui avait rencontré M. et
Mme Verdurin aux eaux et si ses fonctions universitaires et ses travaux d'érudition n'avaient pas rendu très
rares ses moments de liberté, serait volontiers venu souvent chez eux. Car il avait cette curiosité, cette
superstition de la vie, qui unie à un certain scepticisme relatif à l'objet de leurs études, donne dans n'importe
quelle profession, à certains hommes intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeurs de
lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d'esprits larges, brillants, et même supérieurs. Il affectait,
chez Mme Verdurin, de chercher ses comparaisons dans ce qu'il y avait de plus actuel quand il parlait de
philosophie et d'histoire, d'abord parce qu'il croyait qu'elles ne sont qu'une préparation à la vie et qu'il
s'imaginait trouver en action dans le petit clan ce qu'il n'avait connu jusqu'ici que dans les livres, puis
peut−être aussi parce que, s'étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect de certains
sujets, il croyait dépouiller l'universitaire en prenant avec eux des hardiesses qui, au contraire, ne lui
paraissaient telles, que parce qu'il l'était resté.
Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placé à la droite de Mme Verdurin qui avait fait
pour le "nouveau" de grands frais de toilette, lui disait: "C'est original, cette robe blanche", le docteur qui
n'avait cessé de l'observer, tant il était curieux de savoir comment était fait ce qu'il appelait un "de", et qui
cherchait une occasion d'attirer son attention et d'entrer plus en contact avec lui, saisit au vol le mot "blanche"
et, sans lever le nez de son assiette, dit: "blanche? Blanche de Castille?", puis sans bouger la tête lança
furtivement de droite et de gauche des regards incertains et souriants. Tandis que Swann, par l'effort
douloureux et vain qu'il fit pour sourire, témoigna qu'il jugeait ce calembour stupide, Forcheville avait montré
à la fois qu'il en goûtait la finesse et qu'il savait vivre, en contenant dans de justes limites une gaieté dont la
franchise avait charmé Mme Verdurin.
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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Qu'est−ce que vous dites d'un savant comme cela? avait−elle demandé à Forcheville. Il n'y a pas moyen de
causer sérieusement deux minutes avec lui. Est−ce que vous leur en dites comme cela, à votre hôpital?
avait−elle ajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas être ennuyeux tous les jours, alors. Je vois qu'il
va falloir que je demande à m'y faire admettre.
Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie de Blanche de Castille, si j'ose
m'exprimer ainsi. N'est−il pas vrai, madame? demanda Brichot à Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux
fermés, précipita sa figure dans ses mains d'où s'échappèrent des cris étouffés.
"Mon Dieu, Madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueuses s'il y en a autour de cette table, sub
rosa... Je reconnais d'ailleurs que notre ineffable république athénienne ô combien! pourrait honorer en
cette capétienne obscurantiste le premier des préfets de police à poigne. Si fait, mon cher hôte, si fait,
reprit−il de sa voix bien timbrée qui détachait chaque syllabe, en réponse à une objection de M. Verdurin. La
chronique de Saint−Denis dont nous ne pouvons contester la sûreté d'information ne laisse aucun doute à cet
égard. Nulle ne pourrait être mieux choisie comme patronne par un prolétariat laïcisateur que cette mère d'un
saint à qui elle en fit d'ailleurs voir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard; car avec elle
chacun en prenait pour son grade.
Quel est ce monsieur? demanda Forcheville à Mme Verdurin, il a l'air d'être de première force.
Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot? il est célèbre dans toute l'Europe.
Ah! c'est Bréchot, s'écria Forcheville qui n'avait pas bien entendu, vous m'en direz tant, ajouta−t−il tout en
attachant sur l'homme célèbre des yeux écarquillés. C'est toujours intéressant de dîner avec un homme en vue.
Mais, dites−moi, vous nous invitez−là avec des convives de choix. On ne s'ennuie pas chez vous.
Oh! vous savez ce qu'il y a surtout, dit modestement Mme Verdurin, c'est qu'ils se sentent en confiance. Ils
parlent de ce qu'ils veulent, et la conversation rejaillit en fusées. Ainsi Brichot, ce soir, ce n'est rien: je l'ai vu,
vous savez, chez moi, éblouissant, à se mettre à genoux devant; eh bien! chez les autres, ce n'est plus le même
homme, il n'a plus d'esprit, il faut lui arracher les mots, il est même ennuyeux.
C'est curieux! dit Forcheville étonné.
Un genre d'esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour stupidité pure dans la coterie où Swann avait
passé sa jeunesse, bien qu'il soit compatible avec une intelligence réelle. Et celle du professeur, vigoureuse et
bien nourrie, aurait probablement pu être enviée par bien des gens du monde que Swann trouvait spirituels.
Mais ceux−ci avaient fini par lui inculquer si bien leurs goûts et leurs répugnances, au moins en tout ce qui
touche à la vie mondaine et même en celle de ses parties annexes qui devrait plutôt relever du domaine de
l'intelligence: la conversation, que Swann ne put trouver les plaisanteries de Brichot que pédantesques,
vulgaires et grasses à écœurer. Puis il était choqué, dans l'habitude qu'il avait des bonnes manières, par le ton
rude et militaire qu'affectait, en s'adressant à chacun, l'universitaire cocardier. Enfin, peut−être avait−il
surtout perdu, ce soir−là, de son indulgence en voyant l'amabilité que Mme Verdurin déployait pour ce
Forcheville qu'Odette avait eu la singulière idée d'amener. Un peu gênée vis−à−vis de Swann, elle lui avait
demandé en arrivant:
Comment trouvez−vous mon invité?
Et lui, s'apercevant pour la première fois que Forcheville qu'il connaissait depuis longtemps pouvait plaire à
une femme et était assez bel homme, avait répondu: "Immonde!" Certes, il n'avait pas l'idée d'être jaloux
d'Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que d'habitude et quand Brichot, ayant commencé à raconter
l'histoire de la mère de Blanche de Castille qui "avait été avec Henri Plantagenet des années avant de
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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l'épouser", voulut s'en faire demander la suite par Swann en lui disant: "n'est−ce pas, monsieur Swann?" sur
le ton martial qu'on prend pour se mettre à la portée d'un paysan ou pour donner du cœur à un troupier,
Swann coupa l'effet de Brichot à la grande fureur de la maîtresse de la maison, en répondant qu'on voulût
bien l'excuser de s'intéresser si peu à Blanche de Castille, mais qu'il avait quelque chose à demander au
peintre. Celui−ci, en effet, était allé dans l'après−midi visiter l'exposition d'un artiste, ami de Mme Verdurin
qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoir par lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y
avait dans ces dernières œuvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans les précédentes.
A ce point de vue−là, c'était extraordinaire, mais cela ne semblait pas d'un art, comme on dit, très "élevé",
dit Swann en souriant.
Élevé... à la hauteur d'une institution, interrompit Cottard en levant les bras avec une gravité simulée.
Toute la table éclata de rire.
Quand je vous disais qu'on ne peut pas garder son sérieux avec lui, dit Mme Verdurin à Forcheville. Au
moment où on s'y attend le moins, il vous sort une calembredaine.
Mais elle remarqua que seul Swann ne s'était pas déridé. Du reste il n'était pas très content que Cottard fît rire
de lui devant Forcheville. Mais le peintre, au lieu de répondre d'une façon intéressante à Swann, ce qu'il eût
probablement fait s'il eût été seul avec lui, préféra se faire admirer des convives en plaçant un morceau sur
l'habileté du maître disparu.
Je me suis approché, dit−il, pour voir comment c'était fait, j'ai mis le nez dessus. Ah! bien ouiche! on ne
pourrait pas dire si c'est fait avec de la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil,
avec du caca!
Et un font douze, s'écria trop tard le docteur dont personne ne comprit l'interruption.
"Ça a l'air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de découvrir le truc que dans la Ronde ou les
Régentes et c'est encore plus fort comme patte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non, je vous jure."
Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu'ils puissent donner continuent en voix de tête,
piano, il se contenta de murmurer, et en riant, comme si en effet cette peinture eût été dérisoire à force de
beauté:
"Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration, ça vous fait des chatouilles, et pas mèche
de savoir avec quoi c'est fait, c'en est sorcier, c'est de la rouerie, c'est du miracle (éclatant tout à fait de rire):
c'en est malhonnête!" En s'arrêtant, redressant gravement la tête, prenant une note de basse profonde qu'il
tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta: "et c'est si loyal!"
Sauf au moment où il avait dit: "plus fort que la Ronde", blasphème qui avait provoqué une protestation de
Mme Verdurin qui tenait "la Ronde" pour le plus grand chef−d'œuvre de l'univers avec "la Neuvième" et "la
Samothrace", et à: "fait avec du caca" qui avait fait jeter à Forcheville un coup d'œil circulaire sur la table
pour voir si le mot passait et avait ensuite amené sur sa bouche un sourire prude et conciliant, tous les
convives, excepté Swann, avaient attaché sur le peintre des regards fascinés par l'admiration.
"Ce qu'il m'amuse quand il s'emballe comme ça, s'écria, quand il eut terminé, Mme Verdurin, ravie que la
table fût justement si intéressante le jour où M. de Forcheville venait pour la première fois. Et toi, qu'est−ce
que tu as à rester comme cela, bouche bée comme une grande bête? dit−elle à son mari. Tu sais pourtant qu'il
parle bien; on dirait que c'est la première fois qu'il vous entend. Si vous l'aviez vu pendant que vous parliez, il
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
124
vous buvait. Et demain il nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger un mot."
Mais non, c'est pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son succès, vous avez l'air de croire que je fais
le boniment, que c'est du chiqué; je vous y mènerai voir, vous direz si j'ai exagéré, je vous fiche mon billet
que vous revenez plus emballée que moi!
Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulement que vous mangiez, et que mon mari
mange aussi; redonnez de la sole normande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous ne
sommes pas si pressés, vous servez comme s'il y avait le feu, attendez donc un peu pour donner la salade.
Mme Cottard qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pas manquer d'assurance quand une heureuse
inspiration lui avait fait trouver un mot juste. Elle sentait qu'il aurait du succès, cela la mettait en confiance, et
ce qu'elle en faisait était moins pour briller que pour être utile à la carrière de son mari. Aussi ne laissa−t−elle
pas échapper le mot de salade que venait de prononcer Mme Verdurin.
Ce n'est pas de la salade japonaise? dit−elle à mi−voix en se tournant vers Odette.
Et ravie et confuse de l'à−propos et de la hardiesse qu'il y avait à faire ainsi une allusion discrète, mais claire,
à la nouvelle et retentissante pièce de Dumas, elle éclata d'un rire charmant d'ingénue, peu bruyant, mais si
irrésistible qu'elle resta quelques instants sans pouvoir le maîtriser. "Qui est cette dame? elle a de l'esprit", dit
Forcheville.
"Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi."
Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à Swann, mais je n'ai pas encore vu cette
fameuse Francillon dont tout le monde parle. Le docteur y est allé (je me rappelle même qu'il m'a dit avoir eu
le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et j'avoue que je n'ai pas trouvé raisonnable qu'il louât des
places pour y retourner avec moi. Évidemment, au Théâtre−Français, on ne regrette jamais sa soirée, c'est
toujours si bien joué, mais comme nous avons des amis très aimables (Mme Cottard prononçait rarement un
nom propre et se contentait de dire "des amis à nous", "une de mes amies", par "distinction", sur un ton
factice, et avec l'air d'importance d'une personne qui ne nomme que qui elle veut) qui ont souvent des loges et
ont la bonne idée de nous emmener à toutes les nouveautés qui en valent la peine, je suis toujours sûre de voir
Francillon un peu plus tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Je dois pourtant
confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les salons où je vais en visite, on ne parle naturellement
que de cette malheureuse salade japonaise. On commence même à en être un peu fatigué, ajouta−t−elle en
voyant que Swann n'avait pas l'air aussi intéressé qu'elle aurait cru par une si brûlante actualité. Il faut avouer
pourtant que cela donne quelquefois prétexte à des idées assez amusantes. Ainsi j'ai une de mes amies qui est
très originale, quoique très jolie femme, très entourée, très lancée, et qui prétend qu'elle a fait faire chez elle
cette salade japonaise, mais en faisant mettre tout ce qu'Alexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait
invité quelques amies à venir en manger. Malheureusement je n'étais pas des élues. Mais elle nous l'a raconté
tantôt, à son jour; il paraît que c'était détestable, elle nous a fait rire aux larmes. Mais vous savez, tout est
dans la manière de raconter, dit−elle en voyant que Swann gardait un air grave.
Et supposant que c'était peut−être parce qu'il n'aimait pas Francillon:
Du reste, je crois que j'aurai une déception. Je ne crois pas que cela vaille Serge Panine, l'idole de Mme de
Crécy. Voilà au moins des sujets qui ont du fond, qui font réfléchir; mais donner une recette de salade sur la
scène du Théâtre−Français! Tandis que Serge Panine! Du reste, comme tout ce qui vient de la plume de
Georges Ohnet, c'est toujours si bien écrit. Je ne sais pas si vous connaissez Le Maître de Forges que je
préférerais encore à Serge Panine.
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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"Pardonnez−moi, lui dit Swann d'un air ironique, mais j'avoue que mon manque d'admiration est à peu près
égal pour ces deux chefs−d'œuvre."
"Vraiment, qu'est−ce que vous leur reprochez? Est−ce un parti pris? Trouvez−vous peut−être que c'est un peu
triste? D'ailleurs, comme je dis toujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les pièces de théâtre.
Chacun a sa manière de voir et vous pouvez trouver détestable ce que j'aime le mieux."
Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet, tandis que Mme Cottard parlait de
Francillon, Forcheville avait exprimé à Mme Verdurin son admiration pour ce qu'il avait appelé le petit
"speech" du peintre.
Monsieur a une facilité de parole, une mémoire! avait−il dit à Mme Verdurin quand le peintre eut terminé,
comme j'en ai rarement rencontré. Bigre! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un excellent prédicateur.
On peut dire qu'avec M. Bréchot, vous avez là deux numéros qui se valent, je ne sais même pas si comme
platine, celui−ci ne damerait pas encore le pion au professeur. Ça vient plus naturellement, c'est moins
recherché. Quoiqu'il ait chemin faisant quelques mots un peu réalistes, mais c'est le goût du jour, je n'ai pas
souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextérité, comme nous disions au régiment, où pourtant j'avais
un camarade que justement monsieur me rappelait un peu. A propos de n'importe quoi, je ne sais que vous
dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser pendant des heures, non, pas à propos de ce verre, ce que
je dis est stupide; mais à propos de la bataille de Waterloo, de tout ce que vous voudrez et il nous envoyait
chemin faisant des choses auxquelles vous n'auriez jamais pensé. Du reste Swann était dans le même
régiment; il a dû le connaître."
Vous voyez souvent M. Swann? demanda Mme Verdurin.
Mais non, répondit M. de Forcheville et comme pour se rapprocher plus aisément d'Odette, il désirait être
agréable à Swann, voulant saisir cette occasion, pour le flatter, de parler de ses belles relations, mais d'en
parler en homme du monde sur un ton de critique cordiale et n'avoir pas l'air de l'en féliciter comme d'un
succès inespéré: "N'est−ce pas, Swann? je ne vous vois jamais. D'ailleurs, comment faire pour le voir? Cet
animal−là est tout le temps fourré chez les La Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout ça!..." Imputation
d'autant plus fausse d'ailleurs que depuis un an Swann n'allait plus guère que chez les Verdurin. Mais le seul
nom de personnes qu'ils ne connaissaient pas était accueilli chez eux par un silence réprobateur. M. Verdurin,
craignant la pénible impression que ces noms d'"ennuyeux", surtout lancés ainsi sans tact à la face de tous les
fidèles, avaient dû produire sur sa femme, jeta sur elle à la dérobée un regard plein d'inquiète sollicitude. Il vit
alors que dans sa résolution de ne pas prendre acte, de ne pas avoir été touchée par la nouvelle qui venait de
lui être notifiée, de ne pas seulement rester muette, mais d'avoir été sourde comme nous l'affectons, quand un
ami fautif essaye de glisser dans la conversation une excuse que ce serait avoir l'air d'admettre que de l'avoir
écoutée sans protester, ou quand on prononce devant nous le nom défendu d'un ingrat, Mme Verdurin, pour
que son silence n'eût pas l'air d'un consentement, mais du silence ignorant des choses inanimées, avait
soudain dépouillé son visage de toute vie, de toute motilité; son front bombé n'était plus qu'une belle étude de
ronde bosse où le nom de ces La Trémoïlle chez qui était toujours fourré Swann, n'avait pu pénétrer; son nez
légèrement froncé laissait voir une échancrure qui semblait calquée sur la vie. On eût dit que sa bouche
entr'ouverte allait parler. Ce n'était plus qu'une cire perdue, qu'un masque de plâtre, qu'une maquette pour un
monument, qu'un buste pour le Palais de l'Industrie devant lequel le public s'arrêterait certainement pour
admirer comment le sculpteur, en exprimant l'imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle des La
Trémoïlle et des Laumes qu'ils valent certes ainsi que tous les ennuyeux de la terre, était arrivé à donner une
majesté presque papale à la blancheur et à la rigidité de la pierre. Mais le marbre finit par s'animer et fit
entendre qu'il fallait ne pas être dégoûté pour aller chez ces gens−là, car la femme était toujours ivre et le
mari si ignorant qu'il disait collidor pour corridor.
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
126
"On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ça chez moi", conclut Mme Verdurin, en regardant
Swann d'un air impérieux.
Sans doute elle n'espérait pas qu'il se soumettrait jusqu'à imiter la sainte simplicité de la tante du pianiste qui
venait de s'écrier:
Voyez−vous ça? Ce qui m'étonne, c'est qu'ils trouvent encore des personnes qui consentent à leur causer; il
me semble que j'aurais peur: un mauvais coup est si vite reçu! Comment y a−t−il encore du peuple assez
brute pour leur courir après.
Que ne répondait−il du moins comme Forcheville: "Dame, c'est une duchesse; il y a des gens que ça
impressionne encore", ce qui avait permis au moins à Mme Verdurin de répliquer: "Grand bien leur fasse!"
Au lieu de cela, Swann se contenta de rire d'un air qui signifiait qu'il ne pouvait même pas prendre au sérieux
une pareille extravagance. M. Verdurin, continuant à jeter sur sa femme des regards furtifs, voyait avec
tristesse et comprenait trop bien qu'elle éprouvait la colère d'un grand inquisiteur qui ne parvient pas à
extirper l'hérésie, et pour tâcher d'amener Swann à une rétractation, comme le courage de ses opinions paraît
toujours un calcul et une lâcheté aux yeux de ceux à l'encontre de qui il s'exerce, M. Verdurin l'interpella:
Dites donc franchement votre pensée, nous n'irons pas le leur répéter.
A quoi Swann répondit:
Mais ce n'est pas du tout par peur de la duchesse (si c'est des La Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure
que tout le monde aime aller chez elle. Je ne vous dis pas qu'elle soit "profonde" (il prononça profonde,
comme si ç'avait été un mot ridicule, car son langage gardait la trace d'habitudes d'esprit qu'une certaine
rénovation, marquée par l'amour de la musique, lui avait momentanément fait perdre il exprimait parfois
ses opinions avec chaleur ) mais, très sincèrement, elle est intelligente et son mari est un véritable lettré. Ce
sont des gens charmants.
Si bien que Mme Verdurin, sentant que, par ce seul infidèle, elle serait empêchée de réaliser l'unité morale du
petit noyau, ne put pas s'empêcher dans sa rage contre cet obstiné qui ne voyait pas combien ses paroles la
faisaient souffrir, de lui crier du fond du cœur:
Trouvez−le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.
Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville qui voulait briller à son tour. Voyons,
Swann, qu'entendez−vous par intelligence?
Voilà! s'écria Odette, voilà les grandes choses dont je lui demande de me parler, mais il ne veut jamais.
Mais si... protesta Swann.
Cette blague! dit Odette.
Blague à tabac? demanda le docteur.
Pour vous, reprit Forcheville, l'intelligence, est−ce le bagout du monde, les personnes qui savent s'insinuer?
Finissez votre entremets qu'on puisse enlever votre assiette, dit Mme Verdurin d'un ton aigre en s'adressant
à Saniette, lequel absorbé dans des réflexions, avait cessé de manger. Et peut−être un peu honteuse du ton
qu'elle avait pris: "Cela ne fait rien, vous avez votre temps, mais, si je vous le dis, c'est pour les autres, parce
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
127
que cela empêche de servir."
Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une définition bien curieuse de l'intelligence dans ce doux
anarchiste de Fénelon...
Ecoutez! dit à Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nous dire la définition de l'intelligence par
Fénelon, c'est intéressant, on n'a pas toujours l'occasion d'apprendre cela.
Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. Celui−ci ne répondit pas et en se dérobant fit manquer
la brillante joute que Mme Verdurin se réjouissait d'offrir à Forcheville.
Naturellement, c'est comme avec moi, dit Odette d'un ton boudeur, je ne suis pas fâchée de voir que je ne
suis pas la seule qu'il ne trouve pas à la hauteur.
Ces de La Trémouaille que Mme Verdurin nous a montrés comme si peu recommandables, demanda
Brichot, en articulant avec force, descendent−ils de ceux que cette bonne snob de Mme de Sévigné avouait
être heureuse de connaître parce que cela faisait bien pour ses paysans? Il est vrai que la marquise avait une
autre raison, et qui pour elle devait primer celle−là, car gendelettre dans l'âme, elle faisait passer la copie
avant tout. Or dans le journal qu'elle envoyait régulièrement à sa fille, c'est Mme de la Trémouaille, bien
documentée par ses grandes alliances, qui faisait la politique étrangère.
Mais non, je ne crois pas que ce soit la même famille, dit à tout hasard Mme Verdurin.
Saniette qui, depuis qu'il avait rendu précipitamment au maître d'hôtel son assiette encore pleine, s'était
replongé dans un silence méditatif, en sortit enfin pour raconter en riant l'histoire d'un dîner qu'il avait fait
avec le duc de La Trémoïlle et d'où il résultait que celui−ci ne savait pas que George Sand était le
pseudonyme d'une femme. Swann qui avait de la sympathie pour Saniette crut devoir lui donner sur la culture
du duc des détails montrant qu'une telle ignorance de la part de celui−ci était matériellement impossible; mais
tout d'un coup il s'arrêta, il venait de comprendre que Saniette n'avait pas besoin de ces preuves et savait que
l'histoire était fausse pour la raison qu'il venait de l'inventer il y avait un moment. Cet excellent homme
souffrait d'être trouvé si ennuyeux par les Verdurin; et ayant conscience d'avoir été plus terne encore à ce
dîner que d'habitude, il n'avait voulu le laisser finir sans avoir réussi à amuser. Il capitula si vite, eut l'air si
malheureux de voir manqué l'effet sur lequel il avait compté et répondit d'un ton si lâche à Swann pour que
celui−ci ne s'acharnât pas à une réfutation désormais inutile: "C'est bon, c'est bon; en tous cas, même si je me
trompe, ce n'est pas un crime, je pense" que Swann aurait voulu pouvoir dire que l'histoire était vraie et
délicieuse. Le docteur qui les avait écoutés eut l'idée que c'était le cas de dire: "Se non e vero", mais il n'était
pas assez sûr des mots et craignit de s'embrouiller.
Après le dîner Forcheville alla de lui−même vers le docteur.
"Elle n'a pas dû être mal, Mme Verdurin, et puis c'est une femme avec qui on peut causer, pour moi tout est
là. Évidemment elle commence à avoir un peu de bouteille. Mais Mme de Crécy voilà une petite femme qui a
l'air intelligente, ah! saperlipopette, on voit tout de suite qu'elle a l'œil américain, celle−là! Nous parlons de
Mme de Crécy, dit−il à M. Verdurin qui s'approchait, la pipe à la bouche. Je me figure que comme corps de
femme..."
"J'aimerais mieux l'avoir dans mon lit que le tonnerre", dit précipitamment Cottard qui depuis quelques
instants attendait en vain que Forcheville reprît haleine pour placer cette vieille plaisanterie dont il craignait
que ne revînt pas l'à−propos si la conversation changeait de cours, et qu'il débita avec cet excès de
spontanéité et d'assurance qui cherche à masquer la froideur et l'émoi inséparables d'une récitation.
Forcheville la connaissait, il la comprit et s'en amusa. Quant à M. Verdurin, il ne marchanda pas sa gaieté, car
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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il avait trouvé depuis peu pour la signifier un symbole autre que celui dont usait sa femme, mais aussi simple
et aussi clair. A peine avait−il commencé à faire le mouvement de tête et d'épaules de quelqu'un qui
s'esclaffle qu'aussitôt il se mettait à tousser comme si, en riant trop fort, il avait avalé la fumée de sa pipe. Et
la gardant toujours au coin de sa bouche, il prolongeait indéfiniment le simulacre de suffocation et d'hilarité.
Ainsi lui et Mme Verdurin, qui en face, écoutant le peintre qui lui racontait une histoire, fermait les yeux
avant de précipiter son visage dans ses mains, avaient l'air de deux masques de théâtre qui figuraient
différemment la gaieté.
M. Verdurin avait d'ailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe de sa bouche, car Cottard qui avait besoin
de s'éloigner un instant fit à mi−voix une plaisanterie qu'il avait apprise depuis peu et qu'il renouvelait chaque
fois qu'il avait à aller au même endroit: "Il faut que j'aille entretenir un instant le duc d'Aumale", de sorte que
la quinte de M. Verdurin recommença.
Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vas t'étouffer à te retenir de rire comme ça,
lui dit Mme Verdurin qui venait offrir des liqueurs.
"Quel homme charmant que votre mari, il a de l'esprit comme quatre, déclara Forcheville à Mme Cottard.
Merci madame. Un vieux troupier comme moi, ça ne refuse jamais la goutte."
"M. de Forcheville trouve Odette charmante", dit M. Verdurin à sa femme.
Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec vous. Nous allons combiner ça, mais il ne faut pas que
Swann le sache. Vous savez, il met un peu de froid. Ça ne vous empêchera pas de venir dîner, naturellement,
nous espérons vous avoir très souvent. Avec la belle saison qui vient, nous allons souvent dîner en plein air.
Cela ne vous ennuie pas les petits dîners au Bois? bien, bien, ce sera très gentil. Est−ce que vous n'allez pas
travailler de votre métier, vous! cria−t−elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant un nouveau de
l'importance de Forcheville, à la fois de son esprit et de son pouvoir tyrannique sur les fidèles.
M. de Forcheville était en train de me dire du mal de toi, dit Mme Cottard à son mari quand il rentra au
salon.
Et lui, poursuivant l'idée de la noblesse de Forcheville qui l'occupait depuis le commencement du dîner, lui
dit:
"Je soigne en ce moment une baronne, la baronne Putbus, les Putbus étaient aux Croisades, n'est−ce pas? Ils
ont, en Poméranie, un lac qui est grand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de l'arthrite
sèche, c'est une femme charmante. Elle connaît du reste Mme Verdurin, je crois.
Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment après, seul avec Mme Cottard, de compléter le
jugement favorable qu'il avait porté sur son mari:
Et puis il est intéressant, on voit qu'il connaît du monde. Dame, ça sait tant de choses, les médecins.
Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann? dit le pianiste.
Ah! bigre! ce n'est pas au moins le "Serpent à Sonates"? demanda M. de Forcheville pour faire de l'effet.
Mais le docteur Cottard, qui n'avait jamais entendu ce calembour, ne le comprit pas et crut à une erreur de M.
de Forcheville. Il s'approcha vivement pour la rectifier:
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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"Mais non, ce n'est pas serpent à sonates qu'on dit, c'est serpent à sonnettes", dit−il d'un ton zélé, impatient et
triomphal.
Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.
Avouez qu'il est drôle, docteur?
Oh! je le connais depuis si longtemps, répondit Cottard.
Mais ils se turent; sous l'agitation des trémolos de violon qui la protégeaient de leur tenue frémissante à deux
octaves de là et comme dans un pays de montagne, derrière l'immobilité apparente et vertigineuse d'une
cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minuscule d'une promeneuse la petite phrase
venait d'apparaître, lointaine, gracieuse, protégée par le long déferlement du rideau transparent, incessant et
sonore. Et Swann, en son cœur, s'adressa à elle comme à une confidente de son amour, comme à une amie
d'Odette qui devrait bien lui dire de ne pas faire attention à ce Forcheville.
Ah! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin à un fidèle qu'elle n'avait invité qu'en "cure−dents", "nous avons
eu "un" Brichot incomparable, d'une éloquence! Mais il est parti. N'est−ce pas, monsieur Swann? Je crois que
c'est la première fois que vous vous rencontriez avec lui, dit−elle pour lui faire remarquer que c'était à elle
qu'il devait de le connaître. "N'est−ce pas, il a été délicieux, notre Brichot?"
Swann s'inclina poliment.
Non? il ne vous a pas intéressé? lui demanda sèchement Mme Verdurin.
"Mais si, madame, beaucoup, j'ai été ravi. Il est peut−être un peu péremptoire et un peu jovial pour mon goût.
Je lui voudrais parfois un peu d'hésitations et de douceur, mais on sent qu'il sait tant de choses et il a l'air d'un
bien brave homme.
Tour le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard à sa femme furent:
J'ai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.
Qu'est−ce que c'est exactement que cette Mme Verdurin, un demi−castor? dit Forcheville au peintre à qui il
proposa de revenir avec lui.
Odette le vit s'éloigner avec regret, elle n'osa pas ne pas revenir avec Swann, mais fut de mauvaise humeur en
voiture, et quand il lui demanda s'il devait entrer chez elle, elle lui dit: "Bien entendu" en haussant les épaules
avec impatience. Quand tous les invités furent partis, Mme Verdurin dit à son mari:
As−tu remarqué comme Swann a ri d'un rire niais quand nous avons parlé de Mme La Trémoïlle?"
Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et Forcheville avaient plusieurs fois supprimé la particule. Ne
doutant pas que ce fût pour montrer qu'ils n'étaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait d'imiter leur
fierté, mais n'avait pas bien saisi par quelle forme grammaticale elle se traduisait. Aussi sa vicieuse façon de
parler l'emportant sur son intransigeance républicaine, elle disait encore les de La Trémoïlle ou plutôt par une
abréviation en usage dans les paroles des chansons de café−concert et les légendes des caricaturistes et qui
dissimulait le de, les d'La Trémoïlle, mais elle se rattrapait en disant: "Madame La Trémoïlle." "La Duchesse,
comme dit Swann", ajouta−t−elle ironiquement avec un sourire qui prouvait qu'elle ne faisait que citer et ne
prenait pas à son compte une dénomination aussi naïve et ridicule.
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Je te dirai que je l'ai trouvé extrêmement bête.
Et M. Verdurin lui répondit:
Il n'est pas franc, c'est un monsieur cauteleux, toujours entre le zist et le zest. Il veut toujours ménager la
chèvre et le chou. Quelle différence avec Forcheville. Voilà au moins un homme qui vous dit carrément sa
façon de penser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas. Ce n'est pas comme l'autre qui n'est jamais ni figue ni
raisin. Du reste Odette a l'air de préférer joliment le Forcheville, et je lui donne raison. Et puis enfin puisque
Swann veut nous la faire à l'homme du monde, au champion des duchesses, au moins l'autre a son titre; il est
toujours comte de Forcheville, ajouta−t−il d'un air délicat, comme si, au courant de l'histoire de ce comté, il
en soupesait minutieusement la valeur particulière.
Je te dirai, dit Mme Verdurin, qu'il a cru devoir lancer contre Brichot quelques insinuations venimeuses et
assez ridicules. Naturellement, comme il a vu que Brichot était aimé dans la maison, c'était une manière de
nous atteindre, de bêcher notre dîner. On sent le bon petit camarade qui vous débinera en sortant.
Mais je te l'ai dit, répondit M. Verdurin, c'est le raté, le petit individu envieux de tout ce qui est un peu
grand.
En réalité il n'y avait pas un fidèle qui ne fût plus malveillant que Swann; mais tous ils avaient la précaution
d'assaisonner leurs médisances de plaisanteries connues, d'une petite pointe d'émotion et de cordialité; tandis
que la moindre réserve que se permettait Swann, dépouillée des formules de convention telles que: "Ce n'est
pas du mal que nous disons" et auxquelles il dédaignait de s'abaisser, paraissait une perfidie. Il y a des auteurs
originaux dont la moindre hardiesse révolte parce qu'ils n'ont pas d'abord flatté les goûts du public et ne lui
ont pas servi les lieux communs auxquels il est habitué; c'est de la même manière que Swann indignait M.
Verdurin. Pour Swann comme pour eux, c'était la nouveauté de son langage qui faisait croire à là noirceur de
ses intentions.
Swann ignorait encore la disgrâce dont il était menacé chez les Verdurin et continuait à voir leurs ridicules en
beau, au travers de son amour.
Il n'avait de rendez−vous avec Odette, au moins le plus souvent, que le soir; mais le jour, ayant peur de la
fatiguer de lui en allant chez elle, il aurait aimé du moins ne pas cesser d'occuper sa pensée, et à tous
moments il cherchait à trouver une occasion d'y intervenir, mais d'une façon agréable pour elle. Si, à la
devanture d'un fleuriste ou d'un joaillier, la vue d'un arbuste ou d'un bijou le charmait, aussitôt il pensait à les
envoyer à Odette, imaginant le plaisir qu'ils lui avaient procuré, ressenti par elle, venant accroître la tendresse
qu'elle avait pour lui, et les faisait porter immédiatement rue La Pérouse, pour ne pas retarder l'instant où,
comme elle recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte près d'elle. Il voulait surtout qu'elle
les reçût avant de sortir pour que la reconnaissance qu'elle éprouverait lui valût un accueil plus tendre quand
elle le verrait chez les Verdurin, ou même, qui sait, si le fournisseur faisait assez diligence, peut−être une
lettre qu'elle lui enverrait avant le dîner, ou sa venue à elle en personne chez lui, en une visite supplémentaire,
pour le remercier. Comme jadis quand il expérimentait sur la nature d'Odette les réactions du dépit, il
cherchait par celles de la gratitude à tirer d'elle des parcelles intimes de sentiment qu'elle ne lui avait pas
révélées encore.
Souvent elle avait des embarras d'argent et, pressée par une dette, le priait de lui venir en aide. Il en était
heureux comme de tout ce qui pouvait donner à Odette une grande idée de l'amour qu'il avait pour elle, ou
simplement une grande idée de son influence, de l'utilité dont il pouvait lui être. Sans doute si on lui avait dit
au début: "c'est ta situation qui lui plaît", et maintenant: "c'est pour ta fortune qu'elle t'aime", il ne l'aurait pas
cru, et n'aurait pas été d'ailleurs très mécontent qu'on se la figurât tenant à lui, qu'on les sentît unis l'un à
l'autre par quelque chose d'aussi fort que le snobisme ou l'argent. Mais, même s'il avait pensé que c'était
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vrai, peut−être n'eût−il pas souffert de découvrir à l'amour d'Odette pour lui cet état plus durable que
l'agrément ou les qualités qu'elle pouvait lui trouver: l'intérêt, l'intérêt qui empêcherait de venir jamais le jour
où elle aurait pu être tentée de cesser de le voir. Pour l'instant, en la comblant de présents, en lui rendant des
services, il pouvait se reposer sur des avantages extérieurs à sa personne, à son intelligence, du soin épuisant
de lui plaire par lui−même. Et cette volupté d'être amoureux, de ne vivre que d'amour, de la réalité de laquelle
il doutait parfois, le prix dont en somme il la payait, en dilettante de sensations immatérielles, lui en
augmentait la valeur, comme on voit des gens incertains si le spectacle de la mer et le bruit de ses vagues
sont délicieux, s'en convaincre ainsi que de la rare qualité de leurs goûts désintéressés, en louant cent francs
par jour la chambre d'hôtel qui leur permet de les goûter.
Un jour que des réflexions de ce genre le ramenaient encore au souvenir du temps où on lui avait parlé
d'Odette comme d'une femme entretenue, et où une fois de plus il s'amusait à opposer cette personnification
étrange: la femme entretenue, chatoyant amalgame d'éléments inconnus et diaboliques, serti, comme une
apparition de Gustave Moreau, de fleurs vénéneuses entrelacées à des joyaux précieux, et cette Odette sur
le visage de qui il avait vu passer les mêmes sentiments de pitié pour un malheureux, de révolte contre une
injustice, de gratitude pour un bienfait, qu'il avait vu éprouver autrefois par sa propre mère, par ses amis, cette
Odette dont les propos avaient si souvent trait aux choses qu'il connaissait le mieux lui−même, à ses
collections, à sa chambre, à son vieux domestique, au banquier chez qui il avait ses titres, il se trouva que
cette dernière image du banquier lui rappela qu'il aurait à y prendre de l'argent. En effet, si ce mois−ci il
venait moins largement à l'aide d'Odette dans ses difficultés matérielles qu'il n'avait fait le mois dernier où il
lui avait donné cinq mille francs, et s'il ne lui offrait pas une rivière de diamants qu'elle désirait, il ne
renouvellerait pas en elle cette admiration qu'elle avait pour sa générosité, cette reconnaissance, qui le
rendaient si heureux, et même il risquerait de lui faire croire que son amour pour elle, comme elle en verrait
les manifestations devenir moins grandes, avait diminué. Alors, tout d'un coup, il se demanda si cela, ce
n'était pas précisément l'"entretenir" (comme si, en effet, cette notion d'entretenir pouvait être extraite
d'éléments non pas mystérieux ni pervers, mais appartenant au fond quotidien et privé de sa vie, tels que ce
billet de mille francs, domestique et familier, déchiré et recollé, que son valet de chambre, après lui avoir
payé les comptes du mois et le terme, avait serré dans le tiroir du vieux bureau où Swann l'avait repris pour
l'envoyer avec quatre autres à Odette) et si on ne pouvait pas appliquer à Odette, depuis qu'il la connaissait
(car il ne soupçonna pas un instant qu'elle eût jamais pu recevoir d'argent de personne avant lui), ce mot qu'il
avait cru si inconciliable avec elle, de "femme entretenue". Il ne put approfondir cette idée, car un accès d'une
paresse d'esprit, qui était chez lui congénitale, intermittente et providentielle, vint à ce moment éteindre toute
lumière dans son intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut installé partout l'éclairage
électrique, on put couper l'électricité dans une maison. Sa pensée tâtonna un instant dans l'obscurité, il retira
ses lunettes, en essuya les verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumière que quand il se retrouva
en présence d'une idée toute différente, à savoir qu'il faudrait tâcher d'envoyer le mois prochain six ou sept
mille francs à Odette au lieu de cinq, à cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait.
Le soir, quand il ne restait pas chez lui à attendre l'heure de retrouver Odette chez les Verdurin ou plutôt dans
un des restaurants d'été qu'ils affectionnaient au Bois et surtout à Saint−Cloud, il allait dîner dans quelqu'une
de ces maisons élégantes dont il était jadis le convive habituel. Il ne voulait pas perdre contact avec des gens
qui savait−on? pourraient peut−être un jour être utiles à Odette, et grâce auxquels en attendant il réussissait
souvent à lui être agréable. Puis l'habitude qu'il avait eue longtemps du monde, du luxe, lui en avait donné, en
même temps que le dédain, le besoin, de sorte qu'à partir du moment où les réduits les plus modestes lui
étaient apparus exactement sur le même pied que les plus princières demeures, ses sens étaient tellement
accoutumés aux secondes qu'il eût éprouvé quelque malaise à se trouver dans les premiers. Il avait la même
considération à un degré d'identité qu'ils n'auraient pu croire pour des petits bourgeois qui faisaient
danser au cinquième étage d'un escalier D, palier à gauche, que pour la princesse de Parme qui donnait les
plus belles fêtes de Paris; mais il n'avait pas la sensation d'être au bal en se tenant avec les pères dans la
chambre à coucher de la maîtresse de la maison et la vue des lavabos recouverts de serviettes, des lits
transformés en vestiaires, sur le couvre−pied desquels s'entassaient les pardessus et les chapeaux lui donnait
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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la même sensation d'étouffement que peut causer aujourd'hui à des gens habitués à vingt ans d'électricité
l'odeur d'une lampe qui charbonne ou d'une veilleuse qui file.
Le jour où il dînait en ville, il faisait atteler pour sept heures et demie; il s'habillait tout en songeant à Odette
et ainsi il ne se trouvait pas seul, car la pensée constante d'Odette donnait aux moments où il était loin d'elle
le même charme particulier qu'à ceux où elle était là. Il montait en voiture, mais il sentait que cette pensée y
avait sauté en même temps et s'installait sur ses genoux comme une bête aimée qu'on emmène partout et qu'il
garderait avec lui à table, à l'insu des convives. Il la caressait, se réchauffait à elle, et éprouvant une sorte de
langueur, se laissait aller à un léger frémissement qui crispait son cou et son nez, et était nouveau chez lui,
tout en fixant à sa boutonnière le bouquet d'ancolies. Se sentant souffrant et triste depuis quelque temps,
surtout depuis qu'Odette avait présenté Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimé aller se reposer un peu à
la campagne. Mais il n'aurait pas eu le courage de quitter Paris un seul jour pendant qu'Odette y était. L'air
était chaud; c'étaient les plus beaux jours du printemps. Et il avait beau traverser une ville de pierre pour se
rendre en quelque hôtel clos, ce qui était sans cesse devant ses yeux, c'était un parc qu'il possédait près de
Combray, où, dès quatre heures, avant d'arriver au plant d'asperges, grâce au vent qui vient des champs de
Méséglise, on pouvait goûter sous une charmille autant de fraîcheur qu'au bord de l'étang cerné de myosotis
et de glaïeuls, et où, quand il dînait, enlacées par son jardinier, couraient autour de la table les groseilles et les
roses.
Après dîner, si le rendez−vous au bois ou à Saint−Cloud était de bonne heure, il partait si vite en sortant de
table, surtout si la pluie menaçait de tomber et de faire rentrer plus tôt les "fidèles", qu'une fois la
princesse des Laumes (chez qui on avait dîné tard et que Swann avait quittée avant qu'on servît le café pour
rejoindre les Verdurin dans l'île du Bois) dit:
"Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une maladie de la vessie, on l'excuserait de filer ainsi. Mais
tout de même il se moque du monde."
Il se disait que le charme du printemps qu'il ne pouvait pas aller goûter à Combray, il le trouverait du moins
dans l'île des Cygnes ou à Saint−Cloud. Mais comme il ne pouvait penser qu'à Odette, il ne savait même pas,
s'il avait senti l'odeur des feuilles, s'il y avait eu du clair de lune. Il était accueilli par la petite phrase de la
Sonate jouée dans le jardin sur le piano du restaurant. S'il n'y en avait pas là, les Verdurin prenaient une
grande peine pour en faire descendre un d'une chambre ou d'une salle à manger: ce n'est pas que Swann fût
rentré en faveur auprès d'eux, au contraire. Mais l'idée d'organiser un plaisir ingénieux pour quelqu'un, même
pour quelqu'un qu'ils n'aimaient pas, développait chez eux, pendant les moments nécessaires à ces préparatifs,
des sentiments éphémères et occasionnels de sympathie et de cordialité. Parfois il se disait que c'était un
nouveau soir de printemps de plus qui passait, il se contraignait à faire attention aux arbres, au ciel. Mais
l'agitation où le mettait la présence d'Odette, et aussi un léger malaise fébrile qui ne le quittait guère depuis
quelque temps, le privait du calme et du bien−être qui sont le fond indispensable aux impressions que peut
donner la nature.
Un soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin, comme pendant le dîner il venait de dire que le
lendemain il avait un banquet d'anciens camarades, Odette lui avait répondu en pleine table, devant
Forcheville, qui était maintenant un des fidèles, devant le peintre, devant Cottard:
"Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous verrai donc que chez moi, mais ne venez pas trop tard."
Bien que Swann n'eût encore jamais pris bien sérieusement ombrage de l'amitié d'Odette pour tel ou tel
fidèle, il éprouvait une douceur profonde à l'entendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille
impudeur, leurs rendez−vous quotidiens du soir, la situation privilégiée qu'il avait chez elle et la préférence
pour lui qui y était impliquée. Certes Swann avait souvent pensé qu'Odette n'était à aucun degré une femme
remarquable; et la suprématie qu'il exerçait sur un être qui lui était si inférieur n'avait rien qui dût lui paraître
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si flatteur à voir proclamer à la face des "fidèles", mais depuis qu'il s'était aperçu qu'à beaucoup d'hommes
Odette semblait une femme ravissante et désirable, le charme qu'avait pour eux son corps avait éveillé en lui
un besoin douloureux de la maîtriser entièrement dans les moindres parties de son cœur. Et il avait commencé
d'attacher un prix inestimable à ces moments passés chez elle le soir, où il l'asseyait sur ses genoux, lui faisait
dire ce qu'elle pensait d'une chose, d'une autre, où il recensait les seuls biens à la possession desquels il tînt
maintenant sur terre. Aussi, après ce dîner, la prenant à part, il ne manqua pas de la remercier avec effusion,
cherchant à lui enseigner selon les degrés de la reconnaissance qu'il lui témoignait, l'échelle des plaisirs
qu'elle pouvait lui causer, et dont le suprême était de le garantir, pendant le temps que son amour durerait et
l'y rendrait vulnérable, des atteintes de la jalousie.
Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à verse, il n'avait à sa disposition que sa victoria; un ami
lui proposa de le reconduire chez lui en coupé, et comme Odette, par le fait qu'elle lui avait demandé de
venir, lui avait donné la certitude qu'elle n'attendait personne, c'est l'esprit tranquille et le cœur content que,
plutôt que de partir ainsi dans la pluie, il serait rentré chez lui se coucher. Mais peut−être, si elle voyait qu'il
n'avait pas l'air de tenir à passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de la soirée, négligerait−elle
de la lui réserver, justement une fois où il l'aurait particulièrement désiré.
Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il s'excusait de n'avoir pu venir plus tôt, elle se plaignit que ce
fût en effet bien tard, l'orage l'avait rendue souffrante, elle se sentait mal à la tête et le prévint qu'elle ne le
garderait pas plus d'une demi−heure, qu'à minuit, elle le renverrait; et, peu après, elle se sentit fatiguée et
désira s'endormir.
Alors, pas de catleyas ce soir? lui dit−il, moi qui espérais un bon petit catleya.
Et d'un air un peu boudeur et nerveux, elle lui répondit:
"Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis souffrante!"
"Cela t'aurait peut−être fait du bien, mais enfin je n'insiste pas."
Elle le pria d'éteindre la lumière avant de s'en aller, il referma lui−même les rideaux du lit et partit. Mais
quand il fut rentré chez lui, l'idée lui vint brusquement que peut−être Odette attendait quelqu'un ce soir,
qu'elle avait seulement simulé la fatigue et qu'elle ne lui avait demandé d'éteindre que pour qu'il crût qu'elle
allait s'endormir, qu'aussitôt qu'il avait été parti, elle l'avait rallumée, et fait rentrer celui qui devait passer la
nuit auprès d'elle. Il regarda l'heure. Il y avait à peu près une heure et demie qu'il l'avait quittée, il ressortit,
prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle, dans une petite rue perpendiculaire à celle sur laquelle
donnait derrière son hôtel et où il allait quelquefois frapper à la fenêtre de sa chambre à coucher pour qu'elle
vînt lui ouvrir; il descendit de voiture, tout était désert et noir dans ce quartier, il n'eut que quelques pas à
faire à pied et déboucha presque devant chez elle. Parmi l'obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuis
longtemps dans la rue, il en vit une seule d'où débordait, entre les volets qui en pressaient la pulpe
mystérieuse et dorée, la lumière qui remplissait la chambre et qui, tant d'autres soirs, du plus loin qu'il
l'apercevait, en arrivant dans la rue le réjouissait et lui annonçait: "elle est là qui t'attend" et qui maintenant, le
torturait en lui disant: "elle est là avec celui qu'elle attendait". Il voulait savoir qui; il se glissa le long du mur
jusqu'à la fenêtre, mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir; il entendait seulement dans
le silence de la nuit le murmure d'une conversation. Certes, il souffrait de voir cette lumière dans l'atmosphère
d'or de laquelle se mouvait derrière le châssis le couple invisible et détesté, d'entendre ce murmure qui
révélait la présence de celui qui était venu après son départ, la fausseté d'Odette, le bonheur qu'elle était en
train de goûter avec lui.
