Alexandre Dumas
LES TROIS MOUSQUETAIRES
Table des matiиres
INTRODUCTION
CHAPITRE PREMIER LES TROIS PRЙSENTS DE M. D'ARTAGNAN PИRE
CHAPITRE II L'ANTICHAMBRE DE M. DE TRЙVILLE
CHAPITRE III L'AUDIENCE
CHAPITRE IV L'ЙPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE
MOUCHOIR D'ARAMIS
CHAPITRE V LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE
CARDINAL
CHAPITRE VI SA MAJESTЙ LE ROI LOUIS TREIZIИME
CHAPITRE VII L'INTЙRIEUR DES MOUSQUETAIRES
CHAPITRE VIII UNE INTRIGUE DE COEUR
CHAPITRE IX D'ARTAGNAN SE DESSINE
CHAPITRE X UNE SOURICIИRE AU XVIIe SIИCLE
CHAPITRE XI L'INTRIGUE SE NOUE
CHAPITRE XII GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM
CHAPITRE XIII MONSIEUR BONACIEUX
CHAPITRE XIV L'HOMME DE MEUNG
CHAPITRE XV GENS DE ROBE ET GENS D'ЙPЙE
CHAPITRE XVI OЩ M. LE GARDE DES SCEAUX SЙGUIER CHERCHA PLUS D'UNE
FOIS LA CLOCHE POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS
CHAPITRE XVII LE MЙNAGE BONACIEUX
CHAPITRE XVIII L'AMANT ET LE MARI
CHAPITRE XIX PLAN DE CAMPAGNE
CHAPITRE XX VOYAGE
CHAPITRE XXI LA COMTESSE DE WINTER
CHAPITRE XXII LE BALLET DE LA MERLAISON
CHAPITRE XXIII LE RENDEZ-VOUS
CHAPITRE XXIV LE PAVILLON
CHAPITRE XXV PORTHOS
CHAPITRE XXVI LA THИSE D'ARAMIS
CHAPITRE XXVII LA FEMME D'ATHOS
CHAPITRE XXVIII RETOUR
CHAPITRE XXIX LA CHASSE А L'ЙQUIPEMENT
CHAPITRE XXX MILADY
CHAPITRE XXXI ANGLAIS ET FRANЗAIS
CHAPITRE XXXII UN DОNER DE PROCUREUR
CHAPITRE XXXIII SOUBRETTE ET MAОTRESSE
CHAPITRE XXXIV OЩ IL EST TRAITЙ DE L'ЙQUIPEMENT D'ARAMIS ET DE
PORTHOS
CHAPITRE XXXV LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS
CHAPITRE XXXVI RКVE DE VENGEANCE
CHAPITRE XXXVII LE SECRET DE MILADY
CHAPITRE XXXVIII COMMENT, SANS SE DЙRANGER, ATHOS TROUVA SON
ЙQUIPEMENT
CHAPITRE XXXIX UNE VISION
CHAPITRE XL LE CARDINAL
CHAPITRE XLI LE SIИGE DE LA ROCHELLE
CHAPITRE XLII LE VIN D'ANJOU
CHAPITRE XLIII L'AUBERGE DU COLOMBIER-ROUGE
CHAPITRE XLIV DE L'UTILITЙ DES TUYAUX DE POКLE
CHAPITRE XLV SCИNE CONJUGALE
CHAPITRE XLVI LE BASTION SAINT-GERVAIS
CHAPITRE XLVII LE CONSEIL DES MOUSQUETAIRES
CHAPITRE XLVIII AFFAIRE DE FAMILLE
CHAPITRE XLIX FATALITЙ
CHAPITRE L CAUSERIE D'UN FRИRE AVEC SA SOEUR
CHAPITRE LI OFFICIER
CHAPITRE LII PREMIERE JOURNЙE DE CAPTIVITЙ
CHAPITRE LIII DEUXIИME JOURNЙE DE CAPTIVITЙ
CHAPITRE LIV TROISIИME JOURNЙE DE CAPTIVITЙ
CHAPITRE LV QUATRIИME JOURNЙE DE CAPTIVITЙ
CHAPITRE LVI CINQUIИME JOURNЙE DE CAPTIVITЙ
CHAPITRE LVII UN MOYEN DE TRAGЙDIE CLASSIQUE
CHAPITRE LVIII ЙVASION
CHAPITRE LIX CE QUI SE PASSAIT А PORTSMOUTH LE 23 AOЫT 1628
CHAPITRE LX EN FRANCE
CHAPITRE LXI LE COUVENT DES CARMЙLITES DE BЙTHUNE
CHAPITRE LXII DEUX VARIЙTЙS DE DЙMONS
CHAPITRE LXIII UNE GOUTTE D'EAU
CHAPITRE LXIV L'HOMME AU MANTEAU ROUGE
CHAPITRE LXV LE JUGEMENT
CHAPITRE LXVI L'EXЙCUTION
CHAPITRE LXVII CONCLUSION
ЙPILOGUE
INTRODUCTION
Il y a un an а peu prиs, qu'en faisant а la Bibliothиque royale
des recherches pour mon histoire de Louis XIV, je tombai par
hasard sur les Mйmoires de M. d'Artagnan, imprimйs -- comme la
plus grande partie des ouvrages de cette йpoque, oщ les auteurs
tenaient а dire la vйritй sans aller faire un tour plus ou moins
long а la Bastille -- а Amsterdam, chez Pierre Rouge. Le titre me
sйduisit: je les emportai chez moi, avec la permission de M. le
conservateur; bien entendu, je les dйvorai.
Mon intention n'est pas de faire ici une analyse de ce curieux
ouvrage, et je me contenterai d'y renvoyer ceux de mes lecteurs
qui apprйcient les tableaux d'йpoques. Ils y trouveront des
portraits crayonnйs de main de maоtre; et, quoique les esquisses
soient, pour la plupart du temps, tracйes sur des portes de
caserne et sur des murs de cabaret, ils n'y reconnaоtront pas
moins, aussi ressemblantes que dans l'histoire de M. Anquetil, les
images de Louis XIII, d'Anne d'Autriche, de Richelieu, de Mazarin
et de la plupart des courtisans de l'йpoque.
Mais, comme on le sait, ce qui frappe l'esprit capricieux du poиte
n'est pas toujours ce qui impressionne la masse des lecteurs. Or,
tout en admirant, comme les autres admireront sans doute, les
dйtails que nous avons signalйs, la chose qui nous prйoccupa le
plus est une chose а laquelle bien certainement personne avant
nous n'avait fait la moindre attention.
D'Artagnan raconte qu'а sa premiиre visite а M. de Trйville, le
capitaine des mousquetaires du roi, il rencontra dans son
antichambre trois jeunes gens servant dans l'illustre corps oщ il
sollicitait l'honneur d'кtre reзu, et ayant nom Athos, Porthos et
Aramis.
Nous l'avouons, ces trois noms йtrangers nous frappиrent, et il
nous vint aussitфt а l'esprit qu'ils n'йtaient que des pseudonymes
а l'aide desquels d'Artagnan avait dйguisй des noms peut-кtre
illustres, si toutefois les porteurs de ces noms d'emprunt ne les
avaient pas choisis eux-mкmes le jour oщ, par caprice, par
mйcontentement ou par dйfaut de fortune, ils avaient endossй la
simple casaque de mousquetaire.
Dиs lors nous n'eыmes plus de repos que nous n'eussions retrouvй,
dans les ouvrages contemporains, une trace quelconque de ces noms
extraordinaires qui avaient fort йveillй notre curiositй.
Le seul catalogue des livres que nous lыmes pour arriver а ce but
remplirait un feuilleton tout entier, ce qui serait peut-кtre fort
instructif, mais а coups sыr peu amusant pour nos lecteurs. Nous
nous contenterons donc de leur dire qu'au moment oщ, dйcouragй de
tant d'investigations infructueuses, nous allions abandonner notre
recherche, nous trouvвmes enfin, guidй par les conseils de notre
illustre et savant ami Paulin Paris, un manuscrit in-folio, cotй
le n° 4772 ou 4773, nous ne nous le rappelons plus bien, ayant
pour titre:
«Mйmoires de M. le comte de La Fиre, concernant quelques-uns des
йvйnements qui se passиrent en France vers la fin du rиgne du roi
Louis XIII et le commencement du rиgne du roi Louis XIV.»
On devine si notre joie fut grande, lorsqu'en feuilletant ce
manuscrit, notre dernier espoir, nous trouvвmes а la vingtiиme
page le nom d'Athos, а la vingt-septiиme le nom de Porthos, et а
la trente et uniиme le nom d'Aramis.
La dйcouverte d'un manuscrit complиtement inconnu, dans une йpoque
oщ la science historique est poussйe а un si haut degrй, nous
parut presque miraculeuse. Aussi nous hвtвmes-nous de solliciter
la permission de le faire imprimer, dans le but de nous prйsenter
un jour avec le bagage des autres а l'Acadйmie des inscriptions et
belles-lettres, si nous n'arrivions, chose fort probable, а entrer
а l'Acadйmie franзaise avec notre propre bagage. Cette permission,
nous devons le dire, nous fut gracieusement accordйe; ce que nous
consignons ici pour donner un dйmenti public aux malveillants qui
prйtendent que nous vivons sous un gouvernement assez mйdiocrement
disposй а l'endroit des gens de lettres.
Or, c'est la premiиre partie de ce prйcieux manuscrit que nous
offrons aujourd'hui а nos lecteurs, en lui restituant le titre qui
lui convient, prenant l'engagement, si, comme nous n'en doutons
pas, cette premiиre partie obtient le succиs qu'elle mйrite, de
publier incessamment la seconde.
En attendant, comme le parrain est un second pиre, nous invitons
le lecteur а s'en prendre а nous, et non au comte de La Fиre, de
son plaisir ou de son ennui.
Cela posй, passons а notre histoire.
CHAPITRE PREMIER
LES TROIS PRЙSENTS DE M. D'ARTAGNAN PИRE
Le premier lundi du mois d'avril 1625, le bourg de Meung, oщ
naquit l'auteur du Roman de la Rose, semblait кtre dans une
rйvolution aussi entiиre que si les huguenots en fussent venus
faire une seconde Rochelle. Plusieurs bourgeois, voyant s'enfuir
les femmes du cфtй de la Grande-Rue, entendant les enfants crier
sur le seuil des portes, se hвtaient d'endosser la cuirasse et,
appuyant leur contenance quelque peu incertaine d'un mousquet ou
d'une pertuisane, se dirigeaient vers l'hфtellerie du Franc
Meunier, devant laquelle s'empressait, en grossissant de minute en
minute, un groupe compact, bruyant et plein de curiositй.
En ce temps-lа les paniques йtaient frйquentes, et peu de jours se
passaient sans qu'une ville ou l'autre enregistrвt sur ses
archives quelque йvйnement de ce genre. Il y avait les seigneurs
qui guerroyaient entre eux; il y avait le roi qui faisait la
guerre au cardinal; il y avait l'Espagnol qui faisait la guerre au
roi. Puis, outre ces guerres sourdes ou publiques, secrиtes ou
patentes, il y avait encore les voleurs, les mendiants, les
huguenots, les loups et les laquais, qui faisaient la guerre а
tout le monde. Les bourgeois s'armaient toujours contre les
voleurs, contre les loups, contre les laquais, -- souvent contre
les seigneurs et les huguenots, -- quelquefois contre le roi, --
mais jamais contre le cardinal et l'Espagnol. Il rйsulta donc de
cette habitude prise, que, ce susdit premier lundi du mois d'avril
1625, les bourgeois, entendant du bruit, et ne voyant ni le guidon
jaune et rouge, ni la livrйe du duc de Richelieu, se prйcipitиrent
du cфtй de l'hфtel du Franc Meunier.
Arrivй lа, chacun put voir et reconnaоtre la cause de cette
rumeur.
Un jeune homme... -- traзons son portrait d'un seul trait de
plume: figurez-vous don Quichotte а dix-huit ans, don Quichotte
dйcorcelй, sans haubert et sans cuissards, don Quichotte revкtu
d'un pourpoint de laine dont la couleur bleue s'йtait transformйe
en une nuance insaisissable de lie-de-vin et d'azur cйleste.
Visage long et brun; la pommette des joues saillante, signe
d'astuce; les muscles maxillaires йnormйment dйveloppйs, indice
infaillible auquel on reconnaоt le Gascon, mкme sans bйret, et
notre jeune homme portait un bйret ornй d'une espиce de plume;
l'oeil ouvert et intelligent; le nez crochu, mais finement
dessinй; trop grand pour un adolescent, trop petit pour un homme
fait, et qu'un oeil peu exercй eыt pris pour un fils de fermier en
voyage, sans sa longue йpйe qui, pendue а un baudrier de peau,
battait les mollets de son propriйtaire quand il йtait а pied, et
le poil hйrissй de sa monture quand il йtait а cheval.
Car notre jeune homme avait une monture, et cette monture йtait
mкme si remarquable, qu'elle fut remarquйe: c'йtait un bidet du
Bйarn, вgй de douze ou quatorze ans, jaune de robe, sans crins а
la queue, mais non pas sans javarts aux jambes, et qui, tout en
marchant la tкte plus bas que les genoux, ce qui rendait inutile
l'application de la martingale, faisait encore йgalement ses huit
lieues par jour. Malheureusement les qualitйs de ce cheval йtaient
si bien cachйes sous son poil йtrange et son allure incongrue, que
dans un temps oщ tout le monde se connaissait en chevaux,
l'apparition du susdit bidet а Meung, oщ il йtait entrй il y avait
un quart d'heure а peu prиs par la porte de Beaugency, produisit
une sensation dont la dйfaveur rejaillit jusqu'а son cavalier.
Et cette sensation avait йtй d'autant plus pйnible au jeune
d'Artagnan (ainsi s'appelait le don Quichotte de cette autre
Rossinante), qu'il ne se cachait pas le cфtй ridicule que lui
donnait, si bon cavalier qu'il fыt, une pareille monture; aussi
avait-il fort soupirй en acceptant le don que lui en avait fait
M. d'Artagnan pиre. Il n'ignorait pas qu'une pareille bкte valait
au moins vingt livres: il est vrai que les paroles dont le prйsent
avait йtй accompagnй n'avaient pas de prix.
«Mon fils, avait dit le gentilhomme gascon -- dans ce pur patois
de Bйarn dont Henri IV n'avait jamais pu parvenir а se dйfaire --,
mon fils, ce cheval est nй dans la maison de votre pиre, il y a
tantфt treize ans, et y est restй depuis ce temps-lа, ce qui doit
vous porter а l'aimer. Ne le vendez jamais, laissez-le mourir
tranquillement et honorablement de vieillesse, et si vous faites
campagne avec lui, mйnagez-le comme vous mйnageriez un vieux
serviteur. А la cour, continua M. d'Artagnan pиre, si toutefois
vous avez l'honneur d'y aller, honneur auquel, du reste, votre
vieille noblesse vous donne des droits, soutenez dignement votre
nom de gentilhomme, qui a йtй portй dignement par vos ancкtres
depuis plus de cinq cents ans. Pour vous et pour les vфtres -- par
les vфtres, j'entends vos parents et vos amis --, ne supportez
jamais rien que de M. le cardinal et du roi. C'est par son
courage, entendez-vous bien, par son courage seul, qu'un
gentilhomme fait son chemin aujourd'hui. Quiconque tremble une
seconde laisse peut-кtre йchapper l'appвt que, pendant cette
seconde justement, la fortune lui tendait. Vous кtes jeune, vous
devez кtre brave par deux raisons: la premiиre, c'est que vous
кtes Gascon, et la seconde, c'est que vous кtes mon fils. Ne
craignez pas les occasions et cherchez les aventures. Je vous ai
fait apprendre а manier l'йpйe; vous avez un jarret de fer, un
poignet d'acier; battez-vous а tout propos; battez-vous d'autant
plus que les duels sont dйfendus, et que, par consйquent, il y a
deux fois du courage а se battre. Je n'ai, mon fils, а vous donner
que quinze йcus, mon cheval et les conseils que vous venez
d'entendre. Votre mиre y ajoutera la recette d'un certain baume
qu'elle tient d'une bohйmienne, et qui a une vertu miraculeuse
pour guйrir toute blessure qui n'atteint pas le coeur. Faites
votre profit du tout, et vivez heureusement et longtemps. -- Je
n'ai plus qu'un mot а ajouter, et c'est un exemple que je vous
propose, non pas le mien, car je n'ai, moi, jamais paru а la cour
et n'ai fait que les guerres de religion en volontaire; je veux
parler de M. de Trйville, qui йtait mon voisin autrefois, et qui a
eu l'honneur de jouer tout enfant avec notre roi Louis treiziиme,
que Dieu conserve! Quelquefois leurs jeux dйgйnйraient en bataille
et dans ces batailles le roi n'йtait pas toujours le plus fort.
Les coups qu'il en reзut lui donnиrent beaucoup d'estime et
d'amitiй pour M. de Trйville. Plus tard, M. de Trйville se battit
contre d'autres dans son premier voyage а Paris, cinq fois; depuis
la mort du feu roi jusqu'а la majoritй du jeune sans compter les
guerres et les siиges, sept fois; et depuis cette majoritй
jusqu'aujourd'hui, cent fois peut-кtre! -- Aussi, malgrй les
йdits, les ordonnances et les arrкts, le voilа capitaine des
mousquetaires, c'est-а-dire chef d'une lйgion de Cйsars, dont le
roi fait un trиs grand cas, et que M. le cardinal redoute, lui qui
ne redoute pas grand-chose, comme chacun sait. De plus,
M. de Trйville gagne dix mille йcus par an; c'est donc un fort
grand seigneur. -- Il a commencй comme vous, allez le voir avec
cette lettre, et rйglez-vous sur lui, afin de faire comme lui.»
Sur quoi, M. d'Artagnan pиre ceignit а son fils sa propre йpйe,
l'embrassa tendrement sur les deux joues et lui donna sa
bйnйdiction.
En sortant de la chambre paternelle, le jeune homme trouva sa mиre
qui l'attendait avec la fameuse recette dont les conseils que nous
venons de rapporter devaient nйcessiter un assez frйquent emploi.
Les adieux furent de ce cфtй plus longs et plus tendres qu'ils ne
l'avaient йtй de l'autre, non pas que M. d'Artagnan n'aimвt son
fils, qui йtait sa seule progйniture, mais M. d'Artagnan йtait un
homme, et il eыt regardй comme indigne d'un homme de se laisser
aller а son йmotion, tandis que Mme d'Artagnan йtait femme et, de
plus, йtait mиre. -- Elle pleura abondamment, et, disons-le а la
louange de M. d'Artagnan fils, quelques efforts qu'il tentвt pour
rester ferme comme le devait кtre un futur mousquetaire, la nature
l'emporta et il versa force larmes, dont il parvint а grand-peine
а cacher la moitiй.
Le mкme jour le jeune homme se mit en route, muni des trois
prйsents paternels et qui se composaient, comme nous l'avons dit,
de quinze йcus, du cheval et de la lettre pour M. de Trйville;
comme on le pense bien, les conseils avaient йtй donnйs par-dessus
le marchй.
Avec un pareil _vade-mecum_, d'Artagnan se trouva, au moral comme
au physique, une copie exacte du hйros de Cervantes, auquel nous
l'avons si heureusement comparй lorsque nos devoirs d'historien
nous ont fait une nйcessitй de tracer son portrait. Don Quichotte
prenait les moulins а vent pour des gйants et les moutons pour des
armйes, d'Artagnan prit chaque sourire pour une insulte et chaque
regard pour une provocation. Il en rйsulta qu'il eut toujours le
poing fermй depuis Tarbes jusqu'а Meung, et que l'un dans l'autre
il porta la main au pommeau de son йpйe dix fois par jour;
toutefois le poing ne descendit sur aucune mвchoire, et l'йpйe ne
sortit point de son fourreau. Ce n'est pas que la vue du
malencontreux bidet jaune n'йpanouоt bien des sourires sur les
visages des passants; mais, comme au-dessus du bidet sonnait une
йpйe de taille respectable et qu'au-dessus de cette йpйe brillait
un oeil plutфt fйroce que fier, les passants rйprimaient leur
hilaritй, ou, si l'hilaritй l'emportait sur la prudence, ils
tвchaient au moins de ne rire que d'un seul cфtй, comme les
masques antiques. D'Artagnan demeura donc majestueux et intact
dans sa susceptibilitй jusqu'а cette malheureuse ville de Meung.
Mais lа, comme il descendait de cheval а la porte du Franc Meunier
sans que personne, hфte, garзon ou palefrenier, fыt venu prendre
l'йtrier au montoir, d'Artagnan avisa а une fenкtre entrouverte du
rez-de-chaussйe un gentilhomme de belle taille et de haute mine,
quoique au visage lйgиrement renfrognй, lequel causait avec deux
personnes qui paraissaient l'йcouter avec dйfйrence. D'Artagnan
crut tout naturellement, selon son habitude, кtre l'objet de la
conversation et йcouta. Cette fois, d'Artagnan ne s'йtait trompй
qu'а moitiй: ce n'йtait pas de lui qu'il йtait question, mais de
son cheval. Le gentilhomme paraissait йnumйrer а ses auditeurs
toutes ses qualitйs, et comme, ainsi que je l'ai dit, les
auditeurs paraissaient avoir une grande dйfйrence pour le
narrateur, ils йclataient de rire а tout moment. Or, comme un
demi-sourire suffisait pour йveiller l'irascibilitй du jeune
homme, on comprend quel effet produisit sur lui tant de bruyante
hilaritй.
Cependant d'Artagnan voulut d'abord se rendre compte de la
physionomie de l'impertinent qui se moquait de lui. Il fixa son
regard fier sur l'йtranger et reconnut un homme de quarante а
quarante-cinq ans, aux yeux noirs et perзants, au teint pвle, au
nez fortement accentuй, а la moustache noire et parfaitement
taillйe; il йtait vкtu d'un pourpoint et d'un haut-de-chausses
violet avec des aiguillettes de mкme couleur, sans aucun ornement
que les crevйs habituels par lesquels passait la chemise. Ce haut-
de-chausses et ce pourpoint, quoique neufs, paraissaient froissйs
comme des habits de voyage longtemps renfermйs dans un
portemanteau. D'Artagnan fit toutes ces remarques avec la rapiditй
de l'observateur le plus minutieux, et sans doute par un sentiment
instinctif qui lui disait que cet inconnu devait avoir une grande
influence sur sa vie а venir.
Or, comme au moment oщ d'Artagnan fixait son regard sur le
gentilhomme au pourpoint violet, le gentilhomme faisait а
l'endroit du bidet bйarnais une de ses plus savantes et de ses
plus profondes dйmonstrations, ses deux auditeurs йclatиrent de
rire, et lui-mкme laissa visiblement, contre son habitude, errer,
si l'on peut parler ainsi, un pвle sourire sur son visage. Cette
fois, il n'y avait plus de doute, d'Artagnan йtait rйellement
insultй. Aussi, plein de cette conviction, enfonзa-t-il son bйret
sur ses yeux, et, tвchant de copier quelques-uns des airs de cour
qu'il avait surpris en Gascogne chez des seigneurs en voyage, il
s'avanзa, une main sur la garde de son йpйe et l'autre appuyйe sur
la hanche. Malheureusement, au fur et а mesure qu'il avanзait, la
colиre l'aveuglant de plus en plus, au lieu du discours digne et
hautain qu'il avait prйparй pour formuler sa provocation, il ne
trouva plus au bout de sa langue qu'une personnalitй grossiиre
qu'il accompagna d'un geste furieux.
«Eh! Monsieur, s'йcria-t-il, monsieur, qui vous cachez derriиre ce
volet! oui, vous, dites-moi donc un peu de quoi vous riez, et nous
rirons ensemble.»
Le gentilhomme ramena lentement les yeux de la monture au
cavalier, comme s'il lui eыt fallu un certain temps pour
comprendre que c'йtait а lui que s'adressaient de si йtranges
reproches; puis, lorsqu'il ne put plus conserver aucun doute, ses
sourcils se froncиrent lйgиrement, et aprиs une assez longue
pause, avec un accent d'ironie et d'insolence impossible а
dйcrire, il rйpondit а d'Artagnan:
«Je ne vous parle pas, monsieur.
-- Mais je vous parle, moi!» s'йcria le jeune homme exaspйrй de ce
mйlange d'insolence et de bonnes maniиres, de convenances et de
dйdains.
L'inconnu le regarda encore un instant avec son lйger sourire, et,
se retirant de la fenкtre, sortit lentement de l'hфtellerie pour
venir а deux pas de d'Artagnan se planter en face du cheval. Sa
contenance tranquille et sa physionomie railleuse avaient redoublй
l'hilaritй de ceux avec lesquels il causait et qui, eux, йtaient
restйs а la fenкtre.
D'Artagnan, le voyant arriver, tira son йpйe d'un pied hors du
fourreau.
«Ce cheval est dйcidйment ou plutфt a йtй dans sa jeunesse bouton
d'or, reprit l'inconnu continuant les investigations commencйes et
s'adressant а ses auditeurs de la fenкtre, sans paraоtre
aucunement remarquer l'exaspйration de d'Artagnan, qui cependant
se redressait entre lui et eux. C'est une couleur fort connue en
botanique, mais jusqu'а prйsent fort rare chez les chevaux.
-- Tel rit du cheval qui n'oserait pas rire du maоtre! s'йcria
l'йmule de Trйville, furieux.
-- Je ne ris pas souvent, monsieur, reprit l'inconnu, ainsi que
vous pouvez le voir vous-mкme а l'air de mon visage; mais je tiens
cependant а conserver le privilиge de rire quand il me plaоt.
-- Et moi, s'йcria d'Artagnan, je ne veux pas qu'on rie quand il
me dйplaоt!
-- En vйritй, monsieur? continua l'inconnu plus calme que jamais,
eh bien, c'est parfaitement juste.» Et tournant sur ses talons, il
s'apprкta а rentrer dans l'hфtellerie par la grande porte, sous
laquelle d'Artagnan en arrivant avait remarquй un cheval tout
sellй.
Mais d'Artagnan n'йtait pas de caractиre а lвcher ainsi un homme
qui avait eu l'insolence de se moquer de lui. Il tira son йpйe
entiиrement du fourreau et se mit а sa poursuite en criant:
«Tournez, tournez donc, monsieur le railleur, que je ne vous
frappe point par-derriиre.
-- Me frapper, moi! dit l'autre en pivotant sur ses talons et en
regardant le jeune homme avec autant d'йtonnement que de mйpris.
Allons, allons donc, mon cher, vous кtes fou!»
Puis, а demi-voix, et comme s'il se fыt parlй а lui-mкme:
«C'est fвcheux, continua-t-il, quelle trouvaille pour Sa Majestй,
qui cherche des braves de tous cфtйs pour recruter ses
mousquetaires!»
Il achevait а peine, que d'Artagnan lui allongea un si furieux
coup de pointe, que, s'il n'eыt fait vivement un bond en arriиre,
il est probable qu'il eыt plaisantй pour la derniиre fois.
L'inconnu vit alors que la chose passait la raillerie, tira son
йpйe, salua son adversaire et se mit gravement en garde. Mais au
mкme moment ses deux auditeurs, accompagnйs de l'hфte, tombиrent
sur d'Artagnan а grands coups de bвtons, de pelles et de
pincettes. Cela fit une diversion si rapide et si complиte а
l'attaque, que l'adversaire de d'Artagnan, pendant que celui-ci se
retournait pour faire face а cette grкle de coups, rengainait avec
la mкme prйcision, et, d'acteur qu'il avait manquй d'кtre,
redevenait spectateur du combat, rфle dont il s'acquitta avec son
impassibilitй ordinaire, tout en marmottant nйanmoins:
«La peste soit des Gascons! Remettez-le sur son cheval orange, et
qu'il s'en aille!
-- Pas avant de t'avoir tuй, lвche!» criait d'Artagnan tout en
faisant face du mieux qu'il pouvait et sans reculer d'un pas а ses
trois ennemis, qui le moulaient de coups.
«Encore une gasconnade, murmura le gentilhomme. Sur mon honneur,
ces Gascons sont incorrigibles! Continuez donc la danse, puisqu'il
le veut absolument. Quand il sera las, il dira qu'il en a assez.»
Mais l'inconnu ne savait pas encore а quel genre d'entкtй il avait
affaire; d'Artagnan n'йtait pas homme а jamais demander merci. Le
combat continua donc quelques secondes encore; enfin d'Artagnan,
йpuisй, laissa йchapper son йpйe qu'un coup de bвton brisa en deux
morceaux. Un autre coup, qui lui entama le front, le renversa
presque en mкme temps tout sanglant et presque йvanoui.
C'est а ce moment que de tous cфtйs on accourut sur le lieu de la
scиne. L'hфte, craignant du scandale, emporta, avec l'aide de ses
garзons, le blessй dans la cuisine oщ quelques soins lui furent
accordйs.
Quant au gentilhomme, il йtait revenu prendre sa place а la
fenкtre et regardait avec une certaine impatience toute cette
foule, qui semblait en demeurant lа lui causer une vive
contrariйtй.
«Eh bien, comment va cet enragй? reprit-il en se retournant au
bruit de la porte qui s'ouvrit et en s'adressant а l'hфte qui
venait s'informer de sa santй.
-- Votre Excellence est saine et sauve? demanda l'hфte.
-- Oui, parfaitement saine et sauve, mon cher hфtelier, et c'est
moi qui vous demande ce qu'est devenu notre jeune homme.
-- Il va mieux, dit l'hфte: il s'est йvanoui tout а fait.
-- Vraiment? fit le gentilhomme.
-- Mais avant de s'йvanouir il a rassemblй toutes ses forces pour
vous appeler et vous dйfier en vous appelant.
-- Mais c'est donc le diable en personne que ce gaillard-lа!
s'йcria l'inconnu.
-- Oh! non, Votre Excellence, ce n'est pas le diable, reprit
l'hфte avec une grimace de mйpris, car pendant son йvanouissement
nous l'avons fouillй, et il n'a dans son paquet qu'une chemise et
dans sa bourse que onze йcus, ce qui ne l'a pas empкchй de dire en
s'йvanouissant que si pareille chose йtait arrivйe а Paris, vous
vous en repentiriez tout de suite, tandis qu'ici vous ne vous en
repentirez que plus tard.
-- Alors, dit froidement l'inconnu, c'est quelque prince du sang
dйguisй.
-- Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit l'hфte, afin que vous
vous teniez sur vos gardes.
-- Et il n'a nommй personne dans sa colиre?
-- Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait: «Nous verrons
ce que M. de Trйville pensera de cette insulte faite а son
protйgй.
-- M. de Trйville? dit l'inconnu en devenant attentif; il frappait
sur sa poche en prononзant le nom de M. de Trйville?... Voyons,
mon cher hфte, pendant que votre jeune homme йtait йvanoui, vous
n'avez pas йtй, j'en suis bien sыr, sans regarder aussi cette
poche-lа. Qu'y avait-il?
-- Une lettre adressйe а M. de Trйville, capitaine des
mousquetaires.
-- En vйritй!
-- C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, Excellence.»
L'hфte, qui n'йtait pas douй d'une grande perspicacitй, ne
remarqua point l'expression que ses paroles avaient donnйe а la
physionomie de l'inconnu. Celui-ci quitta le rebord de la croisйe
sur lequel il йtait toujours restй appuyй du bout du coude, et
fronзa le sourcil en homme inquiet.
«Diable! murmura-t-il entre ses dents, Trйville m'aurait-il envoyй
ce Gascon? il est bien jeune! Mais un coup d'йpйe est un coup
d'йpйe, quel que soit l'вge de celui qui le donne, et l'on se
dйfie moins d'un enfant que de tout autre; il suffit parfois d'un
faible obstacle pour contrarier un grand dessein.»
Et l'inconnu tomba dans une rйflexion qui dura quelques minutes.
«Voyons, l'hфte, dit-il, est-ce que vous ne me dйbarrasserez pas
de ce frйnйtique? En conscience, je ne puis le tuer, et cependant,
ajouta-t-il avec une expression froidement menaзante, cependant il
me gкne. Oщ est-il?
-- Dans la chambre de ma femme, oщ on le panse, au premier йtage.
-- Ses hardes et son sac sont avec lui? il n'a pas quittй son
pourpoint?
-- Tout cela, au contraire, est en bas dans la cuisine. Mais
puisqu'il vous gкne, ce jeune fou...
-- Sans doute. Il cause dans votre hфtellerie un scandale auquel
d'honnкtes gens ne sauraient rйsister. Montez chez vous, faites
mon compte et avertissez mon laquais.
-- Quoi! Monsieur nous quitte dйjа?
-- Vous le savez bien, puisque je vous avais donnй l'ordre de
seller mon cheval. Ne m'a-t-on point obйi?
-- Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval est
sous la grande porte, tout appareillй pour partir.
-- C'est bien, faites ce que je vous ai dit alors.»
«Ouais! se dit l'hфte, aurait-il peur du petit garзon?»
Mais un coup d'oeil impйratif de l'inconnu vint l'arrкter court.
Il salua humblement et sortit.
«Il ne faut pas que Milady soit aperзue de ce drфle, continua
l'йtranger: elle ne doit pas tarder а passer: dйjа mкme elle est
en retard. Dйcidйment, mieux vaut que je monte а cheval et que
j'aille au-devant d'elle... Si seulement je pouvais savoir ce que
contient cette lettre adressйe а Trйville!»
Et l'inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine.
Pendant ce temps, l'hфte, qui ne doutait pas que ce ne fыt la
prйsence du jeune garзon qui chassвt l'inconnu de son hфtellerie,
йtait remontй chez sa femme et avait trouvй d'Artagnan maоtre
enfin de ses esprits. Alors, tout en lui faisant comprendre que la
police pourrait bien lui faire un mauvais parti pour avoir йtй
chercher querelle а un grand seigneur -- car, а l'avis de l'hфte,
l'inconnu ne pouvait кtre qu'un grand seigneur --, il le
dйtermina, malgrй sa faiblesse, а se lever et а continuer son
chemin. D'Artagnan а moitiй abasourdi, sans pourpoint et la tкte
tout emmaillotйe de linges, se leva donc et, poussй par l'hфte,
commenзa de descendre; mais, en arrivant а la cuisine, la premiиre
chose qu'il aperзut fut son provocateur qui causait tranquillement
au marchepied d'un lourd carrosse attelй de deux gros chevaux
normands.
Son interlocutrice, dont la tкte apparaissait encadrйe par la
portiиre, йtait une femme de vingt а vingt-deux ans. Nous avons
dйjа dit avec quelle rapiditй d'investigation d'Artagnan
embrassait toute une physionomie; il vit donc du premier coup
d'oeil que la femme йtait jeune et belle. Or cette beautй le
frappa d'autant plus qu'elle йtait parfaitement йtrangиre aux pays
mйridionaux que jusque-lа d'Artagnan avait habitйs. C'йtait une
pвle et blonde personne, aux longs cheveux bouclйs tombant sur ses
йpaules, aux grands yeux bleus languissants, aux lиvres rosйes et
aux mains d'albвtre. Elle causait trиs vivement avec l'inconnu.
«Ainsi, Son Йminence m'ordonne..., disait la dame.
-- De retourner а l'instant mкme en Angleterre, et de la prйvenir
directement si le duc quittait Londres.
-- Et quant а mes autres instructions? demanda la belle voyageuse.
-- Elles sont renfermйes dans cette boоte, que vous n'ouvrirez que
de l'autre cфtй de la Manche.
-- Trиs bien; et vous, que faites-vous?
-- Moi, je retourne а Paris.
-- Sans chвtier cet insolent petit garзon?» demanda la dame.
L'inconnu allait rйpondre: mais, au moment oщ il ouvrait la
bouche, d'Artagnan, qui avait tout entendu, s'йlanзa sur le seuil
de la porte.
«C'est cet insolent petit garзon qui chвtie les autres, s'йcria-t-
il, et j'espиre bien que cette fois-ci celui qu'il doit chвtier ne
lui йchappera pas comme la premiиre.
-- Ne lui йchappera pas? reprit l'inconnu en fronзant le sourcil.
-- Non, devant une femme, vous n'oseriez pas fuir, je prйsume.
-- Songez, s'йcria Milady en voyant le gentilhomme porter la main
а son йpйe, songez que le moindre retard peut tout perdre.
-- Vous avez raison, s'йcria le gentilhomme; partez donc de votre
cфtй, moi, je pars du mien.»
Et, saluant la dame d'un signe de tкte, il s'йlanзa sur son
cheval, tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureusement
son attelage. Les deux interlocuteurs partirent donc au galop,
s'йloignant chacun par un cфtй opposй de la rue.
«Eh! votre dйpense», vocifйra l'hфte, dont l'affection pour son
voyageur se changeait en un profond dйdain en voyant qu'il
s'йloignait sans solder ses comptes.
«Paie, maroufle», s'йcria le voyageur toujours galopant а son
laquais, lequel jeta aux pieds de l'hфte deux ou trois piиces
d'argent et se mit а galoper aprиs son maоtre.
«Ah! lвche, ah! misйrable, ah! faux gentilhomme!» cria d'Artagnan
s'йlanзant а son tour aprиs le laquais.
Mais le blessй йtait trop faible encore pour supporter une
pareille secousse. А peine eut-il fait dix pas, que ses oreilles
tintиrent, qu'un йblouissement le prit, qu'un nuage de sang passa
sur ses yeux et qu'il tomba au milieu de la rue, en criant encore:
«Lвche! lвche! lвche!
-- Il est en effet bien lвche», murmura l'hфte en s'approchant de
d'Artagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec
le pauvre garзon, comme le hйron de la fable avec son limaзon du
soir.
«Oui, bien lвche, murmura d'Artagnan; mais elle, bien belle!
-- Qui, elle? demanda l'hфte.
-- Milady», balbutia d'Artagnan.
Et il s'йvanouit une seconde fois.
«C'est йgal, dit l'hфte, j'en perds deux, mais il me reste celui-
lа, que je suis sыr de conserver au moins quelques jours. C'est
toujours onze йcus de gagnйs.»
On sait que onze йcus faisaient juste la somme qui restait dans la
bourse de d'Artagnan.
L'hфte avait comptй sur onze jours de maladie а un йcu par jour;
mais il avait comptй sans son voyageur. Le lendemain, dиs cinq
heures du matin, d'Artagnan se leva, descendit lui-mкme а la
cuisine, demanda, outre quelques autres ingrйdients dont la liste
n'est pas parvenue jusqu'а nous, du vin, de l'huile, du romarin,
et, la recette de sa mиre а la main, se composa un baume dont il
oignit ses nombreuses blessures, renouvelant ses compresses lui-
mкme et ne voulant admettre l'adjonction d'aucun mйdecin. Grвce
sans doute а l'efficacitй du baume de Bohкme, et peut-кtre aussi
grвce а l'absence de tout docteur, d'Artagnan se trouva sur pied
dиs le soir mкme, et а peu prиs guйri le lendemain.
Mais, au moment de payer ce romarin, cette huile et ce vin, seule
dйpense du maоtre qui avait gardй une diиte absolue, tandis qu'au
contraire le cheval jaune, au dire de l'hфtelier du moins, avait
mangй trois fois plus qu'on n'eыt raisonnablement pu le supposer
pour sa taille, d'Artagnan ne trouva dans sa poche que sa petite
bourse de velours rвpй ainsi que les onze йcus qu'elle contenait;
mais quant а la lettre adressйe а M. de Trйville, elle avait
disparu.
Le jeune homme commenзa par chercher cette lettre avec une grande
patience, tournant et retournant vingt fois ses poches et ses
goussets, fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et
refermant sa bourse; mais lorsqu'il eut acquis la conviction que
la lettre йtait introuvable, il entra dans un troisiиme accиs de
rage, qui faillit lui occasionner une nouvelle consommation de vin
et d'huile aromatisйs: car, en voyant cette jeune mauvaise tкte
s'йchauffer et menacer de tout casser dans l'йtablissement si l'on
ne retrouvait pas sa lettre, l'hфte s'йtait dйjа saisi d'un йpieu,
sa femme d'un manche а balai, et ses garзons des mкmes bвtons qui
avaient servi la surveille.
«Ma lettre de recommandation! s'йcria d'Artagnan, ma lettre de
recommandation, sangdieu! ou je vous embroche tous comme des
ortolans!»
Malheureusement une circonstance s'opposait а ce que le jeune
homme accomplоt sa menace: c'est que, comme nous l'avons dit, son
йpйe avait йtй, dans sa premiиre lutte, brisйe en deux morceaux,
ce qu'il avait parfaitement oubliй. Il en rйsulta que, lorsque
d'Artagnan voulut en effet dйgainer, il se trouva purement et
simplement armй d'un tronзon d'йpйe de huit ou dix pouces а peu
prиs, que l'hфte avait soigneusement renfoncй dans le fourreau.
Quant au reste de la lame, le chef l'avait adroitement dйtournй
pour s'en faire une lardoire.
Cependant cette dйception n'eыt probablement pas arrкtй notre
fougueux jeune homme, si l'hфte n'avait rйflйchi que la
rйclamation que lui adressait son voyageur йtait parfaitement
juste.
«Mais, au fait, dit-il en abaissant son йpieu, oщ est cette
lettre?
-- Oui, oщ est cette lettre? cria d'Artagnan. D'abord, je vous en
prйviens, cette lettre est pour M. de Trйville, et il faut qu'elle
se retrouve; ou si elle ne se retrouve pas, il saura bien la faire
retrouver, lui!»
Cette menace acheva d'intimider l'hфte. Aprиs le roi et M. le
cardinal, M. de Trйville йtait l'homme dont le nom peut-кtre йtait
le plus souvent rйpйtй par les militaires et mкme par les
bourgeois. Il y avait bien le pиre Joseph, c'est vrai; mais son
nom а lui n'йtait jamais prononcй que tout bas, tant йtait grande
la terreur qu'inspirait l'Йminence grise, comme on appelait le
familier du cardinal.
Aussi, jetant son йpieu loin de lui, et ordonnant а sa femme d'en
faire autant de son manche а balai et а ses valets de leurs
bвtons, il donna le premier l'exemple en se mettant lui-mкme а la
recherche de la lettre perdue.
«Est-ce que cette lettre renfermait quelque chose de prйcieux?
demanda l'hфte au bout d'un instant d'investigations inutiles.
-- Sandis! je le crois bien! s'йcria le Gascon qui comptait sur
cette lettre pour faire son chemin а la cour; elle contenait ma
fortune.
-- Des bons sur l'йpargne? demanda l'hфte inquiet.
-- Des bons sur la trйsorerie particuliиre de Sa Majestй»,
rйpondit d'Artagnan, qui, comptant entrer au service du roi grвce
а cette recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir cette
rйponse quelque peu hasardйe.
«Diable! fit l'hфte tout а fait dйsespйrй.
-- Mais il n'importe, continua d'Artagnan avec l'aplomb national,
il n'importe, et l'argent n'est rien: -- cette lettre йtait tout.
J'eusse mieux aimй perdre mille pistoles que de la perdre.»
Il ne risquait pas davantage а dire vingt mille, mais une certaine
pudeur juvйnile le retint.
Un trait de lumiиre frappa tout а coup l'esprit de l'hфte qui se
donnait au diable en ne trouvant rien.
«Cette lettre n'est point perdue, s'йcria-t-il.
-- Ah! fit d'Artagnan.
-- Non; elle vous a йtй prise.
-- Prise! et par qui?
-- Par le gentilhomme d'hier. Il est descendu а la cuisine, oщ
йtait votre pourpoint. Il y est restй seul. Je gagerais que c'est
lui qui l'a volйe.
-- Vous croyez?» rйpondit d'Artagnan peu convaincu; car il savait
mieux que personne l'importance toute personnelle de cette lettre,
et n'y voyait rien qui pыt tenter la cupiditй. Le fait est
qu'aucun des valets, aucun des voyageurs prйsents n'eыt rien gagnй
а possйder ce papier.
«Vous dites donc, reprit d'Artagnan, que vous soupзonnez cet
impertinent gentilhomme.
-- Je vous dis que j'en suis sыr, continua l'hфte; lorsque je lui
ai annoncй que Votre Seigneurie йtait le protйgй de
M. de Trйville, et que vous aviez mкme une lettre pour cet
illustre gentilhomme, il a paru fort inquiet, m'a demandй oщ йtait
cette lettre, et est descendu immйdiatement а la cuisine oщ il
savait qu'йtait votre pourpoint.
-- Alors c'est mon voleur, rйpondit d'Artagnan; je m'en plaindrai
а M. de Trйville, et M. de Trйville s'en plaindra au roi.» Puis il
tira majestueusement deux йcus de sa poche, les donna а l'hфte,
qui l'accompagna, le chapeau а la main, jusqu'а la porte, remonta
sur son cheval jaune, qui le conduisit sans autre incident jusqu'а
la porte Saint-Antoine а Paris, oщ son propriйtaire le vendit
trois йcus, ce qui йtait fort bien payй, attendu que d'Artagnan
l'avait fort surmenй pendant la derniиre йtape. Aussi le maquignon
auquel d'Artagnan le cйda moyennant les neuf livres susdites ne
cacha-t-il point au jeune homme qu'il n'en donnait cette somme
exorbitante qu'а cause de l'originalitй de sa couleur.
D'Artagnan entra donc dans Paris а pied, portant son petit paquet
sous son bras, et marcha tant qu'il trouvвt а louer une chambre
qui convоnt а l'exiguпtй de ses ressources. Cette chambre fut une
espиce de mansarde, sise rue des Fossoyeurs, prиs du Luxembourg.
Aussitфt le denier а Dieu donnй, d'Artagnan prit possession de son
logement, passa le reste de la journйe а coudre а son pourpoint et
а ses chausses des passementeries que sa mиre avait dйtachйes d'un
pourpoint presque neuf de M. d'Artagnan pиre, et qu'elle lui avait
donnйes en cachette; puis il alla quai de la Ferraille, faire
remettre une lame а son йpйe; puis il revint au Louvre s'informer,
au premier mousquetaire qu'il rencontra, de la situation de
l'hфtel de M. de Trйville, lequel йtait situй rue du Vieux-
Colombier, c'est-а-dire justement dans le voisinage de la chambre
arrкtйe par d'Artagnan: circonstance qui lui parut d'un heureux
augure pour le succиs de son voyage.
Aprиs quoi, content de la faзon dont il s'йtait conduit а Meung,
sans remords dans le passй, confiant dans le prйsent et plein
d'espйrance dans l'avenir, il se coucha et s'endormit du sommeil
du brave.
Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu'а neuf
heures du matin, heure а laquelle il se leva pour se rendre chez
ce fameux M. de Trйville, le troisiиme personnage du royaume
d'aprиs l'estimation paternelle.
CHAPITRE II
L'ANTICHAMBRE DE M. DE TRЙVILLE
M. de Troisvilles, comme s'appelait encore sa famille en Gascogne,
ou M. de Trйville, comme il avait fini par s'appeler lui-mкme а
Paris, avait rйellement commencй comme d'Artagnan, c'est-а-dire
sans un sou vaillant, mais avec ce fonds d'audace, d'esprit et
d'entendement qui fait que le plus pauvre gentillвtre gascon
reзoit souvent plus en ses espйrances de l'hйritage paternel que
le plus riche gentilhomme pйrigourdin ou berrichon ne reзoit en
rйalitй. Sa bravoure insolente, son bonheur plus insolent encore
dans un temps oщ les coups pleuvaient comme grкle, l'avaient hissй
au sommet de cette йchelle difficile qu'on appelle la faveur de
cour, et dont il avait escaladй quatre а quatre les йchelons.
Il йtait l'ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun sait, la
mйmoire de son pиre Henri IV. Le pиre de M. de Trйville l'avait si
fidиlement servi dans ses guerres contre la Ligue, qu'а dйfaut
d'argent comptant -- chose qui toute la vie manqua au Bйarnais,
lequel paya constamment ses dettes avec la seule chose qu'il n'eыt
jamais besoin d'emprunter, c'est-а-dire avec de l'esprit --, qu'а
dйfaut d'argent comptant, disons-nous, il l'avait autorisй, aprиs
la reddition de Paris, а prendre pour armes un lion d'or passant
sur gueules avec cette devise: _Fidelis et fortis_. C'йtait
beaucoup pour l'honneur, mais c'йtait mйdiocre pour le bien-кtre.
Aussi, quand l'illustre compagnon du grand Henri mourut, il laissa
pour seul hйritage а monsieur son fils son йpйe et sa devise.
Grвce а ce double don et au nom sans tache qui l'accompagnait,
M. de Trйville fut admis dans la maison du jeune prince, oщ il
servit si bien de son йpйe et fut si fidиle а sa devise, que
Louis XIII, une des bonnes lames du royaume, avait l'habitude de
dire que, s'il avait un ami qui se battоt, il lui donnerait le
conseil de prendre pour second, lui d'abord, et Trйville aprиs, et
peut-кtre mкme avant lui.
Aussi Louis XIII avait-il un attachement rйel pour Trйville,
attachement royal, attachement йgoпste, c'est vrai, mais qui n'en
йtait pas moins un attachement. C'est que, dans ces temps
malheureux, on cherchait fort а s'entourer d'hommes de la trempe
de Trйville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise l'йpithиte de
fort, qui faisait la seconde partie de son exergue; mais peu de
gentilshommes pouvaient rйclamer l'йpithиte de fidиle, qui en
formait la premiиre. Trйville йtait un de ces derniers; c'йtait
une de ces rares organisations, а l'intelligence obйissante comme
celle du dogue, а la valeur aveugle, а l'oeil rapide, а la main
prompte, а qui l'oeil n'avait йtй donnй que pour voir si le roi
йtait mйcontent de quelqu'un et la main que pour frapper ce
dйplaisant quelqu'un, un Besme, un Maurevers, un Poltrot de Mйrй,
un Vitry. Enfin а Trйville, il n'avait manquй jusque-lа que
l'occasion; mais il la guettait, et il se promettait bien de la
saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait а la portйe de
sa main. Aussi Louis XIII fit-il de Trйville le capitaine de ses
mousquetaires, lesquels йtaient а Louis XIII, pour le dйvouement
ou plutфt pour le fanatisme, ce que ses ordinaires йtaient а
Henri III et ce que sa garde йcossaise йtait а Louis XI.
De son cфtй, et sous ce rapport, le cardinal n'йtait pas en reste
avec le roi. Quand il avait vu la formidable йlite dont Louis XIII
s'entourait, ce second ou plutфt ce premier roi de France avait
voulu, lui aussi, avoir sa garde. Il eut donc ses mousquetaires
comme Louis XIII avait les siens et l'on voyait ces deux
puissances rivales trier pour leur service, dans toutes les
provinces de France et mкme dans tous les Йtats йtrangers, les
hommes cйlиbres pour les grands coups d'йpйe. Aussi Richelieu et
Louis XIII se disputaient souvent, en faisant leur partie
d'йchecs, le soir, au sujet du mйrite de leurs serviteurs. Chacun
vantait la tenue et le courage des siens, et tout en se prononзant
tout haut contre les duels et contre les rixes, ils les excitaient
tout bas а en venir aux mains, et concevaient un vйritable chagrin
ou une joie immodйrйe de la dйfaite ou de la victoire des leurs.
Ainsi, du moins, le disent les mйmoires d'un homme qui fut dans
quelques-unes de ces dйfaites et dans beaucoup de ces victoires.
Trйville avait pris le cфtй faible de son maоtre, et c'est а cette
adresse qu'il devait la longue et constante faveur d'un roi qui
n'a pas laissй la rйputation d'avoir йtй trиs fidиle а ses
amitiйs. Il faisait parader ses mousquetaires devant le cardinal
Armand Duplessis avec un air narquois qui hйrissait de colиre la
moustache grise de Son Йminence. Trйville entendait admirablement
bien la guerre de cette йpoque, oщ, quand on ne vivait pas aux
dйpens de l'ennemi, on vivait aux dйpens de ses compatriotes: ses
soldats formaient une lйgion de diables а quatre, indisciplinйe
pour tout autre que pour lui.
Dйbraillйs, avinйs, йcorchйs, les mousquetaires du roi, ou plutфt
ceux de M. de Trйville, s'йpandaient dans les cabarets, dans les
promenades, dans les jeux publics, criant fort et retroussant
leurs moustaches, faisant sonner leurs йpйes, heurtant avec
voluptй les gardes de M. le cardinal quand ils les rencontraient;
puis dйgainant en pleine rue, avec mille plaisanteries; tuйs
quelquefois, mais sыrs en ce cas d'кtre pleurйs et vengйs; tuant
souvent, et sыrs alors de ne pas moisir en prison, M. de Trйville
йtant lа pour les rйclamer. Aussi M. de Trйville йtait-il louй sur
tous les tons, chantй sur toutes les gammes par ces hommes qui
l'adoraient, et qui, tout gens de sac et de corde qu'ils йtaient,
tremblaient devant lui comme des йcoliers devant leur maоtre,
obйissant au moindre mot, et prкts а se faire tuer pour laver le
moindre reproche.
M. de Trйville avait usй de ce levier puissant, pour le roi
d'abord et les amis du roi, -- puis pour lui-mкme et pour ses
amis. Au reste, dans aucun des mйmoires de ce temps, qui a laissй
tant de mйmoires, on ne voit que ce digne gentilhomme ait йtй
accusй, mкme par ses ennemis -- et il en avait autant parmi les
gens de plume que chez les gens d'йpйe --, nulle part on ne voit,
disons-nous, que ce digne gentilhomme ait йtй accusй de se faire
payer la coopйration de ses sйides. Avec un rare gйnie d'intrigue,
qui le rendait l'йgal des plus forts intrigants, il йtait restй
honnкte homme. Bien plus, en dйpit des grandes estocades qui
dйhanchent et des exercices pйnibles qui fatiguent, il йtait
devenu un des plus galants coureurs de ruelles, un des plus fins
damerets, un des plus alambiquйs diseurs de Phйbus de son йpoque;
on parlait des bonnes fortunes de Trйville comme on avait parlй
vingt ans auparavant de celles de Bassompierre -- et ce n'йtait
pas peu dire. Le capitaine des mousquetaires йtait donc admirй,
craint et aimй, ce qui constitue l'apogйe des fortunes humaines.
Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans son vaste
rayonnement; mais son pиre, soleil _pluribus impar_, laissa sa
splendeur personnelle а chacun de ses favoris, sa valeur
individuelle а chacun de ses courtisans. Outre le lever du roi et
celui du cardinal, on comptait alors а Paris plus de deux cents
petits levers, un peu recherchйs. Parmi les deux cents petits
levers celui de Trйville йtait un des plus courus.
La cour de son hфtel, situй rue du Vieux-Colombier, ressemblait а
un camp, et cela dиs six heures du matin en йtй et dиs huit heures
en hiver. Cinquante а soixante mousquetaires, qui semblaient s'y
relayer pour prйsenter un nombre toujours imposant, s'y
promenaient sans cesse, armйs en guerre et prкts а tout. Le long
d'un de ses grands escaliers sur l'emplacement desquels notre
civilisation bвtirait une maison tout entiиre, montaient et
descendaient les solliciteurs de Paris qui couraient aprиs une
faveur quelconque, les gentilshommes de province avides d'кtre
enrфlйs, et les laquais chamarrйs de toutes couleurs, qui venaient
apporter а M. de Trйville les messages de leurs maоtres. Dans
l'antichambre, sur de longues banquettes circulaires, reposaient
les йlus, c'est-а-dire ceux qui йtaient convoquйs. Un
bourdonnement durait lа depuis le matin jusqu'au soir, tandis que
M. de Trйville, dans son cabinet contigu а cette antichambre,
recevait les visites, йcoutait les plaintes, donnait ses ordres
et, comme le roi а son balcon du Louvre, n'avait qu'а se mettre а
sa fenкtre pour passer la revue des hommes et des armes.
Le jour oщ d'Artagnan se prйsenta, l'assemblйe йtait imposante,
surtout pour un provincial arrivant de sa province: il est vrai
que ce provincial йtait Gascon, et que surtout а cette йpoque les
compatriotes de d'Artagnan avaient la rйputation de ne point
facilement se laisser intimider. En effet, une fois qu'on avait
franchi la porte massive, chevillйe de longs clous а tкte
quadrangulaire, on tombait au milieu d'une troupe de gens d'йpйe
qui se croisaient dans la cour, s'interpellant, se querellant et
jouant entre eux. Pour se frayer un passage au milieu de toutes
ces vagues tourbillonnantes, il eыt fallu кtre officier, grand
seigneur ou jolie femme.
Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce dйsordre que notre
jeune homme s'avanзa, le coeur palpitant, rangeant sa longue
rapiиre le long de ses jambes maigres, et tenant une main au
rebord de son feutre avec ce demi-sourire du provincial embarrassй
qui veut faire bonne contenance. Avait-il dйpassй un groupe, alors
il respirait plus librement, mais il comprenait qu'on se
retournait pour le regarder, et pour la premiиre fois de sa vie,
d'Artagnan, qui jusqu'а ce jour avait une assez bonne opinion de
lui-mкme, se trouva ridicule.
Arrivй а l'escalier, ce fut pis encore: il y avait sur les
premiиres marches quatre mousquetaires qui se divertissaient а
l'exercice suivant, tandis que dix ou douze de leurs camarades
attendaient sur le palier que leur tour vоnt de prendre place а la
partie.
Un d'eux, placй sur le degrй supйrieur, l'йpйe nue а la main,
empкchait ou du moins s'efforзait d'empкcher les trois autres de
monter.
Ces trois autres s'escrimaient contre lui de leurs йpйes fort
agiles. D'Artagnan prit d'abord ces fers pour des fleurets
d'escrime, il les crut boutonnйs: mais il reconnut bientфt а
certaines йgratignures que chaque arme, au contraire, йtait
affilйe et aiguisйe а souhait, et а chacune de ces йgratignures,
non seulement les spectateurs, mais encore les acteurs riaient
comme des fous.
Celui qui occupait le degrй en ce moment tenait merveilleusement
ses adversaires en respect. On faisait cercle autour d'eux: la
condition portait qu'а chaque coup le touchй quitterait la partie,
en perdant son tour d'audience au profit du toucheur. En cinq
minutes trois furent effleurйs, l'un au poignet, l'autre au
menton, l'autre а l'oreille par le dйfenseur du degrй, qui lui-
mкme ne fut pas atteint: adresse qui lui valut, selon les
conventions arrкtйes, trois tours de faveur.
Si difficile non pas qu'il fыt, mais qu'il voulыt кtre а йtonner,
ce passe-temps йtonna notre jeune voyageur; il avait vu dans sa
province, cette terre oщ s'йchauffent cependant si promptement les
tкtes, un peu plus de prйliminaires aux duels, et la gasconnade de
ces quatre joueurs lui parut la plus forte de toutes celles qu'il
avait ouпes jusqu'alors, mкme en Gascogne. Il se crut transportй
dans ce fameux pays des gйants oщ Gulliver alla depuis et eut si
grand-peur; et cependant il n'йtait pas au bout: restaient le
palier et l'antichambre.
Sur le palier on ne se battait plus, on racontait des histoires de
femmes, et dans l'antichambre des histoires de cour. Sur le
palier, d'Artagnan rougit; dans l'antichambre, il frissonna. Son
imagination йveillйe et vagabonde, qui en Gascogne le rendait
redoutable aux jeunes femmes de chambre et mкme quelquefois aux
jeunes maоtresses, n'avait jamais rкvй, mкme dans ces moments de
dйlire, la moitiй de ces merveilles amoureuses et le quart de ces
prouesses galantes, rehaussйes des noms les plus connus et des
dйtails les moins voilйs. Mais si son amour pour les bonnes moeurs
fut choquй sur le palier, son respect pour le cardinal fut
scandalisй dans l'antichambre. Lа, а son grand йtonnement,
d'Artagnan entendait critiquer tout haut la politique qui faisait
trembler l'Europe, et la vie privйe du cardinal, que tant de hauts
et puissants seigneurs avaient йtй punis d'avoir tentй
d'approfondir: ce grand homme, rйvйrй par M. d'Artagnan pиre,
servait de risйe aux mousquetaires de M. de Trйville, qui
raillaient ses jambes cagneuses et son dos voыtй; quelques-uns
chantaient des Noлls sur Mme d'Aiguillon, sa maоtresse, et
Mme de Combalet, sa niиce, tandis que les autres liaient des
parties contre les pages et les gardes du cardinal-duc, toutes
choses qui paraissaient а d'Artagnan de monstrueuses
impossibilitйs.
Cependant, quand le nom du roi intervenait parfois tout а coup а
l'improviste au milieu de tous ces quolibets cardinalesques, une
espиce de bвillon calfeutrait pour un moment toutes ces bouches
moqueuses; on regardait avec hйsitation autour de soi, et l'on
semblait craindre l'indiscrйtion de la cloison du cabinet de
M. de Trйville; mais bientфt une allusion ramenait la conversation
sur Son Йminence, et alors les йclats reprenaient de plus belle,
et la lumiиre n'йtait mйnagйe sur aucune de ses actions.
«Certes, voilа des gens qui vont кtre embastillйs et pendus, pensa
d'Artagnan avec terreur, et moi sans aucun doute avec eux, car du
moment oщ je les ai йcoutйs et entendus, je serai tenu pour leur
complice. Que dirait monsieur mon pиre, qui m'a si fort recommandй
le respect du cardinal, s'il me savait dans la sociйtй de pareils
paпens?»
Aussi comme on s'en doute sans que je le dise, d'Artagnan n'osait
se livrer а la conversation; seulement il regardait de tous ses
yeux, йcoutant de toutes ses oreilles, tendant avidement ses cinq
sens pour ne rien perdre, et malgrй sa confiance dans les
recommandations paternelles, il se sentait portй par ses goыts et
entraоnй par ses instincts а louer plutфt qu'а blвmer les choses
inouпes qui se passaient lа.
Cependant, comme il йtait absolument йtranger а la foule des
courtisans de M. de Trйville, et que c'йtait la premiиre fois
qu'on l'apercevait en ce lieu, on vint lui demander ce qu'il
dйsirait. А cette demande, d'Artagnan se nomma fort humblement,
s'appuya du titre de compatriote, et pria le valet de chambre qui
йtait venu lui faire cette question de demander pour lui а
M. de Trйville un moment d'audience, demande que celui-ci promit
d'un ton protecteur de transmettre en temps et lieu.
D'Artagnan, un peu revenu de sa surprise premiиre, eut donc le
loisir d'йtudier un peu les costumes et les physionomies.
Au centre du groupe le plus animй йtait un mousquetaire de grande
taille, d'une figure hautaine et d'une bizarrerie de costume qui
attirait sur lui l'attention gйnйrale. Il ne portait pas, pour le
moment, la casaque d'uniforme, qui, au reste, n'йtait pas
absolument obligatoire dans cette йpoque de libertй moindre mais
d'indйpendance plus grande, mais un justaucorps bleu de ciel, tant
soit peu fanй et rвpй, et sur cet habit un baudrier magnifique, en
broderies d'or, et qui reluisait comme les йcailles dont l'eau se
couvre au grand soleil. Un manteau long de velours cramoisi
tombait avec grвce sur ses йpaules dйcouvrant par-devant seulement
le splendide baudrier auquel pendait une gigantesque rapiиre.
Ce mousquetaire venait de descendre de garde а l'instant mкme, se
plaignait d'кtre enrhumй et toussait de temps en temps avec
affectation. Aussi avait-il pris le manteau, а ce qu'il disait
autour de lui, et tandis qu'il parlait du haut de sa tкte, en
frisant dйdaigneusement sa moustache, on admirait avec
enthousiasme le baudrier brodй, et d'Artagnan plus que tout autre.
«Que voulez-vous, disait le mousquetaire, la mode en vient; c'est
une folie, je le sais bien, mais c'est la mode. D'ailleurs, il
faut bien employer а quelque chose l'argent de sa lйgitime.
-- Ah! Porthos! s'йcria un des assistants, n'essaie pas de nous
faire croire que ce baudrier te vient de la gйnйrositй paternelle:
il t'aura йtй donnй par la dame voilйe avec laquelle je t'ai
rencontrй l'autre dimanche vers la porte Saint-Honorй.
-- Non, sur mon honneur et foi de gentilhomme, je l'ai achetй moi-
mкme, et de mes propres deniers, rйpondit celui qu'on venait de
dйsigner sous le nom de Porthos.
-- Oui, comme j'ai achetй, moi, dit un autre mousquetaire, cette
bourse neuve, avec ce que ma maоtresse avait mis dans la vieille.
-- Vrai, dit Porthos, et la preuve c'est que je l'ai payй douze
pistoles.»
L'admiration redoubla, quoique le doute continuвt d'exister.
«N'est-ce pas, Aramis?» dit Porthos se tournant vers un autre
mousquetaire.
Cet autre mousquetaire formait un contraste parfait avec celui qui
l'interrogeait et qui venait de le dйsigner sous le nom d'Aramis:
c'йtait un jeune homme de vingt-deux а vingt-trois ans а peine, а
la figure naпve et doucereuse, а l'oeil noir et doux et aux joues
roses et veloutйes comme une pкche en automne; sa moustache fine
dessinait sur sa lиvre supйrieure une ligne d'une rectitude
parfaite; ses mains semblaient craindre de s'abaisser, de peur que
leurs veines ne se gonflassent, et de temps en temps il se pinзait
le bout des oreilles pour les maintenir d'un incarnat tendre et
transparent. D'habitude il parlait peu et lentement, saluait
beaucoup, riait sans bruit en montrant ses dents, qu'il avait
belles et dont, comme du reste de sa personne, il semblait prendre
le plus grand soin. Il rйpondit par un signe de tкte affirmatif а
l'interpellation de son ami.
Cette affirmation parut avoir fixй tous les doutes а l'endroit du
baudrier; on continua donc de l'admirer, mais on n'en parla plus;
et par un de ces revirements rapides de la pensйe, la conversation
passa tout а coup а un autre sujet.
«Que pensez-vous de ce que raconte l'йcuyer de Chalais?» demanda
un autre mousquetaire sans interpeller directement personne, mais
s'adressant au contraire а tout le monde.
«Et que raconte-t-il? demanda Porthos d'un ton suffisant.
-- Il raconte qu'il a trouvй а Bruxelles Rochefort, l'вme damnйe
du cardinal, dйguisй en capucin; ce Rochefort maudit, grвce а ce
dйguisement, avait jouй M. de Laigues comme un niais qu'il est.
-- Comme un vrai niais, dit Porthos; mais la chose est-elle sыre?
-- Je la tiens d'Aramis, rйpondit le mousquetaire.
-- Vraiment?
-- Eh! vous le savez bien, Porthos, dit Aramis; je vous l'ai
racontйe а vous-mкme hier, n'en parlons donc plus.
-- N'en parlons plus, voilа votre opinion а vous, reprit Porthos.
N'en parlons plus! peste! comme vous concluez vite. Comment! le
cardinal fait espionner un gentilhomme, fait voler sa
correspondance par un traоtre, un brigand, un pendard; fait, avec
l'aide de cet espion et grвce а cette correspondance, couper le
cou а Chalais, sous le stupide prйtexte qu'il a voulu tuer le roi
et marier Monsieur avec la reine! Personne ne savait un mot de
cette йnigme, vous nous l'apprenez hier, а la grande satisfaction
de tous, et quand nous sommes encore tout йbahis de cette
nouvelle, vous venez nous dire aujourd'hui: N'en parlons plus!
-- Parlons-en donc, voyons, puisque vous le dйsirez, reprit Aramis
avec patience.
-- Ce Rochefort, s'йcria Porthos, si j'йtais l'йcuyer du pauvre
Chalais, passerait avec moi un vilain moment.
-- Et vous, vous passeriez un triste quart d'heure avec le duc
Rouge, reprit Aramis.
-- Ah! le duc Rouge! bravo, bravo, le duc Rouge! rйpondit Porthos
en battant des mains et en approuvant de la tкte. Le «duc Rouge»
est charmant. Je rйpandrai le mot, mon cher, soyez tranquille. A-
t-il de l'esprit, cet Aramis! Quel malheur que vous n'ayez pas pu
suivre votre vocation, mon cher! quel dйlicieux abbй vous eussiez
fait!
-- Oh! ce n'est qu'un retard momentanй, reprit Aramis; un jour, je
le serai. Vous savez bien, Porthos, que je continue d'йtudier la
thйologie pour cela.
-- Il le fera comme il le dit, reprit Porthos, il le fera tфt ou
tard.
-- Tфt, dit Aramis.
-- Il n'attend qu'une chose pour le dйcider tout а fait et pour
reprendre sa soutane, qui est pendue derriиre son uniforme, reprit
un mousquetaire.
-- Et quelle chose attend-il? demanda un autre.
-- Il attend que la reine ait donnй un hйritier а la couronne de
France.
-- Ne plaisantons pas lа-dessus, messieurs, dit Porthos; grвce а
Dieu, la reine est encore d'вge а le donner.
-- On dit que M. de Buckingham est en France, reprit Aramis avec
un rire narquois qui donnait а cette phrase, si simple en
apparence, une signification passablement scandaleuse.
-- Aramis, mon ami, pour cette fois vous avez tort, interrompit
Porthos, et votre manie d'esprit vous entraоne toujours au-delа
des bornes; si M. de Trйville vous entendait, vous seriez mal venu
de parler ainsi.
-- Allez-vous me faire la leзon, Porthos? s'йcria Aramis, dans
l'oeil doux duquel on vit passer comme un йclair.
-- Mon cher, soyez mousquetaire ou abbй. Soyez l'un ou l'autre,
mais pas l'un et l'autre, reprit Porthos. Tenez, Athos vous l'a
dit encore l'autre jour: vous mangez а tous les rвteliers. Ah! ne
nous fвchons pas, je vous prie, ce serait inutile, vous savez bien
ce qui est convenu entre vous, Athos et moi. Vous allez chez
Mme d'Aiguillon, et vous lui faites la cour; vous allez chez
Mme de Bois-Tracy, la cousine de Mme de Chevreuse, et vous passez
pour кtre fort en avant dans les bonnes grвces de la dame. Oh! mon
Dieu, n'avouez pas votre bonheur, on ne vous demande pas votre
secret, on connaоt votre discrйtion. Mais puisque vous possйdez
cette vertu, que diable! Faites-en usage а l'endroit de
Sa Majestй. S'occupe qui voudra et comme on voudra du roi et du
cardinal; mais la reine est sacrйe, et si l'on en parle, que ce
soit en bien.
-- Porthos, vous кtes prйtentieux comme Narcisse, je vous en
prйviens, rйpondit Aramis; vous savez que je hais la morale,
exceptй quand elle est faite par Athos. Quant а vous, mon cher,
vous avez un trop magnifique baudrier pour кtre bien fort lа-
dessus. Je serai abbй s'il me convient; en attendant, je suis
mousquetaire: en cette qualitй, je dis ce qu'il me plaоt, et en ce
moment il me plaоt de vous dire que vous m'impatientez.
-- Aramis!
-- Porthos!
-- Eh! messieurs! messieurs! s'йcria-t-on autour d'eux.
-- M. de Trйville attend M. d'Artagnan», interrompit le laquais en
ouvrant la porte du cabinet.
А cette annonce, pendant laquelle la porte demeurait ouverte,
chacun se tut, et au milieu du silence gйnйral le jeune Gascon
traversa l'antichambre dans une partie de sa longueur et entra
chez le capitaine des mousquetaires, se fйlicitant de tout son
coeur d'йchapper aussi а point а la fin de cette bizarre querelle.
CHAPITRE III
L'AUDIENCE
M. de Trйville йtait pour le moment de fort mйchante humeur;
nйanmoins il salua poliment le jeune homme, qui s'inclina jusqu'а
terre, et il sourit en recevant son compliment, dont l'accent
bйarnais lui rappela а la fois sa jeunesse et son pays, double
souvenir qui fait sourire l'homme а tous les вges. Mais, se
rapprochant presque aussitфt de l'antichambre et faisant а
d'Artagnan un signe de la main, comme pour lui demander la
permission d'en finir avec les autres avant de commencer avec lui,
il appela trois fois, en grossissant la voix а chaque fois, de
sorte qu'il parcourut tous les tons intervallaires entre l'accent
impйratif et l'accent irritй:
«Athos! Porthos! Aramis!»
Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons dйjа fait
connaissance, et qui rйpondaient aux deux derniers de ces trois
noms, quittиrent aussitфt les groupes dont ils faisaient partie et
s'avancиrent vers le cabinet, dont la porte se referma derriиre
eux dиs qu'ils en eurent franchi le seuil. Leur contenance, bien
qu'elle ne fыt pas tout а fait tranquille, excita cependant par
son laisser-aller а la fois plein de dignitй et de soumission,
l'admiration de d'Artagnan, qui voyait dans ces hommes des demi-
dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien armй de tous ses
foudres.
Quand les deux mousquetaires furent entrйs, quand la porte fut
refermйe derriиre eux, quand le murmure bourdonnant de
l'antichambre, auquel l'appel qui venait d'кtre fait avait sans
doute donnй un nouvel aliment eut recommencй; quand enfin
M. de Trйville eut trois ou quatre fois arpentй, silencieux et le
sourcil froncй, toute la longueur de son cabinet, passant chaque
fois devant Porthos et Aramis, roides et muets comme а la parade,
il s'arrкta tout а coup en face d'eux, et les couvrant des pieds а
la tкte d'un regard irritй:
«Savez-vous ce que m'a dit le roi, s'йcria-t-il, et cela pas plus
tard qu'hier au soir? le savez-vous, messieurs?
-- Non, rйpondirent aprиs un instant de silence les deux
mousquetaires; non, monsieur, nous l'ignorons.
-- Mais j'espиre que vous nous ferez l'honneur de nous le dire,
ajouta Aramis de son ton le plus poli et avec la plus gracieuse
rйvйrence.
-- Il m'a dit qu'il recruterait dйsormais ses mousquetaires parmi
les gardes de M. le cardinal!
-- Parmi les gardes de M. le cardinal! et pourquoi cela? demanda
vivement Porthos.
-- Parce qu'il voyait bien que sa piquette avait besoin d'кtre
ragaillardie par un mйlange de bon vin.»
Les deux mousquetaires rougirent jusqu'au blanc des yeux.
D'Artagnan ne savait oщ il en йtait et eыt voulu кtre а cent pieds
sous terre.
«Oui, oui, continua M. de Trйville en s'animant, oui, et
Sa Majestй avait raison, car, sur mon honneur, il est vrai que les
mousquetaires font triste figure а la cour. M. le cardinal
racontait hier au jeu du roi, avec un air de condolйance qui me
dйplut fort, qu'avant-hier ces damnйs mousquetaires, ces diables а
quatre -- il appuyait sur ces mots avec un accent ironique qui me
dйplut encore davantage --, ces pourfendeurs, ajoutait-il en me
regardant de son oeil de chat-tigre, s'йtaient attardйs rue Fйrou,
dans un cabaret, et qu'une ronde de ses gardes -- j'ai cru qu'il
allait me rire au nez -- avait йtй forcйe d'arrкter les
perturbateurs. Morbleu! vous devez en savoir quelque chose!
Arrкter des mousquetaires! Vous en йtiez, vous autres, ne vous en
dйfendez pas, on vous a reconnus, et le cardinal vous a nommйs.
Voilа bien ma faute, oui, ma faute, puisque c'est moi qui choisis
mes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable m'avez-vous
demandй la casaque quand vous alliez кtre si bien sous la soutane?
Voyons, vous, Porthos, n'avez-vous un si beau baudrier d'or que
pour y suspendre une йpйe de paille? Et Athos! je ne vois pas
Athos. Oщ est-il?
-- Monsieur, rйpondit tristement Aramis, il est malade, fort
malade.
-- Malade, fort malade, dites-vous? et de quelle maladie?
-- On craint que ce ne soit de la petite vйrole, monsieur,
rйpondit Porthos voulant mкler а son tour un mot а la
conversation, et ce qui serait fвcheux en ce que trиs certainement
cela gвterait son visage.
-- De la petite vйrole! Voilа encore une glorieuse histoire que
vous me contez lа, Porthos!... Malade de la petite vйrole, а son
вge?... Non pas!... mais blessй sans doute, tuй peut-кtre... Ah!
si je le savais!... Sangdieu! messieurs les mousquetaires, je
n'entends pas que l'on hante ainsi les mauvais lieux, qu'on se
prenne de querelle dans la rue et qu'on joue de l'йpйe dans les
carrefours. Je ne veux pas enfin qu'on prкte а rire aux gardes de
M. le cardinal, qui sont de braves gens, tranquilles, adroits, qui
ne se mettent jamais dans le cas d'кtre arrкtйs, et qui d'ailleurs
ne se laisseraient pas arrкter, eux!... j'en suis sыr... Ils
aimeraient mieux mourir sur la place que de faire un pas en
arriиre... Se sauver, dйtaler, fuir, c'est bon pour les
mousquetaires du roi, cela!»
Porthos et Aramis frйmissaient de rage. Ils auraient volontiers
йtranglй M. de Trйville, si au fond de tout cela ils n'avaient pas
senti que c'йtait le grand amour qu'il leur portait qui le faisait
leur parler ainsi. Ils frappaient le tapis du pied, se mordaient
les lиvres jusqu'au sang et serraient de toute leur force la garde
de leur йpйe. Au-dehors on avait entendu appeler, comme nous
l'avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l'on avait devinй, а
l'accent de la voix de M. de Trйville, qu'il йtait parfaitement en
colиre. Dix tкtes curieuses йtaient appuyйes а la tapisserie et
pвlissaient de fureur, car leurs oreilles collйes а la porte ne
perdaient pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs
bouches rйpйtaient au fur et а mesure les paroles insultantes du
capitaine а toute la population de l'antichambre. En un instant
depuis la porte du cabinet jusqu'а la porte de la rue, tout
l'hфtel fut en йbullition.
«Ah! les mousquetaires du roi se font arrкter par les gardes de
M. le cardinal», continua M. de Trйville aussi furieux а
l'intйrieur que ses soldats, mais saccadant ses paroles et les
plongeant une а une pour ainsi dire et comme autant de coups de
stylet dans la poitrine de ses auditeurs. «Ah! six gardes de Son
Йminence arrкtent six mousquetaires de Sa Majestй! Morbleu! j'ai
pris mon parti. Je vais de ce pas au Louvre; je donne ma dйmission
de capitaine des mousquetaires du roi pour demander une
lieutenance dans les gardes du cardinal, et s'il me refuse,
morbleu! je me fais abbй.»
А ces paroles, le murmure de l'extйrieur devint une explosion:
partout on n'entendait que jurons et blasphиmes. Les morbleu! les
sangdieu! les morts de tous les diables! se croisaient dans l'air.
D'Artagnan cherchait une tapisserie derriиre laquelle se cacher,
et se sentait une envie dйmesurйe de se fourrer sous la table.
«Eh bien, mon capitaine, dit Porthos hors de lui, la vйritй est
que nous йtions six contre six, mais nous avons йtй pris en
traоtre, et avant que nous eussions eu le temps de tirer nos
йpйes, deux d'entre nous йtaient tombйs morts, et Athos, blessй
griиvement, ne valait guиre mieux. Car vous le connaissez, Athos;
eh bien, capitaine, il a essayй de se relever deux fois, et il est
retombй deux fois. Cependant nous ne nous sommes pas rendus, non!
l'on nous a entraоnйs de force. En chemin, nous nous sommes
sauvйs. Quant а Athos, on l'avait cru mort, et on l'a laissй bien
tranquillement sur le champ de bataille, ne pensant pas qu'il
valыt la peine d'кtre emportй. Voilа l'histoire. Que diable,
capitaine! on ne gagne pas toutes les batailles. Le grand Pompйe a
perdu celle de Pharsale, et le roi Franзois Ier, qui, а ce que
j'ai entendu dire, en valait bien un autre, a perdu cependant
celle de Pavie.
-- Et j'ai l'honneur de vous assurer que j'en ai tuй un avec sa
propre йpйe, dit Aramis, car la mienne s'est brisйe а la premiиre
parade... Tuй ou poignardй, monsieur, comme il vous sera agrйable.
-- Je ne savais pas cela, reprit M. de Trйville d'un ton un peu
radouci. M. le cardinal avait exagйrй, а ce que je vois.
-- Mais de grвce, monsieur, continua Aramis, qui, voyant son
capitaine s'apaiser, osait hasarder une priиre, de grвce,
monsieur, ne dites pas qu'Athos lui-mкme est blessй: il serait au
dйsespoir que cela parvint aux oreilles du roi, et comme la
blessure est des plus graves, attendu qu'aprиs avoir traversй
l'йpaule elle pйnиtre dans la poitrine, il serait а craindre...»
Au mкme instant la portiиre se souleva, et une tкte noble et
belle, mais affreusement pвle, parut sous la frange.
«Athos! s'йcriиrent les deux mousquetaires.
-- Athos! rйpйta M. de Trйville lui-mкme.
-- Vous m'avez mandй, monsieur, dit Athos а M. de Trйville d'une
voix affaiblie mais parfaitement calme, vous m'avez demandй, а ce
que m'ont dit nos camarades, et je m'empresse de me rendre а vos
ordres; voilа, monsieur, que me voulez-vous?»
Et а ces mots le mousquetaire, en tenue irrйprochable, sanglй
comme de coutume, entra d'un pas ferme dans le cabinet.
M. de Trйville, йmu jusqu'au fond du coeur de cette preuve de
courage, se prйcipita vers lui.
«J'йtais en train de dire а ces messieurs, ajouta-t-il, que je
dйfends а mes mousquetaires d'exposer leurs jours sans nйcessitй,
car les braves gens sont bien chers au roi, et le roi sait que ses
mousquetaires sont les plus braves gens de la terre. Votre main,
Athos.»
Et sans attendre que le nouveau venu rйpondоt de lui-mкme а cette
preuve d'affection, M. de Trйville saisissait sa main droite et la
lui serrait de toutes ses forces, sans s'apercevoir qu'Athos, quel
que fыt son empire sur lui-mкme, laissait йchapper un mouvement de
douleur et pвlissait encore, ce que l'on aurait pu croire
impossible.
La porte йtait restйe entrouverte, tant l'arrivйe d'Athos, dont,
malgrй le secret gardй, la blessure йtait connue de tous, avait
produit de sensation. Un brouhaha de satisfaction accueillit les
derniers mots du capitaine et deux ou trois tкtes, entraоnйes par
l'enthousiasme, apparurent par les ouvertures de la tapisserie.
Sans doute, M. de Trйville allait rйprimer par de vives paroles
cette infraction aux lois de l'йtiquette, lorsqu'il sentit tout а
coup la main d'Athos se crisper dans la sienne, et qu'en portant
les yeux sur lui il s'aperзut qu'il allait s'йvanouir. Au mкme
instant Athos, qui avait rassemblй toutes ses forces pour lutter
contre la douleur, vaincu enfin par elle, tomba sur le parquet
comme s'il fыt mort.
«Un chirurgien! cria M. de Trйville. Le mien, celui du roi, le
meilleur! Un chirurgien! ou, sangdieu! mon brave Athos va
trйpasser.»
Aux cris de M. de Trйville, tout le monde se prйcipita dans son
cabinet sans qu'il songeвt а en fermer la porte а personne, chacun
s'empressant autour du blessй. Mais tout cet empressement eыt йtй
inutile, si le docteur demandй ne se fыt trouvй dans l'hфtel mкme;
il fendit la foule, s'approcha d'Athos toujours йvanoui, et, comme
tout ce bruit et tout ce mouvement le gкnait fort, il demanda
comme premiиre chose et comme la plus urgente que le mousquetaire
fыt emportй dans une chambre voisine. Aussitфt M. de Trйville
ouvrit une porte et montra le chemin а Porthos et а Aramis, qui
emportиrent leur camarade dans leurs bras. Derriиre ce groupe
marchait le chirurgien, et derriиre le chirurgien, la porte se
referma.
Alors le cabinet de M. de Trйville, ce lieu ordinairement si
respectй, devint momentanйment une succursale de l'antichambre.
Chacun discourait, pйrorait, parlait haut, jurant, sacrant,
donnant le cardinal et ses gardes а tous les diables.
Un instant aprиs, Porthos et Aramis rentrиrent; le chirurgien et
M. de Trйville seuls йtaient restйs prиs du blessй.
Enfin M. de Trйville rentra а son tour. Le blessй avait repris
connaissance; le chirurgien dйclarait que l'йtat du mousquetaire
n'avait rien qui pыt inquiйter ses amis, sa faiblesse ayant йtй
purement et simplement occasionnйe par la perte de son sang.
Puis M. de Trйville fit un signe de la main, et chacun se retira,
exceptй d'Artagnan, qui n'oubliait point qu'il avait audience et
qui, avec sa tйnacitй de Gascon, йtait demeurй а la mкme place.
Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut refermйe,
M. de Trйville se retourna et se trouva seul avec le jeune homme.
L'йvйnement qui venait d'arriver lui avait quelque peu fait perdre
le fil de ses idйes. Il s'informa de ce que lui voulait l'obstinй
solliciteur. D'Artagnan alors se nomma, et M. de Trйville, se
rappelant d'un seul coup tous ses souvenirs du prйsent et du
passй, se trouva au courant de sa situation.
«Pardon lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote, mais
je vous avais parfaitement oubliй. Que voulez-vous! un capitaine
n'est rien qu'un pиre de famille chargй d'une plus grande
responsabilitй qu'un pиre de famille ordinaire. Les soldats sont
de grands enfants; mais comme je tiens а ce que les ordres du roi,
et surtout ceux de M. le cardinal, soient exйcutйs...»
D'Artagnan ne put dissimuler un sourire. А ce sourire,
M. de Trйville jugea qu'il n'avait point affaire а un sot, et
venant droit au fait, tout en changeant de conversation:
«J'ai beaucoup aimй monsieur votre pиre, dit-il. Que puis-je faire
pour son fils? hвtez-vous, mon temps n'est pas а moi.
-- Monsieur, dit d'Artagnan, en quittant Tarbes et en venant ici,
je me proposais de vous demander, en souvenir de cette amitiй dont
vous n'avez pas perdu mйmoire, une casaque de mousquetaire; mais,
aprиs tout ce que je vois depuis deux heures, je comprends qu'une
telle faveur serait йnorme, et je tremble de ne point la mйriter.
-- C'est une faveur en effet, jeune homme, rйpondit
M. de Trйville; mais elle peut ne pas кtre si fort au-dessus de
vous que vous le croyez ou que vous avez l'air de le croire.
Toutefois une dйcision de Sa Majestй a prйvu ce cas, et je vous
annonce avec regret qu'on ne reзoit personne mousquetaire avant
l'йpreuve prйalable de quelques campagnes, de certaines actions
d'йclat, ou d'un service de deux ans dans quelque autre rйgiment
moins favorisй que le nфtre.»
D'Artagnan s'inclina sans rien rйpondre. Il se sentait encore plus
avide d'endosser l'uniforme de mousquetaire depuis qu'il y avait
de si grandes difficultйs а l'obtenir.
«Mais, continua Trйville en fixant sur son compatriote un regard
si perзant qu'on eыt dit qu'il voulait lire jusqu'au fond de son
coeur, mais, en faveur de votre pиre, mon ancien compagnon, comme
je vous l'ai dit, je veux faire quelque chose pour vous, jeune
homme. Nos cadets de Bйarn ne sont ordinairement pas riches, et je
doute que les choses aient fort changй de face depuis mon dйpart
de la province. Vous ne devez donc pas avoir de trop, pour vivre,
de l'argent que vous avez apportй avec vous.»
D'Artagnan se redressa d'un air fier qui voulait dire qu'il ne
demandait l'aumфne а personne.
«C'est bien, jeune homme, c'est bien, continua Trйville, je
connais ces airs-lа, je suis venu а Paris avec quatre йcus dans ma
poche, et je me serais battu avec quiconque m'aurait dit que je
n'йtais pas en йtat d'acheter le Louvre.»
D'Artagnan se redressa de plus en plus; grвce а la vente de son
cheval, il commenзait sa carriиre avec quatre йcus de plus que
M. de Trйville n'avait commencй la sienne.
«Vous devez donc, disais-je, avoir besoin de conserver ce que vous
avez, si forte que soit cette somme; mais vous devez avoir besoin
aussi de vous perfectionner dans les exercices qui conviennent а
un gentilhomme. J'йcrirai dиs aujourd'hui une lettre au directeur
de l'acadйmie royale, et dиs demain il vous recevra sans
rйtribution aucune. Ne refusez pas cette petite douceur. Nos
gentilshommes les mieux nйs et les plus riches la sollicitent
quelquefois, sans pouvoir l'obtenir. Vous apprendrez le manиge du
cheval, l'escrime et la danse; vous y ferez de bonnes
connaissances, et de temps en temps vous reviendrez me voir pour
me dire oщ vous en кtes et si je puis faire quelque chose pour
vous.»
D'Artagnan, tout йtranger qu'il fыt encore aux faзons de cour,
s'aperзut de la froideur de cet accueil.
«Hйlas, monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de
recommandation que mon pиre m'avait remise pour vous me fait
dйfaut aujourd'hui!
-- En effet, rйpondit M. de Trйville, je m'йtonne que vous ayez
entrepris un aussi long voyage sans ce viatique obligй, notre
seule ressource а nous autres Bйarnais.
-- Je l'avais, monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme, s'йcria
d'Artagnan; mais on me l'a perfidement dйrobй.»
Et il raconta toute la scиne de Meung, dйpeignit le gentilhomme
inconnu dans ses moindres dйtails, le tout avec une chaleur, une
vйritй qui charmиrent M. de Trйville.
«Voilа qui est йtrange, dit ce dernier en mйditant; vous aviez
donc parlй de moi tout haut?
-- Oui, monsieur, sans doute j'avais commis cette imprudence; que
voulez-vous, un nom comme le vфtre devait me servir de bouclier en
route: jugez si je me suis mis souvent а couvert!»
La flatterie йtait fort de mise alors, et M. de Trйville aimait
l'encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc
s'empкcher de sourire avec une visible satisfaction, mais ce
sourire s'effaзa bientфt, et revenant de lui-mкme а l'aventure de
Meung:
«Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n'avait-il pas une
lйgиre cicatrice а la tempe?
-- Oui, comme le ferait l'йraflure d'une balle.
-- N'йtait-ce pas un homme de belle mine?
-- Oui.
-- De haute taille?
-- Oui.
-- Pвle de teint et brun de poil?
-- Oui, oui, c'est cela. Comment se fait-il, monsieur, que vous
connaissiez cet homme? Ah! si jamais je le retrouve, et je le
retrouverai, je vous le jure, fыt-ce en enfer...
-- Il attendait une femme? continua Trйville.
-- Il est du moins parti aprиs avoir causй un instant avec celle
qu'il attendait.
-- Vous ne savez pas quel йtait le sujet de leur conversation?
-- Il lui remettait une boоte, lui disait que cette boоte
contenait ses instructions, et lui recommandait de ne l'ouvrir
qu'а Londres.
-- Cette femme йtait anglaise?
-- Il l'appelait Milady.
-- C'est lui! murmura Trйville, c'est lui! je le croyais encore а
Bruxelles!
-- Oh! monsieur, si vous savez quel est cet homme, s'йcria
d'Artagnan, indiquez-moi qui il est et d'oщ il est, puis je vous
tiens quitte de tout, mкme de votre promesse de me faire entrer
dans les mousquetaires; car avant toute chose je veux me venger.
-- Gardez-vous-en bien, jeune homme, s'йcria Trйville; si vous le
voyez venir, au contraire, d'un cфtй de la rue, passez de l'autre!
Ne vous heurtez pas а un pareil rocher: il vous briserait comme un
verre.
-- Cela n'empкche pas, dit d'Artagnan, que si jamais je le
retrouve...
-- En attendant, reprit Trйville, ne le cherchez pas, si j'ai un
conseil а vous donner.»
Tout а coup Trйville s'arrкta, frappй d'un soupзon subit. Cette
grande haine que manifestait si hautement le jeune voyageur pour
cet homme, qui, chose assez peu vraisemblable, lui avait dйrobй la
lettre de son pиre, cette haine ne cachait-elle pas quelque
perfidie? ce jeune homme n'йtait-il pas envoyй par Son Йminence?
ne venait-il pas pour lui tendre quelque piиge? ce prйtendu
d'Artagnan n'йtait-il pas un йmissaire du cardinal qu'on cherchait
а introduire dans sa maison, et qu'on avait placй prиs de lui pour
surprendre sa confiance et pour le perdre plus tard, comme cela
s'йtait mille fois pratiquй? Il regarda d'Artagnan plus fixement
encore cette seconde fois que la premiиre. Il fut mйdiocrement
rassurй par l'aspect de cette physionomie pйtillante d'esprit
astucieux et d'humilitй affectйe.
«Je sais bien qu'il est Gascon, pensa-t-il; mais il peut l'кtre
aussi bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, йprouvons-le.»
«Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils de mon
ancien ami, car je tiens pour vraie l'histoire de cette lettre
perdue, je veux, dis-je, pour rйparer la froideur que vous avez
d'abord remarquйe dans mon accueil, vous dйcouvrir les secrets de
notre politique. Le roi et le cardinal sont les meilleurs amis;
leurs apparents dйmкlйs ne sont que pour tromper les sots. Je ne
prйtends pas qu'un compatriote, un joli cavalier, un brave garзon,
fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces feintises et donne
comme un niais dans le panneau, а la suite de tant d'autres qui
s'y sont perdus. Songez bien que je suis dйvouй а ces deux maоtres
tout-puissants, et que jamais mes dйmarches sйrieuses n'auront
d'autre but que le service du roi et celui de M. le cardinal, un
des plus illustres gйnies que la France ait produits. Maintenant,
jeune homme, rйglez-vous lа-dessus, et si vous avez, soit de
famille, soit par relations, soit d'instinct mкme, quelqu'une de
ces inimitiйs contre le cardinal telles que nous les voyons
йclater chez les gentilshommes, dites-moi adieu, et quittons-nous.
Je vous aiderai en mille circonstances, mais sans vous attacher а
ma personne. J'espиre que ma franchise, en tout cas, vous fera mon
ami; car vous кtes jusqu'а prйsent le seul jeune homme а qui j'aie
parlй comme je le fais.»
Trйville se disait а part lui:
«Si le cardinal m'a dйpкchй ce jeune renard, il n'aura certes pas
manquй, lui qui sait а quel point je l'exиcre, de dire а son
espion que le meilleur moyen de me faire la cour est de me dire
pis que pendre de lui; aussi, malgrй mes protestations, le rusй
compиre va-t-il me rйpondre bien certainement qu'il a l'Йminence
en horreur.»
Il en fut tout autrement que s'y attendait Trйville; d'Artagnan
rйpondit avec la plus grande simplicitй:
«Monsieur, j'arrive а Paris avec des intentions toutes semblables.
Mon pиre m'a recommandй de ne souffrir rien du roi, de M. le
cardinal et de vous, qu'il tient pour les trois premiers de
France.»
D'Artagnan ajoutait M. de Trйville aux deux autres, comme on peut
s'en apercevoir, mais il pensait que cette adjonction ne devait
rien gвter.
«J'ai donc la plus grande vйnйration pour M. le cardinal,
continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tant
mieux pour moi, monsieur, si vous me parlez, comme vous le dites,
avec franchise; car alors vous me ferez l'honneur d'estimer cette
ressemblance de goыt; mais si vous avez eu quelque dйfiance, bien
naturelle d'ailleurs, je sens que je me perds en disant la vйritй;
mais, tant pis, vous ne laisserez pas que de m'estimer, et c'est а
quoi je tiens plus qu'а toute chose au monde.»
M. de Trйville fut surpris au dernier point. Tant de pйnйtration,
tant de franchise enfin, lui causait de l'admiration, mais ne
levait pas entiиrement ses doutes: plus ce jeune homme йtait
supйrieur aux autres jeunes gens, plus il йtait а redouter s'il se
trompait. Nйanmoins il serra la main а d'Artagnan, et lui dit:
«Vous кtes un honnкte garзon, mais dans ce moment je ne puis faire
que ce que je vous ai offert tout а l'heure. Mon hфtel vous sera
toujours ouvert. Plus tard, pouvant me demander а toute heure et
par consйquent saisir toutes les occasions, vous obtiendrez
probablement ce que vous dйsirez obtenir.
-- C'est-а-dire, monsieur, reprit d'Artagnan, que vous attendez
que je m'en sois rendu digne. Eh bien, soyez tranquille, ajouta-t-
il avec la familiaritй du Gascon, vous n'attendrez pas longtemps.»
Et il salua pour se retirer, comme si dйsormais le reste le
regardait.
«Mais attendez donc, dit M. de Trйville en l'arrкtant, je vous ai
promis une lettre pour le directeur de l'acadйmie. Кtes-vous trop
fier pour l'accepter, mon jeune gentilhomme?
-- Non, monsieur, dit d'Artagnan; je vous rйponds qu'il n'en sera
pas de celle-ci comme de l'autre. Je la garderai si bien qu'elle
arrivera, je vous le jure, а son adresse, et malheur а celui qui
tenterait de me l'enlever!»
M. de Trйville sourit а cette fanfaronnade, et, laissant son jeune
compatriote dans l'embrasure de la fenкtre oщ ils se trouvaient et
oщ ils avaient causй ensemble, il alla s'asseoir а une table et se
mit а йcrire la lettre de recommandation promise. Pendant ce
temps, d'Artagnan, qui n'avait rien de mieux а faire, se mit а
battre une marche contre les carreaux, regardant les mousquetaires
qui s'en allaient les uns aprиs les autres, et les suivant du
regard jusqu'а ce qu'ils eussent disparu au tournant de la rue.
M. de Trйville, aprиs avoir йcrit la lettre, la cacheta et, se
levant, s'approcha du jeune homme pour la lui donner; mais au
moment mкme oщ d'Artagnan йtendait la main pour la recevoir,
M. de Trйville fut bien йtonnй de voir son protйgй faire un
soubresaut, rougir de colиre et s'йlancer hors du cabinet en
criant:
«Ah! sangdieu! il ne m'йchappera pas, cette fois.
-- Et qui cela? demanda M. de Trйville.
-- Lui, mon voleur! rйpondit d'Artagnan. Ah! traоtre!»
Et il disparut.
«Diable de fou! murmura M. de Trйville. А moins toutefois, ajouta-
t-il, que ce ne soit une maniиre adroite de s'esquiver, en voyant
qu'il a manquй son coup.»
CHAPITRE IV
L'ЙPAULE D'ATHOS, LE BAUDRIER DE PORTHOS ET LE MOUCHOIR D'ARAMIS
D'Artagnan, furieux, avait traversй l'antichambre en trois bonds
et s'йlanзait sur l'escalier, dont il comptait descendre les
degrйs quatre а quatre, lorsque, emportй par sa course, il alla
donner tкte baissйe dans un mousquetaire qui sortait de chez
M. de Trйville par une porte de dйgagement, et, le heurtant du
front а l'йpaule, lui fit pousser un cri ou plutфt un hurlement.
«Excusez-moi, dit d'Artagnan, essayant de reprendre sa course,
excusez-moi, mais je suis pressй.»
А peine avait-il descendu le premier escalier, qu'un poignet de
fer le saisit par son йcharpe et l'arrкta.
«Vous кtes pressй! s'йcria le mousquetaire, pвle comme un linceul;
sous ce prйtexte, vous me heurtez, vous dites: “Excusez-moi”, et
vous croyez que cela suffit? Pas tout а fait, mon jeune homme.
Croyez-vous, parce que vous avez entendu M. de Trйville nous
parler un peu cavaliиrement aujourd'hui, que l'on peut nous
traiter comme il nous parle? Dйtrompez-vous, compagnon, vous
n'кtes pas M. de Trйville, vous.
-- Ma foi, rйpliqua d'Artagnan, qui reconnut Athos, lequel, aprиs
le pansement opйrй par le docteur, regagnait son appartement, ma
foi, je ne l'ai pas fait exprиs, j'ai dit: “Excusez-moi.” Il me
semble donc que c'est assez. Je vous rйpиte cependant, et cette
fois c'est trop peut-кtre, parole d'honneur! je suis pressй, trиs
pressй. Lвchez-moi donc, je vous prie, et laissez-moi aller oщ
j'ai affaire.
-- Monsieur, dit Athos en le lвchant, vous n'кtes pas poli. On
voit que vous venez de loin.»
D'Artagnan avait dйjа enjambй trois ou quatre degrйs, mais а la
remarque d'Athos il s'arrкta court.
«Morbleu, monsieur! dit-il, de si loin que je vienne, ce n'est pas
vous qui me donnerez une leзon de belles maniиres, je vous
prйviens.
-- Peut-кtre, dit Athos.
-- Ah! si je n'йtais pas si pressй, s'йcria d'Artagnan, et si je
ne courais pas aprиs quelqu'un...
-- Monsieur l'homme pressй, vous me trouverez sans courir, moi,
entendez-vous?
-- Et oщ cela, s'il vous plaоt?
-- Prиs des Carmes-Deschaux.
-- А quelle heure?
-- Vers midi.
-- Vers midi, c'est bien, j'y serai.
-- Tвchez de ne pas me faire attendre, car а midi un quart je vous
prйviens que c'est moi qui courrai aprиs vous et vous couperai les
oreilles а la course.
-- Bon! lui cria d'Artagnan; on y sera а midi moins dix minutes.»
Et il se mit а courir comme si le diable l'emportait, espйrant
retrouver encore son inconnu, que son pas tranquille ne devait pas
avoir conduit bien loin.
Mais, а la porte de la rue, causait Porthos avec un soldat aux
gardes. Entre les deux causeurs, il y avait juste l'espace d'un
homme. D'Artagnan crut que cet espace lui suffirait, et il
s'йlanзa pour passer comme une flиche entre eux deux. Mais
d'Artagnan avait comptй sans le vent. Comme il allait passer, le
vent s'engouffra dans le long manteau de Porthos, et d'Artagnan
vint donner droit dans le manteau. Sans doute, Porthos avait des
raisons de ne pas abandonner cette partie essentielle de son
vкtement car, au lieu de laisser aller le pan qu'il tenait, il
tira а lui, de sorte que d'Artagnan s'enroula dans le velours par
un mouvement de rotation qu'explique la rйsistance de l'obstinй
Porthos.
D'Artagnan, entendant jurer le mousquetaire, voulut sortir de
dessous le manteau qui l'aveuglait, et chercha son chemin dans le
pli. Il redoutait surtout d'avoir portй atteinte а la fraоcheur du
magnifique baudrier que nous connaissons; mais, en ouvrant
timidement les yeux, il se trouva le nez collй entre les deux
йpaules de Porthos c'est-а-dire prйcisйment sur le baudrier.
Hйlas! comme la plupart des choses de ce monde qui n'ont pour
elles que l'apparence, le baudrier йtait d'or par-devant et de
simple buffle par-derriиre. Porthos, en vrai glorieux qu'il йtait,
ne pouvant avoir un baudrier d'or tout entier, en avait au moins
la moitiй: on comprenait dиs lors la nйcessitй du rhume et
l'urgence du manteau.
«Vertubleu! cria Porthos faisant tous ses efforts pour se
dйbarrasser de d'Artagnan qui lui grouillait dans le dos, vous
кtes donc enragй de vous jeter comme cela sur les gens!
-- Excusez-moi, dit d'Artagnan reparaissant sous l'йpaule du
gйant, mais je suis trиs pressй, je cours aprиs quelqu'un, et...
-- Est-ce que vous oubliez vos yeux quand vous courez, par hasard?
demanda Porthos.
-- Non, rйpondit d'Artagnan piquй, non, et grвce а mes yeux je
vois mкme ce que ne voient pas les autres.»
Porthos comprit ou ne comprit pas, toujours est-il que, se
laissant aller а sa colиre:
«Monsieur, dit-il, vous vous ferez йtriller, je vous en prйviens,
si vous vous frottez ainsi aux mousquetaires.
-- Йtriller, monsieur! dit d'Artagnan, le mot est dur.
-- C'est celui qui convient а un homme habituй а regarder en face
ses ennemis.
-- Ah! pardieu! je sais bien que vous ne tournez pas le dos aux
vфtres, vous.»
Et le jeune homme, enchantй de son espiиglerie, s'йloigna en riant
а gorge dйployйe.
Porthos йcuma de rage et fit un mouvement pour se prйcipiter sur
d'Artagnan.
«Plus tard, plus tard, lui cria celui-ci, quand vous n'aurez plus
votre manteau.
-- А une heure donc, derriиre le Luxembourg.
-- Trиs bien, а une heure», rйpondit d'Artagnan en tournant
l'angle de la rue.
Mais ni dans la rue qu'il venait de parcourir, ni dans celle qu'il
embrassait maintenant du regard, il ne vit personne. Si doucement
qu'eыt marchй l'inconnu, il avait gagnй du chemin; peut-кtre aussi
йtait-il entrй dans quelque maison. D'Artagnan s'informa de lui а
tous ceux qu'il rencontra, descendit jusqu'au bac, remonta par la
rue de Seine et la Croix-Rouge; mais rien, absolument rien.
Cependant cette course lui fut profitable en ce sens qu'а mesure
que la sueur inondait son front, son coeur se refroidissait.
Il se mit alors а rйflйchir sur les йvйnements qui venaient de se
passer; ils йtaient nombreux et nйfastes: il йtait onze heures du
matin а peine, et dйjа la matinйe lui avait apportй la disgrвce de
M. de Trйville, qui ne pouvait manquer de trouver un peu cavaliиre
la faзon dont d'Artagnan l'avait quittй.
En outre, il avait ramassй deux bons duels avec deux hommes
capables de tuer chacun trois d'Artagnan, avec deux mousquetaires
enfin, c'est-а-dire avec deux de ces кtres qu'il estimait si fort
qu'il les mettait, dans sa pensйe et dans son coeur, au-dessus de
tous les autres hommes.
La conjecture йtait triste. Sыr d'кtre tuй par Athos, on comprend
que le jeune homme ne s'inquiйtait pas beaucoup de Porthos.
Pourtant, comme l'espйrance est la derniиre chose qui s'йteint
dans le coeur de l'homme, il en arriva а espйrer qu'il pourrait
survivre, avec des blessures terribles, bien entendu, а ces deux
duels, et, en cas de survivance, il se fit pour l'avenir les
rйprimandes suivantes:
«Quel йcervelй je fais, et quel butor je suis! Ce brave et
malheureux Athos йtait blessй juste а l'йpaule contre laquelle je
m'en vais, moi, donner de la tкte comme un bйlier. La seule chose
qui m'йtonne, c'est qu'il ne m'ait pas tuй roide; il en avait le
droit, et la douleur que je lui ai causйe a dы кtre atroce. Quant
а Porthos! Oh! quant а Porthos, ma foi, c'est plus drфle.»
Et malgrй lui le jeune homme se mit а rire, tout en regardant
nйanmoins si ce rire isolй, et sans cause aux yeux de ceux qui le
voyaient rire, n'allait pas blesser quelque passant.
«Quant а Porthos, c'est plus drфle; mais je n'en suis pas moins un
misйrable йtourdi. Se jette-t-on ainsi sur les gens sans dire
gare! non! et va-t-on leur regarder sous le manteau pour y voir ce
qui n'y est pas! Il m'eыt pardonnй bien certainement; il m'eыt
pardonnй si je n'eusse pas йtй lui parler de ce maudit baudrier, а
mots couverts, c'est vrai; oui, couverts joliment! Ah! maudit
Gascon que je suis, je ferais de l'esprit dans la poкle а frire.
Allons, d'Artagnan mon ami, continua-t-il, se parlant а lui-mкme
avec toute l'amйnitй qu'il croyait se devoir, si tu en rйchappes,
ce qui n'est pas probable, il s'agit d'кtre а l'avenir d'une
politesse parfaite. Dйsormais il faut qu'on t'admire, qu'on te
cite comme modиle. Кtre prйvenant et poli, ce n'est pas кtre
lвche. Regardez plutфt Aramis: Aramis, c'est la douceur, c'est la
grвce en personne. Eh bien, personne s'est-il jamais avisй de dire
qu'Aramis йtait un lвche? Non, bien certainement, et dйsormais je
veux en tout point me modeler sur lui. Ah! justement le voici.»
D'Artagnan, tout en marchant et en monologuant, йtait arrivй а
quelques pas de l'hфtel d'Aiguillon, et devant cet hфtel il avait
aperзu Aramis causant gaiement avec trois gentilshommes des gardes
du roi. De son cфtй, Aramis aperзut d'Artagnan; mais comme il
n'oubliait point que c'йtait devant ce jeune homme que
M. de Trйville s'йtait si fort emportй le matin, et qu'un tйmoin
des reproches que les mousquetaires avaient reзus ne lui йtait
d'aucune faзon agrйable, il fit semblant de ne pas le voir.
D'Artagnan, tout entier au contraire а ses plans de conciliation
et de courtoisie, s'approcha des quatre jeunes gens en leur
faisant un grand salut accompagnй du plus gracieux sourire. Aramis
inclina lйgиrement la tкte, mais ne sourit point. Tous quatre, au
reste, interrompirent а l'instant mкme leur conversation.
D'Artagnan n'йtait pas assez niais pour ne point s'apercevoir
qu'il йtait de trop; mais il n'йtait pas encore assez rompu aux
faзons du beau monde pour se tirer galamment d'une situation
fausse comme l'est, en gйnйral, celle d'un homme qui est venu se
mкler а des gens qu'il connaоt а peine et а une conversation qui
ne le regarde pas. Il cherchait donc en lui-mкme un moyen de faire
sa retraite le moins gauchement possible, lorsqu'il remarqua
qu'Aramis avait laissй tomber son mouchoir et, par mйgarde sans
doute, avait mis le pied dessus; le moment lui parut arrivй de
rйparer son inconvenance: il se baissa, et de l'air le plus
gracieux qu'il pыt trouver, il tira le mouchoir de dessous le pied
du mousquetaire, quelques efforts que celui-ci fоt pour le
retenir, et lui dit en le lui remettant:
«Je crois, monsieur que voici un mouchoir que vous seriez fвchй de
perdre.»
Le mouchoir йtait en effet richement brodй et portait une couronne
et des armes а l'un de ses coins. Aramis rougit excessivement et
arracha plutфt qu'il ne prit le mouchoir des mains du Gascon.
«Ah! Ah! s'йcria un des gardes, diras-tu encore, discret Aramis,
que tu es mal avec Mme de Bois-Tracy, quand cette gracieuse dame a
l'obligeance de te prкter ses mouchoirs?»
Aramis lanзa а d'Artagnan un de ces regards qui font comprendre а
un homme qu'il vient de s'acquйrir un ennemi mortel; puis,
reprenant son air doucereux:
«Vous vous trompez, messieurs, dit-il, ce mouchoir n'est pas а
moi, et je ne sais pourquoi monsieur a eu la fantaisie de me le
remettre plutфt qu'а l'un de vous, et la preuve de ce que je dis,
c'est que voici le mien dans ma poche.»
А ces mots, il tira son propre mouchoir, mouchoir fort йlйgant
aussi, et de fine batiste, quoique la batiste fыt chиre а cette
йpoque, mais mouchoir sans broderie, sans armes et ornй d'un seul
chiffre, celui de son propriйtaire.
Cette fois, d'Artagnan ne souffla pas mot, il avait reconnu sa
bйvue; mais les amis d'Aramis ne se laissиrent pas convaincre par
ses dйnйgations, et l'un d'eux, s'adressant au jeune mousquetaire
avec un sйrieux affectй:
«Si cela йtait, dit-il, ainsi que tu le prйtends, je serais forcй,
mon cher Aramis, de te le redemander; car, comme tu le sais, Bois-
Tracy est de mes intimes, et je ne veux pas qu'on fasse trophйe
des effets de sa femme.
-- Tu demandes cela mal, rйpondit Aramis, et tout en reconnaissant
la justesse de ta rйclamation quant au fond, je refuserais а cause
de la forme.
-- Le fait est, hasarda timidement d'Artagnan, que je n'ai pas vu
sortir le mouchoir de la poche de M. Aramis. Il avait le pied
dessus, voilа tout, et j'ai pensй que, puisqu'il avait le pied
dessus, le mouchoir йtait а lui.
-- Et vous vous кtes trompй, mon cher monsieur», rйpondit
froidement Aramis, peu sensible а la rйparation.
Puis, se retournant vers celui des gardes qui s'йtait dйclarй
l'ami de Bois-Tracy:
«D'ailleurs, continua-t-il, je rйflйchis, mon cher intime de Bois-
Tracy, que je suis son ami non moins tendre que tu peux l'кtre
toi-mкme; de sorte qu'а la rigueur ce mouchoir peut aussi bien
кtre sorti de ta poche que de la mienne.
-- Non, sur mon honneur! s'йcria le garde de Sa Majestй.
-- Tu vas jurer sur ton honneur et moi sur ma parole et alors il y
aura йvidemment un de nous deux qui mentira. Tiens, faisons mieux,
Montaran, prenons-en chacun la moitiй.
-- Du mouchoir?
-- Oui.
-- Parfaitement, s'йcriиrent les deux autres gardes, le jugement
du roi Salomon. Dйcidйment, Aramis, tu es plein de sagesse.»
Les jeunes gens йclatиrent de rire, et comme on le pense bien,
l'affaire n'eut pas d'autre suite. Au bout d'un instant, la
conversation cessa, et les trois gardes et le mousquetaire, aprиs
s'кtre cordialement serrй la main, tirиrent, les trois gardes de
leur cфtй et Aramis du sien.
«Voilа le moment de faire ma paix avec ce galant homme», se dit а
part lui d'Artagnan, qui s'йtait tenu un peu а l'йcart pendant
toute la derniиre partie de cette conversation. Et, sur ce bon
sentiment, se rapprochant d'Aramis, qui s'йloignait sans faire
autrement attention а lui:
«Monsieur, lui dit-il, vous m'excuserez, je l'espиre.
-- Ah! monsieur, interrompit Aramis, permettez-moi de vous faire
observer que vous n'avez point agi en cette circonstance comme un
galant homme le devait faire.
-- Quoi, monsieur! s'йcria d'Artagnan, vous supposez...
-- Je suppose, monsieur, que vous n'кtes pas un sot, et que vous
savez bien, quoique arrivant de Gascogne, qu'on ne marche pas sans
cause sur les mouchoirs de poche. Que diable! Paris n'est point
pavй en batiste.
-- Monsieur, vous avez tort de chercher а m'humilier, dit
d'Artagnan, chez qui le naturel querelleur commenзait а parler
plus haut que les rйsolutions pacifiques. Je suis de Gascogne,
c'est vrai, et puisque vous le savez, je n'aurai pas besoin de
vous dire que les Gascons sont peu endurants; de sorte que,
lorsqu'ils se sont excusйs une fois, fыt-ce d'une sottise, ils
sont convaincus qu'ils ont dйjа fait moitiй plus qu'ils ne
devaient faire.
-- Monsieur, ce que je vous en dis, rйpondit Aramis, n'est point
pour vous chercher une querelle. Dieu merci! je ne suis pas un
spadassin, et n'йtant mousquetaire que par intйrim, je ne me bats
que lorsque j'y suis forcй, et toujours avec une grande
rйpugnance; mais cette fois l'affaire est grave, car voici une
dame compromise par vous.
-- Par nous, c'est-а-dire, s'йcria d'Artagnan.
-- Pourquoi avez-vous eu la maladresse de me rendre le mouchoir?
-- Pourquoi avez-vous eu celle de le laisser tomber?
-- J'ai dit et je rйpиte, monsieur, que ce mouchoir n'est point
sorti de ma poche.
-- Eh bien, vous en avez menti deux fois, monsieur, car je l'en ai
vu sortir, moi!
-- Ah! vous le prenez sur ce ton, monsieur le Gascon! eh bien, je
vous apprendrai а vivre.
-- Et moi je vous renverrai а votre messe, monsieur l'abbй!
Dйgainez, s'il vous plaоt, et а l'instant mкme.
-- Non pas, s'il vous plaоt, mon bel ami; non, pas ici, du moins.
Ne voyez-vous pas que nous sommes en face de l'hфtel d'Aiguillon,
lequel est plein de crйatures du cardinal? Qui me dit que ce n'est
pas Son Йminence qui vous a chargй de lui procurer ma tкte? Or j'y
tiens ridiculement, а ma tкte, attendu qu'elle me semble aller
assez correctement а mes йpaules. Je veux donc vous tuer, soyez
tranquille, mais vous tuer tout doucement, dans un endroit clos et
couvert, lа oщ vous ne puissiez vous vanter de votre mort а
personne.
-- Je le veux bien, mais ne vous y fiez pas, et emportez votre
mouchoir, qu'il vous appartienne ou non; peut-кtre aurez-vous
l'occasion de vous en servir.
-- Monsieur est Gascon? demanda Aramis.
-- Oui. Monsieur ne remet pas un rendez-vous par prudence?
-- La prudence, monsieur, est une vertu assez inutile aux
mousquetaires, je le sais, mais indispensable aux gens d'Йglise,
et comme je ne suis mousquetaire que provisoirement, je tiens а
rester prudent. А deux heures, j'aurai l'honneur de vous attendre
а l'hфtel de M. de Trйville. Lа je vous indiquerai les bons
endroits.»
Les deux jeunes gens se saluиrent, puis Aramis s'йloigna en
remontant la rue qui remontait au Luxembourg, tandis que
d'Artagnan, voyant que l'heure s'avanзait, prenait le chemin des
Carmes-Deschaux, tout en disant а part soi:
«Dйcidйment, je n'en puis pas revenir; mais au moins, si je suis
tuй, je serai tuй par un mousquetaire.»
CHAPITRE V
LES MOUSQUETAIRES DU ROI ET LES GARDES DE M. LE CARDINAL
D'Artagnan ne connaissait personne а Paris. Il alla donc au
rendez-vous d'Athos sans amener de second, rйsolu de se contenter
de ceux qu'aurait choisis son adversaire. D'ailleurs son intention
йtait formelle de faire au brave mousquetaire toutes les excuses
convenables, mais sans faiblesse, craignant qu'il ne rйsultвt de
ce duel ce qui rйsulte toujours de fвcheux, dans une affaire de ce
genre, quand un homme jeune et vigoureux se bat contre un
adversaire blessй et affaibli: vaincu, il double le triomphe de
son antagoniste; vainqueur, il est accusй de forfaiture et de
facile audace.
Au reste, ou nous avons mal exposй le caractиre de notre chercheur
d'aventures, ou notre lecteur a dйjа dы remarquer que d'Artagnan
n'йtait point un homme ordinaire. Aussi, tout en se rйpйtant а
lui-mкme que sa mort йtait inйvitable, il ne se rйsigna point а
mourir tout doucettement, comme un autre moins courageux et moins
modйrй que lui eыt fait а sa place. Il rйflйchit aux diffйrents
caractиres de ceux avec lesquels il allait se battre, et commenзa
а voir plus clair dans sa situation. Il espйrait, grвce aux
excuses loyales qu'il lui rйservait, se faire un ami d'Athos, dont
l'air grand seigneur et la mine austиre lui agrйaient fort. Il se
flattait de faire peur а Porthos avec l'aventure du baudrier,
qu'il pouvait, s'il n'йtait pas tuй sur le coup, raconter а tout
le monde, rйcit qui, poussй adroitement а l'effet, devait couvrir
Porthos de ridicule; enfin, quant au sournois Aramis, il n'en
avait pas trиs grand-peur, et en supposant qu'il arrivвt jusqu'а
lui, il se chargeait de l'expйdier bel et bien, ou du moins en le
frappant au visage, comme Cйsar avait recommandй de faire aux
soldats de Pompйe, d'endommager а tout jamais cette beautй dont il
йtait si fier.
Ensuite il y avait chez d'Artagnan ce fonds inйbranlable de
rйsolution qu'avaient dйposй dans son coeur les conseils de son
pиre, conseils dont la substance йtait: «Ne rien souffrir de
personne que du roi, du cardinal et de M. de Trйville.» Il vola
donc plutфt qu'il ne marcha vers le couvent des Carmes Dйchaussйs,
ou plutфt Deschaux, comme on disait а cette йpoque, sorte de
bвtiment sans fenкtres, bordй de prйs arides, succursale du Prй-
aux-Clercs, et qui servait d'ordinaire aux rencontres des gens qui
n'avaient pas de temps а perdre.
Lorsque d'Artagnan arriva en vue du petit terrain vague qui
s'йtendait au pied de ce monastиre, Athos attendait depuis cinq
minutes seulement, et midi sonnait. Il йtait donc ponctuel comme
la Samaritaine, et le plus rigoureux casuiste а l'йgard des duels
n'avait rien a dire.
Athos, qui souffrait toujours cruellement de sa blessure,
quoiqu'elle eыt йtй pansйe а neuf par le chirurgien de
M. de Trйville, s'йtait assis sur une borne et attendait son
adversaire avec cette contenance paisible et cet air digne qui ne
l'abandonnaient jamais. А l'aspect de d'Artagnan, il se leva et
fit poliment quelques pas au-devant de lui. Celui-ci, de son cфtй,
n'aborda son adversaire que le chapeau а la main et sa plume
traоnant jusqu'а terre.
«Monsieur, dit Athos, j'ai fait prйvenir deux de mes amis qui me
serviront de seconds, mais ces deux amis ne sont point encore
arrivйs. Je m'йtonne qu'ils tardent: ce n'est pas leur habitude.
-- Je n'ai pas de seconds, moi, monsieur, dit d'Artagnan, car
arrivй d'hier seulement а Paris, je n'y connais encore personne
que M. de Trйville, auquel j'ai йtй recommandй par mon pиre qui a
l'honneur d'кtre quelque peu de ses amis.»
Athos rйflйchit un instant.
«Vous ne connaissez que M. de Trйville? demanda-t-il.
-- Oui, monsieur, je ne connais que lui.
-- Ah за, mais..., continua Athos parlant moitiй а lui-mкme,
moitiй а d'Artagnan, ah... за, mais si je vous tue, j'aurai l'air
d'un mangeur d'enfants, moi!
-- Pas trop, monsieur, rйpondit d'Artagnan avec un salut qui ne
manquait pas de dignitй; pas trop, puisque vous me faites
l'honneur de tirer l'йpйe contre moi avec une blessure dont vous
devez кtre fort incommodй.
-- Trиs incommodй, sur ma parole, et vous m'avez fait un mal du
diable, je dois le dire; mais je prendrai la main gauche, c'est
mon habitude en pareille circonstance. Ne croyez donc pas que je
vous fasse une grвce, je tire proprement des deux mains; et il y
aura mкme dйsavantage pour vous: un gaucher est trиs gкnant pour
les gens qui ne sont pas prйvenus. Je regrette de ne pas vous
avoir fait part plus tфt de cette circonstance.
-- Vous кtes vraiment, monsieur, dit d'Artagnan en s'inclinant de
nouveau, d'une courtoisie dont je vous suis on ne peut plus
reconnaissant.
-- Vous me rendez confus, rйpondit Athos avec son air de
gentilhomme; causons donc d'autre chose, je vous prie, а moins que
cela ne vous soit dйsagrйable. Ah! sangbleu! que vous m'avez fait
mal! l'йpaule me brыle.
-- Si vous vouliez permettre..., dit d'Artagnan avec timiditй.
-- Quoi, monsieur?
-- J'ai un baume miraculeux pour les blessures, un baume qui me
vient de ma mиre, et dont j'ai fait l'йpreuve sur moi-mкme.
-- Eh bien?
-- Eh bien, je suis sыr qu'en moins de trois jours ce baume vous
guйrirait, et au bout de trois jours, quand vous seriez guйri: eh
bien, monsieur, ce me serait toujours un grand honneur d'кtre
votre homme.»
D'Artagnan dit ces mots avec une simplicitй qui faisait honneur а
sa courtoisie, sans porter aucunement atteinte а son courage.
«Pardieu, monsieur, dit Athos, voici une proposition qui me plaоt,
non pas que je l'accepte, mais elle sent son gentilhomme d'une
lieue. C'est ainsi que parlaient et faisaient ces preux du temps
de Charlemagne, sur lesquels tout cavalier doit chercher а se
modeler. Malheureusement, nous ne sommes plus au temps du grand
empereur. Nous sommes au temps de M. le cardinal, et d'ici а trois
jours on saurait, si bien gardй que soit le secret, on saurait,
dis-je, que nous devons nous battre, et l'on s'opposerait а notre
combat. Ah за, mais! ces flвneurs ne viendront donc pas?
-- Si vous кtes pressй, monsieur, dit d'Artagnan а Athos avec la
mкme simplicitй qu'un instant auparavant il lui avait proposй de
remettre le duel а trois jours, si vous кtes pressй et qu'il vous
plaise de m'expйdier tout de suite, ne vous gкnez pas, je vous en
prie.
-- Voilа encore un mot qui me plaоt, dit Athos en faisant un
gracieux signe de tкte а d'Artagnan, il n'est point d'un homme
sans cervelle, et il est а coup sыr d'un homme de coeur. Monsieur,
j'aime les hommes de votre trempe, et je vois que si nous ne nous
tuons pas l'un l'autre, j'aurai plus tard un vrai plaisir dans
votre conversation. Attendons ces messieurs, je vous prie, j'ai
tout le temps, et cela sera plus correct. Ah! en voici un, je
crois.»
En effet, au bout de la rue de Vaugirard commenзait а apparaоtre
le gigantesque Porthos.
«Quoi! s'йcria d'Artagnan, votre premier tйmoin est M. Porthos?
-- Oui, cela vous contrarie-t-il?
-- Non, aucunement.
-- Et voici le second.»
D'Artagnan se retourna du cфtй indiquй par Athos, et reconnut
Aramis.
«Quoi! s'йcria-t-il d'un accent plus йtonnй que la premiиre fois,
votre second tйmoin est M. Aramis?
-- Sans doute, ne savez-vous pas qu'on ne nous voit jamais l'un
sans l'autre, et qu'on nous appelle, dans les mousquetaires et
dans les gardes, а la cour et а la ville, Athos, Porthos et Aramis
ou les trois insйparables? Aprиs cela, comme vous arrivez de Dax
ou de Pau...
-- De Tarbes, dit d'Artagnan.
--... Il vous est permis d'ignorer ce dйtail, dit Athos.
-- Ma foi, dit d'Artagnan, vous кtes bien nommйs, messieurs, et
mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du moins que
votre union n'est point fondйe sur les contrastes.»
Pendant ce temps, Porthos s'йtait rapprochй, avait saluй de la
main Athos; puis, se retournant vers d'Artagnan, il йtait restй
tout йtonnй.
Disons, en passant, qu'il avait changй de baudrier et quittй son
manteau.
«Ah! ah! fit-il, qu'est-ce que cela?
-- C'est avec monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la
main d'Artagnan, et en le saluant du mкme geste.
-- C'est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.
-- Mais а une heure seulement, rйpondit d'Artagnan.
-- Et moi aussi, c'est avec monsieur que je me bats, dit Aramis en
arrivant а son tour sur le terrain.
-- Mais а deux heures seulement, fit d'Artagnan avec le mкme
calme.
-- Mais а propos de quoi te bats-tu, toi, Athos? demanda Aramis.
-- Ma foi, je ne sais pas trop, il m'a fait mal а l'йpaule; et
toi, Porthos?
-- Ma foi, je me bats parce que je me bats», rйpondit Porthos en
rougissant.
Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les
lиvres du Gascon.
«Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme.
-- Et toi, Aramis? demanda Athos.
-- Moi, je me bats pour cause de thйologie», rйpondit Aramis tout
en faisant signe а d'Artagnan qu'il le priait de tenir secrиte la
cause de son duel.
Athos vit passer un second sourire sur les lиvres de d'Artagnan.
«Vraiment, dit Athos.
-- Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas
d'accord, dit le Gascon.
-- Dйcidйment c'est un homme d'esprit, murmura Athos.
-- Et maintenant que vous кtes rassemblйs, messieurs, dit
d'Artagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses.»
А ce mot d'excuses, un nuage passa sur le front d'Athos, un
sourire hautain glissa sur les lиvres de Porthos, et un signe
nйgatif fut la rйponse d'Aramis.
«Vous ne me comprenez pas, messieurs, dit d'Artagnan en relevant
sa tкte, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil qui
en dorait les lignes fines et hardies: je vous demande excuse dans
le cas oщ je ne pourrais vous payer ma dette а tous trois, car
M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui фte beaucoup de
sa valeur а votre crйance, monsieur Porthos, et ce qui rend la
vфtre а peu prиs nulle, monsieur Aramis. Et maintenant, messieurs,
je vous le rйpиte, excusez-moi, mais de cela seulement, et en
garde!»
А ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir,
d'Artagnan tira son йpйe.
Le sang йtait montй а la tкte de d'Artagnan, et dans ce moment il
eыt tirй son йpйe contre tous les mousquetaires du royaume, comme
il venait de faire contre Athos, Porthos et Aramis.
Il йtait midi et un quart. Le soleil йtait а son zйnith et
l'emplacement choisi pour кtre le thйвtre du duel se trouvait
exposй а toute son ardeur.
«Il fait trиs chaud, dit Athos en tirant son йpйe а son tour, et
cependant je ne saurais фter mon pourpoint; car, tout а l'heure
encore, j'ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais de
gкner monsieur en lui montrant du sang qu'il ne m'aurait pas tirй
lui-mкme.
-- C'est vrai, monsieur, dit d'Artagnan, et tirй par un autre ou
par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du regret
le sang d'un aussi brave gentilhomme; je me battrai donc en
pourpoint comme vous.
-- Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme cela,
et songez que nous attendons notre tour.
-- Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez а dire de
pareilles incongruitйs, interrompit Aramis. Quant а moi, je trouve
les choses que ces messieurs se disent fort bien dites et tout а
fait dignes de deux gentilshommes.
-- Quand vous voudrez, monsieur, dit Athos en se mettant en garde.
-- J'attendais vos ordres», dit d'Artagnan en croisant le fer.
Mais les deux rapiиres avaient а peine rйsonnй en se touchant,
qu'une escouade des gardes de Son Йminence, commandйe par
M. de Jussac, se montra а l'angle du couvent.
«Les gardes du cardinal! s'йcriиrent а la fois Porthos et Aramis.
L'йpйe au fourreau, messieurs! l'йpйe au fourreau!
Mais il йtait trop tard. Les deux combattants avaient йtй vus dans
une pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions.
«Holа! cria Jussac en s'avanзant vers eux et en faisant signe а
ses hommes d'en faire autant, holа! mousquetaires, on se bat donc
ici? Et les йdits, qu'en faisons-nous?
-- Vous кtes bien gйnйreux, messieurs les gardes, dit Athos plein
de rancune, car Jussac йtait l'un des agresseurs de l'avant-
veille. Si nous vous voyions battre, je vous rйponds, moi, que
nous nous garderions bien de vous en empкcher. Laissez-nous donc
faire, et vous allez avoir du plaisir sans prendre aucune peine.
-- Messieurs, dit Jussac, c'est avec grand regret que je vous
dйclare que la chose est impossible. Notre devoir avant tout.
Rengainez donc, s'il vous plaоt, et nous suivez.
-- Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un grand
plaisir que nous obйirions а votre gracieuse invitation, si cela
dйpendait de nous; mais malheureusement la chose est impossible:
M. de Trйville nous l'a dйfendu. Passez donc votre chemin, c'est
ce que vous avez de mieux а faire.»
Cette raillerie exaspйra Jussac.
«Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous dйsobйissez.
-- Ils sont cinq, dit Athos а demi-voix, et nous ne sommes que
trois; nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici,
car je le dйclare, je ne reparais pas vaincu devant le capitaine.»
Alors Porthos et Aramis se rapprochиrent а l'instant les uns des
autres, pendant que Jussac alignait ses soldats.
Ce seul moment suffit а d'Artagnan pour prendre son parti: c'йtait
lа un de ces йvйnements qui dйcident de la vie d'un homme, c'йtait
un choix а faire entre le roi et le cardinal; ce choix fait, il
allait y persйvйrer. Se battre, c'est-а-dire dйsobйir а la loi,
c'est-а-dire risquer sa tкte, c'est-а-dire se faire d'un seul coup
l'ennemi d'un ministre plus puissant que le roi lui-mкme: voilа ce
qu'entrevit le jeune homme, et, disons-le а sa louange, il
n'hйsita point une seconde. Se tournant donc vers Athos et ses
amis:
«Messieurs, dit-il, je reprendrai, s'il vous plaоt, quelque chose
а vos paroles. Vous avez dit que vous n'йtiez que trois, mais il
me semble, а moi, que nous sommes quatre.
-- Mais vous n'кtes pas des nфtres, dit Porthos.
-- C'est vrai, rйpondit d'Artagnan; je n'ai pas l'habit, mais j'ai
l'вme. Mon coeur est mousquetaire, je le sens bien, monsieur, et
cela m'entraоne.
-- Йcartez-vous, jeune homme, cria Jussac, qui sans doute а ses
gestes et а l'expression de son visage avait devinй le dessein de
d'Artagnan. Vous pouvez vous retirer, nous y consentons. Sauvez
votre peau; allez vite.»
D'Artagnan ne bougea point.
«Dйcidйment vous кtes un joli garзon, dit Athos en serrant la main
du jeune homme.
-- Allons! allons! prenons un parti, reprit Jussac.
-- Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque chose.
-- Monsieur est plein de gйnйrositй», dit Athos.
Mais tous trois pensaient а la jeunesse de d'Artagnan et
redoutaient son inexpйrience.
«Nous ne serons que trois, dont un blessй, plus un enfant, reprit
Athos, et l'on n'en dira pas moins que nous йtions quatre hommes.
-- Oui, mais reculer! dit Porthos.
-- C'est difficile», reprit Athos.
D'Artagnan comprit leur irrйsolution.
«Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je vous jure sur
l'honneur que je ne veux pas m'en aller d'ici si nous sommes
vaincus.
-- Comment vous appelle-t-on, mon brave? dit Athos.
-- D'Artagnan, monsieur.
-- Eh bien, Athos, Porthos, Aramis et d'Artagnan, en avant! cria
Athos.
-- Eh bien, voyons, messieurs, vous dйcidez-vous а vous dйcider?
cria pour la troisiиme fois Jussac.
-- C'est fait, messieurs, dit Athos.
-- Et quel parti prenez-vous? demanda Jussac.
Nous allons avoir l'honneur de vous charger, rйpondit Aramis en
levant son chapeau d'une main et tirant son йpйe de l'autre.
-- Ah! vous rйsistez! s'йcria Jussac.
-- Sangdieu! cela vous йtonne?»
Et les neuf combattants se prйcipitиrent les uns sur les autres
avec une furie qui n'excluait pas une certaine mйthode.
Athos prit un certain Cahusac, favori du cardinal; Porthos eut
Biscarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires.
Quant а d'Artagnan, il se trouva lancй contre Jussac lui-mкme.
Le coeur du jeune Gascon battait а lui briser la poitrine, non pas
de peur, Dieu merci! il n'en avait pas l'ombre, mais d'йmulation;
il se battait comme un tigre en fureur, tournant dix fois autour
de son adversaire, changeant vingt fois ses gardes et son terrain.
Jussac йtait, comme on le disait alors, friand de la lame, et
avait fort pratiquй; cependant il avait toutes les peines du monde
а se dйfendre contre un adversaire qui, agile et bondissant,
s'йcartait а tout moment des rиgles reзues, attaquant de tous
cфtйs а la fois, et tout cela en parant en homme qui a le plus
grand respect pour son йpiderme.
Enfin cette lutte finit par faire perdre patience а Jussac.
Furieux d'кtre tenu en йchec par celui qu'il avait regardй comme
un enfant, il s'йchauffa et commenзa а faire des fautes.
D'Artagnan, qui, а dйfaut de la pratique, avait une profonde
thйorie, redoubla d'agilitй. Jussac, voulant en finir, porta un
coup terrible а son adversaire en se fendant а fond; mais celui-ci
para prime, et tandis que Jussac se relevait, se glissant comme un
serpent sous son fer, il lui passa son йpйe au travers du corps.
Jussac tomba comme une masse.
D'Artagnan jeta alors un coup d'oeil inquiet et rapide sur le
champ de bataille.
Aramis avait dйjа tuй un de ses adversaires; mais l'autre le
pressait vivement. Cependant Aramis йtait en bonne situation et
pouvait encore se dйfendre.
Biscarat et Porthos venaient de faire coup fourrй: Porthos avait
reзu un coup d'йpйe au travers du bras, et Biscarat au travers de
la cuisse. Mais comme ni l'une ni l'autre des deux blessures
n'йtait grave, ils ne s'en escrimaient qu'avec plus d'acharnement.
Athos, blessй de nouveau par Cahusac, pвlissait а vue d'oeil, mais
il ne reculait pas d'une semelle: il avait seulement changй son
йpйe de main, et se battait de la main gauche.
D'Artagnan, selon les lois du duel de cette йpoque, pouvait
secourir quelqu'un; pendant qu'il cherchait du regard celui de ses
compagnons qui avait besoin de son aide, il surprit un coup d'oeil
d'Athos. Ce coup d'oeil йtait d'une йloquence sublime. Athos
serait mort plutфt que d'appeler au secours; mais il pouvait
regarder, et du regard demander un appui. D'Artagnan le devina,
fit un bond terrible et tomba sur le flanc de Cahusac en criant:
«А moi, monsieur le garde, je vous tue!»
Cahusac se retourna; il йtait temps. Athos, que son extrкme
courage soutenait seul, tomba sur un genou.
«Sangdieu! criait-il а d'Artagnan, ne le tuez pas, jeune homme, je
vous en prie; j'ai une vieille affaire а terminer avec lui, quand
je serai guйri et bien portant. Dйsarmez-le seulement, liez-lui
l'йpйe. C'est cela. Bien! trиs bien!»
Cette exclamation йtait arrachйe а Athos par l'йpйe de Cahusac qui
sautait а vingt pas de lui. D'Artagnan et Cahusac s'йlancиrent
ensemble, l'un pour la ressaisir, l'autre pour s'en emparer; mais
d'Artagnan, plus leste, arriva le premier et mit le pied dessus.
Cahusac courut а celui des gardes qu'avait tuй Aramis, s'empara de
sa rapiиre, et voulut revenir а d'Artagnan; mais sur son chemin il
rencontra Athos, qui, pendant cette pause d'un instant que lui
avait procurйe d'Artagnan, avait repris haleine, et qui, de
crainte que d'Artagnan ne lui tuвt son ennemi, voulait recommencer
le combat.
D'Artagnan comprit que ce serait dйsobliger Athos que de ne pas le
laisser faire. En effet, quelques secondes aprиs, Cahusac tomba la
gorge traversйe d'un coup d'йpйe.
Au mкme instant, Aramis appuyait son йpйe contre la poitrine de
son adversaire renversй, et le forзait а demander merci.
Restaient Porthos et Biscarat. Porthos faisait mille
fanfaronnades, demandant а Biscarat quelle heure il pouvait bien
кtre, et lui faisait ses compliments sur la compagnie que venait
d'obtenir son frиre dans le rйgiment de Navarre; mais tout en
raillant, il ne gagnait rien. Biscarat йtait un de ces hommes de
fer qui ne tombent que morts.
Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver et prendre
tous les combattants, blessйs ou non, royalistes ou cardinalistes.
Athos, Aramis et d'Artagnan entourиrent Biscarat et le sommиrent
de se rendre. Quoique seul contre tous, et avec un coup d'йpйe qui
lui traversait la cuisse, Biscarat voulait tenir; mais Jussac, qui
s'йtait йlevй sur son coude, lui cria de se rendre. Biscarat йtait
un Gascon comme d'Artagnan; il fit la sourde oreille et se
contenta de rire, et entre deux parades, trouvant le temps de
dйsigner, du bout de son йpйe, une place а terre:
«Ici, dit-il, parodiant un verset de la Bible, ici mourra
Biscarat, seul de ceux qui sont avec lui.
-- Mais ils sont quatre contre toi; finis-en, je te l'ordonne.
-- Ah! si tu l'ordonnes, c'est autre chose, dit Biscarat, comme tu
es mon brigadier, je dois obйir.»
Et, faisant un bond en arriиre, il cassa son йpйe sur son genou
pour ne pas la rendre, en jeta les morceaux pardessus le mur du
couvent et se croisa les bras en sifflant un air cardinaliste.
La bravoure est toujours respectйe, mкme dans un ennemi. Les
mousquetaires saluиrent Biscarat de leurs йpйes et les remirent au
fourreau. D'Artagnan en fit autant, puis, aidй de Biscarat, le
seul qui fut restй debout, il porta sous le porche du couvent
Jussac, Cahusac et celui des adversaires d'Aramis qui n'йtait que
blessй. Le quatriиme, comme nous l'avons dit, йtait mort. Puis ils
sonnиrent la cloche, et, emportant quatre йpйes sur cinq, ils
s'acheminиrent ivres de joie vers l'hфtel de M. de Trйville. On
les voyait entrelacйs, tenant toute la largeur de la rue, et
accostant chaque mousquetaire qu'ils rencontraient, si bien qu'а
la fin ce fut une marche triomphale. Le coeur de d'Artagnan
nageait dans l'ivresse, il marchait entre Athos et Porthos en les
йtreignant tendrement.
«Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit-il а ses nouveaux amis
en franchissant la porte de l'hфtel de M. de Trйville, au moins me
voilа reзu apprenti, n'est-ce pas?»
CHAPITRE VI
SA MAJESTЙ LE ROI LOUIS TREIZIИME
L'affaire fit grand bruit. M. de Trйville gronda beaucoup tout
haut contre ses mousquetaires, et les fйlicita tout bas; mais
comme il n'y avait pas de temps а perdre pour prйvenir le roi,
M. de Trйville s'empressa de se rendre au Louvre. Il йtait dйjа
trop tard, le roi йtait enfermй avec le cardinal, et l'on dit а
M. de Trйville que le roi travaillait et ne pouvait recevoir en ce
moment. Le soir, M. de Trйville vint au jeu du roi. Le roi
gagnait, et comme Sa Majestй йtait fort avare, elle йtait
d'excellente humeur; aussi, du plus loin que le roi aperзut
Trйville:
«Venez ici, monsieur le capitaine, dit-il, venez que je vous
gronde; savez-vous que Son Йminence est venue me faire des
plaintes sur vos mousquetaires, et cela avec une telle йmotion,
que ce soir Son Йminence en est malade? Ah за, mais ce sont des
diables а quatre, des gens а pendre, que vos mousquetaires!
-- Non, Sire, rйpondit Trйville, qui vit du premier coup d'oeil
comment la chose allait tourner; non, tout au contraire, ce sont
de bonnes crйatures, douces comme des agneaux, et qui n'ont qu'un
dйsir, je m'en ferais garant: c'est que leur йpйe ne sorte du
fourreau que pour le service de Votre Majestй. Mais, que voulez-
vous, les gardes de M. le cardinal sont sans cesse а leur chercher
querelle, et, pour l'honneur mкme du corps, les pauvres jeunes
gens sont obligйs de se dйfendre.
-- Йcoutez M. de Trйville! dit le roi, йcoutez-le! ne dirait-on
pas qu'il parle d'une communautй religieuse! En vйritй, mon cher
capitaine, j'ai envie de vous фter votre brevet et de le donner а
Mlle de Chйmerault, а laquelle j'ai promis une abbaye. Mais ne
pensez pas que je vous croirai ainsi sur parole. On m'appelle
Louis le Juste, monsieur de Trйville, et tout а l'heure, tout а
l'heure nous verrons.
-- Ah! c'est parce que je me fie а cette justice, Sire, que
j'attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de
Votre Majestй.
-- Attendez donc, monsieur, attendez donc, dit le roi, je ne vous
ferai pas longtemps attendre.»
En effet, la chance tournait, et comme le roi commenзait а perdre
ce qu'il avait gagnй, il n'йtait pas fвchй de trouver un prйtexte
pour faire -- qu'on nous passe cette expression de joueur, dont,
nous l'avouons, nous ne connaissons pas l'origine --, pour faire
charlemagne. Le roi se leva donc au bout d'un instant, et mettant
dans sa poche l'argent qui йtait devant lui et dont la majeure
partie venait de son gain:
«La Vieuville, dit-il, prenez ma place, il faut que je parle а
M. de Trйville pour affaire d'importance. Ah!... j'avais quatre-
vingts louis devant moi; mettez la mкme somme, afin que ceux qui
ont perdu n'aient point а se plaindre. La justice avant tout.»
Puis, se retournant vers M. de Trйville et marchant avec lui vers
l'embrasure d'une fenкtre:
«Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous dites que ce sont les
gardes de l'Йminentissime qui ont йtй chercher querelle а vos
mousquetaires?
-- Oui, Sire, comme toujours.
-- Et comment la chose est-elle venue, voyons? car, vous le savez,
mon cher capitaine, il faut qu'un juge йcoute les deux parties.
-- Ah! mon Dieu! de la faзon la plus simple et la plus naturelle.
Trois de mes meilleurs soldats, que Votre Majestй connaоt de nom
et dont elle a plus d'une fois apprйciй le dйvouement, et qui ont,
je puis l'affirmer au roi, son service fort а coeur; -- trois de
mes meilleurs soldats, dis-je, MM. Athos, Porthos et Aramis,
avaient fait une partie de plaisir avec un jeune cadet de Gascogne
que je leur avais recommandй le matin mкme. La partie allait avoir
lieu а Saint-Germain, je crois, et ils s'йtaient donnй rendez-vous
aux Carmes-Deschaux, lorsqu'elle fut troublйe par M. de Jussac et
MM. Cahusac, Biscarat, et deux autres gardes qui ne venaient
certes pas lа en si nombreuse compagnie sans mauvaise intention
contre les йdits.
-- Ah! ah! vous m'y faites penser, dit le roi: sans doute, ils
venaient pour se battre eux-mкmes.
-- Je ne les accuse pas, Sire, mais je laisse Votre Majestй
apprйcier ce que peuvent aller faire cinq hommes armйs dans un
lieu aussi dйsert que le sont les environs du couvent des Carmes.
-- Oui, vous avez raison, Trйville, vous avez raison.
-- Alors, quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont changй
d'idйe et ils ont oubliй leur haine particuliиre pour la haine de
corps; car Votre Majestй n'ignore pas que les mousquetaires, qui
sont au roi et rien qu'au roi, sont les ennemis naturels des
gardes, qui sont а M. le cardinal.
-- Oui, Trйville, oui, dit le roi mйlancoliquement, et c'est bien
triste, croyez-moi, de voir ainsi deux partis en France, deux
tкtes а la royautй; mais tout cela finira, Trйville, tout cela
finira. Vous dites donc que les gardes ont cherchй querelle aux
mousquetaires?
-- Je dis qu'il est probable que les choses se sont passйes ainsi,
mais je n'en jure pas, Sire. Vous savez combien la vйritй est
difficile а connaоtre, et а moins d'кtre douй de cet instinct
admirable qui a fait nommer Louis XIII le Juste...
-- Et vous avez raison, Trйville; mais ils n'йtaient pas seuls,
vos mousquetaires, il y avait avec eux un enfant?
-- Oui, Sire, et un homme blessй, de sorte que trois mousquetaires
du roi, dont un blessй, et un enfant, non seulement ont tenu tкte
а cinq des plus terribles gardes de M. le cardinal, mais encore en
ont portй quatre а terre.
-- Mais c'est une victoire, cela! s'йcria le roi tout rayonnant;
une victoire complиte!
-- Oui, Sire, aussi complиte que celle du pont de Cй.
-- Quatre hommes, dont un blessй, et un enfant, dites-vous?
-- Un jeune homme а peine; lequel s'est mкme si parfaitement
conduit en cette occasion, que je prendrai la libertй de le
recommander а Votre Majestй.
-- Comment s'appelle-t-il?
-- D'Artagnan, Sire. C'est le fils d'un de mes plus anciens amis;
le fils d'un homme qui a fait avec le roi votre pиre, de glorieuse
mйmoire, la guerre de partisan.
-- Et vous dites qu'il s'est bien conduit, ce jeune homme?
Racontez-moi cela, Trйville; vous savez que j'aime les rйcits de
guerre et de combat.»
Et le roi Louis XIII releva fiиrement sa moustache en se posant
sur la hanche.
«Sire, reprit Trйville, comme je vous l'ai dit M. d'Artagnan est
presque un enfant, et comme il n'a pas l'honneur d'кtre
mousquetaire, il йtait en habit bourgeois; les gardes de M. le
cardinal, reconnaissant sa grande jeunesse et, de plus, qu'il
йtait йtranger au corps, l'invitиrent donc а se retirer avant
qu'ils attaquassent.
-- Alors, vous voyez bien, Trйville, interrompit le roi, que ce
sont eux qui ont attaquй.
-- C'est juste, Sire: ainsi, plus de doute; ils le sommиrent donc
de se retirer; mais il rйpondit qu'il йtait mousquetaire de coeur
et tout а Sa Majestй, qu'ainsi donc il resterait avec messieurs
les mousquetaires.
-- Brave jeune homme! murmura le roi.
-- En effet, il demeura avec eux; et Votre Majestй a lа un si
ferme champion, que ce fut lui qui donna а Jussac ce terrible coup
d'йpйe qui met si fort en colиre M. le cardinal.
-- C'est lui qui a blessй Jussac? s'йcria le roi; lui, un enfant!
Ceci, Trйville, c'est impossible.
-- C'est comme j'ai l'honneur de le dire а Votre Majestй.
-- Jussac, une des premiиres lames du royaume!
-- Eh bien, Sire! il a trouvй son maоtre.
-- Je veux voir ce jeune homme, Trйville, je veux le voir, et si
l'on peut faire quelque chose, eh bien, nous nous en occuperons.
-- Quand Votre Majestй daignera-t-elle le recevoir?
-- Demain а midi, Trйville.
-- L'amиnerai-je seul?
-- Non, amenez-les-moi tous les quatre ensemble. Je veux les
remercier tous а la fois; les hommes dйvouйs sont rares, Trйville,
et il faut rйcompenser le dйvouement.
-- А midi, Sire, nous serons au Louvre.
-- Ah! par le petit escalier, Trйville, par le petit escalier. Il
est inutile que le cardinal sache...
-- Oui, Sire.
-- Vous comprenez, Trйville, un йdit est toujours un йdit; il est
dйfendu de se battre, au bout du compte.
-- Mais cette rencontre, Sire, sort tout а fait des conditions
ordinaires d'un duel: c'est une rixe, et la preuve, c'est qu'ils
йtaient cinq gardes du cardinal contre mes trois mousquetaires et
M. d'Artagnan.
-- C'est juste, dit le roi; mais n'importe, Trйville, venez
toujours par le petit escalier.»
Trйville sourit. Mais comme c'йtait dйjа beaucoup pour lui d'avoir
obtenu de cet enfant qu'il se rйvoltвt contre son maоtre, il salua
respectueusement le roi, et avec son agrйment prit congй de lui.
Dиs le soir mкme, les trois mousquetaires furent prйvenus de
l'honneur qui leur йtait accordй. Comme ils connaissaient depuis
longtemps le roi, ils n'en furent pas trop йchauffйs: mais
d'Artagnan, avec son imagination gasconne, y vit sa fortune а
venir, et passa la nuit а faire des rкves d'or. Aussi, dиs huit
heures du matin, йtait-il chez Athos.
D'Artagnan trouva le mousquetaire tout habillй et prкt а sortir.
Comme on n'avait rendez-vous chez le roi qu'а midi, il avait formй
le projet, avec Porthos et Aramis, d'aller faire une partie de
paume dans un tripot situй tout prиs des йcuries du Luxembourg.
Athos invita d'Artagnan а les suivre, et malgrй son ignorance de
ce jeu, auquel il n'avait jamais jouй, celui-ci accepta, ne
sachant que faire de son temps, depuis neuf heures du matin qu'il
йtait а peine jusqu'а midi.
Les deux mousquetaires йtaient dйjа arrivйs et pelotaient
ensemble. Athos, qui йtait trиs fort а tous les exercices du
corps, passa avec d'Artagnan du cфtй opposй, et leur fit dйfi.
Mais au premier mouvement qu'il essaya, quoiqu'il jouвt de la main
gauche, il comprit que sa blessure йtait encore trop rйcente pour
lui permettre un pareil exercice. D'Artagnan resta donc seul, et
comme il dйclara qu'il йtait trop maladroit pour soutenir une
partie en rиgle, on continua seulement а s'envoyer des balles sans
compter le jeu. Mais une de ces balles, lancйe par le poignet
herculйen de Porthos, passa si prиs du visage de d'Artagnan, qu'il
pensa que si, au lieu de passer а cфtй, elle eыt donnй dedans, son
audience йtait probablement perdue, attendu qu'il lui eыt йtй de
toute impossibilitй de se prйsenter chez le roi. Or, comme
de cette audience, dans son imagination gasconne, dйpendait tout
son avenir, il salua poliment Porthos et Aramis, dйclarant qu'il
ne reprendrait la partie que lorsqu'il serait en йtat de leur
tenir tкte, et il s'en revint prendre place prиs de la corde et
dans la galerie.
Malheureusement pour d'Artagnan, parmi les spectateurs se trouvait
un garde de Son Йminence, lequel, tout йchauffй encore de la
dйfaite de ses compagnons, arrivйe la veille seulement, s'йtait
promis de saisir la premiиre occasion de la venger. Il crut donc
que cette occasion йtait venue, et s'adressant а son voisin:
«Il n'est pas йtonnant, dit-il, que ce jeune homme ait eu peur
d'une balle, c'est sans doute un apprenti mousquetaire.»
D'Artagnan se retourna comme si un serpent l'eыt mordu, et regarda
fixement le garde qui venait de tenir cet insolent propos.
«Pardieu! reprit celui-ci en frisant insolemment, sa moustache,
regardez-moi tant que vous voudrez, mon petit monsieur, j'ai dit
ce que j'ai dit.
-- Et comme ce que vous avez dit est trop clair pour que vos
paroles aient besoin d'explication, rйpondit d'Artagnan а voix
basse, je vous prierai de me suivre.
-- Et quand cela? demanda le garde avec le mкme air railleur.
-- Tout de suite, s'il vous plaоt.
-- Et vous savez qui je suis, sans doute?
--Moi, je l'ignore complиtement, et je ne m'en inquiиte guиre.
-- Et vous avez tort, car, si vous saviez mon nom, peut-кtre
seriez-vous moins pressй.
-- Comment vous appelez-vous?
-- Bernajoux, pour vous servir.
-- Eh bien, monsieur Bernajoux, dit tranquillement d'Artagnan, je
vais vous attendre sur la porte.
-- Allez, monsieur, je vous suis.
-- Ne vous pressez pas trop, monsieur, qu'on ne s'aperзoive pas
que nous sortons ensemble; vous comprenez que pour ce que nous
allons faire, trop de monde nous gкnerait.
-- C'est bien», rйpondit le garde, йtonnй que son nom n'eыt pas
produit plus d'effet sur le jeune homme.
En effet, le nom de Bernajoux йtait connu de tout le monde, de
d'Artagnan seul exceptй, peut-кtre; car c'йtait un de ceux qui
figuraient le plus souvent dans les rixes journaliиres que tous
les йdits du roi et du cardinal n'avaient pu rйprimer.
Porthos et Aramis йtaient si occupйs de leur partie, et Athos les
regardait avec tant d'attention, qu'ils ne virent pas mкme sortir
leur jeune compagnon, lequel, ainsi qu'il l'avait dit au garde de
Son Йminence, s'arrкta sur la porte; un instant aprиs, celui-ci
descendit а son tour. Comme d'Artagnan n'avait pas de temps а
perdre, vu l'audience du roi qui йtait fixйe а midi, il jeta les
yeux autour de lui, et voyant que la rue йtait dйserte:
«Ma foi, dit-il а son adversaire, il est bien heureux pour vous,
quoique vous vous appeliez Bernajoux, de n'avoir affaire qu'а un
apprenti mousquetaire; cependant, soyez tranquille, je ferai de
mon mieux. En garde!
-- Mais, dit celui que d'Artagnan provoquait ainsi, il me semble
que le lieu est assez mal choisi, et que nous serions mieux
derriиre l'abbaye de Saint-Germain ou dans le Prй-aux-Clercs.
-- Ce que vous dites est plein de sens, rйpondit d'Artagnan;
malheureusement j'ai peu de temps а moi, ayant un rendez-vous а
midi juste. En garde donc, monsieur, en garde!»
Bernajoux n'йtait pas homme а se faire rйpйter deux fois un pareil
compliment. Au mкme instant son йpйe brilla а sa main, et il
fondit sur son adversaire que, grвce а sa grande jeunesse, il
espйrait intimider.
Mais d'Artagnan avait fait la veille son apprentissage, et tout
frais йmoulu de sa victoire, tout gonflй de sa future faveur, il
йtait rйsolu а ne pas reculer d'un pas: aussi les deux fers se
trouvиrent-ils engagйs jusqu'а la garde, et comme d'Artagnan
tenait ferme а sa place, ce fut son adversaire qui fit un pas de
retraite. Mais d'Artagnan saisit le moment oщ, dans ce mouvement,
le fer de Bernajoux dйviait de la ligne, il dйgagea, se fendit et
toucha son adversaire а l'йpaule. Aussitфt d'Artagnan, а son tour,
fit un pas de retraite et releva son йpйe; mais Bernajoux lui cria
que ce n'йtait rien, et se fendant aveuglйment sur lui, il
s'enferra de lui-mкme. Cependant, comme il ne tombait pas, comme
il ne se dйclarait pas vaincu, mais que seulement il rompait du
cфtй de l'hфtel de M. de La Trйmouille au service duquel il avait
un parent, d'Artagnan, ignorant lui-mкme la gravitй de la derniиre
blessure que son adversaire avait reзue, le pressait vivement, et
sans doute allait l'achever d'un troisiиme coup, lorsque la rumeur
qui s'йlevait de la rue s'йtant йtendue jusqu'au jeu de paume,
deux des amis du garde, qui l'avaient entendu йchanger quelques
paroles avec d'Artagnan et qui l'avaient vu sortir а la suite de
ces paroles, se prйcipitиrent l'йpйe а la main hors du tripot et
tombиrent sur le vainqueur. Mais aussitфt Athos, Porthos et Aramis
parurent а leur tour et au moment oщ les deux gardes attaquaient
leur jeune camarade, les forcиrent а se retourner. En ce moment
Bernajoux tomba; et comme les gardes йtaient seulement deux contre
quatre, ils se mirent а crier: «А nous, l'hфtel de La Trйmouille!»
А ces cris, tout ce qui йtait dans l'hфtel sortit, se ruant sur
les quatre compagnons, qui de leur cфtй se mirent а crier: «А
nous, mousquetaires!»
Ce cri йtait ordinairement entendu; car on savait les
mousquetaires ennemis de Son Йminence, et on les aimait pour la
haine qu'ils portaient au cardinal. Aussi les gardes des autres
compagnies que celles appartenant au duc Rouge, comme l'avait
appelй Aramis, prenaient-ils en gйnйral parti dans ces sortes de
querelles pour les mousquetaires du roi. De trois gardes de la
compagnie de M. des Essarts qui passaient, deux vinrent donc en
aide aux quatre compagnons, tandis que l'autre courait а l'hфtel
de M. de Trйville, criant: «А nous, mousquetaires, а nous!» Comme
d'habitude, l'hфtel de M. de Trйville йtait plein de soldats de
cette arme, qui accoururent au secours de leurs camarades; la
mкlйe devint gйnйrale, mais la force йtait aux mousquetaires: les
gardes du cardinal et les gens de M. de La Trйmouille se
retirиrent dans l'hфtel, dont ils fermиrent les portes assez а
temps pour empкcher que leurs ennemis n'y fissent irruption en
mкme temps qu'eux. Quant au blessй, il y avait йtй tout d'abord
transportй et, comme nous l'avons dit, en fort mauvais йtat.
L'agitation йtait а son comble parmi les mousquetaires et leurs
alliйs, et l'on dйlibйrait dйjа si, pour punir l'insolence
qu'avaient eue les domestiques de M. de La Trйmouille de faire une
sortie sur les mousquetaires du roi, on ne mettrait pas le feu а
son hфtel. La proposition en avait йtй faite et accueillie avec
enthousiasme, lorsque heureusement onze heures sonnиrent;
d'Artagnan et ses compagnons se souvinrent de leur audience, et
comme ils eussent regrettй que l'on fоt un si beau coup sans eux,
ils parvinrent а calmer les tкtes. On se contenta donc de jeter
quelques pavйs dans les portes, mais les portes rйsistиrent: alors
on se lassa; d'ailleurs ceux qui devaient кtre regardйs comme les
chefs de l'entreprise avaient depuis un instant quittй le groupe
et s'acheminaient vers l'hфtel de M. de Trйville, qui les
attendait, dйjа au courant de cette algarade.
«Vite, au Louvre, dit-il, au Louvre sans perdre un instant, et
tвchons de voir le roi avant qu'il soit prйvenu par le cardinal;
nous lui raconterons la chose comme une suite de l'affaire d'hier,
et les deux passeront ensemble.»
M. de Trйville, accompagnй des quatre jeunes gens, s'achemina donc
vers le Louvre; mais, au grand йtonnement du capitaine des
mousquetaires, on lui annonзa que le roi йtait allй courre le cerf
dans la forкt de Saint-Germain. M. de Trйville se fit rйpйter deux
fois cette nouvelle, et а chaque fois ses compagnons virent son
visage se rembrunir.
«Est-ce que Sa Majestй, demanda-t-il, avait dиs hier le projet de
faire cette chasse?
-- Non, Votre Excellence, rйpondit le valet de chambre, c'est le
grand veneur qui est venu lui annoncer ce matin qu'on avait
dйtournй cette nuit un cerf а son intention. Il a d'abord rйpondu
qu'il n'irait pas, puis il n'a pas su rйsister au plaisir que lui
promettait cette chasse, et aprиs le dоner il est parti.
-- Et le roi a-t-il vu le cardinal? demanda M. de Trйville.
-- Selon toute probabilitй, rйpondit le valet de chambre, car j'ai
vu ce matin les chevaux au carrosse de Son Йminence, j'ai demandй
oщ elle allait, et l'on m'a rйpondu: “А Saint-Germain.”
-- Nous sommes prйvenus, dit M. de Trйville, messieurs, je verrai
le roi ce soir; mais quant а vous, je ne vous conseille pas de
vous y hasarder.»
L'avis йtait trop raisonnable et surtout venait d'un homme qui
connaissait trop bien le roi, pour que les quatre jeunes gens
essayassent de le combattre. M. de Trйville les invita donc а
rentrer chacun chez eux et а attendre de ses nouvelles.
En entrant а son hфtel, M. de Trйville songea qu'il fallait
prendre date en portant plainte le premier. Il envoya un de ses
domestiques chez M. de La Trйmouille avec une lettre dans laquelle
il le priait de mettre hors de chez lui le garde de M. le
cardinal, et de rйprimander ses gens de l'audace qu'ils avaient
eue de faire leur sortie contre les mousquetaires. Mais
M. de La Trйmouille, dйjа prйvenu par son йcuyer dont, comme on le
sait, Bernajoux йtait le parent, lui fit rйpondre que ce n'йtait
ni а M. de Trйville, ni а ses mousquetaires de se plaindre, mais
bien au contraire а lui dont les mousquetaires avaient chargй les
gens et voulu brыler l'hфtel. Or, comme le dйbat entre ces deux
seigneurs eыt pu durer longtemps, chacun devant naturellement
s'entкter dans son opinion, M. de Trйville avisa un expйdient qui
avait pour but de tout terminer: c'йtait d'aller trouver lui-mкme
M. de La Trйmouille.
Il se rendit donc aussitфt а son hфtel et se fit annoncer.
Les deux seigneurs se saluиrent poliment, car, s'il n'y avait pas
amitiй entre eux, il y avait du moins estime. Tous deux йtaient
gens de coeur et d'honneur; et comme M. de La Trйmouille,
protestant, et voyant rarement le roi, n'йtait d'aucun parti, il
n'apportait en gйnйral dans ses relations sociales aucune
prйvention. Cette fois, nйanmoins, son accueil quoique poli fut
plus froid que d'habitude.
«Monsieur, dit M. de Trйville, nous croyons avoir а nous plaindre
chacun l'un de l'autre, et je suis venu moi-mкme pour que nous
tirions de compagnie cette affaire au clair.
-- Volontiers, rйpondit M. de La Trйmouille; mais je vous prйviens
que je suis bien renseignй, et tout le tort est а vos
mousquetaires.
-- Vous кtes un homme trop juste et trop raisonnable, monsieur,
dit M. de Trйville, pour ne pas accepter la proposition que je
vais faire.
-- Faites, monsieur, j'йcoute.
-- Comment se trouve M. Bernajoux, le parent de votre йcuyer?
-- Mais, monsieur, fort mal. Outre le coup d'йpйe qu'il a reзu
dans le bras, et qui n'est pas autrement dangereux, il en a encore
ramassй un autre qui lui a traversй le poumon, de sorte que le
mйdecin en dit de pauvres choses.
-- Mais le blessй a-t-il conservй sa connaissance?
-- Parfaitement.
-- Parle-t-il?
-- Avec difficultй, mais il parle.
-- Eh bien, monsieur! rendons-nous prиs de lui; adjurons-le, au
nom du Dieu devant lequel il va кtre appelй peut-кtre, de dire la
vйritй. Je le prends pour juge dans sa propre cause, monsieur, et
ce qu'il dira je le croirai.»
M. de La Trйmouille rйflйchit un instant, puis, comme il йtait
difficile de faire une proposition plus raisonnable, il accepta.
Tous deux descendirent dans la chambre oщ йtait le blessй. Celui-
ci, en voyant entrer ces deux nobles seigneurs qui venaient lui
faire visite, essaya de se relever sur son lit, mais il йtait trop
faible, et, йpuisй par l'effort qu'il avait fait, il retomba
presque sans connaissance.
M. de La Trйmouille s'approcha de lui et lui fit respirer des sels
qui le rappelиrent а la vie. Alors M. de Trйville, ne voulant pas
qu'on pыt l'accuser d'avoir influencй le malade, invita
M. de La Trйmouille а l'interroger lui-mкme.
Ce qu'avait prйvu M. de Trйville arriva. Placй entre la vie et la
mort comme l'йtait Bernajoux, il n'eut pas mкme l'idйe de taire un
instant la vйritй, et il raconta aux deux seigneurs les choses
exactement, telles qu'elles s'йtaient passйes.
C'йtait tout ce que voulait M. de Trйville; il souhaita а
Bernajoux une prompte convalescence, prit congй de
M. de La Trйmouille, rentra а son hфtel et fit aussitфt prйvenir
les quatre amis qu'il les attendait а dоner.
M. de Trйville recevait fort bonne compagnie, toute
anticardinaliste d'ailleurs. On comprend donc que la conversation
roula pendant tout le dоner sur les deux йchecs que venaient
d'йprouver les gardes de Son Йminence. Or, comme d'Artagnan avait
йtй le hйros de ces deux journйes, ce fut sur lui que tombиrent
toutes les fйlicitations, qu'Athos, Porthos et Aramis lui
abandonnиrent non seulement en bons camarades, mais en hommes qui
avaient eu assez souvent leur tour pour qu'ils lui laissassent le
sien.
Vers six heures, M. de Trйville annonзa qu'il йtait tenu d'aller
au Louvre; mais comme l'heure de l'audience accordйe par
Sa Majestй йtait passйe, au lieu de rйclamer l'entrйe par le petit
escalier, il se plaзa avec les quatre jeunes gens dans
l'antichambre. Le roi n'йtait pas encore revenu de la chasse. Nos
jeunes gens attendaient depuis une demi-heure а peine, mкlйs а la
foule des courtisans, lorsque toutes les portes s'ouvrirent et
qu'on annonзa Sa Majestй.
А cette annonce, d'Artagnan se sentit frйmir jusqu'а la moelle des
os. L'instant qui allait suivre devait, selon toute probabilitй,
dйcider du reste de sa vie. Aussi ses yeux se fixиrent-ils avec
angoisse sur la porte par laquelle devait entrer le roi.
Louis XIII parut, marchant le premier; il йtait en costume de
chasse, encore tout poudreux, ayant de grandes bottes et tenant un
fouet а la main. Au premier coup d'oeil, d'Artagnan jugea que
l'esprit du roi йtait а l'orage.
Cette disposition, toute visible qu'elle йtait chez Sa Majestй,
n'empкcha pas les courtisans de se ranger sur son passage: dans
les antichambres royales, mieux vaut encore кtre vu d'un oeil
irritй que de n'кtre pas vu du tout. Les trois mousquetaires
n'hйsitиrent donc pas, et firent un pas en avant, tandis que
d'Artagnan au contraire restait cachй derriиre eux; mais quoique
le roi connыt personnellement Athos, Porthos et Aramis, il passa
devant eux sans les regarder, sans leur parler et comme s'il ne
les avait jamais vus. Quant а M. de Trйville, lorsque les yeux du
roi s'arrкtиrent un instant sur lui, il soutint ce regard avec
tant de fermetй, que ce fut le roi qui dйtourna la vue; aprиs
quoi, tout en grommelant, Sa Majestй rentra dans son appartement.
«Les affaires vont mal, dit Athos en souriant, et nous ne serons
pas encore fait chevaliers de l'ordre cette fois-ci.
-- Attendez ici dix minutes, dit M. de Trйville; et si au bout de
dix minutes vous ne me voyez pas sortir, retournez а mon hфtel:
car il sera inutile que vous m'attendiez plus longtemps.»
Les quatre jeunes gens attendirent dix minutes, un quart d'heure,
vingt minutes; et voyant que M. de Trйville ne reparaissait point,
ils sortirent fort inquiets de ce qui allait arriver.
M. de Trйville йtait entrй hardiment dans le cabinet du roi, et
avait trouvй Sa Majestй de trиs mйchante humeur, assise sur un
fauteuil et battant ses bottes du manche de son fouet, ce qui ne
l'avait pas empкchй de lui demander avec le plus grand flegme des
nouvelles de sa santй.
«Mauvaise, monsieur, mauvaise, rйpondit le roi, je m'ennuie.»
C'йtait en effet la pire maladie de Louis XIII, qui souvent
prenait un de ses courtisans, l'attirait а une fenкtre et lui
disait: «Monsieur un tel, ennuyons-nous ensemble.»
«Comment! Votre Majestй s'ennuie! dit M. de Trйville. N'a-t-elle
donc pas pris aujourd'hui le plaisir de la chasse?
-- Beau plaisir, monsieur! Tout dйgйnиre, sur mon вme, et je ne
sais si c'est le gibier qui n'a plus de voie ou les chiens qui
n'ont plus de nez. Nous lanзons un cerf dix cors, nous le courons
six heures, et quand il est prкt а tenir, quand Saint-Simon met
dйjа le cor а sa bouche pour sonner l'hallali, crac! toute la
meute prend le change et s'emporte sur un daguet. Vous verrez que
je serai obligй de renoncer а la chasse а courre comme j'ai
renoncй а la chasse au vol. Ah! je suis un roi bien malheureux,
monsieur de Trйville! je n'avais plus qu'un gerfaut, et il est
mort avant-hier.