Et pourtant il était content d'être venu: le tourment qui l'avait forcé de sortir de chez lui avait perdu de son
acuité en perdant de son vague, maintenant que l'autre vie d'Odette, dont il avait eu, à ce moment−là, le
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brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein par la lampe, prisonnière sans le savoir dans
cette chambre où, quand il le voudrait, il entrerait la surprendre et la capturer; ou plutôt il allait frapper aux
volets comme il faisait souvent quand il venait très tard; ainsi du moins, Odette apprendrait qu'il avait su,
qu'il avait vu la lumière et entendu la causerie, et lui, qui, tout à l'heure, se la représentait comme se riant avec
l'autre de ses illusions, maintenant, c'était eux qu'il voyait, confiants dans leur erreur, trompés en somme par
lui qu'ils croyaient bien loin d'ici et qui, lui, savait déjà qu'il allait frapper aux volets. Et peut−être, ce qu'il
ressentait en ce moment de presque agréable, c'était autre chose aussi que l'apaisement d'un doute et d'une
douleur: un plaisir de l'intelligence. Si, depuis qu'il était amoureux, les choses avaient repris pour lui un peu
de l'intérêt délicieux qu'il leur trouvait autrefois, mais seulement là où elles étaient éclairées par le souvenir
d'Odette, maintenant, c'était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de
la vérité, mais d'une vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse, ne recevant sa lumière que d'elle,
vérité tout individuelle qui avait pour objet unique, d'un prix infini et presque d'une beauté désintéressée, les
actions d'Odette, ses relations, ses projets, son passé. A toute autre époque de sa vie, les petits faits et gestes
quotidiens d'une personne avaient toujours paru sans valeur à Swann: si on lui en faisait le commérage, il le
trouvait insignifiant, et, tandis qu'il l'écoutait, ce n'était que sa plus vulgaire attention qui y était intéressée;
c'était pour lui un des moments où il se sentait le plus médiocre. Mais dans cette étrange période de l'amour,
l'individuel prend quelque chose de si profond, que cette curiosité qu'il sentait s'éveiller en lui à l'égard des
moindres occupations d'une femme, c'était celle qu'il avait eue autrefois pour l'Histoire. Et tout ce dont il
aurait eu honte jusqu'ici, espionner devant une fenêtre, qui sait, demain, peut−être faire parler habilement les
indifférents, soudoyer les domestiques, écouter aux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le
déchiffrement des textes, la comparaison des témoignages et l'interprétation des monuments, que des
méthodes d'investigation scientifique d'une véritable valeur intellectuelle et appropriées à la recherche de la
vérité.
Sur le point de frapper contre les volets, il eut un moment de honte en pensant qu'Odette allait savoir qu'il
avait eu des soupçons, qu'il était revenu, qu'il s'était posté dans la rue. Elle lui avait dit souvent l'horreur
qu'elle avait des jaloux, des amants qui espionnent. Ce qu'il allait faire était bien maladroit, et elle allait le
détester désormais, tandis qu'en ce moment encore, tant qu'il n'avait pas frappé, peut−être, même en le
trompant, l'aimait−elle. Que de bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l'impatience d'un
plaisir immédiat. Mais le désir de connaître la vérité était plus fort et lui sembla plus noble. Il savait que la
réalité de circonstances qu'il eût donné sa vie pour restituer exactement, était lisible derrière cette fenêtre
striée de lumière, comme sous la couverture enluminée d'or d'un de ces manuscrits précieux à la richesse
artistique elle−même desquels le savant qui les consulte ne peut rester indifférent. Il éprouvait une volupté à
connaître la vérité qui le passionnait dans cet exemplaire unique, éphémère et précieux, d'une matière
translucide, si chaude et si belle. Et puis l'avantage qu'il se sentait, qu'il avait tant besoin de se sentir, sur
eux, était peut−être moins de savoir, que de pouvoir leur montrer qu'il savait. Il se haussa sur la pointe des
pieds. Il frappa. On n'avait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversation s'arrêta. Une voix d'homme dont
il chercha à distinguer auquel de ceux des amis d'Odette qu'il connaissait elle pouvait appartenir, demanda:
"Qui est là?"
Il n'était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une fois. On ouvrit la fenêtre, puis les volets. Maintenant,
il n'y avait plus moyen de reculer, et, puisqu'elle allait tout savoir, pour ne pas avoir l'air trop malheureux,
trop jaloux et curieux, il se contenta de crier d'un air négligent et gai:
"Ne vous dérangez pas, je passais par là, j'ai vu de la lumière, j'ai voulu savoir si vous n'étiez plus souffrante."
Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre, l'un tenant une lampe, et alors, il vit la
chambre, une chambre inconnue. Ayant l'habitude, quand il venait chez Odette très tard, de reconnaître sa
fenêtre à ce que c'était la seule éclairée entre les fenêtres toutes pareilles, il s'était trompé et avait frappé à la
fenêtre suivante qui appartenait à la maison voisine. Il s'éloigna en s'excusant et rentra chez lui, heureux que
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la satisfaction de sa curiosité eût laissé leur amour intact et qu'après avoir simulé depuis si longtemps
vis−à−vis d'Odette une sorte d'indifférence, il ne lui eût pas donné, par sa jalousie, cette preuve qu'il l'aimait
trop, qui, entre deux amants, dispense, à tout jamais, d'aimer assez, celui qui la reçoit. Il ne lui parla pas de
cette mésaventure, lui−même n'y songeait plus. Mais, par moments, un mouvement de sa pensée venait en
rencontrer le souvenir qu'elle n'avait pas aperçu, le heurtait, l'enfonçait plus avant et Swann avait ressenti une
douleur brusque et profonde. Comme si ç'avait été une douleur physique, les pensées de Swann ne pouvaient
pas l'amoindrir; mais du moins la douleur physique, parce qu'elle est indépendante de la pensée, la pensée
peut s'arrêter sur elle, constater qu'elle a diminué, qu'elle a momentanément cessé! Mais cette douleur−là, la
pensée, rien qu'en se la rappelant, la recréait. Vouloir n'y pas penser, c'était y penser encore, en souffrir
encore. Et quand, causant avec des amis, il oubliait son mal, tout d'un coup un mot qu'on lui disait le faisait
changer de visage, comme un blessé dont un maladroit vient de toucher sans précaution le membre
douloureux. Quand il quittait Odette, il était heureux, il se sentait calme, il se rappelait les sourires qu'elle
avait eus, railleurs, en parlant de tel ou tel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa tête qu'elle avait
détachée de son axe pour l'incliner, la laisser tomber, presque malgré elle, sur ses lèvres, comme elle avait fait
la première fois en voiture, les regards mourants qu'elle lui avait jetés pendant qu'elle était dans ses bras, tout
en contractant frileusement contre l'épaule sa tête inclinée.
Mais aussitôt sa jalousie, comme si elle était l'ombre de son amour, se complétait du double de ce nouveau
sourire qu'elle lui avait adressé le soir même et qui, inverse maintenant, raillait Swann et se chargeait
d'amour pour un autre , de cette inclinaison de sa tête mais renversée vers d'autres lèvres, et, données à un
autre, de toutes les marques de tendresse qu'elle avait eues pour lui. Et tous les souvenirs voluptueux qu'il
emportait de chez elle, étaient comme autant d'esquisses, de "projets" pareils à ceux que vous soumet un
décorateur, et qui permettaient à Swann de se faire une idée des attitudes ardentes ou pâmées qu'elle pouvait
avoir avec d'autres. De sorte qu'il en arrivait à regretter chaque plaisir qu'il goûtait près d'elle, chaque caresse
inventée et dont il avait eu l'imprudence de lui signaler la douceur, chaque grâce qu'il lui découvrait, car il
savait qu'un instant après, elles allaient enrichir d'instruments nouveaux son supplice.
Celui−ci était rendu plus cruel encore quand revenait à Swann le souvenir d'un bref regard qu'il avait surpris,
il y avait quelques jours, et pour la première fois, dans les yeux d'Odette. C'était après dîner, chez les
Verdurin. Soit que Forcheville sentant que Saniette, son beau−frère, n'était pas en faveur chez eux, eût voulu
le prendre comme tête de Turc et briller devant eux à ses dépens, soit qu'il eût été irrité par un mot maladroit
que celui−ci venait de lui dire et qui, d'ailleurs, passa inaperçu pour les assistants qui ne savaient pas quelle
allusion désobligeante il pouvait renfermer, bien contre le gré de celui qui le prononçait sans malice aucune,
soit enfin qu'il cherchât depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la maison quelqu'un qui le
connaissait trop bien et qu'il savait trop délicat pour qu'il ne se sentît pas gêné à certains moments rien que de
sa présence, Forcheville répondit à ce propos maladroit de Saniette avec une telle grossièreté, se mettant à
l'insulter, s'enhardissant, au fur et à mesure qu'il vociférait, de l'effroi, de la douleur, des supplications de
l'autre, que le malheureux, après avoir demandé à Mme Verdurin s'il devait rester, et n'ayant pas reçu de
réponse, s'était retiré en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assisté impassible à cette scène, mais
quand la porte se fut refermée sur Saniette, faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans l'expression
habituelle de son visage, pour pouvoir se trouver dans la bassesse, de plain−pied avec Forcheville, elle avait
brillanté ses prunelles d'un sourire sournois de félicitations pour l'audace qu'il avait eue, d'ironie pour celui
qui en avait été victime; elle lui avait jeté un regard de complicité dans le mal, qui voulait si bien dire: "voilà
une exécution, ou je ne m'y connais pas. Avez−vous vu son air penaud, il en pleurait", que Forcheville, quand
ses yeux rencontrèrent ce regard, dégrisé soudain de la colère ou de la simulation de colère dont il était
encore chaud, sourit et répondit:
"Il n'avait qu'à être aimable, il serait encore ici, une bonne correction peut être utile à tout âge."
Un jour que Swann était sorti au milieu de l'après−midi pour faire une visite, n'ayant pas trouvé la personne
qu'il voulait rencontrer, il eut l'idée d'entrer chez Odette à cette heure où il n'allait jamais chez elle, mais où il
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savait qu'elle était toujours à la maison à faire sa sieste ou à écrire des lettres avant l'heure du thé, et où il
aurait plaisir à la voir un peu sans la déranger. Le concierge lui dit qu'il croyait qu'elle était là; il sonna, crut
entendre du bruit, entendre marcher, mais on n'ouvrit pas. Anxieux, irrité, il alla dans la petite rue où donnait
l'autre face de l'hôtel, se mit devant la fenêtre de la chambre d'Odette; les rideaux l'empêchaient de rien voir,
il frappa avec force aux carreaux, appela; personne n'ouvrit. Il vit que des voisins le regardaient. Il partit,
pensant qu'après tout, il s'était peut−être trompé en croyant entendre des pas; mais il en resta si préoccupé
qu'il ne pouvait penser à autre chose. Une heure après, il revint. Il la trouva; elle lui dit qu'elle était chez elle
tantôt quand il avait sonné, mais dormait; la sonnette l'avait éveillée, elle avait deviné que c'était Swann, elle
avait couru après lui, mais il était déjà parti. Elle avait bien entendu frapper aux carreaux. Swann reconnut
tout de suite dans ce dire un de ces fragments d'un fait exact que les menteurs pris de court se consolent de
faire entrer dans la composition du fait faux qu'ils inventent, croyant y faire sa part et y dérober sa
ressemblance à la Vérité. Certes quand Odette venait de faire quelque chose qu'elle ne voulait pas révéler,
elle le cachait bien au fond d'elle−même. Mais dès qu'elle se trouvait en présence de celui à qui elle voulait
mentir, un trouble la prenait, toutes ses idées s'effondraient, ses facultés d'invention et de raisonnement
étaient paralysées, elle ne trouvait plus dans sa tête que le vide, il fallait pourtant dire quelque chose et elle
rencontrait à sa portée précisément la chose qu'elle avait voulu dissimuler et qui étant vraie, était restée là.
Elle en détachait un petit morceau, sans importance par lui−même, se disant qu'après tout c'était mieux ainsi
puisque c'était un détail véritable qui n'offrait pas les mêmes dangers qu'un détail faux. "Ça du moins, c'est
vrai, se disait−elle, c'est toujours autant de gagné, il peut s'informer, il reconnaîtra que c'est vrai, ce n'est
toujours pas ça qui me trahira." Elle se trompait, c'était cela qui la trahissait, elle ne se rendait pas compte que
ce détail vrai avait des angles qui ne pouvaient s'emboîter que dans les détails contigus du fait vrai dont elle
l'avait arbitrairement détaché et qui, quels que fussent les détails inventés entre lesquels elle le placerait,
révéleraient toujours par la matière excédante et les vides non remplis, que ce n'était pas d'entre ceux−là qu'il
venait. "Elle avoue qu'elle m'avait entendu sonner, puis frapper, et qu'elle avait cru que c'était moi, qu'elle
avait envie de me voir, se disait Swann. Mais cela ne s'arrange pas avec le fait qu'elle n'ait pas fait ouvrir."
Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il pensait que, livrée à elle−même, Odette produirait
peut−être quelque mensonge qui serait un faible indice de la vérité; elle parlait; il ne l'interrompait pas, il
recueillait avec une piété avide et douloureuse ces mots qu'elle lui disait et qu'il sentait (justement, parce
qu'elle la cachait derrière eux tout en lui parlant) garder vaguement, comme le voile sacré, l'empreinte,
dessiner l'incertain modelé, de cette réalité infiniment précieuse et hélas introuvable: ce qu'elle faisait tantôt
à trois heures, quand il était venu, de laquelle il ne posséderait jamais que ces mensonges, illisibles et
divins vestiges, et qui n'existait plus que dans le souvenir receleur de cet être qui la contemplait sans savoir
l'apprécier, mais ne la lui livrerait pas. Certes il se doutait bien par moments qu'en elles−mêmes les actions
quotidiennes d'Odette n'étaient pas passionnément intéressantes, et que les relations qu'elle pouvait avoir avec
d'autres hommes n'exhalaient pas naturellement d'une façon universelle et pour tout être pensant, une tristesse
morbide, capable de donner la fièvre du suicide. Il se rendait compte alors que cet intérêt, cette tristesse
n'existaient qu'en lui comme une maladie, et que quand celle−ci serait guérie, les actes d'Odette, les baisers
qu'elle aurait pu donner redeviendraient inoffensifs comme ceux de tant d'autres femmes. Mais que la
curiosité douloureuse que Swann y portait maintenant n'eût sa cause qu'en lui, n'était pas pour lui faire
trouver déraisonnable de considérer cette curiosité comme importante et de mettre tout en œuvre pour lui
donner satisfaction. C'est que Swann arrivait à un âge dont la philosophie favorisée par celle de l'époque,
par celle aussi du milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse des Laumes où il
était convenu qu'on est intelligent dans la mesure où on doute de tout et où on ne trouvait de réel et
d'incontestable que les goûts de chacun n'est déjà plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive,
presque médicale, d'hommes qui au lieu d'extérioriser les objets de leurs aspirations, essayent de dégager de
leurs années déjà écoulées un résidu fixe d'habitudes, de passions qu'ils puissent considérer en eux comme
caractéristiques et permanentes et auxquelles, délibérément, ils veilleront d'abord que le genre d'existence
qu'ils adoptent puisse donner satisfaction. Swann trouvait sage de faire dans sa vie la part de la souffrance
qu'il éprouvait à ignorer ce qu'avait fait Odette, aussi bien que la part de la recrudescence qu'un climat
humide causait à son eczéma; de prévoir dans son budget une disponibilité importante pour obtenir sur
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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l'emploi des journées d'Odette des renseignements sans lesquels il se sentirait malheureux, aussi bien qu'il en
réservait pour d'autres goûts dont il savait qu'il pouvait attendre du plaisir, au moins avant qu'il fût amoureux,
comme celui des collections et de la bonne cuisine.
Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer, elle lui demanda de rester encore et le retint même vivement,
en lui prenant le bras, au moment où il allait ouvrir là porte pour sortir. Mais il n'y prit pas garde, car, dans la
multitude des gestes, des propos, des petits incidents qui remplissent une conversation, il est inévitable que
nous passions, sans y rien remarquer qui éveille notre attention, près de ceux qui cachent une vérité que nos
soupçons cherchent au hasard, et que nous nous arrêtions au contraire à ceux sous lesquels il n'y a rien. Elle
lui redisait tout le temps: "Quel malheur que toi, qui ne viens jamais l'après−midi, pour une fois que cela
t'arrive, je ne t'aie pas vu." Il savait bien qu'elle n'était pas assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif
d'avoir manqué sa visite, mais comme elle était bonne, désireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand
elle l'avait contrarié, il trouva tout naturel qu'elle le fût cette fois de l'avoir privé de ce plaisir de passer une
heure ensemble qui était très grand, non pour elle, mais pour lui. C'était pourtant une chose assez peu
importante pour que l'air douloureux qu'elle continuait d'avoir finît par l'étonner. Elle rappelait ainsi plus
encore qu'il ne le trouvait d'habitude, les figures de femmes du peintre de la Primavera. Elle avait en ce
moment leur visage abattu et navré qui semble succomber sous le poids d'une douleur trop lourde pour elles,
simplement quand elles laissent l'enfant Jésus jouer avec une grenade ou regardent Moïse verser de l'eau dans
une auge. Il lui avait déjà vu une fois une telle tristesse, mais ne savait plus quand. Et tout d'un coup, il se
rappela: c'était quand Odette avait menti en parlant à Mme Verdurin le lendemain de ce dîner où elle n'était
pas venue sous prétexte qu'elle était malade et en réalité pour rester avec Swann. Certes, eût−elle été la plus
scrupuleuse des femmes qu'elle n'aurait pu avoir de remords d'un mensonge aussi innocent. Mais ceux que
faisait couramment Odette l'étaient moins et servaient à empêcher des découvertes qui auraient pu lui créer
avec les uns ou avec les autres, de terribles difficultés. Aussi quand elle mentait, prise de peur, se sentant peu
armée pour se défendre, incertaine du succès, elle avait envie de pleurer, par fatigue, comme certains enfants
qui n'ont pas dormi. Puis elle savait que son mensonge lésait d'ordinaire gravement l'homme à qui elle le
faisait, et à la merci duquel elle allait peut−être tomber si elle mentait mal. Alors elle se sentait à la fois
humble et coupable devant lui. Et quand elle avait à faire un mensonge insignifiant et mondain, par
association de sensations et de souvenirs, elle éprouvait le malaise d'un surmenage et le regret d'une
méchanceté.
Quel mensonge déprimant était−elle en train de faire à Swann pour qu'elle eût ce regard douloureux, cette
voix plaintive qui semblaient fléchir sous l'effort qu'elle s'imposait, et demander grâce? Il eut l'idée que ce
n'était pas seulement la vérité sur l'incident de l'après−midi qu'elle s'efforçait de lui cacher, mais quelque
chose de plus actuel, peut−être de non encore survenu et de tout prochain, et qui pourrait l'éclairer sur cette
vérité. A ce moment, il entendit un coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses paroles n'étaient
qu'un gémissement: son regret de ne pas avoir vu Swann dans l'après−midi, de ne pas lui avoir ouvert, était
devenu un véritable désespoir.
On entendit la porte d'entrée se refermer et le bruit d'une voiture, comme si repartait une personne celle
probablement que Swann ne devait pas rencontrer à qui on avait dit qu'Odette était sortie. Alors en
songeant que rien qu'en venant à une heure où il n'en avait pas l'habitude, il s'était trouvé déranger tant de
choses qu'elle ne voulait pas qu'il sût, il éprouva un sentiment de découragement, presque de détresse. Mais
comme il aimait Odette, comme il avait l'habitude de tourner vers elle toutes ses pensées, la pitié qu'il eût pu
s'inspirer à lui−même ce fut pour elle qu'il la ressentit, et il murmura: "Pauvre chérie!" Quand il la quitta, elle
prit plusieurs lettres qu'elle avait sur sa table et lui demanda s'il ne pourrait pas les mettre à la poste. Il les
emporta et, une fois rentré, s'aperçut qu'il avait gardé les lettres sur lui. Il retourna jusqu'à la poste, les tira de
sa poche et avant de les jeter dans la boîte regarda les adresses. Elles étaient toutes pour des fournisseurs, sauf
une pour Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait: "Si je voyais ce qu'il y a dedans, je saurais
comment elle l'appelle, comment elle lui parle, s'il y a quelque chose entre eux. Peut−être même qu'en ne la
regardant pas, je commets une indélicatesse à l'égard d'Odette, car c'est la seule manière de me délivrer d'un
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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soupçon peut−être calomnieux pour elle, destiné en tous cas à la faire souffrir et que rien ne pourrait plus
détruire, une fois la lettre partie."
Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardé sur lui cette dernière lettre. Il alluma une bougie et en
approcha l'enveloppe qu'il n'avait pas osé ouvrir. D'abord il ne put rien lire, mais l'enveloppe était mince, et
en la faisant adhérer à la carte dure qui y était incluse, il put à travers sa transparence, lire les derniers mots.
C'était une formule finale très froide. Si, au lieu que ce fût lui qui regardât une lettre adressée à Forcheville,
c'eût été Forcheville qui eût lu une lettre adressée à Swann, il aurait pu voir des mots autrement tendres! Il
maintint immobile la carte qui dansait dans l'enveloppe plus grande qu'elle, puis, la faisant glisser avec le
pouce, en amena successivement les différentes lignes sous la partie de l'enveloppe qui n'était pas doublée, la
seule à travers laquelle on pouvait lire.
Malgré cela il ne distinguait pas bien. D'ailleurs cela ne faisait rien car il en avait assez vu pour se rendre
compte qu'il s'agissait d'un petit événement sans importance et qui ne touchait nullement à des relations
amoureuses, c'était quelque chose qui se rapportait à un oncle d'Odette. Swann avait bien lu au
commencement de la ligne: "J'ai eu raison", mais ne comprenait pas ce qu'Odette avait eu raison de faire,
quand soudain, un mot qu'il n'avait pas pu déchiffrer d'abord, apparut et éclaira le sens de la phrase tout
entière: "J'ai eu raison d'ouvrir, c'était mon oncle." D'ouvrir! alors Forcheville était là tantôt quand Swann
avait sonné et elle l'avait fait partir, d'où le bruit qu'il avait entendu.
Alors il lut toute la lettre; à la fin elle s'excusait d'avoir agi aussi sans façon avec lui et lui disait qu'il avait
oublié ses cigarettes chez elle, la même phrase qu'elle avait écrite à Swann une des premières fois qu'il était
venu. Mais pour Swann elle avait ajouté: puissiez−vous y avoir laissé votre cœur, je ne vous aurais pas laissé
le reprendre. Pour Forcheville rien de tel: aucune allusion qui pût faire supposer une intrigue entre eux. A vrai
dire d'ailleurs, Forcheville était en tout ceci plus trompé que lui puisque Odette lui écrivait pour lui faire
croire que le visiteur était son oncle. En somme, c'était lui, Swann, l'homme à qui elle attachait de
l'importance et pour qui elle avait congédié l'autre. Et pourtant, s'il n'y avait rien entre Odette et Forcheville,
pourquoi n'avoir pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit: "J'ai bien fait d'ouvrir, c'était mon oncle"; si elle
ne faisait rien de mal à ce moment−là, comment Forcheville pourrait−il même s'expliquer qu'elle eût pu ne
pas ouvrir? Swann restait là, désolé, confus et pourtant heureux, devant cette enveloppe qu'Odette lui avait
remise sans crainte, tant était absolue la confiance qu'elle avait en sa délicatesse, mais à travers le vitrage
transparent de laquelle se dévoilait à lui, avec le secret d'un incident qu'il n'aurait jamais cru possible de
connaître, un peu de la vie d'Odette, comme dans une étroite section lumineuse pratiquée à même l'inconnu.
Puis sa jalousie s'en réjouissait, comme si cette jalousie eût eu une vitalité indépendante, égoïste, vorace de
tout ce qui la nourrirait, fût−ce aux dépens de lui−même. Maintenant elle avait un aliment et Swann allait
pouvoir commencer à s'inquiéter chaque jour des visites qu'Odette avait reçues vers cinq heures, à chercher à
apprendre où se trouvait Forcheville à cette heure−là. Car la tendresse de Swann continuait à garder le même
caractère que lui avait imprimé dès le début à la fois l'ignorance où il était de l'emploi des journées d'Odette
et la paresse cérébrale qui l'empêchait de suppléer à l'ignorance par l'imagination. Il ne fut pas jaloux d'abord
de toute la vie d'Odette, mais des seuls moments où une circonstance, peut−être mal interprétée, l'avait amené
à supposer qu'Odette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme une pieuvre qui jette une première, puis une
seconde, puis une troisième amarre, s'attacha solidement à ce moment de cinq heures du soir, puis à un autre,
puis à un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances. Elles n'étaient que le souvenir, la
perpétuation d'une souffrance qui lui était venue du dehors.
Mais là tout lui en apportait. Il voulut éloigner Odette de Forcheville, l'emmener quelques jours dans le Midi.
Mais il croyait qu'elle était désirée par tous les hommes qui se trouvaient dans l'hôtel et qu'elle−même les
désirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, les assemblées nombreuses, on le voyait
sauvage, fuyant la société des hommes comme si elle l'eût cruellement blessé. Et comment n'aurait−il pas été
misanthrope quand dans tout homme il voyait un amant possible pour Odette? Et ainsi sa jalousie plus encore
que n'avait fait le goût voluptueux et riant qu'il avait d'abord pour Odette, altérait le caractère de Swann et
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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changeait du tout au tout, aux yeux des autres, l'aspect même des signes extérieurs par lesquels ce caractère se
manifestait.
Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette à Forcheville, Swann alla à un dîner que les
Verdurin donnaient au Bois. Au moment où on se préparait à partir, il remarqua des conciliabules entre Mme
Verdurin et plusieurs des invités et crut comprendre qu'on rappelait au pianiste de venir le lendemain à une
partie à Chatou; or, lui, Swann, n'y était pas invité.
Les Verdurin n'avaient parlé qu'à demi−voix et en termes vagues, mais le peintre, distrait sans doute, s'écria:
"Il ne faudra aucune lumière et qu'il joue la sonate Clair de lune dans l'obscurité pour mieux voir s'éclairer les
choses."
Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression où le désir de faire taire celui qui
parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard,
où l'immobile signe d'intelligence du complice se dissimule sous les sourires de l'ingénu et qui enfin,
commune à tous ceux qui s'aperçoivent d'une gaffe, la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du
moins à celui qui en est l'objet. Odette eut soudain l'air d'une désespérée qui renonce à lutter contre les
difficultés écrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusement les minutes qui le séparaient du moment où,
après avoir quitté ce restaurant, pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des explications,
obtenir qu'elle n'allât pas le lendemain à Chatou ou qu'elle l'y fit inviter et apaiser dans ses bras l'angoisse
qu'il ressentait. Enfin on demanda leurs voitures. Mme Verdurin dit à Swann:
Alors, adieu, à bientôt, n'est−ce pas? tâchant par l'amabilité du regard et la contrainte du sourire de
l'empêcher de penser qu'elle ne lui disait pas, comme elle eût toujours fait jusqu'ici:
"A demain à Chatou, à après−demain chez moi."
M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de Swann s'était rangée derrière la leur
dont il attendait le départ pour faire monter Odette dans la sienne.
"Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petite place pour vous à côté de M. de
Forcheville.
"Oui, Madame", répondit Odette.
"Comment, mais je croyais que je vous reconduisais", s'écria Swann, disant sans dissimulation, les mots
nécessaires, car la portière était ouverte, les secondes étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans elle dans
l'état où il était.
"Mais Mme Verdurin m'a demandé..."
"Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous l'avons laissée assez de fois, dit Mme Verdurin."
Mais c'est que j'avais une chose importante à dire à Madame.
Eh bien! vous la lui écrirez...
Adieu, lui dit Odette en lui tendant la main.
Il essaya de sourire mais il avait l'air atterré.
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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As−tu vu les façons que Swann se permet maintenant avec nous? dit Mme Verdurin à son mari quand ils
furent rentrés. J'ai cru qu'il allait me manger, parce que nous ramenions Odette. C'est d'une inconvenance,
vraiment! Alors, qu'il dise tout de suite que nous tenons une maison de rendez−vous! Je ne comprends pas
qu'Odette supporte des manières pareilles. Il a absolument l'air de dire: vous m'appartenez. Je dirai ma
manière de penser à Odette, j'espère qu'elle comprendra."
Et elle ajouta encore un instant après, avec colère:
Non, mais voyez−vous, cette sale bête! employant sans s'en rendre compte, et peut−être en obéissant au
même besoin obscur de se justifier comme Françoise à Combray quand le poulet ne voulait pas mourir
les mots qu'arrachent les derniers sursauts d'un animal inoffensif qui agonise, au paysan qui est en train de
l'écraser.
Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swann s'avança, son cocher le regardant lui
demanda s'il n'était pas malade ou s'il n'était pas arrivé de malheur.
Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut à pied, par le Bois, qu'il rentra. Il parlait seul, à haute voix, et
sur le même ton un peu factice qu'il avait pris jusqu'ici quand il détaillait les charmes du petit noyau et
exaltait la magnanimité des Verdurin. Mais de même que les propos, les sourires, les baisers d'Odette lui
devenaient aussi odieux qu'il les avait trouvés doux, s'ils étaient adressés à d'autres que lui, de même, le salon
des Verdurin, qui tout à l'heure encore lui semblait amusant, respirant un goût vrai pour l'art et même une
sorte de noblesse morale, maintenant que c'était un autre que lui qu'Odette allait y rencontrer, y aimer
librement, lui exhibait ses ridicules, sa sottise, son ignominie.
Il se représentait avec dégoût la soirée du lendemain à Chatou. "D'abord cette idée d'aller à Chatou! Comme
des merciers qui viennent de fermer leur boutique! vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils ne
doivent pas exister réellement, ils doivent sortir du théâtre de Labiche!"
Il y aurait là les Cottard, peut−être Brichot. "Est−ce assez grotesque cette vie de petites gens qui vivent les
uns sur les autres, qui se croiraient perdus, ma parole, s'ils ne se retrouvaient pas tous demain à Chatou!"
Hélas! il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait à "faire des mariages", qui inviterait Forcheville à venir
avec Odette à son atelier. Il voyait Odette avec une toilette trop habillée pour cette partie de campagne, "car
elle est si vulgaire et surtout, la pauvre petite, elle est tellement bête!!!"
Il entendit les plaisanteries que ferait Mme Verdurin après dîner, les plaisanteries qui, quel que fût l'ennuyeux
qu'elles eussent pour cible, l'avaient toujours amusé parce qu'il voyait Odette en rire, en rire avec lui, presque
en lui. Maintenant il sentait que c'était peut−être de lui qu'on allait faire rire Odette. "Quelle gaieté fétide!
disait−il en donnant à sa bouche une expression de dégoût si forte qu'il avait lui−même la sensation
musculaire de sa grimace jusque dans son cou révulsé contre le col de sa chemise. Et comment une créature
dont le visage est fait à l'image de Dieu peut−elle trouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes?
Toute narine un peu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer par de tels relents.
C'est vraiment incroyable de penser qu'un être humain peut ne pas comprendre qu'en se permettant un sourire
à l'égard d'un semblable qui lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusqu'à une fange d'où il ne sera plus
possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever. J'habite à trop de milliers de mètres d'altitude
au−dessus des bas−fonds où clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse être
éclaboussé par les plaisanteries d'une Verdurin, s'écria−t−il, en relevant la tête, en redressant fièrement son
corps en arrière. Dieu m'est témoin que j'ai sincèrement voulu tirer Odette de là, et l'élever dans une
atmosphère plus noble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne est à bout, se dit−il,
comme si cette mission d'arracher Odette à une atmosphère de sarcasmes datait de plus longtemps que de
quelques minutes, et comme s'il ne se l'était pas donnée seulement depuis qu'il pensait que ces sarcasmes
l'avaient peut−être lui−même pour objet et tentaient de détacher Odette de lui.
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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Il voyait le pianiste prêt à jouer la sonate Clair de lune et les mines de Mme Verdurin s'effrayant du mal que
la musique de Beethoven allait faire à ses nerfs: "Idiote, menteuse! s'écria−t−il, et ça croit aimer l'Art!". Elle
dirait à Odette, après lui avoir insinué adroitement quelques mots louangeurs pour Forcheville, comme elle
avait fait si souvent pour lui: "Vous allez faire une petite place à côté de vous à M. de Forcheville." "Dans
l'obscurité! maquerelle, entremetteuse!". "Entremetteuse", c'était le nom qu'il donnait aussi à la musique qui
les convierait à se taire, à rêver ensemble, à se regarder, à se prendre la main. Il trouvait du bon à la sévérité
contre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille éducation française.
En somme la vie qu'on menait chez les Verdurin et qu'il avait appelée si souvent "la vraie vie", lui semblait la
pire de toutes, et leur petit noyau le dernier des milieux. "C'est vraiment, disait−il, ce qu'il y a de plus bas
dans l'échelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que le texte auguste ne se réfère aux Verdurin!
Au fond, comme les gens du monde dont on peut médire, mais qui tout de même sont autre chose que ces
bandes de voyous, montrent leur profonde sagesse en refusant de les connaître, d'y salir même le bout de
leurs doigts. Quelle divination dans ce "Noli me tangere" du faubourg Saint−Germain." Il avait quitté depuis
bien longtemps les allées du Bois, il était presque arrivé chez lui, que, pas encore dégrisé de sa douleur et de
la verve d'insincérité dont les intonations menteuses, la sonorité artificielle de sa propre voix lui versaient
d'instant en instant plus abondamment l'ivresse, il continuait encore à pérorer tout haut dans le silence de la
nuit: "Les gens du monde ont leurs défauts que personne ne reconnaît mieux que moi, mais enfin ce sont tout
de même des gens avec qui certaines choses sont impossibles. Telle femme élégante que j'ai connue était loin
d'être parfaite, mais enfin il y avait tout de même chez elle un fond de délicatesse, une loyauté dans les
procédés qui l'auraient rendue, quoi qu'il arrivât, incapable d'une félonie et qui suffisent à mettre des abîmes
entre elle et une mégère comme la Verdurin. Verdurin! quel nom! Ah! on peut dire qu'ils sont complets, qu'ils
sont beaux dans leur genre! Dieu merci, il n'était que temps de ne plus condescendre à la promiscuité avec
cette infamie, avec ces ordures."
Mais, comme les vertus qu'il attribuait tantôt encore aux Verdurin, n'auraient pas suffi, même s'ils les avaient
vraiment possédées, mais s'ils n'avaient pas favorisé et protégé son amour, à provoquer chez Swann cette
ivresse où il s'attendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagée à travers d'autres personnes, ne
pouvait lui venir que d'Odette, de même, l'immoralité, eût−elle été réelle, qu'il trouvait aujourd'hui aux
Verdurin aurait été impuissante, s'ils n'avaient pas invité Odette avec Forcheville et sans lui, à déchaîner son
indignation et à lui faire flétrir "leur infamie". Et sans doute la voix de Swann était plus clairvoyante que
lui−même, quand elle se refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin et de la joie
d'en avoir fini avec lui, autrement que sur un ton factice et comme s'ils étaient choisis plutôt pour assouvir sa
colère que pour exprimer sa pensée. Celle−ci, en effet, pendant qu'il se livrait à ces invectives, était
probablement, sans qu'il s'en aperçût, occupée d'un objet tout à fait différent, car une fois arrivé chez lui, à
peine eut−il refermé la porte cochère, que brusquement il se frappa le front, et, la faisant rouvrir, ressortit en
s'écriant d'une voix naturelle cette fois: "Je crois que j'ai trouvé le moyen de me faire inviter demain au dîner
de Chatou!" Mais le moyen devait être mauvais, car Swann ne fut pas invité: le docteur Cottard qui, appelé en
province pour un cas grave, n'avait pas vu les Verdurin depuis plusieurs jours et n'avait pu aller à Chatou, dit,
le lendemain de ce dîner, en se mettant à table chez eux:
"Mais, est−ce que nous ne venons pas M. Swann, ce soir? Il est bien ce qu'on appelle un ami personnel du..."
"Mais j'espère bien que non! s'écria Mme Verdurin, Dieu nous en préserve, il est assommant, bête et mal
élevé."
Cottard à ces mots manifesta en même temps son étonnement et sa soumission, comme devant une vérité
contraire à tout ce qu'il avait cru jusque−là, mais d'une évidence irrésistible; et, baissant d'un air ému et
peureux son nez dans son assiette, il se contenta de répondre: "Ah!−ah!−ah!−ah!−ah!" en traversant à
reculons, dans sa retraite repliée en bon ordre jusqu'au fond de lui−même, le long d'une gamme descendante,
tout le registre de sa voix. Et il ne fut plus question de Swann chez les Verdurin.
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Alors ce salon qui avait réuni Swann et Odette devint un obstacle à leurs rendez−vous. Elle ne lui disait plus
comme au premier temps de leur amour: "Nous nous venons en tous cas demain soir, il y a un souper chez les
Verdurin." Mais: "Nous ne pourrons pas nous voir demain soir, il y a un souper chez les Verdurin." Ou bien
les Verdurin devaient l'emmener à l'Opéra−Comique voir "Une nuit de Cléopâtre" et Swann lisait dans les
yeux d'Odette cet effroi qu'il lui demandât de n'y pas aller, que naguère il n'aurait pu se retenir de baiser au
passage sur le visage de sa maîtresse, et qui maintenant l'exaspérait. "Ce n'est pas de la colère, pourtant, se
disait−il à lui−même, que j'éprouve en voyant l'envie qu'elle a d'aller picorer dans cette musique stercoraire.
C'est du chagrin, non pas certes pour moi, mais pour elle; du chagrin de voir qu'après avoir vécu plus de six
mois en contact quotidien avec moi, elle n'a pas su devenir assez une autre pour éliminer spontanément
Victor Massé! Surtout pour ne pas être arrivée à comprendre qu'il y a des soirs où un être d'une essence un
peu délicate doit savoir renoncer à un plaisir, quand on le lui demande. Elle devrait savoir dire "je n'irai pas",
ne fût−ce que par intelligence, puisque c'est sur sa réponse qu'on classera une fois pour toutes sa qualité
d'âme. "Et s'étant persuadé à lui−même que c'était seulement en effet pour pouvoir porter un jugement plus
favorable sur la valeur spirituelle d'Odette qu'il désirait que ce soir−là elle restât avec lui au lieu d'aller à
l'Opéra−Comique, il lui tenait le même raisonnement, au même degré d'insincérité qu'à soi−même, et même,
à un degré de plus, car alors il obéissait aussi au désir de la prendre par l'amour−propre.
Je te jure, lui disait−il, quelques instants avant qu'elle partît pour le théâtre, qu'en te demandant de ne pas
sortir, tous mes souhaits, si j'étais égoïste, seraient pour que tu me refuses, car j'ai mille choses à faire ce soir
et je me trouverai moi−même pris au piège et bien ennuyé si contre toute attente tu me réponds que tu n'iras
pas. Mais mes occupations, mes plaisirs, ne sont pas tout, je dois penser à toi. Il peut venir un jour où me
voyant à jamais détaché de toi tu auras le droit de me reprocher de ne pas t'avoir avertie dans les minutes
décisives où je sentais que j'allais porter sur toi un de ces jugements sévères auxquels l'amour ne résiste pas
longtemps. Vois−tu, "Une nuit de Cléopâtre" (quel titre!) n'est rien dans la circonstance. Ce qu'il faut savoir
c'est si vraiment tu es cet être qui est au dernier rang de l'esprit, et même du charme, l'être méprisable qui
n'est pas capable de renoncer à un plaisir. Alors, si tu es cela, comment pourrait−on t'aimer, car tu n'es même
pas une personne, une créature définie, imparfaite, mais du moins perfectible? Tu es une eau informe qui
coule selon la pente qu'on lui offre, un poisson sans mémoire et sans réflexion qui tant qu'il vivra dans son
aquarium se heurtera cent fois par jour contre le vitrage qu'il continuera à prendre pour de l'eau.
Comprends−tu que ta réponse, je ne dis pas aura pour effet que je cesserai de t'aimer immédiatement, bien
entendu, mais te rendra moins séduisante à mes yeux quand je comprendrai que tu n'es pas une personne, que
tu es au−dessous de toutes les choses et ne sais te placer au−dessus d'aucune? Évidemment j'aurais mieux
aimé te demander comme une chose sans importance, de renoncer à "Une nuit de Cléopâtre" (puisque tu
m'obliges à me souiller les lèvres de ce nom abject) dans l'espoir que tu irais cependant. Mais, décidé à tenir
un tel compte, à tirer de telles conséquences de ta réponse, j'ai trouvé plus loyal de t'en prévenir."
Odette depuis un moment donnait des signes d'émotion et d'incertitude. A défaut du sens de ce discours, elle
comprenait qu'il pouvait rentrer dans le genre commun des "laïus", et scènes de reproches ou de supplications
dont l'habitude qu'elle avait des hommes lui permettait sans s'attacher aux détails des mots, de conclure qu'ils
ne les prononceraient pas s'ils n'étaient pas amoureux, que du moment qu'ils étaient amoureux, il était inutile
de leur obéir, qu'ils ne le seraient que plus après. Aussi aurait−elle écouté Swann avec le plus grand calme si
elle n'avait vu que l'heure passait et que pour peu qu'il parlât encore quelque temps, elle allait, comme elle le
lui dit avec un sourire tendre, obstiné et confus, "finir par manquer l'Ouverture!"
D'autres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait qu'il cesserait de l'aimer, c'est qu'elle ne voulût pas
renoncer à mentir. "Même au simple point de vue de la coquetterie, lui disait−il, ne comprends−tu donc pas
combien tu perds de ta séduction en t'abaissant à mentir? Par un aveu! combien de fautes tu pourrais racheter!
Vraiment tu es bien moins intelligente que je ne croyais!" Mais c'est en vain que Swann lui exposait ainsi
toutes les raisons qu'elle avait de ne pas mentir; elles auraient pu ruiner chez Odette un système général du
mensonge; mais Odette n'en possédait pas; elle se contentait seulement, dans chaque cas où elle voulait que
Swann ignorât quelque chose qu'elle avait fait, de ne pas le lui dire. Ainsi le mensonge était pour elle un
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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expédient d'ordre particulier; et ce qui seul pouvait décider si elle devait s'en servir ou avouer la vérité, c'était
une raison d'ordre particulier aussi, la chance plus ou moins grande qu'il y avait pour que Swann pût
découvrir qu'elle n'avait pas dit la vérité.
Physiquement, elle traversait une mauvaise phase: elle épaississait; et le charme expressif et dolent, les
regards étonnés et rêveurs qu'elle avait autrefois semblaient avoir disparu avec sa première jeunesse. De sorte
qu'elle était devenue si chère à Swann au moment pour ainsi dire où il la trouvait précisément bien moins
jolie. Il la regardait longuement pour tâcher de ressaisir le charme qu'il lui avait connu, et ne le retrouvait pas.
Mais savoir que sous cette chrysalide nouvelle, c'était toujours Odette qui vivait, toujours la même volonté
fugace, insaisissable et sournoise, suffisait à Swann pour qu'il continuât de mettre la même passion à chercher
à la capter. Puis il regardait des photographies d'il y avait deux ans, il se rappelait comme elle avait été
délicieuse. Et cela le consolait un peu de se donner tant de mal pour elle.
Quand les Verdurin l'emmenaient à Saint−Germain, à Chatou, à Meulan, souvent, si c'était dans la belle
saison, ils proposaient, sur place, de rester à coucher et de ne revenir que le lendemain. Mme Verdurin
cherchait à apaiser les scrupules du pianiste dont la tante était restée à Paris.
Elle sera enchantée d'être débarrassée de vous pour un jour. Et comment s'inquiéterait−elle, elle vous sait
avec nous? d'ailleurs je prends tout sous mon bonnet.
Mais si elle n'y réussissait pas, M. Verdurin partait en campagne, trouvait un bureau de télégraphe ou un
messager et s'informait de ceux des fidèles qui avaient quelqu'un à faire prévenir. Mais Odette le remerciait et
disait qu'elle n'avait de dépêche à faire pour personne, car elle avait dit à Swann une fois pour toutes qu'en lui
en envoyant une aux yeux de tous, elle se compromettrait. Parfois c'était pour plusieurs jours qu'elle
s'absentait, les Verdurin l'emmenaient voir les tombeaux de Dreux, ou à Compiègne admirer, sur le conseil du
peintre, des couchers de soleil en forêt et on poussait jusqu'au château de Pierrefonds.
"Penser qu'elle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui ai étudié l'architecture pendant dix ans et qui
suis tout le temps supplié de mener à Beauvais ou à Saint−Loup−de−Naud des gens de la plus haute valeur et
ne le ferais que pour elle, et qu'à la place elle va avec les dernières des brutes s'extasier successivement
devant les déjections de Louis−Philippe et devant celles de Viollet−le−Duc! Il me semble qu'il n'y a pas
besoin d'être artiste pour cela et que, même sans flair particulièrement fin, on ne choisit pas d'aller
villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de respirer des excréments."
Mais quand elle était partie pour Dreux ou pour Pierrefonds, hélas, sans lui permettre d'y aller, comme par
hasard, de son côté, car "cela ferait un effet déplorable", disait−elle, il se plongeait dans le plus enivrant des
romans d'amour, l'indicateur des chemins de fer, qui lui apprenait les moyens de la rejoindre, l'après−midi, le
soir, ce matin même! Le moyen? presque davantage: l'autorisation. Car enfin l'indicateur et les trains
eux−mêmes n'étaient pas faits pour des chiens. Si on faisait savoir au public, par voie d'imprimés, qu'à huit
heures du matin partait un train qui arrivait à Pierrefonds à dix heures, c'est donc qu'aller à Pierrefonds était
un acte licite, pour lequel la permission d'Odette était superflue; et c'était aussi un acte qui pouvait avoir un
tout autre motif que le désir de rencontrer Odette, puisque des gens qui ne la connaissaient pas
l'accomplissaient chaque jour, en assez grand nombre pour que cela valût la peine de faire chauffer des
locomotives.
En somme elle ne pouvait tout de même pas l'empêcher d'aller à Pierrefonds s'il en avait envie! Or, justement,
il sentait qu'il en avait envie, et que s'il n'avait pas connu Odette, certainement il y serait allé. Il y avait
longtemps qu'il voulait se faire une idée plus précise des travaux de restauration de Viollet−le−Duc. Et par le
temps qu'il faisait, il éprouvait l'impérieux désir d'une promenade dans la forêt de Compiègne.
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
144
Ce n'était vraiment pas de chance qu'elle lui défendît le seul endroit qui le tentait aujourd'hui. Aujourd'hui!
S'il y allait, malgré son interdiction, il pourrait la voir aujourd'hui même! Mais, alors que, si elle eût retrouvé
à Pierrefonds quelque indifférent, elle lui eût dit joyeusement: "Tiens, vous ici!", et lui aurait demandé d'aller
la voir à l'hôtel où elle était descendue avec les Verdurin, au contraire si elle l'y rencontrait, lui, Swann, elle
serait froissée, elle se dirait qu'elle était suivie, elle l'aimerait moins, peut−être se détournerait−elle avec
colère en l'apercevant. "Alors, je n'ai plus le droit de voyager!", lui dirait−elle au retour, tandis qu'en somme
c'était lui quin'avait plus le droit de voyager!
Il avait eu un moment l'idée, pour pouvoir aller à Compiègne et à Pierrefonds sans avoir l'air que ce fût pour
rencontrer Odette, de s'y faire emmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait un château
dans le voisinage. Celui−ci, à qui il avait fait part de son projet sans lui en dire le motif, ne se sentait pas de
joie et s'émerveillait que Swann, pour la première fois depuis quinze ans, consentît enfin à venir voir sa
propriété et, quoiqu'il ne voulait pas s'y arrêter, lui avait−il dit, lui promît du moins de faire ensemble des
promenades et des excursions pendant plusieurs jours. Swann s'imaginait déjà là−bas avec M. de Forestelle.
Même avant d'y voir Odette, même s'il ne réussissait pas à l'y voir, quel bonheur il aurait à mettre le pied sur
cette terre où ne sachant pas l'endroit exact, à tel moment, de sa présence, il sentirait palpiter partout la
possibilité de sa brusque apparition: dans la cour du château, devenu beau pour lui parce que c'était à cause
d'elle qu'il était allé le voir; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblait romanesque; sur chaque route de
la forêt, rosée par un couchant profond et tendre; asiles innombrables et alternatifs, où venait
simultanément se réfugier, dans l'incertaine ubiquité de ses espérances, son cœur heureux, vagabond et
multiplié. "Surtout, dirait−il à M. de Forestelle, prenons garde de ne pas tomber sur Odette et les Verdurin; je
viens d'apprendre qu'ils sont justement aujourd'hui à Pierrefonds. On a assez le temps de se voir à Paris, ce ne
serait pas la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les uns sans les autres." Et son ami ne
comprendrait pas pourquoi une fois là−bas il changerait vingt fois de projets, inspecterait les salles à manger
de tous les hôtels de Compiègne sans se décider à s'asseoir dans aucune de celles où pourtant on n'avait pas
vu trace de Verdurin, ayant l'air de rechercher ce qu'il disait vouloir fuir et du reste le fuyant dès qu'il l'aurait
trouvé, car s'il avait rencontré le petit groupe, il s'en serait écarté avec affectation, content d'avoir vu Odette et
qu'elle l'eût vu, surtout qu'elle l'eût vu ne se souciant pas d'elle. Mais non, elle devinerait bien que c'était pour
elle qu'il était là. Et quand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui disait: "Hélas! non, je ne peux
pas aller aujourd'hui à Pierrefonds, Odette y est justement." Et Swann était heureux malgré tout de sentir que,
si seul de tous les mortels il n'avait pas le droit en ce jour d'aller à Pierrefonds, c'était parce qu'il était en effet
pour Odette quelqu'un de différent des autres, son amant, et que cette restriction apportée pour lui au droit
universel de libre circulation, n'était qu'une des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui était si cher.
Décidément il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec elle, patienter, attendre son retour. Il passait ses
journées penché sur une carte de la forêt de Compiègne comme si ç'avait été la carte du Tendre, s'entourait de
photographies du château de Pierrefonds. Dés que venait le jour où il était possible qu'elle revînt, il rouvrait
l'indicateur, calculait quel train elle avait dû prendre, et si elle s'était attardée, ceux qui lui restaient encore. Il
ne sortait pas de peur de manquer une dépêche, ne se couchait pas, pour le cas où, revenue par le dernier
train, elle aurait voulu lui faire la surprise de venir le voir au milieu de la nuit. Justement il entendait sonner à
la porte cochère, il lui semblait qu'on tardait à ouvrir, il voulait éveiller le concierge, se mettait à la fenêtre
pour appeler Odette si c'était elle, car malgré les recommandations qu'il était descendu faire plus de dix fois
lui−même, on était capable de lui dire qu'il n'était pas là. C'était un domestique qui rentrait. Il remarquait le
vol incessant des voitures qui passaient, auquel il n'avait jamais fait attention autrefois. Il écoutait chacune
venir au loin, s'approcher, dépasser sa porte sans s'être arrêtée et porter plus loin un message qui n'était pas
pour lui. Il attendait toute la nuit, bien inutilement, car les Verdurin ayant avancé leur retour, Odette était à
Paris depuis midi; elle n'avait pas eu l'idée de l'en prévenir; ne sachant que faire elle avait été passer sa soirée
seule au théâtre et il y avait longtemps qu'elle était rentrée se coucher et dormait.
C'est qu'elle n'avait même pas pensé à lui. Et de tels moments où elle oubliait jusqu'à l'existence de Swann
étaient plus utiles à Odette, servaient mieux à lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car ainsi Swann
vivait dans cette agitation douloureuse qui avait déjà été assez puissante pour faire éclore son amour le soir
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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où il n'avait pas trouvé Odette chez les Verdurin et l'avait cherchée toute la soirée. Et il n'avait pas, comme
j'eus à Combray dans mon enfance, des journées heureuses pendant lesquelles s'oublient les souffrances qui
renaîtront le soir. Les journées, Swann les passait sans Odette; et par moments il se disait que laisser une
aussi jolie femme sortir ainsi seule dans Paris était aussi imprudent que de poser un écrin plein de bijoux au
milieu de la rue. Alors il s'indignait contre tous les passants comme contre autant de voleurs. Mais leur visage
collectif et informe échappant à son imagination ne nourrissait pas sa jalousie. Il fatiguait la pensée de
Swann, lequel, se passant la main sur les yeux, s'écriait: "A la grâce de Dieu", comme ceux qui après s'être
acharnés à étreindre le problème de la réalité du monde extérieur ou de l'immortalité de l'âme accordent la
détente d'un acte de foi à leur cerveau lassé. Mais toujours la pensée de l'absente était indissolublement mêlée
aux actes les plus simples de la vie de Swann, déjeuner, recevoir son courrier, sortir, se coucher, par la
tristesse même qu'il avait à les accomplir sans elle, comme ces initiales de Philibert le Beau que dans l'église
de Brou, à cause du regret qu'elle avait de lui, Marguerite d'Autriche entrelaça partout aux siennes. Certains
jours, au lieu de rester chez lui, il allait prendre son déjeuner dans un restaurant assez voisin dont il avait
apprécié autrefois la bonne cuisine et où maintenant il n'allait plus que pour une de ces raisons, à la fois
mystiques et saugrenues, qu'on appelle romanesques; c'est que ce restaurant (lequel existe encore) portait le
même nom que la rue habitée par Odette: Lapérouse. Quelquefois, quand elle avait fait un court déplacement
ce n'est qu'après plusieurs jours qu'elle songeait à lui faire savoir qu'elle était revenue à Paris. Et elle lui disait
tout simplement, sans plus prendre comme autrefois la précaution de se couvrir à tout hasard d'un petit
morceau emprunté à la vérité, qu'elle venait d'y rentrer à l'instant même par le train du matin. Ces paroles
étaient mensongères; du moins pour Odette elles étaient mensongères, inconsistantes, n'ayant pas, comme si
elles avaient été vraies, un point d'appui dans le souvenir de son arrivée à la gare; même elle était empêchée
de se les représenter au moment où elle les prononçait, par l'image contradictoire de ce qu'elle avait fait de
tout différent au moment où elle prétendait être descendue du train. Mais dans l'esprit de Swann au contraire
ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient s'incruster et prendre l'inamovibilité d'une vérité si
indubitable que si un ami lui disait être venu par ce train et ne pas avoir vu Odette il était persuadé que c'était
l'ami qui se trompait de jour ou d'heure puisque son dire ne se conciliait pas avec les paroles d'Odette.
Celles−ci ne lui eussent paru mensongères que s'il s'était d'abord défié qu'elles le fussent. Pour qu'il crût
qu'elle mentait, un soupçon préalable était une condition nécessaire. C'était d'ailleurs aussi une condition
suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait suspect. L'entendait−il citer un nom, c'était
certainement celui d'un de ses amants; une fois cette supposition forgée, il passait des semaines à se désoler;
il s'aboucha même une fois avec une agence de renseignements pour savoir l'adresse, l'emploi du temps de
l'inconnu qui ne le laisserait respirer que quand il serait parti en voyage, et dont il finit par apprendre que
c'était un oncle d'Odette mort depuis vingt ans.
Bien qu'elle ne lui permît pas en général de la rejoindre dans des lieux publics disant que cela ferait jaser, il
arrivait que dans une soirée où il était invité comme elle, chez Forcheville, chez le peintre, ou à un bal de
charité dans un ministère, il se trouvât en même temps qu'elle. Il la voyait mais n'osait pas rester de peur de
l'irriter en ayant l'air d'épier les plaisirs qu'elle prenait avec d'autres et qui tandis qu'il rentrait solitaire, qu'il
allait se coucher anxieux comme je devais l'être moi−même quelques années plus tard les soirs où il viendrait
dîner à la maison, à Combray lui semblaient illimités parce qu'il n'en avait pas vu la fin. Et une fois ou deux
il connut par de tels soirs de ces joies qu'on serait tenté, si elles ne subissaient avec tant de violence le choc en
retour de l'inquiétude brusquement arrêtée, d'appeler des joies calmes, parce qu'elles consistent en un
apaisement: il était allé passer un instant à un raout chez le peintre et s'apprêtait à le quitter; il y laissait
Odette muée en une brillante étrangère, au milieu d'hommes à qui ses regards et sa gaieté qui n'étaient pas
pour lui, semblaient parler de quelque volupté, qui serait goûtée là ou ailleurs (peut−être au "Bal des
Incohérents" où il tremblait qu'elle n'allât ensuite) et qui causait à Swann plus de jalousie que l'union
charnelle même parce qu'il l'imaginait plus difficilement; il était déjà prêt à passer la porte de l'atelier quand il
s'entendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fête cette fin qui l'épouvantait, la lui rendaient
rétrospectivement innocente, faisaient du retour d'Odette une chose non plus inconcevable et terrible, mais
douce et connue et qui tiendrait à côté de lui, pareille à un peu de sa vie de tous les jours, dans sa voiture, et
dépouillait Odette elle−même de son apparence trop brillante et gaie, montraient que ce n'était qu'un
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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déguisement qu'elle avait revêtu un moment, pour lui−même, non en vue de mystérieux plaisirs, et duquel
elle était déjà lasse), par ces mots qu'Odette lui jetait, comme il était déjà sur le seuil: "Vous ne voudriez pas
m'attendre cinq minutes, je vais partir, nous reviendrions ensemble, vous me ramèneriez chez moi."
Il est vrai qu'un jour Forcheville avait demandé à être ramené en même temps, mais comme, arrivé devant la
porte d'Odette il avait sollicité la permission d'entrer aussi, Odette lui avait répondu en montrant Swann: "Ah!
cela dépend de ce monsieur−là, demandez−lui. Enfin, entrez un moment si vous voulez, mais pas longtemps
parce que je vous préviens qu'il aime causer tranquillement avec moi, et qu'il n'aime pas beaucoup qu'il y ait
des visites quand il vient. Ah! si vous connaissiez cet être−là autant que je le connais; n'est−ce pas, my love, il
n'y a que moi qui vous connaisse bien?"
Et Swann était peut−être encore plus touché de la voir ainsi lui adresser en présence de Forcheville, non
seulement ces paroles de tendresse, de prédilection, mais encore certaines critiques comme: "Je suis sûre que
vous n'avez pas encore répondu à vos amis pour votre dîner de dimanche. N'y allez pas si vous ne voulez pas,
mais soyez au moins poli", ou: "Avez−vous laissé seulement ici votre essai sur Ver Meer pour pouvoir
l'avancer un peu demain? Quel paresseux! Je vous ferai travailler, moi!" qui prouvaient qu'Odette se tenait au
courant de ses invitations dans le monde et de ses études d'art, qu'ils avaient bien une vie à eux deux. Et en
disant cela elle lui adressait un sourire au fond duquel il la sentait toute à lui.
Alors à ces moments−là, pendant qu'elle leur faisait de l'orangeade, tout d'un coup, comme quand un
réflecteur mal réglé d'abord promène autour d'un objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui
viennent ensuite se replier et s'anéantir en lui, toutes les idées terribles et mouvantes qu'il se faisait d'Odette
s'évanouissaient, rejoignaient le corps charmant que Swann avait devant lui. Il avait le brusque soupçon que
cette heure passée chez Odette, sous la lampe, n'était peut−être pas une heure factice, à son usage à lui
(destinée à masquer cette chose effrayante et délicieuse à laquelle il pensait sans cesse sans pouvoir bien se la
représenter, une heure de la vraie vie d'Odette, de la vie d'Odette quand lui n'était pas là), avec des
accessoires de théâtre et des fruits de carton, mais était peut−être une heure pour de bon de la vie d'Odette,
que s'il n'avait pas été là elle eût avancé à Forcheville le même fauteuil et lui eût versé non un breuvage
inconnu, mais précisément cette orangeade; que le monde habité par Odette n'était pas cet autre monde
effroyable et surnaturel où il passait son temps à la situer et qui n'existait peut−être que dans son imagination,
mais l'univers réel, ne dégageant aucune tristesse spéciale, comprenant cette table où il allait pouvoir écrire et
cette boisson à laquelle il lui serait permis de goûter, tous ces objets qu'il contemplait avec autant de curiosité
et d'admiration que de gratitude, car si en absorbant ses rêves ils l'en avaient délivré, eux en revanche, s'en
étaient enrichis, ils lui en montraient la réalisation palpable, et ils intéressaient son esprit, ils prenaient du
relief devant ses regards, en même temps qu'ils tranquillisaient son cœur. Ah! si le destin avait permis qu'il
pût n'avoir qu'une seule demeure avec Odette et que chez elle il fût chez lui, si en demandant au domestique
ce qu'il y avait à déjeuner c'eût été le menu d'Odette qu'il avait appris en réponse, si quand Odette voulait aller
le matin se promener avenue du Bois−de−Boulogne, son devoir de bon mari l'avait obligé, n'eût−il pas envie
de sortir, à l'accompagner, portant son manteau quand elle avait trop chaud, et le soir après le dîner si elle
avait envie de rester chez elle en déshabillé, s'il avait été forcé de rester là près d'elle, à faire ce qu'elle
voudrait; alors combien tous les riens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au contraire parce qu'ils
auraient en même temps fait partie de la vie d'Odette auraient pris, même les plus familiers, et comme cette
lampe, cette orangeade, ce fauteuil qui contenaient tant de rêve, qui matérialisaient tant de désir une sorte
de douceur surabondante et de densité mystérieuse.
Pourtant il se doutait bien que ce qu'il regrettait ainsi c'était un calme, une paix qui n'auraient pas été pour son
amour une atmosphère favorable. Quand Odette cesserait d'être pour lui une créature toujours absente,
regrettée, imaginaire, quand le sentiment qu'il aurait pour elle ne serait plus ce même trouble mystérieux que
lui causait la phrase de la sonate, mais de l'affection, de la reconnaissance quand s'établiraient entre eux des
rapports normaux qui mettraient fin à sa folie et à sa tristesse, alors sans doute les actes de la vie d'Odette lui
paraîtraient peu intéressants en eux−mêmes comme il avait déjà eu plusieurs fois le soupçon qu'ils étaient,
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
147
par exemple le jour où il avait lu à travers l'enveloppe la lettre adressée à Forcheville. Considérant son mal
avec autant de sagacité que s'il se l'était inoculé pour en faire l'étude, il se disait que, quand il serait guéri, ce
que pourrait faire Odette lui serait indifférent. Mais du sein de son état morbide, à vrai dire, il redoutait à
l'égal de la mort une telle guérison, qui eût été en effet la mort de tout ce qu'il était actuellement.
Après ces tranquilles soirées, les soupçons de Swann étaient calmés; il bénissait Odette et le lendemain, dès le
matin, il faisait envoyer chez elle les plus beaux bijoux, parce que ces bontés de la veille avaient excité ou sa
gratitude, ou le désir de les voir se renouveler, ou un paroxysme d'amour qui avait besoin de se dépenser.
Mais, à d'autres moments, sa douleur le reprenait, il s'imaginait qu'Odette était la maîtresse de Forcheville et
que quand tous deux l'avaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fête de Chatou où il
n'avait pas été invité, la prier vainement, avec cet air de désespoir qu'avait remarqué jusqu'à son cocher, de
revenir avec lui, puis s'en retourner de son côté, seul et vaincu, elle avait dû avoir pour le désigner à
Forcheville et lui dire: "Hein! ce qu'il rage!" les mêmes regards, brillants, malicieux, abaissés et sournois, que
le jour où celui−ci avait chassé Saniette de chez les Verdurin.
Alors Swann la détestait. "Mais aussi, je suis trop bête, se disait−il, je paie avec mon argent le plaisir des
autres. Elle fera tout de même bien de faire attention et de ne pas trop tirer sur la corde, car je pourrais bien ne
plus rien donner du tout. En tous cas, renonçons provisoirement aux gentillesses supplémentaires! Penser que
pas plus tard qu'hier, comme elle disait avoir envie d'assister à la saison de Bayreuth, j'ai eu la bêtise de lui
proposer de louer un des jolis châteaux du roi de Bavière pour nous deux dans les environs. Et d'ailleurs elle
n'a pas paru plus ravie que cela, elle n'a encore dit ni oui ni non; espérons qu'elle refusera, grand Dieu!
Entendre du Wagner pendant quinze jours avec elle qui s'en soucie comme un poisson d'une pomme, ce serait
gai!" Et sa haine, tout comme son amour, ayant besoin de se manifester et d'agir, il se plaisait à pousser de
plus en plus loin ses imaginations mauvaises, parce que, grâce aux perfidies qu'il prêtait à Odette, il la
détestait davantage et pourrait si ce qu'il cherchait à se figurer elles se trouvaient être vraies, avoir une
occasion de la punir et d'assouvir sur elle sa rage grandissante. Il alla ainsi jusqu'à supposer qu'il allait
recevoir une lettre d'elle où elle lui demanderait de l'argent pour louer ce château près de Bayreuth, mais en le
prévenant qu'il n'y pourrait pas venir, parce qu'elle avait promis à Forcheville et aux Verdurin de les inviter.
Ah! comme il eût aimé qu'elle pût avoir cette audace. Quelle joie il aurait à refuser, à rédiger la réponse
vengeresse dont il se complaisait à choisir, à énoncer tout haut les termes, comme s'il avait reçu la lettre en
réalité.
Or, c'est ce qui arriva le lendemain même. Elle lui écrivit que les Verdurin et leurs amis avaient manifesté le
désir d'assister à ces représentations de Wagner et que, s'il voulait bien lui envoyer cet argent, elle aurait
enfin, après avoir été si souvent reçue chez eux, le plaisir de les inviter à son tour. De lui, elle ne disait pas un
mot, il était sous−entendu que leur présence excluait la sienne.
Alors cette terrible réponse dont il avait arrêté chaque mot la veille sans oser espérer qu'elle pourrait servir
jamais il avait la joie de la lui faire porter. Hélas! il sentait bien qu'avec l'argent qu'elle avait, ou qu'elle
trouverait facilement, elle pourrait tout de même louer à Bayreuth puisqu'elle en avait envie, elle qui n'était
pas capable de faire de différence entre Bach et Clapisson. Mais elle y vivrait malgré tout plus chichement.
Pas moyen comme s'il lui eût envoyé cette fois quelques billets de mille francs, d'organiser chaque soir, dans
un château, de ces soupers fins après lesquels elle se serait peut−être passé la fantaisie, qu'il était possible
qu'elle n'eût jamais eue encore , de tomber dans les bras de Forcheville. Et puis du moins, ce voyage détesté,
ce n'était pas lui, Swann, qui le paierait! Ah! s'il avait pu l'empêcher, si elle avait pu se fouler le pied avant
de partir, si le cocher de la voiture qui l'emmènerait à la gare avait consenti, à n'importe quel prix, à la
conduire dans un lieu où elle fût restée quelque temps séquestrée, cette femme perfide, aux yeux émaillés par
un sourire de complicité adressé à Forcheville, qu'Odette était pour Swann depuis quarante−huit heures.
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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Mais elle ne l'était jamais pour très longtemps; au bout de quelques jours le regard luisant et fourbe perdait de
son éclat et de sa duplicité, cette image d'une Odette exécrée disant à Forcheville: "Ce qu'il rage!"
commençait à pâlir, à s'effacer. Alors, progressivement reparaissait et s'élevait en brillant doucement, le
visage de l'autre Odette, de celle qui adressait aussi un sourire à Forcheville, mais un sourire où il n'y avait
pour Swann que de la tendresse, quand elle disait: "Ne restez pas longtemps, car ce monsieur−là n'aime pas
beaucoup que j'aie des visites quand il a envie d'être auprès de moi. Ah! si vous connaissiez cet être−là autant
que je le connais!", ce même sourire qu'elle avait pour remercier Swann de quelque trait de sa délicatesse
qu'elle prisait si fort, de quelque conseil qu'elle lui avait demandé dans une de ces circonstances graves où
elle n'avait confiance qu'en lui.
Alors, à cette Odette−là, il se demandait comment il avait pu écrire cette lettre outrageante dont sans doute
jusqu'ici elle ne l'eût pas cru capable, et qui avait dû le faire descendre du rang élevé, unique, que par sa
bonté, sa loyauté, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir moins cher, car c'était pour ces
qualités−là, qu'elle ne trouvait ni à Forcheville ni à aucun autre, qu'elle l'aimait. C'était à cause d'elles
qu'Odette lui témoignait si souvent une gentillesse qu'il comptait pour rien au moment où il était jaloux, parce
qu'elle n'était pas une marque de désir, et prouvait même plutôt de l'affection que de l'amour, mais dont il
recommençait à sentir l'importance au fur et à mesure que la détente spontanée de ses soupçons, souvent
accentuée par la distraction que lui apportait une lecture d'art ou la conversation d'un ami, rendait sa passion
moins exigeante de réciprocités.
Maintenant qu'après cette oscillation, Odette était naturellement revenue à la place d'où la jalousie de Swann
l'avait un moment écartée, dans l'angle où il la trouvait charmante, il se la figurait pleine de tendresse, avec un
regard de consentement, si jolie ainsi, qu'il ne pouvait s'empêcher d'avancer les lèvres vers elle comme si elle
avait été là et qu'il eût pu l'embrasser; et il lui gardait de ce regard enchanteur et bon autant de reconnaissance
que si elle venait de l'avoir réellement et si cela n'eût pas été seulement son imagination qui venait de le
peindre pour donner satisfaction à son désir.
Comme il avait dû lui faire de la peine! Certes il trouvait des raisons valables à son ressentiment contre elle,
mais elles n'auraient pas suffi à le lui faire éprouver s'il ne l'avait pas autant aimée. N'avait−il pas eu des
griefs aussi graves contre d'autres femmes, auxquelles il eût néanmoins volontiers rendu service aujourd'hui,
étant contre elles sans colère parce qu'il ne les aimait plus. S'il devait jamais un jour se trouver dans le même
état d'indifférence vis−à−vis d'Odette, il comprendrait que c'était sa jalousie seule qui lui avait fait trouver
quelque chose d'atroce, d'impardonnable, à ce désir, au fond si naturel, provenant d'un peu d'enfantillage et
aussi d'une certaine délicatesse d'âme, de pouvoir à son tour, puisqu'une occasion s'en présentait, rendre des
politesses aux Verdurin, jouer à la maîtresse de maison.
Il revenait à ce point de vue opposé à celui de son amour et de sa jalousie et auquel il se plaçait quelquefois
par une sorte d'équité intellectuelle et pour faire la part des diverses probabilités d'où il essayait de juger
Odette comme s'il ne l'avait pas aimée, comme si elle était pour lui une femme comme les autres, comme si la
vie d'Odette n'avait pas été, dès qu'il n'était plus là, différente, tramée en cachette de lui, ourdie contre lui.
Pourquoi croire qu'elle goûterait là−bas avec Forcheville ou avec d'autres des plaisirs enivrants qu'elle n'avait
pas connus auprès de lui et que seule sa jalousie forgeait de toutes pièces? A Bayreuth comme à Paris, s'il
arrivait que Forcheville pensât à lui ce n'eût pu être que comme à quelqu'un qui comptait beaucoup dans la
vie d'Odette, à qui il était obligé de céder la place, quand ils se rencontraient chez elle. Si Forcheville et elle
triomphaient d'être là−bas malgré lui, c'est lui qui l'aurait voulu en cherchant inutilement à l'empêcher d'y
aller, tandis que s'il avait approuvé son projet, d'ailleurs défendable, elle aurait eu l'air d'être là−bas d'après
son avis, elle s'y serait sentie envoyée, logée par lui, et le plaisir qu'elle aurait éprouvé à recevoir ces gens qui
l'avaient tant reçue, c'est à Swann qu'elle en aurait su gré.
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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Et, au lieu qu'elle allait partir brouillée avec lui, sans l'avoir revu , s'il lui envoyait cet argent, s'il
l'encourageait à ce voyage et s'occupait de le lui rendre agréable, elle allait accourir, heureuse,
reconnaissante, et il aurait cette joie de la voir qu'il n'avait pas goûtée depuis près d'une semaine et que rien
ne pouvait lui remplacer. Car sitôt que Swann pouvait se la représenter sans horreur, qu'il revoyait de la bonté
dans son sourire, et que le désir de l'enlever à tout autre, n'était plus ajouté par la jalousie à son amour, cet
amour redevenait surtout un goût pour les sensations que lui donnait la personne d'Odette, pour le plaisir qu'il
avait à admirer comme un spectacle ou à interroger comme un phénomène, le lever d'un de ses regards, la
formation d'un de ses sourires, l'émission d'une intonation de sa voix. Et ce plaisir différent de tous les autres,
avait fini par créer en lui un besoin d'elle et qu'elle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres,
presque aussi désintéressé, presque aussi artistique, aussi pervers, qu'un autre besoin qui caractérisait cette
période nouvelle de la vie de Swann où à la sécheresse, à la dépression des années antérieures avait succédé
une sorte de trop−plein spirituel, sans qu'il sût davantage à quoi il devait cet enrichissement inespéré de sa vie
intérieure qu'une personne de santé délicate qui à partir d'un certain moment se fortifie, engraisse, et semble
pendant quelque temps s'acheminer vers une complète guérison cet autre besoin qui se développait aussi en
dehors du monde réel, c'était celui d'entendre, de connaître de la musique.
Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu'il avait fait de la jalousie avec son amour, il recommençait
à fabriquer de la tendresse, de la pitié pour Odette. Elle était redevenue l'Odette charmante et bonne. Il avait
des remords d'avoir été dur pour elle. Il voulait qu'elle vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui avoir
procuré quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son visage et modeler son sourire.
Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours, aussi tendre et soumis qu'avant, lui demander une
réconciliation, prenait−elle l'habitude de ne plus craindre de lui déplaire et même de l'irriter et lui
refusait−elle, quand cela lui était commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus.
Peut−être ne savait−elle pas combien il avait été sincère vis−à−vis d'elle pendant la brouille, quand il lui avait
dit qu'il ne lui enverrait pas d'argent et chercherait à lui faire du mal. Peut−être ne savait−elle pas davantage
combien il l'était, vis−à−vis sinon d'elle, du moins de lui−même, en d'autres cas où dans l'intérêt de l'avenir
de leur liaison, pour montrer à Odette qu'il était capable de se passer d'elle, qu'une rupture restait toujours
possible, il décidait de rester quelque temps sans aller chez elle.
Parfois c'était après quelques jours où elle ne lui avait pas causé de souci nouveau; et comme, des visites
prochaines qu'il lui ferait, il savait qu'il ne pouvait tirer nulle bien grande joie mais plus probablement
quelque chagrin qui mettrait fin au calme où il se trouvait, il lui écrivait qu'étant très occupé il ne pourrait la
voir aucun des jours qu'il lui avait dit. Or une lettre d'elle, se croisant avec la sienne, le priait précisément de
déplacer un rendez−vous. Il se demandait pourquoi; ses soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvait
plus tenir, dans l'état nouveau d'agitation où il se trouvait, l'engagement qu'il avait pris dans l'état antérieur de
calme relatif, il courait chez elle et exigeait de la voir tous les jours suivants. Et même si elle ne lui avait pas
écrit la première, si elle répondait seulement, cela suffisait pour qu'il ne pût plus rester sans la voir. Car,
contrairement au calcul de Swann, le consentement d'Odette avait tout changé en lui. Comme tous ceux qui
possèdent une chose, pour savoir ce qui arriverait s'il cessait un moment de la posséder, il avait ôté cette
chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans le même état que quand elle était là. Or l'absence d'une
chose, ce n'est pas que cela, ce n'est pas un simple manque partiel, c'est un bouleversement de tout le reste,
c'est un état nouveau qu'on ne peut prévoir dans l'ancien.
Mais d'autres fois au contraire, Odette était sur le point de partir en voyage, c'était après quelque petite
querelle dont il choisissait le prétexte, qu'il se résolvait à ne pas lui écrire et à ne pas la revoir avant son
retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le bénéfice d'une grande brouille, qu'elle croirait peut−être
définitive, à une séparation dont la plus longue part était inévitable du fait du voyage et qu'il faisait
commencer seulement un peu plus tôt. Déjà il se figurait Odette inquiète, affligée, de n'avoir reçu ni visite ni
lettre et cette image, en calmant sa jalousie, lui rendait facile de se déshabituer de la voir. Sans doute, par
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
150
moments, tout au bout de son esprit où sa résolution la refoulait grâce à toute la longueur interposée des trois
semaines de séparation acceptée, c'était avec plaisir qu'il considérait l'idée qu'il reverrait Odette à son retour:
mais c'était aussi avec si peu d'impatience qu'il commençait à se demander s'il ne doublerait pas
volontierement la durée d'une abstinence si facile. Elle ne datait encore que de trois jours, temps beaucoup
moins long que celui qu'il avait souvent passé en ne voyant pas Odette, et sans l'avoir comme maintenant
prémédité. Et pourtant voici qu'une légère contrariété ou un malaise physique, en l'incitant à considérer le
moment présent comme un moment exceptionnel, en dehors de la règle, où la sagesse même admettrait
d'accueillir l'apaisement qu'apporte un plaisir et de donner congé, jusqu'à la reprise utile de l'effort, à la
volonté suspendait l'action de celle−ci qui cessait d'exercer sa compression; ou, moins que cela, le souvenir
d'un renseignement qu'il avait oublié de demander à Odette, si elle avait décidé la couleur dont elle voulait
faire repeindre sa voiture, ou pour une certaine valeur de bourse, si c'était des actions ordinaires ou
privilégiées qu'elle désirait acquérir (c'était très joli de lui montrer qu'il pouvait rester sans la voir, mais si
après ça la peinture était à refaire ou si les actions ne donnaient pas de dividende, il serait bien avancé), voici
que comme un caoutchouc tendu qu'on lâche ou comme l'air dans une machine pneumatique qu'on entr'ouvre,
l'idée de la revoir, des lointains où elle était maintenue, revenait d'un bond dans le champ du présent et des
possibilités immédiates.
Elle y revenait sans plus trouver de résistance, et d'ailleurs si irrésistible que Swann avait eu bien moins de
peine à sentir s'approcher un à un les quinze jours qu'il devait rester séparé d'Odette, qu'il n'en avait à attendre
les dix minutes que son cocher mettait pour atteler la voiture qui allait l'emmener chez elle et qu'il passait
dans des transports d'impatience et de joie où il ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse cette
idée de la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment où il la croyait si loin, était de nouveau près de
lui dans sa plus proche conscience. C'est qu'elle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le désir de chercher
sans plus tarder à lui résister qui n'existait plus chez Swann depuis que s'étant prouvé à lui−même, il le
croyait du moins, qu'il en était si aisément capable, il ne voyait plus aucun inconvénient à ajourner un essai
de séparation qu'il était certain maintenant de mettre à exécution dès qu'il le voudrait. C'est aussi que cette
idée de la revoir revenait parée pour lui d'une nouveauté, d'une séduction, douée d'une virulence que
l'habitude avait émoussées, mais qui s'étaient retrempées dans cette privation non de trois jours mais de
quinze (car la durée d'un renoncement doit se calculer, par anticipation, sur le terme assigné), et de ce qui
jusque−là eût été un plaisir attendu qu'on sacrifie aisément, avait fait un bonheur inespéré contre lequel on est
sans force. C'est enfin qu'elle y revenait embellie par l'ignorance où était Swann de ce qu'Odette avait pu
penser, faire peut−être en voyant qu'il ne lui avait pas donné signe de vie, si bien que ce qu'il allait trouver
c'était la révélation passionnante d'une Odette presque inconnue.
Mais elle, de même qu'elle avait cru que son refus d'argent n'était qu'une feinte, ne voyait qu'un prétexte dans
le renseignement que Swann venait lui demander, sur la voiture à repeindre, ou la valeur à acheter. Car elle
ne reconstituait pas les diverses phases de ces crises qu'il traversait et dans l'idée qu'elle s'en faisait, elle
omettait d'en comprendre le mécanisme, ne croyant qu'à ce qu'elle connaissait d'avance, à la nécessaire, à
l'infaillible et toujours identique terminaison. Idée incomplète, d'autant plus profonde peut−être si on la
jugeait du point de vue de Swann qui eût sans doute trouvé qu'il était incompris d'Odette, comme un
morphinomane ou un tuberculeux, persuadés qu'ils ont été arrêtés, l'un par un événement extérieur au
moment où il allait se délivrer de son habitude invétérée, l'autre par une indisposition accidentelle au moment
où il allait être enfin rétabli, se sentent incompris du médecin qui n'attache pas la même importance qu'eux à
ces prétendues contingences, simples déguisements, selon lui, revêtus, pour redevenir sensibles à ses
malades, par le vice et l'état morbide qui, en réalité, n'ont pas cessé de peser incurablement sur eux tandis
qu'ils berçaient des rêves de sagesse ou de guérison. Et de fait, l'amour de Swann en était arrivé à ce degré où
le médecin et, dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de
son vice ou lui ôter son mal, est encore raisonnable ou même possible.
Certes l'étendue de cet amour, Swann n'en avait pas une conscience directe. Quand il cherchait à le mesurer,
il lui arrivait parfois qu'il semblât diminué, presque réduit à rien; par exemple, le peu de goût, presque le
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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dégoût que lui avaient inspiré, avant qu'il aimât Odette, ses traits expressifs, son teint sans fraîcheur, lui
revenait à certains jours. "Vraiment il y a progrès sensible, se disait−il le lendemain; à voir exactement les
choses, je n'avais presque aucun plaisir hier à être dans son lit, c'est curieux je la trouvais même laide." Et
certes, il était sincère, mais son amour s'étendait bien au−delà des régions du désir physique. La personne
même d'Odette n'y tenait plus une grande place. Quand du regard il rencontrait sur sa table la photographie
d'Odette, ou quand elle venait le voir, il avait peine à identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble
douloureux et constant qui habitait en lui. Il se disait presque avec étonnement: "C'est elle" comme si tout
d'un coup on nous montrait extériorisée devant nous une de nos maladies et que nous ne la trouvions pas
ressemblante à ce que nous souffrons. "Elle", il essayait de se demander ce que c'était; car c'est une
ressemblance de l'amour et de la mort, plutôt que celles si vagues, que l'on redit toujours, de nous faire
interroger plus avant, dans la peur que sa réalité se dérobe, le mystère de la personnalité. Et cette maladie
qu'était l'amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de
Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu'il désirait pour après sa
mort, il ne faisait tellement plus qu'un avec lui, qu'on n'aurait pas pu l'arracher de lui sans le détruire
lui−même à peu près tout entier: comme on dit en chirurgie, son amour n'était plus opérable.
Par cet amour Swann avait été tellement détaché de tous les intérêts, que quand par hasard il retournait dans
le monde en se disant que ses relations comme une monture élégante qu'elle n'aurait pas d'ailleurs su estimer
très exactement, pouvaient lui rendre à lui−même un peu de prix aux yeux d'Odette (et ç'aurait peut−être été
vrai en effet si elles n'avaient été avilies par cet amour même, qui pour Odette dépréciait toutes les choses
qu'il touchait par le fait qu'il semblait les proclamer moins précieuses), il y éprouvait, à côté de la détresse
d'être dans des lieux, au milieu de gens qu'elle ne connaissait pas, le plaisir désintéressé qu'il aurait pris à un
roman ou à un tableau où sont peints les divertissements d'une classe oisive, comme, chez lui, il se
complaisait à considérer le fonctionnement de sa vie domestique, l'élégance de sa garde−robe et de sa livrée,
le bon placement de ses valeurs, de la même façon qu'à lire dans Saint−Simon, qui était un de ses auteurs
favoris, la mécanique des journées, le menu des repas de Mme de Maintenon, ou l'avarice avisée et le grand
train de Lulli. Et dans la faible mesure où ce détachement n'était pas absolu, la raison de ce plaisir nouveau
que goûtait Swann, c'était de pouvoir émigrer un moment dans les rares parties de lui−même restées presque
étrangères à son amour, à son chagrin. A cet égard cette personnalité, que lui attribuait ma grand'tante, de
"fils Swann", distincte de sa personnalité plus individuelle de Charles Swann, était celle où il se plaisait
maintenant le mieux. Un jour que, pour l'anniversaire de la princesse de Parme (et parce qu'elle pouvait
souvent être indirectement agréable à Odette en lui faisant avoir des places pour des galas, des jubilés), il
avait voulu lui envoyer des fruits, ne sachant pas trop comment les commander, il en avait chargé une cousine
de sa mère qui, ravie de faire une commission pour lui, lui avait écrit, en lui rendant compte qu'elle n'avait
pas pris tous les fruits au même endroit, mais les raisins chez Crapote dont c'est la spécialité, les fraises chez
Jauret, les poires chez Chevet où elles étaient plus belles, etc., "chaque fruit visité et examiné un par un par
moi". Et en effet, par les remerciements de la princesse, il avait pu juger du parfum des fraises et du moelleux
des poires. Mais surtout le "chaque fruit visité et examiné un par un par moi" avait été un apaisement à sa
souffrance, en emmenant sa conscience dans une région où il se rendait rarement, bien qu'elle lui appartînt
comme héritier d'une famille de riche et bonne bourgeoisie où s'étaient conservés héréditairement, tout prêts à
être mis à son service dès qu'il le souhaitait, la connaissance des "bonnes adresses" et l'art de savoir bien faire
une commande.
Certes, il avait trop longtemps oublié qu'il était le "fils Swann" pour ne pas ressentir quand il le redevenait un
moment, un plaisir plus vif que ceux qu'il eût pu éprouver le reste du temps et sur lesquels il était blasé; et si
l'amabilité des bourgeois, pour lesquels il restait surtout cela, était moins vive que celle de l'aristocratie (mais
plus flatteuse d'ailleurs, car chez eux du moins elle ne se sépare jamais de la considération), une lettre
d'altesse, quelques divertissements princiers qu'elle lui proposât, ne pouvait lui être aussi agréable que celle
qui lui demandait d'être témoin, ou seulement d'assister à un mariage dans la famille de vieux amis de ses
parents dont les uns avaient continué à le voir comme mon grand−père qui, l'année précédente, l'avait invité
au mariage de ma mère et dont certains autres le connaissaient personnellement à peine mais se croyaient
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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des devoirs de politesse envers le fils, envers le digne successeur de feu M. Swann.
Mais, par les intimités déjà anciennes qu'il avait parmi eux, les gens du monde, dans une certaine mesure,
faisaient aussi partie de sa maison, de son domestique et de sa famille. Il se sentait, à considérer ses brillantes
amitiés, le même appui hors de lui−même, le même confort, qu'à regarder les belles terres, la belle argenterie,
le beau linge de table, qui lui venaient des siens. Et la pensée que s'il tombait chez lui frappé d'une attaque ce
serait tout naturellement le duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg et le baron de Charlus,
que son valet de chambre courrait chercher, lui apportait la même consolation qu'à notre vieille Françoise de
savoir qu'elle serait ensevelie dans des draps fins à elle, marqués, non reprisés (ou si finement que cela ne
donnait qu'une plus haute idée du soin de l'ouvrière), linceul de l'image fréquente duquel elle tirait une
certaine satisfaction, sinon de bien−être, au moins d'amour−propre. Mais surtout, comme dans toutes celles
de ses actions, et de ses pensées qui se rapportaient à Odette, Swann était constamment dominé et dirigé par
le sentiment inavoué qu'il lui était peut−être pas moins cher, mais moins agréable à voir que quiconque, que
le plus ennuyeux fidèle des Verdurin, quand il se reportait à un monde pour qui il était l'homme exquis par
excellence, qu'on faisait tout pour attirer, qu'on se désolait de ne pas voir, il recommençait à croire à
l'existence d'une vie plus heureuse, presque à en éprouver l'appétit, comme il arrive à un malade alité depuis
des mois, à la diète, et qui aperçoit dans un journal le menu d'un déjeuner officiel ou l'annonce d'une croisière
en Sicile.
S'il était obligé de donner des excuses aux gens du monde pour ne pas leur faire de visites, c'était de lui en
faire qu'il cherchait à s'excuser auprès d'Odette. Encore les payait−il (se demandant à la fin du mois, pour peu
qu'il eût un peu abusé de sa patience et fût allé souvent la voir, si c'était assez de lui envoyer quatre mille
francs), et pour chacune trouvait un prétexte, un présent à lui apporter, un renseignement dont elle avait
besoin, M. de Charlus qu'elle avait rencontré allant chez elle, et qui avait exigé qu'il l'accompagnât. Et à
défaut d'aucun, il priait M. de Charlus de courir chez elle, de lui dire comme spontanément, au cours de la
conversation, qu'il se rappelait avoir à parler à Swann, qu'elle voulût bien lui faire demander de passer tout de
suite chez elle; mais le plus souvent Swann attendait en vain et M. de Charlus lui disait le soir que son moyen
n'avait pas réussi. De sorte que si elle faisait maintenant de fréquentes absences, même à Paris, quand elle y
restait, elle le voyait peu, et elle qui, quand elle l'aimait, lui disait: "Je suis toujours libre" et "Qu'est−ce que
l'opinion des autres peut me faire?", maintenant, chaque fois qu'il voulait la voir, elle invoquait les
convenances ou prétextait des occupations. Quand il parlait d'aller à une fête de charité, à un vernissage, à
une première, où elle serait, elle lui disait qu'il voulait afficher leur liaison, qu'il la traitait comme une fille.
C'est au point que pour tâcher de n'être pas partout privé de la rencontrer, Swann qui savait qu'elle connaissait
et affectionnait beaucoup mon grand−oncle Adolphe dont il avait été lui−même l'ami, alla le voir un jour
dans son petit appartement de la rue de Bellechasse afin de lui demander d'user de son influence sur Odette.
Comme elle prenait toujours, quand elle parlait à Swann, de mon oncle, des airs poétiques, disant: "Ah! lui,
ce n'est pas comme toi, c'est une si belle chose, si grande, si jolie, que son amitié pour moi. Ce n'est pas lui
qui me considérerait assez peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous les lieux publics", Swann fut
embarrassé et ne savait pas à quel ton il devait se hausser pour parler d'elle à mon oncle. Il posa d'abord
l'excellence a priori d'Odette, l'axiome de sa supra−humanité séraphique, la révélation de ses vertus
indémontrables et dont la notion ne pouvait dériver de l'expérience. "Je veux parler avec vous. Vous, vous
savez quelle femme au−dessus de toutes les femmes, quel être adorable, quel ange est Odette. Mais vous
savez ce que c'est que la vie de Paris. Tout le monde ne connaît pas Odette sous le jour où nous la
connaissons vous et moi. Alors il y a des gens qui trouvent que je joue un rôle un peu ridicule; elle ne peut
même pas admettre que je la rencontre dehors, au théâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, ne
pourriez−vous lui dire quelques mots pour moi, lui assurer qu'elle s'exagère le tort qu'un salut de moi lui
cause?"
Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne l'en aimerait que plus, et à Odette de
laisser Swann la retrouver partout où cela lui plairait. Quelques jours après, Odette disait à Swann qu'elle
venait d'avoir une déception en voyant que mon oncle était pareil à tous les hommes: il venait d'essayer de la
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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prendre de force. Elle calma Swann qui au premier moment voulait aller provoquer mon oncle, mais il refusa
de lui serrer la main quand il le rencontra. Il regretta d'autant plus cette brouille avec mon oncle Adolphe qu'il
avait espéré, s'il l'avait revu quelquefois et avait pu causer en toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair
certains bruits relatifs à la vie qu'Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncle Adolphe y passait l'hiver.
Et Swann pensait que c'était même peut−être là qu'il avait connu Odette. Le peu qui avait échappé à
quelqu'un devant lui, relativement à un homme qui aurait été l'amant d'Odette avait bouleversé Swann. Mais
les choses qu'il aurait avant de les connaître, trouvé le plus affreux d'apprendre et le plus impossible de croire,
une fois qu'il les savait, elles étaient incorporées à tout jamais à sa tristesse, il les admettait, il n'aurait plus pu
comprendre qu'elles n'eussent pas été. Seulement chacune opérait sur l'idée qu'il se faisait de sa maîtresse une
retouche ineffaçable. Il crut même comprendre, une fois, que cette légèreté des mœurs d'Odette qu'il n'eût pas
soupçonnée, était assez connue, et qu'à Bade et à Nice, quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu
une sorte de notoriété galante. Il chercha, pour les interroger, à se rapprocher de certains viveurs; mais
ceux−ci savaient qu'il connaissait Odette; et puis il avait peur de les faire penser de nouveau à elle, de les
mettre sur ses traces. Mais lui à qui jusque−là rien n'aurait pu paraître aussi fastidieux que tout ce qui se
rapportait à la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant qu'Odette avait peut−être fait autrefois la fête
dans ces villes de plaisir, sans qu'il dût jamais arriver à savoir si c'était seulement pour satisfaire à des besoins
d'argent que grâce à lui elle n'avait plus, ou à des caprices qui pouvaient renaître, maintenant il se penchait
avec une angoisse impuissante, aveugle et vertigineuse vers l'abîme sans fond où étaient allées s'engloutir ces
années du début du Septennat pendant lesquelles on passait l'hiver sur la promenade des Anglais, l'été sous
les tilleuls de Bade, et il leur trouvait une profondeur douloureuse mais magnifique comme celle que leur eût
prêtée un poète; et il eût mis à reconstituer les petits faits de la chronique de la Côte d'Azur d'alors, si elle
avait pu l'aider à comprendre quelque chose du sourire ou des regards pourtant si honnêtes et si simples
d'Odette, plus de passion que l'esthéticien qui interroge les documents subsistant de la Florence du XVe siècle
pour tâcher d'entrer plus avant dans l'âme de la Primavera, de la bella Vanna, ou de la Vénus, de Botticelli.
Souvent sans lui rien dire il la regardait, il songeait; elle lui disait: "Comme tu as l'air triste!" Il n'y avait pas
bien longtemps encore, de l'idée qu'elle était une créature bonne, analogue aux meilleures qu'il eût connues, il
avait passé à l'idée qu'elle était une femme entretenue; inversement il lui était arrivé depuis de revenir de
l'Odette de Crécy, peut−être trop connue des fêtards, des hommes à femmes, à ce visage d'une expression
parfois si douce, à cette nature si humaine. Il se disait: "Qu'est−ce que cela veut dire qu'à Nice tout le monde
sache qui est Odette de Crécy? Ces réputations−là, même vraies, sont faites avec les idées des autres"; il
pensait que cette légende fût−elle authentique était extérieure à Odette, n'était pas en elle comme une
personnalité irréductible et malfaisante; que la créature qui avait pu être amenée à mal faire, c'était une
femme aux bons yeux, au cœur plein de pitié pour la souffrance, au corps docile qu'il avait tenu, qu'il avait
serré dans ses bras et manié, une femme qu'il pourrait arriver un jour à posséder toute, s'il réussissait à se
rendre indispensable à elle. Elle était là, souvent fatiguée, le visage vidé pour un instant de la préoccupation
fébrile et joyeuse des choses inconnues qui faisaient souffrir Swann; elle écartait ses cheveux avec ses mains;
son front, sa figure paraissaient plus larges; alors, tout d'un coup, quelque pensée simplement humaine,
quelque bon sentiment comme il en existe dans toutes les créatures, quand dans un moment de repos ou de
repliement elles sont livrées à elles−mêmes, jaillissait dans ses yeux comme un rayon jaune. Et aussitôt tout
son visage s'éclairait comme une campagne grise, couverte de nuages qui soudain s'écartent, pour sa
transfiguration, au moment du soleil couchant. La vie qui était en Odette à ce moment−là, l'avenir même
qu'elle semblait rêveusement regarder, Swann aurait pu les partager avec elle; aucune agitation mauvaise ne
semblait y avoir laissé de résidu. Si rares qu'ils devinssent, ces moments−là ne furent pas inutiles. Par le
souvenir Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulait comme en or une Odette de bonté et de
calme pour laquelle il fit plus tard (comme on le verra dans la deuxième partie de cet ouvrage) des sacrifices
que l'autre Odette n'eût pas obtenus. Mais que ces moments étaient rares, et que maintenant il la voyait peu!