-- En effet, Sire, je comprends votre dйsespoir, et le malheur est
grand; mais il vous reste encore, ce me semble, bon nombre de
faucons, d'йperviers et de tiercelets.
-- Et pas un homme pour les instruire, les fauconniers s'en vont,
il n'y a plus que moi qui connaisse l'art de la vйnerie. Aprиs moi
tout sera dit, et l'on chassera avec des traquenards, des piиges,
des trappes. Si j'avais le temps encore de former des йlиves! mais
oui, M. le cardinal est lа qui ne me laisse pas un instant de
repos, qui me parle de l'Espagne, qui me parle de l'Autriche, qui
me parle de l'Angleterre! Ah! а propos de M. le cardinal, monsieur
de Trйville, je suis mйcontent de vous.»
M. de Trйville attendait le roi а cette chute. Il connaissait le
roi de longue main; il avait compris que toutes ses plaintes
n'йtaient qu'une prйface, une espиce d'excitation pour
s'encourager lui-mкme, et que c'йtait oщ il йtait arrivй enfin
qu'il en voulait venir.
«Et en quoi ai-je йtй assez malheureux pour dйplaire а
Votre Majestй? demanda M. de Trйville en feignant le plus profond
йtonnement.
-- Est-ce ainsi que vous faites votre charge, monsieur? continua
le roi sans rйpondre directement а la question de M. de Trйville;
est-ce pour cela que je vous ai nommй capitaine de mes
mousquetaires, que ceux-ci assassinent un homme, йmeuvent tout un
quartier et veulent brыler Paris sans que vous en disiez un mot?
Mais, au reste, continua le roi, sans doute que je me hвte de vous
accuser, sans doute que les perturbateurs sont en prison et que
vous venez m'annoncer que justice est faite.
-- Sire, rйpondit tranquillement M. de Trйville, je viens vous la
demander au contraire.
-- Et contre qui? s'йcria le roi.
-- Contre les calomniateurs, dit M. de Trйville.
-- Ah! voilа qui est nouveau, reprit le roi. N'allez-vous pas dire
que vos trois mousquetaires damnйs, Athos, Porthos et Aramis et
votre cadet de Bйarn, ne se sont pas jetйs comme des furieux sur
le pauvre Bernajoux, et ne l'ont pas maltraitй de telle faзon
qu'il est probable qu'il est en train de trйpasser а cette heure!
N'allez-vous pas dire qu'ensuite ils n'ont pas fait le siиge de
l'hфtel du duc de La Trйmouille, et qu'ils n'ont point voulu le
brыler! ce qui n'aurait peut-кtre pas йtй un trиs grand malheur en
temps de guerre, vu que c'est un nid de huguenots, mais ce qui, en
temps de paix, est un fвcheux exemple. Dites, n'allez-vous pas
nier tout cela?
-- Et qui vous a fait ce beau rйcit, Sire? demanda tranquillement
M. de Trйville.
-- Qui m'a fait ce beau rйcit, monsieur! et qui voulez-vous que ce
soit, si ce n'est celui qui veille quand je dors qui travaille
quand je m'amuse, qui mиne tout au-dedans et au-dehors du royaume,
en France comme en Europe?
-- Sa Majestй veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de Trйville,
car je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de
Sa Majestй.
-- Non monsieur; je veux parler du soutien de l'Йtat, de mon seul
serviteur, de mon seul ami, de M. le cardinal.
-- Son Йminence n'est pas Sa Saintetй, Sire.
-- Qu'entendez-vous par lа, monsieur?
-- Qu'il n'y a que le pape qui soit infaillible, et que cette
infaillibilitй ne s'йtend pas aux cardinaux.
-- Vous voulez dire qu'il me trompe, vous voulez dire qu'il me
trahit. Vous l'accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement
que vous l'accusez.
-- Non, Sire; mais je dis qu'il se trompe lui-mкme, je dis qu'il a
йtй mal renseignй; je dis qu'il a eu hвte d'accuser les
mousquetaires de Votre Majestй, pour lesquels il est injuste, et
qu'il n'a pas йtй puiser ses renseignements aux bonnes sources.
-- L'accusation vient de M. de La Trйmouille, du duc lui-mкme. Que
rйpondrez-vous а cela?
-- Je pourrais rйpondre, Sire, qu'il est trop intйressй dans la
question pour кtre un tйmoin bien impartial; mais loin de lа,
Sire, je connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m'en
rapporterai а lui, mais а une condition, Sire.
-- Laquelle?
-- C'est que Votre Majestй le fera venir, l'interrogera, mais
elle-mкme, en tкte-а-tкte, sans tйmoins, et que je reverrai
Votre Majestй aussitфt qu'elle aura reзu le duc.
-- Oui-da! fit le roi, et vous vous en rapporterez а ce que dira
M. de La Trйmouille?
-- Oui, Sire.
-- Vous accepterez son jugement?
-- Sans doute.
-- Et vous vous soumettrez aux rйparations qu'il exigera?
-- Parfaitement.
-- La Chesnaye! fit le roi. La Chesnaye!»
Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait
toujours а la porte, entra.
«La Chesnaye, dit le roi, qu'on aille а l'instant mкme me quйrir
M. de La Trйmouille; je veux lui parler ce soir.
-- Votre Majestй me donne sa parole qu'elle ne verra personne
entre M. de La Trйmouille et moi?
-- Personne, foi de gentilhomme.
-- А demain, Sire, alors.
-- А demain, monsieur.
-- А quelle heure, s'il plaоt а Votre Majestй?
-- А l'heure que vous voudrez.
-- Mais, en venant par trop matin, je crains de rйveiller votre
Majestй.
-- Me rйveiller? Est-ce que je dors? Je ne dors plus, monsieur; je
rкve quelquefois, voilа tout. Venez donc d'aussi bon matin que
vous voudrez, а sept heures; mais gare а vous, si vos
mousquetaires sont coupables!
-- Si mes mousquetaires sont coupables, Sire, les coupables seront
remis aux mains de Votre Majestй, qui ordonnera d'eux selon son
bon plaisir. Votre Majestй exige-t-elle quelque chose de plus?
qu'elle parle, je suis prкt а lui obйir.
-- Non, monsieur, non, et ce n'est pas sans raison qu'on m'a
appelй Louis le Juste. А demain donc, monsieur, а demain.
-- Dieu garde jusque-lа Votre Majestй!»
Si peu que dormit le roi, M. de Trйville dormit plus mal encore;
il avait fait prйvenir dиs le soir mкme ses trois mousquetaires et
leur compagnon de se trouver chez lui а six heures et demie du
matin. Il les emmena avec lui sans rien leur affirmer, sans leur
rien promettre, et ne leur cachant pas que leur faveur et mкme la
sienne tenaient а un coup de dйs.
Arrivй au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi
йtait toujours irritй contre eux, ils s'йloigneraient sans кtre
vus; si le roi consentait а les recevoir, on n'aurait qu'а les
faire appeler.
En arrivant dans l'antichambre particuliиre du roi, M. de Trйville
trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu'on n'avait pas rencontrй le
duc de La Trйmouille la veille au soir а son hфtel, qu'il йtait
rentrй trop tard pour se prйsenter au Louvre, qu'il venait
seulement d'arriver, et qu'il йtait а cette heure chez le roi.
Cette circonstance plut beaucoup а M. de Trйville, qui, de cette
faзon, fut certain qu'aucune suggestion йtrangиre ne se glisserait
entre la dйposition de M. de La Trйmouille et lui.
En effet, dix minutes s'йtaient а peine йcoulйes, que la porte du
cabinet s'ouvrit et que M. de Trйville en vit sortir le duc de
La Trйmouille, lequel vint а lui et lui dit:
«Monsieur de Trйville, Sa Majestй vient de m'envoyer quйrir pour
savoir comment les choses s'йtaient passйes hier matin а mon
hфtel. Je lui ai dit la vйritй, c'est-а-dire que la faute йtait а
mes gens, et que j'йtais prкt а vous en faire mes excuses. Puisque
je vous rencontre, veuillez les recevoir, et me tenir toujours
pour un de vos amis.
-- Monsieur le duc, dit M. de Trйville, j'йtais si plein de
confiance dans votre loyautй, que je n'avais pas voulu prиs de
Sa Majestй d'autre dйfenseur que vous-mкme. Je vois que je ne
m'йtais pas abusй, et je vous remercie de ce qu'il y a encore en
France un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que j'ai
dit de vous.
-- C'est bien, c'est bien! dit le roi qui avait йcoutй tous ces
compliments entre les deux portes; seulement, dites-lui, Trйville,
puisqu'il se prйtend un de vos amis, que moi aussi je voudrais
кtre des siens, mais qu'il me nйglige; qu'il y a tantфt trois ans
que je ne l'ai vu, et que je ne le vois que quand je l'envoie
chercher. Dites-lui tout cela de ma part, car ce sont de ces
choses qu'un roi ne peut dire lui-mкme.
-- Merci, Sire, merci, dit le duc; mais que Votre Majestй croie
bien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour
M. de Trйville, que ce ne sont point ceux qu'elle voit а toute
heure du jour qui lui sont le plus dйvouйs.
-- Ah! vous avez entendu ce que j'ai dit; tant mieux, duc, tant
mieux, dit le roi en s'avanзant jusque sur la porte. Ah! c'est
vous, Trйville! oщ sont vos mousquetaires? Je vous avais dit
avant-hier de me les amener, pourquoi ne l'avez-vous pas fait?
-- Ils sont en bas, Sire, et avec votre congй La Chesnaye va leur
dire de monter.
-- Oui, oui, qu'ils viennent tout de suite; il va кtre huit
heures, et а neuf heures j'attends une visite. Allez, monsieur le
duc, et revenez surtout. Entrez, Trйville.»
Le duc salua et sortit. Au moment oщ il ouvrait la porte, les
trois mousquetaires et d'Artagnan, conduits par La Chesnaye,
apparaissaient au haut de l'escalier.
«Venez, mes braves, dit le roi, venez; j'ai а vous gronder.»
Les mousquetaires s'approchиrent en s'inclinant; d'Artagnan les
suivait par-derriиre.
«Comment diable! continua le roi; а vous quatre, sept gardes de
Son Йminence mis hors de combat en deux jours! C'est trop,
messieurs, c'est trop. А ce compte-lа, Son Йminence serait forcйe
de renouveler sa compagnie dans trois semaines, et moi de faire
appliquer les йdits dans toute leur rigueur. Un par hasard, je ne
dis pas; mais sept en deux jours, je le rйpиte, c'est trop, c'est
beaucoup trop.
-- Aussi, Sire, Votre Majestй voit qu'ils viennent tout contrits
et tout repentants lui faire leurs excuses.
-- Tout contrits et tout repentants! Hum! fit le roi, je ne me fie
point а leurs faces hypocrites; il y a surtout lа-bas une figure
de Gascon. Venez ici, monsieur.»
D'Artagnan, qui comprit que c'йtait а lui que le compliment
s'adressait, s'approcha en prenant son air le plus dйsespйrй.
«Eh bien, que me disiez-vous donc que c'йtait un jeune homme?
c'est un enfant, monsieur de Trйville, un vйritable enfant! Et
c'est celui-lа qui a donnй ce rude coup d'йpйe а Jussac?
-- Et ces deux beaux coups d'йpйe а Bernajoux.
-- Vйritablement!
-- Sans compter, dit Athos, que s'il ne m'avait pas tirй des mains
de Biscarat, je n'aurais trиs certainement pas l'honneur de faire
en ce moment-ci ma trиs humble rйvйrence а Votre Majestй.
-- Mais c'est donc un vйritable dйmon que ce Bйarnais, ventre-
saint-gris! monsieur de Trйville comme eыt dit le roi mon pиre. А
ce mйtier-lа, on doit trouer force pourpoints et briser force
йpйes. Or les Gascons sont toujours pauvres, n'est-ce pas?
-- Sire, je dois dire qu'on n'a pas encore trouvй des mines d'or
dans leurs montagnes, quoique le Seigneur dыt bien ce miracle en
rйcompense de la maniиre dont ils ont soutenu les prйtentions du
roi votre pиre.
-- Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m'ont fait roi
moi-mкme, n'est-ce pas, Trйville, puisque je suis le fils de mon
pиre? Eh bien, а la bonne heure, je ne dis pas non. La Chesnaye,
allez voir si, en fouillant dans toutes mes poches, vous trouverez
quarante pistoles; et si vous les trouvez, apportez-les-moi. Et
maintenant, voyons, jeune homme, la main sur la conscience,
comment cela s'est-il passй?»
D'Artagnan raconta l'aventure de la veille dans tous ses dйtails:
comment, n'ayant pas pu dormir de la joie qu'il йprouvait а voir
Sa Majestй, il йtait arrivй chez ses amis trois heures avant
l'heure de l'audience; comment ils йtaient allйs ensemble au
tripot, et comment, sur la crainte qu'il avait manifestйe de
recevoir une balle au visage, il avait йtй raillй par Bernajoux,
lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la vie,
et M. de La Trйmouille, qui n'y йtait pour rien, de la perte de
son hфtel.
«C'est bien cela, murmurait le roi; oui, c'est ainsi que le duc
m'a racontй la chose. Pauvre cardinal! sept hommes en deux jours,
et de ses plus chers; mais c'est assez comme cela, messieurs,
entendez-vous! c'est assez: vous avez pris votre revanche de la
rue Fйrou, et au-delа; vous devez кtre satisfaits.
-- Si Votre Majestй l'est, dit Trйville, nous le sommes.
-- Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignйe d'or de
la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d'Artagnan.
Voici, dit-il, une preuve de ma satisfaction.»
А cette йpoque, les idйes de fiertй qui sont de mise de nos jours
n'йtaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main
а la main de l'argent du roi, et n'en йtait pas le moins du monde
humiliй. D'Artagnan mit donc les quarante pistoles dans sa poche
sans faire aucune faзon, et en remerciant tout au contraire
grandement Sa Majestй.
«Lа, dit le roi en regardant sa pendule, lа, et maintenant qu'il
est huit heures et demie, retirez-vous; car, je vous l'ai dit,
j'attends quelqu'un а neuf heures. Merci de votre dйvouement,
messieurs. J'y puis compter, n'est-ce pas?
-- Oh! Sire, s'йcriиrent d'une mкme voix les quatre compagnons,
nous nous ferions couper en morceaux pour Votre Majestй.
-- Bien, bien; mais restez entiers: cela vaut mieux, et vous me
serez plus utiles. Trйville, ajouta le roi а demi-voix pendant que
les autres se retiraient, comme vous n'avez pas de place dans les
mousquetaires et que d'ailleurs pour entrer dans ce corps nous
avons dйcidй qu'il fallait faire un noviciat, placez ce jeune
homme dans la compagnie des gardes de M. des Essarts, votre beau-
frиre. Ah! pardieu! Trйville, je me rйjouis de la grimace que va
faire le cardinal: il sera furieux, mais cela m'est йgal; je suis
dans mon droit.»
Et le roi salua de la main Trйville, qui sortit et s'en vint
rejoindre ses mousquetaires, qu'il trouva partageant avec
d'Artagnan les quarante pistoles.
Et le cardinal, comme l'avait dit Sa Majestй, fut effectivement
furieux, si furieux que pendant huit jours il abandonna le jeu du
roi, ce qui n'empкchait pas le roi de lui faire la plus charmante
mine du monde, et toutes les fois qu'il le rencontrait de lui
demander de sa voix la plus caressante:
«Eh bien, monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux
et ce pauvre Jussac, qui sont а vous?»
CHAPITRE VII
L'INTЙRIEUR DES MOUSQUETAIRES
Lorsque d'Artagnan fut hors du Louvre, et qu'il consulta ses amis
sur l'emploi qu'il devait faire de sa part des quarante pistoles,
Athos lui conseilla de commander un bon repas а la Pomme de Pin,
Porthos de prendre un laquais, et Aramis de se faire une maоtresse
convenable.
Le repas fut exйcutй le jour mкme, et le laquais y servit а table.
Le repas avait йtй commandй par Athos, et le laquais fourni par
Porthos. C'йtait un Picard que le glorieux mousquetaire avait
embauchй le jour mкme et а cette occasion sur le pont de la
Tournelle, pendant qu'il faisait des ronds en crachant dans l'eau.
Porthos avait prйtendu que cette occupation йtait la preuve d'une
organisation rйflйchie et contemplative, et il l'avait emmenй sans
autre recommandation. La grande mine de ce gentilhomme, pour le
compte duquel il se crut engagй, avait sйduit Planchet -- c'йtait
le nom du Picard --; il y eut chez lui un lйger dйsappointement
lorsqu'il vit que la place йtait dйjа prise par un confrиre nommй
Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut signifiй que son йtat de
maison, quoi que grand, ne comportait pas deux domestiques, et
qu'il lui fallait entrer au service de d'Artagnan. Cependant,
lorsqu'il assista au dоner que donnait son maоtre et qu'il vit
celui-ci tirer en payant une poignйe d'or de sa poche, il crut sa
fortune faite et remercia le Ciel d'кtre tombй en la possession
d'un pareil Crйsus; il persйvйra dans cette opinion jusqu'aprиs le
festin, des reliefs duquel il rйpara de longues abstinences. Mais
en faisant, le soir, le lit de son maоtre, les chimиres de
Planchet s'йvanouirent. Le lit йtait le seul de l'appartement, qui
se composait d'une antichambre et d'une chambre а coucher.
Planchet coucha dans l'antichambre sur une couverture tirйe du lit
de d'Artagnan, et dont d'Artagnan se passa depuis.
Athos, de son cфtй, avait un valet qu'il avait dressй а son
service d'une faзon toute particuliиre, et que l'on appelait
Grimaud. Il йtait fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons
d'Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu'il vivait dans la
plus profonde intimitй avec ses compagnons Porthos et Aramis,
ceux-ci se rappelaient l'avoir vu sourire souvent, mais jamais ils
ne l'avaient entendu rire. Ses paroles йtaient brиves et
expressives, disant toujours ce qu'elles voulaient dire, rien de
plus: pas d'enjolivements, pas de broderies, pas d'arabesques. Sa
conversation йtait un fait sans aucun йpisode.
Quoique Athos eыt а peine trente ans et fыt d'une grande beautй de
corps et d'esprit, personne ne lui connaissait de maоtresse.
Jamais il ne parlait de femmes. Seulement il n'empкchait pas qu'on
en parlвt devant lui, quoiqu'il fыt facile de voir que ce genre de
conversation, auquel il ne se mкlait que par des mots amers et des
aperзus misanthropiques, lui йtait parfaitement dйsagrйable. Sa
rйserve, sa sauvagerie et son mutisme en faisaient presque un
vieillard; il avait donc, pour ne point dйroger а ses habitudes,
habituй Grimaud а lui obйir sur un simple geste ou sur un simple
mouvement des lиvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances
suprкmes.
Quelquefois Grimaud, qui craignait son maоtre comme le feu, tout
en ayant pour sa personne un grand attachement et pour son gйnie
une grande vйnйration, croyait avoir parfaitement compris ce qu'il
dйsirait, s'йlanзait pour exйcuter l'ordre reзu, et faisait
prйcisйment le contraire. Alors Athos haussait les йpaules et,
sans se mettre en colиre, rossait Grimaud. Ces jours-lа, il
parlait un peu.
Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractиre tout opposй а
celui d'Athos: non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait
haut; peu lui importait au reste, il faut lui rendre cette
justice, qu'on l'йcoutвt ou non; il parlait pour le plaisir de
parler et pour le plaisir de s'entendre; il parlait de toutes
choses exceptй de sciences, excipant а cet endroit de la haine
invйtйrйe que depuis son enfance il portait, disait-il, aux
savants. Il avait moins grand air qu'Athos, et le sentiment de son
infйrioritй а ce sujet l'avait, dans le commencement de leur
liaison, rendu souvent injuste pour ce gentilhomme, qu'il s'йtait
alors efforcй de dйpasser par ses splendides toilettes. Mais, avec
sa simple casaque de mousquetaire et rien que par la faзon dont il
rejetait la tкte en arriиre et avanзait le pied, Athos prenait а
l'instant mкme la place qui lui йtait due et relйguait le fastueux
Porthos au second rang. Porthos s'en consolait en remplissant
l'antichambre de M. de Trйville et les corps de garde du Louvre du
bruit de ses bonnes fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et
pour le moment, aprиs avoir passй de la noblesse de robe а la
noblesse d'йpйe, de la robine а la baronne, il n'йtait question de
rien de moins pour Porthos que d'une princesse йtrangиre qui lui
voulait un bien йnorme.
Un vieux proverbe dit: «Tel maоtre, tel valet.» Passons donc du
valet d'Athos au valet de Porthos, de Grimaud а Mousqueton.
Mousqueton йtait un Normand dont son maоtre avait changй le nom
pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore et plus
belliqueux de Mousqueton. Il йtait entrй au service de Porthos а
la condition qu'il serait habillй et logй seulement, mais d'une
faзon magnifique; il ne rйclamait que deux heures par jour pour
les consacrer а une industrie qui devait suffire а pourvoir а ses
autres besoins. Porthos avait acceptй le marchй; la chose lui
allait а merveille. Il faisait tailler а Mousqueton des pourpoints
dans ses vieux habits et dans ses manteaux de rechange, et, grвce
а un tailleur fort intelligent qui lui remettait ses hardes а neuf
en les retournant, et dont la femme йtait soupзonnйe de vouloir
faire descendre Porthos de ses habitudes aristocratiques,
Mousqueton faisait а la suite de son maоtre fort bonne figure.
Quant а Aramis, dont nous croyons avoir suffisamment exposй le
caractиre, caractиre du reste que, comme celui de ses compagnons,
nous pourrons suivre dans son dйveloppement, son laquais
s'appelait Bazin. Grвce а l'espйrance qu'avait son maоtre d'entrer
un jour dans les ordres, il йtait toujours vкtu de noir, comme
doit l'кtre le serviteur d'un homme d'Йglise. C'йtait un Berrichon
de trente-cinq а quarante ans, doux, paisible, grassouillet,
occupant а lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait son
maоtre, faisant а la rigueur pour deux un dоner de peu de plats,
mais excellent. Au reste, muet, aveugle, sourd et d'une fidйlitй а
toute йpreuve.
Maintenant que nous connaissons, superficiellement du moins, les
maоtres et les valets, passons aux demeures occupйes par chacun
d'eux.
Athos habitait rue Fйrou, а deux pas du Luxembourg; son
appartement se composait de deux petites chambres, fort proprement
meublйes, dans une maison garnie dont l'hфtesse encore jeune et
vйritablement encore belle lui faisait inutilement les doux yeux.
Quelques fragments d'une grande splendeur passйe йclataient за et
lа aux murailles de ce modeste logement: c'йtait une йpйe, par
exemple, richement damasquinйe, qui remontait pour la faзon а
l'йpoque de Franзois Ier, et dont la poignйe seule, incrustйe de
pierres prйcieuses, pouvait valoir deux cents pistoles, et que
cependant, dans ses moments de plus grande dйtresse, Athos n'avait
jamais consenti а engager ni а vendre. Cette йpйe avait longtemps
fait l'ambition de Porthos. Porthos aurait donnй dix annйes de sa
vie pour possйder cette йpйe.
Un jour qu'il avait rendez-vous avec une duchesse, il essaya mкme
de l'emprunter а Athos. Athos, sans rien dire, vida ses poches,
ramassa tous ses bijoux: bourses, aiguillettes et chaоnes d'or, il
offrit tout а Porthos; mais quant а l'йpйe, lui dit-il, elle йtait
scellйe а sa place et ne devait la quitter que lorsque son maоtre
quitterait lui-mкme son logement. Outre son йpйe, il y avait
encore un portrait reprйsentant un seigneur du temps de Henri III
vкtu avec la plus grande йlйgance, et qui portait l'ordre du
Saint-Esprit, et ce portrait avait avec Athos certaines
ressemblances de lignes, certaines similitudes de famille, qui
indiquaient que ce grand seigneur, chevalier des ordres du roi,
йtait son ancкtre.
Enfin, un coffre de magnifique orfиvrerie, aux mкmes armes que
l'йpйe et le portrait, faisait un milieu de cheminйe qui jurait
effroyablement avec le reste de la garniture. Athos portait
toujours la clef de ce coffre sur lui. Mais un jour il l'avait
ouvert devant Porthos, et Porthos avait pu s'assurer que ce coffre
ne contenait que des lettres et des papiers: des lettres d'amour
et des papiers de famille, sans doute.
Porthos habitait un appartement trиs vaste et d'une trиs
somptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque fois qu'il
passait avec quelque ami devant ses fenкtres, а l'une desquelles
Mousqueton se tenait toujours en grande livrйe, Porthos levait la
tкte et la main, et disait: Voilа ma demeure! Mais jamais on ne le
trouvait chez lui, jamais il n'invitait personne а y monter, et
nul ne pouvait se faire une idйe de ce que cette somptueuse
apparence renfermait de richesses rйelles.
Quant а Aramis, il habitait un petit logement composй d'un
boudoir, d'une salle а manger et d'une chambre а coucher, laquelle
chambre, situйe comme le reste de l'appartement au rez-de-
chaussйe, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux et
impйnйtrable aux yeux du voisinage.
Quant а d'Artagnan, nous savons comment il йtait logй, et nous
avons dйjа fait connaissance avec son laquais, maоtre Planchet.
D'Artagnan, qui йtait fort curieux de sa nature, comme sont les
gens, du reste, qui ont le gйnie de l'intrigue, fit tous ses
efforts pour savoir ce qu'йtaient au juste Athos, Porthos et
Aramis; car, sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens
cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait son
grand seigneur d'une lieue. Il s'adressa donc а Porthos pour avoir
des renseignements sur Athos et Aramis, et а Aramis pour connaоtre
Porthos.
Malheureusement, Porthos lui-mкme ne savait de la vie de son
silencieux camarade que ce qui en avait transpirй. On disait qu'il
avait eu de grands malheurs dans ses affaires amoureuses, et
qu'une affreuse trahison avait empoisonnй а jamais la vie de ce
galant homme. Quelle йtait cette trahison? Tout le monde
l'ignorait.
Quant а Porthos, exceptй son vйritable nom, que M. de Trйville
savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, sa vie йtait
facile а connaоtre. Vaniteux et indiscret, on voyait а travers lui
comme а travers un cristal. La seule chose qui eыt pu йgarer
l'investigateur eыt йtй que l'on eыt cru tout le bien qu'il disait
de lui.
Quant а Aramis, tout en ayant l'air de n'avoir aucun secret,
c'йtait un garзon tout confit de mystиres, rйpondant peu aux
questions qu'on lui faisait sur les autres, et йludant celles que
l'on faisait sur lui-mкme. Un jour, d'Artagnan, aprиs l'avoir
longtemps interrogй sur Porthos et en avoir appris ce bruit qui
courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une princesse,
voulut savoir aussi а quoi s'en tenir sur les aventures amoureuses
de son interlocuteur.
«Et vous, mon cher compagnon, lui dit-il, vous qui parlez des
baronnes, des comtesses et des princesses des autres?
-- Pardon, interrompit Aramis, j'ai parlй parce que Porthos en
parle lui-mкme, parce qu'il a criй toutes ces belles choses devant
moi. Mais croyez bien, mon cher monsieur d'Artagnan, que si je les
tenais d'une autre source ou qu'il me les eыt confiйes, il n'y
aurait pas eu de confesseur plus discret que moi.
-- Je n'en doute pas, reprit d'Artagnan; mais enfin, il me semble
que vous-mкme vous кtes assez familier avec les armoiries, tйmoin
certain mouchoir brodй auquel je dois l'honneur de votre
connaissance.»
Aramis, cette fois, ne se fвcha point, mais il prit son air le
plus modeste et rйpondit affectueusement:
«Mon cher, n'oubliez pas que je veux кtre Йglise, et que je fuis
toutes les occasions mondaines. Ce mouchoir que vous avez vu ne
m'avait point йtй confiй, mais il avait йtй oubliй chez moi par un
de mes amis. J'ai dы le recueillir pour ne pas les compromettre,
lui et la dame qu'il aime. Quant а moi, je n'ai point et ne veux
point avoir de maоtresse, suivant en cela l'exemple trиs judicieux
d'Athos, qui n'en a pas plus que moi.
-- Mais, que diable! vous n'кtes pas abbй, puisque vous кtes
mousquetaire.
-- Mousquetaire par intйrim, mon cher, comme dit le cardinal,
mousquetaire contre mon grй, mais homme Йglise dans le coeur,
croyez-moi. Athos et Porthos m'ont fourrй lа-dedans pour
m'occuper: j'ai eu, au moment d'кtre ordonnй, une petite
difficultй avec... Mais cela ne vous intйresse guиre, et je vous
prends un temps prйcieux.
-- Point du tout, cela m'intйresse fort, s'йcria d'Artagnan, et je
n'ai pour le moment absolument rien а faire.
-- Oui, mais moi j'ai mon brйviaire а dire, rйpondit Aramis, puis
quelques vers а composer que m'a demandйs Mme d'Aiguillon; ensuite
je dois passer rue Saint-Honorй afin d'acheter du rouge pour
Mme de Chevreuse. Vous voyez, mon cher ami, que si rien ne vous
presse, je suis trиs pressй, moi.»
Et Aramis tendit affectueusement la main а son compagnon, et prit
congй de lui.
D'Artagnan ne put, quelque peine qu'il se donnвt, en savoir
davantage sur ses trois nouveaux amis. Il prit donc son parti de
croire dans le prйsent tout ce qu'on disait de leur passй,
espйrant des rйvйlations plus sыres et plus йtendues de l'avenir.
En attendant, il considйra Athos comme un Achille, Porthos comme
un Ajax, et Aramis comme un Joseph.
Au reste, la vie des quatre jeunes gens йtait joyeuse: Athos
jouait, et toujours malheureusement. Cependant il n'empruntait
jamais un sou а ses amis, quoique sa bourse fыt sans cesse а leur
service, et lorsqu'il avait jouй sur parole, il faisait toujours
rйveiller son crйancier а six heures du matin pour lui payer sa
dette de la veille.
Porthos avait des fougues: ces jours-lа, s'il gagnait, on le
voyait insolent et splendide; s'il perdait, il disparaissait
complиtement pendant quelques jours, aprиs lesquels il
reparaissait le visage blкme et la mine allongйe, mais avec de
l'argent dans ses poches.
Quant а Aramis, il ne jouait jamais. C'йtait bien le plus mauvais
mousquetaire et le plus mйchant convive qui se pыt voir... Il
avait toujours besoin de travailler. Quelquefois au milieu d'un
dоner, quand chacun, dans l'entraоnement du vin et dans la chaleur
de la conversation, croyait que l'on en avait encore pour deux ou
trois heures а rester а table, Aramis regardait sa montre, se
levait avec un gracieux sourire et prenait congй de la sociйtй,
pour aller, disait-il, consulter un casuiste avec lequel il avait
rendez-vous. D'autres fois, il retournait а son logis pour йcrire
une thиse, et priait ses amis de ne pas le distraire.
Cependant Athos souriait de ce charmant sourire mйlancolique, si
bien sйant а sa noble figure, et Porthos buvait en jurant
qu'Aramis ne serait jamais qu'un curй de village.
Planchet, le valet de d'Artagnan, supporta noblement la bonne
fortune; il recevait trente sous par jour, et pendant un mois il
revenait au logis gai comme pinson et affable envers son maоtre.
Quand le vent de l'adversitй commenзa а souffler sur le mйnage de
la rue des Fossoyeurs, c'est-а-dire quand les quarante pistoles du
roi Louis XIII furent mangйes ou а peu prиs, il commenзa des
plaintes qu'Athos trouva nausйabondes, Porthos indйcentes, et
Aramis ridicules. Athos conseilla donc а d'Artagnan de congйdier
le drфle, Porthos voulait qu'on le bвtonnвt auparavant, et Aramis
prйtendit qu'un maоtre ne devait entendre que les compliments
qu'on fait de lui.
«Cela vous est bien aisй а dire, reprit d'Artagnan: а vous, Athos,
qui vivez muet avec Grimaud, qui lui dйfendez de parler, et qui,
par consйquent, n'avez jamais de mauvaises paroles avec lui; а
vous, Porthos, qui menez un train magnifique et qui кtes un dieu
pour votre valet Mousqueton; а vous enfin, Aramis, qui, toujours
distrait par vos йtudes thйologiques, inspirez un profond respect
а votre serviteur Bazin, homme doux et religieux; mais moi qui
suis sans consistance et sans ressources, moi qui ne suis pas
mousquetaire ni mкme garde, moi, que ferai-je pour inspirer de
l'affection, de la terreur ou du respect а Planchet?
-- La chose est grave, rйpondirent les trois amis, c'est une
affaire d'intйrieur; il en est des valets comme des femmes, il
faut les mettre tout de suite sur le pied oщ l'on dйsire qu'ils
restent. Rйflйchissez donc.»
D'Artagnan rйflйchit et se rйsolut а rouer Planchet par provision,
ce qui fut exйcutй avec la conscience que d'Artagnan mettait en
toutes choses; puis, aprиs l'avoir bien rossй, il lui dйfendit de
quitter son service sans sa permission. «Car, ajouta-t-il,
l'avenir ne peut me faire faute; j'attends inйvitablement des
temps meilleurs. Ta fortune est donc faite si tu restes prиs de
moi, et je suis trop bon maоtre pour te faire manquer ta fortune
en t'accordant le congй que tu me demandes.»
Cette maniиre d'agir donna beaucoup de respect aux mousquetaires
pour la politique de d'Artagnan. Planchet fut йgalement saisi
d'admiration et ne parla plus de s'en aller.
La vie des quatre jeunes gens йtait devenue commune; d'Artagnan,
qui n'avait aucune habitude, puisqu'il arrivait de sa province et
tombait au milieu d'un monde tout nouveau pour lui, prit aussitфt
les habitudes de ses amis.
On se levait vers huit heures en hiver, vers six heures en йtй, et
l'on allait prendre le mot d'ordre et l'air des affaires chez
M. de Trйville. D'Artagnan, bien qu'il ne fыt pas mousquetaire, en
faisait le service avec une ponctualitй touchante: il йtait
toujours de garde, parce qu'il tenait toujours compagnie а celui
de ses trois amis qui montait la sienne. On le connaissait а
l'hфtel des mousquetaires, et chacun le tenait pour un bon
camarade; M. de Trйville, qui l'avait apprйciй du premier coup
d'oeil, et qui lui portait une vйritable affection, ne cessait de
le recommander au roi.
De leur cфtй, les trois mousquetaires aimaient fort leur jeune
camarade. L'amitiй qui unissait ces quatre hommes, et le besoin de
se voir trois ou quatre fois par jour, soit pour duel, soit pour
affaires, soit pour plaisir, les faisaient sans cesse courir l'un
aprиs l'autre comme des ombres; et l'on rencontrait toujours les
insйparables se cherchant du Luxembourg а la place Saint-Sulpice,
ou de la rue du Vieux-Colombier au Luxembourg.
En attendant, les promesses de M. de Trйville allaient leur train.
Un beau jour, le roi commanda а M. le chevalier des Essarts de
prendre d'Artagnan comme cadet dans sa compagnie des gardes.
D'Artagnan endossa en soupirant cet habit, qu'il eыt voulu, au
prix de dix annйes de son existence, troquer contre la casaque de
mousquetaire. Mais M. de Trйville promit cette faveur aprиs un
noviciat de deux ans, noviciat qui pouvait кtre abrйgй au reste,
si l'occasion se prйsentait pour d'Artagnan de rendre quelque
service au roi ou de faire quelque action d'йclat. D'Artagnan se
retira sur cette promesse et, dиs le lendemain, commenзa son
service.
Alors ce fut le tour d'Athos, de Porthos et d'Aramis de monter la
garde avec d'Artagnan quand il йtait de garde. La compagnie de
M. le chevalier des Essarts prit ainsi quatre hommes au lieu d'un,
le jour oщ elle prit d'Artagnan.
CHAPITRE VIII
UNE INTRIGUE DE COEUR
Cependant les quarante pistoles du roi Louis XIII, ainsi que
toutes les choses de ce monde, aprиs avoir eu un commencement
avaient eu une fin, et depuis cette fin nos quatre compagnons
йtaient tombйs dans la gкne. D'abord Athos avait soutenu pendant
quelque temps l'association de ses propres deniers. Porthos lui
avait succйdй, et, grвce а une de ces disparitions auxquelles on
йtait habituй, il avait pendant prиs de quinze jours encore
subvenu aux besoins de tout le monde; enfin йtait arrivй le tour
d'Aramis, qui s'йtait exйcutй de bonne grвce, et qui йtait
parvenu, disait-il, en vendant ses livres de thйologie, а se
procurer quelques pistoles.
On eut alors, comme d'habitude, recours а M. de Trйville, qui fit
quelques avances sur la solde; mais ces avances ne pouvaient
conduire bien loin trois mousquetaires qui avaient dйjа force
comptes arriйrйs, et un garde qui n'en avait pas encore.
Enfin, quand on vit qu'on allait manquer tout а fait, on rassembla
par un dernier effort huit ou dix pistoles que Porthos joua.
Malheureusement, il йtait dans une mauvaise veine: il perdit tout,
plus vingt-cinq pistoles sur parole.
Alors la gкne devint de la dйtresse, on vit les affamйs suivis de
leurs laquais courir les quais et les corps de garde, ramassant
chez leurs amis du dehors tous les dоners qu'ils purent trouver;
car, suivant l'avis d'Aramis, on devait dans la prospйritй semer
des repas а droite et а gauche pour en rйcolter quelques-uns dans
la disgrвce.
Athos fut invitй quatre fois et mena chaque fois ses amis avec
leurs laquais. Porthos eut six occasions et en fit йgalement jouir
ses camarades; Aramis en eut huit. C'йtait un homme, comme on a
dйjа pu s'en apercevoir, qui faisait peu de bruit et beaucoup de
besogne.
Quant а d'Artagnan, qui ne connaissait encore personne dans la
capitale, il ne trouva qu'un dйjeuner de chocolat chez un prкtre
de son pays, et un dоner chez un cornette des gardes. Il mena son
armйe chez le prкtre, auquel on dйvora sa provision de deux mois,
et chez le cornette, qui fit des merveilles; mais, comme le disait
Planchet, on ne mange toujours qu'une fois, mкme quand on mange
beaucoup.
D'Artagnan se trouva donc assez humiliй de n'avoir eu qu'un repas
et demi, car le dйjeuner chez le prкtre ne pouvait compter que
pour un demi-repas, а offrir а ses compagnons en йchange des
festins que s'йtaient procurйs Athos, Porthos et Aramis. Il se
croyait а charge а la sociйtй, oubliant dans sa bonne foi toute
juvйnile qu'il avait nourri cette sociйtй pendant un mois, et son
esprit prйoccupй se mit а travailler activement. Il rйflйchit que
cette coalition de quatre hommes jeunes, braves, entreprenants et
actifs devait avoir un autre but que des promenades dйhanchйes,
des leзons d'escrime et des lazzi plus ou moins spirituels.
En effet, quatre hommes comme eux, quatre hommes dйvouйs les uns
aux autres depuis la bourse jusqu'а la vie, quatre hommes se
soutenant toujours, ne reculant jamais, exйcutant isolйment ou
ensemble les rйsolutions prises en commun; quatre bras menaзant
les quatre points cardinaux ou se tournant vers un seul point,
devaient inйvitablement, soit souterrainement, soit au jour, soit
par la mine, soit par la tranchйe, soit par la ruse, soit par la
force, s'ouvrir un chemin vers le but qu'ils voulaient atteindre,
si bien dйfendu ou si йloignй qu'il fыt. La seule chose qui
йtonnвt d'Artagnan, c'est que ses compagnons n'eussent point songй
а cela.
Il y songeait, lui, et sйrieusement mкme, se creusant la cervelle
pour trouver une direction а cette force unique quatre fois
multipliйe avec laquelle il ne doutait pas que, comme avec le
levier que cherchait Archimиde, on ne parvоnt а soulever le monde,
-- lorsque l'on frappa doucement а la porte. D'Artagnan rйveilla
Planchet et lui ordonna d'aller ouvrir.
Que de cette phrase: d'Artagnan rйveilla Planchet, le lecteur
n'aille pas augurer qu'il faisait nuit ou que le jour n'йtait
point encore venu. Non! quatre heures venaient de sonner.
Planchet, deux heures auparavant, йtait venu demander а dоner а
son maоtre, lequel lui avait rйpondu par le proverbe: «Qui dort
dоne.» Et Planchet dоnait en dormant.
Un homme fut introduit, de mine assez simple et qui avait l'air
d'un bourgeois.
Planchet, pour son dessert, eыt bien voulu entendre la
conversation; mais le bourgeois dйclara а d'Artagnan que ce qu'il
avait а lui dire йtant important et confidentiel, il dйsirait
demeurer en tкte-а-tкte avec lui.
D'Artagnan congйdia Planchet et fit asseoir son visiteur.
Il y eut un moment de silence pendant lequel les deux hommes se
regardиrent comme pour faire une connaissance prйalable, aprиs
quoi d'Artagnan s'inclina en signe qu'il йcoutait.
«J'ai entendu parler de M. d'Artagnan comme d'un jeune homme fort
brave, dit le bourgeois, et cette rйputation dont il jouit а juste
titre m'a dйcidй а lui confier un secret.
-- Parlez, monsieur, parlez», dit d'Artagnan, qui d'instinct
flaira quelque chose d'avantageux.
Le bourgeois fit une nouvelle pause et continua:
«J'ai ma femme qui est lingиre chez la reine, monsieur, et qui ne
manque ni de sagesse, ni de beautй. On me l'a fait йpouser voilа
bientфt trois ans, quoiqu'elle n'eыt qu'un petit avoir, parce que
M. de La Porte, le portemanteau de la reine, est son parrain et la
protиge...
-- Eh bien, monsieur? demanda d'Artagnan.
-- Eh bien, reprit le bourgeois, eh bien, monsieur, ma femme a йtй
enlevйe hier matin, comme elle sortait de sa chambre de travail.
-- Et par qui votre femme a-t-elle йtй enlevйe?
-- Je n'en sais rien sыrement, monsieur, mais je soupзonne
quelqu'un.
-- Et quelle est cette personne que vous soupзonnez?
-- Un homme qui la poursuivait depuis longtemps.
-- Diable!
-- Mais voulez-vous que je vous dise, monsieur, continua le
bourgeois, je suis convaincu, moi, qu'il y a moins d'amour que de
politique dans tout cela.
-- Moins d'amour que de politique, reprit d'Artagnan d'un air fort
rйflйchi, et que soupзonnez-vous?
-- Je ne sais pas si je devrais vous dire ce que je soupзonne...
-- Monsieur, je vous ferai observer que je ne vous demande
absolument rien, moi. C'est vous qui кtes venu. C'est vous qui
m'avez dit que vous aviez un secret а me confier. Faites donc а
votre guise, il est encore temps de vous retirer.
-- Non, monsieur, non; vous m'avez l'air d'un honnкte jeune homme,
et j'aurai confiance en vous. Je crois donc que ce n'est pas а
cause de ses amours que ma femme a йtй arrкtйe, mais а cause de
celles d'une plus grande dame qu'elle.
-- Ah! ah! serait-ce а cause des amours de Mme de Bois-Tracy? fit
d'Artagnan, qui voulut avoir l'air, vis-а-vis de son bourgeois,
d'кtre au courant des affaires de la cour.
-- Plus haut, monsieur, plus haut.
-- De Mme d'Aiguillon?
-- Plus haut encore.
-- De Mme de Chevreuse?
-- Plus haut, beaucoup plus haut!
-- De la... d'Artagnan s'arrкta.
-- Oui, monsieur, rйpondit si bas, qu'а peine si on put
l'entendre, le bourgeois йpouvantй.
-- Et avec qui?
-- Avec qui cela peut-il кtre, si ce n'est avec le duc de...
-- Le duc de...
-- Oui, monsieur! rйpondit le bourgeois, en donnant а sa voix une
intonation plus sourde encore.
-- Mais comment savez-vous tout cela, vous?
-- Ah! comment je le sais?
-- Oui, comment le savez-vous? Pas de demi-confidence, ou... vous
comprenez.
-- Je le sais par ma femme, monsieur, par ma femme elle-mкme.
-- Qui le sait, elle, par qui?
-- Par M. de La Porte. Ne vous ai-je pas dit qu'elle йtait la
filleule de M. de La Porte, l'homme de confiance de la reine? Eh
bien, M. de La Porte l'avait mise prиs de Sa Majestй pour que
notre pauvre reine au moins eыt quelqu'un а qui se fier,
abandonnйe comme elle l'est par le roi, espionnйe comme elle l'est
par le cardinal, trahie comme elle l'est par tous.
-- Ah! ah! voilа qui se dessine, dit d'Artagnan.
-- Or ma femme est venue il y a quatre jours, monsieur; une de ses
conditions йtait qu'elle devait me venir voir deux fois la
semaine; car, ainsi que j'ai eu l'honneur de vous le dire, ma
femme m'aime beaucoup; ma femme est donc venue, et m'a confiй que
la reine, en ce moment-ci, avait de grandes craintes.
-- Vraiment?
-- Oui, M. le cardinal, а ce qu'il paraоt, la poursuit et la
persйcute plus que jamais. Il ne peut pas lui pardonner l'histoire
de la sarabande. Vous savez l'histoire de la sarabande?
-- Pardieu, si je la sais! rйpondit d'Artagnan, qui ne savait rien
du tout, mais qui voulait avoir l'air d'кtre au courant.
-- De sorte que, maintenant, ce n'est plus de la haine, c'est de
la vengeance.
-- Vraiment?
-- Et la reine croit...
-- Eh bien, que croit la reine?
-- Elle croit qu'on a йcrit а M. le duc de Buckingham en son nom.
-- Au nom de la reine?
-- Oui, pour le faire venir а Paris, et une fois venu а Paris,
pour l'attirer dans quelque piиge.
-- Diable! mais votre femme, mon cher monsieur, qu'a-t-elle а
faire dans tout cela?
-- On connaоt son dйvouement pour la reine, et l'on veut ou
l'йloigner de sa maоtresse, ou l'intimider pour avoir les secrets
de Sa Majestй, ou la sйduire pour se servir d'elle comme d'un
espion.
-- C'est probable, dit d'Artagnan; mais l'homme qui l'a enlevйe,
le connaissez-vous?
-- Je vous ai dit que je croyais le connaоtre.
-- Son nom?
-- Je ne le sais pas; ce que je sais seulement, c'est que c'est
une crйature du cardinal, son вme damnйe.
-- Mais vous l'avez vu?
-- Oui, ma femme me l'a montrй un jour.
-- A-t-il un signalement auquel on puisse le reconnaоtre?
-- Oh! certainement, c'est un seigneur de haute mine, poil noir,
teint basanй, oeil perзant, dents blanches et une cicatrice а la
tempe.
-- Une cicatrice а la tempe! s'йcria d'Artagnan, et avec cela
dents blanches, oeil perзant, teint basanй, poil noir, et haute
mine; c'est mon homme de Meung!
-- C'est votre homme, dites-vous?
-- Oui, oui; mais cela ne fait rien а la chose. Non, je me trompe,
cela la simplifie beaucoup, au contraire: si votre homme est le
mien, je ferai d'un coup deux vengeances, voilа tout; mais oщ
rejoindre cet homme?
-- Je n'en sais rien.
-- Vous n'avez aucun renseignement sur sa demeure?
-- Aucun; un jour que je reconduisais ma femme au Louvre, il en
sortait comme elle allait y entrer, et elle me l'a fait voir.
-- Diable! diable! murmura d'Artagnan, tout ceci est bien vague;
par qui avez-vous su l'enlиvement de votre femme?
-- Par M. de La Porte.
-- Vous a-t-il donnй quelque dйtail?
-- Il n'en avait aucun.
-- Et vous n'avez rien appris d'un autre cфtй?
-- Si fait, j'ai reзu...
-- Quoi?
-- Mais je ne sais pas si je ne commets pas une grande imprudence?
-- Vous revenez encore lа-dessus; cependant je vous ferai observer
que, cette fois, il est un peu tard pour reculer.
-- Aussi je ne recule pas, mordieu! s'йcria le bourgeois en jurant
pour se monter la tкte. D'ailleurs, foi de Bonacieux...
-- Vous vous appelez Bonacieux? interrompit d'Artagnan.
-- Oui, c'est mon nom.
-- Vous disiez donc: foi de Bonacieux! pardon si je vous ai
interrompu; mais il me semblait que ce nom ne m'йtait pas inconnu.
-- C'est possible, monsieur. Je suis votre propriйtaire.
-- Ah! ah! fit d'Artagnan en se soulevant а demi et en saluant,
vous кtes mon propriйtaire?
-- Oui, monsieur, oui. Et comme depuis trois mois que vous кtes
chez moi, et que distrait sans doute par vos grandes occupations
vous avez oubliй de me payer mon loyer; comme, dis-je, je ne vous
ai pas tourmentй un seul instant, j'ai pensй que vous auriez йgard
а ma dйlicatesse.
-- Comment donc! mon cher monsieur Bonacieux, reprit d'Artagnan,
croyez que je suis plein de reconnaissance pour un pareil procйdй,
et que, comme je vous l'ai dit, si je puis vous кtre bon а quelque
chose...
-- Je vous crois, monsieur, je vous crois, et comme j'allais vous
le dire, foi de Bonacieux, j'ai confiance en vous.
-- Achevez donc ce que vous avez commencй а me dire.»
Le bourgeois tira un papier de sa poche, et le prйsenta а
d'Artagnan.
«Une lettre! fit le jeune homme.
-- Que j'ai reзue ce matin.»
D'Artagnan l'ouvrit, et comme le jour commenзait а baisser, il
s'approcha de la fenкtre. Le bourgeois le suivit.
«Ne cherchez pas votre femme, lut d'Artagnan, elle vous sera
rendue quand on n'aura plus besoin d'elle. Si vous faites une
seule dйmarche pour la retrouver, vous кtes perdu.»
«Voilа qui est positif, continua d'Artagnan; mais aprиs tout, ce
n'est qu'une menace.
-- Oui, mais cette menace m'йpouvante; moi, monsieur, je ne suis
pas homme d'йpйe du tout, et j'ai peur de la Bastille.
-- Hum! fit d'Artagnan; mais c'est que je ne me soucie pas plus de
la Bastille que vous, moi. S'il ne s'agissait que d'un coup
d'йpйe, passe encore.
-- Cependant, monsieur, j'avais bien comptй sur vous dans cette
occasion.
-- Oui?
-- Vous voyant sans cesse entourй de mousquetaires а l'air fort
superbe, et reconnaissant que ces mousquetaires йtaient ceux de
M. de Trйville, et par consйquent des ennemis du cardinal, j'avais
pensй que vous et vos amis, tout en rendant justice а notre pauvre
reine, seriez enchantйs de jouer un mauvais tour а Son Йminence.
-- Sans doute.
-- Et puis j'avais pensй que, me devant trois mois de loyer dont
je ne vous ai jamais parlй...
-- Oui, oui, vous m'avez dйjа donnй cette raison, et je la trouve
excellente.
-- Comptant de plus, tant que vous me ferez l'honneur de rester
chez moi, ne jamais vous parler de votre loyer а venir...
-- Trиs bien.
-- Et ajoutez а cela, si besoin est, comptant vous offrir une
cinquantaine de pistoles si, contre toute probabilitй, vous vous
trouviez gкnй en ce moment.
-- А merveille; mais vous кtes donc riche, mon cher monsieur
Bonacieux?
-- Je suis а mon aise, monsieur, c'est le mot; j'ai amassй quelque
chose comme deux ou trois mille йcus de rente dans le commerce de
la mercerie, et surtout en plaзant quelques fonds sur le dernier
voyage du cйlиbre navigateur Jean Mocquet; de sorte que, vous
comprenez, monsieur... Ah! mais... s'йcria le bourgeois.
-- Quoi? demanda d'Artagnan.
-- Que vois-je lа?
-- Oщ?
-- Dans la rue, en face de vos fenкtres, dans l'embrasure de cette
porte: un homme enveloppй dans un manteau.
-- C'est lui! s'йcriиrent а la fois d'Artagnan et le bourgeois,
chacun d'eux en mкme temps ayant reconnu son homme.
-- Ah! cette fois-ci, s'йcria d'Artagnan en sautant sur son йpйe,
cette fois-ci, il ne m'йchappera pas.»
Et tirant son йpйe du fourreau, il se prйcipita hors de
l'appartement.
Sur l'escalier, il rencontra Athos et Porthos qui le venaient
voir. Ils s'йcartиrent, d'Artagnan passa entre eux comme un trait.
«Ah за, oщ cours-tu ainsi? lui criиrent а la fois les deux
mousquetaires.
-- L'homme de Meung!» rйpondit d'Artagnan, et il disparut.
D'Artagnan avait plus d'une fois racontй а ses amis son aventure
avec l'inconnu, ainsi que l'apparition de la belle voyageuse а
laquelle cet homme avait paru confier une si importante missive.
L'avis d'Athos avait йtй que d'Artagnan avait perdu sa lettre dans
la bagarre. Un gentilhomme, selon lui -- et, au portrait que
d'Artagnan avait fait de l'inconnu, ce ne pouvait кtre qu'un
gentilhomme --, un gentilhomme devait кtre incapable de cette
bassesse, de voler une lettre.
Porthos n'avait vu dans tout cela qu'un rendez-vous amoureux donnй
par une dame а un cavalier ou par un cavalier а une dame, et
qu'йtait venu troubler la prйsence de d'Artagnan et de son cheval
jaune.
Aramis avait dit que ces sortes de choses йtant mystйrieuses,
mieux valait ne les point approfondir.
Ils comprirent donc, sur les quelques mots йchappйs а d'Artagnan,
de quelle affaire il йtait question, et comme ils pensиrent
qu'aprиs avoir rejoint son homme ou l'avoir perdu de vue,
d'Artagnan finirait toujours par remonter chez lui, ils
continuиrent leur chemin.
Lorsqu'ils entrиrent dans la chambre de d'Artagnan, la chambre
йtait vide: le propriйtaire, craignant les suites de la rencontre
qui allait sans doute avoir lieu entre le jeune homme et
l'inconnu, avait, par suite de l'exposition qu'il avait faite lui-
mкme de son caractиre, jugй qu'il йtait prudent de dйcamper.
CHAPITRE IX
D'ARTAGNAN SE DESSINE
Comme l'avaient prйvu Athos et Porthos, au bout d'une demi-heure
d'Artagnan rentra. Cette fois encore il avait manquй son homme,
qui avait disparu comme par enchantement. D'Artagnan avait couru,
l'йpйe а la main, toutes les rues environnantes, mais il n'avait
rien trouvй qui ressemblвt а celui qu'il cherchait, puis enfin il
en йtait revenu а la chose par laquelle il aurait dы commencer
peut-кtre, et qui йtait de frapper а la porte contre laquelle
l'inconnu йtait appuyй; mais c'йtait inutilement qu'il avait dix
ou douze fois de suite fait rйsonner le marteau, personne n'avait
rйpondu, et des voisins qui, attirйs par le bruit, йtaient
accourus sur le seuil de leur porte ou avaient mis le nez а leurs
fenкtres, lui avaient assurй que cette maison, dont au reste
toutes les ouvertures йtaient closes, йtait depuis six mois
complиtement inhabitйe.
Pendant que d'Artagnan courait les rues et frappait aux portes,
Aramis avait rejoint ses deux compagnons, de sorte qu'en revenant
chez lui, d'Artagnan trouva la rйunion au grand complet.
«Eh bien? dirent ensemble les trois mousquetaires en voyant entrer
d'Artagnan, la sueur sur le front et la figure bouleversйe par la
colиre.
-- Eh bien, s'йcria celui-ci en jetant son йpйe sur le lit, il
faut que cet homme soit le diable en personne; il a disparu comme
un fantфme, comme une ombre, comme un spectre.
-- Croyez-vous aux apparitions? demanda Athos а Porthos.
-- Moi, je ne crois que ce que j'ai vu, et comme je n'ai jamais vu
d'apparitions, je n'y crois pas.
-- La Bible, dit Aramis, nous fait une loi d'y croire: l'ombre de
Samuel apparut а Saьl, et c'est un article de foi que je serais
fвchй de voir mettre en doute, Porthos.
-- Dans tous les cas, homme ou diable, corps ou ombre, illusion ou
rйalitй, cet homme est nй pour ma damnation, car sa fuite nous
fait manquer une affaire superbe, messieurs, une affaire dans
laquelle il y avait cent pistoles et peut-кtre plus а gagner.
-- Comment cela?» dirent а la fois Porthos et Aramis.
Quant а Athos, fidиle а son systиme de mutisme, il se contenta
d'interroger d'Artagnan du regard.
«Planchet, dit d'Artagnan а son domestique, qui passait en ce
moment la tкte par la porte entrebвillйe pour tвcher de surprendre
quelques bribes de la conversation, descendez chez mon
propriйtaire, M. Bonacieux, et dites-lui de nous envoyer une demi-
douzaine de bouteilles de vin de Beaugency: c'est celui que je
prйfиre.
-- Ah за, mais vous avez donc crйdit ouvert chez votre
propriйtaire? demanda Porthos.
-- Oui, rйpondit d'Artagnan, а compter d'aujourd'hui, et soyez
tranquilles, si son vin est mauvais, nous lui en enverrons quйrir
d'autre.
-- Il faut user et non abuser, dit sentencieusement Aramis.
-- J'ai toujours dit que d'Artagnan йtait la forte tкte de nous
quatre, fit Athos, qui, aprиs avoir йmis cette opinion а laquelle
d'Artagnan rйpondit par un salut, retomba aussitфt dans son
silence accoutumй.
-- Mais enfin, voyons, qu'y a-t-il? demanda Porthos.
-- Oui, dit Aramis, confiez-nous cela, mon cher ami, а moins que
l'honneur de quelque dame ne se trouve intйressй а cette
confidence, а ce quel cas vous feriez mieux de la garder pour
vous.
-- Soyez tranquilles, rйpondit d'Artagnan, l'honneur de personne
n'aura а se plaindre de ce que j'ai а vous dire.»
Et alors il raconta mot а mot а ses amis ce qui venait de se
passer entre lui et son hфte, et comment l'homme qui avait enlevй
la femme du digne propriйtaire йtait le mкme avec lequel il avait
eu maille а partir а l'hфtellerie du Franc Meunier.
«Votre affaire n'est pas mauvaise, dit Athos aprиs avoir goыtй le
vin en connaisseur et indiquй d'un signe de tкte qu'il le trouvait
bon, et l'on pourra tirer de ce brave homme cinquante а soixante
pistoles. Maintenant, reste а savoir si cinquante а soixante
pistoles valent la peine de risquer quatre tкtes.
-- Mais faites attention, s'йcria d'Artagnan qu'il y a une femme
dans cette affaire, une femme enlevйe, une femme qu'on menace sans
doute, qu'on torture peut-кtre, et tout cela parce qu'elle est
fidиle а sa maоtresse!
-- Prenez garde, d'Artagnan, prenez garde, dit Aramis, vous vous
йchauffez un peu trop, а mon avis, sur le sort de Mme Bonacieux.
La femme a йtй crййe pour notre perte, et c'est d'elle que nous
viennent toutes nos misиres.»
Athos, а cette sentence d'Aramis, fronзa le sourcil et se mordit
les lиvres.
«Ce n'est point de Mme Bonacieux que je m'inquiиte, s'йcria
d'Artagnan, mais de la reine, que le roi abandonne, que le
cardinal persйcute, et qui voit tomber, les unes aprиs les autres,
les tкtes de tous ses amis.
-- Pourquoi aime-t-elle ce que nous dйtestons le plus au monde,
les Espagnols et les Anglais?
-- L'Espagne est sa patrie, rйpondit d'Artagnan, et il est tout
simple qu'elle aime les Espagnols, qui sont enfants de la mкme
terre qu'elle. Quant au second reproche que vous lui faites, j'ai
entendu dire qu'elle aimait non pas les Anglais, mais un Anglais.
-- Eh! ma foi, dit Athos, il faut avouer que cet Anglais йtait
bien digne d'кtre aimй. Je n'ai jamais vu un plus grand air que le
sien.
-- Sans compter qu'il s'habille comme personne, dit Porthos.
J'йtais au Louvre le jour oщ il a semй ses perles, et pardieu!
j'en ai ramassй deux que j'ai bien vendues dix pistoles piиce. Et
toi, Aramis, le connais-tu?
-- Aussi bien que vous, messieurs, car j'йtais de ceux qui l'ont
arrкtй dans le jardin d'Amiens, oщ m'avait introduit
M. de Putange, l'йcuyer de la reine. J'йtais au sйminaire а cette
йpoque, et l'aventure me parut cruelle pour le roi.
-- Ce qui ne m'empкcherait pas, dit d'Artagnan, si je savais oщ
est le duc de Buckingham, de le prendre par la main et de le
conduire prиs de la reine, ne fыt-ce que pour faire engager M. le
cardinal; car notre vйritable, notre seul, notre йternel ennemi,
messieurs, c'est le cardinal, et si nous pouvions trouver moyen de
lui jouer quelque tour bien cruel, j'avoue que j'y engagerais
volontiers ma tкte.
-- Et, reprit Athos, le mercier vous a dit, d'Artagnan, que la
reine pensait qu'on avait fait venir Buckingham sur un faux avis?
-- Elle en a peur.
-- Attendez donc, dit Aramis.
-- Quoi? demanda Porthos.
-- Allez toujours, je cherche а me rappeler des circonstances.
-- Et maintenant je suis convaincu, dit d'Artagnan, que
l'enlиvement de cette femme de la reine se rattache aux йvйnements
dont nous parlons, et peut-кtre а la prйsence de M. de Buckingham
а Paris.
-- Le Gascon est plein d'idйes, dit Porthos avec admiration.
-- J'aime beaucoup l'entendre parler, dit Athos, son patois
m'amuse.
-- Messieurs, reprit Aramis, йcoutez ceci.
-- Йcoutons Aramis, dirent les trois amis.
-- Hier je me trouvais chez un savant docteur en thйologie que je
consulte quelquefois pour mes йtudes...»
Athos sourit.
«Il habite un quartier dйsert, continua Aramis: ses goыts, sa
profession l'exigent. Or, au moment oщ je sortais de chez lui...»
Ici Aramis s'arrкta.
«Eh bien? demandиrent ses auditeurs, au moment oщ vous sortiez de
chez lui?»
Aramis parut faire un effort sur lui-mкme, comme un homme qui, en
plein courant de mensonge, se voit arrкter par quelque obstacle
imprйvu; mais les yeux de ses trois compagnons йtaient fixйs sur
lui, leurs oreilles attendaient bйantes, il n'y avait pas moyen de
reculer.
«Ce docteur a une niиce, continua Aramis.
-- Ah! il a une niиce! interrompit Porthos.
-- Dame fort respectable», dit Aramis.
Les trois amis se mirent а rire.
«Ah! si vous riez ou si vous doutez, reprit Aramis, vous ne saurez
rien.
-- Nous sommes croyants comme des mahomйtistes et muets comme des
catafalques, dit Athos.
-- Je continue donc, reprit Aramis. Cette niиce vient quelquefois
voir son oncle; or elle s'y trouvait hier en mкme temps que moi,
par hasard, et je dus m'offrir pour la conduire а son carrosse.
-- Ah! elle a un carrosse, la niиce du docteur? interrompit
Porthos, dont un des dйfauts йtait une grande incontinence de
langue; belle connaissance, mon ami.
-- Porthos, reprit Aramis, je vous ai dйjа fait observer plus
d'une fois que vous кtes fort indiscret, et que cela vous nuit
prиs des femmes.
-- Messieurs, messieurs, s'йcria d'Artagnan, qui entrevoyait le
fond de l'aventure, la chose est sйrieuse; tвchons donc de ne pas
plaisanter si nous pouvons. Allez, Aramis, allez.
-- Tout а coup, un homme grand, brun, aux maniиres de
gentilhomme..., tenez, dans le genre du vфtre, d'Artagnan.
-- Le mкme peut-кtre, dit celui-ci.
-- C'est possible, continua Aramis,... s'approcha de moi,
accompagnй de cinq ou six hommes qui le suivaient а dix pas en
arriиre, et du ton le plus poli: “Monsieur le duc, me dit-il, et
vous, madame”, continua-t-il en s'adressant а la dame que j'avais
sous le bras...
-- А la niиce du docteur?
-- Silence donc, Porthos! dit Athos, vous кtes insupportable.
-- Veuillez monter dans ce carrosse, et cela sans essayer la
moindre rйsistance, sans faire le moindre bruit.»
-- Il vous avait pris pour Buckingham! s'йcria d'Artagnan.
-- Je le crois, rйpondit Aramis.
-- Mais cette dame? demanda Porthos.
-- Il l'avait prise pour la reine! dit d'Artagnan.
-- Justement, rйpondit Aramis.
-- Le Gascon est le diable! s'йcria Athos, rien ne lui йchappe.
-- Le fait est, dit Porthos, qu'Aramis est de la taille et a
quelque chose de la tournure du beau duc; mais cependant, il me
semble que l'habit de mousquetaire...
-- J'avais un manteau йnorme, dit Aramis.
-- Au mois de juillet, diable! fit Porthos, est-ce que le docteur
craint que tu ne sois reconnu?
-- Je comprends encore, dit Athos, que l'espion se soit laissй
prendre par la tournure; mais le visage...
-- J'avais un grand chapeau, dit Aramis.
-- Oh! mon Dieu, s'йcria Porthos, que de prйcautions pour йtudier
la thйologie!
-- Messieurs, messieurs, dit d'Artagnan, ne perdons pas notre
temps а badiner; йparpillons-nous et cherchons la femme du
mercier, c'est la clef de l'intrigue.
-- Une femme de condition si infйrieure! vous croyez, d'Artagnan?
fit Porthos en allongeant les lиvres avec mйpris.
-- C'est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la
reine. Ne vous l'ai-je pas dit, messieurs? Et d'ailleurs, c'est
peut-кtre un calcul de Sa Majestй d'avoir йtй, cette fois,
chercher ses appuis si bas. Les hautes tкtes se voient de loin, et
le cardinal a bonne vue.
-- Eh bien, dit Porthos, faites d'abord prix avec le mercier, et
bon prix.
-- C'est inutile, dit d'Artagnan, car je crois que s'il ne nous
paie pas, nous serons assez payйs d'un autre cфtй.»
En ce moment, un bruit prйcipitй de pas retentit dans l'escalier,
la porte s'ouvrit avec fracas, et le malheureux mercier s'йlanзa
dans la chambre oщ se tenait le conseil.
«Ah! messieurs, s'йcria-t-il, sauvez-moi, au nom du Ciel, sauvez-
moi! Il y a quatre hommes qui viennent pour m'arrкter; sauvez-moi,
sauvez-moi!»
Porthos et Aramis se levиrent.
«Un moment, s'йcria d'Artagnan en leur faisant signe de repousser
au fourreau leurs йpйes а demi tirйes; un moment, ce n'est pas du
courage qu'il faut ici, c'est de la prudence.
-- Cependant, s'йcria Porthos, nous ne laisserons pas...
-- Vous laisserez faire d'Artagnan, dit Athos, c'est, je le
rйpиte, la forte tкte de nous tous, et moi, pour mon compte, je
dйclare que je lui obйis. Fais ce que tu voudras, d'Artagnan.»
En ce moment, les quatre gardes apparurent а la porte de
l'antichambre, et voyant quatre mousquetaires debout et l'йpйe au
cфtй, hйsitиrent а aller plus loin.
«Entrez, messieurs, entrez, cria d'Artagnan; vous кtes ici chez
moi, et nous sommes tous de fidиles serviteurs du roi et de M. le
cardinal.
-- Alors, messieurs, vous ne vous opposerez pas а ce que nous
exйcutions les ordres que nous avons reзus? demanda celui qui
paraissait le chef de l'escouade.
-- Au contraire, messieurs, et nous vous prкterions main-forte, si
besoin йtait.
-- Mais que dit-il donc? marmotta Porthos.
-- Tu es un niais, dit Athos, silence!
-- Mais vous m'avez promis..., dit tout bas le pauvre mercier.
-- Nous ne pouvons vous sauver qu'en restant libres, rйpondit
rapidement et tout bas d'Artagnan, et si nous faisons mine de vous
dйfendre, on nous arrкte avec vous.
-- Il me semble, cependant...
-- Venez, messieurs, venez, dit tout haut d'Artagnan; je n'ai
aucun motif de dйfendre monsieur. Je l'ai vu aujourd'hui pour la
premiиre fois, et encore а quelle occasion, il vous le dira lui-
mкme, pour me venir rйclamer le prix de mon loyer. Est-ce vrai,
monsieur Bonacieux? Rйpondez!
-- C'est la vйritй pure, s'йcria le mercier, mais monsieur ne vous
dit pas...
-- Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la reine
surtout, ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver. Allez,
allez, messieurs, emmenez cet homme!»
Et d'Artagnan poussa le mercier tout йtourdi aux mains des gardes,
en lui disant:
«Vous кtes un maraud, mon cher; vous venez me demander de
l'argent, а moi! а un mousquetaire! En prison, messieurs, encore
une fois, emmenez-le en prison et gardez-le sous clef le plus
longtemps possible, cela me donnera du temps pour payer.»
Les sbires se confondirent en remerciements et emmenиrent leur
proie.
Au moment oщ ils descendaient, d'Artagnan frappa sur l'йpaule du
chef:
«Ne boirai-je pas а votre santй et vous а la mienne? dit-il, en
remplissant deux verres du vin de Beaugency qu'il tenait de la
libйralitй de M. Bonacieux.
-- Ce sera bien de l'honneur pour moi, dit le chef des sbires, et
j'accepte avec reconnaissance.
-- Donc, а la vфtre, monsieur... comment vous nommez-vous?
-- Boisrenard.
-- Monsieur Boisrenard!
-- А la vфtre, mon gentilhomme: comment vous nommez-vous, а votre
tour, s'il vous plaоt?
-- D'Artagnan.
-- А la vфtre, monsieur d'Artagnan!
-- Et par-dessus toutes celles-lа, s'йcria d'Artagnan comme
emportй par son enthousiasme, а celle du roi et du cardinal.»
Le chef des sbires eыt peut-кtre doutй de la sincйritй de
d'Artagnan, si le vin eыt йtй mauvais; mais le vin йtait bon, il
fut convaincu.
«Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc faite lа? dit
Porthos lorsque l'alguazil en chef eut rejoint ses compagnons, et
que les quatre amis se retrouvиrent seuls. Fi donc! quatre
mousquetaires laisser arrкter au milieu d'eux un malheureux qui
crie а l'aide! Un gentilhomme trinquer avec un recors!
-- Porthos, dit Aramis, Athos t'a dйjа prйvenu que tu йtais un
niais, et je me range de son avis. D'Artagnan, tu es un grand
homme, et quand tu seras а la place de M. de Trйville, je te
demande ta protection pour me faire avoir une abbaye.
-- Ah за, je m'y perds, dit Porthos, vous approuvez ce que
d'Artagnan vient de faire?
-- Je le crois parbleu bien, dit Athos; non seulement j'approuve
ce qu'il vient de faire, mais encore je l'en fйlicite.
-- Et maintenant, messieurs, dit d'Artagnan sans se donner la
peine d'expliquer sa conduite а Porthos, tous pour un, un pour
tous, c'est notre devise, n'est-ce pas?
-- Cependant... dit Porthos.
-- Йtends la main et jure!» s'йcriиrent а la fois Athos et Aramis.
Vaincu par l'exemple, maugrйant tout bas, Porthos йtendit la main,
et les quatre amis rйpйtиrent d'une seule voix la formule dictйe
par d'Artagnan:
«Tous pour un, un pour tous.»
«C'est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit
d'Artagnan comme s'il n'avait fait autre chose que de commander
toute sa vie, et attention, car а partir de ce moment, nous voilа
aux prises avec le cardinal.»
CHAPITRE X
UNE SOURICIИRE AU XVIIe SIИCLE
L'invention de la souriciиre ne date pas de nos jours; dиs que les
sociйtйs, en se formant, eurent inventй une police quelconque,
cette police, а son tour, inventa les souriciиres.
Comme peut-кtre nos lecteurs ne sont pas familiarisйs encore avec
l'argot de la rue de Jйrusalem, et que c'est, depuis que nous
йcrivons -- et il y a quelque quinze ans de cela --, la premiиre
fois que nous employons ce mot appliquй а cette chose, expliquons-
leur ce que c'est qu'une souriciиre.
Quand, dans une maison quelle qu'elle soit, on a arrкtй un
individu soupзonnй d'un crime quelconque, on tient secrиte
l'arrestation; on place quatre ou cinq hommes en embuscade dans la
premiиre piиce, on ouvre la porte а tous ceux qui frappent, on la
referme sur eux et on les arrкte; de cette faзon, au bout de deux
ou trois jours, on tient а peu prиs tous les familiers de
l'йtablissement.
Voilа ce que c'est qu'une souriciиre.
On fit donc une souriciиre de l'appartement de maоtre Bonacieux,
et quiconque y apparut fut pris et interrogй par les gens de M. le
cardinal. Il va sans dire que, comme une allйe particuliиre
conduisait au premier йtage qu'habitait d'Artagnan, ceux qui
venaient chez lui йtaient exemptйs de toutes visites.
D'ailleurs les trois mousquetaires y venaient seuls; ils s'йtaient
mis en quкte chacun de son cфtй, et n'avaient rien trouvй, rien
dйcouvert. Athos avait йtй mкme jusqu'а questionner
M. de Trйville, chose qui, vu le mutisme habituel du digne
mousquetaire, avait fort йtonnй son capitaine. Mais M. de Trйville
ne savait rien, sinon que, la derniиre fois qu'il avait vu le
cardinal, le roi et la reine, le cardinal avait l'air fort
soucieux, que le roi йtait inquiet, et que les yeux rouges de la
reine indiquaient qu'elle avait veillй ou pleurй. Mais cette
derniиre circonstance l'avait peu frappй, la reine, depuis son
mariage, veillant et pleurant beaucoup.
M. de Trйville recommanda en tout cas а Athos le service du roi et
surtout celui de la reine, le priant de faire la mкme
recommandation а ses camarades.
Quant а d'Artagnan, il ne bougeait pas de chez lui. Il avait
converti sa chambre en observatoire. Des fenкtres il voyait
arriver ceux qui venaient se faire prendre; puis, comme il avait
фtй les carreaux du plancher, qu'il avait creusй le parquet et
qu'un simple plafond le sйparait de la chambre au-dessous, oщ se
faisaient les interrogatoires, il entendait tout ce qui se passait
entre les inquisiteurs et les accusйs.
Les interrogatoires, prйcйdйs d'une perquisition minutieuse opйrйe
sur la personne arrкtйe, йtaient presque toujours ainsi conзus:
«Mme Bonacieux vous a-t-elle remis quelque chose pour son mari ou
pour quelque autre personne?
-- M. Bonacieux vous a-t-il remis quelque chose pour sa femme ou
pour quelque autre personne?
-- L'un et l'autre vous ont-ils fait quelque confidence de vive
voix?»
«S'ils savaient quelque chose, ils ne questionneraient pas ainsi,
se dit а lui-mкme d'Artagnan. Maintenant, que cherchent-ils а
savoir? Si le duc de Buckingham ne se trouve point а Paris et s'il
n'a pas eu ou s'il ne doit point avoir quelque entrevue avec la
reine.»
D'Artagnan s'arrкta а cette idйe, qui, d'aprиs tout ce qu'il avait
entendu, ne manquait pas de probabilitй.
En attendant, la souriciиre йtait en permanence, et la vigilance
de d'Artagnan aussi.
Le soir du lendemain de l'arrestation du pauvre Bonacieux, comme
Athos venait de quitter d'Artagnan pour se rendre chez
M. de Trйville, comme neuf heures venaient de sonner, et comme
Planchet, qui n'avait pas encore fait le lit, commenзait sa
besogne, on entendit frapper а la porte de la rue; aussitфt cette
porte s'ouvrit et se referma: quelqu'un venait de se prendre а la
souriciиre.
D'Artagnan s'йlanзa vers l'endroit dйcarrelй, se coucha ventre а
terre et йcouta.
Des cris retentirent bientфt, puis des gйmissements qu'on
cherchait а йtouffer. D'interrogatoire, il n'en йtait pas
question.
«Diable! se dit d'Artagnan, il me semble que c'est une femme: on
la fouille, elle rйsiste, -- on la violente, -- les misйrables!»
Et d'Artagnan, malgrй sa prudence, se tenait а quatre pour ne pas
se mкler а la scиne qui se passait au-dessous de lui.
«Mais je vous dis que je suis la maоtresse de la maison,
messieurs; je vous dis que je suis Mme Bonacieux, je vous dis que
j'appartiens а la reine!» s'йcriait la malheureuse femme.
«Mme Bonacieux! murmura d'Artagnan; serais-je assez heureux pour
avoir trouvй ce que tout le monde cherche?»
«C'est justement vous que nous attendions», reprirent les
interrogateurs.
La voix devint de plus en plus йtouffйe: un mouvement tumultueux
fit retentir les boiseries. La victime rйsistait autant qu'une
femme peut rйsister а quatre hommes.
«Pardon, messieurs, par...», murmura la voix, qui ne fit plus
entendre que des sons inarticulйs.
«Ils la bвillonnent, ils vont l'entraоner, s'йcria d'Artagnan en
se redressant comme par un ressort. Mon йpйe; bon, elle est а mon
cфtй. Planchet!
-- Monsieur?
-- Cours chercher Athos, Porthos et Aramis. L'un des trois sera
sыrement chez lui, peut-кtre tous les trois seront-ils rentrйs.
Qu'ils prennent des armes, qu'ils viennent, qu'ils accourent. Ah!
je me souviens, Athos est chez M. de Trйville.
-- Mais oщ allez-vous, monsieur, oщ allez-vous?
-- Je descends par la fenкtre, s'йcria d'Artagnan, afin d'кtre
plus tфt arrivй; toi, remets les carreaux, balaie le plancher,
sors par la porte et cours oщ je te dis.
-- Oh! monsieur, monsieur, vous allez vous tuer, s'йcria Planchet.
-- Tais-toi, imbйcile», dit d'Artagnan. Et s'accrochant de la main
au rebord de sa fenкtre, il se laissa tomber du premier йtage, qui
heureusement n'йtait pas йlevй, sans se faire une йcorchure.
Puis il alla aussitфt frapper а la porte en murmurant:
«Je vais me faire prendre а mon tour dans la souriciиre, et
malheur aux chats qui se frotteront а pareille souris.»
А peine le marteau eut-il rйsonnй sous la main du jeune homme, que
le tumulte cessa, que des pas s'approchиrent, que la porte
s'ouvrit, et que d'Artagnan, l'йpйe nue, s'йlanзa dans
l'appartement de maоtre Bonacieux, dont la porte, sans doute mue
par un ressort, se referma d'elle-mкme sur lui.
Alors ceux qui habitaient encore la malheureuse maison de
Bonacieux et les voisins les plus proches entendirent de grands
cris, des trйpignements, un cliquetis d'йpйes et un bruit prolongй
de meubles. Puis, un moment aprиs, ceux qui, surpris par ce bruit,
s'йtaient mis aux fenкtres pour en connaоtre la cause, purent voir
la porte se rouvrir et quatre hommes vкtus de noir non pas en
sortir, mais s'envoler comme des corbeaux effarouchйs, laissant
par terre et aux angles des tables des plumes de leurs ailes,
c'est-а-dire des loques de leurs habits et des bribes de leurs
manteaux.
D'Artagnan йtait vainqueur sans beaucoup de peine, il faut le
dire, car un seul des alguazils йtait armй, encore se dйfendit-il
pour la forme. Il est vrai que les trois autres avaient essayй
d'assommer le jeune homme avec les chaises, les tabourets et les
poteries; mais deux ou trois йgratignures faites par la flamberge
du Gascon les avaient йpouvantйs. Dix minutes avaient suffi а leur
dйfaite et d'Artagnan йtait restй maоtre du champ de bataille.
Les voisins, qui avaient ouvert leurs fenкtres avec le sang-froid
particulier aux habitants de Paris dans ces temps d'йmeutes et de
rixes perpйtuelles, les refermиrent dиs qu'ils eurent vu s'enfuir
les quatre hommes noirs: leur instinct leur disait que, pour le
moment, tout йtait fini.
D'ailleurs il se faisait tard, et alors comme aujourd'hui on se
couchait de bonne heure dans le quartier du Luxembourg.
D'Artagnan, restй seul avec Mme Bonacieux, se retourna vers elle:
la pauvre femme йtait renversйe sur un fauteuil et а demi
йvanouie. D'Artagnan l'examina d'un coup d'oeil rapide.
C'йtait une charmante femme de vingt-cinq а vingt-six ans, brune
avec des yeux bleus, ayant un nez lйgиrement retroussй, des dents
admirables, un teint marbrй de rose et d'opale. Lа cependant
s'arrкtaient les signes qui pouvaient la faire confondre avec une
grande dame. Les mains йtaient blanches, mais sans finesse: les
pieds n'annonзaient pas la femme de qualitй. Heureusement
d'Artagnan n'en йtait pas encore а se prйoccuper de ces dйtails.
Tandis que d'Artagnan examinait Mme Bonacieux, et en йtait aux
pieds, comme nous l'avons dit, il vit а terre un fin mouchoir de
batiste, qu'il ramassa selon son habitude, et au coin duquel il
reconnut le mкme chiffre qu'il avait vu au mouchoir qui avait
failli lui faire couper la gorge avec Aramis.
Depuis ce temps, d'Artagnan se mйfiait des mouchoirs armoriйs; il
remit donc sans rien dire celui qu'il avait ramassй dans la poche
de Mme Bonacieux. En ce moment, Mme Bonacieux reprenait ses sens.
Elle ouvrit les yeux, regarda avec terreur autour d'elle, vit que
l'appartement йtait vide, et qu'elle йtait seule avec son
libйrateur. Elle lui tendit aussitфt les mains en souriant.
Mme Bonacieux avait le plus charmant sourire du monde.
«Ah! monsieur! dit-elle, c'est vous qui m'avez sauvйe; permettez-
moi que je vous remercie.
-- Madame, dit d'Artagnan, je n'ai fait que ce que tout
gentilhomme eыt fait а ma place, vous ne me devez donc aucun
remerciement.
-- Si fait, monsieur, si fait, et j'espиre vous prouver que vous
n'avez pas rendu service а une ingrate. Mais que me voulaient donc
ces hommes, que j'ai pris d'abord pour des voleurs, et pourquoi
M. Bonacieux n'est-il point ici?
-- Madame, ces hommes йtaient bien autrement dangereux que ne
pourraient кtre des voleurs, car ce sont des agents de M. le
cardinal, et quant а votre mari, M. Bonacieux, il n'est point ici
parce qu'hier on est venu le prendre pour le conduire а la
Bastille.
-- Mon mari а la Bastille! s'йcria Mme Bonacieux, oh! mon Dieu!
qu'a-t-il donc fait? pauvre cher homme! lui, l'innocence mкme!»
Et quelque chose comme un sourire perзait sur la figure encore
tout effrayйe de la jeune femme.
«Ce qu'il a fait, madame? dit d'Artagnan. Je crois que son seul
crime est d'avoir а la fois le bonheur et le malheur d'кtre votre
mari.
-- Mais, monsieur, vous savez donc...
-- Je sais que vous avez йtй enlevйe, madame.
-- Et par qui? Le savez-vous? Oh! si vous le savez, dites-le-moi.
-- Par un homme de quarante а quarante-cinq ans, aux cheveux
noirs, au teint basanй, avec une cicatrice а la tempe gauche.
-- C'est cela, c'est cela; mais son nom?
-- Ah! son nom? c'est ce que j'ignore.
-- Et mon mari savait-il que j'avais йtй enlevйe?
-- Il en avait йtй prйvenu par une lettre que lui avait йcrite le
ravisseur lui-mкme.
-- Et soupзonne-t-il, demanda Mme Bonacieux avec embarras, la
cause de cet йvйnement?
-- Il l'attribuait, je crois, а une cause politique.
-- J'en ai doutй d'abord, et maintenant je le pense comme lui.
Ainsi donc, ce cher M. Bonacieux ne m'a pas soupзonnйe un seul
instant...?
-- Ah! loin de lа, madame, il йtait trop fier de votre sagesse et
surtout de votre amour.»
Un second sourire presque imperceptible effleura les lиvres rosйes
de la belle jeune femme.
«Mais, continua d'Artagnan, comment vous кtes-vous enfuie?
-- J'ai profitй d'un moment oщ l'on m'a laissйe seule, et comme je
savais depuis ce matin а quoi m'en tenir sur mon enlиvement, а
l'aide de mes draps je suis descendue par la fenкtre; alors, comme
je croyais mon mari ici, je suis accourue.
-- Pour vous mettre sous sa protection?
-- Oh! non, pauvre cher homme, je savais bien qu'il йtait
incapable de me dйfendre; mais comme il pouvait nous servir а
autre chose, je voulais le prйvenir.
-- De quoi?
-- Oh! ceci n'est pas mon secret, je ne puis donc pas vous le
dire.
-- D'ailleurs, dit d'Artagnan (pardon, madame, si, tout garde que
je suis, je vous rappelle а la prudence), d'ailleurs je crois que
nous ne sommes pas ici en lieu opportun pour faire des
confidences. Les hommes que j'ai mis en fuite vont revenir avec
main-forte; s'ils nous retrouvent ici nous sommes perdus. J'ai
bien fait prйvenir trois de mes amis, mais qui sait si on les aura
trouvйs chez eux!
-- Oui, oui, vous avez raison, s'йcria Mme Bonacieux effrayйe;
fuyons, sauvons-nous.»
А ces mots, elle passa son bras sous celui de d'Artagnan et
l'entraоna vivement.
«Mais oщ fuir? dit d'Artagnan, oщ nous sauver?
-- Йloignons-nous d'abord de cette maison, puis aprиs nous
verrons.»
Et la jeune femme et le jeune homme, sans se donner la peine de
refermer la porte, descendirent rapidement la rue des Fossoyeurs,
s'engagиrent dans la rue des Fossйs-Monsieur-le-Prince et ne
s'arrкtиrent qu'а la place Saint-Sulpice.
«Et maintenant, qu'allons-nous faire, demanda d'Artagnan, et oщ
voulez-vous que je vous conduise?
-- Je suis fort embarrassйe de vous rйpondre, je vous l'avoue, dit
Mme Bonacieux; mon intention йtait de faire prйvenir M. de La
Porte par mon mari, afin que M. de La Porte pыt nous dire
prйcisйment ce qui s'йtait passй au Louvre depuis trois jours, et
s'il n'y avait pas danger pour moi de m'y prйsenter.
-- Mais moi, dit d'Artagnan, je puis aller prйvenir M. de La
Porte.
-- Sans doute; seulement il n'y a qu'un malheur: c'est qu'on
connaоt M. Bonacieux au Louvre et qu'on le laisserait passer, lui,
tandis qu'on ne vous connaоt pas, vous, et que l'on vous fermera
la porte.
-- Ah! bah, dit d'Artagnan, vous avez bien а quelque guichet du
Louvre un concierge qui vous est dйvouй, et qui grвce а un mot
d'ordre...»
Mme Bonacieux regarda fixement le jeune homme.
«Et si je vous donnais ce mot d'ordre, dit-elle, l'oublieriez-vous
aussitфt que vous vous en seriez servi?
-- Parole d'honneur, foi de gentilhomme! dit d'Artagnan avec un
accent а la vйritй duquel il n'y avait pas а se tromper.
-- Tenez, je vous crois; vous avez l'air d'un brave jeune homme,
d'ailleurs votre fortune est peut-кtre au bout de votre
dйvouement.
-- Je ferai sans promesse et de conscience tout ce que je pourrai
pour servir le roi et кtre agrйable а la reine, dit d'Artagnan;
disposez donc de moi comme d'un ami.
-- Mais moi, oщ me mettrez-vous pendant ce temps-lа?
-- N'avez-vous pas une personne chez laquelle M. de La Porte
puisse revenir vous prendre?
-- Non, je ne veux me fier а personne.
-- Attendez, dit d'Artagnan; nous sommes а la porte d'Athos. Oui,
c'est cela.
-- Qu'est-ce qu'Athos?
-- Un de mes amis.
-- Mais s'il est chez lui et qu'il me voie?
-- Il n'y est pas, et j'emporterai la clef aprиs vous avoir fait
entrer dans son appartement.
-- Mais s'il revient?
-- Il ne reviendra pas; d'ailleurs on lui dirait que j'ai amenй
une femme, et que cette femme est chez lui.
-- Mais cela me compromettra trиs fort, savez-vous!
-- Que vous importe! on ne vous connaоt pas; d'ailleurs nous
sommes dans une situation а passer par-dessus quelques
convenances!
-- Allons donc chez votre ami. Oщ demeure-t-il?
-- Rue Fйrou, а deux pas d'ici.
-- Allons.»
Et tous deux reprirent leur course. Comme l'avait prйvu
d'Artagnan, Athos n'йtait pas chez lui: il prit la clef, qu'on
avait l'habitude de lui donner comme а un ami de la maison, monta
l'escalier et introduisit Mme Bonacieux dans le petit appartement
dont nous avons dйjа fait la description.
«Vous кtes chez vous, dit-il; attendez, fermez la porte en dedans
et n'ouvrez а personne, а moins que vous n'entendiez frapper trois
coups ainsi: tenez; et il frappa trois fois: deux coups rapprochйs
l'un de l'autre et assez forts, un coup plus distant et plus
lйger.
-- C'est bien, dit Mme Bonacieux; maintenant, а mon tour de vous
donner mes instructions.
-- J'йcoute.
-- Prйsentez-vous au guichet du Louvre, du cфtй de la rue de
l'Йchelle, et demandez Germain.
-- C'est bien. Aprиs?
-- Il vous demandera ce que vous voulez, et alors vous lui
rйpondrez par ces deux mots: Tours et Bruxelles. Aussitфt il se
mettra а vos ordres.
-- Et que lui ordonnerai-je?
-- D'aller chercher M. de La Porte, le valet de chambre de la
reine.
-- Et quand il l'aura йtй chercher et que M. de La Porte sera
venu?
-- Vous me l'enverrez.
-- C'est bien, mais oщ et comment vous reverrai-je?
-- Y tenez-vous beaucoup а me revoir?
-- Certainement.
-- Eh bien, reposez-vous sur moi de ce soin, et soyez tranquille.
-- Je compte sur votre parole.
-- Comptez-y.»
D'Artagnan salua Mme Bonacieux en lui lanзant le coup d'oeil le
plus amoureux qu'il lui fыt possible de concentrer sur sa
charmante petite personne, et tandis qu'il descendait l'escalier,
il entendit la porte se fermer derriиre lui а double tour. En deux
bonds il fut au Louvre: comme il entrait au guichet de Йchelle,
dix heures sonnaient. Tous les йvйnements que nous venons de
raconter s'йtaient succйdй en une demi-heure.
Tout s'exйcuta comme l'avait annoncй Mme Bonacieux. Au mot d'ordre
convenu, Germain s'inclina; dix minutes aprиs, La Porte йtait dans
la loge; en deux mots, d'Artagnan le mit au fait et lui indiqua oщ
йtait Mme Bonacieux. La Porte s'assura par deux fois de
l'exactitude de l'adresse, et partit en courant. Cependant, а
peine eut-il fait dix pas, qu'il revint.
«Jeune homme, dit-il а d'Artagnan, un conseil.
-- Lequel?
-- Vous pourriez кtre inquiйtй pour ce qui vient de se passer.
-- Vous croyez?
-- Oui. Avez-vous quelque ami dont la pendule retarde?
-- Eh bien?
-- Allez le voir pour qu'il puisse tйmoigner que vous йtiez chez
lui а neuf heures et demie. En justice, cela s'appelle un alibi.»
D'Artagnan trouva le conseil prudent; il prit ses jambes а son
cou, il arriva chez M. de Trйville, mais, au lieu de passer au
salon avec tout le monde, il demanda а entrer dans son cabinet.
Comme d'Artagnan йtait un des habituйs de l'hфtel, on ne fit
aucune difficultй d'accйder а sa demande; et l'on alla prйvenir
M. de Trйville que son jeune compatriote, ayant quelque chose
d'important а lui dire, sollicitait une audience particuliиre.
Cinq minutes aprиs, M. de Trйville demandait а d'Artagnan ce qu'il
pouvait faire pour son service et ce qui lui valait sa visite а
une heure si avancйe.
«Pardon, monsieur! dit d'Artagnan, qui avait profitй du moment oщ
il йtait restй seul pour retarder l'horloge de trois quarts
d'heure; j'ai pensй que, comme il n'йtait que neuf heures vingt-
cinq minutes, il йtait encore temps de me prйsenter chez vous.
-- Neuf heures vingt-cinq minutes! s'йcria M. de Trйville en
regardant sa pendule; mais c'est impossible!
-- Voyez plutфt, monsieur, dit d'Artagnan, voilа qui fait foi.
-- C'est juste, dit M. de Trйville, j'aurais cru qu'il йtait plus
tard. Mais voyons, que me voulez-vous?»
Alors d'Artagnan fit а M. de Trйville une longue histoire sur la
reine. Il lui exposa les craintes qu'il avait conзues а l'йgard de
Sa Majestй; il lui raconta ce qu'il avait entendu dire des projets
du cardinal а l'endroit de Buckingham, et tout cela avec une
tranquillitй et un aplomb dont M. de Trйville fut d'autant mieux
la dupe, que lui-mкme, comme nous l'avons dit, avait remarquй
quelque chose de nouveau entre le cardinal, le roi et la reine.
А dix heures sonnant, d'Artagnan quitta M. de Trйville, qui le
remercia de ses renseignements, lui recommanda d'avoir toujours а
coeur le service du roi et de la reine, et qui rentra dans le
salon. Mais, au bas de l'escalier, d'Artagnan se souvint qu'il
avait oubliй sa canne: en consйquence, il remonta prйcipitamment,
rentra dans le cabinet, d'un tour de doigt remit la pendule а son
heure, pour qu'on ne pыt pas s'apercevoir, le lendemain, qu'elle
avait йtй dйrangйe, et sыr dйsormais qu'il y avait un tйmoin pour
prouver son alibi, il descendit l'escalier et se trouva bientфt
dans la rue.
CHAPITRE XI
L'INTRIGUE SE NOUE
Sa visite faite а M. de Trйville, d'Artagnan prit, tout pensif, le
plus long pour rentrer chez lui.
А quoi pensait d'Artagnan, qu'il s'йcartait ainsi de sa route,
regardant les йtoiles du ciel, et tantфt soupirant tantфt
souriant?
Il pensait а Mme Bonacieux. Pour un apprenti mousquetaire, la
jeune femme йtait presque une idйalitй amoureuse. Jolie,
mystйrieuse, initiйe а presque tous les secrets de cour, qui
reflйtaient tant de charmante gravitй sur ses traits gracieux,
elle йtait soupзonnйe de n'кtre pas insensible, ce qui est un
attrait irrйsistible pour les amants novices; de plus, d'Artagnan
l'avait dйlivrйe des mains de ces dйmons qui voulaient la fouiller
et la maltraiter, et cet important service avait йtabli entre elle
et lui un de ces sentiments de reconnaissance qui prennent si
facilement un plus tendre caractиre.
D'Artagnan se voyait dйjа, tant les rкves marchent vite sur les
ailes de l'imagination, accostй par un messager de la jeune femme
qui lui remettait quelque billet de rendez-vous, une chaоne d'or
ou un diamant. Nous avons dit que les jeunes cavaliers recevaient
sans honte de leur roi; ajoutons qu'en ce temps de facile morale,
ils n'avaient pas plus de vergogne а l'endroit de leurs
maоtresses, et que celles-ci leur laissaient presque toujours de
prйcieux et durables souvenirs, comme si elles eussent essayй de
conquйrir la fragilitй de leurs sentiments par la soliditй de
leurs dons.
On faisait alors son chemin par les femmes, sans en rougir. Celles
qui n'йtaient que belles donnaient leur beautй, et de lа vient
sans doute le proverbe, que la plus belle fille du monde ne peut
donner que ce qu'elle a. Celles qui йtaient riches donnaient en
outre une partie de leur argent, et l'on pourrait citer bon nombre
de hйros de cette galante йpoque qui n'eussent gagnй ni leurs
йperons d'abord, ni leurs batailles ensuite, sans la bourse plus
ou moins garnie que leur maоtresse attachait а l'arзon de leur
selle.
D'Artagnan ne possйdait rien; l'hйsitation du provincial, vernis
lйger, fleur йphйmиre, duvet de la pкche, s'йtait йvaporйe au vent
des conseils peu orthodoxes que les trois mousquetaires donnaient
а leur ami. D'Artagnan, suivant l'йtrange coutume du temps, se
regardait а Paris comme en campagne, et cela ni plus ni moins que
dans les Flandres: l'Espagnol lа-bas, la femme ici. C'йtait
partout un ennemi а combattre, des contributions а frapper.
Mais, disons-le, pour le moment d'Artagnan йtait mы d'un sentiment
plus noble et plus dйsintйressй. Le mercier lui avait dit qu'il
йtait riche; le jeune homme avait pu deviner qu'avec un niais
comme l'йtait M. Bonacieux, ce devait кtre la femme qui tenait la
clef de la bourse. Mais tout cela n'avait influй en rien sur le
sentiment produit par la vue de Mme Bonacieux, et l'intйrкt йtait
restй а peu prиs йtranger а ce commencement d'amour qui en avait
йtй la suite. Nous disons: а peu prиs, car l'idйe qu'une jeune
femme, belle, gracieuse, spirituelle, est riche en mкme temps,
n'фte rien а ce commencement d'amour, et tout au contraire le
corrobore.
Il y a dans l'aisance une foule de soins et de caprices
aristocratiques qui vont bien а la beautй. Un bas fin et blanc,
une robe de soie, une guimpe de dentelle, un joli soulier au pied,
un frais ruban sur la tкte, ne font point jolie une femme laide,
mais font belle une femme jolie, sans compter les mains qui
gagnent а tout cela; les mains, chez les femmes surtout, ont
besoin de rester oisives pour rester belles.
Puis d'Artagnan, comme le sait bien le lecteur, auquel nous
n'avons pas cachй l'йtat de sa fortune, d'Artagnan n'йtait pas un
millionnaire; il espйrait bien le devenir un jour, mais le temps
qu'il se fixait lui-mкme pour cet heureux changement йtait assez
йloignй. En attendant, quel dйsespoir que de voir une femme qu'on
aime dйsirer ces mille riens dont les femmes composent leur
bonheur, et de ne pouvoir lui donner ces mille riens! Au moins,
quand la femme est riche et que l'amant ne l'est pas, ce qu'il ne
peut lui offrir elle se l'offre elle-mкme; et quoique ce soit
ordinairement avec l'argent du mari qu'elle se passe cette
jouissance, il est rare que ce soit а lui qu'en revienne la
reconnaissance.
Puis d'Artagnan, disposй а кtre l'amant le plus tendre, йtait en
attendant un ami trиs dйvouй. Au milieu de ses projets amoureux
sur la femme du mercier, il n'oubliait pas les siens. La jolie
Mme Bonacieux йtait femme а promener dans la plaine Saint-Denis ou
dans la foire Saint-Germain en compagnie d'Athos, de Porthos et
d'Aramis, auxquels d'Artagnan serait fier de montrer une telle
conquкte. Puis, quand on a marchй longtemps, la faim arrive;
d'Artagnan depuis quelque temps avait remarquй cela. On ferait de
ces petits dоners charmants oщ l'on touche d'un cфtй la main d'un
ami, et de l'autre le pied d'une maоtresse. Enfin, dans les
moments pressants, dans les positions extrкmes, d'Artagnan serait
le sauveur de ses amis.
Et M. Bonacieux, que d'Artagnan avait poussй dans les mains des
sbires en le reniant bien haut et а qui il avait promis tout bas
de le sauver? Nous devons avouer а nos lecteurs que d'Artagnan n'y
songeait en aucune faзon, ou que, s'il y songeait, c'йtait pour se
dire qu'il йtait bien oщ il йtait, quelque part qu'il fыt. L'amour
est la plus йgoпste de toutes les passions.
Cependant, que nos lecteurs se rassurent: si d'Artagnan oublie son
hфte ou fait semblant de l'oublier, sous prйtexte qu'il ne sait
pas oщ on l'a conduit, nous ne l'oublions pas, nous, et nous
savons oщ il est. Mais pour le moment faisons comme le Gascon
amoureux. Quant au digne mercier, nous reviendrons а lui plus
tard.
D'Artagnan, tout en rйflйchissant а ses futures amours, tout en
parlant а la nuit, tout en souriant aux йtoiles, remontait la rue
du Cherche-Midi ou Chasse-Midi, ainsi qu'on l'appelait alors.
Comme il se trouvait dans le quartier d'Aramis, l'idйe lui йtait
venue d'aller faire une visite а son ami, pour lui donner quelques
explications sur les motifs qui lui avaient fait envoyer Planchet
avec invitation de se rendre immйdiatement а la souriciиre. Or, si
Aramis s'йtait trouvй chez lui lorsque Planchet y йtait venu, il
avait sans aucun doute couru rue des Fossoyeurs, et n'y trouvant
personne que ses deux autres compagnons peut-кtre, ils n'avaient
dы savoir, ni les uns ni les autres, ce que cela voulait dire. Ce
dйrangement mйritait donc une explication, voilа ce que disait
tout haut d'Artagnan.
Puis, tout bas, il pensait que c'йtait pour lui une occasion de
parler de la jolie petite Mme Bonacieux, dont son esprit, sinon
son coeur, йtait dйjа tout plein. Ce n'est pas а propos d'un
premier amour qu'il faut demander de la discrйtion. Ce premier
amour est accompagnй d'une si grande joie, qu'il faut que cette
joie dйborde, sans cela elle vous йtoufferait.
Paris depuis deux heures йtait sombre et commenзait а se faire
dйsert. Onze heures sonnaient а toutes les horloges du faubourg
Saint-Germain, il faisait un temps doux. D'Artagnan suivait une
ruelle situйe sur l'emplacement oщ passe aujourd'hui la rue
d'Assas, respirant les йmanations embaumйes qui venaient avec le
vent de la rue de Vaugirard et qu'envoyaient les jardins
rafraоchis par la rosйe du soir et par la brise de la nuit. Au
loin rйsonnaient, assourdis cependant par de bons volets, les
chants des buveurs dans quelques cabarets perdus dans la plaine.
Arrivй au bout de la ruelle, d'Artagnan tourna а gauche. La maison
qu'habitait Aramis se trouvait situйe entre la rue Cassette et la
rue Servandoni.
D'Artagnan venait de dйpasser la rue Cassette et reconnaissait
dйjа la porte de la maison de son ami, enfouie sous un massif de
sycomores et de clйmatites qui formaient un vaste bourrelet au-
dessus d'elle lorsqu'il aperзut quelque chose comme une ombre qui
sortait de la rue Servandoni. Ce quelque chose йtait enveloppй
d'un manteau, et d'Artagnan crut d'abord que c'йtait un homme;
mais, а la petitesse de la taille, а l'incertitude de la dйmarche,
а l'embarras du pas, il reconnut bientфt une femme. De plus, cette
femme, comme si elle n'eыt pas йtй bien sыre de la maison qu'elle
cherchait, levait les yeux pour se reconnaоtre, s'arrкtait,
retournait en arriиre, puis revenait encore. D'Artagnan fut
intriguй.
«Si j'allais lui offrir mes services! pensa-t-il. А son allure, on
voit qu'elle est jeune; peut-кtre jolie. Oh! oui. Mais une femme
qui court les rues а cette heure ne sort guиre que pour aller
rejoindre son amant. Peste! si j'allais troubler les rendez-vous,
ce serait une mauvaise porte pour entrer en relations.»
Cependant, la jeune femme s'avanзait toujours, comptant les
maisons et les fenкtres. Ce n'йtait, au reste, chose ni longue, ni
difficile. Il n'y avait que trois hфtels dans cette partie de la
rue, et deux fenкtres ayant vue sur cette rue; l'une йtait celle
d'un pavillon parallиle а celui qu'occupait Aramis, l'autre йtait
celle d'Aramis lui-mкme.
«Pardieu! se dit d'Artagnan, auquel la niиce du thйologien
revenait а l'esprit; pardieu! il serait drфle que cette colombe
attardйe cherchвt la maison de notre ami. Mais sur mon вme, cela y
ressemble fort. Ah! mon cher Aramis, pour cette fois, j'en veux
avoir le coeur net.»
Et d'Artagnan, se faisant le plus mince qu'il put, s'abrita dans
le cфtй le plus obscur de la rue, prиs d'un banc de pierre situй
au fond d'une niche.
La jeune femme continua de s'avancer, car outre la lйgиretй de son
allure, qui l'avait trahie, elle venait de faire entendre une
petite toux qui dйnonзait une voix des plus fraоches. D'Artagnan
pensa que cette toux йtait un signal.
Cependant, soit qu'on eыt rйpondu а cette toux par un signe
йquivalent qui avait fixй les irrйsolutions de la nocturne
chercheuse, soit que sans secours йtranger elle eыt reconnu
qu'elle йtait arrivйe au bout de sa course, elle s'approcha
rйsolument du volet d'Aramis et frappa а trois intervalles йgaux
avec son doigt recourbй.
«C'est bien chez Aramis, murmura d'Artagnan. Ah! monsieur
l'hypocrite! je vous y prends а faire de la thйologie!»
Les trois coups йtaient а peine frappйs, que la croisйe intйrieure
s'ouvrit et qu'une lumiиre parut а travers les vitres du volet.
«Ah! ah! fit l'йcouteur non pas aux portes, mais aux fenкtres, ah!
la visite йtait attendue. Allons, le volet va s'ouvrir et la dame
entrera par escalade. Trиs bien!»
Mais, au grand йtonnement de d'Artagnan, le volet resta fermй. De
plus, la lumiиre qui avait flamboyй un instant, disparut, et tout
rentra dans l'obscuritй.
D'Artagnan pensa que cela ne pouvait durer ainsi, et continua de
regarder de tous ses yeux et d'йcouter de toutes ses oreilles.
Il avait raison: au bout de quelques secondes, deux coups secs
retentirent dans l'intйrieur.
La jeune femme de la rue rйpondit par un seul coup, et le volet
s'entrouvrit.
On juge si d'Artagnan regardait et йcoutait avec aviditй.
Malheureusement, la lumiиre avait йtй transportйe dans un autre
appartement. Mais les yeux du jeune homme s'йtaient habituйs а la
nuit. D'ailleurs les yeux des Gascons ont, а ce qu'on assure,
comme ceux des chats, la propriйtй de voir pendant la nuit.
D'Artagnan vit donc que la jeune femme tirait de sa poche un objet
blanc qu'elle dйploya vivement et qui prit la forme d'un mouchoir.
Cet objet dйployй, elle en fit remarquer le coin а son
interlocuteur.
Cela rappela а d'Artagnan ce mouchoir qu'il avait trouvй aux pieds
de Mme Bonacieux, lequel lui avait rappelй celui qu'il avait
trouvй aux pieds d'Aramis.
«Que diable pouvait donc signifier ce mouchoir?»
Placй oщ il йtait, d'Artagnan ne pouvait voir le visage d'Aramis,
nous disons d'Aramis, parce que le jeune homme ne faisait aucun
doute que ce fыt son ami qui dialoguвt de l'intйrieur avec la dame
de l'extйrieur; la curiositй l'emporta donc sur la prudence, et,
profitant de la prйoccupation dans laquelle la vue du mouchoir
paraissait plonger les deux personnages que nous avons mis en
scиne, il sortit de sa cachette, et prompt comme l'йclair, mais
йtouffant le bruit de ses pas, il alla se coller а un angle de la
muraille, d'oщ son oeil pouvait parfaitement plonger dans
l'intйrieur de l'appartement d'Aramis.
Arrivй lа, d'Artagnan pensa jeter un cri de surprise: ce n'йtait
pas Aramis qui causait avec la nocturne visiteuse, c'йtait une
femme. Seulement, d'Artagnan y voyait assez pour reconnaоtre la
forme de ses vкtements, mais pas assez pour distinguer ses traits.
Au mкme instant, la femme de l'appartement tira un second mouchoir
de sa poche, et l'йchangea avec celui qu'on venait de lui montrer.
Puis, quelques mots furent prononcйs entre les deux femmes. Enfin
le volet se referma; la femme qui se trouvait а l'extйrieur de la
fenкtre se retourna, et vint passer а quatre pas de d'Artagnan en
abaissant la coiffe de sa mante; mais la prйcaution avait йtй
prise trop tard, d'Artagnan avait dйjа reconnu Mme Bonacieux.
Mme Bonacieux! Le soupзon que c'йtait elle lui avait dйjа traversй
l'esprit quand elle avait tirй le mouchoir de sa poche; mais
quelle probabilitй que Mme Bonacieux qui avait envoyй chercher
M. de La Porte pour se faire reconduire par lui au Louvre, courыt
les rues de Paris seule а onze heures et demie du soir, au risque
de se faire enlever une seconde fois?
Il fallait donc que ce fыt pour une affaire bien importante; et
quelle est l'affaire importante d'une femme de vingt-cinq ans?
L'amour.
Mais йtait-ce pour son compte ou pour le compte d'une autre
personne qu'elle s'exposait а de semblables hasards? Voilа ce que
se demandait а lui-mкme le jeune homme, que le dйmon de la
jalousie mordait au coeur ni plus ni moins qu'un amant en titre.
Il y avait, au reste, un moyen bien simple de s'assurer oщ allait
Mme Bonacieux: c'йtait de la suivre. Ce moyen йtait si simple, que
d'Artagnan l'employa tout naturellement et d'instinct.
Mais, а la vue du jeune homme qui se dйtachait de la muraille
comme une statue de sa niche, et au bruit des pas qu'elle entendit
retentir derriиre elle, Mme Bonacieux jeta un petit cri et
s'enfuit.
D'Artagnan courut aprиs elle. Ce n'йtait pas une chose difficile
pour lui que de rejoindre une femme embarrassйe dans son manteau.
Il la rejoignit donc au tiers de la rue dans laquelle elle s'йtait
engagйe. La malheureuse йtait йpuisйe, non pas de fatigue, mais de
terreur, et quand d'Artagnan lui posa la main sur l'йpaule, elle
tomba sur un genou en criant d'une voix йtranglйe:
«Tuez-moi si vous voulez, mais vous ne saurez rien.»
D'Artagnan la releva en lui passant le bras autour de la taille;
mais comme il sentait а son poids qu'elle йtait sur le point de se
trouver mal, il s'empressa de la rassurer par des protestations de
dйvouement. Ces protestations n'йtaient rien pour Mme Bonacieux;
car de pareilles protestations peuvent se faire avec les plus
mauvaises intentions du monde; mais la voix йtait tout. La jeune
femme crut reconnaоtre le son de cette voix: elle rouvrit les
yeux, jeta un regard sur l'homme qui lui avait fait si grand-peur,
et, reconnaissant d'Artagnan, elle poussa un cri de joie.
«Oh! c'est vous, c'est vous! dit-elle; merci, mon Dieu!
-- Oui, c'est moi, dit d'Artagnan, moi que Dieu a envoyй pour
veiller sur vous.
-- Йtait-ce dans cette intention que vous me suiviez?» demanda
avec un sourire plein de coquetterie la jeune femme, dont le
caractиre un peu railleur reprenait le dessus, et chez laquelle
toute crainte avait disparu du moment oщ elle avait reconnu un ami
dans celui qu'elle avait pris pour un ennemi.
«Non, dit d'Artagnan, non, je l'avoue; c'est le hasard qui m'a mis
sur votre route; j'ai vu une femme frapper а la fenкtre d'un de
mes amis...
-- D'un de vos amis? interrompit Mme Bonacieux.
-- Sans doute; Aramis est de mes meilleurs amis.
-- Aramis! qu'est-ce que cela?
-- Allons donc! allez-vous me dire que vous ne connaissez pas
Aramis?
-- C'est la premiиre fois que j'entends prononcer ce nom.
-- C'est donc la premiиre fois que vous venez а cette maison?
-- Sans doute.
-- Et vous ne saviez pas qu'elle fыt habitйe par un jeune homme?
-- Non.
-- Par un mousquetaire?
-- Nullement.
-- Ce n'est donc pas lui que vous veniez chercher?
-- Pas le moins du monde. D'ailleurs, vous l'avez bien vu, la
personne а qui j'ai parlй est une femme.
-- C'est vrai; mais cette femme est des amies d'Aramis.
-- Je n'en sais rien.
-- Puisqu'elle loge chez lui.
-- Cela ne me regarde pas.
-- Mais qui est-elle?
-- Oh! cela n'est point mon secret.
-- Chиre madame Bonacieux, vous кtes charmante; mais en mкme temps
vous кtes la femme la plus mystйrieuse...
-- Est-ce que je perds а cela?
-- Non; vous кtes, au contraire, adorable. Alors, donnez-moi le
bras.
-- Bien volontiers. Et maintenant?
-- Maintenant, conduisez-moi.
-- Oщ cela?
-- Oщ je vais.
-- Mais oщ allez-vous?
-- Vous le verrez, puisque vous me laisserez а la porte.
-- Faudra-t-il vous attendre?
-- Ce sera inutile.
-- Vous reviendrez donc seule? Peut-кtre oui, peut-кtre non.
-- Mais la personne qui vous accompagnera ensuite sera-t-elle un
homme, sera-t-elle une femme?
-- Je n'en sais rien encore.
-- Je le saurai bien, moi!
-- Comment cela?
-- Je vous attendrai pour vous voir sortir.
-- En ce cas, adieu!
-- Comment cela?
-- Je n'ai pas besoin de vous.
-- Mais vous aviez rйclamй...
-- L'aide d'un gentilhomme, et non la surveillance d'un espion.
-- Le mot est un peu dur!
-- Comment appelle-t-on ceux qui suivent les gens malgrй eux?
-- Des indiscrets.
-- Le mot est trop doux.
-- Allons, madame, je vois bien qu'il faut faire tout ce que vous
voulez.
-- Pourquoi vous кtre privй du mйrite de le faire tout de suite?
-- N'y en a-t-il donc aucun а se repentir?
-- Et vous repentez-vous rйellement?
-- Je n'en sais rien moi-mкme. Mais ce que je sais, c'est que je
vous promets de faire tout ce que vous voudrez si vous me laissez
vous accompagner jusqu'oщ vous allez.
-- Et vous me quitterez aprиs?
-- Oui.
-- Sans m'йpier а ma sortie?
-- Non.
-- Parole d'honneur?
-- Foi de gentilhomme!
-- Prenez mon bras et marchons alors.»
D'Artagnan offrit son bras а Mme Bonacieux, qui s'y suspendit,
moitiй rieuse, moitiй tremblante, et tous deux gagnиrent le haut
de la rue de La Harpe. Arrivйe lа, la jeune femme parut hйsiter,
comme elle avait dйjа fait dans la rue de Vaugirard. Cependant, а
de certains signes, elle sembla reconnaоtre une porte; et
s'approchant de cette porte:
«Et maintenant, monsieur, dit-elle, c'est ici que j'ai affaire;
mille fois merci de votre honorable compagnie, qui m'a sauvйe de
tous les dangers auxquels, seule, j'eusse йtй exposйe. Mais le
moment est venu de tenir votre parole: je suis arrivйe а ma
destination.
-- Et vous n'aurez plus rien а craindre en revenant?
-- Je n'aurai а craindre que les voleurs.
-- N'est-ce donc rien?
-- Que pourraient-ils me prendre? je n'ai pas un denier sur moi.
-- Vous oubliez ce beau mouchoir brodй, armoriй.
-- Lequel?
-- Celui que j'ai trouvй а vos pieds et que j'ai remis dans votre
poche.
-- Taisez-vous, taisez-vous, malheureux! s'йcria la jeune femme,
voulez-vous me perdre?
-- Vous voyez bien qu'il y a encore du danger pour vous, puisqu'un
seul mot vous fait trembler, et que vous avouez que, si on
entendait ce mot, vous seriez perdue. Ah! tenez, madame, s'йcria
d'Artagnan en lui saisissant la main et la couvrant d'un ardent
regard, tenez! soyez plus gйnйreuse, confiez-vous а moi; n'avez-
vous donc pas lu dans mes yeux qu'il n'y a que dйvouement et
sympathie dans mon coeur?
-- Si fait, rйpondit Mme Bonacieux; aussi demandez-moi mes
secrets, et je vous les dirai; mais ceux des autres, c'est autre
chose.
-- C'est bien, dit d'Artagnan, je les dйcouvrirai; puisque ces
secrets peuvent avoir une influence sur votre vie, il faut que ces
secrets deviennent les miens.
-- Gardez-vous-en bien, s'йcria la jeune femme avec un sйrieux qui
fit frissonner d'Artagnan malgrй lui. Oh! ne vous mкlez en rien de
ce qui me regarde, ne cherchez point а m'aider dans ce que
j'accomplis; et cela, je vous le demande au nom de l'intйrкt que
je vous inspire, au nom du service que vous m'avez rendu! et que
je n'oublierai de ma vie. Croyez bien plutфt а ce que je vous dis.
Ne vous occupez plus de moi, je n'existe plus pour vous, que ce
soit comme si vous ne m'aviez jamais vue.
-- Aramis doit-il en faire autant que moi, madame? dit d'Artagnan
piquй.
-- Voilа deux ou trois fois que vous avez prononcй ce nom,
monsieur, et cependant je vous ai dit que je ne le connaissais
pas.
-- Vous ne connaissez pas l'homme au volet duquel vous avez йtй
frapper. Allons donc, madame! vous me croyez par trop crйdule,
aussi!
-- Avouez que c'est pour me faire parler que vous inventez cette
histoire, et que vous crйez ce personnage.
-- Je n'invente rien, madame, je ne crйe rien, je dis l'exacte
vйritй.
-- Et vous dites qu'un de vos amis demeure dans cette maison?
-- Je le dis et je le rйpиte pour la troisiиme fois, cette maison
est celle qu'habite mon ami, et cet ami est Aramis.
-- Tout cela s'йclaircira plus tard, murmura la jeune femme:
maintenant, monsieur, taisez-vous.
-- Si vous pouviez voir mon coeur tout а dйcouvert, dit
d'Artagnan, vous y liriez tant de curiositй, que vous auriez pitiй
de moi, et tant d'amour, que vous satisferiez а l'instant mкme ma
curiositй. On n'a rien а craindre de ceux qui vous aiment.
-- Vous parlez bien vite d'amour, monsieur! dit la jeune femme en
secouant la tкte.
-- C'est que l'amour m'est venu vite et pour la premiиre fois, et
que je n'ai pas vingt ans.»
La jeune femme le regarda а la dйrobйe.
«Йcoutez, je suis dйjа sur la trace, dit d'Artagnan. Il y a trois
mois, j'ai manquй avoir un duel avec Aramis pour un mouchoir
pareil а celui que vous avez montrй а cette femme qui йtait chez
lui, pour un mouchoir marquй de la mкme maniиre, j'en suis sыr.
-- Monsieur, dit la jeune femme, vous me fatiguez fort, je vous le
jure, avec ces questions.
-- Mais vous, si prudente, madame, songez-y, si vous йtiez arrкtйe
avec ce mouchoir, et que ce mouchoir fыt saisi, ne seriez-vous pas
compromise?
-- Pourquoi cela, les initiales ne sont-elles pas les miennes:
C.B., Constance Bonacieux?
-- Ou Camille de Bois-Tracy.
-- Silence, monsieur, encore une fois silence! Ah! puisque les
dangers que je cours pour moi-mкme ne vous arrкtent pas, songez а
ceux que vous pouvez courir, vous!
-- Moi?
-- Oui, vous. Il y a danger de la prison, il y a danger de la vie
а me connaоtre.
-- Alors, je ne vous quitte plus.
-- Monsieur, dit la jeune femme suppliant et joignant les mains,
monsieur, au nom du Ciel, au nom de l'honneur d'un militaire, au
nom de la courtoisie d'un gentilhomme, йloignez-vous; tenez, voilа
minuit qui sonne, c'est l'heure oщ l'on m'attend.
-- Madame, dit le jeune homme en s'inclinant, je ne sais rien
refuser а qui me demande ainsi; soyez contente, je m'йloigne.
-- Mais vous ne me suivrez pas, vous ne m'йpierez pas?
-- Je rentre chez moi а l'instant.
-- Ah! je le savais bien, que vous йtiez un brave jeune homme!»
s'йcria Mme Bonacieux en lui tendant une main et en posant l'autre
sur le marteau d'une petite porte presque perdue dans la muraille.
-- D'Artagnan saisit la main qu'on lui tendait et la baisa
ardemment.
«Ah! j'aimerais mieux ne vous avoir jamais vue, s'йcria d'Artagnan
avec cette brutalitй naпve que les femmes prйfиrent souvent aux
affйteries de la politesse, parce qu'elle dйcouvre le fond de la
pensйe et qu'elle prouve que le sentiment l'emporte sur la raison.
-- Eh bien, reprit Mme Bonacieux d'une voix presque caressante, et
en serrant la main de d'Artagnan qui n'avait pas abandonnй la
sienne; eh bien, je n'en dirai pas autant que vous: ce qui est
perdu pour aujourd'hui n'est pas perdu pour l'avenir. Qui sait, si
lorsque je serai dйliйe un jour, je ne satisferai pas votre
curiositй?
-- Et faites-vous la mкme promesse а mon amour? s'йcria d'Artagnan
au comble de la joie.
-- Oh! de ce cфtй, je ne veux point m'engager, cela dйpendra des
sentiments que vous saurez m'inspirer.
-- Ainsi, aujourd'hui, madame...
-- Aujourd'hui, monsieur, je n'en suis encore qu'а la
reconnaissance.
-- Ah! vous кtes trop charmante, dit d'Artagnan avec tristesse, et
vous abusez de mon amour.
-- Non, j'use de votre gйnйrositй, voilа tout. Mais croyez-le
bien, avec certaines gens tout se retrouve.
-- Oh! vous me rendez le plus heureux des hommes. N'oubliez pas
cette soirйe, n'oubliez pas cette promesse.
-- Soyez tranquille, en temps et lieu je me souviendrai de tout.
Eh bien, partez donc, partez, au nom du Ciel! On m'attendait а
minuit juste, et je suis en retard.
-- De cinq minutes.
-- Oui; mais dans certaines circonstances, cinq minutes sont cinq
siиcles.
-- Quand on aime.
-- Eh bien, qui vous dit que je n'ai pas affaire а un amoureux?
-- C'est un homme qui vous attend? s'йcria d'Artagnan, un homme!
-- Allons, voilа la discussion qui va recommencer, fit
Mme Bonacieux avec un demi-sourire qui n'йtait pas exempt d'une
certaine teinte d'impatience.
-- Non, non, je m'en vais, je pars; je crois en vous, je veux
avoir tout le mйrite de mon dйvouement, ce dйvouement dыt-il кtre
une stupiditй. Adieu, madame, adieu!»
Et comme s'il ne se fыt senti la force de se dйtacher de la main
qu'il tenait que par une secousse, il s'йloigna tout courant,
tandis que Mme Bonacieux frappait, comme au volet, trois coups
lents et rйguliers; puis, arrivй а l'angle de la rue, il se
retourna: la porte s'йtait ouverte et refermйe, la jolie merciиre
avait disparu.
D'Artagnan continua son chemin, il avait donnй sa parole de ne pas
йpier Mme Bonacieux, et sa vie eыt-elle dйpendu de l'endroit oщ
elle allait se rendre, ou de la personne qui devait l'accompagner,
d'Artagnan serait rentrй chez lui, puisqu'il avait dit qu'il y
rentrait. Cinq minutes aprиs, il йtait dans la rue des Fossoyeurs.
«Pauvre Athos, disait-il, il ne saura pas ce que cela veut dire.
Il se sera endormi en m'attendant, ou il sera retournй chez lui,
et en rentrant il aura appris qu'une femme y йtait venue. Une
femme chez Athos! Aprиs tout, continua d'Artagnan, il y en avait
bien une chez Aramis. Tout cela est fort йtrange, et je serais
bien curieux de savoir comment cela finira.
-- Mal, monsieur, mal», rйpondit une voix que le jeune homme
reconnut pour celle de Planchet; car tout en monologuant tout
haut, а la maniиre des gens trиs prйoccupйs, il s'йtait engagй
dans l'allйe au fond de laquelle йtait l'escalier qui conduisait а
sa chambre.
«Comment, mal? que veux-tu dire, imbйcile? demanda d'Artagnan,
qu'est-il donc arrivй?
-- Toutes sortes de malheurs.
-- Lesquels?
-- D'abord M. Athos est arrкtй.
-- Arrкtй! Athos! arrкtй! pourquoi?
-- On l'a trouvй chez vous; on l'a pris pour vous.
-- Et par qui a-t-il йtй arrкtй?
-- Par la garde qu'ont йtй chercher les hommes noirs que vous avez
mis en fuite.
-- Pourquoi ne s'est-il pas nommй? pourquoi n'a-t-il pas dit qu'il
йtait йtranger а cette affaire?
-- Il s'en est bien gardй, monsieur; il s'est au contraire
approchй de moi et m'a dit: «C'est ton maоtre qui a besoin de sa
libertй en ce moment, et non pas moi, puisqu'il sait tout et que
je ne sais rien. On le croira arrкtй, et cela lui donnera du
temps; dans trois jours je dirai qui je suis, et il faudra bien
qu'on me fasse sortir.»
-- Bravo, Athos! noble coeur, murmura d'Artagnan, je le reconnais
bien lа! Et qu'ont fait les sbires?
-- Quatre l'ont emmenй je ne sais oщ, а la Bastille ou au For-
l'Йvкque; deux sont restйs avec les hommes noirs, qui ont fouillй
partout et qui ont pris tous les papiers. Enfin les deux derniers,
pendant cette expйdition, montaient la garde а la porte; puis,
quand tout a йtй fini, ils sont partis, laissant la maison vide et
tout ouvert.
-- Et Porthos et Aramis?
-- Je ne les avais pas trouvйs, ils ne sont pas venus.
-- Mais ils peuvent venir d'un moment а l'autre, car tu leur as
fait dire que je les attendais?
-- Oui, monsieur.
-- Eh bien, ne bouge pas d'ici; s'ils viennent, prйviens-les de ce
qui m'est arrivй, qu'ils m'attendent au cabaret de la Pomme de
Pin; ici il y aurait danger, la maison peut кtre espionnйe. Je
cours chez M. de Trйville pour lui annoncer tout cela, et je les y
rejoins.
-- C'est bien, monsieur, dit Planchet.
-- Mais tu resteras, tu n'auras pas peur! dit d'Artagnan en
revenant sur ses pas pour recommander le courage а son laquais.
-- Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous ne me connaissez
pas encore; je suis brave quand je m'y mets, allez; c'est le tout
de m'y mettre; d'ailleurs je suis Picard.
-- Alors, c'est convenu, dit d'Artagnan, tu te fais tuer plutфt
que de quitter ton poste.
-- Oui, monsieur, et il n'y a rien que je ne fasse pour prouver а
monsieur que je lui suis attachй.»
«Bon, dit en lui-mкme d'Artagnan, il paraоt que la mйthode que
j'ai employйe а l'йgard de ce garзon est dйcidйment la bonne: j'en
userai dans l'occasion.»
Et de toute la vitesse de ses jambes, dйjа quelque peu fatiguйes
cependant par les courses de la journйe, d'Artagnan se dirigea
vers la rue du Colombier.
M. de Trйville n'йtait point а son hфtel; sa compagnie йtait de
garde au Louvre; il йtait au Louvre avec sa compagnie.
Il fallait arriver jusqu'а M. de Trйville; il йtait important
qu'il fыt prйvenu de ce qui se passait. D'Artagnan rйsolut
d'essayer d'entrer au Louvre. Son costume de garde dans la
compagnie de M. des Essarts lui devait кtre un passeport.
Il descendit donc la rue des Petits-Augustins, et remonta le quai
pour prendre le Pont-Neuf. Il avait eu un instant l'idйe de passer
le bac; mais en arrivant au bord de l'eau, il avait machinalement
introduit sa main dans sa poche et s'йtait aperзu qu'il n'avait
pas de quoi payer le passeur.
Comme il arrivait а la hauteur de la rue Guйnйgaud, il vit
dйboucher de la rue Dauphine un groupe composй de deux personnes
et dont l'allure le frappa.
Les deux personnes qui composaient le groupe йtaient: l'un, un
homme; l'autre, une femme.
La femme avait la tournure de Mme Bonacieux, et l'homme
ressemblait а s'y mйprendre а Aramis.
En outre, la femme avait cette mante noire que d'Artagnan voyait
encore se dessiner sur le volet de la rue de Vaugirard et sur la
porte de la rue de La Harpe.
De plus, l'homme portait l'uniforme des mousquetaires.
Le capuchon de la femme йtait rabattu, l'homme tenait son mouchoir
sur son visage; tous deux, cette double prйcaution l'indiquait,
tous deux avaient donc intйrкt а n'кtre point reconnus.
Ils prirent le pont: c'йtait le chemin de d'Artagnan, puisque
d'Artagnan se rendait au Louvre; d'Artagnan les suivit.
D'Artagnan n'avait pas fait vingt pas, qu'il fut convaincu que
cette femme, c'йtait Mme Bonacieux, et que cet homme, c'йtait
Aramis.
Il sentit а l'instant mкme tous les soupзons de la jalousie qui
s'agitaient dans son coeur.
Il йtait doublement trahi et par son ami et par celle qu'il aimait
dйjа comme une maоtresse. Mme Bonacieux lui avait jurй ses grands
dieux qu'elle ne connaissait pas Aramis, et un quart d'heure aprиs
qu'elle lui avait fait ce serment, il la retrouvait au bras
d'Aramis.
D'Artagnan ne rйflйchit pas seulement qu'il connaissait la jolie
merciиre depuis trois heures seulement, qu'elle ne lui devait rien
qu'un peu de reconnaissance pour l'avoir dйlivrйe des hommes noirs
qui voulaient l'enlever, et qu'elle ne lui avait rien promis. Il
se regarda comme un amant outragй, trahi, bafouй; le sang et la
colиre lui montиrent au visage, il rйsolut de tout йclaircir.
La jeune femme et le jeune homme s'йtaient aperзus qu'ils йtaient
suivis, et ils avaient doublй le pas. D'Artagnan prit sa course,
les dйpassa, puis revint sur eux au moment oщ ils se trouvaient
devant la Samaritaine, йclairйe par un rйverbиre qui projetait sa
lueur sur toute cette partie du pont.
D'Artagnan s'arrкta devant eux, et ils s'arrкtиrent devant lui.
«Que voulez-vous, monsieur? demanda le mousquetaire en reculant
d'un pas et avec un accent йtranger qui prouvait а d'Artagnan
qu'il s'йtait trompй dans une partie de ses conjectures.
-- Ce n'est pas Aramis! s'йcria-t-il.
-- Non, monsieur, ce n'est point Aramis, et а votre exclamation je
vois que vous m'avez pris pour un autre, et je vous pardonne.
-- Vous me pardonnez! s'йcria d'Artagnan.
-- Oui, rйpondit l'inconnu. Laissez-moi donc passer, puisque ce
n'est pas а moi que vous avez affaire.
-- Vous avez raison, monsieur, dit d'Artagnan, ce n'est pas а vous
que j'ai affaire, c'est а madame.
-- А madame! vous ne la connaissez pas, dit l'йtranger.
-- Vous vous trompez, monsieur, je la connais.
-- Ah! fit Mme Bonacieux d'un ton de reproche, ah monsieur!
j'avais votre parole de militaire et votre foi de gentilhomme;
j'espйrais pouvoir compter dessus.
-- Et moi, madame, dit d'Artagnan embarrassй, vous m'aviez
promis...
-- Prenez mon bras, madame, dit l'йtranger, et continuons notre
chemin.»
Cependant d'Artagnan, йtourdi, atterrй, anйanti par tout ce qui
lui arrivait, restait debout et les bras croisйs devant le
mousquetaire et Mme Bonacieux.
Le mousquetaire fit deux pas en avant et йcarta d'Artagnan avec la
main.
D'Artagnan fit un bond en arriиre et tira son йpйe.
En mкme temps et avec la rapiditй de l'йclair, l'inconnu tira la
sienne.
«Au nom du Ciel, Milord! s'йcria Mme Bonacieux en se jetant entre
les combattants et prenant les йpйes а pleines mains.
-- Milord! s'йcria d'Artagnan illuminй d'une idйe subite, Milord!
pardon, monsieur; mais est-ce que vous seriez...
-- Milord duc de Buckingham, dit Mme Bonacieux а demi-voix; et
maintenant vous pouvez nous perdre tous.
-- Milord, madame, pardon, cent fois pardon; mais je l'aimais,
Milord, et j'йtais jaloux; vous savez ce que c'est que d'aimer,
Milord; pardonnez-moi, et dites-moi comment je puis me faire tuer
pour Votre Grвce.
-- Vous кtes un brave jeune homme, dit Buckingham en tendant а
d'Artagnan une main que celui-ci serra respectueusement; vous
m'offrez vos services, je les accepte; suivez-nous а vingt pas
jusqu'au Louvre; et si quelqu'un nous йpie, tuez-le!»
D'Artagnan mit son йpйe nue sous son bras, laissa prendre а
Mme Bonacieux et au duc vingt pas d'avance et les suivit, prкt а
exйcuter а la lettre les instructions du noble et йlйgant ministre
de Charles Ier.
Mais heureusement le jeune sйide n'eut aucune occasion de donner
au duc cette preuve de son dйvouement, et la jeune femme et le
beau mousquetaire rentrиrent au Louvre par le guichet de l'Йchelle
sans avoir йtй inquiйtйs...
Quant а d'Artagnan, il se rendit aussitфt au cabaret de la Pomme
de Pin, oщ il trouva Porthos et Aramis qui l'attendaient.
Mais, sans leur donner d'autre explication sur le dйrangement
qu'il leur avait causй, il leur dit qu'il avait terminй seul
l'affaire pour laquelle il avait cru un instant avoir besoin de
leur intervention. Et maintenant, emportйs que nous sommes par
notre rйcit, laissons nos trois amis rentrer chacun chez soi, et
suivons, dans les dйtours du Louvre, le duc de Buckingham et son
guide.
CHAPITRE XII
GEORGES VILLIERS, DUC DE BUCKINGHAM
Madame Bonacieux et le duc entrиrent au Louvre sans difficultй;
Mme Bonacieux йtait connue pour appartenir а la reine; le duc
portait l'uniforme des mousquetaires de M. de Trйville, qui, comme
nous l'avons dit, йtait de garde ce soir-lа. D'ailleurs Germain
йtait dans les intйrкts de la reine, et si quelque chose arrivait,
Mme Bonacieux serait accusйe d'avoir introduit son amant au
Louvre, voilа tout; elle prenait sur elle le crime: sa rйputation
йtait perdue, il est vrai, mais de quelle valeur йtait dans le
monde la rйputation d'une petite merciиre?
Une fois entrйs dans l'intйrieur de la cour, le duc et la jeune
femme suivirent le pied de la muraille pendant l'espace d'environ
vingt-cinq pas; cet espace parcouru, Mme Bonacieux poussa une
petite porte de service, ouverte le jour, mais ordinairement
fermйe la nuit; la porte cйda; tous deux entrиrent et se
trouvиrent dans l'obscuritй, mais Mme Bonacieux connaissait tous
les tours et dйtours de cette partie du Louvre, destinйe aux gens
de la suite. Elle referma les portes derriиre elle, prit le duc
par la main, fit quelques pas en tвtonnant, saisit une rampe,
toucha du pied un degrй, et commenзa de monter un escalier: le duc
compta deux йtages. Alors elle prit а droite, suivit un long
corridor, redescendit un йtage, fit quelques pas encore,
introduisit une clef dans une serrure, ouvrit une porte et poussa
le duc dans un appartement йclairй seulement par une lampe de
nuit, en disant: «Restez ici, Milord duc, on va venir.» Puis elle
sortit par la mкme porte, qu'elle ferma а la clef, de sorte que le
duc se trouva littйralement prisonnier.
Cependant, tout isolй qu'il se trouvait, il faut le dire, le duc
de Buckingham n'йprouva pas un instant de crainte; un des cфtйs
saillants de son caractиre йtait la recherche de l'aventure et
l'amour du romanesque. Brave, hardi, entreprenant, ce n'йtait pas
la premiиre fois qu'il risquait sa vie dans de pareilles
tentatives; il avait appris que ce prйtendu message d'Anne
d'Autriche, sur la foi duquel il йtait venu а Paris, йtait un
piиge, et au lieu de regagner l'Angleterre, il avait, abusant de
la position qu'on lui avait faite, dйclarй а la reine qu'il ne
partirait pas sans l'avoir vue. La reine avait positivement refusй
d'abord, puis enfin elle avait craint que le duc, exaspйrй, ne fоt
quelque folie. Dйjа elle йtait dйcidйe а le recevoir et а le
supplier de partir aussitфt, lorsque, le soir mкme de cette
dйcision, Mme Bonacieux, qui йtait chargйe d'aller chercher le duc
et de le conduire au Louvre, fut enlevйe. Pendant deux jours on
ignora complиtement ce qu'elle йtait devenue, et tout resta en
suspens. Mais une fois libre, une fois remise en rapport avec La
Porte, les choses avaient repris leur cours, et elle venait
d'accomplir la pйrilleuse entreprise que, sans son arrestation,
elle eыt exйcutйe trois jours plus tфt.
Buckingham, restй seul, s'approcha d'une glace. Cet habit de
mousquetaire lui allait а merveille.
А trente-cinq ans qu'il avait alors, il passait а juste titre pour
le plus beau gentilhomme et pour le plus йlйgant cavalier de
France et d'Angleterre.
Favori de deux rois, riche а millions, tout-puissant dans un
royaume qu'il bouleversait а sa fantaisie et calmait а son
caprice, Georges Villiers, duc de Buckingham, avait entrepris une
de ces existences fabuleuses qui restent dans le cours des siиcles
comme un йtonnement pour la postйritй.
Aussi, sыr de lui-mкme, convaincu de sa puissance, certain que les
lois qui rйgissent les autres hommes ne pouvaient l'atteindre,
allait-il droit au but qu'il s'йtait fixй, ce but fыt-il si йlevй
et si йblouissant que c'eыt йtй folie pour un autre que de
l'envisager seulement. C'est ainsi qu'il йtait arrivй а
s'approcher plusieurs fois de la belle et fiиre Anne d'Autriche et
а s'en faire aimer, а force d'йblouissement.
Georges Villiers se plaзa donc devant une glace, comme nous
l'avons dit, rendit а sa belle chevelure blonde les ondulations
que le poids de son chapeau lui avait fait perdre, retroussa sa
moustache, et le coeur tout gonflй de joie, heureux et fier de
toucher au moment qu'il avait si longtemps dйsirй, se sourit а
lui-mкme d'orgueil et d'espoir.
En ce moment, une porte cachйe dans la tapisserie s'ouvrit et une
femme apparut. Buckingham vit cette apparition dans la glace; il
jeta un cri, c'йtait la reine!
Anne d'Autriche avait alors vingt-six ou vingt-sept ans, c'est-а-
dire qu'elle se trouvait dans tout l'йclat de sa beautй.
Sa dйmarche йtait celle d'une reine ou d'une dйesse; ses yeux, qui
jetaient des reflets d'йmeraude, йtaient parfaitement beaux, et
tout а la fois pleins de douceur et de majestй.
Sa bouche йtait petite et vermeille, et quoique sa lиvre
infйrieure, comme celle des princes de la maison d'Autriche,
avanзвt lйgиrement sur l'autre, elle йtait йminemment gracieuse
dans le sourire, mais aussi profondйment dйdaigneuse dans le
mйpris.
Sa peau йtait citйe pour sa douceur et son veloutй, sa main et ses
bras йtaient d'une beautй surprenante, et tous les poиtes du temps
les chantaient comme incomparables.
Enfin ses cheveux, qui, de blonds qu'ils йtaient dans sa jeunesse,
йtaient devenus chвtains, et qu'elle portait frisйs trиs clair et
avec beaucoup de poudre, encadraient admirablement son visage,
auquel le censeur le plus rigide n'eыt pu souhaiter qu'un peu
moins de rouge, et le statuaire le plus exigeant qu'un peu plus de
finesse dans le nez.
Buckingham resta un instant йbloui; jamais Anne d'Autriche ne lui
йtait apparue aussi belle, au milieu des bals, des fкtes, des
carrousels, qu'elle lui apparut en ce moment, vкtue d'une simple
robe de satin blanc et accompagnйe de doсa Estefania, la seule de
ses femmes espagnoles qui n'eыt pas йtй chassйe par la jalousie du
roi et par les persйcutions de Richelieu.
Anne d'Autriche fit deux pas en avant; Buckingham se prйcipita а
ses genoux, et avant que la reine eыt pu l'en empкcher, il baisa
le bas de sa robe.
«Duc, vous savez dйjа que ce n'est pas moi qui vous ai fait
йcrire.
-- Oh! oui, madame, oui, Votre Majestй, s'йcria le duc; je sais
que j'ai йtй un fou, un insensй de croire que la neige
s'animerait, que le marbre s'йchaufferait; mais, que voulez-vous,
quand on aime, on croit facilement а l'amour; d'ailleurs je n'ai
pas tout perdu а ce voyage, puisque je vous vois.
-- Oui, rйpondit Anne, mais vous savez pourquoi et comment je vous
vois, Milord. Je vous vois par pitiй pour vous-mкme; je vous vois
parce qu'insensible а toutes mes peines, vous vous кtes obstinй а
rester dans une ville oщ, en restant, vous courez risque de la vie
et me faites courir risque de mon honneur; je vous vois pour vous
dire que tout nous sйpare, les profondeurs de la mer, l'inimitiй
des royaumes, la saintetй des serments. Il est sacrilиge de lutter
contre tant de choses, Milord. Je vous vois enfin pour vous dire
qu'il ne faut plus nous voir.
-- Parlez, madame; parlez, reine, dit Buckingham; la douceur de
votre voix couvre la duretй de vos paroles. Vous parlez de
sacrilиge! mais le sacrilиge est dans la sйparation des coeurs que
Dieu avait formйs l'un pour l'autre.
-- Milord, s'йcria la reine, vous oubliez que je ne vous ai jamais
dit que je vous aimais.
-- Mais vous ne m'avez jamais dit non plus que vous ne m'aimiez
point; et vraiment, me dire de semblables paroles, ce serait de la
part de Votre Majestй une trop grande ingratitude. Car, dites-moi,
oщ trouvez-vous un amour pareil au mien, un amour que ni le temps,
ni l'absence, ni le dйsespoir ne peuvent йteindre; un amour qui se
contente d'un ruban йgarй, d'un regard perdu, d'une parole
йchappйe?
«Il y a trois ans, madame, que je vous ai vue pour la premiиre
fois, et depuis trois ans je vous aime ainsi.
«Voulez-vous que je vous dise comment vous йtiez vкtue la premiиre
fois que je vous vis? voulez-vous que je dйtaille chacun des
ornements de votre toilette? Tenez, je vous vois encore: vous
йtiez assise sur des carreaux, а la mode d'Espagne; vous aviez une
robe de satin vert avec des broderies d'or et d'argent; des
manches pendantes et renouйes sur vos beaux bras, sur ces bras
admirables, avec de gros diamants; vous aviez une fraise fermйe,
un petit bonnet sur votre tкte, de la couleur de votre robe, et
sur ce bonnet une plume de hйron.
«Oh! tenez, tenez, je ferme les yeux, et je vous vois telle que
vous йtiez alors; je les rouvre, et je vous vois telle que vous
кtes maintenant, c'est-а-dire cent fois plus belle encore!
-- Quelle folie! murmura Anne d'Autriche, qui n'avait pas le
courage d'en vouloir au duc d'avoir si bien conservй son portrait
dans son coeur; quelle folie de nourrir une passion inutile avec
de pareils souvenirs!
-- Et avec quoi voulez-vous donc que je vive? je n'ai que des
souvenirs, moi. C'est mon bonheur, mon trйsor, mon espйrance.
Chaque fois que je vous vois, c'est un diamant de plus que je
renferme dans l'йcrin de mon coeur. Celui-ci est le quatriиme que
vous laissez tomber et que je ramasse; car en trois ans, madame,
je ne vous ai vue que quatre fois: cette premiиre que je viens de
vous dire, la seconde chez Mme de Chevreuse, la troisiиme dans les
jardins d'Amiens.
-- Duc, dit la reine en rougissant, ne parlez pas de cette soirйe.
-- Oh! parlons-en, au contraire, madame, parlons-en: c'est la
soirйe heureuse et rayonnante de ma vie. Vous rappelez-vous la
belle nuit qu'il faisait? Comme l'air йtait doux et parfumй, comme
le ciel йtait bleu et tout йmaillй d'йtoiles! Ah! cette fois,
madame, j'avais pu кtre un instant seul avec vous; cette fois,
vous йtiez prкte а tout me dire, l'isolement de votre vie, les
chagrins de votre coeur. Vous йtiez appuyйe а mon bras, tenez, а
celui-ci. Je sentais, en inclinant ma tкte а votre cфtй, vos beaux
cheveux effleurer mon visage, et chaque fois qu'ils l'effleuraient
je frissonnais de la tкte aux pieds. Oh! reine, reine! oh! vous ne
savez pas tout ce qu'il y a de fйlicitйs du ciel, de joies du
paradis enfermйes dans un moment pareil. Tenez, mes biens, ma
fortune, ma gloire, tout ce qu'il me reste de jours а vivre, pour
un pareil instant et pour une semblable nuit! car cette nuit-lа,
madame, cette nuit-lа vous m'aimiez, je vous le jure.
-- Milord, il est possible, oui, que l'influence du lieu, que le
charme de cette belle soirйe, que la fascination de votre regard,
que ces mille circonstances enfin qui se rйunissent parfois pour
perdre une femme se soient groupйes autour de moi dans cette
fatale soirйe; mais vous l'avez vu, Milord, la reine est venue au
secours de la femme qui faiblissait: au premier mot que vous avez
osй dire, а la premiиre hardiesse а laquelle j'ai eu а rйpondre,
j'ai appelй.
-- Oh! oui, oui, cela est vrai, et un autre amour que le mien
aurait succombй а cette йpreuve; mais mon amour, а moi, en est
sorti plus ardent et plus йternel. Vous avez cru me fuir en
revenant а Paris, vous avez cru que je n'oserais quitter le trйsor
sur lequel mon maоtre m'avait chargй de veiller. Ah! que
m'importent а moi tous les trйsors du monde et tous les rois de la
terre! Huit jours aprиs, j'йtais de retour, madame. Cette fois,
vous n'avez rien eu а me dire: j'avais risquй ma faveur, ma vie,
pour vous voir une seconde, je n'ai pas mкme touchй votre main, et
vous m'avez pardonnй en me voyant si soumis et si repentant.
-- Oui, mais la calomnie s'est emparйe de toutes ces folies dans
lesquelles je n'йtais pour rien, vous le savez bien, Milord. Le
roi, excitй par M. le cardinal, a fait un йclat terrible:
Mme de Vernet a йtй chassйe, Putange exilй, Mme de Chevreuse est
tombйe en dйfaveur, et lorsque vous avez voulu revenir comme
ambassadeur en France, le roi lui-mкme, souvenez-vous-en, Milord,
le roi lui-mкme s'y est opposй.
-- Oui, et la France va payer d'une guerre le refus de son roi. Je
ne puis plus vous voir, madame; eh bien, je veux chaque jour que
vous entendiez parler de moi.
«Quel but pensez-vous qu'aient eu cette expйdition de Rй et cette
ligue avec les protestants de La Rochelle que je projette? Le
plaisir de vous voir!
«Je n'ai pas l'espoir de pйnйtrer а main armйe jusqu'а Paris, je
le sais bien: mais cette guerre pourra amener une paix, cette paix
nйcessitera un nйgociateur, ce nйgociateur ce sera moi. On n'osera
plus me refuser alors, et je reviendrai а Paris, et je vous
reverrai, et je serai heureux un instant. Des milliers d'hommes,
il est vrai, auront payй mon bonheur de leur vie; mais que
m'importera, а moi, pourvu que je vous revoie! Tout cela est peut-
кtre bien fou, peut-кtre bien insensй; mais, dites-moi, quelle
femme a un amant plus amoureux? quelle reine a eu un serviteur
plus ardent?
-- Milord, Milord, vous invoquez pour votre dйfense des choses qui
vous accusent encore; Milord, toutes ces preuves d'amour que vous
voulez me donner sont presque des crimes.
-- Parce que vous ne m'aimez pas, madame: si vous m'aimiez, vous
verriez tout cela autrement, si vous m'aimiez, oh! mais, si vous
m'aimiez, ce serait trop de bonheur et je deviendrais fou. Ah!
Mme de Chevreuse dont vous parliez tout а l'heure,
Mme de Chevreuse a йtй moins cruelle que vous; Holland l'a aimйe,
et elle a rйpondu а son amour.
-- Mme de Chevreuse n'йtait pas reine, murmura Anne d'Autriche,
vaincue malgrй elle par l'expression d'un amour si profond.
-- Vous m'aimeriez donc si vous ne l'йtiez pas, vous, madame,
dites, vous m'aimeriez donc? Je puis donc croire que c'est la
dignitй seule de votre rang qui vous fait cruelle pour moi; je
puis donc croire que si vous eussiez йtй Mme de Chevreuse, le
pauvre Buckingham aurait pu espйrer? Merci de ces douces paroles,
ф ma belle Majestй, cent fois merci.
-- Ah! Milord, vous avez mal entendu, mal interprйtй; je n'ai pas
voulu dire...
-- Silence! Silence! dit le duc, si je suis heureux d'une erreur,
n'ayez pas la cruautй de me l'enlever. Vous l'avez dit vous-mкme,
on m'a attirй dans un piиge, j'y laisserai ma vie peut-кtre, car,
tenez, c'est йtrange, depuis quelque temps j'ai des pressentiments
que je vais mourir.» Et le duc sourit d'un sourire triste et
charmant а la fois.
«Oh! mon Dieu! s'йcria Anne d'Autriche avec un accent d'effroi qui
prouvait quel intйrкt plus grand qu'elle ne le voulait dire elle
prenait au duc.
-- Je ne vous dis point cela pour vous effrayer, madame, non;
c'est mкme ridicule ce que je vous dis, et croyez que je ne me
prйoccupe point de pareils rкves. Mais ce mot que vous venez de
dire, cette espйrance que vous m'avez presque donnйe, aura tout
payй, fыt-ce mкme ma vie.
-- Eh bien, dit Anne d'Autriche, moi aussi, duc, moi, j'ai des
pressentiments, moi aussi j'ai des rкves. J'ai songй que je vous
voyais couchй sanglant, frappй d'une blessure.
-- Au cфtй gauche, n'est-ce pas, avec un couteau? interrompit
Buckingham.
-- Oui, c'est cela, Milord, c'est cela, au cфtй gauche avec un
couteau. Qui a pu vous dire que j'avais fait ce rкve? Je ne l'ai
confiй qu'а Dieu, et encore dans mes priиres.
-- Je n'en veux pas davantage, et vous m'aimez, madame, c'est
bien.
-- Je vous aime, moi?
-- Oui, vous. Dieu vous enverrait-il les mкmes rкves qu'а moi, si
vous ne m'aimiez pas? Aurions-nous les mкmes pressentiments, si
nos deux existences ne se touchaient pas par le coeur? Vous
m'aimez, ф reine, et vous me pleurerez?
-- Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'йcria Anne d'Autriche, c'est plus que
je n'en puis supporter. Tenez, duc, au nom du Ciel, partez,
retirez-vous; je ne sais si je vous aime, ou si je ne vous aime
pas; mais ce que je sais, c'est que je ne serai point parjure.
Prenez donc pitiй de moi, et partez. Oh! si vous кtes frappй en
France, si vous mourez en France, si je pouvais supposer que votre
amour pour moi fыt cause de votre mort, je ne me consolerais
jamais, j'en deviendrais folle. Partez donc, partez, je vous en
supplie.
-- Oh! que vous кtes belle ainsi! Oh! que je vous aime! dit
Buckingham.
-- Partez! partez! je vous en supplie, et revenez plus tard;
revenez comme ambassadeur, revenez comme ministre, revenez entourй
de gardes qui vous dйfendront, de serviteurs qui veilleront sur
vous, et alors je ne craindrai plus pour vos jours, et j'aurai du
bonheur а vous revoir.
-- Oh! est-ce bien vrai ce que vous me dites?
-- Oui...
-- Eh bien, un gage de votre indulgence, un objet qui vienne de
vous et qui me rappelle que je n'ai point fait un rкve; quelque
chose que vous ayez portй et que je puisse porter а mon tour, une
bague, un collier, une chaоne.
-- Et partirez-vous, partirez-vous, si je vous donne ce que vous
me demandez?
-- Oui.
-- А l'instant mкme?
-- Oui.
-- Vous quitterez la France, vous retournerez en Angleterre?
-- Oui, je vous le jure!
-- Attendez, alors, attendez.»
Et Anne d'Autriche rentra dans son appartement et en sortit
presque aussitфt, tenant а la main un petit coffret en bois de
rose а son chiffre, tout incrustй d'or.
«Tenez, Milord duc, tenez, dit-elle, gardez cela en mйmoire de
moi.»
Buckingham prit le coffret et tomba une seconde fois а genoux.
«Vous m'avez promis de partir, dit la reine.
-- Et je tiens ma parole. Votre main, votre main, madame, et je
pars.»
Anne d'Autriche tendit sa main en fermant les yeux et en
s'appuyant de l'autre sur Estefania, car elle sentait que les
forces allaient lui manquer.
Buckingham appuya avec passion ses lиvres sur cette belle main,
puis se relevant:
«Avant six mois, dit-il, si je ne suis pas mort, je vous aurai
revue, madame, dussй-je bouleverser le monde pour cela.»
Et, fidиle а la promesse qu'il avait faite, il s'йlanзa hors de
l'appartement.
Dans le corridor, il rencontra Mme Bonacieux qui l'attendait, et
qui, avec les mкmes prйcautions et le mкme bonheur, le reconduisit
hors du Louvre.
CHAPITRE XIII
MONSIEUR BONACIEUX
Il y avait dans tout cela, comme on a pu le remarquer, un
personnage dont, malgrй sa position prйcaire, on n'avait paru
s'inquiйter que fort mйdiocrement; ce personnage йtait
M. Bonacieux, respectable martyr des intrigues politiques et
amoureuses qui s'enchevкtraient si bien les unes aux autres, dans
cette йpoque а la fois si chevaleresque et si galante.
Heureusement -- le lecteur se le rappelle ou ne se le rappelle
pas -- heureusement que nous avons promis de ne pas le perdre de
vue.
Les estafiers qui l'avaient arrкtй le conduisirent droit а la
Bastille, oщ on le fit passer tout tremblant devant un peloton de
soldats qui chargeaient leurs mousquets.
De lа, introduit dans une galerie demi-souterraine, il fut, de la
part de ceux qui l'avaient amenй, l'objet des plus grossiиres
injures et des plus farouches traitements. Les sbires voyaient
qu'ils n'avaient pas affaire а un gentilhomme, et ils le
traitaient en vйritable croquant.
Au bout d'une demi-heure а peu prиs, un greffier vint mettre fin а
ses tortures, mais non pas а ses inquiйtudes, en donnant l'ordre
de conduire M. Bonacieux dans la chambre des interrogatoires.
Ordinairement on interrogeait les prisonniers chez eux, mais avec
M. Bonacieux on n'y faisait pas tant de faзons.
Deux gardes s'emparиrent du mercier, lui firent traverser une
cour, le firent entrer dans un corridor oщ il y avait trois
sentinelles, ouvrirent une porte et le poussиrent dans une chambre
basse, oщ il n'y avait pour tous meubles qu'une table, une chaise
et un commissaire. Le commissaire йtait assis sur la chaise et
occupй а йcrire sur la table.
Les deux gardes conduisirent le prisonnier devant la table et, sur
un signe du commissaire, s'йloignиrent hors de la portйe de la
voix.
Le commissaire, qui jusque-lа avait tenu sa tкte baissйe sur ses
papiers, la releva pour voir а qui il avait affaire. Ce
commissaire йtait un homme а la mine rйbarbative, au nez pointu,
aux pommettes jaunes et saillantes, aux yeux petits mais
investigateurs et vifs, а la physionomie tenant а la fois de la
fouine et du renard. Sa tкte, supportйe par un cou long et mobile,
sortait de sa large robe noire en se balanзant avec un mouvement а
peu prиs pareil а celui de la tortue tirant sa tкte hors de sa
carapace.
Il commenзa par demander а M. Bonacieux ses nom et prйnoms, son
вge, son йtat et son domicile.
L'accusй rйpondit qu'il s'appelait Jacques-Michel Bonacieux, qu'il
йtait вgй de cinquante et un ans, mercier retirй et qu'il
demeurait rue des Fossoyeurs, n° 11.
Le commissaire alors, au lieu de continuer а l'interroger, lui fit
un grand discours sur le danger qu'il y a pour un bourgeois obscur
а se mкler des choses publiques.
Il compliqua cet exorde d'une exposition dans laquelle il raconta
la puissance et les actes de M. le cardinal, ce ministre
incomparable, ce vainqueur des ministres passйs, cet exemple des
ministres а venir: actes et puissance que nul ne contrecarrait
impunйment.
Aprиs cette deuxiиme partie de son discours, fixant son regard
d'йpervier sur le pauvre Bonacieux, il l'invita а rйflйchir а la
gravitй de sa situation.
Les rйflexions du mercier йtaient toutes faites: il donnait au
diable l'instant oщ M. de La Porte avait eu l'idйe de le marier
avec sa filleule, et l'instant surtout oщ cette filleule avait йtй
reзue dame de la lingerie chez la reine.
Le fond du caractиre de maоtre Bonacieux йtait un profond йgoпsme
mкlй а une avarice sordide, le tout assaisonnй d'une poltronnerie
extrкme. L'amour que lui avait inspirй sa jeune femme, йtant un
sentiment tout secondaire, ne pouvait lutter avec les sentiments
primitifs que nous venons d'йnumйrer.
Bonacieux rйflйchit, en effet, sur ce qu'on venait de lui dire.
«Mais, monsieur le commissaire, dit-il timidement, croyez bien que
je connais et que j'apprйcie plus que personne le mйrite de
l'incomparable Йminence par laquelle nous avons l'honneur d'кtre
gouvernйs.
-- Vraiment? demanda le commissaire d'un air de doute; mais s'il
en йtait vйritablement ainsi, comment seriez-vous а la Bastille?
-- Comment j'y suis, ou plutфt pourquoi j'y suis, rйpliqua
M. Bonacieux, voilа ce qu'il m'est parfaitement impossible de vous
dire, vu que je l'ignore moi-mкme; mais, а coup sыr, ce n'est pas
pour avoir dйsobligй, sciemment du moins, M. le cardinal.
-- Il faut cependant que vous ayez commis un crime, puisque vous
кtes ici accusй de haute trahison.
-- De haute trahison! s'йcria Bonacieux йpouvantй, de haute
trahison! et comment voulez-vous qu'un pauvre mercier qui dйteste
les huguenots et qui abhorre les Espagnols soit accusй de haute
trahison? Rйflйchissez, monsieur, la chose est matйriellement
impossible.
-- Monsieur Bonacieux, dit le commissaire en regardant l'accusй
comme si ses petits yeux avaient la facultй de lire jusqu'au plus
profond des coeurs, monsieur Bonacieux, vous avez une femme?
-- Oui, monsieur, rйpondit le mercier tout tremblant, sentant que
c'йtait lа oщ les affaires allaient s'embrouiller; c'est-а-dire,
j'en avais une.
-- Comment? vous en aviez une! qu'en avez-vous fait, si vous ne
l'avez plus?
-- On me l'a enlevйe, monsieur.
-- On vous l'a enlevйe? dit le commissaire. Ah!»
Bonacieux sentit а ce «ah!» que l'affaire s'embrouillait de plus
en plus.
«On vous l'a enlevйe! reprit le commissaire, et savez-vous quel
est l'homme qui a commis ce rapt?
-- Je crois le connaоtre.
-- Quel est-il?
-- Songez que je n'affirme rien, monsieur le commissaire, et que
je soupзonne seulement.
-- Qui soupзonnez-vous? Voyons, rйpondez franchement.»
M. Bonacieux йtait dans la plus grande perplexitй: devait-il tout
nier ou tout dire? En niant tout, on pouvait croire qu'il en
savait trop long pour avouer; en disant tout, il faisait preuve de
bonne volontй. Il se dйcida donc а tout dire.
«Je soupзonne, dit-il, un grand brun, de haute mine, lequel a tout
а fait l'air d'un grand seigneur; il nous a suivis plusieurs fois,
а ce qu'il m'a semblй, quand j'attendais ma femme devant le
guichet du Louvre pour la ramener chez moi.»
Le commissaire parut йprouver quelque inquiйtude.
«Et son nom? dit-il.
-- Oh! quant а son nom, je n'en sais rien, mais si je le rencontre
jamais, je le reconnaоtrai а l'instant mкme, je vous en rйponds,
fыt-il entre mille personnes.»
Le front du commissaire se rembrunit.
«Vous le reconnaоtriez entre mille, dites-vous? continua-t-il...
-- C'est-а-dire, reprit Bonacieux, qui vit qu'il avait fait fausse
route, c'est-а-dire...
-- Vous avez rйpondu que vous le reconnaоtriez, dit le
commissaire; c'est bien, en voici assez pour aujourd'hui; il faut,
avant que nous allions plus loin, que quelqu'un soit prйvenu que
vous connaissez le ravisseur de votre femme.
-- Mais je ne vous ai pas dit que je le connaissais! s'йcria
Bonacieux au dйsespoir. Je vous ai dit au contraire...
-- Emmenez le prisonnier, dit le commissaire aux deux gardes.
-- Et oщ faut-il le conduire? demanda le greffier.
-- Dans un cachot.
-- Dans lequel?
-- Oh! mon Dieu, dans le premier venu, pourvu qu'il ferme bien»,
rйpondit le commissaire avec une indiffйrence qui pйnйtra
d'horreur le pauvre Bonacieux.
«Hйlas! hйlas! se dit-il, le malheur est sur ma tкte; ma femme
aura commis quelque crime effroyable; on me croit son complice, et
l'on me punira avec elle: elle en aura parlй, elle aura avouй
qu'elle m'avait tout dit; une femme, c'est si faible! Un cachot,
le premier venu! c'est cela! une nuit est bientфt passйe; et
demain, а la roue, а la potence! Oh! mon Dieu! mon Dieu! ayez
pitiй de moi!»
Sans йcouter le moins du monde les lamentations de maоtre
Bonacieux, lamentations auxquelles d'ailleurs ils devaient кtre
habituйs, les deux gardes prirent le prisonnier par un bras, et
l'emmenиrent, tandis que le commissaire йcrivait en hвte une
lettre que son greffier attendait.
Bonacieux ne ferma pas l'oeil, non pas que son cachot fыt par trop
dйsagrйable, mais parce que ses inquiйtudes йtaient trop grandes.
Il resta toute la nuit sur son escabeau, tressaillant au moindre
bruit; et quand les premiers rayons du jour se glissиrent dans sa
chambre, l'aurore lui parut avoir pris des teintes funиbres.
Tout а coup, il entendit tirer les verrous, et il fit un
soubresaut terrible. Il croyait qu'on venait le chercher pour le
conduire а l'йchafaud; aussi, lorsqu'il vit purement et simplement
paraоtre, au lieu de l'exйcuteur qu'il attendait, son commissaire
et son greffier de la veille, il fut tout prиs de leur sauter au
cou.
«Votre affaire s'est fort compliquйe depuis hier au soir, mon
brave homme, lui dit le commissaire, et je vous conseille de dire
toute la vйritй; car votre repentir peut seul conjurer la colиre
du cardinal.
-- Mais je suis prкt а tout dire, s'йcria Bonacieux, du moins tout
ce que je sais. Interrogez, je vous prie.
-- Oщ est votre femme, d'abord?
-- Mais puisque je vous ai dit qu'on me l'avait enlevйe.
-- Oui, mais depuis hier cinq heures de l'aprиs-midi, grвce а
vous, elle s'est йchappйe.
-- Ma femme s'est йchappйe! s'йcria Bonacieux. Oh! la malheureuse!
monsieur, si elle s'est йchappйe, ce n'est pas ma faute, je vous
le jure.
-- Qu'alliez-vous donc alors faire chez M. d'Artagnan votre
voisin, avec lequel vous avez eu une longue confйrence dans la
journйe?
-- Ah! oui, monsieur le commissaire, oui, cela est vrai, et
j'avoue que j'ai eu tort. J'ai йtй chez M. d'Artagnan.
-- Quel йtait le but de cette visite?
-- De le prier de m'aider а retrouver ma femme. Je croyais que
j'avais droit de la rйclamer; je me trompais, а ce qu'il paraоt,
et je vous en demande bien pardon.
-- Et qu'a rйpondu M. d'Artagnan?
-- M. d'Artagnan m'a promis son aide; mais je me suis bientфt
aperзu qu'il me trahissait.
-- Vous en imposez а la justice! M. d'Artagnan a fait un pacte
avec vous, et en vertu de ce pacte il a mis en fuite les hommes de
police qui avaient arrкtй votre femme, et l'a soustraite а toutes
les recherches.
-- M. d'Artagnan a enlevй ma femme! Ah за, mais que me dites-vous
lа?
-- Heureusement M. d'Artagnan est entre nos mains, et vous allez
lui кtre confrontй.
-- Ah! ma foi, je ne demande pas mieux, s'йcria Bonacieux; je ne
serais pas fвchй de voir une figure de connaissance.
-- Faites entrer M. d'Artagnan», dit le commissaire aux deux
gardes.
Les deux gardes firent entrer Athos.
«Monsieur d'Artagnan, dit le commissaire en s'adressant а Athos,
dйclarez ce qui s'est passй entre vous et monsieur.
-- Mais! s'йcria Bonacieux, ce n'est pas M. d'Artagnan que vous me
montrez lа!
-- Comment! ce n'est pas M. d'Artagnan? s'йcria le commissaire.
-- Pas le moins du monde, rйpondit Bonacieux.
-- Comment se nomme monsieur? demanda le commissaire.
-- Je ne puis vous le dire, je ne le connais pas.
-- Comment! vous ne le connaissez pas?
-- Non.
-- Vous ne l'avez jamais vu?
-- Si fait; mais je ne sais comment il s'appelle.
-- Votre nom? demanda le commissaire.
-- Athos, rйpondit le mousquetaire.
-- Mais ce n'est pas un nom d'homme, зa, c'est un nom de montagne!
s'йcria le pauvre interrogateur qui commenзait а perdre la tкte.
-- C'est mon nom, dit tranquillement Athos.
-- Mais vous avez dit que vous vous nommiez d'Artagnan.
-- Moi?
-- Oui, vous.
-- C'est-а-dire que c'est а moi qu'on a dit: «Vous кtes
M. d'Artagnan?» J'ai rйpondu: «Vous croyez?» Mes gardes se sont
йcriйs qu'ils en йtaient sыrs. Je n'ai pas voulu les contrarier.
D'ailleurs je pouvais me tromper.
-- Monsieur, vous insultez а la majestй de la justice.
-- Aucunement, fit tranquillement Athos.
-- Vous кtes M. d'Artagnan.
-- Vous voyez bien que vous me le dites encore.
-- Mais, s'йcria а son tour M. Bonacieux, je vous dis, monsieur le
commissaire, qu'il n'y a pas un instant de doute а avoir.
M. d'Artagnan est mon hфte, et par consйquent, quoiqu'il ne me
paie pas mes loyers, et justement mкme а cause de cela, je dois le
connaоtre. M. d'Artagnan est un jeune homme de dix-neuf а vingt
ans а peine, et monsieur en a trente au moins. M. d'Artagnan est
dans les gardes de M. des Essarts, et monsieur est dans la
compagnie des mousquetaires de M. de Trйville: regardez
l'uniforme, monsieur le commissaire, regardez l'uniforme.
-- C'est vrai, murmura le commissaire; c'est pardieu vrai.»
En ce moment la porte s'ouvrit vivement, et un messager, introduit
par un des guichetiers de la Bastille, remit une lettre au
commissaire.
«Oh! la malheureuse! s'йcria le commissaire.
-- Comment? que dites-vous? de qui parlez-vous? Ce n'est pas de ma
femme, j'espиre!
-- Au contraire, c'est d'elle. Votre affaire est bonne, allez.
-- Ah за, s'йcria le mercier exaspйrй, faites-moi le plaisir de me
dire, monsieur, comment mon affaire а moi peut s'empirer de ce que
fait ma femme pendant que je suis en prison!
-- Parce que ce qu'elle fait est la suite d'un plan arrкtй entre
vous, plan infernal!
-- Je vous jure, monsieur le commissaire, que vous кtes dans la
plus profonde erreur, que je ne sais rien au monde de ce que
devait faire ma femme, que je suis entiиrement йtranger а ce
qu'elle a fait, et que, si elle a fait des sottises, je la renie,
je la dйmens, je la maudis.
-- Ah за, dit Athos au commissaire, si vous n'avez plus besoin de
moi ici, renvoyez-moi quelque part, il est trиs ennuyeux, votre
monsieur Bonacieux.
-- Reconduisez les prisonniers dans leurs cachots, dit le
commissaire en dйsignant d'un mкme geste Athos et Bonacieux, et
qu'ils soient gardйs plus sйvиrement que jamais.
-- Cependant, dit Athos avec son calme habituel, si c'est а
M. d'Artagnan que vous avez affaire, je ne vois pas trop en quoi
je puis le remplacer.
-- Faites ce que j'ai dit! s'йcria le commissaire, et le secret le
plus absolu! Vous entendez!»
Athos suivit ses gardes en levant les йpaules, et M. Bonacieux en
poussant des lamentations а fendre le coeur d'un tigre.
On ramena le mercier dans le mкme cachot oщ il avait passй la
nuit, et l'on l'y laissa toute la journйe. Toute la journйe
Bonacieux pleura comme un vйritable mercier, n'йtant pas du tout
homme d'йpйe, il nous l'a dit lui-mкme.
Le soir, vers les neuf heures, au moment oщ il allait se dйcider а
se mettre au lit, il entendit des pas dans son corridor. Ces pas
se rapprochиrent de son cachot, sa porte s'ouvrit, des gardes
parurent.
«Suivez-moi, dit un exempt qui venait а la suite des gardes.
-- Vous suivre! s'йcria Bonacieux; vous suivre а cette heure-ci!
et oщ cela, mon Dieu?
-- Oщ nous avons l'ordre de vous conduire.
-- Mais ce n'est pas une rйponse, cela.
-- C'est cependant la seule que nous puissions vous faire.