Même pour leur rendez−vous du soir, elle ne lui disait qu'à la dernière minute si elle pourrait le lui accorder
car, comptant qu'elle le trouverait toujours libre, elle voulait d'abord être certaine que personne d'autre ne lui
proposerait de venir. Elle alléguait qu'elle était obligée d'attendre une réponse de la plus haute importance
pour elle, et même si après qu'elle avait fait venir Swann des amis demandaient à Odette, quand la soirée était
déjà commencée, de les rejoindre au théâtre ou à souper, elle faisait un bond joyeux et s'habillait à la hâte. Au
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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fur et à mesure qu'elle avançait dans sa toilette, chaque mouvement qu'elle faisait rapprochait Swann du
moment où il faudrait la quitter, où elle s'enfuirait d'un élan irrésistible; et quand, enfin prête, plongeant une
dernière fois dans son miroir ses regards tendus et éclairés par l'attention, elle remettait un peu de rouge à ses
lèvres, fixait une mèche sur son front et demandait son manteau de soirée bleu ciel avec des glands d'or,
Swann avait l'air si triste qu'elle ne pouvait réprimer un geste d'impatience et disait: "Voilà comme tu me
remercies de t'avoir gardé jusqu'à la dernière minute. Moi qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. C'est
bon à savoir pour une autre fois!" Parfois, au risque de la fâcher, il se promettait de chercher à savoir où elle
était allée, il rêvait d'une alliance avec Forcheville qui peut−être aurait pu le renseigner. D'ailleurs quand il
savait avec qui elle passait la soirée, il était bien rare qu'il ne pût pas découvrir dans toutes ses relations à lui
quelqu'un qui connaissait fût−ce indirectement l'homme avec qui elle était sortie et pouvait facilement en
obtenir tel ou tel renseignement. Et tandis qu'il écrivait à un de ses amis pour lui demander de chercher à
éclaircir tel ou tel point, il éprouvait le repos de cesser de se poser ses questions sans réponses et de transférer
à un autre la fatigue d'interroger. Il est vrai que Swann n'était guère plus avancé quand il avait certains
renseignements. Savoir ne permet pas toujours d'empêcher, mais du moins les choses que nous savons, nous
les tenons, sinon entre nos mains, du moins dans notre pensée où nous les disposons à notre gré, ce qui nous
donne l'illusion d'une sorte de pouvoir sur elles. Il était heureux toutes les fois où M. de Charlus était avec
Odette. Entre M. de Charlus et elle, Swann savait qu'il ne pouvait rien se passer, que quand M. de Charlus
sortait avec elle c'était par amitié pour lui et qu'il ne ferait pas difficulté à lui raconter ce qu'elle avait fait.
Quelquefois elle avait déclaré si catégoriquement à Swann qu'il lui était impossible de le voir un certain soir,
elle avait l'air de tenir tant à une sortie, que Swann attachait une véritable importance à ce que M. de Charlus
fût libre de l'accompagner. Le lendemain, sans oser poser beaucoup de questions à M. de Charlus, il le
contraignait, en ayant l'air de ne pas bien comprendre ses premières réponses, à lui en donner de nouvelles,
après chacune desquelles il se sentait plus soulagé, car il apprenait bien vite qu'Odette avait occupé sa soirée
aux plaisirs les plus innocents. "Mais comment, mon petit Mémé, je ne comprends pas bien..., ce n'est pas en
sortant de chez elle que vous êtes allés au musée Grévin? Vous étiez allés ailleurs d'abord. Non? Oh! que c'est
drôle! Vous ne savez pas comme vous m'amusez, mon petit Mémé. Mais quelle drôle d'idée elle a eue d'aller
ensuite au Chat Noir, c'est bien une idée d'elle... Non? c'est vous. C'est curieux. Après tout ce n'est pas une
mauvaise idée, elle devait y connaître beaucoup de monde? Non? elle n'a parlé à personne? C'est
extraordinaire. Alors vous êtes restés là comme cela tous les deux tous seuls? Je vois d'ici cette scène. Vous
êtes gentil, mon petit Mémé, je vous aime bien." Swann se sentait soulagé. Pour lui, à qui il était arrivé en
causant avec des indifférents qu'il écoutait à peine, d'entendre quelquefois certaines phrases (celle−ci par
exemple: "J'ai vu hier Mme de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne connais pas"), phrases qui aussitôt
dans le cœur de Swann passaient à l'état solide, s'y durcissaient comme une incrustation, le déchiraient, n'en
bougeaient plus, qu'ils étaient doux au contraire ces mots: "Elle ne connaissait personne, elle n'a parlé à
personne", comme ils circulaient aisément en lui, qu'ils étaient fluides, faciles, respirables! Et pourtant au
bout d'un instant il se disait qu'Odette devait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent là les plaisirs
qu'elle préférait à sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le rassurait, lui faisait pourtant de la peine
comme une trahison.
Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée, il lui aurait suffi pour calmer l'angoisse qu'il éprouvait
alors, et contre laquelle la présence d'Odette, la douceur d'être auprès d'elle était le seul spécifique (un
spécifique qui à la longue aggravait le mal avec bien des remèdes, mais du moins calmait momentanément la
souffrance), il lui aurait suffi, si Odette l'avait seulement permis, de rester chez elle tant qu'elle ne serait pas
là, de l'attendre jusqu'à cette heure du retour dans l'apaisement de laquelle seraient venues se confondre les
heures qu'un prestige, un maléfice lui avaient fait croire différentes des autres. Mais elle ne le voulait pas; il
revenait chez lui; il se forçait en chemin à former divers projets, il cessait de songer à Odette; même il
arrivait, tout en se déshabillant, à rouler en lui des pensées assez joyeuses; c'est le cœur plein de l'espoir
d'aller le lendemain voir quelque chef−d'œuvre qu'il se mettait au lit et éteignait sa lumière; mais, dès que,
pour se préparer à dormir, il cessait d'exercer sur lui−même une contrainte dont il n'avait même pas
conscience tant elle était devenue habituelle, au même instant un frisson glacé refluait en lui et il se mettait à
sangloter. Il ne voulait même pas savoir pourquoi, s'essuyait les yeux, se disait en riant: "C'est charmant, je
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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deviens névropathe." Puis il ne pouvait penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudrait
recommencer de chercher à savoir ce qu'Odette avait fait, à mettre en jeu des influences pour tâcher de la
voir. Cette nécessité d'une activité sans trêve, sans variété, sans résultats, lui était si cruelle qu'un jour
apercevant une grosseur sur son ventre, il ressentit une véritable joie à la pensée qu'il avait peut−être une
tumeur mortelle, qu'il n'allait plus avoir à s'occuper de rien, que c'était la maladie qui allait le gouverner, faire
de lui son jouet, jusqu'à la fin prochaine. Et en effet si, à cette époque, il lui arriva souvent sans se l'avouer de
désirer la mort, c'était pour échapper moins à l'acuité de ses souffrances qu'à la monotonie de son effort.
Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu'à l'époque où il ne l'aimerait plus, où elle n'aurait aucune raison de lui
mentir et où il pourrait enfin apprendre d'elle si le jour où il était allé la voir dans l'après−midi, elle était ou
non couchée avec Forcheville. Souvent pendant quelques jours, le soupçon qu'elle aimait quelqu'un d'autre le
détournait de se poser cette question relative à Forcheville, la lui rendait presque indifférente, comme ces
formes nouvelles d'un même état maladif qui semblent momentanément nous avoir délivrés des précédentes.
Même il y avait des jours où il n'était tourmenté par aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain
matin, au réveil, il sentait à la même place la même douleur dont, la veille pendant la journée, il avait comme
dilué la sensation dans le torrent des impressions différentes. Mais elle n'avait pas bougé de place. Et même,
c'était l'acuité de cette douleur qui avait réveillé Swann.
Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses si importantes qui l'occupaient tant chaque
jour (bien qu'il eût assez vécu pour savoir qu'il n'y en a jamais d'autres que les plaisirs), il ne pouvait pas
chercher longtemps de suite à les imaginer, son cerveau fonctionnait à vide; alors il passait son doigt sur ses
paupières fatiguées comme il aurait essuyé le verre de son lorgnon, et cessait entièrement de penser. Il
surnageait pourtant à cet inconnu certaines occupations qui réapparaissaient de temps en temps, vaguement
rattachées par elle à quelque obligation envers des parents éloignés ou des amis d'autrefois, qui, parce qu'ils
étaient les seuls qu'elle lui citait souvent comme l'empêchant de le voir, paraissaient à Swann former le cadre
fixe, nécessaire, de la vie d'Odette. A cause du ton dont elle lui disait de temps à autre "le jour où je vais avec
mon amie à l'Hippodrome", si, s'étant senti malade et ayant pensé: "peut−être Odette voudrait bien passer
chez moi", il se rappelait brusquement que c'était justement ce jour−là, il se disait: "Ah! non, ce n'est pas la
peine de lui demander de venir, j'aurais dû y penser plus tôt, c'est le jour où elle va avec son amie à
l'Hippodrome. Réservons−nous pour ce qui est possible; c'est inutile de s'user à proposer des choses
inacceptables et refusées d'avance." Et ce devoir qui incombait à Odette d'aller à l'Hippodrome et devant
lequel Swann s'inclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inéluctable; mais ce caractère de nécessité dont il
était empreint semblait rendre plausible et légitime tout ce qui de près ou de loin se rapportait à lui. Si Odette
dans la rue ayant reçu d'un passant un salut qui avait éveillé la jalousie de Swann, elle répondait aux
questions de celui−ci en rattachant l'existence de l'inconnu à un des deux ou trois grands devoirs dont elle lui
parlait, si, par exemple, elle disait: "C'est un monsieur qui était dans la loge de mon amie avec qui je vais à
l'Hippodrome", cette explication calmait les soupçons de Swann, qui en effet trouvait inévitable que l'amie
eût d'autre invités qu'Odette dans sa loge à l'Hippodrome, mais n'avait jamais cherché ou réussi à se les
figurer. Ah! comme il eût aimé la connaître, l'amie qui allait à l'Hippodrome, et qu'elle l'y emmenât avec
Odette! Comme il aurait donné toutes ses relations pour n'importe quelle personne qu'avait l'habitude de voir
Odette, fût−ce une manucure ou une demoiselle de magasin. Il eût fait pour elles plus de frais que pour des
reines. Ne lui auraient−elles pas fourni, dans ce qu'elles contenaient de la vie d'Odette, le seul calmant
efficace pour ses souffrances? Comme il aurait couru avec joie passer les journées chez telle de ces petites
gens avec lesquelles Odette gardait des relations, soit par intérêt, soit par simplicité véritable. Comme il eût
volontiers élu domicile à jamais au cinquième étage de telle maison sordide et enviée où Odette ne
l'emmenait pas, et où, s'il y avait habité avec la petite couturière retirée dont il eût volontiers fait semblant
d'être l'amant, il aurait presque chaque jour reçu sa visite. Dans ces quartiers presque populaires, quelle
existence modeste, abjecte, mais douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eût accepté de vivre
indéfiniment.
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann, elle voyait s'approcher d'elle quelqu'un qu'il ne
connaissait pas, qu'il pût remarquer sur le visage d'Odette cette tristesse qu'elle avait eue le jour où il était
venu pour la voir pendant que Forcheville était là. Mais c'était rare; car les jours où malgré tout ce qu'elle
avait à faire et la crainte de ce que penserait le monde, elle arrivait à voir Swann, ce qui dominait maintenant
dans son attitude était l'assurance: grand contraste, peut−être revanche inconsciente ou réaction naturelle de
l'émotion craintive qu'aux premiers temps où elle l'avait connu, elle éprouvait auprès de lui, et même loin de
lui, quand elle commençait une lettre par ces mots: "Mon ami, ma main tremble si fort que je peux à peine
écrire" (elle le prétendait du moins et un peu de cet émoi devait être sincère pour qu'elle désirât d'en feindre
davantage). Swann lui plaisait alors. On ne tremble jamais que pour soi, que pour ceux qu'on aime. Quand
notre bonheur n'est plus dans leurs mains, de quel calme, de quelle aisance, de quelle hardiesse on jouit
auprès d'eux! En lui parlant, en lui écrivant, elle n'avait plus de ces mots par lesquels elle cherchait à se
donner l'illusion qu'il lui appartenait, faisant naître les occasions de dire "mon", "mien", quand il s'agissait de
lui: "Vous êtes mon bien, c'est le parfum de notre amitié, je le garde", de lui parler de l'avenir, de la mort
même, comme d'une seule chose pour eux deux. Dans ce temps−là, à tout de qu'il disait, elle répondait avec
admiration: "Vous, vous ne serez jamais comme tout le monde"; elle regardait sa longue tête un peu chauve,
dont les gens qui connaissaient les succès de Swann pensaient: "Il n'est pas régulièrement beau si vous
voulez, mais il est chic: ce toupet, ce monocle, ce sourire!", et, plus curieuse peut−être de connaître ce qu'il
était que désireuse d'être sa maîtresse, elle disait:
"Si je pouvais savoir ce qu'il y a dans cette tête là!"
Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait d'un ton parfois irrité, parfois indulgent:
"Ah! tu ne seras donc jamais comme tout le monde!"
Elle regardait cette tête qui n'était qu'un peu plus vieillie par le souci (mais dont maintenant tous pensaient, en
vertu de cette même aptitude qui permet de découvrir les intentions d'un morceau symphonique dont on a lu
le programme, et les ressemblances d'un enfant quand on connaît sa parenté: "Il n'est pas positivement laid si
vous voulez, mais il est ridicule: ce monocle, ce toupet, ce sourire!", réalisant dans leur imagination
suggestionnée la démarcation immatérielle qui sépare à quelques mois de distance une tête d'amant de cœur
et une tête de cocu), elle disait:
"Ah! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu'il y a dans cette tête−là."
Toujours prêt à croire ce qu'il souhaitait si seulement les manières d'être d'Odette avec lui laissaient place au
doute, il se jetait avidement sur cette parole:
"Tu le peux si tu le veux, lui disait−il."
Et il tâchait de lui montrer que l'apaiser, le diriger, le faire travailler, serait une noble tâche à laquelle ne
demandaient qu'à se vouer d'autres femmes qu'elle, entre les mains desquelles il est vrai d'ajouter que la noble
tâche ne lui eût paru plus qu'une indiscrète et insupportable usurpation de sa liberté. "Si elle ne m'aimait pas
un peu, se disait−il, elle ne souhaiterait pas de me transformer. Pour me transformer, il faudra qu'elle me voie
davantage." Ainsi trouvait−il dans ce reproche qu'elle lui faisait, comme une preuve d'intérêt, d'amour
peut−être; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peu qu'il était obligé de considérer comme telles les
défenses qu'elle lui faisait d'une chose ou d'une autre. Un jour, elle lui déclara qu'elle n'aimait pas son cocher,
qu'il lui montait peut−être la tête contre elle, qu'en tous cas il n'était pas avec lui de l'exactitude et de la
déférence qu'elle voulait. Elle sentait qu'il désirait lui entendre dire: "Ne le prends plus pour venir chez moi",
comme il aurait désiré un baiser. Comme elle était de bonne humeur, elle le lui dit; il fut attendri. Le soir,
causant avec M. de Charlus avec qui il avait la douceur de pouvoir parler d'elle ouvertement (car les moindres
propos qu'il tenait, même aux personnes qui ne la connaissaient pas, se rapportaient en quelque manière à
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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elle), il lui dit:
Je crois pourtant qu'elle m'aime; elle est si gentille pour moi, ce que je fais ne lui est certainement pas
indifférent.
Et si, au moment d'aller chez elle, montant dans sa voiture avec un ami qu'il devait laisser en route, l'autre lui
disait:
"Tiens, ce n'est pas Lorédan qui est sur le siège?", avec quelle joie mélancolique Swann lui répondait:
"Oh! sapristi non! je te dirai, je ne peux pas prendre Lorédan quand je vais rue La Pérouse. Odette n'aime pas
que je prenne Lorédan, elle ne le trouve pas bien pour moi; enfin que veux−tu, les femmes, tu sais! je sais que
ça lui déplairait beaucoup. Ah bien oui! je n'aurais eu qu'à prendre Rémi! j'en aurais eu une histoire!"
Ces nouvelles façons indifférentes, distraites, irritables, qui étaient maintenant celles d'Odette avec lui, certes
Swann en souffrait; mais il ne connaissait pas sa souffrance; comme c'était progressivement, jour par jour,
qu'Odette s'était refroidie à son égard, ce n'est qu'en mettant en regard de ce qu'elle était aujourd'hui ce qu'elle
avait été au début, qu'il aurait pu sonder la profondeur du changement qui s'était accompli. Or ce changement
c'était sa profonde, sa secrète blessure, qui lui faisait mal jour et nuit, et dès qu'il sentait que ses pensées
allaient un peu trop près d'elle, vivement il les dirigeait d'un autre côté de peur de trop souffrir. Il se disait
bien d'une façon abstraite: "Il fut un temps où Odette m'aimait davantage", mais jamais il ne revoyait ce
temps. De même qu'il y avait dans son cabinet une commode qu'il s'arrangeait à ne pas regarder, qu'il faisait
un crochet pour éviter en entrant et en sortant, parce que dans un tiroir étaient serrés le chrysanthème qu'elle
lui avait donné le premier soir où il l'avait reconduite, les lettres où elle disait: "Que n'y avez−vous oublié
aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre" et: "A quelque heure du jour et de la nuit que vous
ayez besoin de moi, faites−moi signe et disposez de ma vie", de même il y avait en lui une place dont il ne
laissait jamais approcher son esprit, lui faisant faire s'il le fallait le détour d'un long raisonnement pour qu'il
n'eût pas à passer devant elle: c'était celle où vivait le souvenir des jours heureux.
Mais sa si précautionneuse prudence fut déjouée un soir qu'il était allé dans le monde.
C'était chez la marquise de Saint−Euverte, à la dernière, pour cette année−là, des soirées où elle faisait
entendre des artistes qui lui servaient ensuite pour ses concerts de charité. Swann, qui avait voulu
successivement aller à toutes les précédentes et n'avait pu s'y résoudre, avait reçu, tandis qu'il s'habillait pour
se rendre à celle−ci, la visite du baron de Charlus qui venait lui offrir de retourner avec lui chez la marquise,
si sa compagnie devait l'aider à s'y ennuyer un peu moins, à s'y trouver moins triste. Mais Swann lui avait
répondu:
"Vous ne doutez pas du plaisir que j'aurais à être avec vous. Mais le plus grand plaisir que vous puissiez me
faire c'est d'aller plutôt voir Odette. Vous savez l'excellente influence que vous avez sur elle. Je crois qu'elle
ne sort pas ce soir avant d'aller chez son ancienne couturière où du reste elle sera sûrement contente que vous
l'accompagniez. En tous cas vous la trouveriez chez elle avant. Tâchez de la distraire et aussi de lui parler
raison. Si vous pouviez arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et que nous pourrions faire tous les
trois ensemble. Tâchez aussi de poser des jalons pour cet été, si elle avait envie de quelque chose, d'une
croisière que nous ferions tous les trois, que sais−je? Quant à ce soir, je ne compte pas la voir; maintenant si
elle le désirait ou si vous trouviez un joint, vous n'avez qu'à m'envoyer un mot chez Mme de Saint−Euverte
jusqu'à minuit, et après chez moi. Merci de tout ce que vous faites pour moi, vous savez comme je vous
aime."
Le baron lui promit d'aller faire la visite qu'il désirait après qu'il l'aurait conduit jusqu'à la porte de l'hôtel
Saint−Euverte, où Swann arriva tranquillisé par la pensée que M. de Charlus passerait la soirée rue La
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Pérouse, mais dans un état de mélancolique indifférence à toutes les choses qui ne touchaient pas Odette, et
en particulier aux choses mondaines, qui leur donnait le charme de ce qui, n'étant plus un but pour notre
volonté, nous apparaît en soi−même. Dès sa descente de voiture, au premier plan de ce résumé fictif de leur
vie domestique que les maîtresses de maison prétendent offrir à leurs invités les jours de cérémonie et où
elles cherchent à respecter la vérité du costume et celle du décor, Swann prit plaisir à voir les héritiers des
"tigres" de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de la promenade, qui, chapeautés et bottés, restaient
dehors devant l'hôtel sur le sol de l'avenue, ou devant les écuries, comme des jardiniers auraient été rangés à
l'entrée de leurs parterres. La disposition particulière qu'il avait toujours eue à chercher des analogies entre les
êtres vivants et les portraits des musées s'exerçait encore mais d'une façon plus constante et plus générale;
c'est la vie mondaine tout entière, maintenant qu'il en était détaché, qui se présentait à lui comme une suite de
tableaux. Dans le vestibule où, autrefois, quand il était un mondain, il entrait enveloppé dans son pardessus
pour en sortir en frac, mais sans savoir ce qui s'y était passé, étant par la pensée, pendant les quelques instants
qu'il y séjournait, ou bien encore dans la fête qu'il venait de quitter, ou bien déjà dans la fête où on allait
l'introduire, pour la première fois il remarqua, réveillée par l'arrivée inopinée d'un invité aussi tardif, la meute
éparse, magnifique et désœuvrée de grands valets de pied qui dormaient çà et là sur des banquettes et des
coffres et qui, soulevant leurs nobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et, rassemblés, formèrent le cercle
autour de lui.
L'un d'eux, d'aspect particulièrement féroce et assez semblable à l'exécuteur dans certains tableaux de la
Renaissance qui figurent des supplices, s'avança vers lui d'un air implacable pour lui prendre ses affaires.
Mais la dureté de son regard d'acier était compensée par la douceur de ses gants de fil, si bien qu'en
approchant de Swann il semblait témoigner du mépris pour sa personne et des égards pour son chapeau. Il le
prit avec un soin auquel l'exactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleux et une délicatesse
que rendait presque touchante l'appareil de sa force. Puis il le passa à un de ses aides, nouveau, et timide, qui
exprimait l'effroi qu'il ressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l'agitation d'une bête
captive dans les premières heures de sa domesticité.
A quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural, inutile, comme ce guerrier purement
décoratif qu'on voit dans les tableaux les plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier,
tandis qu'on se précipite et qu'on s'égorge à côté de lui; détaché du groupe de ses camarades qui
s'empressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à se désintéresser de cette scène, qu'il suivait
vaguement de ses yeux glauques et cruels, que si ç'eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saint
Jacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparue ou qui peut−être n'exista jamais que dans
le retable de San Zeno et les fresques des Eremitani où Swann l'avait approchée et où elle rêve encore issue
de la fécondation d'une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ou quelque saxon d'Albert
Dürer. Et les mèches de ses cheveux roux crespelés par la nature, mais collés par la brillantine, étaient
largement traitées comme elles sont dans la sculpture grecque qu'étudiait sans cesse le peintre de Mantoue, et
qui, si dans la création elle ne figure que l'homme, sait du moins tirer de ses simples formes des richesses si
variées et comme empruntées à toute la nature vivante, qu'une chevelure, par l'enroulement lisse et les becs
aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissant diadème de ses tresses, a l'air à la fois
d'un paquet d'algues, d'une nichée de colombes, d'un bandeau de jacinthes et d'une torsade de serpent.
D'autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés d'un escalier monumental que leur présence
décorative et leur immobilité marmoréenne auraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal:
"l'Escalier des Géants" et dans lequel Swann s'engagea avec la tristesse de penser qu'Odette ne l'avait jamais
gravi. Ah! avec quelle joie au contraire il eût grimpé les étages noirs, mal odorants et casse−cou de la petite
couturière retirée, dans le "cinquième" de laquelle il aurait été si heureux de payer plus cher qu'une
avant−scène hebdomadaire à l'Opéra le droit de passer la soirée quand Odette y venait et même les autres
jours pour pouvoir parler d'elle, vivre avec les gens qu'elle avait l'habitude de voir quand il n'était pas là et qui
à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de sa maîtresse, quelque chose de plus réel, de plus
inaccessible et de plus mystérieux. Tandis que dans cet escalier pestilentiel et désiré de l'ancienne couturière,
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comme il n'y en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devant chaque porte une boîte au lait
vide et sale préparée sur le paillasson, dans l'escalier magnifique et dédaigné que Swann montait à ce
moment, d'un côté et de l'autre, à des hauteurs différentes, devant chaque anfractuosité que faisait dans le mur
la fenêtre de la loge, ou la porte d'un appartement, représentant le service intérieur qu'ils dirigeaient et en
faisant hommage aux invités, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens qui vivaient le reste de
la semaine un peu indépendants dans leur domaine, y dînaient chez eux comme de petits boutiquiers et
seraient peut−être demain au service bourgeois d'un médecin ou d'un industriel) attentifs à ne pas manquer
aux recommandations qu'on leur avait faites avant de leur laisser endosser la livrée éclatante qu'ils ne
revêtaient qu'à de rares intervalles et dans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur aise, se tenaient sous
l'arcature de leur portail avec un éclat pompeux tempéré de bonhomie populaire, comme des saints dans leur
niche; et un énorme suisse, habillé comme à l'église, frappait les dalles de sa canne au passage de chaque
arrivant. Parvenu en haut de l'escalier le long duquel l'avait suivi un domestique à face blême, avec une petite
queue de cheveux, noués d'un catogan, derrière la tête, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du
répertoire, Swann passa devant un bureau où des valets, assis comme des notaires devant de grands registres,
se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa alors un petit vestibule qui, tel que certaines pièces
aménagées par leur propriétaire pour servir de cadre à une seule œuvre d'art, dont elles tirent leur nom, et
d'une nudité voulue, ne contiennent rien d'autre , exhibait à son entrée, comme quelque précieuse effigie de
Benvenuto Cellini représentant un homme de guet, un jeune valet de pied, le corps légèrement fléchi en
avant, dressant sur son hausse−col rouge une figure plus rouge encore d'où s'échappaient des torrents de feu,
de timidité et de zèle, et qui, perçant les tapisseries d'Aubusson tendues devant le salon où on écoutait la
musique, de son regard impétueux, vigilant, éperdu, avait l'air, avec une impassibilité militaire ou une foi
surnaturelle, allégorie de l'alarme, incarnation de l'attente, commémoration du branle−bas, d'épier, ange
ou vigie, d'une tour de donjon ou de cathédrale, l'apparition de l'ennemi ou l'heure du Jugement. Il ne restait
plus à Swann qu'à pénétrer dans la salle du concert dont un huissier chargé de chaînes lui ouvrit les portes, en
s'inclinant, comme il lui aurait remis les clefs d'une ville. Mais il pensait à la maison où il aurait pu se trouver
en ce moment même, si Odette l'avait permis, et le souvenir entrevu d'une boîte au lait vide sur un paillasson
lui serra le cœur.
Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand, au delà de la tenture de tapisserie, au
spectacle des domestiques succéda celui des invités. Mais cette laideur même de visages qu'il connaissait
pourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits, au lieu d'être pour lui des signes pratiquement
utilisables à l'identification de telle personne qui lui avait représenté jusque−là un faisceau de plaisirs à
poursuivre, d'ennuis à éviter, ou de politesses à rendre, reposaient, coordonnés seulement par des rapports
esthétiques, dans l'autonomie de leurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserré,
il n'était pas jusqu'aux monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois, auraient tout au plus permis à
Swann de dire qu'ils portaient un monocle), qui, déliés maintenant de signifier une habitude, la même pour
tous, ne lui apparussent chacun avec une sorte d'individualité. Peut−être parce qu'il ne regarda le général de
Froberville et le marquis de Bréauté qui causaient dans l'entrée que comme deux personnages dans un
tableau, alors qu'ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles qui l'avaient présenté au Jockey et assisté
dans des duels, le monocle du général, resté entre ses paupières comme un éclat d'obus dans sa figure
vulgaire, balafrée et triomphale, au milieu du front qu'il éborgnait comme l'œil unique du cyclope, apparut à
Swann comme une blessure monstrueuse qu'il pouvait être glorieux d'avoir reçue, mais qu'il était indécent
d'exhiber; tandis que celui que M. de Bréauté ajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au "gibus", à
la cravate blanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui−même) pour aller dans le
monde, portait collé à son revers, comme une préparation d'histoire naturelle sous un microscope, un regard
infinitésimal et grouillant d'amabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beauté des fêtes,
à l'intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements.
Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu'on ne vous a vu, dit à Swann le général qui, remarquant ses
traits tirés et en concluant que c'était peut−être une maladie grave qui l'éloignait du monde, ajouta: "Vous
avez bonne mine, vous savez!" pendant que M. de Bréauté demandait:
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"Comment, vous, mon cher, qu'est−ce que vous pouvez bien faire ici?" à un romancier mondain qui venait
d'installer au coin de son œil un monocle, son seul organe d'investigation psychologique et d'impitoyable
analyse, et répondit d'un air important et mystérieux, en roulant l'r:
"J'observe."
Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n'avait aucune bordure et obligeant à une crispation
incessante et douloureuse l'œil où il s'incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicable
et la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatesse mélancolique, et le faisait juger par
les femmes comme capable de grands chagrins d'amour. Mais celui de M. de Saint−Candé, entouré d'un
gigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de gravité d'une figure qui s'ordonnait à tout moment par
rapport à lui, dont le nez frémissant et rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimaces
d'être à la hauteur des feux roulants d'esprit dont étincelait le disque de verre, et se voyait préférer aux plus
beaux regards du monde par des jeunes femmes snobs et dépravées qu'il faisait rêver de charmes artificiels et
d'un raffinement de volupté; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy qui avec sa grosse tête de carpe aux
yeux ronds, se déplaçait lentement au milieu des fêtes, en desserrant d'instant en instant ses mandibules
comme pour chercher son orientation, avait l'air de transporter seulement avec lui un fragment accidentel, et
peut−être purement symbolique, du vitrage de son aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela à
Swann, grand admirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue, cet Injuste à côté duquel un rameau
feuillu évoque les forêts où se cache son repaire.
Swann s'était avancé, sur l'insistance de Mme de Saint−Euverte et pour entendre un air d'Orphée qu'exécutait
un flûtiste, s'était mis dans un coin où il avait malheureusement comme seule perspective deux dames déjà
mûres assises l'une à côté de l'autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de Franquetot, lesquelles,
parce qu'elles étaient cousines, passaient leur temps dans les soirées, portant leurs sacs et suivies de leurs
filles, à se chercher comme dans une gare et n'étaient tranquilles que quand elles avaient marqué, par leur
éventail ou leur mouchoir, deux places voisines: Mme de Cambremer, comme elle avait très peu de relations,
étant d'autant plus heureuse d'avoir une compagne, Mme de Franquetot, qui était au contraire très lancée,
trouvait quelque chose d'élégant, d'original, à montrer à toutes ses belles connaissances qu'elle leur préférait
une dame obscure avec qui elle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein d'une mélancolique ironie,
Swann les regardait écouter l'intermède de piano ("Saint François parlant aux oiseaux", de Liszt) qui avait
succédé à l'air de flûte, et suivre le jeu vertigineux du virtuose. Mme de Franquetot anxieusement, les yeux
éperdus comme si les touches sur lesquelles il courait avec agilité avaient été une suite de trapèzes d'où il
pouvait tomber d'une hauteur de quatre−vingts mètres, et non sans lancer à sa voisine des regards
d'étonnement, de dénégation qui signifiaient: "Ce n'est pas croyable, je n'aurais jamais pensé qu'un homme
pût faire cela", Mme de Cambremer, en femme qui a reçu une forte éducation musicale, battant la mesure
avec sa tête transformée en balancier de métronome dont l'amplitude et la rapidité d'oscillations d'une épaule
à l'autre étaient devenues telles (avec cette espèce d'égarement et d'abandon du regard qu'ont les douleurs qui
ne se connaissent plus ni ne cherchent à se maîtriser et disent: "Que voulez−vous!") qu'à tout moment elle
accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et était obligée de redresser les raisins noirs qu'elle
avait dans les cheveux, sans cesser pour cela d'accélérer le mouvement. De l'autre côté de Mme de
Franquetot, mais un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa pensée favorite, l'alliance
qu'elle avait avec les Guermantes et d'où elle tirait pour le monde et pour elle−même beaucoup de gloire avec
quelque honte, les plus brillants d'entre eux la tenant un peu à l'écart, peut−être parce qu'elle était ennuyeuse,
ou parce qu'elle était méchante, ou parce qu'elle était d'une branche inférieure, ou peut−être sans aucune
raison. Quand elle se trouvait auprès de quelqu'un qu'elle ne connaissait pas, comme en ce moment auprès de
Mme de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu'elle avait de sa parenté avec les Guermantes ne pût se
manifester extérieurement en caractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des églises byzantines,
placés les uns au−dessous des autres, inscrivent en une colonne verticale, à côté d'un Saint Personnage les
mots qu'il est censé prononcer. Elle songeait en ce moment qu'elle n'avait jamais reçu une invitation ni une
visite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six ans que celle−ci était mariée. Cette pensée la
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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remplissait de colère, mais aussi de fierté; car à force de dire aux personnes qui s'étonnaient de ne pas la voir
chez Mme des Laumes, que c'est parce qu'elle aurait été exposée à y rencontrer la princesse Mathilde ce
que sa famille ultra−légitimiste ne lui aurait jamais pardonné, elle avait fini par croire que c'était en effet la
raison pour laquelle elle n'allait pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtant qu'elle avait demandé
plusieurs fois à Mme des Laumes comment elle pourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait que
confusément et d'ailleurs neutralisait et au delà ce souvenir un peu humiliant en murmurant: "Ce n'est tout de
même pas à moi à faire les premiers pas, j'ai vingt ans de plus qu'elle." Grâce à la vertu de ces paroles
intérieures, elle rejetait fièrement en arrière ses épaules détachées de son buste et sur lesquelles sa tête posée
presque horizontalement faisait penser à la tête "rapportée" d'un orgueilleux faisan qu'on sert sur une table
avec toutes ses plumes. Ce n'est pas qu'elle ne fût par nature courtaude, hommasse et boulotte; mais les
camouflets l'avaient redressée comme ces arbres qui, nés dans une mauvaise position au bord d'un précipice,
sont forcés de croître en arrière pour garder leur équilibre. Obligée, pour se consoler de ne pas être tout à fait
l'égale des autres Guermantes, de se dire sans cesse que c'était par intransigeance de principes et fierté qu'elle
les voyait peu, cette pensée avait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui
passait aux yeux des bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois d'un désir fugitif le regard
fatigué des hommes de cercle. Si on avait fait subir à la conversation de Mme de Gallardon ces analyses qui
en relevant la fréquence plus ou moins grande de chaque terme permettent de découvrir la clef d'un langage
chiffré, on se fût rendu compte qu'aucune expression, même la plus usuelle, n'y revenait aussi souvent que
"chez mes cousins de Guermantes", "chez ma tante de Guermantes", "la santé d'Elzéar de Guermantes", "la
baignoire de ma cousine de Guermantes". Quand on lui parlait d'un personnage illustre, elle répondait que,
sans le connaître personnellement, elle l'avait rencontré mille fois chez sa tante de Guermantes, mais elle
répondait cela d'un ton si glacial et d'une voix si sourde qu'il était clair que si elle ne le connaissait pas
personnellement c'était en vertu de tous les principes indéracinables et entêtés auxquels ses épaules
touchaient en arrière, comme à ces échelles sur lesquelles les professeurs de gymnastique vous font étendre
pour vous développer le thorax.
Or, la princesse des Laumes qu'on ne se serait pas attendu à voir chez Mme de Saint−Euverte, venait
précisément d'arriver. Pour montrer qu'elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon où elle ne venait que
par condescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les épaules là même où il n'y avait
aucune foule à fendre et personne à laisser passer, restant exprès dans le fond, de l'air d'y être à sa place,
comme un roi qui fait la queue à la porte d'un théâtre tant que les autorités n'ont pas été prévenues qu'il est là;
et, bornant simplement son regard pour ne pas avoir l'air de signaler sa présence et de réclamer des égards
à la considération d'un dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout à l'endroit qui lui avait
paru le plus modeste (et d'où elle savait bien qu'une exclamation ravie de Mme de Saint−Euverte allait la tirer
dès que celle−ci l'aurait aperçue), à côté de Mme de Cambremer qui lui était inconnue. Elle observait la
mimique de sa voisine mélomane, mais ne l'imitait pas. Ce n'est pas que, pour une fois qu'elle venait passer
cinq minutes chez Mme de Saint−Euverte, la princesse des Laumes n'eût souhaité, pour que la politesse
qu'elle lui faisait comptât double, se montrer le plus aimable possible. Mais par nature, elle avait horreur de
ce qu'elle appelait "les exagérations" et tenait à montrer qu'elle "n'avait pas à" se livrer à des manifestations
qui n'allaient pas avec le "genre" de la coterie où elle vivait, mais qui pourtant d'autre part ne laissaient pas de
l'impressionner, à la faveur de cet esprit d'imitation voisin de la timidité que développe chez les gens les plus
sûrs d'eux−mêmes l'ambiance d'un milieu nouveau, fût−il inférieur. Elle commençait à se demander si cette
gesticulation n'était pas rendue nécessaire par le morceau qu'on jouait et qui ne rentrait peut−être pas dans le
cadre de la musique qu'elle avait entendue jusqu'à ce jour, si s'abstenir n'était pas faire preuve
d'incompréhension à l'égard de l'œuvre et d'inconvenance vis−à−vis de la maîtresse de la maison: de sorte que
pour exprimer par une "cote mal taillée" ses sentiments contradictoires, tantôt elle se contentait de remonter
la bride de ses épaulettes ou d'assurer dans ses cheveux blonds les petites boules de corail ou d'émail rose,
givrées de diamant, qui lui faisaient une coiffure simple et charmante, en examinant avec une froide curiosité
sa fougueuse voisine, tantôt de son éventail elle battait pendant un instant la mesure, mais, pour ne pas
abdiquer son indépendance, à contretemps. Le pianiste ayant terminé le morceau de Liszt et ayant commencé
un prélude de Chopin, Mme de Cambremer lança à Mme de Franquetot un sourire attendri de satisfaction
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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compétente et d'allusion au passé. Elle avait appris dans sa jeunesse à caresser les phrases, au long col
sinueux et démesuré, de Chopin, si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leur
place en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du point où on avait pu espérer
qu'atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouent dans cet écart de fantaisie que pour revenir plus
délibérément, d'un retour plus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonnerait
jusqu'à faire crier, vous frapper au cœur.
Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations, n'allant guère au bal, elle s'était grisée dans la
solitude de son manoir, à ralentir, à précipiter la danse de tous ces couples imaginaires, à les égrener comme
des fleurs, à quitter un moment le bal pour entendre le vent souffler dans les sapins, au bord du lac, et à y voir
tout d'un coup s'avancer, plus différent de tout ce qu'on a jamais rêvé que ne sont les amants de la terre, un
mince jeune homme à la voix un peu chantante, étrangère et fausse, en gants blancs. Mais aujourd'hui la
beauté démodée de cette musique semblait défraîchie. Privée depuis quelques années de l'estime des
connaisseurs, elle avait perdu son honneur et son charme et ceux mêmes dont le goût est mauvais n'y
trouvaient plus qu'un plaisir inavoué et médiocre. Mme de Cambremer jeta un regard furtif derrière elle. Elle
savait que sa jeune bru (pleine de respect pour sa nouvelle famille, sauf en ce qui touchait les choses de
l'esprit sur lesquelles, sachant jusqu'à l'harmonie et jusqu'au grec, elle avait des lumières spéciales) méprisait
Chopin et souffrait quand elle en entendait jouer. Mais loin de la surveillance de cette wagnérienne qui était
plus loin avec un groupe de personnes de son âge, Mme de Cambremer se laissait aller à des impressions
délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait aussi. Sans être par nature douée pour la musique, elle
avait reçu il y a quinze ans les leçons qu'un professeur de piano du faubourg Saint−Germain, femme de génie
qui avait été à la fin de sa vie réduite à la misère, avait recommencé, à l'âge de soixante−dix ans, à donner aux
filles et aux petites−filles de ses anciennes élèves. Elle était morte aujourd'hui. Mais sa méthode, son beau
son, renaissaient parfois sous les doigts de ses élèves, même de celles qui étaient devenues pour le reste des
personnes médiocres, avaient abandonné la musique et n'ouvraient presque plus jamais un piano. Aussi Mme
des Laumes put−elle secouer la tête, en pleine connaissance de cause, avec une appréciation juste de la façon
dont le pianiste jouait ce prélude qu'elle savait par cœur. La fin de la phrase commencée chanta d'elle−même
sur ses lèvres. Et elle murmura "C'est toujours charmant", avec un double ch au commencement du mot qui
était une marque de délicatesse et dont elle sentait ses lèvres si romanesquement froissées comme une belle
fleur, qu'elle harmonisa instinctivement son regard avec elles en lui donnant à ce moment−là une sorte de
sentimentalité et de vague. Cependant Mme de Gallardon était en train de se dire qu'il était fâcheux qu'elle
n'eût que bien rarement l'occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car elle souhaitait lui donner une
leçon en ne répondant pas à son salut. Elle ne savait pas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme
de Franquetot la lui découvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant tout le monde; mais désireuse
de garder un air hautain et glacial qui rappelât à tous qu'elle ne désirait pas avoir de relations avec une
personne chez qui on pouvait se trouver nez à nez avec la princesse Mathilde, et au−devant de qui elle n'avait
pas à aller car elle n'était pas "sa contemporaine", elle voulut pourtant compenser cet air de hauteur et de
réserve par quelque propos qui justifiât sa démarche et forçât la princesse à engager la conversation; aussi une
fois arrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une main tendue comme une carte
forcée, lui dit: "Comment va ton mari?" de la même voix soucieuse que si le prince avait été gravement
malade. La princesse éclatant d'un rire qui lui était particulier et qui était destiné à la fois à montrer aux autres
qu'elle se moquait de quelqu'un et aussi à se faire paraître plus jolie en concentrant les traits de son visage
autour de sa bouche animée et de son regard brillant, lui répondit:
Mais le mieux du monde!
Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et refroidissant sa mine, inquiète encore pourtant de
l'état du prince, Mme de Gallardon dit à sa cousine:
Oriane (ici Mme des Laumes regarda d'un air étonné et rieur un tiers invisible vis−à−vis duquel elle
semblait tenir à attester qu'elle n'avait jamais autorisé Mme de Gallardon à l'appeler par son prénom), je
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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tiendrais beaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez moi entendre un quintette avec clarinette
de Mozart. Je voudrais avoir ton appréciation.
Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service, et avoir besoin de l'avis de la
princesse sur le quintette de Mozart comme si ç'avait été un plat de la composition d'une nouvelle cuisinière
sur les talents de laquelle il lui eût été précieux de recueillir l'opinion d'un gourmet.
Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite... que je l'aime!
Tu sais, mon mari n'est pas bien, son foie..., cela lui ferait grand plaisir de te voir, reprit Mme de Gallardon,
faisant maintenant à la princesse une obligation de charité de paraître à sa soirée.
La princesse n'aimait pas à dire aux gens qu'elle ne voulait pas aller chez eux. Tous les jours elle écrivait son
regret d'avoir été privée par une visite inopinée de sa belle−mère, par une invitation de son beau−frère, par
l'Opéra, par une partie de campagne d'une soirée à laquelle elle n'aurait jamais songé à se rendre. Elle
donnait ainsi à beaucoup de gens la joie de croire qu'elle était de leurs relations, qu'elle eût été volontiers chez
eux, qu'elle n'avait été empêchée de le faire que par les contretemps princiers qu'ils étaient flattés de voir
entrer en concurrence avec leur soirée. Puis, faisant partie de cette spirituelle coterie des Guermantes où
survivait quelque chose de l'esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentiments convenus, qui descend
de Mérimée, et a trouvé sa dernière expression dans le théâtre de Meilhac et Halévy, elle l'adaptait même
aux rapports sociaux, le transposait jusque dans sa politesse qui s'efforçait d'être positive, précise, de se
rapprocher de l'humble vérité. Elle ne développait pas longuement à une maîtresse de maison l'expression du
désir qu'elle avait d'aller à sa soirée; elle trouvait plus aimable de lui exposer quelques petits faits d'où
dépendrait qu'il lui fût ou non possible de s'y rendre.
Ecoute, je vais te dire, dit−elle à Mme de Gallardon, il faut demain soir que j'aille chez une amie qui m'a
demandé mon jour depuis longtemps. Si elle nous emmène au théâtre, il n'y aura pas, avec la meilleure
volonté, possibilité que j'aille chez toi; mais si nous restons chez elle, comme je sais que nous serons seuls, je
pourrai la quitter.
Tiens, tu as vu ton ami M. Swann?
Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu'il fût là, je vais tâcher qu'il me voie.
C'est drôle qu'il aille même chez la mère Saint−Euverte, dit Mme de Gallardon. Oh! je sais qu'il est
intelligent, ajouta−t−elle en voulant dire par là intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la sœur et la
belle−sœur de deux archevêques!
J'avoue à ma honte que je n'en suis pas choquée, dit la princesse des Laumes.
Je sais qu'il est converti, et même déjà ses parents et ses grands−parents. Mais on dit que les convertis
restent plus attachés à leur religion que les autres, que c'est une frime, est−ce vrai?
Je suis sans lumières à ce sujet.
Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin, après avoir terminé le prélude avait attaqué aussitôt
une polonaise. Mais depuis que Mme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de Swann, Chopin
ressuscité aurait pu venir jouer lui−même toutes ses œuvres sans que Mme des Laumes pût y faire attention.
Elle faisait partie d'une de ces deux moitiés de l'humanité chez qui la curiosité qu'a l'autre moitié pour les
êtres qu'elle ne connaît pas est remplacée par l'intérêt pour les êtres qu'elle connaît. Comme beaucoup de
femmes du faubourg Saint−Germain la présence dans un endroit où elle se trouvait de quelqu'un de sa coterie,
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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et auquel d'ailleurs elle n'avait rien de particulier à dire, accaparait exclusivement son attention aux dépens de
tout le reste. A partir de ce moment, dans l'espoir que Swann la remarquerait, la princesse ne fit plus, comme
une souris blanche apprivoisée à qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que tourner sa figure,
remplie de mille signes de connivence dénués de rapports avec le sentiment de la polonaise de Chopin, dans
la direction où était Swann et si celui−ci changeait de place, elle déplaçait parallèlement son sourire aimanté.
Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait jamais s'empêcher de sacrifier ses plus
grandes espérances sociales et d'éblouir un jour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de dire
quelque chose de désagréable, il y a des gens qui prétendent que ce M. Swann, c'est quelqu'un qu'on ne peut
pas recevoir chez soi, est−ce vrai?
Mais... tu dois bien savoir que c'est vrai, répondit la princesse des Laumes, puisque tu l'as invité cinquante
fois et qu'il n'est jamais venu.
Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d'un rire qui scandalisa les personnes qui écoutaient la
musique, mais attira l'attention de Mme de Saint−Euverte, restée par politesse près du piano et qui aperçut
seulement alors la princesse. Mme de Saint−Euverte était d'autant plus ravie de voir Mme des Laumes qu'elle
la croyait encore à Guermantes en train de soigner son beau−père malade.
Mais comment, princesse, vous étiez là?
Oui, je m'étais mise dans un petit coin, j'ai entendu de belles choses.
Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment!
Mais oui, un très long moment qui m'a semblé très court, long seulement parce que je ne vous voyais pas.
Mme de Saint−Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui répondit:
Mais pas du tout! Pourquoi? Je suis bien n'importe où!
Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de grande dame, un petit siège sans dossier:
Tenez, ce pouf, c'est tout ce qu'il me faut. Cela me fera tenir droite. Oh! mon Dieu, je fais encore du bruit,
je vais me faire conspuer.
Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l'émotion musicale était à son comble, un domestique passait des
rafraîchissements sur un plateau et faisait tinter des cuillers et, comme chaque semaine, Mme de
Saint−Euverte lui faisait, sans qu'il la vît, des signes de s'en aller. Une nouvelle mariée, à qui on avait appris
qu'une jeune femme ne doit pas avoir l'air blasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la maîtresse de
maison pour lui témoigner par son regard sa reconnaissance d'avoir "pensé à elle" pour un pareil régal.
Pourtant, quoique avec plus de calme que Mme de Franquetot, ce n'est pas sans inquiétude qu'elle suivait le
morceau; mais la sienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougie tressautant à
chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu à l'abat−jour, du moins de faire des taches sur le
palissandre. A la fin elle n'y tint plus et, escaladant les deux marches de l'estrade, sur laquelle était placé le
piano, se précipita pour enlever la bobèche. Mais à peine ses mains allaient−elles la toucher que sur un
dernier accord, le morceau finit et le pianiste se leva. Néanmoins l'initiative hardie de cette jeune femme, la
courte promiscuité qui en résulta entre elle et l'instrumentiste, produisirent une impression généralement
favorable.
Du Côté de Chez Swann
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Vous avez remarqué ce qu'a fait cette personne, princesse, dit le général de Froberville à la princesse des
Laumes qu'il était venu saluer et que Mme de Saint−Euverte quitta un instant. C'est curieux. Est−ce donc une
artiste?
Non, c'est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment la princesse et elle ajouta vivement: Je
vous répète ce que j'ai entendu dire, je n'ai aucune espèce de notion de qui c'est, on a dit derrière moi que
c'étaient des voisins de campagne de Mme de Saint−Euverte, mais je ne crois pas que personne les connaisse.