-- Ah! mon Dieu, mon Dieu, murmura le pauvre mercier, pour cette
fois je suis perdu!»
Et il suivit machinalement et sans rйsistance les gardes qui
venaient le quйrir.
Il prit le mкme corridor qu'il avait dйjа pris, traversa une
premiиre cour, puis un second corps de logis; enfin, а la porte de
la cour d'entrйe, il trouva une voiture entourйe de quatre gardes
а cheval. On le fit monter dans cette voiture, l'exempt se plaзa
prиs de lui, on ferma la portiиre а clef, et tous deux se
trouvиrent dans une prison roulante.
La voiture se mit en mouvement, lente comme un char funиbre. А
travers la grille cadenassйe, le prisonnier apercevait les maisons
et le pavй, voilа tout; mais, en vйritable Parisien qu'il йtait,
Bonacieux reconnaissait chaque rue aux bornes, aux enseignes, aux
rйverbиres. Au moment d'arriver а Saint-Paul, lieu oщ l'on
exйcutait les condamnйs de la Bastille, il faillit s'йvanouir et
se signa deux fois. Il avait cru que la voiture devait s'arrкter
lа. La voiture passa cependant.
Plus loin, une grande terreur le prit encore, ce fut en cфtoyant
le cimetiиre Saint-Jean oщ on enterrait les criminels d'Йtat. Une
seule chose le rassura un peu, c'est qu'avant de les enterrer on
leur coupait gйnйralement la tкte, et que sa tкte а lui йtait
encore sur ses йpaules. Mais lorsqu'il vit que la voiture prenait
la route de la Grиve, qu'il aperзut les toits aigus de l'hфtel de
ville, que la voiture s'engagea sous l'arcade, il crut que tout
йtait fini pour lui, voulut se confesser а l'exempt, et, sur son
refus, poussa des cris si pitoyables que l'exempt annonзa que,
s'il continuait а l'assourdir ainsi, il lui mettrait un bвillon.
Cette menace rassura quelque peu Bonacieux: si l'on eыt dы
l'exйcuter en Grиve, ce n'йtait pas la peine de le bвillonner,
puisqu'on йtait presque arrivй au lieu de l'exйcution. En effet,
la voiture traversa la place fatale sans s'arrкter. Il ne restait
plus а craindre que la Croix-du-Trahoir: la voiture en prit
justement le chemin.
Cette fois, il n'y avait plus de doute, c'йtait а la Croix-du-
Trahoir qu'on exйcutait les criminels subalternes. Bonacieux
s'йtait flattй en se croyant digne de Saint-Paul ou de la place de
Grиve: c'йtait а la Croix-du-Trahoir qu'allaient finir son voyage
et sa destinйe! Il ne pouvait voir encore cette malheureuse croix,
mais il la sentait en quelque sorte venir au-devant de lui.
Lorsqu'il n'en fut plus qu'а une vingtaine de pas, il entendit une
rumeur, et la voiture s'arrкta. C'йtait plus que n'en pouvait
supporter le pauvre Bonacieux, dйjа йcrasй par les йmotions
successives qu'il avait йprouvйes; il poussa un faible
gйmissement, qu'on eыt pu prendre pour le dernier soupir d'un
moribond, et il s'йvanouit.
CHAPITRE XIV
L'HOMME DE MEUNG
Ce rassemblement йtait produit non point par l'attente d'un homme
qu'on devait pendre, mais par la contemplation d'un pendu.
La voiture, arrкtйe un instant, reprit donc sa marche, traversa la
foule, continua son chemin, enfila la rue Saint-Honorй, tourna la
rue des Bons-Enfants et s'arrкta devant une porte basse.
La porte s'ouvrit, deux gardes reзurent dans leurs bras Bonacieux,
soutenu par l'exempt; on le poussa dans une allйe, on lui fit
monter un escalier, et on le dйposa dans une antichambre.
Tous ces mouvements s'йtaient opйrйs pour lui d'une faзon
machinale.
Il avait marchй comme on marche en rкve; il avait entrevu les
objets а travers un brouillard; ses oreilles avaient perзu des
sons sans les comprendre; on eыt pu l'exйcuter dans ce moment
qu'il n'eыt pas fait un geste pour entreprendre sa dйfense, qu'il
n'eыt pas poussй un cri pour implorer la pitiй.
Il resta donc ainsi sur la banquette, le dos appuyй au mur et les
bras pendants, а l'endroit mкme oщ les gardes l'avaient dйposй.
Cependant, comme, en regardant autour de lui, il ne voyait aucun
objet menaзant, comme rien n'indiquait qu'il courыt un danger
rйel, comme la banquette йtait convenablement rembourrйe, comme la
muraille йtait recouverte d'un beau cuir de Cordoue, comme
de grands rideaux de damas rouge flottaient devant la fenкtre,
retenus par des embrasses d'or, il comprit peu а peu que sa
frayeur йtait exagйrйe, et il commenзa de remuer la tкte а droite
et а gauche et de bas en haut.
А ce mouvement, auquel personne ne s'opposa, il reprit un peu de
courage et se risqua а ramener une jambe, puis l'autre; enfin, en
s'aidant de ses deux mains, il se souleva sur sa banquette et se
trouva sur ses pieds.
En ce moment, un officier de bonne mine ouvrit une portiиre,
continua d'йchanger encore quelques paroles avec une personne qui
se trouvait dans la piиce voisine, et se retournant vers le
prisonnier:
«C'est vous qui vous nommez Bonacieux? dit-il.
-- Oui, monsieur l'officier, balbutia le mercier, plus mort que
vif, pour vous servir.
-- Entrez», dit l'officier.
Et il s'effaзa pour que le mercier pыt passer. Celui-ci obйit sans
rйplique, et entra dans la chambre oщ il paraissait кtre attendu.
C'йtait un grand cabinet, aux murailles garnies d'armes offensives
et dйfensives, clos et йtouffй, et dans lequel il y avait dйjа du
feu, quoique l'on fыt а peine а la fin du mois de septembre. Une
table carrйe, couverte de livres et de papiers sur lesquels йtait
dйroulй un plan immense de la ville de La Rochelle, tenait le
milieu de l'appartement.
Debout devant la cheminйe йtait un homme de moyenne taille, а la
mine haute et fiиre, aux yeux perзants, au front large, а la
figure amaigrie qu'allongeait encore une royale surmontйe d'une
paire de moustaches. Quoique cet homme eыt trente-six а trente-
sept ans а peine, cheveux, moustache et royale s'en allaient
grisonnant. Cet homme, moins l'йpйe, avait toute la mine d'un
homme de guerre, et ses bottes de buffle encore lйgиrement
couvertes de poussiиre indiquaient qu'il avait montй а cheval dans
la journйe.
Cet homme, c'йtait Armand-Jean Duplessis, cardinal de Richelieu,
non point tel qu'on nous le reprйsente, cassй comme un vieillard,
souffrant comme un martyr, le corps brisй, la voix йteinte,
enterrй dans un grand fauteuil comme dans une tombe anticipйe, ne
vivant plus que par la force de son gйnie, et ne soutenant plus la
lutte avec l'Europe que par l'йternelle application de sa pensйe,
mais tel qu'il йtait rйellement а cette йpoque, c'est-а-dire
adroit et galant cavalier, faible de corps dйjа, mais soutenu par
cette puissance morale qui a fait de lui un des hommes les plus
extraordinaires qui aient existй; se prйparant enfin, aprиs avoir
soutenu le duc de Nevers dans son duchй de Mantoue, aprиs avoir
pris Nоmes, Castres et Uzиs, а chasser les Anglais de l'оle de Rй
et а faire le siиge de La Rochelle.
А la premiиre vue, rien ne dйnotait donc le cardinal, et il йtait
impossible а ceux-lа qui ne connaissaient point son visage de
deviner devant qui ils se trouvaient.
Le pauvre mercier demeura debout а la porte, tandis que les yeux
du personnage que nous venons de dйcrire se fixaient sur lui, et
semblaient vouloir pйnйtrer jusqu'au fond du passй.
«C'est lа ce Bonacieux? demanda-t-il aprиs un moment de silence.
-- Oui, Monseigneur, reprit l'officier.
-- C'est bien, donnez-moi ces papiers et laissez-nous.»
L'officier prit sur la table les papiers dйsignйs, les remit а
celui qui les demandait, s'inclina jusqu'а terre, et sortit.
Bonacieux reconnut dans ces papiers ses interrogatoires de la
Bastille. De temps en temps, l'homme de la cheminйe levait les
yeux de dessus les йcritures, et les plongeait comme deux
poignards jusqu'au fond du coeur du pauvre mercier.
Au bout de dix minutes de lecture et dix secondes d'examen, le
cardinal йtait fixй.
«Cette tкte-lа n'a jamais conspirй», murmura-t-il; mais n'importe,
voyons toujours.
-- Vous кtes accusй de haute trahison, dit lentement le cardinal.
-- C'est ce qu'on m'a dйjа appris, Monseigneur, s'йcria Bonacieux,
donnant а son interrogateur le titre qu'il avait entendu
l'officier lui donner; mais je vous jure que je n'en savais rien.»
Le cardinal rйprima un sourire.
«Vous avez conspirй avec votre femme, avec Mme de Chevreuse et
avec Milord duc de Buckingham.
-- En effet, Monseigneur, rйpondit le mercier, je l'ai entendue
prononcer tous ces noms-lа.
-- Et а quelle occasion?
-- Elle disait que le cardinal de Richelieu avait attirй le duc de
Buckingham а Paris pour le perdre et pour perdre la reine avec
lui.
-- Elle disait cela? s'йcria le cardinal avec violence.
-- Oui, Monseigneur; mais moi je lui ai dit qu'elle avait tort de
tenir de pareils propos, et que Son Йminence йtait incapable...
-- Taisez-vous, vous кtes un imbйcile, reprit le cardinal.
-- C'est justement ce que ma femme m'a rйpondu, Monseigneur.
-- Savez-vous qui a enlevй votre femme?
-- Non, Monseigneur.
-- Vous avez des soupзons, cependant?
-- Oui, Monseigneur; mais ces soupзons ont paru contrarier M. le
commissaire, et je ne les ai plus.
-- Votre femme s'est йchappйe, le saviez-vous?
-- Non, Monseigneur, je l'ai appris depuis que je suis en prison,
et toujours par l'entremise de M. le commissaire, un homme bien
aimable!»
Le cardinal rйprima un second sourire.
«Alors vous ignorez ce que votre femme est devenue depuis sa
fuite?
-- Absolument, Monseigneur; mais elle a dы rentrer au Louvre.
-- А une heure du matin elle n'y йtait pas rentrйe encore.
-- Ah! mon Dieu! mais qu'est-elle devenue alors?
-- On le saura, soyez tranquille; on ne cache rien au cardinal; le
cardinal sait tout.
-- En ce cas, Monseigneur, est-ce que vous croyez que le cardinal
consentira а me dire ce qu'est devenue ma femme?
-- Peut-кtre; mais il faut d'abord que vous avouiez tout ce que
vous savez relativement aux relations de votre femme avec
Mme de Chevreuse.
-- Mais, Monseigneur, je n'en sais rien; je ne l'ai jamais vue.
-- Quand vous alliez chercher votre femme au Louvre, revenait-elle
directement chez vous?
-- Presque jamais: elle avait affaire а des marchands de toile,
chez lesquels je la conduisais.
-- Et combien y en avait-il de marchands de toile?
-- Deux, Monseigneur.
-- Oщ demeurent-ils?
-- Un, rue de Vaugirard; l'autre, rue de La Harpe.
-- Entriez-vous chez eux avec elle?
-- Jamais, Monseigneur; je l'attendais а la porte.
-- Et quel prйtexte vous donnait-elle pour entrer ainsi toute
seule?
-- Elle ne m'en donnait pas; elle me disait d'attendre, et
j'attendais.
-- Vous кtes un mari complaisant, mon cher monsieur Bonacieux!»
dit le cardinal
«Il m'appelle son cher monsieur! dit en lui-mкme le mercier.
Peste! les affaires vont bien!»
«Reconnaоtriez-vous ces portes?
-- Oui.
-- Savez-vous les numйros?
-- Oui.
-- Quels sont-ils?
-- N° 25, dans la rue de Vaugirard; n° 75, dans la rue de La
Harpe.
-- C'est bien», dit le cardinal.
А ces mots, il prit une sonnette d'argent, et sonna; l'officier
rentra.
«Allez, dit-il а demi-voix, me chercher Rochefort; et qu'il vienne
а l'instant mкme, s'il est rentrй.
-- Le comte est lа, dit l'officier, il demande instamment а parler
а Votre Йminence!»
«А Votre Йminence! murmura Bonacieux, qui savait que tel йtait le
titre qu'on donnait d'ordinaire а M. le cardinal;... а Votre
Йminence!»
«Qu'il vienne alors, qu'il vienne!» dit vivement Richelieu.
L'officier s'йlanзa hors de l'appartement, avec cette rapiditй que
mettaient d'ordinaire tous les serviteurs du cardinal а lui obйir.
«А Votre Йminence!» murmurait Bonacieux en roulant des yeux
йgarйs.
Cinq secondes ne s'йtaient pas йcoulйes depuis la disparition de
l'officier, que la porte s'ouvrit et qu'un nouveau personnage
entra.
«C'est lui, s'йcria Bonacieux.
-- Qui lui? demanda le cardinal.
-- Celui qui m'a enlevй ma femme.»
Le cardinal sonna une seconde fois. L'officier reparut.
«Remettez cet homme aux mains de ses deux gardes, et qu'il attende
que je le rappelle devant moi.
-- Non, Monseigneur! non, ce n'est pas lui! s'йcria Bonacieux;
non, je m'йtais trompй: c'est un autre qui ne lui ressemble pas du
tout! Monsieur est un honnкte homme.
-- Emmenez cet imbйcile!» dit le cardinal.
L'officier prit Bonacieux sous le bras, et le reconduisit dans
l'antichambre oщ il trouva ses deux gardes.
Le nouveau personnage qu'on venait d'introduire suivit des yeux
avec impatience Bonacieux jusqu'а ce qu'il fыt sorti, et dиs que
la porte se fut refermйe sur lui:
«Ils se sont vus, dit-il en s'approchant vivement du cardinal.
-- Qui? demanda Son Йminence.
-- Elle et lui.
-- La reine et le duc? s'йcria Richelieu.
-- Oui.
-- Et oщ cela?
-- Au Louvre.
-- Vous en кtes sыr?
-- Parfaitement sыr.
-- Qui vous l'a dit?
-- Mme de Lannoy, qui est toute а Votre Йminence, comme vous le
savez.
-- Pourquoi ne l'a-t-elle pas dit plus tфt?
-- Soit hasard, soit dйfiance, la reine a fait coucher
Mme de Fargis dans sa chambre, et l'a gardйe toute la journйe.
-- C'est bien, nous sommes battus. Tвchons de prendre notre
revanche.
-- Je vous y aiderai de toute mon вme, Monseigneur, soyez
tranquille.
-- Comment cela s'est-il passй?
-- А minuit et demi, la reine йtait avec ses femmes...
-- Oщ cela?
-- Dans sa chambre а coucher...
-- Bien.
-- Lorsqu'on est venu lui remettre un mouchoir de la part de sa
dame de lingerie...
-- Aprиs?
-- Aussitфt la reine a manifestй une grande йmotion, et, malgrй le
rouge dont elle avait le visage couvert, elle a pвli.
-- Aprиs! aprиs!
-- Cependant, elle s'est levйe, et d'une voix altйrйe: «Mesdames,
a-t-elle dit, attendez-moi dix minutes, puis je reviens.» Et elle
a ouvert la porte de son alcфve, puis elle est sortie.
-- Pourquoi Mme de Lannoy n'est-elle pas venue vous prйvenir а
l'instant mкme?
-- Rien n'йtait bien certain encore; d'ailleurs, la reine avait
dit: «Mesdames, attendez-moi»; et elle n'osait dйsobйir а la
reine.
-- Et combien de temps la reine est-elle restйe hors de la
chambre?
-- Trois quarts d'heure.
-- Aucune de ses femmes ne l'accompagnait?
-- Doсa Estefania seulement.
-- Et elle est rentrйe ensuite?
-- Oui, mais pour prendre un petit coffret de bois de rose а son
chiffre, et sortir aussitфt.
-- Et quand elle est rentrйe, plus tard, a-t-elle rapportй le
coffret?
-- Non.
-- Mme de Lannoy savait-elle ce qu'il y avait dans ce coffret?
-- Oui: les ferrets en diamants que Sa Majestй a donnйs а la
reine.
-- Et elle est rentrйe sans ce coffret?
-- Oui.
-- L'opinion de Mme de Lannoy est qu'elle les a remis alors а
Buckingham?
-- Elle en est sыre.
-- Comment cela?
-- Pendant la journйe, Mme de Lannoy, en sa qualitй de dame
d'atour de la reine, a cherchй ce coffret, a paru inquiиte de ne
pas le trouver et a fini par en demander des nouvelles а la reine.
-- Et alors, la reine...?
-- La reine est devenue fort rouge et a rйpondu qu'ayant brisй la
veille un de ses ferrets, elle l'avait envoyй raccommoder chez son
orfиvre.
-- Il faut y passer et s'assurer si la chose est vraie ou non.
-- J'y suis passй.
-- Eh bien, l'orfиvre?
-- L'orfиvre n'a entendu parler de rien.
-- Bien! bien! Rochefort, tout n'est pas perdu, et peut-кtre...
peut-кtre tout est-il pour le mieux!
-- Le fait est que je ne doute pas que le gйnie de Votre
Йminence...
-- Ne rйpare les bкtises de mon agent, n'est-ce pas?
-- C'est justement ce que j'allais dire, si Votre Йminence m'avait
laissй achever ma phrase.
-- Maintenant, savez-vous oщ se cachaient la duchesse de Chevreuse
et le duc de Buckingham?
-- Non, Monseigneur, mes gens n'ont pu rien me dire de positif lа-
dessus.
-- Je le sais, moi.
-- Vous, Monseigneur?
-- Oui, ou du moins je m'en doute. Ils se tenaient, l'un rue de
Vaugirard, n° 25, et l'autre rue de La Harpe, n° 75.
-- Votre Йminence veut-elle que je les fasse arrкter tous deux?
-- Il sera trop tard, ils seront partis.
-- N'importe, on peut s'en assurer.
-- Prenez dix hommes de mes gardes, et fouillez les deux maisons.
-- J'y vais, Monseigneur.»
Et Rochefort s'йlanзa hors de l'appartement.
Le cardinal, restй seul, rйflйchit un instant et sonna une
troisiиme fois.
Le mкme officier reparut.
«Faites entrer le prisonnier», dit le cardinal.
Maоtre Bonacieux fut introduit de nouveau, et, sur un signe du
cardinal, l'officier se retira.
«Vous m'avez trompй, dit sйvиrement le cardinal.
-- Moi, s'йcria Bonacieux, moi, tromper Votre Йminence!
-- Votre femme, en allant rue de Vaugirard et rue de La Harpe,
n'allait pas chez des marchands de toile.
-- Et oщ allait-elle, juste Dieu?
-- Elle allait chez la duchesse de Chevreuse et chez le duc de
Buckingham.
-- Oui, dit Bonacieux rappelant tous ses souvenirs; oui, c'est
cela, Votre Йminence a raison. J'ai dit plusieurs fois а ma femme
qu'il йtait йtonnant que des marchands de toile demeurassent dans
des maisons pareilles, dans des maisons qui n'avaient pas
d'enseignes, et chaque fois ma femme s'est mise а rire. Ah!
Monseigneur, continua Bonacieux en se jetant aux pieds de
l'Йminence, ah! que vous кtes bien le cardinal, le grand cardinal,
l'homme de gйnie que tout le monde rйvиre.»
Le cardinal, tout mйdiocre qu'йtait le triomphe remportй sur un
кtre aussi vulgaire que l'йtait Bonacieux, n'en jouit pas moins un
instant; puis, presque aussitфt, comme si une nouvelle pensйe se
prйsentait а son esprit, un sourire plissa ses lиvres, et tendant
la main au mercier:
«Relevez-vous, mon ami, lui dit-il, vous кtes un brave homme.
-- Le cardinal m'a touchй la main! j'ai touchй la main du grand
homme! s'йcria Bonacieux; le grand homme m'a appelй son ami!
-- Oui, mon ami; oui! dit le cardinal avec ce ton paterne qu'il
savait prendre quelquefois, mais qui ne trompait que les gens qui
ne le connaissaient pas; et comme on vous a soupзonnй injustement,
eh bien, il vous faut une indemnitй: tenez! prenez ce sac de cent
pistoles, et pardonnez-moi.
-- Que je vous pardonne, Monseigneur! dit Bonacieux hйsitant а
prendre le sac, craignant sans doute que ce prйtendu don ne fыt
qu'une plaisanterie. Mais vous йtiez bien libre de me faire
arrкter, vous кtes bien libre de me faire torturer, vous кtes bien
libre de me faire pendre: vous кtes le maоtre, et je n'aurais pas
eu le plus petit mot а dire. Vous pardonner, Monseigneur! Allons
donc, vous n'y pensez pas!
-- Ah! mon cher monsieur Bonacieux! vous y mettez de la
gйnйrositй, je le vois, et je vous en remercie. Ainsi donc, vous
prenez ce sac, et vous vous en allez sans кtre trop mйcontent?
-- Je m'en vais enchantй, Monseigneur.
-- Adieu donc, ou plutфt а revoir, car j'espиre que nous nous
reverrons.
-- Tant que Monseigneur voudra, et je suis bien aux ordres de Son
Йminence.
-- Ce sera souvent, soyez tranquille, car j'ai trouvй un charme
extrкme а votre conversation.
-- Oh! Monseigneur!
-- Au revoir, monsieur Bonacieux, au revoir.
Et le cardinal lui fit un signe de la main, auquel Bonacieux
rйpondit en s'inclinant jusqu'а terre; puis il sortit а reculons,
et quand il fut dans l'antichambre, le cardinal l'entendit qui,
dans son enthousiasme, criait а tue-tкte: «Vive Monseigneur! vive
Son Йminence! vive le grand cardinal!» Le cardinal йcouta en
souriant cette brillante manifestation des sentiments
enthousiastes de maоtre Bonacieux; puis, quand les cris de
Bonacieux se furent perdus dans l'йloignement:
«Bien, dit-il, voici dйsormais un homme qui se fera tuer pour
moi.»
Et le cardinal se mit а examiner avec la plus grande attention la
carte de La Rochelle qui, ainsi que nous l'avons dit, йtait
йtendue sur son bureau, traзant avec un crayon la ligne oщ devait
passer la fameuse digue qui, dix-huit mois plus tard, fermait le
port de la citй assiйgйe.
Comme il en йtait au plus profond de ses mйditations stratйgiques,
la porte se rouvrit, et Rochefort rentra.
«Eh bien? dit vivement le cardinal en se levant avec une
promptitude qui prouvait le degrй d'importance qu'il attachait а
la commission dont il avait chargй le comte.
-- Eh bien, dit celui-ci, une jeune femme de vingt-six а vingt-
huit ans et un homme de trente-cinq а quarante ans ont logй
effectivement, l'un quatre jours et l'autre cinq, dans les maisons
indiquйes par Votre Йminence: mais la femme est partie cette nuit,
et l'homme ce matin.
-- C'йtaient eux! s'йcria le cardinal, qui regardait а la pendule;
et maintenant, continua-t-il, il est trop tard pour faire courir
aprиs: la duchesse est а Tours, et le duc а Boulogne. C'est а
Londres qu'il faut les rejoindre.
-- Quels sont les ordres de Votre Йminence?
-- Pas un mot de ce qui s'est passй; que la reine reste dans une
sйcuritй parfaite; qu'elle ignore que nous savons son secret;
qu'elle croie que nous sommes а la recherche d'une conspiration
quelconque. Envoyez-moi le garde des sceaux Sйguier.
-- Et cet homme, qu'en a fait Votre Йminence?
-- Quel homme? demanda le cardinal.
-- Ce Bonacieux?
-- J'en ai fait tout ce qu'on pouvait en faire. J'en ai fait
l'espion de sa femme.»
Le comte de Rochefort s'inclina en homme qui reconnaоt la grande
supйrioritй du maоtre, et se retira.
Restй seul, le cardinal s'assit de nouveau, йcrivit une lettre
qu'il cacheta de son sceau particulier, puis il sonna. L'officier
entra pour la quatriиme fois.
«Faites-moi venir Vitray, dit-il, et dites-lui de s'apprкter pour
un voyage.»
Un instant aprиs, l'homme qu'il avait demandй йtait debout devant
lui, tout bottй et tout йperonnй.
«Vitray, dit-il, vous allez partir tout courant pour Londres. Vous
ne vous arrкterez pas un instant en route. Vous remettrez cette
lettre а Milady. Voici un bon de deux cents pistoles, passez chez
mon trйsorier et faites-vous payer. Il y en a autant а toucher si
vous кtes ici de retour dans six jours et si vous avez bien fait
ma commission.»
Le messager, sans rйpondre un seul mot, s'inclina, prit la lettre,
le bon de deux cents pistoles, et sortit.
Voici ce que contenait la lettre:
«Milady,
«Trouvez-vous au premier bal oщ se trouvera le duc de Buckingham.
Il aura а son pourpoint douze ferrets de diamants, approchez-vous
de lui et coupez-en deux.
«Aussitфt que ces ferrets seront en votre possession, prйvenez-
moi.»
CHAPITRE XV
GENS DE ROBE ET GENS D'ЙPЙE
Le lendemain du jour oщ ces йvйnements йtaient arrivйs, Athos
n'ayant point reparu, M. de Trйville avait йtй prйvenu par
d'Artagnan et par Porthos de sa disparition.
Quant а Aramis, il avait demandй un congй de cinq jours, et il
йtait а Rouen, disait-on, pour affaires de famille.
M. de Trйville йtait le pиre de ses soldats. Le moindre et le plus
inconnu d'entre eux, dиs qu'il portait l'uniforme de la compagnie,
йtait aussi certain de son aide et de son appui qu'aurait pu
l'кtre son frиre lui-mкme.
Il se rendit donc а l'instant chez le lieutenant criminel. On fit
venir l'officier qui commandait le poste de la Croix-Rouge, et les
renseignements successifs apprirent qu'Athos йtait momentanйment
logй au For-l'Йvкque.
Athos avait passй par toutes les йpreuves que nous avons vu
Bonacieux subir.
Nous avons assistй а la scиne de confrontation entre les deux
captifs. Athos, qui n'avait rien dit jusque-lа de peur que
d'Artagnan, inquiйtй а son tour, n'eыt point le temps qu'il lui
fallait, Athos dйclara, а partir de ce moment, qu'il se nommait
Athos et non d'Artagnan.
Il ajouta qu'il ne connaissait ni monsieur, ni madame Bonacieux,
qu'il n'avait jamais parlй ni а l'un, ni а l'autre; qu'il йtait
venu vers les dix heures du soir pour faire visite а
M. d'Artagnan, son ami, mais que jusqu'а cette heure il йtait
restй chez M. de Trйville, oщ il avait dоnй; vingt tйmoins,
ajouta-t-il, pouvaient attester le fait, et il nomma plusieurs
gentilshommes distinguйs, entre autres M. le duc de La Trйmouille.
Le second commissaire fut aussi йtourdi que le premier de la
dйclaration simple et ferme de ce mousquetaire, sur lequel il
aurait bien voulu prendre la revanche que les gens de robe aiment
tant а gagner sur les gens d'йpйe; mais le nom de M. de Trйville
et celui de M. le duc de La Trйmouille mйritaient rйflexion.
Athos fut aussi envoyй au cardinal, mais malheureusement le
cardinal йtait au Louvre chez le roi.
C'йtait prйcisйment le moment oщ M. de Trйville, sortant de chez
le lieutenant criminel et de chez le gouverneur du For-l'Йvкque,
sans avoir pu trouver Athos, arriva chez Sa Majestй.
Comme capitaine des mousquetaires, M. de Trйville avait а toute
heure ses entrйes chez le roi.
On sait quelles йtaient les prйventions du roi contre la reine,
prйventions habilement entretenues par le cardinal, qui, en fait
d'intrigues, se dйfiait infiniment plus des femmes que des hommes.
Une des grandes causes surtout de cette prйvention йtait l'amitiй
d'Anne d'Autriche pour Mme de Chevreuse. Ces deux femmes
l'inquiйtaient plus que les guerres avec l'Espagne, les dйmкlйs
avec l'Angleterre et l'embarras des finances. А ses yeux et dans
sa conviction, Mme de Chevreuse servait la reine non seulement
dans ses intrigues politiques, mais, ce qui le tourmentait bien
plus encore, dans ses intrigues amoureuses.
Au premier mot de ce qu'avait dit M. le cardinal, que
Mme de Chevreuse, exilйe а Tours et qu'on croyait dans cette
ville, йtait venue а Paris et, pendant cinq jours qu'elle y йtait
restйe, avait dйpistй la police, le roi йtait entrй dans une
furieuse colиre. Capricieux et infidиle, le roi voulait кtre
appelй Louis le Juste et Louis le Chaste. La postйritй comprendra
difficilement ce caractиre, que l'histoire n'explique que par des
faits et jamais par des raisonnements.
Mais lorsque le cardinal ajouta que non seulement Mme de Chevreuse
йtait venue а Paris, mais encore que la reine avait renouй avec
elle а l'aide d'une de ces correspondances mystйrieuses qu'а cette
йpoque on nommait une cabale; lorsqu'il affirma que lui, le
cardinal, allait dйmкler les fils les plus obscurs de cette
intrigue, quand, au moment d'arrкter sur le fait, en flagrant
dйlit, nanti de toutes les preuves, l'йmissaire de la reine prиs
de l'exilйe, un mousquetaire avait osй interrompre violemment le
cours de la justice en tombant, l'йpйe а la main, sur d'honnкtes
gens de loi chargйs d'examiner avec impartialitй toute l'affaire
pour la mettre sous les yeux du roi, -- Louis XIII ne se contint
plus, il fit un pas vers l'appartement de la reine avec cette pвle
et muette indignation qui, lorsqu'elle йclatait, conduisait ce
prince jusqu'а la plus froide cruautй.
Et cependant, dans tout cela, le cardinal n'avait pas encore dit
un mot du duc de Buckingham.
Ce fut alors que M. de Trйville entra, froid, poli et dans une
tenue irrйprochable.
Averti de ce qui venait de se passer par la prйsence du cardinal
et par l'altйration de la figure du roi, M. de Trйville se sentit
fort comme Samson devant les Philistins.
Louis XIII mettait dйjа la main sur le bouton de la porte; au
bruit que fit M. de Trйville en entrant, il se retourna.
«Vous arrivez bien, monsieur, dit le roi, qui, lorsque ses
passions йtaient montйes а un certain point, ne savait pas
dissimuler, et j'en apprends de belles sur le compte de vos
mousquetaires.
-- Et moi, dit froidement M. de Trйville, j'en ai de belles а
apprendre а Votre Majestй sur ses gens de robe.
-- Plaоt-il? dit le roi avec hauteur.
-- J'ai l'honneur d'apprendre а Votre Majestй, continua
M. de Trйville du mкme ton, qu'un parti de procureurs, de
commissaires et de gens de police, gens fort estimables mais fort
acharnйs, а ce qu'il paraоt, contre l'uniforme, s'est permis
d'arrкter dans une maison, d'emmener en pleine rue et de jeter au
For-l'Йvкque, tout cela sur un ordre que l'on a refusй de me
reprйsenter, un de mes mousquetaires, ou plutфt des vфtres, Sire,
d'une conduite irrйprochable, d'une rйputation presque illustre,
et que Votre Majestй connaоt favorablement, M. Athos.
-- Athos, dit le roi machinalement; oui, au fait, je connais ce
nom.
-- Que Votre Majestй se le rappelle, dit M. de Trйville; M. Athos
est ce mousquetaire qui, dans le fвcheux duel que vous savez, a eu
le malheur de blesser griиvement M. de Cahusac. -- а propos,
Monseigneur, continua Trйville en s'adressant au cardinal,
M. de Cahusac est tout а fait rйtabli, n'est-ce pas?
-- Merci! dit le cardinal en se pinзant les lиvres de colиre.
-- M. Athos йtait donc allй rendre visite а l'un de ses amis alors
absent, continua M. de Trйville, а un jeune Bйarnais, cadet aux
gardes de Sa Majestй, compagnie des Essarts; mais а peine venait-
il de s'installer chez son ami et de prendre un livre en
l'attendant, qu'une nuйe de recors et de soldats mкlйs ensemble
vint faire le siиge de la maison, enfonзa plusieurs portes...»
Le cardinal fit au roi un signe qui signifiait: «C'est pour
l'affaire dont je vous ai parlй.»
«Nous savons tout cela, rйpliqua le roi, car tout cela s'est fait
pour notre service.
-- Alors, dit Trйville, c'est aussi pour le service de
Votre Majestй qu'on a saisi un de mes mousquetaires innocent,
qu'on l'a placй entre deux gardes comme un malfaiteur, et qu'on a
promenй au milieu d'une populace insolente ce galant homme, qui a
versй dix fois son sang pour le service de Votre Majestй et qui
est prкt а le rйpandre encore.
-- Bah! dit le roi йbranlй, les choses se sont passйes ainsi?
-- M. de Trйville ne dit pas, reprit le cardinal avec le plus
grand flegme, que ce mousquetaire innocent, que ce galant homme
venait, une heure auparavant, de frapper а coups d'йpйe quatre
commissaires instructeurs dйlйguйs par moi afin d'instruire une
affaire de la plus haute importance.
-- Je dйfie Votre Йminence de le prouver, s'йcria M. de Trйville
avec sa franchise toute gasconne et sa rudesse toute militaire,
car, une heure auparavant M. Athos, qui, je le confierai а
Votre Majestй, est un homme de la plus haute qualitй, me faisait
l'honneur, aprиs avoir dоnй chez moi, de causer dans le salon de
mon hфtel avec M. le duc de La Trйmouille et M. le comte de
Chвlus, qui s'y trouvaient.»
Le roi regarda le cardinal.
«Un procиs-verbal fait foi, dit le cardinal rйpondant tout haut а
l'interrogation muette de Sa Majestй, et les gens maltraitйs ont
dressй le suivant, que j'ai l'honneur de prйsenter а
Votre Majestй.
-- Procиs-verbal de gens de robe vaut-il la parole d'honneur,
rйpondit fiиrement Trйville, d'homme d'йpйe?
-- Allons, allons, Trйville, taisez-vous, dit le roi.
-- Si Son Йminence a quelque soupзon contre un de mes
mousquetaires, dit Trйville, la justice de M. le cardinal est
assez connue pour que je demande moi-mкme une enquкte.
-- Dans la maison oщ cette descente de justice a йtй faite,
continua le cardinal impassible, loge, je crois, un Bйarnais ami
du mousquetaire.
-- Votre Йminence veut parler de M. d'Artagnan?
-- Je veux parler d'un jeune homme que vous protйgez, Monsieur de
Trйville.
-- Oui, Votre Йminence, c'est cela mкme.
-- Ne soupзonnez-vous pas ce jeune homme d'avoir donnй de mauvais
conseils...
-- А M. Athos, а un homme qui a le double de son вge? interrompit
M. de Trйville; non, Monseigneur. D'ailleurs, M. d'Artagnan a
passй la soirйe chez moi.
-- Ah за, dit le cardinal, tout le monde a donc passй la soirйe
chez vous?
-- Son Йminence douterait-elle de ma parole? dit Trйville, le
rouge de la colиre au front.
-- Non, Dieu m'en garde! dit le cardinal; mais, seulement, а
quelle heure йtait-il chez vous?
-- Oh! cela je puis le dire sciemment а Votre Йminence, car, comme
il entrait, je remarquai qu'il йtait neuf heures et demie а la
pendule, quoique j'eusse cru qu'il йtait plus tard.
-- Et а quelle heure est-il sorti de votre hфtel?
-- А dix heures et demie: une heure aprиs l'йvйnement.
-- Mais, enfin, rйpondit le cardinal, qui ne soupзonnait pas un
instant la loyautй de Trйville, et qui sentait que la victoire lui
йchappait, mais, enfin, Athos a йtй pris dans cette maison de la
rue des Fossoyeurs.
-- Est-il dйfendu а un ami de visiter un ami? а un mousquetaire de
ma compagnie de fraterniser avec un garde de la compagnie de
M. des Essarts?
-- Oui, quand la maison oщ il fraternise avec cet ami est
suspecte.
-- C'est que cette maison est suspecte, Trйville, dit le roi;
peut-кtre ne le saviez-vous pas?
-- En effet, Sire, je l'ignorais. En tout cas, elle peut кtre
suspecte partout; mais je nie qu'elle le soit dans la partie
qu'habite M. d'Artagnan; car je puis vous affirmer, Sire, que, si
j'en crois ce qu'il a dit, il n'existe pas un plus dйvouй
serviteur de Sa Majestй, un admirateur plus profond de M. le
cardinal.
-- N'est-ce pas ce d'Artagnan qui a blessй un jour Jussac dans
cette malheureuse rencontre qui a eu lieu prиs du couvent des
Carmes-Dйchaussйs? demanda le roi en regardant le cardinal, qui
rougit de dйpit.
-- Et le lendemain, Bernajoux. Oui Sire, oui, c'est bien cela, et
Votre Majestй a bonne mйmoire.
-- Allons, que rйsolvons-nous? dit le roi.
-- Cela regarde Votre Majestй plus que moi, dit le cardinal.
J'affirmerais la culpabilitй.
-- Et moi je la nie, dit Trйville. Mais Sa Majestй a des juges, et
ses juges dйcideront.
-- C'est cela, dit le roi, renvoyons la cause devant les juges:
c'est leur affaire de juger, et ils jugeront.
-- Seulement, reprit Trйville, il est bien triste qu'en ce temps
malheureux oщ nous sommes, la vie la plus pure, la vertu la plus
incontestable n'exemptent pas un homme de l'infamie et de la
persйcution. Aussi l'armйe sera-t-elle peu contente, je puis en
rйpondre, d'кtre en butte а des traitements rigoureux а propos
d'affaires de police.»
Le mot йtait imprudent; mais M. de Trйville l'avait lancй avec
connaissance de cause. Il voulait une explosion, parce qu'en cela
la mine fait du feu, et que le feu йclaire.
«Affaires de police! s'йcria le roi, relevant les paroles de
M. de Trйville: affaires de police! et qu'en savez-vous, monsieur?
Mкlez-vous de vos mousquetaires, et ne me rompez pas la tкte. Il
semble, а vous entendre, que, si par malheur on arrкte un
mousquetaire, la France est en danger. Eh! que de bruit pour un
mousquetaire! j'en ferai arrкter dix, ventrebleu! cent, mкme;
toute la compagnie! et je ne veux pas que l'on souffle mot.
-- Du moment oщ ils sont suspects а Votre Majestй, dit Trйville,
les mousquetaires sont coupables; aussi, me voyez-vous, Sire, prкt
а vous rendre mon йpйe; car aprиs avoir accusй mes soldats, M. le
cardinal, je n'en doute pas, finira par m'accuser moi-mкme; ainsi
mieux vaut que je me constitue prisonnier avec M. Athos, qui est
arrкtй dйjа, et M. d'Artagnan, qu'on va arrкter sans doute.
-- Tкte gasconne, en finirez-vous? dit le roi.
-- Sire, rйpondit Trйville sans baisser le moindrement la voix,
ordonnez qu'on me rende mon mousquetaire, ou qu'il soit jugй.
-- On le jugera, dit le cardinal.
-- Eh bien, tant mieux; car, dans ce cas, je demanderai а
Sa Majestй la permission de plaider pour lui.»
Le roi craignit un йclat.
«Si Son Йminence, dit-il, n'avait pas personnellement des
motifs...»
Le cardinal vit venir le roi, et alla au-devant de lui:
«Pardon, dit-il, mais du moment oщ Votre Majestй voit en moi un
juge prйvenu, je me retire.
-- Voyons, dit le roi, me jurez-vous, par mon pиre, que M. Athos
йtait chez vous pendant l'йvйnement, et qu'il n'y a point pris
part?
-- Par votre glorieux pиre et par vous-mкme, qui кtes ce que
j'aime et ce que je vйnиre le plus au monde, je le jure!
-- Veuillez rйflйchir, Sire, dit le cardinal. Si nous relвchons
ainsi le prisonnier, on ne pourra plus connaоtre la vйritй.
-- M. Athos sera toujours lа, reprit M. de Trйville, prкt а
rйpondre quand il plaira aux gens de robe de l'interroger. Il ne
dйsertera pas, monsieur le cardinal; soyez tranquille, je rйponds
de lui, moi.
-- Au fait, il ne dйsertera pas, dit le roi; on le retrouvera
toujours, comme dit M. de Trйville. D'ailleurs, ajouta-t-il en
baissant la voix et en regardant d'un air suppliant Son Йminence,
donnons-leur de la sйcuritй: cela est politique.»
Cette politique de Louis XIII fit sourire Richelieu.
«Ordonnez, Sire, dit-il, vous avez le droit de grвce.
-- Le droit de grвce ne s'applique qu'aux coupables, dit Trйville,
qui voulait avoir le dernier mot, et mon mousquetaire est
innocent. Ce n'est donc pas grвce que vous allez faire, Sire,
c'est justice.
-- Et il est au For-l'Йvкque? dit le roi.
-- Oui, Sire, et au secret, dans un cachot, comme le dernier des
criminels.
-- Diable! diable! murmura le roi, que faut-il faire?
-- Signer l'ordre de mise en libertй, et tout sera dit, reprit le
cardinal; je crois, comme Votre Majestй, que la garantie de
M. de Trйville est plus que suffisante.»
Trйville s'inclina respectueusement avec une joie qui n'йtait pas
sans mйlange de crainte; il eыt prйfйrй une rйsistance opiniвtre
du cardinal а cette soudaine facilitй.
Le roi signa l'ordre d'йlargissement, et Trйville l'emporta sans
retard.
Au moment oщ il allait sortir, le cardinal lui fit un sourire
amical, et dit au roi:
«Une bonne harmonie rиgne entre les chefs et les soldats, dans vos
mousquetaires, Sire; voilа qui est bien profitable au service et
bien honorable pour tous.»
«Il me jouera quelque mauvais tour incessamment, se disait
Trйville; on n'a jamais le dernier mot avec un pareil homme. Mais
hвtons-nous, car le roi peut changer d'avis tout а l'heure; et au
bout du compte, il est plus difficile de remettre а la Bastille ou
au For-l'Йvкque un homme qui en est sorti, que d'y garder un
prisonnier qu'on y tient.»
M. de Trйville fit triomphalement son entrйe au For-l'Йvкque, oщ
il dйlivra le mousquetaire, que sa paisible indiffйrence n'avait
pas abandonnй.
Puis, la premiиre fois qu'il revit d'Artagnan:
«Vous l'йchappez belle, lui dit-il; voilа votre coup d'йpйe а
Jussac payй. Reste bien encore celui de Bernajoux, mais il ne
faudrait pas trop vous y fier.»
Au reste, M. de Trйville avait raison de se dйfier du cardinal et
de penser que tout n'йtait pas fini, car а peine le capitaine des
mousquetaires eut-il fermй la porte derriиre lui, que Son Йminence
dit au roi:
«Maintenant que nous ne sommes plus que nous deux, nous allons
causer sйrieusement, s'il plaоt а Votre Majestй. Sire,
M. de Buckingham йtait а Paris depuis cinq jours et n'en est parti
que ce matin.»
CHAPITRE XVI
OЩ M. LE GARDE DES SCEAUX SЙGUIER CHERCHA PLUS D'UNE FOIS LA
CLOCHE POUR LA SONNER, COMME IL LE FAISAIT AUTREFOIS
Il est impossible de se faire une idйe de l'impression que ces
quelques mots produisirent sur Louis XIII. Il rougit et pвlit
successivement; et le cardinal vit tout d'abord qu'il venait de
conquйrir d'un seul coup tout le terrain qu'il avait perdu.
«M. de Buckingham а Paris! s'йcria-t-il, et qu'y vient-il faire?
-- Sans doute conspirer avec nos ennemis les huguenots et les
Espagnols.
-- Non, pardieu, non! conspirer contre mon honneur avec
Mme de Chevreuse, Mme de Longueville et les Condй!
-- Oh! Sire, quelle idйe! La reine est trop sage, et surtout aime
trop Votre Majestй.
-- La femme est faible, monsieur le cardinal, dit le roi; et quant
а m'aimer beaucoup, j'ai mon opinion faite sur cet amour.
-- Je n'en maintiens pas moins, dit le cardinal, que le duc de
Buckingham est venu а Paris pour un projet tout politique.
-- Et moi je suis sыr qu'il est venu pour autre chose, monsieur le
cardinal; mais si la reine est coupable, qu'elle tremble!
-- Au fait, dit le cardinal, quelque rйpugnance que j'aie а
arrкter mon esprit sur une pareille trahison, Votre Majestй m'y
fait penser: Mme de Lannoy, que, d'aprиs l'ordre de Votre Majestй,
j'ai interrogйe plusieurs fois, m'a dit ce matin que la nuit avant
celle-ci Sa Majestй avait veillй fort tard, que ce matin elle
avait beaucoup pleurй et que toute la journйe elle avait йcrit.
-- C'est cela, dit le roi; а lui sans doute, Cardinal, il me faut
les papiers de la reine.
-- Mais comment les prendre, Sire? Il me semble que ce n'est ni
moi, ni Votre Majestй qui pouvons nous charger d'une pareille
mission.
-- Comment s'y est-on pris pour la marйchale d'Ancre? s'йcria le
roi au plus haut degrй de la colиre; on a fouillй ses armoires, et
enfin on l'a fouillйe elle-mкme.
-- La marйchale d'Ancre n'йtait que la marйchale d'Ancre, une
aventuriиre florentine, Sire, voilа tout; tandis que l'auguste
йpouse de Votre Majestй est Anne d'Autriche, reine de France,
c'est-а-dire une des plus grandes princesses du monde.
-- Elle n'en est que plus coupable, monsieur le duc! Plus elle a
oubliй la haute position oщ elle йtait placйe, plus elle est bas
descendue. Il y a longtemps d'ailleurs que je suis dйcidй а en
finir avec toutes ces petites intrigues de politique et d'amour.
Elle a aussi prиs d'elle un certain La Porte...
-- Que je crois la cheville ouvriиre de tout cela, je l'avoue, dit
le cardinal.
-- Vous pensez donc, comme moi, qu'elle me trompe? dit le roi.
-- Je crois, et je le rйpиte а Votre Majestй, que la reine
conspire contre la puissance de son roi, mais je n'ai point dit
contre son honneur.
-- Et moi je vous dis contre tous deux; moi je vous dis que la
reine ne m'aime pas; je vous dis qu'elle en aime un autre; je vous
dis qu'elle aime cet infвme duc de Buckingham! Pourquoi ne l'avez-
vous pas fait arrкter pendant qu'il йtait а Paris?
-- Arrкter le duc! arrкter le premier ministre du roi Charles Ier!
Y pensez-vous, Sire? Quel йclat! et si alors les soupзons de
Votre Majestй, ce dont je continue а douter, avaient quelque
consistance, quel йclat terrible! quel scandale dйsespйrant!
-- Mais puisqu'il s'exposait comme un vagabond et un larronneur,
il fallait...»
Louis XIII s'arrкta lui-mкme, effrayй de ce qu'il allait dire,
tandis que Richelieu, allongeant le cou, attendait inutilement la
parole qui йtait restйe sur les lиvres du roi.
«Il fallait?
-- Rien, dit le roi, rien. Mais, pendant tout le temps qu'il a йtй
а Paris, vous ne l'avez pas perdu de vue?
-- Non, Sire.
-- Oщ logeait-il?
-- Rue de La Harpe, n° 75.
-- Oщ est-ce, cela?
-- Du cфtй du Luxembourg.
-- Et vous кtes sыr que la reine et lui ne se sont pas vus?
-- Je crois la reine trop attachйe а ses devoirs, Sire.
-- Mais ils ont correspondu, c'est а lui que la reine a йcrit
toute la journйe; monsieur le duc, il me faut ces lettres!
-- Sire, cependant...
-- Monsieur le duc, а quelque prix que ce soit, je les veux.
-- Je ferai pourtant observer а Votre Majestй...
-- Me trahissez-vous donc aussi, monsieur le cardinal, pour vous
opposer toujours ainsi а mes volontйs? кtes-vous aussi d'accord
avec l'Espagnol et avec l'Anglais, avec Mme de Chevreuse et avec
la reine?
-- Sire, rйpondit en soupirant le cardinal, je croyais кtre а
l'abri d'un pareil soupзon.
-- Monsieur le cardinal, vous m'avez entendu; je veux ces lettres.
-- Il n'y aurait qu'un moyen.
-- Lequel?
-- Ce serait de charger de cette mission M. le garde des sceaux
Sйguier. La chose rentre complиtement dans les devoirs de sa
charge.
-- Qu'on l'envoie chercher а l'instant mкme!
-- Il doit кtre chez moi, Sire; je l'avais fait prier de passer,
et lorsque je suis venu au Louvre, j'ai laissй l'ordre, s'il se
prйsentait, de le faire attendre.
-- Qu'on aille le chercher а l'instant mкme!
-- Les ordres de Votre Majestй seront exйcutйs; mais...
-- Mais quoi?
-- Mais la reine se refusera peut-кtre а obйir.
-- А mes ordres?
-- Oui, si elle ignore que ces ordres viennent du roi.
-- Eh bien, pour qu'elle n'en doute pas, je vais la prйvenir moi-
mкme.
-- Votre Majestй n'oubliera pas que j'ai fait tout ce que j'ai pu
pour prйvenir une rupture.
-- Oui, duc, je sais que vous кtes fort indulgent pour la reine,
trop indulgent peut-кtre; et nous aurons, je vous en prйviens, а
parler plus tard de cela.
-- Quand il plaira а Votre Majestй; mais je serai toujours heureux
et fier, Sire, de me sacrifier а la bonne harmonie que je dйsire
voir rйgner entre vous et la reine de France.
-- Bien, cardinal, bien; mais en attendant envoyez chercher M. le
garde des sceaux; moi, j'entre chez la reine.
Et Louis XIII, ouvrant la porte de communication, s'engagea dans
le corridor qui conduisait de chez lui chez Anne d'Autriche.
La reine йtait au milieu de ses femmes, Mme de Guitaut,
Mme de Sablй, Mme de Montbazon et Mme de Guйmйnйe. Dans un coin
йtait cette camйriste espagnole doсa Estefania, qui l'avait suivie
de Madrid. Mme de Guйmйnйe faisait la lecture, et tout le monde
йcoutait avec attention la lectrice, а l'exception de la reine,
qui, au contraire, avait provoquй cette lecture afin de pouvoir,
tout en feignant d'йcouter, suivre le fil de ses propres pensйes.
Ces pensйes, toutes dorйes qu'elles йtaient par un dernier reflet
d'amour, n'en йtaient pas moins tristes. Anne d'Autriche, privйe
de la confiance de son mari, poursuivie par la haine du cardinal,
qui ne pouvait lui pardonner d'avoir repoussй un sentiment plus
doux, ayant sous les yeux l'exemple de la reine mиre, que cette
haine avait tourmentйe toute sa vie -- quoique Marie de Mйdicis,
s'il faut en croire les mйmoires du temps, eыt commencй par
accorder au cardinal le sentiment qu'Anne d'Autriche finit
toujours par lui refuser --, Anne d'Autriche avait vu tomber
autour d'elle ses serviteurs les plus dйvouйs, ses confidents les
plus intimes, ses favoris les plus chers. Comme ces malheureux
douйs d'un don funeste, elle portait malheur а tout ce qu'elle
touchait, son amitiй йtait un signe fatal qui appelait la
persйcution. Mme de Chevreuse et Mme de Vernel йtaient exilйes;
enfin La Porte ne cachait pas а sa maоtresse qu'il s'attendait а
кtre arrкtй d'un instant а l'autre.
C'est au moment oщ elle йtait plongйe au plus profond et au plus
sombre de ces rйflexions, que la porte de la chambre s'ouvrit et
que le roi entra.
La lectrice se tut а l'instant mкme, toutes les dames se levиrent,
et il se fit un profond silence.
Quant au roi, il ne fit aucune dйmonstration de politesse;
seulement, s'arrкtant devant la reine:
«Madame, dit-il d'une voix altйrйe, vous allez recevoir la visite
de M. le chancelier, qui vous communiquera certaines affaires dont
je l'ai chargй.»
La malheureuse reine, qu'on menaзait sans cesse de divorce, d'exil
et de jugement mкme, pвlit sous son rouge et ne put s'empкcher de
dire:
«Mais pourquoi cette visite, Sire? Que me dira M. le chancelier
que Votre Majestй ne puisse me dire elle-mкme?»
Le roi tourna sur ses talons sans rйpondre, et presque au mкme
instant le capitaine des gardes, M. de Guitaut, annonзa la visite
de M. le chancelier.
Lorsque le chancelier parut, le roi йtait dйjа sorti par une autre
porte.
Le chancelier entra demi-souriant, demi-rougissant. Comme nous le
retrouverons probablement dans le cours de cette histoire, il n'y
a pas de mal а ce que nos lecteurs fassent dиs а prйsent
connaissance avec lui.
Ce chancelier йtait un plaisant homme. Ce fut Des Roches le Masle,
chanoine а Notre-Dame, et qui avait йtй autrefois valet de chambre
du cardinal, qui le proposa а Son Йminence comme un homme tout
dйvouй. Le cardinal s'y fia et s'en trouva bien.
On racontait de lui certaines histoires, entre autres celle-ci:
Aprиs une jeunesse orageuse, il s'йtait retirй dans un couvent
pour y expier au moins pendant quelque temps les folies de
l'adolescence.
Mais, en entrant dans ce saint lieu, le pauvre pйnitent n'avait pu
refermer si vite la porte, que les passions qu'il fuyait n'y
entrassent avec lui. Il en йtait obsйdй sans relвche, et le
supйrieur, auquel il avait confiй cette disgrвce, voulant autant
qu'il йtait en lui l'en garantir, lui avait recommandй pour
conjurer le dйmon tentateur de recourir а la corde de la cloche et
de sonner а toute volйe. Au bruit dйnonciateur, les moines
seraient prйvenus que la tentation assiйgeait un frиre, et toute
la communautй se mettrait en priиres.
Le conseil parut bon au futur chancelier. Il conjura l'esprit
malin а grand renfort de priиres faites par les moines; mais le
diable ne se laisse pas dйpossйder facilement d'une place oщ il a
mis garnison; а mesure qu'on redoublait les exorcismes, il
redoublait les tentations, de sorte que jour et nuit la cloche
sonnait а toute volйe, annonзant l'extrкme dйsir de mortification
qu'йprouvait le pйnitent.
Les moines n'avaient plus un instant de repos. Le jour, ils ne
faisaient que monter et descendre les escaliers qui conduisaient а
la chapelle; la nuit, outre complies et matines, ils йtaient
encore obligйs de sauter vingt fois а bas de leurs lits et de se
prosterner sur le carreau de leurs cellules.
On ignore si ce fut le diable qui lвcha prise ou les moines qui se
lassиrent; mais, au bout de trois mois, le pйnitent reparut dans
le monde avec la rйputation du plus terrible possйdй qui eыt
jamais existй.
En sortant du couvent, il entra dans la magistrature, devint
prйsident а mortier а la place de son oncle, embrassa le parti du
cardinal, ce qui ne prouvait pas peu de sagacitй; devint
chancelier, servit Son Йminence avec zиle dans sa haine contre la
reine mиre et sa vengeance contre Anne d'Autriche; stimula les
juges dans l'affaire de Chalais, encouragea les essais de
M. de Laffemas, grand gibecier de France; puis enfin, investi de
toute la confiance du cardinal, confiance qu'il avait si bien
gagnйe, il en vint а recevoir la singuliиre commission pour
l'exйcution de laquelle il se prйsentait chez la reine.
La reine йtait encore debout quand il entra, mais а peine l'eut-
elle aperзu, qu'elle se rassit sur son fauteuil et fit signe а ses
femmes de se rasseoir sur leurs coussins et leurs tabourets, et,
d'un ton de suprкme hauteur:
«Que dйsirez-vous, monsieur, demanda Anne d'Autriche, et dans quel
but vous prйsentez-vous ici?
-- Pour y faire au nom du roi, madame, et sauf tout le respect que
j'ai l'honneur de devoir а Votre Majestй, une perquisition exacte
dans vos papiers.
-- Comment, monsieur! une perquisition dans mes papiers... а moi!
mais voilа une chose indigne!
-- Veuillez me le pardonner, madame, mais, dans cette
circonstance, je ne suis que l'instrument dont le roi se sert.
Sa Majestй ne sort-elle pas d'ici, et ne vous a-t-elle pas invitйe
elle-mкme а vous prйparer а cette visite?
-- Fouillez donc, monsieur; je suis une criminelle, а ce qu'il
paraоt: Estefania, donnez les clefs de mes tables et de mes
secrйtaires.»
Le chancelier fit pour la forme une visite dans les meubles, mais
il savait bien que ce n'йtait pas dans un meuble que la reine
avait dы serrer la lettre importante qu'elle avait йcrite dans la
journйe.
Quand le chancelier eut rouvert et refermй vingt fois les tiroirs
du secrйtaire, il fallut bien, quelque hйsitation qu'il йprouvвt,
il fallut bien, dis-je, en venir а la conclusion de l'affaire,
c'est-а-dire а fouiller la reine elle-mкme. Le chancelier s'avanзa
donc vers Anne d'Autriche, et d'un ton trиs perplexe et d'un air
fort embarrassй:
«Et maintenant, dit-il, il me reste а faire la perquisition
principale.
-- Laquelle? demanda la reine, qui ne comprenait pas ou plutфt qui
ne voulait pas comprendre.
-- Sa Majestй est certaine qu'une lettre a йtй йcrite par vous
dans la journйe; elle sait qu'elle n'a pas encore йtй envoyйe а
son adresse. Cette lettre ne se trouve ni dans votre table, ni
dans votre secrйtaire, et cependant cette lettre est quelque part.
-- Oserez-vous porter la main sur votre reine? dit Anne d'Autriche
en se dressant de toute sa hauteur et en fixant sur le chancelier
ses yeux, dont l'expression йtait devenue presque menaзante.
-- Je suis un fidиle sujet du roi, madame; et tout ce que
Sa Majestй ordonnera, je le ferai.
-- Eh bien, c'est vrai, dit Anne d'Autriche, et les espions de
M. le cardinal l'ont bien servi. J'ai йcrit aujourd'hui une
lettre, cette lettre n'est point partie. La lettre est lа.»
Et la reine ramena sa belle main а son corsage.
«Alors donnez-moi cette lettre, madame, dit le chancelier.
-- Je ne la donnerai qu'au roi, monsieur, dit Anne.
-- Si le roi eыt voulu que cette lettre lui fыt remise, madame, il
vous l'eыt demandйe lui-mкme. Mais, je vous le rйpиte, c'est moi
qu'il a chargй de vous la rйclamer, et si vous ne la rendiez
pas...
-- Eh bien?
-- C'est encore moi qu'il a chargй de vous la prendre.
-- Comment, que voulez-vous dire?
-- Que mes ordres vont loin, madame, et que je suis autorisй а
chercher le papier suspect sur la personne mкme de Votre Majestй.
-- Quelle horreur! s'йcria la reine.
-- Veuillez donc, madame, agir plus facilement.
-- Cette conduite est d'une violence infвme; savez-vous cela,
monsieur?
-- Le roi commande, madame, excusez-moi.
-- Je ne le souffrirai pas; non, non, plutфt mourir!» s'йcria la
reine, chez laquelle se rйvoltait le sang impйrieux de l'Espagnole
et de l'Autrichienne.
Le chancelier fit une profonde rйvйrence, puis avec l'intention
bien patente de ne pas reculer d'une semelle dans
l'accomplissement de la commission dont il s'йtait chargй, et
comme eыt pu le faire un valet de bourreau dans la chambre de la
question, il s'approcha d'Anne d'Autriche des yeux de laquelle on
vit а l'instant mкme jaillir des pleurs de rage.
La reine йtait, comme nous l'avons dit, d'une grande beautй.
La commission pouvait donc passer pour dйlicate, et le roi en
йtait arrivй, а force de jalousie contre Buckingham, а n'кtre plus
jaloux de personne.
Sans doute le chancelier Sйguier chercha des yeux а ce moment le
cordon de la fameuse cloche; mais, ne le trouvant pas, il en prit
son parti et tendit la main vers l'endroit oщ la reine avait avouй
que se trouvait le papier.
Anne d'Autriche fit un pas en arriиre, si pвle qu'on eыt dit
qu'elle allait mourir; et, s'appuyant de la main gauche, pour ne
pas tomber, а une table qui se trouvait derriиre elle, elle tira
de la droite un papier de sa poitrine et le tendit au garde des
sceaux.
«Tenez, monsieur, la voilа, cette lettre, s'йcria la reine d'une
voix entrecoupйe et frйmissante, prenez-la, et me dйlivrez de
votre odieuse prйsence.»
Le chancelier, qui de son cфtй tremblait d'une йmotion facile а
concevoir, prit la lettre, salua jusqu'а terre et se retira.
А peine la porte se fut-elle refermйe sur lui, que la reine tomba
а demi йvanouie dans les bras de ses femmes.
Le chancelier alla porter la lettre au roi sans en avoir lu un
seul mot. Le roi la prit d'une main tremblante, chercha l'adresse,
qui manquait, devint trиs pвle, l'ouvrit lentement, puis, voyant
par les premiers mots qu'elle йtait adressйe au roi d'Espagne, il
lut trиs rapidement.
C'йtait tout un plan d'attaque contre le cardinal. La reine
invitait son frиre et l'empereur d'Autriche а faire semblant,
blessйs qu'ils йtaient par la politique de Richelieu, dont
l'йternelle prйoccupation fut l'abaissement de la maison
d'Autriche, de dйclarer la guerre а la France et d'imposer comme
condition de la paix le renvoi du cardinal: mais d'amour, il n'y
en avait pas un seul mot dans toute cette lettre.
Le roi, tout joyeux, s'informa si le cardinal йtait encore au
Louvre. On lui dit que Son Йminence attendait, dans le cabinet de
travail, les ordres de Sa Majestй.
Le roi se rendit aussitфt prиs de lui.
«Tenez, duc, lui dit-il, vous aviez raison, et c'est moi qui avais
tort; toute l'intrigue est politique, et il n'йtait aucunement
question d'amour dans cette lettre, que voici. En йchange, il y
est fort question de vous.»
Le cardinal prit la lettre et la lut avec la plus grande
attention; puis, lorsqu'il fut arrivй au bout, il la relut une
seconde fois.
«Eh bien, Votre Majestй, dit-il, vous voyez jusqu'oщ vont mes
ennemis: on vous menace de deux guerres, si vous ne me renvoyez
pas. А votre place, en vйritй, Sire, je cйderais а de si
puissantes instances, et ce serait de mon cфtй avec un vйritable
bonheur que je me retirerais des affaires.
-- Que dites-vous lа, duc?
-- Je dis, Sire, que ma santй se perd dans ces luttes excessives
et dans ces travaux йternels. Je dis que, selon toute probabilitй,
je ne pourrai pas soutenir les fatigues du siиge de La Rochelle,
et que mieux vaut que vous nommiez lа ou M. de Condй, ou
M. de Bassompierre, ou enfin quelque vaillant homme dont c'est
l'йtat de mener la guerre, et non pas moi qui suis homme d'Йglise
et qu'on dйtourne sans cesse de ma vocation pour m'appliquer а des
choses auxquelles je n'ai aucune aptitude. Vous en serez plus
heureux а l'intйrieur, Sire, et je ne doute pas que vous n'en
soyez plus grand а l'йtranger.
-- Monsieur le duc, dit le roi, je comprends, soyez tranquille;
tous ceux qui sont nommйs dans cette lettre seront punis comme ils
le mйritent, et la reine elle-mкme.
-- Que dites-vous lа, Sire? Dieu me garde que, pour moi, la reine
йprouve la moindre contrariйtй! elle m'a toujours cru son ennemi,
Sire, quoique Votre Majestй puisse attester que j'ai toujours pris
chaudement son parti, mкme contre vous. Oh! si elle trahissait
Votre Majestй а l'endroit de son honneur, ce serait autre chose,
et je serais le premier а dire: «Pas de grвce, Sire, pas de grвce
pour la coupable!» Heureusement il n'en est rien, et Votre Majestй
vient d'en acquйrir une nouvelle preuve.
-- C'est vrai, monsieur le cardinal, dit le roi, et vous aviez
raison, comme toujours; mais la reine n'en mйrite pas moins toute
ma colиre.
-- C'est vous, Sire, qui avez encouru la sienne; et vйritablement,
quand elle bouderait sйrieusement Votre Majestй, je le
comprendrais; Votre Majestй l'a traitйe avec une sйvйritй!...
-- C'est ainsi que je traiterai toujours mes ennemis et les
vфtres, duc, si haut placйs qu'ils soient et quelque pйril que je
coure а agir sйvиrement avec eux.
-- La reine est mon ennemie, mais n'est pas la vфtre, Sire; au
contraire, elle est йpouse dйvouйe, soumise et irrйprochable;
laissez-moi donc, Sire, intercйder pour elle prиs de
Votre Majestй.
-- Qu'elle s'humilie alors, et qu'elle revienne а moi la premiиre!
-- Au contraire, Sire, donnez l'exemple; vous avez eu le premier
tort, puisque c'est vous qui avez soupзonnй la reine.
-- Moi, revenir le premier? dit le roi; jamais!
-- Sire, je vous en supplie.
-- D'ailleurs, comment reviendrais-je le premier?
-- En faisant une chose que vous sauriez lui кtre agrйable.
-- Laquelle?
-- Donnez un bal; vous savez combien la reine aime la danse; je
vous rйponds que sa rancune ne tiendra point а une pareille
attention.
-- Monsieur le cardinal, vous savez que je n'aime pas tous les
plaisirs mondains.
-- La reine ne vous en sera que plus reconnaissante, puisqu'elle
sait votre antipathie pour ce plaisir; d'ailleurs ce sera une
occasion pour elle de mettre ces beaux ferrets de diamants que
vous lui avez donnйs l'autre jour а sa fкte, et dont elle n'a pas
encore eu le temps de se parer.
-- Nous verrons, monsieur le cardinal, nous verrons, dit le roi,
qui, dans sa joie de trouver la reine coupable d'un crime dont il
se souciait peu, et innocente d'une faute qu'il redoutait fort,
йtait tout prкt а se raccommoder avec elle; nous verrons, mais,
sur mon honneur, vous кtes trop indulgent.
-- Sire, dit le cardinal, laissez la sйvйritй aux ministres,
l'indulgence est la vertu royale; usez-en, et vous verrez que vous
vous en trouverez bien.»
Sur quoi le cardinal, entendant la pendule sonner onze heures,
s'inclina profondйment, demandant congй au roi pour se retirer, et
le suppliant de se raccommoder avec la reine.
Anne d'Autriche, qui, а la suite de la saisie de sa lettre,
s'attendait а quelque reproche, fut fort йtonnйe de voir le
lendemain le roi faire prиs d'elle des tentatives de
rapprochement. Son premier mouvement fut rйpulsif, son orgueil de
femme et sa dignitй de reine avaient йtй tous deux si cruellement
offensйs, qu'elle ne pouvait revenir ainsi du premier coup; mais,
vaincue par le conseil de ses femmes, elle eut enfin l'air de
commencer а oublier. Le roi profita de ce premier moment de retour
pour lui dire qu'incessamment il comptait donner une fкte.
C'йtait une chose si rare qu'une fкte pour la pauvre Anne
d'Autriche, qu'а cette annonce, ainsi que l'avait pensй le
cardinal, la derniиre trace de ses ressentiments disparut sinon
dans son coeur, du moins sur son visage. Elle demanda quel jour
cette fкte devait avoir lieu, mais le roi rйpondit qu'il fallait
qu'il s'entendоt sur ce point avec le cardinal.
En effet, chaque jour le roi demandait au cardinal а quelle йpoque
cette fкte aurait lieu, et chaque jour le cardinal, sous un
prйtexte quelconque, diffйrait de la fixer.
Dix jours s'йcoulиrent ainsi.
Le huitiиme jour aprиs la scиne que nous avons racontйe, le
cardinal reзut une lettre, au timbre de Londres, qui contenait
seulement ces quelques lignes:
«Je les ai; mais je ne puis quitter Londres, attendu que je manque
d'argent; envoyez-moi cinq cents pistoles, et quatre ou cinq jours
aprиs les avoir reзues, je serai а Paris.»
Le jour mкme oщ le cardinal avait reзu cette lettre, le roi lui
adressa sa question habituelle.
Richelieu compta sur ses doigts et se dit tout bas:
«Elle arrivera, dit-elle, quatre ou cinq jours aprиs avoir reзu
l'argent; il faut quatre ou cinq jours а l'argent pour aller,
quatre ou cinq jours а elle pour revenir, cela fait dix jours;
maintenant faisons la part des vents contraires, des mauvais
hasards, des faiblesses de femme, et mettons cela а douze jours.
-- Eh bien, monsieur le duc, dit le roi, vous avez calculй?
-- Oui, Sire: nous sommes aujourd'hui le 20 septembre; les
йchevins de la ville donnent une fкte le 3 octobre. Cela
s'arrangera а merveille, car vous n'aurez pas l'air de faire un
retour vers la reine.»
Puis le cardinal ajouta:
«А propos, Sire, n'oubliez pas de dire а Sa Majestй, la veille de
cette fкte, que vous dйsirez voir comment lui vont ses ferrets de
diamants.»
CHAPITRE XVII
LE MЙNAGE BONACIEUX
C'йtait la seconde fois que le cardinal revenait sur ce point des
ferrets de diamants avec le roi. Louis XIII fut donc frappй de
cette insistance, et pensa que cette recommandation cachait un
mystиre.
Plus d'une fois le roi avait йtй humiliй que le cardinal, dont la
police, sans avoir atteint encore la perfection de la police
moderne, йtait excellente, fыt mieux instruit que lui-mкme de ce
qui se passait dans son propre mйnage. Il espйra donc, dans une
conversation avec Anne d'Autriche, tirer quelque lumiиre de cette
conversation et revenir ensuite prиs de Son Йminence avec quelque
secret que le cardinal sыt ou ne sыt pas, ce qui, dans l'un ou
l'autre cas, le rehaussait infiniment aux yeux de son ministre.
Il alla donc trouver la reine, et, selon son habitude, l'aborda
avec de nouvelles menaces contre ceux qui l'entouraient. Anne
d'Autriche baissa la tкte, laissa s'йcouler le torrent sans
rйpondre et espйrant qu'il finirait par s'arrкter; mais ce n'йtait
pas cela que voulait Louis XIII; Louis XIII voulait une discussion
de laquelle jaillоt une lumiиre quelconque, convaincu qu'il йtait
que le cardinal avait quelque arriиre-pensйe et lui machinait une
surprise terrible comme en savait faire Son Йminence. Il arriva а
ce but par sa persistance а accuser.
«Mais, s'йcria Anne d'Autriche, lassйe de ces vagues attaques;
mais, Sire, vous ne me dites pas tout ce que vous avez dans le
coeur. Qu'ai-je donc fait? Voyons, quel crime aide donc commis? Il
est impossible que Votre Majestй fasse tout ce bruit pour une
lettre йcrite а mon frиre.»
Le roi, attaquй а son tour d'une maniиre si directe, ne sut que
rйpondre; il pensa que c'йtait lа le moment de placer la
recommandation qu'il ne devait faire que la veille de la fкte.
«Madame, dit-il avec majestй, il y aura incessamment bal а l'hфtel
de ville; j'entends que, pour faire honneur а nos braves йchevins,
vous y paraissiez en habit de cйrйmonie, et surtout parйe des
ferrets de diamants que je vous ai donnйs pour votre fкte. Voici
ma rйponse.»
La rйponse йtait terrible. Anne d'Autriche crut que Louis XIII
savait tout, et que le cardinal avait obtenu de lui cette longue
dissimulation de sept ou huit jours, qui йtait au reste dans son
caractиre. Elle devint excessivement pвle, appuya sur une console
sa main d'une admirable beautй, et qui semblait alors une main de
cire, et regardant le roi avec des yeux йpouvantйs, elle ne
rйpondit pas une seule syllabe.
«Vous entendez, madame, dit le roi, qui jouissait de cet embarras
dans toute son йtendue, mais sans en deviner la cause, vous
entendez?
-- Oui, Sire, j'entends, balbutia la reine.
-- Vous paraоtrez а ce bal?
-- Oui.
-- Avec vos ferrets?
-- Oui.»
La pвleur de la reine augmenta encore, s'il йtait possible; le roi
s'en aperзut, et en jouit avec cette froide cruautй qui йtait un
des mauvais cфtйs de son caractиre.
«Alors, c'est convenu, dit le roi, et voilа tout ce que j'avais а
vous dire.
-- Mais quel jour ce bal aura-t-il lieu?» demanda Anne d'Autriche.
Louis XIII sentit instinctivement qu'il ne devait pas rйpondre а
cette question, la reine l'ayant faite d'une voix presque
mourante.
«Mais trиs incessamment, madame, dit-il; mais je ne me rappelle
plus prйcisйment la date du jour, je la demanderai au cardinal.
-- C'est donc le cardinal qui vous a annoncй cette fкte? s'йcria
la reine.
-- Oui, madame, rйpondit le roi йtonnй; mais pourquoi cela?
-- C'est lui, qui vous a dit de m'inviter а y paraоtre avec ces
ferrets?
-- C'est-а-dire, madame...
-- C'est lui, Sire, c'est lui!
-- Eh bien qu'importe que ce soit lui ou moi? y a-t-il un crime а
cette invitation?
-- Non, Sire.
-- Alors vous paraоtrez?
-- Oui, Sire.
-- C'est bien, dit le roi en se retirant, c'est bien, j'y compte.»
La reine fit une rйvйrence, moins par йtiquette que parce que ses
genoux se dйrobaient sous elle.
Le roi partit enchantй.
«Je suis perdue, murmura la reine, perdue, car le cardinal sait
tout, et c'est lui qui pousse le roi, qui ne sait rien encore,
mais qui saura tout bientфt. Je suis perdue! Mon Dieu! mon Dieu!
mon Dieu!»
Elle s'agenouilla sur un coussin et pria, la tкte enfoncйe entre
ses bras palpitants.
En effet, la position йtait terrible. Buckingham йtait retournй а
Londres, Mme de Chevreuse йtait а Tours. Plus surveillйe que
jamais, la reine sentait sourdement qu'une de ses femmes la
trahissait, sans savoir dire laquelle. La Porte ne pouvait pas
quitter le Louvre. Elle n'avait pas une вme au monde а qui se
fier.
Aussi, en prйsence du malheur qui la menaзait et de l'abandon qui
йtait le sien, йclata-t-elle en sanglots.
«Ne puis-je donc кtre bonne а rien а Votre Majestй?» dit tout а
coup une voix pleine de douceur et de pitiй.
La reine se retourna vivement, car il n'y avait pas а se tromper а
l'expression de cette voix: c'йtait une amie qui parlait ainsi.
En effet, а l'une des portes qui donnaient dans l'appartement de
la reine apparut la jolie Mme Bonacieux; elle йtait occupйe а
ranger les robes et le linge dans un cabinet, lorsque le roi йtait
entrй; elle n'avait pas pu sortir, et avait tout entendu.
La reine poussa un cri perзant en se voyant surprise, car dans son
trouble elle ne reconnut pas d'abord la jeune femme qui lui avait
йtй donnйe par La Porte.
«Oh! ne craignez rien, madame, dit la jeune femme en joignant les
mains et en pleurant elle-mкme des angoisses de la reine; je suis
а Votre Majestй corps et вme, et si loin que je sois d'elle, si
infйrieure que soit ma position, je crois que j'ai trouvй un moyen
de tirer Votre Majestй de peine.
-- Vous! ф Ciel! vous! s'йcria la reine; mais voyons regardez-moi
en face. Je suis trahie de tous cфtйs, puis-je me fier а vous?
-- Oh! madame! s'йcria la jeune femme en tombant а genoux: sur mon
вme, je suis prкte а mourir pour Votre Majestй!»
Ce cri йtait sorti du plus profond du coeur, et, comme le premier,
il n'y avait pas а se tromper.
«Oui, continua Mme Bonacieux, oui, il y a des traоtres ici; mais,
par le saint nom de la Vierge, je vous jure que personne n'est
plus dйvouй que moi а Votre Majestй. Ces ferrets que le roi
redemande, vous les avez donnйs au duc de Buckingham, n'est-ce
pas? Ces ferrets йtaient enfermйs dans une petite boоte en bois de
rose qu'il tenait sous son bras? Est-ce que je me trompe? Est-ce
que ce n'est pas cela?
-- Oh! mon Dieu! mon Dieu! murmura la reine dont les dents
claquaient d'effroi.
-- Eh bien, ces ferrets, continua Mme Bonacieux, il faut les
ravoir.
-- Oui, sans doute, il le faut, s'йcria la reine; mais comment
faire, comment y arriver?
-- Il faut envoyer quelqu'un au duc.
-- Mais qui?... qui?... а qui me fier?
-- Ayez confiance en moi, madame; faites-moi cet honneur, ma
reine, et je trouverai le messager, moi!
-- Mais il faudra йcrire!
-- Oh! oui. C'est indispensable. Deux mots de la main de
Votre Majestй et votre cachet particulier.
-- Mais ces deux mots, c'est ma condamnation. C'est le divorce,
l'exil!
-- Oui, s'ils tombent entre des mains infвmes! Mais je rйponds que
ces deux mots seront remis а leur adresse.
-- Oh! mon Dieu! il faut donc que je remette ma vie, mon honneur,
ma rйputation entre vos mains!
-- Oui! oui, madame, il le faut, et je sauverai tout cela, moi!
-- Mais comment? dites-le-moi au moins.
-- Mon mari a йtй remis en libertй il y a deux ou trois jours; je
n'ai pas encore eu le temps de le revoir. C'est un brave et
honnкte homme qui n'a ni haine, ni amour pour personne. Il fera ce
que je voudrai: il partira sur un ordre de moi, sans savoir ce
qu'il porte, et il remettra la lettre de Votre Majestй, sans mкme
savoir qu'elle est de Votre Majestй, а l'adresse qu'elle
indiquera.»
La reine prit les deux mains de la jeune femme avec un йlan
passionnй, la regarda comme pour lire au fond de son coeur, et ne
voyant que sincйritй dans ses beaux yeux, elle l'embrassa
tendrement.
«Fais cela, s'йcria-t-elle, et tu m'auras sauvй la vie, tu m'auras
sauvй l'honneur!
-- Oh! n'exagйrez pas le service que j'ai le bonheur de vous
rendre; je n'ai rien а sauver а Votre Majestй, qui est seulement
victime de perfides complots.
-- C'est vrai, c'est vrai, mon enfant, dit la reine, et tu as
raison.
-- Donnez-moi donc cette lettre, madame, le temps presse.»
La reine courut а une petite table sur laquelle se trouvaient
encre, papier et plumes: elle йcrivit deux lignes, cacheta la
lettre de son cachet et la remit а Mme Bonacieux.
«Et maintenant, dit la reine, nous oublions une chose nйcessaire.
-- Laquelle?
-- L'argent.»
Mme Bonacieux rougit.
«Oui, c'est vrai, dit-elle, et j'avouerai а Votre Majestй que mon
mari...
-- Ton mari n'en a pas, c'est cela que tu veux dire.
-- Si fait, il en a, mais il est fort avare, c'est lа son dйfaut.
Cependant, que Votre Majestй ne s'inquiиte pas, nous trouverons
moyen...
-- C'est que je n'en ai pas non plus, dit la reine (ceux qui
liront les Mйmoires de Mme de Motteville ne s'йtonneront pas de
cette rйponse); mais, attends.»
Anne d'Autriche courut а son йcrin.
«Tiens, dit-elle, voici une bague d'un grand prix а ce qu'on
assure; elle vient de mon frиre le roi d'Espagne, elle est а moi
et j'en puis disposer. Prends cette bague et fais-en de l'argent,
et que ton mari parte.
-- Dans une heure vous serez obйie.
-- Tu vois l'adresse, ajouta la reine, parlant si bas qu'а peine
pouvait-on entendre ce qu'elle disait: а Milord duc de Buckingham,
а Londres.
-- La lettre sera remise а lui-mкme.
-- Gйnйreuse enfant!» s'йcria Anne d'Autriche.
Mme Bonacieux baisa les mains de la reine, cacha le papier dans
son corsage et disparut avec la lйgиretй d'un oiseau.
Dix minutes aprиs, elle йtait chez elle; comme elle l'avait dit а
la reine, elle n'avait pas revu son mari depuis sa mise en
libertй; elle ignorait donc le changement qui s'йtait fait en lui
а l'endroit du cardinal, changement qu'avaient opйrй la flatterie
et l'argent de Son Йminence et qu'avaient corroborй, depuis, deux
ou trois visites du comte de Rochefort, devenu le meilleur ami de
Bonacieux, auquel il avait fait croire sans beaucoup de peine
qu'aucun sentiment coupable n'avait amenй l'enlиvement de sa
femme, mais que c'йtait seulement une prйcaution politique.
Elle trouva M. Bonacieux seul: le pauvre homme remettait а grand-
peine de l'ordre dans la maison, dont il avait trouvй les meubles
а peu prиs brisйs et les armoires а peu prиs vides, la justice
n'йtant pas une des trois choses que le roi Salomon indique comme
ne laissant point de traces de leur passage. Quant а la servante,
elle s'йtait enfuie lors de l'arrestation de son maоtre. La
terreur avait gagnй la pauvre fille au point qu'elle n'avait cessй
de marcher de Paris jusqu'en Bourgogne, son pays natal.
Le digne mercier avait, aussitфt sa rentrйe dans sa maison, fait
part а sa femme de son heureux retour, et sa femme lui avait
rйpondu pour le fйliciter et pour lui dire que le premier moment
qu'elle pourrait dйrober а ses devoirs serait consacrй tout entier
а lui rendre visite.
Ce premier moment s'йtait fait attendre cinq jours, ce qui, dans
toute autre circonstance, eыt paru un peu bien long а maоtre
Bonacieux; mais il avait, dans la visite qu'il avait faite au
cardinal et dans les visites que lui faisait Rochefort, ample
sujet а rйflexion, et, comme on sait, rien ne fait passer le temps
comme de rйflйchir.
D'autant plus que les rйflexions de Bonacieux йtaient toutes
couleur de rose. Rochefort l'appelait son ami, son cher Bonacieux,
et ne cessait de lui dire que le cardinal faisait le plus grand
cas de lui. Le mercier se voyait dйjа sur le chemin des honneurs
et de la fortune.
De son cфtй, Mme Bonacieux avait rйflйchi, mais, il faut le dire,
а tout autre chose que l'ambition; malgrй elle, ses pensйes
avaient eu pour mobile constant ce beau jeune homme si brave et
qui paraissait si amoureux. Mariйe а dix-huit ans а M. Bonacieux,
ayant toujours vйcu au milieu des amis de son mari, peu
susceptibles d'inspirer un sentiment quelconque а une jeune femme
dont le coeur йtait plus йlevй que sa position, Mme Bonacieux
йtait restйe insensible aux sйductions vulgaires; mais, а cette
йpoque surtout, le titre de gentilhomme avait une grande influence
sur la bourgeoisie, et d'Artagnan йtait gentilhomme; de plus, il
portait l'uniforme des gardes, qui, aprиs l'uniforme des
mousquetaires, йtait le plus apprйciй des dames. Il йtait, nous le
rйpйtons, beau, jeune, aventureux; il parlait d'amour en homme qui
aime et qui a soif d'кtre aimй; il y en avait lа plus qu'il n'en
fallait pour tourner une tкte de vingt-trois ans, et Mme Bonacieux
en йtait arrivйe juste а cet вge heureux de la vie.
Les deux йpoux, quoiqu'ils ne se fussent pas vus depuis plus de
huit jours, et que pendant cette semaine de graves йvйnements
eussent passй entre eux, s'abordиrent donc avec une certaine
prйoccupation; nйanmoins, M. Bonacieux manifesta une joie rйelle
et s'avanзa vers sa femme а bras ouverts.
Mme Bonacieux lui prйsenta le front.
«Causons un peu, dit-elle.
-- Comment? dit Bonacieux йtonnй.
-- Oui, sans doute, j'ai une chose de la plus haute importance а
vous dire.
-- Au fait, et moi aussi, j'ai quelques questions assez sйrieuses
а vous adresser. Expliquez-moi un peu votre enlиvement, je vous
prie.
-- Il ne s'agit point de cela pour le moment, dit Mme Bonacieux.
-- Et de quoi s'agit-il donc? de ma captivitй?
-- Je l'ai apprise le jour mкme; mais comme vous n'йtiez coupable
d'aucun crime, comme vous n'йtiez complice d'aucune intrigue,
comme vous ne saviez rien enfin qui pыt vous compromettre, ni
vous, ni personne, je n'ai attachй а cet йvйnement que
l'importance qu'il mйritait.
-- Vous en parlez bien а votre aise, madame! reprit Bonacieux
blessй du peu d'intйrкt que lui tйmoignait sa femme; savez-vous
que j'ai йtй plongй un jour et une nuit dans un cachot de la
Bastille?
-- Un jour et une nuit sont bientфt passйs; laissons donc votre
captivitй, et revenons а ce qui m'amиne prиs de vous.
-- Comment? ce qui vous amиne prиs de moi! N'est-ce donc pas le
dйsir de revoir un mari dont vous кtes sйparйe depuis huit jours?
demanda le mercier piquй au vif.
-- C'est cela d'abord, et autre chose ensuite.
-- Parlez!
-- Une chose du plus haut intйrкt et de laquelle dйpend notre
fortune а venir peut-кtre.
-- Notre fortune a fort changй de face depuis que je vous ai vue,
madame Bonacieux, et je ne serais pas йtonnй que d'ici а quelques
mois elle ne fоt envie а beaucoup de gens.
-- Oui, surtout si vous voulez suivre les instructions que je vais
vous donner.
-- А moi?
-- Oui, а vous. Il y a une bonne et sainte action а faire,
monsieur, et beaucoup d'argent а gagner en mкme temps.»
Mme Bonacieux savait qu'en parlant d'argent а son mari, elle le
prenait par son faible.
Mais un homme, fыt-ce un mercier, lorsqu'il a causй dix minutes
avec le cardinal de Richelieu, n'est plus le mкme homme.
«Beaucoup d'argent а gagner! dit Bonacieux en allongeant les
lиvres.
-- Oui, beaucoup.
-- Combien, а peu prиs?
-- Mille pistoles peut-кtre.
-- Ce que vous avez а me demander est donc bien grave?
-- Oui.
-- Que faut-il faire?
-- Vous partirez sur-le-champ, je vous remettrai un papier dont
vous ne vous dessaisirez sous aucun prйtexte, et que vous
remettrez en main propre.
-- Et pour oщ partirai-je?
-- Pour Londres.
-- Moi, pour Londres! Allons donc, vous raillez, je n'ai pas
affaire а Londres.
-- Mais d'autres ont besoin que vous y alliez.
-- Quels sont ces autres? Je vous avertis, je ne fais plus rien en
aveugle, et je veux savoir non seulement а quoi je m'expose, mais
encore pour qui je m'expose.
-- Une personne illustre vous envoie, une personne illustre vous
attend: la rйcompense dйpassera vos dйsirs, voilа tout ce que je
puis vous promettre.
-- Des intrigues encore, toujours des intrigues! merci, je m'en
dйfie maintenant, et M. le cardinal m'a йclairй lа-dessus.
-- Le cardinal! s'йcria Mme Bonacieux, vous avez vu le cardinal?
-- Il m'a fait appeler, rйpondit fiиrement le mercier.
-- Et vous vous кtes rendu а son invitation, imprudent que vous
кtes.
-- Je dois dire que je n'avais pas le choix de m'y rendre ou de ne
pas m'y rendre, car j'йtais entre deux gardes. Il est vrai encore
de dire que, comme alors je ne connaissais pas Son Йminence, si
j'avais pu me dispenser de cette visite, j'en eusse йtй fort
enchantй.
-- Il vous a donc maltraitй? il vous a donc fait des menaces?
-- Il m'a tendu la main et m'a appelй son ami, -- son ami!
entendez-vous, madame? -- je suis l'ami du grand cardinal!
-- Du grand cardinal!
-- Lui contesteriez-vous ce titre, par hasard, madame?
-- Je ne lui conteste rien, mais je vous dis que la faveur d'un
ministre est йphйmиre, et qu'il faut кtre fou pour s'attacher а un
ministre; il est des pouvoirs au-dessus du sien, qui ne reposent
pas sur le caprice d'un homme ou l'issue d'un йvйnement; c'est а
ces pouvoirs qu'il faut se rallier.
-- J'en suis fвchй, madame, mais je ne connais pas d'autre pouvoir
que celui du grand homme que j'ai l'honneur de servir.
-- Vous servez le cardinal?
-- Oui, madame, et comme son serviteur je ne permettrai pas que
vous vous livriez а des complots contre la sыretй de l'Йtat, et
que vous serviez, vous, les intrigues d'une femme qui n'est pas
franзaise et qui a le coeur espagnol. Heureusement, le grand
cardinal est lа, son regard vigilant surveille et pйnиtre jusqu'au
fond du coeur.»
Bonacieux rйpйtait mot pour mot une phrase qu'il avait entendu
dire au comte de Rochefort; mais la pauvre femme, qui avait comptй
sur son mari et qui, dans cet espoir, avait rйpondu de lui а la
reine, n'en frйmit pas moins, et du danger dans lequel elle avait
failli se jeter, et de l'impuissance dans laquelle elle se
trouvait. Cependant connaissant la faiblesse et surtout la
cupiditй de son mari elle ne dйsespйrait pas de l'amener а ses
fins.
«Ah! vous кtes cardinaliste, monsieur, s'йcria-t-elle ah! vous
servez le parti de ceux qui maltraitent votre femme et qui
insultent votre reine!
-- Les intйrкts particuliers ne sont rien devant les intйrкts de
tous. Je suis pour ceux qui sauvent Йtat», dit avec emphase
Bonacieux.
C'йtait une autre phrase du comte de Rochefort, qu'il avait
retenue et qu'il trouvait l'occasion de placer.
«Et savez-vous ce que c'est que Йtat dont vous parlez? dit
Mme Bonacieux en haussant les йpaules. Contentez-vous d'кtre un
bourgeois sans finesse aucune, et tournez-vous du cфtй qui vous
offre le plus d'avantages.
-- Eh! eh! dit Bonacieux en frappant sur un sac а la panse
arrondie et qui rendit un son argentin; que dites-vous de ceci,
madame la prкcheuse?
-- D'oщ vient cet argent?
-- Vous ne devinez pas?
-- Du cardinal?
-- De lui et de mon ami le comte de Rochefort.
-- Le comte de Rochefort! mais c'est lui qui m'a enlevйe!
-- Cela se peut, madame.
-- Et vous recevez de l'argent de cet homme?
-- Ne m'avez-vous pas dit que cet enlиvement йtait tout politique?
-- Oui; mais cet enlиvement avait pour but de me faire trahir ma
maоtresse, de m'arracher par des tortures des aveux qui pussent
compromettre l'honneur et peut-кtre la vie de mon auguste
maоtresse.
-- Madame, reprit Bonacieux, votre auguste maоtresse est une
perfide Espagnole, et ce que le cardinal fait est bien fait.
-- Monsieur, dit la jeune femme, je vous savais lвche, avare et
imbйcile, mais je ne vous savais pas infвme!
-- Madame, dit Bonacieux, qui n'avait jamais vu sa femme en
colиre, et qui reculait devant le courroux conjugal; madame, que
dites-vous donc?
-- Je dis que vous кtes un misйrable! continua Mme Bonacieux, qui
vit qu'elle reprenait quelque influence sur son mari. Ah! vous
faites de la politique, vous! et de la politique cardinaliste
encore! Ah! vous vous vendez, corps et вme, au dйmon pour de
l'argent.
-- Non, mais au cardinal.
-- C'est la mкme chose! s'йcria la jeune femme. Qui dit Richelieu,
dit Satan.
-- Taisez-vous, madame, taisez-vous, on pourrait vous entendre!
-- Oui, vous avez raison, et je serais honteuse pour vous de votre
lвchetй.
-- Mais qu'exigez-vous donc de moi? voyons!
-- Je vous l'ai dit: que vous partiez а l'instant mкme, monsieur,
que vous accomplissiez loyalement la commission dont je daigne
vous charger, et а cette condition j'oublie tout, je pardonne, et
il y a plus-elle lui tendit la main -- je vous rends mon amitiй.»
Bonacieux йtait poltron et avare; mais il aimait sa femme: il fut
attendri. Un homme de cinquante ans ne tient pas longtemps rancune
а une femme de vingt-trois. Mme Bonacieux vit qu'il hйsitait:
«Allons, кtes-vous dйcidй? dit-elle.
-- Mais, ma chиre amie, rйflйchissez donc un peu а ce que vous
exigez de moi; Londres est loin de Paris, fort loin, et peut-кtre
la commission dont vous me chargez n'est-elle pas sans dangers.
-- Qu'importe, si vous les йvitez!
-- Tenez, madame Bonacieux, dit le mercier, tenez, dйcidйment, je
refuse: les intrigues me font peur. J'ai vu la Bastille, moi.
Brrrrou! c'est affreux, la Bastille! Rien que d'y penser, j'en ai
la chair de poule. On m'a menacй de la torture. Savez-vous ce que
c'est que la torture? Des coins de bois qu'on vous enfonce entre
les jambes jusqu'а ce que les os йclatent! Non, dйcidйment, je
n'irai pas. Et morbleu! que n'y allez-vous vous-mкme? car, en
vйritй, je crois que je me suis trompй sur votre compte jusqu'а
prйsent: je crois que vous кtes un homme, et des plus enragйs
encore!
-- Et vous, vous кtes une femme, une misйrable femme, stupide et
abrutie. Ah! vous avez peur! Eh bien, si vous ne partez pas а
l'instant mкme, je vous fais arrкter par l'ordre de la reine, et
je vous fais mettre а cette Bastille que vous craignez tant.»
Bonacieux tomba dans une rйflexion profonde, il pesa mыrement les
deux colиres dans son cerveau, celle du cardinal et celle de la
reine: celle du cardinal l'emporta йnormйment.
«Faites-moi arrкter de la part de la reine, dit-il, et moi je me
rйclamerai de Son Йminence.»
Pour le coup, Mme Bonacieux vit qu'elle avait йtй trop loin, et
elle fut йpouvantйe de s'кtre si fort avancйe. Elle contempla un
instant avec effroi cette figure stupide, d'une rйsolution
invincible, comme celle des sots qui ont peur.
«Eh bien, soit! dit-elle. Peut-кtre, au bout du compte, avez-vous
raison: un homme en sait plus long que les femmes en politique, et
vous surtout, monsieur Bonacieux, qui avez causй avec le cardinal.
Et cependant, il est bien dur, ajouta-t-elle, que mon mari, un
homme sur l'affection duquel je croyais pouvoir compter, me traite
aussi disgracieusement et ne satisfasse point а ma fantaisie.
-- C'est que vos fantaisies peuvent mener trop loin, reprit
Bonacieux triomphant, et je m'en dйfie.
-- J'y renoncerai donc, dit la jeune femme en soupirant; c'est
bien, n'en parlons plus.
-- Si, au moins, vous me disiez quelle chose je vais faire а
Londres, reprit Bonacieux, qui se rappelait un peu tard que
Rochefort lui avait recommandй d'essayer de surprendre les secrets
de sa femme.
-- Il est inutile que vous le sachiez, dit la jeune femme, qu'une
dйfiance instinctive repoussait maintenant en arriиre: il
s'agissait d'une bagatelle comme en dйsirent les femmes, d'une
emplette sur laquelle il y avait beaucoup а gagner.»
Mais plus la jeune femme se dйfendait, plus au contraire Bonacieux
pensa que le secret qu'elle refusait de lui confier йtait
important. Il rйsolut donc de courir а l'instant mкme chez le
comte de Rochefort, et de lui dire que la reine cherchait un
messager pour l'envoyer а Londres.
«Pardon, si je vous quitte, ma chиre madame Bonacieux, dit-il;
mais, ne sachant pas que vous me viendriez voir, j'avais pris
rendez-vous avec un de mes amis, je reviens а l'instant mкme, et
si vous voulez m'attendre seulement une demi-minute, aussitфt que
j'en aurai fini avec cet ami, je reviens vous prendre, et, comme
il commence а se faire tard, je vous reconduis au Louvre.
-- Merci, monsieur, rйpondit Mme Bonacieux: vous n'кtes point
assez brave pour m'кtre d'une utilitй quelconque, et je m'en
retournerai bien au Louvre toute seule.
-- Comme il vous plaira, madame Bonacieux, reprit l'ex-mercier.
Vous reverrai-je bientфt?
-- Sans doute; la semaine prochaine, je l'espиre, mon service me
laissera quelque libertй, et j'en profiterai pour revenir mettre
de l'ordre dans nos affaires, qui doivent кtre quelque peu
dйrangйes.
-- C'est bien; je vous attendrai. Vous ne m'en voulez pas?
-- Moi! pas le moins du monde.
-- А bientфt, alors?
-- А bientфt.»
Bonacieux baisa la main de sa femme, et s'йloigna rapidement.
«Allons, dit Mme Bonacieux, lorsque son mari eut refermй la porte
de la rue, et qu'elle se trouva seule, il ne manquait plus а cet
imbйcile que d'кtre cardinaliste! Et moi qui avais rйpondu а la
reine, moi qui avais promis а ma pauvre maоtresse... Ah! mon Dieu,
mon Dieu! elle va me prendre pour quelqu'une de ces misйrables
dont fourmille le palais, et qu'on a placйes prиs d'elle pour
l'espionner! Ah! monsieur Bonacieux! je ne vous ai jamais beaucoup
aimй; maintenant, c'est bien pis: je vous hais! et, sur ma parole,
vous me le paierez!»
Au moment oщ elle disait ces mots, un coup frappй au plafond lui
fit lever la tкte, et une voix, qui parvint а elle а travers le
plancher, lui cria:
«Chиre madame Bonacieux, ouvrez-moi la petite porte de l'allйe, et
je vais descendre prиs de vous.»
CHAPITRE XVIII
L'AMANT ET LE MARI
«Ah! madame, dit d'Artagnan en entrant par la porte que lui
ouvrait la jeune femme, permettez-moi de vous le dire, vous avez
lа un triste mari.
-- Vous avez donc entendu notre conversation? demanda vivement
Mme Bonacieux en regardant d'Artagnan avec inquiйtude.
-- Tout entiиre.
-- Mais comment cela? mon Dieu!
-- Par un procйdй а moi connu, et par lequel j'ai entendu aussi la
conversation plus animйe que vous avez eue avec les sbires du
cardinal.
-- Et qu'avez-vous compris dans ce que nous disions?
-- Mille choses: d'abord, que votre mari est un niais et un sot,
heureusement; puis, que vous йtiez embarrassйe, ce dont j'ai йtй
fort aise, et que cela me donne une occasion de me mettre а votre
service, et Dieu sait si je suis prкt а me jeter dans le feu pour
vous; enfin que la reine a besoin qu'un homme brave, intelligent
et dйvouй fasse pour elle un voyage а Londres. J'ai au moins deux
des trois qualitйs qu'il vous faut, et me voilа.»
Mme Bonacieux ne rйpondit pas, mais son coeur battait de joie, et
une secrиte espйrance brilla а ses yeux.
«Et quelle garantie me donnerez-vous, demanda-t-elle, si je
consens а vous confier cette mission?
-- Mon amour pour vous. Voyons, dites, ordonnez: que faut-il
faire?
-- Mon Dieu! mon Dieu! murmura la jeune femme, dois-je vous
confier un pareil secret, monsieur? Vous кtes presque un enfant!
-- Allons, je vois qu'il vous faut quelqu'un qui vous rйponde de
moi.
-- J'avoue que cela me rassurerait fort.
-- Connaissez-vous Athos?
-- Non.
-- Porthos?
-- Non.
-- Aramis?
-- Non. Quels sont ces messieurs?
-- Des mousquetaires du roi. Connaissez-vous M. de Trйville, leur
capitaine?
-- Oh! oui, celui-lа, je le connais, non pas personnellement, mais
pour en avoir entendu plus d'une fois parler а la reine comme d'un
brave et loyal gentilhomme.
-- Vous ne craignez pas que lui vous trahisse pour le cardinal,
n'est-ce pas?
-- Oh! non, certainement.
-- Eh bien, rйvйlez-lui votre secret, et demandez-lui, si
important, si prйcieux, si terrible qu'il soit, si vous pouvez me
le confier.
-- Mais ce secret ne m'appartient pas, et je ne puis le rйvйler
ainsi.
-- Vous l'alliez bien confier а M. Bonacieux, dit d'Artagnan avec
dйpit.
-- Comme on confie une lettre au creux d'un arbre, а l'aile d'un
pigeon, au collier d'un chien.
-- Et cependant, moi, vous voyez bien que je vous aime.
-- Vous le dites.
-- Je suis un galant homme!
-- Je le crois.
-- Je suis brave!
-- Oh! cela, j'en suis sыre.
-- Alors, mettez-moi donc а l'йpreuve.»
Mme Bonacieux regarda le jeune homme, retenue par une derniиre
hйsitation. Mais il y avait une telle ardeur dans ses yeux, une
telle persuasion dans sa voix, qu'elle se sentit entraоnйe а se
fier а lui. D'ailleurs elle se trouvait dans une de ces
circonstances oщ il faut risquer le tout pour le tout. La reine
йtait aussi bien perdue par une trop grande retenue que par une
trop grande confiance. Puis, avouons-le, le sentiment involontaire
qu'elle йprouvait pour ce jeune protecteur la dйcida а parler.
«Йcoutez, lui dit-elle, je me rends а vos protestations et je cиde
а vos assurances. Mais je vous jure devant Dieu qui nous entend,
que si vous me trahissez et que mes ennemis me pardonnent, je me
tuerai en vous accusant de ma mort.
-- Et moi, je vous jure devant Dieu, madame, dit d'Artagnan, que
si je suis pris en accomplissant les ordres que vous me donnez, je
mourrai avant de rien faire ou dire qui compromette quelqu'un.»
Alors la jeune femme lui confia le terrible secret dont le hasard
lui avait dйjа rйvйlй une partie en face de la Samaritaine. Ce fut
leur mutuelle dйclaration d'amour.
D'Artagnan rayonnait de joie et d'orgueil. Ce secret qu'il
possйdait, cette femme qu'il aimait, la confiance et l'amour,
faisaient de lui un gйant.
«Je pars, dit-il, je pars sur-le-champ.
-- Comment! vous partez! s'йcria Mme Bonacieux, et votre rйgiment,
votre capitaine?
-- Sur mon вme, vous m'aviez fait oublier tout cela, chиre
Constance! oui, vous avez raison, il me faut un congй.
-- Encore un obstacle, murmura Mme Bonacieux avec douleur.
-- Oh! celui-lа, s'йcria d'Artagnan aprиs un moment de rйflexion,
je le surmonterai, soyez tranquille.
-- Comment cela?
-- J'irai trouver ce soir mкme M. de Trйville, que je chargerai de
demander pour moi cette faveur а son beau-frиre, M. des Essarts.
-- Maintenant, autre chose.
-- Quoi? demanda d'Artagnan, voyant que Mme Bonacieux hйsitait а
continuer.
-- Vous n'avez peut-кtre pas d'argent?
-- Peut-кtre est de trop, dit d'Artagnan en souriant.
-- Alors, reprit Mme Bonacieux en ouvrant une armoire et en tirant
de cette armoire le sac qu'une demi-heure auparavant caressait si
amoureusement son mari, prenez ce sac.
-- Celui du cardinal! s'йcria en йclatant de rire d'Artagnan qui,
comme on s'en souvient, grвce а ses carreaux enlevйs, n'avait pas
perdu une syllabe de la conversation du mercier et de sa femme.
-- Celui du cardinal, rйpondit Mme Bonacieux; vous voyez qu'il se
prйsente sous un aspect assez respectable.
-- Pardieu! s'йcria d'Artagnan, ce sera une chose doublement
divertissante que de sauver la reine avec l'argent de Son
Йminence!
-- Vous кtes un aimable et charmant jeune homme, dit
Mme Bonacieux. Croyez que Sa Majestй ne sera point ingrate.
-- Oh! je suis dйjа grandement rйcompensй! s'йcria d'Artagnan. Je
vous aime, vous me permettez de vous le dire; c'est dйjа plus de
bonheur que je n'en osais espйrer.
-- Silence! dit Mme Bonacieux en tressaillant.
-- Quoi?
-- On parle dans la rue.
-- C'est la voix...
-- De mon mari. Oui, je l'ai reconnue!»
D'Artagnan courut а la porte et poussa le verrou.
«Il n'entrera pas que je ne sois parti, dit-il, et quand je serai
parti, vous lui ouvrirez.
-- Mais je devrais кtre partie aussi, moi. Et la disparition de
cet argent, comment la justifier si je suis lа?
-- Vous avez raison, il faut sortir.
-- Sortir, comment? On nous verra si nous sortons.
-- Alors il faut monter chez moi.
-- Ah! s'йcria Mme Bonacieux, vous me dites cela d'un ton qui me
fait peur.»
Mme Bonacieux prononзa ces paroles avec une larme dans les yeux.
D'Artagnan vit cette larme, et, troublй, attendri, il se jeta а
ses genoux.
«Chez moi, dit-il, vous serez en sыretй comme dans un temple, je
vous en donne ma parole de gentilhomme.
-- Partons, dit-elle, je me fie а vous, mon ami.»
D'Artagnan rouvrit avec prйcaution le verrou, et tous deux, lйgers
comme des ombres, se glissиrent par la porte intйrieure dans
l'allйe, montиrent sans bruit l'escalier et rentrиrent dans la
chambre de d'Artagnan.
Une fois chez lui, pour plus de sыretй, le jeune homme barricada
la porte; ils s'approchиrent tous deux de la fenкtre, et par une
fente du volet ils virent M. Bonacieux qui causait avec un homme
en manteau.
А la vue de l'homme en manteau, d'Artagnan bondit, et, tirant son
йpйe а demi, s'йlanзa vers la porte.
C'йtait l'homme de Meung.
«Qu'allez-vous faire? s'йcria Mme Bonacieux; vous nous perdez.
-- Mais j'ai jurй de tuer cet homme! dit d'Artagnan.
-- Votre vie est vouйe en ce moment et ne vous appartient pas. Au
nom de la reine, je vous dйfends de vous jeter dans aucun pйril
йtranger а celui du voyage.
-- Et en votre nom, n'ordonnez-vous rien?
-- En mon nom, dit Mme Bonacieux avec une vive йmotion; en mon
nom, je vous en prie. Mais йcoutons, il me semble qu'ils parlent
de moi.»
D'Artagnan se rapprocha de la fenкtre et prкta l'oreille.
M. Bonacieux avait rouvert sa porte, et voyant l'appartement vide,
il йtait revenu а l'homme au manteau qu'un instant il avait laissй
seul.
«Elle est partie, dit-il, elle sera retournйe au Louvre.
-- Vous кtes sыr, rйpondit l'йtranger, qu'elle ne s'est pas doutйe
dans quelles intentions vous кtes sorti?
-- Non, rйpondit Bonacieux avec suffisance; c'est une femme trop
superficielle.
-- Le cadet aux gardes est-il chez lui?
-- Je ne le crois pas; comme vous le voyez, son volet est fermй,
et l'on ne voit aucune lumiиre briller а travers les fentes.
-- C'est йgal, il faudrait s'en assurer.
-- Comment cela?
-- En allant frapper а sa porte.
-- Je demanderai а son valet.
-- Allez.»
Bonacieux rentra chez lui, passa par la mкme porte qui venait de
donner passage aux deux fugitifs, monta jusqu'au palier de
d'Artagnan et frappa.
Personne ne rйpondit. Porthos, pour faire plus grande figure,
avait empruntй ce soir-lа Planchet. Quant а d'Artagnan, il n'avait
garde de donner signe d'existence.
Au moment oщ le doigt de Bonacieux rйsonna sur la porte, les deux
jeunes gens sentirent bondir leurs coeurs.
«Il n'y a personne chez lui, dit Bonacieux.
-- N'importe, rentrons toujours chez vous, nous serons plus en
sыretй que sur le seuil d'une porte.
-- Ah! mon Dieu! murmura Mme Bonacieux, nous n'allons plus rien
entendre.
-- Au contraire, dit d'Artagnan, nous n'entendrons que mieux.»
D'Artagnan enleva les trois ou quatre carreaux qui faisaient de sa
chambre une autre oreille de Denys, йtendit un tapis а terre, se
mit а genoux, et fit signe а Mme Bonacieux de se pencher, comme il
le faisait vers l'ouverture.
«Vous кtes sыr qu'il n'y a personne? dit l'inconnu.
-- J'en rйponds, dit Bonacieux.
-- Et vous pensez que votre femme?...
-- Est retournйe au Louvre.
-- Sans parler а aucune personne qu'а vous?
-- J'en suis sыr.
-- C'est un point important, comprenez-vous?
-- Ainsi, la nouvelle que je vous ai apportйe a donc une
valeur...?
-- Trиs grande, mon cher Bonacieux, je ne vous le cache pas.
-- Alors le cardinal sera content de moi?
-- Je n'en doute pas.
-- Le grand cardinal!
-- Vous кtes sыr que, dans sa conversation avec vous, votre femme
n'a pas prononcй de noms propres?
-- Je ne crois pas.
-- Elle n'a nommй ni Mme de Chevreuse, ni M. de Buckingham, ni
Mme de Vernet?
-- Non, elle m'a dit seulement qu'elle voulait m'envoyer а Londres
pour servir les intйrкts d'une personne illustre.»
«Le traоtre! murmura Mme Bonacieux.
-- Silence!» dit d'Artagnan en lui prenant une main qu'elle lui
abandonna sans y penser.
«N'importe, continua l'homme au manteau, vous кtes un niais de
n'avoir pas feint d'accepter la commission, vous auriez la lettre
а prйsent; Йtat qu'on menace йtait sauvй, et vous...
-- Et moi?
-- Eh bien, vous! le cardinal vous donnait des lettres de
noblesse...
-- Il vous l'a dit?
-- Oui, je sais qu'il voulait vous faire cette surprise.
-- Soyez tranquille, reprit Bonacieux; ma femme m'adore, et il est
encore temps.»
«Le niais! murmura Mme Bonacieux.
-- Silence!» dit d'Artagnan en lui serrant plus fortement la main.
«Comment est-il encore temps? reprit l'homme au manteau.
-- Je retourne au Louvre, je demande Mme Bonacieux, je dis que
j'ai rйflйchi, je renoue l'affaire, j'obtiens la lettre, et je
cours chez le cardinal.
-- Eh bien, allez vite; je reviendrai bientфt savoir le rйsultat
de votre dйmarche.»
L'inconnu sortit.
«L'infвme! dit Mme Bonacieux en adressant encore cette йpithиte а
son mari.
-- Silence!» rйpйta d'Artagnan en lui serrant la main plus
fortement encore.
Un hurlement terrible interrompit alors les rйflexions de
d'Artagnan et de Mme Bonacieux. C'йtait son mari, qui s'йtait
aperзu de la disparition de son sac et qui criait au voleur.
«Oh! mon Dieu! s'йcria Mme Bonacieux, il va ameuter tout le
quartier.»
Bonacieux cria longtemps; mais comme de pareils cris, attendu leur
frйquence, n'attiraient personne dans la rue des Fossoyeurs, et
que d'ailleurs la maison du mercier йtait depuis quelque temps
assez mal famйe, voyant que personne ne venait, il sortit en
continuant de crier, et l'on entendit sa voix qui s'йloignait dans
la direction de la rue du Bac.
«Et maintenant qu'il est parti, а votre tour de vous йloigner, dit
Mme Bonacieux; du courage, mais surtout de la prudence, et songez
que vous vous devez а la reine.
-- А elle et а vous! s'йcria d'Artagnan. Soyez tranquille, belle
Constance, je reviendrai digne de sa reconnaissance; mais
reviendrai-je aussi digne de votre amour?»
La jeune femme ne rйpondit que par la vive rougeur qui colora ses
joues. Quelques instants aprиs, d'Artagnan sortit а son tour,
enveloppй, lui aussi, d'un grand manteau que retroussait
cavaliиrement le fourreau d'une longue йpйe.
Mme Bonacieux le suivit des yeux avec ce long regard d'amour dont
la femme accompagne l'homme qu'elle se sent aimer; mais lorsqu'il
eut disparu а l'angle de la rue, elle tomba а genoux, et joignant
les mains:
«O mon Dieu! s'йcria-t-elle, protйgez la reine, protйgez-moi!»
CHAPITRE XIX
PLAN DE CAMPAGNE
D'Artagnan se rendit droit chez M. de Trйville. Il avait rйflйchi
que, dans quelques minutes, le cardinal serait averti par ce damnй
inconnu, qui paraissait кtre son agent, et il pensait avec raison
qu'il n'y avait pas un instant а perdre.
Le coeur du jeune homme dйbordait de joie. Une occasion oщ il y
avait а la fois gloire а acquйrir et argent а gagner se prйsentait
а lui, et, comme premier encouragement, venait de le rapprocher
d'une femme qu'il adorait. Ce hasard faisait donc presque du
premier coup, pour lui, plus qu'il n'eыt osй demander а la
Providence.
M. de Trйville йtait dans son salon avec sa cour habituelle de
gentilshommes. D'Artagnan, que l'on connaissait comme un familier
de la maison, alla droit а son cabinet et le fit prйvenir qu'il
l'attendait pour chose d'importance.
D'Artagnan йtait lа depuis cinq minutes а peine, lorsque
M. de Trйville entra. Au premier coup d'oeil et а la joie qui se
peignait sur son visage, le digne capitaine comprit qu'il se
passait effectivement quelque chose de nouveau.
Tout le long de la route, d'Artagnan s'йtait demandй s'il se
confierait а M. de Trйville, ou si seulement il lui demanderait de
lui accorder carte blanche pour une affaire secrиte. Mais
M. de Trйville avait toujours йtй si parfait pour lui, il йtait si
fort dйvouй au roi et а la reine, il haпssait si cordialement le
cardinal, que le jeune homme rйsolut de tout lui dire.
«Vous m'avez fait demander, mon jeune ami? dit M. de Trйville.
-- Oui, monsieur, dit d'Artagnan, et vous me pardonnerez, je
l'espиre, de vous avoir dйrangй, quand vous saurez de quelle chose
importante il est question.
-- Dites alors, je vous йcoute.
-- Il ne s'agit de rien de moins, dit d'Artagnan, en baissant la
voix, que de l'honneur et peut-кtre de la vie de la reine.
-- Que dites-vous lа? demanda M. de Trйville en regardant tout
autour de lui s'ils йtaient bien seuls, et en ramenant son regard
interrogateur sur d'Artagnan.
-- Je dis, monsieur, que le hasard m'a rendu maоtre d'un secret...
-- Que vous garderez, j'espиre, jeune homme, sur votre vie.
-- Mais que je dois vous confier, а vous, Monsieur, car vous seul
pouvez m'aider dans la mission que je viens de recevoir de
Sa Majestй.
-- Ce secret est-il а vous?
-- Non, monsieur, c'est celui de la reine.
-- Кtes-vous autorisй par Sa Majestй а me le confier?
-- Non, monsieur, car au contraire le plus profond mystиre m'est
recommandй.
-- Et pourquoi donc allez-vous le trahir vis-а-vis de moi?
-- Parce que, je vous le dis, sans vous je ne puis rien, et que
j'ai peur que vous ne me refusiez la grвce que je viens vous
demander, si vous ne savez pas dans quel but je vous la demande.
-- Gardez votre secret, jeune homme, et dites-moi ce que vous
dйsirez.
-- Je dйsire que vous obteniez pour moi, de M. des Essarts, un
congй de quinze jours.
-- Quand cela?
-- Cette nuit mкme.
-- Vous quittez Paris?
-- Je vais en mission.
-- Pouvez-vous me dire oщ?
-- А Londres.
-- Quelqu'un a-t-il intйrкt а ce que vous n'arriviez pas а votre
but?
-- Le cardinal, je le crois, donnerait tout au monde pour
m'empкcher de rйussir.
-- Et vous partez seul?
-- Je pars seul.
-- En ce cas, vous ne passerez pas Bondy; c'est moi qui vous le
dis, foi de Trйville.
-- Comment cela?
-- On vous fera assassiner.
-- Je serai mort en faisant mon devoir.
-- Mais votre mission ne sera pas remplie.
-- C'est vrai, dit d'Artagnan.
-- Croyez-moi, continua Trйville, dans les entreprises de ce
genre, il faut кtre quatre pour arriver un.
-- Ah! vous avez raison, Monsieur, dit d'Artagnan; mais vous
connaissez Athos, Porthos et Aramis, et vous savez si je puis
disposer d'eux.
-- Sans leur confier le secret que je n'ai pas voulu savoir?
-- Nous nous sommes jurй, une fois pour toutes, confiance aveugle
et dйvouement а toute йpreuve; d'ailleurs vous pouvez leur dire
que vous avez toute confiance en moi, et ils ne seront pas plus
incrйdules que vous.
-- Je puis leur envoyer а chacun un congй de quinze jours, voilа
tout: а Athos, que sa blessure fait toujours souffrir, pour aller
aux eaux de Forges! а Porthos et а Aramis, pour suivre leur ami,
qu'ils ne veulent pas abandonner dans une si douloureuse position.
L'envoi de leur congй sera la preuve que j'autorise leur voyage.
-- Merci, monsieur, et vous кtes cent fois bon.
-- Allez donc les trouver а l'instant mкme, et que tout s'exйcute
cette nuit. Ah! et d'abord йcrivez-moi votre requкte а M. des
Essarts. Peut-кtre aviez-vous un espion а vos trousses, et votre
visite, qui dans ce cas est dйjа connue du cardinal, sera
lйgitimйe ainsi.»
D'Artagnan formula cette demande, et M. de Trйville, en la
recevant de ses mains, assura qu'avant deux heures du matin les
quatre congйs seraient au domicile respectif des voyageurs.
«Ayez la bontй d'envoyer le mien chez Athos, dit d'Artagnan. Je
craindrais, en rentrant chez moi, d'y faire quelque mauvaise
rencontre.
-- Soyez tranquille. Adieu et bon voyage! А propos!» dit
M. de Trйville en le rappelant.
D'Artagnan revint sur ses pas.
«Avez-vous de l'argent?»
D'Artagnan fit sonner le sac qu'il avait dans sa poche.
«Assez? demanda M. de Trйville.
-- Trois cents pistoles.
-- C'est bien, on va au bout du monde avec cela; allez donc.»
D'Artagnan salua M. de Trйville, qui lui tendit la main;
d'Artagnan la lui serra avec un respect mкlй de reconnaissance.
Depuis qu'il йtait arrivй а Paris, il n'avait eu qu'а se louer de
cet excellent homme, qu'il avait toujours trouvй digne, loyal et
grand.
Sa premiиre visite fut pour Aramis; il n'йtait pas revenu chez son
ami depuis la fameuse soirйe oщ il avait suivi Mme Bonacieux. Il y
a plus: а peine avait-il vu le jeune mousquetaire, et а chaque
fois qu'il l'avait revu, il avait cru remarquer une profonde
tristesse empreinte sur son visage.
Ce soir encore, Aramis veillait sombre et rкveur; d'Artagnan lui
fit quelques questions sur cette mйlancolie profonde; Aramis
s'excusa sur un commentaire du dix-huitiиme chapitre de saint
Augustin qu'il йtait forcй d'йcrire en latin pour la semaine
suivante, et qui le prйoccupait beaucoup.
Comme les deux amis causaient depuis quelques instants, un
serviteur de M. de Trйville entra porteur d'un paquet cachetй.
«Qu'est-ce lа? demanda Aramis.
-- Le congй que monsieur a demandй, rйpondit le laquais.
-- Moi, je n'ai pas demandй de congй.
-- Taisez-vous et prenez, dit d'Artagnan. Et vous, mon ami, voici
une demi-pistole pour votre peine; vous direz а M. de Trйville que
M. Aramis le remercie bien sincиrement. Allez.»
Le laquais salua jusqu'а terre et sortit.
«Que signifie cela? demanda Aramis.
-- Prenez ce qu'il vous faut pour un voyage de quinze jours, et
suivez-moi.
-- Mais je ne puis quitter Paris en ce moment, sans savoir...»
Aramis s'arrкta.
«Ce qu'elle est devenue, n'est-ce pas? continua d'Artagnan.
-- Qui? reprit Aramis.
-- La femme qui йtait ici, la femme au mouchoir brodй.
-- Qui vous a dit qu'il y avait une femme ici? rйpliqua Aramis en
devenant pвle comme la mort.
-- Je l'ai vue.
-- Et vous savez qui elle est?
-- Je crois m'en douter, du moins.
-- Йcoutez, dit Aramis, puisque vous savez tant de choses, savez-
vous ce qu'est devenue cette femme?
-- Je prйsume qu'elle est retournйe а Tours.
-- А Tours? oui, c'est bien cela, vous la connaissez. Mais comment
est-elle retournйe а Tours sans me rien dire?
-- Parce qu'elle a craint d'кtre arrкtйe.
-- Comment ne m'a-t-elle pas йcrit?
-- Parce qu'elle craint de vous compromettre.
-- D'Artagnan, vous me rendez la vie! s'йcria Aramis. Je me
croyais mйprisй, trahi. J'йtais si heureux de la revoir! Je ne
pouvais croire qu'elle risquвt sa libertй pour moi, et cependant
pour quelle cause serait-elle revenue а Paris?
-- Pour la cause qui aujourd'hui nous fait aller en Angleterre.
-- Et quelle est cette cause? demanda Aramis.
-- Vous le saurez un jour, Aramis; mais, pour le moment,
j'imiterai la retenue de la niиce du docteur.»
Aramis sourit, car il se rappelait le conte qu'il avait fait
certain soir а ses amis.
«Eh bien, donc, puisqu'elle a quittй Paris et que vous en кtes
sыr, d'Artagnan, rien ne m'y arrкte plus, et je suis prкt а vous
suivre. Vous dites que nous allons?...
-- Chez Athos, pour le moment, et si vous voulez venir, je vous
invite mкme а vous hвter, car nous avons dйjа perdu beaucoup de
temps. А propos, prйvenez Bazin.
-- Bazin vient avec nous? demanda Aramis.
-- Peut-кtre. En tout cas, il est bon qu'il nous suive pour le
moment chez Athos.»
Aramis appela Bazin, et aprиs lui avoir ordonnй de le venir
joindre chez Athos:
«Partons donc», dit-il en prenant son manteau, son йpйe et ses
trois pistolets, et en ouvrant inutilement trois ou quatre tiroirs
pour voir s'il n'y trouverait pas quelque pistole йgarйe. Puis,
quand il se fut bien assurй que cette recherche йtait superflue,
il suivit d'Artagnan en se demandant comment il se faisait que le
jeune cadet aux gardes sыt aussi bien que lui quelle йtait la
femme а laquelle il avait donnй l'hospitalitй, et sыt mieux que
lui ce qu'elle йtait devenue.
Seulement, en sortant, Aramis posa sa main sur le bras de
d'Artagnan, et le regardant fixement:
«Vous n'avez parlй de cette femme а personne? dit-il.
-- А personne au monde.
-- Pas mкme а Athos et а Porthos?
-- Je ne leur en ai pas soufflй le moindre mot.
-- А la bonne heure.»
Et, tranquille sur ce point important, Aramis continua son chemin
avec d'Artagnan, et tous deux arrivиrent bien tфt chez Athos.
Ils le trouvиrent tenant son congй d'une main et la lettre de
M. de Trйville de l'autre.
«Pouvez-vous m'expliquer ce que signifient ce congй et cette
lettre que je viens de recevoir?» dit Athos йtonnй.
«Mon cher Athos, je veux bien, puisque votre santй l'exige
absolument, que vous vous reposiez quinze jours. Allez donc
prendre les eaux de Forges ou telles autres qui vous conviendront,
et rйtablissez-vous promptement.
«Votre affectionnй
«Trйville»
«Eh bien, ce congй et cette lettre signifient qu'il faut me
suivre, Athos.
-- Aux eaux de Forges?
-- Lа ou ailleurs.
-- Pour le service du roi?
-- Du roi ou de la reine: ne sommes-nous pas serviteurs de Leurs
Majestйs?»
En ce moment, Porthos entra.
«Pardieu, dit-il, voici une chose йtrange: depuis quand, dans les
mousquetaires, accorde-t-on aux gens des congйs sans qu'ils les
demandent?
-- Depuis, dit d'Artagnan, qu'ils ont des amis qui les demandent
pour eux.
-- Ah! ah! dit Porthos, il paraоt qu'il y a du nouveau ici?
-- Oui, nous partons, dit Aramis.
-- Pour quel pays? demanda Porthos.
-- Ma foi, je n'en sais trop rien, dit Athos; demande cela а
d'Artagnan.
-- Pour Londres, messieurs, dit d'Artagnan.
-- Pour Londres! s'йcria Porthos; et qu'allons-nous faire а
Londres?
-- Voilа ce que je ne puis vous dire, messieurs, et il faut vous
fier а moi.
-- Mais pour aller а Londres, ajouta Porthos, il faut de l'argent,
et je n'en ai pas.
-- Ni moi, dit Aramis.
-- Ni moi, dit Athos.
-- J'en ai, moi, reprit d'Artagnan en tirant son trйsor de sa
poche et en le posant sur la table. Il y a dans ce sac trois cents
pistoles; prenons-en chacun soixante-quinze; c'est autant qu'il en
faut pour aller а Londres et pour en revenir. D'ailleurs, soyez
tranquilles, nous n'y arriverons pas tous, а Londres.
-- Et pourquoi cela?
-- Parce que, selon toute probabilitй, il y en aura quelques-uns
d'entre nous qui resteront en route.
-- Mais est-ce donc une campagne que nous entreprenons?
-- Et des plus dangereuses, je vous en avertis.
-- Ah за, mais, puisque nous risquons de nous faire tuer, dit
Porthos, je voudrais bien savoir pourquoi, au moins?
-- Tu en seras bien plus avancй! dit Athos.
-- Cependant, dit Aramis, je suis de l'avis de Porthos.
-- Le roi a-t-il l'habitude de vous rendre des comptes? Non; il
vous dit tout bonnement: “Messieurs, on se bat en Gascogne ou dans
les Flandres; allez vous battre”, et vous y allez. Pourquoi? vous
ne vous en inquiйtez mкme pas.
-- D'Artagnan a raison, dit Athos, voilа nos trois congйs qui
viennent de M. de Trйville, et voilа trois cents pistoles qui
viennent je ne sais d'oщ. Allons nous faire tuer oщ l'on nous dit
d'aller. La vie vaut-elle la peine de faire autant de questions?
D'Artagnan, je suis prкt а te suivre.
-- Et moi aussi, dit Porthos.
-- Et moi aussi, dit Aramis. Aussi bien, je ne suis pas fвchй de
quitter Paris. J'ai besoin de distractions.
-- Eh bien, vous en aurez, des distractions, messieurs, soyez
tranquilles, dit d'Artagnan.
-- Et maintenant, quand partons-nous? dit Athos.
-- Tout de suite, rйpondit d'Artagnan, il n'y a pas une minute а
perdre.
-- Holа! Grimaud, Planchet, Mousqueton, Bazin! criиrent les quatre
jeunes gens appelant leurs laquais, graissez nos bottes et ramenez
les chevaux de l'hфtel.»
En effet, chaque mousquetaire laissait а l'hфtel gйnйral comme а
une caserne son cheval et celui de son laquais.
Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin partirent en toute hвte.
«Maintenant, dressons le plan de campagne, dit Porthos. Oщ allons-
nous d'abord?
-- А Calais, dit d'Artagnan; c'est la ligne la plus directe pour
arriver а Londres.
-- Eh bien, dit Porthos, voici mon avis.
-- Parle.
-- Quatre hommes voyageant ensemble seraient suspects: d'Artagnan
nous donnera а chacun ses instructions, je partirai en avant par
la route de Boulogne pour йclairer le chemin; Athos partira deux
heures aprиs par celle d'Amiens; Aramis nous suivra par celle de
Noyon; quant а d'Artagnan, il partira par celle qu'il voudra, avec
les habits de Planchet, tandis que Planchet nous suivra en
d'Artagnan et avec l'uniforme des gardes.
-- Messieurs, dit Athos, mon avis est qu'il ne convient pas de
mettre en rien des laquais dans une pareille affaire: un secret
peut par hasard кtre trahi par des gentilshommes, mais il est
presque toujours vendu par des laquais.
-- Le plan de Porthos me semble impraticable, dit d'Artagnan, en
ce que j'ignore moi-mкme quelles instructions je puis vous donner.
Je suis porteur d'une lettre, voilа tout. Je n'ai pas et ne puis
faire trois copies de cette lettre, puisqu'elle est scellйe; il
faut donc, а mon avis, voyager de compagnie. Cette lettre est lа,
dans cette poche. Et il montra la poche oщ йtait la lettre. Si je
suis tuй, l'un de vous la prendra et vous continuerez la route;
s'il est tuй, ce sera le tour d'un autre, et ainsi de suite;
pourvu qu'un seul arrive, c'est tout ce qu'il faut.
-- Bravo, d'Artagnan! ton avis est le mien, dit Athos. Il faut
кtre consйquent, d'ailleurs: je vais prendre les eaux, vous
m'accompagnerez; au lieu des eaux de Forges, je vais prendre les
eaux de mer; je suis libre. On veut nous arrкter, je montre la
lettre de M. de Trйville, et vous montrez vos congйs; on nous
attaque, nous nous dйfendons; on nous juge, nous soutenons
mordicus que nous n'avions d'autre intention que de nous tremper
un certain nombre de fois dans la mer; on aurait trop bon marchй
de quatre hommes isolйs, tandis que quatre hommes rйunis font une
troupe. Nous armerons les quatre laquais de pistolets et de
mousquetons; si l'on envoie une armйe contre nous, nous livrerons
bataille, et le survivant, comme l'a dit d'Artagnan, portera la
lettre.
-- Bien dit, s'йcria Aramis; tu ne parles pas souvent, Athos, mais
quand tu parles, c'est comme saint Jean Bouche d'or. J'adopte le
plan d'Athos. Et toi, Porthos?
-- Moi aussi, dit Porthos, s'il convient а d'Artagnan. D'Artagnan,
porteur de la lettre, est naturellement le chef de l'entreprise;
qu'il dйcide, et nous exйcuterons.
-- Eh bien, dit d'Artagnan, je dйcide que nous adoptions le plan
d'Athos et que nous partions dans une demi-heure.
-- Adoptй!» reprirent en choeur les trois mousquetaires.
Et chacun, allongeant la main vers le sac, prit soixante-quinze
pistoles et fit ses prйparatifs pour partir а l'heure convenue.
CHAPITRE XX
VOYAGE
А deux heures du matin, nos quatre aventuriers sortirent de Paris
par la barriиre Saint-Denis; tant qu'il fit nuit, ils restиrent
muets; malgrй eux, ils subissaient l'influence de l'obscuritй et
voyaient des embыches partout.
Aux premiers rayons du jour, leurs langues se dйliиrent; avec le
soleil, la gaietй revint: c'йtait comme а la veille d'un combat,
le coeur battait, les yeux riaient; on sentait que la vie qu'on
allait peut-кtre quitter йtait, au bout du compte, une bonne
chose.
L'aspect de la caravane, au reste, йtait des plus formidables: les
chevaux noirs des mousquetaires, leur tournure martiale, cette
habitude de l'escadron qui fait marcher rйguliиrement ces nobles
compagnons du soldat, eussent trahi le plus strict incognito.
Les valets suivaient, armйs jusqu'aux dents.
Tout alla bien jusqu'а Chantilly, oщ l'on arriva vers les huit
heures du matin. Il fallait dйjeuner. On descendit devant une
auberge que recommandait une enseigne reprйsentant saint Martin
donnant la moitiй de son manteau а un pauvre. On enjoignit aux
laquais de ne pas desseller les chevaux et de se tenir prкts а
repartir immйdiatement.
On entra dans la salle commune, et l'on se mit а table. Un
gentilhomme, qui venait d'arriver par la route de Dammartin, йtait
assis а cette mкme table et dйjeunait. Il entama la conversation
sur la pluie et le beau temps; les voyageurs rйpondirent: il but а
leur santй; les voyageurs lui rendirent sa politesse.
Mais au moment oщ Mousqueton venait annoncer que les chevaux
йtaient prкts et oщ l'on se levait de table l'йtranger proposa а
Porthos la santй du cardinal. Porthos rйpondit qu'il ne demandait
pas mieux, si l'йtranger а son tour voulait boire а la santй du
roi. L'йtranger s'йcria qu'il ne connaissait d'autre roi que Son
Йminence. Porthos l'appela ivrogne; l'йtranger tira son йpйe.
«Vous avez fait une sottise, dit Athos; n'importe, il n'y a plus а
reculer maintenant: tuez cet homme et venez nous rejoindre le plus
vite que vous pourrez.»
Et tous trois remontиrent а cheval et repartirent а toute bride,
tandis que Porthos promettait а son adversaire de le perforer de
tous les coups connus dans l'escrime.
«Et d'un! dit Athos au bout de cinq cents pas.
-- Mais pourquoi cet homme s'est-il attaquй а Porthos plutфt qu'а
tout autre? demanda Aramis.
-- Parce que, Porthos parlant plus haut que nous tous il l'a pris
pour le chef, dit d'Artagnan.
-- J'ai toujours dit que ce cadet de Gascogne йtait un puits de
sagesse», murmura Athos.
Et les voyageurs continuиrent leur route.
А Beauvais, on s'arrкta deux heures, tant pour faire souffler les
chevaux que pour attendre Porthos. Au bout de deux heures, comme
Porthos n'arrivait pas, ni aucune nouvelle de lui, on se remit en
chemin.
А une lieue de Beauvais, а un endroit oщ le chemin se trouvait
resserrй entre deux talus, on rencontra huit ou dix hommes qui,
profitant de ce que la route йtait dйpavйe en cet endroit, avaient
l'air d'y travailler en y creusant des trous et en pratiquant des
orniиres boueuses.
Aramis, craignant de salir ses bottes dans ce mortier artificiel,
les apostropha durement. Athos voulut le retenir, il йtait trop
tard. Les ouvriers se mirent а railler les voyageurs, et firent
perdre par leur insolence la tкte mкme au froid Athos qui poussa
son cheval contre l'un d'eux.
Alors chacun de ces hommes recula jusqu'au fossй et y prit un
mousquet cachй; il en rйsulta que nos sept voyageurs furent
littйralement passйs par les armes. Aramis reзut une balle qui lui
traversa l'йpaule, et Mousqueton une autre balle qui se logea dans
les parties charnues qui prolongent le bas des reins. Cependant
Mousqueton seul tomba de cheval, non pas qu'il fыt griиvement
blessй, mais, comme il ne pouvait voir sa blessure, sans doute il
crut кtre plus dangereusement blessй qu'il ne l'йtait.
«C'est une embuscade, dit d'Artagnan, ne brыlons pas une amorce,
et en route.»
Aramis, tout blessй qu'il йtait, saisit la criniиre de son cheval,
qui l'emporta avec les autres. Celui de Mousqueton les avait
rejoints, et galopait tout seul а son rang.
«Cela nous fera un cheval de rechange, dit Athos.
-- J'aimerais mieux un chapeau, dit d'Artagnan, le mien a йtй
emportй par une balle. C'est bien heureux, ma foi, que la lettre
que je porte n'ait pas йtй dedans.
-- Ah за, mais ils vont tuer le pauvre Porthos quand il passera,
dit Aramis.
-- Si Porthos йtait sur ses jambes, il nous aurait rejoints
maintenant, dit Athos. M'est avis que, sur le terrain, l'ivrogne
se sera dйgrisй.»
Et l'on galopa encore pendant deux heures, quoique les chevaux
fussent si fatiguйs, qu'il йtait а craindre qu'ils ne refusassent
bientфt le service.
Les voyageurs avaient pris la traverse, espйrant de cette faзon
кtre moins inquiйtйs, mais, а Crиve-coeur, Aramis dйclara qu'il ne
pouvait aller plus loin. En effet, il avait fallu tout le courage
qu'il cachait sous sa forme йlйgante et sous ses faзons polies
pour arriver jusque-lа. А tout moment il pвlissait, et l'on йtait
obligй de le soutenir sur son cheval; on le descendit а la porte
d'un cabaret, on lui laissa Bazin qui, au reste, dans une
escarmouche, йtait plus embarrassant qu'utile, et l'on repartit
dans l'espйrance d'aller coucher а Amiens.
«Morbleu! dit Athos, quand ils se retrouvиrent en route, rйduits а
deux maоtres et а Grimaud et Planchet, morbleu! je ne serai plus
leur dupe, et je vous rйponds qu'ils ne me feront pas ouvrir la
bouche ni tirer l'йpйe d'ici а Calais. J'en jure...
-- Ne jurons pas, dit d'Artagnan, galopons, si toutefois nos
chevaux y consentent.»
Et les voyageurs enfoncиrent leurs йperons dans le ventre de leurs
chevaux, qui, vigoureusement stimulйs, retrouvиrent des forces. On
arriva а Amiens а minuit, et l'on descendit а l'auberge du Lis
d'Or.
L'hфtelier avait l'air du plus honnкte homme de la terre, il reзut
les voyageurs son bougeoir d'une main et son bonnet de coton de
l'autre; il voulut loger les deux voyageurs chacun dans une
charmante chambre, malheureusement chacune de ces chambres йtait а
l'extrйmitй de l'hфtel. D'Artagnan et Athos refusиrent; l'hфte
rйpondit qu'il n'y en avait cependant pas d'autres dignes de Leurs
Excellences; mais les voyageurs dйclarиrent qu'ils coucheraient
dans la chambre commune, chacun sur un matelas qu'on leur
jetterait а terre. L'hфte insista, les voyageurs tinrent bon; il
fallut faire ce qu'ils voulurent.
Ils venaient de disposer leur lit et de barricader leur porte en
dedans, lorsqu'on frappa au volet de la cour; ils demandиrent qui
йtait lа, reconnurent la voix de leurs valets et ouvrirent.
En effet, c'йtaient Planchet et Grimaud.
«Grimaud suffira pour garder les chevaux, dit Planchet; si ces
messieurs veulent, je coucherai en travers de leur porte; de cette
faзon-lа, ils seront sыrs qu'on n'arrivera pas jusqu'а eux.
-- Et sur quoi coucheras-tu? dit d'Artagnan.
-- Voici mon lit», rйpondit Planchet.
Et il montra une botte de paille.
«Viens donc, dit d'Artagnan, tu as raison: la figure de l'hфte ne
me convient pas, elle est trop gracieuse.
-- Ni а moi non plus», dit Athos.
Planchet monta par la fenкtre, s'installa en travers de la porte,
tandis que Grimaud allait s'enfermer dans l'йcurie, rйpondant qu'а
cinq heures du matin lui et les quatre chevaux seraient prкts.
La nuit fut assez tranquille, on essaya bien vers les deux heures
du matin d'ouvrir la porte, mais comme Planchet se rйveilla en
sursaut et cria: Qui va lа? on rйpondit qu'on se trompait, et on
s'йloigna.
А quatre heures du matin, on entendit un grand bruit dans les
йcuries. Grimaud avait voulu rйveiller les garзons d'йcurie, et
les garзons d'йcurie le battaient. Quand on ouvrit la fenкtre, on
vit le pauvre garзon sans connaissance, la tкte fendue d'un coup
de manche а fourche.
Planchet descendit dans la cour et voulut seller les chevaux; les
chevaux йtaient fourbus. Celui de Mousqueton seul, qui avait
voyagй sans maоtre pendant cinq ou six heures la veille, aurait pu
continuer la route; mais, par une erreur inconcevable, le
chirurgien vйtйrinaire qu'on avait envoyй chercher, а ce qu'il
paraоt, pour saigner le cheval de l'hфte, avait saignй celui de
Mousqueton.
Cela commenзait а devenir inquiйtant: tous ces accidents
successifs йtaient peut-кtre le rйsultat du hasard, mais ils
pouvaient tout aussi bien кtre le fruit d'un complot. Athos et
d'Artagnan sortirent, tandis que Planchet allait s'informer s'il
n'y avait pas trois chevaux а vendre dans les environs. А la porte
йtaient deux chevaux tout йquipйs, frais et vigoureux. Cela
faisait bien l'affaire. Il demanda oщ йtaient les maоtres; on lui
dit que les maоtres avaient passй la nuit dans l'auberge et
rйglaient leur compte а cette heure avec le maоtre.
Athos descendit pour payer la dйpense, tandis que d'Artagnan et
Planchet se tenaient sur la porte de la rue; l'hфtelier йtait dans
une chambre basse et reculйe, on pria Athos d'y passer.
Athos entra sans dйfiance et tira deux pistoles pour payer: l'hфte
йtait seul et assis devant son bureau, dont un des tiroirs йtait
entrouvert. Il prit l'argent que lui prйsenta Athos, le tourna et
le retourna dans ses mains, et tout а coup, s'йcriant que la piиce
йtait fausse, il dйclara qu'il allait le faire arrкter, lui et son
compagnon, comme faux-monnayeurs.
«Drфle! dit Athos, en marchant sur lui, je vais te couper les
oreilles!»
Au mкme moment, quatre hommes armйs jusqu'aux dents entrиrent par
les portes latйrales et se jetиrent sur Athos.
«Je suis pris, cria Athos de toutes les forces de ses poumons; au
large, d'Artagnan! pique, pique!» et il lвcha deux coups de
pistolet.
D'Artagnan et Planchet ne se le firent pas rйpйter а deux fois,
ils dйtachиrent les deux chevaux qui attendaient а la porte,
sautиrent dessus, leur enfoncиrent leurs йperons dans le ventre et
partirent au triple galop.
«Sais-tu ce qu'est devenu Athos? demanda d'Artagnan а Planchet en
courant.
-- Ah! monsieur, dit Planchet, j'en ai vu tomber deux а ses deux
coups, et il m'a semblй, а travers la porte vitrйe, qu'il
ferraillait avec les autres.
-- Brave Athos! murmura d'Artagnan. Et quand on pense qu'il faut
l'abandonner! Au reste, autant nous attend peut-кtre а deux pas
d'ici. En avant, Planchet, en avant! tu es un brave homme.
-- Je vous l'ai dit, monsieur, rйpondit Planchet, les Picards, зa
se reconnaоt а l'user; d'ailleurs je suis ici dans mon pays, зa
m'excite.»
Et tous deux, piquant de plus belle, arrivиrent а Saint-Omer d'une
seule traite. А Saint-Omer, ils firent souffler les chevaux la
bride passйe а leurs bras, de peur d'accident, et mangиrent un
morceau sur le pouce tout debout dans la rue; aprиs quoi ils
repartirent.
А cent pas des portes de Calais, le cheval de d'Artagnan
s'abattit, et il n'y eut pas moyen de le faire se relever: le sang
lui sortait par le nez et par les yeux, restait celui de Planchet,
mais celui-lа s'йtait arrкtй, et il n'y eut plus moyen de le faire
repartir.
Heureusement, comme nous l'avons dit, ils йtaient а cent pas de la
ville; ils laissиrent les deux montures sur le grand chemin et
coururent au port. Planchet fit remarquer а son maоtre un
gentilhomme qui arrivait avec son valet et qui ne les prйcйdait
que d'une cinquantaine de pas.
Ils s'approchиrent vivement de ce gentilhomme, qui paraissait fort
affairй. Il avait ses bottes couvertes de poussiиre, et
s'informait s'il ne pourrait point passer а l'instant mкme en
Angleterre.
«Rien ne serait plus facile, rйpondit le patron d'un bвtiment prкt
а mettre а la voile; mais, ce matin, est arrivй l'ordre de ne
laisser partir personne sans une permission expresse de M. le
cardinal.
-- J'ai cette permission, dit le gentilhomme en tirant un papier
de sa poche; la voici.
-- Faites-la viser par le gouverneur du port, dit le patron, et
donnez-moi la prйfйrence.
-- Oщ trouverai-je le gouverneur?
-- А sa campagne.
-- Et cette campagne est situйe?
А un quart de lieue de la ville; tenez, vous la voyez d'ici, au
pied de cette petite Йminence, ce toit en ardoises.
-- Trиs bien!» dit le gentilhomme.
Et, suivi de son laquais, il prit le chemin de la maison de
campagne du gouverneur.
D'Artagnan et Planchet suivirent le gentilhomme а cinq cents pas
de distance.
Une fois hors de la ville, d'Artagnan pressa le pas et rejoignit
le gentilhomme comme il entrait dans un petit bois.
«Monsieur, lui dit d'Artagnan, vous me paraissez fort pressй?
-- On ne peut plus pressй, monsieur.
-- J'en suis dйsespйrй, dit d'Artagnan, car, comme je suis trиs
pressй aussi, je voulais vous prier de me rendre un service.
-- Lequel?
-- De me laisser passer le premier.
-- Impossible, dit le gentilhomme, j'ai fait soixante lieues en
quarante-quatre heures, et il faut que demain а midi je sois а
Londres.
-- J'ai fait le mкme chemin en quarante heures, et il faut que
demain а dix heures du matin je sois а Londres.
-- Dйsespйrй, monsieur; mais je suis arrivй le premier et je ne
passerai pas le second.
-- Dйsespйrй, monsieur; mais je suis arrivй le second et je
passerai le premier.
-- Service du roi! dit le gentilhomme.
-- Service de moi! dit d'Artagnan.
-- Mais c'est une mauvaise querelle que vous me cherchez lа, ce me
semble.
-- Parbleu! que voulez-vous que ce soit?
-- Que dйsirez-vous?
-- Vous voulez le savoir?
-- Certainement.
-- Eh bien, je veux l'ordre dont vous кtes porteur, attendu que je
n'en ai pas, moi, et qu'il m'en faut un.
-- Vous plaisantez, je prйsume.
-- Je ne plaisante jamais.
-- Laissez-moi passer!
-- Vous ne passerez pas.
-- Mon brave jeune homme, je vais vous casser la tкte. Holа,
Lubin! mes pistolets.
-- Planchet, dit d'Artagnan, charge-toi du valet, je me charge du
maоtre.»
Planchet, enhardi par le premier exploit, sauta sur Lubin, et
comme il йtait fort et vigoureux, il le renversa les reins contre
terre et lui mit le genou sur la poitrine.
«Faites votre affaire, monsieur, dit Planchet; moi, j'ai fait la
mienne.»
Voyant cela, le gentilhomme tira son йpйe et fondit sur
d'Artagnan; mais il avait affaire а forte partie.
En trois secondes d'Artagnan lui fournit trois coups d'йpйe en
disant а chaque coup:
«Un pour Athos, un pour Porthos, un pour Aramis.»
Au troisiиme coup, le gentilhomme tomba comme une masse.
D'Artagnan le crut mort, ou tout au moins йvanoui, et s'approcha
pour lui prendre l'ordre; mais au moment oщ il йtendait le bras
afin de le fouiller, le blessй qui n'avait pas lвchй son йpйe, lui
porta un coup de pointe dans la poitrine en disant:
«Un pour vous.
-- Et un pour moi! au dernier les bons!» s'йcria d'Artagnan
furieux, en le clouant par terre d'un quatriиme coup d'йpйe dans
le ventre.
Cette fois, le gentilhomme ferma les yeux et s'йvanouit.
D'Artagnan fouilla dans la poche oщ il l'avait vu remettre l'ordre
de passage, et le prit. Il йtait au nom du comte de Wardes.
Puis, jetant un dernier coup d'oeil sur le beau jeune homme, qui
avait vingt-cinq ans а peine et qu'il laissait lа, gisant, privй
de sentiment et peut-кtre mort, il poussa un soupir sur cette
йtrange destinйe qui porte les hommes а se dйtruire les uns les
autres pour les intйrкts de gens qui leur sont йtrangers et qui
souvent ne savent pas mкme qu'ils existent.
Mais il fut bientфt tirй de ces rйflexions par Lubin, qui poussait
des hurlements et criait de toutes ses forces au secours.
Planchet lui appliqua la main sur la gorge et serra de toutes ses
forces.
«Monsieur, dit-il, tant que je le tiendrai ainsi, il ne criera
pas, j'en suis bien sыr; mais aussitфt que je le lвcherai, il va
se remettre а crier. Je le reconnais pour un Normand et les
Normands sont entкtйs.»
En effet, tout comprimй qu'il йtait, Lubin essayait encore de
filer des sons.
«Attends!» dit d'Artagnan.
Et prenant son mouchoir, il le bвillonna.
«Maintenant, dit Planchet, lions-le а un arbre.»
La chose fut faite en conscience, puis on tira le comte de Wardes
prиs de son domestique; et comme la nuit commenзait а tomber et
que le garrottй et le blessй йtaient tous deux а quelques pas dans
le bois, il йtait йvident qu'ils devaient rester jusqu'au
lendemain.
«Et maintenant, dit d'Artagnan, chez le gouverneur!
-- Mais vous кtes blessй, ce me semble? dit Planchet.
-- Ce n'est rien, occupons-nous du plus pressй; puis nous
reviendrons а ma blessure, qui, au reste, ne me paraоt pas trиs
dangereuse.»
Et tous deux s'acheminиrent а grands pas vers la campagne du digne
fonctionnaire.
On annonзa M. le comte de Wardes.
D'Artagnan fut introduit.
«Vous avez un ordre signй du cardinal? dit le gouverneur.
-- Oui, monsieur, rйpondit d'Artagnan, le voici.
-- Ah! ah! il est en rиgle et bien recommandй, dit le gouverneur.
-- C'est tout simple, rйpondit d'Artagnan, je suis de ses plus
fidиles.
-- Il paraоt que Son Йminence veut empкcher quelqu'un de parvenir
en Angleterre.
-- Oui, un certain d'Artagnan, un gentilhomme bйarnais qui est
parti de Paris avec trois de ses amis dans l'intention de gagner
Londres.
-- Le connaissez-vous personnellement? demanda le gouverneur.
-- Qui cela?
-- Ce d'Artagnan?
-- А merveille.
-- Donnez-moi son signalement alors.
-- Rien de plus facile.»
Et d'Artagnan donna trait pour trait le signalement du comte
de Wardes.
«Est-il accompagnй? demanda le gouverneur.
-- Oui, d'un valet nommй Lubin.
-- On veillera sur eux, et si on leur met la main dessus, Son
Йminence peut кtre tranquille, ils seront reconduits а Paris sous
bonne escorte.
-- Et ce faisant, monsieur le gouverneur, dit d'Artagnan, vous
aurez bien mйritй du cardinal.
-- Vous le reverrez а votre retour, monsieur le comte?
-- Sans aucun doute.
-- Dites-lui, je vous prie, que je suis bien son serviteur.
-- Je n'y manquerai pas.»
Et joyeux de cette assurance, le gouverneur visa le laissez-passer
et le remit а d'Artagnan.
D'Artagnan ne perdit pas son temps en compliments inutiles, il
salua le gouverneur, le remercia et partit.
Une fois dehors, lui et Planchet prirent leur course, et faisant
un long dйtour, ils йvitиrent le bois et rentrиrent par une autre
porte.
Le bвtiment йtait toujours prкt а partir, le patron attendait sur
le port.
«Eh bien? dit-il en apercevant d'Artagnan.
-- Voici ma passe visйe, dit celui-ci.
-- Et cet autre gentilhomme?
-- Il ne partira pas aujourd'hui, dit d'Artagnan, mais soyez
tranquille, je paierai le passage pour nous deux.
-- En ce cas, partons, dit le patron.
-- Partons!» rйpйta d'Artagnan.
Et il sauta avec Planchet dans le canot; cinq minutes aprиs, ils
йtaient а bord.
Il йtait temps: а une demi-lieue en mer, d'Artagnan vit briller
une lumiиre et entendit une dйtonation.
C'йtait le coup de canon qui annonзait la fermeture du port.
Il йtait temps de s'occuper de sa blessure; heureusement, comme
l'avait pensй d'Artagnan, elle n'йtait pas des plus dangereuses:
la pointe de l'йpйe avait rencontrй une cфte et avait glissй le
long de l'os; de plus, la chemise s'йtait collйe aussitфt а la
plaie, et а peine avait-elle rйpandu quelques gouttes de sang.
D'Artagnan йtait brisй de fatigue: on lui йtendit un matelas sur
le pont, il se jeta dessus et s'endormit.
Le lendemain, au point du jour, il se trouva а trois ou quatre
lieues seulement des cфtes d'Angleterre; la brise avait йtй faible
toute la nuit, et l'on avait peu marchй.
А dix heures, le bвtiment jetait l'ancre dans le port de Douvres.
А dix heures et demie, d'Artagnan mettait le pied sur la terre
d'Angleterre, en s'йcriant:
«Enfin, m'y voilа!»
Mais ce n'йtait pas tout: il fallait gagner Londres. En
Angleterre, la poste йtait assez bien servie. D'Artagnan et
Planchet prirent chacun un bidet, un postillon courut devant eux;
en quatre heures ils arrivиrent aux portes de la capitale.
D'Artagnan ne connaissait pas Londres, d'Artagnan ne savait pas un
mot d'anglais; mais il йcrivit le nom de Buckingham sur un papier,
et chacun lui indiqua l'hфtel du duc.
Le duc йtait а la chasse а Windsor, avec le roi.
D'Artagnan demanda le valet de chambre de confiance du duc, qui,
l'ayant accompagnй dans tous ses voyages, parlait parfaitement
franзais; il lui dit qu'il arrivait de Paris pour affaire de vie
et de mort, et qu'il fallait qu'il parlвt а son maоtre а l'instant
mкme.
La confiance avec laquelle parlait d'Artagnan convainquit Patrice;
c'йtait le nom de ce ministre du ministre. Il fit seller deux
chevaux et se chargea de conduire le jeune garde. Quant а
Planchet, on l'avait descendu de sa monture, raide comme un jonc:
le pauvre garзon йtait au bout de ses forces; d'Artagnan semblait
de fer.
On arriva au chвteau; lа on se renseigna: le roi et Buckingham
chassaient а l'oiseau dans des marais situйs а deux ou trois
lieues de lа.
En vingt minutes on fut au lieu indiquй. Bientфt Patrice entendit
la voix de son maоtre, qui appelait son faucon.
«Qui faut-il que j'annonce а Milord duc? demanda Patrice.
-- Le jeune homme qui, un soir, lui a cherchй une querelle sur le
Pont-Neuf, en face de la Samaritaine.
-- Singuliиre recommandation!
-- Vous verrez qu'elle en vaut bien une autre.»
Patrice mit son cheval au galop, atteignit le duc et lui annonзa
dans les termes que nous avons dits qu'un messager l'attendait.
Buckingham reconnut d'Artagnan а l'instant mкme, et se doutant que
quelque chose se passait en France dont on lui faisait parvenir la
nouvelle, il ne prit que le temps de demander oщ йtait celui qui
la lui apportait; et ayant reconnu de loin l'uniforme des gardes,
il mit son cheval au galop et vint droit а d'Artagnan. Patrice,
par discrйtion, se tint а l'йcart.
«Il n'est point arrivй malheur а la reine? s'йcria Buckingham,
rйpandant toute sa pensйe et tout son amour dans cette
interrogation.
-- Je ne crois pas; cependant je crois qu'elle court quelque grand
pйril dont Votre Grвce seule peut la tirer.
-- Moi? s'йcria Buckingham. Eh quoi! je serais assez heureux pour
lui кtre bon а quelque chose! Parlez! parlez!
-- Prenez cette lettre, dit d'Artagnan.
-- Cette lettre! de qui vient cette lettre?
-- De Sa Majestй, а ce que je pense.
-- De Sa Majestй!» dit Buckingham, pвlissant si fort que
d'Artagnan crut qu'il allait se trouver mal.
Et il brisa le cachet.
«Quelle est cette dйchirure? dit-il en montrant а d'Artagnan un
endroit oщ elle йtait percйe а jour.
-- Ah! ah! dit d'Artagnan, je n'avais pas vu cela; c'est l'йpйe du
comte de Wardes qui aura fait ce beau coup en me trouant la
poitrine.
-- Vous кtes blessй? demanda Buckingham en rompant le cachet.
-- Oh! rien! dit d'Artagnan, une йgratignure.
-- Juste Ciel! qu'ai-je lu! s'йcria le duc. Patrice, reste ici, ou
plutфt rejoins le roi partout oщ il sera, et dis а Sa Majestй que
je la supplie bien humblement de m'excuser, mais qu'une affaire de
la plus haute importance me rappelle а Londres. Venez, monsieur,
venez.»
Et tous deux reprirent au galop le chemin de la capitale.
CHAPITRE XXI
LA COMTESSE DE WINTER
Tout le long de la route, le duc se fit mettre au courant par
d'Artagnan non pas de tout ce qui s'йtait passй, mais de ce que
d'Artagnan savait. En rapprochant ce qu'il avait entendu sortir de
la bouche du jeune homme de ses souvenirs а lui, il put donc se
faire une idйe assez exacte d'une position de la gravitй de
laquelle, au reste, la lettre de la reine, si courte et si peu
explicite qu'elle fыt, lui donnait la mesure. Mais ce qui
l'йtonnait surtout, c'est que le cardinal, intйressй comme il
l'йtait а ce que le jeune homme ne mоt pas le pied en Angleterre,
ne fыt point parvenu а l'arrкter en route. Ce fut alors, et sur la
manifestation de cet йtonnement, que d'Artagnan lui raconta les
prйcautions prises, et comment, grвce au dйvouement de ses trois
amis qu'il avait йparpillйs tout sanglants sur la route, il йtait
arrivй а en кtre quitte pour le coup d'йpйe qui avait traversй le
billet de la reine, et qu'il avait rendu а M. de Wardes en si
terrible monnaie. Tout en йcoutant ce rйcit, fait avec la plus
grande simplicitй, le duc regardait de temps en temps le jeune
homme d'un air йtonnй, comme s'il n'eыt pas pu comprendre que tant
de prudence, de courage et de dйvouement s'alliвt avec un visage
qui n'indiquait pas encore vingt ans.
Les chevaux allaient comme le vent, et en quelques minutes ils
furent aux portes de Londres. D'Artagnan avait cru qu'en arrivant
dans la ville le duc allait ralentir l'allure du sien, mais il
n'en fut pas ainsi: il continua sa route а fond de train,
s'inquiйtant peu de renverser ceux qui йtaient sur son chemin. En
effet, en traversant la Citй deux ou trois accidents de ce genre
arrivиrent; mais Buckingham ne dйtourna pas mкme la tкte pour
regarder ce qu'йtaient devenus ceux qu'il avait culbutйs.
D'Artagnan le suivait au milieu de cris qui ressemblaient fort а
des malйdictions.
En entrant dans la cour de l'hфtel, Buckingham sauta а bas de son
cheval, et, sans s'inquiйter de ce qu'il deviendrait, il lui jeta
la bride sur le cou et s'йlanзa vers le perron. D'Artagnan en fit
autant, avec un peu plus d'inquiйtude, cependant, pour ces nobles
animaux dont il avait pu apprйcier le mйrite; mais il eut la
consolation de voir que trois ou quatre valets s'йtaient dйjа
йlancйs des cuisines et des йcuries, et s'emparaient aussitфt de
leurs montures.
Le duc marchait si rapidement, que d'Artagnan avait peine а le
suivre. Il traversa successivement plusieurs salons d'une йlйgance
dont les plus grands seigneurs de France n'avaient pas mкme
l'idйe, et il parvint enfin dans une chambre а coucher qui йtait а
la fois un miracle de goыt et de richesse. Dans l'alcфve de cette
chambre йtait une porte, prise dans la tapisserie, que le duc
ouvrit avec une petite clef d'or qu'il portait suspendue а son cou
par une chaоne du mкme mйtal. Par discrйtion, d'Artagnan йtait
restй en arriиre; mais au moment oщ Buckingham franchissait le
seuil de cette porte, il se retourna, et voyant l'hйsitation du
jeune homme:
«Venez, lui dit-il, et si vous avez le bonheur d'кtre admis en la
prйsence de Sa Majestй, dites-lui ce que vous avez vu.»
Encouragй par cette invitation, d'Artagnan suivit le duc, qui
referma la porte derriиre lui.
Tous deux se trouvиrent alors dans une petite chapelle toute
tapissйe de soie de Perse et brochйe d'or, ardemment йclairйe par
un grand nombre de bougies. Au-dessus d'une espиce d'autel, et au-
dessous d'un dais de velours bleu surmontй de plumes blanches et
rouges, йtait un portrait de grandeur naturelle reprйsentant Anne
d'Autriche, si parfaitement ressemblant, que d'Artagnan poussa un
cri de surprise: on eыt cru que la reine allait parler.
Sur l'autel, et au-dessous du portrait, йtait le coffret qui
renfermait les ferrets de diamants.
Le duc s'approcha de l'autel, s'agenouilla comme eыt pu faire un
prкtre devant le Christ; puis il ouvrit le coffret.
«Tenez, lui dit-il en tirant du coffre un gros noeud de ruban bleu
tout йtincelant de diamants; tenez, voici ces prйcieux ferrets
avec lesquels j'avais fait le serment d'кtre enterrй. La reine me
les avait donnйs, la reine me les reprend: sa volontй, comme celle
de Dieu, soit faite en toutes choses.»
Puis il se mit а baiser les uns aprиs les autres ces ferrets dont
il fallait se sйparer. Tout а coup, il poussa un cri terrible.
«Qu'y a-t-il? demanda d'Artagnan avec inquiйtude, et que vous
arrive-t-il, Milord?
-- Il y a que tout est perdu, s'йcria Buckingham en devenant pвle
comme un trйpassй; deux de ces ferrets manquent, il n'y en a plus
que dix.
-- Milord les a-t-il perdus, ou croit-il qu'on les lui ait volйs?
-- On me les a volйs, reprit le duc, et c'est le cardinal qui a
fait le coup. Tenez, voyez, les rubans qui les soutenaient ont йtй
coupйs avec des ciseaux.
-- Si Milord pouvait se douter qui a commis le vol... Peut-кtre la
personne les a-t-elle encore entre les mains.
-- Attendez, attendez! s'йcria le duc. La seule fois que j'ai mis
ces ferrets, c'йtait au bal du roi, il y a huit jours, а Windsor.
La comtesse de Winter, avec laquelle j'йtais brouillй, s'est
rapprochйe de moi а ce bal. Ce raccommodement, c'йtait une
vengeance de femme jalouse. Depuis ce jour, je ne l'ai pas revue.
Cette femme est un agent du cardinal.
-- Mais il en a donc dans le monde entier! s'йcria d'Artagnan.
-- Oh! oui, oui, dit Buckingham en serrant les dents de colиre;
oui, c'est un terrible lutteur. Mais cependant, quand doit avoir
lieu ce bal?
-- Lundi prochain.
-- Lundi prochain! cinq jours encore, c'est plus de temps qu'il ne
nous en faut. Patrice! s'йcria le duc en ouvrant la porte de la
chapelle, Patrice!»
Son valet de chambre de confiance parut.
«Mon joaillier et mon secrйtaire!»
Le valet de chambre sortit avec une promptitude et un mutisme qui
prouvaient l'habitude qu'il avait contractйe d'obйir aveuglйment
et sans rйplique.
Mais, quoique ce fыt le joaillier qui eыt йtй appelй le premier,
ce fut le secrйtaire qui parut d'abord. C'йtait tout simple, il
habitait l'hфtel. Il trouva Buckingham assis devant une table dans
sa chambre а coucher, et йcrivant quelques ordres de sa propre
main.
«Monsieur Jackson, lui dit-il, vous allez vous rendre de ce pas
chez le lord-chancelier, et lui dire que je le charge de
l'exйcution de ces ordres. Je dйsire qu'ils soient promulguйs а
l'instant mкme.
-- Mais, Monseigneur, si le lord-chancelier m'interroge sur les
motifs qui ont pu porter Votre Grвce а une mesure si
extraordinaire, que rйpondrai-je?
-- Que tel a йtй mon bon plaisir, et que je n'ai de compte а
rendre а personne de ma volontй.
-- Sera-ce la rйponse qu'il devra transmettre а Sa Majestй, reprit
en souriant le secrйtaire, si par hasard Sa Majestй avait la
curiositй de savoir pourquoi aucun vaisseau ne peut sortir des
ports de la Grande-Bretagne?
-- Vous avez raison, monsieur, rйpondit Buckingham; il dirait en
ce cas au roi que j'ai dйcidй la guerre, et que cette mesure est
mon premier acte d'hostilitй contre la France.»
Le secrйtaire s'inclina et sortit.
«Nous voilа tranquilles de ce cфtй, dit Buckingham en se
retournant vers d'Artagnan. Si les ferrets ne sont point dйjа
partis pour la France, ils n'y arriveront qu'aprиs vous.
-- Comment cela?
-- Je viens de mettre un embargo sur tous les bвtiments qui se
trouvent а cette heure dans les ports de Sa Majestй, et, а moins
de permission particuliиre, pas un seul n'osera lever l'ancre.»
D'Artagnan regarda avec stupйfaction cet homme qui mettait le
pouvoir illimitй dont il йtait revкtu par la confiance d'un roi au
service de ses amours. Buckingham vit, а l'expression du visage du
jeune homme, ce qui se passait dans sa pensйe, et il sourit.
«Oui, dit-il, oui, c'est qu'Anne d'Autriche est ma vйritable
reine; sur un mot d'elle, je trahirais mon pays, je trahirais mon
roi, je trahirais mon Dieu. Elle m'a demandй de ne point envoyer
aux protestants de La Rochelle le secours que je leur avais
promis, et je l'ai fait. Je manquais а ma parole, mais qu'importe!
j'obйissais а son dйsir; n'ai-je point йtй grandement payй de mon
obйissance, dites? car c'est а cette obйissance que je dois son
portrait.»
D'Artagnan admira а quels fils fragiles et inconnus sont parfois
suspendues les destinйes d'un peuple et la vie des hommes.
Il en йtait au plus profond de ses rйflexions, lorsque l'orfиvre
entra: c'йtait un Irlandais des plus habiles dans son art, et qui
avouait lui-mкme qu'il gagnait cent mille livres par an avec le
duc de Buckingham.
«Monsieur O'Reilly, lui dit le duc en le conduisant dans la
chapelle, voyez ces ferrets de diamants, et dites-moi ce qu'ils
valent la piиce.»
L'orfиvre jeta un seul coup d'oeil sur la faзon йlйgante dont ils
йtaient montйs, calcula l'un dans l'autre la valeur des diamants,
et sans hйsitation aucune:
«Quinze cents pistoles la piиce, Milord, rйpondit-il.
-- Combien faudrait-il de jours pour faire deux ferrets comme
ceux-lа? Vous voyez qu'il en manque deux.
-- Huit jours, Milord.
-- Je les paierai trois mille pistoles la piиce, il me les faut
aprиs-demain.
-- Milord les aura.
-- Vous кtes un homme prйcieux, monsieur O'Reilly, mais ce n'est
pas le tout: ces ferrets ne peuvent кtre confiйs а personne, il
faut qu'ils soient faits dans ce palais.
-- Impossible, Milord, il n'y a que moi qui puisse les exйcuter
pour qu'on ne voie pas la diffйrence entre les nouveaux et les
anciens.
-- Aussi, mon cher monsieur O'Reilly, vous кtes mon prisonnier, et
vous voudriez sortir а cette heure de mon palais que vous ne le
pourriez pas; prenez-en donc votre parti. Nommez-moi ceux de vos
garзons dont vous aurez besoin, et dйsignez-moi les ustensiles
qu'ils doivent apporter.»
L'orfиvre connaissait le duc, il savait que toute observation
йtait inutile, il en prit donc а l'instant mкme son parti.
«Il me sera permis de prйvenir ma femme? demanda-t-il.
-- Oh! il vous sera mкme permis de la voir, mon cher monsieur
O'Reilly: votre captivitй sera douce, soyez tranquille; et comme
tout dйrangement vaut un dйdommagement, voici, en dehors du prix
des deux ferrets, un bon de mille pistoles pour vous faire oublier
l'ennui que je vous cause.»
D'Artagnan ne revenait pas de la surprise que lui causait ce
ministre, qui remuait а pleines mains les hommes et les millions.
Quant а l'orfиvre, il йcrivit а sa femme en lui envoyant le bon de
mille pistoles, et en la chargeant de lui retourner en йchange son
plus habile apprenti, un assortiment de diamants dont il lui
donnait le poids et le titre, et une liste des outils qui lui
йtaient nйcessaires.
Buckingham conduisit l'orfиvre dans la chambre qui lui йtait
destinйe, et qui, au bout d'une demi-heure, fut transformйe en
atelier. Puis il mit une sentinelle а chaque porte, avec dйfense
de laisser entrer qui que ce fыt, а l'exception de son valet de
chambre Patrice. Il est inutile d'ajouter qu'il йtait absolument
dйfendu а l'orfиvre O'Reilly et а son aide de sortir sous quelque
prйtexte que ce fыt. Ce point rйglй, le duc revint а d'Artagnan.
«Maintenant, mon jeune ami, dit-il, l'Angleterre est а nous deux;
que voulez-vous, que dйsirez-vous?
-- Un lit, rйpondit d'Artagnan; c'est, pour le moment, je l'avoue,
la chose dont j'ai le plus besoin.»
Buckingham donna а d'Artagnan une chambre qui touchait а la
sienne. Il voulait garder le jeune homme sous sa main, non pas
qu'il se dйfiвt de lui, mais pour avoir quelqu'un а qui parler
constamment de la reine.
Une heure aprиs fut promulguйe dans Londres l'ordonnance de ne
laisser sortir des ports aucun bвtiment chargй pour la France, pas
mкme le paquebot des lettres. Aux yeux de tous, c'йtait une
dйclaration de guerre entre les deux royaumes.
Le surlendemain, а onze heures, les deux ferrets en diamants
йtaient achevйs, mais si exactement imitйs, mais si parfaitement
pareils, que Buckingham ne put reconnaоtre les nouveaux des
anciens, et que les plus exercйs en pareille matiиre y auraient
йtй trompйs comme lui.
Aussitфt il fit appeler d'Artagnan.
«Tenez, lui dit-il, voici les ferrets de diamants que vous кtes
venu chercher, et soyez mon tйmoin que tout ce que la puissance
humaine pouvait faire, je l'ai fait.
-- Soyez tranquille, Milord: je dirai ce que j'ai vu; mais Votre
Grвce me remet les ferrets sans la boоte?
-- La boоte vous embarrasserait. D'ailleurs la boоte m'est
d'autant plus prйcieuse, qu'elle me reste seule. Vous direz que je
la garde.