Ça doit être des "gens de la campagne"! Du reste, je ne sais pas si vous êtes très répandu dans la brillante
société qui se trouve ici, mais je n'ai pas idée du nom de toutes ces étonnantes personnes. A quoi
pensez−vous qu'ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme de Saint−Euverte? Elle a dû les faire venir
avec les musiciens, les chaises et les rafraîchissements. Avouez que ces "invités de chez Belloir" sont
magnifiques. Est−ce que vraiment elle a le courage de louer ces figurants toutes les semaines. Ce n'est pas
possible!
Ah! Mais Cambremer, c'est un nom authentique et ancien, dit le général.
Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchement la princesse, mais en tous cas ce n'est−ce
pas euphonique, ajouta−t−elle en détachant le mot euphonique comme s'il était entre guillemets, petite
affectation de dépit qui était particulière à la coterie Guermantes.
Vous trouvez? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait pas Mme de Cambremer de vue. Ce n'est
pas votre avis, princesse?
Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme, ce n'est pas agréable, car je ne crois pas
qu'elle soit ma contemporaine, répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardon et
aux Guermantes).
Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarder Mme de Cambremer, ajouta moitié par
méchanceté pour celle−ci, moitié par amabilité pour le général: "Pas agréable... pour son mari! Je regrette de
ne pas la connaître puisqu'elle vous tient à cœur, je vous aurais présenté," dit la princesse qui probablement
n'en aurait rien fait si elle avait connu la jeune femme. "Je vais être obligée de vous dire bonsoir, parce que
c'est la fête d'une amie à qui je dois aller la souhaiter, dit−elle d'un ton modeste et vrai, réduisant la réunion
mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicité d'une cérémonie ennuyeuse mais où il était obligatoire et
touchant d'aller. D'ailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que j'étais ici, est allé voir ses amis que vous
connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les Iéna."
"Ç'a été d'abord un nom de victoire, princesse, dit le général. Qu'est−ce que vous voulez, pour un vieux
briscard comme moi, ajouta−t−il en ôtant son monocle pour l'essuyer, comme il aurait changé un pansement,
tandis que la princesse détournait instinctivement les yeux, cette noblesse d'Empire, c'est autre chose bien
entendu, mais enfin, pour ce que c'est, c'est très beau dans son genre, ce sont des gens qui en somme se sont
battus en héros."
Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur un ton légèrement ironique: si je ne vais
pas avec Basin chez cette princesse d'Iéna, ce n'est pas du tout pour ça, c'est tout simplement parce que je ne
les connais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh! non, ce n'est pas ce que vous pouvez penser, ce n'est pas un
flirt, je n'ai pas à m'y opposer! Du reste, pour ce que cela sert quand je veux m'y opposer! ajouta−t−elle d'une
voix mélancolique, car tout le monde savait que dès le lendemain du jour où le prince des Laumes avait
épousé sa ravissante cousine, il n'avait pas cessé de la tromper. Mais enfin ce n'est pas le cas, ce sont des gens
qu'il a connus autrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D'abord je vous dirai que rien que ce
qu'il m'a dit de leur maison... Pensez que tous leurs meubles sont "Empire!"
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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Mais, princesse, naturellement, c'est parce que c'est le mobilier de leurs grands−parents.
Mais je ne vous dis pas, mais ça n'est pas moins laid pour ça. Je comprends très bien qu'on ne puisse pas
avoir de jolies choses, mais au moins qu'on n'ait pas de choses ridicules. Qu'est−ce que vous voulez? je ne
connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible style avec ces commodes qui ont des têtes de
cygnes comme des baignoires.
Mais je crois même qu'ils ont de belles choses, ils doivent avoir la fameuse table de mosaïque sur laquelle a
été signé le traité de...
Ah! Mais qu'ils aient des choses intéressantes au point de vue de l'histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne
peut pas être beau... puisque c'est horrible! Moi j'ai aussi des choses comme ça que Basin a héritées des
Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de Guermantes où personne ne les voit. Enfin, du reste,
ce n'est pas la question, je me précipiterais chez eux avec Basin, j'irais les voir même au milieu de leurs
sphinx et de leur cuivre si je les connaissais, mais... je ne les connais pas! Moi, on m'a toujours dit quand
j'étais petite que ce n'était pas poli d'aller chez les gens qu'on ne connaissait pas, dit−elle en prenant un ton
puéril. Alors, je fais ce qu'on m'a appris. Voyez−vous ces braves gens s'ils voyaient entrer une personne qu'ils
ne connaissent pas? Ils me recevraient peut−être très mal! dit la princesse.
Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition lui arrachait, en donnant à son regard fixé sur
le général une expression rêveuse et douce.
"Ah! princesse, vous savez bien qu'ils ne se tiendraient pas de joie..."
"Mais non, pourquoi?" lui demanda−t−elle avec une extrême vivacité, soit pour ne pas avoir l'air de savoir
que c'est parce qu'elle était une des plus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de l'entendre dire
au général. "Pourquoi? Qu'en savez−vous? Cela leur serait peut−être tout ce qu'il y a de plus désagréable.
Moi je ne sais pas, mais si j'en juge par moi, cela m'ennuie déjà tant de voir les personnes que je connais, je
crois que s'il fallait voir des gens que je ne connais pas, "même héroïques", je deviendrais folle. D'ailleurs,
voyons, sauf lorsqu'il s'agit de vieux amis comme vous qu'on connaît sans cela, je ne sais pas si l'héroïsme
serait d'un format très portatif dans le monde. Ça m'ennuie déjà souvent de donner des dîners, mais s'il fallait
offrir le bras à Spartacus pour aller à table... Non vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais
signe comme quatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes soirées. Et comme je n'en donne
pas..."
Ah! princesse, vous n'êtes pas Guermantes pour des prunes. Le possédez−vous assez, l'esprit des
Guermantes!
Mais on dit toujours l'esprit des Guermantes, je n'ai jamais pu comprendre pourquoi. Vous en connaissez
donc d'autres qui en aient, ajouta−t−elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de son visage
concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les yeux étincelants, enflammés d'un ensoleillement
radieux de gaîté que seuls avaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent−ils tenus par la
princesse elle−même, qui étaient une louange de son esprit ou de sa beauté. Tenez, voilà Swann qui a l'air de
saluer votre Cambremer; là... il est à côté de la mère Saint−Euverte, vous ne voyez pas! Demandez−lui de
vous présenter. Mais dépêchez−vous, il cherche à s'en aller!
Avez−vous remarqué quelle affreuse mine il a? dit le général.
Mon petit Charles! Ah! enfin il vient, je commençais à supposer qu'il ne voulait pas me voir!
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait Guermantes, terre voisine de
Combray, tout ce pays qu'il aimait tant et où il ne retournait plus pour ne pas s'éloigner d'Odette. Usant des
formes mi−artistes, mi−galantes, par lesquelles il savait plaire à la princesse et qu'il retrouvait tout
naturellement quand il se retrempait un instant dans son ancien milieu, et voulant d'autre part pour
lui−même exprimer la nostalgie qu'il avait de la campagne:
Ah! dit−il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de Saint−Euverte à qui il parlait et de Mme
des Laumes pour qui il parlait, voici la charmante princesse! Voyez, elle est venue tout exprès de Guermantes
pour entendre le Saint−François d'Assise de Liszt et elle n'a eu le temps, comme une jolie mésange, que
d'aller piquer pour les mettre sur sa tête quelques petits fruits de prunier des oiseaux et d'aubépine; il y a
même encore de petites gouttes de rosée, un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir la duchesse. C'est
très joli, ma chère princesse.
Comment la princesse est venue exprès de Guermantes? Mais c'est trop! Je ne savais pas, je suis confuse,
s'écrie naïvement Mme de Saint−Euverte qui était peu habituée au tour d'esprit de Swann. Et examinant la
coiffure de la princesse: Mais c'est vrai, cela imite... comment dirais−je, pas les châtaignes, non, oh! c'est une
idée ravissante, mais comment la princesse pouvait−elle connaître mon programme. Les musiciens ne me
l'ont même pas communiqué à moi.
Swann, habitué quand il était auprès d'une femme avec qui il avait gardé des habitudes galantes de langage,
de dire des choses délicates que beaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas expliquer à
Mme de Saint−Euverte qu'il n'avait parlé que par métaphore. Quant à la princesse, elle se mit à rire aux
éclats, parce que l'esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie et aussi parce qu'elle ne pouvait
entendre un compliment s'adressant à elle sans lui trouver les grâces les plus fines et une irrésistible drôlerie.
Hé bien! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d'aubépine vous plaisent. Pourquoi est−ce que vous
saluez cette Cambremer, est−ce que vous êtes aussi son voisin de campagne?
Mme de Saint−Euverte voyant que la princesse avait l'air content de causer avec Swann s'était éloignée.
Mais vous l'êtes vous−même, princesse.
Moi, mais ils ont donc des campagnes partout, ces gens! Mais comme j'aimerais être à leur place!
Ce ne sont pas les Cambremer, c'étaient ses parents à elle; elle est une demoiselle Legrandin qui venait à
Combray. Je ne sais pas si vous savez que vous êtes la comtesse de Combray et que le chapitre vous doit une
redevance.
Je ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis tapée de cent francs tous les ans par le curé,
ce dont je me passerais. Enfin ces Cambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finit
mal! dit−elle en riant.
Il ne commence pas mieux, répondit Swann.
En effet cette double abréviation!...
C'est quelqu'un de très en colère et de très convenable qui n'a pas osé aller jusqu'au bout du premier mot.
Mais puisqu'il ne devait pas pouvoir s'empêcher de commencer le second, il aurait mieux fait d'achever le
premier pour en finir une bonne fois. Nous sommes en train de faire des plaisanteries d'un goût charmant,
mon petit Charles, mais comme c'est ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta−t−elle d'un ton câlin, j'aime tant
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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causer avec vous. Pensez que je n'aurais même pas pu faire comprendre à cet idiot de Froberville que le nom
de Cambremer était étonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il n'y a que quand je vous vois que je
cesse de m'ennuyer.
Et sans doute cela n'était pas vrai. Mais Swann et la princesse avaient une même manière de juger les petites
choses qui avait pour effet à moins que ce ne fût pour cause une grande analogie dans la façon de
s'exprimer et jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas parce que rien n'était plus
différent que leurs deux voix. Mais si on parvenait par la pensée à ôter aux propos de Swann la sonorité qui
les enveloppait, les moustaches d'entre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte que c'étaient les mêmes
phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Pour les choses importantes, Swann et la
princesse n'avaient les mêmes idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentant toujours cette
espèce de frisson qui précède le moment où l'on va pleurer, il avait le même besoin de parler du chagrin qu'un
assassin a de parler de son crime. En entendant la princesse lui dire que la vie était une chose affreuse, il
éprouva la même douceur que si elle lui avait parlé d'Odette.
Oh! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions, ma chère amie. Ce qu'il y a de gentil
avec vous, c'est que vous n'êtes pas gaie. On pourrait passer une soirée ensemble.
Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez−vous pas à Guermantes, ma belle−mère serait folle de joie. Cela
passe pour très laid, mais je vous dirai que ce pays ne me déplaît pas, j'ai horreur des pays "pittoresques".
Je crois bien, c'est admirable, répondit Swann, c'est presque trop beau, trop vivant pour moi, en ce moment;
c'est un pays pour être heureux. C'est peut−être parce que j'y ai vécu, mais les choses m'y parlent tellement.
Dès qu'il se lève un souffle d'air, que les blés commencent à remuer, il me semble qu'il y a quelqu'un qui va
arriver, que je vais recevoir une nouvelle; et ces petites maisons au bord de l'eau... je serais bien malheureux!
Oh! mon petit Charles, prenez garde, voilà l'affreuse Rampillon qui m'a vue, cachez−moi, rappelez−moi
donc ce qui lui est arrivé, je confonds, elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus; peut−être les deux...
et ensemble!... Ah! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince... ayez l'air de me parler pour que
cette Bérénice ne vienne pas m'inviter à dîner. Du reste, je me sauve. Ecoutez, mon petit Charles, pour une
fois que je vous vois, vous ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmène chez la princesse de
Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi qui doit m'y rejoindre. Si on n'avait pas de vos nouvelles
par Mémé... Pensez que je ne vous vois plus jamais!
Swann refusa; ayant prévenu M. de Charlus qu'en quittant de chez Mme de Saint−Euverte il rentrerait
directement chez lui, il ne se souciait pas en allant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot
qu'il avait tout le temps espéré se voir remettre par un domestique pendant la soirée, et que peut−être il allait
trouver chez son concierge. "Ce pauvre Swann, dit ce soir−là Mme des Laumes à son mari, il est toujours
gentil, mais il a l'air bien malheureux. Vous le verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours. Je trouve
ridicule au fond qu'un homme de son intelligence souffre pour une personne de ce genre et qui n'est même
pas intéressante, car on la dit idiote", ajouta−t−elle avec la sagesse des gens non amoureux qui trouvent qu'un
homme d'esprit ne devrait être malheureux que pour une personne qui en valût la peine; c'est à peu près
comme s'étonner qu'on daigne souffrir du choléra par le fait d'un être aussi petit que le bacille virgule.
Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s'échapper, le général de Froberville lui demanda à
connaître Mme de Cambremer et il fut obligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.
Dites donc, Swann, j'aimerais mieux être le mari de cette femme−là que d'être massacré par les sauvages,
qu'en dites−vous?
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
169
Ces mots "massacré par les sauvages" percèrent douloureusement le cœur de Swann; aussitôt il éprouva le
besoin de continuer la conversation avec le général:
"Ah! lui dit−il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cette façon... Ainsi vous savez... ce navigateur dont
Dumont d'Urville ramena les cendres, La Pérouse...(et Swann était déjà heureux comme s'il avait parlé
d'Odette.) C'est un beau caractère et qui m'intéresse beaucoup que celui de La Pérouse, ajouta−t−il d'un air
mélancolique."
Ah! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C'est un nom connu. Il a sa rue.
Vous connaissez quelqu'un rue La Pérouse? demanda Swann d'un air agité.
Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce brave Chaussepierre. Elle nous a donné une jolie
soirée de comédie l'autre jour. C'est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez!
Ah! elle demeure rue La Pérouse. C'est sympathique, c'est une jolie rue, si triste.
Mais non; c'est que vous n'y êtes pas allé depuis quelque temps; ce n'est plus triste, cela commence à se
construire, tout ce quartier−là.
Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme de Cambremer, comme c'était la première fois
qu'elle entendait le nom du général, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu'elle aurait eu si on n'en
avait jamais prononcé devant elle d'autre que celui−là, car ne connaissant pas les amis de sa nouvelle famille,
à chaque personne qu'on lui amenait, elle croyait que c'était l'un d'eux, et pensant qu'elle faisait preuve de tact
en ayant l'air d'en avoir tant entendu parler depuis qu'elle était mariée, elle tendait la main d'un air hésitant
destiné à prouver la réserve apprise qu'elle avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à en
triompher. Aussi ses beaux−parents, qu'elle croyait encore les gens les plus brillants de France,
déclaraient−ils qu'elle était un ange; d'autant plus qu'ils préféraient paraître, en la faisant épouser à leur fils,
avoir cédé à l'attrait plutôt de ses qualités que de sa grande fortune.
On voit que vous êtes musicienne dans l'âme, madame, lui dit le général en faisant inconsciemment
allusion à l'incident de la bobèche.
Mais le concert recommença et Swann comprit qu'il ne pourrait pas s'en aller avant la fin de ce nouveau
numéro du programme. Il souffrait de rester enfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le
frappaient d'autant plus douloureusement qu'ignorant son amour, incapables, s'ils l'avaient connu, de s'y
intéresser et de faire autre chose que d'en sourire comme d'un enfantillage ou de le déplorer comme une folie,
ils le lui faisaient apparaître sous l'aspect d'un état subjectif qui n'existait que pour lui, dont rien d'extérieur ne
lui affirmait la réalité; il souffrait surtout, et au point que même le son des instruments lui donnait envie de
crier, de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne, où rien ne la connaissait,
d'où elle était entièrement absente.
Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu'il
dut porter la main à son cœur. C'est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pour une
attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir
déjà l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son
arrivée, de l'accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières forces le
chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que
Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire: "C'est la petite phrase de la sonate de Vinteuil,
n'écoutons pas!" tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à
maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour qu'ils
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
170
crurent revenu, s'étaient réveillés, et à tire d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son
infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.
Au lieu des expressions abstraites "temps où j'étais heureux", "temps où j'étais aimé", qu'il avait souvent
prononcées jusque−là et sans trop souffrir, car son intelligence n'y avait enfermé du passé que de prétendus
extraits qui n'en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais la spécifique
et volatile essence; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu'elle lui avait jeté dans sa
voiture, qu'il avait gardé contre ses lèvres l'adresse en relief de la "Maison Dorée" sur la lettre où il avait lu:
"Ma main tremble si fort en vous écrivant" le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d'un air
suppliant: "Ce n'est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe?", il sentit l'odeur du fer du coiffeur par
lequel il se faisait relever sa "brosse" pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d'orage
qui tombèrent si souvent ce printemps−là, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles
d'habitudes mentales, d'impressions saisonnières, de créations cutanées, qui avaient étendu sur une suite de
semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. A ce moment−là, il satisfaisait une
curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l'amour. Il avait cru qu'il pourrait s'en
tenir là, qu'il ne serait pas obligé d'en apprendre les douleurs; comme maintenant le charme d'Odette lui était
peu de chose auprès de cette formidable terreur qui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense
angoisse de ne pas savoir à tous moments ce qu'elle avait fait, de ne pas la posséder partout et toujours!
Hélas, il se rappela l'accent dont elle s'était écriée: "Mais je pourrai toujours vous voir, je suis toujours libre!"
elle qui ne l'était plus jamais! l'intérêt, la curiosité qu'elle avait eus pour sa vie à lui, le désir passionné qu'il
lui fit la faveur, redoutée au contraire par lui en ce temps−là comme une cause d'ennuyeux dérangements
de l'y laisser pénétrer; comme elle avait été obligée de le prier pour qu'il se laissât mener chez les Verdurin;
et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, comme il avait fallu, avant qu'il se laissât fléchir, qu'elle
lui répétât le délice que serait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu'elle ne lui
semblait à lui qu'un fastidieux tracas, puis qu'elle avait prise en dégoût et définitivement rompue, pendant
qu'elle était devenue pour lui un si invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, à la
troisième fois qu'il l'avait vue, comme elle lui répétait: "Mais pourquoi ne me laissez−vous pas venir plus
souvent", il lui avait dit en riant, avec galanterie: "par peur de souffrir". Maintenant, hélas! il arrivait encore
parfois qu'elle lui écrivît d'un restaurant ou d'un hôtel sur du papier qui en portait le nom imprimé; mais c'était
comme des lettres de feu qui le brûlaient. "C'est écrit de l'hôtel Vouillemont? Qu'y peut−elle être allée faire!
avec qui? que s'y est−il passé?" Il se rappela les becs de gaz qu'on éteignait boulevard des Italiens quand il
l'avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presque
surnaturelle et qui en effet nuit d'un temps où il n'avait même pas à se demander s'il ne la contrarierait pas
en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu'elle n'avait pas de plus grande joie que de le voir et de
rentrer avec lui, appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s'en
sont refermées, Et Swann aperçut, immobile en face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié
parce qu'il ne le reconnut pas tout de suite, si bien qu'il dut baisser les yeux pour qu'on ne vît pas qu'ils étaient
pleins de larmes. C'était lui−même.
Quand il l'eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l'autre lui−même qu'elle avait aimé, il fut jaloux de
ceux dont il s'était dit souvent sans trop souffrir, "elle les aime peut−être", maintenant qu'il avait échangé
l'idée vague d'aimer, dans laquelle il n'y a pas d'amour, contre les pétales du chrysanthème et l'"en tête" de la
Maison d'Or, qui, eux en étaient pleins. Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front,
laissa tomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute s'il s'était vu à ce moment−là, il eut ajouté à la
collection de ceux qu'il avait distingués le monocle qu'il déplaçait comme une pensée importune et sur la face
embuée duquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.
Il y a dans le violon, si ne voyant pas l'instrument, on ne peut pas rapporter ce qu'on entend à son image
laquelle modifie la sonorité des accents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, qu'on a
l'illusion qu'une chanteuse s'est ajoutée au concert. On lève les yeux, on ne voit que les étuis, précieux comme
des boîtes chinoises, mais, par moment, on est encore trompé par l'appel décevant de la sirène; parfois aussi
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
171
on croit entendre un génie captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorcelée et frémissante, comme un
diable dans un bénitier; parfois enfin, c'est, dans l'air, comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant
son message invisible.
Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petite phrase qu'ils n'exécutaient les rites exigés
d'elle pour qu'elle apparût, et procédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelques
instants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voir que si elle avait appartenu à un
monde ultra−violet, et qui goûtait comme le rafraîchissement d'une métamorphose dans la cécité momentanée
dont il était frappé en approchant d'elle, Swann la sentait présente, comme une déesse protectrice et
confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu'à lui devant la foule et l'emmener à l'écart pour lui
parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. Et tandis qu'elle passait, légère, apaisante et
murmurée comme un parfum, lui disant ce qu'elle avait à lui dire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de
les voir s'envoler si vite, il faisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passage le
corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque, elle, qui s'adressait à lui, lui parlait à
mi−voix d'Odette. Car il n'avait plus comme autrefois l'impression qu'Odette et lui n'étaient pas connus de la
petite phrase. C'est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies! Il est vrai que souvent aussi elle l'avait
averti de leur fragilité. Et même, alors que dans ce temps−là il devinait de la souffrance dans son sourire,
dans son intonation limpide et désenchantée, aujourd'hui il y trouvait plutôt la grâce d'une résignation presque
gaie. De ces chagrins dont elle lui parlait autrefois et qu'il la voyait, sans qu'il fût atteint par eux, entraîner en
souriant dans son cours sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant étaient devenus les siens sans qu'il
eût l'espérance d'en être jamais délivré, elle semblait lui dire comme jadis de son bonheur: "Qu'est−ce, cela?
tout cela n'est rien." Et la pensée de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié et de tendresse
vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir; qu'avait pu être sa vie? au
fond de quelles douleurs avait−il puisé cette force de dieu, cette puissance illimitée de créer? Quand c'était la
petite phrase qui lui parlait de la vanité de ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même
sagesse qui tout à l'heure pourtant lui avait paru intolérable, quand il croyait la lire dans les visages des
indifférents qui considéraient son amour comme une divagation sans importance. C'est que la petite phrase au
contraire, quelque opinion qu'elle pût avoir sur la brève durée de ces états de l'âme, y voyait quelque chose,
non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieux que la vie positive, mais au contraire de si supérieur
à elle que seul il valait la peine d'être exprimé. Ces charmes d'une tristesse intime, c'était eux qu'elle essayait
d'imiter, de recréer, et jusqu'à leur essence qui est pourtant d'être incommunicables et de sembler frivoles à
tout autre qu'à celui qui les éprouve, la petite phrase l'avait captée, rendue visible. Si bien qu'elle faisait
confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmes assistants si seulement ils étaient un
peu musiciens qui ensuite les méconnaîtraient dans la vie, en chaque amour particulier qu'ils verraient
naître près d'eux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiés ne pouvait pas se résoudre en
raisonnements. Mais depuis plus d'une année que lui révélant à lui−même bien des richesses de son âme,
l'amour de la musique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifs musicaux pour de
véritables idées, d'un autre monde, d'un autre ordre, idées voilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à
l'intelligence, mais qui n'en sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entre elles de
valeur et de signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisant rejouer la petite phrase, il avait cherché à
démêler comment à la façon d'un parfum, d'une caresse, elle le circonvenait, elle l'enveloppait, il s'était rendu
compte que c'était au faible écart entre les cinq notes qui la composaient et au rappel constant de deux d'entre
elles qu'était due cette impression de douceur rétractée et frileuse; mais en réalité il savait qu'il raisonnait
ainsi non sur la phrase elle−même mais sur de simples valeurs, substituées pour la commodité de son
intelligence à la mystérieuse entité qu'il avait perçue, avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait
entendu pour la première fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans
lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n'est pas un clavier mesquin de
sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là,
séparées par d'épaisses ténèbres inexplorées, quelques−unes des millions de touches de tendresse, de passion,
de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu'un univers d'un autre
univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
172
correspondant du thème qu'ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu
cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant.
Vinteuil avait été l'un de ces musiciens. En sa petite phrase, quoiqu'elle présentât à la raison une surface
obscure, on sentait un contenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle, si
originale, que ceux qui l'avaient entendue la conservaient en eux de plain−pied avec les idées de
l'intelligence. Swann s'y reportait comme à une conception de l'amour et du bonheur dont immédiatement il
savait aussi bien en quoi elle était particulière, qu'il le savait pour la "Princesse de Clèves", ou pour "René",
quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quand il ne pensait pas à la petite phrase, elle existait
latente dans son esprit au même titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notions de la
lumière, du son, du relief, de la volupté physique, qui sont les riches possessions dont se diversifie et se pare
notre domaine intérieur. Peut−être les perdrons−nous, peut−être s'effaceront−elles, si nous retournons au
néant. Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que nous ne les ayons connues que nous ne
le pouvons pour quelque objet réel, que nous ne pouvons, par exemple, douter de la lumière de la lampe qu'on
allume devant les objets métamorphosés de notre chambre d'où s'est échappé jusqu'au souvenir de l'obscurité.
Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une
certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d'humain qui était
assez touchant. Son sort était lié à l'avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus
particuliers, les mieux différenciés. Peut−être est−ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est−il inexistant,
mais alors nous sentons qu'il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne
soient rien non plus. Nous périrons mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre
chance. Et la mort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut−être de moins
probable.
Swann n'avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existât réellement. Certes, humaine à ce point
de vue, elle appartenait pourtant à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n'avons jamais vues, mais
que malgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de l'invisible arrive à en
capter une, à l'amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au−dessus du nôtre. C'est ce que
Vinteuil avait fait pour la petite phrase. Swann sentait que le compositeur s'était contenté, avec ses
instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d'en suivre et d'en respecter le dessin d'une main
si tendre, si prudente, si délicate et si sûre que le son s'altérait à tout moment, s'estompant pour indiquer une
ombre, revivifié quand il lui fallait suivre à la piste un plus hardi contour. Et une preuve que Swann ne se
trompait pas quand il croyait à l'existence réelle de cette phrase, c'est que tout amateur un peu fin se fût tout
de suite aperçu de l'imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voir et en rendre les formes,
avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là des traits de son cru, les lacunes de sa vision ou les
défaillances de sa main.
Elle avait disparu. Swann savait qu'elle reparaîtrait à la fin du dernier mouvement, après tout un long
morceau que le pianiste de Mme Verdurin sautait toujours. Il y avait là d'admirables idées que Swann n'avait
pas distinguées à la première audition et qu'il percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le
vestiaire de sa mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté. Swann écoutait tous les
thèmes épars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prémisses dans la conclusion
nécessaire, il assistait à sa genèse. "O audace aussi géniale peut−être, se disait−il, que celle d'un Lavoisier,
d'un Ampère, l'audace d'un Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d'une force inconnue, menant
à travers l'inexploré, vers le seul but possible, l'attelage invisible auquel il se fie et qu'il n'apercevra jamais."
Le beau dialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencement du dernier morceau! La
suppression des mots humains, loin d'y laisser régner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l'en avait
éliminée; jamais le langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce point la pertinence des
questions, l'évidence des réponses. D'abord le piano solitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa
compagne; le violon l'entendit, lui répondit comme d'un arbre voisin. C'était comme au commencement du
monde, comme s'il n'y avait encore eu qu'eux deux sur la terre, ou plutôt dans ce monde fermé à tout le reste,
construit par la logique d'un créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux: cette sonate. Est−ce un
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
173
oiseau, est−ce l'âme incomplète encore de la petite phrase, est−ce une fée, invisible et gémissant dont le piano
ensuite redisait tendrement la plainte? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se précipiter sur son
archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau! le violoniste semblait vouloir le charmer, l'apprivoiser, le
capter. Déjà il avait passé dans son âme, déjà la petite phrase évoquée agitait comme celui d'un médium le
corps vraiment possédé du violoniste. Swann savait qu'elle allait parler encore une fois. Et il s'était si bien
dédoublé que l'attente de l'instant imminent où il allait se retrouver en face d'elle le secoua d'un de ces
sanglots qu'un beau vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommes seuls, mais
si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevons comme un autre dont l'émotion probable les
attendrit. Elle reparut, mais cette fois pour se suspendre dans l'air et se jouer un instant seulement, comme
immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne perdait−il rien du temps si court où elle se prorogeait. Elle
était encore là comme une bulle irisée qui se soutient. Tel un arc−en−ciel, dont l'éclat faiblit, s'abaisse, puis se
relève et avant de s'éteindre, s'exalte un moment comme il n'avait pas encore fait: aux deux couleurs qu'elle
avait jusque−là laissé paraître, elle ajouta d'autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter.
Swann n'osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi les autres personnes, comme si le
moindre mouvement avait pu compromettre le prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si près de
s'évanouir. Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La parole ineffable d'un seul absent, peut−être d'un
mort (Swann ne savait pas si Vinteuil vivait encore) s'exhalant au−dessus des rites de ces officiants, suffisait
à tenir en échec l'attention de trois cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme était ainsi évoquée
un des plus nobles autels où pût s'accomplir une cérémonie surnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut
enfin défaite flottant en lambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa place, si Swann au premier
instant fut irrité de voir la comtesse de Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui
confier ses impressions avant même que la sonate fût finie, il ne put s'empêcher de sourire, et peut−être de
trouver aussi un sens profond qu'elle n'y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. Émerveillée par la
virtuosité des exécutants, la comtesse s'écria en s'adressant à Swann: "C'est prodigieux, je n'ai jamais rien vu
d'aussi fort..." Mais un scrupule d'exactitude lui faisant corriger cette première assertion, elle ajouta cette
réserve: "rien d'aussi fort... depuis les tables tournantes!"
A partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu'Odette avait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que
ses espérances de bonheur ne se réaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore été gentille et
tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention, il notait ces signes apparents et menteurs d'un léger retour
vers lui, avec cette sollicitude attendrie et sceptique, cette joie désespérée de ceux qui, soignant un ami arrivé
aux derniers jours d'une maladie incurable, relatent comme des faits précieux "hier, il a fait ses comptes
lui−même et c'est lui qui a relevé une erreur d'addition que nous avions faite; il a mangé un œuf avec plaisir,
s'il le digère bien on essaiera demain d'une côtelette", quoiqu'ils les sachent dénués de signification à la veille
d'une mort inévitable. Sans doute Swann était certain que s'il avait vécu maintenant loin d'Odette, elle aurait
fini par lui devenir indifférente, de sorte qu'il aurait été content qu'elle quittât Paris pour toujours; il aurait eu
le courage de rester; mais il n'avait pas celui de partir.
Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu'il s'était remis à son étude sur Ver Meer il aurait eu besoin de
retourner au moins quelques jours à la Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu'une "Toilette de
Diane" qui avait été achetée par le Mauritshuis à la vente Goldschmidt comme un Nicolas Maes était en
réalité de Ver Meer. Et il aurait voulu pouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa conviction. Mais
quitter Paris pendant qu'Odette y était et même quand elle était absente car dans des lieux nouveaux où les
sensations ne sont pas amorties par l'habitude, on retrempe, on ranime une douleur c'était pour lui un projet
si cruel, qu'il ne se sentait capable d'y penser sans cesse que parce qu'il se savait résolu à ne l'exécuter jamais.
Mais il arrivait qu'en dormant, l'intention du voyage renaissait en lui, sans qu'il se rappelât que ce voyage
était impossible et elle s'y réalisait. Un jour il rêva qu'il partait pour un an; penché à la portière du wagon
vers un jeune homme qui sur le quai lui disait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de partir
avec lui. Le train s'ébranlant, l'anxiété le réveilla, il se rappela qu'il ne partait pas, qu'il verrait Odette ce
soir−là, le lendemain et presque chaque jour. Alors encore tout ému de son rêve, il bénit les circonstances
particulières qui le rendaient indépendant, grâce auxquelles il pouvait rester près d'Odette, et aussi réussir à ce
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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qu'elle lui permît de la voir quelquefois; et, récapitulant tous ces avantages: sa situation, sa fortune, dont
elle avait souvent trop besoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait−on, une
arrière−pensée de se faire épouser par lui), cette amitié de M. de Charlus, qui à vrai dire ne lui avait jamais
fait obtenir grand'chose d'Odette, mais lui donnait la douceur de sentir qu'elle entendait parler de lui d'une
manière flatteuse par cet ami commun pour qui elle avait une si grande estime et jusqu'à son intelligence
enfin, qu'il employait tout entière à combiner chaque jour une intrigue nouvelle qui rendît sa présence sinon
agréable, du moins nécessaire à Odette il songea à ce qu'il serait devenu si tout cela lui avait manqué, il
songea que s'il avait été, comme tant d'autres, pauvre, humble, dénué, obligé d'accepter toute besogne, ou lié
à des parents, à une épouse, il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l'effroi était encore si
proche aurait pu être vrai, et il se dit: "On ne connaît pas son bonheur. On n'est jamais aussi malheureux
qu'on croit." Mais il compta que cette existence durait déjà depuis plusieurs années, que tout ce qu'il pouvait
espérer c'est qu'elle durât toujours, qu'il sacrifierait ses travaux, ses plaisirs, ses amis, finalement toute sa vie
à l'attente quotidienne d'un rendez−vous qui ne pouvait rien lui apporter d'heureux, et il se demanda s'il ne se
trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait empêché la rupture n'avait pas desservi sa destinée,
si l'événement désirable, ce n'aurait pas été celui dont il se réjouissait tant qu'il n'eût eu lieu qu'en rêve: son
départ; il se dit qu'on ne connaît pas son malheur, qu'on n'est jamais si heureux qu'on croit.
Quelquefois il espérait qu'elle mourrait sans souffrances dans un accident, elle qui était dehors, dans les rues,
sur les routes, du matin au soir. Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que le corps humain fût si
souple et si fort, qu'il pût continuellement tenir en échec, déjouer tous les périls qui l'environnent (et que
Swann trouvait innombrables depuis que son secret désir les avait supputés), et permît ainsi aux êtres de se
livrer chaque jour et à peu près impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuite du plaisir. Et Swann
sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont il aimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti qu'il était
devenu amoureux fou d'une de ses femmes la poignarda afin, dit naïvement son biographe vénitien, de
retrouver sa liberté d'esprit. Puis il s'indignait de ne penser ainsi qu'à soi, et les souffrances qu'il avait
éprouvées lui semblaient ne mériter aucune pitié puisque lui−même faisait si bon marché de la vie d'Odette.
Ne pouvant se séparer d'elle sans retour, du moins, s'il l'avait vue sans séparations, sa douleur aurait fini par
s'apaiser et peut−être son amour par s'éteindre. Et du moment qu'elle ne voulait pas quitter Paris à jamais, il
eût souhaité qu'elle ne le quittât jamais. Du moins comme il savait que la seule grande absence qu'elle faisait
était tous les ans celle d'août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois d'avance d'en dissoudre l'idée amère
dans tout le Temps à venir qu'il portait en lui par anticipation et qui, composé de jours homogènes aux jours
actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop
vives souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore, et libre, voici qu'une seule parole d'Odette
venait l'atteindre jusqu'en Swann et, comme un morceau de glace, l'immobilisait, durcissait sa fluidité, le
faisait geler tout entier; et Swann s'était senti soudain rempli d'une masse énorme et infrangible qui pesait sur
les parois intérieures de son être jusqu'à le faire éclater: c'est qu'Odette lui avait dit, avec un regard souriant et
sournois qui l'observait: "Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en Égypte", et Swann avait
aussitôt compris que cela signifiait: "Je vais aller en Égypte à la Pentecôte avec Forcheville." Et en effet, si
quelques jours après, Swann lui disait: "Voyons, à propos de ce voyage que tu m'as dit que tu ferais avec
Forcheville", elle répondait étourdiment: "Oui, mon petit, nous partons le 19, on t'enverra une vue des
Pyramides." Alors il voulait apprendre si elle était la maîtresse de Forcheville, le lui demander à elle−même.
Il savait que, superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu'elle ne ferait pas et puis la crainte,
qui l'avait retenu jusqu'ici, d'irriter Odette en l'interrogeant, de se faire détester d'elle, n'existait plus
maintenant qu'il avait perdu tout espoir d'en être jamais aimé.
Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu'Odette avait été la maîtresse d'innombrables hommes
(dont on lui citait quelques−uns parmi lesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre), de femmes, et qu'elle
fréquentait les maisons de passe. Il fut tourmenté de penser qu'il y avait parmi ses amis un être capable de lui
avoir adressé cette lettre (car par certains détails elle révélait chez celui qui l'avait écrite une connaissance
familière de la vie de Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n'avait jamais eu aucun soupçon des
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
175
actions inconnues des êtres, de celles qui sont sans liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir
si c'était plutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, de M. d'Orsan, qu'il devait
situer la région inconnue où cet acte ignoble avait dû naître, comme aucun de ces hommes n'avait jamais
approuvé devant lui les lettres anonymes et que tout ce qu'ils lui avaient dit impliquait qu'ils les réprouvaient,
il ne vit pas de raisons pour relier cette infamie plutôt à la nature de l'un que de l'autre. Celle de M. de
Charlus était un peu d'un détraqué mais foncièrement bonne et tendre; celle de M. des Laumes un peu sèche
mais saine et droite. Quant à M. d'Orsan, Swann, n'avait jamais rencontré personne qui dans les circonstances
même les plus tristes vînt à lui avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste. C'était au point
qu'il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu'on prêtait à M. d'Orsan dans la liaison qu'il avait avec une
femme riche, et que chaque fois que Swann pensait à lui il était obligé de laisser de côté cette mauvaise
réputation inconciliable avec tant de témoignages certains de délicatesse. Un instant Swann sentit que son
esprit s'obscurcissait et il pensa à autre chose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de
revenir vers ces réflexions. Mais alors après n'avoir pu soupçonner personne, il lui fallut soupçonner tout le
monde. Après tout M. de Charlus l'aimait, avait bon cœur. Mais c'était un névropathe, peut−être demain
pleurerait−il de le savoir malade, et aujourd'hui par jalousie, par colère, sur quelque idée subite qui s'était
emparée de lui, avait−il désiré lui faire du mal. Au fond, cette race d'hommes est la pire de toutes. Certes, le
prince des Laumes était bien loin d'aimer Swann autant que M. de Charlus. Mais à cause de cela même il
n'avait pas avec lui les mêmes susceptibilités; et puis c'était une nature froide sans doute, mais aussi incapable
de vilenies que de grandes actions. Swann se repentait de ne s'être pas attaché, dans la vie, qu'à de tels êtres.
Puis il songeait que ce qui empêche les hommes de faire du mal à leur prochain, c'est la bonté, qu'il ne
pouvait au fond répondre que de natures analogues à la sienne, comme était, à l'égard du cœur, celle de M. de
Charlus. La seule pensée de faire cette peine à Swann eût révolté celui−ci. Mais avec un homme insensible,
d'une autre humanité, comme était le prince des Laumes, comment prévoir à quels actes pouvaient le
conduire des mobiles d'une essence différente. Avoir du cœur c'est tout, et M. de Charlus en avait. M. d'Orsan
n'en manquait pas non plus et ses relations cordiales mais peu intimes avec Swann, nées de l'agrément que,
pensant de même sur tout, ils avaient à causer ensemble, étaient de plus de repos que l'affection exaltée de M.
de Charlus, capable de se porter à des actes de passion, bons ou mauvais. S'il y avait quelqu'un par qui Swann
s'était toujours senti compris et délicatement aimé, c'était par M. d'Orsan. Oui, mais cette vie peu honorable
qu'il menait? Swann regrettait de n'en avoir pas tenu compte, d'avoir souvent avoué en plaisantant qu'il n'avait
jamais éprouvé si vivement des sentiments de sympathie et d'estime que dans la société d'une canaille. Ce
n'est pas pour rien, se disait−il maintenant, que depuis que les hommes jugent leur prochain, c'est sur ses
actes. Il n'y a que cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous disons, ce que nous pensons.
Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou tels défauts, ce sont d'honnêtes gens. Orsan n'en a peut−être pas,
mais ce n'est pas un honnête homme. Il a pu mal agir une fois de plus. Puis Swann soupçonna Rémi, qui il est
vrai n'aurait pu qu'inspirer la lettre, mais cette piste lui parut un instant la bonne. D'abord Lorédan avait des
raisons d'en vouloir à Odette. Et puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dans une
situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos défauts des richesses et des vices imaginaires
pour lesquels ils nous envient et nous méprisent, se trouveront fatalement amenés à agir autrement que des
gens de notre monde. Il soupçonna aussi mon grand−père. Chaque fois que Swann lui avait demandé un
service, ne le lui avait−il pas toujours refusé? puis avec ses idées bourgeoises il avait pu croire agir pour le
bien de Swann. Celui−ci soupçonna encore Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plus au
passage la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec ces milieux artistes où de telles choses
sont possibles, peut−être même avouées sous le nom de bonnes farces; mais il se rappelait des traits de
droiture de ces bohèmes, et les rapprocha de la vie d'expédients, presque d'escroqueries, où le manque
d'argent, le besoin de luxe, la corruption des plaisirs conduisent souvent l'aristocratie. Bref cette lettre
anonyme prouvait qu'il connaissait un être capable de scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour
que cette scélératesse fût cachée dans le tuf inexploré d'autrui du caractère de l'homme tendre que de
l'homme froid, de l'artiste que du bourgeois, du grand seigneur que du valet. Quel critérium adopter pour
juger les hommes? au fond il n'y avait pas une seule des personnes qu'il connaissait qui ne pût être capable
d'une infamie. Fallait−il cesser de les voir toutes? Son esprit se voila; il passa deux ou trois fois ses mains sur
son front, essuya les verres de son lorgnon avec son mouchoir, et, songeant qu'après tout, des gens qui le
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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valaient fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, il se dit que cela signifiait sinon
qu'ils fussent incapables d'infamie, du moins, que c'est une nécessité de la vie à laquelle chacun se soumet de
fréquenter des gens qui n'en sont peut−être pas incapables. Et il continua à serrer la main à tous ces amis qu'il
avait soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu'ils avaient peut−être cherché à le désespérer. Quant au
fond même de la lettre, il ne s'en inquiéta pas, car pas une des accusations formulées contre Odette n'avait
l'ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gens avait l'esprit paresseux et manquait d'invention.
Il savait bien comme une vérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais pour chaque être
en particulier il imaginait toute la partie de sa vie qu'il ne connaissait pas comme identique à la partie qu'il
connaissait. Il imaginait ce qu'on lui taisait à l'aide de ce qu'on lui disait. Dans les moments où Odette était
auprès de lui, s'ils parlaient ensemble d'une action indélicate commise, ou d'un sentiment indélicat éprouvé,
par un autre, elle les flétrissait en vertu des mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par
ses parents et auxquels il était resté fidèle; et puis elle arrangeait ses fleurs, elle buvait une tasse de thé, elle
s'inquiétait des travaux de Swann. Donc Swann étendait ces habitudes au reste de la vie d'Odette, il répétait
ces gestes quand il voulait se représenter les moments où elle était loin de lui. Si on la lui avait dépeinte telle
qu'elle était, ou plutôt qu'elle avait été si longtemps avec lui, mais auprès d'un autre homme, il eût souffert,
car cette image lui eût paru vraisemblable. Mais qu'elle allât chez des maquerelles, se livrât à des orgies avec
des femmes, qu'elle menât la vie crapuleuse de créatures abjectes, quelle divagation insensée à la réalisation
de laquelle, Dieu merci, les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs, les indignations vertueuses ne
laissaient aucune place. Seulement de temps à autre, il laissait entendre à Odette que par méchanceté, on lui
racontait tout ce qu'elle faisait; et, se servant à propos, d'un détail insignifiant mais vrai, qu'il avait appris par
hasard, comme s'il était le seul petit bout qu'il laissât passer malgré lui, entre tant d'autres, d'une
reconstitution complète de la vie d'Odette qu'il tenait cachée en lui, il l'amenait à supposer qu'il était
renseigné sur des choses qu'en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car si bien souvent il adjurait
Odette de ne pas altérer la vérité, c'était seulement, qu'il s'en rendît compte ou non, pour qu'Odette lui dît tout
ce qu'elle faisait. Sans doute, comme il le disait à Odette, il aimait la sincérité, mais il l'aimait comme une
proxénète pouvant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse. Aussi son amour de la sincérité n'étant pas
désintéressé, ne l'avait pas rendu meilleur. La vérité qu'il chérissait c'était celle que lui dirait Odette; mais
lui−même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au mensonge, le mensonge qu'il ne cessait de
peindre à Odette comme conduisant à la dégradation toute créature humaine. En somme il mentait autant
qu'Odette parce que plus malheureux qu'elle, il n'était pas moins égoïste. Et elle, entendant Swann lui
raconter ainsi à elle−même des choses qu'elle avait faites, le regardait d'un air méfiant, et, à toute aventure,
fâché, pour ne pas avoir l'air de s'humilier et de rougir de ses actes.
Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu'il eût encore pu traverser sans être repris d'accès de
jalousie, il avait accepté d'aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pour
chercher ce qu'on jouait, la vue du titre: Les Filles de Marbre de Théodore Barrière le frappa si cruellement
qu'il eut un mouvement de recul et détourna la tête. Éclairé comme par la lumière de la rampe, à la place
nouvelle où il figurait, ce mot de "marbre" qu'il avait perdu la faculté de distinguer tant il avait l'habitude de
l'avoir souvent sous les yeux, lui était soudain redevenu visible et l'avait aussitôt fait souvenir de cette histoire
qu'Odette lui avait racontée autrefois, d'une visite qu'elle avait faite au Salon du Palais de l'Industrie avec
Mme Verdurin et où celle−ci lui avait dit: "Prends garde, je saurai bien te dégeler, tu n'es pas de marbre."
Odette lui avait affirmé que ce n'était qu'une plaisanterie, et il n'y avait attaché aucune importance. Mais il
avait alors plus de confiance en elle qu'aujourd'hui. Et justement la lettre anonyme parlait d'amour de ce
genre. Sans oser lever les yeux vers le journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot: "Les
Filles de Marbre" et commença à lire machinalement les nouvelles des départements. Il y avait eu une
tempête dans la Manche, on signalait des dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit un nouveau
mouvement en arrière.
Le nom de Beuzeval l'avait fait penser à celui d'une autre localité de cette région, Beuzeville, qui porte uni à
celui−là par un trait d'union, un autre nom, celui de Bréauté, qu'il avait vu souvent sur les cartes, mais dont
pour la première fois il remarquait que c'était le même que celui de son ami M. de Bréauté dont la lettre
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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anonyme disait qu'il avait été l'amant d'Odette. Après tout, pour M. de Bréauté, l'accusation n'était pas
invraisemblable; mais en ce qui concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu'Odette mentait
quelquefois, on ne pouvait conclure qu'elle ne disait jamais la vérité et dans ces propos qu'elle avait échangés
avec Mme Verdurin et qu'elle avait racontés elle−même à Swann, il avait reconnu ces plaisanteries inutiles et
dangereuses que, par inexpérience de la vie et ignorance du vice, tiennent des femmes dont ils révèlent
l'innocence, et qui comme par exemple Odette sont plus éloignées qu'aucune d'éprouver une tendresse
exaltée pour une autre femme. Tandis qu'au contraire, l'indignation avec laquelle elle avait repoussé les
soupçons qu'elle avait involontairement fait naître un instant en lui par son récit, cadrait avec tout ce qu'il
savait des goûts, du tempérament de sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de ces inspirations de jaloux,
analogues à celle qui apporte au poète ou au savant, qui n'a encore qu'une rime ou qu'une observation, l'idée
ou la loi qui leur donnera toute leur puissance, Swann se rappela pour la première fois une phrase qu'Odette
lui avait dite il y avait déjà deux ans: "Oh! Mme Verdurin, en ce moment il n'y en a que pour moi, je suis un
amour, elle m'embrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie." Loin de voir
alors dans cette phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinés à simuler le vice que lui avait
racontés Odette, il l'avait accueillie comme la preuve d'une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le
souvenir de cette tendresse de Mme Verdurin était venu brusquement rejoindre le souvenir de sa conversation
de mauvais goût. Il ne pouvait plus les séparer dans son esprit, et les vit mêlées aussi dans la réalité, la
tendresse donnant quelque chose de sérieux et d'important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaient perdre
de son innocence. Il alla chez Odette. Il s'assit loin d'elle. Il n'osait l'embrasser, ne sachant si en elle, si en lui,
c'était l'affection ou la colère qu'un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait mourir leur amour. Tout à coup
il prit une résolution.