-- Je ferai votre commission mot а mot, Milord.
-- Et maintenant, reprit Buckingham en regardant fixement le jeune
homme, comment m'acquitterai-je jamais envers vous?»
D'Artagnan rougit jusqu'au blanc des yeux. Il vit que le duc
cherchait un moyen de lui faire accepter quelque chose, et cette
idйe que le sang de ses compagnons et le sien lui allait кtre payй
par de l'or anglais lui rйpugnait йtrangement.
«Entendons-nous, Milord, rйpondit d'Artagnan, et pesons bien les
faits d'avance, afin qu'il n'y ait point de mйprise. Je suis au
service du roi et de la reine de France, et fais partie de la
compagnie des gardes de M. des Essarts, lequel, ainsi que son
beau-frиre M. de Trйville, est tout particuliиrement attachй а
Leurs Majestйs. J'ai donc tout fait pour la reine et rien pour
Votre Grвce. Il y a plus, c'est que peut-кtre n'eussй-je rien fait
de tout cela, s'il ne se fыt agi d'кtre agrйable а quelqu'un qui
est ma dame а moi, comme la reine est la vфtre.
-- Oui, dit le duc en souriant, et je crois mкme connaоtre cette
autre personne, c'est...
-- Milord, je ne l'ai point nommйe, interrompit vivement le jeune
homme.
-- C'est juste, dit le duc; c'est donc а cette personne que je
dois кtre reconnaissant de votre dйvouement.
-- Vous l'avez dit, Milord, car justement а cette heure qu'il est
question de guerre, je vous avoue que je ne vois dans votre Grвce
qu'un Anglais, et par consйquent qu'un ennemi que je serais encore
plus enchantй de rencontrer sur le champ de bataille que dans le
parc de Windsor ou dans les corridors du Louvre; ce qui, au reste,
ne m'empкchera pas d'exйcuter de point en point ma mission et de
me faire tuer, si besoin est, pour l'accomplir; mais, je le rйpиte
а Votre Grвce, sans qu'elle ait personnellement pour cela plus а
me remercier de ce que je fais pour moi dans cette seconde
entrevue, que de ce que j'ai dйjа fait pour elle dans la premiиre.
-- Nous disons, nous: “Fier comme un Йcossais”, murmura
Buckingham.
-- Et nous disons, nous: “Fier comme un Gascon”, rйpondit
d'Artagnan. Les Gascons sont les Йcossais de la France.»
D'Artagnan salua le duc et s'apprкta а partir.
«Eh bien, vous vous en allez comme cela? Par oщ? Comment?
-- C'est vrai.
-- Dieu me damne! les Franзais ne doutent de rien!
-- J'avais oubliй que l'Angleterre йtait une оle, et que vous en
йtiez le roi.
-- Allez au port, demandez le brick le _Sund_, remettez cette
lettre au capitaine; il vous conduira а un petit port oщ certes on
ne vous attend pas, et oщ n'abordent ordinairement que des
bвtiments pкcheurs.
-- Ce port s'appelle?
-- Saint-Valery; mais, attendez donc: arrivй lа, vous entrerez
dans une mauvaise auberge sans nom et sans enseigne, un vйritable
bouge а matelots; il n'y a pas а vous tromper, il n'y en a qu'une.
-- Aprиs?
-- Vous demanderez l'hфte, et vous lui direz: _Forward_.
-- Ce qui veut dire?
-- En avant: c'est le mot d'ordre. Il vous donnera un cheval tout
sellй et vous indiquera le chemin que vous devez suivre; vous
trouverez ainsi quatre relais sur votre route. Si vous voulez, а
chacun d'eux, donner votre adresse а Paris, les quatre chevaux
vous y suivront; vous en connaissez dйjа deux, et vous m'avez paru
les apprйcier en amateur: ce sont ceux que nous montions;
rapportez-vous en а moi, les autres ne leur sont point infйrieurs.
Ces quatre chevaux sont йquipйs pour la campagne. Si fier que vous
soyez, vous ne refuserez pas d'en accepter un et de faire accepter
les trois autres а vos compagnons: c'est pour nous faire la
guerre, d'ailleurs. La fin excuse les moyens, comme vous dites,
vous autres Franзais, n'est-ce pas?
-- Oui, Milord, j'accepte, dit d'Artagnan; et s'il plaоt а Dieu,
nous ferons bon usage de vos prйsents.
-- Maintenant, votre main, jeune homme; peut-кtre nous
rencontrerons-nous bientфt sur le champ de bataille; mais, en
attendant, nous nous quitterons bons amis, je l'espиre.
-- Oui, Milord, mais avec l'espйrance de devenir ennemis bientфt.
-- Soyez tranquille, je vous le promets.
-- Je compte sur votre parole, Milord.»
D'Artagnan salua le duc et s'avanзa vivement vers le port.
En face la Tour de Londres, il trouva le bвtiment dйsignй, remit
sa lettre au capitaine, qui la fit viser par le gouverneur du
port, et appareilla aussitфt.
Cinquante bвtiments йtaient en partance et attendaient.
En passant bord а bord de l'un d'eux, d'Artagnan crut reconnaоtre
la femme de Meung, la mкme que le gentilhomme inconnu avait
appelйe «Milady», et que lui, d'Artagnan, avait trouvйe si belle;
mais grвce au courant du fleuve et au bon vent qui soufflait, son
navire allait si vite qu'au bout d'un instant on fut hors de vue.
Le lendemain, vers neuf heures du matin, on aborda а Saint-Valery.
D'Artagnan se dirigea а l'instant mкme vers l'auberge indiquйe, et
la reconnut aux cris qui s'en йchappaient: on parlait de guerre
entre l'Angleterre et la France comme de chose prochaine et
indubitable, et les matelots joyeux faisaient bombance.
D'Artagnan fendit la foule, s'avanзa vers l'hфte, et prononзa le
mot _Forward_. А l'instant mкme, l'hфte lui fit signe de le
suivre, sortit avec lui par une porte qui donnait dans la cour, le
conduisit а l'йcurie oщ l'attendait un cheval tout sellй, et lui
demanda s'il avait besoin de quelque autre chose.
«J'ai besoin de connaоtre la route que je dois suivre, dit
d'Artagnan.
-- Allez d'ici а Blangy, et de Blangy а Neufchвtel. А Neufchвtel,
entrez а l'auberge de la Herse d'Or, donnez le mot d'ordre а
l'hфtelier, et vous trouverez comme ici un cheval tout sellй.
-- Dois-je quelque chose? demanda d'Artagnan.
-- Tout est payй, dit l'hфte, et largement. Allez donc, et que
Dieu vous conduise!
-- Amen!» rйpondit le jeune homme en partant au galop.
Quatre heures aprиs, il йtait а Neufchвtel.
Il suivit strictement les instructions reзues; а Neufchвtel, comme
а Saint-Valery, il trouva une monture toute sellйe et qui
l'attendait; il voulut transporter les pistolets de la selle qu'il
venait de quitter а la selle qu'il allait prendre: les fontes
йtaient garnies de pistolets pareils.
«Votre adresse а Paris?
-- Hфtel des Gardes, compagnie des Essarts.
-- Bien, rйpondit celui-ci.
-- Quelle route faut-il prendre? demanda а son tour d'Artagnan.
-- Celle de Rouen; mais vous laisserez la ville а votre droite. Au
petit village d'Йcouis, vous vous arrкterez, il n'y a qu'une
auberge, l'Йcu de France. Ne la jugez pas d'aprиs son apparence;
elle aura dans ses йcuries un cheval qui vaudra celui-ci.
-- Mкme mot d'ordre?
-- Exactement.
-- Adieu, maоtre!
-- Bon voyage, gentilhomme! avez-vous besoin de quelque chose?»
D'Artagnan fit signe de la tкte que non, et repartit а fond de
train. А Йcouis, la mкme scиne se rйpйta: il trouva un hфte aussi
prйvenant, un cheval frais et reposй; il laissa son adresse comme
il l'avait fait, et repartit du mкme train pour Pontoise. А
Pontoise, il changea une derniиre fois de monture, et а neuf
heures il entrait au grand galop dans la cour de l'hфtel de
M. de Trйville.
Il avait fait prиs de soixante lieues en douze heures.
M. de Trйville le reзut comme s'il l'avait vu le matin mкme;
seulement, en lui serrant la main un peu plus vivement que de
coutume, il lui annonзa que la compagnie de M. des Essarts йtait
de garde au Louvre et qu'il pouvait se rendre а son poste.
CHAPITRE XXII
LE BALLET DE LA MERLAISON
Le lendemain, il n'йtait bruit dans tout Paris que du bal que
MM. les йchevins de la ville donnaient au roi et а la reine, et
dans lequel Leurs Majestйs devaient danser le fameux ballet de la
Merlaison, qui йtait le ballet favori du roi.
Depuis huit jours on prйparait, en effet, toutes choses а l'Hфtel
de Ville pour cette solennelle soirйe. Le menuisier de la ville
avait dressй des йchafauds sur lesquels devaient se tenir les
dames invitйes; l'йpicier de la ville avait garni les salles de
deux cents flambeaux de cire blanche, ce qui йtait un luxe inouп
pour cette йpoque; enfin vingt violons avaient йtй prйvenus, et le
prix qu'on leur accordait avait йtй fixй au double du prix
ordinaire, attendu, dit ce rapport, qu'ils devaient sonner toute
la nuit.
А dix heures du matin, le sieur de La Coste, enseigne des gardes
du roi, suivi de deux exempts et de plusieurs archers du corps,
vint demander au greffier de la ville, nommй Clйment, toutes les
clefs des portes, des chambres et bureaux de l'Hфtel. Ces clefs
lui furent remises а l'instant mкme; chacune d'elles portait un
billet qui devait servir а la faire reconnaоtre, et а partir de ce
moment le sieur de La Coste fut chargй de la garde de toutes les
portes et de toutes les avenues.
А onze heures vint а son tour Duhallier, capitaine des gardes,
amenant avec lui cinquante archers qui se rйpartirent aussitфt
dans l'Hфtel de Ville, aux portes qui leur avaient йtй assignйes.
А trois heures arrivиrent deux compagnies des gardes, l'une
franзaise l'autre suisse. La compagnie des gardes franзaises йtait
composйe moitiй des hommes de M. Duhallier, moitiй des hommes de
M. des Essarts.
А six heures du soir les invitйs commencиrent а entrer. А mesure
qu'ils entraient, ils йtaient placйs dans la grande salle, sur les
йchafauds prйparйs.
А neuf heures arriva Mme la Premiиre prйsidente. Comme c'йtait,
aprиs la reine, la personne la plus considйrable de la fкte, elle
fut reзue par messieurs de la ville et placйe dans la loge en face
de celle que devait occuper la reine.
А dix heures on dressa la collation des confitures pour le roi,
dans la petite salle du cфtй de l'йglise Saint-Jean, et cela en
face du buffet d'argent de la ville, qui йtait gardй par quatre
archers.
А minuit on entendit de grands cris et de nombreuses acclamations:
c'йtait le roi qui s'avanзait а travers les rues qui conduisent du
Louvre а l'Hфtel de Ville, et qui йtaient toutes illuminйes avec
des lanternes de couleur.
Aussitфt MM. les йchevins, vкtus de leurs robes de drap et
prйcйdйs de six sergents tenant chacun un flambeau а la main,
allиrent au-devant du roi, qu'ils rencontrиrent sur les degrйs, oщ
le prйvфt des marchands lui fit compliment sur sa bienvenue,
compliment auquel Sa Majestй rйpondit en s'excusant d'кtre venue
si tard, mais en rejetant la faute sur M. le cardinal, lequel
l'avait retenue jusqu'а onze heures pour parler des affaires de
l'Йtat.
Sa Majestй, en habit de cйrйmonie, йtait accompagnйe de S.A.R.
Monsieur, du comte de Soissons, du grand prieur, du duc de
Longueville, du duc d'Elbeuf, du comte d'Harcourt, du comte de La
Roche-Guyon, de M. de Liancourt, de M. de Baradas, du comte de
Cramail et du chevalier de Souveray.
Chacun remarqua que le roi avait l'air triste et prйoccupй.
Un cabinet avait йtй prйparй pour le roi, et un autre pour
Monsieur. Dans chacun de ces cabinets йtaient dйposйs des habits
de masques. Autant avait йtй fait pour la reine et pour Mme la
prйsidente. Les seigneurs et les dames de la suite de Leurs
Majestйs devaient s'habiller deux par deux dans des chambres
prйparйes а cet effet.
Avant d'entrer dans le cabinet, le roi recommanda qu'on le vоnt
prйvenir aussitфt que paraоtrait le cardinal.
Une demi-heure aprиs l'entrйe du roi, de nouvelles acclamations
retentirent: celles-lа annonзaient l'arrivйe de la reine: les
йchevins firent ainsi qu'ils avaient fait dйjа et, prйcйdйs des
sergents, ils s'avancиrent au devant de leur illustre convive.
La reine entra dans la salle: on remarqua que, comme le roi, elle
avait l'air triste et surtout fatiguй.
Au moment oщ elle entrait, le rideau d'une petite tribune qui
jusque-lа йtait restй fermй s'ouvrit, et l'on vit apparaоtre la
tкte pвle du cardinal vкtu en cavalier espagnol. Ses yeux se
fixиrent sur ceux de la reine, et un sourire de joie terrible
passa sur ses lиvres: la reine n'avait pas ses ferrets de
diamants.
La reine resta quelque temps а recevoir les compliments de
messieurs de la ville et а rйpondre aux saluts des dames.
Tout а coup, le roi apparut avec le cardinal а l'une des portes de
la salle. Le cardinal lui parlait tout bas, et le roi йtait trиs
pвle.
Le roi fendit la foule et, sans masque, les rubans de son
pourpoint а peine nouйs, il s'approcha de la reine, et d'une voix
altйrйe:
«Madame, lui dit-il, pourquoi donc, s'il vous plaоt, n'avez-vous
point vos ferrets de diamants, quand vous savez qu'il m'eыt йtй
agrйable de les voir?»
La reine йtendit son regard autour d'elle, et vit derriиre le roi
le cardinal qui souriait d'un sourire diabolique.
«Sire, rйpondit la reine d'une voix altйrйe, parce qu'au milieu de
cette grande foule j'ai craint qu'il ne leur arrivвt malheur.
-- Et vous avez eu tort, madame! Si je vous ai fait ce cadeau,
c'йtait pour que vous vous en pariez. Je vous dis que vous avez eu
tort.»
Et la voix du roi йtait tremblante de colиre; chacun regardait et
йcoutait avec йtonnement, ne comprenant rien а ce qui se passait.
«Sire, dit la reine, je puis les envoyer chercher au Louvre, oщ
ils sont, et ainsi les dйsirs de Votre Majestй seront accomplis.
-- Faites, madame, faites, et cela au plus tфt: car dans une heure
le ballet va commencer.»
La reine salua en signe de soumission et suivit les dames qui
devaient la conduire а son cabinet.
De son cфtй, le roi regagna le sien.
Il y eut dans la salle un moment de trouble et de confusion.
Tout le monde avait pu remarquer qu'il s'йtait passй quelque chose
entre le roi et la reine; mais tous deux avaient parlй si bas,
que, chacun par respect s'йtant йloignй de quelques pas, personne
n'avait rien entendu. Les violons sonnaient de toutes leurs
forces, mais on ne les йcoutait pas.
Le roi sortit le premier de son cabinet; il йtait en costume de
chasse des plus йlйgants, et Monsieur et les autres seigneurs
йtaient habillйs comme lui. C'йtait le costume que le roi portait
le mieux, et vкtu ainsi il semblait vйritablement le premier
gentilhomme de son royaume.
Le cardinal s'approcha du roi et lui remit une boоte. Le roi
l'ouvrit et y trouva deux ferrets de diamants.
«Que veut dire cela? demanda-t-il au cardinal.
-- Rien, rйpondit celui-ci; seulement si la reine a les ferrets,
ce dont je doute, comptez-les, Sire, et si vous n'en trouvez que
dix, demandez а Sa Majestй qui peut lui avoir dйrobй les deux
ferrets que voici.»
Le roi regarda le cardinal comme pour l'interroger; mais il n'eut
le temps de lui adresser aucune question: un cri d'admiration
sortit de toutes les bouches. Si le roi semblait le premier
gentilhomme de son royaume, la reine йtait а coup sыr la plus
belle femme de France.
Il est vrai que sa toilette de chasseresse lui allait а merveille;
elle avait un chapeau de feutre avec des plumes bleues, un surtout
en velours gris perle rattachй avec des agrafes de diamants, et
une jupe de satin bleu toute brodйe d'argent. Sur son йpaule
gauche йtincelaient les ferrets soutenus par un noeud de mкme
couleur que les plumes et la jupe.
Le roi tressaillit de joie et le cardinal de colиre; cependant,
distants comme ils l'йtaient de la reine, ils ne pouvaient compter
les ferrets; la reine les avait, seulement en avait-elle dix ou en
avait-elle douze?
En ce moment, les violons sonnиrent le signal du ballet. Le roi
s'avanзa vers Mme la prйsidente, avec laquelle il devait danser,
et S.A.R. Monsieur avec la reine. On se mit en place, et le ballet
commenзa.
Le roi figurait en face de la reine, et chaque fois qu'il passait
prиs d'elle, il dйvorait du regard ces ferrets, dont il ne pouvait
savoir le compte. Une sueur froide couvrait le front du cardinal.
Le ballet dura une heure; il avait seize entrйes.
Le ballet finit au milieu des applaudissements de toute la salle,
chacun reconduisit sa dame а sa place; mais le roi profita du
privilиge qu'il avait de laisser la sienne oщ il se trouvait, pour
s'avancer vivement vers la reine.
«Je vous remercie, madame, lui dit-il, de la dйfйrence que vous
avez montrйe pour mes dйsirs, mais je crois qu'il vous manque deux
ferrets, et je vous les rapporte.»
А ces mots, il tendit а la reine les deux ferrets que lui avait
remis le cardinal.
«Comment, Sire! s'йcria la jeune reine jouant la surprise, vous
m'en donnez encore deux autres; mais alors cela m'en fera donc
quatorze?»
En effet, le roi compta, et les douze ferrets se trouvиrent sur
l'йpaule de Sa Majestй.
Le roi appela le cardinal:
«Eh bien, que signifie cela, monsieur le cardinal? demanda le roi
d'un ton sйvиre.
-- Cela signifie, Sire, rйpondit le cardinal, que je dйsirais
faire accepter ces deux ferrets а Sa Majestй, et que n'osant les
lui offrir moi-mкme, j'ai adoptй ce moyen.
-- Et j'en suis d'autant plus reconnaissante а Votre Йminence,
rйpondit Anne d'Autriche avec un sourire qui prouvait qu'elle
n'йtait pas dupe de cette ingйnieuse galanterie, que je suis
certaine que ces deux ferrets vous coыtent aussi cher а eux seuls
que les douze autres ont coыtй а Sa Majestй.»
Puis, ayant saluй le roi et le cardinal, la reine reprit le chemin
de la chambre oщ elle s'йtait habillйe et oщ elle devait se
dйvкtir.
L'attention que nous avons йtй obligйs de donner pendant le
commencement de ce chapitre aux personnages illustres que nous y
avons introduits nous a йcartйs un instant de celui а qui Anne
d'Autriche devait le triomphe inouп qu'elle venait de remporter
sur le cardinal, et qui, confondu, ignorй, perdu dans la foule
entassйe а l'une des portes, regardait de lа cette scиne
comprйhensible seulement pour quatre personnes: le roi, la reine,
Son Йminence et lui.
La reine venait de regagner sa chambre, et d'Artagnan s'apprкtait
а se retirer, lorsqu'il sentit qu'on lui touchait lйgиrement
l'йpaule; il se retourna, et vit une jeune femme qui lui faisait
signe de la suivre. Cette jeune femme avait le visage couvert d'un
loup de velours noir, mais malgrй cette prйcaution, qui, au reste,
йtait bien plutфt prise pour les autres que pour lui, il reconnut
а l'instant mкme son guide ordinaire, la lйgиre et spirituelle
Mme Bonacieux.
La veille ils s'йtaient vus а peine chez le suisse Germain, oщ
d'Artagnan l'avait fait demander. La hвte qu'avait la jeune femme
de porter а la reine cette excellente nouvelle de l'heureux retour
de son messager fit que les deux amants йchangиrent а peine
quelques paroles. D'Artagnan suivit donc Mme Bonacieux, mы par un
double sentiment, l'amour et la curiositй. Pendant toute la route,
et а mesure que les corridors devenaient plus dйserts, d'Artagnan
voulait arrкter la jeune femme, la saisir, la contempler, ne fыt-
ce qu'un instant; mais, vive comme un oiseau, elle glissait
toujours entre ses mains, et lorsqu'il voulait parler, son doigt
ramenй sur sa bouche avec un petit geste impйratif plein de charme
lui rappelait qu'il йtait sous l'empire d'une puissance а laquelle
il devait aveuglйment obйir, et qui lui interdisait jusqu'а la
plus lйgиre plainte; enfin, aprиs une minute ou deux de tours et
de dйtours, Mme Bonacieux ouvrit une porte et introduisit le jeune
homme dans un cabinet tout а fait obscur. Lа elle lui fit un
nouveau signe de mutisme, et ouvrant une seconde porte cachйe par
une tapisserie dont les ouvertures rйpandirent tout а coup une
vive lumiиre, elle disparut.
D'Artagnan demeura un instant immobile et se demandant oщ il
йtait, mais bientфt un rayon de lumiиre qui pйnйtrait par cette
chambre, l'air chaud et parfumй qui arrivait jusqu'а lui, la
conversation de deux ou trois femmes, au langage а la fois
respectueux et йlйgant, le mot de Majestй plusieurs fois rйpйtй,
lui indiquиrent clairement qu'il йtait dans un cabinet attenant а
la chambre de la reine.
Le jeune homme se tint dans l'ombre et attendit.
La reine paraissait gaie et heureuse, ce qui semblait fort йtonner
les personnes qui l'entouraient, et qui avaient au contraire
l'habitude de la voir presque toujours soucieuse. La reine
rejetait ce sentiment joyeux sur la beautй de la fкte, sur le
plaisir que lui avait fait йprouver le ballet, et comme il n'est
pas permis de contredire une reine, qu'elle sourie ou qu'elle
pleure, chacun renchйrissait sur la galanterie de MM. les йchevins
de la ville de Paris.
Quoique d'Artagnan ne connыt point la reine, il distingua sa voix
des autres voix, d'abord а un lйger accent йtranger, puis а ce
sentiment de domination naturellement empreint dans toutes les
paroles souveraines. Il l'entendait s'approcher et s'йloigner de
cette porte ouverte, et deux ou trois fois il vit mкme l'ombre
d'un corps intercepter la lumiиre.
Enfin, tout а coup une main et un bras adorables de forme et de
blancheur passиrent а travers la tapisserie; d'Artagnan comprit
que c'йtait sa rйcompense: il se jeta а genoux, saisit cette main
et appuya respectueusement ses lиvres; puis cette main se retira
laissant dans les siennes un objet qu'il reconnut pour кtre une
bague; aussitфt la porte se referma, et d'Artagnan se retrouva
dans la plus complиte obscuritй.
D'Artagnan mit la bague а son doigt et attendit de nouveau; il
йtait йvident que tout n'йtait pas fini encore.
Aprиs la rйcompense de son dйvouement venait la rйcompense de son
amour. D'ailleurs, le ballet йtait dansй, mais la soirйe йtait а
peine commencйe: on soupait а trois heures, et l'horloge Saint-
Jean, depuis quelque temps dйjа, avait sonnй deux heures trois
quarts.
En effet, peu а peu le bruit des voix diminua dans la chambre
voisine; puis on l'entendit s'йloigner; puis la porte du cabinet
oщ йtait d'Artagnan se rouvrit, et Mme Bonacieux s'y йlanзa.
«Vous, enfin! s'йcria d'Artagnan.
-- Silence! dit la jeune femme en appuyant sa main sur les lиvres
du jeune homme: silence! et allez-vous-en par oщ vous кtes venu.
-- Mais oщ et quand vous reverrai-je? s'йcria d'Artagnan.
-- Un billet que vous trouverez en rentrant vous le dira. Partez,
partez!»
Et а ces mots elle ouvrit la porte du corridor et poussa
d'Artagnan hors du cabinet.
D'Artagnan obйit comme un enfant, sans rйsistance et sans
objection aucune, ce qui prouve qu'il йtait bien rйellement
amoureux.
CHAPITRE XXIII
LE RENDEZ-VOUS
D'Artagnan revint chez lui tout courant, et quoiqu'il fыt plus de
trois heures du matin, et qu'il eыt les plus mйchants quartiers de
Paris а traverser, il ne fit aucune mauvaise rencontre. On sait
qu'il y a un dieu pour les ivrognes et les amoureux.
Il trouva la porte de son allйe entrouverte, monta son escalier,
et frappa doucement et d'une faзon convenue entre lui et son
laquais. Planchet, qu'il avait renvoyй deux heures auparavant de
l'Hфtel de Ville en lui recommandant de l'attendre, vint lui
ouvrir la porte.
«Quelqu'un a-t-il apportй une lettre pour moi? demanda vivement
d'Artagnan.
-- Personne n'a apportй de lettre, monsieur, rйpondit Planchet;
mais il y en a une qui est venue toute seule.
-- Que veux-tu dire, imbйcile?
-- Je veux dire qu'en rentrant, quoique j'eusse la clef de votre
appartement dans ma poche et que cette clef ne m'eыt point quittй,
j'ai trouvй une lettre sur le tapis vert de la table, dans votre
chambre а coucher.
-- Et oщ est cette lettre?
-- Je l'ai laissйe oщ elle йtait, monsieur. Il n'est pas naturel
que les lettres entrent ainsi chez les gens. Si la fenкtre йtait
ouverte encore, ou seulement entrebвillйe je ne dis pas; mais non,
tout йtait hermйtiquement fermй. Monsieur, prenez garde, car il y
a trиs certainement quelque magie lа-dessous.»
Pendant ce temps, le jeune homme s'йlanзait dans la chambre et
ouvrait la lettre; elle йtait de Mme Bonacieux, et conзue en ces
termes:
«On a de vifs remerciements а vous faire et а vous transmettre.
Trouvez-vous ce soir vers dix heures а Saint-Cloud, en face du
pavillon qui s'йlиve а l'angle de la maison de M. d'Estrйes.
«C. B.»
En lisant cette lettre, d'Artagnan sentait son coeur se dilater et
s'йtreindre de ce doux spasme qui torture et caresse le coeur des
amants.
C'йtait le premier billet qu'il recevait, c'йtait le premier
rendez-vous qui lui йtait accordй. Son coeur, gonflй par l'ivresse
de la joie, se sentait prкt а dйfaillir sur le seuil de ce paradis
terrestre qu'on appelait l'amour.
«Eh bien! monsieur, dit Planchet, qui avait vu son maоtre rougir
et pвlir successivement; eh bien! n'est-ce pas que j'avais devinй
juste et que c'est quelque mйchante affaire?
-- Tu te trompes, Planchet, rйpondit d'Artagnan, et la preuve,
c'est que voici un йcu pour que tu boives а ma santй.
-- Je remercie monsieur de l'йcu qu'il me donne, et je lui promets
de suivre exactement ses instructions; mais il n'en est pas moins
vrai que les lettres qui entrent ainsi dans les maisons fermйes...
-- Tombent du ciel, mon ami, tombent du ciel.
-- Alors, monsieur est content? demanda Planchet.
-- Mon cher Planchet, je suis le plus heureux des hommes!
-- Et je puis profiter du bonheur de monsieur pour aller me
coucher?
-- Oui, va.
-- Que toutes les bйnйdictions du Ciel tombent sur monsieur, mais
il n'en est pas moins vrai que cette lettre...»
Et Planchet se retira en secouant la tкte avec un air de doute que
n'йtait point parvenu а effacer entiиrement la libйralitй de
d'Artagnan.
Restй seul, d'Artagnan lut et relut son billet, puis il baisa et
rebaisa vingt fois ces lignes tracйes par la main de sa belle
maоtresse. Enfin il se coucha, s'endormit et fit des rкves d'or.
А sept heures du matin, il se leva et appela Planchet, qui, au
second appel, ouvrit la porte, le visage encore mal nettoyй des
inquiйtudes de la veille.
«Planchet, lui dit d'Artagnan, je sors pour toute la journйe peut-
кtre; tu es donc libre jusqu'а sept heures du soir; mais, а sept
heures du soir, tiens-toi prкt avec deux chevaux.
-- Allons! dit Planchet, il paraоt que nous allons encore nous
faire traverser la peau en plusieurs endroits.
-- Tu prendras ton mousqueton et tes pistolets.
-- Eh bien, que disais-je? s'йcria Planchet. Lа, j'en йtais sыr,
maudite lettre!
-- Mais rassure-toi donc, imbйcile, il s'agit tout simplement
d'une partie de plaisir.
-- Oui! comme les voyages d'agrйment de l'autre jour, oщ il
pleuvait des balles et oщ il poussait des chausse-trapes.
-- Au reste, si vous avez peur, monsieur Planchet, reprit
d'Artagnan, j'irai sans vous; j'aime mieux voyager seul que
d'avoir un compagnon qui tremble.
-- Monsieur me fait injure, dit Planchet; il me semblait cependant
qu'il m'avait vu а l'oeuvre.
-- Oui, mais j'ai cru que tu avais usй tout ton courage d'une
seule fois.
-- Monsieur verra que dans l'occasion il m'en reste encore;
seulement je prie monsieur de ne pas trop le prodiguer, s'il veut
qu'il m'en reste longtemps.
-- Crois-tu en avoir encore une certaine somme а dйpenser ce soir?
-- Je l'espиre.
-- Eh bien, je compte sur toi.
-- А l'heure dite, je serai prкt; seulement je croyais que
monsieur n'avait qu'un cheval а l'йcurie des gardes.
-- Peut-кtre n'y en a-t-il qu'un encore dans ce moment-ci, mais ce
soir il y en aura quatre.
-- Il paraоt que notre voyage йtait un voyage de remonte?
-- Justement», dit d'Artagnan.
Et ayant fait а Planchet un dernier geste de recommandation, il
sortit.
M. Bonacieux йtait sur sa porte. L'intention de d'Artagnan йtait
de passer outre, sans parler au digne mercier; mais celui-ci fit
un salut si doux et si bйnin, que force fut а son locataire non
seulement de le lui rendre, mais encore de lier conversation avec
lui.
Comment d'ailleurs ne pas avoir un peu de condescendance pour un
mari dont la femme vous a donnй un rendez-vous le soir mкme а
Saint-Cloud, en face du pavillon de M. d'Estrйes! D'Artagnan
s'approcha de l'air le plus aimable qu'il put prendre.
La conversation tomba tout naturellement sur l'incarcйration du
pauvre homme. M. Bonacieux, qui ignorait que d'Artagnan eыt
entendu sa conversation avec l'inconnu de Meung, raconta а son
jeune locataire les persйcutions de ce monstre de M. de Laffemas,
qu'il ne cessa de qualifier pendant tout son rйcit du titre de
bourreau du cardinal et s'йtendit longuement sur la Bastille, les
verrous, les guichets, les soupiraux, les grilles et les
instruments de torture.
D'Artagnan l'йcouta avec une complaisance exemplaire puis,
lorsqu'il eut fini:
«Et Mme Bonacieux, dit-il enfin, savez-vous qui l'avait enlevйe?
car je n'oublie pas que c'est а cette circonstance fвcheuse que je
dois le bonheur d'avoir fait votre connaissance.
-- Ah! dit M. Bonacieux, ils se sont bien gardйs de me le dire, et
ma femme de son cфtй m'a jurй ses grands dieux qu'elle ne le
savait pas. Mais vous-mкme, continua M. Bonacieux d'un ton de
bonhomie parfaite, qu'кtes-vous devenu tous ces jours passйs? je
ne vous ai vu, ni vous ni vos amis, et ce n'est pas sur le pavй de
Paris, je pense, que vous avez ramassй toute la poussiиre que
Planchet йpoussetait hier sur vos bottes.
-- Vous avez raison, mon cher monsieur Bonacieux, mes amis et moi
nous avons fait un petit voyage.
-- Loin d'ici?
-- Oh! mon Dieu non, а une quarantaine de lieues seulement; nous
avons йtй conduire M. Athos aux eaux de Forges, oщ mes amis sont
restйs.
-- Et vous кtes revenu, vous, n'est-ce pas? reprit M. Bonacieux en
donnant а sa physionomie son air le plus malin. Un beau garзon
comme vous n'obtient pas de longs congйs de sa maоtresse, et nous
йtions impatiemment attendu а Paris, n'est-ce pas?
-- Ma foi, dit en riant le jeune homme, je vous l'avoue, d'autant
mieux, mon cher monsieur Bonacieux, que je vois qu'on ne peut rien
vous cacher. Oui, j'йtais attendu, et bien impatiemment, je vous
en rйponds.»
Un lйger nuage passa sur le front de Bonacieux, mais si lйger, que
d'Artagnan ne s'en aperзut pas.
«Et nous allons кtre rйcompensй de notre diligence? continua le
mercier avec une lйgиre altйration dans la voix, altйration que
d'Artagnan ne remarqua pas plus qu'il n'avait fait du nuage
momentanй qui, un instant auparavant, avait assombri la figure du
digne homme.
-- Ah! faites donc le bon apфtre! dit en riant d'Artagnan.
-- Non, ce que je vous en dis, reprit Bonacieux, c'est seulement
pour savoir si nous rentrons tard.
-- Pourquoi cette question, mon cher hфte? demanda d'Artagnan;
est-ce que vous comptez m'attendre?
-- Non, c'est que depuis mon arrestation et le vol qui a йtй
commis chez moi, je m'effraie chaque fois que j'entends ouvrir une
porte, et surtout la nuit. Dame, que voulez-vous! je ne suis point
homme d'йpйe, moi!
-- Eh bien, ne vous effrayez pas si je rentre а une heure, а deux
ou trois heures du matin; si je ne rentre pas du tout, ne vous
effrayez pas encore.»
Cette fois, Bonacieux devint si pвle, que d'Artagnan ne put faire
autrement que de s'en apercevoir, et lui demanda ce qu'il avait.
«Rien, rйpondit Bonacieux, rien. Depuis mes malheurs seulement, je
suis sujet а des faiblesses qui me prennent tout а coup, et je
viens de me sentir passer un frisson. Ne faites pas attention а
cela, vous qui n'avez а vous occuper que d'кtre heureux.
-- Alors j'ai de l'occupation, car je le suis.
-- Pas encore, attendez donc, vous avez dit: а ce soir.
-- Eh bien, ce soir arrivera, Dieu merci! et peut-кtre l'attendez-
vous avec autant d'impatience que moi. Peut-кtre, ce soir,
Mme Bonacieux visitera-t-elle le domicile conjugal.
-- Mme Bonacieux n'est pas libre ce soir, rйpondit gravement le
mari; elle est retenue au Louvre par son service.
-- Tant pis pour vous, mon cher hфte, tant pis; quand je suis
heureux, moi, je voudrais que tout le monde le fыt; mais il paraоt
que ce n'est pas possible.»
Et le jeune homme s'йloigna en riant aux йclats de la plaisanterie
que lui seul, pensait-il, pouvait comprendre.
«Amusez-vous bien!» rйpondit Bonacieux d'un air sйpulcral.
Mais d'Artagnan йtait dйjа trop loin pour l'entendre, et l'eut-il
entendu, dans la disposition d'esprit oщ il йtait, il ne l'eыt
certes pas remarquй.
Il se dirigea vers l'hфtel de M. de Trйville; sa visite de la
veille avait йtй, on se le rappelle, trиs courte et trиs peu
explicative.
Il trouva M. de Trйville dans la joie de son вme. Le roi et la
reine avaient йtй charmants pour lui au bal. Il est vrai que le
cardinal avait йtй parfaitement maussade.
А une heure du matin, il s'йtait retirй sous prйtexte qu'il йtait
indisposй. Quant а Leurs Majestйs, elles n'йtaient rentrйes au
Louvre qu'а six heures du matin.
«Maintenant, dit M. de Trйville en baissant la voix et en
interrogeant du regard tous les angles de l'appartement pour voir
s'ils йtaient bien seuls, maintenant parlons de vous, mon jeune
ami, car il est йvident que votre heureux retour est pour quelque
chose dans la joie du roi, dans le triomphe de la reine et dans
l'humiliation de Son Йminence. Il s'agit de bien vous tenir.
-- Qu'ai-je а craindre, rйpondit d'Artagnan, tant que j'aurai le
bonheur de jouir de la faveur de Leurs Majestйs?
-- Tout, croyez-moi. Le cardinal n'est point homme а oublier une
mystification tant qu'il n'aura pas rйglй ses comptes avec le
mystificateur, et le mystificateur m'a bien l'air d'кtre certain
Gascon de ma connaissance.
-- Croyez-vous que le cardinal soit aussi avancй que vous et sache
que c'est moi qui ai йtй а Londres?
-- Diable! vous avez йtй а Londres. Est-ce de Londres que vous
avez rapportй ce beau diamant qui brille а votre doigt? Prenez
garde, mon cher d'Artagnan, ce n'est pas une bonne chose que le
prйsent d'un ennemi; n'y a-t-il pas lа-dessus certain vers
latin... Attendez donc...
-- Oui, sans doute, reprit d'Artagnan, qui n'avait jamais pu se
fourrer la premiиre rиgle du rudiment dans la tкte, et qui, par
ignorance, avait fait le dйsespoir de son prйcepteur; oui, sans
doute, il doit y en avoir un.
-- Il y en a un certainement, dit M. de Trйville, qui avait une
teinte de lettres, et M. de Benserade me le citait l'autre jour...
Attendez donc... Ah! m'y voici:
_... timeo Danaos et donaсa ferentes_
«Ce qui veut dire: “Dйfiez-vous de l'ennemi qui vous fait des
prйsents.”
-- Ce diamant ne vient pas d'un ennemi, monsieur, reprit
d'Artagnan, il vient de la reine.
-- De la reine! oh! oh! dit M. de Trйville. Effectivement, c'est
un vйritable bijou royal, qui vaut mille pistoles comme un denier.
Par qui la reine vous a-t-elle fait remettre ce cadeau?
-- Elle me l'a remis elle-mкme.
-- Oщ cela?
-- Dans le cabinet attenant а la chambre oщ elle a changй de
toilette.
-- Comment?
-- En me donnant sa main а baiser.
-- Vous avez baisй la main de la reine! s'йcria M. de Trйville en
regardant d'Artagnan.
-- Sa Majestй m'a fait l'honneur de m'accorder cette grвce!
-- Et cela en prйsence de tйmoins? Imprudente, trois fois
imprudente!
-- Non, monsieur, rassurez-vous, personne ne l'a vue», reprit
d'Artagnan. Et il raconta а M. de Trйville comment les choses
s'йtaient passйes.
«Oh! les femmes, les femmes! s'йcria le vieux soldat, je les
reconnais bien а leur imagination romanesque; tout ce qui sent le
mystйrieux les charme; ainsi vous avez vu le bras, voilа tout;
vous rencontreriez la reine, que vous ne la reconnaоtriez pas;
elle vous rencontrerait, qu'elle ne saurait pas qui vous кtes.
-- Non, mais grвce а ce diamant..., reprit le jeune homme.
-- Йcoutez, dit M. de Trйville, voulez-vous que je vous donne un
conseil, un bon conseil, un conseil d'ami?
-- Vous me ferez honneur, monsieur, dit d'Artagnan.
-- Eh bien, allez chez le premier orfиvre venu et vendez-lui ce
diamant pour le prix qu'il vous en donnera; si juif qu'il soit,
vous en trouverez toujours bien huit cents pistoles. Les pistoles
n'ont pas de nom, jeune homme, et cette bague en a un terrible, ce
qui peut trahir celui qui la porte.
-- Vendre cette bague! une bague qui vient de ma souveraine!
jamais, dit d'Artagnan.
-- Alors tournez-en le chaton en dedans, pauvre fou, car on sait
qu'un cadet de Gascogne ne trouve pas de pareils bijoux dans
l'йcrin de sa mиre.
-- Vous croyez donc que j'ai quelque chose а craindre? demanda
d'Artagnan.
-- C'est-а-dire, jeune homme, que celui qui s'endort sur une mine
dont la mиche est allumйe doit se regarder comme en sыretй en
comparaison de vous.
-- Diable! dit d'Artagnan, que le ton d'assurance de
M. de Trйville commenзait а inquiйter: diable, que faut-il faire?
-- Vous tenir sur vos gardes toujours et avant toute chose. Le
cardinal a la mйmoire tenace et la main longue; croyez-moi, il
vous jouera quelque tour.
-- Mais lequel?
-- Eh! le sais-je, moi! est-ce qu'il n'a pas а son service toutes
les ruses du dйmon? Le moins qui puisse vous arriver est qu'on
vous arrкte.
-- Comment! on oserait arrкter un homme au service de Sa Majestй?
-- Pardieu! on s'est bien gкnй pour Athos! En tout cas, jeune
homme, croyez-en un homme qui est depuis trente ans а la cour: ne
vous endormez pas dans votre sйcuritй, ou vous кtes perdu. Bien au
contraire, et c'est moi qui vous le dis, voyez des ennemis
partout. Si l'on vous cherche querelle, йvitez-la, fыt-ce un
enfant de dix ans qui vous la cherche; si l'on vous attaque de
nuit ou de jour, battez en retraite et sans honte; si vous
traversez un pont, tвtez les planches, de peur qu'une planche ne
vous manque sous le pied; si vous passez devant une maison qu'on
bвtit, regardez en l'air de peur qu'une pierre ne vous tombe sur
la tкte; si vous rentrez tard, faites-vous suivre par votre
laquais, et que votre laquais soit armй, si toutefois vous кtes
sыr de votre laquais. Dйfiez-vous de tout le monde, de votre ami,
de votre frиre, de votre maоtresse, de votre maоtresse surtout.»
D'Artagnan rougit.
«De ma maоtresse, rйpйta-t-il machinalement; et pourquoi plutфt
d'elle que d'un autre?
-- C'est que la maоtresse est un des moyens favoris du cardinal,
il n'en a pas de plus expйditif: une femme vous vend pour dix
pistoles, tйmoin Dalila. Vous savez les Йcritures, hein?»
D'Artagnan pensa au rendez-vous que lui avait donnй Mme Bonacieux
pour le soir mкme; mais nous devons dire, а la louange de notre
hйros, que la mauvaise opinion que M. de Trйville avait des femmes
en gйnйral ne lui inspira pas le moindre petit soupзon contre sa
jolie hфtesse.
«Mais, а propos, reprit M. de Trйville, que sont devenus vos trois
compagnons?
-- J'allais vous demander si vous n'en aviez pas appris quelques
nouvelles.
-- Aucune, monsieur.
-- Eh bien, je les ai laissйs sur ma route: Porthos а Chantilly,
avec un duel sur les bras; Aramis а Crиvecoeur, avec une balle
dans l'йpaule; et Athos а Amiens, avec une accusation de faux-
monnayeur sur le corps.
-- Voyez-vous! dit M. de Trйville; et comment vous кtes-vous
йchappй, vous?
-- Par miracle, monsieur, je dois le dire, avec un coup d'йpйe
dans la poitrine, et en clouant M. le comte de Wardes sur le
revers de la route de Calais, comme un papillon а une tapisserie.
-- Voyez-vous encore! de Wardes, un homme au cardinal, un cousin
de Rochefort. Tenez, mon cher ami, il me vient une idйe.
-- Dites, monsieur.
-- А votre place, je ferais une chose.
-- Laquelle?
-- Tandis que Son Йminence me ferait chercher а Paris, je
reprendrais, moi, sans tambour ni trompette, la route de Picardie,
et je m'en irais savoir des nouvelles de mes trois compagnons. Que
diable! ils mйritent bien cette petite attention de votre part.
-- Le conseil est bon, monsieur, et demain je partirai.
-- Demain! et pourquoi pas ce soir?
-- Ce soir, monsieur, je suis retenu а Paris par une affaire
indispensable.
-- Ah! jeune homme! jeune homme! quelque amourette? Prenez garde,
je vous le rйpиte: c'est la femme qui nous a perdus, tous tant que
nous sommes. Croyez-moi, partez ce soir.
-- Impossible! monsieur.
-- Vous avez donc donnй votre parole?
-- Oui, monsieur.
-- Alors c'est autre chose; mais promettez-moi que si vous n'кtes
pas tuй cette nuit, vous partirez demain.
-- Je vous le promets.
-- Avez-vous besoin d'argent?
-- J'ai encore cinquante pistoles. C'est autant qu'il m'en faut,
je le pense.
-- Mais vos compagnons?
-- Je pense qu'ils ne doivent pas en manquer. Nous sommes sortis
de Paris chacun avec soixante-quinze pistoles dans nos poches.
-- Vous reverrai-je avant votre dйpart?
-- Non, pas que je pense, monsieur, а moins qu'il n'y ait du
nouveau.
-- Allons, bon voyage!
-- Merci, monsieur.»
Et d'Artagnan prit congй de M. de Trйville, touchй plus que jamais
de sa sollicitude toute paternelle pour ses mousquetaires.
Il passa successivement chez Athos, chez Porthos et chez Aramis.
Aucun d'eux n'йtait rentrй. Leurs laquais aussi йtaient absents,
et l'on n'avait des nouvelles ni des uns, ni des autres.
Il se serait bien informй d'eux а leurs maоtresses, mais il ne
connaissait ni celle de Porthos, ni celle d'Aramis; quant а Athos,
il n'en avait pas.
En passant devant l'hфtel des Gardes, il jeta un coup d'oeil dans
l'йcurie: trois chevaux йtaient dйjа rentrйs sur quatre. Planchet,
tout йbahi, йtait en train de les йtriller, et avait dйjа fini
avec deux d'entre eux.
«Ah! monsieur, dit Planchet en apercevant d'Artagnan, que je suis
aise de vous voir!
-- Et pourquoi cela, Planchet? demanda le jeune homme.
-- Auriez-vous confiance en M. Bonacieux, notre hфte?
-- Moi? pas le moins du monde.
-- Oh! que vous faites bien, monsieur.
-- Mais d'oщ vient cette question?
-- De ce que, tandis que vous causiez avec lui, je vous observais
sans vous йcouter; monsieur, sa figure a changй deux ou trois fois
de couleur.
-- Bah!
-- Monsieur n'a pas remarquй cela, prйoccupй qu'il йtait de la
lettre qu'il venait de recevoir; mais moi, au contraire, que
l'йtrange faзon dont cette lettre йtait parvenue а la maison avait
mis sur mes gardes, je n'ai pas perdu un mouvement de sa
physionomie.
-- Et tu l'as trouvйe...?
-- Traоtreuse, monsieur.
-- Vraiment!
-- De plus, aussitфt que monsieur l'a eu quittй et qu'il a disparu
au coin de la rue, M. Bonacieux a pris son chapeau, a fermй sa
porte et s'est mis а courir par la rue opposйe.
-- En effet, tu as raison, Planchet tout cela me paraоt fort
louche, et, sois tranquille, nous ne lui paierons pas notre loyer
que la chose ne nous ait йtй catйgoriquement expliquйe.
-- Monsieur plaisante, mais monsieur verra.
-- Que veux-tu, Planchet, ce qui doit arriver est йcrit!
-- Monsieur ne renonce donc pas а sa promenade de ce soir?
-- Bien au contraire, Planchet, plus j'en voudrai а M. Bonacieux,
et plus j'irai au rendez-vous que m'a donnй cette lettre qui
t'inquiиte tant.
-- Alors, si c'est la rйsolution de monsieur...
-- Inйbranlable, mon ami; ainsi donc, а neuf heures tiens-toi prкt
ici, а l'hфtel; je viendrai te prendre.»
Planchet, voyant qu'il n'y avait plus aucun espoir de faire
renoncer son maоtre а son projet, poussa un profond soupir, et se
mit а йtriller le troisiиme cheval.
Quant а d'Artagnan, comme c'йtait au fond un garзon plein de
prudence, au lieu de rentrer chez lui, il s'en alla dоner chez ce
prкtre gascon qui, au moment de la dйtresse des quatre amis, leur
avait donnй un dйjeuner de chocolat.
CHAPITRE XXIV
LE PAVILLON
А neuf heures, d'Artagnan йtait а l'hфtel des Gardes; il trouva
Planchet sous les armes. Le quatriиme cheval йtait arrivй.
Planchet йtait armй de son mousqueton et d'un pistolet. D'Artagnan
avait son йpйe et passa deux pistolets а sa ceinture, puis tous
deux enfourchиrent chacun un cheval et s'йloignиrent sans bruit.
Il faisait nuit close, et personne ne les vit sortir. Planchet se
mit а la suite de son maоtre, et marcha par-derriиre а dix pas.
D'Artagnan traversa les quais, sortit par la porte de la
Confйrence et suivit alors le chemin, bien plus beau alors
qu'aujourd'hui, qui mиne а Saint-Cloud.
Tant qu'on fut dans la ville, Planchet garda respectueusement la
distance qu'il s'йtait imposйe; mais dиs que le chemin commenзa а
devenir plus dйsert et plus obscurs il se rapprocha tout
doucement: si bien que, lorsqu'on entra dans le bois de Boulogne,
il se trouva tout naturellement marcher cфte а cфte avec son
maоtre. En effet, nous ne devons pas dissimuler que l'oscillation
des grands arbres et le reflet de la lune dans les taillis sombres
lui causaient une vive inquiйtude. D'Artagnan s'aperзut qu'il se
passait chez son laquais quelque chose d'extraordinaire.
«Eh bien, monsieur Planchet, lui demanda-t-il, qu'avons-nous donc?
-- Ne trouvez-vous pas, monsieur, que les bois sont comme les
йglises?
-- Pourquoi cela, Planchet?
-- Parce qu'on n'ose point parler haut dans ceux-ci comme dans
celles-lа.
-- Pourquoi n'oses-tu parler haut, Planchet? parce que tu as peur?
-- Peur d'кtre entendu, oui, monsieur.
-- Peur d'кtre entendu! Notre conversation est cependant morale,
mon cher Planchet, et nul n'y trouverait а redire.
-- Ah! monsieur! reprit Planchet en revenant а son idйe mиre, que
ce M. Bonacieux a quelque chose de sournois dans ses sourcils et
de dйplaisant dans le jeu de ses lиvres!
-- Qui diable te fait penser а Bonacieux?
-- Monsieur, l'on pense а ce que l'on peut et non pas а ce que
l'on veut.
-- Parce que tu es un poltron, Planchet.
-- Monsieur, ne confondons pas la prudence avec la poltronnerie;
la prudence est une vertu.
-- Et tu es vertueux, n'est-ce pas, Planchet?
-- Monsieur, n'est-ce point le canon d'un mousquet qui brille lа-
bas? Si nous baissions la tкte?
-- En vйritй, murmura d'Artagnan, а qui les recommandations de
M. de Trйville revenaient en mйmoire; en vйritй, cet animal
finirait par me faire peur.»
Et il mit son cheval au trot.
Planchet suivit le mouvement de son maоtre, exactement comme s'il
eыt йtй son ombre, et se retrouva trottant prиs de lui.
«Est-ce que nous allons marcher comme cela toute la nuit,
monsieur? demanda-t-il.
-- Non, Planchet, car tu es arrivй, toi.
-- Comment, je suis arrivй? et monsieur?
-- Moi, je vais encore а quelques pas.
-- Et monsieur me laisse seul ici?
-- Tu as peur, Planchet?
-- Non, mais je fais seulement observer а monsieur que la nuit
sera trиs froide, que les fraоcheurs donnent des rhumatismes, et
qu'un laquais qui a des rhumatismes est un triste serviteur,
surtout pour un maоtre alerte comme monsieur.
-- Eh bien, si tu as froid, Planchet, tu entreras dans un de ces
cabarets que tu vois lа-bas, et tu m'attendras demain matin а six
heures devant la porte.
-- Monsieur, j'ai bu et mangй respectueusement l'йcu que vous
m'avez donnй ce matin; de sorte qu'il ne me reste pas un traоtre
sou dans le cas oщ j'aurais froid.
-- Voici une demi-pistole. А demain.»
D'Artagnan descendit de son cheval, jeta la bride au bras de
Planchet et s'йloigna rapidement en s'enveloppant dans son
manteau.
«Dieu que j'ai froid!» s'йcria Planchet dиs qu'il eut perdu son
maоtre de vue; -- et pressй qu'il йtait de se rйchauffer, il se
hвta d'aller frapper а la porte d'une maison parйe de tous les
attributs d'un cabaret de banlieue.
Cependant d'Artagnan, qui s'йtait jetй dans un petit chemin de
traverse, continuait sa route et atteignait Saint-Cloud; mais, au
lieu de suivre la grande rue, il tourna derriиre le chвteau, gagna
une espиce de ruelle fort йcartйe, et se trouva bientфt en face du
pavillon indiquй. Il йtait situй dans un lieu tout а fait dйsert.
Un grand mur, а l'angle duquel йtait ce pavillon, rйgnait d'un
cфtй de cette ruelle, et de l'autre une haie dйfendait contre les
passants un petit jardin au fond duquel s'йlevait une maigre
cabane.
Il йtait arrivй au rendez-vous, et comme on ne lui avait pas dit
d'annoncer sa prйsence par aucun signal, il attendit.
Nul bruit ne se faisait entendre, on eыt dit qu'on йtait а cent
lieues de la capitale. D'Artagnan s'adossa а la haie aprиs avoir
jetй un coup d'oeil derriиre lui. Par-delа cette haie, ce jardin
et cette cabane, un brouillard sombre enveloppait de ses plis
cette immensitй oщ dort Paris, vide, bйant, immensitй oщ
brillaient quelques points lumineux, йtoiles funиbres de cet
enfer.
Mais pour d'Artagnan tous les aspects revкtaient une forme
heureuse, toutes les idйes avaient un sourire, toutes les tйnиbres
йtaient diaphanes. L'heure du rendez-vous allait sonner.
En effet, au bout de quelques instants, le beffroi de Saint-Cloud
laissa lentement tomber dix coups de sa large gueule mugissante.
Il y avait quelque chose de lugubre а cette voix de bronze qui se
lamentait ainsi au milieu de la nuit.
Mais chacune de ces heures qui composaient l'heure attendue
vibrait harmonieusement au coeur du jeune homme.
Ses yeux йtaient fixйs sur le petit pavillon situй а l'angle de la
rue et dont toutes les fenкtres йtaient fermйes par des volets,
exceptй une seule du premier йtage.
А travers cette fenкtre brillait une lumiиre douce qui argentait
le feuillage tremblant de deux ou trois tilleuls qui s'йlevaient
formant groupe en dehors du parc. Йvidemment derriиre cette petite
fenкtre, si gracieusement йclairйe, la jolie Mme Bonacieux
l'attendait.
Bercй par cette douce idйe, d'Artagnan attendit de son cфtй une
demi-heure sans impatience aucune, les yeux fixйs sur ce charmant
petit sйjour dont d'Artagnan apercevait une partie de plafond aux
moulures dorйes, attestant l'йlйgance du reste de l'appartement.
Le beffroi de Saint-Cloud sonna dix heures et demie.
Cette fois-ci, sans que d'Artagnan comprоt pourquoi, un frisson
courut dans ses veines. Peut-кtre aussi le froid commenзait-il а
le gagner et prenait-il pour une impression morale une sensation
tout а fait physique.
Puis l'idйe lui vint qu'il avait mal lu et que le rendez-vous
йtait pour onze heures seulement.
Il s'approcha de la fenкtre, se plaзa dans un rayon de lumiиre,
tira sa lettre de sa poche et la relut; il ne s'йtait point
trompй: le rendez-vous йtait bien pour dix heures.
Il alla reprendre son poste, commenзant а кtre assez inquiet de ce
silence et de cette solitude.
Onze heures sonnиrent.
D'Artagnan commenзa а craindre vйritablement qu'il ne fыt arrivй
quelque chose а Mme Bonacieux.
Il frappa trois coups dans ses mains, signal ordinaire des
amoureux; mais personne ne lui rйpondit: pas mкme l'йcho.
Alors il pensa avec un certain dйpit que peut-кtre la jeune femme
s'йtait endormie en l'attendant.
Il s'approcha du mur et essaya d'y monter; mais le mur йtait
nouvellement crйpi, et d'Artagnan se retourna inutilement les
ongles.
En ce moment il avisa les arbres, dont la lumiиre continuait
d'argenter les feuilles, et comme l'un d'eux faisait saillie sur
le chemin, il pensa que du milieu de ses branches son regard
pourrait pйnйtrer dans le pavillon.
L'arbre йtait facile. D'ailleurs d'Artagnan avait vingt ans а
peine, et par consйquent se souvenait de son mйtier d'йcolier. En
un instant il fut au milieu des branches, et par les vitres
transparentes ses yeux plongиrent dans l'intйrieur du pavillon.
Chose йtrange et qui fit frissonner d'Artagnan de la plante des
pieds а la racine des cheveux, cette douce lumiиre, cette calme
lampe йclairait une scиne de dйsordre йpouvantable; une des vitres
de la fenкtre йtait cassйe, la porte de la chambre avait йtй
enfoncйe et, а demi brisйe pendait а ses gonds; une table qui
avait dы кtre couverte d'un йlйgant souper gisait а terre; les
flacons en йclats, les fruits йcrasйs jonchaient le parquet; tout
tйmoignait dans cette chambre d'une lutte violente et dйsespйrйe;
d'Artagnan crut mкme reconnaоtre au milieu de ce pкle-mкle йtrange
des lambeaux de vкtements et quelques taches sanglantes maculant
la nappe et les rideaux.
Il se hвta de redescendre dans la rue avec un horrible battement
de coeur, il voulait voir s'il ne trouverait pas d'autres traces
de violence.
La petite lueur suave brillait toujours dans le calme de la nuit.
D'Artagnan s'aperзut alors, chose qu'il n'avait pas remarquйe
d'abord, car rien ne le poussait а cet examen, que le sol, battu
ici, trouй lа, prйsentait des traces confuses de pas d'hommes, et
de pieds de chevaux. En outre, les roues d'une voiture, qui
paraissait venir de Paris, avaient creusй dans la terre molle une
profonde empreinte qui ne dйpassait pas la hauteur du pavillon et
qui retournait vers Paris.
Enfin d'Artagnan, en poursuivant ses recherches, trouva prиs du
mur un gant de femme dйchirй. Cependant ce gant, par tous les
points oщ il n'avait pas touchй la terre boueuse, йtait d'une
fraоcheur irrйprochable. C'йtait un de ces gants parfumйs comme
les amants aiment а les arracher d'une jolie main.
А mesure que d'Artagnan poursuivait ses investigations, une sueur
plus abondante et plus glacйe perlait sur son front, son coeur
йtait serrй par une horrible angoisse, sa respiration йtait
haletante; et cependant il se disait, pour se rassurer, que ce
pavillon n'avait peut-кtre rien de commun avec Mme Bonacieux; que
la jeune femme lui avait donnй rendez-vous devant ce pavillon, et
non dans ce pavillon; qu'elle avait pu кtre retenue а Paris par
son service, par la jalousie de son mari peut-кtre.
Mais tous ces raisonnements йtaient battus en brиche, dйtruits,
renversйs par ce sentiment de douleur intime, qui dans certaines
occasions, s'empare de tout notre кtre et nous crie, par tout ce
qui est destinй chez nous а entendre, qu'un grand malheur plane
sur nous.
Alors d'Artagnan devint presque insensй: il courut sur la grande
route, prit le mкme chemin qu'il avait dйjа fait, s'avanзa
jusqu'au bac, et interrogea le passeur.
Vers les sept heures du soir, le passeur avait fait traverser la
riviиre а une femme enveloppйe d'une mante noire, qui paraissait
avoir le plus grand intйrкt а ne pas кtre reconnue; mais,
justement а cause des prйcautions qu'elle prenait, le passeur
avait prкtй une attention plus grande, et il avait reconnu que la
femme йtait jeune et jolie.
Il y avait alors, comme aujourd'hui, une foule de jeunes et jolies
femmes qui venaient а Saint-Cloud et qui avaient intйrкt а ne pas
кtre vues, et cependant d'Artagnan ne douta point un instant que
ce ne fыt Mme Bonacieux qu'avait remarquйe le passeur.
D'Artagnan profita de la lampe qui brillait dans la cabane du
passeur pour relire encore une fois le billet de Mme Bonacieux et
s'assurer qu'il ne s'йtait pas trompй, que le rendez-vous йtait
bien а Saint-Cloud et non ailleurs, devant le pavillon de
M. d'Estrйes et non dans une autre rue.
Tout concourait а prouver а d'Artagnan que ses pressentiments ne
le trompaient point et qu'un grand malheur йtait arrivй.
Il reprit le chemin du chвteau tout courant; il lui semblait qu'en
son absence quelque chose de nouveau s'йtait peut-кtre passй au
pavillon et que des renseignements l'attendaient lа.
La ruelle йtait toujours dйserte, et la mкme lueur calme et douce
s'йpanchait de la fenкtre.
D'Artagnan songea alors а cette masure muette et aveugle mais qui
sans doute avait vu et qui peut-кtre pouvait parler.
La porte de clфture йtait fermйe, mais il sauta par-dessus la
haie, et malgrй les aboiements du chien а la chaоne, il s'approcha
de la cabane.
Aux premiers coups qu'il frappa, rien ne rйpondit.
Un silence de mort rйgnait dans la cabane comme dans le pavillon;
cependant, comme cette cabane йtait sa derniиre ressource, il
s'obstina.
Bientфt il lui sembla entendre un lйger bruit intйrieur, bruit
craintif, et qui semblait trembler lui-mкme d'кtre entendu.
Alors d'Artagnan cessa de frapper et pria, avec un accent si plein
d'inquiйtude et de promesses, d'effroi et de cajolerie, que sa
voix йtait de nature а rassurer de plus peureux. Enfin un vieux
volet vermoulu s'ouvrit, ou plutфt s'entrebвilla, et se referma
dиs que la lueur d'une misйrable lampe qui brыlait dans un coin
eut йclairй le baudrier, la poignйe de l'йpйe et le pommeau des
pistolets de d'Artagnan. Cependant, si rapide qu'eыt йtй le
mouvement, d'Artagnan avait eu le temps d'entrevoir une tкte de
vieillard.
«Au nom du Ciel! dit-il, йcoutez-moi: j'attendais quelqu'un qui ne
vient pas, je meurs d'inquiйtude. Serait-il arrivй quelque malheur
aux environs? Parlez.»
La fenкtre se rouvrit lentement, et la mкme figure apparut de
nouveau: seulement elle йtait plus pвle encore que la premiиre
fois.
D'Artagnan raconta naпvement son histoire, aux noms prиs; il dit
comment il avait rendez-vous avec une jeune femme devant ce
pavillon, et comment, ne la voyant pas venir, il йtait montй sur
le tilleul et, а la lueur de la lampe, il avait vu le dйsordre de
la chambre.
Le vieillard l'йcouta attentivement, tout en faisant signe que
c'йtait bien cela: puis, lorsque d'Artagnan eut fini, il hocha la
tкte d'un air qui n'annonзait rien de bon.
«Que voulez-vous dire? s'йcria d'Artagnan. Au nom du Ciel! voyons,
expliquez-vous.
-- Oh! monsieur, dit le vieillard, ne me demandez rien; car si je
vous disais ce que j'ai vu, bien certainement il ne m'arriverait
rien de bon.
-- Vous avez donc vu quelque chose? reprit d'Artagnan. En ce cas,
au nom du Ciel! continua-t-il en lui jetant une pistole, dites,
dites ce que vous avez vu, et je vous donne ma foi de gentilhomme
que pas une de vos paroles ne sortira de mon coeur.»
Le vieillard lut tant de franchise et de douleur sur le visage de
d'Artagnan, qu'il lui fit signe d'йcouter et qu'il lui dit а voix
basse:
«Il йtait neuf heures а peu prиs, j'avais entendu quelque bruit
dans la rue et je dйsirais savoir ce que ce pouvait кtre,
lorsqu'en m'approchant de ma porte je m'aperзus qu'on cherchait а
entrer. Comme je suis pauvre et que je n'ai pas peur qu'on me
vole, j'allai ouvrir et je vis trois hommes а quelques pas de lа.
Dans l'ombre йtait un carrosse avec des chevaux attelйs et des
chevaux de main. Ces chevaux de main appartenaient йvidemment aux
trois hommes qui йtaient vкtus en cavaliers.
«-- Ah, mes bons messieurs! m'йcriai-je, que demandez-vous?
«-- Tu dois avoir une йchelle? me dit celui qui paraissait le chef
de l'escorte.
«-- Oui, monsieur; celle avec laquelle je cueille mes fruits.
«-- Donne-nous la, et rentre chez toi, voilа un йcu pour le
dйrangement que nous te causons. Souviens-toi seulement que si tu
dis un mot de ce que tu vas voir et de ce que tu vas entendre (car
tu regarderas et tu йcouteras, quelque menace que nous te
fassions, j'en suis sыr), tu es perdu.
«А ces mots, il me jeta un йcu, que je ramassai, et il prit mon
йchelle.
«Effectivement, aprиs avoir refermй la porte de la haie derriиre
eux, je fis semblant de rentrer а la maison; mais j'en sortis
aussitфt par la porte de derriиre, et, me glissant dans l'ombre,
je parvins jusqu'а cette touffe de sureau, du milieu de laquelle
je pouvais tout voir sans кtre vu.
«Les trois hommes avaient fait avancer la voiture sans aucun
bruit, ils en tirиrent un petit homme, gros, court, grisonnant,
mesquinement vкtu de couleur sombre, lequel monta avec prйcaution
а l'йchelle, regarda sournoisement dans l'intйrieur de la chambre,
redescendit а pas de loup et murmura а voix basse:
«-- C'est elle!
«Aussitфt celui qui m'avait parlй s'approcha de la porte du
pavillon, l'ouvrit avec une clef qu'il portait sur lui, referma la
porte et disparut, en mкme temps les deux autres hommes montиrent
а l'йchelle. Le petit vieux demeurait а la portiиre, le cocher
maintenait les chevaux de la voiture, et un laquais les chevaux de
selle.
Tout а coup de grands cris retentirent dans le pavillon, une femme
accourut а la fenкtre et l'ouvrit comme pour se prйcipiter. Mais
aussitфt qu'elle aperзut les deux hommes, elle se rejeta en
arriиre; les deux hommes s'йlancиrent aprиs elle dans la chambre.
Alors je ne vis plus rien; mais j'entendis le bruit des meubles
que l'on brise. La femme criait et appelait au secours. Mais
bientфt ses cris furent йtouffйs; les trois hommes se
rapprochиrent de la fenкtre, emportant la femme dans leurs bras;
deux descendirent par l'йchelle et la transportиrent dans la
voiture, oщ le petit vieux entra aprиs elle. Celui qui йtait restй
dans le pavillon referma la croisйe, sortit un instant aprиs par
la porte et s'assura que la femme йtait bien dans la voiture: ses
deux compagnons l'attendaient dйjа а cheval, il sauta а son tour
en selle, le laquais reprit sa place prиs du cocher; le carrosse
s'йloigna au galop escortй par les trois cavaliers, et tout fut
fini. А partir de ce moment-lа, je n'ai plus rien vu, rien
entendu.»
D'Artagnan, йcrasй par une si terrible nouvelle, resta immobile et
muet, tandis que tous les dйmons de la colиre et de la jalousie
hurlaient dans son coeur.
«Mais, mon gentilhomme, reprit le vieillard, sur lequel ce muet
dйsespoir causait certes plus d'effet que n'en eussent produit des
cris et des larmes; allons, ne vous dйsolez pas, ils ne vous l'ont
pas tuйe, voilа l'essentiel.
-- Savez-vous а peu prиs, dit d'Artagnan, quel est l'homme qui
conduisait cette infernale expйdition?
-- Je ne le connais pas.
-- Mais puisqu'il vous a parlй, vous avez pu le voir.
-- Ah! c'est son signalement que vous me demandez?
-- Oui.
-- Un grand sec, basanй, moustaches noires, oeil noir, l'air d'un
gentilhomme.
-- C'est cela, s'йcria d'Artagnan; encore lui! toujours lui! C'est
mon dйmon, а ce qu'il paraоt! Et l'autre?
-- Lequel?
-- Le petit.
-- Oh! celui-lа n'est pas un seigneur, j'en rйponds: d'ailleurs il
ne portait pas l'йpйe, et les autres le traitaient sans aucune
considйration.
-- Quelque laquais, murmura d'Artagnan. Ah! pauvre femme! pauvre
femme! qu'en ont-ils fait?
-- Vous m'avez promis le secret, dit le vieillard.
-- Et je vous renouvelle ma promesse, soyez tranquille, je suis
gentilhomme. Un gentilhomme n'a que sa parole, et je vous ai donnй
la mienne.»
D'Artagnan reprit, l'вme navrйe, le chemin du bac. Tantфt il ne
pouvait croire que ce fыt Mme Bonacieux, et il espйrait le
lendemain la retrouver au Louvre; tantфt il craignait qu'elle
n'eыt eu une intrigue avec quelque autre et qu'un jaloux ne l'eыt
surprise et fait enlever. Il flottait, il se dйsolait, il se
dйsespйrait.
«Oh! si j'avais lа mes amis! s'йcriait-il, j'aurais au moins
quelque espйrance de la retrouver; mais qui sait ce qu'ils sont
devenus eux-mкmes!»
Il йtait minuit а peu prиs; il s'agissait de retrouver Planchet.
D'Artagnan se fit ouvrir successivement tous les cabarets dans
lesquels il aperзut un peu de lumiиre; dans aucun d'eux il ne
retrouva Planchet.
Au sixiиme, il commenзa de rйflйchir que la recherche йtait un peu
hasardйe. D'Artagnan n'avait donnй rendez-vous а son laquais qu'а
six heures du matin, et quelque part qu'il fыt, il йtait dans son
droit.
D'ailleurs, il vint au jeune homme cette idйe, qu'en restant aux
environs du lieu oщ l'йvйnement s'йtait passй, il obtiendrait
peut-кtre quelque йclaircissement sur cette mystйrieuse affaire.
Au sixiиme cabaret, comme nous l'avons dit, d'Artagnan s'arrкta
donc, demanda une bouteille de vin de premiиre qualitй, s'accouda
dans l'angle le plus obscur et se dйcida а attendre ainsi le jour;
mais cette fois encore son espйrance fut trompйe, et quoiqu'il
йcoutвt de toutes ses oreilles, il n'entendit, au milieu des
jurons, des lazzi et des injures qu'йchangeaient entre eux les
ouvriers, les laquais et les rouliers qui composaient l'honorable
sociйtй dont il faisait partie, rien qui pыt le mettre sur la
trace de la pauvre femme enlevйe. Force lui fut donc, aprиs avoir
avalй sa bouteille par dйsoeuvrement et pour ne pas йveiller des
soupзons, de chercher dans son coin la posture la plus
satisfaisante possible et de s'endormir tant bien que mal.
D'Artagnan avait vingt ans, on se le rappelle, et а cet вge le
sommeil a des droits imprescriptibles qu'il rйclame
impйrieusement, mкme sur les coeurs les plus dйsespйrйs.
Vers six heures du matin, d'Artagnan se rйveilla avec ce malaise
qui accompagne ordinairement le point du jour aprиs une mauvaise
nuit. Sa toilette n'йtait pas longue а faire; il se tвta pour
savoir si on n'avait pas profitй de son sommeil pour le voler, et
ayant retrouvй son diamant а son doigt, sa bourse dans sa poche et
ses pistolets а sa ceinture, il se leva, paya sa bouteille et
sortit pour voir s'il n'aurait pas plus de bonheur dans la
recherche de son laquais le matin que la nuit. En effet, la
premiиre chose qu'il aperзut а travers le brouillard humide et
grisвtre fut l'honnкte Planchet qui, les deux chevaux en main,
l'attendait а la porte d'un petit cabaret borgne devant lequel
d'Artagnan йtait passй sans mкme soupзonner son existence.
CHAPITRE XXV
PORTHOS
Au lieu de rentrer chez lui directement, d'Artagnan mit pied а
terre а la porte de M. de Trйville, et monta rapidement
l'escalier. Cette fois, il йtait dйcidй а lui raconter tout ce qui
venait de se passer. Sans doute il lui donnerait de bons conseils
dans toute cette affaire; puis, comme M. de Trйville voyait
presque journellement la reine, il pourrait peut-кtre tirer de
Sa Majestй quelque renseignement sur la pauvre femme а qui l'on
faisait sans doute payer son dйvouement а sa maоtresse.
M. de Trйville йcouta le rйcit du jeune homme avec une gravitй qui
prouvait qu'il voyait autre chose, dans toute cette aventure,
qu'une intrigue d'amour; puis, quand d'Artagnan eut achevй:
«Hum! dit-il, tout ceci sent Son Йminence d'une lieue.
-- Mais, que faire? dit d'Artagnan.
-- Rien, absolument rien, а cette heure, que quitter Paris, comme
je vous l'ai dit, le plus tфt possible. Je verrai la reine, je lui
raconterai les dйtails de la disparition de cette pauvre femme,
qu'elle ignore sans doute; ces dйtails la guideront de son cфtй,
et, а votre retour, peut-кtre aurai-je quelque bonne nouvelle а
vous dire. Reposez vous en sur moi.»
D'Artagnan savait que, quoique Gascon, M. de Trйville n'avait pas
l'habitude de promettre, et que lorsque par hasard il promettait,
il tenait plus qu'il n'avait promis. Il le salua donc, plein de
reconnaissance pour le passй et pour l'avenir, et le digne
capitaine, qui de son cфtй йprouvait un vif intйrкt pour ce jeune
homme si brave et si rйsolu, lui serra affectueusement la main en
lui souhaitant un bon voyage.
Dйcidй а mettre les conseils de M. de Trйville en pratique а
l'instant mкme, d'Artagnan s'achemina vers la rue des Fossoyeurs,
afin de veiller а la confection de son portemanteau. En
s'approchant de sa maison, il reconnut M. Bonacieux en costume du
matin, debout sur le seuil de sa porte. Tout ce que lui avait dit,
la veille, le prudent Planchet sur le caractиre sinistre de son
hфte revint alors а l'esprit de d'Artagnan, qui le regarda plus
attentivement qu'il n'avait fait encore. En effet, outre cette
pвleur jaunвtre et maladive qui indique l'infiltration de la bile
dans le sang et qui pouvait d'ailleurs n'кtre qu'accidentelle,
d'Artagnan remarqua quelque chose de sournoisement perfide dans
l'habitude des rides de sa face. Un fripon ne rit pas de la mкme
faзon qu'un honnкte homme, un hypocrite ne pleure pas les mкmes
larmes qu'un homme de bonne foi. Toute faussetй est un masque, et
si bien fait que soit le masque, on arrive toujours, avec un peu
d'attention, а le distinguer du visage.
Il sembla donc а d'Artagnan que M. Bonacieux portait un masque, et
mкme que ce masque йtait des plus dйsagrйables а voir.
En consйquence il allait, vaincu par sa rйpugnance pour cet homme,
passer devant lui sans lui parler, quand, ainsi que la veille,
M. Bonacieux l'interpella.
«Eh bien, jeune homme, lui dit-il, il paraоt que nous faisons de
grasses nuits? Sept heures du matin, peste! Il me semble que vous
retournez tant soit peu les habitudes reзues, et que vous rentrez
а l'heure oщ les autres sortent.
-- On ne vous fera pas le mкme reproche, maоtre Bonacieux, dit le
jeune homme, et vous кtes le modиle des gens rangйs. Il est vrai
que lorsque l'on possиde une jeune et jolie femme, on n'a pas
besoin de courir aprиs le bonheur: c'est le bonheur qui vient vous
trouver; n'est-ce pas, monsieur Bonacieux?»
Bonacieux devint pвle comme la mort et grimaзa un sourire.
«Ah! ah! dit Bonacieux, vous кtes un plaisant compagnon. Mais oщ
diable avez-vous йtй courir cette nuit, mon jeune maоtre? Il
paraоt qu'il ne faisait pas bon dans les chemins de traverse.»
D'Artagnan baissa les yeux vers ses bottes toutes couvertes de
boue; mais dans ce mouvement ses regards se portиrent en mкme
temps sur les souliers et les bas du mercier; on eыt dit qu'on les
avait trempйs dans le mкme bourbier; les uns et les autres йtaient
maculйs de taches absolument pareilles.
Alors une idйe subite traversa l'esprit de d'Artagnan. Ce petit
homme gros, court, grisonnant, cette espиce de laquais vкtu d'un
habit sombre, traitй sans considйration par les gens d'йpйe qui
composaient l'escorte, c'йtait Bonacieux lui-mкme. Le mari avait
prйsidй а l'enlиvement de sa femme.
Il prit а d'Artagnan une terrible envie de sauter а la gorge du
mercier et de l'йtrangler; mais, nous l'avons dit, c'йtait un
garзon fort prudent, et il se contint. Cependant la rйvolution qui
s'йtait faite sur son visage йtait si visible, que Bonacieux en
fut effrayй et essaya de reculer d'un pas; mais justement il se
trouvait devant le battant de la porte, qui йtait fermйe, et
l'obstacle qu'il rencontra le forзa de se tenir а la mкme place.
«Ah за! mais vous qui plaisantez, mon brave homme, dit d'Artagnan,
il me semble que si mes bottes ont besoin d'un coup d'йponge, vos
bas et vos souliers rйclament aussi un coup de brosse. Est-ce que
de votre cфtй vous auriez couru la prйtantaine, maоtre Bonacieux?
Ah! diable, ceci ne serait point pardonnable а un homme de votre
вge et qui, de plus, a une jeune et jolie femme comme la vфtre.
-- Oh! mon Dieu, non, dit Bonacieux; mais hier j'ai йtй а Saint-
Mandй pour prendre des renseignements sur une servante dont je ne
puis absolument me passer, et comme les chemins йtaient mauvais,
j'en ai rapportй toute cette fange, que je n'ai pas encore eu le
temps de faire disparaоtre.»
Le lieu que dйsignait Bonacieux comme celui qui avait йtй le but
de sa course fut une nouvelle preuve а l'appui des soupзons
qu'avait conзus d'Artagnan. Bonacieux avait dit Saint-Mandй, parce
que Saint-Mandй est le point absolument opposй а Saint-Cloud.
Cette probabilitй lui fut une premiиre consolation. Si Bonacieux
savait oщ йtait sa femme, on pourrait toujours, en employant des
moyens extrкmes, forcer le mercier а desserrer les dents et а
laisser йchapper son secret. Il s'agissait seulement de changer
cette probabilitй en certitude.
«Pardon, mon cher monsieur Bonacieux, si j'en use avec vous sans
faзon, dit d'Artagnan; mais rien n'altиre comme de ne pas dormir,
j'ai donc une soif d'enragй; permettez-moi de prendre un verre
d'eau chez vous; vous le savez, cela ne se refuse pas entre
voisins.»
Et sans attendre la permission de son hфte, d'Artagnan entra
vivement dans la maison, et jeta un coup d'oeil rapide sur le lit.
Le lit n'йtait pas dйfait. Bonacieux ne s'йtait pas couchй. Il
rentrait donc seulement il y avait une heure ou deux; il avait
accompagnй sa femme jusqu'а l'endroit oщ on l'avait conduite, ou
tout au moins jusqu'au premier relais.
«Merci, maоtre Bonacieux, dit d'Artagnan en vidant son verre,
voilа tout ce que je voulais de vous. Maintenant je rentre chez
moi, je vais faire brosser mes bottes par Planchet, et quand il
aura fini, je vous l'enverrai si vous voulez pour brosser vos
souliers.»
Et il quitta le mercier tout йbahi de ce singulier adieu et se
demandant s'il ne s'йtait pas enferrй lui-mкme.
Sur le haut de l'escalier il trouva Planchet tout effarй.
«Ah! monsieur, s'йcria Planchet dиs qu'il eut aperзu son maоtre,
en voilа bien d'une autre, et il me tardait bien que vous
rentrassiez.
-- Qu'y a-t-il donc? demanda d'Artagnan.
-- Oh! je vous le donne en cent, monsieur, je vous le donne en
mille de deviner la visite que j'ai reзue pour vous en votre
absence.
-- Quand cela?
-- Il y a une demi-heure, tandis que vous йtiez chez
M. de Trйville.
-- Et qui donc est venu? Voyons, parle.
-- M. de Cavois.
-- M. de Cavois?
-- En personne.
-- Le capitaine des gardes de Son Йminence?
-- Lui-mкme.
-- Il venait m'arrкter?
-- Je m'en suis doutй, monsieur, et cela malgrй son air patelin.
-- Il avait l'air patelin, dis-tu?
-- C'est-а-dire qu'il йtait tout miel, monsieur.
-- Vraiment?
-- Il venait, disait-il, de la part de Son Йminence, qui vous
voulait beaucoup de bien, vous prier de le suivre au Palais-Royal.
-- Et tu lui as rйpondu?
-- Que la chose йtait impossible, attendu que vous йtiez hors de
la maison, comme il le pouvait voir.
-- Alors qu'a-t-il dit?
-- Que vous ne manquiez pas de passer chez lui dans la journйe;
puis il a ajoutй tout bas: «Dis а ton maоtre que Son Йminence est
parfaitement disposйe pour lui, et que sa fortune dйpend peut-кtre
de cette entrevue.»
-- Le piиge est assez maladroit pour le cardinal, reprit en
souriant le jeune homme.
-- Aussi, je l'ai vu, le piиge, et j'ai rйpondu que vous seriez
dйsespйrй а votre retour.
-- Oщ est-il allй? a demandй M. de Cavois. А Troyes en Champagne,
ai-je rйpondu. Et quand est-il parti?
-- Hier soir.»
-- Planchet, mon ami, interrompit d'Artagnan, tu es vйritablement
un homme prйcieux.
-- Vous comprenez, monsieur, j'ai pensй qu'il serait toujours
temps, si vous dйsirez voir M. de Cavois, de me dйmentir en disant
que vous n'йtiez point parti; ce serait moi, dans ce cas, qui
aurais fait le mensonge, et comme je ne suis pas gentilhomme, moi,
je puis mentir.
-- Rassure-toi, Planchet, tu conserveras ta rйputation d'homme
vйridique: dans un quart d'heure nous partons.
-- C'est le conseil que j'allais donner а monsieur; et oщ allons-
nous, sans кtre trop curieux?
-- Pardieu! du cфtй opposй а celui vers lequel tu as dit que
j'йtais allй. D'ailleurs, n'as-tu pas autant de hвte d'avoir des
nouvelles de Grimaud, de Mousqueton et de Bazin que j'en ai, moi,
de savoir ce que sont devenus Athos, Porthos et Aramis?
-- Si fait, monsieur, dit Planchet, et je partirai quand vous
voudrez; l'air de la province vaut mieux pour nous, а ce que je
crois, en ce moment, que l'air de Paris. Ainsi donc...
-- Ainsi donc, fais notre paquet, Planchet, et partons; moi, je
m'en vais devant, les mains dans mes poches, pour qu'on ne se
doute de rien. Tu me rejoindras а l'hфtel des Gardes. А propos,
Planchet, je crois que tu as raison а l'endroit de notre hфte, et
que c'est dйcidйment une affreuse canaille.
-- Ah! croyez-moi, monsieur, quand je vous dis quelque chose; je
suis physionomiste, moi, allez!»
D'Artagnan descendit le premier, comme la chose avait йtй
convenue; puis, pour n'avoir rien а se reprocher, il se dirigea
une derniиre fois vers la demeure de ses trois amis: on n'avait
reзu aucune nouvelle d'eux, seulement une lettre toute parfumйe et
d'une йcriture йlйgante et menue йtait arrivйe pour Aramis.
D'Artagnan s'en chargea. Dix minutes aprиs, Planchet le rejoignait
dans les йcuries de l'hфtel des Gardes. D'Artagnan, pour qu'il n'y
eыt pas de temps perdu, avait dйjа sellй son cheval lui-mкme.
«C'est bien, dit-il а Planchet, lorsque celui-ci eut joint le
portemanteau а l'йquipement; maintenant selle les trois autres, et
partons.
-- Croyez-vous que nous irons plus vite avec chacun deux chevaux?
demanda Planchet avec son air narquois.
-- Non, monsieur le mauvais plaisant, rйpondit d'Artagnan, mais
avec nos quatre chevaux nous pourrons ramener nos trois amis, si
toutefois nous les retrouvons vivants.
-- Ce qui serait une grande chance, rйpondit Planchet, mais enfin
il ne faut pas dйsespйrer de la misйricorde de Dieu.
-- Amen», dit d'Artagnan en enfourchant son cheval.
Et tous deux sortirent de l'hфtel des Gardes, s'йloignиrent chacun
par un bout de la rue, l'un devant quitter Paris par la barriиre
de la Villette et l'autre par la barriиre de Montmartre, pour se
rejoindre au-delа de Saint-Denis, manoeuvre stratйgique qui, ayant
йtй exйcutйe avec une йgale ponctualitй, fut couronnйe des plus
heureux rйsultats. D'Artagnan et Planchet entrиrent ensemble а
Pierrefitte.
Planchet йtait plus courageux, il faut le dire, le jour que la
nuit.
Cependant sa prudence naturelle ne l'abandonnait pas un seul
instant; il n'avait oubliй aucun des incidents du premier voyage,
et il tenait pour ennemis tous ceux qu'il rencontrait sur la
route. Il en rйsultait qu'il avait sans cesse le chapeau а la
main, ce qui lui valait de sйvиres mercuriales de la part de
d'Artagnan, qui craignait que, grвce а cet excиs de politesse, on
ne le prоt pour le valet d'un homme de peu.
Cependant, soit qu'effectivement les passants fussent touchйs de
l'urbanitй de Planchet, soit que cette fois personne ne fыt apostй
sur la route du jeune homme, nos deux voyageurs arrivиrent а
Chantilly sans accident aucun et descendirent а l'hфtel du Grand
Saint Martin, le mкme dans lequel ils s'йtaient arrкtйs lors de
leur premier voyage.
L'hфte, en voyant un jeune homme suivi d'un laquais et de deux
chevaux de main, s'avanзa respectueusement sur le seuil de la
porte. Or, comme il avait dйjа fait onze lieues, d'Artagnan jugea
а propos de s'arrкter, que Porthos fыt ou ne fыt pas dans l'hфtel.
Puis peut-кtre n'йtait-il pas prudent de s'informer du premier
coup de ce qu'йtait devenu le mousquetaire. Il rйsulta de ces
rйflexions que d'Artagnan, sans demander aucune nouvelle de qui
que ce fыt, descendit, recommanda les chevaux а son laquais, entra
dans une petite chambre destinйe а recevoir ceux qui dйsiraient
кtre seuls, et demanda а son hфte une bouteille de son meilleur
vin et un dйjeuner aussi bon que possible, demande qui corrobora
encore la bonne opinion que l'aubergiste avait prise de son
voyageur а la premiиre vue.
Aussi d'Artagnan fut-il servi avec une cйlйritй miraculeuse.
Le rйgiment des gardes se recrutait parmi les premiers
gentilshommes du royaume, et d'Artagnan, suivi d'un laquais et
voyageant avec quatre chevaux magnifiques, ne pouvait, malgrй la
simplicitй de son uniforme, manquer de faire sensation. L'hфte
voulut le servir lui-mкme; ce que voyant, d'Artagnan fit apporter
deux verres et entama la conversation suivante:
«Ma foi, mon cher hфte, dit d'Artagnan en remplissant les deux
verres, je vous ai demandй de votre meilleur vin et si vous m'avez
trompй, vous allez кtre puni par oщ vous avez pйchй, attendu que,
comme je dйteste boire seul, vous allez boire avec moi. Prenez
donc ce verre, et buvons. А quoi boirons-nous, voyons, pour ne
blesser aucune susceptibilitй? Buvons а la prospйritй de votre
йtablissement!
-- Votre Seigneurie me fait honneur, dit l'hфte, et je la remercie
bien sincиrement de son bon souhait.
-- Mais ne vous y trompez pas, dit d'Artagnan, il y a plus
d'йgoпsme peut-кtre que vous ne le pensez dans mon toast: il n'y a
que les йtablissements qui prospиrent dans lesquels on soit bien
reзu; dans les hфtels qui pйriclitent, tout va а la dйbandade, et
le voyageur est victime des embarras de son hфte; or, moi qui
voyage beaucoup et surtout sur cette route, je voudrais voir tous
les aubergistes faire fortune.
-- En effet, dit l'hфte, il me semble que ce n'est pas la premiиre
fois que j'ai l'honneur de voir monsieur.
-- Bah? je suis passй dix fois peut-кtre а Chantilly, et sur les
dix fois je me suis arrкtй au moins trois ou quatre fois chez
vous. Tenez, j'y йtais encore il y a dix ou douze jours а peu
prиs; je faisais la conduite а des amis, а des mousquetaires, а
telle enseigne que l'un d'eux s'est pris de dispute avec un
йtranger, un inconnu, un homme qui lui a cherchй je ne sais quelle
querelle.
-- Ah! oui vraiment! dit l'hфte, et je me le rappelle
parfaitement. N'est-ce pas de M. Porthos que Votre Seigneurie veut
me parler?
-- C'est justement le nom de mon compagnon de voyage.
«Mon Dieu! mon cher hфte, dites-moi, lui serait-il arrivй malheur?
-- Mais Votre Seigneurie a dы remarquer qu'il n'a pas pu continuer
sa route.
-- En effet, il nous avait promis de nous rejoindre, et nous ne
l'avons pas revu.
-- Il nous a fait l'honneur de rester ici.
-- Comment! il vous a fait l'honneur de rester ici?
-- Oui, monsieur, dans cet hфtel; nous sommes mкme bien inquiets.
-- Et de quoi?
-- De certaines dйpenses qu'il a faites.
-- Eh bien, mais les dйpenses qu'il a faites, il les paiera.
-- Ah! monsieur, vous me mettez vйritablement du baume dans le
sang! Nous avons fait de fort grandes avances, et ce matin encore
le chirurgien nous dйclarait que si M. Porthos ne le payait pas,
c'йtait а moi qu'il s'en prendrait, attendu que c'йtait moi qui
l'avais envoyй chercher.
-- Mais Porthos est donc blessй?
-- Je ne saurais vous le dire, monsieur.
-- Comment, vous ne sauriez me le dire? vous devriez cependant
кtre mieux informй que personne.
-- Oui, mais dans notre йtat nous ne disons pas tout ce que nous
savons, monsieur, surtout quand on nous a prйvenus que nos
oreilles rйpondraient pour notre langue.
-- Eh bien, puis-je voir Porthos?
-- Certainement, monsieur. Prenez l'escalier, montez au premier et
frappez au n° 1. Seulement, prйvenez que c'est vous.
-- Comment! que je prйvienne que c'est moi?
-- Oui, car il pourrait vous arriver malheur.
-- Et quel malheur voulez-vous qu'il m'arrive?
-- M. Porthos peut vous prendre pour quelqu'un de la maison et,
dans un mouvement de colиre, vous passer son йpйe а travers le
corps ou vous brыler la cervelle.
-- Que lui avez-vous donc fait?
-- Nous lui avons demandй de l'argent.
-- Ah! diable, je comprends cela; c'est une demande que Porthos
reзoit trиs mal quand il n'est pas en fonds; mais je sais qu'il
devait y кtre.
-- C'est ce que nous avions pensй aussi, monsieur; comme la maison
est fort rйguliиre et que nous faisons nos comptes toutes les
semaines, au bout de huit jours nous lui avons prйsentй notre
note; mais il paraоt que nous sommes tombйs dans un mauvais
moment, car, au premier mot que nous avons prononcй sur la chose,
il nous a envoyйs а tous les diables; il est vrai qu'il avait jouй
la veille.
-- Comment, il avait jouй la veille! et avec qui?
-- Oh! mon Dieu, qui sait cela? avec un seigneur qui passait et
auquel il avait fait proposer une partie de lansquenet.
-- C'est cela, le malheureux aura tout perdu.
-- Jusqu'а son cheval, monsieur, car lorsque l'йtranger a йtй pour
partir, nous nous sommes aperзus que son laquais sellait le cheval
de M. Porthos. Alors nous lui en avons fait l'observation, mais il
nous a rйpondu que nous nous mкlions de ce qui ne nous regardait
pas et que ce cheval йtait а lui. Nous avons aussitфt fait
prйvenir M. Porthos de ce qui se passait, mais il nous а fait dire
que nous йtions des faquins de douter de la parole d'un
gentilhomme, et que, puisque celui-lа avait dit que le cheval
йtait а lui, il fallait bien que cela fыt.
-- Je le reconnais bien lа, murmura d'Artagnan.
-- Alors, continua l'hфte, je lui fis rйpondre que du moment oщ
nous paraissions destinйs а ne pas nous entendre а l'endroit du
paiement, j'espйrais qu'il aurait au moins la bontй d'accorder la
faveur de sa pratique а mon confrиre le maоtre de l'Aigle d'Or;
mais M. Porthos me rйpondit que mon hфtel йtant le meilleur, il
dйsirait y rester.
«Cette rйponse йtait trop flatteuse pour que j'insistasse sur son
dйpart. Je me bornai donc а le prier de me rendre sa chambre, qui
est la plus belle de l'hфtel, et de se contenter d'un joli petit
cabinet au troisiиme. Mais а ceci M. Porthos rйpondit que, comme
il attendait d'un moment а l'autre sa maоtresse, qui йtait une des
plus grandes dames de la cour, je devais comprendre que la chambre
qu'il me faisait l'honneur d'habiter chez moi йtait encore bien
mйdiocre pour une pareille personne.
«Cependant, tout en reconnaissant la vйritй de ce qu'il disait, je
crus devoir insister; mais, sans mкme se donner la peine d'entrer
en discussion avec moi, il prit son pistolet, le mit sur sa table
de nuit et dйclara qu'au premier mot qu'on lui dirait d'un
dйmйnagement quelconque а l'extйrieur ou а l'intйrieur, il
brыlerait la cervelle а celui qui serait assez imprudent pour se
mкler d'une chose qui ne regardait que lui. Aussi, depuis ce
temps-lа, monsieur, personne n'entre plus dans sa chambre, si ce
n'est son domestique.
-- Mousqueton est donc ici?
-- Oui, monsieur; cinq jours aprиs son dйpart, il est revenu de
fort mauvaise humeur de son cфtй; il paraоt que lui aussi a eu du
dйsagrйment dans son voyage. Malheureusement, il est plus ingambe
que son maоtre, ce qui fait que pour son maоtre il met tout sens
dessus dessous, attendu que, comme il pense qu'on pourrait lui
refuser ce qu'il demande, il prend tout ce dont il a besoin sans
demander.
-- Le fait est, rйpondit d'Artagnan, que j'ai toujours remarquй
dans Mousqueton un dйvouement et une intelligence trиs supйrieurs.
-- Cela est possible, monsieur; mais supposez qu'il m'arrive
seulement quatre fois par an de me trouver en contact avec une
intelligence et un dйvouement semblables, et je suis un homme
ruinй.
-- Non, car Porthos vous paiera.
-- Hum! fit l'hфtelier d'un ton de doute.
-- C'est le favori d'une trиs grande dame qui ne le laissera pas
dans l'embarras pour une misиre comme celle qu'il vous doit.
-- Si j'ose dire ce que je crois lа-dessus...
-- Ce que vous croyez?
-- Je dirai plus: ce que je sais.
-- Ce que vous savez?
-- Et mкme ce dont je suis sыr.
-- Et de quoi кtes-vous sыr, voyons?
-- Je dirai que je connais cette grande dame.
-- Vous?
-- Oui, moi.
-- Et comment la connaissez-vous?
-- Oh! monsieur, si je croyais pouvoir me fier а votre
discrйtion...
-- Parlez, et foi de gentilhomme, vous n'aurez pas а vous repentir
de votre confiance.
-- Eh bien, monsieur, vous concevez, l'inquiйtude fait faire bien
des choses.
-- Qu'avez-vous fait?
-- Oh! d'ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d'un crйancier.
-- Enfin?
-- M. Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse, en nous
recommandant de le jeter а la poste. Son domestique n'йtait pas
encore arrivй. Comme il ne pouvait pas quitter sa chambre, il
fallait bien qu'il nous chargeвt de ses commissions.
-- Ensuite?
-- Au lieu de mettre la lettre а la poste, ce qui n'est jamais
bien sыr, j'ai profitй de l'occasion de l'un de mes garзons qui
allait а Paris, et je lui ai ordonnй de la remettre а cette
duchesse elle-mкme. C'йtait remplir les intentions de M. Porthos,
qui nous avait si fort recommandй cette lettre, n'est-ce pas?
-- А peu prиs.
-- Eh bien, monsieur, savez-vous ce que c'est que cette grande
dame?
-- Non; j'en ai entendu parler а Porthos, voilа tout.
-- Savez-vous ce que c'est que cette prйtendue duchesse?
-- Je vous le rйpиte, je ne la connais pas.
-- C'est une vieille procureuse au Chвtelet, monsieur, nommйe
Mme Coquenard, laquelle a au moins cinquante ans, et se donne
encore des airs d'кtre jalouse. Cela me paraissait aussi fort
singulier, une princesse qui demeure rue aux Ours.
-- Comment savez-vous cela?
-- Parce qu'elle s'est mise dans une grande colиre en recevant la
lettre, disant que M. Porthos йtait un volage, et que c'йtait
encore pour quelque femme qu'il avait reзu ce coup d'йpйe.
-- Mais il a donc reзu un coup d'йpйe?
-- Ah! mon Dieu! qu'ai-je dit lа?
-- Vous avez dit que Porthos avait reзu un coup d'йpйe.
-- Oui; mais il m'avait si fort dйfendu de le dire!
-- Pourquoi cela?
-- Dame! monsieur, parce qu'il s'йtait vantй de perforer cet
йtranger avec lequel vous l'avez laisse en dispute, et que c'est
cet йtranger, au contraire, qui, malgrй toutes ses rodomontades,
l'a couchй sur le carreau. Or, comme M. Porthos est un homme fort
glorieux, exceptй envers la duchesse, qu'il avait cru intйresser
en lui faisant le rйcit de son aventure, il ne veut avouer а
personne que c'est un coup d'йpйe qu'il a reзu.
-- Ainsi c'est donc un coup d'йpйe qui le retient dans son lit?
-- Et un maоtre coup d'йpйe, je vous l'assure. Il faut que votre
ami ait l'вme chevillйe dans le corps.
-- Vous йtiez donc lа?
-- Monsieur, je les avais suivis par curiositй, de sorte que j'ai
vu le combat sans que les combattants me vissent.
-- Et comment cela s'est-il passй?
-- Oh! la chose n'a pas йtй longue, je vous en rйponds. Ils se
sont mis en garde; l'йtranger a fait une feinte et s'est fendu;
tout cela si rapidement, que lorsque M. Porthos est arrivй а la
parade, il avait dйjа trois pouces de fer dans la poitrine. Il est
tombй en arriиre. L'йtranger lui a mis aussitфt la pointe de son
йpйe а la gorge; et M. Porthos, se voyant а la merci de son
adversaire, s'est avouй vaincu. Sur quoi, l'йtranger lui a demandй
son nom et apprenant qu'il s'appelait M. Porthos, et non
M. d'Artagnan, lui a offert son bras, l'a ramenй а l'hфtel, est
montй а cheval et a disparu.
-- Ainsi c'est а M. d'Artagnan qu'en voulait cet йtranger?
-- Il paraоt que oui.
-- Et savez-vous ce qu'il est devenu?
-- Non; je ne l'avais jamais vu jusqu'а ce moment et nous ne
l'avons pas revu depuis.
-- Trиs bien; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, vous
dites que la chambre de Porthos est au premier, n° 1?
-- Oui, monsieur, la plus belle de l'auberge; une chambre que
j'aurais dйjа eu dix fois l'occasion de louer.
-- Bah! tranquillisez vous, dit d'Artagnan en riant; Porthos vous
paiera avec l'argent de la duchesse Coquenard.
-- Oh! monsieur, procureuse ou duchesse, si elle lвchait les
cordons de sa bourse, ce ne serait rien; mais elle a positivement
rйpondu qu'elle йtait lasse des exigences et des infidйlitйs de
M. Porthos, et qu'elle ne lui enverrait pas un denier.
-- Et avez-vous rendu cette rйponse а votre hфte?
-- Nous nous en sommes bien gardйs: il aurait vu de quelle maniиre
nous avions fait la commission.
-- Si bien qu'il attend toujours son argent?
-- Oh! mon Dieu, oui! Hier encore, il a йcrit; mais, cette fois,
c'est son domestique qui a mis la lettre а la poste.
-- Et vous dites que la procureuse est vieille et laide.
-- Cinquante ans au moins, monsieur, et pas belle du tout, а ce
qu'a dit Pathaud.
-- En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera attendrir;
d'ailleurs Porthos ne peut pas vous devoir grand-chose.
-- Comment, pas grand-chose! Une vingtaine de pistoles dйjа, sans
compter le mйdecin. Oh! il ne se refuse rien, allez! on voit qu'il
est habituй а bien vivre.
-- Eh bien, si sa maоtresse l'abandonne, il trouvera des amis, je
vous le certifie. Ainsi, mon cher hфte, n'ayez aucune inquiйtude,
et continuez d'avoir pour lui tous les soins qu'exige son йtat.
-- Monsieur m'a promis de ne pas parler de la procureuse et de ne
pas dire un mot de la blessure.
-- C'est chose convenue; vous avez ma parole.
-- Oh! c'est qu'il me tuerait, voyez-vous!
-- N'ayez pas peur; il n'est pas si diable qu'il en a l'air.
En disant ces mots, d'Artagnan monta l'escalier, laissant son hфte
un peu plus rassurй а l'endroit de deux choses auxquelles il
paraissait beaucoup tenir: sa crйance et sa vie.
Au haut de l'escalier, sur la porte la plus apparente du corridor
йtait tracй, а l'encre noire, un n° 1 gigantesque; d'Artagnan
frappa un coup, et, sur l'invitation de passer outre qui lui vint
de l'intйrieur, il entra.
Porthos йtait couchй, et faisait une partie de lansquenet avec
Mousqueton, pour s'entretenir la main, tandis qu'une broche
chargйe de perdrix tournait devant le feu, et qu'а chaque coin
d'une grande cheminйe bouillaient sur deux rйchauds deux
casseroles, d'oщ s'exhalait une double odeur de gibelotte et de
matelote qui rйjouissait l'odorat. En outre, le haut d'un
secrйtaire et le marbre d'une commode йtaient couverts de
bouteilles vides.
А la vue de son ami, Porthos jeta un grand cri de joie; et
Mousqueton, se levant respectueusement, lui cйda la place et s'en
alla donner un coup d'oeil aux deux casseroles, dont il paraissait
avoir l'inspection particuliиre.
«Ah! pardieu! c'est vous, dit Porthos а d'Artagnan, soyez le
bienvenu, et excusez-moi si je ne vais pas au-devant de vous.
Mais, ajouta-t-il en regardant d'Artagnan avec une certaine
inquiйtude, vous savez ce qui m'est arrivй?
-- Non.
-- L'hфte ne vous a rien dit?
-- J'ai demandй aprиs vous, et je suis montй tout droit.»
-- Porthos parut respirer plus librement.
«Et que vous est-il donc arrivй, mon cher Porthos? continua
d'Artagnan.
-- Il m'est arrivй qu'en me fendant sur mon adversaire, а qui
j'avais dйjа allongй trois coups d'йpйe, et avec lequel je voulais
en finir d'un quatriиme, mon pied a portй sur une pierre, et je me
suis foulй le genou.
-- Vraiment?
-- D'honneur! Heureusement pour le maraud, car je ne l'aurais
laissй que mort sur la place, je vous en rйponds.
-- Et qu'est-il devenu?
-- Oh! je n'en sais rien; il en a eu assez, et il est parti sans
demander son reste; mais vous, mon cher d'Artagnan, que vous est-
il arrivй?
-- De sorte, continua d'Artagnan, que cette foulure, mon cher
Porthos, vous retient au lit?
-- Ah! mon Dieu, oui, voilа tout; du reste, dans quelques jours je
serai sur pied.
-- Pourquoi alors ne vous кtes-vous pas fait transporter а Paris?
Vous devez vous ennuyer cruellement ici.
-- C'йtait mon intention; mais, mon cher ami, il faut que je vous
avoue une chose.
-- Laquelle?
-- C'est que, comme je m'ennuyais cruellement, ainsi que vous le
dites, et que j'avais dans ma poche les soixante-quinze pistoles
que vous m'aviez distribuйes j'ai, pour me distraire, fait monter
prиs de moi un gentilhomme qui йtait de passage, et auquel j'ai
proposй de faire une partie de dйs. Il a acceptй, et, ma foi, mes
soixante-quinze pistoles sont passйes de ma poche dans la sienne,
sans compter mon cheval, qu'il a encore emportй par dessus le
marchй. Mais vous, mon cher d'Artagnan?
-- Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas кtre
privilйgiй de toutes faзons, dit d'Artagnan; vous savez le
proverbe: “Malheureux au jeu, heureux en amour.” Vous кtes trop
heureux en amour pour que le jeu ne se venge pas; mais que vous
importent, а vous, les revers de la fortune! n'avez-vous pas,
heureux coquin que vous кtes, n'avez-vous pas votre duchesse, qui
ne peut manquer de vous venir en aide?
-- Eh bien, voyez, mon cher d'Artagnan, comme je joue de guignon,
rйpondit Porthos de l'air le plus dйgagй du monde! je lui ai йcrit
de m'envoyer quelque cinquante louis dont j'avais absolument
besoin, vu la position oщ je me trouvais...
-- Eh bien?
-- Eh bien, il faut qu'elle soit dans ses terres, car elle ne m a
pas rйpondu.
-- Vraiment?
-- Non. Aussi je lui ai adressй hier une seconde йpоtre plus
pressante encore que la premiиre; mais vous voilа, mon trиs cher,
parlons de vous. Je commenзais, je vous l'avoue, а кtre dans une
certaine inquiйtude sur votre compte.
-- Mais votre hфte se conduit bien envers vous, а ce qu'il paraоt,
mon cher Porthos, dit d'Artagnan, montrant au malade les
casseroles pleines et les bouteilles vides.
-- Couci-couci! rйpondit Porthos. Il y a dйjа trois ou quatre
jours que l'impertinent m'a montй son compte, et que je les ai mis
а la porte, son compte et lui; de sorte que je suis ici comme une
faзon de vainqueur, comme une maniиre de conquйrant. Aussi, vous
le voyez, craignant toujours d'кtre forcй dans la position, je
suis armй jusqu'aux dents.
-- Cependant, dit en riant d'Artagnan, il me semble que de temps
en temps vous faites des sorties.»
Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles.
«Non, pas moi, malheureusement! dit Porthos. Cette misйrable
foulure me retient au lit, mais Mousqueton bat la campagne, et il
rapporte des vivres. Mousqueton, mon ami, continua Porthos, vous
voyez qu'il nous arrive du renfort, il nous faudra un supplйment
de victuailles.
-- Mousqueton, dit d'Artagnan, il faudra que vous me rendiez un
service.
-- Lequel, monsieur?
-- C'est de donner votre recette а Planchet; je pourrais me
trouver assiйgй а mon tour, et je ne serais pas fвchй qu'il me fоt
jouir des mкmes avantages dont vous gratifiez votre maоtre.
-- Eh! mon Dieu! monsieur, dit Mousqueton d'un air modeste, rien
de plus facile. Il s'agit d'кtre adroit, voilа tout. J'ai йtй
йlevй а la campagne, et mon pиre, dans ses moments perdus, йtait
quelque peu braconnier.
-- Et le reste du temps, que faisait-il?
-- Monsieur, il pratiquait une industrie que j'ai toujours trouvйe
assez heureuse.
-- Laquelle?
-- Comme c'йtait au temps des guerres des catholiques et des
huguenots, et qu'il voyait les catholiques exterminer les
huguenots, et les huguenots exterminer les catholiques, le tout au
nom de la religion, il s'йtait fait une croyance mixte, ce qui lui
permettait d'кtre tantфt catholique, tantфt huguenot. Or il se
promenait habituellement, son escopette sur l'йpaule, derriиre les
haies qui bordent les chemins, et quand il voyait venir un
catholique seul, la religion protestante l'emportait aussitфt dans
son esprit. Il abaissait son escopette dans la direction du
voyageur; puis, lorsqu'il йtait а dix pas de lui, il entamait un
dialogue qui finissait presque toujours par l'abandon que le
voyageur faisait de sa bourse pour sauver sa vie. Il va sans dire
que lorsqu'il voyait venir un huguenot, il se sentait pris d'un
zиle catholique si ardent, qu'il ne comprenait pas comment, un
quart d'heure auparavant, il avait pu avoir des doutes sur la
supйrioritй de notre sainte religion. Car, moi, monsieur, je suis
catholique, mon pиre, fidиle а ses principes, ayant fait mon frиre
aоnй huguenot.
-- Et comment a fini ce digne homme? demanda d'Artagnan.
-- Oh! de la faзon la plus malheureuse, monsieur. Un jour, il
s'йtait trouvй pris dans un chemin creux entre un huguenot et un
catholique а qui il avait dйjа eu affaire, et qui le reconnurent
tous deux; de sorte qu'ils se rйunirent contre lui et le pendirent
а un arbre; puis ils vinrent se vanter de la belle йquipйe qu'ils
avaient faite dans le cabaret du premier village, oщ nous йtions а
boire, mon frиre et moi.
-- Et que fоtes-vous? dit d'Artagnan.
-- Nous les laissвmes dire, reprit Mousqueton. Puis comme, en
sortant de ce cabaret, ils prenaient chacun une route opposйe, mon
frиre alla s'embusquer sur le chemin du catholique, et moi sur
celui du protestant. Deux heures aprиs, tout йtait fini, nous leur
avions fait а chacun son affaire, tout en admirant la prйvoyance
de notre pauvre pиre qui avait pris la prйcaution de nous йlever
chacun dans une religion diffйrente.
-- En effet, comme vous le dites, Mousqueton, votre pиre me paraоt
avoir йtй un gaillard fort intelligent. Et vous dites donc que,
dans ses moments perdus, le brave homme йtait braconnier?
-- Oui, monsieur, et c'est lui qui m'a appris а nouer un collet et
а placer une ligne de fond. Il en rйsulte que lorsque j'ai vu que
notre gredin d'hфte nous nourrissait d'un tas de grosses viandes
bonnes pour des manants, et qui n'allaient point а deux estomacs
aussi dйbilitйs que les nфtres, je me suis remis quelque peu а mon
ancien mйtier. Tout en me promenant dans le bois de M. le Prince,
j'ai tendu des collets dans les passйes; tout en me couchant au
bord des piиces d'eau de Son Altesse, j'ai glissй des lignes dans
les йtangs. De sorte que maintenant, grвce а Dieu, nous ne
manquons pas, comme monsieur peut s'en assurer, de perdrix et de
lapins, de carpes et d'anguilles, tous aliments lйgers et sains,
convenables pour des malades.
-- Mais le vin, dit d'Artagnan, qui fournit le vin? c'est votre
hфte?
-- C'est-а-dire, oui et non.
-- Comment, oui et non?
-- Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu'il a cet honneur.
-- Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation est pleine de
choses instructives.
-- Voici, monsieur. Le hasard a fait que j'ai rencontrй dans mes
pйrйgrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup de pays, et entre
autres le Nouveau Monde.
-- Quel rapport le Nouveau Monde peut-il avoir avec les bouteilles
qui sont sur ce secrйtaire et sur cette commode?
-- Patience, monsieur, chaque chose viendra а son tour.
-- C'est juste, Mousqueton; je m'en rapporte а vous, et j'йcoute.
-- Cet Espagnol avait а son service un laquais qui l'avait
accompagnй dans son voyage au Mexique. Ce laquais йtait mon
compatriote, de sorte que nous nous liвmes d'autant plus
rapidement qu'il y avait entre nous de grands rapports de
caractиre. Nous aimions tous deux la chasse par-dessus tout, de
sorte qu'il me racontait comment, dans les plaines de pampas, les
naturels du pays chassent le tigre et les taureaux avec de simples
noeuds coulants qu'ils jettent au cou de ces terribles animaux.
D'abord, je ne voulais pas croire qu'on pыt en arriver а ce degrй
d'adresse, de jeter а vingt ou trente pas l'extrйmitй d'une corde
oщ l'on veut; mais devant la preuve il fallait bien reconnaоtre la
vйritй du rйcit. Mon ami plaзait une bouteille а trente pas, et а
chaque coup il lui prenait le goulot dans un noeud coulant. Je me
livrai а cet exercice, et comme la nature m'a douй de quelques
facultйs, aujourd'hui je jette le lasso aussi bien qu'aucun homme
du monde. Eh bien, comprenez-vous? Notre hфte a une cave trиs bien
garnie, mais dont la clef ne le quitte pas; seulement, cette cave
a un soupirail. Or, par ce soupirail, je jette le lasso; et comme
je sais maintenant oщ est le bon coin, j'y puise. Voici, monsieur,
comment le Nouveau Monde se trouve кtre en rapport avec les
bouteilles qui sont sur cette commode et sur ce secrйtaire.
Maintenant, voulez-vous goыter notre vin, et, sans prйvention,
vous nous direz ce que vous en pensez.
-- Merci, mon ami, merci; malheureusement, je viens de dйjeuner.
-- Eh bien, dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et tandis que
nous dйjeunerons, nous, d'Artagnan nous racontera ce qu'il est
devenu lui-mкme, depuis dix jours qu'il nous a quittйs.
-- Volontiers», dit d'Artagnan.
Tandis que Porthos et Mousqueton dйjeunaient avec des appйtits de
convalescents et cette cordialitй de frиres qui rapproche les
hommes dans le malheur, d'Artagnan raconta comment Aramis blessй
avait йtй forcй de s'arrкter а Crиvecoeur, comment il avait laissй
Athos se dйbattre а Amiens entre les mains de quatre hommes qui
l'accusaient d'кtre un faux-monnayeur, et comment, lui,
d'Artagnan, avait йtй forcй de passer sur le ventre du comte
de Wardes pour arriver jusqu'en Angleterre.
Mais lа s'arrкta la confidence de d'Artagnan; il annonзa seulement
qu'а son retour de la Grande-Bretagne il avait ramenй quatre
chevaux magnifiques, dont un pour lui et un autre pour chacun de
ses compagnons, puis il termina en annonзant а Porthos que celui
qui lui йtait destinй йtait dйjа installй dans l'йcurie de
l'hфtel.
En ce moment Planchet entra; il prйvenait son maоtre que les
chevaux йtaient suffisamment reposйs, et qu'il serait possible
d'aller coucher а Clermont.
CHAPITRE XXVI
LA THИSE D'ARAMIS
D'Artagnan n'avait rien dit а Porthos de sa blessure ni de sa
procureuse. C'йtait un garзon fort sage que notre Bйarnais, si
jeune qu'il fыt. En consйquence, il avait fait semblant de croire
tout ce que lui avait racontй le glorieux mousquetaire, convaincu
qu'il n'y a pas d'amitiй qui tienne а un secret surpris, surtout
quand ce secret intйresse l'orgueil; puis on a toujours une
certaine supйrioritй morale sur ceux dont on sait la vie.
Or d'Artagnan, dans ses projets d'intrigue а venir, et dйcidй
qu'il йtait а faire de ses trois compagnons les instruments de sa
fortune, d'Artagnan n'йtait pas fвchй de rйunir d'avance dans sa
main les fils invisibles а l'aide desquels il comptait les mener.
Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse lui
serrait le coeur: il pensait а cette jeune et jolie Mme Bonacieux
qui devait lui donner le prix de son dйvouement; mais, hвtons-nous
de le dire, cette tristesse venait moins chez le jeune homme du
regret de son bonheur perdu que de la crainte qu'il йprouvait
qu'il n'arrivвt malheur а cette pauvre femme. Pour lui, il n'y
avait pas de doute, elle йtait victime d'une vengeance du cardinal
et comme on le sait, les vengeances de Son Йminence йtaient
terribles. Comment avait-il trouvй grвce devant les yeux du
ministre, c'est ce qu'il ignorait lui-mкme et sans doute ce que
lui eыt rйvйlй M. de Cavois, si le capitaine des gardes l'eыt
trouvй chez lui.
Rien ne fait marcher le temps et n'abrиge la route comme une
pensйe qui absorbe en elle-mкme toutes les facultйs de
l'organisation de celui qui pense. L'existence extйrieure
ressemble alors а un sommeil dont cette pensйe est le rкve. Par
son influence, le temps n'a plus de mesure, l'espace n'a plus de
distance. On part d'un lieu, et l'on arrive а un autre, voilа
tout. De l'intervalle parcouru, rien ne reste prйsent а votre
souvenir qu'un brouillard vague dans lequel s'effacent mille
images confuses d'arbres, de montagnes et de paysages. Ce fut en
proie а cette hallucination que d'Artagnan franchit, а l'allure
que voulut prendre son cheval, les six ou huit lieues qui sйparent
Chantilly de Crиvecoeur, sans qu'en arrivant dans ce village il se
souvоnt d'aucune des choses qu'il avait rencontrйes sur sa route.
Lа seulement la mйmoire lui revint, il secoua la tкte aperзut le
cabaret oщ il avait laissй Aramis, et, mettant son cheval au trot,
il s'arrкta а la porte.
Cette fois ce ne fut pas un hфte, mais une hфtesse qui le reзut;
d'Artagnan йtait physionomiste, il enveloppa d'un coup d'oeil la
grosse figure rйjouie de la maоtresse du lieu, et comprit qu'il
n'avait pas besoin de dissimuler avec elle et qu'il n'avait rien а
craindre de la part d'une si joyeuse physionomie.
«Ma bonne dame, lui demanda d'Artagnan, pourriez-vous me dire ce
qu'est devenu un de mes amis, que nous avons йtй forcйs de laisser
ici il y a une douzaine de jours?
-- Un beau jeune homme de vingt-trois а vingt-quatre ans, doux,
aimable, bien fait?
-- De plus, blessй а l'йpaule.
-- C'est cela!
-- Justement.
-- Eh bien, monsieur, il est toujours ici.
-- Ah! pardieu, ma chиre dame, dit d'Artagnan en mettant pied а
terre et en jetant la bride de son cheval au bras de Planchet,
vous me rendez la vie; oщ est-il, ce cher Aramis, que je
l'embrasse? car, je l'avoue, j'ai hвte de le revoir.
-- Pardon, monsieur, mais je doute qu'il puisse vous recevoir en
ce moment.
-- Pourquoi cela? est-ce qu'il est avec une femme?
-- Jйsus! que dites-vous lа! le pauvre garзon! Non, monsieur, il
n'est pas avec une femme.
-- Et avec qui est-il donc?
-- Avec le curй de Montdidier et le supйrieur des jйsuites
d'Amiens.
-- Mon Dieu! s'йcria d'Artagnan, le pauvre garзon irait-il plus
mal?
-- Non, monsieur, au contraire; mais, а la suite de sa maladie, la
grвce l'a touchй et il s'est dйcidй а entrer dans les ordres.
-- C'est juste, dit d'Artagnan, j'avais oubliй qu'il n'йtait
mousquetaire que par intйrim.
-- Monsieur insiste-t-il toujours pour le voir?
-- Plus que jamais.
-- Eh bien, monsieur n'a qu'а prendre l'escalier а droite dans la
cour, au second, n° 5.»
D'Artagnan s'йlanзa dans la direction indiquйe et trouva un de ces
escaliers extйrieurs comme nous en voyons encore aujourd'hui dans
les cours des anciennes auberges. Mais on n'arrivait pas ainsi
chez le futur abbй; les dйfilйs de la chambre d'Aramis йtaient
gardйs ni plus ni moins que les jardins d'Aramis; Bazin
stationnait dans le corridor et lui barra le passage avec d'autant
plus d'intrйpiditй qu'aprиs bien des annйes d'йpreuve, Bazin se
voyait enfin prиs d'arriver au rйsultat qu'il avait йternellement
ambitionnй.
En effet, le rкve du pauvre Bazin avait toujours йtй de servir un
homme d'Йglise, et il attendait avec impatience le moment sans
cesse entrevu dans l'avenir oщ Aramis jetterait enfin la casaque
aux orties pour prendre la soutane. La promesse renouvelйe chaque
jour par le jeune homme que le moment ne pouvait tarder l'avait
seule retenu au service d'un mousquetaire, service dans lequel,
disait-il, il ne pouvait manquer de perdre son вme.
Bazin йtait donc au comble de la joie. Selon toute probabilitй,
cette fois son maоtre ne se dйdirait pas. La rйunion de la douleur
physique а la douleur morale avait produit l'effet si longtemps
dйsirй: Aramis, souffrant а la fois du corps et de l'вme, avait
enfin arrкtй sur la religion ses yeux et sa pensйe, et il avait
regardй comme un avertissement du Ciel le double accident qui lui
йtait arrivй, c'est-а-dire la disparition subite de sa maоtresse
et sa blessure а l'йpaule.
On comprend que rien ne pouvait, dans la disposition oщ il se
trouvait, кtre plus dйsagrйable а Bazin que l'arrivйe de
d'Artagnan, laquelle pouvait rejeter son maоtre dans le tourbillon
des idйes mondaines qui l'avaient si longtemps entraоnй. Il
rйsolut donc de dйfendre bravement la porte; et comme, trahi par
la maоtresse de l'auberge, il ne pouvait dire qu'Aramis йtait
absent, il essaya de prouver au nouvel arrivant que ce serait le
comble de l'indiscrйtion que de dйranger son maоtre dans la pieuse
confйrence qu'il avait entamйe depuis le matin, et qui, au dire de
Bazin, ne pouvait кtre terminйe avant le soir.
Mais d'Artagnan ne tint aucun compte de l'йloquent discours de
maоtre Bazin, et comme il ne se souciait pas d'entamer une
polйmique avec le valet de son ami, il l'йcarta tout simplement
d'une main, et de l'autre il tourna le bouton de la porte n° 5.
La porte s'ouvrit, et d'Artagnan pйnйtra dans la chambre.
Aramis, en surtout noir, le chef accommodй d'une espиce de
coiffure ronde et plate qui ne ressemblait pas mal а une calotte,
йtait assis devant une table oblongue couverte de rouleaux de
papier et d'йnormes in-folio; а sa droite йtait assis le supйrieur
des jйsuites, et а sa gauche le curй de Montdidier. Les rideaux
йtaient а demi clos et ne laissaient pйnйtrer qu'un jour
mystйrieux, mйnagй pour une bйate rкverie. Tous les objets
mondains qui peuvent frapper l'oeil quand on entre dans la chambre
d'un jeune homme, et surtout lorsque ce jeune homme est
mousquetaire, avaient disparu comme par enchantement; et, de peur
sans doute que leur vue ne ramenвt son maоtre aux idйes de ce
monde, Bazin avait fait main basse sur l'йpйe, les pistolets, le
chapeau а plume, les broderies et les dentelles de tout genre et
de toute espиce.
Mais, en leur lieu et place, d'Artagnan crut apercevoir dans un
coin obscur comme une forme de discipline suspendue par un clou а
la muraille.
Au bruit que fit d'Artagnan en ouvrant la porte, Aramis leva la
tкte et reconnut son ami. Mais, au grand йtonnement du jeune
homme, sa vue ne parut pas produire une grande impression sur le
mousquetaire, tant son esprit йtait dйtachй des choses de la
terre.
«Bonjour, cher d'Artagnan, dit Aramis; croyez que je suis heureux
de vous voir.
-- Et moi aussi, dit d'Artagnan, quoique je ne sois pas encore
bien sыr que ce soit а Aramis que je parle.
-- А lui-mкme, mon ami, а lui-mкme; mais qui a pu vous faire
douter?
-- J'avais peur de me tromper de chambre, et j'ai cru d'abord
entrer dans l'appartement de quelque homme Йglise; puis une autre
erreur m'a pris en vous trouvant en compagnie de ces messieurs:
c'est que vous ne fussiez gravement malade.»
Les deux hommes noirs lancиrent sur d'Artagnan, dont ils
comprirent l'intention, un regard presque menaзant; mais
d'Artagnan ne s'en inquiйta pas.
«Je vous trouble peut-кtre, mon cher Aramis, continua d'Artagnan;
car, d'aprиs ce que je vois, je suis portй а croire que vous vous
confessez а ces messieurs.»
Aramis rougit imperceptiblement.
«Vous, me troubler? oh! bien au contraire, cher ami, je vous le
jure; et comme preuve de ce que je dis, permettez-moi de me
rйjouir en vous voyant sain et sauf.
-- Ah! il y vient enfin! pensa d'Artagnan, ce n'est pas
malheureux.
-- Car, monsieur, qui est mon ami, vient d'йchapper а un rude
danger, continua Aramis avec onction, en montrant de la main
d'Artagnan aux deux ecclйsiastiques.
-- Louez Dieu, monsieur, rйpondirent ceux-ci en s'inclinant а
l'unisson.
-- Je n'y ai pas manquй, mes rйvйrends, rйpondit le jeune homme en
leur rendant leur salut а son tour.
-- Vous arrivez а propos, cher d'Artagnan, dit Aramis, et vous
allez, en prenant part а la discussion, l'йclairer de vos
lumiиres. M. le principal d'Amiens, M. le curй de Montdidier et
moi, nous argumentons sur certaines questions thйologiques dont
l'intйrкt nous captive depuis longtemps; je serais charmй d'avoir
votre avis.
-- L'avis d'un homme d'йpйe est bien dйnuй de poids, rйpondit
d'Artagnan, qui commenзait а s'inquiйter de la tournure que
prenaient les choses, et vous pouvez vous en tenir, croyez-moi, а
la science de ces messieurs.»
Les deux hommes noirs saluиrent а leur tour.
«Au contraire, reprit Aramis, et votre avis nous sera prйcieux;
voici de quoi il s'agit: M. le principal croit que ma thиse doit
кtre surtout dogmatique et didactique.
-- Votre thиse! vous faites donc une thиse?
-- Sans doute, rйpondit le jйsuite; pour l'examen qui prйcиde
l'ordination, une thиse est de rigueur.
-- L'ordination! s'йcria d'Artagnan, qui ne pouvait croire а ce
que lui avaient dit successivement l'hфtesse et
Bazin,... l'ordination!»
Et il promenait ses yeux stupйfaits sur les trois personnages
qu'il avait devant lui.
«Or», continua Aramis en prenant sur son fauteuil la mкme pose
gracieuse que s'il eыt йtй dans une ruelle et en examinant avec
complaisance sa main blanche et potelйe comme une main de femme,
qu'il tenait en l'air pour en faire descendre le sang: «or, comme
vous l'avez entendu, d'Artagnan, M. le principal voudrait que ma
thиse fыt dogmatique, tandis que je voudrais, moi, qu'elle fыt
idйale. C'est donc pourquoi M. le principal me proposait ce sujet
qui n'a point encore йtй traitй, dans lequel je reconnais qu'il y
a matiиre а de magnifiques dйveloppements.
_«Utraque manus in benedicendo clericis inferioribus necessaria
est.»_
D'Artagnan, dont nous connaissons l'йrudition, ne sourcilla pas
plus а cette citation qu'а celle que lui avait faite
M. de Trйville а propos des prйsents qu'il prйtendait que
d'Artagnan avait reзus de M. de Buckingham.
«Ce qui veut dire, reprit Aramis pour lui donner toute facilitй:
les deux mains sont indispensables aux prкtres des ordres
infйrieurs, quand ils donnent la bйnйdiction.
-- Admirable sujet! s'йcria le jйsuite.
-- Admirable et dogmatique!» rйpйta le curй qui, de la force de
d'Artagnan а peu prиs sur le latin, surveillait soigneusement le
jйsuite pour emboоter le pas avec lui et rйpйter ses paroles comme
un йcho.
Quant а d'Artagnan, il demeura parfaitement indiffйrent а
l'enthousiasme des deux hommes noirs.
«Oui, admirable! _prorsus admirabile_! continua Aramis, mais qui
exige une йtude approfondie des Pиres et des Йcritures. Or j'ai
avouй а ces savants ecclйsiastiques, et cela en toute humilitй,
que les veilles des corps de garde et le service du roi m'avaient
fait un peu nйgliger l'йtude. Je me trouverai donc plus а mon
aise, _facilius natans_, dans un sujet de mon choix, qui serait а
ces rudes questions thйologiques ce que la morale est а la
mйtaphysique en philosophie.»
D'Artagnan s'ennuyait profondйment, le curй aussi.
«Voyez quel exorde! s'йcria le jйsuite.
-- _Exordium_, rйpйta le curй pour dire quelque chose.
-- _Quemadmodum minter coelorum immensitatem._»
Aramis jeta un coup d'oeil de cфtй sur d'Artagnan, et il vit que
son ami bвillait а se dйmonter la mвchoire.
«Parlons franзais, mon pиre, dit-il au jйsuite, M. d'Artagnan
goыtera plus vivement nos paroles.
-- Oui, je suis fatiguй de la route, dit d'Artagnan, et tout ce
latin m'йchappe.
-- D'accord, dit le jйsuite un peu dйpitй, tandis que le curй,
transportй d'aise, tournait sur d'Artagnan un regard plein de
reconnaissance; eh bien, voyez le parti qu'on tirerait de cette
glose.
-- Moпse, serviteur de Dieu... il n'est que serviteur, entendez-
vous bien! Moпse bйnit avec les mains; il se fait tenir les deux
bras, tandis que les Hйbreux battent leurs ennemis; donc il bйnit
avec les deux mains. D'ailleurs, que dit l'Йvangile: _imponite
manus_, et non pas _manum_. Imposez les mains, et non pas la main.
-- Imposez les mains, rйpйta le curй en faisant un geste. -- А
saint Pierre, au contraire, de qui les papes sont successeurs,
continua le jйsuite: _Ponite digitos_. Prйsentez les doigts; y
кtes-vous maintenant?
-- Certes, rйpondit Aramis en se dйlectant, mais la chose est
subtile.
-- Les doigts! reprit le jйsuite; saint Pierre bйnit avec les
doigts. Le pape bйnit donc aussi avec les doigts. Et avec combien
de doigts bйnit-il? Avec trois doigts, un pour le Pиre, un pour le
Fils, et un pour le Saint-Esprit.»
Tout le monde se signa; d'Artagnan crut devoir imiter cet exemple.
«Le pape est successeur de saint Pierre et reprйsente les trois
pouvoirs divins; le reste, _ordines inferiores_ de la hiйrarchie
ecclйsiastique, bйnit par le nom des saints archanges et des
anges. Les plus humbles clercs, tels que nos diacres et
sacristains, bйnissent avec les goupillons, qui simulent un nombre
indйfini de doigts bйnissants. Voilа le sujet simplifiй,
_argumentum omni denudatum ornamento_. Je ferais avec cela,
continua le jйsuite, deux volumes de la taille de celui-ci.»
Et, dans son enthousiasme, il frappait sur le saint Chrysostome
in-folio qui faisait plier la table sous son poids.
D'Artagnan frйmit.
«Certes, dit Aramis, je rends justice aux beautйs de cette thиse,
mais en mкme temps je la reconnais йcrasante pour moi. J'avais
choisi ce texte; dites-moi, cher d'Artagnan, s'il n'est point de
votre goыt: _Non inutile est desiderium in oblatione_, ou mieux
encore: un peu de regret ne messied pas dans une offrande au
Seigneur.
-- Halte-lа! s'йcria le jйsuite, car cette thиse frise l'hйrйsie;
il y a une proposition presque semblable dans l'Augustinus de
l'hйrйsiarque Jansйnius, dont tфt ou tard le livre sera brыlй par
les mains du bourreau. Prenez garde! mon jeune ami; vous penchez
vers les fausses doctrines, mon jeune ami; vous vous perdrez!
-- Vous vous perdrez, dit le curй en secouant douloureusement la
tкte.
-- Vous touchez а ce fameux point du libre arbitre, qui est un
йcueil mortel. Vous abordez de front les insinuations des
pйlagiens et des demi-pйlagiens.
-- Mais, mon rйvйrend..., reprit Aramis quelque peu abasourdi de
la grкle d'arguments qui lui tombait sur la tкte.
-- Comment prouverez-vous, continua le jйsuite sans lui donner le
temps de parler, que l'on doit regretter le monde lorsqu'on
s'offre а Dieu? йcoutez ce dilemme: Dieu est Dieu, et le monde est
le diable. Regretter le monde, c'est regretter le diable: voilа ma
conclusion.
-- C'est la mienne aussi, dit le curй.
-- Mais de grвce!... dit Aramis.
-- _Desideras diabolum_, infortunй! s'йcria le jйsuite.
-- Il regrette le diable! Ah! mon jeune ami, reprit le curй en
gйmissant, ne regrettez pas le diable, c'est moi qui vous en
supplie.»
D'Artagnan tournait а l'idiotisme; il lui semblait кtre dans une
maison de fous, et qu'il allait devenir fou comme ceux qu'il
voyait. Seulement il йtait forcй de se taire, ne comprenant point
la langue qui se parlait devant lui.
«Mais йcoutez-moi donc, reprit Aramis avec une politesse sous
laquelle commenзait а percer un peu d'impatience, je ne dis pas
que je regrette; non, je ne prononcerai jamais cette phrase qui ne
serait pas orthodoxe...»
Le jйsuite leva les bras au ciel, et le curй en fit autant.
«Non, mais convenez au moins qu'on a mauvaise grвce de n'offrir au
Seigneur que ce dont on est parfaitement dйgoыtй. Ai-je raison,
d'Artagnan?
-- Je le crois pardieu bien!» s'йcria celui-ci.
Le curй et le jйsuite firent un bond sur leur chaise.
«Voici mon point de dйpart, c'est un syllogisme: le monde ne
manque pas d'attraits, je quitte le monde, donc je fais un
sacrifice; or l'Йcriture dit positivement: Faites un sacrifice au
Seigneur.
-- Cela est vrai, dirent les antagonistes.
-- Et puis, continua Aramis en se pinзant l'oreille pour la rendre
rouge, comme il se secouait les mains pour les rendre blanches, et
puis j'ai fait certain rondeau lа-dessus que je communiquai а
M. Voiture l'an passй, et duquel ce grand homme m'a fait mille
compliments.
-- Un rondeau! fit dйdaigneusement le jйsuite.
-- Un rondeau! dit machinalement le curй.
-- Dites, dites, s'йcria d'Artagnan, cela nous changera quelque
peu.
-- Non, car il est religieux, rйpondit Aramis, et c'est de la
thйologie en vers.
-- Diable! fit d'Artagnan.
-- Le voici, dit Aramis d'un petit air modeste qui n'йtait pas
exempt d'une certaine teinte d'hypocrisie:
_Vous qui pleurez un passй plein de charmes,_
_Et qui traоnez des jours infortunйs,_
_Tous vos malheurs se verront terminйs,_
_Quand а Dieu seul vous offrirez vos larmes,_
_Vous qui pleurez._
D'Artagnan et le curй parurent flattйs. Le jйsuite persista dans
son opinion.
«Gardez-vous du goыt profane dans le style thйologique. Que dit en
effet saint Augustin? _Severus sit clericorum sermo_.
-- Oui, que le sermon soit clair! dit le curй.
-- Or, se hвta d'interrompre le jйsuite en voyant que son acolyte
se fourvoyait, or votre thиse plaira aux dames, voilа tout; elle
aura le succиs d'une plaidoirie de maоtre Patru.
-- Plaise а Dieu! s'йcria Aramis transportй.
-- Vous le voyez, s'йcria le jйsuite, le monde parle encore en
vous а haute voix, _altissima voce_. Vous suivez le monde, mon
jeune ami, et je tremble que la grвce ne soit point efficace.
-- Rassurez-vous, mon rйvйrend, je rйponds de moi.
-- Prйsomption mondaine!
-- Je me connais, mon pиre, ma rйsolution est irrйvocable.
-- Alors vous vous obstinez а poursuivre cette thиse?
-- Je me sens appelй а traiter celle-lа, et non pas une autre; je
vais donc la continuer, et demain j'espиre que vous serez
satisfait des corrections que j'y aurai faites d'aprиs vos avis.
-- Travaillez lentement, dit le curй, nous vous laissons dans des
dispositions excellentes.
-- Oui, le terrain est tout ensemencй, dit le jйsuite, et nous
n'avons pas а craindre qu'une partie du grain soit tombйe sur la
pierre, l'autre le long du chemin, et que les oiseaux du ciel
aient mangй le reste, _aves coeli coznederunt illam_.
-- Que la peste t'йtouffe avec ton latin! dit d'Artagnan, qui se
sentait au bout de ses forces.
-- Adieu, mon fils, dit le curй, а demain.
-- А demain, jeune tйmйraire, dit le jйsuite; vous promettez
d'кtre une des lumiиres de l'Йglise; veuille le Ciel que cette
lumiиre ne soit pas un feu dйvorant.»
D'Artagnan, qui pendant une heure s'йtait rongй les ongles
d'impatience, commenзait а attaquer la chair.
Les deux hommes noirs se levиrent, saluиrent Aramis et d'Artagnan,
et s'avancиrent vers la porte. Bazin, qui s'йtait tenu debout et
qui avait йcoutй toute cette controverse avec une pieuse
jubilation, s'йlanзa vers eux, prit le brйviaire du curй, le
missel du jйsuite, et marcha respectueusement devant eux pour leur
frayer le chemin.
Aramis les conduisit jusqu'au bas de l'escalier et remonta
aussitфt prиs de d'Artagnan qui rкvait encore.
Restйs seuls, les deux amis gardиrent d'abord un silence
embarrassй; cependant il fallait que l'un des deux le rompоt le
premier, et comme d'Artagnan paraissait dйcidй а laisser cet
honneur а son ami:
«Vous le voyez, dit Aramis, vous me trouvez revenu а mes idйes
fondamentales.
-- Oui, la grвce efficace vous a touchй, comme disait ce monsieur
tout а l'heure.
-- Oh! ces plans de retraite sont formйs depuis longtemps; et vous
m'en avez dйjа ouп parler, n'est-ce pas, mon ami?
-- Sans doute, mais je vous avoue que j'ai cru que vous
plaisantiez.
-- Avec ces sortes de choses! Oh! d'Artagnan!
-- Dame! on plaisante bien avec la mort.
-- Et l'on a tort, d'Artagnan: car la mort, c'est la porte qui
conduit а la perdition ou au salut.
-- D'accord; mais, s'il vous plaоt, ne thйologisons pas, Aramis;
vous devez en avoir assez pour le reste de la journйe: quant а
moi, j'ai а peu prиs oubliй le peu de latin que je n'ai jamais su;
puis, je vous l'avouerai, je n'ai rien mangй depuis ce matin dix
heures, et j'ai une faim de tous les diables.
-- Nous dоnerons tout а l'heure, cher ami; seulement, vous vous
rappellerez que c'est aujourd'hui vendredi; or, dans un pareil
jour, je ne puis ni voir, ni manger de la chair. Si vous voulez
vous contenter de mon dоner, il se compose de tйtragones cuits et
de fruits.
-- Qu'entendez-vous par tйtragones? demanda d'Artagnan avec
inquiйtude.
-- J'entends des йpinards, reprit Aramis, mais pour vous
j'ajouterai des oeufs, et c'est une grave infraction а la rиgle,
car les oeufs sont viande, puisqu'ils engendrent le poulet.
-- Ce festin n'est pas succulent, mais n'importe; pour rester avec
vous, je le subirai.
-- Je vous suis reconnaissant du sacrifice, dit Aramis; mais s'il
ne profite pas а votre corps, il profitera, soyez-en certain, а
votre вme.
-- Ainsi, dйcidйment, Aramis, vous entrez en religion. Que vont
dire nos amis, que va dire M. de Trйville? Ils vous traiteront de
dйserteur, je vous en prйviens.
-- Je n'entre pas en religion, j'y rentre. C'est Йglise que
j'avais dйsertйe pour le monde, car vous savez que je me suis fait
violence pour prendre la casaque de mousquetaire.
-- Moi, je n'en sais rien.
-- Vous ignorez comment j'ai quittй le sйminaire?
-- Tout а fait.
-- Voici mon histoire; d'ailleurs les Йcritures disent:
«Confessez-vous les uns aux autres», et je me confesse а vous,
d'Artagnan.
-- Et moi, je vous donne l'absolution d'avance, vous voyez que je
suis bon homme.
-- Ne plaisantez pas avec les choses saintes, mon ami.
-- Alors, dites, je vous йcoute.
-- J'йtais donc au sйminaire depuis l'вge de neuf ans, j'en avais
vingt dans trois jours, j'allais кtre abbй, et tout йtait dit. Un
soir que je me rendais, selon mon habitude, dans une maison que je
frйquentais avec plaisir -- on est jeune que voulez-vous! on est
faible -- un officier qui me voyait d'un oeil jaloux lire les vies
des saints а la maоtresse de la maison, entra tout а coup et sans
кtre annoncй. Justement, ce soir-lа, j'avais traduit un йpisode de
Judith, et je venais de communiquer mes vers а la dame qui me
faisait toutes sortes de compliments, et, penchйe sur mon йpaule,
les relisait avec moi. La pose, qui йtait quelque peu abandonnйe,
je l'avoue, blessa cet officier; il ne dit rien, mais lorsque je
sortis, il sortit derriиre moi, et me rejoignant:
«-- Monsieur l'abbй, dit-il, aimez-vous les coups de canne?
«-- Je ne puis le dire, monsieur, rйpondis-je, personne n'ayant
jamais osй m'en donner.
«-- Eh bien, йcoutez-moi, monsieur l'abbй, si vous retournez dans
la maison oщ je vous ai rencontrй ce soir, j'oserai, moi.»
«Je crois que j'eus peur, je devins fort pвle, je sentis les
jambes qui me manquaient, je cherchai une rйponse que je ne
trouvai pas, je me tus.
«L'officier attendait cette rйponse, et voyant qu'elle tardait, il
se mit а rire, me tourna le dos et rentra dans la maison. Je
rentrai au sйminaire.
«Je suis bon gentilhomme et j'ai le sang vif, comme vous avez pu
le remarquer, mon cher d'Artagnan; l'insulte йtait terrible, et,
tout inconnue qu'elle йtait restйe au monde, je la sentais vivre
et remuer au fond de mon coeur. Je dйclarai а mes supйrieurs que
je ne me sentais pas suffisamment prйparй pour l'ordination, et,
sur ma demande, on remit la cйrйmonie а un an.
«J'allai trouver le meilleur maоtre d'armes de Paris, je fis
condition avec lui pour prendre une leзon d'escrime chaque jour,
et chaque jour, pendant une annйe, je pris cette leзon. Puis, le
jour anniversaire de celui oщ j'avais йtй insultй, j'accrochai ma
soutane а un clou, je pris un costume complet de cavalier, et je
me rendis а un bal que donnait une dame de mes amies, et oщ je
savais que devait se trouver mon homme. C'йtait rue des Francs-
Bourgeois, tout prиs de la Force.
«En effet, mon officier y йtait; je m'approchai de lui, comme il
chantait un lai d'amour en regardant tendrement une femme, et je
l'interrompis au beau milieu du second couplet.
«-- Monsieur, lui dis-je, vous dйplaоt-il toujours que je retourne
dans certaine maison de la rue Payenne, et me donnerez-vous encore
des coups de carme, s'il me prend fantaisie de vous dйsobйir?»
«L'officier me regarda avec йtonnement, puis il dit:
«-- Que me voulez-vous, monsieur? Je ne vous connais pas.
«-- Je suis, rйpondis-je, le petit abbй qui lit les vies des
saints et qui traduit Judith en vers.
«-- Ah! ah! je me rappelle, dit l'officier en goguenardant; que me
voulez-vous?
«-- Je voudrais que vous eussiez le loisir de venir faire un tour
de promenade avec moi.
«-- Demain matin, si vous le voulez bien, et ce sera avec le plus
grand plaisir.
«-- Non, pas demain matin, s'il vous plaоt, tout de suite.
«-- Si vous l'exigez absolument...
«-- Mais oui, je l'exige.
«-- Alors, sortons. Mesdames, dit l'officier, ne vous dйrangez
pas. Le temps de tuer monsieur seulement, et je reviens vous
achever le dernier couplet.»
«Nous sortоmes.
«Je le menai rue Payenne, juste а l'endroit oщ un an auparavant,
heure pour heure, il m'avait fait le compliment que je vous ai
rapportй. Il faisait un clair de lune superbe. Nous mоmes l'йpйe а
la main, et а la premiиre passe, je le tuai roide.
-- Diable! fit d'Artagnan.
-- Or, continua Aramis, comme les dames ne virent pas revenir leur
chanteur, et qu'on le trouva rue Payenne avec un grand coup d'йpйe
au travers du corps, on pensa que c'йtait moi qui l'avait
accommodй ainsi, et la chose fit scandale. Je fus donc pour
quelque temps forcй de renoncer а la soutane. Athos, dont je fis
la connaissance а cette йpoque, et Porthos, qui m'avait, en dehors
de mes leзons d'escrime, appris quelques bottes gaillardes, me
dйcidиrent а demander une casaque de mousquetaire. Le roi avait
fort aimй mon pиre, tuй au siиge d'Arras, et l'on m'accorda cette
casaque. Vous comprenez donc qu'aujourd'hui le moment est venu
pour moi de rentrer dans le sein de Йglise
-- Et pourquoi aujourd'hui plutфt qu'hier et que demain? Que vous
est-il donc arrivй aujourd'hui, qui vous donne de si mйchantes
idйes?
-- Cette blessure, mon cher d'Artagnan, m'a йtй un avertissement
du Ciel.
-- Cette blessure? bah! elle est а peu prиs guйrie, et je suis sыr
qu'aujourd'hui ce n'est pas celle-lа qui vous fait le plus
souffrir.
-- Et laquelle? demanda Aramis en rougissant.
-- Vous en avez une au coeur, Aramis, une plus vive et plus
sanglante, une blessure faite par une femme.»
L'oeil d'Aramis йtincela malgrй lui.
«Ah! dit-il en dissimulant son йmotion sous une feinte nйgligence,
ne parlez pas de ces choses-lа; moi, penser а ces choses-lа! avoir
des chagrins d'amour? _Vanitas vanitatum_! Me serais-je donc, а
votre avis, retournй la cervelle, et pour qui? pour quelque
grisette, pour quelque fille de chambre, а qui j'aurais fait la
cour dans une garnison, fi!
-- Pardon, mon cher Aramis, mais je croyais que vous portiez vos
visйes plus haut.
-- Plus haut? et que suis-je pour avoir tant d'ambition? un pauvre
mousquetaire fort gueux et fort obscur, qui hait les servitudes et
se trouve grandement dйplacй dans le monde!
-- Aramis, Aramis! s'йcria d'Artagnan en regardant son ami avec un
air de doute.
-- Poussiиre, je rentre dans la poussiиre. La vie est pleine
d'humiliations et de douleurs, continua-t-il en s'assombrissant;
tous les fils qui la rattachent au bonheur se rompent tour а tour
dans la main de l'homme, surtout les fils d'or. O mon cher
d'Artagnan! reprit Aramis en donnant а sa voix une lйgиre teinte
d'amertume, croyez-moi, cachez bien vos plaies quand vous en
aurez. Le silence est la derniиre joie des malheureux; gardez-vous
de mettre qui que ce soit sur la trace de vos douleurs, les
curieux pompent nos larmes comme les mouches font du sang d'un
daim blessй.
-- Hйlas, mon cher Aramis, dit d'Artagnan en poussant а son tour
un profond soupir, c'est mon histoire а moi-mкme que vous faites
lа.
-- Comment?
-- Oui, une femme que j'aimais, que j'adorais, vient de m'кtre
enlevйe de force. Je ne sais pas oщ elle est, oщ on l'a conduite;
elle est peut-кtre prisonniиre, elle est peut-кtre morte.
-- Mais vous avez au moins la consolation de vous dire qu'elle ne
vous a pas quittй volontairement; que si vous n'avez point de ses
nouvelles, c'est que toute communication avec vous lui est
interdite, tandis que...
-- Tandis que...
-- Rien, reprit Aramis, rien.
-- Ainsi, vous renoncez а jamais au monde, c'est un parti pris,
une rйsolution arrкtйe?
-- А tout jamais. Vous кtes mon ami aujourd'hui demain vous ne
serez plus pour moi qu'une ombre; oщ plutфt mкme, vous n'existerez
plus. Quant au monde, c'est un sйpulcre et pas autre chose.
-- Diable! c'est fort triste ce que vous me dites lа.
-- Que voulez-vous! ma vocation m'attire, elle m'enlиve.
D'Artagnan sourit et ne rйpondit point. Aramis continua:
«Et cependant, tandis que je tiens encore а la terre j'eusse voulu
vous parler de vous, de nos amis.
-- Et moi, dit d'Artagnan, j'eusse voulu vous parler de vous-mкme,
mais je vous vois si dйtachй de tout; les amours, vous en faites
fi; les amis sont des ombres, le monde est un sйpulcre.
-- Hйlas! vous le verrez par vous-mкme, dit Aramis avec un soupir.
-- N'en parlons donc plus, dit d'Artagnan, et brыlons cette lettre
qui, sans doute, vous annonзait quelque nouvelle infidйlitй de
votre grisette ou de votre fille de chambre.
-- Quelle lettre? s'йcria vivement Aramis.
-- Une lettre qui йtait venue chez vous en votre absence et qu'on
m'a remise pour vous.
-- Mais de qui cette lettre?
-- Ah! de quelque suivante йplorйe, de quelque grisette au
dйsespoir; la fille de chambre de Mme de Chevreuse peut-кtre, qui
aura йtй obligйe de retourner а Tours avec sa maоtresse, et qui,
pour se faire pimpante, aura pris du papier parfumй et aura
cachetй sa lettre avec une couronne de duchesse.
-- Que dites-vous lа?
-- Tiens, je l'aurai perdue! dit sournoisement le jeune homme en
faisant semblant de chercher. Heureusement que le monde est un
sйpulcre, que les hommes et par consйquent les femmes sont des
ombres, que l'amour est un sentiment dont vous faites fi!
-- Ah! d'Artagnan, d'Artagnan! s'йcria Aramis, tu me fais mourir!
-- Enfin, la voici!» dit d'Artagnan.
Et il tira la lettre de sa poche.
Aramis fit un bond, saisit la lettre, la lut ou plutфt la dйvora,
son visage rayonnait.
«Il paraоt que la suivante а un beau style, dit nonchalamment le
messager.
-- Merci, d'Artagnan! s'йcria Aramis presque en dйlire. Elle a йtй
forcйe de retourner а Tours; elle ne m'est pas infidиle, elle
m'aime toujours. Viens, mon ami, viens que je t'embrasse, le
bonheur m'йtouffe!»
Et les deux amis se mirent а danser autour du vйnйrable saint
Chrysostome, piйtinant bravement les feuillets de la thиse qui
avaient roulй sur le parquet.
En ce moment, Bazin entrait avec les йpinards et l'omelette.
«Fuis, malheureux! s'йcria Aramis en lui jetant sa calotte au
visage; retourne d'oщ tu viens, remporte ces horribles lйgumes et
cet affreux entremets! demande un liиvre piquй, un chapon gras, un
gigot а l'ail et quatre bouteilles de vieux bourgogne.»
Bazin, qui regardait son maоtre et qui ne comprenait rien а ce
changement, laissa mйlancoliquement glisser l'omelette dans les
йpinards, et les йpinards sur le parquet.
«Voilа le moment de consacrer votre existence au Roi des Rois, dit
d'Artagnan, si vous tenez а lui faire une politesse: _Non inutile
desiderium in oblatione_.
-- Allez-vous-en au diable avec votre latin! Mon cher d'Artagnan,
buvons, morbleu, buvons frais, buvons beaucoup, et racontez-moi un
peu ce qu'on fait lа-bas.»
CHAPITRE XXVII
LA FEMME D'ATHOS
«Il reste maintenant а savoir des nouvelles d'Athos, dit
d'Artagnan au fringant Aramis, quand il l'eut mis au courant de ce
qui s'йtait passй dans la capitale depuis leur dйpart, et qu'un
excellent dоner leur eut fait oublier а l'un sa thиse, а l'autre
sa fatigue.
-- Croyez-vous donc qu'il lui soit arrivй malheur? demanda Aramis.
Athos est si froid, si brave et manie si habilement son йpйe.
-- Oui, sans doute, et personne ne reconnaоt mieux que moi le
courage et l'adresse d'Athos, mais j'aime mieux sur mon йpйe le
choc des lances que celui des bвtons, je crains qu'Athos n'ait йtй
йtrillй par de la valetaille, les valets sont gens qui frappent
fort et ne finissent pas tфt. Voilа pourquoi, je vous l'avoue, je
voudrais repartir le plus tфt possible.
-- Je tвcherai de vous accompagner, dit Aramis, quoique je ne me
sente guиre en йtat de monter а cheval. Hier, j'essayai de la
discipline que vous voyez sur ce mur et la douleur m'empкcha de
continuer ce pieux exercice.
-- C'est qu'aussi, mon cher ami, on n'a jamais vu essayer de
guйrir un coup d'escopette avec des coups de martinet; mais vous
йtiez malade, et la maladie rend la tкte faible, ce qui fait que
je vous excuse.
-- Et quand partez-vous?
-- Demain, au point du jour; reposez-vous de votre mieux cette
nuit, et demain, si vous le pouvez, nous partirons ensemble.
-- А demain donc, dit Aramis; car tout de fer que vous кtes, vous
devez avoir besoin de repos.»
Le lendemain, lorsque d'Artagnan entra chez Aramis, il le trouva а
sa fenкtre.
«Que regardez-vous donc lа? demanda d'Artagnan.
-- Ma foi! J'admire ces trois magnifiques chevaux que les garзons
d'йcurie tiennent en bride; c'est un plaisir de prince que de
voyager sur de pareilles montures.
-- Eh bien, mon cher Aramis, vous vous donnerez ce plaisir-lа, car
l'un de ces chevaux est а vous.
-- Ah! bah, et lequel?
-- Celui des trois que vous voudrez: je n'ai pas de prйfйrence.
-- Et le riche caparaзon qui le couvre est а moi aussi?
-- Sans doute.
-- Vous voulez rire, d'Artagnan.
-- Je ne ris plus depuis que vous parlez franзais.
-- C'est pour moi, ces fontes dorйes, cette housse de velours,
cette selle chevillйe d'argent?
-- А vous-mкme, comme le cheval qui piaffe est а moi, comme cet
autre cheval qui caracole est а Athos.
-- Peste! ce sont trois bкtes superbes.
-- Je suis flattй qu'elles soient de votre goыt.
-- C'est donc le roi qui vous a fait ce cadeau-lа?
-- А coup sыr, ce n'est point le cardinal, mais ne vous inquiйtez
pas d'oщ ils viennent, et songez seulement qu'un des trois est
votre propriйtй.
-- Je prends celui que tient le valet roux.
-- А merveille!
-- Vive Dieu! s'йcria Aramis, voilа qui me fait passer le reste de
ma douleur; je monterais lа-dessus avec trente balles dans le
corps. Ah! sur mon вme, les beaux йtriers! Holа! Bazin, venez за,
et а l'instant mкme.»
Bazin apparut, morne et languissant, sur le seuil de la porte.
«Fourbissez mon йpйe, redressez mon feutre, brossez mon manteau,
et chargez mes pistolets! dit Aramis.
-- Cette derniиre recommandation est inutile, interrompit
d'Artagnan: il y a des pistolets chargйs dans vos fontes.»
Bazin soupira.
«Allons, maоtre Bazin, tranquillisez-vous, dit d'Artagnan; on
gagne le royaume des cieux dans toutes les conditions.
-- Monsieur йtait dйjа si bon thйologien! dit Bazin presque
larmoyant; il fыt devenu йvкque et peut-кtre cardinal.
-- Eh bien, mon pauvre Bazin, voyons, rйflйchis un peu; а quoi
sert d'кtre homme d'Йglise, je te prie? on n'йvite pas pour cela
d'aller faire la guerre; tu vois bien que le cardinal va faire la
premiиre campagne avec le pot en tкte et la pertuisane au poing;
et M. de Nogaret de La Valette, qu'en dis-tu? il est cardinal
aussi, demande а son laquais combien de fois il lui a fait de la
charpie.
-- Hйlas! soupira Bazin, je le sais, monsieur, tout est bouleversй
dans le monde aujourd'hui.»
Pendant ce temps, les deux jeunes gens et le pauvre laquais
йtaient descendus.
«Tiens-moi l'йtrier, Bazin», dit Aramis.
Et Aramis s'йlanзa en selle avec sa grвce et sa lйgиretй
ordinaire; mais aprиs quelques voltes et quelques courbettes du
noble animal, son cavalier ressentit des douleurs tellement
insupportables, qu'il pвlit et chancela. D'Artagnan qui, dans la
prйvision de cet accident, ne l'avait pas perdu des yeux, s'йlanзa
vers lui, le retint dans ses bras et le conduisit а sa chambre.
«C'est bien, mon cher Aramis, soignez-vous, dit-il, j'irai seul а
la recherche d'Athos.
-- Vous кtes un homme d'airain, lui dit Aramis.
-- Non, j'ai du bonheur, voilа tout, mais comment allez-vous vivre
en m'attendant? plus de thиse, plus de glose sur les doigts et les
bйnйdictions, hein?»
Aramis sourit.
«Je ferai des vers, dit-il.
-- Oui, des vers parfumйs а l'odeur du billet de la suivante de
Mme de Chevreuse. Enseignez donc la prosodie а Bazin, cela le
consolera. Quant au cheval, montez-le tous les jours un peu, et
cela vous habituera aux manoeuvres.
-- Oh! pour cela, soyez tranquille, dit Aramis, vous me
retrouverez prкt а vous suivre.»
Ils se dirent adieu et, dix minutes aprиs, d'Artagnan, aprиs avoir
recommandй son ami а Bazin et а l'hфtesse, trottait dans la
direction d'Amiens.
Comment allait-il retrouver Athos, et mкme le retrouverait-il?
La position dans laquelle il l'avait laissй йtait critique; il
pouvait bien avoir succombй. Cette idйe, en assombrissant son
front, lui arracha quelques soupirs et lui fit formuler tout bas
quelques serments de vengeance. De tous ses amis, Athos йtait le
plus вgй, et partant le moins rapprochй en apparence de ses goыts
et de ses sympathies.
Cependant il avait pour ce gentilhomme une prйfйrence marquйe.
L'air noble et distinguй d'Athos, ces йclairs de grandeur qui
jaillissaient de temps en temps de l'ombre oщ il se tenait
volontairement enfermй, cette inaltйrable йgalitй d'humeur qui en
faisait le plus facile compagnon de la terre, cette gaietй forcйe
et mordante, cette bravoure qu'on eыt appelйe aveugle si elle
n'eыt йtй le rйsultat du plus rare sang-froid, tant de qualitйs
attiraient plus que l'estime, plus que l'amitiй de d'Artagnan,
elles attiraient son admiration.
En effet, considйrй mкme auprиs de M. de Trйville, l'йlйgant et
noble courtisan, Athos, dans ses jours de belle humeur, pouvait
soutenir avantageusement la comparaison; il йtait de taille
moyenne, mais cette taille йtait si admirablement prise et si bien
proportionnйe, que, plus d'une fois, dans ses luttes avec Porthos,
il avait fait plier le gйant dont la force physique йtait devenue
proverbiale parmi les mousquetaires; sa tкte, aux yeux perзants,
au nez droit, au menton dessinй comme celui de Brutus, avait un
caractиre indйfinissable de grandeur et de grвce; ses mains, dont
il ne prenait aucun soin, faisaient le dйsespoir d'Aramis, qui
cultivait les siennes а grand renfort de pвte d'amandes et d'huile
parfumйe; le son de sa voix йtait pйnйtrant et mйlodieux tout а la
fois, et puis, ce qu'il y avait d'indйfinissable dans Athos, qui
se faisait toujours obscur et petit, c'йtait cette science
dйlicate du monde et des usages de la plus brillante sociйtй,
cette habitude de bonne maison qui perзait comme а son insu dans
ses moindres actions.
S'agissait-il d'un repas, Athos l'ordonnait mieux qu'aucun homme
du monde, plaзant chaque convive а la place et au rang que lui
avaient faits ses ancкtres ou qu'il s'йtait faits lui-mкme.
S'agissait-il de science hйraldique, Athos connaissait toutes les
familles nobles du royaume, leur gйnйalogie, leurs alliances,
leurs armes et l'origine de leurs armes. L'йtiquette n'avait pas
de minuties qui lui fussent йtrangиres, il savait quels йtaient
les droits des grands propriйtaires, il connaissait а fond la
vйnerie et la fauconnerie, et un jour il avait, en causant de ce
grand art, йtonnй le roi Louis XIII lui-mкme, qui cependant y
йtait passй maоtre.
Comme tous les grands seigneurs de cette йpoque, il montait а
cheval et faisait des armes dans la perfection. Il y a plus: son
йducation avait йtй si peu nйgligйe, mкme sous le rapport des
йtudes scolastiques, si rares а cette йpoque chez les
gentilshommes, qu'il souriait aux bribes de latin que dйtachait
Aramis, et qu'avait l'air de comprendre Porthos; deux ou trois
fois mкme, au grand йtonnement de ses amis, il lui йtait arrivй,
lorsque Aramis laissait йchapper quelque erreur de rudiment, de
remettre un verbe а son temps et un nom а son cas. En outre, sa
probitй йtait inattaquable, dans ce siиcle oщ les hommes de guerre
transigeaient si facilement avec leur religion et leur conscience,
les amants avec la dйlicatesse rigoureuse de nos jours, et les
pauvres avec le septiиme commandement de Dieu. C'йtait donc un
homme fort extraordinaire qu'Athos.
Et cependant, on voyait cette nature si distinguйe, cette crйature
si belle, cette essence si fine, tourner insensiblement vers la
vie matйrielle, comme les vieillards tournent vers l'imbйcillitй
physique et morale. Athos, dans ses heures de privation, et ces
heures йtaient frйquentes, s'йteignait dans toute sa partie
lumineuse, et son cфtй brillant disparaissait comme dans une
profonde nuit.
Alors, le demi-dieu йvanoui, il restait а peine un homme. La tкte
basse, l'oeil terne, la parole lourde et pйnible, Athos regardait
pendant de longues heures soit sa bouteille et son verre, soit
Grimaud, qui, habituй а lui obйir par signes, lisait dans le
regard atone de son maоtre jusqu'а son moindre dйsir, qu'il
satisfaisait aussitфt. La rйunion des quatre amis avait-elle lieu
dans un de ces moments-lа, un mot, йchappй avec un violent effort,
йtait tout le contingent qu'Athos fournissait а la conversation.
En йchange, Athos а lui seul buvait comme quatre, et cela sans
qu'il y parыt autrement que par un froncement de sourcil plus
indiquй et par une tristesse plus profonde.
D'Artagnan, dont nous connaissons l'esprit investigateur et
pйnйtrant, n'avait, quelque intйrкt qu'il eыt а satisfaire sa
curiositй sur ce sujet, pu encore assigner aucune cause а ce
marasme, ni en noter les occurrences. Jamais Athos ne recevait de
lettres, jamais Athos ne faisait aucune dйmarche qui ne fыt connue
de tous ses amis.
On ne pouvait dire que ce fыt le vin qui lui donnвt cette
tristesse, car au contraire il ne buvait que pour combattre cette
tristesse, que ce remиde, comme nous l'avons dit, rendait plus
sombre encore. On ne pouvait attribuer cet excиs d'humeur noire au
jeu, car, au contraire de Porthos, qui accompagnait de ses chants
ou de ses jurons toutes les variations de la chance, Athos,
lorsqu'il avait gagnй, demeurait aussi impassible que lorsqu'il
avait perdu. On l'avait vu, au cercle des mousquetaires, gagner un
soir trois mille pistoles, les perdre jusqu'au ceinturon brodй
d'or des jours de gala; regagner tout cela, plus cent louis, sans
que son beau sourcil noir eыt haussй ou baissй d'une demi-ligne,
sans que ses mains eussent perdu leur nuance nacrйe, sans que sa
conversation, qui йtait agrйable ce soir-lа, eыt cessй d'кtre
calme et agrйable.
Ce n'йtait pas non plus, comme chez nos voisins les Anglais, une
influence atmosphйrique qui assombrissait son visage, car cette
tristesse devenait plus intense en gйnйral vers les beaux jours de
l'annйe; juin et juillet йtaient les mois terribles d'Athos.
Pour le prйsent, il n'avait pas de chagrin, il haussait les
йpaules quand on lui parlait de l'avenir; son secret йtait donc
dans le passй, comme on l'avait dit vaguement а d'Artagnan.
Cette teinte mystйrieuse rйpandue sur toute sa personne rendait
encore plus intйressant l'homme dont jamais les yeux ni la bouche,
dans l'ivresse la plus complиte, n'avaient rien rйvйlй, quelle que
fыt l'adresse des questions dirigйes contre lui.
«Eh bien, pensait d'Artagnan, le pauvre Athos est peut-кtre mort а
cette heure, et mort par ma faute, car c'est moi qui l'ai entraоnй
dans cette affaire, dont il ignorait l'origine, dont il ignorera
le rйsultat et dont il ne devait tirer aucun profit.
-- Sans compter, monsieur, rйpondait Planchet, que nous lui devons
probablement la vie. Vous rappelez-vous comme il a criй: “Au
large, d'Artagnan! je suis pris.” Et aprиs avoir dйchargй ses deux
pistolets, quel bruit terrible il faisait avec son йpйe! On eыt
dit vingt hommes, ou plutфt vingt diables enragйs!»
Et ces mots redoublaient l'ardeur de d'Artagnan, qui excitait son
cheval, lequel n'ayant pas besoin d'кtre excitй emportait son
cavalier au galop.
Vers onze heures du matin, on aperзut Amiens; а onze heures et
demie, on йtait а la porte de l'auberge maudite.
D'Artagnan avait souvent mйditй contre l'hфte perfide une de ces
bonnes vengeances qui consolent, rien qu'en espйrance. Il entra
donc dans l'hфtellerie, le feutre sur les yeux, la main gauche sur
le pommeau de l'йpйe et faisant siffler sa cravache de la main
droite.
«Me reconnaissez-vous? dit-il а l'hфte, qui s'avanзait pour le
saluer.
-- Je n'ai pas cet honneur, Monseigneur, rйpondit celui-ci les
yeux encore йblouis du brillant йquipage avec lequel d'Artagnan se
prйsentait.
-- Ah! vous ne me connaissez pas!
-- Non, Monseigneur.
-- Eh bien, deux mots vont vous rendre la mйmoire. Qu'avez-vous
fait de ce gentilhomme а qui vous eыtes l'audace, voici quinze
jours passйs а peu prиs, d'intenter une accusation de fausse
monnaie?»
L'hфte pвlit, car d'Artagnan avait pris l'attitude la plus
menaзante, et Planchet se modelait sur son maоtre.
«Ah! Monseigneur, ne m'en parlez pas, s'йcria l'hфte de son ton de
voix le plus larmoyant; ah! Seigneur, combien j'ai payй cette
faute! Ah! malheureux que je suis!
-- Ce gentilhomme, vous dis-je, qu'est-il devenu?
-- Daignez m'йcouter, Monseigneur, et soyez clйment. Voyons,
asseyez-vous, par grвce!»
D'Artagnan, muet de colиre et d'inquiйtude, s'assit, menaзant
comme un juge. Planchet s'adossa fiиrement а son fauteuil.
«Voici l'histoire, Monseigneur, reprit l'hфte tout tremblant, car
je vous reconnais а cette heure; c'est vous qui кtes parti quand
j'eus ce malheureux dйmкlй avec ce gentilhomme dont vous parlez.
-- Oui, c'est moi; ainsi vous voyez bien que vous n'avez pas de
grвce а attendre si vous ne dites pas toute la vйritй.
-- Aussi veuillez m'йcouter, et vous la saurez tout entiиre.
-- J'йcoute.
-- J'avais йtй prйvenu par les autoritйs qu'un faux-monnayeur
cйlиbre arriverait а mon auberge avec plusieurs de ses compagnons,
tous dйguisйs sous le costume de gardes ou de mousquetaires. Vos
chevaux, vos laquais, votre figure, Messeigneurs, tout m'avait йtй
dйpeint.
-- Aprиs, aprиs? dit d'Artagnan, qui reconnut bien vite d'oщ
venait le signalement si exactement donnй.
-- Je pris donc, d'aprиs les ordres de l'autoritй, qui m'envoya un
renfort de six hommes, telles mesures que je crus urgentes afin de
m'assurer de la personne des prйtendus faux-monnayeurs.
-- Encore! dit d'Artagnan, а qui ce mot de faux-monnayeur
йchauffait terriblement les oreilles.
-- Pardonnez-moi, Monseigneur, de dire de telles choses, mais
elles sont justement mon excuse. L'autoritй m'avait fait peur, et
vous savez qu'un aubergiste doit mйnager l'autoritй.
-- Mais encore une fois, ce gentilhomme, oщ est-il? qu'est-il
devenu? Est-il mort? est-il vivant?
-- Patience, Monseigneur, nous y voici. Il arriva donc ce que vous
savez, et dont votre dйpart prйcipitй, ajouta l'hфte avec une
finesse qui n'йchappa point а d'Artagnan, semblait autoriser
l'issue. Ce gentilhomme votre ami se dйfendit en dйsespйrй. Son
valet, qui, par un malheur imprйvu, avait cherchй querelle aux
gens de l'autoritй, dйguisйs en garзons d'йcurie...
-- Ah! misйrable! s'йcria d'Artagnan, vous йtiez tous d'accord, et
je ne sais а quoi tient que je ne vous extermine tous!
-- Hйlas! non, Monseigneur, nous n'йtions pas tous d'accord, et
vous l'allez bien voir. Monsieur votre ami (pardon de ne point
l'appeler par le nom honorable qu'il porte sans doute, mais nous
ignorons ce nom), monsieur votre ami, aprиs avoir mis hors de
combat deux hommes de ses deux coups de pistolet, battit en
retraite en se dйfendant avec son йpйe dont il estropia encore un
de mes hommes, et d'un coup du plat de laquelle il m'йtourdit.
-- Mais, bourreau, finiras-tu? dit d'Artagnan. Athos, que devient
Athos?
-- En battant en retraite, comme j'ai dit а Monseigneur, il trouva
derriиre lui l'escalier de la cave, et comme la porte йtait
ouverte, il tira la clef а lui et se barricada en dedans. Comme on
йtait sыr de le retrouver lа, on le laissa libre.
-- Oui, dit d'Artagnan, on ne tenait pas tout а fait а le tuer, on
ne cherchait qu'а l'emprisonner.
-- Juste Dieu! а l'emprisonner, Monseigneur? il s'emprisonna bien
lui-mкme, je vous le jure. D'abord il avait fait de rude besogne,
un homme йtait tuй sur le coup et deux autres йtaient blessйs
griиvement. Le mort et les deux blessйs furent emportйs par leurs
camarades, et jamais je n'ai plus entendu parler ni des uns, ni
des autres. Moi-mкme, quand je repris mes sens, j'allai trouver
M. le gouverneur, auquel je racontai tout ce qui s'йtait passй, et
auquel je demandai ce que je devais faire du prisonnier. Mais
M. le gouverneur eut l'air de tomber des nues; il me dit qu'il
ignorait complиtement ce que je voulais dire, que les ordres qui
m'йtaient parvenus n'йmanaient pas de lui et que si j'avais le
malheur de dire а qui que ce fыt qu'il йtait pour quelque chose
dans toute cette йchauffourйe, il me ferait pendre. Il paraоt que
je m'йtais trompй, monsieur, que j'avais arrкtй l'un pour l'autre,
et que celui qu'on devait arrкter йtait sauvй.
-- Mais Athos? s'йcria d'Artagnan, dont l'impatience se doublait
de l'abandon oщ l'autoritй laissait la chose; Athos, qu'est-il
devenu?
-- Comme j'avais hвte de rйparer mes torts envers le prisonnier,
reprit l'aubergiste, je m'acheminai vers la cave afin de lui
rendre sa libertй. Ah! monsieur, ce n'йtait plus un homme, c'йtait
un diable. А cette proposition de libertй, il dйclara que c'йtait
un piиge qu'on lui tendait et qu'avant de sortir il entendait
imposer ses conditions. Je lui dis bien humblement, car je ne me
dissimulais pas la mauvaise position oщ je m'йtais mis en portant
la main sur un mousquetaire de Sa Majestй, je lui dis que j'йtais
prкt а me soumettre а ses conditions.
«-- D'abord, dit-il, je veux qu'on me rende mon valet tout armй.»
«On s'empressa d'obйir а cet ordre; car vous comprenez bien,
monsieur, que nous йtions disposйs а faire tout ce que voudrait
votre ami. M. Grimaud (il a dit ce nom, celui-lа, quoiqu'il ne
parle pas beaucoup), M. Grimaud fut donc descendu а la cave, tout
blessй qu'il йtait; alors, son maоtre l'ayant reзu, rebarricada la
porte et nous ordonna de rester dans notre boutique.
-- Mais enfin, s'йcria d'Artagnan, oщ est-il? oщ est Athos?
-- Dans la cave, monsieur.
-- Comment, malheureux, vous le retenez dans la cave depuis ce
temps-lа?
-- Bontй divine! Non, monsieur. Nous, le retenir dans la cave!
vous ne savez donc pas ce qu'il y fait, dans la cave! Ah! si vous
pouviez l'en faire sortir, monsieur, je vous en serais
reconnaissant toute ma vie, vous adorerais comme mon patron.
-- Alors il est lа, je le retrouverai lа?
-- Sans doute, monsieur, il s'est obstinй а y rester. Tous les
jours, on lui passe par le soupirail du pain au bout d'une
fourche, et de la viande quand il en demande; mais, hйlas! ce
n'est pas de pain et de viande qu'il fait la plus grande
consommation. Une fois, j'ai essayй de descendre avec deux de mes
garзons, mais il est entrй dans une terrible fureur. J'ai entendu
le bruit de ses pistolets qu'il armait et de son mousqueton
qu'armait son domestique. Puis, comme nous leur demandions quelles
йtaient leurs intentions, le maоtre a rйpondu qu'ils avaient
quarante coups а tirer lui et son laquais, et qu'ils les
tireraient jusqu'au dernier plutфt que de permettre qu'un seul de
nous mоt le pied dans la cave. Alors, monsieur, j'ai йtй me
plaindre au gouverneur, lequel m'a rйpondu que je n'avais que ce
que je mйritais, et que cela m'apprendrait а insulter les
honorables seigneurs qui prenaient gоte chez moi.
-- De sorte que, depuis ce temps?... reprit d'Artagnan ne pouvant
s'empкcher de rire de la figure piteuse de son hфte.
-- De sorte que, depuis ce temps, monsieur, continua celui-ci,
nous menons la vie la plus triste qui se puisse voir; car,
monsieur, il faut que vous sachiez que toutes nos provisions sont
dans la cave; il y a notre vin en bouteilles et notre vin en
piиce, la biиre, l'huile et les йpices, le lard et les saucissons;
et comme il nous est dйfendu d'y descendre, nous sommes forcйs de
refuser le boire et le manger aux voyageurs qui nous arrivent, de
sorte que tous les jours notre hфtellerie se perd. Encore une
semaine avec votre ami dans ma cave, et nous sommes ruinйs.
-- Et ce sera justice, drфle. Ne voyait-on pas bien, а notre mine,
que nous йtions gens de qualitй et non faussaires, dites?
-- Oui, monsieur, oui, vous avez raison, dit l'hфte. Mais tenez,
tenez, le voilа qui s'emporte.
-- Sans doute qu'on l'aura troublй, dit d'Artagnan.
-- Mais il faut bien qu'on le trouble, s'йcria l'hфte; il vient de
nous arriver deux gentilshommes anglais.
-- Eh bien?
-- Eh bien, les Anglais aiment le bon vin, comme vous savez,
monsieur; ceux-ci ont demandй du meilleur. Ma femme alors aura
sollicitй de M. Athos la permission d'entrer pour satisfaire ces
messieurs; et il aura refusй comme de coutume. Ah! bontй divine!
voilа le sabbat qui redouble!»
D'Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du cфtй de la
cave; il se leva et, prйcйdй de l'hфte qui se tordait les mains,
et suivi de Planchet qui tenait son mousqueton tout armй, il
s'approcha du lieu de la scиne.
Les deux gentilshommes йtaient exaspйrйs, ils avaient fait une
longue course et mouraient de faim et de soif.
«Mais c'est une tyrannie, s'йcriaient-ils en trиs bon franзais,
quoique avec un accent йtranger, que ce maоtre fou ne veuille pas
laisser а ces bonnes gens l'usage de leur vin. Зa, nous allons
enfoncer la porte, et s'il est trop enragй, eh bien! nous le
tuerons.
-- Tout beau, messieurs! dit d'Artagnan en tirant ses pistolets de
sa ceinture; vous ne tuerez personne, s'il vous plaоt.
-- Bon, bon, disait derriиre la porte la voix calme d'Athos, qu'on
les laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous
allons voir.»
Tout braves qu'ils paraissaient кtre, les deux gentilshommes
anglais se regardиrent en hйsitant; on eыt dit qu'il y avait dans
cette cave un de ces ogres famйliques, gigantesques hйros des
lйgendes populaires, et dont nul ne force impunйment la caverne.
Il y eut un moment de silence; mais enfin les deux Anglais eurent
honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit les cinq
ou six marches dont se composait l'escalier et donna dans la porte
un coup de pied а fendre une muraille.
«Planchet, dit d'Artagnan en armant ses pistolets, je me charge de
celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah!
messieurs! vous voulez de la bataille! eh bien! on va vous en
donner!
-- Mon Dieu, s'йcria la voix creuse d'Athos, j'entends d'Artagnan,
ce me semble.
-- En effet, dit d'Artagnan en haussant la voix а son tour, c'est
moi-mкme, mon ami.
-- Ah! bon! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces
enfonceurs de portes.»
Les gentilshommes avaient mis l'йpйe а la main, mais ils se
trouvaient pris entre deux feux; ils hйsitиrent un instant encore;
mais, comme la premiиre fois, l'orgueil l'emporta, et un second
coup de pied fit craquer la porte dans toute sa hauteur.
«Range-toi, d'Artagnan, range-toi, cria Athos, range-toi, je vais
tirer.
-- Messieurs, dit d'Artagnan, que la rйflexion n'abandonnait
jamais, messieurs, songez-y! De la patience, Athos. Vous vous
engagez lа dans une mauvaise affaire, et vous allez кtre criblйs.
Voici mon valet et moi qui vous lвcherons trois coups de feu,
autant vous arriveront de la cave; puis nous aurons encore nos
йpйes, dont, je vous assure, mon ami et moi nous jouons
passablement. Laissez-moi faire vos affaires et les miennes. Tout
а l'heure vous aurez а boire, je vous en donne ma parole.
-- S'il en reste», grogna la voix railleuse d'Athos.
L'hфtelier sentit une sueur froide couler le long de son йchine.
«Comment, s'il en reste! murmura-t-il.
-- Que diable! il en restera, reprit d'Artagnan; soyez donc
tranquille, а eux deux ils n'auront pas bu toute la cave.
Messieurs, remettez vos йpйes au fourreau.
-- Eh bien, vous, remettez vos pistolets а votre ceinture.
-- Volontiers.»
Et d'Artagnan donna l'exemple. Puis, se retournant vers Planchet,
il lui fit signe de dйsarmer son mousqueton.
Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs йpйes au
fourreau. On leur raconta l'histoire de l'emprisonnement d'Athos.
Et comme ils йtaient bons gentilshommes, ils donnиrent tort а
l'hфtelier.
«Maintenant, messieurs, dit d'Artagnan, remontez chez vous, et,
dans dix minutes, je vous rйponds qu'on vous y portera tout ce que
vous pourrez dйsirer.»
Les Anglais saluиrent et sortirent.
«Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit d'Artagnan,
ouvrez-moi la porte, je vous en prie.
-- А l'instant mкme», dit Athos.
Alors on entendit un grand bruit de fagots entrechoquйs et de
poutres gйmissantes: c'йtaient les contrescarpes et les bastions
d'Athos, que l'assiйgй dйmolissait lui-mкme.
Un instant aprиs, la porte s'йbranla, et l'on vit paraоtre la tкte
pвle d'Athos qui, d'un coup d'oeil rapide, explorait les environs.
D'Artagnan se jeta а son cou et l'embrassa tendrement puis il
voulut l'entraоner hors de ce sйjour humide, alors il s'aperзut
qu'Athos chancelait.
«Vous кtes blessй? lui dit-il.
-- Moi! pas le moins du monde; je suis ivre mort, voilа tout, et
jamais homme n'a mieux fait ce qu'il fallait pour cela. Vive Dieu!
mon hфte, il faut que j'en aie bu au moins pour ma part cent
cinquante bouteilles.
-- Misйricorde! s'йcria l'hфte, si le valet en a bu la moitiй du
maоtre seulement, je suis ruinй.
-- Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se serait pas
permis le mкme ordinaire que moi; il a bu а la piиce seulement;
tenez, je crois qu'il a oubliй de remettre le fosset. Entendez-
vous? cela coule.»
D'Artagnan partit d'un йclat de rire qui changea le frisson de
l'hфte en fiиvre chaude.
En mкme temps, Grimaud parut а son tour derriиre son maоtre, le
mousqueton sur l'йpaule, la tкte tremblante, comme ces satyres
ivres des tableaux de Rubens. Il йtait arrosй par-devant et par-
derriиre d'une liqueur grasse que l'hфte reconnut pour кtre sa
meilleure huile d'olive.
Le cortиge traversa la grande salle et alla s'installer dans la
meilleure chambre de l'auberge, que d'Artagnan occupa d'autoritй.
Pendant ce temps, l'hфte et sa femme se prйcipitиrent avec des
lampes dans la cave, qui leur avait йtй si longtemps interdite et
oщ un affreux spectacle les attendait.
Au-delа des fortifications auxquelles Athos avait fait brиche pour
sortir et qui se composaient de fagots, de planches et de
futailles vides entassйes selon toutes les rиgles de l'art
stratйgique, on voyait за et lа, nageant dans les mares d'huile et
de vin, les ossements de tous les jambons mangйs, tandis qu'un
amas de bouteilles cassйes jonchait tout l'angle gauche de la cave
et qu'un tonneau, dont le robinet йtait restй ouvert, perdait par
cette ouverture les derniиres gouttes de son sang. L'image de la
dйvastation et de la mort, comme dit le poиte de l'Antiquitй,
rйgnait lа comme sur un champ de bataille.
Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient а
peine.
Alors les hurlements de l'hфte et de l'hфtesse percиrent la voыte
de la cave, d'Artagnan lui-mкme en fut йmu. Athos ne tourna pas
mкme la tкte.
Mais а la douleur succйda la rage. L'hфte s'arma d'une broche et,
dans son dйsespoir, s'йlanзa dans la chambre oщ les deux amis
s'йtaient retirйs.
«Du vin! dit Athos en apercevant l'hфte.
-- Du vin! s'йcria l'hфte stupйfait, du vin! mais vous m'en avez
bu pour plus de cent pistoles; mais je suis un homme ruinй, perdu,
anйanti!
-- Bah! dit Athos, nous sommes constamment restйs sur notre soif.
-- Si vous vous йtiez contentйs de boire, encore; mais vous avez
cassй toutes les bouteilles.
-- Vous m'avez poussй sur un tas qui a dйgringolй. C'est votre
faute.
-- Toute mon huile est perdue!
-- L'huile est un baume souverain pour les blessures, et il
fallait bien que ce pauvre Grimaud pansвt celles que vous lui avez
faites.
-- Tous mes saucissons rongйs!
-- Il y a йnormйment de rats dans cette cave.
-- Vous allez me payer tout cela, cria l'hфte exaspйrй.
-- Triple drфle!» dit Athos en se soulevant. Mais il retomba
aussitфt; il venait de donner la mesure de ses forces. D'Artagnan
vint а son secours en levant sa cravache.
L'hфte recula d'un pas et se mit а fondre en larmes.
«Cela vous apprendra, dit d'Artagnan, а traiter d'une faзon plus
courtoise les hфtes que Dieu vous envoie.
-- Dieu..., dites le diable!
-- Mon cher ami, dit d'Artagnan, si vous nous rompez encore les
oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre
cave, et nous verrons si vйritablement le dйgвt est aussi grand
que vous le dites.
-- Eh bien, oui, messieurs, dit l'hфte, j'ai tort, je l'avoue;
mais а tout pйchй misйricorde; vous кtes des seigneurs et je suis
un pauvre aubergiste, vous aurez pitiй de moi.
-- Ah! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le
coeur, et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait
de tes futailles. On n'est pas si diable qu'on en a l'air. Voyons,
viens ici et causons.»
L'hфte s'approcha avec inquiйtude.
«Viens, te dis-je, et n'aie pas peur, continua Athos. Au moment oщ
j'allais te payer, j'avais posй ma bourse sur la table.
-- Oui, Monseigneur.
-- Cette bourse contenait soixante pistoles, oщ est-elle?
-- Dйposйe au greffe, Monseigneur: on avait dit que c'йtait de la
fausse monnaie.
-- Eh bien, fais-toi rendre ma bourse, et garde les soixante
pistoles.
-- Mais Monseigneur sait bien que le greffe ne lвche pas ce qu'il
tient. Si c'йtait de la fausse monnaie, il y aurait encore de
l'espoir; mais malheureusement ce sont de bonnes piиces.
-- Arrange-toi avec lui, mon brave homme, cela ne me regarde pas,
d'autant plus qu'il ne me reste pas une livre.
-- Voyons, dit d'Artagnan, l'ancien cheval d'Athos, oщ est-il?
-- А l'йcurie.
-- Combien vaut-il?
-- Cinquante pistoles tout au plus.
-- Il en vaut quatre-vingts; prends-le, et que tout soit dit.
-- Comment! tu vends mon cheval, dit Athos, tu vends mon Bajazet?
et sur quoi ferai-je la campagne? sur Grimaud?
-- Je t'en amиne un autre, dit d'Artagnan.
-- Un autre?
-- Et magnifique! s'йcria l'hфte.
-- Alors, s'il y en a un autre plus beau et plus jeune, prends le
vieux, et а boire!
-- Duquel? demanda l'hфte tout а fait rassйrйnй.
-- De celui qui est au fond, prиs des lattes; il en reste encore
vingt-cinq bouteilles, toutes les autres ont йtй cassйes dans ma
chute. Montez-en six.
-- Mais c'est un foudre que cet homme! dit l'hфte а part lui; s'il
reste seulement quinze jours ici, et qu'il paie ce qu'il boira, je
rйtablirai mes affaires.
-- Et n'oublie pas, continua d'Artagnan, de monter quatre
bouteilles du pareil aux deux seigneurs anglais.
-- Maintenant, dit Athos, en attendant qu'on nous apporte du vin,
conte-moi, d'Artagnan, ce que sont devenus les autres; voyons.»
D'Artagnan lui raconta comment il avait trouvй Porthos dans son
lit avec une foulure, et Aramis а une table entre les deux
thйologiens. Comme il achevait, l'hфte rentra avec les bouteilles
demandйes et un jambon qui, heureusement pour lui, йtait restй
hors de la cave.
«C'est bien, dit Athos en remplissant son verre et celui de
d'Artagnan, voilа pour Porthos et pour Aramis; mais vous, mon ami,
qu'avez-vous et que vous est-il arrivй personnellement? Je vous
trouve un air sinistre.
-- Hйlas! dit d'Artagnan, c'est que je suis le plus malheureux de
nous tous, moi!
-- Toi malheureux, d'Artagnan! dit Athos. Voyons, comment es-tu
malheureux? Dis-moi cela.
-- Plus tard, dit d'Artagnan.
-- Plus tard! et pourquoi plus tard? parce que tu crois que je
suis ivre, d'Artagnan? Retiens bien ceci: je n'ai jamais les idйes
plus nettes que dans le vin. Parle donc, je suis tout oreilles.»
D'Artagnan raconta son aventure avec Mme Bonacieux.
Athos l'йcouta sans sourciller; puis, lorsqu'il eut fini:
«Misиres que tout cela, dit Athos, misиres!»
C'йtait le mot d'Athos.
«Vous dites toujours misиres! mon cher Athos, dit d'Artagnan; cela
vous sied bien mal, а vous qui n'avez jamais aimй.»
L'oeil mort d'Athos s'enflamma soudain, mais ce ne fut qu'un
йclair, il redevint terne et vague comme auparavant.
«C'est vrai, dit-il tranquillement, je n'ai jamais aimй, moi.
-- Vous voyez bien alors, coeur de pierre, dit d'Artagnan, que
vous avez tort d'кtre dur pour nous autres coeurs tendres.
-- Coeurs tendres, coeurs percйs, dit Athos.
-- Que dites-vous?
-- Je dis que l'amour est une loterie oщ celui qui gagne, gagne la
mort! Vous кtes bien heureux d'avoir perdu, croyez-moi, mon cher
d'Artagnan. Et si j'ai un conseil а vous donner, c'est de perdre
toujours.
-- Elle avait l'air de si bien m'aimer!
-- Elle en avait l'air.
-- Oh! elle m'aimait.
-- Enfant! il n'y a pas un homme qui n'ait cru comme vous que sa
maоtresse l'aimait, et il n'y a pas un homme qui n'ait йtй trompй
par sa maоtresse.
-- Exceptй vous, Athos, qui n'en avez jamais eu.
-- C'est vrai, dit Athos aprиs un moment de silence, je n'en ai
jamais eu, moi. Buvons!
-- Mais alors, philosophe que vous кtes, dit d'Artagnan,
instruisez-moi, soutenez-moi; j'ai besoin de savoir et d'кtre
consolй.
-- Consolй de quoi?
-- De mon malheur.
-- Votre malheur fait rire, dit Athos en haussant les йpaules; je
serais curieux de savoir ce que vous diriez si je vous racontais
une histoire d'amour.
-- Arrivйe а vous?
-- Ou а un de mes amis, qu'importe!
-- Dites, Athos, dites.
-- Buvons, nous ferons mieux.
-- Buvez et racontez.
-- Au fait, cela se peut, dit Athos en vidant et remplissant son
verre, les deux choses vont а merveille ensemble.
-- J'йcoute», dit d'Artagnan.
Athos se recueillit, et, а mesure qu'il se recueillait, d'Artagnan
le voyait pвlir; il en йtait а cette pйriode de l'ivresse oщ les
buveurs vulgaires tombent et dorment. Lui, il rкvait tout haut
sans dormir. Ce somnambulisme de l'ivresse avait quelque chose
d'effrayant.
«Vous le voulez absolument? demanda-t-il.
-- Je vous en prie, dit d'Artagnan.
-- Qu'il soit fait donc comme vous le dйsirez. Un de mes amis, un
de mes amis, entendez-vous bien! pas moi, dit Athos en
s'interrompant avec un sourire sombre; un des comtes de ma
province, c'est-а-dire du Berry, noble comme un Dandolo ou un
Montmorency, devint amoureux а vingt-cinq ans d'une jeune fille de
seize, belle comme les amours. А travers la naпvetй de son вge
perзait un esprit ardent, un esprit non pas de femme, mais de
poиte; elle ne plaisait pas, elle enivrait; elle vivait dans un
petit bourg, prиs de son frиre qui йtait curй. Tous deux йtaient
arrivйs dans le pays: ils venaient on ne savait d'oщ; mais en la
voyant si belle et en voyant son frиre si pieux, on ne songeait
pas а leur demander d'oщ ils venaient. Du reste, on les disait de
bonne extraction. Mon ami, qui йtait le seigneur du pays, aurait
pu la sйduire ou la prendre de force, а son grй, il йtait le
maоtre; qui serait venu а l'aide de deux йtrangers, de deux
inconnus? Malheureusement il йtait honnкte homme, il l'йpousa. Le
sot, le niais, l'imbйcile!
-- Mais pourquoi cela, puisqu'il l'aimait? demanda d'Artagnan.
-- Attendez donc, dit Athos. Il l'emmena dans son chвteau, et en
fit la premiиre dame de sa province; et il faut lui rendre
justice, elle tenait parfaitement son rang.
-- Eh bien? demanda d'Artagnan.
-- Eh bien, un jour qu'elle йtait а la chasse avec son mari,
continua Athos а voix basse et en parlant fort vite, elle tomba de
cheval et s'йvanouit; le comte s'йlanзa а son secours, et comme
elle йtouffait dans ses habits, il les fendit avec son poignard et
lui dйcouvrit l'йpaule. Devinez ce qu'elle avait sur l'йpaule,
d'Artagnan? dit Athos avec un grand йclat de rire.
-- Puis-je le savoir? demanda d'Artagnan.
-- Une fleur de lis, dit Athos. Elle йtait marquйe!»
Et Athos vida d'un seul trait le verre qu'il tenait а la main.
«Horreur! s'йcria d'Artagnan, que me dites-vous lа?
-- La vйritй. Mon cher, l'ange йtait un dйmon. La pauvre fille
avait volй.
-- Et que fit le comte?
-- Le comte йtait un grand seigneur, il avait sur ses terres droit
de justice basse et haute: il acheva de dйchirer les habits de la
comtesse, il lui lia les mains derriиre le dos et la pendit а un
arbre.
-- Ciel! Athos! un meurtre! s'йcria d'Artagnan.
-- Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos pвle comme la mort.
Mais on me laisse manquer de vin, ce me semble.»
Et Athos saisit au goulot la derniиre bouteille qui restait,
l'approcha de sa bouche et la vida d'un seul trait, comme il eыt
fait d'un verre ordinaire.
Puis il laissa tomber sa tкte sur ses deux mains; d'Artagnan
demeura devant lui, saisi d'йpouvante.
«Cela m'a guйri des femmes belles, poйtiques et amoureuses, dit
Athos en se relevant et sans songer а continuer l'apologue du
comte. Dieu vous en accorde autant! Buvons!
-- Ainsi elle est morte? balbutia d'Artagnan.
-- Parbleu! dit Athos. Mais tendez votre verre. Du jambon, drфle,
cria Athos, nous ne pouvons plus boire!
-- Et son frиre? ajouta timidement d'Artagnan.
-- Son frиre? reprit Athos.
-- Oui, le prкtre?
-- Ah! je m'en informai pour le faire pendre а son tour; mais il
avait pris les devants, il avait quittй sa cure depuis la veille.
-- A-t-on su au moins ce que c'йtait que ce misйrable?
-- C'йtait sans doute le premier amant et le complice de la belle,
un digne homme qui avait fait semblant d'кtre curй peut-кtre pour
marier sa maоtresse et lui assurer un sort. Il aura йtй йcartelй,
je l'espиre.
-- Oh! mon Dieu! mon Dieu! fit d'Artagnan, tout йtourdi de cette
horrible aventure.
-- Mangez donc de ce jambon, d'Artagnan, il est exquis, dit Athos
en coupant une tranche qu'il mit sur l'assiette du jeune homme.
Quel malheur qu'il n'y en ait pas eu seulement quatre comme celui-
lа dans la cave! j'aurais bu cinquante bouteilles de plus.»
D'Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation, qui l'eыt
rendu fou; il laissa tomber sa tкte sur ses deux mains et fit
semblant de s'endormir.
«Les jeunes gens ne savent plus boire, dit Athos en le regardant
en pitiй, et pourtant celui-lа est des meilleurs!...»
CHAPITRE XXVIII
RETOUR
D'Artagnan йtait restй йtourdi de la terrible confidence d'Athos;
cependant bien des choses lui paraissaient encore obscures dans
cette demi-rйvйlation; d'abord elle avait йtй faite par un homme
tout а fait ivre а un homme qui l'йtait а moitiй, et cependant,
malgrй ce vague que fait monter au cerveau la fumйe de deux ou
trois bouteilles de bourgogne, d'Artagnan, en se rйveillant le
lendemain matin, avait chaque parole d'Athos aussi prйsente а son
esprit que si, а mesure qu'elles йtaient tombйes de sa bouche,
elles s'йtaient imprimйes dans son esprit. Tout ce doute ne lui
donna qu'un plus vif dйsir d'arriver а une certitude, et il passa
chez son ami avec l'intention bien arrкtйe de renouer sa
conversation de la veille mais il trouva Athos de sens tout а fait
rassis, c'est-а-dire le plus fin et le plus impйnйtrable des
hommes.
Au reste, le mousquetaire, aprиs avoir йchangй avec lui une
poignйe de main, alla le premier au-devant de sa pensйe.
«J'йtais bien ivre hier, mon cher d'Artagnan, dit-il, j'ai senti
cela ce matin а ma langue, qui йtait encore fort йpaisse, et а mon
pouls qui йtait encore fort agitй; je parie que j'ai dit mille
extravagances.»
Et, en disant ces mots, il regarda son ami avec une fixitй qui
l'embarrassa.
«Mais non pas, rйpliqua d'Artagnan, et, si je me le rappelle bien,
vous n'avez rien dit que de fort ordinaire.
-- Ah! vous m'йtonnez! Je croyais vous avoir racontй une histoire
des plus lamentables.»
Et il regardait le jeune homme comme s'il eыt voulu lire au plus
profond de son coeur.
«Ma foi! dit d'Artagnan, il paraоt que j'йtais encore plus ivre
que vous, puisque je ne me souviens de rien.»
Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit:
«Vous n'кtes pas sans avoir remarquй, mon cher ami, que chacun a
son genre d'ivresse, triste ou gaie, moi j'ai l'ivresse triste,
et, quand une fois je suis gris, ma maniиre est de raconter toutes
les histoires lugubres que ma sotte nourrice m'a inculquйes dans
le cerveau. C'est mon dйfaut; dйfaut capital, j'en conviens; mais,
а cela prиs, je suis bon buveur.»
Athos disait cela d'une faзon si naturelle, que d'Artagnan fut
йbranlй dans sa conviction.
«Oh! c'est donc cela, en effet, reprit le jeune homme en essayant
de ressaisir la vйritй, c'est donc cela que je me souviens, comme,
au reste, on se souvient d'un rкve, que nous avons parlй de
pendus.
-- Ah! vous voyez bien, dit Athos en pвlissant et cependant en
essayant de rire, j'en йtais sыr, les pendus sont mon cauchemar, а
moi.
-- Oui, oui, reprit d'Artagnan, et voilа la mйmoire qui me
revient; oui, il s'agissait... attendez donc... il s'agissait
d'une femme.
-- Voyez, rйpondit Athos en devenant presque livide, c'est ma
grande histoire de la femme blonde, et quand je raconte celle-lа,
c'est que je suis ivre mort.
-- Oui, c'est cela, dit d'Artagnan, l'histoire de la femme blonde,
grande et belle, aux yeux bleus.
-- Oui, et pendue.
-- Par son mari, qui йtait un seigneur de votre connaissance,
continua d'Artagnan en regardant fixement Athos.
-- Eh bien, voyez cependant comme on compromettrait un homme quand
on ne sait plus ce que l'on dit, reprit Athos en haussant les
йpaules, comme s'il se fыt pris lui-mкme en pitiй. Dйcidйment, je
ne veux plus me griser, d'Artagnan, c'est une trop mauvaise
habitude.»
D'Artagnan garda le silence.
Puis Athos, changeant tout а coup de conversation:
«А propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous m'avez
amenй.
-- Est-il de votre goыt? demanda d'Artagnan.
-- Oui, mais ce n'йtait pas un cheval de fatigue.
-- Vous vous trompez; j'ai fait avec lui dix lieues en moins d'une
heure et demie, et il n'y paraissait pas plus que s'il eыt fait le
tour de la place Saint-Sulpice.
-- Ah за, vous allez me donner des regrets.
-- Des regrets?
-- Oui, je m'en suis dйfait.
-- Comment cela?
-- Voici le fait: ce matin, je me suis rйveillй а six heures, vous
dormiez comme un sourd, et je ne savais que faire; j'йtais encore
tout hйbйtй de notre dйbauche d'hier; je descendis dans la grande
salle, et j'avisai un de nos Anglais qui marchandait un cheval а
un maquignon, le sien йtant mort hier d'un coup de sang. Je
m'approchai de lui, et comme je vis qu'il offrait cent pistoles
d'un alezan brыlй: «Par Dieu, lui dis-je, mon gentilhomme, moi
aussi j'ai un cheval а vendre.
«-- Et trиs beau mкme, dit-il, je l'ai vu hier, le valet de votre
ami le tenait en main.
«-- Trouvez-vous qu'il vaille cent pistoles?
«-- Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-lа?
«-- Non, mais je vous le joue.
«-- Vous me le jouez?
«-- Oui.
«-- А quoi?
«-- Aux dйs.»
«Ce qui fut dit fut fait; et j'ai perdu le cheval. Ah! mais par
exemple, continua Athos, j'ai regagnй le caparaзon.»
D'Artagnan fit une mine assez maussade.
«Cela vous contrarie? dit Athos.
-- Mais oui, je vous l'avoue, reprit d'Artagnan; ce cheval devait
servir а nous faire reconnaоtre un jour de bataille; c'йtait un
gage, un souvenir. Athos, vous avez eu tort.
-- Eh! mon cher ami, mettez-vous а ma place, reprit le
mousquetaire; je m'ennuyais а pйrir, moi, et puis, d'honneur, je
n'aime pas les chevaux anglais. Voyons, s'il ne s'agit que d'кtre
reconnu par quelqu'un, eh bien, la selle suffira; elle est assez
remarquable. Quant au cheval, nous trouverons quelque excuse pour
motiver sa disparition. Que diable! un cheval est mortel; mettons
que le mien a eu la morve ou le farcin.»
D'Artagnan ne se dйridait pas.
«Cela me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez tant tenir
а ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon histoire.
-- Qu'avez-vous donc fait encore?
-- Aprиs avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le coup,
l'idйe me vint de jouer le vфtre.
-- Oui, mais vous vous en tоntes, j'espиre, а l'idйe?
-- Non pas, je la mis а exйcution а l'instant mкme.
-- Ah! par exemple! s'йcria d'Artagnan inquiet.
-- Je jouai, et je perdis.
-- Mon cheval?
-- Votre cheval; sept contre huit; faute d'un point..., vous
connaissez le proverbe.
-- Athos, vous n'кtes pas dans votre bon sens, je vous jure!
-- Mon cher, c'йtait hier, quand je vous contais mes sottes
histoires, qu'il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le
perdis donc avec tous les йquipages et harnais possibles.
-- Mais c'est affreux!
-- Attendez donc, vous n'y кtes point, je ferais un joueur
excellent, si je ne m'entкtais pas; mais je m'entкte, c'est comme
quand je bois; je m'entкtai donc...
-- Mais que pыtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien?
-- Si fait, si fait, mon ami; il nous restait ce diamant qui
brille а votre doigt, et que j'avais remarquй hier.
-- Ce diamant! s'йcria d'Artagnan, en portant vivement la main а
sa bague.
-- Et comme je suis connaisseur, en ayant eu quelques-uns pour mon
propre compte, je l'avais estimй mille pistoles.
-- J'espиre, dit sйrieusement d'Artagnan а demi mort de frayeur,
que vous n'avez aucunement fait mention de mon diamant?
-- Au contraire, cher ami; vous comprenez, ce diamant devenait
notre seule ressource; avec lui, je pouvais regagner nos harnais
et nos chevaux, et, de plus, l'argent pour faire la route.
-- Athos, vous me faites frйmir! s'йcria d'Artagnan.
-- Je parlai donc de votre diamant а mon partenaire, lequel
l'avait aussi remarquй. Que diable aussi, mon cher, vous portez а
votre doigt une йtoile du ciel, et vous ne voulez pas qu'on y
fasse attention! Impossible!
-- Achevez, mon cher; achevez! dit d'Artagnan, car, d'honneur!
avec votre sang-froid, vous me faites mourir!
-- Nous divisвmes donc ce diamant en dix parties de cent pistoles
chacune.
-- Ah! vous voulez rire et m'йprouver? dit d'Artagnan que la
colиre commenзait а prendre aux cheveux comme Minerve prend
Achille, dans l'Iliade.
-- Non, je ne plaisante pas, mordieu! j'aurais bien voulu vous y
voir, vous! il y avait quinze jours que je n'avais envisagй face
humaine et que j'йtais lа а m'abrutir en m'abouchant avec des
bouteilles.
-- Ce n'est point une raison pour jouer mon diamant, cela?
rйpondit d'Artagnan en serrant sa main avec une crispation
nerveuse.
-- Йcoutez donc la fin; dix parties de cent pistoles chacune en
dix coups sans revanche. En treize coups je perdis tout. En treize
coups! Le nombre 13 m'a toujours йtй fatal, c'йtait le 13 du mois
de juillet que...
-- Ventrebleu! s'йcria d'Artagnan en se levant de table,
l'histoire du jour lui faisant oublier celle de la veille.
-- Patience, dit Athos, j'avais un plan. L'Anglais йtait un
original, je l'avais vu le matin causer avec Grimaud, et Grimaud
m'avait averti qu'il lui avait fait des propositions pour entrer а
son service. Je lui joue Grimaud, le silencieux Grimaud, divisй en
dix portions.
-- Ah! pour le coup! dit d'Artagnan йclatant de rire malgrй lui.
-- Grimaud lui-mкme, entendez-vous cela! et avec les dix parts de
Grimaud, qui ne vaut pas en tout un ducaton, je regagne le
diamant. Dites maintenant que la persistance n'est pas une vertu.
-- Ma foi, c'est trиs drфle! s'йcria d'Artagnan consolй et se
tenant les cфtes de rire.
-- Vous comprenez que, me sentant en veine, je me remis aussitфt а
jouer sur le diamant.
-- Ah! diable, dit d'Artagnan assombri de nouveau.
-- J'ai regagnй vos harnais, puis votre cheval, puis mes harnais,
puis mon cheval, puis reperdu. Bref, j'ai rattrapй votre harnais,
puis le mien. Voilа oщ nous en sommes. C'est un coup superbe;
aussi je m'en suis tenu lа.»
D'Artagnan respira comme si on lui eыt enlevй l'hфtellerie de
dessus la poitrine.
«Enfin, le diamant me reste? dit-il timidement.
-- Intact! cher ami; plus les harnais de votre Bucйphale et du
mien.
-- Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux?
-- J'ai une idйe sur eux.
-- Athos, vous me faites frйmir.
-- Йcoutez, vous n'avez pas jouй depuis longtemps, vous,
d'Artagnan?
-- Et je n'ai point l'envie de jouer.
-- Ne jurons de rien. Vous n'avez pas jouй depuis longtemps,
disais-je, vous devez donc avoir la main bonne.
-- Eh bien, aprиs?
-- Eh bien, l'Anglais et son compagnon sont encore lа. J'ai
remarquй qu'ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous, vous
paraissez tenir а votre cheval. A votre place, je jouerais vos
harnais contre votre cheval.
-- Mais il ne voudra pas un seul harnais.
-- Jouez les deux, pardieu! je ne suis point un йgoпste comme
vous, moi.
-- Vous feriez cela? dit d'Artagnan indйcis, tant la confiance
d'Athos commenзait а le gagner а son insu.
-- Parole d'honneur, en un seul coup.
-- Mais c'est qu'ayant perdu les chevaux, je tenais йnormйment а
conserver les harnais.
-- Jouez votre diamant, alors.
-- Oh! ceci, c'est autre chose; jamais, jamais.
-- Diable! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer Planchet;
mais comme cela a dйjа йtй fait, l'Anglais ne voudrait peut-кtre
plus.
-- Dйcidйment, mon cher Athos, dit d'Artagnan, j'aime mieux ne
rien risquer.
-- C'est dommage, dit froidement Athos, l'Anglais est cousu de
pistoles. Eh! mon Dieu, essayez un coup, un coup est bientфt jouй.
-- Et si je perds?
-- Vous gagnerez.
-- Mais si je perds?
-- Eh bien, vous donnerez les harnais.
-- Va pour un coup», dit d'Artagnan.
Athos se mit en quкte de l'Anglais et le trouva dans l'йcurie, oщ
il examinait les harnais d'un oeil de convoitise. L'occasion йtait
bonne. Il fit ses conditions: les deux harnais contre un cheval ou
cent pistoles, а choisir. L'Anglais calcula vite: les deux harnais
valaient trois cents pistoles а eux deux; il topa.
D'Artagnan jeta les dйs en tremblant et amena le nombre trois; sa
pвleur effraya Athos, qui se contenta de dire:
«Voilа un triste coup, compagnon; vous aurez les chevaux tout
harnachйs, monsieur.»
L'Anglais, triomphant, ne se donna mкme la peine de rouler les
dйs, il les jeta sur la table sans regarder, tant il йtait sыr de
la victoire; d'Artagnan s'йtait dйtournй pour cacher sa mauvaise
humeur.
«Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix tranquille, ce coup
de dйs est extraordinaire, et je ne l'ai vu que quatre fois dans
ma vie: deux as!»
L'Anglais regarda et fut saisi d'йtonnement, d'Artagnan regarda et
fut saisi de plaisir.
«Oui, continua Athos, quatre fois seulement: une fois chez
M. de Crйquy; une autre fois chez moi, а la campagne, dans mon
chвteau de... quand j'avais un chвteau; une troisiиme fois chez
M. de Trйville, oщ il nous surprit tous; enfin une quatriиme fois
au cabaret, oщ il йchut а moi et oщ je perdis sur lui cent louis
et un souper.
-- Alors, monsieur reprend son cheval, dit l'Anglais.
-- Certes, dit d'Artagnan.
-- Alors il n'y a pas de revanche?
-- Nos conditions disaient: pas de revanche, vous vous le
rappelez?
-- C'est vrai; le cheval va кtre rendu а votre valet, monsieur.
-- Un moment, dit Athos; avec votre permission, monsieur, je
demande а dire un mot а mon ami.
-- Dites.»
Athos tira d'Artagnan а part.
«Eh bien, lui dit d'Artagnan, que me veux-tu encore, tentateur, tu
veux que je joue, n'est-ce pas?
-- Non, je veux que vous rйflйchissiez.
-- А quoi?
-- Vous allez reprendre le cheval, n'est-ce pas?
-- Sans doute.
-- Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles; vous savez que
vous avez jouй les harnais contre le cheval ou cent pistoles, а
votre choix.
-- Oui.
-- Je prendrais les cent pistoles.
-- Eh bien, moi, je prends le cheval.
-- Et vous avez tort, je vous le rйpиte; que ferons-nous d'un
cheval pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe nous
aurions l'air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs frиres; vous
ne pouvez pas m'humilier en chevauchant prиs de moi, en
chevauchant sur ce magnifique destrier. Moi, sans balancer un seul
instant, je prendrais les cent pistoles, nous avons besoin
d'argent pour revenir а Paris.
-- Je tiens а ce cheval, Athos.
-- Et vous avez tort, mon ami; un cheval prend un йcart, un cheval
bute et se couronne, un cheval mange dans un rвtelier oщ a mangй
un cheval morveux: voilа un cheval ou plutфt cent pistoles
perdues; il faut que le maоtre nourrisse son cheval, tandis qu'au
contraire cent pistoles nourrissent leur maоtre.
-- Mais comment reviendrons-nous?
-- Sur les chevaux de nos laquais, pardieu! on verra toujours bien
а l'air de nos figures que nous sommes gens de condition.
-- La belle mine que nous aurons sur des bidets, tandis qu'Aramis
et Porthos caracoleront sur leurs chevaux!
-- Aramis! Porthos! s'йcria Athos, et il se mit а rire.
-- Quoi? demanda d'Artagnan, qui ne comprenait rien а l'hilaritй
de son ami.
-- Bien, bien, continuons, dit Athos.
-- Ainsi, votre avis...?
-- Est de prendre les cent pistoles, d'Artagnan; avec les cent
pistoles nous allons festiner jusqu'а la fin du mois; nous avons
essuyй des fatigues, voyez-vous, et il sera bon de nous reposer un
peu.
-- Me reposer! oh! non, Athos, aussitфt а Paris je me mets а la
recherche de cette pauvre femme.
-- Eh bien, croyez-vous que votre cheval vous sera aussi utile
pour cela que de bons louis d'or? Prenez les cent pistoles, mon
ami, prenez les cent pistoles.»
D'Artagnan n'avait besoin que d'une raison pour se rendre. Celle-
lа lui parut excellente. D'ailleurs, en rйsistant plus longtemps,
il craignait de paraоtre йgoпste aux yeux d'Athos; il acquiesзa
donc et choisit les cent pistoles, que l'Anglais lui compta sur-
le-champ.
Puis l'on ne songea plus qu'а partir. La paix signйe avec
l'aubergiste, outre le vieux cheval d'Athos, coыta six pistoles;
d'Artagnan et Athos prirent les chevaux de Planchet et de Grimaud,
les deux valets se mirent en route а pied, portant les selles sur
leurs tкtes.
Si mal montйs que fussent les deux amis, ils prirent bientфt les
devants sur leurs valets et arrivиrent а Crиvecoeur. De loin ils
aperзurent Aramis mйlancoliquement appuyй sur sa fenкtre et
regardant, comme ma soeur Anne, poudroyer l'horizon.
«Holа, eh! Aramis! que diable faites-vous donc lа? criиrent les
deux amis.
-- Ah! c'est vous, d'Artagnan, c'est vous Athos, dit le jeune
homme; je songeais avec quelle rapiditй s'en vont les biens de ce
monde, et mon cheval anglais, qui s'йloignait et qui vient de
disparaоtre au milieu d'un tourbillon de poussiиre, m'йtait une
vivante image de la fragilitй des choses de la terre. La vie elle-
mкme peut se rйsoudre en trois mots: Erat, est, fuit.
-- Cela veut dire au fond? demanda d'Artagnan, qui commenзait а se
douter de la vйritй.
-- Cela veut dire que je viens de faire un marchй de dupe:
soixante louis, un cheval qui, а la maniиre dont il file, peut
faire au trot cinq lieues а l'heure.»
D'Artagnan et Athos йclatиrent de rire.
«Mon cher d'Artagnan, dit Aramis, ne m'en veuillez pas trop, je
vous prie: nйcessitй n'a pas de loi; d'ailleurs je suis le premier
puni, puisque cet infвme maquignon m'a volй cinquante louis au
moins. Ah! vous кtes bons mйnagers, vous autres! vous venez sur
les chevaux de vos laquais et vous faites mener vos chevaux de
luxe en main, doucement et а petites journйes.»
Au mкme instant un fourgon, qui depuis quelques instants pointait
sur la route d'Amiens, s'arrкta, et l'on vit sortir Grimaud et
Planchet leurs selles sur la tкte. Le fourgon retournait а vide
vers Paris, et les deux laquais s'йtaient engagйs, moyennant leur
transport, а dйsaltйrer le voiturier tout le long de la route.
«Qu'est-ce que cela? dit Aramis en voyant ce qui se passait; rien
que les selles?
-- Comprenez-vous maintenant? dit Athos.
-- Mes amis, c'est exactement comme moi. J'ai conservй le harnais,
par instinct. Holа, Bazin! portez mon harnais neuf auprиs de celui
de ces messieurs.
-- Et qu'avez-vous fait de vos curйs? demanda d'Artagnan.
-- Mon cher, je les ai invitйs а dоner le lendemain, dit Aramis:
il y a ici du vin exquis, cela soit dit en passant; je les ai
grisйs de mon mieux; alors le curй m'a dйfendu de quitter la
casaque, et le jйsuite m'a priй de le faire recevoir mousquetaire.
-- Sans thиse! cria d'Artagnan, sans thиse! je demande la
suppression de la thиse, moi!
-- Depuis lors, continua Aramis, je vis agrйablement. J'ai
commencй un poиme en vers d'une syllabe; c'est assez difficile,
mais le mйrite en toutes choses est dans la difficultй. La matiиre
est galante, je vous lirai le premier chant, il a quatre cents
vers et dure une minute.
-- Ma foi, mon cher Aramis, dit d'Artagnan, qui dйtestait presque
autant les vers que le latin, ajoutez au mйrite de la difficultй
celui de la briиvetй, et vous кtes sыr au moins que votre poиme
aura deux mйrites.
-- Puis, continua Aramis, il respire des passions honnкtes, vous
verrez. Ah за, mes amis, nous retournons donc а Paris? Bravo, je
suis prкt; nous allons donc revoir ce bon Porthos, tant mieux.
Vous ne croyez pas qu'il me manquait, ce grand niais-lа? Ce n'est
pas lui qui aurait vendu son cheval, fыt-ce contre un royaume. Je
voudrais dйjа le voir sur sa bкte et sur sa selle. Il aura, j'en
suis sыr, l'air du grand mogol.»
On fit une halte d'une heure pour faire souffler les chevaux;
Aramis solda son compte, plaзa Bazin dans le fourgon avec ses
camarades, et l'on se mit en route pour aller retrouver Porthos.
On le trouva debout, moins pвle que ne l'avait vu d'Artagnan а sa
premiиre visite, et assis а une table oщ, quoiqu'il fыt seul,
figurait un dоner de quatre personnes; ce dоner se composait de
viandes galamment troussйes, de vins choisis et de fruits
superbes.
«Ah! pardieu! dit-il en se levant, vous arrivez а merveille,
messieurs, j'en йtais justement au potage, et vous allez dоner
avec moi.
-- Oh! oh! fit d'Artagnan, ce n'est pas Mousqueton qui a pris au
lasso de pareilles bouteilles, puis voilа un fricandeau piquй et
un filet de boeuf...
-- Je me refais, dit Porthos, je me refais, rien n'affaiblit comme
ces diables de foulures; avez-vous eu des foulures, Athos?
-- Jamais; seulement je me rappelle que dans notre йchauffourйe de
la rue Fйrou je reзus un coup d'йpйe qui, au bout de quinze ou
dix-huit jours, m'avait produit exactement le mкme effet.
-- Mais ce dоner n'йtait pas pour vous seul, mon cher Porthos? dit
Aramis.
-- Non, dit Porthos; j'attendais quelques gentilshommes du
voisinage qui viennent de me faire dire qu'ils ne viendraient pas;
vous les remplacerez et je ne perdrai pas au change. Holа,
Mousqueton! des siиges, et que l'on double les bouteilles!
-- Savez-vous ce que nous mangeons ici? dit Athos au bout de dix
minutes.
-- Pardieu! rйpondit d'Artagnan, moi je mange du veau piquй aux
cardons et а la moelle.
-- Et moi des filets d'agneau, dit Porthos.
-- Et moi un blanc de volaille, dit Aramis.
-- Vous vous trompez tous, messieurs, rйpondit Athos, vous mangez
du cheval.
-- Allons donc! dit d'Artagnan.
-- Du cheval!» fit Aramis avec une grimace de dйgoыt.
Porthos seul ne rйpondit pas.
«Oui, du cheval; n'est-ce pas, Porthos, que nous mangeons du
cheval? Peut-кtre mкme les caparaзons avec!
-- Non, messieurs, j'ai gardй le harnais, dit Porthos.
-- Ma foi, nous nous valons tous, dit Aramis: on dirait que nous
nous sommes donnй le mot.
-- Que voulez-vous, dit Porthos, ce cheval faisait honte а mes
visiteurs, et je n'ai pas voulu les humilier!
-- Puis, votre duchesse est toujours aux eaux, n'est-ce pas?
reprit d'Artagnan.
-- Toujours, rйpondit Porthos. Or, ma foi, le gouverneur de la
province, un des gentilshommes que j'attendais aujourd'hui а
dоner, m'a paru le dйsirer si fort que je le lui ai donnй.
-- Donnй! s'йcria d'Artagnan.
-- Oh! mon Dieu! oui, donnй! c'est le mot, dit Porthos; car il
valait certainement cent cinquante louis, et le ladre n'a voulu me
le payer que quatre-vingts.
-- Sans la selle? dit Aramis.
-- Oui, sans la selle.
-- Vous remarquerez, messieurs, dit Athos, que c'est encore
Porthos qui a fait le meilleur marchй de nous tous.»
Ce fut alors un hourra de rires dont le pauvre Porthos fut tout
saisi; mais on lui expliqua bientфt la raison de cette hilaritй,
qu'il partagea bruyamment selon sa coutume.
«De sorte que nous sommes tous en fonds? dit d'Artagnan.
-- Mais pas pour mon compte, dit Athos; j'ai trouvй le vin
d'Espagne d'Aramis si bon, que j'en ai fait charger une
soixantaine de bouteilles dans le fourgon des laquais: ce qui m'a
fort dйsargentй.
-- Et moi, dit Aramis, imaginez donc que j'avais donnй jusqu'а mon
dernier sou а l'йglise de Montdidier et aux jйsuites d'Amiens; que
j'avais pris en outre des engagements qu'il m'a fallu tenir, des
messes commandйes pour moi et pour vous, messieurs, que l'on dira,
messieurs, et dont je ne doute pas que nous ne nous trouvions а
merveille.
-- Et moi, dit Porthos, ma foulure, croyez-vous qu'elle ne m'a
rien coыtй? sans compter la blessure de Mousqueton, pour laquelle
j'ai йtй obligй de faire venir le chirurgien deux fois par jour,
lequel m'a fait payer ses visites double sous prйtexte que cet
imbйcile de Mousqueton avait йtй se faire donner une balle dans un
endroit qu'on ne montre ordinairement qu'aux apothicaires; aussi
je lui ai bien recommandй de ne plus se faire blesser lа.
-- Allons, allons, dit Athos, en йchangeant un sourire avec
d'Artagnan et Aramis, je vois que vous vous кtes conduit
grandement а l'йgard du pauvre garзon: c'est d'un bon maоtre.
-- Bref, continua Porthos, ma dйpense payйe, il me restera bien
une trentaine d'йcus.
-- Et а moi une dizaine de pistoles, dit Aramis.
-- Allons, allons, dit Athos, il paraоt que nous sommes les Crйsus
de la sociйtй. Combien vous reste-t-il sur vos cent pistoles,
d'Artagnan?
-- Sur mes cent pistoles? D'abord, je vous en ai donnй cinquante.
-- Vous croyez?
-- Pardieu! -- Ah! c'est vrai, je me rappelle.
-- Puis, j'en ai payй six а l'hфte.
-- Quel animal que cet hфte! pourquoi lui avez-vous donnй six
pistoles?
-- C'est vous qui m'avez dit de les lui donner.
-- C'est vrai que je suis trop bon. Bref, en reliquat?
-- Vingt-cinq pistoles, dit d'Artagnan.
-- Et moi, dit Athos en tirant quelque menue monnaie de sa poche,
moi...
-- Vous, rien.
-- Ma foi, ou si peu de chose, que ce n'est pas la peine de
rapporter а la masse.
-- Maintenant, calculons combien nous possйdons en tout: Porthos?
-- Trente йcus.
-- Aramis?
-- Dix pistoles.
-- Et vous, d'Artagnan?
-- Vingt-cinq.
-- Cela fait en tout? dit Athos.
-- Quatre cent soixante-quinze livres! dit d'Artagnan, qui
comptait comme Archimиde.
-- Arrivйs а Paris, nous en aurons bien encore quatre cents, dit
Porthos, plus les harnais.
-- Mais nos chevaux d'escadron? dit Aramis.
-- Eh bien, des quatre chevaux des laquais nous en ferons deux de
maоtre que nous tirerons au sort; avec les quatre cents livres, on
en fera un demi pour un des dйmontйs, puis nous donnerons les
grattures de nos poches а d'Artagnan, qui a la main bonne, et qui
ira les jouer dans le premier tripot venu, voilа.
-- Dоnons donc, dit Porthos, cela refroidit.»
Les quatre amis, plus tranquilles dйsormais sur leur avenir,
firent honneur au repas, dont les restes furent abandonnйs а
MM. Mousqueton, Bazin, Planchet et Grimaud.
En arrivant а Paris, d'Artagnan trouva une lettre de
M. de Trйville qui le prйvenait que, sur sa demande, le roi venait
de lui accorder la faveur d'entrer dans les mousquetaires.
Comme c'йtait tout ce que d'Artagnan ambitionnait au monde, а part
bien entendu le dйsir de retrouver Mme Bonacieux, il courut tout
joyeux chez ses camarades, qu'il venait de quitter il y avait une
demi-heure, et qu'il trouva fort tristes et fort prйoccupйs. Ils
йtaient rйunis en conseil chez Athos: ce qui indiquait toujours
des circonstances d'une certaine gravitй.
M. de Trйville venait de les faire prйvenir que l'intention bien
arrкtйe de Sa Majestй йtant d'ouvrir la campagne le 1ermai, ils
eussent а prйparer incontinent leurs йquipages.
Les quatre philosophes se regardиrent tout йbahis: M. de Trйville
ne plaisantait pas sous le rapport de la discipline.
«Et а combien estimez-vous ces йquipages? dit d'Artagnan.
-- Oh! il n'y a pas а dire, reprit Aramis, nous venons de faire
nos comptes avec une lйsinerie de Spartiates, et il nous faut а
chacun quinze cents livres.
-- Quatre fois quinze font soixante, soit six mille livres, dit
Athos.
-- Moi, dit d'Artagnan, il me semble qu'avec mille livres chacun,
il est vrai que je ne parle pas en Spartiate, mais en
procureur...»
Ce mot de procureur rйveilla Porthos.
«Tiens, j'ai une idйe! dit-il.
-- C'est dйjа quelque chose: moi, je n'en ai pas mкme l'ombre, fit
froidement Athos, mais quant а d'Artagnan, messieurs, le bonheur
d'кtre dйsormais des nфtres l'a rendu fou; mille livres! je
dйclare que pour moi seul il m'en faut deux mille.
-- Quatre fois deux font huit, dit alors Aramis: c'est donc huit
mille livres qu'il nous faut pour nos йquipages, sur lesquels
йquipages, il est vrai, nous avons dйjа les selles.
-- Plus, dit Athos, en attendant que d'Artagnan qui allait
remercier M. de Trйville eыt fermй la porte, plus ce beau diamant
qui brille au doigt de notre ami. Que diable! d'Artagnan est trop
bon camarade pour laisser des frиres dans l'embarras, quand il
porte а son mйdius la ranзon d'un roi.»
CHAPITRE XXIX
LA CHASSE А L'ЙQUIPEMENT
Le plus prйoccupй des quatre amis йtait bien certainement
d'Artagnan, quoique d'Artagnan, en sa qualitй de garde, fыt bien
plus facile а йquiper que messieurs les mousquetaires, qui йtaient
des seigneurs; mais notre cadet de Gascogne йtait, comme on a pu
le voir, d'un caractиre prйvoyant et presque avare, et avec cela
(expliquez les contraires) glorieux presque а rendre des points а
Porthos. А cette prйoccupation de sa vanitй, d'Artagnan joignait
en ce moment une inquiйtude moins йgoпste. Quelques informations
qu'il eыt pu prendre sur Mme Bonacieux, il ne lui en йtait venu
aucune nouvelle. M. de Trйville en avait parlй а la reine; la
reine ignorait oщ йtait la jeune merciиre et avait promis de la
faire chercher.
Mais cette promesse йtait bien vague et ne rassurait guиre
d'Artagnan.
Athos ne sortait pas de sa chambre; il йtait rйsolu а ne pas
risquer une enjambйe pour s'йquiper.
«Il nous reste quinze jours, disait-il а ses amis; eh bien, si au
bout de ces quinze jours je n'ai rien trouvй, ou plutфt si rien
n'est venu me trouver, comme je suis trop bon catholique pour me
casser la tкte d'un coup de pistolet, je chercherai une bonne
querelle а quatre gardes de Son Йminence ou а huit Anglais, et je
me battrai jusqu'а ce qu'il y en ait un qui me tue, ce qui, sur la
quantitй, ne peut manquer de m'arriver. On dira alors que je suis
mort pour le roi, de sorte que j'aurai fait mon service sans avoir
eu besoin de m'йquiper.»
Porthos continuait а se promener, les mains derriиre le dos, en
hochant la tкte de haut en bas et disant:
«Je poursuivrai mon idйe.»
Aramis, soucieux et mal frisй, ne disait rien.
On peut voir par ces dйtails dйsastreux que la dйsolation rйgnait
dans la communautй.
Les laquais, de leur cфtй, comme les coursiers d'Hippolyte,
partageaient la triste peine de leurs maоtres. Mousqueton faisait
des provisions de croыtes; Bazin, qui avait toujours donnй dans la
dйvotion, ne quittait plus les йglises; Planchet regardait voler
les mouches; et Grimaud, que la dйtresse gйnйrale ne pouvait
dйterminer а rompre le silence imposй par son maоtre, poussait des
soupirs а attendrir des pierres.
Les trois amis -- car, ainsi que nous l'avons dit, Athos avait
jurй de ne pas faire un pas pour s'йquiper -- les trois amis
sortaient donc de grand matin et rentraient fort tard. Ils
erraient par les rues, regardant sur chaque pavй pour savoir si
les personnes qui y йtaient passйes avant eux n'y avaient pas
laissй quelque bourse. On eыt dit qu'ils suivaient des pistes,
tant ils йtaient attentifs partout oщ ils allaient. Quand ils se
rencontraient, ils avaient des regards dйsolйs qui voulaient dire:
As-tu trouvй quelque chose?
Cependant, comme Porthos avait trouvй le premier son idйe, et
comme il l'avait poursuivie avec persistance, il fut le premier а
agir. C'йtait un homme d'exйcution que ce digne Porthos.
D'Artagnan l'aperзut un jour qu'il s'acheminait vers l'йglise
Saint-Leu, et le suivit instinctivement: il entra au lieu saint
aprиs avoir relevй sa moustache et allongй sa royale, ce qui
annonзait toujours de sa part les intentions les plus
conquйrantes. Comme d'Artagnan prenait quelques prйcautions pour
se dissimuler, Porthos crut n'avoir pas йtй vu. D'Artagnan entra
derriиre lui. Porthos alla s'adosser au cфtй d'un pilier;
d'Artagnan, toujours inaperзu, s'appuya de l'autre.
Justement il y avait un sermon, ce qui faisait que l'йglise йtait
fort peuplйe. Porthos profita de la circonstance pour lorgner les
femmes: grвce aux bons soins de Mousqueton l'extйrieur йtait loin
d'annoncer la dйtresse de l'intйrieur; son feutre йtait bien un
peu rвpй, sa plume йtait bien un peu dйteinte, ses broderies
йtaient bien un peu ternies, ses dentelles йtaient bien йraillйes;
mais dans la demi-teinte toutes ces bagatelles disparaissaient, et
Porthos йtait toujours le beau Porthos.
D'Artagnan remarqua, sur le banc le plus rapprochй du pilier oщ
Porthos et lui йtaient adossйs, une espиce de beautй mыre, un peu
jaune, un peu sиche, mais raide et hautaine sous ses coiffes
noires. Les yeux de Porthos s'abaissaient furtivement sur cette
dame, puis papillonnaient au loin dans la nef.
De son cфtй, la dame, qui de temps en temps rougissait, lanзait
avec la rapiditй de l'йclair un coup d'oeil sur le volage Porthos,
et aussitфt les yeux de Porthos de papillonner avec fureur. Il
йtait clair que c'йtait un manиge qui piquait au vif la dame aux
coiffes noires, car elle se mordait les lиvres jusqu'au sang, se
grattait le bout du nez, et se dйmenait dйsespйrйment sur son
siиge.
Ce que voyant, Porthos retroussa de nouveau sa moustache, allongea
une seconde fois sa royale, et se mit а faire des signaux а une
belle dame qui йtait prиs du choeur, et qui non seulement йtait
une belle dame, mais encore une grande dame sans doute, car elle
avait derriиre elle un nйgrillon qui avait apportй le coussin sur
lequel elle йtait agenouillйe, et une suivante qui tenait le sac
armoriй dans lequel on renfermait le livre oщ elle lisait sa
messe.
La dame aux coiffes noires suivit а travers tous ses dйtours le
regard de Porthos, et reconnut qu'il s'arrкtait sur la dame au
coussin de velours, au nйgrillon et а la suivante.
Pendant ce temps, Porthos jouait serrй: c'йtait des clignements
d'yeux, des doigts posйs sur les lиvres, de petits sourires
assassins qui rйellement assassinaient la belle dйdaignйe.
Aussi poussa-t-elle, en forme de mea culpa et en se frappant la
poitrine, un hum! tellement vigoureux que tout le monde, mкme la
dame au coussin rouge, se retourna de son cфtй; Porthos tint bon:
pourtant il avait bien compris, mais il fit le sourd.
La dame au coussin rouge fit un grand effet, car elle йtait fort
belle, sur la dame aux coiffes noires, qui vit en elle une rivale
vйritablement а craindre; un grand effet sur Porthos, qui la
trouva plus jolie que la dame aux coiffes noires; un grand effet
sur d'Artagnan, qui reconnut la dame de Meung, de Calais et de
Douvres, que son persйcuteur, l'homme а la cicatrice, avait saluйe
du nom de Milady.
D'Artagnan, sans perdre de vue la dame au coussin rouge, continua
de suivre le manиge de Porthos, qui l'amusait fort; il crut
deviner que la dame aux coiffes noires йtait la procureuse de la
rue aux Ours, d'autant mieux que l'йglise Saint-Leu n'йtait pas
trиs йloignйe de ladite rue.
Il devina alors par induction que Porthos cherchait а prendre sa
revanche de sa dйfaite de Chantilly, alors que la procureuse
s'йtait montrйe si rйcalcitrante а l'endroit de la bourse.
Mais, au milieu de tout cela, d'Artagnan remarqua aussi que pas
une figure ne correspondait aux galanteries de Porthos. Ce
n'йtaient que chimиres et illusions; mais pour un amour rйel, pour
une jalousie vйritable, y a-t-il d'autre rйalitй que les illusions
et les chimиres?
Le sermon finit: la procureuse s'avanзa vers le bйnitier; Porthos
l'y devanзa, et, au lieu d'un doigt, y mit toute la main. La
procureuse sourit, croyant que c'йtait pour elle que Porthos se
mettait en frais: mais elle fut promptement et cruellement
dйtrompйe: lorsqu'elle ne fut plus qu'а trois pas de lui, il
dйtourna la tкte, fixant invariablement les yeux sur la dame au
coussin rouge, qui s'йtait levйe et qui s'approchait suivie de son
nйgrillon et de sa fille de chambre.
Lorsque la dame au coussin rouge fut prиs de Porthos, Porthos tira
sa main toute ruisselante du bйnitier; la belle dйvote toucha de
sa main effilйe la grosse main de Porthos, fit en souriant le
signe de la croix et sortit de l'йglise.
C'en fut trop pour la procureuse: elle ne douta plus que cette
dame et Porthos fussent en galanterie. Si elle eыt йtй une grande
dame, elle se serait йvanouie, mais comme elle n'йtait qu'une
procureuse, elle se contenta de dire au mousquetaire avec une
fureur concentrйe:
«Eh! monsieur Porthos, vous ne m'en offrez pas а moi, d'eau
bйnite?»
Porthos fit, au son de cette voix, un soubresaut comme ferait un
homme qui se rйveillerait aprиs un somme de cent ans.
«Ma... madame! s'йcria-t-il, est-ce bien vous? Comment se porte
votre mari, ce cher monsieur Coquenard? Est-il toujours aussi
ladre qu'il йtait? Oщ avais-je donc les yeux, que je ne vous ai
pas mкme aperзue pendant les deux heures qu'a durй ce sermon?
-- J'йtais а deux pas de vous, monsieur, rйpondit la procureuse;
mais vous ne m'avez pas aperзue parce que vous n'aviez d'yeux que
pour la belle dame а qui vous venez de donner de l'eau bйnite.»
Porthos feignit d'кtre embarrassй.
«Ah! dit-il, vous avez remarquй...
-- Il eыt fallu кtre aveugle pour ne pas le voir.
-- Oui, dit nйgligemment Porthos, c'est une duchesse de mes amies
avec laquelle j'ai grand-peine а me rencontrer а cause de la
jalousie de son mari, et qui m'avait fait prйvenir qu'elle
viendrait aujourd'hui, rien que pour me voir, dans cette chйtive
йglise, au fond de ce quartier perdu.
-- Monsieur Porthos, dit la procureuse, auriez-vous la bontй de
m'offrir le bras pendant cinq minutes, je causerais volontiers
avec vous?
-- Comment donc, madame», dit Porthos en se clignant de l'oeil а
lui-mкme comme un joueur qui rit de la dupe qu'il va faire.
Dans ce moment, d'Artagnan passait poursuivant Milady; il jeta un
regard de cфtй sur Porthos, et vit ce coup d'oeil triomphant.
«Eh! eh! se dit-il а lui mкme en raisonnant dans le sens de la
morale йtrangement facile de cette йpoque galante, en voici un qui
pourrait bien кtre йquipй pour le terme voulu.»
Porthos, cйdant а la pression du bras de sa procureuse comme une
barque cиde au gouvernail, arriva au cloоtre Saint-Magloire,
passage peu frйquentй, enfermй d'un tourniquet а ses deux bouts.
On n'y voyait, le jour, que mendiants qui mangeaient ou enfants
qui jouaient.
«Ah! monsieur Porthos! s'йcria la procureuse, quand elle se fut
assurйe qu'aucune personne йtrangиre а la population habituelle de
la localitй ne pouvait les voir ni les entendre; ah! monsieur
Porthos! vous кtes un grand vainqueur, а ce qu'il paraоt!
-- Moi, madame! dit Porthos en se rengorgeant, et pourquoi cela?
-- Et les signes de tantфt, et l'eau bйnite? Mais c'est une
princesse pour le moins, que cette dame avec son nйgrillon et sa
fille de chambre!
-- Vous vous trompez; mon Dieu, non, rйpondit Porthos, c'est tout
bonnement une duchesse.
-- Et ce coureur qui attendait а la porte, et ce carrosse avec un
cocher а grande livrйe qui attendait sur son siиge?»
Porthos n'avait vu ni le coureur, ni le carrosse; mais, de son
regard de femme jalouse, Mme Coquenard avait tout vu.
Porthos regretta de n'avoir pas, du premier coup, fait la dame au
coussin rouge princesse.
«Ah! vous кtes l'enfant chйri des belles, monsieur Porthos! reprit
en soupirant la procureuse.
-- Mais, rйpondit Porthos, vous comprenez qu'avec un physique
comme celui dont la nature m'a douй, je ne manque pas de bonnes
fortunes.
-- Mon Dieu! comme les hommes oublient vite! s'йcria la procureuse
en levant les yeux au ciel.
-- Moins vite encore que les femmes, ce me semble, rйpondit
Porthos; car enfin, moi, madame, je puis dire que j'ai йtй votre
victime, lorsque blessй, mourant, je me suis vu abandonnй des
chirurgiens; moi, le rejeton d'une famille illustre, qui m'йtais
fiй а votre amitiй, j'ai manquй mourir de mes blessures d'abord,
et de faim ensuite dans une mauvaise auberge de Chantilly, et cela
sans que vous ayez daignй rйpondre une seule fois aux lettres
brыlantes que je vous ai йcrites.
-- Mais, monsieur Porthos..., murmura la procureuse, qui sentait
qu'а en juger par la conduite des plus grandes dames de ce temps-
lа, elle йtait dans son tort.
-- Moi qui avais sacrifiй pour vous la comtesse de Penaflor...
-- Je le sais bien.
-- La baronne de...
-- Monsieur Porthos, ne m'accablez pas.
-- La duchesse de...
-- Monsieur Porthos, soyez gйnйreux!
-- Vous avez raison, madame, et je n'achиverai pas.
-- Mais c'est mon mari qui ne veut pas entendre parler de prкter.
-- Madame Coquenard, dit Porthos, rappelez-vous la premiиre lettre
que vous m'avez йcrite et que je conserve gravйe dans ma mйmoire.»
La procureuse poussa un gйmissement.
«Mais c'est qu'aussi, dit-elle, la somme que vous demandiez а
emprunter йtait un peu bien forte.
-- Madame Coquenard, je vous donnais la prйfйrence. Je n'ai eu
qu'а йcrire а la duchesse de... Je ne veux pas dire son nom, car
je ne sais pas ce que c'est que de compromettre une femme; mais ce
que je sais, c'est que je n'ai eu qu'а lui йcrire pour qu'elle
m'en envoyвt quinze cents.»
La procureuse versa une larme.
«Monsieur Porthos, dit-elle, je vous jure que vous m'avez
grandement punie, et que si dans l'avenir vous vous retrouviez en
pareille passe, vous n'auriez qu'а vous adresser а moi.
-- Fi donc, madame! dit Porthos comme rйvoltй, ne parlons pas
argent, s'il vous plaоt, c'est humiliant.
-- Ainsi, vous ne m'aimez plus!» dit lentement et tristement la
procureuse.
Porthos garda un majestueux silence.
«C'est ainsi que vous me rйpondez? Hйlas! je comprends.
-- Songez а l'offense que vous m'avez faite, madame: elle est
restйe lа, dit Porthos, en posant la main а son coeur et en l'y
appuyant avec force.
-- Je la rйparerai; voyons, mon cher Porthos!
-- D'ailleurs, que vous demandais-je, moi? reprit Porthos avec un
mouvement d'йpaules plein de bonhomie; un prкt, pas autre chose.
Aprиs tout, je ne suis pas un homme dйraisonnable. Je sais que
vous n'кtes pas riche, madame Coquenard, et que votre mari est
obligй de sangsurer les pauvres plaideurs pour en tirer quelques
pauvres йcus. Oh! si vous йtiez comtesse, marquise ou duchesse, ce
serait autre chose, et vous seriez impardonnable.»
La procureuse fut piquйe.
«Apprenez, monsieur Porthos, dit-elle, que mon coffre-fort, tout
coffre-fort de procureuse qu'il est, est peut-кtre mieux garni que
celui de toutes vos mijaurйes ruinйes.
-- Double offense que vous m'avez faite alors, dit Porthos en
dйgageant le bras de la procureuse de dessous le sien; car si vous
кtes riche, madame Coquenard, alors votre refus n'a plus d'excuse.
-- Quand je dis riche, reprit la procureuse, qui vit qu'elle
s'йtait laissй entraоner trop loin, il ne faut pas prendre le mot
au pied de la lettre. Je ne suis pas prйcisйment riche, je suis а
mon aise.
-- Tenez, madame, dit Porthos, ne parlons plus de tout cela, je
vous en prie. Vous m'avez mйconnu; toute sympathie est йteinte
entre nous.
-- Ingrat que vous кtes!
-- Ah! je vous conseille de vous plaindre! dit Porthos.
-- Allez donc avec votre belle duchesse! je ne vous retiens plus.
-- Eh! elle n'est dйjа point si dйcharnйe, que je crois!
-- Voyons, monsieur Porthos, encore une fois, c'est la derniиre:
m'aimez-vous encore?
-- Hйlas! madame, dit Porthos du ton le plus mйlancolique qu'il
put prendre, quand nous allons entrer en campagne, dans une
campagne oщ mes pressentiments me disent que je serai tuй...
-- Oh! ne dites pas de pareilles choses! s'йcria la procureuse en
йclatant en sanglots.
-- Quelque chose me le dit, continua Porthos en mйlancolisant de
plus en plus.
-- Dites plutфt que vous avez un nouvel amour.
-- Non pas, je vous parle franc. Nul objet nouveau ne me touche,
et mкme je sens lа, au fond de mon coeur, quelque chose qui parle
pour vous. Mais, dans quinze jours, comme vous le savez ou comme
vous ne le savez pas, cette fatale campagne s'ouvre; je vais кtre
affreusement prйoccupй de mon йquipement. Puis je vais faire un
voyage dans ma famille, au fond de la Bretagne, pour rйaliser la
somme nйcessaire а mon dйpart.»
Porthos remarqua un dernier combat entre l'amour et l'avarice.
«Et comme, continua-t-il, la duchesse que vous venez de voir а
l'йglise a ses terres prиs des miennes, nous ferons le voyage
ensemble. Les voyages, vous le savez, paraissent beaucoup moins
longs quand on les fait а deux.
-- Vous n'avez donc point d'amis а Paris, monsieur Porthos? dit la
procureuse.
-- J'ai cru en avoir, dit Porthos en prenant son air mйlancolique,
mais j'ai bien vu que je me trompais.
-- Vous en avez, monsieur Porthos, vous en avez, reprit la
procureuse dans un transport qui la surprit elle-mкme; revenez
demain а la maison. Vous кtes le fils de ma tante, mon cousin par
consйquent; vous venez de Noyon en Picardie, vous avez plusieurs
procиs а Paris, et pas de procureur. Retiendrez-vous bien tout
cela?
-- Parfaitement, madame.
-- Venez а l'heure du dоner.
-- Fort bien.
-- Et tenez ferme devant mon mari, qui est retors, malgrй ses
soixante-seize ans.
-- Soixante-seize ans! peste! le bel вge! reprit Porthos.
-- Le grand вge, vous voulez dire, monsieur Porthos. Aussi le
pauvre cher homme peut me laisser veuve d'un moment а l'autre,
continua la procureuse en jetant un regard significatif а Porthos.
Heureusement que, par contrat de mariage, nous nous sommes tout
passй au dernier vivant.
-- Tout? dit Porthos.
-- Tout.
-- Vous кtes femme de prйcaution, je le vois, ma chиre madame
Coquenard, dit Porthos en serrant tendrement la main de la
procureuse.
-- Nous sommes donc rйconciliйs, cher monsieur Porthos? dit-elle
en minaudant.
-- Pour la vie, rйpliqua Porthos sur le mкme air.
-- Au revoir donc, mon traоtre.
-- Au revoir, mon oublieuse.
-- А demain, mon ange!
-- А demain, flamme de ma vie!»
CHAPITRE XXX
MILADY
D'Artagnan avait suivi Milady sans кtre aperзu par elle: il la vit
monter dans son carrosse, et il l'entendit donner а son cocher
l'ordre d'aller а Saint-Germain.
Il йtait inutile d'essayer de suivre а pied une voiture emportйe
au trot de deux vigoureux chevaux. D'Artagnan revint donc rue
Fйrou.
Dans la rue de Seine, il rencontra Planchet, qui йtait arrкtй
devant la boutique d'un pвtissier, et qui semblait en extase
devant une brioche de la forme la plus appйtissante.
Il lui donna l'ordre d'aller seller deux chevaux dans les йcuries
de M. de Trйville, un pour lui d'Artagnan, l'autre pour lui
Planchet, et de venir le joindre chez Athos, -- M. de Trйville,
une fois pour toutes, ayant mis ses йcuries au service de
d'Artagnan.
Planchet s'achemina vers la rue du Colombier, et d'Artagnan vers
la rue Fйrou. Athos йtait chez lui, vidant tristement une des
bouteilles de ce fameux vin d'Espagne qu'il avait rapportй de son
voyage en Picardie. Il fit signe а Grimaud d'apporter un verre
pour d'Artagnan, et Grimaud obйit comme d'habitude.
D'Artagnan raconta alors а Athos tout ce qui s'йtait passй а
l'йglise entre Porthos et la procureuse, et comment leur camarade
йtait probablement, а cette heure, en voie de s'йquiper.
«Quant а moi, rйpondit Athos а tout ce rйcit, je suis bien
tranquille, ce ne seront pas les femmes qui feront les frais de
mon harnais.
-- Et cependant, beau, poli, grand seigneur comme vous l'кtes, mon
cher Athos, il n'y aurait ni princesses, ni reines а l'abri de vos
traits amoureux.
-- Que ce d'Artagnan est jeune!» dit Athos en haussant les
йpaules.
Et il fit signe а Grimaud d'apporter une seconde bouteille.
En ce moment, Planchet passa modestement la tкte par la porte
entrebвillйe, et annonзa а son maоtre que les deux chevaux йtaient
lа.
«Quels chevaux? demanda Athos.
-- Deux que M. de Trйville me prкte pour la promenade, et avec
lesquels je vais aller faire un tour а Saint-Germain.
-- Et qu'allez-vous faire а Saint-Germain?» demanda encore Athos.
Alors d'Artagnan lui raconta la rencontre qu'il avait faite dans
l'йglise, et comment il avait retrouvй cette femme qui, avec le
seigneur au manteau noir et а la cicatrice prиs de la tempe, йtait
sa prйoccupation йternelle.
«C'est-а-dire que vous кtes amoureux de celle-lа, comme vous
l'йtiez de Mme Bonacieux, dit Athos en haussant dйdaigneusement
les йpaules, comme s'il eыt pris en pitiй la faiblesse humaine.
-- Moi, point du tout! s'йcria d'Artagnan. Je suis seulement
curieux d'йclaircir le mystиre auquel elle se rattache. Je ne sais
pourquoi, je me figure que cette femme, tout inconnue qu'elle
m'est et tout inconnu que je lui suis, a une action sur ma vie.
-- Au fait, vous avez raison, dit Athos, je ne connais pas une
femme qui vaille la peine qu'on la cherche quand elle est perdue.
Mme Bonacieux est perdue, tant pis pour elle! qu'elle se retrouve!
-- Non, Athos, non, vous vous trompez, dit d'Artagnan; j'aime ma
pauvre Constance plus que jamais, et si je savais le lieu oщ elle
est, fыt-elle au bout du monde, je partirais pour la tirer des
mains de ses ennemis; mais je l'ignore, toutes mes recherches ont
йtй inutiles. Que voulez-vous, il faut bien se distraire.
-- Distrayez-vous donc avec Milady, mon cher d'Artagnan; je le
souhaite de tout mon coeur, si cela peut vous amuser.
-- Йcoutez, Athos, dit d'Artagnan, au lieu de vous tenir enfermй
ici comme si vous йtiez aux arrкts, montez а cheval et venez vous
promener avec moi а Saint-Germain.
-- Mon cher, rйpliqua Athos, je monte mes chevaux quand j'en ai,
sinon je vais а pied.
-- Eh bien, moi, rйpondit d'Artagnan en souriant de la
misanthropie d'Athos, qui dans un autre l'eыt certainement blessй,
moi, je suis moins fier que vous, je monte ce que je trouve.
Ainsi, au revoir, mon cher Athos.
-- Au revoir», dit le mousquetaire en faisant signe а Grimaud de
dйboucher la bouteille qu'il venait d'apporter.
D'Artagnan et Planchet se mirent en selle et prirent le chemin de
Saint-Germain.
Tout le long de la route, ce qu'Athos avait dit au jeune homme
de Mme Bonacieux lui revenait а l'esprit. Quoique d'Artagnan ne
fыt pas d'un caractиre fort sentimental, la jolie merciиre avait
fait une impression rйelle sur son coeur: comme il le disait, il
йtait prкt а aller au bout du monde pour la chercher. Mais le
monde a bien des bouts, par cela mкme qu'il est rond; de sorte
qu'il ne savait de quel cфtй se tourner.
En attendant, il allait tвcher de savoir ce que c'йtait que
Milady. Milady avait parlй а l'homme au manteau noir, donc elle le
connaissait. Or, dans l'esprit de d'Artagnan, c'йtait l'homme au
manteau noir qui avait enlevй Mme Bonacieux une seconde fois,
comme il l'avait enlevйe une premiиre. D'Artagnan ne mentait donc
qu'а moitiй, ce qui est bien peu mentir, quand il disait qu'en se
mettant а la recherche de Milady, il se mettait en mкme temps а la
recherche de Constance.
Tout en songeant ainsi et en donnant de temps en temps un coup
d'йperon а son cheval, d'Artagnan avait fait la route et йtait
arrivй а Saint-Germain. Il venait de longer le pavillon oщ, dix
ans plus tard, devait naоtre Louis XIV. Il traversait une rue fort
dйserte, regardant а droite et а gauche s'il ne reconnaоtrait pas
quelque vestige de sa belle Anglaise, lorsque au rez-de-chaussйe
d'une jolie maison qui, selon l'usage du temps, n'avait aucune
fenкtre sur la rue, il vit apparaоtre une figure de connaissance.
Cette figure se promenait sur une sorte de terrasse garnie de
fleurs. Planchet la reconnut le premier. «Eh! monsieur dit-il
s'adressant а d'Artagnan, ne vous remettez-vous pas ce visage qui
baye aux corneilles?
-- Non, dit d'Artagnan; et cependant je suis certain que ce n'est
point la premiиre fois que je le vois, ce visage.
-- Je le crois pardieu bien, dit Planchet: c'est ce pauvre Lubin,
le laquais du comte de Wardes, celui que vous avez si bien
accommodй il y a un mois, а Calais, sur la route de la maison de
campagne du gouverneur.
-- Ah! oui bien, dit d'Artagnan, et je le reconnais а cette heure.
Crois-tu qu'il te reconnaisse, toi?
-- Ma foi, monsieur, il йtait si fort troublй que je doute qu'il
ait gardй de moi une mйmoire bien nette.
-- Eh bien, va donc causer avec ce garзon, dit d'Artagnan, et
informe-toi dans la conversation si son maоtre est mort.»
Planchet descendit de cheval, marcha droit а Lubin, qui en effet
ne le reconnut pas, et les deux laquais se mirent а causer dans la
meilleure intelligence du monde, tandis que d'Artagnan poussait
les deux chevaux dans une ruelle et, faisant le tour d'une maison,
s'en revenait assister а la confйrence derriиre une haie de
coudriers.
Au bout d'un instant d'observation derriиre la haie, il entendit
le bruit d'une voiture, et il vit s'arrкter en face de lui le
carrosse de Milady. Il n'y avait pas а s'y tromper. Milady йtait
dedans. D'Artagnan se coucha sur le cou de son cheval, afin de
tout voir sans кtre vu.
Milady sortit sa charmante tкte blonde par la portiиre, et donna
des ordres а sa femme de chambre.
Cette derniиre, jolie fille de vingt а vingt-deux ans, alerte et
vive, vйritable soubrette de grande dame, sauta en bas du
marchepied, sur lequel elle йtait assise selon l'usage du temps,
et se dirigea vers la terrasse oщ d'Artagnan avait aperзu Lubin.
D'Artagnan suivit la soubrette des yeux, et la vit s'acheminer
vers la terrasse. Mais, par hasard, un ordre de l'intйrieur avait
appelй Lubin, de sorte que Planchet йtait restй seul, regardant de
tous cфtйs par quel chemin avait disparu d'Artagnan.
La femme de chambre s'approcha de Planchet, qu'elle prit pour
Lubin, et lui tendant un petit billet:
«Pour votre maоtre, dit-elle.
-- Pour mon maоtre? reprit Planchet йtonnй.
-- Oui, et trиs pressй. Prenez donc vite.»
Lа-dessus elle s'enfuit vers le carrosse, retournй а l'avance du
cфtй par lequel il йtait venu; elle s'йlanзa sur le marchepied, et
le carrosse repartit.
Planchet tourna et retourna le billet, puis, accoutumй а
l'obйissance passive, il sauta а bas de la terrasse, enfila la
ruelle et rencontra au bout de vingt pas d'Artagnan qui, ayant
tout vu, allait au-devant de lui.
«Pour vous, monsieur, dit Planchet, prйsentant le billet au jeune
homme.
-- Pour moi? dit d'Artagnan; en es-tu bien sыr?
-- Pardieu! si j'en suis sыr; la soubrette a dit: “Pour ton
maоtre.” Je n'ai d'autre maоtre que vous; ainsi... Un joli brin de
fille, ma foi, que cette soubrette!»
D'Artagnan ouvrit la lettre, et lut ces mots:
«Une personne qui s'intйresse а vous plus qu'elle ne peut le dire
voudrait savoir quel jour vous serez en йtat de vous promener dans
la forкt. Demain, а l'hфtel du Champ du Drap d'Or, un laquais noir
et rouge attendra votre rйponse.»
«Oh! oh! se dit d'Artagnan, voilа qui est un peu vif. Il paraоt
que Milady et moi nous sommes en peine de la santй de la mкme
personne. Eh bien, Planchet, comment se porte ce bon M. de Wardes?
il n'est donc pas mort?
-- Non, monsieur, il va aussi bien qu'on peut aller avec quatre
coups d'йpйe dans le corps, car vous lui en avez, sans reproche,
allongй quatre, а ce cher gentilhomme, et il est encore bien
faible, ayant perdu presque tout son sang. Comme je l'avais dit а
monsieur, Lubin ne m'a pas reconnu, et m'a racontй d'un bout а
l'autre notre aventure.
-- Fort bien, Planchet, tu es le roi des laquais; maintenant,
remonte а cheval et rattrapons le carrosse.»
Ce ne fut pas long; au bout de cinq minutes on aperзut le carrosse
arrкtй sur le revers de la route, un cavalier richement vкtu se
tenait а la portiиre.
La conversation entre Milady et le cavalier йtait tellement
animйe, que d'Artagnan s'arrкta de l'autre cфtй du carrosse sans
que personne autre que la jolie soubrette s'aperзыt de sa
prйsence.
La conversation avait lieu en anglais, langue que d'Artagnan ne
comprenait pas; mais, а l'accent, le jeune homme crut deviner que
la belle Anglaise йtait fort en colиre; elle termina par un geste
qui ne lui laissa point de doute sur la nature de cette
conversation: c'йtait un coup d'йventail appliquй de telle force,
que le petit meuble fйminin vola en mille morceaux.
Le cavalier poussa un йclat de rire qui parut exaspйrer Milady.
D'Artagnan pensa que c'йtait le moment d'intervenir; il s'approcha
de l'autre portiиre, et se dйcouvrant respectueusement:
«Madame, dit-il, me permettez-vous de vous offrir mes services? Il
me semble que ce cavalier vous a mise en colиre. Dites un mot,
madame, et je me charge de le punir de son manque de courtoisie.»
Aux premiиres paroles, Milady s'йtait retournйe, regardant le
jeune homme avec йtonnement, et lorsqu'il eut fini:
«Monsieur, dit-elle en trиs bon franзais, ce serait de grand coeur
que je me mettrais sous votre protection si la personne qui me
querelle n'йtait point mon frиre.
-- Ah! excusez-moi, alors, dit d'Artagnan, vous comprenez que
j'ignorais cela, madame.
-- De quoi donc se mкle cet йtourneau, s'йcria en s'abaissant а la
hauteur de la portiиre le cavalier que Milady avait dйsignй comme
son parent, et pourquoi ne passe-t-il pas son chemin?
-- Йtourneau vous-mкme, dit d'Artagnan en se baissant а son tour
sur le cou de son cheval, et en rйpondant de son cфtй par la
portiиre; je ne passe pas mon chemin parce qu'il me plaоt de
m'arrкter ici.»
Le cavalier adressa quelques mots en anglais а sa soeur.
«Je vous parle franзais, moi, dit d'Artagnan; faites-moi donc, je
vous prie, le plaisir de me rйpondre dans la mкme langue. Vous
кtes le frиre de madame, soit, mais vous n'кtes pas le mien,
heureusement.»
On eыt pu croire que Milady, craintive comme l'est ordinairement
une femme, allait s'interposer dans ce commencement de
provocation, afin d'empкcher que la querelle n'allвt plus loin;
mais, tout au contraire, elle se rejeta au fond de son carrosse,
et cria froidement au cocher:
«Touche а l'hфtel!»
La jolie soubrette jeta un regard d'inquiйtude sur d'Artagnan,
dont la bonne mine paraissait avoir produit son effet sur elle.
Le carrosse partit et laissa les deux hommes en face l'un de
l'autre, aucun obstacle matйriel ne les sйparant plus.
Le cavalier fit un mouvement pour suivre la voiture; mais
d'Artagnan, dont la colиre dйjа bouillante s'йtait encore
augmentйe en reconnaissant en lui l'Anglais qui, а Amiens, lui
avait gagnй son cheval et avait failli gagner а Athos son diamant,
sauta а la bride et l'arrкta.
«Eh! Monsieur, dit-il, vous me semblez encore plus йtourneau que
moi, car vous me faites l'effet d'oublier qu'il y a entre nous une
petite querelle engagйe.
-- Ah! ah! dit l'Anglais, c'est vous, mon maоtre. Il faut donc
toujours que vous jouiez un jeu ou un autre?
-- Oui, et cela me rappelle que j'ai une revanche а prendre. Nous
verrons, mon cher monsieur, si vous maniez aussi adroitement la
rapiиre que le cornet.
-- Vous voyez bien que je n'ai pas d'йpйe, dit l'Anglais; voulez-
vous faire le brave contre un homme sans armes?
-- J'espиre bien que vous en avez chez vous, rйpondit d'Artagnan.
En tout cas, j'en ai deux, et si vous le voulez, je vous en
jouerai une.
-- Inutile, dit l'Anglais, je suis muni suffisamment de ces sortes
d'ustensiles.
-- Eh bien, mon digne gentilhomme, reprit d'Artagnan choisissez la
plus longue et venez me la montrer ce soir.
-- Oщ cela, s'il vous plaоt?
-- Derriиre le Luxembourg, c'est un charmant quartier pour les
promenades dans le genre de celle que je vous propose.
-- C'est bien, on y sera.
-- Votre heure?
-- Six heures.
-- А propos, vous avez aussi probablement un ou deux amis?
-- Mais j'en ai trois qui seront fort honorйs de jouer la mкme
partie que moi.
-- Trois? а merveille! comme cela se rencontre! dit d'Artagnan,
c'est juste mon compte.
-- Maintenant, qui кtes-vous? demanda l'Anglais.
-- Je suis M. d'Artagnan, gentilhomme gascon, servant aux gardes,
compagnie de M. des Essarts. Et vous?
-- Moi, je suis Lord de Winter, baron de Sheffield.
-- Eh bien, je suis votre serviteur, monsieur le baron, dit
d'Artagnan, quoique vous ayez des noms bien difficiles а retenir.»
Et piquant son cheval, il le mit au galop, et reprit le chemin de
Paris.
Comme il avait l'habitude de le faire en pareille occasion,
d'Artagnan descendit droit chez Athos.
Il trouva Athos couchй sur un grand canapй, oщ il attendait, comme
il l'avait dit, que son йquipement le vоnt trouver.
Il raconta а Athos tout ce qui venait de se passer, moins la
lettre de M. de Wardes.
Athos fut enchantй lorsqu'il sut qu'il allait se battre contre un
Anglais. Nous avons dit que c'йtait son rкve.
On envoya chercher а l'instant mкme Porthos et Aramis par les
laquais, et on les mit au courant de la situation.
Porthos tira son йpйe hors du fourreau et se mit а espadonner
contre le mur en se reculant de temps en temps et en faisant des
pliйs comme un danseur. Aramis, qui travaillait toujours а son
poиme, s'enferma dans le cabinet d'Athos et pria qu'on ne le
dйrangeвt plus qu'au moment de dйgainer.
Athos demanda par signe а Grimaud une bouteille.
Quant а d'Artagnan, il arrangea en lui-mкme un petit plan dont
nous verrons plus tard l'exйcution, et qui lui promettait quelque
gracieuse aventure, comme on pouvait le voir aux sourires qui, de
temps en temps, passaient sur son visage dont ils йclairaient la
rкverie.
CHAPITRE XXXI
ANGLAIS ET FRANЗAIS
L'heure venue, on se rendit avec les quatre laquais, derriиre le
Luxembourg, dans un enclos abandonnй aux chиvres. Athos donna une
piиce de monnaie au chevrier pour qu'il s'йcartвt. Les laquais
furent chargйs de faire sentinelle.
Bientфt une troupe silencieuse s'approcha du mкme enclos, y
pйnйtra et joignit les mousquetaires; puis, selon les habitudes
d'outre-mer, les prйsentations eurent lieu.
Les Anglais йtaient tous gens de la plus haute qualitй, les noms
bizarres de leurs adversaires furent donc pour eux un sujet non
seulement de surprise, mais encore d'inquiйtude.
«Mais, avec tout cela, dit Lord de Winter quand les trois amis
eurent йtй nommйs, nous ne savons pas qui vous кtes, et nous ne
nous battrons pas avec des noms pareils; ce sont des noms de
bergers, cela.
-- Aussi, comme vous le supposez bien, Milord, ce sont de faux
noms, dit Athos.
-- Ce qui ne nous donne qu'un plus grand dйsir de connaоtre les
noms vйritables, rйpondit l'Anglais.
-- Vous avez bien jouй contre nous sans les connaоtre, dit Athos,
а telles enseignes que vous nous avez gagnй nos deux chevaux?
-- C'est vrai, mais nous ne risquions que nos pistoles; cette fois
nous risquons notre sang: on joue avec tout le monde, on ne se bat
qu'avec ses йgaux.
-- C'est juste», dit Athos. Et il prit а l'йcart celui des quatre
Anglais avec lequel il devait se battre, et lui dit son nom tout
bas.
Porthos et Aramis en firent autant de leur cфtй.
«Cela vous suffit-il, dit Athos а son adversaire, et me trouvez-
vous assez grand seigneur pour me faire la grвce de croiser l'йpйe
avec moi?
-- Oui, monsieur, dit l'Anglais en s'inclinant.
-- Eh bien, maintenant, voulez-vous que je vous dise une chose?
reprit froidement Athos.
-- Laquelle? demanda l'Anglais.
-- C'est que vous auriez aussi bien fait de ne pas exiger que je
me fisse connaоtre.
-- Pourquoi cela?
-- Parce qu'on me croit mort, que j'ai des raisons pour dйsirer
qu'on ne sache pas que je vis, et que je vais кtre obligй de vous
tuer, pour que mon secret ne coure pas les champs.»
L'Anglais regarda Athos, croyant que celui-ci plaisantait; mais
Athos ne plaisantait pas le moins du monde.
«Messieurs, dit-il en s'adressant а la fois а ses compagnons et а
leurs adversaires, y sommes-nous?
-- Oui, rйpondirent tout d'une voix Anglais et Franзais.
-- Alors, en garde», dit Athos.
Et aussitфt huit йpйes brillиrent aux rayons du soleil couchant,
et le combat commenзa avec un acharnement bien naturel entre gens
deux fois ennemis.
Athos s'escrimait avec autant de calme et de mйthode que s'il eыt
йtй dans une salle d'armes.
Porthos, corrigй sans doute de sa trop grande confiance par son
aventure de Chantilly, jouait un jeu plein de finesse et de
prudence.
Aramis, qui avait le troisiиme chant de son poиme а finir, se
dйpкchait en homme trиs pressй.
Athos, le premier, tua son adversaire: il ne lui avait portй qu'un
coup, mais, comme il l'en avait prйvenu, le coup avait йtй mortel.
L'йpйe lui traversa le coeur.
Porthos, le second, йtendit le sien sur l'herbe: il lui avait
percй la cuisse. Alors, comme l'Anglais, sans faire plus longue
rйsistance, lui avait rendu son йpйe, Porthos le prit dans ses
bras et le porta dans son carrosse.
Aramis poussa le sien si vigoureusement, qu'aprиs avoir rompu une
cinquantaine de pas, il finit par prendre la fuite а toutes jambes
et disparut aux huйes des laquais.
Quant а d'Artagnan, il avait jouй purement et simplement un jeu
dйfensif; puis, lorsqu'il avait vu son adversaire bien fatiguй, il
lui avait, d'une vigoureuse flanconade, fait sauter son йpйe. Le
baron, se voyant dйsarmй, fit deux ou trois pas en arriиre; mais,
dans ce mouvement, son pied glissa, et il tomba а la renverse.
D'Artagnan fut sur lui d'un seul bond, et lui portant l'йpйe а la
gorge:
«Je pourrais vous tuer, monsieur, dit-il а l'Anglais, et vous кtes
bien entre mes mains, mais je vous donne la vie pour l'amour de
votre soeur.»
D'Artagnan йtait au comble de la joie; il venait de rйaliser le
plan qu'il avait arrкtй d'avance, et dont le dйveloppement avait
fait йclore sur son visage les sourires dont nous avons parlй.
L'Anglais, enchantй d'avoir affaire а un gentilhomme d'aussi bonne
composition, serra d'Artagnan entre ses bras, fit mille caresses
aux trois mousquetaires, et, comme l'adversaire de Porthos йtait
dйjа installй dans la voiture et que celui d'Aramis avait pis la
poudre d'escampette, on ne songea plus qu'au dйfunt.
Comme Porthos et Aramis le dйshabillaient dans l'espйrance que sa
blessure n'йtait pas mortelle, une grosse bourse s'йchappa de sa
ceinture. D'Artagnan la ramassa et la tendit а Lord de Winter.
«Et que diable voulez-vous que je fasse de cela? dit l'Anglais.
-- Vous la rendrez а sa famille, dit d'Artagnan.
-- Sa famille se soucie bien de cette misиre: elle hйrite de
quinze mille louis de rente: gardez cette bourse pour vos
laquais.»
D'Artagnan mit la bourse dans sa poche.
«Et maintenant. mon jeune ami, car vous me permettrez, je
l'espиre, de vous donner ce nom, dit Lord de Winter, dиs ce soir,
si vous le voulez bien, je vous prйsenterai а ma soeur, Lady
Clarick; car je veux qu'elle vous prenne а son tour dans ses
bonnes grвces, et, comme elle n'est point tout а fait mal en cour,
peut-кtre dans l'avenir un mot dit par elle ne vous serait-il
point inutile.»
D'Artagnan rougit de plaisir, et s'inclina en signe d'assentiment.
Pendant ce temps, Athos s'йtait approchй de d'Artagnan.
«Que voulez-vous faire de cette bourse? lui dit-il tout bas а
l'oreille.
-- Mais je comptais vous la remettre, mon cher Athos.
-- А moi? et pourquoi cela?
-- Dame, vous l'avez tuй: ce sont les dйpouilles opimes.
-- Moi, hйritier d'un ennemi! dit Athos, pour qui donc me prenez-
vous?
-- C'est l'habitude а la guerre, dit d'Artagnan; pourquoi ne
serait-ce pas l'habitude dans un duel?
-- Mкme sur le champ de bataille, dit Athos, je n'ai jamais fait
cela.»
Porthos leva les йpaules. Aramis, d'un mouvement de lиvres,
approuva Athos.
«Alors, dit d'Artagnan, donnons cet argent aux laquais, comme Lord
de Winter nous a dit de le faire.
-- Oui, dit Athos, donnons cette bourse, non а nos laquais, mais
aux laquais anglais.»
Athos prit la bourse, et la jeta dans la main du cocher:
«Pour vous et vos camarades.»
Cette grandeur de maniиres dans un homme entiиrement dйnuй frappa
Porthos lui-mкme, et cette gйnйrositй franзaise, redite par Lord
de Winter et son ami, eut partout un grand succиs, exceptй auprиs
de MM. Grimaud, Mousqueton, Planchet et Bazin.
Lord de Winter, en quittant d'Artagnan, lui donna l'adresse de sa
soeur; elle demeurait place Royale, qui йtait alors le quartier а
la mode, au n° 6. D'ailleurs, il s'engageait а le venir prendre
pour le prйsenter. D'Artagnan lui donna rendez-vous а huit heures,
chez Athos.
Cette prйsentation а Milady occupait fort la tкte de notre Gascon.
Il se rappelait de quelle faзon йtrange cette femme avait йtй
mкlйe jusque-lа dans sa destinйe. Selon sa conviction, c'йtait
quelque crйature du cardinal, et cependant il se sentait
invinciblement entraоnй vers elle, par un de ces sentiments dont
on ne se rend pas compte. Sa seule crainte йtait que Milady ne
reconnыt en lui l'homme de Meung et de Douvres. Alors, elle
saurait qu'il йtait des amis de M. de Trйville, et par consйquent
qu'il appartenait corps et вme au roi, ce qui, dиs lors, lui
ferait perdre une partie de ses avantages, puisque, connu de
Milady comme il la connaissait, il jouerait avec elle а jeu йgal.
Quant а ce commencement d'intrigue entre elle et le comte
de Wardes, notre prйsomptueux ne s'en prйoccupait que
mйdiocrement, bien que le marquis fыt jeune, beau, riche et fort
avant dans la faveur du cardinal. Ce n'est pas pour rien que l'on
a vingt ans, et surtout que l'on est nй а Tarbes.
D'Artagnan commenзa par aller faire chez lui une toilette
flamboyante; puis, il s'en revint chez Athos, et, selon son
habitude, lui raconta tout. Athos йcouta ses projets; puis il
secoua la tкte, et lui recommanda la prudence avec une sorte
d'amertume.
«Quoi! lui dit-il, vous venez de perdre une femme que vous disiez
bonne, charmante, parfaite, et voilа que vous courez dйjа aprиs
une autre!»
D'Artagnan sentit la vйritй de ce reproche.
«J'aimais Mme Bonacieux avec le coeur, tandis que j'aime Milady
avec la tкte, dit-il; en me faisant conduire chez elle, je cherche
surtout а m'йclairer sur le rфle qu'elle joue а la cour.
-- Le rфle qu'elle joue, pardieu! il n'est pas difficile а deviner
d'aprиs tout ce que vous m'avez dit. C'est quelque йmissaire du
cardinal: une femme qui vous attirera dans un piиge, oщ vous
laisserez votre tкte tout bonnement.
-- Diable! mon cher Athos, vous voyez les choses bien en noir, ce
me semble.
-- Mon cher, je me dйfie des femmes; que voulez-vous! je suis payй
pour cela, et surtout des femmes blondes. Milady est blonde,
m'avez-vous dit?
-- Elle a les cheveux du plus beau blond qui se puisse voir.
-- Ah! mon pauvre d'Artagnan, fit Athos.
-- Йcoutez, je veux m'йclairer; puis, quand je saurai ce que je
dйsire savoir, je m'йloignerai.
-- Йclairez-vous», dit flegmatiquement Athos.
Lord de Winter arriva а l'heure dite, mais Athos, prйvenu а temps,
passa dans la seconde piиce. Il trouva donc d'Artagnan seul, et,
comme il йtait prиs de huit heures, il emmena le jeune homme.
Un йlйgant carrosse attendait en bas, et comme il йtait attelй de
deux excellents chevaux, en un instant on fut place Royale.
Milady Clarick reзut gracieusement d'Artagnan. Son hфtel йtait
d'une somptuositй remarquable; et, bien que la plupart des
Anglais, chassйs par la guerre, quittassent la France, ou fussent
sur le point de la quitter, Milady venait de faire faire chez elle
de nouvelles dйpenses: ce qui prouvait que la mesure gйnйrale qui
renvoyait les Anglais ne la regardait pas.
«Vous voyez, dit Lord de Winter en prйsentant d'Artagnan а sa
soeur, un jeune gentilhomme qui a tenu ma vie entre ses mains, et
qui n'a point voulu abuser de ses avantages, quoique nous fussions
deux fois ennemis, puisque c'est moi qui l'ai insultй, et que je
suis anglais. Remerciez-le donc, madame, si vous avez quelque
amitiй pour moi.»
Milady fronзa lйgиrement le sourcil; un nuage а peine visible
passa sur son front, et un sourire tellement йtrange apparut sur
ses lиvres, que le jeune homme, qui vit cette triple nuance, en
eut comme un frisson.
Le frиre ne vit rien; il s'йtait retournй pour jouer avec le singe
favori de Milady, qui l'avait tirй par son pourpoint.
«Soyez le bienvenu, monsieur, dit Milady d'une voix dont la
douceur singuliиre contrastait avec les symptфmes de mauvaise
humeur que venait de remarquer d'Artagnan, vous avez acquis
aujourd'hui des droits йternels а ma reconnaissance.»
L'Anglais alors se retourna et raconta le combat sans omettre un
dйtail. Milady l'йcouta avec la plus grande attention; cependant
on voyait facilement, quelque effort qu'elle fоt pour cacher ses
impressions, que ce rйcit ne lui йtait point agrйable. Le sang lui
montait а la tкte, et son petit pied s'agitait impatiemment sous
sa robe.
Lord de Winter ne s'aperзut de rien. Puis, lorsqu'il eut fini, il
s'approcha d'une table oщ йtaient servis sur un plateau une
bouteille de vin d'Espagne et des verres. Il emplit deux verres et
d'un signe invita d'Artagnan а boire.
D'Artagnan savait que c'йtait fort dйsobliger un Anglais que de
refuser de toaster avec lui. Il s'approcha donc de la table, et
prit le second verre. Cependant il n'avait point perdu de vue
Milady, et dans la glace il s'aperзut du changement qui venait de
s'opйrer sur son visage. Maintenant qu'elle croyait n'кtre plus
regardйe, un sentiment qui ressemblait а de la fйrocitй animait sa
physionomie. Elle mordait son mouchoir а belles dents.
Cette jolie petite soubrette, que d'Artagnan avait dйjа remarquйe,
entra alors; elle dit en anglais quelques mots а Lord de Winter,
qui demanda aussitфt а d'Artagnan la permission de se retirer,
s'excusant sur l'urgence de l'affaire qui l'appelait, et chargeant
sa soeur d'obtenir son pardon.
D'Artagnan йchangea une poignйe de main avec Lord de Winter et
revint prиs de Milady. Le visage de cette femme, avec une mobilitй
surprenante, avait repris son expression gracieuse, seulement
quelques petites taches rouges dissйminйes sur son mouchoir
indiquaient qu'elle s'йtait mordu les lиvres jusqu'au sang.
Ses lиvres йtaient magnifiques, on eыt dit du corail.
La conversation prit une tournure enjouйe. Milady paraissait
s'кtre entiиrement remise. Elle raconta que Lord de Winter n'йtait
que son beau-frиre et non son frиre: elle avait йpousй un cadet de
famille qui l'avait laissйe veuve avec un enfant. Cet enfant йtait
le seul hйritier de Lord de Winter, si Lord de Winter ne se
mariait point. Tout cela laissait voir а d'Artagnan un voile qui
enveloppait quelque chose, mais il ne distinguait pas encore sous
ce voile.
Au reste, au bout d'une demi-heure de conversation, d'Artagnan
йtait convaincu que Milady йtait sa compatriote: elle parlait le
franзais avec une puretй et une йlйgance qui ne laissaient aucun
doute а cet йgard.
D'Artagnan se rйpandit en propos galants et en protestations de
dйvouement. А toutes les fadaises qui йchappиrent а notre Gascon,
Milady sourit avec bienveillance. L'heure de se retirer arriva.
D'Artagnan prit congй de Milady et sortit du salon le plus heureux
des hommes.
Sur l'escalier il rencontra la jolie soubrette, laquelle le frфla
doucement en passant, et, tout en rougissant jusqu'aux yeux, lui
demanda pardon de l'avoir touchй, d'une voix si douce, que le
pardon lui fut accordй а l'instant mкme.
D'Artagnan revint le lendemain et fut reзu encore mieux que la
veille. Lord de Winter n'y йtait point, et ce fut Milady qui lui
fit cette fois tous les honneurs de la soirйe. Elle parut prendre
un grand intйrкt а lui, lui demanda d'oщ il йtait, quels йtaient
ses amis, et s'il n'avait pas pensй quelquefois а s'attacher au
service de M. le cardinal.
D'Artagnan, qui, comme on le sait, йtait fort prudent pour un
garзon de vingt ans, se souvint alors de ses soupзons sur Milady;
il lui fit un grand йloge de Son Йminence, lui dit qu'il n'eыt
point manquй d'entrer dans les gardes du cardinal au lieu d'entrer
dans les gardes du roi, s'il eыt connu par exemple M. de Cavois au
lieu de connaоtre M. de Trйville.
Milady changea de conversation sans affectation aucune, et demanda
а d'Artagnan de la faзon la plus nйgligйe du monde s'il n'avait
jamais йtй en Angleterre.
D'Artagnan rйpondit qu'il y avait йtй envoyй par M. de Trйville
pour traiter d'une remonte de chevaux et qu'il en avait mкme
ramenй quatre comme йchantillon.
Milady, dans le cours de la conversation, se pinзa deux ou trois
fois les lиvres: elle avait affaire a un Gascon qui jouait serrй.
А la mкme heure que la veille d'Artagnan se retira. Dans le
corridor il rencontra encore la jolie Ketty; c'йtait le nom de la
soubrette. Celle-ci le regarda avec une expression de mystйrieuse
bienveillance а laquelle il n'y avait point а se tromper. Mais
d'Artagnan йtait si prйoccupй de la maоtresse, qu'il ne remarquait
absolument que ce qui venait d'elle.
D'Artagnan revint chez Milady le lendemain et le surlendemain, et
chaque fois Milady lui fit un accueil plus gracieux.
Chaque fois aussi, soit dans l'antichambre, soit dans le corridor,
soit sur l'escalier, il rencontrait la jolie soubrette.
Mais, comme nous l'avons dit, d'Artagnan ne faisait aucune
attention а cette persistance de la pauvre Ketty.
CHAPITRE XXXII
UN DОNER DE PROCUREUR
Cependant le duel dans lequel Porthos avait jouй un rфle si
brillant ne lui avait pas fait oublier le dоner auquel l'avait
invitй la femme du procureur. Le lendemain, vers une heure, il se
fit donner le dernier coup de brosse par Mousqueton, et s'achemina
vers la rue aux Ours, du pas d'un homme qui est en double bonne
fortune.
Son coeur battait, mais ce n'йtait pas, comme celui de d'Artagnan,
d'un jeune et impatient amour. Non, un intйrкt plus matйriel lui
fouettait le sang, il allait enfin franchir ce seuil mystйrieux,
gravir cet escalier inconnu qu'avaient montй, un а un, les vieux
йcus de maоtre Coquenard.
Il allait voir en rйalitй certain bahut dont vingt fois il avait
vu l'image dans ses rкves; bahut de forme longue et profonde,
cadenassй, verrouillй, scellй au sol; bahut dont il avait si
souvent entendu parler, et que les mains un peu sиches, il est
vrai, mais non pas sans йlйgance de la procureuse, allaient ouvrir
а ses regards admirateurs.
Et puis lui, l'homme errant sur la terre, l'homme sans fortune,
l'homme sans famille, le soldat habituй aux auberges, aux
cabarets, aux tavernes, aux posadas, le gourmet forcй pour la
plupart du temps de s'en tenir aux lippйes de rencontre, il allait
tвter des repas de mйnage, savourer un intйrieur confortable, et
se laisser faire а ces petits soins, qui, plus on est dur, plus
ils plaisent, comme disent les vieux soudards.
Venir en qualitй de cousin s'asseoir tous les jours а une bonne
table, dйrider le front jaune et plissй du vieux procureur, plumer
quelque peu les jeunes clercs en leur apprenant la bassette, le
passe-dix et le lansquenet dans leurs plus fines pratiques, et en
leur gagnant par maniиre d'honoraires, pour la leзon qu'il leur
donnerait en une heure, leurs йconomies d'un mois, tout cela
souriait йnormйment а Porthos.
Le mousquetaire se retraзait bien, de-ci, de-lа, les mauvais
propos qui couraient dиs ce temps-lа sur les procureurs et qui
leur ont survйcu: la lйsine, la rognure, les jours de jeыne, mais
comme, aprиs tout, sauf quelques accиs d'йconomie que Porthos
avait toujours trouvйs fort intempestifs, il avait vu la
procureuse assez libйrale, pour une procureuse, bien entendu, il
espйra rencontrer une maison montйe sur un pied flatteur.
Cependant, а la porte, le mousquetaire eut quelques doutes,
l'abord n'йtait point fait pour engager les gens: allйe puante et
noire, escalier mal йclairй par des barreaux au travers desquels
filtrait le jour gris d'une cour voisine; au premier une porte
basse et ferrйe d'йnorme clous comme la porte principale du Grand-
Chвtelet.
Porthos heurta du doigt; un grand clerc pвle et enfoui sous une
forкt de cheveux vierges vint ouvrir et salua de l'air d'un homme
forcй de respecter а la fois dans un autre la haute taille qui
indique la force, l'habit militaire qui indique l'йtat, et la mine
vermeille qui indique l'habitude de bien vivre.
Autre clerc plus petit derriиre le premier, autre clerc plus grand
derriиre le second, saute-ruisseau de douze ans derriиre le
troisiиme.
En tout, trois clercs et demi; ce qui, pour le temps, annonзait
une йtude des plus achalandйes.
Quoique le mousquetaire ne dыt arriver qu'а une heure, depuis midi
la procureuse avait l'oeil au guet et comptait sur le coeur et
peut-кtre aussi sur l'estomac de son adorateur pour lui faire
devancer l'heure.
Mme Coquenard arriva donc par la porte de l'appartement, presque
en mкme temps que son convive arrivait par la porte de l'escalier,
et l'apparition de la digne dame le tira d'un grand embarras. Les
clercs avaient l'oeil curieux, et lui, ne sachant trop que dire а
cette gamme ascendante et descendante, demeurait la langue muette.
«C'est mon cousin, s'йcria la procureuse; entrez donc, entrez
donc, monsieur Porthos.»
Le nom de Porthos fit son effet sur les clercs, qui se mirent а
rire; mais Porthos se retourna, et tous les visages rentrиrent
dans leur gravitй.
On arriva dans le cabinet du procureur aprиs avoir traversй
l'antichambre oщ йtaient les clercs, et l'йtude oщ ils auraient dы
кtre: cette derniиre chambre йtait une sorte de salle noire et
meublйe de paperasses. En sortant de l'йtude on laissa la cuisine
а droite, et l'on entra dans la salle de rйception.
Toutes ces piиces qui se commandaient n'inspirиrent point а
Porthos de bonnes idйes. Les paroles devaient s'entendre de loin
par toutes ces portes ouvertes; puis, en passant, il avait jetй un
regard rapide et investigateur sur la cuisine, et il s'avouait а
lui-mкme, а la honte de la procureuse et а son grand regret, а
lui, qu'il n'y avait pas vu ce feu, cette animation, ce mouvement
qui, au moment d'un bon repas, rиgnent ordinairement dans ce
sanctuaire de la gourmandise.
Le procureur avait sans doute йtй prйvenu de cette visite, car il
ne tйmoigna aucune surprise а la vue de Porthos, qui s'avanзa
jusqu'а lui d'un air assez dйgagй et le salua courtoisement.
«Nous sommes cousins, а ce qu'il paraоt, monsieur Porthos?» dit le
procureur en se soulevant а la force des bras sur son fauteuil de
canne.
Le vieillard, enveloppй dans un grand pourpoint noir oщ se perdait
son corps fluet, йtait vert et sec; ses petits yeux gris
brillaient comme des escarboucles, et semblaient, avec sa bouche
grimaзante, la seule partie de son visage oщ la vie fыt demeurйe.
Malheureusement les jambes commenзaient а refuser le service а
toute cette machine osseuse; depuis cinq ou six mois que cet
affaiblissement s'йtait fait sentir, le digne procureur йtait а
peu prиs devenu l'esclave de sa femme.
Le cousin fut acceptй avec rйsignation, voilа tout. Maоtre
Coquenard ingambe eыt dйclinй toute parentй avec M. Porthos.
«Oui, monsieur, nous sommes cousins, dit sans se dйconcerter
Porthos, qui, d'ailleurs, n'avait jamais comptй кtre reзu par le
mari avec enthousiasme.
-- Par les femmes, je crois?» dit malicieusement le procureur.
Porthos ne sentit point cette raillerie et la prit pour une
naпvetй dont il rit dans sa grosse moustache. Mme Coquenard, qui
savait que le procureur naпf йtait une variйtй for rare dans
l'espиce, sourit un peu et rougit beaucoup.
Maоtre Coquenard avait, dиs l'arrivйe de Porthos, jetй les yeux
avec inquiйtude sur une grande armoire placйe en face de son
bureau de chкne. Porthos comprit que cette armoire, quoiqu'elle ne
rйpondоt point par la forme а celle qu'il avait vue dans ses
songes, devait кtre le bienheureux bahut, et il s'applaudit de ce
que la rйalitй avait six pieds de plus en hauteur que le rкve.
Maоtre Coquenard ne poussa pas plus loin ses investigations
gйnйalogiques, mais en ramenant son regard inquiet de l'armoire
sur Porthos, il se contenta de dire:
«Monsieur notre cousin, avant son dйpart pour la campagne, nous
fera bien la grвce de dоner une fois avec nous, n'est-ce pas,
madame Coquenard!»
Cette fois, Porthos reзut le coup en plein estomac et le sentit;
il paraоt que de son cфtй Mme Coquenard non plus n'y fut pas
insensible, car elle ajouta:
«Mon cousin ne reviendra pas s'il trouve que nous le traitons mal;
mais, dans le cas contraire, il a trop peu de temps а passer а
Paris, et par consйquent а nous voir, pour que nous ne lui
demandions pas presque tous les instants dont il peut disposer
jusqu'а son dйpart.
-- Oh! mes jambes, mes pauvres jambes! oщ кtes-vous?» murmura
Coquenard. Et il essaya de sourire.
Ce secours qui йtait arrivй а Porthos au moment oщ il йtait
attaquй dans ses espйrances gastronomiques inspira au mousquetaire
beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse.
Bientфt l'heure du dоner arriva. On passa dans la salle а manger,
grande piиce noire qui йtait situйe en face de la cuisine.
Les clercs, qui, а ce qu'il paraоt, avaient senti dans la maison
des parfums inaccoutumйs, йtaient d'une exactitude militaire, et
tenaient en main leurs tabourets, tout prкts qu'ils йtaient а
s'asseoir. On les voyait d'avance remuer les mвchoires avec des
dispositions effrayantes.
«Tudieu! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamйs,
car le saute-ruisseau n'йtait pas, comme on le pense bien, admis
aux honneurs de la table magistrale; tudieu! а la place de mon
cousin, je ne garderais pas de pareils gourmands. On dirait des
naufragйs qui n'ont pas mangй depuis six semaines.»
Maоtre Coquenard entra, poussй sur son fauteuil а roulettes par
Mme Coquenard, а qui Porthos, а son tour, vint en aide pour rouler
son mari jusqu'а la table.
А peine entrй, il remua le nez et les mвchoires а l'exemple de ses
clercs.
«Oh! oh! dit-il, voici un potage qui est engageant!»
«Que diable sentent-ils donc d'extraordinaire dans ce potage?» dit
Porthos а l'aspect d'un bouillon pвle, abondant, mais parfaitement
aveugle, et sur lequel quelques croыtes nageaient rares comme les
оles d'un archipel.
Mme Coquenard sourit, et, sur un signe d'elle, tout le monde
s'assit avec empressement.
Maоtre Coquenard fut le premier servi, puis Porthos; ensuite
Mme Coquenard emplit son assiette, et distribua les croыtes sans
bouillon aux clercs impatients.
En ce moment la porte de la salle а manger s'ouvrit d'elle-mкme en
criant, et Porthos, а travers les battants entrebвillйs, aperзut
le petit clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait
son pain а la double odeur de la cuisine et de la salle а manger.
Aprиs le potage la servante apporta une poule bouillie;
magnificence qui fit dilater les paupiиres des convives, de telle
faзon qu'elles semblaient prкtes а se fendre.
«On voit que vous aimez votre famille, madame Coquenard, dit le
procureur avec un sourire presque tragique; voilа certes une
galanterie que vous faites а votre cousin.»
La pauvre poule йtait maigre et revкtue d'une de ces grosses peaux
hйrissйes que les os ne percent jamais malgrй leurs efforts; il
fallait qu'on l'eыt cherchйe bien longtemps avant de la trouver
sur le perchoir oщ elle s'йtait retirйe pour mourir de vieillesse.
«Diable! pensa Porthos, voilа qui est fort triste; je respecte la
vieillesse, mais j'en fais peu de cas bouillie ou rфtie.»
Et il regarda а la ronde pour voir si son opinion йtait partagйe;
mais tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants,
qui dйvoraient d'avance cette sublime poule, objet de ses mйpris.
Mme Coquenard tira le plat а elle, dйtacha adroitement les deux
grandes pattes noires, qu'elle plaзa sur l'assiette de son mari;
trancha le cou, qu'elle mit avec la tкte а part pour elle-mкme;
leva l'aile pour Porthos, et remit а la servante, qui venait de
l'apporter, l'animal qui s'en retourna presque intact, et qui
avait disparu avant que le mousquetaire eыt eu le temps d'examiner
les variations que le dйsappointement amиne sur les visages, selon
les caractиres et les tempйraments de ceux qui l'йprouvent.
Au lieu de poulet, un plat de fиves fit son entrйe, plat йnorme,
dans lequel quelques os de mouton, qu'on eыt pu, au premier abord,
croire accompagnйs de viande, faisaient semblant de se montrer.
Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les
mines lugubres devinrent des visages rйsignйs.
Mme Coquenard distribua ce mets aux jeunes gens avec la modйration
d'une bonne mйnagиre.
Le tour du vin йtait venu. Maоtre Coquenard versa d'une bouteille
de grиs fort exiguл le tiers d'un verre а chacun des jeunes gens,
s'en versa а lui-mкme dans des proportions а peu prиs йgales, et
la bouteille passa aussitфt du cфtй de Porthos et de
Mme Coquenard.
Les jeunes gens remplissaient d'eau ce tiers de vin, puis,
lorsqu'ils avaient bu la moitiй du verre, ils le remplissaient
encore, et ils faisaient toujours ainsi; ce qui les amenait а la
fin du repas а avaler une boisson qui de la couleur du rubis йtait
passйe а celle de la topaze brыlйe.
Porthos mangea timidement son aile de poule, et frйmit lorsqu'il
sentit sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver
le sien. Il but aussi un demi-verre de ce vin fort mйnagй, et
qu'il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la terreur des
palais exercйs.
Maоtre Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.
«Mangerez-vous bien de ces fиves, mon cousin Porthos?» dit
Mme Coquenard de ce ton qui veut dire: croyez-moi, n'en mangez
pas.
«Du diable si j'en goыte!» murmura tout bas Porthos...
Puis tout haut:
«Merci, ma cousine, dit-il, je n'ai plus faim.»
Il se fit un silence: Porthos ne savait quelle contenance tenir.
Le procureur rйpйta plusieurs fois:
«Ah! madame Coquenard! je vous en fais mon compliment, votre dоner
йtait un vйritable festin; Dieu! ai-je mangй!»
Maоtre Coquenard avait mangй son potage, les pattes noires de la
poule et le seul os de mouton oщ il y eыt un peu de viande.
Porthos crut qu'on le mystifiait, et commenзa а relever sa
moustache et а froncer le sourcil; mais le genou de Mme Coquenard
vint tout doucement lui conseiller la patience.
Ce silence et cette interruption de service, qui йtaient restйs
inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une
signification terrible pour les clercs: sur un regard du
procureur, accompagnй d'un sourire de Mme Coquenard, ils se
levиrent lentement de table, pliиrent leurs serviettes plus
lentement encore, puis ils saluиrent et partirent.
«Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant», dit
gravement le procureur.
Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d'un buffet un
morceau de fromage, des confitures de coings et un gвteau qu'elle
avait fait elle-mкme avec des amandes et du miel.
Maоtre Coquenard fronзa le sourcil, parce qu'il voyait trop de
mets; Porthos se pinзa les lиvres, parce qu'il voyait qu'il n'y
avait pas de quoi dоner.
Il regarda si le plat de fиves йtait encore lа, le plat de fиves
avait disparu.
«Festin dйcidйment, s'йcria maоtre Coquenard en s'agitant sur sa
chaise, vйritable festin, _epulae epularum_; Lucullus dоne chez
Lucullus.»
Porthos regarda la bouteille qui йtait prиs de lui, et il espйra
qu'avec du vin, du pain et du fromage il dоnerait; mais le vin
manquait, la bouteille йtait vide; M. et Mme Coquenard n'eurent
point l'air de s'en apercevoir.
«C'est bien, se dit Porthos а lui-mкme, me voilа prйvenu.»
Il passa la langue sur une petite cuillerйe de confitures, et
s'englua les dents dans la pвte collante de Mme Coquenard.
«Maintenant, se dit-il, le sacrifice est consommй. Ah! si je
n'avais pas l'espoir de regarder avec Mme Coquenard dans l'armoire
de son mari!»
Maоtre Coquenard, aprиs les dйlices d'un pareil repas, qu'il
appelait un excиs, йprouva le besoin de faire sa sieste. Porthos
espйrait que la chose aurait lieu sйance tenante et dans la
localitй mкme; mais le procureur maudit ne voulut entendre а rien:
il fallut le conduire dans sa chambre et il cria tant qu'il ne fut
pas devant son armoire, sur le rebord de laquelle, pour plus de
prйcaution encore, il posa ses pieds.
La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine et l'on
commenзa de poser les bases de la rйconciliation.
«Vous pourrez venir dоner trois fois la semaine, dit
Mme Coquenard.
-- Merci, dit Porthos, je n'aime pas а abuser; d'ailleurs, il faut
que je songe а mon йquipement.
-- C'est vrai, dit la procureuse en gйmissant... c'est ce
malheureux йquipement.
-- Hйlas! oui, dit Porthos, c'est lui.
-- Mais de quoi donc se compose l'йquipement de votre corps,
monsieur Porthos?
-- Oh! de bien des choses, dit Porthos; les mousquetaires, comme
vous savez, sont soldats d'йlite, et il leur faut beaucoup
d'objets inutiles aux gardes ou aux Suisses.
-- Mais encore, dйtaillez-le-moi.
-- Mais cela peut aller а...», dit Porthos, qui aimait mieux
discuter le total que le menu.
La procureuse attendait frйmissante.
«А combien? dit-elle, j'espиre bien que cela ne passe point...»
Elle s'arrкta, la parole lui manquait.
«Oh! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq cents
livres; je crois mкme qu'en y mettant de l'йconomie, avec deux
mille livres je m'en tirerai.
-- Bon Dieu, deux mille livres! s'йcria-t-elle, mais c'est une
fortune.»
Porthos fit une grimace des plus significatives, Mme Coquenard la
comprit.
«Je demandais le dйtail, dit-elle, parce qu'ayant beaucoup de
parents et de pratiques dans le commerce, j'йtais presque sыre
d'obtenir les choses а cent pour cent au-dessous du prix oщ vous
les payeriez vous-mкme.
-- Ah! ah! fit Porthos, si c'est cela que vous avez voulu dire!
-- Oui, cher monsieur Porthos! ainsi ne vous faut-il pas d'abord
un cheval?
-- Oui, un cheval.
-- Eh bien, justement j'ai votre affaire.
-- Ah! dit Porthos rayonnant, voilа donc qui va bien quant а mon
cheval; ensuite il me faut le harnachement complet, qui se compose
d'objets qu'un mousquetaire seul peut acheter, et qui ne montera
pas, d'ailleurs, а plus de trois cents livres.
-- Trois cents livres: alors mettons trois cents livres» dit la
procureuse avec un soupir.
Porthos sourit: on se souvient qu'il avait la selle qui lui venait
de Buckingham, c'йtait donc trois cents livres qu'il comptait
mettre sournoisement dans sa poche.
«Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon laquais et ma
valise; quant aux armes, il est inutile que vous vous en
prйoccupiez, je les ai.
-- Un cheval pour votre laquais? reprit en hйsitant la procureuse;
mais c'est bien grand seigneur, mon ami.
-- Eh! madame! dit fiиrement Porthos, est-ce que je suis un
croquant, par hasard?
-- Non; je vous disais seulement qu'un joli mulet avait
quelquefois aussi bon air qu'un cheval, et qu'il me semble qu'en
vous procurant un joli mulet pour Mousqueton...
-- Va pour un joli mulet, dit Porthos; vous avez raison, j'ai vu
de trиs grands seigneurs espagnols dont toute la suite йtait а
mulets. Mais alors, vous comprenez, madame Coquenard, un mulet
avec des panaches et des grelots?
-- Soyez tranquille, dit la procureuse.
-- Reste la valise, reprit Porthos.
-- Oh! que cela ne vous inquiиte point, s'йcria Mme Coquenard: mon
mari a cinq ou six valises, vous choisirez la meilleure; il y en a
une surtout qu'il affectionnait dans ses voyages, et qui est
grande а tenir un monde.
-- Elle est donc vide, votre valise? demanda naпvement Porthos.
-- Assurйment qu'elle est vide, rйpondit naпvement de son cфtй la
procureuse.
-- Ah! mais la valise dont j'ai besoin est une valise bien garnie,
ma chиre.»
Mme Coquenard poussa de nouveaux soupirs. Moliиre n'avait pas
encore йcrit sa scиne de l'Avare. Mme Coquenard a donc le pas sur
Harpagon.
Enfin le reste de l'йquipement fut successivement dйbattu de la
mкme maniиre; et le rйsultat de la scиne fut que la procureuse
demanderait а son mari un prкt de huit cents livres en argent, et
fournirait le cheval et le mulet qui auraient l'honneur de porter
а la gloire Porthos et Mousqueton.
Ces conditions arrкtйes, et les intйrкts stipulйs ainsi que
l'йpoque du remboursement, Porthos prit congй de Mme Coquenard.
Celle-ci voulait bien le retenir en lui faisant les yeux doux;
mais Porthos prйtexta les exigences du service, et il fallut que
la procureuse cйdвt le pas au roi.
Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort mauvaise
humeur.
CHAPITRE XXXIII
SOUBRETTE ET MAОTRESSE
Cependant, comme nous l'avons dit, malgrй les cris de sa
conscience et les sages conseils d'Athos, d'Artagnan devenait
d'heure en heure plus amoureux de Milady; aussi ne manquait-il pas
tous les jours d'aller lui faire une cour а laquelle l'aventureux
Gascon йtait convaincu qu'elle ne pouvait, tфt ou tard, manquer de
rйpondre.
Un soir qu'il arrivait le nez au vent, lйger comme un homme qui
attend une pluie d'or, il rencontra la soubrette sous la porte
cochиre; mais cette fois la jolie Ketty ne se contenta point de
lui sourire en passant, elle lui prit doucement la main.
«Bon! fit d'Artagnan, elle est chargйe de quelque message pour moi
de la part de sa maоtresse; elle va m'assigner quelque rendez-vous
qu'on n'aura pas osй me donner de vive voix.»
Et il regarda la belle enfant de l'air le plus vainqueur qu'il put
prendre.
«Je voudrais bien vous dire deux mots, monsieur le chevalier...,
balbutia la soubrette.
-- Parle, mon enfant, parle, dit d'Artagnan, j'йcoute.
-- Ici, impossible: ce que j'ai а vous dire est trop long et
surtout trop secret.
-- Eh bien, mais comment faire alors?
-- Si monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement
Ketty.
-- Oщ tu voudras, ma belle enfant.
-- Alors, venez.»
Et Ketty, qui n'avait point lвchй la main de d'Artagnan,
l'entraоna par un petit escalier sombre et tournant, et, aprиs lui
avoir fait monter une quinzaine de marches, ouvrit une porte.
«Entrez, monsieur le chevalier, dit-elle, ici nous serons seuls et
nous pourrons causer.
-- Et quelle est donc cette chambre, ma belle enfant? demanda
d'Artagnan.
-- C'est la mienne, monsieur le chevalier; elle communique avec
celle de ma maоtresse par cette porte. Mais soyez tranquille, elle
ne pourra entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se couche
qu'а minuit.»
D'Artagnan jeta un coup d'oeil autour de lui. La petite chambre
йtait charmante de goыt et de propretй; mais, malgrй lui, ses yeux
se fixиrent sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire а la
chambre de Milady.
Ketty devina ce qui se passait dans l'вme du jeune homme et poussa
un soupir.
«Vous aimez donc bien ma maоtresse, monsieur le chevalier, dit-
elle.
-- Oh! plus que je ne puis dire! j'en suis fou!»
Ketty poussa un second soupir.
«Hйlas! monsieur, dit-elle, c'est bien dommage!
-- Et que diable vois-tu donc lа de si fвcheux? demanda
d'Artagnan.
-- C'est que, monsieur, reprit Ketty, ma maоtresse ne vous aime
pas du tout.
-- Hein! fit d'Artagnan, t'aurait-elle chargйe de me le dire?
-- Oh! non pas, monsieur! mais c'est moi qui, par intйrкt pour
vous, ai pris la rйsolution de vous en prйvenir.
-- Merci, ma bonne Ketty, mais de l'intention seulement, car la
confidence, tu en conviendras, n'est point agrйable.
-- C'est-а-dire que vous ne croyez point а ce que je vous ai dit,
n'est-ce pas?
-- On a toujours peine а croire de pareilles choses, ma belle
enfant, ne fыt-ce que par amour-propre.
-- Donc vous ne me croyez pas?
-- J'avoue que jusqu'а ce que tu daignes me donner quelques
preuves de ce que tu avances...
-- Que dites-vous de celle-ci?»
Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet.
«Pour moi? dit d'Artagnan en s'emparant vivement de la lettre.
-- Non, pour un autre.
-- Pour un autre?
-- Oui.
-- Son nom, son nom! s'йcria d'Artagnan.
-- Voyez l'adresse.
-- M. le comte de Wardes.»
Le souvenir de la scиne de Saint-Germain se prйsenta aussitфt а
l'esprit du prйsomptueux Gascon; par un mouvement rapide comme la
pensйe, il dйchira l'enveloppe malgrй le cri que poussa Ketty en
voyant ce qu'il allait faire, ou plutфt ce qu'il faisait.
«Oh! mon Dieu! monsieur le chevalier, dit-elle, que faites-vous?
-- Moi, rien!» dit d'Artagnan, et il lut:
«Vous n'avez pas rйpondu а mon premier billet; кtes-vous donc
souffrant, ou bien auriez-vous oubliй quels yeux vous me fоtes au
bal de Mme de Guise? Voici l'occasion, comte! ne la laissez pas
йchapper.»
D'Artagnan pвlit; il йtait blessй dans son amour-propre, il se
crut blessй dans son amour.
«Pauvre cher monsieur d'Artagnan! dit Ketty d'une voix pleine de
compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme.
-- Tu me plains, bonne petite! dit d'Artagnan.
-- Oh! oui, de tout mon coeur! car je sais ce que c'est que
l'amour, moi!
-- Tu sais ce que c'est que l'amour? dit d'Artagnan la regardant
pour la premiиre fois avec une certaine attention.
-- Hйlas! oui.
-- Eh bien, au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien mieux de
m'aider а me venger de ta maоtresse.
-- Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer? Je
voudrais triompher d'elle, supplanter mon rival.
-- Je ne vous aiderai jamais а cela, monsieur le chevalier! dit
vivement Ketty.
-- Et pourquoi cela? demanda d'Artagnan.
-- Pour deux raisons.
-- Lesquelles?
-- La premiиre, c'est que jamais ma maоtresse ne vous a aimй.
-- Qu'en sais-tu?
-- Vous l'avez blessйe au coeur.
-- Moi! en quoi puis-je l'avoir blessйe, moi qui, depuis que je la
connais, vis а ses pieds comme un esclave! parle, je t'en prie.
-- Je n'avouerais jamais cela qu'а l'homme... qui lirait jusqu'au
fond de mon вme!»
D'Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune fille
йtait d'une fraоcheur et d'une beautй que bien des duchesses
eussent achetйes de leur couronne.
«Ketty, dit-il, je lirai jusqu'au fond de ton вme quand tu
voudras; qu'а cela ne tienne, ma chиre enfant.»
Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant devint
rouge comme une cerise.
«Oh! non, s'йcria Ketty, vous ne m'aimez pas! C'est ma maоtresse
que vous aimez, vous me l'avez dit tout а l'heure.
-- Et cela t'empкche-t-il de me faire connaоtre la seconde raison?
-- La seconde raison, monsieur le chevalier, reprit Ketty enhardie
par le baiser d'abord et ensuite par l'expression des yeux du
jeune homme, c'est qu'en amour chacun pour soi.»
Alors seulement d'Artagnan se rappela les coups d'oeil
languissants de Ketty, ses rencontres dans l'antichambre, sur
l'escalier, dans le corridor, ses frфlements de main chaque fois
qu'elle le rencontrait, et ses soupirs йtouffйs; mais, absorbй par
le dйsir de plaire а la grande dame, il avait dйdaignй la
soubrette: qui chasse l'aigle ne s'inquiиte pas du passereau.
Mais cette fois notre Gascon vit d'un seul coup d'oeil tout le
parti qu'on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d'avouer
d'une faзon si naпve ou si effrontйe: interception des lettres
adressйes au comte de Wardes, intelligences dans la place, entrйe
а toute heure dans la chambre de Ketty, contiguл а celle de sa
maоtresse. Le perfide, comme on le voit, sacrifiait dйjа en idйe
la pauvre fille pour obtenir Milady de grй ou de force.
«Eh bien, dit-il а la jeune fille, veux-tu, ma chиre Ketty, que je
te donne une preuve de cet amour dont tu doutes?
-- De quel amour? demanda la jeune fille.
-- De celui que je suis tout prкt а ressentir pour toi.
-- Et quelle est cette preuve?
-- Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je passe
ordinairement avec ta maоtresse?
-- Oh! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers.
-- Eh bien, ma chиre enfant, dit d'Artagnan en s'йtablissant dans
un fauteuil, viens за que je te dise que tu es la plus jolie
soubrette que j'aie jamais vue!»
Et il le lui dit tant et si bien, que la pauvre enfant, qui ne
demandait pas mieux que de le croire, le crut... Cependant, au
grand йtonnement de d'Artagnan, la jolie Ketty se dйfendait avec
une certaine rйsolution.
Le temps passe vite, lorsqu'il se passe en attaques et en
dйfenses.
Minuit sonna, et l'on entendit presque en mкme temps retentir la
sonnette dans la chambre de Milady.
«Grand Dieu! s'йcria Ketty, voici ma maоtresse qui m'appelle!
Partez, partez vite!»
D'Artagnan se leva, prit son chapeau comme s'il avait l'intention
d'obйir; puis, ouvrant vivement la porte d'une grande armoire au
lieu d'ouvrir celle de l'escalier, il se blottit dedans au milieu
des robes et des peignoirs de Milady.
«Que faites-vous donc?» s'йcria Ketty.
D'Artagnan, qui d'avance avait pris la clef, s'enferma dans son
armoire sans rйpondre.
«Eh bien, cria Milady d'une voix aigre, dormez-vous donc que vous
ne venez pas quand je sonne?»
Et d'Artagnan entendit qu'on ouvrit violemment la porte de
communication.
«Me voici, Milady, me voici», s'йcria Ketty en s'йlanзant а la
rencontre de sa maоtresse.
Toutes deux rentrиrent dans la chambre а coucher et comme la porte
de communication resta ouverte, d'Artagnan put entendre quelque
temps encore Milady gronder sa suivante, puis enfin elle s'apaisa,
et la conversation tomba sur lui tandis que Ketty accommodait sa
maоtresse.
«Eh bien, dit Milady, je n'ai pas vu notre Gascon ce soir?
-- Comment, madame, dit Ketty, il n'est pas venu! Serait-il volage
avant d'кtre heureux?
-- Oh non! il faut qu'il ait йtй empкchй par M. de Trйville ou par
M. des Essarts. Je m'y connais, Ketty, et je le tiens, celui-lа.
-- Qu'en fera madame?
-- Ce que j'en ferai!... Sois tranquille, Ketty, il y a entre cet
homme et moi une chose qu'il ignore... il a manquй me faire perdre
mon crйdit prиs de Son Йminence... Oh! je me vengerai!
-- Je croyais que madame l'aimait?
-- Moi, l'aimer! je le dйteste! Un niais, qui tient la vie de Lord
de Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui me fait
perdre trois cent mille livres de rente!
-- C'est vrai, dit Ketty, votre fils йtait le seul hйritier de son
oncle, et jusqu'а sa majoritй vous auriez eu la jouissance de sa
fortune.»
D'Artagnan frissonna jusqu'а la moelle des os en entendant cette
suave crйature lui reprocher, avec cette voix stridente qu'elle
avait tant de peine а cacher dans la conversation, de n'avoir pas
tuй un homme qu'il l'avait vue combler d'amitiй.
«Aussi, continua Milady, je me serais dйjа vengйe sur lui-mкme,
si, je ne sais pourquoi, le cardinal ne m'avait recommandй de le
mйnager.
-- Oh! oui, mais madame n'a point mйnagй cette petite femme qu'il
aimait.
-- Oh! la merciиre de la rue des Fossoyeurs: est-ce qu'il n'a pas
dйjа oubliй qu'elle existait? La belle vengeance, ma foi!»
Une sueur froide coulait sur le front de d'Artagnan: c'йtait donc
un monstre que cette femme.
Il se remit а йcouter, mais malheureusement la toilette йtait
finie.
«C'est bien, dit Milady, rentrez chez vous et demain tвchez enfin
d'avoir une rйponse а cette lettre que je vous ai donnйe.
-- Pour M. de Wardes? dit Ketty.
-- Sans doute, pour M. de Wardes.
-- En voilа un, dit Ketty, qui m'a bien l'air d'кtre tout le
contraire de ce pauvre M. d'Artagnan.
-- Sortez, mademoiselle, dit Milady, je n'aime pas les
commentaires.»
D'Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit de
deux verrous que mettait Milady afin de s'enfermer chez elle; de
son cфtй, mais le plus doucement qu'elle put, Ketty donna а la
serrure un tour de clef; d'Artagnan alors poussa la porte de
l'armoire.
«O mon Dieu! dit tout bas Ketty, qu'avez-vous? et comme vous кtes
pвle!
-- L'abominable crйature! murmura d'Artagnan.
-- Silence! silence! sortez, dit Ketty; il n'y a qu'une cloison
entre ma chambre et celle de Milady, on entend de l'une tout ce
qui se dit dans l'autre!
-- C'est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit
d'Artagnan.
-- Comment? fit Ketty en rougissant.
-- Ou du moins que je sortirai... plus tard.»
Et il attira Ketty а lui; il n'y avait plus moyen de rйsister, la
rйsistance fait tant de bruit! aussi Ketty cйda.
C'йtait un mouvement de vengeance contre Milady. D'Artagnan trouva
qu'on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des
dieux. Aussi, avec un peu de coeur, se serait-il contentй de cette
nouvelle conquкte; mais d'Artagnan n'avait que de l'ambition et de
l'orgueil.
Cependant, il faut le dire а sa louange, le premier emploi qu'il
avait fait de son influence sur Ketty avait йtй d'essayer de
savoir d'elle ce qu'йtait devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre
fille jura sur le crucifix а d'Artagnan qu'elle l'ignorait
complиtement, sa maоtresse ne laissant jamais pйnйtrer que la
moitiй de ses secrets; seulement, elle croyait pouvoir rйpondre
qu'elle n'йtait pas morte.
Quant а la cause qui avait manquй faire perdre а Milady son crйdit
prиs du cardinal, Ketty n'en savait pas davantage; mais cette
fois, d'Artagnan йtait plus avancй qu'elle: comme il avait aperзu
Milady sur un bвtiment consignй au moment oщ lui-mкme quittait
l'Angleterre, il se douta qu'il йtait question cette fois des
ferrets de diamants.
Mais ce qu'il y avait de plus clair dans tout cela, c'est que la
haine vйritable, la haine profonde, la haine invйtйrйe de Milady
lui venait de ce qu'il n'avait pas tuй son beau-frиre.
D'Artagnan retourna le lendemain chez Milady. Elle йtait de fort
mйchante humeur, d'Artagnan se douta que c'йtait le dйfaut de
rйponse de M. de Wardes qui l'agaзait ainsi. Ketty entra; mais
Milady la reзut fort durement. Un coup d'oeil qu'elle lanзa а
d'Artagnan voulait dire: Vous voyez ce que je souffre pour vous.
Cependant vers la fin de la soirйe, la belle lionne s'adoucit,
elle йcouta en souriant les doux propos de d'Artagnan, elle lui
donna mкme sa main а baiser.
D'Artagnan sortit ne sachant plus que penser: mais comme c'йtait
un garзon а qui on ne faisait pas facilement perdre la tкte, tout
en faisant sa cour а Milady il avait bвti dans son esprit un petit
plan.
Il trouva Ketty а la porte, et comme la veille il monta chez elle
pour avoir des nouvelles. Ketty avait йtй fort grondйe, on l'avait
accusйe de nйgligence. Milady ne comprenait rien au silence du
comte de Wardes, et elle lui avait ordonnй d'entrer chez elle а
neuf heures du matin pour y prendre une troisiиme lettre.
D'Artagnan fit promettre а Ketty de lui apporter chez lui cette
lettre le lendemain matin; la pauvre fille promit tout ce que
voulut son amant: elle йtait folle.
Les choses se passиrent comme la veille: d'Artagnan s'enferma dans
son armoire, Milady appela, fit sa toilette, renvoya Ketty et
referma sa porte. Comme la veille d'Artagnan ne rentra chez lui
qu'а cinq heures du matin.
А onze heures, il vit arriver Ketty; elle tenait а la main un
nouveau billet de Milady. Cette fois, la pauvre enfant n'essaya
pas mкme de le disputer а d'Artagnan; elle le laissa faire; elle
appartenait corps et вme а son beau soldat.
D'Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit:
«Voilа la troisiиme fois que je vous йcris pour vous dire que je
vous aime. Prenez garde que je ne vous йcrive une quatriиme pour
vous dire que je vous dйteste.
«Si vous vous repentez de la faзon dont vous avez agi avec moi, la
jeune fille qui vous remettra ce billet vous dira de quelle
maniиre un galant homme peut obtenir son pardon.»
D'Artagnan rougit et pвlit plusieurs fois en lisant ce billet.
«Oh! vous l'aimez toujours! dit Ketty, qui n'avait pas dйtournй un
instant les yeux du visage du jeune homme.
-- Non, Ketty, tu te trompes, je ne l'aime plus; mais je veux me
venger de ses mйpris.
-- Oui, je connais votre vengeance; vous me l'avez dite.
-- Que t'importe, Ketty! tu sais bien que c'est toi seule que
j'aime.
-- Comment peut-on savoir cela?
-- Par le mйpris que je ferai d'elle.»
Ketty soupira.
D'Artagnan prit une plume et йcrivit:
«Madame, jusqu'ici j'avais doutй que ce fыt bien а moi que vos
deux premiers billets eussent йtй adressйs, tant je me croyais
indigne d'un pareil honneur; d'ailleurs j'йtais si souffrant, que
j'eusse en tout cas hйsitй а y rйpondre.
«Mais aujourd'hui il faut bien que je croie а l'excиs de vos
bontйs, puisque non seulement votre lettre, mais encore votre
suivante, m'affirme que j'ai le bonheur d'кtre aimй de vous.
«Elle n'a pas besoin de me dire de quelle maniиre un galant homme
peut obtenir son pardon. J'irai donc vous demander le mien ce soir
а onze heures. Tarder d'un jour serait а mes yeux, maintenant,
vous faire une nouvelle offense.
«Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes.
«Comte DE WARDES.»
Ce billet йtait d'abord un faux, c'йtait ensuite une
indйlicatesse; c'йtait mкme, au point de vue de nos moeurs
actuelles, quelque chose comme une infamie; mais on se mйnageait
moins а cette йpoque qu'on ne le fait aujourd'hui. D'ailleurs
d'Artagnan, par ses propres aveux, savait Milady coupable de
trahison а des chefs plus importants, et il n'avait pour elle
qu'une estime fort mince. Et cependant malgrй ce peu d'estime, il
sentait qu'une passion insensйe le brыlait pour cette femme.
Passion ivre de mйpris, mais passion ou soif, comme on voudra.
L'intention de d'Artagnan йtait bien simple: par la chambre de
Ketty il arrivait а celle de sa maоtresse; il profitait du premier
moment de surprise, de honte, de terreur pour triompher d'elle;
peut-кtre aussi йchouerait-il, mais il fallait bien donner quelque
chose au hasard. Dans huit jours la campagne s'ouvrait, et il
fallait partir; d'Artagnan n'avait pas le temps de filer le
parfait amour.
«Tiens, dit le jeune homme en remettant а Ketty le billet tout
cachetй, donne cette lettre а Milady; c'est la rйponse de
M. de Wardes.»
La pauvre Ketty devint pвle comme la mort, elle se doutait de ce
que contenait le billet.
«Йcoute, ma chиre enfant, lui dit d'Artagnan, tu comprends qu'il
faut que tout cela finisse d'une faзon ou de l'autre; Milady peut
dйcouvrir que tu as remis le premier billet а mon valet, au lieu
de le remettre au valet du comte; que c'est moi qui ai dйcachetй
les autres qui devaient кtre dйcachetйs par M. de Wardes; alors
Milady te chasse, et, tu la connais, ce n'est pas une femme а
borner lа sa vengeance.
-- Hйlas! dit Ketty, pour qui me suis-je exposйe а tout cela?
-- Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune homme,
aussi je t'en suis bien reconnaissant, je te le jure.
-- Mais enfin, que contient votre billet?
-- Milady te le dira.
-- Ah! vous ne m'aimez pas! s'йcria Ketty, et je suis bien
malheureuse!»
А ce reproche il y a une rйponse а laquelle les femmes se trompent
toujours; d'Artagnan rйpondit de maniиre que Ketty demeurвt dans
la plus grande erreur.
Cependant elle pleura beaucoup avant de se dйcider а remettre
cette lettre а Milady, mais enfin elle se dйcida, c'est tout ce
que voulait d'Artagnan.
D'ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne heure
de chez sa maоtresse, et qu'en sortant de chez sa maоtresse il
monterait chez elle.
Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty.
CHAPITRE XXXIV
OЩ IL EST TRAITЙ DE L'ЙQUIPEMENT D'ARAMIS ET DE PORTHOS
Depuis que les quatre amis йtaient chacun а la chasse de son
йquipement, il n'y avait plus entre eux de rйunion arrкtйe. On
dоnait les uns sans les autres, oщ l'on se trouvait, ou plutфt oщ
l'on pouvait. Le service, de son cфtй, prenait aussi sa part de ce
temps prйcieux, qui s'йcoulait si vite. Seulement on йtait convenu
de se trouver une fois la semaine, vers une heure, au logis
d'Athos, attendu que ce dernier, selon le serment qu'il avait
fait, ne passait plus le seuil de sa porte.
C'йtait le jour mкme oщ Ketty йtait venue trouver d'Artagnan chez
lui, jour de rйunion.
А peine Ketty fut-elle sortie, que d'Artagnan se dirigea vers la
rue Fйrou.
Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient. Aramis avait
quelques vellйitйs de revenir а la soutane. Athos, selon ses
habitudes, ne le dissuadait ni ne l'encourageait. Athos йtait pour
qu'on laissвt а chacun son libre arbitre. Il ne donnait jamais de
conseils qu'on ne les lui demandвt. Encore fallait-il les lui
demander deux fois.
«En gйnйral, on ne demande de conseils, disait-il, que pour ne les
pas suivre; ou, si on les a suivis, que pour avoir quelqu'un а qui
l'on puisse faire le reproche de les avoir donnйs.»
Porthos arriva un instant aprиs d'Artagnan. Les quatre amis se
trouvaient donc rйunis.
Les quatre visages exprimaient quatre sentiments diffйrents: celui
de Porthos la tranquillitй, celui de d'Artagnan l'espoir, celui
d'Aramis l'inquiйtude, celui d'Athos l'insouciance.
Au bout d'un instant de conversation dans laquelle Porthos laissa
entrevoir qu'une personne haut placйe avait bien voulu se charger
de le tirer d'embarras, Mousqueton entra.
Il venait prier Porthos de passer а son logis, oщ, disait-il d'un
air fort piteux, sa prйsence йtait urgente.
«Sont-ce mes йquipages? demanda Porthos.
-- Oui et non, rйpondit Mousqueton.
-- Mais enfin que veux-tu dire?...
-- Venez, monsieur.»
Porthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton.
Un instant aprиs, Bazin apparut au seuil de la porte.
«Que me voulez-vous, mon ami? dit Aramis avec cette douceur de
langage que l'on remarquait en lui chaque fois que ses idйes le
ramenaient vers l'йglise...
-- Un homme attend monsieur а la maison, rйpondit Bazin.
-- Un homme! quel homme?
-- Un mendiant.
-- Faites-lui l'aumфne, Bazin, et dites-lui de prier pour un
pauvre pйcheur.
-- Ce mendiant veut а toute force vous parler, et prйtend que vous
serez bien aise de le voir.
-- N'a-t-il rien dit de particulier pour moi?
-- Si fait. “Si M. Aramis, a-t-il dit, hйsite а me venir trouver,
vous lui annoncerez que j'arrive de Tours.”
-- De Tours? s'йcria Aramis; messieurs, mille pardons, mais sans
doute cet homme m'apporte des nouvelles que j'attendais.»
Et, se levant aussitфt, il s'йloigna rapidement.
Restиrent Athos et d'Artagnan.
«Je crois que ces gaillards-lа ont trouvй leur affaire. Qu'en
pensez-vous, d'Artagnan? dit Athos.
-- Je sais que Porthos йtait en bon train, dit d'Artagnan; et
quant а Aramis, а vrai dire, je n'en ai jamais йtй sйrieusement
inquiet: mais vous, mon cher Athos, vous qui avez si gйnйreusement
distribuй les pistoles de l'Anglais qui йtaient votre bien
lйgitime, qu'allez-vous faire?
-- Je suis fort content d'avoir tuй ce drфle, mon enfant, vu que
c'est pain bйnit que de tuer un Anglais: mais si j'avais empochй
ses pistoles, elles me pиseraient comme un remords.
-- Allons donc, mon cher Athos! vous avez vraiment des idйes
inconcevables.
-- Passons, passons! Que me disait donc M. de Trйville, qui me fit
l'honneur de me venir voir hier, que vous hantez ces Anglais
suspects que protиge le cardinal?
-- C'est-а-dire que je rends visite а une Anglaise, celle dont je
vous ai parlй.
-- Ah! oui, la femme blonde au sujet de laquelle je vous ai donnй
des conseils que naturellement vous vous кtes bien gardй de
suivre.
-- Je vous ai donnй mes raisons.
-- Oui; vous voyez lа votre йquipement, je crois, а ce que vous
m'avez dit.
-- Point du tout! j'ai acquis la certitude que cette femme йtait
pour quelque chose dans l'enlиvement de Mme Bonacieux.
-- Oui, et je comprends; pour retrouver une femme, vous faites la
cour а une autre: c'est le chemin le plus long, mais le plus
amusant.
D'Artagnan fut sur le point de tout raconter а Athos; mais un
point l'arrкta: Athos йtait un gentilhomme sйvиre sur le point
d'honneur, et il y avait, dans tout ce petit plan que notre
amoureux avait arrкtй а l'endroit de Milady, certaines choses qui,
d'avance, il en йtait sыr, n'obtiendraient pas l'assentiment du
puritain; il prйfйra donc garder le silence, et comme Athos йtait
l'homme le moins curieux de la terre, les confidences de
d'Artagnan en йtaient restйes lа.
Nous quitterons donc les deux amis, qui n'avaient rien de bien
important а se dire, pour suivre Aramis.
А cette nouvelle, que l'homme qui voulait lui parler arrivait de
Tours, nous avons vu avec quelle rapiditй le jeune homme avait
suivi ou plutфt devancй Bazin; il ne fit donc qu'un saut de la rue
Fйrou а la rue de Vaugirard.
En entrant chez lui, il trouva effectivement un homme de petite
taille, aux yeux intelligents, mais couvert de haillons.
«C'est vous qui me demandez? dit le mousquetaire.
-- C'est-а-dire que je demande M. Aramis: est-ce vous qui vous
appelez ainsi?
-- Moi-mкme: vous avez quelque chose а me remettre?
-- Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodй.
-- Le voici, dit Aramis en tirant une clef de sa poitrine, et en
ouvrant un petit coffret de bois d'йbиne incrustй de nacre, le
voici, tenez.
-- C'est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais.»
En effet, Bazin, curieux de savoir ce que le mendiant voulait а
son maоtre, avait rйglй son pas sur le sien, et йtait arrivй
presque en mкme temps que lui; mais cette cйlйritй ne lui servit
pas а grand-chose; sur l'invitation du mendiant, son maоtre lui
fit signe de se retirer, et force lui fut d'obйir.
Bazin parti, le mendiant jeta un regard rapide autour de lui, afin
d'кtre sыr que personne ne pouvait ni le voir ni l'entendre, et
ouvrant sa veste en haillons mal serrйe par une ceinture de cuir,
il se mit а dйcoudre le haut de son pourpoint, d'oщ il tira une
lettre.
Aramis jeta un cri de joie а la vue du cachet, baisa l'йcriture,
et avec un respect presque religieux, il ouvrit l'йpоtre qui
contenait ce qui suit:
«Ami, le sort veut que nous soyons sйparйs quelque temps encore;
mais les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdus sans
retour. Faites votre devoir au camp; je fais le mien autre part.
Prenez ce que le porteur vous remettra; faites la campagne en beau
et bon gentilhomme, et pensez а moi, qui baise tendrement vos yeux
noirs.
«Adieu, ou plutфt au revoir!»
Le mendiant dйcousait toujours; il tira une а une de ses sales
habits cent cinquante doubles pistoles d'Espagne, qu'il aligna sur
la table; puis, il ouvrit la porte, salua et partit avant que le
jeune homme, stupйfait, eыt osй lui adresser une parole.
Aramis alors relut la lettre, et s'aperзut que cette lettre avait
un post-scriptum.
«P.-S. -- Vous pouvez faire accueil au porteur, qui est comte et
grand d'Espagne.»
«Rкves dorйs! s'йcria Aramis. Oh! la belle vie! oui, nous sommes
jeunes! oui, nous aurons encore des jours heureux! Oh! а toi, mon
amour, mon sang, ma vie! tout, tout, tout, ma belle maоtresse!»
Et il baisait la lettre avec passion, sans mкme regarder l'or qui
йtincelait sur la table.
Bazin gratta а la porte; Aramis n'avait plus de raison pour le
tenir а distance; il lui permit d'entrer.
Bazin resta stupйfait а la vue de cet or, et oublia qu'il venait
annoncer d'Artagnan, qui, curieux de savoir ce que c'йtait que le
mendiant, venait chez Aramis en sortant de chez Athos.
Or, comme d'Artagnan ne se gкnait pas avec Aramis, voyant que
Bazin oubliait de l'annoncer, il s'annonзa lui-mкme.
«Ah! diable, mon cher Aramis, dit d'Artagnan, si ce sont lа les
pruneaux qu'on nous envoie de Tours, vous en ferez mon compliment
au jardinier qui les rйcolte.
-- Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours discret: c'est
mon libraire qui vient de m'envoyer le prix de ce poиme en vers
d'une syllabe que j'avais commencй lа-bas.
-- Ah! vraiment! dit d'Artagnan; eh bien, votre libraire est
gйnйreux, mon cher Aramis, voilа tout ce que je puis vous dire.
-- Comment, monsieur! s'йcria Bazin, un poиme se vend si cher!
c'est incroyable! Oh! monsieur! vous faites tout ce que vous
voulez, vous pouvez devenir l'йgal de M. de Voiture et de
M. de Benserade. J'aime encore cela, moi. Un poиte, c'est presque
un abbй. Ah! monsieur Aramis, mettez-vous donc poиte, je vous en
prie.
-- Bazin, mon ami, dit Aramis, je crois que vous vous mкlez а la
conversation.»
Bazin comprit qu'il йtait dans son tort; il baissa la tкte, et
sortit.
«Ah! dit d'Artagnan avec un sourire, vous vendez vos productions
au poids de l'or: vous кtes bien heureux, mon ami; mais prenez
garde, vous allez perdre cette lettre qui sort de votre casaque,
et qui est sans doute aussi de votre libraire.»
Aramis rougit jusqu'au blanc des yeux, renfonзa sa lettre, et
reboutonna son pourpoint.
«Mon cher d'Artagnan, dit-il, nous allons, si vous le voulez bien,
aller trouver nos amis; et puisque je suis riche, nous
recommencerons aujourd'hui а dоner ensemble en attendant que vous
soyez riches а votre tour.
-- Ma foi! dit d'Artagnan, avec grand plaisir. Il y a longtemps
que nous n'avons fait un dоner convenable; et comme j'ai pour mon
compte une expйdition quelque peu hasardeuse а faire ce soir, je
ne serais pas fвchй, je l'avoue, de me monter un peu la tкte avec
quelques bouteilles de vieux bourgogne.
-- Va pour le vieux bourgogne; je ne le dйteste pas non plus», dit
Aramis, auquel la vue de l'or avait enlevй comme avec la main ses
idйes de retraite.
Et ayant mis trois ou quatre doubles pistoles dans sa poche pour
rйpondre aux besoins du moment, il enferma les autres dans le
coffre d'йbиne incrustй de nacre, oщ йtait dйjа le fameux mouchoir
qui lui avait servi de talisman.
Les deux amis se rendirent d'abord chez Athos, qui, fidиle au
serment qu'il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire
apporter а dоner chez lui: comme il entendait а merveille les
dйtails gastronomiques, d'Artagnan et Aramis ne firent aucune
difficultй de lui abandonner ce soin important.
Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue du Bac,
ils rencontrиrent Mousqueton, qui, d'un air piteux, chassait
devant lui un mulet et un cheval.
D'Artagnan poussa un cri de surprise, qui n'йtait pas exempt d'un
mйlange de joie.
«Ah! mon cheval jaune! s'йcria-t-il. Aramis, regardez ce cheval!
-- Oh! l'affreux roussin! dit Aramis.
-- Eh bien, mon cher, reprit d'Artagnan, c'est le cheval sur
lequel je suis venu а Paris.
-- Comment, monsieur connaоt ce cheval? dit Mousqueton.
-- Il est d'une couleur originale, fit Aramis; c'est le seul que
j'aie jamais vu de ce poil-lа.
-- Je le crois bien, reprit d'Artagnan, aussi je l'ai vendu trois
йcus, et il faut bien que ce soit pour le poil, car la carcasse ne
vaut certes pas dix-huit livres. Mais comment ce cheval se trouve-
t-il entre tes mains, Mousqueton?
-- Ah! dit le valet, ne m'en parlez pas, monsieur, c'est un
affreux tour du mari de notre duchesse!
-- Comment cela, Mousqueton?
-- Oui nous sommes vus d'un trиs bon oeil par une femme de
qualitй, la duchesse de...; mais pardon! mon maоtre m'a recommandй
d'кtre discret: elle nous avait forcйs d'accepter un petit
souvenir, un magnifique genet d'Espagne et un mulet andalou, que
c'йtait merveilleux а voir; le mari a appris la chose, il a
confisquй au passage les deux magnifiques bкtes qu'on nous
envoyait, et il leur a substituй ces horribles animaux!
-- Que tu lui ramиnes? dit d'Artagnan.
-- Justement! reprit Mousqueton; vous comprenez que nous ne
pouvons point accepter de pareilles montures en йchange de celles
que l'on nous avait promises.
-- Non, pardieu, quoique j'eusse voulu voir Porthos sur mon
Bouton-d'Or; cela m'aurait donnй une idйe de ce que j'йtais moi-
mкme, quand je suis arrivй а Paris. Mais que nous ne t'arrкtions
pas, Mousqueton; va faire la commission de ton maоtre, va. Est-il
chez lui?
-- Oui, monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, allez!»
Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augustins,
tandis que les deux amis allaient sonner а la porte de l'infortunй
Porthos. Celui-ci les avait vus traversant la cour, et il n'avait
garde d'ouvrir. Ils sonnиrent donc inutilement.
Cependant, Mousqueton continuait sa route, et, traversant le Pont-
Neuf, toujours chassant devant lui ses deux haridelles, il
atteignit la rue aux Ours. Arrivй lа, il attacha, selon les ordres
de son maоtre, cheval et mulet au marteau de la porte du
procureur; puis, sans s'inquiйter de leur sort futur, il s'en
revint trouver Porthos et lui annonзa que sa commission йtait
faite.
Au bout d'un certain temps, les deux malheureuses bкtes, qui
n'avaient pas mangй depuis le matin, firent un tel bruit en
soulevant et en laissant retomber le marteau de la porte, que le
procureur ordonna а son saute-ruisseau d'aller s'informer dans le
voisinage а qui appartenaient ce cheval et ce mulet.
Mme Coquenard reconnut son prйsent, et ne comprit rien d'abord а
cette restitution; mais bientфt la visite de Porthos l'йclaira. Le
courroux qui brillait dans les yeux du mousquetaire, malgrй la
contrainte qu'il s'imposait, йpouvanta la sensible amante. En
effet, Mousqueton n'avait point cachй а son maоtre qu'il avait
rencontrй d'Artagnan et Aramis, et que d'Artagnan, dans le cheval
jaune, avait reconnu le bidet bйarnais sur lequel il йtait venu а
Paris, et qu'il avait vendu trois йcus.
Porthos sortit aprиs avoir donnй rendez-vous а la procureuse dans
le cloоtre Saint-Magloire. Le procureur, voyant que Porthos
partait, l'invita а dоner, invitation que le mousquetaire refusa
avec un air plein de majestй.
Mme Coquenard se rendit toute tremblante au cloоtre Saint-
Magloire, car elle devinait les reproches qui l'y attendaient;
mais elle йtait fascinйe par les grandes faзons de Porthos.
Tout ce qu'un homme blessй dans son amour-propre peut laisser
tomber d'imprйcations et de reproches sur la tкte d'une femme,
Porthos le laissa tomber sur la tкte courbйe de la procureuse.
«Hйlas! dit-elle, j'ai fait pour le mieux. Un de nos clients est
marchand de chevaux, il devait de l'argent а l'йtude, et s'est
montrй rйcalcitrant. J'ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu'il
nous devait; il m'avait promis deux montures royales.
-- Eh bien, madame, dit Porthos, s'il vous devait plus de cinq
йcus, votre maquignon est un voleur.
-- Il n'est pas dйfendu de chercher le bon marchй, monsieur
Porthos, dit la procureuse cherchant а s'excuser.
-- Non, madame, mais ceux qui cherchent le bon marchй doivent
permettre aux autres de chercher des amis plus gйnйreux.»
Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se retirer.
«Monsieur Porthos! monsieur Porthos! s'йcria la procureuse, j'ai
tort, je le reconnais, je n'aurais pas dы marchander quand il
s'agissait d'йquiper un cavalier comme vous!»
Porthos, sans rйpondre, fit un second pas de retraite.
La procureuse crut le voir dans un nuage йtincelant tout entourй
de duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacs d'or sous
les pieds.
«Arrкtez, au nom du Ciel! monsieur Porthos, s'йcria-t-elle,
arrкtez et causons.
-- Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos.
-- Mais, dites-moi, que demandez-vous?
-- Rien, car cela revient au mкme que si je vous demandais quelque
chose.»
La procureuse se pendit au bras de Porthos, et, dans l'йlan de sa
douleur, elle s'йcria:
«Monsieur Porthos, je suis ignorante de tout cela, moi; sais-je ce
que c'est qu'un cheval? sais-je ce que c'est que des harnais?
-- Il fallait vous en rapporter а moi, qui m'y connais, madame;
mais vous avez voulu mйnager, et, par consйquent, prкter а usure.
-- C'est un tort, monsieur Porthos, et je le rйparerai sur ma
parole d'honneur.
-- Et comment cela? demanda le mousquetaire.
-- Йcoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de Chaulnes,
qui l'a mandй. C'est pour une consultation qui durera deux heures
au moins, venez, nous serons seuls, et nous ferons nos comptes.
-- А la bonne heure! voilа qui est parler, ma chиre!
-- Vous me pardonnez?
-- Nous verrons», dit majestueusement Porthos.
Et tous deux se sйparиrent en se disant: «А ce soir.»
«Diable! pensa Porthos en s'йloignant, il me semble que je me
rapproche enfin du bahut de maоtre Coquenard.»
CHAPITRE XXXV
LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS
Ce soir, attendu si impatiemment par Porthos et par d'Artagnan,
arriva enfin.
D'Artagnan, comme d'habitude, se prйsenta vers les neuf heures
chez Milady. Il la trouva d'une humeur charmante; jamais elle ne
l'avait si bien reзu. Notre Gascon vit du premier coup d'oeil que
son billet avait йtй remis, et ce billet faisait son effet.
Ketty entra pour apporter des sorbets. Sa maоtresse lui fit une
mine charmante, lui sourit de son plus gracieux sourire; mais,
hйlas! la pauvre fille йtait si triste, qu'elle ne s'aperзut mкme
pas de la bienveillance de Milady.
D'Artagnan regardait l'une aprиs l'autre ces deux femmes, et il
йtait forcй de s'avouer que la nature s'йtait trompйe en les
formant; а la grande dame elle avait donnй une вme vйnale et vile,
а la soubrette elle avait donnй le coeur d'une duchesse.
А dix heures Milady commenзa а paraоtre inquiиte, d'Artagnan
comprit ce que cela voulait dire; elle regardait la pendule, se
levait, se rasseyait, souriait а d'Artagnan d'un air qui voulait
dire: Vous кtes fort aimable sans doute, mais vous seriez charmant
si vous partiez!
D'Artagnan se leva et prit son chapeau; Milady lui donna sa main а
baiser; le jeune homme sentit qu'elle la lui serrait et comprit
que c'йtait par un sentiment non pas de coquetterie, mais de
reconnaissance а cause de son dйpart.
«Elle l'aime diablement», murmura-t-il. Puis il sortit.
Cette fois Ketty ne l'attendait aucunement, ni dans l'antichambre,
ni dans le corridor, ni sous la grande porte. Il fallut que
d'Artagnan trouvвt tout seul l'escalier et la petite chambre.
Ketty йtait assise la tкte cachйe dans ses mains, et pleurait.
Elle entendit entrer d'Artagnan, mais elle ne releva point la
tкte; le jeune homme alla а elle et lui prit les mains, alors elle
йclata en sanglots.
Comme l'avait prйsumй d'Artagnan, Milady, en recevant la lettre,
avait, dans le dйlire de sa joie, tout dit а sa suivante; puis, en
rйcompense de la maniиre dont cette fois elle avait fait la
commission, elle lui avait donnй une bourse. Ketty, en rentrant
chez elle, avait jetй la bourse dans un coin, oщ elle йtait restйe
tout ouverte, dйgorgeant trois ou quatre piиces d'or sur le tapis.
La pauvre fille, а la voix de d'Artagnan, releva la tкte.
D'Artagnan lui-mкme fut effrayй du bouleversement de son visage;
elle joignit les mains d'un air suppliant, mais sans oser dire une
parole.
Si peu sensible que fыt le coeur de d'Artagnan, il se sentit
attendri par cette douleur muette; mais il tenait trop а ses
projets et surtout а celui-ci, pour rien changer au programme
qu'il avait fait d'avance. Il ne laissa donc а Ketty aucun espoir
de le flйchir, seulement il lui prйsenta son action comme une
simple vengeance.