Odette, lui dit−il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais il faut que je te demande des choses. Tu te
souviens de l'idée que j'avais eue à propos de toi et de Mme Verdurin? Dis−moi si c'était vrai, avec elle ou
avec une autre.
Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employé par les gens pour répondre qu'ils
n'iront pas, que cela les ennuie a quelqu'un qui leur a demandé: "Viendrez−vous voir passer la cavalcade,
assisterez−vous à la Revue?" Mais ce hochement de tête affecté ainsi d'habitude à un événement à venir mêle
à cause de cela de quelque incertitude la dénégation d'un événement passé. De plus il n'évoque que des
raisons de convenance personnelle plutôt que la réprobation, qu'une impossibilité morale. En voyant Odette
lui faire ainsi le signe que c'était faux, Swann comprit que c'était peut−être vrai.
Je te l'ai dit, tu le sais bien, ajouta−t−elle d'un air irrité et malheureux.
Oui, je sais, mais en es−tu sûre? Ne me dis pas: "Tu le sais bien", dis−moi: "Je n'ai jamais fait ce genre de
choses avec aucune femme."
Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique et comme si elle voulait se débarrasser de lui:
Je n'ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.
Peux−tu me le jurer sur ta médaille de Notre−Dame de Laghet?
Swann savait qu'Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille−là.
"Oh! que tu me rends malheureuse, s'écria−t−elle en se dérobant par un sursaut à l'étreinte de sa question.
Mais as−tu bientôt fini? Qu'est−ce que tu as aujourd'hui? Tu as donc décidé qu'il fallait que je te déteste, que
je t'exècre? Voilà, je voulais reprendre avec toi le bon temps comme autrefois et voilà ton remerciement!"
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme qui interrompt son intervention mais ne
l'y fait pas renoncer:
Tu as bien tort de te figurer que je t'en voudrais le moins du monde, Odette, lui dit−il avec une douceur
persuasive et menteuse. Je ne te parle jamais que de ce que je sais, et j'en sais toujours bien plus long que je
ne dis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fait te haïr tant que cela ne m'a été dénoncé que par
d'autres. Ma colère contre toi ne vient pas de tes actions, je te pardonne tout puisque je t'aime, mais de ta
fausseté, de ta fausseté absurde qui te fait persévérer à nier des choses que je sais. Mais comment veux−tu
que je puisse continuer à t'aimer, quand je te vois me soutenir, me jurer une chose que je sais fausse. Odette,
ne prolonge pas cet instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini dans une seconde, tu
seras pour toujours délivrée. Dis−moi sur ta médaille, si oui ou non, tu as jamais fais ces choses.
Mais je n'en sais rien, moi, s'écria−t−elle avec colère, peut−être il y a très longtemps, sans me rendre
compte de ce que je faisais, peut−être deux ou trois fois.
Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc quelque chose qui n'a aucun rapport avec les
possibilités, pas plus qu'un coup de couteau que nous recevons avec les légers mouvements des nuages
au−dessus de notre tête, puisque ces mots: "deux ou trois fois" marquèrent à vif une sorte de croix dans son
cœur. Chose étrange que ces mots "deux ou trois fois", rien que des mots, des mots prononcés dans l'air, à
distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s'ils le touchaient véritablement, puissent rendre malade,
comme un poison qu'on absorberait. Involontairement Swann pensa à ce mot qu'il avait entendu chez Mme de
Saint−Euverte: "C'est ce que j'ai vu de plus fort depuis les tables tournantes." Cette souffrance qu'il ressentait
ne ressemblait à rien de ce qu'il avait cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plus entière
méfiance il avait rarement imaginé si loin dans le mal, mais parce que même quand il imaginait cette chose,
elle restait vague, incertaine, dénuée de cette horreur particulière qui s'était échappée des mots "peut−être
deux ou trois fois", dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout ce qu'il avait connu qu'une
maladie dont on est atteint pour la première fois. Et pourtant cette Odette d'où lui venait tout ce mal, ne lui
était pas moins chère, bien au contraire plus précieuse, comme si au fur et à mesure que grandissait la
souffrance, grandissait en même temps le prix du calmant, du contrepoison que seule cette femme possédait.
Il voulait lui donner plus de soins comme à une maladie qu'on découvre soudain plus grave. Il voulait que la
chose affreuse qu'elle lui avait dit avoir faite "deux ou trois fois" ne pût pas se renouveler. Pour cela il lui
fallait veiller sur Odette. On dit souvent qu'en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne réussit
qu'à le rapprocher d'elle parce qu'il ne leur ajoute pas foi, mais combien davantage s'il leur ajoute foi. Mais,
se disait Swann, comment réussir à la protéger? Il pouvait peut−être la préserver d'une certaine femme mais il
y en avait des centaines d'autres et il comprit quelle folie avait passé sur lui quand il avait le soir où il n'avait
pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencé de désirer la possession, toujours impossible, d'un autre être.
Heureusement pour Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d'entrer dans son âme comme des
hordes d'envahisseurs, il existait un fond de nature plus ancien, plus doux et silencieusement laborieux,
comme les cellules d'un organe blessé qui se mettent aussitôt en mesure de refaire les tissus lésés, comme les
muscles d'un membre paralysé qui tendent à reprendre leurs mouvements. Ces plus anciens, plus autochtones
habitants de son âme, employèrent un instant toutes les forces de Swann à ce travail obscurément réparateur
qui donne l'illusion du repos à un convalescent, à un opéré. Cette fois−ci ce fut moins comme d'habitude dans
le cerveau de Swann que se produisit cette détente par épuisement, ce fut plutôt dans son cœur. Mais toutes
les choses de la vie qui ont existé une fois tendent à se récréer, et comme un animal expirant qu'agite de
nouveau le sursaut d'une convulsion qui semblait finie, sur le cœur, un instant épargné, de Swann,
d'elle−même la même souffrance vint retracer la même croix. Il se rappela ces soirs de clair de lune, où
allongé dans sa victoria qui le menait rue La Pérouse, il cultivait voluptueusement en lui les émotions de
l'homme amoureux, sans savoir le fruit empoisonné qu'elles produiraient nécessairement. Mais toutes ces
pensées ne durèrent que l'espace d'une seconde, le temps qu'il portât la main à son cœur, reprit sa respiration
et parvint à sourire pour dissimuler sa torture. Déjà il recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie qui
avait pris une peine qu'un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à lui faire asséner ce coup, à lui faire
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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faire la connaissance de la douleur la plus cruelle qu'il eût encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas
qu'il eut assez souffert et cherchait à lui faire recevoir une blessure plus profonde encore. Telle comme une
divinité méchante, sa jalousie inspirait Swann et le poussait à sa perte. Ce ne fut pas sa faute, mais celle
d'Odette seulement si d'abord son supplice ne s'aggrava pas.
Ma chérie, lui dit−il, c'est fini, était−ce avec une personne que je connais?
Mais non je te jure, d'ailleurs je crois que j'ai exagéré, que je n'ai pas été jusque−là.
Il sourit et reprit:
Que veux−tu? cela ne fait rien, mais c'est malheureux que tu ne puisses pas me dire le nom. De pouvoir me
représenter la personne, cela m'empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je ne
t'ennuierais plus. C'est si calmant de se représenter les choses. Ce qui est affreux c'est ce qu'on ne peut pas
imaginer. Mais tu as déjà été si gentille, je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie de tout mon cœur de tout le
bien que tu m'as fait. C'est fini. Seulement ce mot: "Il y a combien de temps?"
Oh! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, c'est tout ce qu'il y a de plus ancien. Je n'y avais jamais
repensé, on dirait que tu veux absolument me redonner ces idées−là. Tu seras bien avancé, dit−elle, avec une
sottise inconsciente et une méchanceté voulue.
Oh! je voulais seulement savoir si c'est depuis que je te connais. Mais ce serait si naturel, est−ce que ça se
passait ici; tu ne peux pas me dire un certain soir, que je me représente ce que je faisais ce soir−là; tu
comprends bien qu'il n'est pas possible que tu ne te rappelles pas avec qui, Odette, mon amour.
Mais je ne sais pas, moi, je crois que c'était au Bois un soir où tu es venu nous retrouver dans l'île. Tu avais
dîné chez la princesse des Laumes, dit−elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait sa véracité. A
une table voisine il y avait une femme que je n'avais pas vue depuis très longtemps. Elle m'a dit: "Venez donc
derrière le petit rocher voir l'effet du clair de lune sur l'eau." D'abord j'ai bâillé et j'ai répondu: "Non, je suis
fatiguée et je suis bien ici." Elle a assuré qu'il n'y avait jamais eu un clair de lune pareil. Je lui ai dit "cette
blague!" je savais bien où elle voulait en venir.
Odette racontait cela presque en riant, soit que cela lui parût tout naturel, ou parce qu'elle croyait en atténuer
ainsi l'importance, ou pour ne pas avoir l'air humilié. En voyant le visage de Swann, elle changea de ton:
Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire des mensonges que je dis afin que tu me
laisses tranquille.
Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier. Jamais il n'avait supposé que ce fût
une chose aussi récente, cachée à ses yeux qui n'avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu'il n'avait
pas connu, mais dans des soirs qu'il se rappelait si bien, qu'il avait vécus avec Odette, qu'il avait cru connus si
bien par lui et qui maintenant prenaient rétrospectivement quelque chose de fourbe et d'atroce; au milieu
d'eux tout d'un coup se creusait cette ouverture béante, ce moment dans l'Ile du Bois. Odette sans être
intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté, elle avait mimé cette scène avec tant de simplicité
que Swann haletant voyait tout; le bâillement d'Odette, le petit rocher. Il l'entendait répondre gaiement,
hélas!: "Cette blague"!!! Il sentait qu'elle ne dirait rien de plus ce soir, qu'il n'y avait aucune révélation
nouvelle à attendre en ce moment; il se taisait; il lui dit:
Mon pauvre chéri, pardonne−moi, je sens que je te fais de la peine, c'est fini, je n'y pense plus.
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Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu'il ne savait pas et sur ce passé de leur amour,
monotone et doux dans sa mémoire parce qu'il était vague, et que déchirait maintenant comme une blessure
cette minute dans l'île du Bois, au clair de lune, après le dîner chez la princesse des Laumes. Mais il avait
tellement pris l'habitude de trouver la vie intéressante d'admirer les curieuses découvertes qu'on peut y faire
que tout en souffrant au point de croire qu'il ne pourrait pas supporter longtemps une pareille douleur, il se
disait: "La vie est vraiment étonnante et réserve de belles surprises; en somme le vice est quelque chose de
plus répandu qu'on ne croit. Voilà une femme en qui j'avais confiance, qui a l'air si simple, si honnête, en tous
cas, si même elle était légère, qui semblait bien normale et saine dans ses goûts: sur une dénonciation
invraisemblable, je l'interroge et le peu qu'elle m'avoue révèle bien plus que ce qu'on eût pu soupçonner."
Mais il ne pouvait pas se borner à ces remarques désintéressées. Il cherchait à apprécier exactement la valeur
de ce qu'elle lui avait raconté, afin de savoir s'il devait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent,
qu'elles se renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu'elle avait dits: "Je voyais bien où elle voulait en venir",
"Deux ou trois fois", "Cette blague!" mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de Swann,
chacun d'eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. Pendant bien longtemps, comme un
malade ne peut s'empêcher d'essayer à toute minute de faire le mouvement qui lui est douloureux, il se
redisait ces mots: "Je suis bien ici", "Cette blague!", mais la souffrance était si forte qu'il était obligé de
s'arrêter. Il s'émerveillait que des actes que toujours il avait jugés si légèrement, si gaiement, maintenant
fussent devenus pour lui graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien des femmes à
qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérer qu'elles se placeraient au même point de
vue que lui et ne resteraient pas à celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait toujours guidé sa vie
voluptueuse, ne lui diraient pas en riant: "Vilain jaloux qui veut priver les autres d'un plaisir." Par quelle
trappe soudainement abaissée (lui qui n'avait eu autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs délicats)
avait−il été brusquement précipité dans ce nouveau cercle de l'enfer d'où il n'apercevait pas comment il
pourrait jamais sortir. Pauvre Odette! il ne lui en voulait pas. Elle n'était qu'à demi coupable. Ne disait−on pas
que c'était par sa propre mère qu'elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, à un riche Anglais. Mais quelle
vérité douloureuse prenait pour lui ces lignes du Journal d'un Poète d'Alfred de Vigny qu'il avait lues avec
indifférence autrefois: "Quand on se sent pris d'amour pour une femme, on devrait se dire: Comment est−elle
entourée? Quelle a été sa vie? Tout le bonheur de la vie est appuyé là−dessus." Swann s'étonnait que de
simples phrases épelées par sa pensée, comme "Cette blague!", "Je voyais bien où elle voulait en venir"
pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce qu'il croyait de simples phrases n'était que les pièces de
l'armature entre lesquelles tenait, pouvait lui être rendue, la souffrance qu'il avait éprouvée pendant le récit
d'Odette. Car c'était bien cette souffrance−là qu'il éprouvait de nouveau. Il avait beau savoir maintenant,
même, il eut beau, le temps passant, avoir un peu oublié, avoir pardonné , au moment où il se redisait ses
mots, la souffrance ancienne le refaisait tel qu'il était avant qu'Odette ne parlât: ignorant, confiant; sa cruelle
jalousie le replaçait pour le faire frapper par l'aveu d'Odette dans la position de quelqu'un qui ne sait pas
encore, et au bout de plusieurs mois cette vieille histoire le bouleversait toujours comme une révélation. Il
admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. Ce n'est que de l'affaiblissement de cette génératrice
dont la fécondité diminue avec l'âge qu'il pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quand paraissait un
peu épuisé le pouvoir qu'avait de le faire souffrir un des mots prononcés par Odette, alors un de ceux sur
lesquels l'esprit de Swann s'était moins arrêté jusque−là, un mot presque nouveau venait relayer les autres et
le frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir où il avait dîné chez la princesse des Laumes lui était
douloureuse, mais ce n'était que le centre de son mal. Celui−ci irradiait confusément à l'entour dans tous les
jours avoisinants. Et à quelque point d'elle qu'il voulût toucher dans ses souvenirs, c'est la saison tout entière
où les Verdurin avaient si souvent dîné dans l'île du Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu à peu les
curiosités qu'excitait en lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des tortures nouvelles qu'il s'infligerait
en les satisfaisant. Il se rendait compte que toute la période de la vie d'Odette écoulée avant qu'elle ne le
rencontrât, période qu'il n'avait jamais cherché à se représenter, n'était pas l'étendue abstraite qu'il voyait
vaguement, mais avait été faite d'années particulières, remplie d'incidents concrets. Mais en les apprenant, il
craignait que ce passé incolore, fluide et supportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage
individuel et diabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le concevoir non plus par paresse de penser, mais
par peur de souffrir. Il espérait qu'un jour il finirait par pouvoir entendre le nom de l'île du Bois, de la
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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princesse des Laumes, sans ressentir le déchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquer Odette à lui
fournir de nouvelles paroles, le nom d'endroits, de circonstances différentes qui, son mal à peine calmé, le
feraient renaître sous une autre forme.
Mais souvent les choses qu'il ne connaissait pas, qu'il redoutait maintenant de connaître, c'est Odette
elle−même qui les lui révélait spontanément, et sans s'en rendre compte; en effet l'écart que le vice mettait
entre la vie réelle d'Odette et la vie relativement innocente que Swann avait cru, et bien souvent croyait
encore, que menait sa maîtresse, cet écart Odette en ignorait l'étendue: un être vicieux, affectant toujours la
même vertu devant les êtres de qui il ne veut pas que soient soupçonnés ses vices, n'a pas de contrôle pour se
rendre compte combien ceux−ci, dont la croissance continue est insensible pour lui−même l'entraînent peu à
peu loin des façons de vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de l'esprit d'Odette, avec le souvenir
des actions qu'elle cachait à Swann, d'autres peu à peu en recevaient le reflet, étaient contagionnées par elles,
sans qu'elle pût leur trouver rien d'étrange, sans qu'elles détonassent dans le milieu particulier où elle les
faisait vivre en elle; mais si elle les racontait à Swann, il était épouvanté par la révélation de l'ambiance
qu'elles trahissaient. Un jour il cherchait, sans blesser Odette, à lui demander si elle n'avait jamais été chez
des entremetteuses. A vrai dire il était convaincu que non; la lecture de la lettre anonyme en avait introduit la
supposition dans son intelligence, mais d'une façon mécanique; elle n'y avait rencontré aucune créance, mais
en fait y était restée, et Swann, pour être débarrassé de la présence purement matérielle mais pourtant gênante
du soupçon, souhaitait qu'Odette l'extirpât. "Oh! non! Ce n'est pas que je ne sois pas persécutée pour cela,
ajouta−t−elle, en dévoilant dans un sourire une satisfaction de vanité qu'elle ne s'apercevait plus ne pas
pouvoir paraître légitime à Swann. Il y en a une qui est encore restée plus de deux heures hier à m'attendre,
elle me proposait n'importe quel prix. Il paraît qu'il y a un ambassadeur qui lui a dit: "Je me tue si vous ne me
l'amenez pas." On lui a dit que j'étais sortie, j'ai fini par aller moi−même lui parler pour qu'elle s'en aille.
J'aurais voulu que tu voies comme je l'ai reçue, ma femme de chambre qui m'entendait de la pièce voisine m'a
dit que je criais à tue−tête: "Mais puisque je vous dis que je ne veux pas! C'est une idée comme ça, ça ne me
plaît pas. Je pense que je suis libre de faire ce que je veux tout de même! Si j'avais besoin d'argent, je
comprends..." Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira que je suis à la campagne. Ah! j'aurais
voulu que tu sois caché quelque part. Je crois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du bon, tout de
même, tu vois, ta petite Odette, quoiqu'on la trouve si détestable."
D'ailleurs ses aveux même, quand elle lui en faisait, de fautes qu'elle le supposait avoir découvertes, servaient
plutôt pour Swann de point de départ à de nouveaux doutes qu'ils ne mettaient un terme aux anciens. Car ils
n'étaient jamais exactement proportionnés à ceux−ci. Odette avait eu beau retrancher de sa confession tout
l'essentiel, il restait dans l'accessoire quelque chose que Swann n'avait jamais imaginé, qui l'accablait de sa
nouveauté et allait lui permettre de changer les termes du problème de sa jalousie. Et ces aveux il ne pouvait
plus les oublier. Son âme les charriait, les rejetait, les berçait, comme des cadavres. Et elle en était
empoisonnée.
Une fois elle lui parla d'une visite que Forcheville lui avait faite le jour de la Fête de Paris−Murcie.
"Comment, tu le connaissais déjà? Ah! oui, c'est vrai, dit−il en se reprenant pour ne pas paraître l'avoir
ignoré." Et tout d'un coup il se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête de Paris−Murcie où il avait
reçu d'elle la lettre qu'il avait si précieusement gardée, elle déjeunait peut−être avec Forcheville à la Maison
d'Or. Elle lui jura que non. "Pourtant la Maison d'Or me rappelle je ne sais quoi que j'ai su ne pas être vrai, lui
dit−il pour l'effrayer." "Oui, que je n'y étais pas allée le soir où je t'ai dit que j'en sortais quand tu m'avais
cherchée chez Prévost", lui répondit−elle (croyant à son air qu'il le savait), avec une décision où il y avait,
beaucoup plus que du cynisme, de la timidité, une peur de contrarier Swann et que par amour−propre elle
voulait cacher, puis le désir de lui montrer qu'elle pouvait être franche. Aussi frappa−t−elle avec une netteté
et une vigueur de bourreau et qui étaient exemptes de cruauté car Odette n'avait pas conscience du mal qu'elle
faisait à Swann; et même elle se mit à rire, peut−être il est vrai, surtout pour ne pas avoir l'air humilié, confus.
"C'est vrai que je n'avais pas été à la Maison Dorée, que je sortais de chez Forcheville. J'avais vraiment été
chez Prévost, ça c'était pas de la blague, il m'y avait rencontrée et m'avait demandé d'entrer regarder ses
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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gravures. Mais il était venu quelqu'un pour le voir. Je t'ai dit que je venais de la Maison d'Or parce que j'avais
peur que cela ne t'ennuie. Tu vois, c'était plutôt gentil de ma part. Mettons que j'aie eu tort, au moins je te le
dis carrément. Quel intérêt aurais−je à ne pas te dire aussi bien que j'avais déjeuné avec lui le jour de la Fête
Paris−Murcie, si c'était vrai? D'autant plus qu'à ce moment−là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous
les deux, dis, chéri." Il lui sourit avec la lâcheté soudaine de l'être sans forces qu'avaient fait de lui ces
accablantes paroles. Ainsi, même dans les mois auxquels il n'avait jamais plus osé repenser parce qu'ils
avaient été trop heureux, dans ces mois où elle l'avait aimé, elle lui mentait déjà! Aussi bien que ce moment
(le premier soir qu'ils avaient "fait catleya") où elle lui avait dit sortir de la Maison Dorée, combien devait−il
y en avoir eu d'autres, recéleurs eux aussi d'un mensonge que Swann n'avait pas soupçonné. Il se rappela
qu'elle lui avait dit un jour: "Je n'aurais qu'à dire à Mme Verdurin que ma robe n'a pas été prête, que mon cab
est venu en retard. Il y a toujours moyen de s'arranger." A lui aussi probablement, bien des fois où elle lui
avait glissé de ces mots qui expliquent un retard, justifient un changement d'heure dans un rendezvous, ils
avaient dû cacher sans qu'il s'en fût douté alors, quelque chose qu'elle avait à faire avec un autre à qui elle
avait dit: "Je n'aurai qu'à dire à Swann que ma robe n'a pas été prête, que mon cab est arrivé en retard, il y a
toujours moyen de s'arranger." Et sous tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plus
simples que lui avait dites autrefois Odette, qu'il avait crues comme paroles d'évangile, sous les actions
quotidiennes qu'elle lui avait racontées, sous les lieux les plus accoutumés, la maison de sa couturière,
l'avenue du Bois, l'Hippodrome, il sentait (dissimulée à la faveur de cet excédent de temps qui dans les
journées les plus détaillées laisse encore du jeu, de la place, et peut servir de cachette à certaines actions), il
sentait s'insinuer la présence possible et souterraine de mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui
était resté le plus cher, ses meilleurs soirs, la rue La Pérouse elle−même, qu'Odette avait toujours dû quitter à
d'autres heures que celles qu'elle lui avait dites, faisant circuler partout un peu de la ténébreuse horreur qu'il
avait ressentie en entendant l'aveu relatif à la Maison Dorée, et, comme les bêtes immondes dans la
Désolation de Ninive, ébranlant pierre à pierre tout son passé. Si maintenant il se détournait chaque fois que
sa mémoire lui disait le nom cruel de la Maison Dorée, ce n'était plus comme tout récemment encore à la
soirée de Mme de Saint−Euverte, parce qu'il lui rappelait un bonheur qu'il avait perdu depuis longtemps, mais
un malheur qu'il venait seulement d'apprendre. Puis il en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de
l'Ile du Bois, il cessa peu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous croyons notre amour, notre jalousie,
n'est pas une même passion continue, indivisible. Ils se composent d'une infinité d'amours successifs, de
jalousies différentes et qui sont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l'impression de la
continuité, l'illusion de l'unité. La vie de l'amour de Swann, la fidélité de sa jalousie, étaient faites de la mort,
de l'infidélité, d'innombrables désirs, d'innombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet. S'il était resté
longtemps sans la voir, ceux qui mouraient n'auraient pas été remplacés par d'autres. Mais la présence
d'Odette continuait d'ensemencer le cœur de Swann de tendresse et de soupçons alternés.
Certains soirs elle redevenait tout d'un coup avec lui d'une gentillesse dont elle l'avertissait durement qu'il
devait profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des années; il fallait rentrer
immédiatement chez elle "faire catleya" et ce désir qu'elle prétendait avoir de lui était si soudain, si
inexplicable, si impérieux, les caresses qu'elle lui prodiguait ensuite si démonstratives et si insolites, que cette
tendresse brutale et sans vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu'un mensonge et qu'une
méchanceté. Un soir qu'il était ainsi, sur l'ordre qu'elle lui en avait donné, rentré avec elle, et qu'elle
entremêlait ses baisers de paroles passionnées qui contrastaient avec sa sécheresse ordinaire, il crut tout d'un
coup entendre du bruit; il se leva, chercha partout, ne trouva personne, mais n'eut pas le courage de reprendre
sa place auprès d'elle qui alors, au comble de la rage, brisa un vase et dit à Swann: "On ne peut jamais rien
faire avec toi!" Et il resta incertain si elle n'avait pas caché quelqu'un dont elle avait voulu faire souffrir la
jalousie ou allumer les sens.
Quelquefois il allait dans des maisons de rendezvous, espérant apprendre quelque chose d'elle, sans oser la
nommer cependant. "J'ai une petite qui va vous plaire", disait l'entremetteuse." Et il restait une heure à causer
tristement avec quelque pauvre fille étonnée qu'il ne fit rien de plus. Une toute jeune et ravissante lui dit un
jour: "Ce que je voudrais, c'est trouver un ami, alors il pourrait être sûr, je n'irais plus jamais avec personne."
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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"Vraiment, crois−tu que ce soit possible qu'une femme soit touchée qu'on l'aime, ne vous trompe jamais?" lui
demanda Swann anxieusement. "Pour sûr! ça dépend des caractères!" Swann ne pouvait s'empêcher de dire à
ces filles les mêmes choses qui auraient plu à la princesse des Laumes. A celle qui cherchait un ami, il dit en
souriant: "C'est gentil, tu as mis des yeux bleus de la couleur de ta ceinture." "Vous aussi, vous avez des
manchettes bleues." "Comme nous avons une belle conversation, pour un endroit de ce genre! Je ne t'ennuie
pas, tu as peut−être à faire?" "Non, j'ai tout mon temps. Si vous m'aviez ennuyée, je vous l'aurais dit. Au
contraire j'aime bien vous entendre causer." "Je suis très flatté. N'est−ce pas que nous causons gentiment?"
dit−il à l'entremetteuse qui venait d'entrer. "Mais oui, c'est justement ce que je me disais. Comme ils sont
sages! Voilà! on vient maintenant pour causer chez moi. Le Prince le disait, l'autre jour, c'est bien mieux ici
que chez sa femme. Il paraît que maintenant dans le monde elles ont toutes un genre, c'est un vrai scandale!
Je vous quitte, je suis discrète." Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux bleus. Mais bientôt il se
leva et lui dit adieu, elle lui était indifférente, elle ne connaissait pas Odette.
Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard lui conseilla un voyage en mer; plusieurs fidèles parlèrent de
partir avec lui; les Verdurin ne purent se résoudre à rester seuls, louèrent un yacht, puis s'en rendirent
acquéreurs et ainsi Odette fit de fréquentes croisières. Chaque fois qu'elle était partie depuis un peu de temps,
Swann sentait qu'il commençait à se détacher d'elle, mais comme si cette distance morale était proportionnée
à la distance matérielle, dès qu'il savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sans la voir. Une fois, partis
pour un mois seulement, croyaient−ils, soit qu'ils eussent été tentés en route, soit que M. Verdurin eût
sournoisement arrangé les choses d'avance pour faire plaisir à sa femme et n'eût averti les fidèles qu'au fur et
à mesure, d'Alger ils allèrent à Tunis, puis en Italie, puis en Grèce, à Constantinople, en Asie Mineure. Le
voyage durait depuis près d'un an. Swann se sentait absolument tranquille, presque heureux. Bien que M.
Verdurin eût cherché à persuader au pianiste et au docteur Cottard que la tante de l'un et les malades de l'autre
n'avaient aucun besoin d'eux, et, qu'en tous cas, il était imprudent de laisser Mme Cottard rentrer à Paris que
Mme Verdurin assurait être en révolution, il fut obligé de leur rendre leur liberté à Constantinople. Et le
peintre partit avec eux. Un jour, peu après le retour de ces trois voyageurs, Swann voyant passer un omnibus
pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté dedans, et s'y était trouvé assis en face de Mme Cottard qui
faisait sa tournée de visites "de jours" en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon,
en−tout−cas, porte−cartes et gants blancs nettoyés. Revêtue de ces insignes, quand il faisait sec, elle allait à
pied d'une maison à l'autre, dans un même quartier, mais pour passer ensuite dans un quartier différent usait
de l'omnibus avec correspondance. Pendant les premiers instants, avant que la gentillesse native de la femme
eût pu percer l'empesé de la petite bourgeoise, et ne sachant trop d'ailleurs si elle devait parler des Verdurin à
Swann, elle tint tout naturellement, de sa voix lente, gauche et douce que par moments l'omnibus couvrait
complètement de son tonnerre, des propos choisis parmi ceux qu'elle entendait et répétait dans les vingt−cinq
maisons dont elle montait les étages dans une journée:
"Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvement comme vous, a vu, aux Mirlitons, le
portrait de Machard qui fait courir tout Paris. Eh bien! qu'en dites−vous? Etes−vous dans le camp de ceux qui
approuvent ou dans le camp de ceux qui blâment? Dans tous les salons on ne parle que du portrait de
Machard, on n'est pas chic, on n'est pas pur, on n'est pas dans le train, si on ne donne pas son opinion sur le
portrait de Machard."
Swann ayant répondu qu'il n'avait pas vu ce portrait, Mme Cottard eut peur de l'avoir blessé en l'obligeant à le
confesser.
"Ah! c'est très bien, au moins vous l'avouez franchement, vous ne vous croyez pas déshonoré parce que vous
n'avez pas vu le portrait de Machard. Je trouve cela très beau de votre part. Hé bien, moi je l'ai vu, les avis
sont partagés, il y en a qui trouvent que c'est un peu léché, un peu crème fouettée, moi, je le trouve idéal.
Évidemment elle ne ressemble pas aux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais je dois vous
l'avouer franchement, vous ne me trouverez pas très fin de siècle, mais je le dis comme je le pense, je ne
comprends pas. Mon Dieu je reconnais les qualités qu'il y a dans le portrait de mon mari, c'est moins étrange
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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que ce qu'il fait d'habitude mais il a fallu qu'il lui fasse des moustaches bleues. Tandis que Machard! Tenez
justement le mari de l'amie chez qui je vais en ce moment (ce qui me donne le très grand plaisir de faire route
avec vous) lui a promis s'il est nommé à l'Académie (c'est un des collègues du docteur) de lui faire faire son
portrait par Machard. Évidemment c'est un beau rêve! j'ai une autre amie qui prétend qu'elle aime mieux
Leloir. Je ne suis qu'une pauvre profane et Leloir est peut−être encore supérieur comme science. Mais je
trouve que la première qualité d'un portrait, surtout quand il coûte 10.000 francs, est d'être ressemblant et
d'une ressemblance agréable."
Ayant tenu ces propos que lui inspiraient la hauteur de son aigrette, le chiffre de son porte−cartes, le petit
numéro tracé à l'encre dans ses gants par le teinturier, et l'embarras de parler à Swann des Verdurin, Mme
Cottard, voyant qu'on était encore loin du coin de la rue Bonaparte où le conducteur devait l'arrêter, écouta
son cœur qui lui conseillait d'autres paroles.
Les oreilles ont dû vous tinter, monsieur, lui dit−elle, pendant le voyage que nous avons fait avec Mme
Verdurin. On ne parlait que de vous.
Swann fut bien étonné, il supposait que son nom n'était jamais proféré devant les Verdurin.
D'ailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Crécy était là et c'est tout dire. Quand Odette est quelque part elle
ne peut jamais rester bien longtemps sans parler de vous. Et vous pensez que ce n'est pas en mal. Comment!
vous en doutez, dit−elle, en voyant un geste sceptique de Swann?
Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant d'ailleurs aucune mauvaise pensée sous ce mot
qu'elle prenait seulement dans le sens où on l'emploie pour parler de l'affection qui unit des amis:
Mais elle vous adore! Ah! je crois qu'il ne faudrait pas dire ça de vous devant elle! On serait bien arrangé!
A propos de tout, si on voyait un tableau par exemple elle disait: "Ah! s'il était là, c'est lui qui saurait vous
dire si c'est authentique ou non. Il n'y a personne comme lui pour ça." Et à tout moment elle demandait:
"Qu'est−ce qu'il peut faire en ce moment? Si seulement il travaillait un peu! C'est malheureux, un garçon si
doué, qu'il soit si paresseux. (Vous me pardonnez, n'est−ce pas?) En ce moment je le vois, il pense à nous, il
se demande où nous sommes." Elle a même eu un mot que j'ai trouvé bien joli; M. Verdurin lui disait: "Mais
comment pouvez−vous voir ce qu'il fait en ce moment puisque vous êtes à huit cents lieues de lui?" Alors
Odette lui a répondu: "Rien n'est impossible à l'œil d'une amie." Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour
vous flatter, vous avez là une vraie amie comme on n'en a pas beaucoup. Je vous dirai du reste que si vous ne
le savez pas, vous êtes le seul. Mme Verdurin me le disait encore le dernier jour (vous savez les veilles de
départ on cause mieux): "Je ne dis pas qu'Odette ne nous aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne
pèserait pas lourd auprès de ce que lui dirait M. Swann." Oh! mon Dieu, voilà que le conducteur m'arrête, en
bavardant avec vous j'allais laisser passer la rue Bonaparte... me rendriez−vous le service de me dire si mon
aigrette est droite?"
Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa main gantée de blanc d'où s'échappa, avec
une correspondance, une vision de haute vie qui remplit l'omnibus, mêlée à l'odeur du teinturier. Et Swann se
sentit déborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme Verdurin (et presque autant que pour Odette, car
le sentiment qu'il éprouvait pour cette dernière n'étant plus mêlé de douleur, n'était plus guère de l'amour),
tandis que de la plate−forme il la suivait de ses yeux attendris, qui enfilait courageusement la rue Bonaparte,
l'aigrette haute, d'une main relevant sa jupe, de l'autre tenant son en−tout−cas et son porte−cartes dont elle
laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon.
Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pour Odette, Mme Cottard, meilleur
thérapeute que n'eût été son mari, avait greffé à côté d'eux d'autres sentiments, normaux ceux−là, de
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DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
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gratitude, d'amitié, des sentiments qui dans l'esprit de Swann rendraient Odette plus humaine (plus semblable
aux autres femmes, parce que d'autres femmes aussi pouvaient les lui inspirer), hâteraient sa transformation
définitive en cette Odette aimée d'affection paisible, qui l'avait ramené un soir après une fête chez le peintre
boire un verre d'orangeade avec Forcheville et près de qui Swann avait entrevu qu'il pourrait vivre heureux.
Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu'un jour il cesserait d'être épris d'Odette, il s'était promis d'être
vigilant, et dès qu'il sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s'accrocher à lui, de le retenir. Mais
voici qu'à l'affaiblissement de son amour correspondait simultanément un affaiblissement du désir de rester
amoureux. Car on ne peut pas changer, c'est−à−dire devenir une autre personne, tout en continuant à obéir
aux sentiments de celle qu'on n'est plus. Parfois le nom aperçu dans un journal, d'un des hommes qu'il
supposait avoir pu être les amants d'Odette, lui redonnait de la jalousie. Mais elle était bien légère et comme
elle lui prouvait qu'il n'était pas encore complètement sorti de ce temps où il avait tant souffert mais aussi
où il avait connu une manière de sentir si voluptueuse, et que les hasards de la route lui permettraient
peut−être d'en apercevoir encore furtivement et de loin les beautés, cette jalousie lui procurait plutôt une
excitation agréable comme au morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier
moustique prouve que l'Italie et l'été ne sont pas encore bien loin. Mais le plus souvent le temps si particulier
de sa vie d'où il sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, du moins pour en avoir une vision claire
pendant qu'il le pouvait encore, il s'apercevait qu'il ne le pouvait déjà plus; il aurait voulu apercevoir comme
un paysage qui allait disparaître cet amour qu'il venait de quitter; mais il est si difficile d'être double et de se
donner le spectacle véridique d'un sentiment qu'on a cessé de posséder, que bientôt l'obscurité se faisant dans
son cerveau, il ne voyait plus rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon, en essuyait les verres; et il se
disait qu'il valait mieux se reposer un peu, qu'il serait encore temps tout à l'heure, et se rencognait, avec
l'incuriosité, dans l'engourdissement, du voyageur ensommeillé qui rabat son chapeau sur ses yeux pour
dormir dans le wagon qu'il sent l'entraîner de plus en plus vite, loin du pays, où il a si longtemps vécu et qu'il
s'était promis de ne pas laisser fuir sans lui donner un dernier adieu. Même, comme ce voyageur s'il se
réveille seulement en France, quand Swann ramassa par hasard près de lui la preuve que Forcheville avait été
l'amant d'Odette, il s'aperçut qu'il n'en ressentait aucune douleur, que l'amour était loin maintenant et regretta
de n'avoir pas été averti du moment où il le quittait pour toujours. Et de même qu'avant d'embrasser Odette
pour la première fois il avait cherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu'elle avait eu si longtemps pour
lui et qu'allait transformer le souvenir de ce baiser, de même il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire
ses adieux, pendant qu'elle existait encore, à cette Odette lui inspirant de l'amour, de la jalousie, à cette Odette
lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverrait jamais. Il se trompait. Il devait la revoir une fois
encore, quelques semaines plus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d'un rêve. Il se promenait avec
Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu'il ne pouvait identifier, le peintre, Odette,
Napoléon III et mon grand−père, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut,
tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu'on montait et redescendait constamment; ceux des
promeneurs qui redescendaient déjà n'étaient plus visibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour qui
restât faiblissait et il semblait alors qu'une nuit noire allait s'étendre immédiatement. Par moment les vagues
sautaient jusqu'au bord et Swann sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui disait de les
essuyer, il ne pouvait pas et en était confus vis−à−vis d'elle, ainsi que d'être en chemise de nuit. Il espérait
qu'à cause de l'obscurité on ne s'en rendait pas compté, mais cependant Mme Verdurin le fixa d'un regard
étonné durant un long moment pendant lequel il vit sa figure se déformer, son nez s'allonger et qu'elle avait
de grandes moustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avec des petits points
rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le regardait avec des yeux pleins de tendresse prêts à se détacher
comme des larmes pour tomber sur lui et il se sentait l'aimer tellement qu'il aurait voulu l'emmener tout de
suite. Tout d'un coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montre et dit: "Il faut que je m'en aille",
elle prenait congé de tout le monde, de la même façon, sans prendre à part à Swann, sans lui dire où elle le
reverrait le soir ou un autre jour. Il n'osa pas le lui demander, il aurait voulu la suivre et était obligé, sans se
retourner vers elle, de répondre en souriant à une question de Mme Verdurin, mais son cœur battait
horriblement, il éprouvait de la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses yeux qu'il aimait tant tout à
l'heure, écraser ses joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec Mme Verdurin, c'est−à−dire à s'éloigner à
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
186
chaque pas d'Odette, qui descendait en sens inverse. Au bout d'une seconde il y eut beaucoup d'heures qu'elle
était partie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s'était éclipsé un instant après elle. "C'était
certainement entendu entre eux, ajouta−t−il, ils ont dû se rejoindre en bas de la côte mais n'ont pas voulu dire
adieu ensemble à cause des convenances. Elle est sa maîtresse." Le jeune homme inconnu se mit à pleurer.
Swann essaya de le consoler. "Après tout elle a raison, lui dit−il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant son
fez pour qu'il fût plus à son aise. Je le lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être triste? C'était bien l'homme
qui pouvait la comprendre." Ainsi Swann se parlait−il à lui−même, car le jeune homme qu'il n'avait pu
identifier d'abord était aussi lui; comme certains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux
personnages, celui qui faisait le rêve, et un qu'il voyait devant lui coiffé d'un fez.
Quant à Napoléon III, c'est à Forcheville que quelque vague association d'idées, puis une certaine
modification dans la physionomie habituelle du baron, enfin le grand cordon de la Légion d'honneur en
sautoir, lui avaient fait donner ce nom; mais en réalité, et pour tout ce que le personnage présent dans le rêve
lui représentait et lui rappelait, c'était bien Forcheville. Car, d'images incomplètes et changeantes Swann
endormi tirait des déductions fausses, ayant d'ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu'il se
reproduisait par simple division comme certains organismes inférieurs; avec la chaleur sentie de sa propre
paume il modelait le creux d'une main étrangère qu'il croyait serrer et, de sentiments et d'impressions dont il
n'avait pas conscience encore faisait naître comme des péripéties qui, par leur enchaînement logique
amèneraient à point nommé dans le sommeil de Swann le personnage nécessaire pour recevoir son amour ou
provoquer son réveil. Une nuit noire se fit tout d'un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant,
se sauvant des maisons en flammes; Swann entendait le bruit des vagues qui sautaient et son cœur qui, avec
la même violence, battait d'anxiété dans sa poitrine. Tout d'un coup ses palpitations de cœur redoublèrent de
vitesse, il éprouva une souffrance, une nausée inexplicables; un paysan couvert de brûlures lui jetait en
passant: "Venez demander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son camarade, il a été avec elle
autrefois et elle lui dit tout. C'est eux qui ont mis le feu." C'était son valet de chambre qui venait l'éveiller et
lui disait:
Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de repasser dans une heure.
Mais ces paroles en pénétrant dans les ondes du sommeil où Swann était plongé, n'étaient arrivées jusqu'à sa
conscience qu'en subissant cette déviation qui fait qu'au fond de l'eau un rayon paraît un soleil, de même
qu'un moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond de ces abîmes une sonorité de tocsin avait
enfanté l'épisode de l'incendie. Cependant le décor qu'il avait sous les yeux vola en poussière, il ouvrit les
yeux, entendit une dernière fois le bruit d'une des vagues de la mer qui s'éloignait. Il toucha sa joue. Elle était
sèche. Et pourtant il se rappelait la sensation de l'eau froide et le goût du sel. Il se leva, s'habilla. Il avait fait
venir le coiffeur de bonne heure parce qu'il avait écrit la veille à mon grand−père qu'il irait dans l'après−midi
à Combray, ayant appris que Mme de Cambremer Mlle Legrandin devait y passer quelques jours.
Associant dans son souvenir au charme de ce jeune visage celui d'une campagne où il n'était pas allé depuis si
longtemps, ils lui offraient ensemble un attrait qui l'avait décidé à quitter enfin Paris pour quelques jours.
Comme les différents hasards qui nous mettent en présence de certaines personnes ne coïncident pas avec le
temps où nous les aimons, mais, le dépassant, peuvent se produire avant qu'il commence et se répéter après
qu'il a fini, les premières apparitions que fait dans notre vie un être destiné plus tard à nous plaire, prennent
rétrospectivement à nos yeux une valeur d'avertissement, de présage. C'est de cette façon que Swann s'était
souvent reporté à l'image d'Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il ne songeait pas à la revoir
jamais, et qu'il se rappelait maintenant la soirée de Mme de Saint−Euverte où il avait présenté le général de
Froberville à Mme de Cambremer. Les intérêts de notre vie sont si multiples qu'il n'est pas rare que dans une
même circonstance les jalons d'un bonheur qui n'existe pas encore soient posés à côté de l'aggravation d'un
chagrin dont nous souffrons. Et sans doute cela aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme de
Saint−Euverte. Qui sait même, dans le cas où, ce soir−là, il se fût trouvé ailleurs, si d'autres bonheurs,
d'autres chagrins ne lui seraient pas arrivés, et qui ensuite lui eussent paru avoir été inévitables? Mais ce qui
lui semblait l'avoir été, c'était ce qui avait eu lieu, et il n'était pas loin de voir quelque chose de providentiel
Du Côté de Chez Swann
DEUXIÈME PARTIE. UN AMOUR DE SWANN
187
dans ce qu'il se fût décidé à aller à la soirée de Mme de Saint−Euverte, parce que son esprit désireux
d'admirer la richesse d'invention de la vie et incapable de se poser longtemps une question difficile, comme
de savoir ce qui eût été le plus à souhaiter, considérait dans les souffrances qu'il avait éprouvées ce soir−là et
les plaisirs encore insoupçonnés qui germaient déjà, et entre lesquels la balance était trop difficile à établir
, une sorte d'enchaînement nécessaire.
Mais tandis que, une heure après son réveil, il donnait des indications au coiffeur pour que sa brosse ne se
dérangeât pas en wagon, il repensa à son rêve, il revit comme il les avait sentis tout près de lui, le teint pâle
d'Odette, les joues trop maigres, les traits tirés, les yeux battus, tout ce que au cours des tendresses
successives qui avaient fait de son durable amour pour Odette un long oubli de l'image première qu'il avait
reçue d'elle il avait cessé de remarquer depuis les premiers temps de leur liaison dans lesquels sans doute,
pendant qu'il dormait, sa mémoire en avait été chercher la sensation exacte. Et avec cette muflerie
intermittente qui reparaissait chez lui dès qu'il n'était plus malheureux et que baissait du même coup le niveau
de sa moralité, il s'écria en lui−même: "Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que
j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre!"
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
Parmi les chambres dont j'évoquais le plus souvent l'image dans mes nuits d'insomnie, aucune ne ressemblait
moins aux chambres de Combray, saupoudrées d'une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote,
que celle du Grand−Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés au ripolin contenaient comme les parois
polies d'une piscine où l'eau bleuit, un air pur, azuré et salin. Le tapissier bavarois qui avait été chargé de
l'aménagement de cet hôtel avait varié la décoration des pièces et sur trois côtés, fait courir le long des murs,
dans celle que je me trouvai habiter, des bibliothèques basses, à vitrines en glace, dans lesquelles selon la
place qu'elles occupaient, et par un effet qu'il n'avait pas prévu, telle ou telle partie du tableau changeant de la
mer se reflétait, déroulant une frise de claires marines, qu'interrompaient seuls les pleins de l'acajou. Si bien
que toute la pièce avait l'air d'un de ces dortoirs modèles qu'on présente dans les expositions "modern style"
du mobilier où ils sont ornés d'œuvres d'art qu'on a supposées capables de réjouir les yeux de celui qui
couchera là et auxquelles on a donné des sujets en rapport avec le genre de site où l'habitation doit se trouver.
Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui dont j'avais souvent rêvé, les jours de
tempête, quand le vent était si fort que Françoise en me menant aux Champs−Élysées me recommandait de ne
pas marcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tête et parlait en gémissant des grands
sinistres et naufrages annoncés par les journaux. Je n'avais pas de plus grand désir que de voir une tempête
sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la nature; ou
plutôt il n'y avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui n'étaient pas artificiellement
combinés pour mon plaisir, mais étaient nécessaires, inchangeables, les beautés des paysages ou du grand
art. Je n'étais curieux, je n'étais avide de connaître que ce que je croyais plus vrai que moi−même, ce qui avait
pour moi le prix de me montrer un peu de la pensée d'un grand génie, ou de la force ou de la grâce de la
nature telle qu'elle se manifeste livrée à elle−même, sans l'intervention des hommes. De même que le beau
son de sa voix, isolément reproduit par le phonographe, ne nous consolerait pas d'avoir perdu notre mère, de
même une tempête mécaniquement imitée m'aurait laissé aussi indifférent que les fontaines lumineuses de
l'Exposition. Je voulais aussi pour que la tempête fût absolument vraie, que le rivage lui−même fût un rivage
naturel, non une digue récemment créée par une municipalité. D'ailleurs la nature par tous les sentiments
qu'elle éveillait en moi, me semblait ce qu'il y avait de plus opposé aux productions mécaniques des hommes.
Moins elle portait leur empreinte et plus elle offrait d'espace à l'expansion de mon cœur. Or j'avais retenu le
nom de Balbec que nous avait cité Legrandin, comme d'une plage toute proche de "ces côtes funèbres,
fameuses par tant de naufrages qu'enveloppent six mois de l'année le linceul des brumes et l'écume des
vagues".
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
188
"On y sent encore sous ses pas, disait−il, bien plus qu'au Finistère lui−même (et quand bien même des hôtels
s'y superposeraient maintenant sans pouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y sent la
véritable fin de la terre française, européenne, de la Terre antique. Et c'est le dernier campement de pêcheurs,
pareils à tous les pêcheurs qui ont vécu depuis le commencement du monde, en face du royaume éternel des
brouillards de la mer et des ombres." Un jour qu'à Combray j'avais parlé de cette plage de Balbec devant M.