Cette vengeance, au reste, devenait d'autant plus facile, que
Milady, sans doute pour cacher sa rougeur а son amant, avait
recommandй а Ketty d'йteindre toutes les lumiиres dans
l'appartement, et mкme dans sa chambre, а elle. Avant le jour,
M. de Wardes devait sortir, toujours dans l'obscuritй.
Au bout d'un instant on entendit Milady qui rentrait dans sa
chambre. D'Artagnan s'йlanзa aussitфt dans son armoire. А peine y
йtait-il blotti que la sonnette se fit entendre.
Ketty entra chez sa maоtresse, et ne laissa point la porte
ouverte; mais la cloison йtait si mince, que l'on entendait а peu
prиs tout ce qui se disait entre les deux femmes.
Milady semblait ivre de joie, elle se faisait rйpйter par Ketty
les moindres dйtails de la prйtendue entrevue de la soubrette avec
de Wardes, comment il avait reзu sa lettre, comment il avait
rйpondu, quelle йtait l'expression de son visage, s'il paraissait
bien amoureux; et а toutes ces questions la pauvre Ketty, forcйe
de faire bonne contenance, rйpondait d'une voix йtouffйe dont sa
maоtresse ne remarquait mкme pas l'accent douloureux, tant le
bonheur est йgoпste.
Enfin, comme l'heure de son entretien avec le comte approchait,
Milady fit en effet tout йteindre chez elle, et ordonna а Ketty de
rentrer dans sa chambre, et d'introduire de Wardes aussitфt qu'il
se prйsenterait.
L'attente de Ketty ne fut pas longue. А peine d'Artagnan eut-il vu
par le trou de la serrure de son armoire que tout l'appartement
йtait dans l'obscuritй, qu'il s'йlanзa de sa cachette au moment
mкme oщ Ketty refermait la porte de communication.
«Qu'est-ce que ce bruit? demanda Milady.
-- C'est moi, dit d'Artagnan а demi-voix; moi, le comte de Wardes.
-- Oh! mon Dieu, mon Dieu! murmura Ketty, il n'a pas mкme pu
attendre l'heure qu'il avait fixйe lui-mкme!
-- Eh bien, dit Milady d'une voix tremblante, pourquoi n'entre-t-
il pas? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien que je vous
attends!»
А cet appel, d'Artagnan йloigna doucement Ketty et s'йlanзa dans
la chambre de Milady.
Si la rage et la douleur doivent torturer une вme, c'est celle de
l'amant qui reзoit sous un nom qui n'est pas le sien des
protestations d'amour qui s'adressent а son heureux rival.
D'Artagnan йtait dans une situation douloureuse qu'il n'avait pas
prйvue, la jalousie le mordait au coeur, et il souffrait presque
autant que la pauvre Ketty, qui pleurait en ce mкme moment dans la
chambre voisine.
«Oui, comte, disait Milady de sa plus douce voix en lui serrant
tendrement la main dans les siennes; oui, je suis heureuse de
l'amour que vos regards et vos paroles m'ont exprimй chaque fois
que nous nous sommes rencontrйs. Moi aussi, je vous aime. Oh!
demain, demain, je veux quelque gage de vous qui me prouve que
vous pensez а moi, et comme vous pourriez m'oublier, tenez.»
Et elle passa une bague de son doigt а celui de d'Artagnan.
D'Artagnan se rappela avoir vu cette bague а la main de Milady:
c'йtait un magnifique saphir entourй de brillants.
Le premier mouvement de d'Artagnan fut de le lui rendre, mais
Milady ajouta:
«Non, non; gardez cette bague pour l'amour de moi. Vous me rendez
d'ailleurs, en l'acceptant, ajouta-t-elle d'une voix йmue, un
service bien plus grand que vous ne sauriez l'imaginer.»
«Cette femme est pleine de mystиres», murmura en lui-mкme
d'Artagnan.
En ce moment il se sentit prкt а tout rйvйler. Il ouvrit la bouche
pour dire а Milady qui il йtait, et dans quel but de vengeance il
йtait venu, mais elle ajouta:
«Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer!»
Le monstre, c'йtait lui.
«Oh! continua Milady, est-ce que vos blessures vous font encore
souffrir?
-- Oui, beaucoup, dit d'Artagnan, qui ne savait trop que rйpondre.
-- Soyez tranquille, murmura Milady, je vous vengerai, moi et
cruellement!»
«Peste! se dit d'Artagnan, le moment des confidences n'est pas
encore venu.»
Il fallut quelque temps а d'Artagnan pour se remettre de ce petit
dialogue: mais toutes les idйes de vengeance qu'il avait apportйes
s'йtaient complиtement йvanouies. Cette femme exerзait sur lui une
incroyable puissance, il la haпssait et l'adorait а la fois, il
n'avait jamais cru que deux sentiments si contraires pussent
habiter dans le mкme coeur, et en se rйunissant, former un amour
йtrange et en quelque sorte diabolique.
Cependant une heure venait de sonner; il fallut se sйparer;
d'Artagnan, au moment de quitter Milady, ne sentit plus qu'un vif
regret de s'йloigner, et, dans l'adieu passionnй qu'ils
s'adressиrent rйciproquement, une nouvelle entrevue fut convenue
pour la semaine suivante. La pauvre Ketty espйrait pouvoir
adresser quelques mots а d'Artagnan lorsqu'il passerait dans sa
chambre; mais Milady le reconduisit elle-mкme dans l'obscuritй et
ne le quitta que sur l'escalier.
Le lendemain au matin, d'Artagnan courut chez Athos. Il йtait
engagй dans une si singuliиre aventure qu'il voulait lui demander
conseil. Il lui raconta tout: Athos fronзa plusieurs fois le
sourcil.
«Votre Milady, lui dit-il, me paraоt une crйature infвme, mais
vous n'en avez pas moins eu tort de la tromper: vous voilа d'une
faзon ou d'une autre une ennemie terrible sur les bras.»
Et tout en lui parlant, Athos regardait avec attention le saphir
entourй de diamants qui avait pris au doigt de d'Artagnan la place
de la bague de la reine, soigneusement remise dans un йcrin.
«Vous regardez cette bague? dit le Gascon tout glorieux d'йtaler
aux regards de ses amis un si riche prйsent.
-- Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille.
-- Elle est belle, n'est-ce pas? dit d'Artagnan.
-- Magnifique! rйpondit Athos; je ne croyais pas qu'il existвt
deux saphirs d'une si belle eau. L'avez-vous donc troquйe contre
votre diamant?
-- Non, dit d'Artagnan; c'est un cadeau de ma belle Anglaise, ou
plutфt de ma belle Franзaise: car, quoique je ne le lui aie point
demandй, je suis convaincu qu'elle est nйe en France.
-- Cette bague vous vient de Milady? s'йcria Athos avec une voix
dans laquelle il йtait facile de distinguer une grande йmotion.
-- D'elle-mкme; elle me l'a donnйe cette nuit.
-- Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.
-- La voici», rйpondit d'Artagnan en la tirant de son doigt.
Athos l'examina et devint trиs pвle, puis il l'essaya а
l'annulaire de sa main gauche; elle allait а ce doigt comme si
elle eыt йtй faite pour lui. Un nuage de colиre et de vengeance
passa sur le front ordinairement calme du gentilhomme.
«Il est impossible que ce soit la mкme, dit-il; comment cette
bague se trouverait-elle entre les mains de Milady Clarick? Et
cependant il est bien difficile qu'il y ait entre deux bijoux une
pareille ressemblance.
-- Connaissez-vous cette bague? demanda d'Artagnan.
-- J'avais cru la reconnaоtre, dit Athos, mais sans doute que je
me trompais.»
Et il la rendit а d'Artagnan, sans cesser cependant de la
regarder.
«Tenez, dit-il au bout d'un instant, d'Artagnan, фtez cette bague
de votre doigt ou tournez-en le chaton en dedans; elle me rappelle
de si cruels souvenirs, que je n'aurais pas ma tкte pour causer
avec vous. Ne veniez-vous pas me demander des conseils, ne me
disiez-vous point que vous йtiez embarrassй sur ce que vous deviez
faire?... Mais attendez... rendez-moi ce saphir: celui dont je
voulais parler doit avoir une de ses faces йraillйe par suite d'un
accident.»
D'Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendit а
Athos.
Athos tressaillit:
«Tenez, dit-il, voyez, n'est-ce pas йtrange?»
Et il montrait а d'Artagnan cette йgratignure qu'il se rappelait
devoir exister.
«Mais de qui vous venait ce saphir, Athos?
-- De ma mиre, qui le tenait de sa mиre а elle. Comme je vous le
dis, c'est un vieux bijou... qui ne devait jamais sortir de la
famille.
-- Et vous l'avez... vendu? demanda avec hйsitation d'Artagnan.
-- Non, reprit Athos avec un singulier sourire; je l'ai donnй
pendant une nuit d'amour, comme il vous a йtй donnй а vous.»
D'Artagnan resta pensif а son tour, il lui semblait voir dans
l'вme de Milady des abоmes dont les profondeurs йtaient sombres et
inconnues.
Il remit la bague non pas а son doigt, mais dans sa poche.
«Йcoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous savez si je
vous aime, d'Artagnan; j'aurais un fils que je ne l'aimerais pas
plus que vous. Eh bien, croyez-moi, renoncez а cette femme. Je ne
la connais pas, mais une espиce d'intuition me dit que c'est une
crйature perdue, et qu'il y a quelque chose de fatal en elle.
-- Et vous avez raison, dit d'Artagnan. Aussi, je m'en sйpare; je
vous avoue que cette femme m'effraie moi-mкme.
-- Aurez-vous ce courage? dit Athos.
-- Je l'aurai, rйpondit d'Artagnan, et а l'instant mкme.
-- Eh bien, vrai, mon enfant, vous avez raison, dit le gentilhomme
en serrant la main du Gascon avec une affection presque
paternelle; que Dieu veuille que cette femme, qui est а peine
entrйe dans votre vie, n'y laisse pas une trace funeste!»
Et Athos salua d'Artagnan de la tкte, en homme qui veut faire
comprendre qu'il n'est pas fвchй de rester seul avec ses pensйes.
En rentrant chez lui d'Artagnan trouva Ketty, qui l'attendait. Un
mois de fiиvre n'eыt pas plus changй la pauvre enfant qu'elle ne
l'йtait pour cette nuit d'insomnie et de douleur.
Elle йtait envoyйe par sa maоtresse au faux de Wardes. Sa
maоtresse йtait folle d'amour, ivre de joie: elle voulait savoir
quand le comte lui donnerait une seconde entrevue.
Et la pauvre Ketty, pвle et tremblante, attendait la rйponse de
d'Artagnan.
Athos avait une grande influence sur le jeune homme: les conseils
de son ami joints aux cris de son propre coeur l'avaient
dйterminй, maintenant que son orgueil йtait sauvй et sa vengeance
satisfaite, а ne plus revoir Milady. Pour toute rйponse il prit
donc une plume et йcrivit la lettre suivante:
«Ne comptez pas sur moi, madame, pour le prochain rendez-vous:
depuis ma convalescence j'ai tant d'occupations de ce genre qu'il
m'a fallu y mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra,
j'aurai l'honneur de vous en faire part.
«Je vous baise les mains.
«Comte de Wardes.»
Du saphir pas un mot: le Gascon voulait-il garder une arme contre
Milady? ou bien, soyons franc, ne conservait-il pas ce saphir
comme une derniиre ressource pour l'йquipement?
On aurait tort au reste de juger les actions d'une йpoque au point
de vue d'une autre йpoque. Ce qui aujourd'hui serait regardй comme
une honte pour un galant homme йtait dans ce temps une chose toute
simple et toute naturelle, et les cadets des meilleures familles
se faisaient en gйnйral entretenir par leurs maоtresses.
D'Artagnan passa sa lettre tout ouverte а Ketty, qui la lut
d'abord sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie en
la relisant une seconde fois.
Ketty ne pouvait croire а ce bonheur: d'Artagnan fut forcй de lui
renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui donnait
par йcrit; et quel que fыt, avec le caractиre emportй de Milady,
le danger que courыt la pauvre enfant а remettre ce billet а sa
maоtresse, elle n'en revint pas moins place Royale de toute la
vitesse de ses jambes.
Le coeur de la meilleure femme est impitoyable pour les douleurs
d'une rivale.
Milady ouvrit la lettre avec un empressement йgal а celui que
Ketty avait mis а l'apporter, mais au premier mot qu'elle lut,
elle devint livide; puis elle froissa le papier; puis elle se
retourna avec un йclair dans les yeux du cфtй de Ketty.
«Qu'est-ce que cette lettre? dit-elle.
-- Mais c'est la rйponse а celle de madame, rйpondit Ketty toute
tremblante.
-- Impossible! s'йcria Milady; impossible qu'un gentilhomme ait
йcrit а une femme une pareille lettre!»
Puis tout а coup tressaillant:
«Mon Dieu! dit-elle, saurait-il...» Et elle s'arrкta.
Ses dents grinзaient, elle йtait couleur de cendre: elle voulut
faire un pas vers la fenкtre pour aller chercher de l'air; mais
elle ne put qu'йtendre les bras, les jambes lui manquиrent, et
elle tomba sur un fauteuil.
Ketty crut qu'elle se trouvait mal et se prйcipita pour ouvrir son
corsage. Mais Milady se releva vivement:
«Que me voulez-vous? dit-elle, et pourquoi portez-vous la main sur
moi?
-- J'ai pensй que madame se trouvait mal et j'ai voulu lui porter
secours, rйpondit la suivante tout йpouvantйe de l'expression
terrible qu'avait prise la figure de sa maоtresse.
-- Me trouver mal, moi? moi? me prenez-vous pour une femmelette?
Quand on m'insulte, je ne me trouve pas mal, je me venge,
entendez-vous!»
Et de la main elle fit signe а Ketty de sortir.
CHAPITRE XXXVI
RКVE DE VENGEANCE
Le soir Milady donna l'ordre d'introduire M. d'Artagnan aussitфt
qu'il viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas.
Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme et lui
raconta tout ce qui s'йtait passй la veille: d'Artagnan sourit;
cette jalouse colиre de Milady, c'йtait sa vengeance.
Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle
renouvela l'ordre relatif au Gascon; mais comme la veille elle
l'attendit inutilement.
Le lendemain Ketty se prйsenta chez d'Artagnan, non plus joyeuse
et alerte comme les deux jours prйcйdents, mais au contraire
triste а mourir.
D'Artagnan demanda а la pauvre fille ce qu'elle avait; mais celle-
ci, pour toute rйponse, tira une lettre de sa poche et la lui
remit.
Cette lettre йtait de l'йcriture de Milady: seulement cette fois
elle йtait bien а l'adresse de d'Artagnan et non а celle de
M. de Wardes.
Il l'ouvrit et lut ce qui suit:
«Cher monsieur d'Artagnan, c'est mal de nйgliger ainsi ses amis,
surtout au moment oщ l'on va les quitter pour si longtemps. Mon
beau-frиre et moi nous avons attendu hier et avant-hier
inutilement. En sera-t-il de mкme ce soir?
«Votre bien reconnaissante,
«Lady Clarick.»
«C'est tout simple, dit d'Artagnan, et je m'attendais а cette
lettre. Mon crйdit hausse de la baisse du comte de Wardes.
-- Est-ce que vous irez? demanda Ketty.
-- Йcoute, ma chиre enfant, dit le Gascon, qui cherchait а
s'excuser а ses propres yeux de manquer а la promesse qu'il avait
faite а Athos, tu comprends qu'il serait impolitique de ne pas se
rendre а une invitation si positive. Milady, en ne me voyant pas
revenir, ne comprendrait rien а l'interruption de mes visites,
elle pourrait se douter de quelque chose, et qui peut dire
jusqu'oщ irait la vengeance d'une femme de cette trempe?
-- Oh! mon Dieu! dit Ketty, vous savez prйsenter les choses de
faзon que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore lui
faire la cour; et si cette fois vous alliez lui plaire sous votre
vйritable nom et votre vrai visage, ce serait bien pis que la
premiиre fois!»
L'instinct faisait deviner а la pauvre fille une partie de ce qui
allait arriver.
D'Artagnan la rassura du mieux qu'il put et lui promit de rester
insensible aux sйductions de Milady.
Il lui fit rйpondre qu'il йtait on ne peut plus reconnaissant de
ses bontйs et qu'il se rendrait а ses ordres; mais il n'osa lui
йcrire de peur de ne pouvoir, а des yeux aussi exercйs que ceux de
Milady, dйguiser suffisamment son йcriture.
А neuf heures sonnant, d'Artagnan йtait place Royale. Il йtait
йvident que les domestiques qui attendaient dans l'antichambre
йtaient prйvenus, car aussitфt que d'Artagnan parut, avant mкme
qu'il eыt demandй si Milady йtait visible, un d'eux courut
l'annoncer.
«Faites entrer», dit Milady d'une voix brиve, mais si perзante que
d'Artagnan l'entendit de l'antichambre.
On l'introduisit.
«Je n'y suis pour personne, dit Milady; entendez-vous, pour
personne.»
Le laquais sortit.
D'Artagnan jeta un regard curieux sur Milady: elle йtait pвle et
avait les yeux fatiguйs, soit par les larmes, soit par l'insomnie.
On avait avec intention diminuй le nombre habituel des lumiиres,
et cependant la jeune femme ne pouvait arriver а cacher les traces
de la fiиvre qui l'avait dйvorйe depuis deux jours.
D'Artagnan s'approcha d'elle avec sa galanterie ordinaire; elle
fit alors un effort suprкme pour le recevoir, mais jamais
physionomie plus bouleversйe ne dйmentit sourire plus aimable.
Aux questions que d'Artagnan lui fit sur sa santй:
«Mauvaise, rйpondit-elle, trиs mauvaise.
-- Mais alors, dit d'Artagnan, je suis indiscret, vous avez besoin
de repos sans doute et je vais me retirer.
-- Non pas, dit Milady; au contraire, restez, monsieur d'Artagnan,
votre aimable compagnie me distraira.»
«Oh! oh! pensa d'Artagnan, elle n'a jamais йtй si charmante,
dйfions-nous.»
Milady prit l'air le plus affectueux qu'elle put prendre, et donna
tout l'йclat possible а sa conversation. En mкme temps cette
fiиvre qui l'avait abandonnйe un instant revenait rendre l'йclat а
ses yeux, le coloris а ses joues, le carmin а ses lиvres.
D'Artagnan retrouva la Circй qui l'avait dйjа enveloppй de ses
enchantements. Son amour, qu'il croyait йteint et qui n'йtait
qu'assoupi, se rйveilla dans son coeur. Milady souriait et
d'Artagnan sentait qu'il se damnerait pour ce sourire.
Il y eut un moment oщ il sentit quelque chose comme un remords de
ce qu'il avait fait contre elle.
Peu а peu Milady devint plus communicative. Elle demanda а
d'Artagnan s'il avait une maоtresse.
«Hйlas! dit d'Artagnan de l'air le plus sentimental qu'il put
prendre, pouvez-vous кtre assez cruelle pour me faire une pareille
question, а moi qui, depuis que je vous ai vue, ne respire et ne
soupire que par vous et pour vous!»
Milady sourit d'un йtrange sourire.
«Ainsi vous m'aimez? dit-elle.
-- Ai-je besoin de vous le dire, et ne vous en кtes-vous point
aperзue?
-- Si fait; mais, vous le savez, plus les coeurs sont fiers, plus
ils sont difficiles а prendre.
-- Oh! les difficultйs ne m'effraient pas, dit d'Artagnan; il n'y
a que les impossibilitйs qui m'йpouvantent.
-- Rien n'est impossible, dit Milady, а un vйritable amour.
-- Rien, madame?
-- Rien», reprit Milady.
«Diable! reprit d'Artagnan а part lui, la note est changйe.
Deviendrait-elle amoureuse de moi, par hasard, la capricieuse, et
serait-elle disposйe а me donner а moi-mкme quelque autre saphir
pareil а celui qu'elle m'a donnй me prenant pour de Wardes?»
D'Artagnan rapprocha vivement son siиge de celui de Milady.
«Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour prouver cet amour
dont vous parlez?
-- Tout ce qu'on exigerait de moi. Qu'on ordonne, et je suis prкt.
-- А tout?
-- А tout! s'йcria d'Artagnan qui savait d'avance qu'il n'avait
pas grand-chose а risquer en s'engageant ainsi.
-- Eh bien, causons un peu, dit а son tour Milady en rapprochant
son fauteuil de la chaise de d'Artagnan.
-- Je vous йcoute, madame», dit celui-ci.
Milady resta un instant soucieuse et comme indйcise puis
paraissant prendre une rйsolution:
«J'ai un ennemi, dit-elle.
-- Vous, madame! s'йcria d'Artagnan jouant la surprise, est-ce
possible, mon Dieu? belle et bonne comme vous l'кtes!
-- Un ennemi mortel.
-- En vйritй?
-- Un ennemi qui m'a insultйe si cruellement que c'est entre lui
et moi une guerre а mort. Puis-je compter sur vous comme
auxiliaire?»
D'Artagnan comprit sur-le-champ oщ la vindicative crйature en
voulait venir.
«Vous le pouvez, madame, dit-il avec emphase, mon bras et ma vie
vous appartiennent comme mon amour.
Alors, dit Milady, puisque vous кtes aussi gйnйreux qu'amoureux...
Elle s'arrкta.
«Eh bien? demanda d'Artagnan.
-- Eh bien, reprit Milady aprиs un moment de silence, cessez dиs
aujourd'hui de parler d'impossibilitйs.
-- Ne m'accablez pas de mon bonheur», s'йcria d'Artagnan en se
prйcipitant а genoux et en couvrant de baisers les mains qu'on lui
abandonnait.
-- Venge-moi de cet infвme de Wardes, murmura Milady entre ses
dents, et je saurai bien me dйbarrasser de toi ensuite, double
sot, lame d'йpйe vivante!
-- Tombe volontairement entre mes bras aprиs m'avoir raillй si
effrontйment, hypocrite et dangereuse femme, pensait d'Artagnan de
son cфtй, et ensuite je rirai de toi avec celui que tu veux tuer
par ma main.»
D'Artagnan releva la tкte.
«Je suis prкt, dit-il.
-- Vous m'avez donc comprise, cher monsieur d'Artagnan! dit
Milady.
-- Je devinerais un de vos regards.
-- Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras, qui s'est dйjа
acquis tant de renommйe?
А l'instant mкme.
Mais moi, dit Milady, comment paierai-je un pareil service; je
connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pour rien?
-- Vous savez la seule rйponse que je dйsire, dit d'Artagnan, la
seule qui soit digne de vous et de moi!»
Et il l'attira doucement vers lui.
Elle rйsista а peine.
«Intйressй! dit-elle en souriant.
-- Ah! s'йcria d'Artagnan vйritablement emportй par la passion que
cette femme avait le don d'allumer dans son coeur, ah! c'est que
mon bonheur me paraоt invraisemblable, et qu'ayant toujours peur
de le voir s'envoler comme un rкve, j'ai hвte d'en faire une
rйalitй.
-- Eh bien, mйritez donc ce prйtendu bonheur.
-- Je suis а vos ordres, dit d'Artagnan.
-- Bien sыr? fit Milady avec un dernier doute.
-- Nommez-moi l'infвme qui a pu faire pleurer vos beaux yeux.
-- Qui vous dit que j'ai pleurй? dit-elle.
-- Il me semblait...
-- Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady.
-- Tant mieux! Voyons, dites-moi comment il s'appelle.
-- Songez que son nom c'est tout mon secret.
-- Il faut cependant que je sache son nom.
-- Oui, il le faut; voyez si j'ai confiance en vous!
-- Vous me comblez de joie. Comment s'appelle-t-il?
-- Vous le connaissez.
-- Vraiment?
-- Oui.
-- Ce n'est pas un de mes amis? reprit d'Artagnan en jouant
l'hйsitation pour faire croire а son ignorance.
-- Si c'йtait un de vos amis, vous hйsiteriez donc?» s'йcria
Milady. Et un йclair de menace passa dans ses yeux.
«Non, fыt-ce mon frиre!» s'йcria d'Artagnan comme emportй par
l'enthousiasme.
Notre Gascon s'avanзait sans risque; car il savait oщ il allait.
«J'aime votre dйvouement, dit Milady.
-- Hйlas! n'aimez-vous que cela en moi? demanda d'Artagnan.
-- Je vous aime aussi, vous», dit-elle en lui prenant la main.
Et l'ardente pression fit frissonner d'Artagnan, comme si, par le
toucher, cette fiиvre qui brыlait Milady le gagnait lui-mкme.
«Vous m'aimez, vous! s'йcria-t-il. Oh! si cela йtait, ce serait а
en perdre la raison.»
Et il l'enveloppa de ses deux bras. Elle n'essaya point d'йcarter
ses lиvres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit pas.
Ses lиvres йtaient froides: il sembla а d'Artagnan qu'il venait
d'embrasser une statue.
Il n'en йtait pas moins ivre de joie, йlectrisй d'amour, il
croyait presque а la tendresse de Milady; il croyait presque au
crime de de Wardes. Si de Wardes eыt йtй en ce moment sous sa
main, il l'eыt tuй.
Milady saisit l'occasion.
«Il s'appelle..., dit-elle а son tour.
-- De Wardes, je le sais, s'йcria d'Artagnan.
-- Et comment le savez-vous?» demanda Milady en lui saisissant les
deux mains et en essayant de lire par ses yeux jusqu'au fond de
son вme.
D'Artagnan sentit qu'il s'йtait laissй emporter, et qu'il avait
fait une faute.
«Dites, dites, mais dites donc! rйpйtait Milady, comment le savez-
vous?
-- Comment je le sais? dit d'Artagnan.
-- Oui.
-- Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon oщ
j'йtais, a montrй une bague qu'il a dit tenir de vous.
-- Le misйrable!» s'йcria Milady.
L'йpithиte, comme on le comprend bien, retentit jusqu'au fond du
coeur de d'Artagnan.
«Eh bien? continua-t-elle.
-- Eh bien, je vous vengerai de ce misйrable, reprit d'Artagnan en
se donnant des airs de don Japhet d'Armйnie.
-- Merci, mon brave ami! s'йcria Milady; et quand serai-je vengйe?
-- Demain, tout de suite, quand vous voudrez.»
Milady allait s'йcrier: «Tout de suite»; mais elle rйflйchit
qu'une pareille prйcipitation serait peu gracieuse pour
d'Artagnan.
D'ailleurs, elle avait mille prйcautions а prendre, mille conseils
а donner а son dйfenseur, pour qu'il йvitвt les explications
devant tйmoins avec le comte. Tout cela se trouva prйvu par un mot
de d'Artagnan.
«Demain, dit-il, vous serez vengйe ou je serai mort.
-- Non! dit-elle, vous me vengerez; mais vous ne mourrez pas.
C'est un lвche.
-- Avec les femmes peut-кtre, mais pas avec les hommes. J'en sais
quelque chose, moi.
-- Mais il me semble que dans votre lutte avec lui, vous n'avez
pas eu а vous plaindre de la fortune.
-- La fortune est une courtisane: favorable hier, elle peut me
trahir demain.
-- Ce qui veut dire que vous hйsitez maintenant.
-- Non, je n'hйsite pas, Dieu m'en garde; mais serait-il juste de
me laisser aller а une mort possible sans m'avoir donnй au moins
un peu plus que de l'espoir?»
Milady rйpondit par un coup d'oeil qui voulait dire:
«N'est-ce que cela? parlez donc.»
Puis, accompagnant le coup d'oeil de paroles explicatives.
«C'est trop juste, dit-elle tendrement.
-- Oh! vous кtes un ange, dit le jeune homme.
-- Ainsi, tout est convenu? dit-elle.
-- Sauf ce que je vous demande, chиre вme!
-- Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier а ma
tendresse?
-- Je n'ai pas de lendemain pour attendre.
-- Silence; j'entends mon frиre: il est inutile qu'il vous trouve
ici.»
Elle sonna; Ketty parut.
«Sortez par cette porte, dit-elle en poussant une petit porte
dйrobйe, et revenez а onze heures; nous achиverons cet entretien:
Ketty vous introduira chez moi.»
La pauvre enfant pensa tomber а la renverse en entendant ces
paroles.
«Eh bien, que faites-vous, mademoiselle, а demeurer immobile comme
une statue? Allons, reconduisez le chevalier; et ce soir, а onze
heures, vous avez entendu!»
«Il paraоt que ses rendez-vous sont а onze heures, pensa
d'Artagnan: c'est une habitude prise.»
Milady lui tendit une main qu'il baisa tendrement.
«Voyons, dit-il en se retirant et en rйpondant а peine aux
reproches de Ketty, voyons, ne soyons pas un sot; dйcidйment cette
femme est une grande scйlйrate: prenons garde.»
CHAPITRE XXXVII
LE SECRET DE MILADY
D'Artagnan йtait sorti de l'hфtel au lieu de monter tout de suite
chez Ketty, malgrй les instances que lui avait faites la jeune
fille, et cela pour deux raisons: la premiиre parce que de cette
faзon il йvitait les reproches, les rйcriminations, les priиres;
la seconde, parce qu'il n'йtait pas fвchй de lire un peu dans sa
pensйe, et, s'il йtait possible, dans celle de cette femme.
Tout ce qu'il y avait de plus clair lа-dedans, c'est que
d'Artagnan aimait Milady comme un fou et qu'elle ne l'aimait pas
le moins du monde. Un instant d'Artagnan comprit que ce qu'il
aurait de mieux а faire serait de rentrer chez lui et d'йcrire а
Milady une longue lettre dans laquelle il lui avouerait que lui et
de Wardes йtaient jusqu'а prйsent absolument le mкme, que par
consйquent il ne pouvait s'engager, sous peine de suicide, а tuer
de Wardes. Mais lui aussi йtait йperonnй d'un fйroce dйsir de
vengeance; il voulait possйder а son tour cette femme sous son
propre nom; et comme cette vengeance lui paraissait avoir une
certaine douceur, il ne voulait point y renoncer.
Il fit cinq ou six fois le tour de la place Royale, se retournant
de dix pas en dix pas pour regarder la lumiиre de l'appartement de
Milady, qu'on apercevait а travers les jalousies; il йtait йvident
que cette fois la jeune femme йtait moins pressйe que la premiиre
de rentrer dans sa chambre.
Enfin la lumiиre disparut.
Avec cette lueur s'йteignit la derniиre irrйsolution dans le coeur
de d'Artagnan; il se rappela les dйtails de la premiиre nuit, et,
le coeur bondissant, la tкte en feu, il rentra dans l'hфtel et se
prйcipita dans la chambre de Ketty.
La jeune fille, pвle comme la mort, tremblant de tous ses membres,
voulut arrкter son amant; mais Milady, l'oreille au guet, avait
entendu le bruit qu'avait fait d'Artagnan: elle ouvrit la porte.
«Venez», dit-elle.
Tout cela йtait d'une si incroyable imprudence, d'une si
monstrueuse effronterie, qu'а peine si d'Artagnan pouvait croire а
ce qu'il voyait et а ce qu'il entendait. Il croyait кtre entraоnй
dans quelqu'une de ces intrigues fantastiques comme on en
accomplit en rкve.
Il ne s'йlanзa pas moins vers Milady, cйdant а cette attraction
que l'aimant exerce sur le fer. La porte se referma derriиre eux.
Ketty s'йlanзa а son tour contre la porte.
La jalousie, la fureur, l'orgueil offensй, toutes les passions
enfin qui se disputent le coeur d'une femme amoureuse la
poussaient а une rйvйlation; mais elle йtait perdue si elle
avouait avoir donnй les mains а une pareille machination; et, par-
dessus tout, d'Artagnan йtait perdu pour elle. Cette derniиre
pensйe d'amour lui conseilla encore ce dernier sacrifice.
D'Artagnan, de son cфtй, йtait arrivй au comble de tous ses voeux:
ce n'йtait plus un rival qu'on aimait en lui, c'йtait lui-mкme
qu'on avait l'air d'aimer. Une voix secrиte lui disait bien au
fond du coeur qu'il n'йtait qu'un instrument de vengeance que l'on
caressait en attendant qu'il donnвt la mort, mais l'orgueil, mais
l'amour-propre, mais la folie faisaient taire cette voix,
йtouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose de
confiance que nous lui connaissons, se comparait а de Wardes et se
demandait pourquoi, au bout du compte, on ne l'aimerait pas, lui
aussi, pour lui-mкme.
Il s'abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady
ne fut plus pour lui cette femme aux intentions fatales qui
l'avait un instant йpouvantй, ce fut une maоtresse ardente et
passionnйe s'abandonnant tout entiиre а un amour qu'elle semblait
йprouver elle-mкme. Deux heures а peu prиs s'йcoulиrent ainsi.
Cependant les transports des deux amants se calmиrent; Milady, qui
n'avait point les mкmes motifs que d'Artagnan pour oublier, revint
la premiиre а la rйalitй et demanda au jeune homme si les mesures
qui devaient amener le lendemain entre lui et de Wardes une
rencontre йtaient bien arrкtйes d'avance dans son esprit.
Mais d'Artagnan, dont les idйes avaient pris un tout autre cours,
s'oublia comme un sot et rйpondit galamment qu'il йtait bien tard
pour s'occuper de duels а coups d'йpйe.
Cette froideur pour les seuls intйrкts qui l'occupassent effraya
Milady, dont les questions devinrent plus pressantes.
Alors d'Artagnan, qui n'avait jamais sйrieusement pensй а ce duel
impossible, voulut dйtourner la conversation, mais il n'йtait plus
de force.
Milady le contint dans les limites qu'elle avait tracйes d'avance
avec son esprit irrйsistible et sa volontй de fer.
D'Artagnan se crut fort spirituel en conseillant а Milady de
renoncer, en pardonnant а de Wardes, aux projets furieux qu'elle
avait formйs.
Mais aux premiers mots qu'il dit, la jeune femme tressaillit et
s'йloigna.
«Auriez-vous peur, cher d'Artagnan? dit-elle d'une voix aiguл et
railleuse qui rйsonna йtrangement dans l'obscuritй.
-- Vous ne le pensez pas, chиre вme! rйpondit d'Artagnan; mais
enfin, si ce pauvre comte de Wardes йtait moins coupable que vous
ne le pensez?
-- En tout cas dit gravement Milady, il m'a trompйe, et du moment
oщ il m'a trompйe il a mйritй la mort.
-- Il mourra donc, puisque vous le condamnez!» dit d'Artagnan d'un
ton si ferme, qu'il parut а Milady l'expression d'un dйvouement а
toute йpreuve.
Aussitфt elle se rapprocha de lui.
Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour Milady; mais
d'Artagnan croyait кtre prиs d'elle depuis deux heures а peine
lorsque le jour parut aux fentes des jalousies et bientфt envahit
la chambre de sa lueur blafarde.
Alors Milady, voyant que d'Artagnan allait la quitter, lui rappela
la promesse qu'il lui avait faite de la venger de de Wardes.
«Je suis tout prкt, dit d'Artagnan, mais auparavant je voudrais
кtre certain d'une chose.
-- De laquelle? demanda Milady.
-- C'est que vous m'aimez.
-- Je vous en ai donnй la preuve, ce me semble.
-- Oui, aussi je suis а vous corps et вme.
-- Merci, mon brave amant! mais de mкme que je vous ai prouvй mon
amour, vous me prouverez le vфtre а votre tour, n'est-ce pas?
-- Certainement. Mais si vous m'aimez comme vous me le dites,
reprit d'Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pour moi?
-- Que puis-je craindre?
-- Mais enfin, que je sois blessй dangereusement, tuй mкme.
-- Impossible, dit Milady, vous кtes un homme si vaillant et une
si fine йpйe.
-- Vous ne prйfйreriez donc point, reprit d'Artagnan, un moyen qui
vous vengerait de mкme tout en rendant inutile le combat.»
Milady regarda son amant en silence: cette lueur blafarde des
premiers rayons du jour donnait а ses yeux clairs une expression
йtrangement funeste.
«Vraiment, dit-elle, je crois que voilа que vous hйsitez
maintenant.
-- Non, je n'hйsite pas; mais c'est que ce pauvre comte de Wardes
me fait vraiment peine depuis que vous ne l'aimez plus, et il me
semble qu'un homme doit кtre si cruellement puni par la perte
seule de votre amour, qu'il n'a pas besoin d'autre chвtiment:
-- Qui vous dit que je l'aie aimй? demanda Milady.
-- Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuitй que
vous en aimez un autre, dit le jeune homme d'un ton caressant, et
je vous le rйpиte, je m'intйresse au comte.
-- Vous? demanda Milady.
-- Oui moi.
-- Et pourquoi vous?
-- Parce que seul je sais...
-- Quoi?
-- Qu'il est loin d'кtre ou plutфt d'avoir йtй aussi coupable
envers vous qu'il le paraоt.
-- En vйritй! dit Milady d'un air inquiet; expliquez-vous, car je
ne sais vraiment ce que vous voulez dire.»
Et elle regardait d'Artagnan, qui la tenait embrassйe avec des
yeux qui semblaient s'enflammer peu а peu.
«Oui, je suis galant homme, moi! dit d'Artagnan dйcidй а en finir;
et depuis que votre amour est а moi, que je suis bien sыr de le
possйder, car je le possиde, n'est-ce pas?...
-- Tout entier, continuez.
-- Eh bien, je me sens comme transportй, un aveu me pиse.
-- Un aveu?
-- Si j'eusse doutй de votre amour je ne l'eusse pas fait; mais
vous m'aimez, ma belle maоtresse? n'est-ce pas, vous m'aimez?
-- Sans doute.
-- Alors si par excиs d'amour je me suis rendu coupable envers
vous, vous me pardonnerez?
-- Peut-кtre!»
D'Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu'il pыt prendre, de
rapprocher ses lиvres des lиvres de Milady, mais celle-ci
l'йcarta.
«Cet aveu, dit-elle en pвlissant, quel est cet aveu?
-- Vous aviez donnй rendez-vous а de Wardes, jeudi dernier, dans
cette mкme chambre, n'est-ce pas?
-- Moi, non! cela n'est pas, dit Milady d'un ton de voix si ferme
et d'un visage si impassible, que si d'Artagnan n'eыt pas eu une
certitude si parfaite, il eыt doutй.
-- Ne mentez pas, mon bel ange, dit d'Artagnan en souriant, ce
serait inutile.
-- Comment cela? parlez donc! vous me faites mourir!
-- Oh! rassurez-vous, vous n'кtes point coupable envers moi, et je
vous ai dйjа pardonnй!
-- Aprиs, aprиs?
-- De Wardes ne peut se glorifier de rien.
-- Pourquoi? Vous m'avez dit vous-mкme que cette bague...
-- Cette bague, mon amour, c'est moi qui l'ai. Le comte de Wardes
de jeudi et le d'Artagnan d'aujourd'hui sont la mкme personne.»
L'imprudent s'attendait а une surprise mкlйe de pudeur, а un petit
orage qui se rйsoudrait en larmes; mais il se trompait
йtrangement, et son erreur ne fut pas longue.
Pвle et terrible, Milady se redressa, et, repoussant d'Artagnan
d'un violent coup dans la poitrine, elle s'йlanзa hors du lit.
Il faisait alors presque grand jour.
D'Artagnan la retint par son peignoir de fine toile des Indes pour
implorer son pardon; mais elle, d'un mouvement puissant et rйsolu,
elle essaya de fuir. Alors la batiste se dйchira en laissant а nu
les йpaules et sur l'une de ces belles йpaules rondes et blanches,
d'Artagnan avec un saisissement inexprimable, reconnut la fleur de
lis, cette marque indйlйbile qu'imprime la main infamante du
bourreau.
«Grand Dieu!» s'йcria d'Artagnan en lвchant le peignoir.
Et il demeura muet, immobile et glacй sur le lit.
Mais Milady se sentait dйnoncйe par l'effroi mкme de d'Artagnan.
Sans doute il avait tout vu: le jeune homme maintenant savait son
secret, secret terrible, que tout le monde ignorait, exceptй lui.
Elle se retourna, non plus comme une femme furieuse mais comme une
panthиre blessйe.
«Ah! misйrable, dit-elle, tu m'as lвchement trahie, et de plus tu
as mon secret! Tu mourras!»
Et elle courut а un coffret de marqueterie posй sur la toilette,
l'ouvrit d'une main fiйvreuse et tremblante, en tira un petit
poignard а manche d'or, а la lame aiguл et mince et revint d'un
bond sur d'Artagnan а demi nu.
Quoique le jeune homme fыt brave, on le sait, il fut йpouvantй de
cette figure bouleversйe, de ces pupilles dilatйes horriblement,
de ces joues pвles et de ces lиvres sanglantes; il recula jusqu'а
la ruelle, comme il eыt fait а l'approche d'un serpent qui eыt
rampй vers lui, et son йpйe se rencontrant sous sa main souillйe
de sueur, il la tira du fourreau.
Mais sans s'inquiйter de l'йpйe, Milady essaya de remonter sur le
lit pour le frapper, et elle ne s'arrкta que lorsqu'elle sentit la
pointe aiguл sur sa gorge.
Alors elle essaya de saisir cette йpйe avec les mains mais
d'Artagnan l'йcarta toujours de ses йtreintes et, la lui
prйsentant tantфt aux yeux, tantфt а la poitrine, il se laissa
glisser а bas du lit, cherchant pour faire retraite la porte qui
conduisait chez Ketty.
Milady, pendant ce temps, se ruait sur lui avec d'horribles
transports, rugissant d'une faзon formidable.
Cependant cela ressemblait а un duel, aussi d'Artagnan se
remettait petit а petit.
«Bien, belle dame, bien! disait-il, mais, de par Dieu, calmez-
vous, ou je vous dessine une seconde fleur de lis sur l'autre
йpaule.
-- Infвme! infвme!» hurlait Milady.
Mais d'Artagnan, cherchant toujours la porte, se tenait sur la
dйfensive.
Au bruit qu'ils faisaient, elle renversant les meubles pour aller
а lui, lui s'abritant derriиre les meubles pour se garantir
d'elle, Ketty ouvrit la porte. D'Artagnan, qui avait sans cesse
manoeuvrй pour se rapprocher de cette porte, n'en йtait plus qu'а
trois pas. D'un seul йlan il s'йlanзa de la chambre de Milady dans
celle de la suivante, et, rapide comme l'йclair, il referma la
porte, contre laquelle il s'appuya de tout son poids tandis que
Ketty poussait les verrous.
Alors Milady essaya de renverser l'arc-boutant qui l'enfermait
dans sa chambre, avec des forces bien au-dessus de celles d'une
femme; puis, lorsqu'elle sentit que c'йtait chose impossible, elle
cribla la porte de coups de poignard, dont quelques-uns
traversиrent l'йpaisseur du bois.
Chaque coup йtait accompagnй d'une imprйcation terrible.
«Vite, vite, Ketty, dit d'Artagnan а demi-voix lorsque les verrous
furent mis, fais-moi sortir de l'hфtel, ou si nous lui laissons le
temps de se retourner, elle me fera tuer par les laquais.
-- Mais vous ne pouvez pas sortir ainsi, dit Ketty, vous кtes tout
nu.
-- C'est vrai, dit d'Artagnan, qui s'aperзut alors seulement du
costume dans lequel il se trouvait, c'est vrai; habille-moi comme
tu pourras, mais hвtons-nous; comprends-tu, il y va de la vie et
de la mort!»
Ketty ne comprenait que trop; en un tour de main elle l'affubla
d'une robe а fleurs, d'une large coiffe et d'un mantelet; elle lui
donna des pantoufles, dans lesquelles il passa ses pieds nus, puis
elle l'entraоna par les degrйs. Il йtait temps, Milady avait dйjа
sonnй et rйveillй tout l'hфtel. Le portier tira le cordon а la
voix de Ketty au moment mкme oщ Milady, а demi nue de son cфtй,
criait par la fenкtre:
«N'ouvrez pas!»
CHAPITRE XXXVIII
COMMENT, SANS SE DЙRANGER, ATHOS TROUVA SON ЙQUIPEMENT
Le jeune homme s'enfuit tandis qu'elle le menaзait encore d'un
geste impuissant. Au moment oщ elle le perdit de vue, Milady tomba
йvanouie dans sa chambre.
D'Artagnan йtait tellement bouleversй, que, sans s'inquiйter de ce
que deviendrait Ketty, il traversa la moitiй de Paris tout en
courant, et ne s'arrкta que devant la porte d'Athos. L'йgarement
de son esprit, la terreur qui l'йperonnait, les cris de quelques
patrouilles qui se mirent а sa poursuite, et les huйes de quelques
passants qui, malgrй l'heure peu avancйe, se rendaient а leurs
affaires, ne firent que prйcipiter sa course.
Il traversa la cour, monta les deux йtages d'Athos et frappa а la
porte а tout rompre.
Grimaud vint ouvrir les yeux bouffis de sommeil. D'Artagnan
s'йlanзa avec tant de force dans l'antichambre qu'il faillit le
culbuter en entrant.
Malgrй le mutisme habituel du pauvre garзon, cette fois la parole
lui revint.
«Hй, lа, lа! s'йcria-t-il, que voulez-vous, coureuse? que
demandez-vous, drфlesse?»
D'Artagnan releva ses coiffes et dйgagea ses mains de dessous son
mantelet; а la vue de ses moustaches et de son йpйe nue, le pauvre
diable s'aperзut qu'il avait affaire а un homme.
Il crut alors que c'йtait quelque assassin.
«Au secours! а l'aide! au secours! s'йcria-t-il.
-- Tais-toi, malheureux! dit le jeune homme, je suis d'Artagnan,
ne me reconnais-tu pas? Oщ est ton maоtre?
-- Vous, monsieur d'Artagnan! s'йcria Grimaud йpouvantй.
Impossible.
-- Grimaud, dit Athos sortant de son appartement en robe de
chambre, je crois que vous vous permettez de parler.
-- Ah! monsieur! c'est que...
-- Silence.»
Grimaud se contenta de montrer du doigt d'Artagnan а son maоtre.
Athos reconnut son camarade, et, tout flegmatique qu'il йtait, il
partit d'un йclat de rire que motivait bien la mascarade йtrange
qu'il avait sous les yeux: coiffes de travers, jupes tombantes sur
les souliers; manches retroussйes et moustaches raides d'йmotion.
«Ne riez pas, mon ami, s'йcria d'Artagnan; de par le Ciel ne riez
pas, car, sur mon вme, je vous le dis, il n'y a point de quoi
rire.»
Et il prononзa ces mots d'un air si solennel et avec une йpouvante
si vraie qu'Athos lui prit aussitфt les mains en s'йcriant:
«Seriez-vous blessй, mon ami? vous кtes bien pвle!
-- Non, mais il vient de m'arriver un terrible йvйnement. Кtes-
vous seul, Athos?
-- Pardieu! qui voulez-vous donc qui soit chez moi а cette heure?
-- Bien, bien.»
Et d'Artagnan se prйcipita dans la chambre d'Athos.
«Hй, parlez! dit celui-ci en refermant la porte et en poussant les
verrous pour n'кtre pas dйrangйs. Le roi est-il mort? avez-vous
tuй M. le cardinal? vous кtes tout renversй; voyons, voyons,
dites, car je meurs vйritablement d'inquiйtude.
-- Athos, dit d'Artagnan se dйbarrassant de ses vкtements de femme
et apparaissant en chemise, prйparez-vous а entendre une histoire
incroyable, inouпe.
-- Prenez d'abord cette robe de chambre», dit le mousquetaire а
son ami.
D'Artagnan passa la robe de chambre, prenant une manche pour une
autre tant il йtait encore йmu.
«Eh bien? dit Athos.
-- Eh bien, rйpondit d'Artagnan en se courbant vers l'oreille
d'Athos et en baissant la voix, Milady est marquйe d'une fleur de
lis а l'йpaule.
-- Ah! cria le mousquetaire comme s'il eыt reзu une balle dans le
coeur.
-- Voyons, dit d'Artagnan, кtes-vous sыr que l'autre soit bien
morte?
-- L'autre? dit Athos d'une voix si sourde, qu'а peine si
d'Artagnan l'entendit.
-- Oui, celle dont vous m'avez parlй un jour а Amiens.»
Athos poussa un gйmissement et laissa tomber sa tкte dans ses
mains.
«Celle-ci, continua d'Artagnan, est une femme de vingt-six а
vingt-huit ans.
-- Blonde, dit Athos, n'est-ce pas?
-- Oui.
-- Des yeux clairs, d'une clartй йtrange, avec des cils et
sourcils noirs?
-- Oui.
-- Grande, bien faite? Il lui manque une dent prиs de l'oeillиre
gauche.
-- Oui.
-- La fleur de lis est petite, rousse de couleur et comme effacйe
par les couches de pвte qu'on y applique.
-- Oui.
-- Cependant vous dites qu'elle est anglaise!
-- On l'appelle Milady, mais elle peut кtre franзaise. Malgrй
cela, Lord de Winter n'est que son beau-frиre.
-- Je veux la voir, d'Artagnan.
-- Prenez garde, Athos, prenez garde; vous avez voulu la tuer,
elle est femme а vous rendre la pareille et а ne pas vous manquer.
-- Elle n'osera rien dire, car ce serait se dйnoncer elle-mкme.
-- Elle est capable de tout! L'avez-vous jamais vue furieuse?
-- Non, dit Athos.
-- Une tigresse, une panthиre! Ah! mon cher Athos! j'ai bien peur
d'avoir attirй sur nous deux une vengeance terrible!»
D'Artagnan raconta tout alors: la colиre insensйe de Milady et ses
menaces de mort.
«Vous avez raison, et, sur mon вme, je donnerais ma vie pour un
cheveu, dit Athos. Heureusement, c'est aprиs-demain que nous
quittons Paris; nous allons, selon toute probabilitй, а La
Rochelle, et une fois partis...
-- Elle vous suivra jusqu'au bout du monde, Athos, si elle vous
reconnaоt; laissez donc sa haine s'exercer sur moi seul.
-- Ah! mon cher! que m'importe qu'elle me tue! dit Athos; est-ce
que par hasard vous croyez que je tiens а la vie?
-- Il y a quelque horrible mystиre sous tout cela, Athos! cette
femme est l'espion du cardinal, j'en suis sыr!
-- En ce cas, prenez garde а vous. Si le cardinal ne vous a pas
dans une haute admiration pour l'affaire de Londres, il vous a en
grande haine; mais comme, au bout du compte, il ne peut rien vous
reprocher ostensiblement, et qu'il faut que haine se satisfasse,
surtout quand c'est une haine de cardinal, prenez garde а vous! Si
vous sortez, ne sortez pas seul; si vous mangez, prenez vos
prйcautions: mйfiez-vous de tout enfin, mкme de votre ombre.
-- Heureusement, dit d'Artagnan, qu'il s'agit seulement d'aller
jusqu'а aprиs-demain soir sans encombre, car une fois а l'armйe
nous n'aurons plus, je l'espиre, que des hommes а craindre.
-- En attendant, dit Athos, je renonce а mes projets de rйclusion,
et je vais partout avec vous: il faut que vous retourniez rue des
Fossoyeurs, je vous accompagne.
-- Mais si prиs que ce soit d'ici, reprit d'Artagnan, je ne puis y
retourner comme cela.
-- C'est juste», dit Athos. Et il tira la sonnette.
Grimaud entra.
Athos lui fit signe d'aller chez d'Artagnan, et d'en rapporter des
habits.
Grimaud rйpondit par un autre signe qu'il comprenait parfaitement
et partit.
«Ah за! mais voilа qui ne nous avance pas pour l'йquipement cher
ami, dit Athos; car, si je ne m'abuse, vous avez laissй toute
votre dйfroque chez Milady, qui n'aura sans doute pas l'attention
de vous la retourner. Heureusement que vous avez le saphir.
-- Le saphir est а vous, mon cher Athos! ne m'avez-vous pas dit
que c'йtait une bague de famille?
-- Oui, mon pиre l'acheta deux mille йcus, а ce qu'il me dit
autrefois; il faisait partie des cadeaux de noces qu'il fit а ma
mиre; et il est magnifique. Ma mиre me le donna, et moi, fou que
j'йtais, plutфt que de garder cette bague comme une relique
sainte, je la donnai а mon tour а cette misйrable.
-- Alors, mon cher, reprenez cette bague, а laquelle je comprends
que vous devez tenir.
-- Moi, reprendre cette bague, aprиs qu'elle a passй par les mains
de l'infвme! jamais: cette bague est souillйe, d'Artagnan.
-- Vendez-la donc.
-- Vendre un diamant qui vient de ma mиre! je vous avoue que je
regarderais cela comme une profanation.
-- Alors engagez-la, on vous prкtera bien dessus un millier
d'йcus. Avec cette somme vous serez au-dessus de vos affaires,
puis, au premier argent qui vous rentrera, vous la dйgagerez, et
vous la reprendrez lavйe de ses anciennes taches, car elle aura
passй par les mains des usuriers.»
Athos sourit.
«Vous кtes un charmant compagnon, dit-il, mon cher d'Artagnan;
vous relevez par votre йternelle gaietй les pauvres esprits dans
l'affliction. Eh bien, oui, engageons cette bague, mais а une
condition!
-- Laquelle?
-- C'est qu'il y aura cinq cents йcus pour vous et cinq cents йcus
pour moi.
-- Y songez-vous, Athos? je n'ai pas besoin du quart de cette
somme, moi qui suis dans les gardes, et en vendant ma selle je me
la procurerai. Que me faut-il? Un cheval pour Planchet, voilа
tout. Puis vous oubliez que j'ai une bague aussi.
-- А laquelle vous tenez encore plus, ce me semble, que je ne
tiens, moi, а la mienne; du moins j'ai cru m'en apercevoir.
-- Oui, car dans une circonstance extrкme elle peut nous tirer non
seulement de quelque grand embarras mais encore de quelque grand
danger; c'est non seulement un diamant prйcieux, mais c'est encore
un talisman enchantй.
Je ne vous comprends pas, mais je crois а ce que vous me dites.
Revenons donc а ma bague, ou plutфt а la vфtre, vous toucherez la
moitiй de la somme qu'on nous donnera sur elle ou je la jette dans
la Seine, et je doute que, comme а Polycrate, quelque poisson soit
assez complaisant pour nous la rapporter.
-- Eh bien, donc, j'accepte!» dit d'Artagnan.
En ce moment Grimaud rentra accompagnй de Planchet; celui-ci,
inquiet de son maоtre et curieux de savoir ce qui lui йtait
arrivй, avait profitй de la circonstance et apportait les habits
lui-mкme.
D'Artagnan s'habilla, Athos en fit autant: puis quand tous deux
furent prкts а sortir, ce dernier fit а Grimaud le signe d'un
homme qui met en joue; celui-ci dйcrocha aussitфt son mousqueton
et s'apprкta а accompagner son maоtre.
Athos et d'Artagnan suivis de leurs valets arrivиrent sans
incident а la rue des Fossoyeurs. Bonacieux йtait sur la porte, il
regarda d'Artagnan d'un air goguenard.
«Eh, mon cher locataire! dit-il, hвtez-vous donc, vous avez une
belle jeune fille qui vous attend chez vous, et les femmes, vous
le savez, n'aiment pas qu'on les fasse attendre!
-- C'est Ketty!» s'йcria d'Artagnan.
Et il s'йlanзa dans l'allйe.
Effectivement, sur le carrй conduisant а sa chambre, et tapie
contre sa porte, il trouva la pauvre enfant toute tremblante. Dиs
qu'elle l'aperзut:
«Vous m'avez promis votre protection, vous m'avez promis de me
sauver de sa colиre, dit-elle; souvenez-vous que c'est vous qui
m'avez perdue!
-- Oui, sans doute, dit d'Artagnan, sois tranquille, Ketty. Mais
qu'est-il arrivй aprиs mon dйpart?
-- Le sais-je? dit Ketty. Aux cris qu'elle a poussйs les laquais
sont accourus elle йtait folle de colиre; tout ce qu'il existe
d'imprйcations elle les a vomies contre vous. Alors j'ai pensй
qu'elle se rappellerait que c'йtait par ma chambre que vous aviez
pйnйtrй dans la sienne, et qu'alors elle songerait que j'йtais
votre complice; j'ai pris le peu d'argent que j'avais, mes hardes
les plus prйcieuses, et je me suis sauvйe.
-- Pauvre enfant! Mais que vais-je faire de toi? Je pars aprиs-
demain.
-- Tout ce que vous voudrez, Monsieur le chevalier, faites-moi
quitter Paris, faites-moi quitter la France.
-- Je ne puis cependant pas t'emmener avec moi au siиge de La
Rochelle, dit d'Artagnan.
-- Non; mais vous pouvez me placer en province, chez quelque dame
de votre connaissance: dans votre pays, par exemple.
-- Ah! ma chиre amie! dans mon pays les dames n'ont point de
femmes de chambre. Mais, attends, j'ai ton affaire. Planchet, va
me chercher Aramis: qu'il vienne tout de suite. Nous avons quelque
chose de trиs important а lui dire.
-- Je comprends, dit Athos; mais pourquoi pas Porthos? Il me
semble que sa marquise...
-- La marquise de Porthos se fait habiller par les clercs de son
mari, dit d'Artagnan en riant. D'ailleurs Ketty ne voudrait pas
demeurer rue aux Ours, n'est-ce pas, Ketty?
-- Je demeurerai oщ l'on voudra, dit Ketty, pourvu que je sois
bien cachйe et que l'on ne sache pas oщ je suis.
-- Maintenant, Ketty, que nous allons nous sйparer, et par
consйquent que tu n'es plus jalouse de moi...
-- Monsieur le chevalier, de loin ou de prиs, dit Ketty, je vous
aimerai toujours.»
«Oщ diable la constance va-t-elle se nicher?» murmura Athos.
«Moi aussi, dit d'Artagnan, moi aussi, je t'aimerai toujours, sois
tranquille. Mais voyons, rйponds-moi. Maintenant j'attache une
grande importance а la question que je te fais: n'aurais-tu jamais
entendu parler d'une jeune dame qu'on aurait enlevйe pendant une
nuit.
-- Attendez donc... Oh! mon Dieu! monsieur le chevalier, est-ce
que vous aimez encore cette femme?
-- Non, c'est un de mes amis qui l'aime. Tiens, c'est Athos que
voilа.
-- Moi! s'йcria Athos avec un accent pareil а celui d'un homme qui
s'aperзoit qu'il va marcher sur une couleuvre.
-- Sans doute, vous! fit d'Artagnan en serrant la main d'Athos.
Vous savez bien l'intйrкt que nous prenons tous а cette pauvre
petite Mme Bonacieux. D'ailleurs Ketty ne dira rien: n'est-ce pas,
Ketty? Tu comprends, mon enfant, continua d'Artagnan, c'est la
femme de cet affreux magot que tu as vu sur le pas de la porte en
entrant ici.
-- Oh! mon Dieu! s'йcria Ketty, vous me rappelez ma peur; pourvu
qu'il ne m'ait pas reconnue!
-- Comment, reconnue! tu as donc dйjа vu cet homme?
-- Il est venu deux fois chez Milady.
-- C'est cela. Vers quelle йpoque?
-- Mais il y a quinze ou dix-huit jours а peu prиs.
-- Justement.
-- Et hier soir il est revenu.
-- Hier soir.
-- Oui, un instant avant que vous vinssiez vous-mкme.
-- Mon cher Athos, nous sommes enveloppйs dans un rйseau
d'espions! Et tu crois qu'il t'a reconnue, Ketty?
-- J'ai baissй ma coiffe en l'apercevant, mais peut-кtre йtait-il
trop tard.
-- Descendez, Athos, vous dont il se mйfie moins que de moi, et
voyez s'il est toujours sur sa porte.»
Athos descendit et remonta bientфt.
«Il est parti, dit-il, et la maison est fermйe.
-- Il est allй faire son rapport, et dire que tous les pigeons
sont en ce moment au colombier.
-- Eh bien, mais, envolons-nous, dit Athos, et ne laissons ici que
Planchet pour nous rapporter les nouvelles.
-- Un instant! Et Aramis que nous avons envoyй chercher!
-- C'est juste, dit Athos, attendons Aramis.
En ce moment Aramis entra.
On lui exposa l'affaire, et on lui dit comment il йtait urgent que
parmi toutes ses hautes connaissances il trouvвt une place а
Ketty.
Aramis rйflйchit un instant, et dit en rougissant:
«Cela vous rendra-t-il bien rйellement service, d'Artagnan.
-- Je vous en serai reconnaissant toute ma vie.
-- Eh bien, Mme de Bois-Tracy m'a demandй, pour une de ses amies
qui habite la province, je crois, une femme de chambre sыre; et si
vous pouvez, mon cher d'Artagnan, me rйpondre de mademoiselle...
-- Oh! monsieur, s'йcria Ketty, je serai toute dйvouйe, soyez-en
certain, а la personne qui me donnera les moyens de quitter Paris.
-- Alors, dit Aramis, cela va pour le mieux.»
Il se mit а une table et йcrivit un petit mot qu'il cacheta avec
une bague, et donna le billet а Ketty.
«Maintenant, mon enfant, dit d'Artagnan, tu sais qu'il ne fait pas
meilleur ici pour nous que pour toi. Ainsi sйparons-nous. Nous
nous retrouverons dans des jours meilleurs.
-- Et dans quelque temps que nous nous retrouvions et dans quelque
lieu que ce soit, dit Ketty, vous me retrouverez vous aimant
encore comme je vous aime aujourd'hui.»
«Serment de joueur», dit Athos pendant que d'Artagnan allait
reconduire Ketty sur l'escalier.
Un instant aprиs, les trois jeunes gens se sйparиrent en prenant
rendez-vous а quatre heures chez Athos et en laissant Planchet
pour garder la maison.
Aramis rentra chez lui, et Athos et d'Artagnan s'inquiйtиrent du
placement du saphir.
Comme l'avait prйvu notre Gascon, on trouva facilement trois cents
pistoles sur la bague. De plus, le juif annonзa que si on voulait
la lui vendre, comme elle lui ferait un pendant magnifique pour
des boucles d'oreilles, il en donnerait jusqu'а cinq cents
pistoles.
Athos et d'Artagnan, avec l'activitй de deux soldats et la science
de deux connaisseurs, mirent trois heures а peine а acheter tout
l'йquipement du mousquetaire. D'ailleurs Athos йtait de bonne
composition et grand seigneur jusqu'au bout des ongles. Chaque
fois qu'une chose lui convenait, il payait le prix demandй sans
essayer mкme d'en rabattre. D'Artagnan voulait bien lа-dessus
faire ses observations, mais Athos lui posait la main sur l'йpaule
en souriant, et d'Artagnan comprenait que c'йtait bon pour lui,
petit gentilhomme gascon, de marchander, mais non pour un homme
qui avait les airs d'un prince.
Le mousquetaire trouva un superbe cheval andalou, noir comme du
jais, aux narines de feu, aux jambes fines et йlйgantes, qui
prenait six ans. Il l'examina et le trouva sans dйfaut. On le lui
fit mille livres.
Peut-кtre l'eыt-il eu pour moins; mais tandis que d'Artagnan
discutait sur le prix avec le maquignon, Athos comptait les cent
pistoles sur la table.
Grimaud eut un cheval picard, trapu et fort, qui coыta trois cents
livres.
Mais la selle de ce dernier cheval et les armes de Grimaud
achetйes, il ne restait plus un sou des cent cinquante pistoles
d'Athos. D'Artagnan offrit а son ami de mordre une bouchйe dans la
part qui lui revenait, quitte а lui rendre plus tard ce qu'il lui
aurait empruntй.
Mais Athos, pour toute rйponse, se contenta de hausser les
йpaules.
«Combien le juif donnait-il du saphir pour l'avoir en toute
propriйtй? demanda Athos.
-- Cinq cents pistoles.
-- C'est-а-dire, deux cents pistoles de plus; cent pistoles pour
vous, cent pistoles pour moi. Mais c'est une vйritable fortune,
cela, mon ami, retournez chez le juif.
-- Comment, vous voulez...
-- Cette bague, dйcidйment, me rappellerait de trop tristes
souvenirs; puis nous n'aurons jamais trois cents pistoles а lui
rendre, de sorte que nous perdrions deux mille livres а ce marchй.
Allez lui dire que la bague est а lui, d'Artagnan, et revenez avec
les deux cents pistoles.
-- Rйflйchissez, Athos.
-- L'argent comptant est cher par le temps qui court, et il faut
savoir faire des sacrifices. Allez, d'Artagnan, allez; Grimaud
vous accompagnera avec son mousqueton.»
Une demi-heure aprиs, d'Artagnan revint avec les deux mille livres
et sans qu'il lui fыt arrivй aucun accident.
Ce fut ainsi qu'Athos trouva dans son mйnage des ressources
auxquelles il ne s'attendait pas.
CHAPITRE XXXIX
UNE VISION
А quatre heures, les quatre amis йtaient donc rйunis chez Athos.
Leurs prйoccupations sur l'йquipement avaient tout а fait disparu,
et chaque visage ne conservait plus l'expression que de ses
propres et secrиtes inquiйtudes; car derriиre tout bonheur prйsent
est cachйe une crainte а venir.
Tout а coup Planchet entra apportant deux lettres а l'adresse de
d'Artagnan.
L'une йtait un petit billet gentiment pliй en long avec un joli
cachet de cire verte sur lequel йtait empreinte une colombe
rapportant un rameau vert.
L'autre йtait une grande йpоtre carrйe et resplendissante des
armes terribles de Son Йminence le cardinal-duc.
А la vue de la petite lettre, le coeur de d'Artagnan bondit, car
il avait cru reconnaоtre l'йcriture; et quoiqu'il n'eыt vu cette
йcriture qu'une fois, la mйmoire en йtait restйe au plus profond
de son coeur.
Il prit donc la petite йpоtre et la dйcacheta vivement.
«Promenez-vous, lui disait-on, mercredi prochain, de six heures а
sept heures du soir, sur la route de Chaillot, et regardez avec
soin dans les carrosses qui passeront, mais si vous tenez а votre
vie et а celle des gens qui vous aiment, ne dites pas un mot, ne
faites pas un mouvement qui puisse faire croire que vous avez
reconnu celle qui s'expose а tout pour vous apercevoir un
instant.»
Pas de signature.
«C'est un piиge, dit Athos, n'y allez pas, d'Artagnan.
-- Cependant, dit d'Artagnan, il me semble bien reconnaоtre
l'йcriture.
-- Elle est peut-кtre contrefaite, reprit Athos; а six ou sept
heures, dans ce temps-ci, la route de Chaillot est tout а fait
dйserte: autant que vous alliez vous promener dans la forкt de
Bondy.
-- Mais si nous y allions tous! dit d'Artagnan; que diable! on ne
nous dйvorera point tous les quatre; plus, quatre laquais; plus,
les chevaux; plus, les armes.
-- Puis ce sera une occasion de montrer nos йquipages, dit
Porthos.
-- Mais si c'est une femme qui йcrit, dit Aramis, et que cette
femme dйsire ne pas кtre vue, songez que vous la compromettez,
d'Artagnan: ce qui est mal de la part d'un gentilhomme.
-- Nous resterons en arriиre, dit Porthos, et lui seul s'avancera.
-- Oui, mais un coup de pistolet est bientфt tirй d'un carrosse
qui marche au galop.
-- Bah! dit d'Artagnan, on me manquera. Nous rejoindrons alors le
carrosse, et nous exterminerons ceux qui se trouvent dedans. Ce
sera toujours autant d'ennemis de moins.
-- Il a raison, dit Porthos; bataille; il faut bien essayer nos
armes d'ailleurs.
-- Bah! donnons-nous ce plaisir, dit Aramis de son air doux et
nonchalant.
-- Comme vous voudrez, dit Athos.
-- Messieurs, dit d'Artagnan, il est quatre heures et demie, et
nous avons le temps а peine d'кtre а six heures sur la route de
Chaillot.
-- Puis, si nous sortions trop tard, dit Porthos, on ne nous
verrait pas, ce qui serait dommage. Allons donc nous apprкter,
messieurs.
-- Mais cette seconde lettre, dit Athos, vous l'oubliez; il me
semble que le cachet indique cependant qu'elle mйrite bien d'кtre
ouverte: quant а moi, je vous dйclare, mon cher d'Artagnan, que je
m'en soucie bien plus que du petit brimborion que vous venez tout
doucement de glisser sur votre coeur.»
D'Artagnan rougit.
«Eh bien, dit le jeune homme, voyons, messieurs, ce que me veut
Son Йminence.»
Et d'Artagnan dйcacheta la lettre et lut:
«M. d'Artagnan, garde du roi, compagnie des Essarts, est attendu
au Palais-Cardinal ce soir а huit heures.
«La Houdiniиre,
«Capitaine des gardes.»
«Diable! dit Athos, voici un rendez-vous bien autrement inquiйtant
que l'autre.
-- J'irai au second en sortant du premier, dit d'Artagnan: l'un
est pour sept heures, l'autre pour huit; il y aura temps pour
tout.
-- Hum! je n'irais pas, dit Aramis: un galant chevalier ne peut
manquer а un rendez-vous donnй par une dame; mais un gentilhomme
prudent peut s'excuser de ne pas se rendre chez Son Йminence,
surtout lorsqu'il a quelque raison de croire que ce n'est pas pour
y recevoir des compliments.
-- Je suis de l'avis d'Aramis, dit Porthos.
-- Messieurs, rйpondit d'Artagnan, j'ai dйjа reзu par M. de Cavois
pareille invitation de Son Йminence, je l'ai nйgligйe, et le
lendemain il m'est arrivй un grand malheur! Constance a disparu;
quelque chose qui puisse advenir, j'irai.
-- Si c'est un parti pris, dit Athos, faites.
-- Mais la Bastille? dit Aramis.
-- Bah! vous m'en tirerez, reprit d'Artagnan.
-- Sans doute, reprirent Aramis et Porthos avec un aplomb
admirable et comme si c'йtait la chose la plus simple, sans doute
nous vous en tirerons; mais, en attendant, comme nous devons
partir aprиs-demain, vous feriez mieux de ne pas risquer cette
Bastille.
-- Faisons mieux, dit Athos, ne le quittons pas de la soirйe,
attendons-le chacun а une porte du palais avec trois mousquetaires
derriиre nous; si nous voyons sortir quelque voiture а portiиre
fermйe et а demi suspecte, nous tomberons dessus. Il y a longtemps
que nous n'avons eu maille а partir avec les gardes de M. le
cardinal, et M. de Trйville doit nous croire morts.
-- Dйcidйment, Athos, dit Aramis, vous йtiez fait pour кtre
gйnйral d'armйe; que dites-vous du plan, messieurs?
-- Admirable! rйpйtиrent en choeur les jeunes gens.
-- Eh bien, dit Porthos, je cours а l'hфtel, je prйviens nos
camarades de se tenir prкts pour huit heures, le rendez-vous sera
sur la place du Palais-Cardinal; vous, pendant ce temps, faites
seller les chevaux par les laquais.
-- Mais moi, je n'ai pas de cheval, dit d'Artagnan; mais je vais
en faire prendre un chez M. de Trйville.
-- C'est inutile, dit Aramis, vous prendrez un des miens.
-- Combien en avez-vous donc? demanda d'Artagnan.
-- Trois, rйpondit en souriant Aramis.
-- Mon cher! dit Athos, vous кtes certainement le poиte le mieux
montй de France et de Navarre.
-- Йcoutez, mon cher Aramis, vous ne saurez que faire de trois
chevaux, n'est-ce pas? je ne comprends pas mкme que vous ayez
achetй trois chevaux.
-- Aussi, je n'en ai achetй que deux, dit Aramis.
-- Le troisiиme vous est donc tombй du ciel?
-- Non, le troisiиme m'a йtй amenй ce matin mкme par un domestique
sans livrйe qui n'a pas voulu me dire а qui il appartenait et qui
m'a affirmй avoir reзu l'ordre de son maоtre...
-- Ou de sa maоtresse, interrompit d'Artagnan.
-- La chose n'y fait rien, dit Aramis en rougissant... et qui m'a
affirmй, dis-je, avoir reзu l'ordre de sa maоtresse de mettre ce
cheval dans mon йcurie sans me dire de quelle part il venait.
-- Il n'y a qu'aux poиtes que ces choses-lа arrivent, reprit
gravement Athos.
-- Eh bien, en ce cas, faisons mieux, dit d'Artagnan; lequel des
deux chevaux monterez-vous: celui que vous avez achetй, ou celui
qu'on vous a donnй?
-- Celui que l'on m'a donnй sans contredit; vous comprenez,
d'Artagnan, que je ne puis faire cette injure...
-- Au donateur inconnu, reprit d'Artagnan.
-- Ou а la donatrice mystйrieuse, dit Athos.
-- Celui que vous avez achetй vous devient donc inutile?
-- А peu prиs.
-- Et vous l'avez choisi vous-mкme?
-- Et avec le plus grand soin; la sыretй du cavalier, vous le
savez, dйpend presque toujours de son cheval!
-- Eh bien, cйdez-le-moi pour le prix qu'il vous a coыtй!
-- J'allais vous l'offrir, mon cher d'Artagnan, en vous donnant
tout le temps qui vous sera nйcessaire pour me rendre cette
bagatelle.
-- Et combien vous coыte-t-il?
-- Huit cents livres.
-- Voici quarante doubles pistoles, mon cher ami, dit d'Artagnan
en tirant la somme de sa poche; je sais que c'est la monnaie avec
laquelle on vous paie vos poиmes.
-- Vous кtes donc en fonds? dit Aramis.
-- Riche, richissime, mon cher!»
Et d'Artagnan fit sonner dans sa poche le reste de ses pistoles.
«Envoyez votre selle а l'Hфtel des Mousquetaires, et l'on vous
amиnera votre cheval ici avec les nфtres.
-- Trиs bien; mais il est bientфt cinq heures, hвtons-nous.»
Un quart d'heure aprиs, Porthos apparut а un bout de la rue Fйrou
sur un genet magnifique; Mousqueton le suivait sur un cheval
d'Auvergne, petit, mais solide. Porthos resplendissait de joie et
d'orgueil.
En mкme temps Aramis apparut а l'autre bout de la rue montй sur un
superbe coursier anglais; Bazin le suivait sur un cheval rouan,
tenant en laisse un vigoureux mecklembourgeois: c'йtait la monture
de d'Artagnan.
Les deux mousquetaires se rencontrиrent а la porte: Athos et
d'Artagnan les regardaient par la fenкtre.
«Diable! dit Aramis, vous avez lа un superbe cheval, mon cher
Porthos.
-- Oui, rйpondit Porthos; c'est celui qu'on devait m'envoyer tout
d'abord: une mauvaise plaisanterie du mari lui a substituй
l'autre; mais le mari a йtй puni depuis et j'ai obtenu toute
satisfaction.»
Planchet et Grimaud parurent alors а leur tour, tenant en main les
montures de leurs maоtres; d'Artagnan et Athos descendirent, se
mirent en selle prиs de leurs compagnons, et tous quatre se mirent
en marche: Athos sur le cheval qu'il devait а sa femme, Aramis sur
le cheval qu'il devait а sa maоtresse, Porthos sur le cheval qu'il
devait а sa procureuse, et d'Artagnan sur le cheval qu'il devait а
sa bonne fortune, la meilleure maоtresse qui soit.
Les valets suivirent.
Comme l'avait pensй Porthos, la cavalcade fit bon effet; et si
Mme Coquenard s'йtait trouvйe sur le chemin de Porthos et eыt pu
voir quel grand air il avait sur son beau genet d'Espagne, elle
n'aurait pas regrettй la saignйe qu'elle avait faite au coffre-
fort de son mari.
Prиs du Louvre les quatre amis rencontrиrent M. de Trйville qui
revenait de Saint-Germain; il les arrкta pour leur faire
compliment sur leur йquipage, ce qui en un instant amena autour
d'eux quelques centaines de badauds.
D'Artagnan profita de la circonstance pour parler а M. de Trйville
de la lettre au grand cachet rouge et aux armes ducales; il est
bien entendu que de l'autre il n'en souffla point mot.
M. de Trйville approuva la rйsolution qu'il avait prise, et
l'assura que, si le lendemain il n'avait pas reparu, il saurait
bien le retrouver, lui, partout oщ il serait.
En ce moment, l'horloge de la Samaritaine sonna six heures; les
quatre amis s'excusиrent sur un rendez-vous, et prirent congй de
M. de Trйville.
Un temps de galop les conduisit sur la route de Chaillot; le jour
commenзait а baisser, les voitures passaient et repassaient;
d'Artagnan, gardй а quelques pas par ses amis, plongeait ses
regards jusqu'au fond des carrosses, et n'y apercevait aucune
figure de connaissance.
Enfin, aprиs, un quart d'heure d'attente et comme le crйpuscule
tombait tout а fait, une voiture apparut, arrivant au grand galop
par la route de Sиvres; un pressentiment dit d'avance а d'Artagnan
que cette voiture renfermait la personne qui lui avait donnй
rendez-vous: le jeune homme fut tout йtonnй lui-mкme de sentir son
coeur battre si violemment. Presque aussitфt une tкte de femme
sortit par la portiиre, deux doigts sur la bouche, comme pour
recommander le silence, ou comme pour envoyer un baiser;
d'Artagnan poussa un lйger cri de joie, cette femme, ou plutфt
cette apparition, car la voiture йtait passйe avec la rapiditй
d'une vision, йtait Mme Bonacieux.
Par un mouvement involontaire, et malgrй la recommandation faite,
d'Artagnan lanзa son cheval au galop et en quelques bonds
rejoignit la voiture; mais la glace de la portiиre йtait
hermйtiquement fermйe: la vision avait disparu.
D'Artagnan se rappela alors cette recommandation: «Si vous tenez а
votre vie et а celle des personnes qui vous aiment, demeurez
immobile et comme si vous n'aviez rien vu.»
Il s'arrкta donc, tremblant non pour lui, mais pour la pauvre
femme qui йvidemment s'йtait exposйe а un grand pйril en lui
donnant ce rendez-vous.
La voiture continua sa route toujours marchant а fond de train,
s'enfonзa dans Paris et disparut.
D'Artagnan йtait restй interdit а la mкme place et ne sachant que
penser. Si c'йtait Mme Bonacieux et si elle revenait а Paris,
pourquoi ce rendez-vous fugitif, pourquoi ce simple йchange d'un
coup d'oeil, pourquoi ce baiser perdu? Si d'un autre cфtй ce
n'йtait pas elle, ce qui йtait encore bien possible, car le peu de
jour qui restait rendait une erreur facile, si ce n'йtait pas
elle, ne serait-ce pas le commencement d'un coup de main montй
contre lui avec l'appвt de cette femme pour laquelle on
connaissait son amour?
Les trois compagnons se rapprochиrent de lui. Tous trois avaient
parfaitement vu une tкte de femme apparaоtre а la portiиre, mais
aucun d'eux, exceptй Athos, ne connaissait Mme Bonacieux. L'avis
d'Athos, au reste, fut que c'йtait bien elle; mais moins prйoccupй
que d'Artagnan de ce joli visage, il avait cru voir une seconde
tкte, une tкte d'homme au fond de la voiture.
«S'il en est ainsi, dit d'Artagnan, ils la transportent sans doute
d'une prison dans une autre. Mais que veulent-ils donc faire de
cette pauvre crйature, et comment la rejoindrai-je jamais?
-- Ami, dit gravement Athos, rappelez-vous que les morts sont les
seuls qu'on ne soit pas exposй а rencontrer sur la terre. Vous en
savez quelque chose ainsi que moi, n'est-ce pas? Or, si votre
maоtresse n'est pas morte, si c'est elle que nous venons de voir,
vous la retrouverez un jour ou l'autre. Et peut-кtre, mon Dieu,
ajouta-t-il avec un accent misanthropique qui lui йtait propre,
peut кtre plus tфt que vous ne voudrez.»
Sept heures et demie sonnиrent, la voiture йtait en retard d'une
vingtaine de minutes sur le rendez-vous donnй. Les amis de
d'Artagnan lui rappelиrent qu'il avait une visite а faire, tout en
lui faisant observer qu'il йtait encore temps de s'en dйdire.
Mais d'Artagnan йtait а la fois entкtй et curieux. Il avait mis
dans sa tкte qu'il irait au Palais-Cardinal, et qu'il saurait ce
que voulait lui dire Son Йminence. Rien ne put le faire changer de
rйsolution.
On arriva rue Saint-Honorй, et place du Palais-Cardinal on trouva
les douze mousquetaires convoquйs qui se promenaient en attendant
leurs camarades. Lа seulement, on leur expliqua ce dont il йtait
question.
D'Artagnan йtait fort connu dans l'honorable corps des
mousquetaires du roi, oщ l'on savait qu'il prendrait un jour sa
place; on le regardait donc d'avance comme un camarade. Il rйsulta
de ces antйcйdents que chacun accepta de grand coeur la mission
pour laquelle il йtait conviй; d'ailleurs il s'agissait, selon
toute probabilitй, de jouer un mauvais tour а M. le cardinal et а
ses gens, et pour de pareilles expйditions, ces dignes
gentilshommes йtaient toujours prкts.
Athos les partagea donc en trois groupes, prit le commandement de
l'un, donna le second а Aramis et le troisiиme а Porthos, puis
chaque groupe alla s'embusquer en face d'une sortie.
D'Artagnan, de son cфtй, entra bravement par la porte principale.
Quoiqu'il se sentоt vigoureusement appuyй, le jeune homme n'йtait
pas sans inquiйtude en montant pas а pas le grand escalier. Sa
conduite avec Milady ressemblait tant soit peu а une trahison, et
il se doutait des relations politiques qui existaient entre cette
femme et le cardinal; de plus, de Wardes, qu'il avait si mal
accommodй, йtait des fidиles de Son Йminence, et d'Artagnan savait
que si Son Йminence йtait terrible а ses ennemis, elle йtait fort
attachйe а ses amis.
«Si de Wardes a racontй toute notre affaire au cardinal, ce qui
n'est pas douteux, et s'il m'a reconnu, ce qui est probable, je
dois me regarder а peu prиs comme un homme condamnй, disait
d'Artagnan en secouant la tкte. Mais pourquoi a-t-il attendu
jusqu'aujourd'hui? C'est tout simple, Milady aura portй plainte
contre moi avec cette hypocrite douleur qui la rend si
intйressante, et ce dernier crime aura fait dйborder le vase.
«Heureusement, ajouta-t-il, mes bons amis sont en bas, et ils ne
me laisseront pas emmener sans me dйfendre. Cependant la compagnie
des mousquetaires de M. de Trйville ne peut pas faire а elle seule
la guerre au cardinal, qui dispose des forces de toute la France,
et devant lequel la reine est sans pouvoir et le roi sans volontй.
D'Artagnan, mon ami, tu es brave, tu as d'excellentes qualitйs,
mais les femmes te perdront!»
Il en йtait а cette triste conclusion lorsqu'il entra dans
l'antichambre. Il remit sa lettre а l'huissier de service qui le
fit passer dans la salle d'attente et s'enfonзa dans l'intйrieur
du palais.
Dans cette salle d'attente йtaient cinq ou six gardes de M. le
cardinal, qui, reconnaissant d'Artagnan et sachant que c'йtait lui
qui avait blessй Jussac, le regardиrent en souriant d'un singulier
sourire.
Ce sourire parut а d'Artagnan d'un mauvais augure; seulement,
comme notre Gascon n'йtait pas facile а intimider, ou que plutфt,
grвce а un grand orgueil naturel aux gens de son pays, il ne
laissait pas voir facilement ce qui se passait dans son вme, quand
ce qui s'y passait ressemblait а de la crainte, il se campa
fiиrement devant MM. les gardes et attendit la main sur la hanche,
dans une attitude qui ne manquait pas de majestй.
L'huissier rentra et fit signe а d'Artagnan de le suivre. Il
sembla au jeune homme que les gardes, en le regardant s'йloigner,
chuchotaient entre eux.
Il suivit un corridor, traversa un grand salon, entra dans une
bibliothиque, et se trouva en face d'un homme assis devant un
bureau et qui йcrivait.
L'huissier l'introduisit et se retira sans dire une parole.
D'Artagnan crut d'abord qu'il avait affaire а quelque juge
examinant son dossier, mais il s'aperзut que l'homme de bureau
йcrivait ou plutфt corrigeait des lignes d'inйgales longueurs, en
scandant des mots sur ses doigts; il vit qu'il йtait en face d'un
poиte. Au bout d'un instant, le poиte ferma son manuscrit sur la
couverture duquel йtait йcrit: _Mirame_, tragйdie en cinq actes,
et leva la tкte.
D'Artagnan reconnut le cardinal.
CHAPITRE XL
LE CARDINAL
Le cardinal appuya son coude sur son manuscrit, sa joue sur sa
main, et regarda un instant le jeune homme. Nul n'avait l'oeil
plus profondйment scrutateur que le cardinal de Richelieu, et
d'Artagnan sentit ce regard courir par ses veines comme une
fiиvre.
Cependant il fit bonne contenance, tenant son feutre а la main, et
attendant le bon plaisir de Son Йminence, sans trop d'orgueil,
mais aussi sans trop d'humilitй.
«Monsieur, lui dit le cardinal, кtes-vous un d'Artagnan du Bйarn?
-- Oui, Monseigneur, rйpondit le jeune homme.
-- Il y a plusieurs branches de d'Artagnan а Tarbes et dans les
environs, dit le cardinal, а laquelle appartenez-vous?
-- Je suis le fils de celui qui a fait les guerres de religion
avec le grand roi Henri, pиre de Sa Gracieuse Majestй.
-- C'est bien cela. C'est vous qui кtes parti, il y a sept а huit
mois а peu prиs, de votre pays, pour venir chercher fortune dans
la capitale?
-- Oui, Monseigneur.
-- Vous кtes venu par Meung, oщ il vous est arrivй quelque chose,
je ne sais plus trop quoi, mais enfin quelque chose.
Monseigneur, dit d'Artagnan, voici ce qui m'est arrivй...
-- Inutile, inutile, reprit le cardinal avec un sourire qui
indiquait qu'il connaissait l'histoire aussi bien que celui qui
voulait la lui raconter; vous йtiez recommandй а M. de Trйville,
n'est-ce pas?
-- Oui, Monseigneur; mais justement, dans cette malheureuse
affaire de Meung...
-- La lettre avait йtй perdue, reprit l'Йminence; oui, je sais
cela; mais M. de Trйville est un habile physionomiste qui connaоt
les hommes а la premiиre vue, et il vous a placй dans la compagnie
de son beau-frиre, M. des Essarts, en vous laissant espйrer qu'un
jour ou l'autre vous entreriez dans les mousquetaires.
-- Monseigneur est parfaitement renseignй, dit d'Artagnan.
Depuis ce temps-lа, il vous est arrivй bien des choses: vous vous
кtes promenй derriиre les Chartreux, un jour qu'il eыt mieux valu
que vous fussiez ailleurs; puis, vous avez fait avec vos amis un
voyage aux eaux de Forges; eux se sont arrкtйs en route; mais
vous, vous avez continuй votre chemin. C'est tout simple, vous
aviez des affaires en Angleterre.
-- Monseigneur, dit d'Artagnan tout interdit, j'allais.
-- А la chasse, а Windsor, ou ailleurs, cela ne regarde personne.
Je sais cela, moi, parce que mon йtat est de tout savoir. А votre
retour, vous avez йtй reзu par une auguste personne, et je vois
avec plaisir que vous avez conservй le souvenir qu'elle vous a
donnй.»
-- D'Artagnan porta la main au diamant qu'il tenait de la reine,
et en tourna vivement le chaton en dedans; mais il йtait trop
tard.
«Le lendemain de ce jour vous avez reзu la visite de Cavois,
reprit le cardinal; il allait vous prier de passer au palais;
cette visite vous ne la lui avez pas rendue, et vous avez eu tort.
-- Monseigneur, je craignais d'avoir encouru la disgrвce de Votre
Йminence.
-- Eh! pourquoi cela, monsieur? pour avoir suivi les ordres de vos
supйrieurs avec plus d'intelligence et de courage que ne l'eыt
fait un autre, encourir ma disgrвce quand vous mйritiez des
йloges! Ce sont les gens qui n'obйissent pas que je punis, et non
pas ceux qui, comme vous, obйissent... trop bien... Et, la preuve,
rappelez-vous la date du jour oщ je vous avais fait dire de me
venir voir, et cherchez dans votre mйmoire ce qui est arrivй le
soir mкme.»
C'йtait le soir mкme qu'avait eu lieu l'enlиvement de
Mme Bonacieux. D'Artagnan frissonna; et il se rappela qu'une demi-
heure auparavant la pauvre femme йtait passйe prиs de lui, sans
doute encore emportйe par la mкme puissance qui l'avait fait
disparaоtre.
«Enfin, continua le cardinal, comme je n'entendais pas parler de
vous depuis quelque temps, j'ai voulu savoir ce que vous faisiez.
D'ailleurs, vous me devez bien quelque remerciement: vous avez
remarquй vous-mкme combien vous avez йtй mйnagй dans toutes les
circonstances.
D'Artagnan s'inclina avec respect.
«Cela, continua le cardinal, partait non seulement d'un sentiment
d'йquitй naturelle, mais encore d'un plan que je m'йtais tracй а
votre йgard.
D'Artagnan йtait de plus en plus йtonnй.
«Je voulais vous exposer ce plan le jour oщ vous reзыtes ma
premiиre invitation; mais vous n'кtes pas venu. Heureusement, rien
n'est perdu pour ce retard, et aujourd'hui vous allez l'entendre.
Asseyez-vous lа, devant moi, monsieur d'Artagnan: vous кtes assez
bon gentilhomme pour ne pas йcouter debout.»
Et le cardinal indiqua du doigt une chaise au jeune homme, qui
йtait si йtonnй de ce qui se passait, que, pour obйir, il attendit
un second signe de son interlocuteur.
«Vous кtes brave, monsieur d'Artagnan, continua l'Йminence; vous
кtes prudent, ce qui vaut mieux. J'aime les hommes de tкte et de
coeur, moi; ne vous effrayez pas, dit-il en souriant, par les
hommes de coeur, j'entends les hommes de courage; mais, tout jeune
que vous кtes, et а peine entrant dans le monde, vous avez des
ennemis puissants: si vous n'y prenez garde, ils vous perdront!
-- Hйlas! Monseigneur, rйpondit le jeune homme, ils le feront bien
facilement, sans doute; car ils sont forts et bien appuyйs, tandis
que moi je suis seul!
-- Oui, c'est vrai; mais, tout seul que vous кtes, vous avez dйjа
fait beaucoup, et vous ferez encore plus, je n'en doute pas.
Cependant, vous avez, je le crois, besoin d'кtre guidй dans
l'aventureuse carriиre que vous avez entreprise; car, si je ne me
trompe, vous кtes venu а Paris avec l'ambitieuse idйe de faire
fortune.
-- Je suis dans l'вge des folles espйrances, Monseigneur, dit
d'Artagnan.
-- Il n'y a de folles espйrances que pour les sots, monsieur, et
vous кtes homme d'esprit. Voyons, que diriez-vous d'une enseigne
dans mes gardes, et d'une compagnie aprиs la campagne?
-- Ah! Monseigneur!
-- Vous acceptez, n'est-ce pas?
-- Monseigneur, reprit d'Artagnan d'un air embarrassй.
-- Comment, vous refusez? s'йcria le cardinal avec йtonnement.
-- Je suis dans les gardes de Sa Majestй, Monseigneur, et je n'ai
point de raisons d'кtre mйcontent.
-- Mais il me semble, dit l'Йminence, que mes gardes, а moi, sont
aussi les gardes de Sa Majestй, et que, pourvu qu'on serve dans un
corps franзais, on sert le roi.
-- Monseigneur, Votre Йminence a mal compris mes paroles.
-- Vous voulez un prйtexte, n'est-ce pas? Je comprends. Eh bien,
ce prйtexte, vous l'avez. L'avancement, la campagne qui s'ouvre,
l'occasion que je vous offre, voilа pour le monde; pour vous, le
besoin de protections sыres; car il est bon que vous sachiez,
monsieur d'Artagnan, que j'ai reзu des plaintes graves contre
vous, vous ne consacrez pas exclusivement vos jours et vos nuits
au service du roi.»
D'Artagnan rougit.
«Au reste, continua le cardinal en posant la main sur une liasse
de papiers, j'ai lа tout un dossier qui vous concerne; mais avant
de le lire, j'ai voulu causer avec vous. Je vous sais homme
de rйsolution et vos services bien dirigйs, au lieu de vous mener
а mal pourraient vous rapporter beaucoup. Allons, rйflйchissez, et
dйcidez-vous.
-- Votre bontй me confond, Monseigneur, rйpondit d'Artagnan, et je
reconnais dans Votre Йminence une grandeur d'вme qui me fait petit
comme un ver de terre; mais enfin, puisque Monseigneur me permet
de lui parler franchement...»
D'Artagnan s'arrкta.
«Oui, parlez.
-- Eh bien, je dirai а Votre Йminence que tous mes amis sont aux
mousquetaires et aux gardes du roi, et que mes ennemis, par une
fatalitй inconcevable, sont а Votre Йminence; je serais donc mal
venu ici et mal regardй lа-bas, si j'acceptais ce que m'offre
Monseigneur.
-- Auriez-vous dйjа cette orgueilleuse idйe que je ne vous offre
pas ce que vous valez, monsieur? dit le cardinal avec un sourire
de dйdain.
-- Monseigneur, Votre Йminence est cent fois trop bonne pour moi,
et au contraire je pense n'avoir point encore fait assez pour кtre
digne de ses bontйs. Le siиge de La Rochelle va s'ouvrir,
Monseigneur; je servirai sous les yeux de Votre Йminence, et si
j'ai le bonheur de me conduire а ce siиge de telle faзon que je
mйrite d'attirer ses regards, eh bien, aprиs j'aurai au moins
derriиre moi quelque action d'йclat pour justifier la protection
dont elle voudra bien m'honorer. Toute chose doit se faire а son
temps, Monseigneur; peut-кtre plus tard aurai-je le droit de me
donner, а cette heure j'aurais l'air de me vendre.
-- C'est-а-dire que vous refusez de me servir, monsieur, dit le
cardinal avec un ton de dйpit dans lequel perзait cependant une
sorte d'estime; demeurez donc libre et gardez vos haines et vos
sympathies.
-- Monseigneur...
Bien, bien, dit le cardinal, je ne vous en veux pas, mais vous
comprenez, on a assez de dйfendre ses amis et de les rйcompenser,
on ne doit rien а ses ennemis, et cependant je vous donnerai un
conseil: tenez-vous bien, monsieur d'Artagnan, car, du moment que
j'aurai retirй ma main de dessus vous, je n'achиterai pas votre
vie pour une obole.
-- J'y tвcherai, Monseigneur, rйpondit le Gascon avec une noble
assurance.
-- Songez plus tard, et а un certain moment, s'il vous arrive
malheur, dit Richelieu avec intention, que c'est moi qui ai йtй
vous chercher, et que j'ai fait ce que j'ai pu pour que ce malheur
ne vous arrivвt pas.
-- J'aurai, quoi qu'il arrive, dit d'Artagnan en mettant la main
sur sa poitrine et en s'inclinant, une йternelle reconnaissance а
Votre Йminence de ce qu'elle fait pour moi en ce moment.
-- Eh bien donc! comme vous l'avez dit, monsieur d'Artagnan, nous
nous reverrons aprиs la campagne; je vous suivrai des yeux; car je
serai lа-bas, reprit le cardinal en montrant du doigt а d'Artagnan
une magnifique armure qu'il devait endosser, et а notre retour, eh
bien, nous compterons!
-- Ah! Monseigneur, s'йcria d'Artagnan, йpargnez-moi le poids de
votre disgrвce; restez neutre, Monseigneur, si vous trouvez que
j'agis en galant homme.
-- Jeune homme, dit Richelieu, si je puis vous dire encore une
fois ce que je vous ai dit aujourd'hui, je vous promets de vous le
dire.»
Cette derniиre parole de Richelieu exprimait un doute terrible;
elle consterna d'Artagnan plus que n'eыt fait une menace, car
c'йtait un avertissement. Le cardinal cherchait donc а le
prйserver de quelque malheur qui le menaзait. Il ouvrit la bouche
pour rйpondre, mais d'un geste hautain, le cardinal le congйdia.
D'Artagnan sortit; mais а la porte le coeur fut prкt а lui
manquer, et peu s'en fallut qu'il ne rentrвt. Cependant la figure
grave et sйvиre d'Athos lui apparut: s'il faisait avec le cardinal
le pacte que celui-ci lui proposait, Athos ne lui donnerait plus
la main, Athos le renierait.
Ce fut cette crainte qui le retint, tant est puissante l'influence
d'un caractиre vraiment grand sur tout ce qui l'entoure.
D'Artagnan descendit par le mкme escalier qu'il йtait entrй, et
trouva devant la porte Athos et les quatre mousquetaires qui
attendaient son retour et qui commenзaient а s'inquiйter. D'un mot
d'Artagnan les rassura, et Planchet courut prйvenir les autres
postes qu'il йtait inutile de monter une plus longue garde,
attendu que son maоtre йtait sorti sain et sauf du Palais-
Cardinal.
Rentrйs chez Athos, Aramis et Porthos s'informиrent des causes de
cet йtrange rendez-vous; mais d'Artagnan se contenta de leur dire
que M. de Richelieu l'avait fait venir pour lui proposer d'entrer
dans ses gardes avec le grade d'enseigne, et qu'il avait refusй.
«Et vous avez eu raison», s'йcriиrent d'une seule voix Porthos et
Aramis.
Athos tomba dans une profonde rкverie et ne rйpondit rien. Mais
lorsqu'il fut seul avec d'Artagnan:
«Vous avez fait ce que vous deviez faire, d'Artagnan, dit Athos,
mais peut-кtre avez-vous eu tort.»
D'Artagnan poussa un soupir; car cette voix rйpondait а une voix
secrиte de son вme, qui lui disait que de grands malheurs
l'attendaient.
La journйe du lendemain se passa en prйparatifs de dйpart;
d'Artagnan alla faire ses adieux а M. de Trйville. А cette heure
on croyait encore que la sйparation des gardes et des
mousquetaires serait momentanйe, le roi tenant son parlement le
jour mкme et devant partir le lendemain. M. de Trйville se
contenta donc de demander а d'Artagnan s'il avait besoin de lui,
mais d'Artagnan rйpondit fiиrement qu'il avait tout ce qu'il lui
fallait.
La nuit rйunit tous les camarades de la compagnie des gardes de
M. des Essarts et de la compagnie des mousquetaires de
M. de Trйville, qui avaient fait amitiй ensemble. On se quittait
pour se revoir quand il plairait а Dieu et s'il plaisait а Dieu.
La nuit fut donc des plus bruyantes, comme on peut le penser, car,
en pareil cas, on ne peut combattre l'extrкme prйoccupation que
par l'extrкme insouciance.
Le lendemain, au premier son des trompettes, les amis se
quittиrent: les mousquetaires coururent а l'hфtel de
M. de Trйville, les gardes а celui de M. des Essarts. Chacun des
capitaines conduisit aussitфt sa compagnie au Louvre, oщ le roi
passait sa revue.
Le roi йtait triste et paraissait malade, ce qui lui фtait un peu
de sa haute mine. En effet, la veille, la fiиvre l'avait pris au
milieu du parlement et tandis qu'il tenait son lit de justice. Il
n'en йtait pas moins dйcidй а partir le soir mкme; et, malgrй les
observations qu'on lui avait faites, il avait voulu passer sa
revue, espйrant, par le premier coup de vigueur, vaincre la
maladie qui commenзait а s'emparer de lui.
La revue passйe, les gardes se mirent seuls en marche, les
mousquetaires ne devant partir qu'avec le roi, ce qui permit а
Porthos d'aller faire, dans son superbe йquipage, un tour dans la
rue aux Ours.
La procureuse le vit passer dans son uniforme neuf et sur son beau
cheval. Elle aimait trop Porthos pour le laisser partir ainsi;
elle lui fit signe de descendre et de venir auprиs d'elle. Porthos
йtait magnifique; ses йperons rйsonnaient, sa cuirasse brillait,
son йpйe lui battait fiиrement les jambes. Cette fois les clercs
n'eurent aucune envie de rire, tant Porthos avait l'air d'un
coupeur d'oreilles.
Le mousquetaire fut introduit prиs de M. Coquenard, dont le petit
oeil gris brilla de colиre en voyant son cousin tout flambant
neuf. Cependant une chose le consola intйrieurement; c'est qu'on
disait partout que la campagne serait rude: il espйrait tout
doucement, au fond du coeur, que Porthos y serait tuй.
Porthos prйsenta ses compliments а maоtre Coquenard et lui fit ses
adieux; maоtre Coquenard lui souhaita toutes sortes de
prospйritйs. Quant а Mme Coquenard, elle ne pouvait retenir ses
larmes; mais on ne tira aucune mauvaise consйquence de sa douleur,
on la savait fort attachйe а ses parents, pour lesquels elle avait
toujours eu de cruelles disputes avec son mari.
Mais les vйritables adieux se firent dans la chambre de
Mme Coquenard: ils furent dйchirants.
Tant que la procureuse put suivre des yeux son amant, elle agita
un mouchoir en se penchant hors de la fenкtre, а croire qu'elle
voulait se prйcipiter. Porthos reзut toutes ces marques de
tendresse en homme habituй а de pareilles dйmonstrations.
Seulement, en tournant le coin de la rue, il souleva son feutre et
l'agita en signe d'adieu.
De son cфtй, Aramis йcrivait une longue lettre. А qui? Personne
n'en savait rien. Dans la chambre voisine, Ketty, qui devait
partir le soir mкme pour Tours, attendait cette lettre
mystйrieuse.
Athos buvait а petits coups la derniиre bouteille de son vin
d'Espagne.
Pendant ce temps, d'Artagnan dйfilait avec sa compagnie.
En arrivant au faubourg Saint-Antoine, il se retourna pour
regarder gaiement la Bastille; mais, comme c'йtait la Bastille
seulement qu'il regardait, il ne vit point Milady, qui, montйe sur
un cheval isabelle, le dйsignait du doigt а deux hommes de
mauvaise mine qui s'approchиrent aussitфt des rangs pour le
reconnaоtre. Sur une interrogation qu'ils firent du regard, Milady
rйpondit par un signe que c'йtait bien lui. Puis, certaine qu'il
ne pouvait plus y avoir de mйprise dans l'exйcution de ses ordres,
elle piqua son cheval et disparut.
Les deux hommes suivirent alors la compagnie, et, а la sortie du
faubourg Saint-Antoine, montиrent sur des chevaux tout prйparйs
qu'un domestique sans livrйe tenait en les attendant.
CHAPITRE XLI
LE SIИGE DE LA ROCHELLE
Le siиge de La Rochelle fut un des grands йvйnements politiques du
rиgne de Louis XIII, et une des grandes entreprises militaires du
cardinal. Il est donc intйressant, et mкme nйcessaire, que nous en
disions quelques mots; plusieurs dйtails de ce siиge se liant
d'ailleurs d'une maniиre trop importante а l'histoire que nous
avons entrepris de raconter, pour que nous les passions sous
silence.
Les vues politiques du cardinal, lorsqu'il entreprit ce siиge,
йtaient considйrables. Exposons-les d'abord, puis nous passerons
aux vues particuliиres qui n'eurent peut-кtre pas sur Son Йminence
moins d'influence que les premiиres.
Des villes importantes donnйes par Henri IV aux huguenots comme
places de sыretй, il ne restait plus que La Rochelle. Il
s'agissait donc de dйtruire ce dernier boulevard du calvinisme,
levain dangereux, auquel se venaient incessamment mкler des
ferments de rйvolte civile ou de guerre йtrangиre.
Espagnols, Anglais, Italiens mйcontents, aventuriers de toute
nation, soldats de fortune de toute secte accouraient au premier
appel sous les drapeaux des protestants et s'organisaient comme
une vaste association dont les branches divergeaient а loisir sur
tous les points de l'Europe.
La Rochelle, qui avait pris une nouvelle importance de la ruine
des autres villes calvinistes, йtait donc le foyer des dissensions
et des ambitions. Il y avait plus, son port йtait la derniиre
porte ouverte aux Anglais dans le royaume de France; et en la
fermant а l'Angleterre, notre йternelle ennemie, le cardinal
achevait l'oeuvre de Jeanne d'Arc et du duc de Guise.
Aussi Bassompierre, qui йtait а la fois protestant et catholique,
protestant de conviction et catholique comme commandeur du Saint-
Esprit; Bassompierre, qui йtait allemand de naissance et franзais
de coeur; Bassompierre, enfin, qui avait un commandement
particulier au siиge de La Rochelle, disait-il, en chargeant а la
tкte de plusieurs autres seigneurs protestants comme lui:
«Vous verrez, messieurs, que nous serons assez bкtes pour prendre
La Rochelle!»
Et Bassompierre avait raison: la canonnade de l'оle de Rй lui
prйsageait les dragonnades des Cйvennes; la prise de La Rochelle
йtait la prйface de la rйvocation de l'йdit de Nantes.
Mais nous l'avons dit, а cфtй de ces vues du ministre niveleur et
simplificateur, et qui appartiennent а l'histoire, le chroniqueur
est bien forcй de reconnaоtre les petites visйes de l'homme
amoureux et du rival jaloux.
Richelieu, comme chacun sait, avait йtй amoureux de la reine; cet
amour avait-il chez lui un simple but politique ou йtait-ce tout
naturellement une de ces profondes passions comme en inspira Anne
d'Autriche а ceux qui l'entouraient, c'est ce que nous ne saurions
dire; mais en tout cas on a vu, par les dйveloppements antйrieurs
de cette histoire, que Buckingham l'avait emportй sur lui, et que,
dans deux ou trois circonstances et particuliиrement dans celles
des ferrets, il l'avait, grвce au dйvouement des trois
mousquetaires et au courage de d'Artagnan, cruellement mystifiй.
Il s'agissait donc pour Richelieu, non seulement de dйbarrasser la
France d'un ennemi, mais de se venger d'un rival; au reste, la
vengeance devait кtre grande et йclatante, et digne en tout d'un
homme qui tient dans sa main, pour йpйe de combat, les forces de
tout un royaume.
Richelieu savait qu'en combattant l'Angleterre il combattait
Buckingham, qu'en triomphant de l'Angleterre il triomphait de
Buckingham, enfin qu'en humiliant l'Angleterre aux yeux de
l'Europe il humiliait Buckingham aux yeux de la reine.
De son cфtй Buckingham, tout en mettant en avant l'honneur de
l'Angleterre, йtait mы par des intйrкts absolument semblables а
ceux du cardinal; Buckingham aussi poursuivait une vengeance
particuliиre: sous aucun prйtexte, Buckingham n'avait pu rentrer
en France comme ambassadeur, il voulait y rentrer comme
conquйrant.
Il en rйsulte que le vйritable enjeu de cette partie, que les deux
plus puissants royaumes jouaient pour le bon plaisir de deux
hommes amoureux, йtait un simple regard d'Anne d'Autriche.
Le premier avantage avait йtй au duc de Buckingham: arrivй
inopinйment en vue de l'оle de Rй avec quatre-vingt-dix vaisseaux
et vingt mille hommes а peu prиs, il avait surpris le comte de
Toiras, qui commandait pour le roi dans l'оle; il avait, aprиs un
combat sanglant, opйrй son dйbarquement.
Relatons en passant que dans ce combat avait pйri le baron de
Chantal; le baron de Chantal laissait orpheline une petite fille
de dix-huit mois.
Cette petite fille fut depuis Mme de Sйvignй.
Le comte de Toiras se retira dans la citadelle Saint-Martin avec
la garnison, et jeta une centaine d'hommes dans un petit fort
qu'on appelait le fort de La Prйe.
Cet йvйnement avait hвtй les rйsolutions du cardinal; et en
attendant que le roi et lui pussent aller prendre le commandement
du siиge de La Rochelle, qui йtait rйsolu, il avait fait partir
Monsieur pour diriger les premiиres opйrations, et avait fait
filer vers le thйвtre de la guerre toutes les troupes dont il
avait pu disposer.
C'йtait de ce dйtachement envoyй en avant-garde que faisait partie
notre ami d'Artagnan.
Le roi, comme nous l'avons dit, devait suivre, aussitфt son lit de
justice tenu, mais en se levant de ce lit de justice, le 28 juin,
il s'йtait senti pris par la fiиvre; il n'en avait pas moins voulu
partir, mais, son йtat empirant, il avait йtй forcй de s'arrкter а
Villeroi.
Or, oщ s'arrкtait le roi s'arrкtaient les mousquetaires; il en
rйsultait que d'Artagnan, qui йtait purement et simplement dans
les gardes, se trouvait sйparй, momentanйment du moins, de ses
bons amis Athos, Porthos et Aramis; cette sйparation, qui n'йtait
pour lui qu'une contrariйtй, fыt certes devenue une inquiйtude
sйrieuse s'il eыt pu deviner de quels dangers inconnus il йtait
entourй.
Il n'en arriva pas moins sans accident au camp йtabli devant La
Rochelle, vers le 10 du mois de septembre de l'annйe 1627.
Tout йtait dans le mкme йtat: le duc de Buckingham et ses Anglais,
maоtres de l'оle de Rй, continuaient d'assiйger mais sans succиs,
la citadelle de Saint-Martin et le fort de La Prйe, et les
hostilitйs avec La Rochelle йtaient commencйes depuis deux ou
trois jours а propos d'un fort que le duc d'Angoulкme venait de
faire construire prиs de la ville.
Les gardes, sous le commandement de M. des Essarts, avaient leur
logement aux Minimes.
Mais nous le savons, d'Artagnan, prйoccupй de l'ambition de passer
aux mousquetaires, avait rarement fait amitiй avec ses camarades;
il se trouvait donc isolй et livrй а ses propres rйflexions.
Ses rйflexions n'йtaient pas riantes: depuis un an qu'il йtait
arrivй а Paris, il s'йtait mкlй aux affaires publiques; ses
affaires privйes n'avaient pas fait grand chemin comme amour et
comme fortune.
Comme amour, la seule femme qu'il eыt aimйe йtait Mme Bonacieux,
et Mme Bonacieux avait disparu sans qu'il pыt dйcouvrir encore ce
qu'elle йtait devenue.
Comme fortunes il s'йtait fait, lui chйtif, ennemi du cardinal,
c'est-а-dire d'un homme devant lequel tremblaient les plus grands
du royaume, а commencer par le roi.
Cet homme pouvait l'йcraser, et cependant il ne l'avait pas fait:
pour un esprit aussi perspicace que l'йtait d'Artagnan, cette
indulgence йtait un jour par lequel il voyait dans un meilleur
avenir.
Puis, il s'йtait fait encore un autre ennemi moins а craindre,
pensait-il, mais que cependant il sentait instinctivement n'кtre
pas а mйpriser: cet ennemi, c'йtait Milady.
En йchange de tout cela il avait acquis la protection et la
bienveillance de la reine, mais la bienveillance de la reine
йtait, par le temps qui courait, une cause de plus de persйcution;
et sa protection, on le sait, protйgeait fort mal: tйmoins Chalais
et Mme Bonacieux.
Ce qu'il avait donc gagnй de plus clair dans tout cela c'йtait le
diamant de cinq ou six mille livres qu'il portait au doigt; et
encore ce diamant, en supposant que d'Artagnan dans ses projets
d'ambition, voulыt le garder pour s'en faire un jour un signe de
reconnaissance prиs de la reine n'avait en attendant, puisqu'il ne
pouvait s'en dйfaire, pas plus de valeur que les cailloux qu'il
foulait а ses pieds.
Nous disons «que les cailloux qu'il foulait а ses pieds», car
d'Artagnan faisait ces rйflexions en se promenant solitairement
sur un joli petit chemin qui conduisait du camp au village
d'Angoutin; or ces rйflexions l'avaient conduit plus loin qu'il ne
croyait, et le jour commenзait а baisser, lorsqu'au dernier rayon
du soleil couchant il lui sembla voir briller derriиre une haie le
canon d'un mousquet.
D'Artagnan avait l'oeil vif et l'esprit prompt, il comprit que le
mousquet n'йtait pas venu lа tout seul et que celui qui le portait
ne s'йtait pas cachй derriиre une haie dans des intentions
amicales. Il rйsolut donc de gagner au large, lorsque de l'autre
cфtй de la route, derriиre un rocher, il aperзut l'extrйmitй d'un
second mousquet.
C'йtait йvidemment une embuscade.
Le jeune homme jeta un coup d'oeil sur le premier mousquet et vit
avec une certaine inquiйtude qu'il s'abaissait dans sa direction,
mais aussitфt qu'il vit l'orifice du canon immobile il se jeta
ventre а terre. En mкme temps le coup partit, il entendit le
sifflement d'une balle qui passait au-dessus de sa tкte.
Il n'y avait pas de temps а perdre, d'Artagnan se redressa d'un
bond, et au mкme moment la balle de l'autre mousquet fit voler les
cailloux а l'endroit mкme du chemin oщ il s'йtait jetй la face
contre terre.
D'Artagnan n'йtait pas un de ces hommes inutilement braves qui
cherchent une mort ridicule pour qu'on dise d'eux qu'ils n'ont pas
reculй d'un pas, d'ailleurs il ne s'agissait plus de courage ici,
d'Artagnan йtait tombй dans un guet-apens.
«S'il y a un troisiиme coup, se dit-il, je suis un homme perdu!»
Et aussitфt prenant ses jambes а son cou, il s'enfuit dans la
direction du camp, avec la vitesse des gens de son pays si
renommйs pour leur agilitй; mais, quelle que fыt la rapiditй de sa
course, le premier qui avait tirй, ayant eu le temps de recharger
son arme, lui tira un second coup si bien ajustй, cette fois, que
la balle traversa son feutre et le fit voler а dix pas de lui.
Cependant, comme d'Artagnan n'avait pas d'autre chapeau, il
ramassa le sien tout en courant, arriva fort essoufflй et fort
pвle, dans son logis, s'assit sans rien dire а personne et se mit
а rйflйchir.
Cet йvйnement pouvait avoir trois causes:
La premiиre et la plus naturelle pouvait кtre une embuscade des
Rochelois, qui n'eussent pas йtй fвchйs de tuer un des gardes de
Sa Majestй, d'abord parce que c'йtait un ennemi de moins, et que
cet ennemi pouvait avoir une bourse bien garnie dans sa poche.
D'Artagnan prit son chapeau, examina le trou de la balle, et
secoua la tкte. La balle n'йtait pas une balle de mousquet,
c'йtait une balle d'arquebuse; la justesse du coup lui avait dйjа
donnй l'idйe qu'il avait йtй tirй par une arme particuliиre: ce
n'йtait donc pas une embuscade militaire, puisque la balle n'йtait
pas de calibre.
Ce pouvait кtre un bon souvenir de M. le cardinal. On se rappelle
qu'au moment mкme oщ il avait, grвce а ce bienheureux rayon de
soleil, aperзu le canon du fusil, il s'йtonnait de la longanimitй
de Son Йminence а son йgard.
Mais d'Artagnan secoua la tкte. Pour les gens vers lesquels elle
n'avait qu'а йtendre la main, Son Йminence recourait rarement а de
pareils moyens.
Ce pouvait кtre une vengeance de Milady.
Ceci, c'йtait plus probable.
Il chercha inutilement а se rappeler ou les traits ou le costume
des assassins; il s'йtait йloignй d'eux si rapidement, qu'il
n'avait eu le loisir de rien remarquer.
«Ah! mes pauvres amis, murmura d'Artagnan, oщ кtes-vous? et que
vous me faites faute!»
D'Artagnan passa une fort mauvaise nuit. Trois ou quatre fois il
se rйveilla en sursaut, se figurant qu'un homme s'approchait de
son lit pour le poignarder. Cependant le jour parut sans que
l'obscuritй eыt amenй aucun incident.
Mais d'Artagnan se douta bien que ce qui йtait diffйrй n'йtait pas
perdu.
D'Artagnan resta toute la journйe dans son logis; il se donna pour
excuse, vis-а-vis de lui-mкme, que le temps йtait mauvais.
Le surlendemain, а neuf heures, on battit aux champs. Le duc
d'Orlйans visitait les postes. Les gardes coururent aux armes,
d'Artagnan prit son rang au milieu de ses camarades.
Monsieur passa sur le front de bataille; puis tous les officiers
supйrieurs s'approchиrent de lui pour lui faire leur cour, M. des
Essarts, le capitaine des gardes, comme les autres.
Au bout d'un instant il parut а d'Artagnan que M. des Essarts lui
faisait signe de s'approcher de lui: il attendit un nouveau geste
de son supйrieur, craignant de se tromper, mais ce geste s'йtant
renouvelй, il quitta les rangs et s'avanзa pour prendre l'ordre.
«Monsieur va demander des hommes de bonne volontй pour une mission
dangereuse, mais qui fera honneur а ceux qui l'auront accomplie,
et je vous ai fait signe afin que vous vous tinssiez prкt.
-- Merci, mon capitaine!» rйpondit d'Artagnan, qui ne demandait
pas mieux que de se distinguer sous les yeux du lieutenant
gйnйral.
En effet, les Rochelois avaient fait une sortie pendant la nuit et
avaient repris un bastion dont l'armйe royaliste s'йtait emparйe
deux jours auparavant; il s'agissait de pousser une reconnaissance
perdue pour voir comment l'armйe gardait ce bastion.
Effectivement, au bout de quelques instants, Monsieur йleva la
voix et dit:
«Il me faudrait, pour cette mission, trois ou quatre volontaires
conduits par un homme sыr.
-- Quant а l'homme sыr, je l'ai sous la main, Monseigneur, dit
M. des Essarts en montrant d'Artagnan; et quant aux quatre ou cinq
volontaires, Monseigneur n'a qu'а faire connaоtre ses intentions,
et les hommes ne lui manqueront pas.
-- Quatre hommes de bonne volontй pour venir se faire tuer avec
moi!» dit d'Artagnan en levant son йpйe.
Deux de ses camarades aux gardes s'йlancиrent aussitфt, et deux
soldats s'йtant joints а eux, il se trouva que le nombre demandй
йtait suffisant; d'Artagnan refusa donc tous les autres, ne
voulant pas faire de passe-droit а ceux qui avaient la prioritй.
On ignorait si, aprиs la prise du bastion, les Rochelois l'avaient
йvacuй ou s'ils y avaient laissй garnison; il fallait donc
examiner le lieu indiquй d'assez prиs pour vйrifier la chose.
D'Artagnan partit avec ses quatre compagnons et suivit la
tranchйe: les deux gardes marchaient au mкme rang que lui et les
soldats venaient par-derriиre.
Ils arrivиrent ainsi, en se couvrant de revкtements, jusqu'а une
centaine de pas du bastion! Lа, d'Artagnan, en se retournant,
s'aperзut que les deux soldats avaient disparu.
Il crut qu'ayant eu peur ils йtaient restйs en arriиre et continua
d'avancer.
Au dйtour de la contrescarpe, ils se trouvиrent а soixante pas а
peu prиs du bastion.
On ne voyait personne, et le bastion semblait abandonnй.
Les trois enfants perdus dйlibйraient s'ils iraient plus avant,
lorsque tout а coup une ceinture de fumйe ceignit le gйant de
pierre, et une douzaine de balles vinrent siffler autour de
d'Artagnan et de ses deux compagnons.
Ils savaient ce qu'ils voulaient savoir: le bastion йtait gardй.
Une plus longue station dans cet endroit dangereux eыt donc йtй
une imprudence inutile; d'Artagnan et les deux gardes tournиrent
le dos et commencиrent une retraite qui ressemblait а une fuite.
En arrivant а l'angle de la tranchйe qui allait leur servir de
rempart, un des gardes tomba: une balle lui avait traversй la
poitrine. L'autre, qui йtait sain et sauf, continua sa course vers
le camp.
D'Artagnan ne voulut pas abandonner ainsi son compagnon, et
s'inclina vers lui pour le relever et l'aider а rejoindre les
lignes; mais en ce moment deux coups de fusil partirent: une balle
cassa la tкte du garde dйjа blessй, et l'autre vint s'aplatir sur
le roc aprиs avoir passй а deux pouces de d'Artagnan.
Le jeune homme se retourna vivement, car cette attaque ne pouvait
venir du bastion, qui йtait masquй par l'angle de la tranchйe.
L'idйe des deux soldats qui l'avaient abandonnй lui revint а
l'esprit et lui rappela ses assassins de la surveille; il rйsolut
donc cette fois de savoir а quoi s'en tenir, et tomba sur le corps
de son camarade comme s'il йtait mort.
Il vit aussitфt deux tкtes qui s'йlevaient au-dessus d'un ouvrage
abandonnй qui йtait а trente pas de lа: c'йtaient celles de nos
deux soldats. D'Artagnan ne s'йtait pas trompй: ces deux hommes ne
l'avaient suivi que pour l'assassiner, espйrant que la mort du
jeune homme serait mise sur le compte de l'ennemi.
Seulement, comme il pouvait n'кtre que blessй et dйnoncer leur
crime, ils s'approchиrent pour l'achever; heureusement, trompйs
par la ruse de d'Artagnan, ils nйgligиrent de recharger leurs
fusils.
Lorsqu'ils furent а dix pas de lui, d'Artagnan, qui en tombant
avait eu grand soin de ne pas lвcher son йpйe, se releva tout а
coup et d'un bond se trouva prиs d'eux.
Les assassins comprirent que s'ils s'enfuyaient du cфtй du camp
sans avoir tuй leur homme, ils seraient accusйs par lui; aussi
leur premiиre idйe fut-elle de passer а l'ennemi. L'un d'eux prit
son fusil par le canon, et s'en servit comme d'une massue: il en
porta un coup terrible а d'Artagnan, qui l'йvita en se jetant de
cфtй, mais par ce mouvement il livra passage au bandit, qui
s'йlanзa aussitфt vers le bastion. Comme les Rochelois qui le
gardaient ignoraient dans quelle intention cet homme venait а eux,
ils firent feu sur lui et il tomba frappй d'une balle qui lui
brisa l'йpaule.
Pendant ce temps, d'Artagnan s'йtait jetй sur le second soldat,
l'attaquant avec son йpйe; la lutte ne fut pas longue, ce
misйrable n'avait pour se dйfendre que son arquebuse dйchargйe;
l'йpйe du garde glissa contre le canon de l'arme devenue inutile
et alla traverser la cuisse de l'assassin, qui tomba. D'Artagnan
lui mit aussitфt la pointe du fer sur la gorge.
«Oh! ne me tuez pas! s'йcria le bandit; grвce, grвce, mon
officier! et je vous dirai tout.
-- Ton secret vaut-il la peine que je te garde la vie au moins?
demanda le jeune homme en retenant son bras.
-- Oui; si vous estimez que l'existence soit quelque chose quand
on a vingt-deux ans comme vous et qu'on peut arriver а tout, йtant
beau et brave comme vous l'кtes.
-- Misйrable! dit d'Artagnan, voyons, parle vite, qui t'a chargй
de m'assassiner?
-- Une femme que je ne connais pas, mais qu'on appelle Milady.
-- Mais si tu ne connais pas cette femme, comment sais-tu son nom?
-- Mon camarade la connaissait et l'appelait ainsi, c'est а lui
qu'elle a eu affaire et non pas а moi; il a mкme dans sa poche une
lettre de cette personne qui doit avoir pour vous une grande
importance, а ce que je lui ai entendu dire.
-- Mais comment te trouves-tu de moitiй dans ce guet-apens?
-- Il m'a proposй de faire le coup а nous deux et j'ai acceptй.
-- Et combien vous a-t-elle donnй pour cette belle expйdition?
-- Cent louis.
-- Eh bien, а la bonne heure, dit le jeune homme en riant, elle
estime que je vaux quelque chose; cent louis! c'est une somme pour
deux misйrables comme vous: aussi je comprends que tu aies
acceptй, et je te fais grвce, mais а une condition!
-- Laquelle? demanda le soldat inquiet en voyant que tout n'йtait
pas fini.
-- C'est que tu vas aller me chercher la lettre que ton camarade a
dans sa poche.
-- Mais, s'йcria le bandit, c'est une autre maniиre de me tuer;
comment voulez-vous que j'aille chercher cette lettre sous le feu
du bastion?
-- Il faut pourtant que tu te dйcides а l'aller chercher, ou je te
jure que tu vas mourir de ma main.
-- Grвce, monsieur, pitiй! au nom de cette jeune dame que vous
aimez, que vous croyez morte peut-кtre, et qui ne l'est pas!
s'йcria le bandit en se mettant а genoux et s'appuyant sur sa
main, car il commenзait а perdre ses forces avec son sang.
-- Et d'oщ sais-tu qu'il y a une jeune femme que j'aime, et que
j'ai cru cette femme morte? demanda d'Artagnan.
-- Par cette lettre que mon camarade a dans sa poche.
-- Tu vois bien alors qu'il faut que j'aie cette lettre, dit
d'Artagnan; ainsi donc plus de retard, plus d'hйsitation, ou
quelle que soit ma rйpugnance а tremper une seconde fois mon йpйe
dans le sang d'un misйrable comme toi, je le jure par ma foi
d'honnкte homme...»
Et а ces mots d'Artagnan fit un geste si menaзant, que le blessй
se releva.
«Arrкtez! arrкtez! s'йcria-t-il reprenant courage а force de
terreur, j'irai... j'irai!...»
D'Artagnan prit l'arquebuse du soldat, le fit passer devant lui et
le poussa vers son compagnon en lui piquant les reins de la pointe
de son йpйe.
C'йtait une chose affreuse que de voir ce malheureux, laissant sur
le chemin qu'il parcourait une longue trace de sang, pвle de sa
mort prochaine, essayant de se traоner sans кtre vu jusqu'au corps
de son complice qui gisait а vingt pas de lа!
La terreur йtait tellement peinte sur son visage couvert d'une
froide sueur, que d'Artagnan en eut pitiй; et que, le regardant
avec mйpris:
«Eh bien, lui dit-il, je vais te montrer la diffйrence qu'il y a
entre un homme de coeur et un lвche comme toi; reste, j'irai.»
Et d'un pas agile, l'oeil au guet, observant les mouvements de
l'ennemi, s'aidant de tous les accidents de terrain, d'Artagnan
parvint jusqu'au second soldat.
Il y avait deux moyens d'arriver а son but: le fouiller sur la
place, ou l'emporter en se faisant un bouclier de son corps, et le
fouiller dans la tranchйe.
D'Artagnan prйfйra le second moyen et chargea l'assassin sur ses
йpaules au moment mкme oщ l'ennemi faisait feu.
Une lйgиre secousse, le bruit mat de trois balles qui trouaient
les chairs, un dernier cri, un frйmissement d'agonie prouvиrent а
d'Artagnan que celui qui avait voulu l'assassiner venait de lui
sauver la vie.
D'Artagnan regagna la tranchйe et jeta le cadavre auprиs du blessй
aussi pвle qu'un mort.
Aussitфt il commenзa l'inventaire: un portefeuille de cuir, une
bourse oщ se trouvait йvidemment une partie de la somme que le
bandit avait reзue, un cornet et des dйs formaient l'hйritage du
mort.
Il laissa le cornet et les dйs oщ ils йtaient tombйs, jeta la
bourse au blessй et ouvrit avidement le portefeuille.
Au milieu de quelques papiers sans importance, il trouva la lettre
suivante: c'йtait celle qu'il йtait allй chercher au risque de sa
vie:
«Puisque vous avez perdu la trace de cette femme et qu'elle est
maintenant en sыretй dans ce couvent oщ vous n'auriez jamais dы la
laisser arriver, tвchez au moins de ne pas manquer l'homme; sinon,
vous savez que j'ai la main longue et que vous payeriez cher les
cent louis que vous avez а moi.»
Pas de signature. Nйanmoins il йtait йvident que la lettre venait
de Milady. En consйquence, il la garda comme piиce а conviction,
et, en sыretй derriиre l'angle de la tranchйe, il se mit а
interroger le blessй. Celui-ci confessa qu'il s'йtait chargй avec
son camarade, le mкme qui venait d'кtre tuй, d'enlever une jeune
femme qui devait sortir de Paris par la barriиre de La Villette,
mais que, s'йtant arrкtйs а boire dans un cabaret, ils avaient
manquй la voiture de dix minutes.
«Mais qu'eussiez-vous fait de cette femme? demanda d'Artagnan avec
angoisse.
-- Nous devions la remettre dans un hфtel de la place Royale, dit
le blessй.
-- Oui! oui! murmura d'Artagnan, c'est bien cela, chez Milady
elle-mкme.»
Alors le jeune homme comprit en frйmissant quelle terrible soif de
vengeance poussait cette femme а le perdre, ainsi que ceux qui
l'aimaient, et combien elle en savait sur les affaires de la cour,
puisqu'elle avait tout dйcouvert. Sans doute elle devait ces
renseignements au cardinal.
Mais, au milieu de tout cela, il comprit, avec un sentiment de
joie bien rйel, que la reine avait fini par dйcouvrir la prison oщ
la pauvre Mme Bonacieux expiait son dйvouement, et qu'elle l'avait
tirйe de cette prison. Alors la lettre qu'il avait reзue de la
jeune femme et son passage sur la route de Chaillot, passage
pareil а une apparition, lui furent expliquйs.
Dиs lors, ainsi qu'Athos l'avait prйdit, il йtait possible de
retrouver Mme Bonacieux, et un couvent n'йtait pas imprenable.
Cette idйe acheva de lui remettre la clйmence au coeur. Il se
retourna vers le blessй qui suivait avec anxiйtй toutes les
expressions diverses de son visage, et lui tendant le bras:
«Allons, lui dit-il, je ne veux pas t'abandonner ainsi. Appuie-toi
sur moi et retournons au camp.
-- Oui, dit le blessй, qui avait peine а croire а tant de
magnanimitй, mais n'est-ce point pour me faire pendre?
-- Tu as ma parole, dit-il, et pour la seconde fois je te donne la
vie.»
Le blessй se laissa glisser а genoux et baisa de nouveau les pieds
de son sauveur; mais d'Artagnan, qui n'avait plus aucun motif de
rester si prиs de l'ennemi, abrйgea lui-mкme les tйmoignages de sa
reconnaissance.
Le garde qui йtait revenu а la premiиre dйcharge des Rochelois
avait annoncй la mort de ses quatre compagnons. On fut donc а la
fois fort йtonnй et fort joyeux dans le rйgiment, quand on vit
reparaоtre le jeune homme sain et sauf.
D'Artagnan expliqua le coup d'йpйe de son compagnon par une sortie
qu'il improvisa. Il raconta la mort de l'autre soldat et les
pйrils qu'ils avaient courus. Ce rйcit fut pour lui l'occasion
d'un vйritable triomphe. Toute l'armйe parla de cette expйdition
pendant un jour, et Monsieur lui en fit faire ses compliments.
Au reste, comme toute belle action porte avec elle sa rйcompense,
la belle action de d'Artagnan eut pour rйsultat de lui rendre la
tranquillitй qu'il avait perdue. En effet, d'Artagnan croyait
pouvoir кtre tranquille, puisque, de ses deux ennemis, l'un йtait
tuй et l'autre dйvouй а ses intйrкts.
Cette tranquillitй prouvait une chose, c'est que d'Artagnan ne
connaissait pas encore Milady.
CHAPITRE XLII
LE VIN D'ANJOU
Aprиs des nouvelles presque dйsespйrйes du roi, le bruit de sa
convalescence commenзait а se rйpandre dans le camp; et comme il
avait grande hвte d'arriver en personne au siиge, on disait
qu'aussitфt qu'il pourrait remonter а cheval, il se remettrait en
route.
Pendant ce temps, Monsieur, qui savait que, d'un jour а l'autre,
il allait кtre remplacй dans son commandement, soit par le duc
d'Angoulкme, soit par Bassompierre ou par Schomberg, qui se
disputaient le commandement, faisait peu de choses, perdait ses
journйes en tвtonnements, et n'osait risquer quelque grande
entreprise pour chasser les Anglais de l'оle de Rй, oщ ils
assiйgeaient toujours la citadelle Saint-Martin et le fort de La
Prйe, tandis que, de leur cфtй, les Franзais assiйgeaient La
Rochelle.
D'Artagnan, comme nous l'avons dit, йtait redevenu plus
tranquille, comme il arrive toujours aprиs un danger passй, et
quand le danger semble йvanoui; il ne lui restait qu'une
inquiйtude, c'йtait de n'apprendre aucune nouvelle de ses amis.
Mais, un matin du commencement du mois de novembre, tout lui fut
expliquй par cette lettre, datйe de Villeroi:
«Monsieur d'Artagnan,
«MM. Athos, Porthos et Aramis, aprиs avoir fait une bonne partie
chez moi, et s'кtre йgayйs beaucoup, ont menй si grand bruit, que
le prйvфt du chвteau, homme trиs rigide, les a consignйs pour
quelques jours; mais j'accomplis les ordres qu'ils m'ont donnйs,
de vous envoyer douze bouteilles de mon vin d'Anjou, dont ils ont
fait grand cas: ils veulent que vous buviez а leur santй avec leur
vin favori.
«Je l'ai fait, et suis, monsieur, avec un grand respect,
«Votre serviteur trиs humble et trиs obйissant,
«Godeau,
«Hфtelier de messieurs les mousquetaires.»
«А la bonne heure! s'йcria d'Artagnan, ils pensent а moi dans
leurs plaisirs comme je pensais а eux dans mon ennui; bien
certainement que je boirai а leur santй et de grand coeur; mais je
n'y boirai pas seul.»
Et d'Artagnan courut chez deux gardes, avec lesquels il avait fait
plus amitiй qu'avec les autres, afin de les inviter а boire avec
lui le dйlicieux petit vin d'Anjou qui venait d'arriver de
Villeroi. L'un des deux gardes йtait invitй pour le soir mкme, et
l'autre invitй pour le lendemain; la rйunion fut donc fixйe au
surlendemain.
D'Artagnan, en rentrant, envoya les douze bouteilles de vin а la
buvette des gardes, en recommandant qu'on les lui gardвt avec
soin; puis, le jour de la solennitй, comme le dоner йtait fixй
pour l'heure de midi, d'Artagnan envoya, dиs neuf heures, Planchet
pour tout prйparer.
Planchet, tout fier d'кtre йlevй а la dignitй de maоtre d'hфtel,
songea а tout apprкter en homme intelligent; а cet effet il
s'adjoignit le valet d'un des convives de son maоtre, nommй
Fourreau, et ce faux soldat qui avait voulu tuer d'Artagnan, et
qui, n'appartenant а aucun corps, йtait entrй а son service ou
plutфt а celui de Planchet, depuis que d'Artagnan lui avait sauvй
la vie.
L'heure du festin venue, les deux convives arrivиrent, prirent
place et les mets s'alignиrent sur la table. Planchet servait la
serviette au bras, Fourreau dйbouchait les bouteilles, et
Brisemont, c'йtait le nom du convalescent, transvasait dans des
carafons de verre le vin qui paraissait avoir dйposй par effet des
secousses de la route. De ce vin, la premiиre bouteille йtait un
peu trouble vers la fin, Brisemont versa cette lie dans un verre,
et d'Artagnan lui permit de la boire; car le pauvre diable n'avait
pas encore beaucoup de forces.
Les convives, aprиs avoir mangй le potage, allaient porter le
premier verre а leurs lиvres, lorsque tout а coup le canon
retentit au fort Louis et au fort Neuf; aussitфt les gardes,
croyant qu'il s'agissait de quelque attaque imprйvue, soit des
assiйgйs, soit des Anglais, sautиrent sur leurs йpйes; d'Artagnan,
non moins leste, fit comme eux, et tous trois sortirent en
courant, afin de se rendre а leurs postes.
Mais а peine furent-ils hors de la buvette, qu'ils se trouvиrent
fixйs sur la cause de ce grand bruit; les cris de Vive le roi!
Vive M. le cardinal! retentissaient de tous cфtйs, et les tambours
battaient dans toutes les directions.
En effet, le roi, impatient comme on l'avait dit, venait de
doubler deux йtapes, et arrivait а l'instant mкme avec toute sa
maison et un renfort de dix mille hommes de troupe; ses
mousquetaires le prйcйdaient et le suivaient. D'Artagnan, placй en
haie avec sa compagnie, salua d'un geste expressif ses amis, qui
lui rйpondirent des yeux, et M. de Trйville, qui le reconnut tout
d'abord.
La cйrйmonie de rйception achevйe, les quatre amis furent bientфt
dans les bras l'un de l'autre.
«Pardieu! s'йcria d'Artagnan, il n'est pas possible de mieux
arriver, et les viandes n'auront pas encore eu le temps de
refroidir! n'est-ce pas, messieurs? ajouta le jeune homme en se
tournant vers les deux gardes, qu'il prйsenta а ses amis.
-- Ah! ah! il paraоt que nous banquetions, dit Porthos.
-- J'espиre, dit Aramis, qu'il n'y a pas de femmes а votre dоner!
-- Est-ce qu'il y a du vin potable dans votre bicoque? demanda
Athos.
-- Mais, pardieu! il y a le vфtre, cher ami, rйpondit d'Artagnan.
-- Notre vin? fit Athos йtonnй.
-- Oui, celui que vous m'avez envoyй.
-- Nous vous avons envoyй du vin?
-- Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux d'Anjou?
-- Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler.
-- Le vin que vous prйfйrez.
-- Sans doute, quand je n'ai ni champagne ni chambertin.
-- Eh bien, а dйfaut de champagne et de chambertin, vous vous
contenterez de celui-lа.
-- Nous avons donc fait venir du vin d'Anjou, gourmet que nous
sommes? dit Porthos.
-- Mais non, c'est le vin qu'on m'a envoyй de votre part.
-- De notre part? firent les trois mousquetaires.
-- Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoyй du vin?
-- Non, et vous, Porthos?
-- Non, et vous, Athos?
-- Non.
-- Si ce n'est pas vous, dit d'Artagnan, c'est votre hфtelier.
-- Notre hфtelier?
-- Eh oui! votre hфtelier, Godeau, hфtelier des mousquetaires.
-- Ma foi, qu'il vienne d'oщ il voudra, n'importe, dit Porthos,
goыtons-le, et, s'il est bon, buvons-le.
-- Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une source
inconnue.
-- Vous avez raison, Athos, dit d'Artagnan. Personne de vous n'a
chargй l'hфtelier Godeau de m'envoyer du vin?
-- Non! et cependant il vous en a envoyй de notre part?
-- Voici la lettre!» dit d'Artagnan.
Et il prйsenta le billet а ses camarades.
«Ce n'est pas son йcriture! s'йcria Athos, je la connais, c'est
moi qui, avant de partir, ai rйglй les comptes de la communautй.
-- Fausse lettre, dit Porthos; nous n'avons pas йtй consignйs.
-- D'Artagnan, demanda Aramis d'un ton de reproche, comment avez-
vous pu croire que nous avions fait du bruit?...»
D'Artagnan pвlit, et un tremblement convulsif secoua tous ses
membres.
«Tu m'effraies, dit Athos, qui ne le tutoyait que dans les grandes
occasions, qu'est-il donc arrivй?
-- Courons, courons, mes amis! s'йcria d'Artagnan, un horrible
soupзon me traverse l'esprit! serait-ce encore une vengeance de
cette femme?»
Ce fut Athos qui pвlit а son tour.
D'Artagnan s'йlanзa vers la buvette, les trois mousquetaires et
les deux gardes l'y suivirent.
Le premier objet qui frappa la vue de d'Artagnan en entrant dans
la salle а manger, fut Brisemont йtendu par terre et se roulant
dans d'atroces convulsions.
Planchet et Fourreau, pвles comme des morts, essayaient de lui
porter secours; mais il йtait йvident que tout secours йtait
inutile: tous les traits du moribond йtaient crispйs par l'agonie.
«Ah! s'йcria-t-il en apercevant d'Artagnan, ah! c'est affreux,
vous avez l'air de me faire grвce et vous m'empoisonnez!
-- Moi! s'йcria d'Artagnan, moi, malheureux! moi! que dis-tu donc
lа?
-- Je dis que c'est vous qui m'avez donnй ce vin, je dis que c'est
vous qui m'avez dit de le boire, je dis que vous avez voulu vous
venger de moi, je dis que c'est affreux!
-- N'en croyez rien, Brisemont, dit d'Artagnan, n'en croyez rien;
je vous jure, je vous proteste...
-- Oh! mais Dieu est lа! Dieu vous punira! Mon Dieu! qu'il souffre
un jour ce que je souffre!
-- Sur l'йvangile, s'йcria d'Artagnan en se prйcipitant vers le
moribond, je vous jure que j'ignorais que ce vin fыt empoisonnй et
que j'allais en boire comme vous.
-- Je ne vous crois pas», dit le soldat.
Et il expira dans un redoublement de tortures.
«Affreux! affreux! murmurait Athos, tandis que Porthos brisait les
bouteilles et qu'Aramis donnait des ordres un peu tardifs pour
qu'on allвt chercher un confesseur.
-- O mes amis! dit d'Artagnan, vous venez encore une fois de me
sauver la vie, non seulement а moi, mais а ces messieurs.
Messieurs, continua-t-il en s'adressant aux gardes, je vous
demanderai le silence sur toute cette aventure; de grands
personnages pourraient avoir trempй dans ce que vous avez vu, et
le mal de tout cela retomberait sur nous.
-- Ah! monsieur! balbutiait Planchet plus mort que vif; ah!
monsieur! que je l'ai йchappй belle!
-- Comment, drфle, s'йcria d'Artagnan, tu allais donc boire mon
vin?
-- А la santй du roi, monsieur, j'allais en boire un pauvre verre,
si Fourreau ne m'avait pas dit qu'on m'appelait.
-- Hйlas! dit Fourreau, dont les dents claquaient de terreur, je
voulais l'йloigner pour boire tout seul!
-- Messieurs, dit d'Artagnan en s'adressant aux gardes, vous
comprenez qu'un pareil festin ne pourrait кtre que fort triste
aprиs ce qui vient de se passer; ainsi recevez toutes mes excuses
et remettez la partie а un autre jour, je vous prie.»
Les deux gardes acceptиrent courtoisement les excuses de
d'Artagnan, et, comprenant que les quatre amis dйsiraient demeurer
seuls, ils se retirиrent.
Lorsque le jeune garde et les trois mousquetaires furent sans
tйmoins, ils se regardиrent d'un air qui voulait dire que chacun
comprenait la gravitй de la situation.
«D'abord, dit Athos, sortons de cette chambre; c'est une mauvaise
compagnie qu'un mort, mort de mort violente.
-- Planchet, dit d'Artagnan, je vous recommande le cadavre de ce
pauvre diable. Qu'il soit enterrй en terre sainte. Il avait commis
un crime, c'est vrai, mais il s'en йtait repenti.»
Et les quatre amis sortirent de la chambre, laissant а Planchet et
а Fourreau le soin de rendre les honneurs mortuaires а Brisemont.
L'hфte leur donna une autre chambre dans laquelle il leur servit
des oeufs а la coque et de l'eau, qu'Athos alla puiser lui-mкme а
la fontaine. En quelques paroles Porthos et Aramis furent mis au
courant de la situation.
«Eh bien, dit d'Artagnan а Athos, vous le voyez, cher ami, c'est
une guerre а mort.»
Athos secoua la tкte.
«Oui, oui, dit-il, je le vois bien; mais croyez-vous que ce soit
elle?
-- J'en suis sыr.
-- Cependant je vous avoue que je doute encore.
-- Mais cette fleur de lis sur l'йpaule?
-- C'est une Anglaise qui aura commis quelque mйfait en France, et
qu'on aura flйtrie а la suite de son crime.
-- Athos, c'est votre femme, vous dis-je, rйpйtait d'Artagnan, ne
vous rappelez-vous donc pas comme les deux signalements se
ressemblent?
-- J'aurais cependant cru que l'autre йtait morte, je l'avais si
bien pendue.»
Ce fut d'Artagnan qui secoua la tкte а son tour.
«Mais enfin, que faire? dit le jeune homme.
-- Le fait est qu'on ne peut rester ainsi avec une йpйe
йternellement suspendue au-dessus de sa tкte, dit Athos, et qu'il
faut sortir de cette situation.
-- Mais comment?
-- Йcoutez, tвchez de la rejoindre et d'avoir une explication avec
elle; dites-lui: La paix ou la guerre! ma parole de gentilhomme
de ne jamais rien dire de vous, de ne jamais rien faire contre
vous; de votre cфtй serment solennel de rester neutre а mon йgard:
sinon, je vais trouver le chancelier, je vais trouver le roi, je
vais trouver le bourreau, j'ameute la cour contre vous, je vous
dйnonce comme flйtrie, je vous fais mettre en jugement, et si l'on
vous absout, eh bien, je vous tue, foi de gentilhomme! au coin de
quelque borne, comme je tuerais un chien enragй.
-- J'aime assez ce moyen, dit d'Artagnan, mais comment la joindre?
-- Le temps, cher ami, le temps amиne l'occasion, l'occasion c'est
la martingale de l'homme: plus on a engagй, plus l'on gagne quand
on sait attendre.
-- Oui, mais attendre entourй d'assassins et d'empoisonneurs...
-- Bah! dit Athos, Dieu nous a gardйs jusqu'а prйsent, Dieu nous
gardera encore.
-- Oui, nous; nous d'ailleurs, nous sommes des hommes, et, а tout
prendre, c'est notre йtat de risquer notre vie: mais elle! ajouta-
t-il а demi-voix.
-- Qui elle? demanda Athos.
-- Constance.
-- Mme Bonacieux! ah! c'est juste, fit Athos; pauvre ami!
j'oubliais que vous йtiez amoureux.
-- Eh bien, mais, dit Aramis, n'avez-vous pas vu par la lettre
mкme que vous avez trouvйe sur le misйrable mort qu'elle йtait
dans un couvent? On est trиs bien dans un couvent, et aussitфt le
siиge de La Rochelle terminй, je vous promets que pour mon
compte...
-- Bon! dit Athos, bon! oui, mon cher Aramis! nous savons que vos
voeux tendent а la religion.
-- Je ne suis mousquetaire que par intйrim, dit humblement Aramis.
-- Il paraоt qu'il y a longtemps qu'il n'a reзu des nouvelles de
sa maоtresse, dit tout bas Athos; mais ne faites pas attention,
nous connaissons cela.
-- Eh bien, dit Porthos, il me semble qu'il y aurait un moyen bien
simple.
-- Lequel? demanda d'Artagnan.
-- Elle est dans un couvent, dites-vous? reprit Porthos.
-- Oui.
-- Eh bien, aussitфt le siиge fini, nous l'enlevons de ce couvent.
-- Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est.
-- C'est juste, dit Porthos.
-- Mais, j'y pense, dit Athos, ne prйtendez-vous pas, cher
d'Artagnan, que c'est la reine qui a fait choix de ce couvent pour
elle?
-- Oui, je le crois du moins.
-- Eh bien, mais Porthos nous aidera lа-dedans.
-- Et comment cela, s'il vous plaоt?
-- Mais par votre marquise, votre duchesse, votre princesse; elle
doit avoir le bras long.
-- Chut! dit Porthos en mettant un doigt sur ses lиvres, je la
crois cardinaliste et elle ne doit rien savoir.
-- Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d'en avoir des nouvelles.
-- Vous, Aramis, s'йcriиrent les trois amis, vous, et comment
cela?
-- Par l'aumфnier de la reine, avec lequel je suis fort liй...»,
dit Aramis en rougissant.
Et sur cette assurance, les quatre amis, qui avaient achevй leur
modeste repas, se sйparиrent avec promesse de se revoir le soir
mкme: d'Artagnan retourna aux Minimes, et les trois mousquetaires
rejoignirent le quartier du roi, oщ ils avaient а faire prйparer
leur logis.
CHAPITRE XLIII
L'AUBERGE DU COLOMBIER-ROUGE
А peine arrivй au camp, le roi, qui avait si grande hвte de se
trouver en face de l'ennemi, et qui, а meilleur droit que le
cardinal, partageait sa haine contre Buckingham, voulut faire
toutes les dispositions, d'abord pour chasser les Anglais de l'оle
de Rй, ensuite pour presser le siиge de La Rochelle; mais, malgrй
lui, il fut retardй par les dissensions qui йclatиrent entre
MM. de Bassompierre et Schomberg, contre le duc d'Angoulкme.
MM. de Bassompierre et Schomberg йtaient marйchaux de France, et
rйclamaient leur droit de commander l'armйe sous les ordres du
roi; mais le cardinal, qui craignait que Bassompierre, huguenot au
fond du coeur, ne pressвt faiblement les Anglais et les Rochelois,
ses frиres en religion, poussait au contraire le duc d'Angoulкme,
que le roi, а son instigation, avait nommй lieutenant gйnйral. Il
en rйsulta que, sous peine de voir MM. de Bassompierre et
Schomberg dйserter l'armйe, on fut obligй de faire а chacun un
commandement particulier: Bassompierre prit ses quartiers au nord
de la ville, depuis La Leu jusqu'а Dompierre; le duc d'Angoulкme а
l'est, depuis Dompierre jusqu'а Pйrigny; et M. de Schomberg au
midi, depuis Pйrigny jusqu'а Angoutin.
Le logis de Monsieur йtait а Dompierre.
Le logis du roi йtait tantфt а Йtrй, tantфt а La Jarrie.
Enfin le logis du cardinal йtait sur les dunes, au pont de La
Pierre, dans une simple maison sans aucun retranchement.
De cette faзon, Monsieur surveillait Bassompierre; le roi, le duc
d'Angoulкme, et le cardinal, M. de Schomberg.
Aussitфt cette organisation йtablie, on s'йtait occupй de chasser
les Anglais de l'оle.
La conjoncture йtait favorable: les Anglais, qui ont, avant toute
chose, besoin de bons vivres pour кtre de bons soldats, ne
mangeant que des viandes salйes et de mauvais biscuits, avaient
force malades dans leur camp; de plus, la mer, fort mauvaise а
cette йpoque de l'annйe sur toutes les cфtes de l'ocйan, mettait
tous les jours quelque petit bвtiment а mal; et la plage, depuis
la pointe de l'Aiguillon jusqu'а la tranchйe, йtait littйralement,
а chaque marйe, couverte des dйbris de pinasses, de roberges et de
felouques; il en rйsultait que, mкme les gens du roi se tinssent-
ils dans leur camp, il йtait йvident qu'un jour ou l'autre
Buckingham, qui ne demeurait dans l'оle de Rй que par entкtement,
serait obligй de lever le siиge.
Mais, comme M. de Toiras fit dire que tout se prйparait dans le
camp ennemi pour un nouvel assaut, le roi jugea qu'il fallait en
finir et donna les ordres nйcessaires pour une affaire dйcisive.
Notre intention n'йtant pas de faire un journal de siиge, mais au
contraire de n'en rapporter que les йvйnements qui ont trait а
l'histoire que nous racontons, nous nous contenterons de dire en
deux mots que l'entreprise rйussit au grand йtonnement du roi et а
la grande gloire de M. le cardinal. Les Anglais, repoussйs pied а
pied, battus dans toutes les rencontres, йcrasйs au passage de
l'оle de Loix, furent obligйs de se rembarquer, laissant sur le
champ de bataille deux mille hommes parmi lesquels cinq colonels,
trois lieutenant-colonels, deux cent cinquante capitaines et vingt
gentilshommes de qualitй, quatre piиces de canon et soixante
drapeaux qui furent apportйs а Paris par Claude de Saint-Simon, et
suspendus en grande pompe aux voыtes de Notre-Dame.
Des Te Deum furent chantйs au camp, et de lа se rйpandirent par
toute la France.
Le cardinal resta donc maоtre de poursuivre le siиge sans avoir,
du moins momentanйment, rien а craindre de la part des Anglais.
Mais, comme nous venons de le dire, le repos n'йtait que
momentanй.
Un envoyй du duc de Buckingham, nommй Montaigu, avait йtй pris, et
l'on avait acquis la preuve d'une ligue entre l'Empirй, l'Espagne,
l'Angleterre et la Lorraine.
Cette ligue йtait dirigйe contre la France.
De plus, dans le logis de Buckingham, qu'il avait йtй forcй
d'abandonner plus prйcipitamment qu'il ne l'avait cru, on avait
trouvй des papiers qui confirmaient cette ligue, et qui, а ce
qu'assure M. le cardinal dans ses mйmoires, compromettaient fort
Mme de Chevreuse, et par consйquent la reine.
C'йtait sur le cardinal que pesait toute la responsabilitй, car on
n'est pas ministre absolu sans кtre responsable; aussi toutes les
ressources de son vaste gйnie йtaient-elles tendues nuit et jour,
et occupйes а йcouter le moindre bruit qui s'йlevait dans un des
grands royaumes de l'Europe.
Le cardinal connaissait l'activitй et surtout la haine de
Buckingham; si la ligue qui menaзait la France triomphait, toute
son influence йtait perdue: la politique espagnole et la politique
autrichienne avaient leurs reprйsentants dans le cabinet du
Louvre, oщ elles n'avaient encore que des partisans; lui
Richelieu, le ministre franзais, le ministre national par
excellence, йtait perdu. Le roi, qui, tout en lui obйissant comme
un enfant, le haпssait comme un enfant hait son maоtre,
l'abandonnait aux vengeances rйunies de Monsieur et de la reine;
il йtait donc perdu, et peut-кtre la France avec lui. Il fallait
parer а tout cela.
Aussi vit-on les courriers, devenus а chaque instant plus
nombreux, se succйder nuit et jour dans cette petite maison du
pont de La Pierre, oщ le cardinal avait йtabli sa rйsidence.
C'йtaient des moines qui portaient si mal le froc, qu'il йtait
facile de reconnaоtre qu'ils appartenaient surtout а l'йglise
militante; des femmes un peu gкnйes dans leurs costumes de pages,
et dont les larges trousses ne pouvaient entiиrement dissimuler
les formes arrondies; enfin des paysans aux mains noircies, mais а
la jambe fine, et qui sentaient l'homme de qualitй а une lieue а
la ronde.
Puis encore d'autres visites moins agrйables, car deux ou trois
fois le bruit se rйpandit que le cardinal avait failli кtre
assassinй.
Il est vrai que les ennemis de Son Йminence disaient que c'йtait
elle-mкme qui mettait en campagne les assassins maladroits, afin
d'avoir le cas йchйant le droit d'user de reprйsailles; mais il ne
faut croire ni а ce que disent les ministres, ni а ce que disent
leurs ennemis.
Ce qui n'empкchait pas, au reste, le cardinal, а qui ses plus
acharnйs dйtracteurs n'ont jamais contestй la bravoure
personnelle, de faire force courses nocturnes tantфt pour
communiquer au duc d'Angoulкme des ordres importants, tantфt pour
aller se concerter avec le roi, tantфt pour aller confйrer avec
quelque messager qu'il ne voulait pas qu'on laissвt entrer chez
lui.
De leur cфtй les mousquetaires qui n'avaient pas grand-chose а
faire au siиge n'йtaient pas tenus sйvиrement et menaient joyeuse
vie. Cela leur йtait d'autant plus facile, а nos trois compagnons
surtout, qu'йtant des amis de M. de Trйville, ils obtenaient
facilement de lui de s'attarder et de rester aprиs la fermeture du
camp avec des permissions particuliиres.
Or, un soir que d'Artagnan, qui йtait de tranchйe, n'avait pu les
accompagner, Athos, Porthos et Aramis, montйs sur leurs chevaux de
bataille, enveloppйs de manteaux de guerre, une main sur la crosse
de leurs pistolets, revenaient tous trois d'une buvette qu'Athos
avait dйcouverte deux jours auparavant sur la route de La Jarrie,
et qu'on appelait le Colombier-Rouge, suivant le chemin qui
conduisait au camp, tout en se tenant sur leurs gardes, comme nous
l'avons dit, de peur d'embuscade, lorsqu'а un quart de lieue а peu
prиs du village de Boisnar ils crurent entendre le pas d'une
cavalcade qui venait а eux; aussitфt tous trois s'arrкtиrent,
serrйs l'un contre l'autre, et attendirent, tenant le milieu de la
route: au bout d'un instant, et comme la lune sortait justement
d'un nuage, ils virent apparaоtre au dйtour d'un chemin deux
cavaliers qui, en les apercevant, s'arrкtиrent а leur tour,
paraissant dйlibйrer s'ils devaient continuer leur route ou
retourner en arriиre. Cette hйsitation donna quelques soupзons aux
trois amis, et Athos, faisant quelques pas en avant, cria de sa
voix ferme:
«Qui vive?
-- Qui vive vous-mкme? rйpondit un de ces deux cavaliers.
-- Ce n'est pas rйpondre, cela! dit Athos. Qui vive? Rйpondez, ou
nous chargeons.
-- Prenez garde а ce que vous allez faire, messieurs! dit alors
une voix vibrante qui paraissait avoir l'habitude du commandement.
-- C'est quelque officier supйrieur qui fait sa ronde de nuit, dit
Athos, que voulez-vous faire, messieurs?
-- Qui кtes-vous? dit la mкme voix du mкme ton de commandement;
rйpondez а votre tour, ou vous pourriez vous mal trouver de votre
dйsobйissance.
-- Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu que
celui qui les interrogeait en avait le droit.
-- Quelle compagnie?
-- Compagnie de Trйville.
-- Avancez а l'ordre, et venez me rendre compte de ce que vous
faites ici, а cette heure.»
Les trois compagnons s'avancиrent, l'oreille un peu basse, car
tous trois maintenant йtaient convaincus qu'ils avaient affaire а
plus fort qu'eux; on laissa, au reste, а Athos le soin de porter
la parole.
Un des deux cavaliers, celui qui avait pris la parole en second
lieu, йtait а dix pas en avant de son compagnon; Athos fit signe а
Porthos et а Aramis de rester de leur cфtй en arriиre, et s'avanзa
seul.
«Pardon, mon officier! dit Athos; mais nous ignorions а qui nous
avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions bonne garde.
-- Votre nom? dit l'officier, qui se couvrait une partie du visage
avec son manteau.
-- Mais vous-mкme, monsieur, dit Athos qui commenзait а se
rйvolter contre cette inquisition; donnez-moi, je vous prie, la
preuve que vous avez le droit de m'interroger.
-- Votre nom? reprit une seconde fois le cavalier en laissant
tomber son manteau de maniиre а avoir le visage dйcouvert.
-- Monsieur le cardinal! s'йcria le mousquetaire stupйfait.
-- Votre nom? reprit pour la troisiиme fois Son Йminence.
-- Athos», dit le mousquetaire.
Le cardinal fit un signe а l'йcuyer, qui se rapprocha.
«Ces trois mousquetaires nous suivront, dit-il а voix basse, je ne
veux pas qu'on sache que je suis sorti du camp, et, en nous
suivant, nous serons sыrs qu'ils ne le diront а personne.
-- Nous sommes gentilshommes, Monseigneur, dit Athos; demandez-
nous donc notre parole et ne vous inquiйtez de rien. Dieu merci,
nous savons garder un secret.»
Le cardinal fixa ses yeux perзants sur ce hardi interlocuteur.
«Vous avez l'oreille fine, monsieur Athos, dit le cardinal; mais
maintenant, йcoutez ceci: ce n'est point par dйfiance que je vous
prie de me suivre, c'est pour ma sыretй: sans doute vos deux
compagnons sont MM. Porthos et Aramis?
-- Oui, Votre Йminence, dit Athos, tandis que les deux
mousquetaires restйs en arriиre s'approchaient, le chapeau а la
main.
-- Je vous connais, messieurs, dit le cardinal, je vous connais:
je sais que vous n'кtes pas tout а fait de mes amis, et j'en suis
fвchй, mais je sais que vous кtes de braves et loyaux
gentilshommes, et qu'on peut se fier а vous. Monsieur Athos,
faites-moi donc l'honneur de m'accompagner, vous et vos deux amis,
et alors j'aurai une escorte а faire envie а Sa Majestй, si nous
la rencontrons.»
Les trois mousquetaires s'inclinиrent jusque sur le cou de leurs
chevaux.
«Eh bien, sur mon honneur, dit Athos, Votre Йminence a raison de
nous emmener avec elle: nous avons rencontrй sur la route des
visages affreux, et nous avons mкme eu avec quatre de ces visages
une querelle au Colombier-Rouge.
-- Une querelle, et pourquoi, messieurs? dit le cardinal, je
n'aime pas les querelleurs, vous le savez!
-- C'est justement pour cela que j'ai l'honneur de prйvenir Votre
Йminence de ce qui vient d'arriver; car elle pourrait l'apprendre
par d'autres que par nous, et, sur un faux rapport, croire que
nous sommes en faute.
-- Et quels ont йtй les rйsultats de cette querelle? demanda le
cardinal en fronзant le sourcil.
-- Mais mon ami Aramis, que voici, a reзu un petit coup d'йpйe
dans le bras, ce qui ne l'empкchera pas, comme Votre Йminence peut
le voir, de monter а l'assaut demain, si Votre Йminence ordonne
l'escalade.
-- Mais vous n'кtes pas hommes а vous laisser donner des coups
d'йpйe ainsi, dit le cardinal: voyons, soyez francs, messieurs,
vous en avez bien rendu quelques-uns; confessez-vous, vous savez
que j'ai le droit de donner l'absolution.
-- Moi, Monseigneur, dit Athos, je n'ai pas mкme mis l'йpйe а la
main, mais j'ai pris celui а qui j'avais affaire а bras-le-corps
et je l'ai jetй par la fenкtre; il paraоt qu'en tombant, continua
Athos avec quelque hйsitation, il s'est cassй la cuisse.
-- Ah! ah! fit le cardinal; et vous, monsieur Porthos?
-- Moi, Monseigneur, sachant que le duel est dйfendu, j'ai saisi
un banc, et j'en ai donnй а l'un de ces brigands un coup qui, je
crois, lui a brisй l'йpaule.
-- Bien, dit le cardinal; et vous, monsieur Aramis?
-- Moi, Monseigneur, comme je suis d'un naturel trиs doux et que,
d'ailleurs, ce que Monseigneur ne sait peut-кtre pas, je suis sur
le point de rentrer dans les ordres, je voulais sйparer mes
camarades, quand un de ces misйrables m'a donnй traоtreusement un
coup d'йpйe а travers le bras gauche: alors la patience m'a
manquй, j'ai tirй mon йpйe а mon tour, et comme il revenait а la
charge, je crois avoir senti qu'en se jetant sur moi il se l'йtait
passйe au travers du corps: je sais bien qu'il est tombй
seulement, et il m'a semblй qu'on l'emportait avec ses deux
compagnons.
-- Diable, messieurs! dit le cardinal, trois hommes hors de combat
pour une dispute de cabaret, vous n'y allez pas de main morte; et
а propos de quoi йtait venue la querelle?
-- Ces misйrables йtaient ivres, dit Athos, et sachant qu'il y
avait une femme qui йtait arrivйe le soir dans le cabaret, ils
voulaient forcer la porte.
-- Forcer la porte! dit le cardinal, et pour quoi faire?
-- Pour lui faire violence sans doute, dit Athos; j'ai eu
l'honneur de dire а Votre Йminence que ces misйrables йtaient
ivres.
-- Et cette femme йtait jeune et jolie? demanda le cardinal avec
une certaine inquiйtude.
-- Nous ne l'avons pas vue, Monseigneur, dit Athos.
-- Vous ne l'avez pas vue; ah! trиs bien, reprit vivement le
cardinal; vous avez bien fait de dйfendre l'honneur d'une femme,
et, comme c'est а l'auberge du Colombier-Rouge que je vais moi-
mкme, je saurai si vous m'avez dit la vйritй.
-- Monseigneur, dit fiиrement Athos, nous sommes gentilshommes, et
pour sauver notre tкte, nous ne ferions pas un mensonge.
-- Aussi je ne doute pas de ce que vous me dites, monsieur Athos,
je n'en doute pas un seul instant; mais, ajouta-t-il pour changer
la conversation, cette dame йtait donc seule?
-- Cette dame avait un cavalier enfermй avec elle, dit Athos;
mais, comme malgrй le bruit ce cavalier ne s'est pas montrй, il
est а prйsumer que c'est un lвche.
-- Ne jugez pas tйmйrairement, dit l'йvangile», rйpliqua le
cardinal.
Athos s'inclina.
«Et maintenant, messieurs, c'est bien, continua Son Йminence, je
sais ce que je voulais savoir; suivez-moi.»
Les trois mousquetaires passиrent derriиre le cardinal, qui
s'enveloppa de nouveau le visage de son manteau et remit son
cheval en marche, se tenant а huit ou dix pas en avant de ses
quatre compagnons.
On arriva bientфt а l'auberge silencieuse et solitaire; sans doute
l'hфte savait quel illustre visiteur il attendait, et en
consйquence il avait renvoyй les importuns.
Dix pas avant d'arriver а la porte, le cardinal fit signe а son
йcuyer et aux trois mousquetaires de faire halte, un cheval tout
sellй йtait attachй au contrevent, le cardinal frappa trois coups
et de certaine faзon.
Un homme enveloppй d'un manteau sortit aussitфt et йchangea
quelques rapides paroles avec le cardinal; aprиs quoi il remonta а
cheval et repartit dans la direction de Surgиres, qui йtait aussi
celle de Paris.
«Avancez, messieurs, dit le cardinal.
-- Vous m'avez dit la vйritй, mes gentilshommes, dit-il en
s'adressant aux trois mousquetaires, il ne tiendra pas а moi que
notre rencontre de ce soir ne vous soit avantageuse; en attendant,
suivez-moi.»
Le cardinal mit pied а terre, les trois mousquetaires en firent
autant; le cardinal jeta la bride de son cheval aux mains de son
йcuyer, les trois mousquetaires attachиrent les brides des leurs
aux contrevents.
L'hфte se tenait sur le seuil de la porte; pour lui, le cardinal
n'йtait qu'un officier venant visiter une dame.
«Avez-vous quelque chambre au rez-de-chaussйe oщ ces messieurs
puissent m'attendre prиs d'un bon feu?» dit le cardinal.
L'hфte ouvrit la porte d'une grande salle, dans laquelle justement
on venait de remplacer un mauvais poкle par une grande et
excellente cheminйe.
«J'ai celle-ci, rйpondit-il.
-- C'est bien, dit le cardinal; entrez lа, messieurs, et veuillez
m'attendre; je ne serai pas plus d'une demi-heure.»
Et tandis que les trois mousquetaires entraient dans la chambre du
rez-de-chaussйe, le cardinal, sans demander plus amples
renseignements, monta l'escalier en homme qui n'a pas besoin qu'on
lui indique son chemin.
CHAPITRE XLIV
DE L'UTILITЙ DES TUYAUX DE POКLE
Il йtait йvident que, sans s'en douter, et mus seulement par leur
caractиre chevaleresque et aventureux, nos trois amis venaient de
rendre service а quelqu'un que le cardinal honorait de sa
protection particuliиre.
Maintenant quel йtait ce quelqu'un? C'est la question que se
firent d'abord les trois mousquetaires; puis, voyant qu'aucune des
rйponses que pouvait leur faire leur intelligence n'йtait
satisfaisante, Porthos appela l'hфte et demanda des dйs.
Porthos et Aramis se placиrent а une table et se mirent а jouer.
Athos se promena en rйflйchissant.
En rйflйchissant et en se promenant, Athos passait et repassait
devant le tuyau du poкle rompu par la moitiй et dont l'autre
extrйmitй donnait dans la chambre supйrieure, et а chaque fois
qu'il passait et repassait, il entendait un murmure de paroles qui
finit par fixer son attention. Athos s'approcha, et il distingua
quelques mots qui lui parurent sans doute mйriter un si grand
intйrкt qu'il fit signe а ses compagnons de se taire, restant lui-
mкme courbй l'oreille tendue а la hauteur de l'orifice infйrieur.
«Йcoutez, Milady, disait le cardinal, l'affaire est importante:
asseyez-vous lа et causons.
-- Milady! murmura Athos.
-- J'йcoute Votre Йminence avec la plus grande attention, rйpondit
une voix de femme qui fit tressaillir le mousquetaire.
-- Un petit bвtiment avec йquipage anglais, dont le capitaine est
а moi, vous attend а l'embouchure de la Charente, au fort de La
Pointe; il mettra а la voile demain matin.
-- Il faut alors que je m'y rende cette nuit?
-- А l'instant mкme, c'est-а-dire lorsque vous aurez reзu mes
instructions. Deux hommes que vous trouverez а la porte en sortant
vous serviront d'escorte; vous me laisserez sortir le premier,
puis une demi-heure aprиs moi, vous sortirez а votre tour.
-- Oui, Monseigneur. Maintenant revenons а la mission dont vous
voulez bien me charger; et comme je tiens а continuer de mйriter
la confiance de Votre Йminence, daignez me l'exposer en termes
clairs et prйcis, afin que je ne commette aucune erreur.»
Il y eut un instant de profond silence entre les deux
interlocuteurs; il йtait йvident que le cardinal mesurait d'avance
les termes dans lesquels il allait parler, et que Milady
recueillait toutes ses facultйs intellectuelles pour comprendre
les choses qu'il allait dire et les graver dans sa mйmoire quand
elles seraient dites.
Athos profita de ce moment pour dire а ses deux compagnons de
fermer la porte en dedans et pour leur faire signe de venir
йcouter avec lui.
Les deux mousquetaires, qui aimaient leurs aises, apportиrent une
chaise pour chacun d'eux, et une chaise pour Athos. Tous trois
s'assirent alors, leurs tкtes rapprochйes et l'oreille au guet.
«Vous allez partir pour Londres, continua le cardinal. Arrivйe а
Londres, vous irez trouver Buckingham.
-- Je ferai observer а Son Йminence, dit Milady, que depuis
l'affaire des ferrets de diamants, pour laquelle le duc m'a
toujours soupзonnйe, Sa Grвce se dйfie de moi.
-- Aussi cette fois-ci, dit le cardinal, ne s'agit-il plus de
capter sa confiance, mais de se prйsenter franchement et
loyalement а lui comme nйgociatrice.
-- Franchement et loyalement, rйpйta Milady avec une indicible
expression de duplicitй.
-- Oui, franchement et loyalement, reprit le cardinal du mкme ton;
toute cette nйgociation doit кtre faite а dйcouvert.
-- Je suivrai а la lettre les instructions de Son Йminence, et
j'attends qu'elle me les donne.
-- Vous irez trouver Buckingham de ma part, et vous lui direz que
je sais tous les prйparatifs qu'il fait mais que je ne m'en
inquiиte guиre, attendu qu'au premier mouvement qu'il risquera, je
perds la reine.
-- Croira-t-il que Votre Йminence est en mesure d'accomplir la
menace qu'elle lui fait?
-- Oui, car j'ai des preuves.
-- Il faut que je puisse prйsenter ces preuves а son apprйciation.
-- Sans doute, et vous lui direz que je publie le rapport de Bois-
Robert et du marquis de Beautru sur l'entrevue que le duc a eu
chez Mme la connйtable avec la reine, le soir que Mme la
connйtable a donnй une fкte masquйe; vous lui direz, afin qu'il ne
doute de rien, qu'il y est venu sous le costume du grand mogol que
devait porter le chevalier de Guise, et qu'il a achetй а ce
dernier moyennant la somme de trois mille pistoles.
-- Bien, Monseigneur.
-- Tous les dйtails de son entrйe au Louvre et de sa sortie
pendant la nuit oщ il s'est introduit au palais sous le costume
d'un diseur de bonne aventure italien me sont connus; vous lui
direz, pour qu'il ne doute pas encore de l'authenticitй de mes
renseignements, qu'il avait sous son manteau une grande robe
blanche semйe de larmes noires, de tкtes de mort et d'os en
sautoir: car, en cas de surprise, il devait se faire passer pour
le fantфme de la Dame blanche qui, comme chacun le sait, revient
au Louvre chaque fois que quelque grand йvйnement va s'accomplir.
-- Est-ce tout, Monseigneur?
-- Dites-lui que je sais encore tous les dйtails de l'aventure
d'Amiens, que j'en ferai faire un petit roman, spirituellement
tournй, avec un plan du jardin et les portraits des principaux
acteurs de cette scиne nocturne.
-- Je lui dirai cela.
-- Dites-lui encore que je tiens Montaigu, que Montaigu est а la
Bastille, qu'on n'a surpris aucune lettre sur lui, c'est vrai,
mais que la torture peut lui faire dire ce qu'il sait, et mкme...
ce qu'il ne sait pas.
-- А merveille.
-- Enfin ajoutez que Sa Grвce, dans la prйcipitation qu'elle a
mise а quitter l'оle de Rй, oublia dans son logis certaine lettre
de Mme de Chevreuse qui compromet singuliиrement la reine, en ce
qu'elle prouve non seulement que Sa Majestй peut aimer les ennemis
du roi, mais encore qu'elle conspire avec ceux de la France. Vous
avez bien retenu tout ce que je vous ai dit, n'est-ce pas?
-- Votre Йminence va en juger: le bal de Mme la connйtable; la
nuit du Louvre; la soirйe d'Amiens; l'arrestation de Montaigu; la
lettre de Mme de Chevreuse.
-- C'est cela, dit le cardinal, c'est cela: vous avez une bien
heureuse mйmoire, Milady.
-- Mais, reprit celle а qui le cardinal venait d'adresser ce
compliment flatteur, si malgrй toutes ces raisons le duc ne se
rend pas et continue de menacer la France?
-- Le duc est amoureux comme un fou, ou plutфt comme un niais,
reprit Richelieu avec une profonde amertume; comme les anciens
paladins, il n'a entrepris cette guerre que pour obtenir un regard
de sa belle. S'il sait que cette guerre peut coыter l'honneur et
peut-кtre la libertй а la dame de ses pensйes, comme il dit, je
vous rйponds qu'il y regardera а deux fois.
-- Et cependant, dit Milady avec une persistance qui prouvait
qu'elle voulait voir clair jusqu'au bout, dans la mission dont
elle allait кtre chargйe, cependant s'il persiste?
-- S'il persiste, dit le cardinal..., ce n'est pas probable.
-- C'est possible, dit Milady.
-- S'il persiste...» Son Йminence fit une pause et reprit»S'il
persiste, eh bien, j'espйrerai dans un de ces йvйnements qui
changent la face des Йtats.
-- Si Son Йminence voulait me citer dans l'histoire quelques-uns
de ces йvйnements, dit Milady, peut-кtre partagerais-je sa
confiance dans l'avenir.
-- Eh bien, tenez! par exemple, dit Richelieu, lorsqu'en 1610,
pour une cause а peu prиs pareille а celle qui fait mouvoir le
duc, le roi Henri IV, de glorieuse mйmoire, allait а la fois
envahir les Flandres et l'Italie pour frapper а la fois l'Autriche
des deux cфtйs, eh bien, n'est-il pas arrivй un йvйnement qui a
sauvй l'Autriche? Pourquoi le roi de France n'aurait-il pas la
mкme chance que l'empereur?
-- Votre Йminence veut parler du coup de couteau de la rue de la
Ferronnerie?
-- Justement, dit le cardinal.
-- Votre Йminence ne craint-elle pas que le supplice de Ravaillac
йpouvante ceux qui auraient un instant l'idйe de l'imiter?
-- Il y aura en tout temps et dans tous les pays, surtout si ces
pays sont divisйs de religion, des fanatiques qui ne demanderont
pas mieux que de se faire martyrs. Et tenez, justement il me
revient а cette heure que les puritains sont furieux contre le duc
de Buckingham et que leurs prйdicateurs le dйsignent comme
l'Antйchrist.
-- Eh bien? fit Milady.
-- Eh bien, continua le cardinal d'un air indiffйrent, il ne
s'agirait, pour le moment, par exemple, que de trouver une femme,
belle, jeune, adroite, qui eыt а se venger elle-mкme du duc. Une
pareille femme peut se rencontrer: le duc est homme а bonnes
fortunes, et, s'il a semй bien des amours par ses promesses de
constance йternelle, il a dы semer bien des haines aussi par ses
йternelles infidйlitйs.
-- Sans doute, dit froidement Milady, une pareille femme peut se
rencontrer.
-- Eh bien, une pareille femme, qui mettrait le couteau de Jacques
Clйment ou de Ravaillac aux mains d'un fanatique, sauverait la
France.
-- Oui, mais elle serait complice d'un assassinat.
-- A-t-on jamais connu les complices de Ravaillac ou de Jacques
Clйment?
-- Non, car peut-кtre йtaient-ils placйs trop haut pour qu'on osвt
les aller chercher lа oщ ils йtaient: on ne brыlerait pas le
Palais de Justice pour tout le monde, Monseigneur.
-- Vous croyez donc que l'incendie du Palais de Justice a une
cause autre que celle du hasard? demanda Richelieu du ton dont il
eыt fait une question sans aucune importance.
-- Moi, Monseigneur, rйpondit Milady, je ne crois rien, je cite un
fait, voilа tout, seulement, je dis que si je m'appelais
Mlle de Monpensier ou la reine Marie de Mйdicis, je prendrais
moins de prйcautions que j'en prends, m'appelant tout simplement
Lady Clarick.
-- C'est juste, dit Richelieu, et que voudriez-vous donc?
-- Je voudrais un ordre qui ratifiвt d'avance tout ce que je
croirai devoir faire pour le plus grand bien de la France.
-- Mais il faudrait d'abord trouver la femme que j'ai dit, et qui
aurait а se venger du duc.
-- Elle est trouvйe, dit Milady.
-- Puis il faudrait trouver ce misйrable fanatique qui servira
d'instrument а la justice de Dieu.
-- On le trouvera.
-- Eh bien, dit le duc, alors il sera temps de rйclamer l'ordre
que vous demandiez tout а l'heure.
-- Votre Йminence a raison, dit Milady, et c'est moi qui ai eu
tort de voir dans la mission dont elle m'honore autre chose que ce
qui est rйellement, c'est-а-dire d'annoncer а Sa Grвce, de la part
de Son Йminence, que vous connaissez les diffйrents dйguisements а
l'aide desquels il est parvenu а se rapprocher de la reine pendant
la fкte donnйe par Mme la connйtable; que vous avez les preuves de
l'entrevue accordйe au Louvre par la reine а certain astrologue
italien qui n'est autre que le duc de Buckingham; que vous avez
commandй un petit roman, des plus spirituels, sur l'aventure
d'Amiens, avec plan du jardin oщ cette aventure s'est passйe et
portraits des acteurs qui y ont figurй; que Montaigu est а la
Bastille, et que la torture peut lui faire dire des choses dont il
se souvient et mкme des choses qu'il aurait oubliйes; enfin, que
vous possйdez certaine lettre de Mme de Chevreuse, trouvйe dans le
logis de Sa Grвce, qui compromet singuliиrement, non seulement
celle qui l'a йcrite, mais encore celle au nom de qui elle a йtй
йcrite. Puis, s'il persiste malgrй tout cela, comme c'est а ce que
je viens de dire que se borne ma mission, je n'aurai plus qu'а
prier Dieu de faire un miracle pour sauver la France. C'est bien
cela, n'est-ce pas, Monseigneur, et je n'ai pas autre chose а
faire?
-- C'est bien cela, reprit sиchement le cardinal.
-- Et maintenant, dit Milady sans paraоtre remarquer le changement
de ton du duc а son йgard, maintenant que j'ai reзu les
instructions de Votre Йminence а propos de ses ennemis,
Monseigneur me permettra-t-il de lui dire deux mots des miens?
-- Vous avez donc des ennemis? demanda Richelieu.
-- Oui, Monseigneur; des ennemis contre lesquels vous me devez
tout votre appui, car je me les suis faits en servant Votre
Йminence.
-- Et lesquels? rйpliqua le duc.
-- D'abord une petite intrigante du nom de Bonacieux.
-- Elle est dans la prison de Mantes.
-- C'est-а-dire qu'elle y йtait, reprit Milady, mais la reine a
surpris un ordre du roi, а l'aide duquel elle l'a fait transporter
dans un couvent.
-- Dans un couvent? dit le duc.
-- Oui, dans un couvent.
-- Et dans lequel?
-- Je l'ignore, le secret a йtй bien gardй...
-- Je le saurai, moi!
-- Et Votre Йminence me dira dans quel couvent est cette femme?
-- Je n'y vois pas d'inconvйnient, dit le cardinal.
-- Bien; maintenant j'ai un autre ennemi bien autrement а craindre
pour moi que cette petite Mme Bonacieux.
-- Et lequel?
-- Son amant.
-- Comment s'appelle-t-il?
-- Oh! Votre Йminence le connaоt bien, s'йcria Milady emportйe par
la colиre, c'est notre mauvais gйnie а tous deux; c'est celui qui,
dans une rencontre avec les gardes de Votre Йminence, a dйcidй la
victoire en faveur des mousquetaires du roi; c'est celui qui a
donnй trois coups d'йpйe а de Wardes, votre йmissaire, et qui a
fait йchouer l'affaire des ferrets; c'est celui enfin qui, sachant
que c'йtait moi qui lui avais enlevй Mme Bonacieux, a jurй ma
mort.
-- Ah! ah! dit le cardinal, je sais de qui vous voulez parler.
-- Je veux parler de ce misйrable d'Artagnan.
-- C'est un hardi compagnon, dit le cardinal.
-- Et c'est justement parce que c'est un hardi compagnon qu'il
n'en est que plus а craindre.
-- Il faudrait, dit le duc, avoir une preuve de ses intelligences
avec Buckingham.
-- Une preuve, s'йcria Milady, j'en aurai dix.
-- Eh bien, alors! c'est la chose la plus simple du monde, ayez-
moi cette preuve et je l'envoie а la Bastille.
-- Bien, Monseigneur! mais ensuite?
-- Quand on est а la Bastille, il n'y a pas d'ensuite, dit le
cardinal d'une voix sourde. Ah! pardieu, continua-t-il, s'il
m'йtait aussi facile de me dйbarrasser de mon ennemi qu'il m'est
facile de me dйbarrasser des vфtres, et si c'йtait contre de
pareilles gens que vous me demandiez l'impunitй!...
-- Monseigneur, reprit Milady, troc pour troc, existence pour
existence, homme pour homme; donnez-moi celui-lа, je vous donne
l'autre.
-- Je ne sais pas ce que vous voulez dire, reprit le cardinal, et
ne veux mкme pas le savoir, mais j'ai le dйsir de vous кtre
agrйable et ne vois aucun inconvйnient а vous donner ce que vous
demandez а l'йgard d'une si infime crйature; d'autant plus, comme
vous me le dites, que ce petit d'Artagnan est un libertin, un
duelliste, un traоtre.
-- Un infвme, Monseigneur, un infвme!
-- Donnez-moi donc du papier, une plume et de l'encre, dit le
cardinal.
-- En voici, Monseigneur.»
Il se fit un instant de silence qui prouvait que le cardinal йtait
occupй а chercher les termes dans lesquels devait кtre йcrit le
billet, ou mкme а l'йcrire. Athos, qui n'avait pas perdu un mot de
la conversation, prit ses deux compagnons chacun par une main et
les conduisit а l'autre bout de la chambre.
«Eh bien, dit Porthos, que veux-tu, et pourquoi ne nous laisses-tu
pas йcouter la fin de la conversation?
-- Chut! dit Athos parlant а voix basse, nous en avons entendu
tout ce qu'il est nйcessaire que nous entendions; d'ailleurs je ne
vous empкche pas d'йcouter le reste, mais il faut que je sorte.
-- Il faut que tu sortes! dit Porthos; mais si le cardinal te
demande, que rйpondrons-nous?
-- Vous n'attendrez pas qu'il me demande, vous lui direz les
premiers que je suis parti en йclaireur parce que certaines
paroles de notre hфte m'ont donnй а penser que le chemin n'йtait
pas sыr; j'en toucherai d'abord deux mots а l'йcuyer du cardinal;
le reste me regarde, ne vous en inquiйtez pas.
-- Soyez prudent, Athos! dit Aramis.
-- Soyez tranquille, rйpondit Athos, vous le savez, j'ai du sang-
froid.»
Porthos et Aramis allиrent reprendre leur place prиs du tuyau de
poкle.
Quant а Athos, il sortit sans aucun mystиre, alla prendre son
cheval attachй avec ceux de ses deux amis aux tourniquets des
contrevents, convainquit en quatre mots l'йcuyer de la nйcessitй
d'une avant-garde pour le retour, visita avec affectation l'amorce
de ses pistolets, mit l'йpйe aux dents et suivit, en enfant perdu,
la route qui conduisait au camp.
CHAPITRE XLV
SCИNE CONJUGALE
Comme l'avait prйvu Athos, le cardinal ne tarda point а descendre;
il ouvrit la porte de la chambre oщ йtaient entrйs les
mousquetaires, et trouva Porthos faisant une partie de dйs
acharnйe avec Aramis. D'un coup d'oeil rapide, il fouilla tous les
coins de la salle, et vit qu'un de ses hommes lui manquait.
«Qu'est devenu M. Athos? demanda-t-il.
-- Monseigneur, rйpondit Porthos, il est parti en йclaireur sur
quelques propos de notre hфte, qui lui ont fait croire que la
route n'йtait pas sыre.
-- Et vous, qu'avez-vous fait, monsieur Porthos?
-- J'ai gagnй cinq pistoles а Aramis.
-- Et maintenant, vous pouvez revenir avec moi?
-- Nous sommes aux ordres de Votre Йminence.
-- А cheval donc, messieurs, car il se fait tard.»
L'йcuyer йtait а la porte, et tenait en bride le cheval du
cardinal. Un peu plus loin, un groupe de deux hommes et de trois
chevaux apparaissait dans l'ombre; ces deux hommes йtaient ceux
qui devaient conduire Milady au fort de La Pointe, et veiller а
son embarquement.
L'йcuyer confirma au cardinal ce que les deux mousquetaires lui
avaient dйjа dit а propos d'Athos. Le cardinal fit un geste
approbateur, et reprit la route, s'entourant au retour des mкmes
prйcautions qu'il avait prises au dйpart.
Laissons-le suivre le chemin du camp, protйgй par l'йcuyer et les
deux mousquetaires, et revenons а Athos.
Pendant une centaine de pas, il avait marchй de la mкme allure;
mais, une fois hors de vue, il avait lancй son cheval а droite,
avait fait un dйtour, et йtait revenu а une vingtaine de pas, dans
le taillis, guetter le passage de la petite troupe; ayant reconnu
les chapeaux bordйs de ses compagnons et la frange dorйe du
manteau de M. le cardinal, il attendit que les cavaliers eussent
tournй l'angle de la route, et, les ayant perdus de vue, il revint
au galop а l'auberge, qu'on lui ouvrit sans difficultй.
L'hфte le reconnut.
«Mon officier, dit Athos, a oubliй de faire а la dame du premier
une recommandation importante, il m'envoie pour rйparer son oubli.
-- Montez, dit l'hфte, elle est encore dans sa chambre.»
Athos profita de la permission, monta l'escalier de son pas le
plus lйger, arriva sur le carrй, et, а travers la porte
entrouverte, il vit Milady qui attachait son chapeau.
Il entra dans la chambre, et referma la porte derriиre lui.
Au bruit qu'il fit en repoussant le verrou, Milady se retourna.
Athos йtait debout devant la porte, enveloppй dans son manteau,
son chapeau rabattu sur ses yeux.
En voyant cette figure muette et immobile comme une statue, Milady
eut peur.
«Qui кtes-vous? et que demandez-vous?» s'йcria-t-elle. «Allons,
c'est bien elle!» murmura Athos.
Et, laissant tomber son manteau, et relevant son feutre, il
s'avanзa vers Milady.
«Me reconnaissez-vous, madame?» dit-il.
Milady fit un pas en avant, puis recula comme а la vue d'un
serpent.
«Allons, dit Athos, c'est bien, je vois que vous me reconnaissez.
-- Le comte de La Fиre! murmura Milady en pвlissant et en reculant
jusqu'а ce que la muraille l'empкchвt d'aller plus loin.
-- Oui, Milady, rйpondit Athos, le comte de La Fиre en personne,
qui revient tout exprиs de l'autre monde pour avoir le plaisir de
vous voir. Asseyons-nous donc, et causons, comme dit Monseigneur
le cardinal.»
Milady, dominйe par une terreur inexprimable, s'assit sans
profйrer une seule parole.
«Vous кtes donc un dйmon envoyй sur la terre? dit Athos. Votre
puissance est grande, je le sais; mais vous savez aussi qu'avec
l'aide de Dieu les hommes ont souvent vaincu les dйmons les plus
terribles. Vous vous кtes dйjа trouvйe sur mon chemin, je croyais
vous avoir terrassйe, madame; mais, ou je me trompai, ou l'enfer
vous a ressuscitйe.»
Milady, а ces paroles qui lui rappelaient des souvenirs
effroyables, baissa la tкte avec un gйmissement sourd.
«Oui, l'enfer vous a ressuscitйe, reprit Athos, l'enfer vous a
faite riche, l'enfer vous a donnй un autre nom l'enfer vous a
presque refait mкme un autre visage; mais il n'a effacй ni les
souillures de votre вme, ni la flйtrissure de votre corps.»
Milady se leva comme mue par un ressort, et ses yeux lancиrent des
йclairs. Athos resta assis.
«Vous me croyiez mort, n'est-ce pas, comme je vous croyais morte?
et ce nom d'Athos avait cachй le comte de La Fиre, comme le nom de
Milady Clarick avait cachй Anne de Breuil! N'йtait-ce pas ainsi
que vous vous appeliez quand votre honorй frиre nous a mariйs?
Notre position est vraiment йtrange, poursuivit Athos en riant;
nous n'avons vйcu jusqu'а prйsent l'un et l'autre que parce que
nous nous croyions morts, et qu'un souvenir gкne moins qu'une
crйature, quoique ce soit chose dйvorante parfois qu'un souvenir!
-- Mais enfin, dit Milady d'une voix sourde, qui vous ramиne vers
moi? et que me voulez-vous?
-- Je veux vous dire que, tout en restant invisible а vos yeux, je
ne vous ai pas perdue de vue, moi!
-- Vous savez ce que j'ai fait?
-- Je puis vous raconter jour par jour vos actions, depuis votre
entrйe au service du cardinal jusqu'а ce soir.»
Un sourire d'incrйdulitй passa sur les lиvres pвles de Milady.
«Йcoutez: c'est vous qui avez coupй les deux ferrets de diamants
sur l'йpaule du duc de Buckingham; c'est vous qui avez fait
enlever Mme Bonacieux; c'est vous qui, amoureuse de de Wardes, et
croyant passer la nuit avec lui, avez ouvert votre porte а
M. d'Artagnan; c'est vous qui, croyant que de Wardes vous avait
trompйe, avez voulu le faire tuer par son rival; c'est vous qui,
lorsque ce rival eut dйcouvert votre infвme secret, avez voulu le
faire tuer а son tour par deux assassins que vous avez envoyйs а
sa poursuite; c'est vous qui, voyant que les balles avaient manquй
leur coup, avez envoyй du vin empoisonnй avec une fausse lettre,
pour faire croire а votre victime que ce vin venait de ses amis;
c'est vous, enfin, qui venez lа, dans cette chambre, assise sur
cette chaise oщ je suis, de prendre avec le cardinal de Richelieu
l'engagement de faire assassiner le duc de Buckingham, en йchange
de la promesse qu'il vous a faite de vous laisser assassiner
d'Artagnan.»
Milady йtait livide.
«Mais vous кtes donc Satan? dit-elle.
-- Peut-кtre, dit Athos; mais, en tout cas, йcoutez bien ceci:
Assassinez ou faites assassiner le duc de Buckingham, peu
m'importe! je ne le connais pas: d'ailleurs c'est un Anglais; mais
ne touchez pas du bout du doigt а un seul cheveu de d'Artagnan,
qui est un fidиle ami que j'aime et que je dйfends, ou, je vous le
jure par la tкte de mon pиre, le crime que vous aurez commis sera
le dernier.
-- M. d'Artagnan m'a cruellement offensйe, dit Milady d'une voix
sourde, M. d'Artagnan mourra.
-- En vйritй, cela est-il possible qu'on vous offense, madame? dit
en riant Athos; il vous a offensйe, et il mourra?
-- Il mourra, reprit Milady; elle d'abord, lui ensuite.»
Athos fut saisi comme d'un vertige: la vue de cette crйature, qui
n'avait rien d'une femme, lui rappelait des souvenirs terribles;
il pensa qu'un jour, dans une situation moins dangereuse que celle
oщ il se trouvait, il avait dйjа voulu la sacrifier а son honneur;
son dйsir de meurtre lui revint brыlant et l'envahit comme une
fiиvre ardente: il se leva а son tour, porta la main а sa
ceinture, en tira un pistolet et l'arma.
Milady, pвle comme un cadavre, voulut crier, mais sa langue glacйe
ne put profйrer qu'un son rauque qui n'avait rien de la parole
humaine et qui semblait le rвle d'une bкte fauve; collйe contre la
sombre tapisserie, elle apparaissait, les cheveux йpars, comme
l'image effrayante de la terreur.
Athos leva lentement son pistolet, йtendit le bras de maniиre que
l'arme touchвt presque le front de Milady puis, d'une voix
d'autant plus terrible qu'elle avait le calme suprкme d'une
inflexible rйsolution:
«Madame, dit-il, vous allez а l'instant mкme me remettre le papier
que vous a signй le cardinal, ou, sur mon вme, je vous fais sauter
la cervelle.»
Avec un autre homme Milady aurait pu conserver quelque doute, mais
elle connaissait Athos; cependant elle resta immobile.
«Vous avez une seconde pour vous dйcider», dit-il.
Milady vit а la contraction de son visage que le coup allait
partir; elle porta vivement la main а sa poitrine, en tira un
papier et le tendit а Athos.
«Tenez, dit-elle, et soyez maudit!»
Athos prit le papier, repassa le pistolet а sa ceinture,
s'approcha de la lampe pour s'assurer que c'йtait bien celui-lа,
le dйplia et lut:
«C'est par mon ordre et pour le bien de l'Йtat que le porteur du
prйsent a fait ce qu'il a fait.
3 dйcembre 1627.
«Richelieu»
«Et maintenant, dit Athos en reprenant son manteau et en replaзant
son feutre sur sa tкte, maintenant que je t'ai arrachй les dents,
vipиre, mords si tu peux.»
Et il sortit de la chambre sans mкme regarder en arriиre.
А la porte il trouva les deux hommes et le cheval qu'ils tenaient
en main.
«Messieurs, dit-il, l'ordre de Monseigneur, vous le savez, est de
conduire cette femme, sans perdre de temps, au fort de La Pointe
et de ne la quitter que lorsqu'elle sera а bord.»
Comme ces paroles s'accordaient effectivement avec l'ordre qu'ils
avaient reзu, ils inclinиrent la tкte en signe d'assentiment.
Quant а Athos, il se mit lйgиrement en selle et partit au galop;
seulement, au lieu de suivre la route, il prit а travers champs,
piquant avec vigueur son cheval et de temps en temps s'arrкtant
pour йcouter.
Dans une de ces haltes, il entendit sur la route le pas de
plusieurs chevaux. Il ne douta point que ce ne fыt le cardinal et
son escorte. Aussitфt il fit une nouvelle pointe en avant,
bouchonna son cheval avec de la bruyиre et des feuilles d'arbres,
et vint se mettre en travers de la route а deux cents pas du camp
а peu prиs.
«Qui vive? cria-t-il de loin quand il aperзut les cavaliers.
-- C'est notre brave mousquetaire, je crois, dit le cardinal.
-- Oui, Monseigneur, rйpondit Athos. C'est lui-mкme.
-- Monsieur Athos, dit Richelieu, recevez tous mes remerciements
pour la bonne garde que vous nous avez faite; messieurs, nous
voici arrivйs: prenez la porte а gauche, le mot d'ordre est Roi et
Rй.»
En disant ces mots, le cardinal salua de la tкte les trois amis,
et prit а droite suivi de son йcuyer; car, cette nuit-lа, lui-mкme
couchait au camp.
«Eh bien! dirent ensemble Porthos et Aramis lorsque le cardinal
fut hors de la portйe de la voix, eh bien il a signй le papier
qu'elle demandait.
-- Je le sais, dit tranquillement Athos, puisque le voici.»
Et les trois amis n'йchangиrent plus une seule parole jusqu'а leur
quartier, exceptй pour donner le mot d'ordre aux sentinelles.
Seulement, on envoya Mousqueton dire а Planchet que son maоtre
йtait priй, en relevant de tranchйe, de se rendre а l'instant mкme
au logis des mousquetaires.
D'un autre cфtй, comme l'avait prйvu Athos, Milady, en retrouvant
а la porte les hommes qui l'attendaient, ne fit aucune difficultй
de les suivre; elle avait bien eu l'envie un instant de se faire
reconduire devant le cardinal et de lui tout raconter, mais une
rйvйlation de sa part amenait une rйvйlation de la part d'Athos:
elle dirait bien qu'Athos l'avait pendue, mais Athos dirait
qu'elle йtait marquйe; elle pensa qu'il valait donc encore mieux
garder le silence, partir discrиtement, accomplir avec son
habiletй ordinaire la mission difficile dont elle s'йtait chargйe,
puis, toutes les choses accomplies а la satisfaction du cardinal,
venir lui rйclamer sa vengeance.
En consйquence, aprиs avoir voyagй toute la nuit, а sept heures du
matin elle йtait au fort de La Pointe, а huit heures elle йtait
embarquйe, et а neuf heures le bвtiment, qui, avec des lettres de
marque du cardinal, йtait censй кtre en partance pour Bayonne,
levait l'ancre et faisait voile pour l'Angleterre.
CHAPITRE XLVI
LE BASTION SAINT-GERVAIS
En arrivant chez ses trois amis, d'Artagnan les trouva rйunis dans
la mкme chambre: Athos rйflйchissait, Porthos frisait sa
moustache, Aramis disait ses priиres dans un charmant petit livre
d'heures reliй en velours bleu.
«Pardieu, messieurs! dit-il, j'espиre que ce que vous avez а me
dire en vaut la peine, sans cela je vous prйviens que je ne vous
pardonnerai pas de m'avoir fait venir, au lieu de me laisser
reposer aprиs une nuit passйe а prendre et а dйmanteler un
bastion. Ah! que n'йtiez-vous lа, messieurs! il y a fait chaud!
-- Nous йtions ailleurs, oщ il ne faisait pas froid non plus!
rйpondit Porthos tout en faisant prendre а sa moustache un pli qui
lui йtait particulier.
-- Chut! dit Athos.
-- Oh! oh! fit d'Artagnan comprenant le lйger froncement de
sourcils du mousquetaire, il paraоt qu'il y a du nouveau ici.
-- Aramis, dit Athos, vous avez йtй dйjeuner avant-hier а
l'auberge du Parpaillot, je crois?
-- Oui.
-- Comment est-on lа?
-- Mais, j'y ai fort mal mangй pour mon compte, avant-hier йtait
un jour maigre, et ils n'avaient que du gras.
-- Comment! dit Athos, dans un port de mer ils n'ont pas de
poisson?
-- Ils disent, reprit Aramis en se remettant а sa pieuse lecture,
que la digue que fait bвtir M. le cardinal le chasse en pleine
mer.
-- Mais, ce n'est pas cela que je vous demandais, Aramis, reprit
Athos; je vous demandais si vous aviez йtй bien libre, et si
personne ne vous avait dйrangй?
-- Mais il me semble que nous n'avons pas eu trop d'importuns;
oui, au fait, pour ce que vous voulez dire, Athos, nous serons
assez bien au Parpaillot.
-- Allons donc au Parpaillot, dit Athos, car ici les murailles
sont comme des feuilles de papier.»
D'Artagnan, qui йtait habituй aux maniиres de faire de son ami, et
qui reconnaissait tout de suite а une parole, а un geste, а un
signe de lui, que les circonstances йtaient graves, prit le bras
d'Athos et sortit avec lui sans rien dire; Porthos suivit en
devisant avec Aramis.
En route, on rencontra Grimaud, Athos lui fit signe de suivre;
Grimaud, selon son habitude, obйit en silence; le pauvre garзon
avait а peu prиs fini par dйsapprendre de parler.
On arriva а la buvette du Parpaillot: il йtait sept heures du
matin, le jour commenзait а paraоtre; les trois amis commandиrent
а dйjeuner, et entrиrent dans une salle oщ au dire de l'hфte, ils
ne devaient pas кtre dйrangйs.
Malheureusement l'heure йtait mal choisie pour un conciliabule; on
venait de battre la diane, chacun secouait le sommeil de la nuit,
et, pour chasser l'air humide du matin, venait boire la goutte а
la buvette: dragons, Suisses, gardes, mousquetaires, chevau-lйgers
se succйdaient avec une rapiditй qui devait trиs bien faire les
affaires de l'hфte, mais qui remplissait fort mal les vues des
quatre amis. Aussi rйpondaient-ils d'une maniиre fort maussade aux
saluts, aux toasts et aux _lazzi_ de leurs compagnons.
«Allons! dit Athos, nous allons nous faire quelque bonne querelle,
et nous n'avons pas besoin de cela en ce moment. D'Artagnan,
racontez-nous votre nuit; nous vous raconterons la nфtre aprиs.
-- En effet, dit un chevau-lйger qui se dandinait en tenant а la
main un verre d'eau-de-vie qu'il dйgustait lentement; en effet,
vous йtiez de tranchйe cette nuit, messieurs les gardes, et il me
semble que vous avez eu maille а partir avec les Rochelois?»
D'Artagnan regarda Athos pour savoir s'il devait rйpondre а cet
intrus qui se mкlait а la conversation.
«Eh bien, dit Athos, n'entends-tu pas M. de Busigny qui te fait
l'honneur de t'adresser la parole? Raconte ce qui s'est passй
cette nuit, puisque ces messieurs dйsirent le savoir.
-- N'avre-bous bas bris un pastion? demanda un Suisse qui buvait
du rhum dans un verre а biиre.
-- Oui, monsieur, rйpondit d'Artagnan en s'inclinant, nous avons
eu cet honneur, nous avons mкme, comme vous avez pu l'entendre,
introduit sous un des angles un baril de poudre qui, en йclatant,
a fait une fort jolie brиche; sans compter que, comme le bastion
n'йtait pas d'hier, tout le reste de la bвtisse s'en est trouvй
fort йbranlй.
-- Et quel bastion est-ce? demanda un dragon qui tenait enfilйe а
son sabre une oie qu'il apportait pour qu'on la fоt cuire.
-- Le bastion Saint-Gervais, rйpondit d'Artagnan, derriиre lequel
les Rochelois inquiйtaient nos travailleurs.
-- Et l'affaire a йtй chaude?
-- Mais, oui; nous y avons perdu cinq hommes, et les Rochelois
huit ou dix.
-- Balzampleu! fit le Suisse, qui, malgrй l'admirable collection
de jurons que possиde la langue allemande, avait pris l'habitude
de jurer en franзais.
-- Mais il est probable, dit le chevau-lйger, qu'ils vont, ce
matin, envoyer des pionniers pour remettre le bastion en йtat.
-- Oui, c'est probable, dit d'Artagnan.
-- Messieurs, dit Athos, un pari!
-- Ah! woui! un bari! dit le Suisse.
-- Lequel? demanda le chevau-lйger.
-- Attendez, dit le dragon en posant son sabre comme une broche
sur les deux grands chenets de fer qui soutenaient le feu de la
cheminйe, j'en suis. Hфtelier de malheur! une lиchefrite tout de
suite, que je ne perde pas une goutte de la graisse de cette
estimable volaille.
-- Il avre raison, dit le Suisse, la graisse t'oie, il est trиs
ponne avec des gonfitures.
-- Lа! dit le dragon. Maintenant, voyons le pari! Nous йcoutons,
monsieur Athos!
-- Oui, le pari! dit le chevau-lйger.
-- Eh bien, monsieur de Busigny, je parie avec vous, dit Athos,
que mes trois compagnons, MM. Porthos, Aramis, d'Artagnan et moi,
nous allons dйjeuner dans le bastion Saint-Gervais et que nous y
tenons une heure, montre а la main, quelque chose que l'ennemi
fasse pour nous dйloger.»
Porthos et Aramis se regardиrent, ils commenзaient а comprendre.
«Mais, dit d'Artagnan en se penchant а l'oreille d'Athos, tu vas
nous faire tuer sans misйricorde.
-- Nous sommes bien plus tuйs, rйpondit Athos, si nous n'y allons
pas.
-- Ah! ma foi! messieurs, dit Porthos en se renversant sur sa
chaise et frisant sa moustache, voici un beau pari, j'espиre.
-- Aussi je l'accepte, dit M. de Busigny; maintenant il s'agit de
fixer l'enjeu.
-- Mais vous кtes quatre, messieurs, dit Athos, nous sommes
quatre; un dоner а discrйtion pour huit, cela vous va-t-il?
-- А merveille, reprit M. de Busigny.
-- Parfaitement, dit le dragon.
-- Зa me fa», dit le Suisse.
Le quatriиme auditeur, qui, dans toute cette conversation, avait
jouй un rфle muet, fit un signe de la tкte en signe qu'il
acquiesзait а la proposition.
«Le dйjeuner de ces messieurs est prкt, dit l'hфte.
-- Eh bien, apportez-le», dit Athos.
L'hфte obйit. Athos appela Grimaud, lui montra un grand panier qui
gisait dans un coin et fit le geste d'envelopper dans les
serviettes les viandes apportйes.
Grimaud comprit а l'instant mкme qu'il s'agissait d'un dйjeuner
sur l'herbe, prit le panier, empaqueta les viandes, y joignit les
bouteilles et prit le panier а son bras.
«Mais oщ allez-vous manger mon dйjeuner? dit l'hфte.
-- Que vous importe, dit Athos, pourvu qu'on vous le paie?»
Et il jeta majestueusement deux pistoles sur la table.
«Faut-il vous rendre, mon officier? dit l'hфte.
-- Non; ajoute seulement deux bouteilles de vin de Champagne et la
diffйrence sera pour les serviettes.»
L'hфte ne faisait pas une aussi bonne affaire qu'il l'avait cru
d'abord, mais il se rattrapa en glissant aux quatre convives deux
bouteilles de vin d'Anjou au lieu de deux bouteilles de vin de
Champagne.
«Monsieur de Busigny, dit Athos, voulez-vous bien rйgler votre
montre sur la mienne, ou me permettre de rйgler la mienne sur la
vфtre?
-- А merveille, monsieur! dit le chevau-lйger en tirant de son
gousset une fort belle montre entourйe de diamants; sept heures et
demie, dit-il.
-- Sept heures trente-cinq minutes, dit Athos; nous saurons que
j'avance de cinq minutes sur vous, monsieur.»
Et, saluant les assistants йbahis, les quatre jeunes gens prirent
le chemin du bastion Saint-Gervais, suivis de Grimaud, qui portait
le panier, ignorant oщ il allait, mais, dans l'obйissance passive
dont il avait pris l'habitude avec Athos, ne songeait pas mкme а
le demander.
Tant qu'ils furent dans l'enceinte du camp, les quatre amis
n'йchangиrent pas une parole; d'ailleurs ils йtaient suivis par
les curieux, qui, connaissant le pari engagй, voulaient savoir
comment ils s'en tireraient.
Mais une fois qu'ils eurent franchi la ligne de circonvallation et
qu'ils se trouvиrent en plein air, d'Artagnan, qui ignorait
complиtement ce dont il s'agissait, crut qu'il йtait temps de
demander une explication.
«Et maintenant, mon cher Athos, dit-il, faites-moi l'amitiй de
m'apprendre oщ nous allons?
-- Vous le voyez bien, dit Athos, nous allons au bastion.
-- Mais qu'y allons-nous faire?
-- Vous le savez bien, nous y allons dйjeuner.
-- Mais pourquoi n'avons-nous pas dйjeunй au Parpaillat?
Parce que nous avons des choses fort importantes а nous dire, et
qu'il йtait impossible de causer cinq minutes dans cette auberge
avec tous ces importuns qui vont, qui viennent, qui saluent, qui
accostent; ici, du moins, continua Athos en montrant le bastion,
on ne viendra pas nous dйranger.
-- Il me semble, dit d'Artagnan avec cette prudence qui s'alliait
si bien et si naturellement chez lui а une excessive bravoure, il
me semble que nous aurions pu trouver quelque endroit йcartй dans
les dunes, au bord de la mer.
-- Oщ l'on nous aurait vus confйrer tous les quatre ensemble, de
sorte qu'au bout d'un quart d'heure le cardinal eыt йtй prйvenu
par ses espions que nous tenions conseil.
Oui, dit Aramis, Athos a raison: _Animadvertuntur in desertis_.
Un dйsert n'aurait pas йtй mal, dit Porthos, mais il s'agissait de
le trouver.
-- Il n'y a pas de dйsert oщ un oiseau ne puisse passer au-dessus
de la tкte, oщ un poisson ne puisse sauter au-dessus de l'eau, oщ
un lapin ne puisse partir de son gоte, et je crois qu'oiseau,
poisson, lapin, tout s'est fait espion du cardinal. Mieux vaut
donc poursuivre notre entreprise, devant laquelle d'ailleurs nous
ne pouvons plus reculer sans honte; nous avons fait un pari, un
pari qui ne pouvait кtre prйvu, et dont je dйfie qui que ce soit
de deviner la vйritable cause: nous allons, pour le gagner, tenir
une heure dans le bastion. Ou nous serons attaquйs, ou nous ne le
serons pas. Si nous ne le sommes pas, nous aurons tout le temps de
causer et personne ne nous entendra, car je rйponds que les murs
de ce bastion n'ont pas d'oreilles; si nous le sommes, nous
causerons de nos affaires tout de mкme, et de plus, tout en nous
dйfendant, nous nous couvrons de gloire. Vous voyez bien que tout
est bйnйfice.
-- Oui, dit d'Artagnan, mais nous attraperons indubitablement une
balle.
-- Eh! mon cher, dit Athos, vous savez bien que les balles les
plus а craindre ne sont pas celles de l'ennemi.
-- Mais il me semble que pour une pareille expйdition, nous
aurions dы au moins emporter nos mousquets.
-- Vous кtes un niais, ami Porthos; pourquoi nous charger d'un
fardeau inutile?
-- Je ne trouve pas inutile en face de l'ennemi un bon mousquet de
calibre, douze cartouches et une poire а poudre.
-- Oh! bien, dit Athos, n'avez-vous pas entendu ce qu'a dit
d'Artagnan?
-- Qu'a dit d'Artagnan? demanda Porthos.
-- D'Artagnan a dit que dans l'attaque de cette nuit il y avait eu
huit ou dix Franзais de tuйs et autant de Rochelois.
-- Aprиs?
-- On n'a pas eu le temps de les dйpouiller, n'est-ce pas? attendu
qu'on avait autre chose pour le moment de plus pressй а faire.
-- Eh bien?
-- Eh bien, nous allons trouver leurs mousquets, leurs poires а
poudre et leurs cartouches, et au lieu de quatre mousquetons et de
douze balles, nous allons avoir une quinzaine de fusils et une
centaine de coups а tirer.
-- O Athos! dit Aramis, tu es vйritablement un grand homme!»
Porthos inclina la tкte en signe d'adhйsion.
D'Artagnan seul ne paraissait pas convaincu.
Sans doute Grimaud partageait les doutes du jeune homme; car,
voyant que l'on continuait de marcher vers le bastion, chose dont
il avait doutй jusqu'alors, il tira son maоtre par le pan de son
habit.
«Oщ allons-nous?» demanda-t-il par geste.
Athos lui montra le bastion.
«Mais, dit toujours dans le mкme dialecte le silencieux Grimaud,
nous y laisserons notre peau.»
Athos leva les yeux et le doigt vers le ciel.
Grimaud posa son panier а terre et s'assit en secouant la tкte.
Athos prit а sa ceinture un pistolet, regarda s'il йtait bien
amorcй, l'arma et approcha le canon de l'oreille de Grimaud.
Grimaud se retrouva sur ses jambes comme par un ressort.
Athos alors lui fit signe de prendre le panier et de marcher
devant.
Grimaud obйit.
Tout ce qu'avait gagnй le pauvre garзon а cette pantomime d'un
instant, c'est qu'il йtait passй de l'arriиre-garde а l'avant-
garde.
Arrivйs au bastion, les quatre amis se retournиrent.
Plus de trois cents soldats de toutes armes йtaient assemblйs а la
porte du camp, et dans un groupe sйparй on pouvait distinguer
M. de Busigny, le dragon, le Suisse et le quatriиme parieur.
Athos фta son chapeau, le mit au bout de son йpйe et l'agita en
l'air.
Tous les spectateurs lui rendirent son salut, accompagnant cette
politesse d'un grand hourra qui arriva jusqu'а eux.
Aprиs quoi, ils disparurent tous quatre dans le bastion, oщ les
avait dйjа prйcйdйs Grimaud.
CHAPITRE XLVII
LE CONSEIL DES MOUSQUETAIRES
Comme l'avait prйvu Athos, le bastion n'йtait occupй que par une
douzaine de morts tant Franзais que Rochelois.
«Messieurs, dit Athos, qui avait pris le commandement de
l'expйdition, tandis que Grimaud va mettre la table, commenзons
par recueillir les fusils et les cartouches; nous pouvons
d'ailleurs causer tout en accomplissant cette besogne. Ces
messieurs, ajouta-t-il en montrant les morts, ne nous йcoutent
pas.
-- Mais nous pourrions toujours les jeter dans le fossй, dit
Porthos, aprиs toutefois nous кtre assurйs qu'ils n'ont rien dans
leurs poches.
-- Oui, dit Aramis, c'est l'affaire de Grimaud.
-- Ah! bien alors, dit d'Artagnan, que Grimaud les fouille et les
jette par-dessus les murailles.
-- Gardons-nous-en bien, dit Athos, ils peuvent nous servir.
-- Ces morts peuvent nous servir? dit Porthos. Ah за, vous devenez
fou, cher ami.
-- Ne jugez pas tйmйrairement, disent l'йvangile et M. le
cardinal, rйpondit Athos; combien de fusils, messieurs?
-- Douze, rйpondit Aramis.
-- Combien de coups а tirer?
-- Une centaine.
-- C'est tout autant qu'il nous en faut; chargeons les armes.»
Les quatre mousquetaires se mirent а la besogne. Comme ils
achevaient de charger le dernier fusil, Grimaud fit signe que le
dйjeuner йtait servi.
Athos rйpondit, toujours par geste, que c'йtait bien, et indiqua а
Grimaud une espиce de poivriиre oщ celui-ci comprit qu'il se
devait tenir en sentinelle. Seulement, pour adoucir l'ennui de la
faction, Athos lui permit d'emporter un pain, deux cфtelettes et
une bouteille de vin.
«Et maintenant, а table», dit Athos.
Les quatre amis s'assirent а terre, les jambes croisйes, comme les
Turcs ou comme les tailleurs.
«Ah! maintenant, dit d'Artagnan, que tu n'as plus la crainte
d'кtre entendu, j'espиre que tu vas nous faire part de ton secret,
Athos.
-- J'espиre que je vous procure а la fois de l'agrйment et de la
gloire, messieurs, dit Athos. Je vous ai fait faire une promenade
charmante; voici un dйjeuner des plus succulents, et cinq cents
personnes lа-bas, comme vous pouvez les voir а travers les
meurtriиres, qui nous prennent pour des fous ou pour des hйros,
deux classes d'imbйciles qui se ressemblent assez.
-- Mais ce secret? demanda d'Artagnan.
-- Le secret, dit Athos, c'est que j'ai vu Milady hier soir.»
D'Artagnan portait son verre а ses lиvres; mais а ce nom de
Milady, la main lui trembla si fort, qu'il le posa а terre pour ne
pas en rйpandre le contenu.
«Tu as vu ta fem...
-- Chut donc! interrompit Athos: vous oubliez, mon cher, que ces
messieurs ne sont pas initiйs comme vous dans le secret de mes
affaires de mйnage; j'ai vu Milady.
-- Et oщ cela? demanda d'Artagnan.
-- А deux lieues d'ici а peu prиs, а l'auberge du Colombier-Rouge.
-- En ce cas je suis perdu, dit d'Artagnan.
-- Non, pas tout а fait encore, reprit Athos; car, а cette heure,
elle doit avoir quittй les cфtes de France.»
D'Artagnan respira.
«Mais au bout du compte, demanda Porthos, qu'est-ce donc que cette
Milady?
-- Une femme charmante, dit Athos en dйgustant un verre de vin
mousseux. Canaille d'hфtelier! s'йcria-t-il, qui nous donne du vin
d'Anjou pour du vin de Champagne, et qui croit que nous nous y
laisserons prendre! Oui, continua-t-il, une femme charmante qui a
eu des bontйs pour notre ami d'Artagnan, qui lui a fait je ne sais
quelle noirceur dont elle a essayй de se venger, il y a un mois en
voulant le faire tuer а coups de mousquet, il y a huit jours en
essayant de l'empoisonner, et hier en demandant sa tкte au
cardinal.
-- Comment! en demandant ma tкte au cardinal? s'йcria d'Artagnan,
pвle de terreur.
-- Зa, dit Porthos, c'est vrai comme l'йvangile; je l'ai entendu
de mes deux oreilles.
-- Moi aussi, dit Aramis.
-- Alors, dit d'Artagnan en laissant tomber son bras avec
dйcouragement, il est inutile de lutter plus longtemps; autant que
je me brыle la cervelle et que tout soit fini!
-- C'est la derniиre sottise qu'il faut faire, dit Athos, attendu
que c'est la seule а laquelle il n'y ait pas de remиde.
-- Mais je n'en rйchapperai jamais, dit d'Artagnan, avec des
ennemis pareils. D'abord mon inconnu de Meung; ensuite de Wardes,
а qui j'ai donnй trois coups d'йpйe; puis Milady, dont j'ai
surpris le secret; enfin, le cardinal, dont j'ai fait йchouer la
vengeance.
-- Eh bien, dit Athos, tout cela ne fait que quatre, et nous
sommes quatre, un contre un. Pardieu! si nous en croyons les
signes que nous fait Grimaud, nous allons avoir affaire а un bien
plus grand nombre de gens. Qu'y a-t-il, Grimaud? Considйrant la
gravitй de la circonstance, je vous permets de parler, mon ami,
mais soyez laconique je vous prie. Que voyez-vous?
-- Une troupe.
-- De combien de personnes?
-- De vingt hommes.
-- Quels hommes?
-- Seize pionniers, quatre soldats.
-- А combien de pas sont-ils?
-- А cinq cents pas;
-- Bon, nous avons encore le temps d'achever cette volaille et de
boire un verre de vin а ta santй, d'Artagnan!
-- А ta santй! rйpйtиrent Porthos et Aramis.
-- Eh bien donc, а ma santй! quoique je ne croie pas que vos
souhaits me servent а grand-chose.
-- Bah! dit Athos, Dieu est grand, comme disent les sectateurs de
Mahomet, et l'avenir est dans ses mains.»
Puis, avalant le contenu de son verre, qu'il posa prиs de lui,
Athos se leva nonchalamment, prit le premier fusil venu et
s'approcha d'une meurtriиre.
Porthos, Aramis et d'Artagnan en firent autant. Quant а Grimaud,
il reзut l'ordre de se placer derriиre les quatre amis afin de
recharger les armes.
Au bout d'un instant on vit paraоtre la troupe; elle suivait une
espиce de boyau de tranchйe qui йtablissait une communication
entre le bastion et la ville.
«Pardieu! dit Athos, c'est bien la peine de nous dйranger pour une
vingtaine de drфles armйs de pioches, de hoyaux et de pelles!
Grimaud n'aurait eu qu'а leur faire signe de s'en aller, et je
suis convaincu qu'ils nous eussent laissйs tranquilles.
-- J'en doute, observa d'Artagnan, car ils avancent fort
rйsolument de ce cфtй. D'ailleurs, il y a avec les travailleurs
quatre soldats et un brigadier armйs de mousquets.
-- C'est qu'ils ne nous ont pas vus, reprit Athos.
-- Ma foi! dit Aramis, j'avoue que j'ai rйpugnance а tirer sur ces
pauvres diables de bourgeois.
-- Mauvais prкtre, rйpondit Porthos, qui a pitiй des hйrйtiques!
-- En vйritй, dit Athos, Aramis a raison, je vais les prйvenir.
-- Que diable faites-vous donc? s'йcria d'Artagnan, vous allez
vous faire fusiller, mon cher.»
Mais Athos ne tint aucun compte de l'avis, et, montant sur la
brиche, son fusil d'une main et son chapeau de l'autre:
«Messieurs, dit-il en s'adressant aux soldats et aux travailleurs,
qui, йtonnйs de son apparition, s'arrкtaient а cinquante pas
environ du bastion, et en les saluant courtoisement, messieurs,
nous sommes, quelques amis et moi, en train de dйjeuner dans ce
bastion. Or, vous savez que rien n'est dйsagrйable comme d'кtre
dйrangй quand on dйjeune; nous vous prions donc, si vous avez
absolument affaire ici, d'attendre que nous ayons fini notre
repas, ou de repasser plus tard, а moins qu'il ne vous prenne la
salutaire envie de quitter le parti de la rйbellion et de venir
boire avec nous а la santй du roi de France.
-- Prends garde, Athos! s'йcria d'Artagnan; ne vois-tu pas qu'ils
te mettent en joue?
-- Si fait, si fait, dit Athos, mais ce sont des bourgeois qui
tirent fort mal, et qui n'ont garde de me toucher.»
En effet, au mкme instant quatre coups de fusil partirent, et les
balles vinrent s'aplatir autour d'Athos, mais sans qu'une seule le
touchвt.
Quatre coups de fusil leur rйpondirent presque en mкme temps, mais
ils йtaient mieux dirigйs que ceux des agresseurs, trois soldats
tombиrent tuйs raide, et un des travailleurs fut blessй.
«Grimaud, un autre mousquet!» dit Athos toujours sur la brиche.
Grimaud obйit aussitфt. De leur cфtй, les trois amis avaient
chargй leurs armes; une seconde dйcharge suivit la premiиre: le
brigadier et deux pionniers tombиrent morts, le reste de la troupe
prit la fuite.
«Allons, messieurs, une sortie», dit Athos.
Et les quatre amis, s'йlanзant hors du fort, parvinrent jusqu'au
champ de bataille, ramassиrent les quatre mousquets des soldats et
la demi-pique du brigadier; et, convaincus que les fuyards ne
s'arrкteraient qu'а la ville, reprirent le chemin du bastion,
rapportant les trophйes de leur victoire.
«Rechargez les armes, Grimaud, dit Athos, et nous, messieurs,
reprenons notre dйjeuner et continuons notre conversation. Oщ en
йtions-nous?
-- Je me le rappelle, dit d'Artagnan, qui se prйoccupait fort de
l'itinйraire que devait suivre Milady.
-- Elle va en Angleterre, rйpondit Athos.
-- Et dans quel but?
-- Dans le but d'assassiner ou de faire assassiner Buckingham.»
D'Artagnan poussa une exclamation de surprise et d'indignation.
«Mais c'est infвme! s'йcria-t-il.
-- Oh! quant а cela, dit Athos, je vous prie de croire que je m'en
inquiиte fort peu. Maintenant que vous avez fini, Grimaud,
continua Athos, prenez la demi-pique de notre brigadier, attachez-
y une serviette et plantez-la au haut de notre bastion, afin que
ces rebelles de Rochelois voient qu'ils ont affaire а de braves et
loyaux soldats du roi.»
Grimaud obйit sans rйpondre. Un instant aprиs le drapeau blanc
flottait au-dessus de la tкte des quatre amis; un tonnerre
d'applaudissements salua son apparition; la moitiй du camp йtait
aux barriиres.
«Comment! reprit d'Artagnan, tu t'inquiиtes fort peu qu'elle tue
ou qu'elle fasse tuer Buckingham? Mais le duc est notre ami.
-- Le duc est Anglais, le duc combat contre nous; qu'elle fasse du
duc ce qu'elle voudra, je m'en soucie comme d'une bouteille vide.»
Et Athos envoya а quinze pas de lui une bouteille qu'il tenait, et
dont il venait de transvaser jusqu'а la derniиre goutte dans son
verre.
«Un instant, dit d'Artagnan, je n'abandonne pas Buckingham ainsi;
il nous avait donnй de fort beaux chevaux.
-- Et surtout de fort belles selles, ajouta Porthos, qui, а ce
moment mкme, portait а son manteau le galon de la sienne.
-- Puis, observa Aramis, Dieu veut la conversion et non la mort du
pйcheur.
-- Amen, dit Athos, et nous reviendrons lа-dessus plus tard, si
tel est votre plaisir; mais ce qui, pour le moment, me prйoccupait
le plus, et je suis sыr que tu me comprendras, d'Artagnan, c'йtait
de reprendre а cette femme une espиce de blanc-seing qu'elle avait
extorquй au cardinal, et а l'aide duquel elle devait impunйment se
dйbarrasser de toi et peut-кtre de nous.
-- Mais c'est donc un dйmon que cette crйature? dit Porthos en
tendant son assiette а Aramis, qui dйcoupait une volaille.
-- Et ce blanc-seing, dit d'Artagnan, ce blanc-seing est-il restй
entre ses mains?
-- Non, il est passй dans les miennes; je ne dirai pas que ce fut
sans peine, par exemple, car je mentirais.
-- Mon cher Athos, dit d'Artagnan, je ne compte plus les fois que
je vous dois la vie.
-- Alors c'йtait donc pour venir prиs d'elle que vous nous avez
quittйs? demanda Aramis.
-- Justement. Et tu as cette lettre du cardinal? dit d'Artagnan.
-- La voici», dit Athos.
Et il tira le prйcieux papier de la poche de sa casaque.
D'Artagnan le dйplia d'une main dont il n'essayait pas mкme de
dissimuler le tremblement et lut:
«C'est par mon ordre et pour le bien de l'Йtat que le porteur du
prйsent a fait ce qu'il a fait.
«5 dйcembre 1627
«Richelieu»
«En effet, dit Aramis, c'est une absolution dans toutes les
rиgles.
-- Il faut dйchirer ce papier, s'йcria d'Artagnan, qui semblait
lire sa sentence de mort.
-- Bien au contraire, dit Athos, il faut le conserver
prйcieusement, et je ne donnerais pas ce papier quand on le
couvrirait de piиces d'or.
-- Et que va-t-elle faire maintenant? demanda le jeune homme.
-- Mais, dit nйgligemment Athos, elle va probablement йcrire au
cardinal qu'un damnй mousquetaire, nommй Athos, lui a arrachй son
sauf-conduit; elle lui donnera dans la mкme lettre le conseil de
se dйbarrasser, en mкme temps que de lui, de ses deux amis,
Porthos et Aramis; le cardinal se rappellera que ce sont les mкmes
hommes qu'il rencontre toujours sur son chemin; alors, un beau
matin il fera arrкter d'Artagnan, et, pour qu'il ne s'ennuie pas
tout seul, il nous enverra lui tenir compagnie а la Bastille.
-- Ah за, mais, dit Porthos, il me semble que vous faites lа de
tristes plaisanteries, mon cher.
-- Je ne plaisante pas, rйpondit Athos.
-- Savez-vous, dit Porthos, que tordre le cou а cette damnйe
Milady serait un pйchй moins grand que de le tordre а ces pauvres
diables de huguenots, qui n'ont jamais commis d'autres crimes que
de chanter en franзais des psaumes que nous chantons en latin?
-- Qu'en dit l'abbй? demanda tranquillement Athos.
-- Je dis que je suis de l'avis de Porthos, rйpondit Aramis.
-- Et moi donc! fit d'Artagnan.
-- Heureusement qu'elle est loin, observa Porthos; car j'avoue
qu'elle me gкnerait fort ici.
-- Elle me gкne en Angleterre aussi bien qu'en France, dit Athos.
-- Elle me gкne partout, continua d'Artagnan.
-- Mais puisque vous la teniez, dit Porthos, que ne l'avez-vous
noyйe, йtranglйe, pendue? il n'y a que les morts qui ne reviennent
pas.
-- Vous croyez cela, Porthos? rйpondit le mousquetaire avec un
sombre sourire que d'Artagnan comprit seul.
-- J'ai une idйe, dit d'Artagnan.
-- Voyons, dirent les mousquetaires.
-- Aux armes!» cria Grimaud.
Les jeunes gens se levиrent vivement et coururent aux fusils.
Cette fois, une petite troupe s'avanзait composйe de vingt ou
vingt-cinq hommes; mais ce n'йtaient plus des travailleurs,
c'йtaient des soldats de la garnison.
«Si nous retournions au camp? dit Porthos, il me semble que la
partie n'est pas йgale.
-- Impossible pour trois raisons, rйpondit Athos: la premiиre,
c'est que nous n'avons pas fini de dйjeuner; la seconde, c'est que
nous avons encore des choses d'importance а dire; la troisiиme,
c'est qu'il s'en manque encore de dix minutes que l'heure ne soit
йcoulйe.
-- Voyons, dit Aramis, il faut cependant arrкter un plan de
bataille.
-- Il est bien simple, rйpondit Athos: aussitфt que l'ennemi est а
portйe de mousquet, nous faisons feu; s'il continue d'avancer,
nous faisons feu encore, nous faisons feu tant que nous avons des
fusils chargйs; si ce qui reste de la troupe veut encore monter а
l'assaut, nous laissons les assiйgeants descendre jusque dans le
fossй, et alors nous leur poussons sur la tкte ce pan de mur qui
ne tient plus que par un miracle d'йquilibre.
-- Bravo! s'йcria Porthos; dйcidйment, Athos, vous йtiez nй pour
кtre gйnйral, et le cardinal, qui se croit un grand homme
de guerre, est bien peu de chose auprиs de vous.
-- Messieurs, dit Athos, pas de double emploi, je vous prie; visez
bien chacun votre homme.
-- Je tiens le mien, dit d'Artagnan.
-- Et moi le mien dit Porthos.
-- Et moi idem, dit Aramis.
-- Alors feu!» dit Athos.
Les quatre coups de fusil ne firent qu'une dйtonation, et quatre
hommes tombиrent.
Aussitфt le tambour battit, et la petite troupe s'avanзa au pas de
charge.
Alors les coups de fusil se succйdиrent sans rйgularitй, mais
toujours envoyйs avec la mкme justesse. Cependant, comme s'ils
eussent connu la faiblesse numйrique des amis, les Rochelois
continuaient d'avancer au pas de course.
Sur trois autres coups de fusil, deux hommes tombиrent; mais
cependant la marche de ceux qui restaient debout ne se
ralentissait pas.
Arrivйs au bas du bastion, les ennemis йtaient encore douze ou
quinze; une derniиre dйcharge les accueillit, mais ne les arrкta
point: ils sautиrent dans le fossй et s'apprкtиrent а escalader la
brиche.
«Allons, mes amis, dit Athos, finissons-en d'un coup: а la
muraille! а la muraille!»
Et les quatre amis, secondйs par Grimaud, se mirent а pousser avec
le canon de leurs fusils un йnorme pan de mur, qui s'inclina comme
si le vent le poussait, et, se dйtachant de sa base, tomba avec un
bruit horrible dans le fossй: puis on entendit un grand cri, un
nuage de poussiиre monta vers le ciel, et tout fut dit.
«Les aurions-nous йcrasйs depuis le premier jusqu'au dernier?
demanda Athos.
-- Ma foi, cela m'en a l'air, dit d'Artagnan.
-- Non, dit Porthos, en voilа deux ou trois qui se sauvent tout
йclopйs.»
En effet, trois ou quatre de ces malheureux, couverts de boue et
de sang, fuyaient dans le chemin creux et regagnaient la ville:
c'йtait tout ce qui restait de la petite troupe.
Athos regarda а sa montre.
«Messieurs, dit-il, il y a une heure que nous sommes ici, et
maintenant le pari est gagnй, mais il faut кtre beaux joueurs:
d'ailleurs d'Artagnan ne nous a pas dit son idйe.»
Et le mousquetaire, avec son sang-froid habituel, alla s'asseoir
devant les restes du dйjeuner.
«Mon idйe? dit d'Artagnan.
-- Oui, vous disiez que vous aviez une idйe, rйpliqua Athos.
-- Ah! j'y suis, reprit d'Artagnan: je passe en Angleterre une
seconde fois, je vais trouver M. de Buckingham et je l'avertis du
complot tramй contre sa vie.
-- Vous ne ferez pas cela, d'Artagnan, dit froidement Athos.
-- Et pourquoi cela? ne l'ai-je pas fait dйjа?
-- Oui, mais а cette йpoque nous n'йtions pas en guerre; а cette
йpoque, M. de Buckingham йtait un alliй et non un ennemi: ce que
vous voulez faire serait taxй de trahison.»
D'Artagnan comprit la force de ce raisonnement et se tut.
«Mais, dit Porthos, il me semble que j'ai une idйe а mon tour.
-- Silence pour l'idйe de M. Porthos! dit Aramis.
-- Je demande un congй а M. de Trйville, sous un prйtexte
quelconque que vous trouverez: je ne suis pas fort sur les
prйtextes, moi. Milady ne me connaоt pas, je m'approche d'elle
sans qu'elle me redoute, et lorsque je trouve ma belle, je
l'йtrangle.
-- Eh bien, dit Athos, je ne suis pas trиs йloignй d'adopter
l'idйe de Porthos.
-- Fi donc! dit Aramis, tuer une femme! Non, tenez, moi, j'ai la
vйritable idйe.
-- Voyons votre idйe, Aramis! demanda Athos, qui avait beaucoup de
dйfйrence pour le jeune mousquetaire.
-- Il faut prйvenir la reine.
-- Ah! ma foi, oui, s'йcriиrent ensemble Porthos et d'Artagnan; je
crois que nous touchons au moyen.
-- Prйvenir la reine! dit Athos, et comment cela? Avons-nous des
relations а la cour? Pouvons-nous envoyer quelqu'un а Paris sans
qu'on le sache au camp? D'ici а Paris il y a cent quarante lieues;
notre lettre ne sera pas а Angers que nous serons au cachot, nous.
-- Quant а ce qui est de faire remettre sыrement une lettre а
Sa Majestй, proposa Aramis en rougissant, moi, je m'en charge; je
connais а Tours une personne adroite...»
Aramis s'arrкta en voyant sourire Athos.
«Eh bien, vous n'adoptez pas ce moyen, Athos? dit d'Artagnan.
-- Je ne le repousse pas tout а fait, dit Athos, mais je voulais
seulement faire observer а Aramis qu'il ne peut quitter le camp;
que tout autre qu'un de nous n'est pas sыr; que, deux heures aprиs
que le messager sera parti, tous les capucins, tous les alguazils,
tous les bonnets noirs du cardinal sauront votre lettre par coeur,
et qu'on arrкtera vous et votre adroite personne.
-- Sans compter, objecta Porthos, que la reine sauvera
M. de Buckingham, mais ne nous sauvera pas du tout, nous autres.
-- Messieurs, dit d'Artagnan, ce qu'objecte Porthos est plein de
sens.
-- Ah! ah! que se passe-t-il donc dans la ville? dit Athos.
-- On bat la gйnйrale.»
Les quatre amis йcoutиrent, et le bruit du tambour parvint
effectivement jusqu'а eux.
«Vous allez voir qu'ils vont nous envoyer un rйgiment tout entier,
dit Athos.
-- Vous ne comptez pas tenir contre un rйgiment tout entier? dit
Porthos.
-- Pourquoi pas? dit le mousquetaire, je me sens en train; et je
tiendrais devant une armйe, si nous avions seulement eu la
prйcaution de prendre une douzaine de bouteilles en plus.
-- Sur ma parole, le tambour se rapproche, dit d'Artagnan.
-- Laissez-le se rapprocher, dit Athos; il y a pour un quart
d'heure de chemin d'ici а la ville, et par consйquent de la ville
ici. C'est plus de temps qu'il ne nous en faut pour arrкter notre
plan; si nous nous en allons d'ici, nous ne retrouverons jamais un
endroit aussi convenable. Et tenez, justement, messieurs, voilа la
vraie idйe qui me vient.
-- Dites alors.
-- Permettez que je donne а Grimaud quelques ordres
indispensables.»
Athos fit signe а son valet d'approcher.
«Grimaud, dit Athos, en montrant les morts qui gisaient dans le
bastion, vous allez prendre ces messieurs, vous allez les dresser
contre la muraille vous leur mettrez leur chapeau sur la tкte et
leur fusil а la main.
-- O grand homme! s'йcria d'Artagnan, je te comprends.
-- Vous comprenez? dit Porthos.
-- Et toi, comprends-tu, Grimaud?» demanda Aramis.
Grimaud fit signe que oui.
«C'est tout ce qu'il faut, dit Athos, revenons а mon idйe.
-- Je voudrais pourtant bien comprendre, observa Porthos.
-- C'est inutile.
-- Oui, oui, l'idйe d'Athos, dirent en mкme temps d'Artagnan et
Aramis.
-- Cette Milady, cette femme, cette crйature, ce dйmon, a un beau-
frиre, а ce que vous m'avez dit, je crois, d'Artagnan.
-- Oui, je le connais beaucoup mкme, et je crois aussi qu'il n'a
pas une grande sympathie pour sa belle-soeur.
-- Il n'y a pas de mal а cela, rйpondit Athos, et il la
dйtesterait que cela n'en vaudrait que mieux.
-- En ce cas nous sommes servis а souhait.
-- Cependant, dit Porthos, je voudrais bien comprendre ce que fait
Grimaud.
-- Silence, Porthos! dit Aramis.
-- Comment se nomme ce beau-frиre?
-- Lord de Winter.
-- Oщ est-il maintenant?
-- Il est retournй а Londres au premier bruit de guerre.
-- Eh bien, voilа justement l'homme qu'il nous faut, dit Athos,
c'est celui qu'il nous convient de prйvenir; nous lui ferons
savoir que sa belle-soeur est sur le point d'assassiner quelqu'un,
et nous le prierons de ne pas la perdre de vue. Il y a bien а
Londres, je l'espиre, quelque йtablissement dans le genre des
Madelonnettes ou des Filles repenties; il y fait mettre sa belle-
soeur, et nous sommes tranquilles.
-- Oui, dit d'Artagnan, jusqu'а ce qu'elle en sorte.
-- Ah! ma foi, reprit Athos, vous en demandez trop, d'Artagnan, je
vous ai donnй tout ce que j'avais et je vous prйviens que c'est le
fond de mon sac.
-- Moi, je trouve que c'est ce qu'il y a de mieux, dit Aramis;
nous prйvenons а la fois la reine et Lord de Winter.
-- Oui, mais par qui ferons-nous porter la lettre а Tours et la
lettre а Londres?
-- Je rйponds de Bazin, dit Aramis.
-- Et moi de Planchet, continua d'Artagnan.
-- En effet, dit Porthos, si nous ne pouvons nous absenter du
camp, nos laquais peuvent le quitter.
-- Sans doute, dit Aramis, et dиs aujourd'hui nous йcrivons les
lettres, nous leur donnons de l'argent, et ils partent.
-- Nous leur donnons de l'argent? reprit Athos, vous en avez donc,
de l'argent?»
Les quatre amis se regardиrent, et un nuage passa sur les fronts
qui s'йtaient un instant йclaircis.
«Alerte! cria d'Artagnan, je vois des points noirs et des points
rouges qui s'agitent lа-bas; que disiez-vous donc d'un rйgiment,
Athos? c'est une vйritable armйe.
-- Ma foi, oui, dit Athos, les voilа. Voyez-vous les sournois qui
venaient sans tambours ni trompettes. Ah! ah! tu as fini,
Grimaud?»
Grimaud fit signe que oui, et montra une douzaine de morts qu'il
avait placйs dans les attitudes les plus pittoresques: les uns au
port d'armes, les autres ayant l'air de mettre en joue, les autres
l'йpйe а la main.
«Bravo! reprit Athos, voilа qui fait honneur а ton imagination.
-- C'est йgal, dit Porthos, je voudrais cependant bien comprendre.
-- Dйcampons d'abord, interrompit d'Artagnan, tu comprendras
aprиs.
-- Un instant, messieurs, un instant! donnons le temps а Grimaud
de desservir.
-- Ah! dit Aramis, voici les points noirs et les points rouges qui
grandissent fort visiblement et je suis de l'avis de d'Artagnan;
je crois que nous n'avons pas de temps а perdre pour regagner
notre camp.
-- Ma foi, dit Athos, je n'ai plus rien contre la retraite: nous
avions pariй pour une heure, nous sommes restйs une heure et
demie; il n'y a rien а dire; partons, messieurs, partons.»
Grimaud avait dйjа pris les devants avec le panier et la desserte.
Les quatre amis sortirent derriиre lui et firent une dizaine de
pas.
«Eh! s'йcria Athos, que diable faisons-nous, messieurs?
-- Avez-vous oubliй quelque chose? demanda Aramis.
-- Et le drapeau, morbleu! Il ne faut pas laisser un drapeau aux
mains de l'ennemi, mкme quand ce drapeau ne serait qu'une
serviette.»
Et Athos s'йlanзa dans le bastion, monta sur la plate-forme, et
enleva le drapeau; seulement comme les Rochelois йtaient arrivйs а
portйe de mousquet, ils firent un feu terrible sur cet homme, qui,
comme par plaisir, allait s'exposer aux coups.
Mais on eыt dit qu'Athos avait un charme attachй а sa personne,
les balles passиrent en sifflant tout autour de lui, pas une ne le
toucha.
Athos agita son йtendard en tournant le dos aux gens de la ville
et en saluant ceux du camp. Des deux cфtйs de grands cris
retentirent, d'un cфtй des cris de colиre, de l'autre des cris
d'enthousiasme.
Une seconde dйcharge suivit la premiиre, et trois balles, en la
trouant, firent rйellement de la serviette un drapeau. On entendit
les clameurs de tout le camp qui criait:
-- Descendez, descendez!»
Athos descendit; ses camarades, qui l'attendaient avec anxiйtй, le
virent paraоtre avec joie.
-- Allons, Athos, allons, dit d'Artagnan, allongeons, allongeons;
maintenant que nous avons tout trouvй, exceptй l'argent, il serait
stupide d'кtre tuйs.»
Mais Athos continua de marcher majestueusement, quelque
observation que pussent lui faire ses compagnons, qui, voyant
toute observation inutile, rйglиrent leur pas sur le sien.
Grimaud et son panier avaient pris les devants et se trouvaient
tous deux hors d'atteinte.
Au bout d'un instant on entendit le bruit d'une fusillade enragйe.
«Qu'est-ce que cela? demanda Porthos, et sur quoi tirent-ils? je
n'entends pas siffler les balles et je ne vois personne.
-- Ils tirent sur nos morts, rйpondit Athos.
-- Mais nos morts ne rйpondront pas.
-- Justement; alors ils croiront а une embuscade, ils
dйlibйreront; ils enverront un parlementaire, et quand ils
s'apercevront de la plaisanterie, nous serons hors de la portйe
des balles. Voilа pourquoi il est inutile de gagner une pleurйsie
en nous pressant.
-- Oh! je comprends, s'йcria Porthos йmerveillй.
-- C'est bien heureux!» dit Athos en haussant les йpaules.
De leur cфtй, les Franзais, en voyant revenir les quatre amis au
pas, poussaient des cris d'enthousiasme.
Enfin une nouvelle mousquetade se fit entendre, et cette fois les
balles vinrent s'aplatir sur les cailloux autour des quatre amis
et siffler lugubrement а leurs oreilles. Les Rochelois venaient
enfin de s'emparer du bastion.
«Voici des gens bien maladroits, dit Athos; combien en avons-nous
tuй? douze?
-- Ou quinze.
-- Combien en avons-nous йcrasй?
-- Huit ou dix.
-- Et en йchange de tout cela pas une йgratignure? Ah! si fait!
Qu'avez-vous donc lа а la main, d'Artagnan? du sang, ce me semble?
-- Ce n'est rien, dit d'Artagnan.
-- Une balle perdue?
-- Pas mкme.
-- Qu'est-ce donc alors?»
Nous l'avons dit, Athos aimait d'Artagnan comme son enfant, et ce
caractиre sombre et inflexible avait parfois pour le jeune homme
des sollicitudes de pиre.
«Une йcorchure, reprit d'Artagnan; mes doigts ont йtй pris entre
deux pierres, celle du mur et celle de ma bague; alors la peau
s'est ouverte.
-- Voilа ce que c'est que d'avoir des diamants, mon maоtre, dit
dйdaigneusement Athos.
-- Ah за, mais, s'йcria Porthos, il y a un diamant en effet, et
pourquoi diable alors, puisqu'il y a un diamant, nous plaignons-
nous de ne pas avoir d'argent?
-- Tiens, au fait! dit Aramis.
-- А la bonne heure, Porthos; cette fois-ci voilа une idйe.
-- Sans doute, dit Porthos, en se rengorgeant sur le compliment
d'Athos, puisqu'il y a un diamant, vendons-le.
-- Mais, dit d'Artagnan, c'est le diamant de la reine.
-- Raison de plus, reprit Athos, la reine sauvant M. de Buckingham
son amant, rien de plus juste; la reine nous sauvant, nous ses
amis, rien de plus moral: vendons le diamant. Qu'en pense monsieur
l'abbй? Je ne demande pas l'avis de Porthos, il est donnй.
-- Mais je pense, dit Aramis en rougissant, que sa bague ne venant
pas d'une maоtresse, et par consйquent n'йtant pas un gage
d'amour, d'Artagnan peut la vendre.
-- Mon cher, vous parlez comme la thйologie en personne. Ainsi
votre avis est?...
-- De vendre le diamant, rйpondit Aramis.
-- Eh bien, dit gaiement d'Artagnan, vendons le diamant et n'en
parlons plus.»
La fusillade continuait, mais les amis йtaient hors de portйe, et
les Rochelois ne tiraient plus que pour l'acquit de leur
conscience.
«Ma foi, dit Athos, il йtait temps que cette idйe vоnt а Porthos;
nous voici au camp. Ainsi, messieurs, pas un mot de plus sur cette
affaire. On nous observe, on vient а notre rencontre, nous allons
кtre portйs en triomphe.»
En effet, comme nous l'avons dit, tout le camp йtait en йmoi; plus
de deux mille personnes avaient assistй, comme а un spectacle, а
l'heureuse forfanterie des quatre amis, forfanterie dont on йtait
bien loin de soupзonner le vйritable motif. On n'entendait que le
cri de: Vivent les gardes! Vivent les mousquetaires! M. de Busigny
йtait venu le premier serrer la main а Athos et reconnaоtre que le
pari йtait perdu. Le dragon et le Suisse l'avaient suivi, tous les
camarades avaient suivi le dragon et le Suisse. C'йtaient des
fйlicitations, des poignйes de main, des embrassades а n'en plus
finir, des rires inextinguibles а l'endroit des Rochelois; enfin,
un tumulte si grand, que M. Le cardinal crut qu'il y avait йmeute
et envoya La Houdiniиre, son capitaine des gardes, s'informer de
ce qui se passait.
La chose fut racontйe au messager avec toute l'efflorescence de
l'enthousiasme.
«Eh bien? demanda le cardinal en voyant La Houdiniиre.
-- Eh bien, Monseigneur, dit celui-ci, ce sont trois mousquetaires
et un garde qui ont fait le pari avec M. de Busigny d'aller
dйjeuner au bastion Saint-Gervais, et qui, tout en dйjeunant, ont
tenu lа deux heures contre l'ennemi, et ont tuй je ne sais combien
de Rochelois.
-- Vous кtes-vous informй du nom de ces trois mousquetaires?
-- Oui, Monseigneur.
-- Comment les appelle-t-on?
-- Ce sont MM. Athos, Porthos et Aramis.
-- Toujours mes trois braves! murmura le cardinal. Et le garde?
-- M. d'Artagnan.
-- Toujours mon jeune drфle! Dйcidйment il faut que ces quatre
hommes soient а moi.»
Le soir mкme, le cardinal parla а M. de Trйville de l'exploit du
matin, qui faisait la conversation de tout le camp.
M. de Trйville, qui tenait le rйcit de l'aventure de la bouche
mкme de ceux qui en йtaient les hйros, la raconta dans tous ses
dйtails а Son Йminence, sans oublier l'йpisode de la serviette.
«C'est bien, monsieur de Trйville, dit le cardinal, faites-moi
tenir cette serviette, je vous prie. J'y ferai broder trois fleurs
de lis d'or, et je la donnerai pour guidon а votre compagnie.
-- Monseigneur, dit M. de Trйville, il y aura injustice pour les
gardes: M. d'Artagnan n'est pas а moi, mais а M. des Essarts.
-- Eh bien, prenez-le, dit le cardinal; il n'est pas juste que,
puisque ces quatre braves militaires s'aiment tant, ils ne servent
pas dans la mкme compagnie.»
Le mкme soir, M. de Trйville annonзa cette bonne nouvelle aux
trois mousquetaires et а d'Artagnan, en les invitant tous les
quatre а dйjeuner le lendemain.
D'Artagnan ne se possйdait pas de joie. On le sait, le rкve de
toute sa vie avait йtй d'кtre mousquetaire.
Les trois amis йtaient fort joyeux.
«Ma foi! dit d'Artagnan а Athos, tu as eu une triomphante idйe,
et, comme tu l'as dit, nous y avons acquis de la gloire, et nous
avons pu lier une conversation de la plus haute importance.
-- Que nous pourrons reprendre maintenant, sans que personne nous
soupзonne; car, avec l'aide de Dieu, nous allons passer dйsormais
pour des cardinalistes.»
Le mкme soir, d'Artagnan alla prйsenter ses hommages а M. des
Essarts, et lui faire part de l'avancement qu'il avait obtenu.
M. des Essarts, qui aimait beaucoup d'Artagnan, lui fit alors ses
offres de service: ce changement de corps amenant des dйpenses
d'йquipement.
D'Artagnan refusa; mais, trouvant l'occasion bonne, il le pria de
faire estimer le diamant qu'il lui remit, et dont il dйsirait
faire de l'argent.
Le lendemain а huit heures du matin, le valet de M. des Essarts
entra chez d'Artagnan, et lui remit un sac d'or contenant sept
mille livres.
C'йtait le prix du diamant de la reine.
CHAPITRE XLVIII
AFFAIRE DE FAMILLE
Athos avait trouvй le mot: affaire de famille. Une affaire de
famille n'йtait point soumise а l'investigation du cardinal; une
affaire de famille ne regardait personne; on pouvait s'occuper
devant tout le monde d'une affaire de famille.
Ainsi, Athos avait trouvй le mot: affaire de famille.
Aramis avait trouvй l'idйe: les laquais.
Porthos avait trouvй le moyen: le diamant.
D'Artagnan seul n'avait rien trouvй, lui ordinairement le plus
inventif des quatre; mais il faut dire aussi que le nom seul de
Milady le paralysait.
Ah! si; nous nous trompons: il avait trouvй un acheteur pour le
diamant.
Le dйjeuner chez M. de Trйville fut d'une gaietй charmante.
D'Artagnan avait dйjа son uniforme; comme il йtait а peu prиs de
la mкme taille qu'Aramis, et qu'Aramis, largement payй, comme on
se le rappelle, par le libraire qui lui avait achetй son poиme,
avait fait tout en double, il avait cйdй а son ami un йquipement
complet.
D'Artagnan eыt йtй au comble de ses voeux, s'il n'eыt point vu
pointer Milady, comme un nuage sombre а l'horizon.
Aprиs dйjeuner, on convint qu'on se rйunirait le soir au logis
d'Athos, et que lа on terminerait l'affaire.
D'Artagnan passa la journйe а montrer son habit de mousquetaire
dans toutes les rues du camp.
Le soir, а l'heure dite, les quatre amis se rйunirent: il ne
restait plus que trois choses а dйcider:
Ce qu'on йcrirait au frиre de Milady;
Ce qu'on йcrirait а la personne adroite de Tours;
Et quels seraient les laquais qui porteraient les lettres.
Chacun offrait le sien: Athos parlait de la discrйtion de Grimaud,
qui ne parlait que lorsque son maоtre lui dйcousait la bouche;
Porthos vantait la force de Mousqueton, qui йtait de taille а
rosser quatre hommes de complexion ordinaire; Aramis, confiant
dans l'adresse de Bazin, faisait un йloge pompeux de son candidat;
enfin, d'Artagnan avait foi entiиre dans la bravoure de Planchet,
et rappelait de quelle faзon il s'йtait conduit dans l'affaire
йpineuse de Boulogne.
Ces quatre vertus disputиrent longtemps le prix, et donnиrent lieu
а de magnifiques discours, que nous ne rapporterons pas ici, de
peur qu'ils ne fassent longueur.
«Malheureusement, dit Athos, il faudrait que celui qu'on enverra
possйdвt en lui seul les quatre qualitйs rйunies.
-- Mais oщ rencontrer un pareil laquais?
-- Introuvable! dit Athos; je le sais bien: prenez donc Grimaud.
-- Prenez Mousqueton.
-- Prenez Bazin.
-- Prenez Planchet; Planchet est brave et adroit: c'est dйjа deux
qualitйs sur quatre.
-- Messieurs, dit Aramis, le principal n'est pas de savoir lequel
de nos quatre laquais est le plus discret, le plus fort, le plus
adroit ou le plus brave; le principal est de savoir lequel aime le
plus l'argent.
-- Ce que dit Aramis est plein de sens, reprit Athos; il faut
spйculer sur les dйfauts des gens et non sur leurs vertus:
Monsieur l'abbй, vous кtes un grand moraliste!
-- Sans doute, rйpliqua Aramis; car non seulement nous avons
besoin d'кtre bien servis pour rйussir, mais encore pour ne pas
йchouer; car, en cas d'йchec, il y va de la tкte, non pas pour les
laquais...
-- Plus bas, Aramis! dit Athos.
-- C'est juste, non pas pour les laquais, reprit Aramis, mais pour
le maоtre, et mкme pour les maоtres! Nos valets nous sont-ils
assez dйvouйs pour risquer leur vie pour nous? Non.
-- Ma foi, dit d'Artagnan, je rйpondrais presque de Planchet, moi.
-- Eh bien, mon cher ami, ajoutez а son dйvouement naturel une
bonne somme qui lui donne quelque aisance, et alors, au lieu d'en
rйpondre une fois, rйpondez-en deux.
-- Eh! bon Dieu! vous serez trompйs tout de mкme, dit Athos, qui
йtait optimiste quand il s'agissait des choses, et pessimiste
quand il s'agissait des hommes. Ils promettront tout pour avoir de
l'argent, et en chemin la peur les empкchera d'agir. Une fois
pris, on les serrera; serrйs, ils avoueront. Que diable! nous ne
sommes pas des enfants! Pour aller en Angleterre (Athos baissa la
voix), il faut traverser toute la France, semйe d'espions et de
crйatures du cardinal; il faut une passe pour s'embarquer; il faut
savoir l'anglais pour demander son chemin а Londres. Tenez, je
vois la chose bien difficile.
-- Mais point du tout, dit d'Artagnan, qui tenait fort а ce que la
chose s'accomplоt; je la vois facile, au contraire, moi. Il va
sans dire, parbleu! que si l'on йcrit а Lord de Winter des choses
par-dessus les maisons, des horreurs du cardinal...
-- Plus bas! dit Athos.
-- Des intrigues et des secrets Йtat, continua d'Artagnan en se
conformant а la recommandation, il va sans dire que nous serons
tous rouйs vifs; mais, pour Dieu, n'oubliez pas, comme vous l'avez
dit vous-mкme, Athos, que nous lui йcrivons pour affaire de
famille; que nous lui йcrivons а cette seule fin qu'il mette
Milady, dиs son arrivйe а Londres, hors d'йtat de nous nuire. Je
lui йcrirai donc une lettre а peu prиs en ces termes:
-- Voyons, dit Aramis, en prenant par avance un visage de
critique.
--»Monsieur et cher ami...»
-- Ah! oui; cher ami, а un Anglais, interrompit Athos; bien
commencй! bravo, d'Artagnan! Rien qu'avec ce mot-lа vous serez
йcartelй, au lieu d'кtre rouй vif.
-- Eh bien, soit; je dirai donc, monsieur, tout court.
-- Vous pouvez mкme dire, Milord, reprit Athos, qui tenait fort
aux convenances.
--»Milord, vous souvient-il du petit enclos aux chиvres du
Luxembourg?»
-- Bon! le Luxembourg а prйsent! On croira que c'est une allusion
а la reine mиre! Voilа qui est ingйnieux, dit Athos.
-- Eh bien, nous mettrons tout simplement: «Milord, vous souvient-
il de certain petit enclos oщ l'on vous sauva la vie?»
-- Mon cher d'Artagnan, dit Athos, vous ne serez jamais qu'un fort
mauvais rйdacteur: «Oщ l'on vous sauva la vie!» Fi donc! ce n'est
pas digne. On ne rappelle pas ces services-lа а un galant homme.
Bienfait reprochй, offense faite.
-- Ah! mon cher, dit d'Artagnan, vous кtes insupportable, et s'il
faut йcrire sous votre censure, ma foi, j'y renonce.
-- Et vous faites bien. Maniez le mousquet et l'йpйe, mon cher,
vous vous tirez galamment des deux exercices; mais passez la plume
а M. l'abbй, cela le regarde.
-- Ah! oui, au fait, dit Porthos, passez la plume а Aramis, qui
йcrit des thиses en latin, lui.
-- Eh bien, soit dit d'Artagnan, rйdigez-nous cette note, Aramis;
mais, de par notre Saint-Pиre le pape! tenez-vous serrй, car je
vous йpluche а mon tour, je vous en prйviens.
-- Je ne demande pas mieux, dit Aramis avec cette naпve confiance
que tout poиte a en lui-mкme; mais qu'on me mette au courant: j'ai
bien ouп dire, de-ci de-lа, que cette belle-soeur йtait une
coquine, j'en ai mкme acquis la preuve en йcoutant sa conversation
avec le cardinal.
-- Plus bas donc, sacrebleu! dit Athos.
-- Mais, continua Aramis, le dйtail m'йchappe.
-- Et а moi aussi», dit Porthos.
D'Artagnan et Athos se regardиrent quelque temps en silence. Enfin
Athos, aprиs s'кtre recueilli, et en devenant plus pвle encore
qu'il n'йtait de coutume, fit un signe d'adhйsion, d'Artagnan
comprit qu'il pouvait parler.
«Eh bien, voici ce qu'il y a а dire, reprit d'Artagnan: Milord,
votre belle-soeur est une scйlйrate, qui a voulu vous faire tuer
pour hйriter de vous. Mais elle ne pouvait йpouser votre frиre,
йtant dйjа mariйe en France, et ayant йtй...»
D'Artagnan s'arrкta comme s'il cherchait le mot, en regardant
Athos.
«Chassйe par son mari, dit Athos.
-- Parce qu'elle avait йtй marquйe, continua d'Artagnan.
-- Bah! s'йcria Porthos, impossible! elle a voulu faire tuer son
beau-frиre?
-- Oui.
-- Elle йtait mariйe? demanda Aramis.
-- Oui.
-- Et son mari s'est aperзu qu'elle avait une fleur de lis sur
l'йpaule? s'йcria Porthos.
-- Oui.»
Ces trois oui avaient йtй dits par Athos, chacun avec une
intonation plus sombre.
«Et qui l'a vue, cette fleur de lis? demanda Aramis.
-- D'Artagnan et moi, ou plutфt, pour observer l'ordre
chronologique, moi et d'Artagnan, rйpondit Athos.
-- Et le mari de cette affreuse crйature vit encore? dit Aramis.
-- Il vit encore.
-- Vous en кtes sыr?
-- J'en suis sыr.»
Il y eut un instant de froid silence, pendant lequel chacun se
sentit impressionnй selon sa nature.
«Cette fois, reprit Athos, interrompant le premier le silence,
d'Artagnan nous a donnй un excellent programme, et c'est cela
qu'il faut йcrire d'abord.
-- Diable! vous avez raison, Athos, reprit Aramis, et la rйdaction
est йpineuse. M. le chancelier lui-mкme serait embarrassй pour
rйdiger une йpоtre de cette force, et cependant M. le chancelier
rйdige trиs agrйablement un procиs-verbal. N'importe! taisez-vous,
j'йcris.»
Aramis en effet prit la plume, rйflйchit quelques instants, se mit
а йcrire huit ou dix lignes d'une charmante petite йcriture de
femme, puis, d'une voix douce et lente, comme si chaque mot eыt
йtй scrupuleusement pesй, il lut ce qui suit:
«Milord,
«La personne qui vous йcrit ces quelques lignes a eu l'honneur de
croiser l'йpйe avec vous dans un petit enclos de la rue d'Enfer.
Comme vous avez bien voulu, depuis, vous dire plusieurs fois l'ami
de cette personne, elle vous doit de reconnaоtre cette amitiй par
un bon avis. Deux fois vous avez failli кtre victime d'une proche
parente que vous croyez votre hйritiиre, parce que vous ignorez
qu'avant de contracter mariage en Angleterre, elle йtait dйjа
mariйe en France. Mais, la troisiиme fois, qui est celle-ci, vous
pouvez y succomber. Votre parente est partie de La Rochelle pour
l'Angleterre pendant la nuit. Surveillez son arrivйe car elle a de
grands et terribles projets. Si vous tenez absolument а savoir ce
dont elle est capable, lisez son passй sur son йpaule gauche.»
«Eh bien, voilа qui est а merveille, dit Athos, et vous avez une
plume de secrйtaire Йtat, mon cher Aramis. Lord de Winter fera
bonne garde maintenant, si toutefois l'avis lui arrive; et tombвt-
il aux mains de Son Йminence elle-mкme, nous ne saurions кtre
compromis. Mais comme le valet qui partira pourrait nous faire
accroire qu'il a йtй а Londres et s'arrкter а Chвtelleraut, ne lui
donnons avec la lettre que la moitiй de la somme en lui promettant
l'autre moitiй en йchange de la rйponse. Avez-vous le diamant?
continua Athos.
«J'ai mieux que cela, j'ai la somme.»
Et d'Artagnan jeta le sac sur la table: au son de l'or, Aramis
leva les yeux. Porthos tressaillit; quant а Athos, il resta
impassible.
«Combien dans ce petit sac? dit-il.
-- Sept mille livres en louis de douze francs.
-- Sept mille livres! s'йcria Porthos, ce mauvais petit diamant
valait sept mille livres?
-- Il paraоt, dit Athos, puisque les voilа; je ne prйsume pas que
notre ami d'Artagnan y ait mis du sien.
-- Mais, messieurs, dans tout cela, dit d'Artagnan, nous ne
pensons pas а la reine. Soignons un peu la santй de son cher
Buckingham. C'est le moins que nous lui devions.
-- C'est juste, dit Athos, mais ceci regarde Aramis.
-- Eh bien, rйpondit celui-ci en rougissant, que faut-il que je
fasse?
-- Mais, rйpliqua Athos, c'est tout simple: rйdiger une seconde
lettre pour cette adroite personne qui habite Tours.»
Aramis reprit la plume, se mit а rйflйchir de nouveau, et йcrivit
les lignes suivantes, qu'il soumit а l'instant mкme а
l'approbation de ses amis:
«Ma chиre cousine...»
«Ah! dit Athos, cette personne adroite est votre parente!
-- Cousine germaine, dit Aramis.
-- Va donc pour cousine!»
Aramis continua:
«Ma chиre cousine, Son Йminence le cardinal, que Dieu conserve
pour le bonheur de la France et la confusion des ennemis du
royaume, est sur le point d'en finir avec les rebelles hйrйtiques
de La Rochelle: il est probable que le secours de la Hotte
anglaise n'arrivera pas mкme en vue de la place; j'oserai mкme
dire que je suis certain que M. de Buckingham sera empкchй de
partir par quelque grand йvйnement. Son Йminence est le plus
illustre politique des temps passйs, du temps prйsent et
probablement des temps а venir. Il йteindrait le soleil si le
soleil le gкnait. Donnez ces heureuses nouvelles а votre soeur, ma
chиre cousine. J'ai rкvй que cet Anglais maudit йtait mort. Je ne
puis me rappeler si c'йtait par le fer ou par le poison; seulement
ce dont je suis sыr, c'est que j'ai rкvй qu'il йtait mort, et,
vous le savez, mes rкves ne me trompent jamais. Assurez-vous donc
de me voir revenir bientфt.»
«А merveille! s'йcria Athos, vous кtes le roi des poиtes; mon cher
Aramis, vous parlez comme l'Apocalypse et vous кtes vrai comme
l'йvangile. Il ne vous reste maintenant que l'adresse а mettre sur
cette lettre.
-- C'est bien facile», dit Aramis.
Il plia coquettement la lettre, la reprit et йcrivit:
«А Mademoiselle Marie Michon, lingиre а Tours.
Les trois amis se regardиrent en riant: ils йtaient pris.
«Maintenant, dit Aramis, vous comprenez, messieurs, que Bazin seul
peut porter cette lettre а Tours; ma cousine ne connaоt que Bazin
et n'a confiance qu'en lui: tout autre ferait йchouer l'affaire.
D'ailleurs Bazin est ambitieux et savant; Bazin a lu l'histoire,
messieurs, il sait que Sixte Quint est devenu pape aprиs avoir
gardй les pourceaux; eh bien, comme il compte se mettre d'йglise
en mкme temps que moi, il ne dйsespиre pas а son tour de devenir
pape ou tout au moins cardinal: vous comprenez qu'un homme qui a
de pareilles visйes ne se laissera pas prendre, ou, s'il est pris,
subira le martyre plutфt que de parler.
-- Bien, bien, dit d'Artagnan, je vous passe de grand coeur Bazin;
mais passez-moi Planchet: Milady l'a fait jeter а la porte,
certain jour, avec force coups de bвton; or Planchet a bonne
mйmoire, et, je vous en rйponds, s'il peut supposer une vengeance
possible, il se fera plutфt йchiner que d'y renoncer. Si vos
affaires de Tours sont vos affaires, Aramis, celles de Londres
sont les miennes. Je prie donc qu'on choisisse Planchet, lequel
d'ailleurs a dйjа йtй а Londres avec moi et sait dire trиs
correctement: London, _sir, if you please_ et _my master_ lord
d'Artagnan; avec cela soyez tranquilles, il fera son chemin en
allant et en revenant.
-- En ce cas, dit Athos, il faut que Planchet reзoive sept cents
livres pour aller et sept cents livres pour revenir, et Bazin,
trois cents livres pour aller et trois cents livres pour revenir;
cela rйduira la somme а cinq mille livres; nous prendrons mille
livres chacun pour les employer comme bon nous semblera, et nous
laisserons un fond de mille livres que gardera l'abbй pour les cas
extraordinaires ou les besoins communs. Cela vous va-t-il?
-- Mon cher Athos, dit Aramis, vous parlez comme Nestor, qui
йtait, comme chacun sait, le plus sage des Grecs.
-- Eh bien, c'est dit, reprit Athos, Planchet et Bazin partiront;
а tout prendre, je ne suis pas fвchй de conserver Grimaud: il est
accoutumй а mes faзons et j'y tiens; la journйe d'hier a dйjа dы
l'йbranler, ce voyage le perdrait.»
On fit venir Planchet, et on lui donna des instructions; il avait
йtй prйvenu dйjа par d'Artagnan, qui, du premier coup, lui avait
annoncй la gloire, ensuite l'argent, puis le danger.
«Je porterai la lettre dans le parement de mon habit, dit
Planchet, et je l'avalerai si l'on me prend.
-- Mais alors tu ne pourras pas faire la commission, dit
d'Artagnan.
-- Vous m'en donnerez ce soir une copie que je saurai par coeur
demain.»
D'Artagnan regarda ses amis comme pour leur dire:
«Eh bien, que vous avais-je promis?»
«Maintenant, continua-t-il en s'adressant а Planchet, tu as huit
jours pour arriver prиs de Lord de Winter, tu as huit autres jours
pour revenir ici, en tout seize jours; si le seiziиme jour de ton
dйpart, а huit heures du soir, tu n'es pas arrivй, pas d'argent,
fыt-il huit heures cinq minutes.
Alors, monsieur, dit Planchet, achetez-moi une montre.
Prends celle-ci, dit Athos, en lui donnant la sienne avec une
insouciante gйnйrositй, et sois brave garзon. Songe que, si tu
parles, si tu bavardes, si tu flвnes, tu fais couper le cou а ton
maоtre, qui a si grande confiance dans ta fidйlitй qu'il nous a
rйpondu de toi. Mais songe aussi que s'il arrive, par ta faute,
malheur а d'Artagnan, je te retrouverai partout, et ce sera pour
t'ouvrir le ventre.
-- Oh! monsieur! dit Planchet, humiliй du soupзon et surtout
effrayй de l'air calme du mousquetaire.
-- Et moi, dit Porthos en roulant ses gros yeux, songe que je
t'йcorche vif.
-- Ah! monsieur!
-- Et moi, continua Aramis de sa voix douce et mйlodieuse, songe
que je te brыle а petit feu comme un sauvage.
-- Ah! monsieur!»
Et Planchet se mit а pleurer; nous n'oserions dire si ce fut de
terreur, а cause des menaces qui lui йtaient faites, ou
d'attendrissement de voir quatre amis si йtroitement unis.
D'Artagnan lui prit la main, et l'embrassa.
«Vois-tu, Planchet, lui dit-il, ces messieurs te disent tout cela
par tendresse pour moi, mais au fond ils t'aiment.
-- Ah! monsieur! dit Planchet, ou je rйussirai, ou l'on me coupera
en quatre; me coupвt-on en quatre, soyez convaincu qu'il n'y a pas
un morceau qui parlera.»
Il fut dйcidй que Planchet partirait le lendemain а huit heures du
matin, afin, comme il l'avait dit, qu'il pыt, pendant la nuit,
apprendre la lettre par coeur. Il gagna juste douze heures а cet
arrangement; il devait кtre revenu le seiziиme jour, а huit heures
du soir.
Le matin, au moment oщ il allait monter а cheval, d'Artagnan, qui
se sentait au fond du coeur un faible pour le duc, prit Planchet а
part.
«Йcoute, lui dit-il, quand tu auras remis la lettre а Lord de
Winter et qu'il l'aura lue, tu lui diras encore: “Veillez sur Sa
Grвce Lord Buckingham, car on veut l'assassiner.” Mais ceci,
Planchet, vois-tu, c'est si grave et si important, que je n'ai pas
mкme voulu avouer а mes amis que je te confierais ce secret, et
que pour une commission de capitaine je ne voudrais pas te
l'йcrire.
-- Soyez tranquille, monsieur, dit Planchet, vous verrez si l'on
peut compter sur moi.
Et montй sur un excellent cheval, qu'il devait quitter а vingt
lieues de lа pour prendre la poste, Planchet partit au galop, le
coeur un peu serrй par la triple promesse que lui avaient faite
les mousquetaires, mais du reste dans les meilleures dispositions
du monde.
Bazin partit le lendemain matin pour Tours, et eut huit jours pour
faire sa commission.
Les quatre amis, pendant toute la durйe de ces deux absences,
avaient, comme on le comprend bien, plus que jamais l'oeil au
guet, le nez au vent et l'oreille aux йcoutes. Leurs journйes se
passaient а essayer de surprendre ce qu'on disait, а guetter les
allures du cardinal et а flairer les courriers qui arrivaient.
Plus d'une fois un tremblement insurmontable les prit, lorsqu'on
les appela pour quelque service inattendu. Ils avaient d'ailleurs
а se garder pour leur propre sыretй; Milady йtait un fantфme qui,
lorsqu'il йtait apparu une fois aux gens, ne les laissait pas
dormir tranquillement.
Le matin du huitiиme jour, Bazin, frais comme toujours et souriant
selon son habitude, entra dans le cabaret de Parpaillot, comme les
quatre amis йtaient en train de dйjeuner, en disant, selon la
convention arrкtйe:
«Monsieur Aramis, voici la rйponse de votre cousine.»
Les quatre amis йchangиrent un coup d'oeil joyeux: la moitiй de la
besogne йtait faite; il est vrai que c'йtait la plus courte et la
plus facile.
Aramis prit, en rougissant malgrй lui, la lettre, qui йtait d'une
йcriture grossiиre et sans orthographe.
«Bon Dieu! s'йcria-t-il en riant, dйcidйment j'en dйsespиre;
jamais cette pauvre Michon n'йcrira comme M. de Voiture.
-- Qu'est-ce que cela feut dire, cette baufre Migeon? demanda le
Suisse, qui йtait en train de causer avec les quatre amis quand la
lettre йtait arrivйe.
-- Oh! mon Dieu! moins que rien, dit Aramis, une petite lingиre
charmante que j'aimais fort et а qui j'ai demandй quelques lignes
de sa main en maniиre de souvenir.
-- Dutieu! dit le Suisse; zi zella il кtre auzi grante tame que
son l'йgridure, fous l'кtre en ponne fordune, mon gamarate!
Aramis lut la lettre et la passa а Athos.
«Voyez donc ce qu'elle m'йcrit, Athos», dit-il.
Athos jeta un coup d'oeil sur l'йpоtre, et, pour faire йvanouir
tous les soupзons qui auraient pu naоtre, lut tout haut:
«Mon cousin, ma soeur et moi devinons trиs bien les rкves, et nous
en avons mкme une peur affreuse; mais du vфtre, on pourra dire, je
l'espиre, tout songe est mensonge. Adieu! portez-vous bien, et
faites que de temps en temps nous entendions parler de vous.
«Aglй Michon.
«Et de quel rкve parle-t-elle? demanda le dragon, qui s'йtait
approchй pendant la lecture.
-- Foui, te quel rкfe? dit le Suisse.
-- Eh! pardieu! dit Aramis, c'est tout simple, d'un rкve que j'ai
fait et que je lui ai racontй.
-- Oh! foui, par Tieu! c'кtre tout simple de ragonter son rкfe;
mais moi je ne rкfe jamais.
-- Vous кtes fort heureux, dit Athos en se levant, et je voudrais
bien pouvoir en dire autant que vous!
-- Chamais! reprit le Suisse, enchantй qu'un homme comme Athos lui
enviвt quelque chose, chamais! chamais!»
D'Artagnan, voyant qu'Athos se levait, en fit autant, prit son
bras, et sortit.
Porthos et Aramis restиrent pour faire face aux quolibets du
dragon et du Suisse.
Quant а Bazin, il s'alla coucher sur une botte de paille; et comme
il avait plus d'imagination que le Suisse, il rкva que M. Aramis,
devenu pape, le coiffait d'un chapeau de cardinal.
Mais, comme nous l'avons dit, Bazin n'avait, par son heureux
retour, enlevй qu'une partie de l'inquiйtude qui aiguillonnait les
quatre amis. Les jours de l'attente sont longs, et d'Artagnan
surtout aurait pariй que les jours avaient maintenant quarante-
huit heures. Il oubliait les lenteurs obligйes de la navigation,
il s'exagйrait la puissance de Milady. Il prкtait а cette femme,
qui lui apparaissait pareille а un dйmon, des auxiliaires
surnaturels comme elle; il s'imaginait, au moindre bruit, qu'on
venait l'arrкter, et qu'on ramenait Planchet pour le confronter
avec lui et ses amis. Il y a plus: sa confiance autrefois si
grande dans le digne Picard, diminuait de jour en jour. Cette
inquiйtude йtait si grande, qu'elle gagnait Porthos et Aramis. Il
n'y avait qu'Athos qui demeurвt impassible, comme si aucun danger
ne s'agitait autour de lui, et qu'il respirвt son atmosphиre
quotidienne.
Le seiziиme jour surtout, ces signes d'agitation йtaient si
visibles chez d'Artagnan et ses deux amis, qu'ils ne pouvaient
rester en place, et qu'ils erraient comme des ombres sur le chemin
par lequel devait revenir Planchet.
«Vraiment, leur disait Athos, vous n'кtes pas des hommes, mais des
enfants, pour qu'une femme vous fasse si grand-peur! Et de quoi
s'agit-il, aprиs tout? D'кtre emprisonnйs! Eh bien, mais on nous
tirera de prison: on en a bien retirй Mme Bonacieux. D'кtre
dйcapitйs? Mais tous les jours, dans la tranchйe, nous allons
joyeusement nous exposer а pis que cela, car un boulet peut nous
casser la jambe, et je suis convaincu qu'un chirurgien nous fait
plus souffrir en nous coupant la cuisse qu'un bourreau en nous
coupant la tкte. Demeurez donc tranquilles; dans deux heures, dans
quatre, dans six heures, au plus tard, Planchet sera ici: il a
promis d'y кtre, et moi j'ai trиs grande foi aux promesses de
Planchet, qui m'a l'air d'un fort brave garзon.
-- Mais s'il n'arrive pas? dit d'Artagnan.
-- Eh bien, s'il n'arrive pas, c'est qu'il aura йtй retardй, voilа
tout. Il peut кtre tombй de cheval, il peut avoir fait une
cabriole par-dessus le pont, il peut avoir couru si vite qu'il en
ait attrapй une fluxion de poitrine. Eh! messieurs! faisons donc
la part des йvйnements. La vie est un chapelet de petites misиres
que le philosophe йgrиne en riant. Soyez philosophes comme moi,
messieurs, mettez-vous а table et buvons; rien ne fait paraоtre
l'avenir couleur de rose comme de le regarder а travers un verre
de chambertin.
-- C'est fort bien, rйpondit d'Artagnan; mais je suis las d'avoir
а craindre, en buvant frais, que le vin ne sorte de la cave de
Milady.
-- Vous кtes bien difficile, dit Athos, une si belle femme!
-- Une femme de marque!» dit Porthos avec son gros rire.
Athos tressaillit, passa la main sur son front pour en essuyer la
sueur, et se leva а son tour avec un mouvement nerveux qu'il ne
put rйprimer.
Le jour s'йcoula cependant, et le soir vint plus lentement, mais
enfin il vint; les buvettes s'emplirent de chalands; Athos, qui
avait empochй sa part du diamant, ne quittait plus le Parpaillot.
Il avait trouvй dans M. de Busigny, qui, au reste, leur avait
donnй un dоner magnifique, un _partner_ digne de lui. Ils jouaient
donc ensemble, comme d'habitude, quand sept heures sonnиrent: on
entendit passer les patrouilles qui allaient doubler les postes; а
sept heures et demie la retraite sonna.
«Nous sommes perdus, dit d'Artagnan а l'oreille d'Athos.
-- Vous voulez dire que nous avons perdu, dit tranquillement Athos
en tirant quatre pistoles de sa poche et en les jetant sur la
table. Allons, messieurs, continua-t-il, on bat la retraite,
allons nous coucher.»
Et Athos sortit du Parpaillot suivi de d'Artagnan. Aramis venait
derriиre donnant le bras а Porthos. Aramis mвchonnait des vers, et
Porthos s'arrachait de temps en temps quelques poils de moustache
en signe de dйsespoir.
Mais voilа que tout а coup, dans l'obscuritй, une ombre se
dessine, dont la forme est familiиre а d'Artagnan, et qu'une voix
bien connue lui dit:
«Monsieur, je vous apporte votre manteau, car il fait frais ce
soir.
-- Planchet! s'йcria d'Artagnan, ivre de joie.
-- Planchet! rйpйtиrent Porthos et Aramis.
-- Eh bien, oui, Planchet, dit Athos, qu'y a-t-il d'йtonnant а
cela? Il avait promis d'кtre de retour а huit heures, et voilа les
huit heures qui sonnent. Bravo! Planchet, vous кtes un garзon de
parole, et si jamais vous quittez votre maоtre, je vous garde une
place а mon service.
-- Oh! non, jamais, dit Planchet, jamais je ne quitterai
M. d'Artagnan.»
En mкme temps d'Artagnan sentit que Planchet lui glissait un
billet dans la main.
D'Artagnan avait grande envie d'embrasser Planchet au retour comme
il l'avait embrassй au dйpart; mais il eut peur que cette marque
d'effusion, donnйe а son laquais en pleine rue, ne parыt
extraordinaire а quelque passant, et il se contint.
«J'ai le billet, dit-il а Athos et а ses amis.
-- C'est bien, dit Athos, entrons chez nous, et nous le lirons.
Le billet brыlait la main de d'Artagnan: il voulait hвter le pas;
mais Athos lui prit le bras et le passa sous le sien, et force fut
au jeune homme de rйgler sa course sur celle de son ami.
Enfin on entra dans la tente, on alluma une lampe, et tandis que
Planchet se tenait sur la porte pour que les quatre amis ne
fussent pas surpris, d'Artagnan, d'une main tremblante, brisa le
cachet et ouvrit la lettre tant attendue.
Elle contenait une demi-ligne, d'une йcriture toute britannique et
d'une concision toute spartiate:
«_Thank you, be easy._»
Ce qui voulait dire:
«Merci, soyez tranquille.»
Athos prit la lettre des mains de d'Artagnan, l'approcha de la
lampe, y mit le feu, et ne la lвcha point qu'elle ne fыt rйduite
en cendres.
Puis appelant Planchet:
«Maintenant, mon garзon, lui dit-il, tu peux rйclamer tes sept
cents livres, mais tu ne risquais pas grand-chose avec un billet
comme celui-lа.
-- Ce n'est pas faute que j'aie inventй bien des moyens de le
serrer, dit Planchet.
-- Eh bien, dit d'Artagnan, conte-nous cela.
-- Dame! c'est bien long, monsieur.
-- Tu as raison, Planchet, dit Athos; d'ailleurs la retraite est
battue, et nous serions remarquйs en gardant de la lumiиre plus
longtemps que les autres.
-- Soit, dit d'Artagnan, couchons-nous. Dors bien, Planchet!
-- Ma foi, monsieur! ce sera la premiиre fois depuis seize jours.
-- Et moi aussi! dit d'Artagnan.
-- Et moi aussi! rйpйta Porthos.
-- Et moi aussi! rйpйta Aramis.
-- Eh bien, voulez-vous que je vous avoue la vйritй? et moi
aussi!» dit Athos.
CHAPITRE XLIX
FATALITЙ
Cependant Milady, ivre de colиre, rugissant sur le pont du
bвtiment comme une lionne qu'on embarque, avait йtй tentйe de se
jeter а la mer pour regagner la cфte, car elle ne pouvait se faire
а l'idйe qu'elle avait йtй insultйe par d'Artagnan, menacйe par
Athos, et qu'elle quittait la France sans se venger d'eux.
Bientфt, cette idйe йtait devenue pour elle tellement
insupportable, qu'au risque de ce qui pouvait arriver de terrible
pour elle-mкme, elle avait suppliй le capitaine de la jeter sur la
cфte; mais le capitaine, pressй d'йchapper а sa fausse position,
placй entre les croiseurs franзais et anglais, comme la chauve-
souris entre les rats et les oiseaux, avait grande hвte de
regagner l'Angleterre, et refusa obstinйment d'obйir а ce qu'il
prenait pour un caprice de femme, promettant а sa passagиre, qui
au reste lui йtait particuliиrement recommandйe par le cardinal,
de la jeter, si la mer et les Franзais le permettaient, dans un
des ports de la Bretagne, soit а Lorient, soit а Brest; mais en
attendant, le vent йtait contraire, la mer mauvaise, on louvoyait
et l'on courait des bordйes. Neuf jours aprиs la sortie de la
Charente, Milady, toute pвle de ses chagrins et de sa rage, voyait
apparaоtre seulement les cфtes bleuвtres du Finistиre.
Elle calcula que pour traverser ce coin de la France et revenir
prиs du cardinal il lui fallait au moins trois jours; ajoutez un
jour pour le dйbarquement et cela faisait quatre; ajoutez ces
quatre jours aux neuf autres, c'йtait treize jours de perdus,
treize jours pendant lesquels tant d'йvйnements importants se
pouvaient passer а Londres. Elle songea que sans aucun doute le
cardinal serait furieux de son retour, et que par consйquent il
serait plus disposй а йcouter les plaintes qu'on porterait contre
elle que les accusations qu'elle porterait contre les autres. Elle
laissa donc passer Lorient et Brest sans insister prиs du
capitaine, qui, de son cфtй, se garda bien de lui donner l'йveil.
Milady continua donc sa route, et le jour mкme oщ Planchet
s'embarquait de Portsmouth pour la France, la messagиre de son
Йminence entrait triomphante dans le port.
Toute la ville йtait agitйe d'un mouvement extraordinaire: --
quatre grands vaisseaux rйcemment achevйs venaient d'кtre lancйs
а la mer; -- debout sur la jetйe, chamarrй d'or, йblouissant,
selon son habitude de diamants et de pierreries, le feutre ornй
d'une plume blanche qui retombait sur son йpaule, on voyait
Buckingham entourй d'un йtat-major presque aussi brillant que lui.
C'йtait une de ces belles et rares journйes d'hiver oщ
l'Angleterre se souvient qu'il y a un soleil. L'astre pвli, mais
cependant splendide encore, se couchait а l'horizon, empourprant а
la fois le ciel et la mer de bandes de feu et jetant sur les tours
et les vieilles maisons de la ville un dernier rayon d'or qui
faisait йtinceler les vitres comme le reflet d'un incendie.
Milady, en respirant cet air de l'Ocйan plus vif et plus
balsamique а l'approche de la terre, en contemplant toute la
puissance de ces prйparatifs qu'elle йtait chargйe de dйtruire,
toute la puissance de cette armйe qu'elle devait combattre а elle
seule -- elle femme -- avec quelques sacs d'or, se compara
mentalement а Judith, la terrible Juive, lorsqu'elle pйnйtra dans
le camp des Assyriens et qu'elle vit la masse йnorme de chars, de
chevaux, d'hommes et d'armes qu'un geste de sa main devait
dissiper comme un nuage de fumйe.
On entra dans la rade; mais comme on s'apprкtait а y jeter
l'ancre, un petit cutter formidablement armй s'approcha du
bвtiment marchand, se donnant comme garde-cфte, et fit mettre а la
mer son canot, qui se dirigea vers l'йchelle. Ce canot renfermait
un officier, un contremaоtre et huit rameurs; l'officier seul
monta а bord, oщ il fut reзu avec toute la dйfйrence qu'inspire
l'uniforme.
L'officier s'entretint quelques instants avec le patron, lui fit
lire un papier dont il йtait porteur, et, sur l'ordre du capitaine
marchand, tout l'йquipage du bвtiment, matelots et passagers, fut
appelй sur le pont.
Lorsque cette espиce d'appel fut fait, l'officier s'enquit tout
haut du point de dйpart du brik, de sa route, de ses
atterrissements, et а toutes les questions le capitaine satisfit
sans hйsitation et sans difficultй. Alors l'officier commenзa de
passer la revue de toutes les personnes les unes aprиs les autres,
et, s'arrкtant а Milady, la considйra avec un grand soin, mais
sans lui adresser une seule parole.
Puis il revint au capitaine, lui dit encore quelques mots; et,
comme si c'eыt йtй а lui dйsormais que le bвtiment dыt obйir, il
commanda une manoeuvre que l'йquipage exйcuta aussitфt. Alors le
bвtiment se remit en route, toujours escortй du petit cutter, qui
voguait bord а bord avec lui, menaзant son flanc de la bouche de
ses six canons tandis que la barque suivait dans le sillage du
navire, faible point prиs de l'йnorme masse.
Pendant l'examen que l'officier avait fait de Milady, Milady,
comme on le pense bien, l'avait de son cфtй dйvorй du regard.
Mais, quelque habitude que cette femme aux yeux de flamme eыt de
lire dans le coeur de ceux dont elle avait besoin de deviner les
secrets, elle trouva cette fois un visage d'une impassibilitй
telle qu'aucune dйcouverte ne suivit son investigation. L'officier
qui s'йtait arrкtй devant elle et qui l'avait silencieusement
йtudiйe avec tant de soin pouvait кtre вgй de vingt-cinq а vingt-
six ans, йtait blanc de visage avec des yeux bleu clair un peu
enfoncйs; sa bouche, fine et bien dessinйe, demeurait immobile
dans ses lignes correctes; son menton, vigoureusement accusй,
dйnotait cette force de volontй qui, dans le type vulgaire
britannique, n'est ordinairement que de l'entкtement; un front un
peu fuyant, comme il convient aux poиtes, aux enthousiastes et aux
soldats, йtait а peine ombragй d'une chevelure courte et
clairsemйe, qui, comme la barbe qui couvrait le bas de son visage,
йtait d'une belle couleur chвtain foncй.
Lorsqu'on entra dans le port, il faisait dйjа nuit. La brume
йpaississait encore l'obscuritй et formait autour des fanaux et
des lanternes des jetйes un cercle pareil а celui qui entoure la
lune quand le temps menace de devenir pluvieux. L'air qu'on
respirait йtait triste, humide et froid.
Milady, cette femme si forte, se sentait frissonner malgrй elle.
L'officier se fit indiquer les paquets de Milady, fit porter son
bagage dans le canot; et lorsque cette opйration fut faite, il
l'invita а y descendre elle-mкme en lui tendant sa main.
Milady regarda cet homme et hйsita.
«Qui кtes-vous, monsieur, demanda-t-elle, qui avez la bontй de
vous occuper si particuliиrement de moi?
-- Vous devez le voir, madame, а mon uniforme; je suis officier de
la marine anglaise, rйpondit le jeune homme.
-- Mais enfin, est-ce l'habitude que les officiers de la marine
anglaise se mettent aux ordres de leurs compatriotes lorsqu'ils
abordent dans un port de la Grande-Bretagne, et poussent la
galanterie jusqu'а les conduire а terre?
-- Oui, Milady, c'est l'habitude, non point par galanterie, mais
par prudence, qu'en temps de guerre les йtrangers soient conduits
а une hфtellerie dйsignйe, afin que jusqu'а parfaite information
sur eux ils restent sous la surveillance du gouvernement.»
Ces mots furent prononcйs avec la politesse la plus exacte et le
calme le plus parfait. Cependant ils n'eurent point le don de
convaincre Milady.
«Mais je ne suis pas йtrangиre, monsieur, dit-elle avec l'accent
le plus pur qui ait jamais retenti de Portsmouth а Manchester, je
me nomme Lady Clarick, et cette mesure...
-- Cette mesure est gйnйrale, Milady, et vous tenteriez
inutilement de vous y soustraire.
-- Je vous suivrai donc, monsieur.»
Et acceptant la main de l'officier, elle commenзa de descendre
l'йchelle au bas de laquelle l'attendait le canot. L'officier la
suivit; un grand manteau йtait йtendu а la poupe, l'officier la
fit asseoir sur le manteau et s'assit prиs d'elle.
«Nagez», dit-il aux matelots.
Les huit rames retombиrent dans la mer, ne formant qu'un seul
bruit, ne frappant qu'un seul coup, et le canot sembla voler sur
la surface de l'eau.
Au bout de cinq minutes on touchait а terre.
L'officier sauta sur le quai et offrit la main а Milady.
Une voiture attendait.
«Cette voiture est-elle pour nous? demanda Milady.
-- Oui, madame, rйpondit l'officier.
-- L'hфtellerie est donc bien loin?
-- А l'autre bout de la ville.
-- Allons», dit Milady.
Et elle monta rйsolument dans la voiture.
L'officier veilla а ce que les paquets fussent soigneusement
attachйs derriиre la caisse, et cette opйration terminйe, prit sa
place prиs de Milady et referma la portiиre.
Aussitфt, sans qu'aucun ordre fыt donnй et sans qu'on eыt besoin
de lui indiquer sa destination, le cocher partit au galop et
s'enfonзa dans les rues de la ville.
Une rйception si йtrange devait кtre pour Milady une ample matiиre
а rйflexion; aussi, voyant que le jeune officier ne paraissait
nullement disposй а lier conversation, elle s'accouda dans un
angle de la voiture et passa les unes aprиs les autres en revue
toutes les suppositions qui se prйsentaient а son esprit.
Cependant, au bout d'un quart d'heure, йtonnйe de la longueur du
chemin, elle se pencha vers la portiиre pour voir oщ on la
conduisait. On n'apercevait plus de maisons; des arbres
apparaissaient dans les tйnиbres comme de grands fantфmes noirs
courant les uns aprиs les autres.
Milady frissonna.
«Mais nous ne sommes plus dans la ville, monsieur», dit-elle.
Le jeune officier garda le silence.
«Je n'irai pas plus loin, si vous ne me dites pas oщ vous me
conduisez; je vous en prйviens, monsieur!»
Cette menace n'obtint aucune rйponse.
«Oh! c'est trop fort! s'йcria Milady, au secours! au secours!»
Pas une voix ne rйpondit а la sienne, la voiture continua de
rouler avec rapiditй; l'officier semblait une statue.
Milady regarda l'officier avec une de ces expressions terribles,
particuliиres а son visage et qui manquaient si rarement leur
effet; la colиre faisait йtinceler ses yeux dans l'ombre.
Le jeune homme resta impassible.
Milady voulut ouvrir la portiиre et se prйcipiter.
«Prenez garde, madame, dit froidement le jeune homme, vous vous
tuerez en sautant.»
Milady se rassit йcumante; l'officier se pencha, la regarda а son
tour et parut surpris de voir cette figure, si belle naguиre,
bouleversйe par la rage et devenue presque hideuse. L'astucieuse
crйature comprit qu'elle se perdait en laissant voir ainsi dans
son вme; elle rassйrйna ses traits, et d'une voix gйmissante:
«Au nom du Ciel, monsieur! dites-moi si c'est а vous, si c'est а
votre gouvernement, si c'est а un ennemi que je dois attribuer la
violence que l'on me fait?
-- On ne vous fait aucune violence, madame, et ce qui vous arrive
est le rйsultat d'une mesure toute simple que nous sommes forcйs
de prendre avec tous ceux qui dйbarquent en Angleterre.
-- Alors vous ne me connaissez pas, monsieur?
-- C'est la premiиre fois que j'ai l'honneur de vous voir.
-- Et, sur votre honneur, vous n'avez aucun sujet de haine contre
moi?
-- Aucun, je vous le jure.»
II y avait tant de sйrйnitй, de sang-froid, de douceur mкme dans
la voix du jeune homme, que Milady fut rassurйe.
Enfin, aprиs une heure de marche а peu prиs, la voiture s'arrкta
devant une grille de fer qui fermait un chemin creux conduisant а
un chвteau sйvиre de forme, massif et isolй. Alors, comme les
roues tournaient sur un sable fin, Milady entendit un vaste
mugissement, qu'elle reconnut pour le bruit de la mer qui vient se
briser sur une cфte escarpйe.
La voiture passa sous deux voыtes, et enfin s'arrкta dans une cour
sombre et carrйe; presque aussitфt la portiиre de la voiture
s'ouvrit, le jeune homme sauta lйgиrement а terre et prйsenta sa
main а Milady, qui s'appuya dessus, et descendit а son tour avec
assez de calme.
«Toujours est-il, dit Milady en regardant autour d'elle et en
ramenant ses yeux sur le jeune officier avec le plus gracieux
sourire, que je suis prisonniиre; mais ce ne sera pas pour
longtemps, j'en suis sыre, ajouta-t-elle, ma conscience et votre
politesse, monsieur, m'en sont garants.»
Si flatteur que fыt le compliment, l'officier ne rйpondit rien;
mais, tirant de sa ceinture un petit sifflet d'argent pareil а
celui dont se servent les contremaоtres sur les bвtiments de
guerre, il siffla trois fois, sur trois modulations diffйrentes:
alors plusieurs hommes parurent, dйtelиrent les chevaux fumants et
emmenиrent la voiture sous une remise.
Puis l'officier, toujours avec la mкme politesse calme, invita sa
prisonniиre а entrer dans la maison. Celle-ci, toujours avec son
mкme visage souriant, lui prit le bras, et entra avec lui sous une
porte basse et cintrйe qui, par une voыte йclairйe seulement au
fond, conduisait а un escalier de pierre tournant autour d'une
arкte de pierre; puis on s'arrкta devant une porte massive qui,
aprиs l'introduction dans la serrure d'une clef que le jeune homme
portait sur lui, roula lourdement sur ses gonds et donna ouverture
а la chambre destinйe а Milady.
D'un seul regard, la prisonniиre embrassa l'appartement dans ses
moindres dйtails.
C'йtait une chambre dont l'ameublement йtait а la fois bien propre
pour une prison et bien sйvиre pour une habitation d'homme libre;
cependant, des barreaux aux fenкtres et des verrous extйrieurs а
la porte dйcidaient le procиs en faveur de la prison.
Un instant toute la force d'вme de cette crйature, trempйe
cependant aux sources les plus vigoureuses, l'abandonna; elle
tomba sur un fauteuil, croisant les bras, baissant la tкte, et
s'attendant а chaque instant а voir entrer un juge pour
l'interroger.
Mais personne n'entra, que deux ou trois soldats de marine qui
apportиrent les malles et les caisses, les dйposиrent dans un coin
et se retirиrent sans rien dire.
L'officier prйsidait а tous ces dйtails avec le mкme calme que
Milady lui avait constamment vu, ne prononзant pas une parole lui-
mкme, et se faisant obйir d'un geste de sa main ou d'un coup de
son sifflet.
On eыt dit qu'entre cet homme et ses infйrieurs la langue parlйe
n'existait pas ou devenait inutile.
Enfin Milady n'y put tenir plus longtemps, elle rompit le silence:
«Au nom du Ciel, monsieur! s'йcria-t-elle, que veut dire tout ce
qui se passe? Fixez mes irrйsolutions; j'ai du courage pour tout
danger que je prйvois, pour tout malheur que je comprends. Oщ
suis-je et que suis-je ici? suis-je libre, pourquoi ces barreaux
et ces portes? suis-je prisonniиre, quel crime ai-je commis?
-- Vous кtes ici dans l'appartement qui vous est destinй, madame.
J'ai reзu l'ordre d'aller vous prendre en mer et de vous conduire
en ce chвteau: cet ordre, je l'ai accompli, je crois, avec toute
la rigiditй d'un soldat, mais aussi avec toute la courtoisie d'un
gentilhomme. Lа se termine, du moins jusqu'а prйsent, la charge
que j'avais а remplir prиs de vous, le reste regarde une autre
personne.
-- Et cette autre personne, quelle est-elle? demanda Milady; ne
pouvez-vous me dire son nom?...»
En ce moment on entendit par les escaliers un grand bruit
d'йperons; quelques voix passиrent et s'йteignirent, et le bruit
d'un pas isolй se rapprocha de la porte.
«Cette personne, la voici, madame», dit l'officier en dйmasquant
le passage, et en se rangeant dans l'attitude du respect et de la
soumission.
En mкme temps, la porte s'ouvrit; un homme parut sur le seuil.
Il йtait sans chapeau, portait l'йpйe au cфtй, et froissait un
mouchoir entre ses doigts.
Milady crut reconnaоtre cette ombre dans l'ombre, elle s'appuya
d'une main sur le bras de son fauteuil, et avanзa la tкte comme
pour aller au-devant d'une certitude.
Alors l'йtranger s'avanзa lentement; et, а mesure qu'il s'avanзait
en entrant dans le cercle de lumiиre projetй par la lampe, Milady
se reculait involontairement.
Puis, lorsqu'elle n'eut plus aucun doute:
«Eh quoi! mon frиre! s'йcria-t-elle au comble de la stupeur, c'est
vous vous?
-- Oui, belle dame! rйpondit Lord de Winter en faisant un salut
moitiй courtois, moitiй ironique, moi-mкme.
-- Mais alors, ce chвteau?
-- Est а moi.
-- Cette chambre?
-- C'est la vфtre.
-- Je suis donc votre prisonniиre?
-- А peu prиs.
-- Mais c'est un affreux abus de la force!
-- Pas de grands mots; asseyons-nous, et causons tranquillement,
comme il convient de faire entre un frиre et une soeur.»
Puis, se retournant vers la porte, et voyant que le jeune officier
attendait ses derniers ordres:
«C'est bien, dit-il, je vous remercie; maintenant, laissez-nous,
monsieur Felton.»
CHAPITRE L
CAUSERIE D'UN FRИRE AVEC SA SOEUR
Pendant le temps que Lord de Winter mit а fermer la porte, а
pousser un volet et а approcher un siиge du fauteuil de sa belle-
soeur, Milady, rкveuse, plongea son regard dans les profondeurs de
la possibilitй, et dйcouvrit toute la trame qu'elle n'avait pas
mкme pu entrevoir, tant qu'elle ignorait en quelles mains elle
йtait tombйe. Elle connaissait son beau-frиre pour un bon
gentilhomme, franc-chasseur, joueur intrйpide, entreprenant prиs
des femmes, mais d'une force infйrieure а la sienne а l'endroit de
l'intrigue. Comment avait-il pu dйcouvrir son arrivйe? la faire
saisir? Pourquoi la retenait-il?
Athos lui avait bien dit quelques mots qui prouvaient que la
conversation qu'elle avait eue avec le cardinal йtait tombйe dans
des oreilles йtrangиres; mais elle ne pouvait admettre qu'il eыt
pu creuser une contre-mine si prompte et si hardie.
Elle craignit bien plutфt que ses prйcйdentes opйrations en
Angleterre n'eussent йtй dйcouvertes. Buckingham pouvait avoir
devinй que c'йtait elle qui avait coupй les deux ferrets, et se
venger de cette petite trahison; mais Buckingham йtait incapable
de se porter а aucun excиs contre une femme, surtout si cette
femme йtait censйe avoir agi par un sentiment de jalousie.
Cette supposition lui parut la plus probable; il lui sembla qu'on
voulait se venger du passй, et non aller au-devant de l'avenir.
Toutefois, et en tout cas, elle s'applaudit d'кtre tombйe entre
les mains de son beau-frиre, dont elle comptait avoir bon marchй,
plutфt qu'entre celles d'un ennemi direct et intelligent.
«Oui, causons, mon frиre, dit-elle avec une espиce d'enjouement,
dйcidйe qu'elle йtait а tirer de la conversation, malgrй toute la
dissimulation que pourrait y apporter Lord de Winter, les
йclaircissements dont elle avait besoin pour rйgler sa conduite а
venir.
-- Vous vous кtes donc dйcidйe а revenir en Angleterre, dit Lord
de Winter, malgrй la rйsolution que vous m'aviez si souvent
manifestйe а Paris de ne jamais remettre les pieds sur le
territoire de la Grande-Bretagne?»
Milady rйpondit а une question par une autre question.
«Avant tout, dit-elle, apprenez-moi donc comment vous m'avez fait
guetter assez sйvиrement pour кtre d'avance prйvenu non seulement
de mon arrivйe, mais encore du jour, de l'heure et du port oщ
j'arrivais.»
Lord de Winter adopta la mкme tactique que Milady, pensant que,
puisque sa belle-soeur l'employait, ce devait кtre la bonne.
«Mais, dites-moi vous-mкme, ma chиre soeur, reprit-il, ce que vous
venez faire en Angleterre.
-- Mais je viens vous voir, reprit Milady, sans savoir combien
elle aggravait, par cette rйponse, les soupзons qu'avait fait
naоtre dans l'esprit de son beau-frиre la lettre de d'Artagnan, et
voulant seulement capter la bienveillance de son auditeur par un
mensonge.
-- Ah! me voir? dit sournoisement Lord de Winter.
-- Sans doute, vous voir. Qu'y a-t-il d'йtonnant а cela?
-- Et vous n'avez pas, en venant en Angleterre, d'autre but que de
me voir?
-- Non.
-- Ainsi, c'est pour moi seul que vous vous кtes donne la peine de
traverser la Manche?
-- Pour vous seul.
-- Peste! quelle tendresse, ma soeur!
-- Mais ne suis-je pas votre plus proche parente? demanda Milady
du ton de la plus touchante naпvetй.
-- Et mкme ma seule hйritiиre, n'est-ce pas?» dit а son tour Lord
de Winter, en fixant ses yeux sur ceux de Milady.
Quelque puissance qu'elle eыt sur elle-mкme, Milady ne put
s'empкcher de tressaillir, et comme, en prononзant les derniиres
paroles qu'il avait dites, Lord de Winter avait posй la main sur
le bras de sa soeur, ce tressaillement ne lui йchappa point.
En effet, le coup йtait direct et profond. La premiиre idйe qui
vint а l'esprit de Milady fut qu'elle avait йtй trahie par Ketty,
et que celle-ci avait racontй au baron cette aversion intйressйe
dont elle avait imprudemment laissй йchapper des marques devant sa
suivante; elle se rappela aussi la sortie furieuse et imprudente
qu'elle avait faite contre d'Artagnan, lorsqu'il avait sauvй la
vie de son beau-frиre.
«Je ne comprends pas, Milord, dit-elle pour gagner du temps et
faire parler son adversaire. Que voulez-vous dire? et y a-t-il
quelque sens inconnu cachй sous vos paroles?
-- Oh! mon Dieu, non, dit Lord de Winter avec une apparente
bonhomie; vous avez le dйsir de me voir, et vous venez en
Angleterre. J'apprends ce dйsir, ou plutфt je me doute que vous
l'йprouvez, et afin de vous йpargner tous les ennuis d'une arrivйe
nocturne dans un port, toutes les fatigues d'un dйbarquement,
j'envoie un de mes officiers au-devant de vous; je mets une
voiture а ses ordres, et il vous amиne ici dans ce chвteau, dont
je suis gouverneur, oщ je viens tous les jours, et oщ, pour que
notre double dйsir de nous voir soit satisfait, je vous fais
prйparer une chambre. Qu'y a-t-il dans tout ce que je dis lа de
plus йtonnant que dans ce que vous m'avez dit?
-- Non, ce que je trouve d'йtonnant, c'est que vous ayez йtй
prйvenu de mon arrivйe.
-- C'est cependant la chose la plus simple, ma chиre soeur:
n'avez-vous pas vu que le capitaine de votre petit bвtiment avait,
en entrant dans la rade, envoyй en avant et afin d'obtenir son
entrйe dans le port, un petit canot porteur de son livre de loch
et de son registre d'йquipage? Je suis commandant du port, on m'a
apportй ce livre, j'y ai reconnu votre nom. Mon coeur m'a dit ce
que vient de me confier votre bouche, c'est-а-dire dans quel but
vous vous exposiez aux dangers d'une mer si pйrilleuse ou tout au
moins si fatigante en ce moment, et j'ai envoyй mon cutter au-
devant de vous. Vous savez le reste.»
Milady comprit que Lord de Winter mentait et n'en fut que plus
effrayйe.
«Mon frиre, continua-t-elle, n'est-ce pas Milord Buckingham que je
vis sur la jetйe, le soir, en arrivant?
-- Lui-mкme. Ah! je comprends que sa vue vous ait frappйe, reprit
Lord de Winter: vous venez d'un pays oщ l'on doit beaucoup
s'occuper de lui, et je sais que ses armements contre la France
prйoccupent fort votre ami le cardinal.
-- Mon ami le cardinal! s'йcria Milady, voyant que, sur ce point
comme sur l'autre, Lord de Winter paraissait instruit de tout.
-- N'est-il donc point votre ami? reprit nйgligemment le baron;
ah! pardon, je le croyais; mais nous reviendrons а Milord duc plus
tard, ne nous йcartons point du tour sentimental que la
conversation avait pris: vous veniez, disiez-vous, pour me voir?
-- Oui.
-- Eh bien, je vous ai rйpondu que vous seriez servie а souhait et
que nous nous verrions tous les jours.
-- Dois-je donc demeurer йternellement ici? demanda Milady avec un
certain effroi.
-- Vous trouveriez-vous mal logйe, ma soeur? demandez ce qui vous
manque, et je m'empresserai de vous le faire donner.
-- Mais je n'ai ni mes femmes ni mes gens...
-- Vous aurez tout cela, madame; dites-moi sur quel pied votre
premier mari avait montй votre maison; quoique je ne sois que
votre beau-frиre, je vous la monterai sur un pied pareil.
-- Mon premier mari! s'йcria Milady en regardant Lord de Winter
avec des yeux effarйs.
-- Oui, votre mari franзais; je ne parle pas de mon frиre. Au
reste, si vous l'avez oubliй, comme il vit encore, je pourrais lui
йcrire et il me ferait passer des renseignements а ce sujet.»
Une sueur froide perla sur le front de Milady.
«Vous raillez, dit-elle d'une voix sourde.
-- En ai-je l'air? demanda le baron en se relevant et en faisant
un pas en arriиre.
-- Ou plutфt vous m'insultez, continua-t-elle en pressant de ses
mains crispйes les deux bras du fauteuil et en se soulevant sur
ses poignets.
-- Vous insulter, moi! dit Lord de Winter avec mйpris; en vйritй,
madame, croyez-vous que ce soit possible?
-- En vйritй, monsieur, dit Milady, vous кtes ou ivre ou insensй;
sortez et envoyez-moi une femme.
-- Des femmes sont bien indiscrиtes, ma soeur! ne pourrais-je pas
vous servir de suivante? de cette faзon tous nos secrets
resteraient en famille.
-- Insolent! s'йcria Milady, et, comme mue par un ressort, elle
bondit sur le baron, qui l'attendait avec impassibilitй, mais une
main cependant sur la garde de son йpйe.
-- Eh! eh! dit-il, je sais que vous avez l'habitude d'assassiner
les gens, mais je me dйfendrai, moi, je vous en prйviens, fыt-ce
contre vous.
-- Oh! vous avez raison, dit Milady, et vous me faites l'effet
d'кtre assez lвche pour porter la main sur une femme.
-- Peut-кtre que oui, d'ailleurs j'aurais mon excuse: ma main ne
serait pas la premiиre main d'homme qui se serait posйe sur vous,
j'imagine.»
Et le baron indiqua d'un geste lent et accusateur l'йpaule gauche
de Milady, qu'il toucha presque du doigt.
Milady poussa un rugissement sourd, et se recula jusque dans
l'angle de la chambre, comme une panthиre qui veut s'acculer pour
s'йlancer.
«Oh! rugissez tant que vous voudrez, s'йcria Lord de Winter, mais
n'essayez pas de mordre, car, je vous en prйviens, la chose
tournerait а votre prйjudice: il n'y a pas ici de procureurs qui
rиglent d'avance les successions, il n'y a pas de chevalier errant
qui vienne me chercher querelle pour la belle dame que je retiens
prisonniиre; mais je tiens tout prкts des juges qui disposeront
d'une femme assez йhontйe pour venir se glisser, bigame, dans le
lit de Lord de Winter, mon frиre aоnй, et ces juges, je vous en
prйviens, vous enverront а un bourreau qui vous fera les deux
йpaules pareilles.»
Les yeux de Milady lanзaient de tels йclairs, que quoiqu'il fыt
homme et armй devant une femme dйsarmйe il sentit le froid de la
peur se glisser jusqu'au fond de son вme; il n'en continua pas
moins, mais avec une fureur croissante:
«Oui, je comprends, aprиs avoir hйritй de mon frиre, il vous eыt
йtй doux d'hйriter de moi; mais, sachez-le d'avance, vous pouvez
me tuer ou me faire tuer, mes prйcautions sont prises, pas un
penny de ce que je possиde ne passera dans vos mains. N'кtes-vous
pas dйjа assez riche, vous qui possйdez prиs d'un million, et ne
pouviez-vous vous arrкter dans votre route fatale, si vous ne
faisiez le mal que pour la jouissance infinie et suprкme de le
faire? Oh! tenez, je vous le dis, si la mйmoire de mon frиre ne
m'йtait sacrйe, vous iriez pourrir dans un cachot d'Йtat ou
rassasier а Tyburn la curiositй des matelots; je me tairai, mais
vous, supportez tranquillement votre captivitй; dans quinze ou
vingt jours je pars pour La Rochelle avec l'armйe; mais la veille
de mon dйpart, un vaisseau viendra vous prendre, que je verrai
partir et qui vous conduira dans nos colonies du Sud; et, soyez
tranquille, je vous adjoindrai un compagnon qui vous brыlera la
cervelle а la premiиre tentative que vous risquerez pour revenir
en Angleterre ou sur le continent.»
Milady йcoutait avec une attention qui dilatait ses yeux
enflammйs.
«Oui, mais а cette heure, continua Lord de Winter, vous demeurerez
dans ce chвteau: les murailles en sont йpaisses, les portes en
sont fortes, les barreaux en sont solides; d'ailleurs votre
fenкtre donne а pic sur la mer: les hommes de mon йquipage, qui me
sont dйvouйs а la vie et а la mort, montent la garde autour de cet
appartement, et surveillent tous les passages qui conduisent а la
cour; puis arrivйe а la cour, il vous resterait encore trois
grilles а traverser. La consigne est prйcise: un pas, un geste, un
mot qui simule une йvasion, et l'on fait feu sur vous; si l'on
vous tue, la justice anglaise m'aura, je l'espиre, quelque
obligation de lui avoir йpargnй de la besogne. Ah! vos traits
reprennent leur calme, votre visage retrouve son assurance: Quinze
jours, vingt jours dites-vous, bah! d'ici lа, j'ai l'esprit
inventif, il me viendra quelque idйe; j'ai l'esprit infernal, et
je trouverai quelque victime. D'ici а quinze jours, vous dites-
vous, je serai hors d'ici. Ah! ah! essayez!»
Milady se voyant devinйe s'enfonзa les ongles dans la chair pour
dompter tout mouvement qui eыt pu donner а sa physionomie une
signification quelconque, autre que celle de l'angoisse.
Lord de Winter continua:
«L'officier qui commande seul ici en mon absence, vous l'avez vu,
donc vous le connaissez dйjа, sait, comme vous voyez, observer une
consigne, car vous n'кtes pas, je vous connais, venue de
Portsmouth ici sans avoir essayй de le faire parler. Qu'en dites-
vous? une statue de marbre eыt-elle йtй plus impassible et plus
muette? Vous avez dйjа essayй le pouvoir de vos sйductions sur
bien des hommes, et malheureusement vous avez toujours rйussi;
mais essayez sur celui-lа, pardieu! si vous en venez а bout, je
vous dйclare le dйmon lui-mкme.»
Il alla vers la porte et l'ouvrit brusquement.
«Qu'on appelle M. Felton, dit-il. Attendez encore un instant, et
je vais vous recommander а lui.»
Il se fit entre ces deux personnages un silence йtrange, pendant
lequel on entendit le bruit d'un pas lent et rйgulier qui se
rapprochait; bientфt, dans l'ombre du corridor, on vit se dessiner
une forme humaine, et le jeune lieutenant avec lequel nous avons
dйjа fait connaissance s'arrкta sur le seuil, attendant les ordres
du baron.
«Entrez, mon cher John, dit Lord de Winter, entrez et fermez la
porte.»
Le jeune officier entra.
«Maintenant, dit le baron, regardez cette femme: elle est jeune,
elle est belle, elle a toutes les sйductions de la terre, eh bien,
c'est un monstre qui, а vingt-cinq ans, s'est rendu coupable
d'autant de crimes que vous pouvez en lire en un an dans les
archives de nos tribunaux; sa voix prйvient en sa faveur, sa
beautй sert d'appвt aux victimes, son corps mкme paye ce qu'elle a
promis, c'est une justice а lui rendre; elle essayera de vous
sйduire, peut-кtre mкme essayera-t-elle de vous tuer. Je vous ai
tirй de la misиre, Felton, je vous ai fait nommer lieutenant, je
vous ai sauvй la vie une fois, vous savez а quelle occasion; je
suis pour vous non seulement un protecteur, mais un ami; non
seulement un bienfaiteur, mais un pиre; cette femme est revenue en
Angleterre afin de conspirer contre ma vie; je tiens ce serpent
entre mes mains; eh bien, je vous fais appeler et vous dis: Ami
Felton, John, mon enfant, garde-moi et surtout garde-toi de cette
femme; jure sur ton salut de la conserver pour le chвtiment
qu'elle a mйritй. John Felton, je me fie а ta parole; John Felton,
je crois а ta loyautй.
-- Milord, dit le jeune officier en chargeant son regard pur de
toute la haine qu'il put trouver dans son coeur, Milord, je vous
jure qu'il sera fait comme vous dйsirez.»
Milady reзut ce regard en victime rйsignйe: il йtait impossible de
voir une expression plus soumise et plus douce que celle qui
rйgnait alors sur son beau visage. А peine si Lord de Winter lui-
mкme reconnut la tigresse qu'un instant auparavant il s'apprкtait
а combattre.
«Elle ne sortira jamais de cette chambre, entendez-vous, John,
continua le baron; elle ne correspondra avec personne, elle ne
parlera qu'а vous, si toutefois vous voulez bien lui faire
l'honneur de lui adresser la parole.
-- Il suffit, Milord, j'ai jurй.
-- Et maintenant, madame, tвchez de faire la paix avec Dieu, car
vous кtes jugйe par les hommes.»
Milady laissa tomber sa tкte comme si elle se fыt sentie йcrasйe
par ce jugement. Lord de Winter sortit en faisant un geste а
Felton, qui sortit derriиre lui et ferma la porte.
Un instant aprиs on entendait dans le corridor le pas pesant d'un
soldat de marine qui faisait sentinelle, sa hache а la ceinture et
son mousquet а la main.
Milady demeura pendant quelques minutes dans la mкme position, car
elle songea qu'on l'examinait peut-кtre par la serrure; puis
lentement elle releva sa tкte, qui avait repris une expression
formidable de menace et de dйfi, courut йcouter а la porte,
regarda par la fenкtre, et revenant s'enterrer dans un vaste
fauteuil, elle songea.
CHAPITRE LI
OFFICIER
Cependant le cardinal attendait des nouvelles d'Angleterre, mais
aucune nouvelle n'arrivait, si ce n'est fвcheuse et menaзante.
Si bien que La Rochelle fыt investie, si certain que pыt paraоtre
le succиs, grвce aux prйcautions prises et surtout а la digue qui
ne laissait plus pйnйtrer aucune barque dans la ville assiйgйe,
cependant le blocus pouvait durer longtemps encore; et c'йtait un
grand affront pour les armes du roi et une grande gкne pour M. le
cardinal, qui n'avait plus, il est vrai, а brouiller Louis XIII
avec Anne d'Autriche, la chose йtait faite, mais а raccommoder
M. de Bassompierre, qui йtait brouillй avec le duc d'Angoulкme.
Quant а Monsieur, qui avait commencй le siиge, il laissait au
cardinal le soin de l'achever.
La ville, malgrй l'incroyable persйvйrance de son maire, avait
tentй une espиce de mutinerie pour se rendre; le maire avait fait
pendre les йmeutiers. Cette exйcution calma les plus mauvaises
tкtes, qui se dйcidиrent alors а se laisser mourir de faim. Cette
mort leur paraissait toujours plus lente et moins sыre que le
trйpas par strangulation.
De leur cфtй, de temps en temps, les assiйgeants prenaient des
messagers que les Rochelois envoyaient а Buckingham ou des espions
que Buckingham envoyait aux Rochelois. Dans l'un et l'autre cas le
procиs йtait vite fait. M. le cardinal disait ce seul mot: Pendu!
On invitait le roi а venir voir la pendaison. Le roi venait
languissamment, se mettait en bonne place pour voir l'opйration
dans tous ses dйtails: cela le distrayait toujours un peu et lui
faisait prendre le siиge en patience, mais cela ne l'empкchait pas
de s'ennuyer fort, de parler а tout moment de retourner а Paris;
de sorte que si les messagers et les espions eussent fait dйfaut,
Son Йminence, malgrй toute son imagination, se fыt trouvйe fort
embarrassйe.
Nйanmoins le temps passait, les Rochelois ne se rendaient pas: le
dernier espion que l'on avait pris йtait porteur d'une lettre.
Cette lettre disait bien а Buckingham que la ville йtait а toute
extrйmitй; mais, au lieu d'ajouter: «Si votre secours n'arrive pas
avant quinze jours, nous nous rendrons», elle ajoutait tout
simplement: «Si votre secours n'arrive pas avant quinze jours,
nous serons tous morts de faim quand il arrivera.»
Les Rochelois n'avaient donc espoir qu'en Buckingham. Buckingham
йtait leur Messie. Il йtait йvident que si un jour ils apprenaient
d'une maniиre certaine qu'il ne fallait plus compter sur
Buckingham, avec l'espoir leur courage tomberait.
Le cardinal attendait donc avec grande impatience des nouvelles
d'Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham ne viendrait
pas.
La question d'emporter la ville de vive force, dйbattue souvent
dans le conseil du roi, avait toujours йtй йcartйe; d'abord La
Rochelle semblait imprenable, puis le cardinal, quoi qu'il eыt
dit, savait bien que l'horreur du sang rйpandu en cette rencontre,
oщ Franзais devaient combattre contre Franзais, йtait un mouvement
rйtrograde de soixante ans imprimй а la politique, et le cardinal
йtait, а cette йpoque, ce qu'on appelle aujourd'hui un homme
de progrиs. En effet, le sac de La Rochelle, l'assassinat de trois
ou quatre mille huguenots qui se fussent fait tuer ressemblaient
trop, en 1628, au massacre de la Saint-Barthйlйmy, en 1572; et
puis, par-dessus tout cela, ce moyen extrкme, auquel le roi, bon
catholique, ne rйpugnait aucunement, venait toujours йchouer
contre cet argument des gйnйraux assiйgeants: La Rochelle est
imprenable autrement que par la famine.
Le cardinal ne pouvait йcarter de son esprit la crainte oщ le
jetait sa terrible йmissaire, car il avait compris, lui aussi, les
proportions йtranges de cette femme, tantфt serpent, tantфt lion.
L'avait-elle trahi? йtait-elle morte? Il la connaissait assez, en
tout cas, pour savoir qu'en agissant pour lui ou contre lui, amie
ou ennemie, elle ne demeurait pas immobile sans de grands
empкchements. C'йtait ce qu'il ne pouvait savoir.
Au reste, il comptait, et avec raison, sur Milady: il avait devinй
dans le passй de cette femme de ces choses terribles que son
manteau rouge pouvait seul couvrir; et il sentait que, pour une
cause ou pour une autre, cette femme lui йtait acquise, ne pouvant
trouver qu'en lui un appui supйrieur au danger qui la menaзait.
Il rйsolut donc de faire la guerre tout seul et de n'attendre tout
succиs йtranger que comme on attend une chance heureuse. Il
continua de faire йlever la fameuse digue qui devait affamer La
Rochelle; en attendant, il jeta les yeux sur cette malheureuse
ville, qui renfermait tant de misиre profonde et tant d'hйroпques
vertus, et, se rappelant le mot de Louis XI, son prйdйcesseur
politique, comme lui-mкme йtait le prйdйcesseur de Robespierre, il
murmura cette maxime du compиre de Tristan: «Diviser pour rйgner.»
Henri IV, assiйgeant Paris, faisait jeter par-dessus les murailles
du pain et des vivres; le cardinal fit jeter des petits billets
par lesquels il reprйsentait aux Rochelois combien la conduite de
leurs chefs йtait injuste, йgoпste et barbare; ces chefs avaient
du blй en abondance, et ne le partageaient pas; ils adoptaient
cette maxime, car eux aussi avaient des maximes, que peu importait
que les femmes, les enfants et les vieillards mourussent, pourvu
que les hommes qui devaient dйfendre leurs murailles restassent
forts et bien portants. Jusque-lа, soit dйvouement, soit
impuissance de rйagir contre elle, cette maxime, sans кtre
gйnйralement adoptйe, йtait cependant passйe de la thйorie а la
pratique; mais les billets vinrent y porter atteinte. Les billets
rappelaient aux hommes que ces enfants, ces femmes, ces vieillards
qu'on laissait mourir йtaient leurs fils, leurs йpouses et leurs
pиres; qu'il serait plus juste que chacun fыt rйduit а la misиre
commune, afin qu'une mкme position fit prendre des rйsolutions
unanimes.
Ces billets firent tout l'effet qu'en pouvait attendre celui qui
les avait йcrits, en ce qu'ils dйterminиrent un grand nombre
d'habitants а ouvrir des nйgociations particuliиres avec l'armйe
royale.
Mais au moment oщ le cardinal voyait dйjа fructifier son moyen et
s'applaudissait de l'avoir mis en usage, un habitant de La
Rochelle, qui avait pu passer а travers les lignes royales, Dieu
sait comment, tant йtait grande la surveillance de Bassompierre,
de Schomberg et du duc d'Angoulкme, surveillйs eux-mкmes par le
cardinal, un habitant de La Rochelle, disons-nous, entra dans la
ville, venant de Portsmouth et disant qu'il avait vu une flotte
magnifique prкte а mettre а la voile avant huit jours. De plus,
Buckingham annonзait au maire qu'enfin la grande ligue contre la
France allait se dйclarer, et que le royaume allait кtre envahi а
la fois par les armйes anglaises, impйriales et espagnoles. Cette
lettre fut lue publiquement sur toutes les places, on en afficha
des copies aux angles des rues, et ceux-lа mкmes qui avaient
commencй d'ouvrir des nйgociations les interrompirent, rйsolus
d'attendre ce secours si pompeusement annoncй.
Cette circonstance inattendue rendit а Richelieu ses inquiйtudes
premiиres, et le forзa malgrй lui а tourner de nouveau les yeux de
l'autre cфtй de la mer.
Pendant ce temps, exempte des inquiйtudes de son seul et vйritable
chef, l'armйe royale menait joyeuse vie; les vivres ne manquaient
pas au camp, ni l'argent non plus; tous les corps rivalisaient
d'audace et de gaietй. Prendre des espions et les pendre, faire
des expйditions hasardeuses sur la digue ou sur la mer, imaginer
des folies, les exйcuter froidement, tel йtait le passe-temps qui
faisait trouver courts а l'armйe ces jours si longs, non seulement
pour les Rochelois, rongйs par la famine et l'anxiйtй, mais encore
pour le cardinal qui les bloquait si vivement.
Quelquefois, quand le cardinal, toujours chevauchant comme le
dernier gendarme de l'armйe, promenait son regard pensif sur ces
ouvrages, si lents au grй de son dйsir, qu'йlevaient sous son
ordre les ingйnieurs qu'il faisait venir de tous les coins du
royaume de France, s'il rencontrait un mousquetaire de la
compagnie de Trйville, il s'approchait de lui, le regardait d'une
faзon singuliиre, et ne le reconnaissant pas pour un de nos quatre
compagnons, il laissait aller ailleurs son regard profond et sa
vaste pensйe.
Un jour oщ, rongй d'un mortel ennui, sans espйrance dans les
nйgociations avec la ville, sans nouvelles d'Angleterre, le
cardinal йtait sorti sans autre but que de sortir, accompagnй
seulement de Cahusac et de La Houdiniиre, longeant les grиves et
mкlant l'immensitй de ses rкves а l'immensitй de l'ocйan, il
arriva au petit pas de son cheval sur une colline du haut de
laquelle il aperзut derriиre une haie, couchйs sur le sable et
prenant au passage un de ces rayons de soleil si rares а cette
йpoque de l'annйe, sept hommes entourйs de bouteilles vides.
Quatre de ces hommes йtaient nos mousquetaires s'apprкtant а
йcouter la lecture d'une lettre que l'un d'eux venait de recevoir.
Cette lettre йtait si importante, qu'elle avait fait abandonner
sur un tambour des cartes et des dйs.
Les trois autres s'occupaient а dйcoiffer une йnorme dame-jeanne
de vin de Collioure; c'йtaient les laquais de ces messieurs.
Le cardinal, comme nous l'avons dit, йtait de sombre humeur, et
rien, quand il йtait dans cette situation d'esprit, ne redoublait
sa maussaderie comme la gaietй des autres. D'ailleurs, il avait
une prйoccupation йtrange, c'йtait de croire toujours que les
causes mкmes de sa tristesse excitaient la gaietй des йtrangers.
Faisant signe а La Houdiniиre et а Cahusac de s'arrкter, il
descendit de cheval et s'approcha de ces rieurs suspects, espйrant
qu'а l'aide du sable qui assourdissait ses pas, et de la haie qui
voilait sa marche, il pourrait entendre quelques mots de cette
conversation qui lui paraissait si intйressante; а dix pas de la
haie seulement il reconnut le babil gascon de d'Artagnan, et comme
il savait dйjа que ces hommes йtaient des mousquetaires, il ne
douta pas que les trois autres ne fussent ceux qu'on appelait les
insйparables, c'est-а-dire Athos, Porthos et Aramis.
On juge si son dйsir d'entendre la conversation s'augmenta de
cette dйcouverte; ses yeux prirent une expression йtrange, et d'un
pas de chat-tigre il s'avanзa vers la haie; mais il n'avait pu
saisir encore que des syllabes vagues et sans aucun sens positif,
lorsqu'un cri sonore et bref le fit tressaillir et attira
l'attention des mousquetaires.
«Officier! cria Grimaud.
-- Vous parlez, je crois, drфle», dit Athos se soulevant sur un
coude et fascinant Grimaud de son regard flamboyant.
Aussi Grimaud n'ajouta-t-il point une parole, se contentant de
tendre le doigt indicateur dans la direction de la haie et
dйnonзant par ce geste le cardinal et son escorte.
D'un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et
saluиrent avec respect.
Le cardinal semblait furieux.
«Il paraоt qu'on se fait garder chez messieurs les mousquetaires!
dit-il. Est-ce que l'Anglais vient par terre, ou serait-ce que les
mousquetaires se regardent comme des officiers supйrieurs?
-- Monseigneur, rйpondit Athos, car au milieu de l'effroi gйnйral
lui seul avait conservй ce calme et ce sang-froid de grand
seigneur qui ne le quittaient jamais, Monseigneur, les
mousquetaires, lorsqu'ils ne sont pas de service, ou que leur
service est fini, boivent et jouent aux dйs, et ils sont des
officiers trиs supйrieurs pour leurs laquais.
-- Des laquais! grommela le cardinal, des laquais qui ont la
consigne d'avertir leurs maоtres quand passe quelqu'un, ce ne sont
point des laquais, ce sont des sentinelles.
-- Son Йminence voit bien cependant que si nous n'avions point
pris cette prйcaution, nous йtions exposйs а la laisser passer
sans lui prйsenter nos respects et lui offrir nos remerciements
pour la grвce qu'elle nous a faite de nous rйunir. D'Artagnan,
continua Athos, vous qui tout а l'heure demandiez cette occasion
d'exprimer votre reconnaissance а Monseigneur, la voici venue,
profitez-en.
Ces mots furent prononcйs avec ce flegme imperturbable qui
distinguait Athos dans les heures du danger, et cette excessive
politesse qui faisait de lui dans certains moments un roi plus
majestueux que les rois de naissance.
D'Artagnan s'approcha et balbutia quelques paroles de
remerciements, qui bientфt expirиrent sous le regard assombri du
cardinal.
«N'importe, messieurs, continua le cardinal sans paraоtre le moins
du monde dйtournй de son intention premiиre par l'incident
qu'Athos avait soulevй; n'importe, messieurs, je n'aime pas que de
simples soldats, parce qu'ils ont l'avantage de servir dans un
corps privilйgiй, fassent ainsi les grands seigneurs, et la
discipline est la mкme pour eux que pour tout le monde.»
Athos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase et,
s'inclinant en signe d'assentiment, il reprit а son tour:
«La discipline, Monseigneur, n'a en aucune faзon, je l'espиre, йtй
oubliйe par nous. Nous ne sommes pas de service, et nous avons cru
que, n'йtant pas de service, nous pouvions disposer de notre temps
comme bon nous semblait. Si nous sommes assez heureux pour que Son
Йminence ait quelque ordre particulier а nous donner, nous sommes
prкts а lui obйir. Monseigneur voit, continua Athos en fronзant le
sourcil, car cette espиce d'interrogatoire commenзait а
l'impatienter, que, pour кtre prкts а la moindre alerte, nous
sommes sortis avec nos armes.»
Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en faisceau
prиs du tambour sur lequel йtaient les cartes et les dйs.
«Que Votre Йminence veuille croire, ajouta d'Artagnan, que nous
nous serions portйs au-devant d'elle si nous eussions pu supposer
que c'йtait elle qui venait vers nous en si petite compagnie.»
Le cardinal se mordait les moustaches et un peu les lиvres.
«Savez-vous de quoi vous avez l'air, toujours ensemble, comme vous
voilа, armйs comme vous кtes, et gardйs par vos laquais? dit le
cardinal, vous avez l'air de quatre conspirateurs.
-- Oh! quant а ceci, Monseigneur, c'est vrai, dit Athos, et nous
conspirons, comme Votre Йminence a pu le voir l'autre matin,
seulement c'est contre les Rochelois.
-- Eh! messieurs les politiques, reprit le cardinal en fronзant le
sourcil а son tour, on trouverait peut-кtre dans vos cervelles le
secret de bien des choses qui sont ignorйes, si on pouvait y lire
comme vous lisiez dans cette lettre que vous avez cachйe quand
vous m'avez vu venir.»
Le rouge monta а la figure d'Athos, il fit un pas vers Son
Йminence.
«On dirait que vous nous soupзonnez rйellement, Monseigneur, et
que nous subissons un vйritable interrogatoire; s'il en est ainsi,
que Votre Йminence daigne s'expliquer, et nous saurons du moins а
quoi nous en tenir.
-- Et quand cela serait un interrogatoire, reprit le cardinal,
d'autres que vous en ont subi, monsieur Athos, et y ont rйpondu.
-- Aussi, Monseigneur, ai-je dit а Votre Йminence qu'elle n'avait
qu'а questionner, et que nous йtions prкts а rйpondre.
-- Quelle йtait cette lettre que vous alliez lire, monsieur
Aramis, et que vous avez cachйe?
-- Une lettre de femme, Monseigneur.
-- Oh! je conзois, dit le cardinal, il faut кtre discret pour ces
sortes de lettres; mais cependant on peut les montrer а un
confesseur, et, vous le savez, j'ai reзu les ordres.
-- Monseigneur, dit Athos avec un calme d'autant plus terrible
qu'il jouait sa tкte en faisant cette rйponse, la lettre est d'une
femme, mais elle n'est signйe ni Marion de Lorme, ni
Mme d'Aiguillon.»
Le cardinal devint pвle comme la mort, un йclair fauve sortit de
ses yeux; il se retourna comme pour donner un ordre а Cahusac et а
La Houdiniиre. Athos vit le mouvement; il fit un pas vers les
mousquetons, sur lesquels les trois amis avaient les yeux fixйs en
hommes mal disposйs а se laisser arrкter. Le cardinal йtait, lui,
troisiиme; les mousquetaires, y compris les laquais, йtaient sept:
il jugea que la partie serait d'autant moins йgale, qu'Athos et
ses compagnons conspiraient rйellement; et, par un de ces retours
rapides qu'il tenait toujours а sa disposition, toute sa colиre se
fondit dans un sourire.
«Allons, allons! dit-il, vous кtes de braves jeunes gens, fiers au
soleil, fidиles dans l'obscuritй; il n'y a pas de mal а veiller
sur soi quand on veille si bien sur les autres; messieurs, je n'ai
point oubliй la nuit oщ vous m'avez servi d'escorte pour aller au
Colombier-Rouge; s'il y avait quelque danger а craindre sur la
route que je vais suivre, je vous prierais de m'accompagner; mais,
comme il n'y en a pas, restez oщ vous кtes, achevez vos
bouteilles, votre partie et votre lettre. Adieu, messieurs.»
Et, remontant sur son cheval, que Cahusac lui avait amenй, il les
salua de la main et s'йloigna.
Les quatre jeunes gens, debout et immobiles, le suivirent des yeux
sans dire un seul mot jusqu'а ce qu'il eыt disparu.
Puis ils se regardиrent.
Tous avaient la figure consternйe, car malgrй l'adieu amical de
Son Йminence, ils comprenaient que le cardinal s'en allait la rage
dans le coeur.
Athos seul souriait d'un sourire puissant et dйdaigneux. Quand le
cardinal fut hors de la portйe de la voix et de la vue:
«Ce Grimaud a criй bien tard!» dit Porthos, qui avait grande envie
de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
Grimaud allait rйpondre pour s'excuser. Athos leva le doigt et
Grimaud se tut.
«Auriez-vous rendu la lettre, Aramis? dit d'Artagnan.
-- Moi, dit Aramis de sa voix la plus flыtйe, j'йtais dйcidй: s'il
avait exigй que la lettre lui fыt remise, je lui prйsentais la
lettre d'une main, et de l'autre je lui passais mon йpйe au
travers du corps.
-- Je m'y attendais bien, dit Athos; voilа pourquoi je me suis
jetй entre vous et lui. En vйritй, cet homme est bien imprudent de
parler ainsi а d'autres hommes; on dirait qu'il n'a jamais eu
affaire qu'а des femmes et а des enfants.
-- Mon cher Athos, dit d'Artagnan, je vous admire, mais cependant
nous йtions dans notre tort, aprиs tout.
-- Comment, dans notre tort! reprit Athos. А qui donc cet air que
nous respirons? а qui cet ocйan sur lequel s'йtendent nos regards?
а qui ce sable sur lequel nous йtions couchйs? а qui cette lettre
de votre maоtresse? Est-ce au cardinal? Sur mon honneur, cet homme
se figure que le monde lui appartient: vous йtiez lа, balbutiant,
stupйfait, anйanti; on eыt dit que la Bastille se dressait devant
vous et que la gigantesque Mйduse vous changeait en pierre. Est-ce
que c'est conspirer, voyons, que d'кtre amoureux? Vous кtes
amoureux d'une femme que le cardinal a fait enfermer, vous voulez
la tirer des mains du cardinal; c'est une partie que vous jouez
avec Son Йminence: cette lettre c'est votre jeu; pourquoi
montreriez-vous votre jeu а votre adversaire? cela ne se fait pas.
Qu'il le devine, а la bonne heure! nous devinons bien le sien,
nous!
-- Au fait, dit d'Artagnan, c'est plein de sens, ce que vous dites
lа, Athos.
-- En ce cas, qu'il ne soit plus question de ce qui vient de se
passer, et qu'Aramis reprenne la lettre de sa cousine oщ M. le
cardinal l'a interrompue.»
Aramis tira la lettre de sa poche, les trois amis se rapprochиrent
de lui, et les trois laquais se groupиrent de nouveau auprиs de la
dame-jeanne.
«Vous n'aviez lu qu'une ligne ou deux, dit d'Artagnan, reprenez
donc la lettre а partir du commencement.
«Volontiers», dit Aramis.
«Mon cher cousin, je crois bien que je me dйciderai а partir pour
Stenay, oщ ma soeur a fait entrer notre petite servante dans le
couvent des Carmйlites; cette pauvre enfant s'est rйsignйe, elle
sait qu'elle ne peut vivre autre part sans que le salut de son вme
soit en danger. Cependant, si les affaires de notre famille
s'arrangent comme nous le dйsirons, je crois qu'elle courra le
risque de se damner, et qu'elle reviendra prиs de ceux qu'elle
regrette, d'autant plus qu'elle sait qu'on pense toujours а elle.
En attendant, elle n'est pas trop malheureuse: tout ce qu'elle
dйsire c'est une lettre de son prйtendu. Je sais bien que ces
sortes de denrйes passent difficilement par les grilles; mais,
aprиs tout, comme je vous en ai donnй des preuves, mon cher
cousin, je ne suis pas trop maladroite et je me chargerai de cette
commission. Ma soeur vous remercie de votre bon et йternel
souvenir. Elle a eu un instant de grande inquiйtude; mais enfin
elle est quelque peu rassurйe maintenant, ayant envoyй son commis
lа-bas afin qu'il ne s'y passe rien d'imprйvu.
«Adieu, mon cher cousin, donnez-nous de vos nouvelles le plus
souvent que vous pourrez, c'est-а-dire toutes les fois que vous
croirez pouvoir le faire sыrement. Je vous embrasse.
«Marie Michon.»
«Oh! que ne vous dois-je pas, Aramis? s'йcria d'Artagnan. Chиre
Constance! j'ai donc enfin de ses nouvelles; elle vit, elle est en
sыretй dans un couvent, elle est а Stenay! Oщ prenez-vous Stenay,
Athos?
-- Mais а quelques lieues des frontiиres; une fois le siиge levй,
nous pourrons aller faire un tour de ce cфtй.
-- Et ce ne sera pas long, il faut l'espйrer, dit Porthos, car on
a, ce matin, pendu un espion, lequel a dйclarй que les Rochelois
en йtaient aux cuirs de leurs souliers. En supposant qu'aprиs
avoir mangй le cuir ils mangent la semelle, je ne vois pas trop ce
qui leur restera aprиs, а moins de se manger les uns les autres.
-- Pauvres sots! dit Athos en vidant un verre d'excellent vin de
Bordeaux, qui, sans avoir а cette йpoque la rйputation qu'il a
aujourd'hui, ne la mйritait pas moins; pauvres sots! comme si la
religion catholique n'йtait pas la plus avantageuse et la plus
agrйable des religions! C'est йgal, reprit-il aprиs avoir fait
claquer sa langue contre son palais, ce sont de braves gens. Mais
que diable faites-vous donc, Aramis? continua Athos; vous serrez
cette lettre dans votre poche?
-- Oui, dit d'Artagnan, Athos a raison, il faut la brыler; encore,
qui sait si M. le cardinal n'a pas un secret pour interroger les
cendres?
-- Il doit en avoir un, dit Athos.
-- Mais que voulez-vous faire de cette lettre? demanda Porthos.
-- Venez ici, Grimaud», dit Athos.
Grimaud se leva et obйit.
«Pour vous punir d'avoir parlй sans permission, mon ami, vous
allez manger ce morceau de papier, puis, pour vous rйcompenser du
service que vous nous aurez rendu, vous boirez ensuite ce verre de
vin; voici la lettre d'abord, mвchez avec йnergie.»
Grimaud sourit, et, les yeux fixйs sur le verre qu'Athos venait de
remplir bord а bord, il broya le papier et l'avala.
«Bravo, maоtre Grimaud! dit Athos, et maintenant prenez ceci;
bien, je vous dispense de dire merci.»
Grimaud avala silencieusement le verre de vin de Bordeaux, mais
ses yeux levйs au ciel parlaient, pendant tout le temps que dura
cette douce occupation, un langage qui, pour кtre muet, n'en йtait
pas moins expressif.
«Et maintenant, dit Athos, а moins que M. le cardinal n'ait
l'ingйnieuse idйe de faire ouvrir le ventre а Grimaud, je crois
que nous pouvons кtre а peu prиs tranquilles.»