Swann afin d'apprendre de lui si c'était le point le mieux choisi pour voir les plus fortes tempêtes, il m'avait
répondu: "Je crois bien que je connais Balbec! L'église de Balbec, du XIIe et XIIIe siècle, encore à moitié
romane, est peut−être le plus curieux échantillon du gothique normand, et si singulière, on dirait de l'art
persan." Et ces lieux qui jusque−là ne m'avaient semblé que de la nature immémoriale, restée contemporaine
des grands phénomènes géologiques, et tout aussi en dehors de l'histoire humaine que l'Océan ou la grande
Ourse, avec ces sauvages pêcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il n'y eut de moyen âge , ç'avait
été un grand charme pour moi de les voir tout d'un coup entrés dans la série des siècles, ayant connu l'époque
romane, et de savoir que le trèfle gothique était venu nervurer aussi ces rochers sauvages à l'heure voulue,
comme ces plantes frêles mais vivaces qui, quand c'est le printemps, étoilent çà et là la neige des pôles. Et si
le gothique apportait à ces lieux et à ces hommes une détermination qui leur manquait, eux aussi lui en
conféraient une en retour. J'essayais de me représenter comment ces pêcheurs avaient vécu, le timide et
insoupçonné essai de rapports sociaux qu'ils avaient tenté là, pendant le moyen âge, ramassés sur un point des
côtes d'Enfer, aux pieds des falaises de la mort; et le gothique me semblait plus vivant maintenant que, séparé
des villes où je l'avais toujours imaginé jusque−là, je pouvais voir comment, dans un cas particulier, sur des
rochers sauvages, il avait germé et fleuri en un fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus
célèbres statues de Balbec les apôtres moutonnants et camus, la Vierge du porche, et de joie ma respiration
s'arrêtait dans ma poitrine quand je pensais que je pourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard
éternel et salé. Alors, par les soirs orageux et doux de février, le vent, soufflant dans mon cœur, qu'il ne
faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet d'un voyage à Balbec mêlait en
moi le désir de l'architecture gothique avec celui d'une tempête sur la mer.
J'aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d'une heure vingt−deux dont je ne pouvais
jamais sans que mon cœur palpitât lire, dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les
annonces de voyages circulaires, l'heure de départ: elle me semblait inciser à un point précis de l'après−midi
une savoureuse entaille, une marque mystérieuse à partir de laquelle les heures déviées conduisaient bien
encore au soir, au matin du lendemain, mais qu'on verrait, au lieu de Paris, dans l'une de ces villes par où le
train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir; car il s'arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à
Questambert, à Pontorson, à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Benodet, à Pont−Aven, à Quimperlé, et
s'avançait magnifiquement surchargé de noms qu'il m'offrait et entre lesquels je ne savais lequel j'aurais
préféré, par impossibilité d'en sacrifier aucun. Mais sans même l'attendre, j'aurais pu en m'habillant à la hâte
partir le soir même, si mes parents me l'avaient permis, et arriver à Balbec quand le petit jour se lèverait sur la
mer furieuse, contre les écumes envolées de laquelle j'irais me réfugier dans l'église de style persan. Mais à
l'approche des vacances de Pâques, quand mes parents m'eurent promis de me les faire passer une fois dans le
nord de l'Italie, voilà qu'à ces rêves de tempête dont j'avais été rempli tout entier, ne souhaitant voir que des
vagues accourant de partout, toujours plus haut, sur la côte la plus sauvage, près d'églises escarpées et
rugueuses comme des falaises et dans les tours desquelles crieraient les oiseaux de mer, voilà que tout à coup
les effaçant, leur ôtant tout charme, les excluant parce qu'ils lui étaient opposés et n'auraient pu que l'affaiblir,
se substituaient en moi le rêve contraire du printemps le plus diapré, non pas le printemps de Combray qui
piquait encore aigrement avec toutes les aiguilles du givre, mais celui qui couvrait déjà de lys et d'anémones
les champs de Fiésole et éblouissait Florence de fonds d'or pareils à ceux de l'Angelico. Dès lors, seuls les
rayons, les parfums, les couleurs me semblaient avoir du prix; car l'alternance des images avait amené en moi
un changement de front du désir, et, aussi brusque que ceux qu'il y a parfois en musique, un complet
changement de ton dans ma sensibilité. Puis il arriva qu'une simple variation atmosphérique suffit à
provoquer en moi cette modulation sans qu'il y eût besoin d'attendre le retour d'une saison. Car souvent dans
l'une, on trouve égaré un jour d'une autre, qui nous y fait vivre, en évoque aussitôt, en fait désirer les plaisirs
particuliers et interrompt les rêves que nous étions en train de faire, en plaçant, plus tôt ou plus tard qu'à son
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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tour, ce feuillet détaché d'un autre chapitre, dans le calendrier interpolé du Bonheur. Mais bientôt comme ces
phénomènes naturels dont notre confort ou notre santé ne peuvent tirer qu'un bénéfice accidentel et assez
mince jusqu'au jour où la science s'empare d'eux, et les produisant à volonté, remet en nos mains la possibilité
de leur apparition, soustraite à la tutelle et dispensée de l'agrément du hasard, de même la production de ces
rêves d'Atlantique et d'Italie cessa d'être soumise uniquement aux changements des saisons et du temps. Je
n'eus besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms: Balbec, Venise, Florence, dans l'intérieur
desquels avait fini par s'accumuler le désir que m'avaient inspiré les lieux qu'ils désignaient. Même au
printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du
gothique normand; même par un jour de tempête le nom de Florence ou de Venise me donnait le désir du
soleil, des lys, du palais des Doges et de Sainte−Marie−des−Fleurs.
Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l'image que j'avais de ces villes, ce ne fut qu'en la transformant,
qu'en soumettant sa réapparition en moi à leurs lois propres; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendre
plus belle, mais aussi plus différente de ce que les villes de Normandie ou de Toscane pouvaient être en
réalité, et, en accroissant les joies arbitraires de mon imagination, d'aggraver la déception future de mes
voyages. Ils exaltèrent l'idée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisant plus particuliers, par
conséquent plus réels. Je ne me représentais pas alors les villes, les paysages, les monuments, comme des
tableaux plus ou moins agréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d'eux comme un
inconnu, essentiellement différent des autres, dont mon âme avait soif et qu'elle aurait profit à connaître.
Combien ils prirent quelque chose de plus individuel encore, d'être désignés par des noms, des noms qui
n'étaient que pour eux, des noms comme en ont les personnes. Les mots nous présentent des choses une petite
image claire et usuelle comme celles que l'on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l'exemple
de ce qu'est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareilles à toutes celles de même
sorte. Mais les noms présentent des personnes et des villes qu'ils nous habituent à croire individuelles,
uniques comme des personnes une image confuse qui tire d'eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la
couleur dont elle est peinte uniformément comme une de ces affiches, entièrement bleues ou entièrement
rouges, dans lesquelles, à cause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sont bleus
ou rouges, non seulement le ciel et la mer, mais les barques, l'église, les passants. Le nom de Parme, une des
villes où je désirais le plus aller, depuis que j'avais lu la Chartreuse, m'apparaissant compact, lisse, mauve et
doux; si on me parlait d'une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir
de penser que j'habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n'avait de rapport avec les
demeures d'aucune ville d'Italie puisque je l'imaginais seulement à l'aide de cette syllabe lourde du nom de
Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du
reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, c'était comme à une ville miraculeusement embaumée et
semblable à une corolle, parce qu'elle s'appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte−Marie−des−Fleurs.
Quant à Balbec, c'était un de ces noms où comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la
terre d'où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit
féodal, d'un état ancien de lieux, d'une manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes
hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l'aubergiste qui me servirait du café au lait à
mon arrivée, me menant voir la mer déchaînée devant l'église et auquel je prêtais l'aspect disputeur, solennel
et médiéval d'un personnage de fabliau.
Si ma santé s'affermissait et que mes parents me permissent, sinon d'aller séjourner à Balbec, du moins de
prendre une fois, pour faire connaissance avec l'architecture et les paysages de la Normandie ou de la
Bretagne, ce train d'une heure vingt−deux dans lequel j'étais monté tant de fois en imagination, j'aurais voulu
m'arrêter de préférence dans les villes les plus belles; mais j'avais beau les comparer, comment choisir plus
qu'entre des êtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si haute dans sa noble dentelle
rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe; Vitré dont l'accent aigu losangeait
de bois noir le vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d'œuf au gris perle;
Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de
beurre; Lannion avec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche; Questambert,
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
190
Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jaunes éparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et
poétiques; Benodet, nom à peine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues,
Pont−Aven, envolée blanche et rose de l'aile d'une coiffe légère qui se reflète en tremblant dans une eau
verdie de canal; Quimperlé, lui, mieux attaché et, depuis le moyen âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et
s'emperle en une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles d'araignées d'une verrière, les
rayons de soleil changés en pointes émoussées d'argent bruni?
Ces images étaient fausses pour une autre raison encore; c'est qu'elles étaient forcément très simplifiées; sans
doute ce à quoi aspirait mon imagination et que mes sens ne percevaient qu'incomplètement et sans plaisir
dans le présent, je l'avais enfermé dans le refuge des noms; sans doute, parce que j'y avais accumulé du rêve,
ils aimantaient maintenant mes désirs; mais les noms ne sont pas très vastes; c'est tout au plus si je pouvais y
faire entrer deux ou trois des "curiosités" principales de la ville et elles s'y juxtaposaient sans intermédiaires;
dans le nom de Balbec, comme dans le verre grossissant de ces porte−plume qu'on achète aux bains de mer,
j'apercevais des vagues soulevées autour d'une église de style persan. Peut−être même la simplification de ces
images fut−elle une des causes de l'empire qu'elles prirent sur moi. Quand mon père eut décidé, une année,
que nous irions passer les vacances de Pâques à Florence et à Venise, n'ayant pas la place de faire entrer dans
le nom de Florence les éléments qui composent d'habitude les villes, je fus contraint à faire sortir une cité
surnaturelle de la fécondation, par certains parfums printaniers, de ce que je croyais être, en son essence, le
génie de Giotto. Tout au plus et parce qu'on ne peut pas faire tenir dans un nom beaucoup plus de durée que
d'espace comme certains tableaux de Giotto eux−mêmes qui montrent à deux moments différents de
l'action un même personnage, ici couché dans son lit, là s'apprêtant à monter à cheval, le nom de Florence
était−il divisé en deux compartiments. Dans l'un, sous un dais architectural, je contemplais une fresque à
laquelle était partiellement superposé un rideau de soleil matinal, poudreux, oblique et progressif; dans l'autre
(car ne pensant pas aux noms comme à un idéal inaccessible mais comme à une ambiance réelle dans laquelle
j'irais me plonger, la vie non vécue encore, la vie intacte et pure que j'y enfermais donnait aux plaisirs les plus
matériels, aux scènes les plus simples, cet attrait qu'ils ont dans les œuvres des primitifs), je traversais
rapidement, pour trouver plus vite le déjeuner qui m'attendait avec des fruits et du vin de Chianti le
Ponte−Vecchio encombré de jonquilles, de narcisses et d'anémones. Voilà (bien que je fusse à Paris) ce que
je voyais et non ce qui était autour de moi. Même à un simple point de vue réaliste, les pays que nous
désirons tiennent à chaque moment beaucoup plus de place dans notre vie véritable, que le pays où nous nous
trouvons effectivement. Sans doute si alors j'avais fait moi−même plus attention à ce qu'il y avait dans ma
pensée quand je prononçais les mots "aller à Florence, à Parme, à Pise, à Venise", je me serais rendu compte
que ce que je voyais n'était nullement une ville, mais quelque chose d'aussi différent de tout ce que je
connaissais, d'aussi délicieux, que pourrait être pour une humanité dont la vie se serait toujours écoulée dans
des fins d'après−midi d'hiver, cette merveille inconnue: une matinée de printemps. Ces images irréelles, fixes,
toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours, différencièrent cette époque de ma vie de celles qui
l'avaient précédée (et qui auraient pu se confondre avec elle aux yeux d'un observateur qui ne voit les choses
que du dehors, c'est−à−dire qui ne voit rien), comme dans un opéra un motif mélodique introduit une
nouveauté qu'on ne pourrait pas soupçonner si on ne faisait que lire le livret, moins encore si on restait en
dehors du théâtre à compter seulement les quarts d'heure qui s'écoulent. Et encore, même à ce point de vue de
simple quantité, dans notre vie les jours ne sont pas égaux. Pour parcourir les jours, les natures un peu
nerveuses, comme était la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de "vitesses" différentes. Il y a
des jours montueux et malaisés qu'on met un temps infini à gravir et des jours en pente qui se laissent
descendre à fond de train en chantant. Pendant ce mois où je ressassai comme une mélodie, sans pouvoir
m'en rassasier, ces images de Florence, de Venise et de Pise desquelles le désir qu'elles excitaient en moi
gardait quelque chose d'aussi profondément individuel que si ç'avait été un amour, un amour pour une
personne je ne cessai pas de croire qu'elles correspondaient à une réalité indépendante de moi, et elles me
firent connaître une aussi belle espérance que pouvait en nourrir un chrétien des premiers âges à la veille
d'entrer dans le paradis. Aussi sans que je me souciasse de la contradiction qu'il y avait à vouloir regarder et
toucher avec les organes des sens, ce qui avait été élaboré par la rêverie et non perçu par eux et d'autant
plus tentant pour eux, plus différent de ce qu'ils connaissaient c'est ce qui me rappelait la réalité de ces
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
191
images, qui enflammait le plus mon désir, parce que c'était comme une promesse qu'il serait contenté. Et,
bien que mon exaltation eût pour motif un désir de jouissances artistiques, les guides l'entretenaient encore
plus que les livres d'esthétiques et, plus que les guides, l'indicateur des chemins de fer. Ce qui m'émouvait
c'était de penser que cette Florence que je voyais proche mais inaccessible dans mon imagination, si le trajet
qui la séparait de moi, en moi−même, n'était pas viable, je pourrais l'atteindre par un biais, par un détour, en
prenant la "voie de terre". Certes, quand je me répétais, donnant ainsi tant de valeur à ce que j'allais voir, que
Venise était "l'école de Giorgione, la demeure du Titien, le plus complet musée de l'architecture domestique
au moyen âge", je me sentais heureux. Je l'étais pourtant davantage quand, sorti pour une course, marchant
vite à cause du temps qui, après quelques jours de printemps précoce était redevenu un temps d'hiver (comme
celui que nous trouvions d'habitude à Combray, la Semaine Sainte), voyant sur les boulevards les
marronniers qui, plongés dans un air glacial et liquide comme de l'eau, n'en commençaient pas moins, invités
exacts, déjà en tenue, et qui ne se sont pas laissé décourager, à arrondir et à ciseler en leurs blocs congelés,
l'irrésistible verdure dont la puissance abortive du froid contrariait mais ne parvenait pas à réfréner la
progressive poussée , je pensais que déjà le Ponte−Vecchio était jonché à foison de jacinthes et d'anémones
et que le soleil du printemps teignait déjà les flots du Grand Canal d'un si sombre azur et de si nobles
émeraudes qu'en venant se briser aux pieds des peintures du Titien, ils pouvaient rivaliser de riche coloris
avec elles. Je ne pus plus contenir ma joie quand mon père, tout en consultant le baromètre et en déplorant le
froid, commença à chercher quels seraient les meilleurs trains, et quand je compris qu'en pénétrant après le
déjeuner dans le laboratoire charbonneux, dans la chambre magique qui se chargeait d'opérer la transmutation
tout autour d'elle, on pouvait s'éveiller le lendemain dans la cité de marbre et d'or "rehaussée de jaspe et
pavée d'émeraudes". Ainsi elle et la Cité des lys n'étaient pas seulement des tableaux fictifs qu'on mettait à
volonté devant son imagination, mais existaient à une certaine distance de Paris qu'il fallait absolument
franchir si l'on voulait les voir, à une certaine place déterminée de la terre, et à aucune autre, en un mot
étaient bien réelles. Elles le devinrent encore plus pour moi, quand mon père en disant: "En somme, vous
pourriez rester à Venise du 20 avril au 29 et arriver à Florence dès le matin de Pâques", les fit sortir toutes
deux non plus seulement de l'Espace abstrait, mais de ce Temps imaginaire où nous situons non pas un seul
voyage à la fois, mais d'autres, simultanés et sans trop d'émotion puisqu'ils ne sont que possibles, ce Temps
qui se refabrique si bien qu'on peut encore le passer dans une ville après qu'on l'a passé dans une autre et
leur consacra de ces jours particuliers qui sont le certificat d'authenticité des objets auxquels on les emploie,
car ces jours uniques, ils se consument par l'usage, ils ne reviennent pas, on ne peut plus les vivre ici quand
on les a vécus là; je sentis que c'était vers la semaine qui commençait le lundi où la blanchisseuse devait
rapporter le gilet blanc que j'avais couvert d'encre, que se dirigeaient pour s'y absorber au sortir du temps
idéal où elles n'existaient pas encore, les deux Cités Reines dont j'allais avoir, par la plus émouvante des
géométries, à inscrire les dômes et les tours dans le plan de ma propre vie. Mais je n'étais encore qu'en
chemin vers le dernier degré de l'allégresse; je l'atteignis enfin (ayant seulement alors la révélation que sur les
rues clapotantes, rougies du reflet des fresques de Giorgione, ce n'était pas, comme j'avais, malgré tant
d'avertissements, continué à l'imaginer, les hommes "majestueux et terribles comme la mer, portant leur
armure aux reflets de bronze sous les plis de leur manteau sanglant" qui se promèneraient dans Venise la
semaine prochaine, la veille de Pâques, mais que ce pourrait être moi le personnage minuscule que, dans une
grande photographie de Saint−Marc qu'on m'avait prêtée, l'illustrateur avait représenté, en chapeau melon,
devant les proches), quand j'entendis mon père me dire: "Il doit faire encore froid sur le Grand Canal, tu
ferais bien de mettre à tout hasard dans ta malle ton pardessus d'hiver et ton gros veston." A ces mots je
m'élevai à une sorte d'extase; ce que j'avais cru jusque−là impossible, je me sentis vraiment pénétrer entre ces
"rochers d'améthyste pareils à un récif de la mer des Indes"; par une gymnastique suprême et au−dessus de
mes forces, me dévêtant comme d'une carapace sans objet de l'air de ma chambre qui m'entourait, je le
remplaçai par des parties égales d'air vénitien, cette atmosphère marine, indicible et particulière comme celle
des rêves que mon imagination avait enfermée dans le nom de Venise, je sentis s'opérer en moi une
miraculeuse désincarnation; elle se doubla aussitôt de la vague envie de vomir qu'on éprouve quand on vient
de prendre un gros mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec une fièvre si tenace, que le docteur déclara
qu'il fallait renoncer non seulement à me laisser partir maintenant à Florence et à Venise mais, même quand
je serais entièrement rétabli, m'éviter d'ici au moins un an, tout projet de voyage et toute cause d'agitation.
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
192
Et hélas, il défendit aussi d'une façon absolue qu'on me laissât aller au théâtre entendre la Berma; l'artiste
sublime, à laquelle Bergotte trouvait du génie, m'aurait en me faisant connaître quelque chose qui était
peut−être aussi important et aussi beau, consolé de n'avoir pas été à Florence et à Venise, de n'aller pas à
Balbec. On devait se contenter de m'envoyer chaque jour aux Champs−Elysées, sous la surveillance d'une
personne qui m'empêcherait de me fatiguer et qui fut Françoise, entrée à notre service après la mort de ma
tante Léonie. Aller aux Champs−Élysées me fut insupportable. Si seulement Bergotte les eût décrits dans un
de ses livres, sans doute j'aurais désiré de les connaître, comme toutes les choses dont on avait commencé par
mettre le "double" dans mon imagination. Elle les réchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalité,
et je voulais les retrouver dans la réalité; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait à mes rêves.
Un jour, comme je m'ennuyais à notre place familière, à côté des chevaux de bois, Françoise m'avait emmené
en excursion au delà de la frontière que gardent à intervalles égaux les petits bastions des marchandes de
sucre d'orge , dans ces régions voisines mais étrangères où les visages sont inconnus, où passe la voiture aux
chèvres; puis elle était revenue prendre ses affaires sur sa chaise adossée à un massif de lauriers; en
l'attendant je foulais la grande pelouse chétive et rase, jaunie par le soleil, au bout de laquelle le bassin est
dominé par une statue quand, de l'allée, s'adressant à une fillette à cheveux roux qui jouait au volant devant la
vasque, une autre, en train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, d'une voix brève: "Adieu,
Gilberte, je rentre, n'oublie pas que nous venons ce soir chez toi après dîner." Ce nom de Gilberte passa près
de moi, évoquant d'autant plus l'existence de celle qu'il désignait qu'il ne la nommait pas seulement comme
un absent dont on parle, mais l'interpellait; il passa ainsi près de moi, en action pour ainsi dire, avec une
puissance qu'accroissait la courbe de son jet et l'approche de son but; transportant à son bord, je le sentais,
la connaissance, les notions qu'avait de celle à qui il était adressé, non pas moi, mais l'amie qui l'appelait, tout
ce que, tandis qu'elle le prononçait, elle revoyait ou du moins, possédait en sa mémoire, de leur intimité
quotidienne, des visites qu'elles se faisaient l'une chez l'autre, de tout cet inconnu encore plus inaccessible et
plus douloureux pour moi d'être au contraire si familier et si maniable pour cette fille heureuse qui m'en
frôlait sans que j'y puisse pénétrer et le jetait en plein air dans un cri; laissant déjà flotter dans l'air
l'émanation délicieuse qu'il avait fait se dégager, en les touchant avec précision, de quelques points invisibles
de la vie de Mlle Swann, du soir qui allait venir, tel qu'il serait, après dîner, chez elle, formant, passager
céleste au milieu des enfants et des bonnes, un petit nuage d'une couleur précieuse, pareil à celui qui, bombé
au−dessus d'un beau jardin du Poussin, reflète minutieusement comme un nuage d'opéra, plein de chevaux et
de chars, quelque apparition de la vie des dieux; jetant enfin, sur cette herbe pelée, à l'endroit où elle était
un morceau à la fois de pelouse flétrie et un moment de l'après−midi de la blonde joueuse de volant (qui ne
s'arrêta de le lancer et de le rattraper que quand une institutrice à plumet bleu l'eut appelée), une petite bande
merveilleuse et couleur d'héliotrope impalpable comme un reflet et superposée comme un tapis sur lequel je
ne pus me lasser de promener mes pas attardés, nostalgiques et profanateurs, tandis que Françoise me criait:
"Allons, aboutonnez voir votre paletot et filons" et que je remarquais pour la première fois avec irritation
qu'elle avait un langage vulgaire, et hélas, pas de plumet bleu à son chapeau.
Retournerait−elle seulement aux Champs−Élysées? Le lendemain elle n'y était pas; mais je l'y vis les jours
suivants; je tournais tout le temps autour de l'endroit où elle jouait avec ses amies, si bien qu'une fois où elles
ne se trouvèrent pas en nombre pour leur partie de barres, elle me fit demander si je voulais compléter leur
camp, et je jouai désormais avec elle chaque fois qu'elle était là. Mais ce n'était pas tous les jours; il y en avait
où elle était empêchée de venir par ses cours, le catéchisme, un goûter, toute cette vie séparée de la mienne
que par deux fois, condensée dans le nom de Gilberte, j'avais senti passer si douloureusement près de moi,
dans le raidillon de Combray et sur la pelouse des Champs−Élysées. Ces jours−là, elle annonçait d'avance
qu'on ne la verrait pas; si c'était à cause de ses études, elle disait: "C'est rasant, je ne pourrai pas venir
demain; vous allez tous vous amuser sans moi", d'un air chagrin qui me consolait un peu; mais en revanche
quand elle était invitée à une matinée, et que, ne le sachant pas je lui demandais si elle viendrait jouer, elle me
répondait: "J'espère bien que non! J'espère bien que maman me laissera aller chez mon amie." Du moins ces
jours−là, je savais que je ne la verrais pas, tandis que d'autres fois, c'était à l'improviste que sa mère
l'emmenait faire des courses avec elle, et le lendemain elle disait: "Ah! oui, je suis sortie avec maman",
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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comme une chose naturelle, et qui n'eût pas été pour quelqu'un le plus grand malheur possible. Il y avait aussi
les jours de mauvais temps où son institutrice, qui pour elle−même craignait la pluie, ne voulait pas
l'emmener aux Champs−Élysées.
Aussi si le ciel était douteux, dès le matin je ne cessais de l'interroger et je tenais compte de tous les présages.
Si je voyais la dame d'en face qui, près de la fenêtre, mettait son chapeau, je me disais: "Cette dame va sortir;
donc il fait un temps où l'on peut sortir: pourquoi Gilberte ne ferait−elle pas comme cette dame?" Mais le
temps s'assombrissait, ma mère disait qu'il pouvait se lever encore, qu'il suffirait pour cela d'un rayon de
soleil, mais que plus probablement il pleuvrait; et s'il pleuvait à quoi bon aller aux Champs Élysées? Aussi
depuis le déjeuner mes regards anxieux ne quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre.
Devant la fenêtre, le balcon était gris. Tout d'un coup, sur sa pierre maussade je ne voyais pas une couleur
moins terne, mais je sentais comme un effort vers une couleur moins terne, la pulsation d'un rayon hésitant
qui voudrait libérer sa lumière. Un instant après, le balcon était pâle et réfléchissant comme une eau matinale,
et mille reflets de la ferronnerie de son treillage étaient venus s'y poser. Un souffle de vent les dispersait, la
pierre s'était de nouveau assombrie, mais, comme apprivoisés, ils revenaient; elle recommençait
imperceptiblement à blanchir et par un de ces crescendos continus comme ceux qui, en musique, à la fin
d'une Ouverture, mènent une seule note jusqu'au fortissimo suprême en la faisant passer rapidement par tous
les degrés intermédiaires, je la voyais atteindre à cet or inaltérable et fixe des beaux jours, sur lequel l'ombre
découpée de l'appui ouvragé de la balustrade se détachait en noir comme une végétation capricieuse, avec une
ténuité dans la délinéation des moindres détails qui semblait trahir une conscience appliquée, une satisfaction
d'artiste, et avec un tel relief, un tel velours dans le repos de ses masses sombres et heureuses qu'en vérité ces
reflets larges et feuillus qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir qu'ils étaient des gages de calme
et de bonheur.
Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive! la plus incolore, la plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui
peuvent ramper sur le mur ou décorer la croisée; pour moi, de toutes la plus chère depuis le jour où elle était
apparue sur notre balcon, comme l'ombre même de la présence de Gilberte qui était peut−être déjà aux
Champs−Elysées, et dès que j'y arriverais, me dirait: "Commençons tout de suite à jouer aux barres, vous êtes
dans mon camp"; fragile, emportée par un souffle, mais aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec
l'heure; promesse du bonheur immédiat que la journée refuse ou accomplira, et par là du bonheur immédiat
par excellence, le bonheur de l'amour; plus douce, plus chaude sur la pierre que n'est la mousse même;
vivace, à qui il suffit d'un rayon pour naître et faire éclore de la joie, même au cœur de l'hiver.
Et jusque dans ces jours où toute autre végétation a disparu, où le beau cuir vert qui enveloppe le tronc des
vieux arbres est caché sous la neige, quand celle−ci cessait de tomber, mais que le temps restait trop couvert
pour espérer que Gilberte sortît, alors tout d'un coup, faisant dire à ma mère: "Tiens voilà justement qu'il fait
beau, vous pourriez peut−être essayer tout de même d'aller aux Champs−Élysées", sur le manteau de neige
qui couvrait le balcon, le soleil apparu entrelaçait des fils d'or et brodait des reflets noirs. Ce jour−là nous ne
trouvions personne ou une seule fillette prête à partir qui m'assurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises
désertées par l'assemblée imposante mais frileuse des institutrices étaient vides. Seule, près de la pelouse,
était assise une dame d'un certain âge qui venait par tous les temps, toujours hanarchée d'une toilette
identique, magnifique et sombre, et pour faire la connaissance de laquelle j'aurais à cette époque sacrifié, si
l'échange m'avait été permis, tous les plus grands avantages futurs de ma vie. Car Gilberte allait tous les jours
la saluer; elle demandait à Gilberte des nouvelles de "son amour de mère"; et il me semblait que si je l'avais
connue, j'avais été pour Gilberte quelqu'un de tout autre, quelqu'un qui connaissait les relations de ses
parents. Pendant que ses petits−enfants jouaient plus loin, elle lisait toujours les Débats qu'elle appelait "mes
vieux Débats" et, par genre aristocratique, disait en parlant du sergent de ville ou de la loueuse de chaises:
"Mon vieil ami le sergent de ville", "la loueuse de chaises et moi qui sommes de vieux amis".
Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes jusqu'au pont de la Concorde voir la Seine
prise, dont chacun et même les enfants s'approchaient sans peur comme d'une immense baleine échouée, sans
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TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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défense, et qu'on allait dépecer. Nous revenions aux Champs−Élysées; je languissais de douleur entre les
chevaux de bois immobiles et la pelouse blanche prise dans le réseau noir des allées dont on avait enlevé la
neige et sur laquelle la statue avait à la main un jet de glace ajouté qui semblait l'explication de son geste. La
vieille dame elle−même ayant plié ses Débats, demanda l'heure à une bonne d'enfants qui passait et qu'elle
remercia en lui disant: "Comme vous êtes aimable!" puis, priant le cantonnier de dire à ses petits enfants de
revenir, qu'elle avait froid, ajouta: "Vous serez mille fois bon. Vous savez que je suis confuse!" Tout à coup
l'air se déchira: entre le guignol et le cirque, à l'horizon embelli, sur le ciel entr'ouvert, je venais d'apercevoir,
comme un signe fabuleux, le plumet bleu de Mademoiselle. Et déjà Gilberte courait à toute vitesse dans ma
direction, étincelante et rouge sous un bonnet carré de fourrure, animée par le froid, le retard et le désir du
jeu; un peu avant d'arriver à moi, elle se laissa glisser sur la glace et, soit pour mieux garder son équilibre,
soit parce qu'elle trouvait cela plus gracieux, ou par affectation du maintien d'une patineuse, c'est les bras
grands ouverts qu'elle avançait en souriant, comme si elle avait voulu m'y recevoir. "Brava! Brava! ça c'est
très bien, je dirais comme vous que c'est chic, que c'est crâne, si je n'étais pas d'un autre temps, du temps de
l'ancien régime, s'écria la vieille dame prenant la parole au nom des Champs−Élysées silencieux pour
remercier Gilberte d'être venue sans se laisser intimider par le temps. Vous êtes comme moi, fidèle quand
même à nos vieux Champs−Élysées; nous sommes deux intrépides. Si je vous disais que je les aime, même
ainsi. Cette neige, vous allez rire de moi, ça me fait penser à de l'hermine!" Et la vieille dame se mit à rire.
Le premier de ces jours auxquels la neige, image des puissances qui pouvaient me priver de voir Gilberte,
donnait la tristesse d'un jour de séparation et jusqu'à l'aspect d'un jour de départ parce qu'il changeait la figure
et empêchait presque l'usage du lieu habituel de nos seules entrevues maintenant changé, tout enveloppé de
housses , ce jour fit pourtant faire un progrès à mon amour, car il fut comme un premier chagrin qu'elle eût
partagé avec moi. Il n'y avait que nous deux de notre bande, et être ainsi le seul qui fût avec elle, c'était non
seulement comme un commencement d'intimité, mais aussi de sa part, comme si elle ne fût venue rien que
pour moi par un temps pareil cela me semblait aussi touchant que si un de ces jours où elle était invitée à
une matinée, elle y avait renoncé pour venir me retrouver aux Champs−Élysées; je prenais plus de confiance
en la vitalité et en l'avenir de notre amitié qui restait vivace au milieu de l'engourdissement, de la solitude et
de la ruine des choses environnantes; et tandis qu'elle me mettait des boules de neige dans le cou, je souriais
avec attendrissement à ce qui me semblait à la fois une prédilection qu'elle me marquait en me tolérant
comme compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et une sorte de fidélité qu'elle me gardait au
milieu du malheur. Bientôt l'une après l'autre, comme des moineaux hésitants, ses amies arrivèrent toutes
noires sur la neige. Nous commençâmes à jouer et comme ce jour si tristement commencé devait finir dans la
joie, comme je m'approchais, avant de jouer aux barres, de l'amie à la voix brève que j'avais entendue le
premier jour crier le nom de Gilberte, elle me dit: "Non, non, on sait bien que vous aimez mieux être dans le
camp de Gilberte, d'ailleurs vous voyez elle vous fait signe." Elle m'appelait en effet pour que je vinsse sur la
pelouse de neige, dans son camp, dont le soleil en lui donnant les reflets roses, l'usure métallique des brocarts
anciens, faisait un camp du drap d'or.
Ce jour que j'avais tant redouté fut au contraire un des seuls où je ne fus pas trop malheureux.
Car, moi qui ne pensais plus qu'à ne jamais rester un jour sans voir Gilberte (au point qu'une fois ma
grand'mère n'étant pas rentrée pour l'heure du dîner, je ne pus m'empêcher de me dire tout de suite que si elle
avait été écrasée par une voiture, je ne pourrais pas aller de quelque temps aux Champs−Élysées; on n'aime
plus personne dès qu'on aime) pourtant ces moments où j'étais auprès d'elle et que depuis la veille j'avais si
impatiemment attendus, pour lesquels j'avais tremblé, auxquels j'aurais sacrifié tout le reste, n'étaient
nullement des moments heureux; et je le savais bien car c'était les seuls moments de ma vie sur lesquels je
concentrasse une attention méticuleuse, acharnée, et elle ne découvrait pas en eux un atome de plaisir.
Tout le temps que j'étais loin de Gilberte, j'avais besoin de la voir, parce que cherchant sans cesse à me
représenter son image, je finissais par ne plus y réussir, et par ne plus savoir exactement à quoi correspondait
mon amour. Puis, elle ne m'avait encore jamais dit qu'elle m'aimait. Bien au contraire, elle avait souvent
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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prétendu qu'elle avait des amis qu'elle me préférait, que j'étais un bon camarade avec qui elle jouait volontiers
quoique trop distrait, pas assez au jeu; enfin elle m'avait donné souvent des marques apparentes de froideur
qui auraient pu ébranler ma croyance que j'étais pour elle un être différent des autres, si cette croyance avait
pris sa source dans un amour que Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela était, dans l'amour que
j'avais pour elle, ce qui la rendait autrement résistante, puisque cela la faisait dépendre de la manière même
dont j'étais obligé, par une nécessité intérieure, de penser à Gilberte. Mais les sentiments que je ressentais
pour elle, moi−même je ne les lui avais pas encore déclarés. Certes, à toutes les pages de mes cahiers,
j'écrivais indéfiniment son nom et son adresse, mais à la vue de ces vagues lignes que je traçais sans qu'elle
pensât pour cela à moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparente sans qu'elle fût mêlée
davantage à ma vie, je me sentais découragé parce qu'elles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait
même pas, mais de mon propre désir qu'elles semblaient me montrer comme quelque chose de purement
personnel, d'irréel, de fastidieux et d'impuissant. Le plus pressé était que nous nous vissions Gilberte et moi,
et que nous puissions nous faire l'aveu réciproque de notre amour, qui jusque−là n'aurait pour ainsi dire pas
commencé. Sans doute les diverses raisons qui me rendaient si impatient de la voir auraient été moins
impérieuses pour un homme mûr. Plus tard, il arrive que devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nous
nous contentions de celui que nous avons à penser à une femme comme je pensais à Gilberte, sans être
inquiets de savoir si cette image correspond à la réalité, et aussi de celui de l'aimer sans avoir besoin d'être
certain qu'elle nous aime; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui avouer notre inclination pour elle,
afin d'entretenir plus vivace l'inclination qu'elle a pour nous, imitant ces jardiniers japonais qui pour obtenir
une plus belle fleur, en sacrifient plusieurs autres. Mais à l'époque où j'aimais Gilberte, je croyais encore que
l'Amour existait réellement en dehors de nous; que, en permettant tout au plus que nous écartions les
obstacles, il offrait ses bonheurs dans un ordre auquel on n'était pas libre de rien changer; il me semblait que
si j'avais, de mon chef, substitué à la douceur de l'aveu la simulation de l'indifférence, je ne me serais pas
seulement privé d'une des joies dont j'avais le plus rêvé mais que je me serais fabriqué à ma guise un amour
factice et sans valeur, sans communication avec le vrai, dont j'aurais renoncé à suivre les chemins mystérieux
et préexistants.
Mais quand j'arrivais aux Champs−Élysées, et que d'abord j'allais pouvoir confronter mon amour pour lui
faire subir les rectifications nécessaires à sa cause vivante, indépendante de moi , dès que j'étais en présence
de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle j'avais compté pour rafraîchir les images que ma mémoire
fatiguée ne retrouvait plus, de cette Gilberte Swann avec qui j'avais joué hier, et que venait de me faire saluer
et reconnaître un instinct aveugle comme celui qui dans la marche nous met un pied devant l'autre avant que
nous ayons eu le temps de penser, aussitôt tout se passait comme si elle et la fillette qui était l'objet de mes
rêves avaient été deux êtres différents. Par exemple si depuis la veille je portais dans ma mémoire deux yeux
de feu dans des joues pleines et brillantes, la figure de Gilberte m'offrait maintenant avec insistance quelque
chose que précisément je ne m'étais pas rappelé, un certain effilement aigu du nez qui, s'associant
instantanément à d'autres traits, prenait l'importance de ces caractères qui en histoire naturelle définissent une
espèce, et la transmuait en une fillette du genre de celles à museau pointu. Tandis que je m'apprêtais à profiter
de cet instant désiré pour me livrer, sur l'image de Gilberte que j'avais préparée avant de venir et que je ne
retrouvais plus dans ma tête, à la mise au point qui me permettrait dans les longues heures où j'étais seul
d'être sûr que c'était bien elle que je me rappelais, que c'était bien mon amour pour elle que j'accroissais peu à
peu comme un ouvrage qu'on compose, elle me passait une balle; et comme le philosophe idéaliste dont le
corps tient compte du monde extérieur à la réalité duquel son intelligence ne croit pas, le même moi qui
m'avait fait la saluer avant que je l'eusse identifiée, s'empressait de me faire saisir la balle qu'elle me tendait
(comme si elle était une camarade avec qui j'étais venu jouer, et non une âme sœur que j'étais venu rejoindre),
me faisait lui tenir par bienséance jusqu'à l'heure où elle s'en allait, mille propos aimables et insignifiants et
m'empêchait ainsi, ou de garder le silence pendant lequel j'aurais pu enfin remettre la main sur l'image
urgente et égarée, ou de lui dire les paroles qui pouvaient faire faire à notre amour les progrès décisifs sur
lesquels j'étais chaque fois obligé de ne plus compter que pour l'après−midi suivante. Il en faisait pourtant
quelques−uns. Un jour que nous étions allés avec Gilberte jusqu'à la baraque de notre marchande qui était
particulièrement aimable pour nous, car c'était chez elle que M. Swann faisait acheter son pain d'épices, et
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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par hygiène, il en consommait beaucoup, souffrant d'un eczéma ethnique et de la constipation des Prophètes,
Gilberte me montrait en riant deux petits garçons qui étaient comme le petit coloriste et le petit naturaliste
des livres d'enfants. Car l'un ne voulait pas d'un sucre d'orge rouge parce qu'il préférait le violet et l'autre, les
larmes aux yeux, refusait une prune que voulait lui acheter sa bonne, parce que, finit−il par dire d'une voix
passionnée: "J'aime mieux l'autre prune, parce qu'elle a un ver!" J'achetai deux billes d'un sou. Je regardais
avec admiration, lumineuses et captives dans une sébile isolée, les billes d'agate qui me semblaient précieuses
parce qu'elles étaient souriantes et blondes comme des jeunes filles et parce qu'elles coûtaient cinquante
centimes pièce. Gilberte à qui on donnait beaucoup plus d'argent qu'à moi me demanda laquelle je trouvais la
plus belle. Elles avaient la transparence et le fondu de la vie. Je n'aurais voulu lui en faire sacrifier aucune.
J'aurais aimé qu'elle pût les acheter, les délivrer toutes. Pourtant je lui en désignai une qui avait la couleur de
ses yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon doré, la caressa, paya sa rançon, mais aussitôt me remit sa
captive en me disant: "Tenez, elle est à vous, je vous la donne, gardez−la comme souvenir."
Une autre fois, toujours préoccupé du désir d'entendre la Berma dans une pièce classique, je lui avais
demandé si elle ne possédait pas une brochure où Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le
commerce. Elle m'avait prié de lui en rappeler le titre exact, et le soir je lui avais adressé un petit télégramme
en écrivant sur l'enveloppe ce nom de Gilberte Swann que j'avais tant de fois tracé sur mes cahiers. Le
lendemain elle m'apporta dans un paquet noué de faveurs mauves et scellé de cire blanche, la brochure qu'elle
avait fait chercher. "Vous voyez que c'est bien ce que vous m'avez demandé, me dit−elle, tirant de son
manchon le télégramme que je lui avais envoyé." Mais dans l'adresse de ce pneumatique, qui, hier encore
n'était rien, n'était qu'un petit bleu que j'avais écrit, et qui depuis qu'un télégraphiste l'avait remis au concierge
de Gilberte et qu'un domestique l'avait porté jusqu'à sa chambre, était devenu cette chose sans prix, un des
petits bleus qu'elle avait reçus ce jour−là, j'eus peine à reconnaître les lignes vaines et solitaires de mon
écriture sous les cercles imprimés qu'y avait apposés la poste, sous les inscriptions qu'y avait ajoutées au
crayon un des facteurs, signes de réalisation effective, cachets du monde extérieur, violettes ceintures
symboliques de la vie, qui pour la première fois venaient épouser, maintenir, relever, réjouir mon rêve.
Et il y eut un jour aussi où elle me dit: "Vous savez, vous pouvez m'appeler Gilberte, en tous cas moi, je vous
appellerai par votre nom de baptême. C'est trop gênant." Pourtant elle continua encore un moment à se
contenter de me dire "vous" et comme je le lui faisais remarquer, elle sourit, et composant, construisant une
phrase comme celles qui dans les grammaires étrangères n'ont d'autre but que de nous faire employer un mot
nouveau, elle la termina par mon petit nom. Et me souvenant plus tard de ce que j'avais senti alors, j'y ai
démêlé l'impression d'avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi−même, nu, sans plus aucune des
modalités sociales qui appartenaient aussi, soit à ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de
famille, à mes parents, et dont ses lèvres en l'effort qu'elle faisait, un peu comme son père, pour articuler les
mots qu'elle voulait mettre en valeur eurent l'air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau un fruit
dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au même degré nouveau d'intimité que
prenait sa parole, m'atteignait aussi plus directement, non sans témoigner la conscience, le plaisir et jusque la
gratitude qu'il en avait, en se faisant accompagner d'un sourire.
Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirs nouveaux. Ils n'étaient pas donnés
par la fillette que j'aimais, au moi qui l'aimait, mais par l'autre, par celle avec qui je jouais, à cet autre moi qui
ne possédait ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni le cœur indisponible qui seul aurait pu savoir le prix d'un
bonheur, parce que seul il l'avait désiré. Même après être rentré à la maison je ne les goûtais pas, car, chaque
jour, la nécessité qui me faisait espérer que le lendemain j'aurais la contemplation exacte, calme, heureuse de
Gilberte, qu'elle m'avouerait enfin son amour, en m'expliquant pour quelles raisons elle avait dû me le cacher
jusqu'ici, cette même nécessité me forçait à tenir le passé pour rien, à ne jamais regarder que devant moi, à
considérer les petits avantages qu'elle m'avait donnés non pas en eux−mêmes et comme s'ils se suffisaient,
mais comme des échelons nouveaux où poser le pied, qui allaient me permettre de faire un pas de plus en
avant et d'atteindre enfin le bonheur que je n'avais pas encore rencontré.
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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Si elle me donnait parfois de ces marques d'amitié, elle me faisait aussi de la peine en ayant l'air de ne pas
avoir de plaisir à me voir, et cela arrivait souvent les jours mêmes sur lesquels j'avais le plus compté pour
réaliser mes espérances. J'étais sûr que Gilberte viendrait aux Champs−Élysées et j'éprouvais une allégresse
qui me paraissait seulement la vague anticipation d'un grand bonheur quand, entrant dès le matin au salon
pour embrasser maman déjà toute prête, la tour de ses cheveux noirs entièrement construite, et ses belles
mains blanches et potelées sentant encore le savon, j'avais appris, en voyant une colonne de poussière se
tenir debout toute seule au−dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sous la fenêtre: "En
revenant de la revue", que l'hiver recevait jusqu'au soir la visite inopinée et radieuse d'une journée de
printemps. Pendant que nous déjeunions, en ouvrant sa croisée, la dame d'en face avait fait décamper en un
clin d'œil, d'à côté de ma chaise, rayant d'un seul bond toute la largeur de notre salle à manger un rayon
qui y avait commencé sa sieste et était déjà revenu la continuer l'instant d'après. Au collège, à la classe d'une
heure, le soleil me faisait languir d'impatience et d'ennui en laissant traîner une lueur dorée jusque sur mon
pupitre, comme une invitation à la fête où je ne pourrais arriver avant trois heures, jusqu'au moment où
Françoise venait me chercher à la sortie, et où nous nous acheminions vers les Champs−Élysées par les rues
décorées de lumière, encombrées par la foule, et où les balcons, descellés par le soleil et vaporeux, flottaient
devant les maisons comme des nuages d'or. Hélas! aux Champs−Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle
n'était pas encore arrivée. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui çà et là faisait flamboyer
la pointe d'un brin d'herbe, et sur laquelle les pigeons qui s'y étaient posés avaient l'air de sculptures antiques
que la pioche du jardinier a ramenées à la surface d'un sol auguste, je restais les yeux fixés sur l'horizon, je
m'attendais à tout moment à voir apparaître l'image de Gilberte suivant son institutrice, derrière la statue qui
semblait tendre l'enfant qu'elle portait et qui ruisselait de rayons, à la bénédiction du soleil. La vieille lectrice
des Débats était assise sur son fauteuil, toujours à la même place, elle interpellait un gardien à qui elle faisait
un geste amical de la main en lui criant: "Quel joli temps!" Et la préposée s'étant approchée d'elle pour
percevoir le prix du fauteuil, elle faisait mille minauderies en mettant dans l'ouverture de son gant le ticket de
dix centimes comme si ç'avait été un bouquet, pour qui elle cherchait, par amabilité pour le donateur, la place
la plus flatteuse possible. Quand elle l'avait trouvée, elle faisait exécuter une évolution circulaire à son cou,
redressait son boa, et plantait sur la chaisière, en lui montrant le bout de papier jaune qui dépassait sur son
poignet, le beau sourire dont une femme, en indiquant son corsage à un jeune homme, lui dit: "Vous
reconnaissez vos roses!"
J'emmenais Françoise au−devant de Gilberte jusqu'à l'Arc−de−Triomphe, nous ne la rencontrions pas, et je
revenais vers la pelouse persuadé qu'elle ne viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la fillette à la
voix brève se jetait sur moi: "Vite, vite, il y a déjà un quart d'heure que Gilberte est arrivée. Elle va repartir
bientôt. On vous attend pour faire une partie de barres." Pendant que je montais l'avenue des
Champs−Élysées, Gilberte était venue par la rue Boissy−d'Anglas, Mademoiselle ayant profité du beau temps
pour faire des courses pour elle; et M. Swann allait venir chercher sa fille. Aussi c'était ma faute; je n'aurais
pas dû m'éloigner de la pelouse; car on ne savait jamais sûrement par quel côté Gilberte viendrait, si ce serait
plus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre plus émouvants, non seulement les
Champs−Élysées entiers et toute la durée de l'après−midi, comme une immense étendue d'espace et de temps
sur chacun des points et à chacun des moments de laquelle il était possible qu'apparût l'image de Gilberte,
mais encore cette image, elle−même, parce que derrière cette image je sentais se cacher la raison pour
laquelle elle m'était décochée en plein cœur, à quatre heures au lieu de deux heures et demie, surmontée d'un
chapeau de visite à la place d'un béret de jeu, devant les "Ambassadeurs" et non entre les deux guignols, je
devinais quelqu'une de ces occupations où je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à sortir ou à rester
à la maison, j'étais en contact avec le mystère de sa vie inconnue. C'était ce mystère aussi qui me troublait
quand, courant sur l'ordre de la fillette à la voix brève pour commencer tout de suite notre partie de barres,
j'apercevais Gilberte, si vive et brusque avec nous, faisant une révérence à la dame aux Débats (qui lui disait:
"Quel beau soleil, on dirait du feu"), lui parlant avec un sourire timide, d'un air compassé qui m'évoquait la
jeune fille différente que Gilberte devait être chez ses parents, avec les amis de ses parents, en visite, dans
toute son autre existence qui m'échappait. Mais de cette existence personne ne me donnait l'impression
comme M. Swann qui venait un peu après pour retrouver sa fille. C'est que lui et Mme Swann, parce que
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
198
leur fille habitait chez eux, parce que ses études, ses jeux, ses amitiés dépendaient d'eux contenaient pour
moi, comme Gilberte, peut−être même plus que Gilberte, comme il convenait à des lieux tout−puissants sur
elle en qui il aurait eu sa source, un inconnu inaccessible, un charme douloureux. Tout ce qui les concernait
était de ma part l'objet d'une préoccupation si constante que les jours où, comme ceux−là, M. Swann (que
j'avais vu si souvent autrefois sans qu'il excitât ma curiosité, quand il était lié avec mes parents) venait
chercher Gilberte aux Champs−Élysées, une fois calmés les battements de cœur qu'avait excités en moi
l'apparition de son chapeau gris et de son manteau à pèlerine, son aspect m'impressionnait encore comme
celui d'un personnage historique sur lequel nous venons de lire une série d'ouvrages et dont les moindres
particularités nous passionnent. Ses relations avec le comte de Paris qui, quand j'en entendais parler à
Combray, me semblaient indifférentes, prenaient maintenant pour moi quelque chose de merveilleux, comme
si personne d'autre n'eût jamais connu les Orléans; elles le faisaient se détacher vivement sur le fond vulgaire
des promeneurs de différentes classes qui encombraient cette allée des Champs−Elysées, et au milieu
desquels j'admirais qu'il consentît à figurer sans réclamer d'eux d'égards spéciaux, qu'aucun d'ailleurs ne
songeait à lui rendre, tant était profond l'incognito dont il était enveloppé.
Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même au mien quoiqu'il fût brouillé avec ma
famille, mais sans avoir l'air de me connaître. (Cela me rappela qu'il m'avait pourtant vu bien souvent à la
campagne; souvenir que j'avais gardé mais dans l'ombre, parce que depuis que j'avais revu Gilberte, pour moi
Swann était surtout son père, et non plus le Swann de Combray; comme les idées sur lesquelles j'embranchais
maintenant son nom étaient différentes des idées dans le réseau desquelles il était autrefois compris et que je
n'utilisais plus jamais quand j'avais à penser à lui, il était devenu un personnage nouveau; je le rattachai
pourtant par une ligne artificielle secondaire et transversale à notre invité d'autrefois; et comme rien n'avait
plus pour moi de prix que dans la mesure où mon amour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de
honte et le regret de ne pouvoir les effacer que je retrouvai les années où, aux yeux de ce même Swann qui
était en ce moment devant moi aux Champs−Elysées et à qui heureusement Gilberte n'avait peut−être pas dit
mon nom, je m'étais si souvent le soir rendu ridicule en envoyant demander à maman de monter dans ma
chambre me dire bonsoir, pendant qu'elle prenait le café avec lui, mon père et mes grands−parents à la table
du jardin.) Il disait à Gilberte qu'il lui permettait de faire une partie, qu'il pouvait attendre un quart d'heure, et
s'asseyant comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket de cette main que Philippe VII avait si
souvent retenue dans la sienne, tandis que nous commencions à jouer sur la pelouse, faisant envoler les
pigeons dont les beaux corps irisés qui ont la forme d'un cœur et sont comme les lilas du règne des oiseaux,
venaient se réfugier comme en des lieux d'asile, tel sur le grand vase de pierre à qui son bec en y disparaissant
faisait faire le geste et assignait la destination d'offrir en abondance les fruits ou les graines qu'il avait l'air d'y
picorer, tel autre sur le front de la statue, qu'il semblait surmonter d'un de ces objets en émail desquels la
polychromie varie dans certaines œuvres antiques la monotonie de la pierre et d'un attribut qui, quand la
déesse le porte, lui vaut une épithète particulière et en fait, comme pour une mortelle un prénom différent,
une divinité nouvelle.
Un de ces jours de soleil qui n'avait pas réalisé mes espérances, je n'eus pas le courage de cacher ma
déception à Gilberte.
J'avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis−je. Je croyais que ce jour compterait
beaucoup dans notre amitié. Et aussitôt arrivée, vous allez partir! Tâchez de venir demain de bonne heure,
que je puisse enfin vous parler.
Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu'elle me répondit:
Demain, comptez−y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas! j'ai un grand goûter; après−demain non plus, je
vais chez une amie pour voir de ses fenêtres l'arrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et le lendemain encore
à Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt Noël et les vacances du jour de l'An. Peut−être on va
m'emmener dans le midi. Ce que ce serait chic! quoique cela me fera manquer un arbre de Noël; en tous cas
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TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
199
si je reste à Paris, je ne viendrai pas ici car j'irai faire des visites avec maman. Adieu, voilà papa qui m'appelle.
Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées de soleil, comme au soir d'une fête qui est
finie. Je ne pouvais pas traîner mes jambes.
Ça n'est pas étonnant, dit Françoise, ce n'est pas un temps de saison, il fait trop chaud. Hélas! mon Dieu, de
partout il doit y avoir bien des pauvres malades, c'est à croire que là−haut aussi tout se détraque.
Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte avait laissé éclater sa joie de ne pas venir de
longtemps aux Champs−Élysées. Mais déjà le charme dont, par son simple fonctionnement, se remplissait
mon esprit dès qu'il songeait à elle, la position particulière, unique, fût elle affligeante, où me plaçait
inévitablement par rapport à Gilberte, la contrainte interne d'un pli mental, avaient commencé à ajouter,
même à cette marque d'indifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de mes larmes se formait un
sourire qui n'était que l'ébauche timide d'un baiser. Et quand vint l'heure du courrier, je me dis ce soir−là
comme tous les autres: Je vais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfin qu'elle n'a jamais cessé de
m'aimer, et m'expliquera la raison mystérieuse pour laquelle elle a été forcée de me le cacher jusqu'ici, de
faire semblant de pouvoir être heureuse sans me voir, la raison pour laquelle elle a pris l'apparence de la
Gilberte simple camarade.
Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais la lire, je m'en récitais chaque phrase. Tout d'un
coup je m'arrêtais effrayé. Je comprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourrait pas en
tous cas être celle−là puisque c'était moi qui venais de la composer. Et dès lors, je m'efforçais de détourner
ma pensée des mots que j'aurais aimé qu'elle m'écrivît, par peur en les énonçant, d'exclure justement ceux−là,
les plus chers, les plus désirés , du champ des réalisations possibles. Même si par une invraisemblable
coïncidence, c'eût été justement la lettre que j'avais inventée que de son côté m'eût adressée Gilberte, y
reconnaissant mon œuvre je n'eusse pas eu l'impression de recevoir quelque chose qui ne vînt pas de moi,
quelque chose de réel, de nouveau, un bonheur extérieur à mon esprit, indépendant de ma volonté, vraiment
donné par l'amour.
En attendant je relisais une page que ne m'avait pas écrite Gilberte, mais qui du moins me venait d'elle, cette
page de Bergotte sur la beauté des vieux mythes dont s'est inspiré Racine, et que, à côté de la bille d'agathe, je
gardais toujours auprès de moi. J'étais attendri par la bonté de mon amie qui me l'avait fait rechercher; et
comme chacun a besoin de trouver des raisons à sa passion, jusqu'à être heureux de reconnaître dans l'être
qu'il aime des qualités que la littérature ou la conversation lui ont appris être de celles qui sont dignes
d'exciter l'amour, jusqu'à les assimiler par imitation et en faire des raisons nouvelles de son amour, ces
qualités fussent−elles les plus oppressées à celles que cet amour eût recherchées tant qu'il était spontané
comme Swann autrefois le caractère esthétique de la beauté d'Odette, moi, qui avais d'abord aimé Gilberte,
dès Combray, à cause de tout l'inconnu de sa vie, dans lequel j'aurais voulu me précipiter, m'incarner, en
délaissant la mienne qui ne m'était plus rien, je pensais maintenant comme à un inestimable avantage, que de
cette mienne vie trop connue, dédaignée, Gilberte pourrait devenir un jour l'humble servante, la commode et
confortable collaboratrice, qui le soir m'aidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des brochures.
Quant à Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin à cause de qui j'avais d'abord aimé Gilberte,
avant même de l'avoir vue, maintenant c'était surtout à cause de Gilberte que je l'aimais. Avec autant de
plaisir que les pages qu'il avait écrites sur Racine, je regardais le papier fermé de grands cachets de cire
blancs et noué d'un flot de rubans mauves dans lequel elle me les avait apportées. Je baisais la bille d'agate
qui était la meilleure part du cœur de mon amie, la part qui n'était pas frivole, mais fidèle, et qui bien que
parée du charme mystérieux de la vie de Gilberte demeurait près de moi, habitait ma chambre, couchait dans
mon lit. Mais la beauté de cette pierre, et la beauté aussi de ces pages de Bergotte, que j'étais heureux
d'associer à l'idée de mon amour pour Gilberte comme si dans les moments où celui−ci ne m'apparaissait plus
que comme un néant, elles lui donnaient une sorte de consistance, je m'apercevais qu'elles étaient antérieures
à cet amour, qu'elles ne lui ressemblaient pas, que leurs éléments avaient été fixés par le talent ou par les lois
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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minéralogiques avant que Gilberte ne me connût, que rien dans le livre ni dans la pierre n'eût été autre si
Gilberte ne m'avait pas aimé et que rien par conséquent ne m'autorisait à lire en eux un message de bonheur.
Et tandis que mon amour attendant sans cesse du lendemain l'aveu de celui de Gilberte, annulait, défaisait
chaque soir le travail mal fait de la journée, dans l'ombre de moi−même une ouvrière inconnue ne laissait pas
au rebut les fils arrachés et les disposait, sans souci de me plaire et de travailler à mon bonheur, dans un ordre
différent qu'elle donnait à tous ses ouvrages. Ne portant aucun intérêt particulier à mon amour, ne
commençant pas par décider que j'étais aimé, elle recueillait les actions de Gilberte qui m'avaient semblé
inexplicables et ses fautes que j'avais excusées. Alors les unes et les autres prenaient un sens. Il semblait dire,
cet ordre nouveau, qu'en voyant Gilberte, au lieu qu'elle vînt aux Champs−Élysées, aller à une matinée, faire
des courses avec son institutrice et se préparer à une absence pour les vacances du jour de l'an, j'avais tort de
penser, me dire: "c'est qu'elle est frivole ou docile." Car elle eût cessé d'être l'un ou l'autre si elle m'avait
aimé, et si elle avait été forcée d'obéir c'eût été avec le même désespoir que j'avais les jours où je ne la voyais
pas. Il disait encore, cet ordre nouveau, que je devais pourtant savoir ce que c'était qu'aimer puisque j'aimais
Gilberte; il me faisait remarquer le souci perpétuel que j'avais de me faire valoir à ses yeux, à cause duquel
j'essayais de persuader à ma mère d'acheter à Françoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ou
plutôt de ne plus m'envoyer aux Champs−Élysées avec cette bonne dont je rougissais (à quoi ma mère
répondait que j'étais injuste pour Françoise, que c'était une brave femme qui nous était dévouée), et aussi ce
besoin unique de voir Gilberte qui faisait que des mois d'avance je ne pensais qu'à tâcher d'apprendre à quelle
époque elle quitterait Paris et où elle irait, trouvant le pays le plus agréable un lieu d'exil si elle ne devait pas
y être, et ne désirant que rester toujours à Paris tant que je pourrais la voir aux Champs−Élysées; et il n'avait
pas de peine à me montrer que ce souci−là, ni ce besoin, je ne les trouverais sous les actions de Gilberte. Elle
au contraire appréciait son institutrice, sans s'inquiéter de ce que j'en pensais. Elle trouvait naturel de ne pas
venir aux Champs−Élysées, si c'était pour aller faire des emplettes avec Mademoiselle, agréable si c'était pour
sortir avec sa mère. Et à supposer même qu'elle m'eût permis d'aller passer les vacances au même endroit
qu'elle, du moins pour choisir cet endroit elle s'occupait du désir de ses parents, de mille amusements dont on
lui avait parlé et nullement que ce fût celui où ma famille avait l'intention de m'envoyer. Quand elle
m'assurait parfois qu'elle m'aimait moins qu'un de ses amis, moins qu'elle ne m'aimait la veille parce que je
lui avais fait perdre sa partie par une négligence, je lui demandais pardon, je lui demandais ce qu'il fallait
faire pour qu'elle recommençât à m'aimer autant, pour qu'elle m'aimât plus que les autres; je voulais qu'elle
me dît que c'était déjà fait, je l'en suppliais comme si elle avait pu modifier son affection pour moi à son gré,
au mien, pour me faire plaisir, rien que par les mots qu'elle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaise conduite.
Ne savais−je donc pas que ce que j'éprouvais, moi, pour elle, ne dépendait ni de ses actions, ni de ma volonté?
Il disait enfin, l'ordre nouveau dessiné par l'ouvrière invisible, que si nous pouvons désirer que les actions
d'une personne qui nous a peinés jusqu'ici n'aient pas été sincères, il y a dans leur suite une clarté contre quoi
notre désir ne peut rien et à laquelle, plutôt qu'à lui, nous devons demander quelles seront ses actions de
demain.
Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait; elles le persuadaient que le lendemain ne serait pas différent
de ce qu'avaient été tous les autres jours; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien déjà pour pouvoir
changer, c'était l'indifférence; que dans mon amitié avec Gilberte, c'est moi seul qui aimais. "C'est vrai,
répondait mon amour, il n'y a plus rien à faire de cette amitié−là, elle ne changera pas." Alors dès le
lendemain (ou attendant une fête s'il y en avait une prochaine, un anniversaire, le nouvel an peut−être, un de
ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, où le temps recommence sur de nouveaux frais en rejetant
l'héritage du passé, en n'acceptant pas le legs de ses tristesses) je demandais à Gilberte de renoncer à notre
amitié ancienne et de jeter les bases d'une nouvelle amitié.
J'avais toujours à portée de ma main un plan de Paris qui, parce qu'on pouvait y distinguer la rue où habitaient
M. et Mme Swann, me semblait contenir un trésor. Et par plaisir, par une sorte de fidélité chevaleresque
aussi, à propos de n'importe quoi, je disais le nom de cette rue, si bien que mon père me demandait, n'étant
pas comme ma mère et ma grand'mère au courant de mon amour:
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TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
201
Mais pourquoi parles−tu tout le temps de cette rue, elle n'a rien d'extraordinaire, elle est très agréable à
habiter parce qu'elle est à deux pas du Bois, mais il y en a dix autres dans le même cas.
Je m'arrangeais à tout propos à faire prononcer à mes parents le nom de Swann: certes je me le répétais
mentalement sans cesse: mais j'avais besoin aussi d'entendre sa sonorité délicieuse et de me faire jouer cette
musique dont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom de Swann d'ailleurs que je connaissais depuis si
longtemps, était maintenant pour moi, ainsi qu'il arrive à certains aphasiques à l'égard des mots les plus
usuels, un nom nouveau. Il était toujours présent à ma pensée et pourtant elle ne pouvait pas s'habituer à lui.
Je le décomposais, je l'épelais, son orthographe était pour moi une surprise. Et en même temps que d'être
familier, il avait cessé de me paraître innocent. Les joies que je prenais à l'entendre, je les croyais si
coupables, qu'il me semblait qu'on devinait ma pensée et qu'on changeait la conversation si je cherchais à l'y
amener. Je me rabattais sur les sujets qui touchaient encore à Gilberte, je rabâchais sans fin les mêmes
paroles, et j'avais beau savoir que ce n'était que des paroles, des paroles prononcées loin d'elle, qu'elle
n'entendait pas, des paroles sans vertu qui répétaient ce qui était, mais ne le pouvaient modifier, pourtant il
me semblait qu'à force de manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte j'en ferais peut−être sortir
quelque chose d'heureux. Je redisais à mes parents que Gilberte aimait bien son institutrice, comme si cette
proposition énoncée pour la centième fois allait avoir enfin pour effet de faire brusquement entrer Gilberte
venant à tout jamais vivre avec nous. Je reprenais l'éloge de la vieille dame qui lisait les Débats (j'avais
insinué à mes parents que c'était une ambassadrice ou peut−être une altesse) et je continuais à célébrer sa
beauté, sa magnificence, sa noblesse, jusqu'au jour où je dis que d'après le nom qu'avait prononcé Gilberte
elle devait s'appeler Mme Blatin.
Oh! mais je vois ce que c'est, s'écria ma mère tandis que je me sentais rougir de honte. A la garde! A la
garde! comme aurait dit ton pauvre grand−père. Et c'est elle que tu trouves belle! Mais elle est horrible et elle
l'a toujours été. C'est la veuve d'un huissier. Tu ne te rappelles pas quand tu étais enfant les manèges que je
faisais pour l'éviter à la leçon de gymnastique où, sans me connaître, elle voulait venir me parler sous prétexte
de me dire que tu étais "trop beau pour un garçon". Elle a toujours eu la rage de connaître du monde et il faut
bien qu'elle soit une espèce de folle comme j'ai toujours pensé, si elle connaît vraiment Mme Swann. Car si
elle était d'un milieu fort commun, au moins il n'y a jamais rien eu que je sache à dire sur elle. Mais il fallait
toujours qu'elle se fasse des relations. Elle est horrible, affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse
d'embarras."
Quant à Swann, pour tâcher de lui ressembler, je passais tout mon temps à table, à me tirer sur le nez et à me
frotter les yeux. Mon père disait: "cet enfant est idiot, il deviendra affreux." J'aurais surtout voulu être aussi
chauve que Swann. Il me semblait un être si extraordinaire que je trouvais merveilleux que des personnes que
je fréquentais le connussent aussi et que dans les hasards d'une journée quelconque on pût être amené à le
rencontrer. Et une fois, ma mère, en train de nous raconter comme chaque soir à dîner, les courses qu'elle
avait faites dans l'après−midi, rien qu'en disant: "A ce propos, devinez qui j'ai rencontré aux Trois Quartiers,
au rayon des parapluies: Swann", fit éclore au milieu de son récit, fort aride pour moi, une fleur mystérieuse.
Quelle mélancolique volupté, d'apprendre que cet après−midi−là, profilant dans la foule sa forme
surnaturelle, Swann avait été acheter un parapluie. Au milieu des événements grands et minimes, également
indifférents, celui−là éveillait en moi ces vibrations particulières dont était perpétuellement ému mon amour
pour Gilberte. Mon père disait que je ne m'intéressais à rien parce que je n'écoutais pas quand on parlait des
conséquences politiques que pouvait avoir la visite du roi Théodose, en ce moment l'hôte de la France et,
prétendait−on, son allié. Mais combien en revanche, j'avais envie de savoir si Swann avait son manteau à
pèlerine!
Est−ce que vous vous êtes dit bonjour? demandai−je.
Mais naturellement, répondit ma mère qui avait toujours l'air de craindre que si elle eût avoué que nous
étions en froid avec Swann, on eût cherché à les réconcilier plus qu'elle ne souhaitait, à cause de Mme Swann
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qu'elle ne voulait pas connaître. "C'est lui qui est venu me saluer, je ne le voyais pas.
Mais alors, vous n'êtes pas brouillés?
Brouillés? mais pourquoi veux−tu que nous soyons brouillés", répondit−elle vivement comme si j'avais
attenté à la fiction de ses bons rapports avec Swann et essayé de travailler à un "rapprochement".
Il pourrait t'en vouloir de ne plus l'inviter.
On n'est pas obligé d'inviter tout le monde; est−ce qu'il m'invite? Je ne connais pas sa femme.
Mais il venait bien à Combray.
Eh bien oui! il venait à Combray, et puis à Paris il a autre chose à faire et moi aussi. Mais je t'assure que
nous n'avions pas du tout l'air de deux personnes brouillées. Nous sommes restés un moment ensemble parce
qu'on ne lui apportait pas son paquet. Il m'a demandé de tes nouvelles, il m'a dit que tu jouais avec sa fille,
ajouta ma mère, m'émerveillant du prodige que j'existasse dans l'esprit de Swann, bien plus, que ce fût d'une
façon assez complète, pour que, quand je tremblais d'amour devant lui aux Champs−Élysées, il sût mon nom,
qui était ma mère, et pût amalgamer autour de ma qualité de camarade de sa fille quelques renseignements sur
mes grands−parents, leur famille, l'endroit que nous habitions, certaines particularités de notre vie d'autrefois,
peut−être même inconnues de moi. Mais ma mère ne paraissait pas avoir trouvé un charme particulier à ce
rayon des Trois Quartiers où elle avait représenté pour Swann, au moment où il l'avait vue, une personne
définie avec qui il avait des souvenirs communs qui avaient motivé chez lui le mouvement de s'approcher
d'elle, le geste de la saluer.
Ni elle d'ailleurs ni mon père ne semblaient non plus trouver à parler des grands−parents de Swann, du titre
d'agent de change honoraire, un plaisir qui passât tous les autres. Mon imagination avait isolé et consacré
dans le Paris social une certaine famille comme elle avait fait dans le Paris de pierre pour une certaine maison
dont elle avait sculpté la porte cochère et rendu précieuses les fenêtres. Mais ces ornements, j'étais seul à les
voir. De même que mon père et ma mère trouvaient la maison qu'habitait Swann pareille aux autres maisons
construites en même temps dans le quartier du Bois, de même la famille de Swann leur semblait du même
genre que beaucoup d'autres familles d'agents de change. Ils la jugeaient plus ou moins favorablement selon
le degré où elle avait participé à des mérites communs au reste de l'univers et ne lui trouvaient rien d'unique.
Ce qu'au contraire ils y appréciaient, ils le rencontraient à un degré égal, ou plus élevé, ailleurs. Aussi après
avoir trouvé la maison bien située, ils parlaient d'une autre qui l'était mieux, mais qui n'avait rien à voir avec
Gilberte, ou de financiers d'un cran supérieur à son grand−père; et s'ils avaient eu l'air un moment d'être du
même avis que moi, c'était par un malentendu qui ne tardait pas à se dissiper. C'est que, pour percevoir dans
tout ce qui entourait Gilberte, une qualité inconnue analogue dans le monde des émotions à ce que peut être
dans celui des couleurs l'infra−rouge, mes parents étaient dépourvus de ce sens supplémentaire et momentané
dont m'avait doté l'amour.
Les jours où Gilberte m'avait annoncé qu'elle ne devait pas venir aux Champs−Elysées, je tâchais de faire des
promenades qui me rapprochassent un peu d'elle. Parfois j'emmenais Françoise en pèlerinage devant la
maison qu'habitaient les Swann. Je lui faisais répéter sans fin ce que, par l'institutrice, elle avait appris
relativement à Mme Swann. "Il paraît qu'elle a bien confiance à des médailles. Jamais elle ne partira en
voyage si elle a entendu la chouette, ou bien comme un tic−tac d'horloge dans le mur, ou si elle a vu un chat à
minuit, ou si le bois d'un meuble, il a craqué. Ah! c'est une personne très croyante!" J'étais si amoureux de
Gilberte que si sur le chemin j'apercevais leur vieux maître d'hôtel promenant un chien, l'émotion m'obligeait
à m'arrêter, j'attachais sur ses favoris blancs des regards pleins de passion. Françoise me disait:
Qu'est−ce que vous avez?
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte cochère où un concierge différent de tout
concierge, et pénétré jusque dans les galons de sa livrée du même charme douloureux que j'avais ressenti
dans le nom de Gilberte, avait l'air de savoir que j'étais de ceux à qui une indignité originelle interdirait
toujours de pénétrer dans la vie mystérieuse qu'il était chargé de garder et sur laquelle les fenêtres de
l'entre−sol paraissaient conscientes d'être refermées, ressemblant beaucoup moins entre la noble retombée de
leurs rideaux de mousseline à n'importe quelles autres fenêtres, qu'aux regards de Gilberte. D'autres fois nous
allions sur les boulevards et je me postais à l'entrée de la rue Duphot; on m'avait dit qu'on pouvait souvent y
voir passer Swann se rendant chez son dentiste; et mon imagination différenciait tellement le père de Gilberte
du reste de l'humanité, sa présence au milieu du monde réel y introduisait tant de merveilleux, que, avant
même d'arriver à la Madeleine, j'étais ému à la pensée d'approcher d'une rue où pouvait se produire
inopinément l'apparition surnaturelle.
Mais le plus souvent, quand je ne devais pas voir Gilberte comme j'avais appris que Mme Swann se
promenait presque chaque jour dans l'allée "des Acacias", autour du grand Lac, et dans l'allée de la "Reine
Marguerite", je dirigeais Françoise du côté du bois de Boulogne. Il était pour moi comme ces jardins
zoologiques où l'on voit rassemblés des flores diverses et des paysages opposés; où, après une colline on
trouve une grotte, un pré, des rochers, une rivière, une fosse, une colline, un marais, mais où l'on sait qu'ils ne
sont là que pour fournir aux ébats de l'hippopotame, des zèbres, des crocodiles, des lapins russes, des ours et
du héron, un milieu approprié ou un cadre pittoresque; lui, le Bois, complexe aussi, réunissant des petits
mondes divers et clos, faisant succéder quelque ferme plantée d'arbres rouges, de chênes d'Amérique,
comme une exploitation agricole dans la Virginie, à une sapinière au bord du lac, ou à une futaie d'où surgit
tout à coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux d'une bête, quelque promeneuse rapide, il était le
Jardin des femmes; et, comme l'allée de Myrtes de l'Enéide, plantée pour elles d'arbres d'une seule
essence, l'allée des Acacias était fréquentée par les Beautés célèbres. Comme, de loin, la culmination du
rocher d'où elle se jette dans l'eau, transporte de joie les enfants qui savent qu'ils vont voir l'otarie, bien avant
d'arriver à l'allée des Acacias, leur parfum qui, irradiant alentour, faisait sentir de loin l'approche et la
singularité d'une puissante et molle individualité végétale; puis, quand je me rapprochais, le faîte aperçu de
leur frondaison légère et mièvre, d'une élégance facile, d'une coupe coquette et d'un mince tissu, sur laquelle
des centaines de fleurs s'étaient abattues comme des colonies ailées et vibratiles de parasites précieux; enfin
jusqu'à leur nom féminin, désœuvré et doux, me faisaient battre le cœur mais d'un désir mondain, comme ces
valses qui ne nous évoquent plus que le nom des belles invitées que l'huissier annonce à l'entrée d'un bal. On
m'avait dit que je verrais dans l'allée certaines élégantes que, bien qu'elles n'eussent pas toutes été épousées,
l'on citait habituellement à côté de Mme Swann, mais le plus souvent sous leur nom de guerre; leur nouveau
nom, quand il y en avait un, n'était qu'une sorte d'incognito que ceux qui voulaient parler d'elles avaient soin
de lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beau dans l'ordre des élégances féminines était régi par
des lois occultes à la connaissance desquelles elles avaient été initiées, et qu'elles avaient le pouvoir de le
réaliser, j'acceptais d'avance comme une révélation l'apparition de leur toilette, de leur attelage, de mille
détails au sein desquels je mettais ma croyance comme une âme intérieure qui donnait la cohésion d'un
chef−d'œuvre à cet ensemble éphémère et mouvant. Mais c'est Mme Swann que je voulais voir, et j'attendais
qu'elle passât, ému comme si ç'avait été Gilberte, dont les parents, imprégnés comme tout ce qui l'entourait,
de son charme, excitaient en moi autant d'amour qu'elle, même un trouble plus douloureux (parce que leur
point de contact avec elle était cette partie intestine de sa vie qui m'était interdite), et enfin (car je sus bientôt,
comme on le verra, qu'ils n'aimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de vénération que nous
vouons toujours à ceux qui exercent sans frein la puissance de nous faire du mal.
J'assignais la première place à la simplicité, dans l'ordre des mérites esthétiques et des grandeurs mondaines
quand j'apercevais Mme Swann à pied, dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet agrémenté d'une
aile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage, pressée, traversant l'allée des Acacias comme si
ç'avait été seulement le chemin le plus court pour rentrer chez elle et répondant d'un clin d'oeil aux messieurs
en voiture qui, reconnaissant de loin sa silhouette, la saluaient et se disaient que personne n'avait autant de
chic. Mais au lieu de la simplicité, c'est le faste que je mettais au plus haut rang, si, après que j'avais forcé
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
204
Françoise, qui n'en pouvait plus et disait que les jambes "lui rentraient", à faire les cent pas pendant une
heure, je voyais enfin, débouchant de l'allée qui vient de la Porte Dauphine image pour moi d'un prestige
royal, d'une arrivée souveraine telle qu'aucune reine véritable n'a pu m'en donner l'impression dans la suite,
parce que j'avais de leur pouvoir une notion moins vague et plus expérimentale, emportée par le vol de
deux chevaux ardents, minces et contournés comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys, portant
établi sur son siège un énorme cocher fourré comme un cosaque, à côté d'un petit groom rappelant le "tigre"
de "feu Baudenord", je voyais ou plutôt je sentais imprimer sa forme dans mon cœur par une nette et
épuisante blessure une incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à travers son luxe
"dernier cri" des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses
cheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d'un mince bandeau de fleurs, le plus souvent
des violettes, d'où descendaient de longs voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu
où je ne voyais que la bienveillance d'une Majesté et où il y avait surtout la provocation de la cocotte, et
qu'elle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient. Ce sourire en réalité disait aux uns: "Je me
rappelle très bien, c'était exquis!"; à d'autres: "Comme j'aurais aimé! ç'a été la mauvaise chance!"; à d'autres:
"Mais si vous voulez! Je vais suivre encore un moment la file et dès que je pourrai, je couperai." Quand
passaient des inconnus, elle laissait cependant autour de ses lèvres un sourire oisif, comme tourné vers
l'attente ou le souvenir d'un ami et qui faisait dire: "Comme elle est belle!" Et pour certains hommes
seulement elle avait un sourire aigre, contraint, timide et froid et qui signifiait: "Oui, rosse, je sais que vous
avez une langue de vipère, que vous ne pouvez pas vous tenir de parler! Est−ce que je m'occupe de vous,
moi!" Coquelin passait en discourant au milieu d'amis qui l'écoutaient et faisait avec la main à des personnes
en voiture, un large bonjour de théâtre. Mais je ne pensais qu'à Mme Swann et je faisais semblant de ne pas
l'avoir vue, car je savais qu'arrivée à la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait à son cocher de couper la file et
de l'arrêter pour qu'elle pût descendre l'allée à pied. Et les jours où je me sentais le courage de passer à côté
d'elle, j'entraînais Françoise dans cette direction. A un moment en effet, c'est dans l'allée des piétons,
marchant vers nous que j'apercevais Mme Swann laissant s'étaler derrière elle la longue traîne de sa robe
mauve, vêtue, comme le peuple imagine les reines, d'étoffes et de riches atours que les autres femmes ne
portaient pas, abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant peu attention aux personnes
qui passaient, comme si sa grande affaire et son but avaient été de prendre de l'exercice, sans penser qu'elle
était vue et que toutes les têtes étaient tournées vers elle. Parfois pourtant quand elle s'était retournée pour
appeler son lévrier, elle jetait imperceptiblement un regard circulaire autour d'elle.
Ceux même qui ne la connaissaient pas étaient avertis par quelque chose de singulier et d'excessif ou
peut−être par une radiation télépathique comme celles qui déchaînaient des applaudissements dans la foule
ignorante aux moments où la Berma était sublime, que ce devait être quelque personne connue. Ils se
demandaient: "Qui est−ce?", interrogeaient quelquefois un passant, ou se promettaient de se rappeler la
toilette comme un point de repère pour des amis plus instruits qui les renseigneraient aussitôt. D'autres
promeneurs, s'arrêtant à demi, disaient:
"Vous savez qui c'est? Mme Swann! Cela ne vous dit rien? Odette de Crécy?"
"Odette de Crécy? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes... Mais savez−vous qu'elle ne doit plus être de la
première jeunesse! Je me rappelle que j'ai couché avec elle le jour de la démission de Mac−Mahon."
"Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle est maintenant Mme Swann, la femme d'un
monsieur du Jockey, ami du prince de Galles. Elle est du reste encore superbe."
"Oui, mais si vous l'aviez connue à ce moment−là, ce qu'elle était jolie! Elle habitait un petit hôtel très
étrange avec des chinoiseries. Je me rappelle que nous étions embêtés par le bruit des crieurs de journaux,
elle a fini par me faire lever."
Du Côté de Chez Swann
TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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Sans entendre les réflexions, je percevais autour d'elle le murmure indistinct de la célébrité. Mon cœur battait
d'impatience quand je pensais qu'il allait se passer un instant encore avant que tous ces gens, au milieu
desquels je remarquais avec désolation que n'était pas un banquier mulâtre par lequel je me sentais méprisé,
vissent le jeune homme inconnu auquel ils ne prêtaient aucune attention, saluer (sans la connaître, à vrai dire,
mais je m'y croyais autorisé parce que mes parents connaissaient son mari et que j'étais le camarade de sa
fille), cette femme dont la réputation de beauté, d'inconduite et d'élégance était universelle. Mais déjà j'étais
tout près de Mme Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si étendu, si prolongé, qu'elle ne
pouvait s'empêcher de sourire. Des gens riaient. Quant à elle, elle ne m'avait jamais vu avec Gilberte, elle ne
savait pas mon nom, mais j'étais pour elle comme un des gardes du Bois, ou le batelier ou les canards du
lac à qui elle jetait du pain un des personnages secondaires, familiers, anonymes, aussi dénués de caractères
individuels qu'un "emploi de théâtre", de ses promenades au bois. Certains jours où je ne l'avais pas vue allée
des Acacias, il m'arrivait de la rencontrer dans l'allée de la Reine−Marguerite où vont les femmes qui
cherchent à être seules, ou à avoir l'air de chercher à l'être; elle ne le restait pas longtemps, bientôt rejointe par
quelque ami, souvent coiffé d'un "tube" gris, que je ne connaissais pas et qui causait longuement avec elle,
tandis que leurs deux voitures suivaient.
Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et, dans le sens zoologique ou mythologique
du mot, un Jardin, je l'ai retrouvée cette année comme je le traversais pour aller à Trianon, un des premiers
matins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les maisons, la proximité et la privation du spectacle de
l'automne qui s'achève si vite sans qu'on y assiste, donnent une nostalgie, une véritable fièvre des feuilles
mortes qui peut aller jusqu'à empêcher de dormir. Dans ma chambre fermée, elles s'interposaient depuis un
mois, évoquées par mon désir de les voir, entre ma pensée et n'importe quel objet auquel je m'appliquais, et
tourbillonnaient comme ces taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansent devant nos yeux. Et
ce matin−là, n'entendant plus la pluie tomber comme les jours précédents, voyant le beau temps sourire aux
coins des rideaux fermés comme aux coins d'une bouche close qui laisse échapper le secret de son bonheur,
j'avais senti que ces feuilles jaunes, je pourrais les regarder traversées par la lumière, dans leur suprême
beauté; et ne pouvant pas davantage me tenir d'aller voir des arbres qu'autrefois, quand le vent soufflait trop
fort dans ma cheminée, de partir pour le bord de la mer, j'étais sorti pour aller à Trianon, en passant par le
bois de Boulogne. C'était l'heure et c'était la saison où le Bois semble peut−être le plus multiple, non
seulement parce qu'il est plus subdivisé, mais encore parce qu'il l'est autrement. Même dans les parties
découvertes où l'on embrasse un grand espace, çà et là, en face des sombres masses lointaines des arbres qui
n'avaient pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de l'été, un double rang de marronniers orangés
semblait, comme dans un tableau à peine commencé, avoir seul encore été peint par le décorateur qui n'aurait
pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allée en pleine lumière pour la promenade épisodique de
personnages qui ne seraient ajoutés que plus tard.
Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres, un seul, petit, trapu, étêté et têtu, secouait au
vent une vilaine chevelure rouge. Ailleurs encore c'était le premier éveil de ce mois de mai des feuilles, et
celles d'un empelopsis merveilleux et souriant, comme une épine rose de l'hiver, depuis le matin même
étaient tout en fleur. Et le Bois avait l'aspect provisoire et factice d'une pépinière ou d'un parc, où soit dans un
intérêt botanique, soit pour la préparation d'une fête, on vient d'installer, au milieu des arbres de sorte
commune qui n'ont pas encore été déplantés, deux ou trois espèces précieuses aux feuillages fantastiques et
qui semblent autour d'eux réserver du vide, donner de l'air, faire de la clarté. Ainsi c'était la saison où le Bois
de Boulogne trahit le plus d'essences diverses et juxtapose le plus de parties distinctes en un assemblage
composite. Et c'était aussi l'heure. Dans les endroits où les arbres gardaient encore leurs feuilles, ils
semblaient subir une altération de leur matière à partir du point où ils étaient touchés par la lumière du soleil,
presque horizontale le matin comme elle le redeviendrait quelques heures plus tard au moment où dans le
crépuscule commençant, elle s'allume comme une lampe, projette à distance sur le feuillage un reflet artificiel
et chaud, et fait flamber les suprêmes feuilles d'un arbre qui reste le candélabre incombustible et terne de son
faîte incendié. Ici, elle épaississait comme des briques, et, comme une jaune maçonnerie persane à dessins
bleus, cimentait grossièrement contre le ciel les feuilles des marronniers, là au contraire les détachait de lui,
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TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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vers qui elles crispaient leurs doigts d'or. A mi−hauteur d'un arbre habillé de vigne vierge, elle greffait et
faisait épanouir, impossible à discerner nettement dans l'éblouissement, un immense bouquet comme de
fleurs rouges, peut−être une variété d'œillet. Les différentes parties du Bois, mieux confondues l'été dans
l'épaisseur et la monotonie des verdures se trouvaient dégagées. Des espaces plus éclaircis laissaient voir
l'entrée de presque toutes, ou bien un feuillage somptueux la désignait comme une oriflamme. On distinguait,
comme sur une carte en couleur, Armenonville, le Pré Catelan, Madrid, le Champ de courses, les bords du
Lac. Par moments apparaissait quelque construction inutile, une fausse grotte, un moulin à qui les arbres en
s'écartant faisaient place ou qu'une pelouse portait en avant sur sa moelleuse plateforme. On sentait que le
Bois n'était pas qu'un bois, qu'il répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres, l'exaltation que
j'éprouvais n'était pas causée que par l'admiration de l'automne, mais par un désir. Grande source d'une joie
que l'âme ressent d'abord sans en reconnaître la cause, sans comprendre que rien au dehors ne la motive.
Ainsi regardais−je les arbres avec une tendresse insatisfaite qui les dépassait et se portait à mon insu vers ce
chef−d'œuvre des belles promeneuses qu'ils enferment chaque jour pendant quelques heures. J'allais vers
l'allée des Acacias. Je traversais des futaies où la lumière du matin qui leur imposait des divisions nouvelles,
émondait les arbres, mariait ensemble les tiges diverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement à
elle deux arbres; s'aidant du ciseau puissant du rayon et de l'ombre, elle retranchait à chacun une moitié de
son tronc et de ses branches, et, tressant ensemble les deux moitiés qui restaient, en faisait soit un seul pilier
d'ombre, que délimitait l'ensoleillement d'alentour, soit un seul fantôme de clarté dont un réseau d'ombre
noire cernait le factice et tremblant contour. Quand un rayon de soleil dorait les plus hautes branches, elles
semblaient, trempées d'une humidité étincelante, émerger seules de l'atmosphère liquide et couleur
d'émeraude où la futaie tout entière était plongée comme sous la mer. Car les arbres continuaient à vivre de
leur vie propre et quand ils n'avaient plus de feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de velours vert qui
enveloppait leurs troncs ou dans l'émail blanc des sphères de gui qui étaient semées au faîte des peupliers,
rondes comme le soleil et la lune dans la Création de Michel−Ange. Mais forcés depuis tant d'années par une
sorte de greffe à vivre en commun avec la femme, ils m'évoquaient la dryade, la belle mondaine rapide et
colorée qu'au passage ils couvrent de leurs branches et obligent à ressentir comme eux la puissance de la
saison; ils me rappelaient le temps heureux de ma croyante jeunesse, quand je venais avidement aux lieux où
des chefs−d'œuvre d'élégance féminine se réaliseraient pour quelques instants entre les feuillages
inconscients et complices. Mais la beauté que faisaient désirer les sapins et les acacias du bois de Boulogne,
plus troublants en cela que les marronniers et les lilas de Trianon que j'allais voir, n'était pas fixée en dehors
de moi dans les souvenirs d'une époque historique, dans des œuvres d'art, dans un petit temple à l'amour au
pied duquel s'amoncellent les feuilles palmées d'or. Je rejoignis les bords du Lac, j'allai jusqu'au Tir aux
pigeons. L'idée de perfection que je portais en moi, je l'avais prêtée alors à la hauteur d'une victoria, à la
maigreur de ces chevaux furieux et légers comme des guêpes, les yeux injectés de sang comme les cruels
chevaux de Diomède, et que maintenant, pris d'un désir de revoir ce que j'avais aimé, aussi ardent que celui
qui me poussait bien des années auparavant dans ces mêmes chemins, je voulais avoir de nouveau sous les
yeux au moment où l'énorme cocher de Mme Swann, surveillé par un petit groom gros comme le poing et
aussi enfantin que saint Georges, essayait de maîtriser leurs ailes d'acier qui se débattaient effarouchées et
palpitantes. Hélas! il n'y avait plus que des automobiles conduites par des mécaniciens moustachus
qu'accompagnaient de grands valets de pied. Je voulais tenir sous les yeux de mon corps pour savoir s'ils
étaient aussi charmants que les voyaient les yeux de ma mémoire, de petits chapeaux de femmes si bas qu'ils
semblaient une simple couronne. Tous maintenant étaient immenses, couverts de fruits et de fleurs et
d'oiseaux variés. Au lieu des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l'air d'une reine, des tuniques
gréco−saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, et quelquefois dans le style du Directoire, des chiffrons
liberty semés de fleurs comme un papier peint. Sur la tête des messieurs qui auraient pu se promener avec
Mme Swann dans l'allée de la Reine−Marguerite, je ne trouvais pas le chapeau gris d'autrefois, ni même un
autre. Ils sortaient nu−tête. Et toutes ces parties nouvelles du spectacle, je n'avais plus de croyance à y
introduire pour leur donner la consistance, l'unité, l'existence; elles passaient éparses devant moi, au hasard,
sans vérité, ne contenant en elles aucune beauté que mes yeux eussent pu essayer comme autrefois de
composer. C'étaient des femmes quelconques, en l'élégance desquelles je n'avais aucune foi et dont les
toilettes me semblaient sans importance. Mais quand disparaît une croyance, il lui survit et de plus en plus
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TROISIÈME PARTIE. NOMS DE PAYS: LE NOM
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vivace pour masquer le manque de la puissance que nous avons perdue de donner de la réalité à des choses
nouvelles un attachement fétichiste aux anciennes qu'elle avait animées, comme si c'était en elles et non en
nous que le divin résidait et si notre incrédulité actuelle avait une cause contingente, la mort des Dieux.
Quelle horreur! me disais−je: peut−on trouver ces automobiles élégantes comme étaient les anciens attelages?
je suis sans doute déjà trop vieux mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes s'entravent dans des
robes qui ne sont pas même en étoffe. A quoi bon venir sous ces arbres, si rien n'est plus de ce qui
s'assemblait sous ces délicats feuillages rougissants, si la vulgarité et la folie ont remplacé ce qu'ils
encadraient d'exquis. Quelle horreur! Ma consolation c'est de penser aux femmes que j'ai connues,
aujourd'hui qu'il n'y a plus d'élégance. Mais comment des gens qui contemplent ces horribles créatures sous
leurs chapeaux couverts d'une volière ou d'un potager, pourraient−ils même sentir ce qu'il y avait de charmant
à voir Mme Swann coiffée d'une simple capote mauve ou d'un petit chapeau que dépassait une seule fleur
d'iris toute droite. Aurais−je même pu leur faire comprendre l'émotion que j'éprouvais par les matins d'hiver à
rencontrer Mme Swann à pied, en paletot de loutre, coiffée d'un simple béret que dépassaient deux couteaux
de plumes de perdrix, mais autour de laquelle la tiédeur factice de son appartement était évoquée, rien que par
le bouquet de violettes qui s'écrasait à son corsage et dont le fleurissement vivant et bleu en face du ciel gris,
de l'air glacé, des arbres aux branches nues, avait le même charme de ne prendre la saison et le temps que
comme un cadre, et de vivre dans une atmosphère humaine, dans l'atmosphère de cette femme, qu'avaient
dans les vases et les jardinières de son salon, près du feu allumé, devant le canapé de soie, les fleurs qui
regardaient par la fenêtre close la neige tomber? D'ailleurs il ne m'eût pas suffi que les toilettes fussent les
mêmes qu'en ces années−là. A cause de la solidarité qu'ont entre elles les différentes parties d'un souvenir et
que notre mémoire maintient équilibrées dans un assemblage où il ne nous est pas permis de rien distraire, ni
refuser, j'aurais voulu pouvoir aller finir la journée chez une de ces femmes, devant une tasse de thé, dans un
appartement aux murs peints de couleurs sombres, comme était encore celui de Mme Swann (l'année d'après
celle où se termine la première partie de ce récit) et où luiraient les feux orangés, la rouge combustion, la
flamme rose et blanche des chrysanthèmes dans le crépuscule de novembre pendant des instants pareils à
ceux où (comme on le verra plus tard) je n'avais pas su découvrir les plaisirs que je désirais. Mais maintenant,
même ne me conduisant à rien, ces instants me semblaient avoir eu eux−mêmes assez de charme. Je voudrais
les retrouver tels que je me les rappelais. Hélas! il n'y avait plus que des appartements Louis XVI tout blancs,
émaillés d'hortensias bleus. D'ailleurs, on ne revenait plus à Paris que très tard. Mme Swann m'eût répondu
d'un château qu'elle ne rentrerait qu'en février, bien après le temps des chrysanthèmes, si je lui avais demandé
de reconstituer pour moi les éléments de ce souvenir que je sentais attaché à une année lointaine, à un
millésime vers lequel il ne m'était pas permis de remonter, les éléments de ce désir devenu lui−même
inaccessible comme le plaisir qu'il avait jadis vainement poursuivi. Et il m'eût fallu aussi que ce fussent les
mêmes femmes, celles dont la toilette m'intéressait parce que, au temps où je croyais encore, mon
imagination les avait individualisées et les avait pourvues d'une légende. Hélas! dans l'avenue des Acacias
l'allée de Myrtes j'en revis quelques−unes, vieilles, et qui n'étaient plus que les ombres terribles de ce
qu'elles avaient été, errant, cherchant désespérément on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens. Elles avaient
fui depuis longtemps que j'étais encore à interroger vainement les chemins désertés. Le soleil s'était caché. La
nature recommençait à régner sur le Bois d'où s'était envolée l'idée qu'il était le Jardin élyséen de la Femme;
au−dessus du moulin factice le vrai ciel était gris; le vent ridait le Grand Lac de petites vaguelettes, comme
un lac; de gros oiseaux parcouraient rapidement le Bois, comme un bois, et poussant des cris aigus se
posaient l'un après l'autre sur les grands chênes qui sous leur couronne druidique et avec une majesté
dodonéenne semblaient proclamer le vide inhumain de la forêt désaffectée, et m'aidaient à mieux comprendre
la contradiction que c'est de chercher dans la réalité les tableaux de la mémoire, auxquels manquerait toujours
le charme qui leur vient de la mémoire même et de n'être pas perçus par les sens. La réalité que j'avais connue
n'existait plus. Il suffisait que Mme Swann n'arrivât pas toute pareille au même moment, pour que l'Avenue
fût autre. Les lieux que nous avons connus n'appartiennent pas qu'au monde de l'espace où nous les situons
pour plus de facilité. Ils n'étaient qu'une mince tranche au milieu d'impressions contiguës qui formaient notre
vie d'alors; le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant; et les maisons, les routes,
les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années.
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