Pendant ce temps, Son Йminence continuait sa promenade
mйlancolique en murmurant entre ses moustaches:
«Dйcidйment, il faut que ces quatre hommes soient а moi.»
CHAPITRE LII
PREMIERE JOURNЙE DE CAPTIVITЙ
Revenons а Milady, qu'un regard jetй sur les cфtes de France nous
a fait perdre de vue un instant.
Nous la retrouverons dans la position dйsespйrйe oщ nous l'avons
laissйe, se creusant un abоme de sombres rйflexions, sombre enfer
а la porte duquel elle a presque laissй l'espйrance: car pour la
premiиre fois elle doute, pour la premiиre fois elle craint.
Dans deux occasions sa fortune lui a manquй, dans deux occasions
elle s'est vue dйcouverte et trahie, et dans ces deux occasions,
c'est contre le gйnie fatal envoyй sans doute par le Seigneur pour
la combattre qu'elle a йchouй: d'Artagnan l'a vaincue, elle, cette
invincible puissance du mal.
Il l'a abusйe dans son amour, humiliйe dans son orgueil, trompйe
dans son ambition, et maintenant voilа qu'il la perd dans sa
fortune, qu'il l'atteint dans sa libertй, qu'il la menace mкme
dans sa vie. Bien plus, il a levй un coin de son masque, cette
йgide dont elle se couvre et qui la rend si forte.
D'Artagnan a dйtournй de Buckingham, qu'elle hait, comme elle hait
tout ce qu'elle a aimй, la tempкte dont le menaзait Richelieu dans
la personne de la reine. D'Artagnan s'est fait passer pour
de Wardes, pour lequel elle avait une de ces fantaisies de
tigresse, indomptables comme en ont les femmes de ce caractиre.
D'Artagnan connaоt ce terrible secret qu'elle a jurй que nul ne
connaоtrait sans mourir. Enfin, au moment oщ elle vient d'obtenir
un blanc-seing а l'aide duquel elle va se venger de son ennemi, le
blanc-seing lui est arrachй des mains, et c'est d'Artagnan qui la
tient prisonniиre et qui va l'envoyer dans quelque immonde Botany-
Bay, dans quelque Tyburn infвme de l'ocйan Indien.
Car tout cela lui vient de d'Artagnan sans doute; de qui
viendraient tant de hontes amassйes sur sa tкte, sinon de lui? Lui
seul a pu transmettre а Lord de Winter tous ces affreux secrets,
qu'il a dйcouverts les uns aprиs les autres par une sorte de
fatalitй. Il connaоt son beau-frиre, il lui aura йcrit.
Que de haine elle distille! Lа, immobile, et les yeux ardents et
fixes dans son appartement dйsert, comme les йclats de ses
rugissements sourds, qui parfois s'йchappent avec sa respiration
du fond de sa poitrine, accompagnent bien le bruit de la houle qui
monte, gronde, mugit et vient se briser, comme un dйsespoir
йternel et impuissant, contre les rochers sur lesquels est bвti ce
chвteau sombre et orgueilleux! Comme, а la lueur des йclairs que
sa colиre orageuse fait briller dans son esprit, elle conзoit
contre Mme Bonacieux, contre Buckingham, et surtout contre
d'Artagnan, de magnifiques projets de vengeance, perdus dans les
lointains de l'avenir!
Oui, mais pour se venger il faut кtre libre, et pour кtre libre,
quand on est prisonnier, il faut percer un mur, desceller des
barreaux, trouer un plancher; toutes entreprises que peut mener а
bout un homme patient et fort mais devant lesquelles doivent
йchouer les irritations fйbriles d'une femme. D'ailleurs, pour
faire tout cela il faut avoir le temps, des mois, des annйes, et
elle... elle a dix ou douze jours, а ce que lui a dit Lord de
Winter, son fraternel et terrible geфlier.
Et cependant, si elle йtait un homme, elle tenterait tout cela, et
peut-кtre rйussirait-elle: pourquoi donc le Ciel s'est-il ainsi
trompй, en mettant cette вme virile dans ce corps frкle et
dйlicat!
Aussi les premiers moments de la captivitй ont йtй terribles:
quelques convulsions de rage qu'elle n'a pu vaincre ont payй sa
dette de faiblesse fйminine а la nature. Mais peu а peu elle a
surmontй les йclats de sa folle colиre, les frйmissements nerveux
qui ont agitй son corps ont disparu, et maintenant elle s'est
repliйe sur elle-mкme comme un serpent fatiguй qui se repose.
«Allons, allons; j'йtais folle de m'emporter ainsi, dit-elle en
plongeant dans la glace, qui reflиte dans ses yeux son regard
brыlant, par lequel elle semble s'interroger elle-mкme. Pas de
violence, la violence est une preuve de faiblesse. D'abord je n'ai
jamais rйussi par ce moyen: peut-кtre, si j'usais de ma force
contre des femmes, aurais-je chance de les trouver plus faibles
encore que moi, et par consйquent de les vaincre; mais c'est
contre des hommes que je lutte, et je ne suis qu'une femme pour
eux. Luttons en femme, ma force est dans ma faiblesse.»
Alors, comme pour se rendre compte а elle-mкme des changements
qu'elle pouvait imposer а sa physionomie si expressive et si
mobile, elle lui fit prendre а la fois toutes les expressions,
depuis celle de la colиre qui crispait ses traits, jusqu'а celle
du plus doux, du plus affectueux et du plus sйduisant sourire.
Puis ses cheveux prirent successivement sous ses mains savantes
les ondulations qu'elle crut pouvoir aider aux charmes de son
visage. Enfin elle murmura, satisfaite d'elle-mкme:
«Allons, rien n'est perdu. Je suis toujours belle»
Il йtait huit heures du soir а peu prиs. Milady aperзut un lit;
elle pensa qu'un repos de quelques heures rafraоchirait non
seulement sa tкte et ses idйes, mais encore son teint. Cependant,
avant de se coucher, une idйe meilleure lui vint. Elle avait
entendu parler de souper. Dйjа elle йtait depuis une heure dans
cette chambre, on ne pouvait tarder а lui apporter son repas. La
prisonniиre ne voulut pas perdre de temps, et elle rйsolut de
faire, dиs cette mкme soirйe, quelque tentative pour sonder le
terrain, en йtudiant le caractиre des gens auxquels sa garde йtait
confiйe.
Une lumiиre apparut sous la porte; cette lumiиre annonзait le
retour de ses geфliers. Milady, qui s'йtait levйe, se rejeta
vivement sur son fauteuil, la tкte renversйe en arriиre, ses beaux
cheveux dйnouйs et йpars, sa gorge demi-nue sous ses dentelles
froissйes, une main sur son coeur et l'autre pendante.
On ouvrit les verrous, la porte grinзa sur ses gonds, des pas
retentirent dans la chambre et s'approchиrent.
«Posez lа cette table», dit une voix que la prisonniиre reconnut
pour celle de Felton.
L'ordre fut exйcutй.
«Vous apporterez des flambeaux et ferez relever la sentinelle»,
continua Felton.
Ce double ordre que donna aux mкmes individus le jeune lieutenant
prouva а Milady que ses serviteurs йtaient les mкmes hommes que
ses gardiens, c'est-а-dire des soldats.
Les ordres de Felton йtaient, au reste, exйcutйs avec une
silencieuse rapiditй qui donnait une bonne idйe de l'йtat
florissant dans lequel il maintenait la discipline.
Enfin, Felton, qui n'avait pas encore regardй Milady, se retourna
vers elle.
«Ah! ah! dit-il, elle dort, c'est bien: а son rйveil elle
soupera.»
Et il fit quelques pas pour sortir.
«Mais, mon lieutenant, dit un soldat moins stoпque que son chef,
et qui s'йtait approchй de Milady, cette femme ne dort pas.
-- Comment, elle ne dort pas? dit Felton, que fait-elle donc,
alors?
-- Elle est йvanouie; son visage est trиs pвle, et j'ai beau
йcouter, je n'entends pas sa respiration.
-- Vous avez raison, dit Felton aprиs avoir regardй Milady de la
place oщ il se trouvait, sans faire un pas vers elle, allez
prйvenir Lord de Winter que sa prisonniиre est йvanouie, car je ne
sais que faire, le cas n'ayant pas йtй prйvu.»
Le soldat sortit pour obйir aux ordres de son officier; Felton
s'assit sur un fauteuil qui se trouvait par hasard prиs de la
porte et attendit sans dire une parole, sans faire un geste.
Milady possйdait ce grand art, tant йtudiй par les femmes, de voir
а travers ses longs cils sans avoir l'air d'ouvrir les paupiиres:
elle aperзut Felton qui lui tournait le dos, elle continua de le
regarder pendant dix minutes а peu prиs, et pendant ces dix
minutes, l'impassible gardien ne se retourna pas une seule fois.
Elle songea alors que Lord de Winter allait venir et rendre, par
sa prйsence, une nouvelle force а son geфlier: sa premiиre йpreuve
йtait perdue, elle en prit son parti en femme qui compte sur ses
ressources; en consйquence elle leva la tкte, ouvrit les yeux et
soupira faiblement.
А ce soupir, Felton se retourna enfin.
«Ah! vous voici rйveillйe, madame! dit-il, je n'ai donc plus
affaire ici! Si vous avez besoin de quelque chose, vous
appellerez.
-- Oh! mon Dieu, mon Dieu! que j'ai souffert!» murmura Milady avec
cette voix harmonieuse qui, pareille а celle des enchanteresses
antiques, charmait tous ceux qu'elle voulait perdre.
Et elle prit en se redressant sur son fauteuil une position plus
gracieuse et plus abandonnйe encore que celle qu'elle avait
lorsqu'elle йtait couchйe.
Felton se leva.
«Vous serez servie ainsi trois fois par jour, madame, dit-il: le
matin а neuf heures, dans la journйe а une heure, et le soir а
huit heures. Si cela ne vous convient pas, vous pouvez indiquer
vos heures au lieu de celles que je vous propose, et, sur ce
point, on se conformera а vos dйsirs.
-- Mais vais-je donc rester toujours seule dans cette grande et
triste chambre? demanda Milady.
-- Une femme des environs a йtй prйvenue, elle sera demain au
chвteau, et viendra toutes les fois que vous dйsirerez sa
prйsence.
-- Je vous rends grвce, monsieur», rйpondit humblement la
prisonniиre.
Felton fit un lйger salut et se dirigea vers la porte. Au moment
oщ il allait en franchir le seuil, Lord de Winter parut dans le
corridor, suivi du soldat qui йtait allй lui porter la nouvelle de
l'йvanouissement de Milady. Il tenait а la main un flacon de sels.
«Eh bien! qu'est-ce? et que se passe-t-il donc ici? dit-il d'une
voix railleuse en voyant sa prisonniиre debout et Felton prкt а
sortir. Cette morte est-elle donc dйjа ressuscitйe? Pardieu,
Felton, mon enfant, tu n'as donc pas vu qu'on te prenait pour un
novice et qu'on te jouait le premier acte d'une comйdie dont nous
aurons sans doute le plaisir de suivre tous les dйveloppements?
-- Je l'ai bien pensй, Milord, dit Felton; mais, enfin, comme la
prisonniиre est femme, aprиs tout, j'ai voulu avoir les йgards que
tout homme bien nй doit а une femme, sinon pour elle, du moins
pour lui-mкme.»
Milady frissonna par tout son corps. Ces paroles de Felton
passaient comme une glace par toutes ses veines.
«Ainsi, reprit de Winter en riant, ces beaux cheveux savamment
йtalйs, cette peau blanche et ce langoureux regard ne t'ont pas
encore sйduit, coeur de pierre?
-- Non, Milord, rйpondit l'impassible jeune homme, et croyez-moi
bien, il faut plus que des manиges et des coquetteries de femme
pour me corrompre.
-- En ce cas, mon brave lieutenant, laissons Milady chercher autre
chose et allons souper; ah! sois tranquille, elle a l'imagination
fйconde et le second acte de la comйdie ne tardera pas а suivre le
premier.»
Et а ces mots Lord de Winter passa son bras sous celui de Felton
et l'emmena en riant.
«Oh! je trouverai bien ce qu'il te faut, murmura Milady entre ses
dents; sois tranquille, pauvre moine manquй, pauvre soldat
converti qui t'es taillй ton uniforme dans un froc.»
«А propos, reprit de Winter en s'arrкtant sur le seuil de la
porte, il ne faut pas, Milady, que cet йchec vous фte l'appйtit.
Tвtez de ce poulet et de ces poissons que je n'ai pas fait
empoisonner, sur l'honneur. Je m'accommode assez de mon cuisinier,
et comme il ne doit pas hйriter de moi, j'ai en lui pleine et
entiиre confiance. Faites comme moi. Adieu, chиre soeur! а votre
prochain йvanouissement.»
C'йtait tout ce que pouvait supporter Milady: ses mains se
crispиrent sur son fauteuil, ses dents grincиrent sourdement, ses
yeux suivirent le mouvement de la porte qui se fermait derriиre
Lord de Winter et Felton; et, lorsqu'elle se vit seule, une
nouvelle crise de dйsespoir la prit; elle jeta les yeux sur la
table, vit briller un couteau, s'йlanзa et le saisit; mais son
dйsappointement fut cruel: la lame en йtait ronde et d'argent
flexible.
Un йclat de rire retentit derriиre la porte mal fermйe, et la
porte se rouvrit.
«Ah! ah! s'йcria Lord de Winter; ah! ah! vois-tu bien, mon brave
Felton, vois-tu ce que je t'avais dit: ce couteau, c'йtait pour
toi; mon enfant, elle t'aurait tuй; vois-tu, c'est un de ses
travers, de se dйbarrasser ainsi, d'une faзon ou de l'autre, des
gens qui la gкnent. Si je t'eusse йcoutй, le couteau eыt йtй
pointu et d'acier: alors plus de Felton, elle t'aurait йgorgй et,
aprиs toi, tout le monde. Vois donc, John, comme elle sait bien
tenir son couteau.»
En effet, Milady tenait encore l'arme offensive dans sa main
crispйe, mais ces derniers mots, cette suprкme insulte,
dйtendirent ses mains, ses forces et jusqu'а sa volontй.
Le couteau tomba par terre.
«Vous avez raison, Milord, dit Felton avec un accent de profond
dйgoыt qui retentit jusqu'au fond du coeur de Milady, vous avez
raison et c'est moi qui avais tort.»
Et tous deux sortirent de nouveau.
Mais cette fois, Milady prкta une oreille plus attentive que la
premiиre fois, et elle entendit leurs pas s'йloigner et s'йteindre
dans le fond du corridor.
«Je suis perdue, murmura-t-elle, me voilа au pouvoir de gens sur
lesquels je n'aurai pas plus de prise que sur des statues de
bronze ou de granit; ils me savent par coeur et sont cuirassйs
contre toutes mes armes.
«Il est cependant impossible que cela finisse comme ils l'ont
dйcidй.»
En effet, comme l'indiquait cette derniиre rйflexion, ce retour
instinctif а l'espйrance, dans cette вme profonde la crainte et
les sentiments faibles ne surnageaient pas longtemps. Milady se
mit а table, mangea de plusieurs mets, but un peu de vin
d'Espagne, et sentit revenir toute sa rйsolution.
Avant de se coucher elle avait dйjа commentй, analysй, retournй
sur toutes leurs faces, examinй sous tous les points, les paroles,
les pas, les gestes, les signes et jusqu'au silence de ses
geфliers, et de cette йtude profonde, habile et savante, il йtait
rйsultй que Felton йtait, а tout prendre, le plus vulnйrable de
ses deux persйcuteurs.
Un mot surtout revenait а l'esprit de la prisonniиre:
«Si je t'eusse йcoutй», avait dit Lord de Winter а Felton.
Donc Felton avait parlй en sa faveur, puisque Lord de Winter
n'avait pas voulu йcouter Felton.
«Faible ou forte, rйpйtait Milady, cet homme a donc une lueur de
pitiй dans son вme; de cette lueur je ferai un incendie qui le
dйvorera.
«Quant а l'autre, il me connaоt, il me craint et sait ce qu'il a а
attendre de moi si jamais je m'йchappe de ses mains, il est donc
inutile de rien tenter sur lui. Mais Felton, c'est autre chose;
c'est un jeune homme naпf, pur et qui semble vertueux; celui-lа,
il y a moyen de le perdre.»
Et Milady se coucha et s'endormit le sourire sur les lиvres;
quelqu'un qui l'eыt vue dormant eыt dit une jeune fille rкvant а
la couronne de fleurs qu'elle devait mettre sur son front а la
prochaine fкte.
CHAPITRE LIII
DEUXIИME JOURNЙE DE CAPTIVITЙ
Milady rкvait qu'elle tenait enfin d'Artagnan, qu'elle assistait а
son supplice, et c'йtait la vue de son sang odieux, coulant sous
la hache du bourreau, qui dessinait ce charmant sourire sur les
lиvres.
Elle dormait comme dort un prisonnier bercй par sa premiиre
espйrance.
Le lendemain, lorsqu'on entra dans sa chambre, elle йtait encore
au lit. Felton йtait dans le corridor: il amenait la femme dont il
avait parlй la veille, et qui venait d'arriver; cette femme entra
et s'approcha du lit de Milady en lui offrant ses services.
Milady йtait habituellement pвle; son teint pouvait donc tromper
une personne qui la voyait pour la premiиre fois.
«J'ai la fiиvre, dit-elle; je n'ai pas dormi un seul instant
pendant toute cette longue nuit, je souffre horriblement: serez-
vous plus humaine qu'on ne l'a йtй hier avec moi? Tout ce que je
demande, au reste, c'est la permission de rester couchйe.
-- Voulez-vous qu'on appelle un mйdecin?» dit la femme.
Felton йcoutait ce dialogue sans dire une parole.
Milady rйflйchissait que plus on l'entourerait de monde, plus elle
aurait de monde а apitoyer, et plus la surveillance de Lord de
Winter redoublerait; d'ailleurs le mйdecin pourrait dйclarer que
la maladie йtait feinte, et Milady aprиs avoir perdu la premiиre
partie ne voulait pas perdre la seconde.
«Aller chercher un mйdecin, dit-elle, а quoi bon? ces messieurs
ont dйclarй hier que mon mal йtait une comйdie, il en serait sans
doute de mкme aujourd'hui; car depuis hier soir, on a eu le temps
de prйvenir le docteur.
-- Alors, dit Felton impatientй, dites vous-mкme, madame, quel
traitement vous voulez suivre.
-- Eh! le sais-je, moi? mon Dieu! je sens que je souffre, voilа
tout, que l'on me donne ce que l'on voudra, peu m'importe.
-- Allez chercher Lord de Winter, dit Felton fatiguй de ces
plaintes йternelles.
-- Oh! non, non! s'йcria Milady, non, monsieur, ne l'appelez pas,
je vous en conjure, je suis bien, je n'ai besoin de rien, ne
l'appelez pas.»
Elle mit une vйhйmence si prodigieuse, une йloquence si
entraоnante dans cette exclamation, que Felton, entraоnй, fit
quelques pas dans la chambre.
«Il est йmu», pensa Milady.
«Cependant, madame, dit Felton, si vous souffrez rйellement, on
enverra chercher un mйdecin, et si vous nous trompez, eh bien, ce
sera tant pis pour vous, mais du moins, de notre cфtй, nous
n'aurons rien а nous reprocher.»
Milady ne rйpondit point; mais renversant sa belle tкte sur son
oreiller, elle fondit en larmes et йclata en sanglots.
Felton la regarda un instant avec son impassibilitй ordinaire;
puis voyant que la crise menaзait de se prolonger, il sortit; la
femme le suivit. Lord de Winter ne parut pas.
«Je crois que je commence а voir clair», murmura Milady avec une
joie sauvage, en s'ensevelissant sous les draps pour cacher а tous
ceux qui pourraient l'йpier cet йlan de satisfaction intйrieure.
Deux heures s'йcoulиrent.
«Maintenant il est temps que la maladie cesse, dit-elle: levons-
nous et obtenons quelque succиs dиs aujourd'hui; je n'ai que dix
jours, et ce soir il y en aura deux d'йcoulйs.
En entrant, le matin, dans la chambre de Milady, on lui avait
apportй son dйjeuner; or elle avait pensй qu'on ne tarderait pas а
venir enlever la table, et qu'en ce moment elle reverrait Felton.
Milady ne se trompait pas. Felton reparut, et, sans faire
attention si Milady avait ou non touchй au repas, fit un signe
pour qu'on emportвt hors de la chambre la table, que l'on
apportait ordinairement toute servie.
Felton resta le dernier, il tenait un livre а la main.
Milady, couchйe dans un fauteuil prиs de la cheminйe, belle, pвle
et rйsignйe, ressemblait а une vierge sainte attendant le martyre.
Felton s'approcha d'elle et dit:
«Lord de Winter, qui est catholique comme vous, madame, a pensй
que la privation des rites et des cйrйmonies de votre religion
peut vous кtre pйnible: il consent donc а ce que vous lisiez
chaque jour l'ordinaire de votre messe, et voici un livre qui en
contient le rituel.»
А l'air dont Felton dйposa ce livre sur la petite table prиs de
laquelle йtait Milady, au ton dont il prononзa ces deux mots,
votre messe, au sourire dйdaigneux dont il les accompagna, Milady
leva la tкte et regarda plus attentivement l'officier.
Alors, а cette coiffure sйvиre, а ce costume d'une simplicitй
exagйrйe, а ce front poli comme le marbre, mais dur et
impйnйtrable comme lui, elle reconnut un de ces sombres puritains
qu'elle avait rencontrйs si souvent tant а la cour du roi Jacques
qu'а celle du roi de France, oщ, malgrй le souvenir de la Saint-
Barthйlйmy, ils venaient parfois chercher un refuge.
Elle eut donc une de ces inspirations subites comme les gens de
gйnie seuls en reзoivent dans les grandes crises, dans les moments
suprкmes qui doivent dйcider de leur fortune ou de leur vie.
Ces deux mots, votre messe, et un simple coup d'oeil jetй sur
Felton, lui avaient en effet rйvйlй toute l'importance de la
rйponse qu'elle allait faire.
Mais avec cette rapiditй d'intelligence qui lui йtait
particuliиre, cette rйponse toute formulйe se prйsenta sur ses
lиvres:
«Moi! dit-elle avec un accent de dйdain montй а l'unisson de celui
qu'elle avait remarquй dans la voix du jeune officier, moi,
monsieur, ma messe! Lord de Winter, le catholique corrompu, sait
bien que je ne suis pas de sa religion, et c'est un piиge qu'il
veut me tendre!
-- Et de quelle religion кtes-vous donc, madame? demanda Felton
avec un йtonnement que, malgrй son empire sur lui-mкme, il ne put
cacher entiиrement.
-- Je le dirai, s'йcria Milady avec une exaltation feinte, le jour
oщ j'aurai assez souffert pour ma foi.»
Le regard de Felton dйcouvrit а Milady toute l'йtendue de l'espace
qu'elle venait de s'ouvrir par cette seule parole.
Cependant le jeune officier demeura muet et immobile, son regard
seul avait parlй.
«Je suis aux mains de mes ennemis, continua-t-elle avec ce ton
d'enthousiasme qu'elle savait familier aux puritains; eh bien, que
mon Dieu me sauve ou que je pйrisse pour mon Dieu! voilа la
rйponse que je vous prie de faire а Lord de Winter. Et quant а ce
livre, ajouta-t-elle en montrant le rituel du bout du doigt, mais
sans le toucher, comme si elle eыt dы кtre souillйe par cet
attouchement, vous pouvez le remporter et vous en servir pour
vous-mкme, car sans doute vous кtes doublement complice de Lord de
Winter, complice dans sa persйcution, complice dans son hйrйsie.»
Felton ne rйpondit rien, prit le livre avec le mкme sentiment de
rйpugnance qu'il avait dйjа manifestй et se retira pensif. Lord de
Winter vint vers les cinq heures du soir; Milady avait eu le temps
pendant toute la journйe de se tracer son plan de conduite; elle
le reзut en femme qui a dйjа repris tous ses avantages.
«Il paraоt, dit le baron en s'asseyant dans un fauteuil en face de
celui qu'occupait Milady et en йtendant nonchalamment ses pieds
sur le foyer, il paraоt que nous avons fait une petite apostasie!
-- Que voulez-vous dire, monsieur?
-- Je veux dire que depuis la derniиre fois que nous nous sommes
vus, nous avons changй de religion; auriez-vous йpousй un
troisiиme mari protestant, par hasard?
-- Expliquez-vous, Milord, reprit la prisonniиre avec majestй, car
je vous dйclare que j'entends vos paroles, mais que je ne les
comprends pas.
-- Alors, c'est que vous n'avez pas de religion du tout; j'aime
mieux cela, reprit en ricanant Lord de Winter.
-- Il est certain que cela est plus selon vos principes, reprit
froidement Milady.
-- Oh! je vous avoue que cela m'est parfaitement йgal.
-- Oh! vous n'avoueriez pas cette indiffйrence religieuse, Milord,
que vos dйbauches et vos crimes en feraient foi.
-- Hein! vous parlez de dйbauches, madame Messaline, vous parlez
de crimes, Lady Macbeth! Ou j'ai mal entendu, ou vous кtes,
pardieu, bien impudente.
-- Vous parlez ainsi parce que vous savez qu'on nous йcoute,
monsieur, rйpondit froidement Milady, et que vous voulez
intйresser vos geфliers et vos bourreaux contre moi.
-- Mes geфliers! mes bourreaux! Ouais, madame, vous le prenez sur
un ton poйtique, et la comйdie d'hier tourne ce soir а la
tragйdie. Au reste, dans huit jours vous serez oщ vous devez кtre
et ma tвche sera achevйe.
-- Tвche infвme! tвche impie! reprit Milady avec l'exaltation de
la victime qui provoque son juge.
-- Je crois, ma parole d'honneur, dit de Winter en se levant, que
la drфlesse devient folle. Allons, allons, calmez-vous, madame la
puritaine, ou je vous fais mettre au cachot. Pardieu! c'est mon
vin d'Espagne qui vous monte а la tкte, n'est-ce pas? mais, soyez
tranquille, cette ivresse-lа n'est pas dangereuse et n'aura pas de
suites.»
Et Lord de Winter se retira en jurant, ce qui а cette йpoque йtait
une habitude toute cavaliиre.
Felton йtait en effet derriиre la porte et n'avait pas perdu un
mot de toute cette scиne.
Milady avait devinй juste.
«Oui, va! va! dit-elle а son frиre, les suites approchent, au
contraire, mais tu ne les verras, imbйcile, que lorsqu'il ne sera
plus temps de les йviter.»
Le silence se rйtablit, deux heures s'йcoulиrent; on apporta le
souper, et l'on trouva Milady occupйe а faire tout haut ses
priиres, priиres qu'elle avait apprises d'un vieux serviteur de
son second mari, puritain des plus austиres. Elle semblait en
extase et ne parut pas mкme faire attention а ce qui se passait
autour d'elle. Felton fit signe qu'on ne la dйrangeвt point, et
lorsque tout fut en йtat il sortit sans bruit avec les soldats.
Milady savait qu'elle pouvait кtre йpiйe, elle continua donc ses
priиres jusqu'а la fin, et il lui sembla que le soldat qui йtait
de sentinelle а sa porte ne marchait plus du mкme pas et
paraissait йcouter.
Pour le moment, elle n'en voulait pas davantage, elle se releva,
se mit а table, mangea peu et ne but que de l'eau.
Une heure aprиs on vint enlever la table, mais Milady remarqua que
cette fois Felton n'accompagnait point les soldats.
Il craignait donc de la voir trop souvent.
Elle se retourna vers le mur pour sourire, car il y avait dans ce
sourire une telle expression de triomphe que ce seul sourire l'eыt
dйnoncйe.
Elle laissa encore s'йcouler une demi-heure, et comme en ce moment
tout faisait silence dans le vieux chвteau, comme on n'entendait
que l'йternel murmure de la houle, cette respiration immense de
l'ocйan, de sa voix pure, harmonieuse et vibrante, elle commenзa
le premier couplet de ce psaume alors en entiиre faveur prиs des
puritains:
_Seigneur, si tu nous abandonnes,_
_C'est pour voir si nous sommes forts;_
_Mais ensuite c'est toi qui donnes_
_De ta cйleste main la palme а nos efforts._
Ces vers n'йtaient pas excellents, il s'en fallait mкme de
beaucoup; mais, comme on le sait, les protestants ne se piquaient
pas de poйsie.
Tout en chantant, Milady йcoutait: le soldat de garde а sa porte
s'йtait arrкtй comme s'il eыt йtй changй en pierre. Milady put
donc juger de l'effet qu'elle avait produit.
Alors elle continua son chant avec une ferveur et un sentiment
inexprimables; il lui sembla que les sons se rйpandaient au loin
sous les voыtes et allaient comme un charme magique adoucir le
coeur de ses geфliers. Cependant il paraоt que le soldat en
sentinelle, zйlй catholique sans doute, secoua le charme, car а
travers la porte:
«Taisez-vous donc madame, dit-il, votre chanson est triste comme
un _De profondis_, et si, outre l'agrйment d'кtre en garnison ici,
il faut encore y entendre de pareilles choses, ce sera а n'y point
tenir.
-- Silence! dit alors une voix grave, que Milady reconnut pour
celle de Felton; de quoi vous mкlez-vous, drфle? Vous a-t-on
ordonnй d'empкcher cette femme de chanter? Non. On vous a dit de
la garder, de tirer sur elle si elle essayait de fuir. Gardez-la;
si elle fuit, tuez-la, mais ne changez rien а la consigne.»
Une expression de joie indicible illumina le visage de Milady,
mais cette expression fut fugitive comme le reflet d'un йclair,
et, sans paraоtre avoir entendu le dialogue dont elle n'avait pas
perdu un mot, elle reprit en donnant а sa voix tout le charme,
toute l'йtendue et toute la sйduction que le dйmon y avait mis:
_Pour tant de pleurs et de misиre,_
_Pour mon exil et pour mes fers,_
_J'ai ma jeunesse, ma priиre,_
_Et Dieu, qui comptera les maux que j'ai soufferts._
Cette voix, d'une йtendue inouпe et d'une passion sublime, donnait
а la poйsie rude et inculte de ces psaumes une magie et une
expression que les puritains les plus exaltйs trouvaient rarement
dans les chants de leurs frиres et qu'ils йtaient forcйs d'orner
de toutes les ressources de leur imagination: Felton crut entendre
chanter l'ange qui consolait les trois Hйbreux dans la fournaise.
_Milady continua:_
_Mais le jour de la dйlivrance_
_Viendra pour nous, Dieu juste et fort;_
_Et s'il trompe notre espйrance,_
_Il nous reste toujours le martyre et la mort._
Ce couplet, dans lequel la terrible enchanteresse s'efforзa de
mettre toute son вme, acheva de porter le dйsordre dans le coeur
du jeune officier: il ouvrit brusquement la porte, et Milady le
vit apparaоtre pвle comme toujours, mais les yeux ardents et
presque йgarйs.
«Pourquoi chantez-vous ainsi, dit-il, et avec une pareille voix?
-- Pardon, monsieur, dit Milady avec douceur, j'oubliais que mes
chants ne sont pas de mise dans cette maison. Je vous ai sans
doute offensй dans vos croyances; mais c'йtait sans le vouloir, je
vous jure; pardonnez-moi donc une faute qui est peut-кtre grande,
mais qui certainement est involontaire.»
Milady йtait si belle dans ce moment, l'extase religieuse dans
laquelle elle semblait plongйe donnait une telle expression а sa
physionomie, que Felton, йbloui, crut voir l'ange que tout а
l'heure il croyait seulement entendre.
«Oui, oui, rйpondit-il, oui: vous troublez, vous agitez les gens
qui habitent ce chвteau.»
Et le pauvre insensй ne s'apercevait pas lui-mкme de l'incohйrence
de ses discours, tandis que Milady plongeait son oeil de lynx au
plus profond de son coeur.
«Je me tairai, dit Milady en baissant les yeux avec toute la
douceur qu'elle put donner а sa voix, avec toute la rйsignation
qu'elle put imprimer а son maintien.
-- Non, non, madame, dit Felton; seulement, chantez moins haut, la
nuit surtout.»
Et а ces mots, Felton, sentant qu'il ne pourrait pas conserver
longtemps sa sйvйritй а l'йgard de la prisonniиre, s'йlanзa hors
de son appartement.
«Vous avez bien fait, lieutenant, dit le soldat; ces chants
bouleversent l'вme; cependant on finit par s'y accoutumer: sa voix
est si belle!»
CHAPITRE LIV
TROISIИME JOURNЙE DE CAPTIVITЙ
Felton йtait venu; mais il y avait encore un pas а faire: il
fallait le retenir, ou plutфt il fallait qu'il restвt tout seul;
et Milady ne voyait encore qu'obscurйment le moyen qui devait la
conduire а ce rйsultat.
Il fallait plus encore: il fallait le faire parler, afin de lui
parler aussi: car, Milady le savait bien, sa plus grande sйduction
йtait dans sa voix, qui parcourait si habilement toute la gamme
des tons, depuis la parole humaine jusqu'au langage cйleste.
Et cependant, malgrй toute cette sйduction, Milady pouvait
йchouer, car Felton йtait prйvenu, et cela contre le moindre
hasard. Dиs lors, elle surveilla toutes ses actions, toutes ses
paroles, jusqu'au plus simple regard de ses yeux, jusqu'а son
geste, jusqu'а sa respiration, qu'on pouvait interprйter comme un
soupir. Enfin, elle йtudia tout comme fait un habile comйdien а
qui l'on vient de donner un rфle nouveau dans un emploi qu'il n'a
pas l'habitude de tenir.
Vis-а-vis de Lord de Winter sa conduite йtait plus facile; aussi
avait-elle йtй arrкtйe dиs la veille. Rester muette et digne en sa
prйsence, de temps en temps l'irriter par un dйdain affectй, par
un mot mйprisant, le pousser а des menaces et а des violences qui
faisaient un contraste avec sa rйsignation а elle, tel йtait son
projet. Felton verrait: peut-кtre ne dirait-il rien; mais il
verrait.
Le matin, Felton vint comme d'habitude; mais Milady le laissa
prйsider а tous les apprкts du dйjeuner sans lui adresser la
parole. Aussi, au moment oщ il allait se retirer, eut-elle une
lueur d'espoir; car elle crut que c'йtait lui qui allait parler;
mais ses lиvres remuиrent sans qu'aucun son sortоt de sa bouche,
et, faisant un effort sur lui-mкme, il renferma dans son coeur les
paroles qui allaient s'йchapper de ses lиvres, et sortit.
Vers midi, Lord de Winter entra.
Il faisait une assez belle journйe d'hiver, et un rayon de ce pвle
soleil d'Angleterre qui йclaire, mais qui n'йchauffe pas, passait
а travers les barreaux de la prison.
Milady regardait par la fenкtre, et fit semblant de ne pas
entendre la porte qui s'ouvrait.
«Ah! ah! dit Lord de Winter, aprиs avoir fait de la comйdie, aprиs
avoir fait de la tragйdie, voilа que nous faisons de la
mйlancolie.»
La prisonniиre ne rйpondit pas.
«Oui, oui, continua Lord de Winter, je comprends; vous voudriez
bien кtre en libertй sur ce rivage; vous voudriez bien, sur un bon
navire, fendre les flots de cette mer verte comme de l'йmeraude;
vous voudriez bien, soit sur terre, soit sur l'ocйan, me dresser
une de ces bonnes petites embuscades comme vous savez si bien les
combiner. Patience! patience! Dans quatre jours, le rivage vous
sera permis, la mer vous sera ouverte, plus ouverte que vous ne le
voudrez, car dans quatre jours l'Angleterre sera dйbarrassйe de
vous.»
Milady joignit les mains, et levant ses beaux yeux vers le ciel:
«Seigneur! Seigneur! dit-elle avec une angйlique suavitй de geste
et d'intonation, pardonnez а cet homme, comme je lui pardonne moi-
mкme.
-- Oui, prie, maudite, s'йcria le baron, ta priиre est d'autant
plus gйnйreuse que tu es, je te le jure, au pouvoir d'un homme qui
ne pardonnera pas.»
Et il sortit.
Au moment oщ il sortait, un regard perзant glissa par la porte
entrebвillйe, et elle aperзut Felton qui se rangeait rapidement
pour n'кtre pas vu d'elle.
Alors elle se jeta а genoux et se mit а prier.
«Mon Dieu! mon Dieu! dit-elle, vous savez pour quelle sainte cause
je souffre, donnez-moi donc la force de souffrir.»
La porte s'ouvrit doucement; la belle suppliante fit semblant de
n'avoir pas entendu, et d'une voix pleine de larmes, elle
continua:
«Dieu vengeur! Dieu de bontй! laisserez-vous s'accomplir les
affreux projets de cet homme!»
Alors, seulement, elle feignit d'entendre le bruit des pas de
Felton et, se relevant rapide comme la pensйe, elle rougit comme
si elle eыt йtй honteuse d'avoir йtй surprise а genoux.
«Je n'aime point а dйranger ceux qui prient, madame, dit gravement
Felton; ne vous dйrangez donc pas pour moi, je vous en conjure.
-- Comment savez-vous que je priais, monsieur? dit Milady d'une
voix suffoquйe par les sanglots; vous vous trompiez, monsieur, je
ne priais pas.
-- Pensez-vous donc, madame, rйpondit Felton de sa mкme voix
grave, quoique avec un accent plus doux, que je me croie le droit
d'empкcher une crйature de se prosterner devant son Crйateur? А
Dieu ne plaise! D'ailleurs le repentir sied bien aux coupables;
quelque crime qu'il ait commis, un coupable m'est sacrй aux pieds
de Dieu.
-- Coupable, moi! dit Milady avec un sourire qui eыt dйsarmй
l'ange du jugement dernier. Coupable! mon Dieu, tu sais si je le
suis! Dites que je suis condamnйe, monsieur, а la bonne heure;
mais vous le savez, Dieu qui aime les martyrs, permet que l'on
condamne quelquefois les innocents.
-- Fussiez-vous condamnйe, fussiez-vous martyre, rйpondit Felton,
raison de plus pour prier, et moi-mкme je vous aiderai de mes
priиres.
-- Oh! vous кtes un juste, vous, s'йcria Milady en se prйcipitant
а ses pieds; tenez, je n'y puis tenir plus longtemps, car je
crains de manquer de force au moment oщ il me faudra soutenir la
lutte et confesser ma foi, йcoutez donc la supplication d'une
femme au dйsespoir. On vous abuse, monsieur, mais il n'est pas
question de cela, je ne vous demande qu'une grвce, et, si vous me
l'accordez, je vous bйnirai dans ce monde et dans l'autre.
-- Parlez au maоtre, madame, dit Felton; je ne suis heureusement
chargй, moi, ni de pardonner ni de punir, et c'est а plus haut que
moi que Dieu a remis cette responsabilitй.
-- А vous, non, а vous seul. Йcoutez-moi, plutфt que de contribuer
а ma perte, plutфt que de contribuer а mon ignominie.
-- Si vous avez mйritй cette honte, madame, si vous avez encouru
cette ignominie, il faut la subir en l'offrant а Dieu.
-- Que dites-vous? Oh! vous ne me comprenez pas! Quand je parle
d'ignominie, vous croyez que je parle d'un chвtiment quelconque,
de la prison ou de la mort! Plыt au Ciel! que m'importent, а moi,
la mort ou la prison!
-- C'est moi qui ne vous comprends plus, madame.
-- Ou qui faites semblant de ne plus me comprendre, monsieur,
rйpondit la prisonniиre avec un sourire de doute.
-- Non, madame, sur l'honneur d'un soldat, sur la foi d'un
chrйtien!
-- Comment! vous ignorez les desseins de Lord de Winter sur moi.
-- Je les ignore.
-- Impossible, vous son confident!
-- Je ne mens jamais, madame.
-- Oh! il se cache trop peu cependant pour qu'on ne les devine
pas.
-- Je ne cherche а rien deviner, madame; j'attends qu'on me
confie, et а part ce qu'il m'a dit devant vous, Lord de Winter ne
m'a rien confiй.
-- Mais, s'йcria Milady avec un incroyable accent de vйritй, vous
n'кtes donc pas son complice, vous ne savez donc pas qu'il me
destine а une honte que tous les chвtiments de la terre ne
sauraient йgaler en horreur?
-- Vous vous trompez, madame, dit Felton en rougissant, Lord de
Winter n'est pas capable d'un tel crime.»
«Bon, dit Milady en elle-mкme, sans savoir ce que c'est, il
appelle cela un crime!»
Puis tout haut:
«L'ami de l'infвme est capable de tout.
-- Qui appelez-vous l'infвme? demanda Felton.
-- Y a-t-il donc en Angleterre deux hommes а qui un semblable nom
puisse convenir?
-- Vous voulez parler de Georges Villiers? dit Felton, dont les
regards s'enflammиrent.
-- Que les paпens, les gentils et les infidиles appellent duc de
Buckingham, reprit Milady; je n'aurais pas cru qu'il y aurait eu
un Anglais dans toute l'Angleterre qui eыt eu besoin d'une si
longue explication pour reconnaоtre celui dont je voulais parler!
-- La main du Seigneur est йtendue sur lui, dit Felton, il
n'йchappera pas au chвtiment qu'il mйrite.»
Felton ne faisait qu'exprimer а l'йgard du duc le sentiment
d'exйcration que tous les Anglais avaient vouй а celui que les
catholiques eux-mкmes appelaient l'exacteur, le concussionnaire,
le dйbauchй, et que les puritains appelaient tout simplement
Satan.
«Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'йcria Milady, quand je vous supplie
d'envoyer а cet homme le chвtiment qui lui est dы, vous savez que
ce n'est pas ma propre vengeance que je poursuis, mais la
dйlivrance de tout un peuple que j'implore.
-- Le connaissez-vous donc?» demanda Felton.
«Enfin, il m'interroge», se dit en elle-mкme Milady au comble de
la joie d'en кtre arrivйe si vite а un si grand rйsultat.
«Oh! si je le connais! oh, oui! pour mon malheur, pour mon malheur
йternel.»
Et Milady se tordit les bras comme arrivйe au paroxysme de la
douleur. Felton sentit sans doute en lui-mкme que sa force
l'abandonnait, et il fit quelques pas vers la porte; la
prisonniиre, qui ne le perdait pas de vue, bondit а sa poursuite
et l'arrкta.
«Monsieur! s'йcria-t-elle, soyez bon, soyez clйment, йcoutez ma
priиre: ce couteau que la fatale prudence du baron m'a enlevй,
parce qu'il sait l'usage que j'en veux faire; oh! йcoutez-moi
jusqu'au bout! ce couteau, rendez-le moi une minute seulement, par
grвce, par pitiй! J'embrasse vos genoux; voyez, vous fermerez la
porte, ce n'est pas а vous que j'en veux: Dieu! vous en vouloir, а
vous, le seul кtre juste, bon et compatissant que j'aie rencontrй!
а vous, mon sauveur peut-кtre! une minute, ce couteau, une minute,
une seule, et je vous le rends par le guichet de la porte; rien
qu'une minute, monsieur Felton, et vous m'aurez sauvй l'honneur!
-- Vous tuer! s'йcria Felton avec terreur, oubliant de retirer ses
mains des mains de la prisonniиre; vous tuer!
-- J'ai dit, monsieur, murmura Milady en baissant la voix et en se
laissant tomber affaissйe sur le parquet, j'ai dit mon secret! il
sait tout! mon Dieu, je suis perdue!»
Felton demeurait debout, immobile et indйcis.
«Il doute encore, pensa Milady, je n'ai pas йtй assez vraie.»
On entendit marcher dans le corridor; Milady reconnut le pas de
Lord de Winter. Felton le reconnut aussi et s'avanзa vers la
porte.
Milady s'йlanзa.
«Oh! pas un mot, dit-elle d'une voix concentrйe, pas un mot de
tout ce que je vous ai dit а cet homme, ou je suis perdue, et
c'est vous, vous...»
Puis, comme les pas se rapprochaient, elle se tut de peur qu'on
n'entendit sa voix, appuyant avec un geste de terreur infinie sa
belle main sur la bouche de Felton. Felton repoussa doucement
Milady, qui alla tomber sur une chaise longue.
Lord de Winter passa devant la porte sans s'arrкter, et l'on
entendit le bruit des pas qui s'йloignaient.
Felton, pвle comme la mort, resta quelques instants l'oreille
tendue et йcoutant, puis quand le bruit se fut йteint tout а fait,
il respira comme un homme qui sort d'un songe, et s'йlanзa hors de
l'appartement.
«Ah! dit Milady en йcoutant а son tour le bruit des pas de Felton,
qui s'йloignaient dans la direction opposйe а ceux de Lord de
Winter, enfin tu es donc а moi!»
Puis son front se rembrunit.
«S'il parle au baron, dit-elle, je suis perdue, car le baron, qui
sait bien que je ne me tuerai pas, me mettra devant lui un couteau
entre les mains, et il verra bien que tout ce grand dйsespoir
n'йtait qu'un jeu.»
Elle alla se placer devant sa glace et se regarda; jamais elle
n'avait йtй si belle.
«Oh! oui! dit-elle en souriant, mais il ne lui parlera pas.»
Le soir, Lord de Winter accompagna le souper.
-- Monsieur, lui dit Milady, votre prйsence est-elle un accessoire
obligй de ma captivitй, et ne pourriez-vous pas m'йpargner ce
surcroоt de tortures que me causent vos visites?
-- Comment donc, chиre soeur! dit de Winter, ne m'avez-vous pas
sentimentalement annoncй, de cette jolie bouche si cruelle pour
moi aujourd'hui, que vous veniez en Angleterre а cette seule fin
de me voir tout а votre aise, jouissance dont, me disiez-vous,
vous ressentiez si vivement la privation, que vous avez tout
risquй pour cela, mal de mer, tempкte, captivitй! eh bien, me
voilа, soyez satisfaite; d'ailleurs, cette fois ma visite a un
motif.»
Milady frissonna, elle crut que Felton avait parlй; jamais de sa
vie, peut-кtre, cette femme, qui avait йprouvй tant d'йmotions
puissantes et opposйes, n'avait senti battre son coeur si
violemment.
Elle йtait assise; Lord de Winter prit un fauteuil, le tira а son
cфtй et s'assit auprиs d'elle, puis prenant dans sa poche un
papier qu'il dйploya lentement:
«Tenez, lui dit-il, je voulais vous montrer cette espиce de
passeport que j'ai rйdigй moi-mкme et qui vous servira dйsormais
de numйro d'ordre dans la vie que je consens а vous laisser.»
Puis ramenant ses yeux de Milady sur le papier, il lut:
«Ordre de conduire а...» Le nom est en blanc, interrompit de
Winter: si vous avez quelque prйfйrence, vous me l'indiquerez; et
pour peu que ce soit а un millier de lieues de Londres, il sera
fait droit а votre requкte. Je reprends donc: «Ordre de conduire
а... la nommйe Charlotte Backson, flйtrie par la justice du
royaume de France, mais libйrйe aprиs chвtiment; elle demeurera
dans cette rйsidence, sans jamais s'en йcarter de plus de trois
lieues. En cas de tentative d'йvasion, la peine de mort lui sera
appliquйe. Elle touchera cinq shillings par jour pour son logement
et sa nourriture.»
«Cet ordre ne me concerne pas, rйpondit froidement Milady,
puisqu'un autre nom que le mien y est portй.
-- Un nom! Est-ce que vous en avez un?
-- J'ai celui de votre frиre.
-- Vous vous trompez, mon frиre n'est que votre second mari, et le
premier vit encore. Dites-moi son nom et je le mettrai en place du
nom de Charlotte Backson. Non?... vous ne voulez pas?... vous
gardez le silence? C'est bien! vous serez йcrouйe sous le nom de
Charlotte Backson.»
Milady demeura silencieuse; seulement, cette fois ce n'йtait plus
par affectation, mais par terreur: elle crut l'ordre prкt а кtre
exйcutй: elle pensa que Lord de Winter avait avancй son dйpart;
elle crut qu'elle йtait condamnйe а partir le soir mкme. Tout dans
son esprit fut donc perdu pendant un instant, quand tout а coup
elle s'aperзut que l'ordre n'йtait revкtu d'aucune signature.
La joie qu'elle ressentit de cette dйcouverte fut si grande,
qu'elle ne put la cacher.
«Oui, oui, dit Lord de Winter, qui s'aperзut de ce qui se passait
en elle, oui, vous cherchez la signature, et vous vous dites: tout
n'est pas perdu, puisque cet acte n'est pas signй; on me le montre
pour m'effrayer, voilа tout. Vous vous trompez: demain cet ordre
sera envoyй а Lord Buckingham; aprиs-demain il reviendra signй de
sa main et revкtu de son sceau, et vingt-quatre heures aprиs,
c'est moi qui vous en rйponds, il recevra son commencement
d'exйcution. Adieu, madame, voilа tout ce que j'avais а vous dire.
-- Et moi je vous rйpondrai, monsieur, que cet abus de pouvoir,
que cet exil sous un nom supposй sont une infamie.
-- Aimez-vous mieux кtre pendue sous votre vrai nom, Milady? Vous
le savez, les lois anglaises sont inexorables sur l'abus que l'on
fait du mariage; expliquez-vous franchement: quoique mon nom ou
plutфt le nom de mon frиre se trouve mкlй dans tout cela, je
risquerai le scandale d'un procиs public pour кtre sыr que du coup
je serai dйbarrassй de vous.»
Milady ne rйpondit pas, mais devint pвle comme un cadavre.
«Oh! je vois que vous aimez mieux la pйrйgrination. А merveille,
madame, et il y a un vieux proverbe qui dit que les voyages
forment la jeunesse. Ma foi! vous n'avez pas tort, aprиs tout, et
la vie est bonne. C'est pour cela que je ne me soucie pas que vous
me l'фtiez. Reste donc а rйgler l'affaire des cinq shillings; je
me montre un peu parcimonieux, n'est-ce pas? cela tient а ce que
je ne me soucie pas que vous corrompiez vos gardiens. D'ailleurs
il vous restera toujours vos charmes pour les sйduire. Usez-en si
votre йchec avec Felton ne vous a pas dйgoыtйe des tentatives de
ce genre.»
«Felton n'a point parlй, se dit Milady а elle-mкme, rien n'est
perdu alors.»
«Et maintenant, madame, а vous revoir. Demain je viendrai vous
annoncer le dйpart de mon messager.»
Lord de Winter se leva, salua ironiquement Milady et sortit.
Milady respira: elle avait encore quatre jours devant elle; quatre
jours lui suffiraient pour achever de sйduire Felton.
Une idйe terrible lui vint alors, c'est que Lord de Winter
enverrait peut-кtre Felton lui-mкme pour faire signer l'ordre а
Buckingham; de cette faзon Felton lui йchappait, et pour que la
prisonniиre rйussоt il fallait la magie d'une sйduction continue.
Cependant, comme nous l'avons dit, une chose la rassurait: Felton
n'avait pas parlй.
Elle ne voulut point paraоtre йmue par les menaces de Lord de
Winter, elle se mit а table et mangea.
Puis, comme elle avait fait la veille, elle se mit а genoux, et
rйpйta tout haut ses priиres. Comme la veille, le soldat cessa de
marcher et s'arrкta pour l'йcouter.
Bientфt elle entendit des pas plus lйgers que ceux de la
sentinelle qui venaient du fond du corridor et qui s'arrкtaient
devant sa porte.
«C'est lui», dit-elle.
Et elle commenзa le mкme chant religieux qui la veille avait si
violemment exaltй Felton.
Mais, quoique sa voix douce, pleine et sonore eыt vibrй plus
harmonieuse et plus dйchirante que jamais, la porte resta close.
Il parut bien а Milady, dans un des regards furtifs qu'elle
lanзait sur le petit guichet, apercevoir а travers le grillage
serrй les yeux ardents du jeune homme mais, que ce fыt une rйalitй
ou une vision, cette fois il eut sur lui-mкme la puissance de ne
pas entrer.
Seulement, quelques instants aprиs qu'elle eыt fini son chant
religieux, Milady crut entendre un profond soupir; puis les mкmes
pas qu'elle avait entendus s'approcher s'йloignиrent lentement et
comme а regret.
CHAPITRE LV
QUATRIИME JOURNЙE DE CAPTIVITЙ
Le lendemain, lorsque Felton entra chez Milady, il la trouva
debout, montйe sur un fauteuil, tenant entre ses mains une corde
tissйe а l'aide de quelques mouchoirs de batiste dйchirйs en
laniиres tressйes les unes avec les autres et attachйes bout а
bout; au bruit que fit Felton en ouvrant la porte, Milady sauta
lйgиrement а bas de son fauteuil, et essaya de cacher derriиre
elle cette corde improvisйe, qu'elle tenait а la main.
Le jeune homme йtait plus pвle encore que d'habitude, et ses yeux
rougis par l'insomnie indiquaient qu'il avait passй une nuit
fiйvreuse.
Cependant son front йtait armй d'une sйrйnitй plus austиre que
jamais.
Il s'avanзa lentement vers Milady, qui s'йtait assise, et prenant
un bout de la tresse meurtriиre que par mйgarde ou а dessein peut-
кtre elle avait laissйe passer:
«Qu'est-ce que cela, madame? demanda-t-il froidement.
-- Cela, rien, dit Milady en souriant avec cette expression
douloureuse qu'elle savait si bien donner а son sourire, l'ennui
est l'ennemi mortel des prisonniers, je m'ennuyais et je me suis
amusйe а tresser cette corde.»
Felton porta les yeux vers le point du mur de l'appartement devant
lequel il avait trouvй Milady debout sur le fauteuil oщ elle йtait
assise maintenant, et au-dessus de sa tкte il aperзut un crampon
dorй, scellй dans le mur, et qui servait а accrocher soit des
hardes, soit des armes.
Il tressaillit, et la prisonniиre vit ce tressaillement; car,
quoiqu'elle eыt les yeux baissйs, rien ne lui йchappait.
«Et que faisiez-vous, debout sur ce fauteuil? demanda-t-il.
-- Que vous importe? rйpondit Milady.
-- Mais, reprit Felton, je dйsire le savoir.
-- Ne m'interrogez pas, dit la prisonniиre, vous savez bien qu'а
nous autres, vйritables chrйtiens, il nous est dйfendu de mentir.
-- Eh bien, dit Felton, je vais vous le dire, ce que vous faisiez,
ou plutфt ce que vous alliez faire, vous alliez achever l'oeuvre
fatale que vous nourrissez dans votre esprit: songez-y, madame, si
notre Dieu dйfend le mensonge, il dйfend bien plus sйvиrement
encore le suicide.
-- Quand Dieu voit une de ses crйatures persйcutйe injustement,
placйe entre le suicide et le dйshonneur, croyez-moi, monsieur,
rйpondit Milady d'un ton de profonde conviction, Dieu lui pardonne
le suicide: car, alors, le suicide c'est le martyre.
-- Vous en dites trop ou trop peu; parlez, madame, au nom du Ciel,
expliquez-vous.
-- Que je vous raconte mes malheurs, pour que vous les traitiez de
fables; que je vous dise mes projets, pour que vous alliez les
dйnoncer а mon persйcuteur: non, monsieur; d'ailleurs, que vous
importe la vie ou la mort d'une malheureuse condamnйe? vous ne
rйpondez que de mon corps, n'est-ce pas? et pourvu que vous
reprйsentiez un cadavre, qu'il soit reconnu pour le mien, on ne
vous en demandera pas davantage, et peut-кtre, mкme, aurez-vous
double rйcompense.
-- Moi, madame, moi! s'йcria Felton, supposer que j'accepterais
jamais le prix de votre vie; oh! vous ne pensez pas ce que vous
dites.
-- Laissez-moi faire, Felton, laissez-moi faire, dit Milady en
s'exaltant, tout soldat doit кtre ambitieux, n'est-ce pas? vous
кtes lieutenant, eh bien, vous suivrez mon convoi avec le grade de
capitaine.
-- Mais que vous ai-je donc fait, dit Felton йbranlй, pour que
vous me chargiez d'une pareille responsabilitй devant les hommes
et devant Dieu? Dans quelques jours vous allez кtre loin d'ici,
madame, votre vie ne sera plus sous ma garde, et, ajouta-t-il avec
un soupir, alors vous en ferez ce que vous voudrez.
-- Ainsi, s'йcria Milady comme si elle ne pouvait rйsister а une
sainte indignation, vous, un homme pieux, vous que l'on appelle un
juste, vous ne demandez qu'une chose: c'est de n'кtre point
inculpй, inquiйtй pour ma mort!
-- Je dois veiller sur votre vie, madame, et j'y veillerai.
-- Mais comprenez-vous la mission que vous remplissez? cruelle
dйjа si j'йtais coupable, quel nom lui donnerez-vous, quel nom le
Seigneur lui donnera-t-il, si je suis innocente?
-- Je suis soldat, madame, et j'accomplis les ordres que j'ai
reзus.
-- Croyez-vous qu'au jour du jugement dernier Dieu sйparera les
bourreaux aveugles des juges iniques? vous ne voulez pas que je
tue mon corps, et vous vous faites l'agent de celui qui veut tuer
mon вme!
-- Mais, je vous le rйpиte, reprit Felton йbranlй, aucun danger ne
vous menace, et je rйponds de Lord de Winter comme de moi-mкme.
-- Insensй! s'йcria Milady, pauvre insensй, qui ose rйpondre d'un
autre homme quand les plus sages, quand les plus grands selon Dieu
hйsitent а rйpondre d'eux-mкmes, et qui se range du parti le plus
fort et le plus heureux, pour accabler la plus faible et la plus
malheureuse!
-- Impossible, madame, impossible, murmura Felton, qui sentait au
fond du coeur la justesse de cet argument: prisonniиre, vous ne
recouvrerez pas par moi la libertй, vivante, vous ne perdrez pas
par moi la vie.
-- Oui, s'йcria Milady, mais je perdrai ce qui m'est bien plus
cher que la vie, je perdrai l'honneur, Felton; et c'est vous, vous
que je ferai responsable devant Dieu et devant les hommes de ma
honte et de mon infamie.»
Cette fois Felton, tout impassible qu'il йtait ou qu'il faisait
semblant d'кtre, ne put rйsister а l'influence secrиte qui s'йtait
dйjа emparйe de lui: voir cette femme si belle, blanche comme la
plus candide vision, la voir tour а tour йplorйe et menaзante,
subir а la fois l'ascendant de la douleur et de la beautй, c'йtait
trop pour un visionnaire, c'йtait trop pour un cerveau minй par
les rкves ardents de la foi extatique, c'йtait trop pour un coeur
corrodй а la fois par l'amour du Ciel qui brыle, par la haine des
hommes qui dйvore.
Milady vit le trouble, elle sentait par intuition la flamme des
passions opposйes qui brыlaient avec le sang dans les veines du
jeune fanatique; et, pareille а un gйnйral habile qui, voyant
l'ennemi prкt а reculer, marche sur lui en poussant un cri de
victoire, elle se leva, belle comme une prкtresse antique,
inspirйe comme une vierge chrйtienne et, le bras йtendu, le col
dйcouvert, les cheveux йpars retenant d'une main sa robe
pudiquement ramenйe sur sa poitrine, le regard illuminй de ce feu
qui avait dйjа portй le dйsordre dans les sens du jeune puritain,
elle marcha vers lui, s'йcriant sur un air vйhйment, de sa voix si
douce, а laquelle, dans l'occasion, elle donnait un accent
terrible:
Livre а Baal sa victime.
Jette aux lions le martyr:
Dieu te fera repentir!...
Je crie а lui de l'abоme.
Felton s'arrкta sous cette йtrange apostrophe, et comme pйtrifiй.
«Qui кtes-vous, qui кtes-vous? s'йcria-t-il en joignant les mains;
кtes-vous une envoyйe de Dieu, кtes-vous un ministre des enfers,
кtes-vous ange ou dйmon, vous appelez-vous Eloa ou Astartй?
-- Ne m'as-tu pas reconnue, Felton? Je ne suis ni un ange, ni un
dйmon, je suis une fille de la terre, je suis une soeur de ta
croyance, voilа tout.
-- Oui! oui! dit Felton, je doutais encore, mais maintenant je
crois.
-- Tu crois, et cependant tu es le complice de cet enfant de
Bйlial qu'on appelle Lord de Winter! Tu crois, et cependant tu me
laisses aux mains de mes ennemis, de l'ennemi de l'Angleterre, de
l'ennemi de Dieu? Tu crois, et cependant tu me livres а celui qui
remplit et souille le monde de ses hйrйsies et de ses dйbauches, а
cet infвme Sardanapale que les aveugles nomment le duc de
Buckingham et que les croyants appellent l'Antйchrist.
-- Moi, vous livrer а Buckingham! moi! que dites-vous lа?
-- Ils ont des yeux, s'йcria Milady, et ils ne verront pas; ils
ont des oreilles, et ils n'entendront point.
-- Oui, oui, dit Felton en passant ses mains sur son front couvert
de sueur, comme pour en arracher son dernier doute; oui, je
reconnais la voix qui me parle dans mes rкves; oui, je reconnais
les traits de l'ange qui m'apparaоt chaque nuit, criant а mon вme
qui ne peut dormir: “Frappe, sauve l'Angleterre, sauve-toi, car tu
mourras sans avoir dйsarmй Dieu!” Parlez, parlez! s'йcria Felton,
je puis vous comprendre а prйsent.»
Un йclair de joie terrible, mais rapide comme la pensйe, jaillit
des yeux de Milady.
Si fugitive qu'eыt йtй cette lueur homicide, Felton la vit et
tressaillit comme si cette lueur eыt йclairй les abоmes du coeur
de cette femme.
Felton se rappela tout а coup les avertissements de Lord de
Winter, les sйductions de Milady, ses premiиres tentatives lors de
son arrivйe; il recula d'un pas et baissa la tкte, mais sans
cesser de la regarder: comme si, fascinй par cette йtrange
crйature, ses yeux ne pouvaient se dйtacher de ses yeux.
Milady n'йtait point femme а se mйprendre au sens de cette
hйsitation. Sous ses йmotions apparentes, son sang-froid glacй ne
l'abandonnait point. Avant que Felton lui eыt rйpondu et qu'elle
fыt forcйe de reprendre cette conversation si difficile а soutenir
sur le mкme accent d'exaltation, elle laissa retomber ses mains,
et, comme si la faiblesse de la femme reprenait le dessus sur
l'enthousiasme de l'inspirйe:
«Mais, non, dit-elle, ce n'est pas а moi d'кtre la Judith qui
dйlivrera Bйthulie de cet Holopherne. Le glaive de l'йternel est
trop lourd pour mon bras. Laissez-moi donc fuir le dйshonneur par
la mort, laissez-moi me rйfugier dans le martyre. Je ne vous
demande ni la libertй, comme ferait une coupable, ni la vengeance,
comme ferait une paпenne. Laissez-moi mourir, voilа tout. Je vous
supplie, je vous implore а genoux; laissez-moi mourir, et mon
dernier soupir sera une bйnйdiction pour mon sauveur.»
А cette voix douce et suppliante, а ce regard timide et abattu,
Felton se rapprocha. Peu а peu l'enchanteresse avait revкtu cette
parure magique qu'elle reprenait et quittait а volontй, c'est-а-
dire la beautй, la douceur, les larmes et surtout l'irrйsistible
attrait de la voluptй mystique, la plus dйvorante des voluptйs.
«Hйlas! dit Felton, je ne puis qu'une chose, vous plaindre si vous
me prouvez que vous кtes une victime! Mais Lord de Winter a de
cruels griefs contre vous. Vous кtes chrйtienne, vous кtes ma
soeur en religion; je me sens entraоnй vers vous, moi qui n'ai
aimй que mon bienfaiteur, moi qui n'ai trouvй dans la vie que des
traоtres et des impies. Mais vous, madame, vous si belle en
rйalitй, vous si pure en apparence, pour que Lord de Winter vous
poursuive ainsi, vous avez donc commis des iniquitйs?
-- Ils ont des yeux, rйpйta Milady avec un accent d'indicible
douleur, et ils ne verront pas; ils ont des oreilles, et ils
n'entendront point.
-- Mais, alors, s'йcria le jeune officier, parlez, parlez donc!
-- Vous confier ma honte! s'йcria Milady avec le rouge de la
pudeur au visage, car souvent le crime de l'un est la honte de
l'autre; vous confier ma honte, а vous homme, moi femme! Oh!
continua-t-elle en ramenant pudiquement sa main sur ses beaux
yeux, oh! jamais, jamais je ne pourrai!
-- А moi, а un frиre!» s'йcria Felton.
Milady le regarda longtemps avec une expression que le jeune
officier prit pour du doute, et qui cependant n'йtait que de
l'observation et surtout la volontй de fasciner.
Felton, а son tour suppliant, joignit les mains.
«Eh bien, dit Milady, je me fie а mon frиre, j'oserai!»
En ce moment, on entendit le pas de Lord de Winter; mais, cette
fois le terrible beau-frиre de Milady ne se contenta point, comme
il avait fait la veille, de passer devant la porte et de
s'йloigner, il s'arrкta, йchangea deux mots avec la sentinelle,
puis la porte s'ouvrit et il parut.
Pendant ces deux mots йchangйs, Felton s'йtait reculй vivement, et
lorsque Lord de Winter entra, il йtait а quelques pas de la
prisonniиre.
Le baron entra lentement, et porta son regard scrutateur de la
prisonniиre au jeune officier:
«Voilа bien longtemps, John, dit-il, que vous кtes ici; cette
femme vous a-t-elle racontй ses crimes? alors je comprends la
durйe de l'entretien.»
Felton tressaillit, et Milady sentit qu'elle йtait perdue si elle
ne venait au secours du puritain dйcontenancй.
«Ah! vous craignez que votre prisonniиre ne vous йchappe! dit-
elle, eh bien, demandez а votre digne geфlier quelle grвce, а
l'instant mкme, je sollicitais de lui.
-- Vous demandiez une grвce? dit le baron soupзonneux.
-- Oui, Milord, reprit le jeune homme confus.
-- Et quelle grвce, voyons? demanda Lord de Winter.
-- Un couteau qu'elle me rendra par le guichet, une minute aprиs
l'avoir reзu, rйpondit Felton.
-- Il y a donc quelqu'un de cachй ici que cette gracieuse personne
veuille йgorger? reprit Lord de Winter de sa voix railleuse et
mйprisante.
-- Il y a moi, rйpondit Milady.
-- Je vous ai donnй le choix entre l'Amйrique et Tyburn, reprit
Lord de Winter, choisissez Tyburn, Milady: la corde est, croyez-
moi, encore plus sыre que le couteau.»
Felton pвlit et fit un pas en avant, en songeant qu'au moment oщ
il йtait entrй, Milady tenait une corde.
«Vous avez raison, dit celle-ci, et j'y avais dйjа pensй; puis
elle ajouta d'une voix sourde: j'y penserai encore.»
Felton sentit courir un frisson jusque dans la moelle de ses os;
probablement Lord de Winter aperзut ce mouvement.
«Mйfie-toi, John, dit-il, John, mon ami, je me suis reposй sur
toi, prends garde! Je t'ai prйvenu! D'ailleurs, aie bon courage,
mon enfant, dans trois jours nous serons dйlivrйs de cette
crйature, et oщ je l'envoie, elle ne nuira plus а personne.
-- Vous l'entendez!» s'йcria Milady avec йclat, de faзon que le
baron crыt qu'elle s'adressait au Ciel et que Felton comprоt que
c'йtait а lui.
Felton baissa la tкte et rкva.
Le baron prit l'officier par le bras en tournant la tкte sur son
йpaule, afin de ne pas perdre Milady de vue jusqu'а ce qu'il fыt
sorti.
«Allons, allons, dit la prisonniиre lorsque la porte se fut
refermйe, je ne suis pas encore si avancйe que je le croyais.
Winter a changй sa sottise ordinaire en une prudence inconnue; ce
que c'est que le dйsir de la vengeance, et comme ce dйsir forme
l'homme! Quant а Felton, il hйsite. Ah! ce n'est pas un homme
comme ce d'Artagnan maudit. Un puritain n'adore que les vierges,
et il les adore en joignant les mains. Un mousquetaire aime les
femmes, et il les aime en joignant les bras.»
Cependant Milady attendit avec impatience, car elle se doutait
bien que la journйe ne se passerait pas sans qu'elle revit Felton.
Enfin, une heure aprиs la scиne que nous venons de raconter, elle
entendit que l'on parlait bas а la porte, puis bientфt la porte
s'ouvrit, et elle reconnut Felton.
Le jeune homme s'avanзa rapidement dans la chambre en laissant la
porte ouverte derriиre lui et en faisant signe а Milady de se
taire; il avait le visage bouleversй.
«Que me voulez-vous? dit-elle.
-- Йcoutez, rйpondit Felton а voix basse, je viens d'йloigner la
sentinelle pour pouvoir rester ici sans qu'on sache que je suis
venu, pour vous parler sans qu'on puisse entendre ce que je vous
dis. Le baron vient de me raconter une histoire effroyable.»
Milady prit son sourire de victime rйsignйe, et secoua la tкte.
«Ou vous кtes un dйmon, continua Felton, ou le baron, mon
bienfaiteur, mon pиre, est un monstre. Je vous connais depuis
quatre jours, je l'aime depuis dix ans, lui; je puis donc hйsiter
entre vous deux: ne vous effrayez pas de ce que je vous dis, j'ai
besoin d'кtre convaincu. Cette nuit, aprиs minuit, je viendrai
vous voir, vous me convaincrez.
-- Non, Felton, non, mon frиre, dit-elle, le sacrifice est trop
grand, et je sens qu'il vous coыte. Non, je suis perdue, ne vous
perdez pas avec moi. Ma mort sera bien plus йloquente que ma vie,
et le silence du cadavre vous convaincra bien mieux que les
paroles de la prisonniиre.
-- Taisez-vous, madame, s'йcria Felton, et ne me parlez pas ainsi;
je suis venu pour que vous me promettiez sur l'honneur, pour que
vous me juriez sur ce que vous avez de plus sacrй, que vous
n'attenterez pas а votre vie.
-- Je ne veux pas promettre, dit Milady, car personne plus que moi
n'a le respect du serment, et, si je promettais, il me faudrait
tenir.
-- Eh bien, dit Felton, engagez-vous seulement jusqu'au moment oщ
vous m'aurez revu. Si, lorsque vous m'aurez revu, vous persistez
encore, eh bien, alors, vous serez libre, et moi-mкme je vous
donnerai l'arme que vous m'avez demandйe.
-- Eh bien, dit Milady, pour vous j'attendrai.
-- Jurez-le.
-- Je le jure par notre Dieu. Кtes-vous content?
-- Bien, dit Felton, а cette nuit!»
Et il s'йlanзa hors de l'appartement, referma la porte, et
attendit en dehors, la demi-pique du soldat а la main, comme s'il
eыt montй la garde а sa place.
Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme.
Alors, а travers le guichet dont elle s'йtait rapprochйe, Milady
vit le jeune homme se signer avec une ferveur dйlirante et s'en
aller par le corridor avec un transport de joie.
Quant а elle, elle revint а sa place, un sourire de sauvage mйpris
sur les lиvres, et elle rйpйta en blasphйmant ce nom terrible de
Dieu, par lequel elle avait jurй sans jamais avoir appris а le
connaоtre.
«Mon Dieu! dit-elle, fanatique insensй! mon Dieu! c'est moi, moi
et celui qui m'aidera а me venger.»
CHAPITRE LVI
CINQUIИME JOURNЙE DE CAPTIVITЙ
Cependant Milady en йtait arrivйe а un demi-triomphe, et le succиs
obtenu doublait ses forces.
Il n'йtait pas difficile de vaincre, ainsi qu'elle l'avait fait
jusque-lа, des hommes prompts а se laisser sйduire, et que
l'йducation galante de la cour entraоnait vite dans le piиge;
Milady йtait assez belle pour ne pas trouver de rйsistance de la
part de la chair, et elle йtait assez adroite pour l'emporter sur
tous les obstacles de l'esprit.
Mais, cette fois, elle avait а lutter contre une nature sauvage,
concentrйe, insensible а force d'austйritй; la religion et la
pйnitence avaient fait de Felton un homme inaccessible aux
sйductions ordinaires. Il roulait dans cette tкte exaltйe des
plans tellement vastes, des projets tellement tumultueux, qu'il
n'y restait plus de place pour aucun amour, de caprice ou de
matiиre, ce sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par la
corruption. Milady avait donc fait brиche, avec sa fausse vertu,
dans l'opinion d'un homme prйvenu horriblement contre elle, et par
sa beautй, dans le coeur et les sens d'un homme chaste et pur.
Enfin, elle s'йtait donnй la mesure de ses moyens, inconnus
d'elle-mкme jusqu'alors, par cette expйrience faite sur le sujet
le plus rebelle que la nature et la religion pussent soumettre а
son йtude.
Bien des fois nйanmoins pendant la soirйe elle avait dйsespйrй du
sort et d'elle-mкme; elle n'invoquait pas Dieu, nous le savons,
mais elle avait foi dans le gйnie du mal, cette immense
souverainetй qui rиgne dans tous les dйtails de la vie humaine, et
а laquelle, comme dans la fable arabe, un grain de grenade suffit
pour reconstruire un monde perdu.
Milady, bien prйparйe а recevoir Felton, put dresser ses batteries
pour le lendemain. Elle savait qu'il ne lui restait plus que deux
jours, qu'une fois l'ordre signй par Buckingham (et Buckingham le
signerait d'autant plus facilement, que cet ordre portait un faux
nom, et qu'il ne pourrait reconnaоtre la femme dont il йtait
question), une fois cet ordre signй, disons-nous, le baron la
faisait embarquer sur-le-champ, et elle savait aussi que les
femmes condamnйes а la dйportation usent d'armes bien moins
puissantes dans leurs sйductions que les prйtendues femmes
vertueuses dont le soleil du monde йclaire la beautй, dont la voix
de la mode vante l'esprit et qu'un reflet d'aristocratie dore de
ses lueurs enchantйes. Кtre une femme condamnйe а une peine
misйrable et infamante n'est pas un empкchement а кtre belle, mais
c'est un obstacle а jamais redevenir puissante. Comme tous les
gens d'un mйrite rйel, Milady connaissait le milieu qui convenait
а sa nature, а ses moyens. La pauvretй lui rйpugnait, l'abjection
la diminuait des deux tiers de sa grandeur. Milady n'йtait reine
que parmi les reines; il fallait а sa domination le plaisir de
l'orgueil satisfait. Commander aux кtres infйrieurs йtait plutфt
une humiliation qu'un plaisir pour elle.
Certes, elle fыt revenue de son exil, elle n'en doutait pas un
seul instant; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer?
Pour une nature agissante et ambitieuse comme celle de Milady, les
jours qu'on n'occupe point а monter sont des jours nйfastes; qu'on
trouve donc le mot dont on doive nommer les jours qu'on emploie а
descendre! Perdre un an, deux ans, trois ans, c'est-а-dire une
йternitй; revenir quand d'Artagnan, heureux et triomphant, aurait,
lui et ses amis, reзu de la reine la rйcompense qui leur йtait
bien acquise pour les services qu'ils lui avaient rendus,
c'йtaient lа de ces idйes dйvorantes qu'une femme comme Milady ne
pouvait supporter. Au reste, l'orage qui grondait en elle doublait
sa force, et elle eыt fait йclater les murs de sa prison, si son
corps eыt pu prendre un seul instant les proportions de son
esprit.
Puis ce qui l'aiguillonnait encore au milieu de tout cela, c'йtait
le souvenir du cardinal. Que devait penser, que devait dire de son
silence le cardinal dйfiant, inquiet, soupзonneux, le cardinal,
non seulement son seul appui, son seul soutien, son seul
protecteur dans le prйsent, mais encore le principal instrument de
sa fortune et de sa vengeance а venir? Elle le connaissait, elle
savait qu'а son retour, aprиs un voyage inutile, elle aurait beau
arguer de la prison, elle aurait beau exalter les souffrances
subies, le cardinal rйpondrait avec ce calme railleur du sceptique
puissant а la fois par la force et par le gйnie: «Il ne fallait
pas vous laisser prendre!»
Alors Milady rйunissait toute son йnergie, murmurant au fond de sa
pensйe le nom de Felton, la seule lueur de jour qui pйnйtrвt
jusqu'а elle au fond de l'enfer oщ elle йtait tombйe; et comme un
serpent qui roule et dйroule ses anneaux pour se rendre compte а
lui-mкme de sa force, elle enveloppait d'avance Felton dans les
mille replis de son inventive imagination.
Cependant le temps s'йcoulait, les heures les unes aprиs les
autres semblaient rйveiller la cloche en passant, et chaque coup
du battant d'airain retentissait sur le coeur de la prisonniиre. А
neuf heures, Lord de Winter fit sa visite accoutumйe, regarda la
fenкtre et les barreaux, sonda le parquet et les murs, visita la
cheminйe et les portes, sans que, pendant cette longue et
minutieuse visite, ni lui ni Milady prononзassent une seule
parole.
Sans doute que tous deux comprenaient que la situation йtait
devenue trop grave pour perdre le temps en mots inutiles et en
colиre sans effet.
«Allons, allons, dit le baron en la quittant, vous ne vous
sauverez pas encore cette nuit!»
А dix heures, Felton vint placer une sentinelle; Milady reconnut
son pas. Elle le devinait maintenant comme une maоtresse devine
celui de l'amant de son coeur, et cependant Milady dйtestait et
mйprisait а la fois ce faible fanatique.
Ce n'йtait point l'heure convenue, Felton n'entra point.
Deux heures aprиs et comme minuit sonnait, la sentinelle fut
relevйe.
Cette fois c'йtait l'heure: aussi, а partir de ce moment, Milady
attendit-elle avec impatience.
La nouvelle sentinelle commenзa а se promener dans le corridor.
Au bout de dix minutes Felton vint.
Milady prкta l'oreille.
«Йcoutez, dit le jeune homme а la sentinelle, sous aucun prйtexte
ne t'йloigne de cette porte, car tu sais que la nuit derniиre un
soldat a йtй puni par Milord pour avoir quittй son poste un
instant, et cependant c'est moi qui, pendant sa courte absence,
avais veillй а sa place.
-- Oui, je le sais, dit le soldat.
-- Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi, ajouta-
t-il, je vais rentrer pour visiter une seconde fois la chambre de
cette femme, qui a, j'en ai peur, de sinistres projets sur elle-
mкme et que j'ai reзu l'ordre de surveiller.»
«Bon, murmura Milady, voilа l'austиre puritain qui ment!»
Quant au soldat, il se contenta de sourire.
«Peste! mon lieutenant, dit-il, vous n'кtes pas malheureux d'кtre
chargй de commissions pareilles, surtout si Milord vous a autorisй
а regarder jusque dans son lit.»
Felton rougit; dans toute autre circonstance il eut rйprimandй le
soldat qui se permettait une pareille plaisanterie; mais sa
conscience murmurait trop haut pour que sa bouche osвt parler.
«Si j'appelle, dit-il, viens; de mкme que si l'on vient, appelle-
moi.
-- Oui, mon lieutenant», dit le soldat.
Felton entra chez Milady. Milady se leva.
«Vous voilа? dit-elle.
-- Je vous avais promis de venir, dit Felton, et je suis venu.
-- Vous m'avez promis autre chose encore.
-- Quoi donc? mon Dieu! dit le jeune homme, qui malgrй son empire
sur lui-mкme, sentait ses genoux trembler et la sueur poindre sur
son front.
-- Vous avez promis de m'apporter un couteau, et de me le laisser
aprиs notre entretien.
-- Ne parlez pas de cela, madame, dit Felton, il n'y a pas de
situation, si terrible qu'elle soit, qui autorise une crйature de
Dieu а se donner la mort. J'ai rйflйchi que jamais je ne devais me
rendre coupable d'un pareil pйchй.
-- Ah! vous avez rйflйchi! dit la prisonniиre en s'asseyant sur
son fauteuil avec un sourire de dйdain; et moi aussi j'ai
rйflйchi.
-- А quoi?
-- Que je n'avais rien а dire а un homme qui ne tenait pas sa
parole.
-- O mon Dieu! murmura Felton.
-- Vous pouvez vous retirer, dit Milady, je ne parlerai pas.
-- Voilа le couteau! dit Felton tirant de sa poche l'arme que,
selon sa promesse, il avait apportйe, mais qu'il hйsitait а
remettre а sa prisonniиre.
-- Voyons-le, dit Milady.
-- Pour quoi faire?
-- Sur l'honneur, je vous le rends а l'instant mкme; vous le
poserez sur cette table; et vous resterez entre lui et moi.
Felton tendit l'arme а Milady, qui en examina attentivement la
trempe, et qui en essaya la pointe sur le bout de son doigt.
«Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune officier, celui-ci
est en bel et bon acier; vous кtes un fidиle ami, Felton.»
Felton reprit l'arme et la posa sur la table comme il venait
d'кtre convenu avec sa prisonniиre.
Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction.
«Maintenant, dit-elle, йcoutez-moi.»
La recommandation йtait inutile: le jeune officier se tenait
debout devant elle, attendant ses paroles pour les dйvorer.
«Felton, dit Milady avec une solennitй pleine de mйlancolie,
Felton, si votre soeur, la fille de votre pиre, vous disait:
«Jeune encore, assez belle par malheur, on m'a fait tomber dans un
piиge, j'ai rйsistй; on a multipliй autour de moi les embыches,
les violences, j'ai rйsistй; on a blasphйmй la religion que je
sers, le Dieu que j'adore, parce que j'appelais а mon secours ce
Dieu et cette religion, j'ai rйsistй; alors on m'a prodiguй les
outrages, et comme on ne pouvait perdre mon вme, on a voulu а tout
jamais flйtrir mon corps; enfin...»
Milady s'arrкta, et un sourire amer passa sur ses lиvres.
«Enfin, dit Felton, enfin qu'a-t-on fait?
-- Enfin, un soir, on rйsolut de paralyser cette rйsistance qu'on
ne pouvait vaincre: un soir, on mкla а mon eau un narcotique
puissant; а peine eus-je achevй mon repas, que je me sentis tomber
peu а peu dans une torpeur inconnue. Quoique je fusse sans
dйfiance, une crainte vague me saisit et j'essayai de lutter
contre le sommeil; je me levai, je voulus courir а la fenкtre,
appeler au secours, mais mes jambes refusиrent de me porter; il me
semblait que le plafond s'abaissait sur ma tкte et m'йcrasait de
son poids; je tendis les bras, j'essayai de parler, je ne pus que
pousser des sons inarticulйs; un engourdissement irrйsistible
s'emparait de moi, je me retins а un fauteuil, sentant que
j'allais tomber, mais bientфt cet appui fut insuffisant pour mes
bras dйbiles, je tombai sur un genou, puis sur les deux; je voulus
crier, ma langue йtait glacйe; Dieu ne me vit ni ne m'entendit
sans doute, et je glissai sur le parquet, en proie а un sommeil
qui ressemblait а la mort.
«De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui s'йcoula
pendant sa durйe, je n'eus aucun souvenir; la seule chose que je
me rappelle, c'est que je me rйveillai couchйe dans une chambre
ronde, dont l'ameublement йtait somptueux, et dans laquelle le
jour ne pйnйtrait que par une ouverture au plafond. Du reste,
aucune porte ne semblait y donner entrйe: on eыt dit une
magnifique prison.
«Je fus longtemps а pouvoir me rendre compte du lieu oщ je me
trouvais et de tous les dйtails que je rapporte, mon esprit
semblait lutter inutilement pour secouer les pesantes tйnиbres de
ce sommeil auquel je ne pouvais m'arracher; j'avais des
perceptions vagues d'un espace parcouru, du roulement d'une
voiture, d'un rкve horrible dans lequel mes forces se seraient
йpuisйes; mais tout cela йtait si sombre et si indistinct dans ma
pensйe, que ces йvйnements semblaient appartenir а une autre vie
que la mienne et cependant mкlйe а la mienne par une fantastique
dualitй.
«Quelque temps, l'йtat dans lequel je me trouvais me sembla si
йtrange, que je crus que je faisais un rкve. Je me levai
chancelante, mes habits йtaient prиs de moi, sur une chaise: je ne
me rappelai ni m'кtre dйvкtue, ni m'кtre couchйe. Alors peu а peu
la rйalitй se prйsenta а moi pleine de pudiques terreurs: je
n'йtais plus dans la maison que j'habitais; autant que j'en
pouvais juger par la lumiиre du soleil, le jour йtait dйjа aux
deux tiers йcoulй! c'йtait la veille au soir que je m'йtais
endormie; mon sommeil avait donc dйjа durй prиs de vingt-quatre
heures. Que s'йtait-il passй pendant ce long sommeil?
«Je m'habillai aussi rapidement qu'il me fut possible. Tous mes
mouvements lents et engourdis attestaient que l'influence du
narcotique n'йtait point encore entiиrement dissipйe. Au reste,
cette chambre йtait meublйe pour recevoir une femme; et la
coquette la plus achevйe n'eыt pas eu un souhait а former, qu'en
promenant son regard autour de l'appartement elle n'eыt vu son
souhait accompli.
«Certes, je n'йtais pas la premiиre captive qui s'йtait vue
enfermйe dans cette splendide prison; mais, vous le comprenez,
Felton, plus la prison йtait belle, plus je m'йpouvantais.
«Oui, c'йtait une prison, car j'essayai vainement d'en sortir. Je
sondai tous les murs afin de dйcouvrir une porte, partout les murs
rendirent un son plein et mat.
«Je fis peut-кtre vingt fois le tour de cette chambre, cherchant
une issue quelconque; il n'y en avait pas: je tombai йcrasйe de
fatigue et de terreur sur un fauteuil.
«Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la nuit mes
terreurs augmentaient: je ne savais si je devais rester oщ j'йtais
assise; il me semblait que j'йtais entourйe de dangers inconnus,
dans lesquels j'allais tomber а chaque pas. Quoique je n'eusse
rien mangй depuis la veille, mes craintes m'empкchaient de
ressentir la faim.
«Aucun bruit du dehors, qui me permоt de mesurer le temps, ne
venait jusqu'а moi; je prйsumai seulement qu'il pouvait кtre sept
ou huit heures du soir; car nous йtions au mois d'octobre, et il
faisait nuit entiиre.
«Tout а coup, le cri d'une porte qui tourne sur ses gonds me fit
tressaillir; un globe de feu apparut au-dessus de l'ouverture
vitrйe du plafond, jetant une vive lumiиre dans ma chambre, et je
m'aperзus avec terreur qu'un homme йtait debout а quelques pas de
moi.
«Une table а deux couverts, supportant un souper tout prйparй,
s'йtait dressйe comme par magie au milieu de l'appartement.
«Cet homme йtait celui qui me poursuivait depuis un an, qui avait
jurй mon dйshonneur, et qui, aux premiers mots qui sortirent de sa
bouche, me fit comprendre qu'il l'avait accompli la nuit
prйcйdente.
-- L'infвme! murmura Felton.
-- Oh! oui, l'infвme! s'йcria Milady, voyant l'intйrкt que le
jeune officier, dont l'вme semblait suspendue а ses lиvres,
prenait а cet йtrange rйcit; oh! oui, l'infвme! il avait cru qu'il
lui suffisait d'avoir triomphй de moi dans mon sommeil, pour que
tout fыt dit; il venait, espйrant que j'accepterais ma honte,
puisque ma honte йtait consommйe; il venait m'offrir sa fortune en
йchange de mon amour.
«Tout ce que le coeur d'une femme peut contenir de superbe mйpris
et de paroles dйdaigneuses, je le versai sur cet homme; sans
doute, il йtait habituй а de pareils reproches; car il m'йcouta
calme, souriant, et les bras croisйs sur la poitrine; puis,
lorsqu'il crut que j'avais tout dit, il s'avanзa vers moi; je
bondis vers la table, je saisis un couteau, je l'appuyai sur ma
poitrine.
«Faites un pas de plus, lui dis-je, et outre mon dйshonneur, vous
aurez encore ma mort а vous reprocher.»
«Sans doute, il y avait dans mon regard, dans ma voix, dans toute
ma personne, cette vйritй de geste, de pose et d'accent, qui porte
la conviction dans les вmes les plus perverses, car il s'arrкta.
«Votre mort! me dit-il; oh! non, vous кtes une trop charmante
maоtresse pour que je consente а vous perdre ainsi, aprиs avoir eu
le bonheur de vous possйder une seule fois seulement. Adieu, ma
toute belle! j'attendrai, pour revenir vous faire ma visite, que
vous soyez dans de meilleures dispositions.»
«А ces mots, il donna un coup de sifflet; le globe de flamme qui
йclairait ma chambre remonta et disparut; je me retrouvai dans
l'obscuritй. Le mкme bruit d'une porte qui s'ouvre et se referme
se reproduisit un instant aprиs, le globe flamboyant descendit de
nouveau, et je me retrouvai seule.
«Ce moment fut affreux; si j'avais encore quelques doutes sur mon
malheur, ces doutes s'йtaient йvanouis dans une dйsespйrante
rйalitй: j'йtais au pouvoir d'un homme que non seulement je
dйtestais, mais que je mйprisais; d'un homme capable de tout, et
qui m'avait dйjа donnй une preuve fatale de ce qu'il pouvait oser.
-- Mais quel йtait donc cet homme? demanda Felton.
-- Je passai la nuit sur une chaise, tressaillant au moindre
bruit, car а minuit а peu prиs, la lampe s'йtait йteinte, et je
m'йtais retrouvйe dans l'obscuritй. Mais la nuit se passa sans
nouvelle tentative de mon persйcuteur; le jour vint: la table
avait disparu; seulement, j'avais encore le couteau а la main.
«Ce couteau c'йtait tout mon espoir.
«J'йtais йcrasйe de fatigue; l'insomnie brыlait mes yeux; je
n'avais pas osй dormir un seul instant: le jour me rassura,
j'allai me jeter sur mon lit sans quitter le couteau libйrateur
que je cachai sous mon oreiller.
«Quand je me rйveillai, une nouvelle table йtait servie.
«Cette fois, malgrй mes terreurs, en dйpit de mes angoisses, une
faim dйvorante se faisait sentir; il y avait quarante-huit heures
que je n'avais pris aucune nourriture: je mangeai du pain et
quelques fruits; puis, me rappelant le narcotique mкlй а l'eau que
j'avais bue, je ne touchai point а celle qui йtait sur la table,
et j'allai remplir mon verre а une fontaine de marbre scellйe dans
le mur, au-dessus de ma toilette.
«Cependant, malgrй cette prйcaution, je ne demeurai pas moins
quelque temps encore dans une affreuse angoisse; mais mes
craintes, cette fois, n'йtaient pas fondйes: je passai la journйe
sans rien йprouver qui ressemblвt а ce que je redoutais.
«J'avais eu la prйcaution de vider а demi la carafe, pour qu'on ne
s'aperзыt point de ma dйfiance.
«Le soir vint, et avec lui l'obscuritй; cependant, si profonde
qu'elle fыt, mes yeux commenзaient а s'y habituer; je vis, au
milieu des tйnиbres, la table s'enfoncer dans le plancher; un
quart d'heure aprиs, elle reparut portant mon souper; un instant
aprиs, grвce а la mкme lampe, ma chambre s'йclaira de nouveau.
«J'йtais rйsolue а ne manger que des objets auxquels il йtait
impossible de mкler aucun somnifиre: deux oeufs et quelques fruits
composиrent mon repas; puis, j'allai puiser un verre d'eau а ma
fontaine protectrice, et je le bus.
«Aux premiиres gorgйes, il me sembla qu'elle n'avait plus le mкme
goыt que le matin: un soupзon rapide me prit, je m'arrкtai; mais
j'en avais dйjа avalй un demi-verre.
«Je jetai le reste avec horreur, et j'attendis, la sueur de
l'йpouvante au front.
«Sans doute quelque invisible tйmoin m'avait vue prendre de l'eau
а cette fontaine, et avait profitй de ma confiance mкme pour mieux
assurer ma perte si froidement rйsolue, si cruellement poursuivie.
«Une demi-heure ne s'йtait pas йcoulйe, que les mкmes symptфmes se
produisirent; seulement, comme cette fois je n'avais bu qu'un
demi-verre d'eau, je luttai plus longtemps, et, au lieu de
m'endormir tout а fait, je tombai dans un йtat de somnolence qui
me laissait le sentiment de ce qui se passait autour de moi, tout
en m'фtant la force ou de me dйfendre ou de fuir.
«Je me traоnai vers mon lit, pour y chercher la seule dйfense qui
me restвt, mon couteau sauveur; mais je ne pus arriver jusqu'au
chevet: je tombai а genoux, les mains cramponnйes а l'une des
colonnes du pied; alors, je compris que j'йtais perdue.»
Felton pвlit affreusement, et un frisson convulsif courut par tout
son corps.
«Et ce qu'il y avait de plus affreux, continua Milady, la voix
altйrйe comme si elle eыt encore йprouvй la mкme angoisse qu'en ce
moment terrible, c'est que, cette fois, j'avais la conscience du
danger qui me menaзait; c'est que mon вme, je puis le dire,
veillait dans mon corps endormi; c'est que je voyais, c'est que
j'entendais: il est vrai que tout cela йtait comme dans un rкve;
mais ce n'en йtait que plus effrayant.
«Je vis la lampe qui remontait et qui peu а peu me laissait dans
l'obscuritй; puis j'entendis le cri si bien connu de cette porte,
quoique cette porte ne se fыt ouverte que deux fois.
«Je sentis instinctivement qu'on s'approchait de moi: on dit que
le malheureux perdu dans les dйserts de l'Amйrique sent ainsi
l'approche du serpent.
«Je voulais faire un effort, je tentai de crier; par une
incroyable йnergie de volontй je me relevai mкme, mais pour
retomber aussitфt... et retomber dans les bras de mon persйcuteur.
-- Dites-moi donc quel йtait cet homme?» s'йcria le jeune
officier.
Milady vit d'un seul regard tout ce qu'elle inspirait de
souffrance а Felton, en pesant sur chaque dйtail de son rйcit;
mais elle ne voulait lui faire grвce d'aucune torture. Plus
profondйment elle lui briserait le coeur, plus sыrement il la
vengerait. Elle continua donc comme si elle n'eыt point entendu
son exclamation, ou comme si elle eыt pensй que le moment n'йtait
pas encore venu d'y rйpondre.
«Seulement, cette fois, ce n'йtait plus а une espиce de cadavre
inerte, sans aucun sentiment, que l'infвme avait affaire. Je vous
l'ai dit: sans pouvoir parvenir а retrouver l'exercice complet de
mes facultйs, il me restait le sentiment de mon danger: je luttai
donc de toutes mes forces et sans doute j'opposai, tout affaiblie
que j'йtais, une longue rйsistance, car je l'entendis s'йcrier:
«“Ces misйrables puritaines! je savais bien qu'elles lassaient
leurs bourreaux, mais je les croyais moins fortes contre leurs
sйducteurs.”«
«Hйlas! cette rйsistance dйsespйrйe ne pouvait durer longtemps, je
sentis mes forces qui s'йpuisaient, et cette fois ce ne fut pas de
mon sommeil que le lвche profita, ce fut de mon йvanouissement.»
Felton йcoutait sans faire entendre autre chose qu'une espиce de
rugissement sourd; seulement la sueur ruisselait sur son front de
marbre, et sa main cachйe sous son habit dйchirait sa poitrine.
«Mon premier mouvement, en revenant а moi, fui de chercher sous
mon oreiller ce couteau que je n'avais pu atteindre; s'il n'avait
point servi а la dйfense, il pouvait au moins servir а
l'expiation.
«Mais en prenant ce couteau, Felton, une idйe terrible me vint.
J'ai jurй de tout vous dire et je vous dirai tout; je vous ai
promis la vйritй, je la dirai, dыt-elle me perdre.
-- L'idйe vous vint de vous venger de cet homme, n'est-ce pas?
s'йcria Felton.
-- Eh bien, oui! dit Milady: cette idйe n'йtait pas d'une
chrйtienne, je le sais; sans doute cet йternel ennemi de notre
вme, ce lion rugissant sans cesse autour de nous la soufflait а
mon esprit. Enfin, que vous dirai-je, Felton? continua Milady du
ton d'une femme qui s'accuse d'un crime, cette idйe me vint et ne
me quitta plus sans doute. C'est de cette pensйe homicide que je
porte aujourd'hui la punition.
-- Continuez, continuez, dit Felton, j'ai hвte de vous voir
arriver а la vengeance.
-- Oh! je rйsolus qu'elle aurait lieu le plus tфt possible, je ne
doutais pas qu'il ne revоnt la nuit suivante. Dans le jour je
n'avais rien а craindre.
«Aussi, quand vint l'heure du dйjeuner, je n'hйsitai pas а manger
et а boire: j'йtais rйsolue а faire semblant de souper, mais а ne
rien prendre: je devais donc par la nourriture du matin combattre
le jeыne du soir.
«Seulement je cachai un verre d'eau soustraite а mon dйjeuner, la
soif ayant йtй ce qui m'avait le plus fait souffrir quand j'йtais
demeurйe quarante-huit heures sans boire ni manger.
«La journйe s'йcoula sans avoir d'autre influence sur moi que de
m'affermir dans la rйsolution prise: seulement j'eus soin que mon
visage ne trahоt en rien la pensйe de mon coeur, car je ne doutais
pas que je ne fusse observйe; plusieurs fois mкme je sentis un
sourire sur mes lиvres. Felton, je n'ose pas vous dire а quelle
idйe je souriais, vous me prendriez en horreur...
-- Continuez, continuez, dit Felton, vous voyez bien que j'йcoute
et que j'ai hвte d'arriver.
-- Le soir vint, les йvйnements ordinaires s'accomplirent; pendant
l'obscuritй, comme d'habitude, mon souper fut servi, puis la lampe
s'alluma, et je me mis а table.
«Je mangeai quelques fruits seulement: je fis semblant de me
verser de l'eau de la carafe, mais je ne bus que celle que j'avais
conservйe dans mon verre, la substitution, au reste, fut faite
assez adroitement pour que mes espions, si j'en avais, ne
conзussent aucun soupзon.
«Aprиs le souper, je donnai les mкmes marques d'engourdissement
que la veille; mais cette fois, comme si je succombais а la
fatigue ou comme si je me familiarisais avec le danger, je me
traоnai vers mon lit, et je fis semblant de m'endormir.
«Cette fois, j'avais retrouvй mon couteau sous l'oreiller, et tout
en feignant de dormir, ma main serrait convulsivement la poignйe.
«Deux heures s'йcoulиrent sans qu'il se passвt rien de nouveau:
cette fois, ф mon Dieu! qui m'eыt dit cela la veille? je
commenзais а craindre qu'il ne vоnt pas.
«Enfin, je vis la lampe s'йlever doucement et disparaоtre dans les
profondeurs du plafond; ma chambre s'emplit de tйnиbres, mais je
fis un effort pour percer du regard l'obscuritй.
«Dix minutes а peu prиs se passиrent. Je n'entendais d'autre bruit
que celui du battement de mon coeur.
«J'implorais le Ciel pour qu'il vоnt.
«Enfin j'entendis le bruit si connu de la porte qui s'ouvrait et
se refermait; j'entendis, malgrй l'йpaisseur du tapis, un pas qui
faisait crier le parquet; je vis, malgrй l'obscuritй, une ombre
qui approchait de mon lit.
-- Hвtez-vous, hвtez-vous! dit Felton, ne voyez-vous pas que
chacune de vos paroles me brыle comme du plomb fondu!
-- Alors, continua Milady, alors je rйunis toutes mes forces, je
me rappelai que le moment de la vengeance ou plutфt de la justice
avait sonnй; je me regardai comme une autre Judith; je me ramassai
sur moi-mкme, mon couteau а la main, et quand je le vis prиs de
moi, йtendant les bras pour chercher sa victime, alors, avec le
dernier cri de la douleur et du dйsespoir, je le frappai au milieu
de la poitrine.
«Le misйrable! il avait tout prйvu: sa poitrine йtait couverte
d'une cotte de mailles; le couteau s'йmoussa.
«Ah! ah! s'йcria-t-il en me saisissant le bras et en m'arrachant
l'arme qui m'avait si mal servie, vous en voulez а ma vie, ma
belle puritaine! mais c'est plus que de la haine, cela, c'est de
l'ingratitude! Allons, allons, calmez-vous, ma belle enfant!
j'avais cru que vous йtiez adoucie. Je ne suis pas de ces tyrans
qui gardent les femmes de force: vous ne m'aimez pas, j'en doutais
avec ma fatuitй ordinaire; maintenant j'en suis convaincu. Demain,
vous serez libre.»
«Je n'avais qu'un dйsir, c'йtait qu'il me tuвt.
«Prenez garde! lui dis-je, car ma libertй c'est votre dйshonneur.
Oui, car, а peine sortie d'ici, je dirai tout, je dirai la
violence dont vous avez usй envers moi, je dirai ma captivitй. Je
dйnoncerai ce palais d'infamie; vous кtes bien haut placй, Milord,
mais tremblez! Au-dessus de vous il y a le roi, au-dessus du roi
il y a Dieu.»
«Si maоtre qu'il parыt de lui, mon persйcuteur laissa йchapper un
mouvement de colиre. Je ne pouvais voir l'expression de son
visage, mais j'avais senti frйmir son bras sur lequel йtait posйe
ma main.
«-- Alors, vous ne sortirez pas d'ici, dit-il.
«-- Bien, bien! m'йcriai-je, alors le lieu de mon supplice sera
aussi celui de mon tombeau. Bien! je mourrai ici et vous verrez si
un fantфme qui accuse n'est pas plus terrible encore qu'un vivant
qui menace!
«-- On ne vous laissera aucune arme.
«-- Il y en a une que le dйsespoir a mise а la portйe de toute
crйature qui a le courage de s'en servir. Je me laisserai mourir
de faim.
«-- Voyons, dit le misйrable, la paix ne vaut-elle pas mieux
qu'une pareille guerre? Je vous rends la libertй а l'instant mкme,
je vous proclame une vertu, je vous surnomme la Lucrиce de
l'Angleterre.
«-- Et moi je dis que vous en кtes le Sextus, moi je vous dйnonce
aux hommes comme je vous ai dйjа dйnoncй а Dieu; et s'il faut que,
comme Lucrиce, je signe mon accusation de mon sang, je la
signerai.
«-- Ah! ah! dit mon ennemi d'un ton railleur, alors c'est autre
chose. Ma foi, au bout du compte, vous кtes bien ici, rien ne vous
manquera, et si vous vous laissez mourir de faim ce sera de votre
faute.»
«А ces mots, il se retira, j'entendis s'ouvrir et se refermer la
porte, et je restai abоmйe, moins encore, je l'avoue, dans ma
douleur, que dans la honte de ne m'кtre pas vengйe.
«Il me tint parole. Toute la journйe, toute la nuit du lendemain
s'йcoulиrent sans que je le revisse. Mais moi aussi je lui tins
parole, et je ne mangeai ni ne bus; j'йtais, comme je le lui avais
dit, rйsolue а me laisser mourir de faim.
«Je passai le jour et la nuit en priиre, car j'espйrais que Dieu
me pardonnerait mon suicide.
«La seconde nuit la porte s'ouvrit; j'йtais couchйe а terre sur le
parquet, les forces commenзaient а m'abandonner.
«Au bruit je me relevai sur une main.
«Eh bien, me dit une voix qui vibrait d'une faзon trop terrible а
mon oreille pour que je ne la reconnusse pas, eh bien! sommes-nous
un peu adoucie et paierons nous notre libertй d'une seule promesse
de silence?
«Tenez, moi, je suis bon prince, ajouta-t-il, et, quoique je
n'aime pas les puritains, je leur rends justice, ainsi qu'aux
puritaines, quand elles sont jolies. Allons, faites-moi un petit
serment sur la croix, je ne vous en demande pas davantage.
«-- Sur la croix! m'йcriai-je en me relevant, car а cette voix
abhorrйe j'avais retrouvй toutes mes forces; sur la croix! je jure
que nulle promesse, nulle menace, nulle torture ne me fermera la
bouche; sur la croix! je jure de vous dйnoncer partout comme un
meurtrier, comme un larron d'honneur, comme un lвche; sur la
croix! je jure, si jamais je parviens а sortir d'ici, de demander
vengeance contre vous au genre humain entier.
«-- Prenez garde! dit la voix avec un accent de menace que je
n'avais pas encore entendu, j'ai un moyen suprкme, que je
n'emploierai qu'а la derniиre extrйmitй, de vous fermer la bouche
ou du moins d'empкcher qu'on ne croie а un seul mot de ce que vous
direz.»
«Je rassemblai toutes mes forces pour rйpondre par un йclat de
rire.
«Il vit que c'йtait entre nous dйsormais une guerre йternelle, une
guerre а mort.
«Йcoutez, dit-il, je vous donne encore le reste de cette nuit et
la journйe de demain; rйflйchissez: promettez de vous taire, la
richesse, la considйration, les honneurs mкmes vous entoureront;
menacez de parler, et je vous condamne а l'infamie.
«-- Vous! m'йcriai-je, vous!
«-- А l'infamie йternelle, ineffaзable!
«-- Vous!» rйpйtai-je. Oh! je vous le dis, Felton, je le croyais
insensй!
«Oui, moi! reprit-il.
«-- Ah! laissez-moi, lui dis-je, sortez, si vous ne voulez pas
qu'а vos yeux je me brise la tкte contre la muraille!
«-- C'est bien, reprit-il, vous le voulez, а demain soir!
«-- А demain soir, rйpondis-je en me laissant tomber et en mordant
le tapis de rage...»
Felton s'appuyait sur un meuble, et Milady voyait avec une joie de
dйmon que la force lui manquerait peut-кtre avant la fin du rйcit.
CHAPITRE LVII
UN MOYEN DE TRAGЙDIE CLASSIQUE
Aprиs un moment de silence employй par Milady а observer le jeune
homme qui l'йcoutait, elle continua son rйcit:
«Il y avait prиs de trois jours que je n'avais ni bu ni mangй, je
souffrais des tortures atroces: parfois il me passait comme des
nuages qui me serraient le front, qui me voilaient les yeux:
c'йtait le dйlire.
«Le soir vint; j'йtais si faible, qu'а chaque instant je
m'йvanouissais et а chaque fois que je m'йvanouissais je
remerciais Dieu, car je croyais que j'allais mourir.
«Au milieu de l'un de ces йvanouissements, j'entendis la porte
s'ouvrir; la terreur me rappela а moi.
«Mon persйcuteur entra suivi d'un homme masquй, il йtait masquй
lui-mкme; mais je reconnus son pas, je reconnus cet air imposant
que l'enfer a donnй а sa personne pour le malheur de l'humanitй.
«Eh bien, me dit-il, кtes-vous dйcidйe а me faire le serment que
je vous ai demandй?
«Vous l'avez dit, les puritains n'ont qu'une parole: la mienne,
vous l'avez entendue, c'est de vous poursuivre sur la terre au
tribunal des hommes, dans le ciel au tribunal de Dieu!
«Ainsi, vous persistez?
«Je le jure devant ce Dieu qui m'entend: je prendrai le monde
entier а tйmoin de votre crime, et cela jusqu'а ce que j'aie
trouvй un vengeur.
«Vous кtes une prostituйe, dit-il d'une voix tonnante, et vous
subirez le supplice des prostituйes! Flйtrie aux yeux du monde que
vous invoquerez, tвchez de prouver а ce monde que vous n'кtes ni
coupable ni folle!»
«Puis s'adressant а l'homme qui l'accompagnait:
«Bourreau, dit-il, fais ton devoir.»
-- Oh! son nom, son nom! s'йcria Felton; son nom, dites-le-moi!
-- Alors, malgrй mes cris, malgrй ma rйsistance, car je commenзais
а comprendre qu'il s'agissait pour moi de quelque chose de pire
que la mort, le bourreau me saisit, me renversa sur le parquet, me
meurtrit de ses йtreintes, et suffoquйe par les sanglots, presque
sans connaissance invoquant Dieu, qui ne m'йcoutait pas, je
poussai tout а coup un effroyable cri de douleur et de honte; un
fer brыlant, un fer rouge, le fer du bourreau, s'йtait imprimй sur
mon йpaule.»
Felton poussa un rugissement.
«Tenez, dit Milady, en se levant alors avec une majestй de reine,
-- tenez, Felton, voyez comment on a inventй un nouveau martyre
pour la jeune fille pure et cependant victime de la brutalitй d'un
scйlйrat. Apprenez а connaоtre le coeur des hommes, et dйsormais
faites-vous moins facilement l'instrument de leurs injustes
vengeances.»
Milady d'un geste rapide ouvrit sa robe, dйchira la batiste qui
couvrait son sein, et, rouge d'une feinte colиre et d'une honte
jouйe, montra au jeune homme l'empreinte ineffaзable qui
dйshonorait cette йpaule si belle.
«Mais, s'йcria Felton, c'est une fleur de lis que je vois lа!
-- Et voilа justement oщ est l'infamie, rйpondit Milady. La
flйtrissure d'Angleterre!... il fallait prouver quel tribunal me
l'avait imposйe, et j'aurais fait un appel public а tous les
tribunaux du royaume; mais la flйtrissure de France... oh! par
elle, j'йtais bien rйellement flйtrie.»
C'en йtait trop pour Felton.
Pвle, immobile, йcrasй par cette rйvйlation effroyable, йbloui par
la beautй surhumaine de cette femme qui se dйvoilait а lui avec
une impudeur qu'il trouva sublime, il finit par tomber а genoux
devant elle comme faisaient les premiers chrйtiens devant ces
pures et saintes martyres que la persйcution des empereurs livrait
dans le cirque а la sanguinaire lubricitй des populaces. La
flйtrissure disparut, la beautй seule resta.
«Pardon, pardon! s'йcria Felton, oh! pardon!»
Milady lut dans ses yeux: Amour, amour.
«Pardon de quoi? demanda-t-elle.
-- Pardon de m'кtre joint а vos persйcuteurs.»
Milady lui tendit la main.
«Si belle, si jeune!» s'йcria Felton en couvrant cette main de
baisers.
Milady laissa tomber sur lui un de ces regards qui d'un esclave
font un roi.
Felton йtait puritain: il quitta la main de cette femme pour
baiser ses pieds.
Il ne l'aimait dйjа plus, il l'adorait.
Quand cette crise fut passйe, quand Milady parut avoir recouvrй
son sang-froid, qu'elle n'avait jamais perdu; lorsque Felton eut
vu se refermer sous le voile de la chastetй ces trйsors d'amour
qu'on ne lui cachait si bien que pour les lui faire dйsirer plus
ardemment:
«Ah! maintenant, dit-il, je n'ai plus qu'une chose а vous
demander, c'est le nom de votre vйritable bourreau; car pour moi
il n'y en a qu'un; l'autre йtait l'instrument, voilа tout.
-- Eh quoi, frиre! s'йcria Milady, il faut encore que je te le
nomme, et tu ne l'as pas devinй?
-- Quoi! reprit Felton, lui!... encore lui!... toujours lui!...
Quoi! le vrai coupable...
-- Le vrai coupable, dit Milady, c'est le ravageur de
l'Angleterre, le persйcuteur des vrais croyants, le lвche
ravisseur de l'honneur de tant de femmes, celui qui pour un
caprice de son coeur corrompu va faire verser tant de sang а deux
royaumes, qui protиge les protestants aujourd'hui et qui les
trahira demain...
-- Buckingham! c'est donc Buckingham!» s'йcria Felton exaspйrй.
Milady cacha son visage dans ses mains, comme si elle n'eыt pu
supporter la honte que lui rappelait ce nom.
«Buckingham, le bourreau de cette angйlique crйature! s'йcria
Felton. Et tu ne l'as pas foudroyй, mon Dieu! et tu l'as laissй
noble, honorй, puissant pour notre perte а tous!
-- Dieu abandonne qui s'abandonne lui-mкme, dit Milady.
-- Mais il veut donc attirer sur sa tкte le chвtiment rйservй aux
maudits! continua Felton avec une exaltation croissante, il veut
donc que la vengeance humaine prйvienne la justice cйleste!
-- Les hommes le craignent et l'йpargnent.
-- Oh! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je ne l'йpargnerai
pas!...»
Milady sentit son вme baignйe d'une joie infernale.
«Mais comment Lord de Winter, mon protecteur, mon pиre, demanda
Felton, se trouve-t-il mкlй а tout cela?
-- Йcoutez, Felton, reprit Milady, car а cфtй des hommes lвches et
mйprisables, il est encore des natures grandes et gйnйreuses.
J'avais un fiancй, un homme que j'aimais et qui m'aimait; un coeur
comme le vфtre, Felton, un homme comme vous. Je vins а lui et je
lui racontai tout, il me connaissait, celui-lа, et ne douta point
un instant. C'йtait un grand seigneur, c'йtait un homme en tout
point l'йgal de Buckingham. Il ne dit rien, il ceignit seulement
son йpйe, s'enveloppa de son manteau et se rendit а Buckingham
Palace.
-- Oui, oui, dit Felton, je comprends; quoique avec de pareils
hommes ce ne soit pas l'йpйe qu'il faille employer, mais le
poignard.
-- Buckingham йtait parti depuis la veille, envoyй comme
ambassadeur en Espagne, oщ il allait demander la main de l'infante
pour le roi Charles Ier, qui n'йtait alors que prince de Galles.
Mon fiancй revint.
«Йcoutez, me dit-il, cet homme est parti, et pour le moment, par
consйquent, il йchappe а ma vengeance; mais en attendant soyons
unis, comme nous devions l'кtre, puis rapportez-vous-en а Lord de
Winter pour soutenir son honneur et celui de sa femme.»
-- Lord de Winter! s'йcria Felton.
-- Oui, dit Milady, Lord de Winter, et maintenant vous devez tout
comprendre, n'est-ce pas? Buckingham resta plus d'un an absent.
Huit jours avant son arrivйe, Lord de Winter mourut subitement, me
laissant sa seule hйritiиre. D'oщ venait le coup? Dieu, qui sait
tout, le sait sans doute, moi je n'accuse personne...
-- Oh! quel abоme, quel abоme! s'йcria Felton.
-- Lord de Winter йtait mort sans rien dire а son frиre. Le secret
terrible devait кtre cachй а tous, jusqu'а ce qu'il йclatвt comme
la foudre sur la tкte du coupable. Votre protecteur avait vu avec
peine ce mariage de son frиre aоnй avec une jeune fille sans
fortune. Je sentis que je ne pouvais attendre d'un homme trompй
dans ses espйrances d'hйritage aucun appui. Je passai en France
rйsolue а y demeurer pendant tout le reste de ma vie. Mais toute
ma fortune est en Angleterre; les communications fermйes par la
guerre, tout me manqua: force fut alors d'y revenir; il y a six
jours j'abordais а Portsmouth.
-- Eh bien? dit Felton.
-- Eh bien, Buckingham apprit sans doute mon retour, il en parla а
Lord de Winter, dйjа prйvenu contre moi, et lui dit que sa belle-
soeur йtait une prostituйe, une femme flйtrie. La voix pure et
noble de mon mari n'йtait plus lа pour me dйfendre. Lord de Winter
crut tout ce qu'on lui dit, avec d'autant plus de facilitй qu'il
avait intйrкt а le croire. Il me fit arrкter, me conduisit ici, me
remit sous votre garde. Vous savez le reste: aprиs-demain il me
bannit, il me dйporte; aprиs-demain il me relиgue parmi les
infвmes. Oh! la trame est bien ourdie, allez! le complot est
habile et mon honneur n'y survivra pas. Vous voyez bien qu'il faut
que je meure, Felton; Felton, donnez-moi ce couteau!»
Et а ces mots, comme si toutes ses forces йtaient йpuisйes, Milady
se laissa aller dйbile et languissante entre les bras du jeune
officier, qui, ivre d'amour, de colиre et de voluptйs inconnues,
la reзut avec transport, la serra contre son coeur, tout
frissonnant а l'haleine de cette bouche si belle, tout йperdu au
contact de ce sein si palpitant.
«Non, non, dit-il; non, tu vivras honorйe et pure, tu vivras pour
triompher de tes ennemis.»
Milady le repoussa lentement de la main en l'attirant du regard;
mais Felton, а son tour, s'empara d'elle, l'implorant comme une
Divinitй.
«Oh! la mort, la mort! dit-elle en voilant sa voix et ses
paupiиres, oh! la mort plutфt que la honte; Felton, mon frиre, mon
ami, je t'en conjure!
-- Non, s'йcria Felton, non, tu vivras, et tu seras vengйe!
-- Felton, je porte malheur а tout ce qui m'entoure! Felton,
abandonne-moi! Felton, laisse-moi mourir!
-- Eh bien, nous mourrons donc ensemble!» s'йcria-t-il en appuyant
ses lиvres sur celles de la prisonniиre.
Plusieurs coups retentirent а la porte; cette fois, Milady le
repoussa rйellement.
«Йcoutez, dit-elle, on nous a entendus, on vient! c'en est fait,
nous sommes perdus!
-- Non, dit Felton, c'est la sentinelle qui me prйvient seulement
qu'une ronde arrive.
-- Alors, courez а la porte et ouvrez vous-mкme.»
Felton obйit; cette femme йtait dйjа toute sa pensйe, toute son
вme.
Il se trouva en face d'un sergent commandant une patrouille de
surveillance.
«Eh bien, qu'y a-t-il? demanda le jeune lieutenant.
-- Vous m'aviez dit d'ouvrir la porte si j'entendais crier au
secours, dit le soldat, mais vous aviez oubliй de me laisser la
clef; je vous ai entendu crier sans comprendre ce que vous disiez,
j'ai voulu ouvrir la porte, elle йtait fermйe en dedans, alors
j'ai appelй le sergent.
-- Et me voilа», dit le sergent.
Felton, йgarй, presque fou, demeurait sans voix.
Milady comprit que c'йtait а elle de s'emparer de la situation,
elle courut а la table et prit le couteau qu'y avait dйposй
Felton:
«Et de quel droit voulez-vous m'empкcher de mourir? dit-elle.
-- Grand Dieu!» s'йcria Felton en voyant le couteau luire а sa
main.
En ce moment, un йclat de rire ironique retentit dans le corridor.
Le baron, attirй par le bruit, en robe de chambre, son йpйe sous
le bras, se tenait debout sur le seuil de la porte.
«Ah! ah! dit-il, nous voici au dernier acte de la tragйdie; vous
le voyez, Felton, le drame a suivi toutes les phases que j'avais
indiquйes; mais soyez tranquille, le sang ne coulera pas.»
Milady comprit qu'elle йtait perdue si elle ne donnait pas а
Felton une preuve immйdiate et terrible de son courage.
«Vous vous trompez, Milord, le sang coulera, et puisse ce sang
retomber sur ceux qui le font couler!»
Felton jeta un cri et se prйcipita vers elle; il йtait trop tard:
Milady s'йtait frappйe. Mais le couteau avait rencontrй,
heureusement, nous devrions dire adroitement, le busc de fer qui,
а cette йpoque, dйfendait comme une cuirasse la poitrine des
femmes; il avait glissй en dйchirant la robe, et avait pйnйtrй de
biais entre la chair et les cфtes.
La robe de Milady n'en fut pas moins tachйe de sang en une
seconde.
Milady йtait tombйe а la renverse et semblait йvanouie.
Felton arracha le couteau.
«Voyez, Milord, dit-il d'un air sombre, voici une femme qui йtait
sous ma garde et qui s'est tuйe!
-- Soyez tranquille, Felton, dit Lord de Winter, elle n'est pas
morte, les dйmons ne meurent pas si facilement, soyez tranquille
et allez m'attendre chez moi.
-- Mais, Milord...
-- Allez, je vous l'ordonne.»
А cette injonction de son supйrieur, Felton obйit; mais, en
sortant, il mit le couteau dans sa poitrine.
Quant а Lord de Winter, il se contenta d'appeler la femme qui
servait Milady et, lorsqu'elle fut venue, lui recommandant la
prisonniиre toujours йvanouie, il la laissa seule avec elle.
Cependant, comme а tout prendre, malgrй ses soupзons, la blessure
pouvait кtre grave, il envoya, а l'instant mкme, un homme а cheval
chercher un mйdecin.
CHAPITRE LVIII
ЙVASION
Comme l'avait pensй Lord de Winter, la blessure de Milady n'йtait
pas dangereuse; aussi dиs qu'elle se trouva seule avec la femme
que le baron avait fait appeler et qui se hвtait de la
dйshabiller, rouvrit-elle les yeux.
Cependant, il fallait jouer la faiblesse et la douleur; ce
n'йtaient pas choses difficiles pour une comйdienne comme Milady;
aussi la pauvre femme fut-elle si complиtement dupe de sa
prisonniиre, que, malgrй ses instances, elle s'obstina а la
veiller toute la nuit.
Mais la prйsence de cette femme n'empкchait pas Milady de songer.
Il n'y avait plus de doute, Felton йtait convaincu, Felton йtait а
elle: un ange apparыt-il au jeune homme pour accuser Milady, il le
prendrait certainement, dans la disposition d'esprit oщ il se
trouvait, pour un envoyй du dйmon.
Milady souriait а cette pensйe, car Felton, c'йtait dйsormais sa
seule espйrance, son seul moyen de salut.
Mais Lord de Winter pouvait l'avoir soupзonnй, mais Felton
maintenant pouvait кtre surveillй lui-mкme.
Vers les quatre heures du matin, le mйdecin arriva; mais depuis le
temps oщ Milady s'йtait frappйe, la blessure s'йtait dйjа
refermйe: le mйdecin ne put donc en mesurer ni la direction, ni la
profondeur; il reconnut seulement au pouls de la malade que le cas
n'йtait point grave.
Le matin, Milady, sous prйtexte qu'elle n'avait pas dormi de la
nuit et qu'elle avait besoin de repos, renvoya la femme qui
veillait prиs d'elle.
Elle avait une espйrance, c'est que Felton arriverait а l'heure du
dйjeuner, mais Felton ne vint pas.
Ses craintes s'йtaient-elles rйalisйes? Felton, soupзonnй par le
baron, allait-il lui manquer au moment dйcisif? Elle n'avait plus
qu'un jour: Lord de Winter lui avait annoncй son embarquement pour
le 23 et l'on йtait arrivй au matin du 22.
Nйanmoins, elle attendit encore assez patiemment jusqu'а l'heure
du dоner.
Quoiqu'elle n'eыt pas mangй le matin, le dоner fut apportй а
l'heure habituelle; Milady s'aperзut alors avec effroi que
l'uniforme des soldats qui la gardaient йtait changй.
Alors elle se hasarda а demander ce qu'йtait devenu Felton. On lui
rйpondit que Felton йtait montй а cheval il y avait une heure, et
йtait parti.
Elle s'informa si le baron йtait toujours au chвteau; le soldat
rйpondit que oui, et qu'il avait ordre de le prйvenir si la
prisonniиre dйsirait lui parler.
Milady rйpondit qu'elle йtait trop faible pour le moment, et que
son seul dйsir йtait de demeurer seule.
Le soldat sortit, laissant le dоner servi.
Felton йtait йcartй, les soldats de marine йtaient changйs, on se
dйfiait donc de Felton.
C'йtait le dernier coup portй а la prisonniиre.
Restйe seule, elle se leva; ce lit oщ elle se tenait par prudence
et pour qu'on la crыt gravement blessйe, la brыlait comme un
brasier ardent. Elle jeta un coup d'oeil sur la porte: le baron
avait fait clouer une planche sur le guichet; il craignait sans
doute que, par cette ouverture, elle ne parvint encore, par
quelque moyen diabolique, а sйduire les gardes.
Milady sourit de joie; elle pouvait donc se livrer а ses
transports sans кtre observйe: elle parcourait la chambre avec
l'exaltation d'une folle furieuse ou d'une tigresse enfermйe dans
une cage de fer. Certes, si le couteau lui fыt restй, elle eыt
songй, non plus а se tuer elle-mкme, mais, cette fois, а tuer le
baron.
А six heures, Lord de Winter entra; il йtait armй jusqu'aux dents.
Cet homme, dans lequel, jusque-lа, Milady n'avait vu qu'un
gentleman assez niais, йtait devenu un admirable geфlier: il
semblait tout prйvoir, tout deviner, tout prйvenir.
Un seul regard jetй sur Milady lui apprit ce qui se passait dans
son вme.
«Soit, dit-il, mais vous ne me tuerez point encore aujourd'hui;
vous n'avez plus d'armes, et d'ailleurs je suis sur mes gardes.
Vous aviez commencй а pervertir mon pauvre Felton: il subissait
dйjа votre infernale influence, mais je veux le sauver, il ne vous
verra plus, tout est fini. Rassemblez vos hardes, demain vous
partirez. J'avais fixй l'embarquement au 24, mais j'ai pensй que
plus la chose serait rapprochйe, plus elle serait sыre. Demain а
midi j'aurai l'ordre de votre exil, signй Buckingham. Si vous
dites un seul mot а qui que ce soit avant d'кtre sur le navire,
mon sergent vous fera sauter la cervelle, et il en a l'ordre; si,
sur le navire, vous dites un mot а qui que ce soit avant que le
capitaine vous le permette, le capitaine vous fait jeter а la mer,
c'est convenu. Au revoir, voilа ce que pour aujourd'hui j'avais а
vous dire. Demain je vous reverrai pour vous faire mes adieux!»
Et sur ces paroles le baron sortit.
Milady avait йcoutй toute cette menaзante tirade le sourire du
dйdain sur les lиvres, mais la rage dans le coeur.
On servit le souper; Milady sentit qu'elle avait besoin de forces,
elle ne savait pas ce qui pouvait se passer pendant cette nuit qui
s'approchait menaзante, car de gros nuages roulaient au ciel, et
des йclairs lointains annonзaient un orage.
L'orage йclata vers les dix heures du soir: Milady sentait une
consolation а voir la nature partager le dйsordre de son coeur; la
foudre grondait dans l'air comme la colиre dans sa pensйe, il lui
semblait que la rafale, en passant, йchevelait son front comme les
arbres dont elle courbait les branches et enlevait les feuilles;
elle hurlait comme l'ouragan, et sa voix se perdait dans la grande
voix de la nature, qui, elle aussi, semblait gйmir et se
dйsespйrer.
Tout а coup elle entendit frapper а une vitre, et, а la lueur d'un
йclair, elle vit le visage d'un homme apparaоtre derriиre les
barreaux.
Elle courut а la fenкtre et l'ouvrit.
«Felton! s'йcria-t-elle, je suis sauvйe!
-- Oui, dit Felton! mais silence, silence! il me faut le temps de
scier vos barreaux. Prenez garde seulement qu'ils ne vous voient
par le guichet.
-- Oh! c'est une preuve que le Seigneur est pour nous, Felton,
reprit Milady, ils ont fermй le guichet avec une planche.
-- C'est bien, Dieu les a rendus insensйs! dit Felton.
-- Mais que faut-il que je fasse? demanda Milady.
-- Rien, rien; refermez la fenкtre seulement. Couchez-vous, ou, du
moins, mettez-vous dans votre lit tout habillйe; quand j'aurai
fini, je frapperai aux carreaux. Mais pourrez-vous me suivre?
-- Oh! oui.
-- Votre blessure?
-- Me fait souffrir, mais ne m'empкche pas de marcher.
-- Tenez-vous donc prкte au premier signal.»
Milady referma la fenкtre, йteignit la lampe, et alla, comme le
lui avait recommandй Felton, se blottir dans son lit. Au milieu
des plaintes de l'orage, elle entendait le grincement de la lime
contre les barreaux, et, а la lueur de chaque йclair, elle
apercevait l'ombre de Felton derriиre les vitres.
Elle passa une heure sans respirer, haletante, la sueur sur le
front, et le coeur serrй par une йpouvantable angoisse а chaque
mouvement qu'elle entendait dans le corridor.
Il y a des heures qui durent une annйe.
Au bout d'une heure, Felton frappa de nouveau.
Milady bondit hors de son lit et alla ouvrir. Deux barreaux de
moins formaient une ouverture а passer un homme.
«Кtes-vous prкte? demanda Felton.
-- Oui. Faut-il que j'emporte quelque chose?
-- De l'or, si vous en avez.
-- Oui, heureusement on m'a laissй ce que j'en avais.
-- Tant mieux, car j'ai usй tout le mien pour frйter une barque.
-- Prenez», dit Milady en mettant aux mains de Felton un sac plein
d'or.
Felton prit le sac et le jeta au pied du mur.
«Maintenant, dit-il, voulez-vous venir?
-- Me voici.»
Milady monta sur un fauteuil et passa tout le haut de son corps
par la fenкtre: elle vit le jeune officier suspendu au-dessus de
l'abоme par une йchelle de corde.
Pour la premiиre fois, un mouvement de terreur lui rappela qu'elle
йtait femme.
Le vide l'йpouvantait.
«Je m'en йtais doutй, dit Felton.
-- Ce n'est rien, ce n'est rien, dit Milady, je descendrai les
yeux fermйs.
-- Avez-vous confiance en moi? dit Felton.
-- Vous le demandez?
-- Rapprochez vos deux mains; croisez-les, c'est bien.»
Felton lui lia les deux poignets avec son mouchoir, puis par-
dessus le mouchoir, avec une corde.
«Que faites-vous? demanda Milady avec surprise.
-- Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien.
-- Mais je vous ferai perdre l'йquilibre, et nous nous briserons
tous les deux.
-- Soyez tranquille, je suis marin.»
Il n'y avait pas une seconde а perdre; Milady passa ses deux bras
autour du cou de Felton et se laissa glisser hors de la fenкtre.
Felton se mit а descendre les йchelons lentement et un а un.
Malgrй la pesanteur des deux corps, le souffle de l'ouragan les
balanзait dans l'air.
Tout а coup Felton s'arrкta.
«Qu'y a-t-il? demanda Milady.
-- Silence, dit Felton, j'entends des pas.
-- Nous sommes dйcouverts!»
Il se fit un silence de quelques instants.
«Non, dit Felton, ce n'est rien.
-- Mais enfin quel est ce bruit?
-- Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de ronde.
-- Oщ est le chemin de ronde?
-- Juste au-dessous de nous.
-- Elle va nous dйcouvrir.
-- Non, s'il ne fait pas d'йclairs.
-- Elle heurtera le bas de l'йchelle.
-- Heureusement elle est trop courte de six pieds.
-- Les voilа, mon Dieu!
-- Silence!»
Tous deux restиrent suspendus, immobiles et sans souffle, а vingt
pieds du sol; pendant ce temps les soldats passaient au-dessous
riant et causant.
Il y eut pour les fugitifs un moment terrible.
La patrouille passa; on entendit le bruit des pas qui s'йloignait,
et le murmure des voix qui allait s'affaiblissant.
«Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvйs.»
Milady poussa un soupir et s'йvanouit.
Felton continua de descendre. Parvenu au bas de l'йchelle, et
lorsqu'il ne sentit plus d'appui pour ses pieds, il se cramponna
avec ses mains; enfin, arrivй au dernier йchelon il se laissa
pendre а la force des poignets et toucha la terre. Il se baissa,
ramassa le sac d'or et le prit entre ses dents.
Puis il souleva Milady dans ses bras, et s'йloigna vivement du
cфtй opposй а celui qu'avait pris la patrouille. Bientфt il quitta
le chemin de ronde, descendit а travers les rochers, et, arrivй au
bord de la mer, fit entendre un coup de sifflet.
Un signal pareil lui rйpondit, et, cinq minutes aprиs, il vit
apparaоtre une barque montйe par quatre hommes.
La barque s'approcha aussi prиs qu'elle put du rivage, mais il n'y
avait pas assez de fond pour qu'elle pыt toucher le bord; Felton
se mit а l'eau jusqu'а la ceinture, ne voulant confier а personne
son prйcieux fardeau.
Heureusement la tempкte commenзait а se calmer, et cependant la
mer йtait encore violente; la petite barque bondissait sur les
vagues comme une coquille de noix.
«Au sloop, dit Felton, et nagez vivement.»
Les quatre hommes se mirent а la rame; mais la mer йtait trop
grosse pour que les avirons eussent grande prise dessus.
Toutefois on s'йloignait du chвteau; c'йtait le principal. La nuit
йtait profondйment tйnйbreuse, et il йtait dйjа presque impossible
de distinguer le rivage de la barque, а plus forte raison n'eыt-on
pas pu distinguer la barque du rivage.
Un point noir se balanзait sur la mer.
C'йtait le sloop.
Pendant que la barque s'avanзait de son cфtй de toute la force de
ses quatre rameurs, Felton dйliait la corde, puis le mouchoir qui
liait les mains de Milady.
Puis, lorsque ses mains furent dйliйes, il prit de l'eau de la mer
et la lui jeta au visage.
Milady poussa un soupir et ouvrit les yeux.
«Oщ suis-je? dit-elle.
-- Sauvйe, rйpondit le jeune officier.
-- Oh! sauvйe! sauvйe! s'йcria-t-elle. Oui, voici le ciel, voici
la mer! Cet air que je respire, c'est celui de la libertй. Ah!...
merci, Felton, merci!»
Le jeune homme la pressa contre son coeur.
«Mais qu'ai-je donc aux mains? demanda Milady; il me semble qu'on
m'a brisй les poignets dans un йtau.»
En effet, Milady souleva ses bras: elle avait les poignets
meurtris.
«Hйlas! dit Felton en regardant ces belles mains et en secouant
doucement la tкte.
-- Oh! ce n'est rien, ce n'est rien! s'йcria Milady: maintenant je
me rappelle!»
Milady chercha des yeux autour d'elle.
«Il est lа», dit Felton en poussant du pied le sac d'or.
On s'approchait du sloop. Le marin de quart hйla la barque, la
barque rйpondit.
«Quel est ce bвtiment? demanda Milady.
-- Celui que j'ai frйtй pour vous.
-- Oщ va-t-il me conduire?
-- Oщ vous voudrez, pourvu que, moi, vous me jetiez а Portsmouth.
-- Qu'allez-vous faire а Portsmouth? demanda Milady.
-- Accomplir les ordres de Lord de Winter, dit Felton avec un
sombre sourire.
-- Quels ordres? demanda Milady.
-- Vous ne comprenez donc pas? dit Felton.
-- Non; expliquez-vous, je vous en prie.
-- Comme il se dйfiait de moi, il a voulu vous garder lui-mкme, et
m'a envoyй а sa place faire signer а Buckingham l'ordre de votre
dйportation.
-- Mais s'il se dйfiait de vous, comment vous a-t-il confiй cet
ordre?
-- Йtais-je censй savoir ce que je portais?
-- C'est juste. Et vous allez а Portsmouth?
-- Je n'ai pas de temps а perdre: c'est demain le 23, et
Buckingham part demain avec la flotte.
-- Il part demain, pour oщ part-il?
-- Pour La Rochelle.
-- Il ne faut pas qu'il parte! s'йcria Milady, oubliant sa
prйsence d'esprit accoutumйe.
-- Soyez tranquille, rйpondit Felton, il ne partira pas.»
Milady tressaillit de joie; elle venait de lire au plus profond du
coeur du jeune homme: la mort de Buckingham y йtait йcrite en
toutes lettres.
«Felton..., dit-elle, vous кtes grand comme Judas Macchabйe! Si
vous mourez, je meurs avec vous: voilа tout ce que je puis vous
dire.
-- Silence! dit Felton, nous sommes arrivйs.»
En effet, on touchait au sloop.
Felton monta le premier а l'йchelle et donna la main а Milady,
tandis que les matelots la soutenaient, car la mer йtait encore
fort agitйe.
Un instant aprиs ils йtaient sur le pont.
«Capitaine, dit Felton, voici la personne dont je vous ai parlй,
et qu'il faut conduire saine et sauve en France.
-- Moyennant mille pistoles, dit le capitaine.
-- Je vous en ai donnй cinq cents.
-- C'est juste, dit le capitaine.
-- Et voilа les cinq cents autres, reprit Milady, en portant la
main au sac d'or.
-- Non, dit le capitaine, je n'ai qu'une parole, et je l'ai donnйe
а ce jeune homme; les cinq cents autres pistoles ne me sont dues
qu'en arrivant а Boulogne.
-- Et nous y arriverons?
-- Sains et saufs, dit le capitaine, aussi vrai que je m'appelle
Jack Buttler.
-- Eh bien, dit Milady, si vous tenez votre parole, ce n'est pas
cinq cents, mais mille pistoles que je vous donnerai.
-- Hurrah pour vous alors, ma belle dame, cria le capitaine, et
puisse Dieu m'envoyer souvent des pratiques comme Votre
Seigneurie!
-- En attendant, dit Felton, conduisez-nous dans la petite baie de
Chichester, en avant de Portsmouth; vous savez qu'il est convenu
que vous nous conduirez lа.»
Le capitaine rйpondit en commandant la manoeuvre nйcessaire, et
vers les sept heures du matin le petit bвtiment jetait l'ancre
dans la baie dйsignйe.
Pendant cette traversйe, Felton avait tout racontй а Milady:
comment, au lieu d'aller а Londres, il avait frйtй le petit
bвtiment, comment il йtait revenu, comment il avait escaladй la
muraille en plaзant dans les interstices des pierres, а mesure
qu'il montait, des crampons, pour assurer ses pieds, et comment
enfin, arrivй aux barreaux, il avait attachй l'йchelle, Milady
savait le reste.
De son cфtй, Milady essaya d'encourager Felton dans son projet,
mais aux premiers mots qui sortirent de sa bouche, elle vit bien
que le jeune fanatique avait plutфt besoin d'кtre modйrй que
d'кtre affermi.
Il fut convenu que Milady attendrait Felton jusqu'а dix heures; si
а dix heures il n'йtait pas de retour, elle partirait.
Alors, en supposant qu'il fыt libre, il la rejoindrait en France,
au couvent des Carmйlites de Bйthune.
CHAPITRE LIX
CE QUI SE PASSAIT А PORTSMOUTH LE 23 AOЫT 1628
Felton prit congй de Milady comme un frиre qui va faire une simple
promenade prend congй de sa soeur en lui baisant la main.
Toute sa personne paraissait dans son йtat de calme ordinaire:
seulement une lueur inaccoutumйe brillait dans ses yeux, pareille
а un reflet de fiиvre; son front йtait plus pвle encore que de
coutume; ses dents йtaient serrйes, et sa parole avait un accent
bref et saccadй qui indiquait que quelque chose de sombre
s'agitait en lui.
Tant qu'il resta sur la barque qui le conduisait а terre, il
demeura le visage tournй du cфtй de Milady, qui, debout sur le
pont, le suivait des yeux. Tous deux йtaient assez rassurйs sur la
crainte d'кtre poursuivis: on n'entrait jamais dans la chambre de
Milady avant neuf heures; et il fallait trois heures pour venir du
chвteau а Londres.
Felton mit pied а terre, gravit la petite crкte qui conduisait au
haut de la falaise, salua Milady une derniиre fois, et prit sa
course vers la ville.
Au bout de cent pas, comme le terrain allait en descendant, il ne
pouvait plus voir que le mвt du sloop.
Il courut aussitфt dans la direction de Portsmouth, dont il voyait
en face de lui, а un demi-mille а peu prиs, se dessiner dans la
brume du matin les tours et les maisons.
Au-delа de Portsmouth, la mer йtait couverte de vaisseaux dont on
voyait les mвts, pareils а une forкt de peupliers dйpouillйs par
l'hiver, se balancer sous le souffle du vent.
Felton, dans sa marche rapide, repassait ce que dix annйes de
mйditations ascйtiques et un long sйjour au milieu des puritains
lui avaient fourni d'accusations vraies ou fausses contre le
favori de Jacques VI et de Charles Ier.
Lorsqu'il comparait les crimes publics de ce ministre, crimes
йclatants, crimes europйens, si on pouvait le dire, avec les
crimes privйs et inconnus dont l'avait chargй Milady, Felton
trouvait que le plus coupable des deux hommes que renfermait
Buckingham йtait celui dont le public ne connaissait pas la vie.
C'est que son amour si йtrange, si nouveau, si ardent, lui faisait
voir les accusations infвmes et imaginaires de Lady de Winter,
comme on voit au travers d'un verre grossissant, а l'йtat de
monstres effroyables, des atomes imperceptibles en rйalitй auprиs
d'une fourmi.
La rapiditй de sa course allumait encore son sang: l'idйe qu'il
laissait derriиre lui, exposйe а une vengeance effroyable, la
femme qu'il aimait ou plutфt qu'il adorait comme une sainte,
I'йmotion passйe, sa fatigue prйsente, tout exaltait encore son
вme au-dessus des sentiments humains.
Il entra а Portsmouth vers les huit heures du matin; toute la
population йtait sur pied; le tambour battait dans les rues et sur
le port; les troupes d'embarquement descendaient vers la mer.
Felton arriva au palais de l'Amirautй, couvert de poussiиre et
ruisselant de sueur; son visage, ordinairement si pвle, йtait
pourpre de chaleur et de colиre. La sentinelle voulut le
repousser; mais Felton appela le chef du poste, et tirant de sa
poche la lettre dont il йtait porteur:
«Message pressй de la part de Lord de Winter», dit-il.
Au nom de Lord de Winter, qu'on savait l'un des plus intimes de Sa
Grвce, le chef de poste donna l'ordre de laisser passer Felton,
qui, du reste, portait lui-mкme l'uniforme d'officier de marine.
Felton s'йlanзa dans le palais.
Au moment oщ il entrait dans le vestibule un homme entrait aussi,
poudreux, hors d'haleine, laissant а la porte un cheval de poste
qui en arrivant tomba sur les deux genoux.
Felton et lui s'adressиrent en mкme temps а Patrick, le valet de
chambre de confiance du duc. Felton nomma le baron de Winter,
l'inconnu ne voulut nommer personne, et prйtendit que c'йtait au
duc seul qu'il pouvait se faire connaоtre. Tous deux insistaient
pour passer l'un avant l'autre.
Patrick, qui savait que Lord de Winter йtait en affaires de
service et en relations d'amitiй avec le duc, donna la prйfйrence
а celui qui venait en son nom. L'autre fut forcй d'attendre, et il
fut facile de voir combien il maudissait ce retard.
Le valet de chambre fit traverser а Felton une grande salle dans
laquelle attendaient les dйputйs de La Rochelle conduits par le
prince de Soubise, et l'introduisit dans un cabinet oщ Buckingham,
sortant du bain, achevait sa toilette, а laquelle, cette fois
comme toujours, il accordait une attention extraordinaire.
«Le lieutenant Felton, dit Patrick, de la part de Lord de Winter.
-- De la part de Lord de Winter! rйpйta Buckingham, faites
entrer.»
Felton entra. En ce moment Buckingham jetait sur un canapй une
riche robe de chambre brochйe d'or, pour endosser un pourpoint de
velours bleu tout brodй de perles.
«Pourquoi le baron n'est-il pas venu lui-mкme? demanda Buckingham,
je l'attendais ce matin.
-- Il m'a chargй de dire а Votre Grвce, rйpondit Felton, qu'il
regrettait fort de ne pas avoir cet honneur, mais qu'il en йtait
empкchй par la garde qu'il est obligй de faire au chвteau.
-- Oui, oui, dit Buckingham, je sais cela, il a une prisonniиre.
-- C'est justement de cette prisonniиre que je voulais parler а
Votre Grвce, reprit Felton.
-- Eh bien, parlez.
-- Ce que j'ai а vous dire ne peut кtre entendu que de vous,
Milord.
-- Laissez-nous, Patrick, dit Buckingham, mais tenez-vous а portйe
de la sonnette; je vous appellerai tout а l'heure.»
Patrick sortit.
«Nous sommes seuls, monsieur, dit Buckingham, parlez.
-- Milord, dit Felton, le baron de Winter vous a йcrit l'autre
jour pour vous prier de signer un ordre d'embarquement relatif а
une jeune femme nommйe Charlotte Backson.
-- Oui, monsieur, et je lui ai rйpondu de m'apporter ou de
m'envoyer cet ordre et que je le signerais.
-- Le voici, Milord.
-- Donnez», dit le duc.
Et, le prenant des mains de Felton, il jeta sur le papier un coup
d'oeil rapide. Alors, s'apercevant que c'йtait bien celui qui lui
йtait annoncй, il le posa sur la table, prit une plume et
s'apprкta а signer.
«Pardon, Milord, dit Felton arrкtant le duc, mais Votre Grвce
sait-elle que le nom de Charlotte Backson n'est pas le vйritable
nom de cette jeune femme?
-- Oui, monsieur, je le sais, rйpondit le duc en trempant la plume
dans l'encrier.
-- Alors, Votre Grвce connaоt son vйritable nom? demanda Felton
d'une voix brиve.
-- Je le connais.»
Le duc approcha la plume du papier.
«Et, connaissant ce vйritable nom, reprit Felton, Monseigneur
signera tout de mкme?
-- Sans doute, dit Buckingham, et plutфt deux fois qu'une.
-- Je ne puis croire, continua Felton d'une voix qui devenait de
plus en plus brиve et saccadйe, que Sa Grвce sache qu'il s'agit de
Lady de Winter...
-- Je le sais parfaitement, quoique je sois йtonnй que vous le
sachiez, vous!
-- Et Votre Grвce signera cet ordre sans remords?»
Buckingham regarda le jeune homme avec hauteur.
«Ah за, monsieur, savez-vous bien, lui dit-il, que vous me faites
lа d'йtranges questions, et que je suis bien simple d'y rйpondre?
-- Rйpondez-y, Monseigneur, dit Felton, la situation est plus
grave que vous ne le croyez peut-кtre.»
Buckingham pensa que le jeune homme, venant de la part de Lord de
Winter, parlait sans doute en son nom et se radoucit.
«Sans remords aucun, dit-il, et le baron sait comme moi que Milady
de Winter est une grande coupable, et que c'est presque lui faire
grвce que de borner sa peine а l'extradition.»
Le duc posa sa plume sur le papier.
«Vous ne signerez pas cet ordre, Milord! dit Felton en faisant un
pas vers le duc.
-- Je ne signerai pas cet ordre, dit Buckingham, et pourquoi?
-- Parce que vous descendrez en vous-mкme, et que vous rendrez
justice а Milady.
-- On lui rendra justice en l'envoyant а Tyburn, dit Buckingham;
Milady est une infвme.
-- Monseigneur, Milady est un ange, vous le savez bien, et je vous
demande sa libertй.
-- Ah за, dit Buckingham, кtes-vous fou de me parler ainsi?
-- Milord, excusez-moi! je parle comme je puis; je me contiens.
Cependant, Milord, songez а ce que vous allez faire, et craignez
d'outrepasser la mesure!
-- Plaоt-il?... Dieu me pardonne! s'йcria Buckingham, mais je
crois qu'il me menace!
-- Non, Milord, je prie encore, et je vous dis: une goutte d'eau
suffit pour faire dйborder le vase plein, une faute lйgиre peut
attirer le chвtiment sur la tкte йpargnйe malgrй tant de crimes.
-- Monsieur Felton, dit Buckingham, vous allez sortir d'ici et
vous rendre aux arrкts sur-le-champ.
-- Vous allez m'йcouter jusqu'au bout, Milord. Vous avez sйduit
cette jeune fille, vous l'avez outragйe, souillйe; rйparez vos
crimes envers elle, laissez-la partir librement, et je n'exigerai
pas autre chose de vous.
-- Vous n'exigerez pas? dit Buckingham regardant Felton avec
йtonnement et appuyant sur chacune des syllabes des trois mots
qu'il venait de prononcer.
-- Milord, continua Felton s'exaltant а mesure qu'il parlait,
Milord, prenez garde, toute l'Angleterre est lasse de vos
iniquitйs; Milord, vous avez abusй de la puissance royale que vous
avez presque usurpйe; Milord, vous кtes en horreur aux hommes et а
Dieu; Dieu vous punira plus tard, mais, moi, je vous punirai
aujourd'hui.
-- Ah! ceci est trop fort!» cria Buckingham en faisant un pas vers
la porte.
Felton lui barra le passage.
«Je vous le demande humblement, dit-il, signez l'ordre de mise en
libertй de Lady de Winter; songez que c'est la femme que vous avez
dйshonorйe.
-- Retirez-vous, monsieur, dit Buckingham, ou j'appelle et vous
fais mettre aux fers.
-- Vous n'appellerez pas, dit Felton en se jetant entre le duc et
la sonnette placйe sur un guйridon incrustй d'argent; prenez
garde, Milord, vous voilа entre les mains de Dieu.
-- Dans les mains du diable, vous voulez dire, s'йcria Buckingham
en йlevant la voix pour attirer du monde, sans cependant appeler
directement.
-- Signez, Milord, signez la libertй de Lady de Winter, dit Felton
en poussant un papier vers le duc.
-- De force! vous moquez-vous? holа, Patrick!
-- Signez, Milord!
-- Jamais!
-- Jamais!
-- А moi», cria le duc, et en mкme temps il sauta sur son йpйe.
Mais Felton ne lui donna pas le temps de la tirer: il tenait tout
ouvert et cachй dans son pourpoint le couteau dont s'йtait frappйe
Milady; d'un bond il fut sur le duc.
En ce moment Patrick entrait dans la salle en criant:
«Milord, une lettre de France!
-- De France!» s'йcria Buckingham, oubliant tout en pensant de qui
lui venait cette lettre.
Felton profita du moment et lui enfonзa dans le flanc le couteau
jusqu'au manche.
«Ah! traоtre! cria Buckingham, tu m'as tuй...
-- Au meurtre!» hurla Patrick.
Felton jeta les yeux autour de lui pour fuir, et, voyant la porte
libre, s'йlanзa dans la chambre voisine, qui йtait celle oщ
attendaient, comme nous l'avons dit, les dйputйs de La Rochelle,
la traversa tout en courant et se prйcipita vers l'escalier; mais,
sur la premiиre marche, il rencontra Lord de Winter, qui, le
voyant pвle, йgarй, livide, tachй de sang а la main et а la
figure, lui sauta au cou en s'йcriant:
«Je le savais, je l'avais devinй et j'arrive trop tard d'une
minute! oh! malheureux que je suis!»
Felton ne fit aucune rйsistance; Lord de Winter le remit aux mains
des gardes, qui le conduisirent, en attendant de nouveaux ordres,
sur une petite terrasse dominant la mer, et il s'йlanзa dans le
cabinet de Buckingham.
Au cri poussй par le duc, а l'appel de Patrick, l'homme que Felton
avait rencontrй dans l'antichambre se prйcipita dans le cabinet.
Il trouva le duc couchй sur un sofa, serrant sa blessure dans sa
main crispйe.
«La Porte, dit le duc d'une voix mourante, La Porte, viens-tu de
sa part?
-- Oui, Monseigneur, rйpondit le fidиle serviteur d'Anne
d'Autriche, mais trop tard peut-кtre.
-- Silence, La Porte! on pourrait vous entendre; Patrick, ne
laissez entrer personne: oh! je ne saurai pas ce qu'elle me fait
dire! mon Dieu, je me meurs!»
Et le duc s'йvanouit.
Cependant, Lord de Winter, les dйputйs, les chefs de l'expйdition,
les officiers de la maison de Buckingham, avaient fait irruption
dans sa chambre; partout des cris de dйsespoir retentissaient. La
nouvelle qui emplissait le palais de plaintes et de gйmissements
en dйborda bientфt partout et se rйpandit par la ville.
Un coup de canon annonзa qu'il venait de se passer quelque chose
de nouveau et d'inattendu.
Lord de Winter s'arrachait les cheveux.
«Trop tard d'une minute! s'йcriait-il, trop tard d'une minute! oh!
mon Dieu, mon Dieu, quel malheur!»
En effet, on йtait venu lui dire а sept heures du matin qu'une
йchelle de corde flottait а une des fenкtres du chвteau; il avait
couru aussitфt а la chambre de Milady, avait trouvй la chambre
vide et la fenкtre ouverte, les barreaux sciйs, il s'йtait rappelй
la recommandation verbale que lui avait fait transmettre
d'Artagnan par son messager, il avait tremblй pour le duc, et,
courant а l'йcurie, sans prendre le temps de faire seller son
cheval, avait sautй sur le premier venu, йtait accouru ventre а
terre, et sautant а bas dans la cour, avait montй prйcipitamment
l'escalier, et, sur le premier degrй, avait, comme nous l'avons
dit, rencontrй Felton.
Cependant le duc n'йtait pas mort: il revint а lui, rouvrit les
yeux, et l'espoir rentra dans tous les coeurs.
«Messieurs, dit-il, laissez-moi seul avec Patrick et La Porte.
«Ah! c'est vous, de Winter! vous m'avez envoyй ce matin un
singulier fou, voyez l'йtat dans lequel il m'a mis!
-- Oh! Milord! s'йcria le baron, je ne m'en consolerai jamais.
-- Et tu aurais tort, mon cher de Winter, dit Buckingham en lui
tendant la main, je ne connais pas d'homme qui mйrite d'кtre
regrettй pendant toute la vie d'un autre homme; mais laisse-nous,
je t'en prie.»
Le baron sortit en sanglotant.
Il ne resta dans le cabinet que le duc blessй, La Porte et
Patrick.
On cherchait un mйdecin, qu'on ne pouvait trouver.
«Vous vivrez, Milord, vous vivrez, rйpйtait, а genoux devant le
sofa du duc, le messager d'Anne d'Autriche.
-- Que m'йcrivait-elle? dit faiblement Buckingham tout ruisselant
de sang et domptant, pour parler de celle qu'il aimait, d'atroces
douleurs, que m'йcrivait-elle? Lis-moi sa lettre.
-- Oh! Milord! fit La Porte.
-- Obйis, La Porte; ne vois-tu pas que je n'ai pas de temps а
perdre?»
La Porte rompit le cachet et plaзa le parchemin sous les yeux du
duc; mais Buckingham essaya vainement de distinguer l'йcriture.
«Lis donc, dit-il, lis donc, je n'y vois plus; lis donc! car
bientфt peut-кtre je n'entendrai plus, et je mourrai sans savoir
ce qu'elle m'a йcrit.»
La Porte ne fit plus de difficultй, et lut:
«Milord,
«Par ce que j'ai, depuis que je vous connais, souffert par vous et
pour vous, je vous conjure, si vous avez souci de mon repos,
d'interrompre les grands armements que vous faites contre la
France et de cesser une guerre dont on dit tout haut que la
religion est la cause visible, et tout bas que votre amour pour
moi est la cause cachйe. Cette guerre peut non seulement amener
pour la France et pour l'Angleterre de grandes catastrophes, mais
encore pour vous, Milord, des malheurs dont je ne me consolerais
pas.
«Veillez sur votre vie, que l'on menace et qui me sera chиre du
moment oщ je ne serai pas obligйe de voir en vous un ennemi.
«Votre affectionnйe,
«Anne.»
Buckingham rappela tous les restes de sa vie pour йcouter cette
lecture; puis, lorsqu'elle fut finie, comme s'il eыt trouvй dans
cette lettre un amer dйsappointement:
«N'avez-vous donc pas autre chose а me dire de vive voix, La
Porte? demanda-t-il.
-- Si fait, Monseigneur: la reine m'avait chargй de vous dire de
veiller sur vous, car elle avait eu avis qu'on voulait vous
assassiner.
-- Et c'est tout, c'est tout? reprit Buckingham avec impatience.
-- Elle m'avait encore chargй de vous dire qu'elle vous aimait
toujours.
-- Ah! fit Buckingham, Dieu soit louй! ma mort ne sera donc pas
pour elle la mort d'un йtranger!...»
La Porte fondit en larmes.
«Patrick, dit le duc, apportez-moi le coffret oщ йtaient les
ferrets de diamants.»
Patrick apporta l'objet demandй, que La Porte reconnut pour avoir
appartenu а la reine.
«Maintenant le sachet de satin blanc, oщ son chiffre est brodй en
perles.»
Patrick obйit encore.
«Tenez, La Porte, dit Buckingham, voici les seuls gages que
j'eusse а elle, ce coffret d'argent, et ces deux lettres. Vous les
rendrez а Sa Majestй; et pour dernier souvenir... (il chercha
autour de lui quelque objet prйcieux)... vous y joindrez...»
Il chercha encore; mais ses regards obscurcis par la mort ne
rencontrиrent que le couteau tombй des mains de Felton, et fumant
encore du sang vermeil йtendu sur la lame.
«Et vous y joindrez ce couteau», dit le duc en serrant la main de
La Porte.
Il put encore mettre le sachet au fond du coffret d'argent, y
laissa tomber le couteau en faisant signe а La Porte qu'il ne
pouvait plus parler; puis, dans une derniиre convulsion, que cette
fois il n'avait plus la force de combattre, il glissa du sofa sur
le parquet.
Patrick poussa un grand cri.
Buckingham voulut sourire une derniиre fois; mais la mort arrкta
sa pensйe, qui resta gravйe sur son front comme un dernier baiser
d'amour.
En ce moment le mйdecin du duc arriva tout effarй; il йtait dйjа а
bord du vaisseau amiral, on avait йtй obligй d'aller le chercher
lа.
Il s'approcha du duc, prit sa main, la garda un instant dans la
sienne, et la laissa retomber.
«Tout est inutile, dit-il, il est mort.
-- Mort, mort!» s'йcria Patrick.
А ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce ne fut
que consternation et que tumulte.
Aussitфt que Lord de Winter vit Buckingham expirй, il courut а
Felton, que les soldats gardaient toujours sur la terrasse du
palais.
«Misйrable! dit-il au jeune homme qui, depuis la mort de
Buckingham, avait retrouvй ce calme et ce sang-froid qui ne
devaient plus l'abandonner; misйrable! qu'as-tu fait?
-- Je me suis vengй, dit-il.
-- Toi! dit le baron; dis que tu as servi d'instrument а cette
femme maudite; mais je te le jure, ce crime sera son dernier
crime.
-- Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement
Felton, et j'ignore de qui vous voulez parler, Milord; j'ai tuй
M. de Buckingham parce qu'il a refusй deux fois а vous-mкme de me
nommer capitaine: je l'ai puni de son injustice, voilа tout.»
De Winter, stupйfait, regardait les gens qui liaient Felton, et ne
savait que penser d'une pareille insensibilitй.
Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front pur de
Felton. А chaque bruit qu'il entendait, le naпf puritain croyait
reconnaоtre les pas et la voix de Milady venant se jeter dans ses
bras pour s'accuser et se perdre avec lui.
Tout а coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point de la
mer, que de la terrasse oщ il se trouvait on dominait tout
entiиre; avec ce regard d'aigle du marin, il avait reconnu, lа oщ
un autre n'aurait vu qu'un goйland se balanзant sur les flots, la
voile du sloop qui se dirigeait vers les cфtes de France.
Il pвlit, porta la main а son coeur, qui se brisait, et comprit
toute la trahison.
«Une derniиre grвce, Milord! dit-il au baron.
-- Laquelle? demanda celui-ci.
-- Quelle heure est-il?»
Le baron tira sa montre.
«Neuf heures moins dix minutes», dit-il.
Milady avait avancй son dйpart d'une heure et demie dиs qu'elle
avait entendu le coup de canon qui annonзait le fatal йvйnement,
elle avait donnй l'ordre de lever l'ancre.
La barque voguait sous un ciel bleu а une grande distance de la
cфte.
«Dieu l'a voulu», dit Felton avec la rйsignation du fanatique,
mais cependant sans pouvoir dйtacher les yeux de cet esquif а bord
duquel il croyait sans doute distinguer le blanc fantфme de celle
а qui sa vie allait кtre sacrifiйe.
De Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et devina
tout.
«Sois puni seul d'abord, misйrable, dit Lord de Winter а Felton,
qui se laissait entraоner les yeux tournйs vers la mer; mais je te
jure, sur la mйmoire de mon frиre que j'aimais tant, que ta
complice n'est pas sauvйe.»
Felton baissa la tкte sans prononcer une syllabe.
Quant а de Winter, il descendit rapidement l'escalier et se rendit
au port.
CHAPITRE LX
EN FRANCE
La premiиre crainte du roi d'Angleterre, Charles Ier, en apprenant
cette mort, fut qu'une si terrible nouvelle ne dйcourageвt les
Rochelois; il essaya, dit Richelieu dans ses Mйmoires, de la leur
cacher le plus longtemps possible, faisant fermer les ports par
tout son royaume, et prenant soigneusement garde qu'aucun vaisseau
ne sortit jusqu'а ce que l'armйe que Buckingham apprкtait fыt
partie, se chargeant, а dйfaut de Buckingham, de surveiller lui-
mкme le dйpart.
Il poussa mкme la sйvйritй de cet ordre jusqu'а retenir en
Angleterre l'ambassadeur de Danemark, qui avait pris congй, et
l'ambassadeur ordinaire de Hollande, qui devait ramener dans le
port de Flessingue les navires des Indes que Charles Ier avait
fait restituer aux Provinces-Unies.
Mais comme il ne songea а donner cet ordre que cinq heures aprиs
l'йvйnement, c'est-а-dire а deux heures de l'aprиs-midi, deux
navires йtaient dйjа sortis du port: l'un emmenant, comme nous le
savons, Milady, laquelle, se doutant dйjа de l'йvйnement, fut
encore confirmйe dans cette croyance en voyant le pavillon noir se
dйployer au mвt du vaisseau amiral.
Quant au second bвtiment, nous dirons plus tard qui il portait et
comment il partit.
Pendant ce temps, du reste, rien de nouveau au camp de La
Rochelle; seulement le roi, qui s'ennuyait fort, comme toujours,
mais peut-кtre encore un peu plus au camp qu'ailleurs, rйsolut
d'aller incognito passer les fкtes de Saint-Louis а Saint-Germain,
et demanda au cardinal de lui faire prйparer une escorte de vingt
mousquetaires seulement. Le cardinal, que l'ennui du roi gagnait
quelquefois, accorda avec grand plaisir ce congй а son royal
lieutenant, lequel promit d'кtre de retour vers le 15 septembre.
M. de Trйville, prйvenu par Son Йminence, fit son portemanteau, et
comme, sans en savoir la cause, il savait le vif dйsir et mкme
l'impйrieux besoin que ses amis avaient de revenir а Paris, il va
sans dire qu'il les dйsigna pour faire partie de l'escorte.
Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d'heure aprиs
M. de Trйville, car ils furent les premiers а qui il la
communiqua. Ce fut alors que d'Artagnan apprйcia la faveur que lui
avait accordйe le cardinal en le faisant enfin passer aux
mousquetaires; sans cette circonstance, il йtait forcй de rester
au camp tandis que ses compagnons partaient.
On verra plus tard que cette impatience de remonter vers Paris
avait pour cause le danger que devait courir Mme Bonacieux en se
rencontrant au couvent de Bйthune avec Milady, son ennemie
mortelle. Aussi, comme nous l'avons dit, Aramis avait йcrit
immйdiatement а Marie Michon, cette lingиre de Tours qui avait de
si belles connaissances, pour qu'elle obtоnt que la reine donnвt
l'autorisation а Mme Bonacieux de sortir du couvent et de se
retirer soit en Lorraine, soit en Belgique. La rйponse ne s'йtait
pas fait attendre, et, huit ou dix jours aprиs, Aramis avait reзu
cette lettre:
«Mon cher cousin,
«Voici l'autorisation de ma soeur а retirer notre petite servante
du couvent de Bйthune, dont vous pensez que l'air est mauvais pour
elle. Ma soeur vous envoie cette autorisation avec grand plaisir,
car elle aime fort cette petite fille, а laquelle elle se rйserve
d'кtre utile plus tard.
«Je vous embrasse.
«Marie Michon.»
А cette lettre йtait jointe une autorisation ainsi conзue:
«La supйrieure du couvent de Bйthune remettra aux mains de la
personne qui lui remettra ce billet la novice qui йtait entrйe
dans son couvent sous ma recommandation et sous mon patronage.
«Au Louvre, le 10 aoыt 1628.
«Anne.»
On comprend combien ces relations de parentй entre Aramis et une
lingиre qui appelait la reine sa soeur avaient йgayй la verve des
jeunes gens; mais Aramis, aprиs avoir rougi deux ou trois fois
jusqu'au blanc des yeux aux grosses plaisanteries de Porthos,
avait priй ses amis de ne plus revenir sur ce sujet, dйclarant que
s'il lui en йtait dit encore un seul mot, il n'emploierait plus sa
cousine comme intermйdiaire dans ces sortes d'affaires.
Il ne fut donc plus question de Marie Michon entre les quatre
mousquetaires, qui d'ailleurs avaient ce qu'ils voulaient: l'ordre
de tirer Mme Bonacieux du couvent des carmйlites de Bйthune. Il
est vrai que cet ordre ne leur servirait pas а grand-chose tant
qu'ils seraient au camp de La Rochelle, c'est-а-dire а l'autre
bout de la France; aussi d'Artagnan allait-il demander un congй а
M. de Trйville, en lui confiant tout bonnement l'importance de son
dйpart, lorsque cette nouvelle lui fut transmise, ainsi qu'а ses
trois compagnons, que le roi allait partir pour Paris avec une
escorte de vingt mousquetaires, et qu'ils faisaient partie de
l'escorte.
La joie fut grande. On envoya les valets devant avec les bagages,
et l'on partit le 16 au matin.
Le cardinal reconduisit Sa Majestй de Surgиres а Mauzй, et lа, le
roi et son ministre prirent congй l'un de l'autre avec de grandes
dйmonstrations d'amitiй.
Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en
cheminant le plus vite qu'il lui йtait possible, car il dйsirait
кtre arrivй а Paris pour le 23, s'arrкtait de temps en temps pour
voler la pie, passe-temps dont le goыt lui avait autrefois йtй
inspirй par de Luynes, et pour lequel il avait toujours conservй
une grande prйdilection. Sur les vingt mousquetaires, seize,
lorsque la chose arrivait, se rйjouissaient fort de ce bon temps;
mais quatre maugrйaient de leur mieux. D'Artagnan surtout avait
des bourdonnements perpйtuels dans les oreilles, ce que Porthos
expliquait ainsi:
«Une trиs grande dame m'a appris que cela veut dire que l'on parle
de vous quelque part.»
Enfin l'escorte traversa Paris le 23, dans la nuit; le roi
remercia M. de Trйville, et lui permit de distribuer des congйs
pour quatre jours, а la condition que pas un des favorisйs ne
paraоtrait dans un lieu public, sous peine de la Bastille.
Les quatre premiers congйs accordйs, comme on le pense bien,
furent а nos quatre amis. Il y a plus, Athos obtint de
M. de Trйville six jours au lieu de quatre et fit mettre dans ces
six jours deux nuits de plus, car ils partirent le 24, а cinq
heures du soir, et par complaisance encore, M. de Trйville
postdata le congй du 25 au matin.
«Eh, mon Dieu, disait d'Artagnan, qui, comme on le sait, ne
doutait jamais de rien, il me semble que nous faisons bien de
l'embarras pour une chose bien simple: en deux jours, et en
crevant deux ou trois chevaux (peu m'importe: j'ai de l'argent),
je suis а Bйthune, je remets la lettre de la reine а la
supйrieure, et je ramиne le cher trйsor que je vais chercher, non
pas en Lorraine, non pas en Belgique, mais а Paris, oщ il sera
mieux cachй, surtout tant que M. le cardinal sera а La Rochelle.
Puis, une fois de retour de la campagne, eh bien, moitiй par la
protection de sa cousine, moitiй en faveur de ce que nous avons
fait personnellement pour elle, nous obtiendrons de la reine ce
que nous voudrons. Restez donc ici, ne vous йpuisez pas de fatigue
inutilement; moi et Planchet, c'est tout ce qu'il faut pour une
expйdition aussi simple.»
А ceci Athos rйpondit tranquillement:
«Nous aussi, nous avons de l'argent; car je n'ai pas encore bu
tout а fait le reste du diamant, et Porthos et Aramis ne l'ont pas
tout а fait mangй. Nous crиverons donc aussi bien quatre chevaux
qu'un. Mais songez, d'Artagnan, ajouta-t-il d'une voix si sombre
que son accent donna le frisson au jeune homme, songez que Bйthune
est une ville oщ le cardinal a donnй rendez-vous а une femme qui,
partout oщ elle va, mиne le malheur aprиs elle. Si vous n'aviez
affaire qu'а quatre hommes, d'Artagnan, je vous laisserais aller
seul; vous avez affaire а cette femme, allons-y quatre, et plaise
а Dieu qu'avec nos quatre valets nous soyons en nombre suffisant!
-- Vous m'йpouvantez, Athos, s'йcria d'Artagnan; que craignez-vous
donc, mon Dieu?
-- Tout!» rйpondit Athos.
D'Artagnan examina les visages de ses compagnons, qui, comme celui
d'Athos, portaient l'empreinte d'une inquiйtude profonde, et l'on
continua la route au plus grand pas des chevaux, mais sans ajouter
une seule parole.
Le 25 au soir, comme ils entraient а Arras, et comme d'Artagnan
venait de mettre pied а terre а l'auberge de la Herse d'Or pour
boire un verre de vin, un cavalier sortit de la cour de la poste,
oщ il venait de relayer, prenant au grand galop, et avec un cheval
frais, le chemin de Paris. Au moment oщ il passait de la grande
porte dans la rue, le vent entrouvrit le manteau dont il йtait
enveloppй, quoiqu'on fыt au mois d'aoыt, et enleva son chapeau,
que le voyageur retint de sa main, au moment oщ il avait dйjа
quittй sa tкte, et l'enfonзa vivement sur ses yeux.
D'Artagnan, qui avait les yeux fixйs sur cet homme, devint fort
pвle et laissa tomber son verre.
«Qu'avez-vous, monsieur? dit Planchet... Oh! lа, accourez,
messieurs, voilа mon maоtre qui se trouve mal!»
Les trois amis accoururent et trouvиrent d'Artagnan qui, au lieu
de se trouver mal, courait а son cheval. Ils l'arrкtиrent sur le
seuil de la porte.
«Eh bien, oщ diable vas-tu donc ainsi? lui cria Athos.
-- C'est lui! s'йcria d'Artagnan, pвle de colиre et la sueur sur
le front, c'est lui! laissez-moi le rejoindre!
-- Mais qui, lui? demanda Athos.
-- Lui, cet homme!
-- Quel homme?
-- Cet homme maudit, mon mauvais gйnie, que j'ai toujours vu
lorsque j'йtais menacй de quelque malheur: celui qui accompagnait
l'horrible femme lorsque je la rencontrai pour la premiиre fois,
celui que je cherchais quand j'ai provoquй Athos, celui que j'ai
vu le matin du jour oщ Mme Bonacieux a йtй enlevйe! l'homme
de Meung enfin! je l'ai vu, c'est lui! Je l'ai reconnu quand le
vent a entrouvert son manteau.
-- Diable! dit Athos rкveur.
-- En selle, messieurs, en selle; poursuivons-le, et nous le
rattraperons.
-- Mon cher, dit Aramis, songez qu'il va du cфtй opposй а celui oщ
nous allons; qu'il a un cheval frais et que nos chevaux sont
fatiguйs; que par consйquent nous crиverons nos chevaux sans mкme
avoir la chance de le rejoindre. Laissons l'homme, d'Artagnan,
sauvons la femme.
-- Eh! monsieur! s'йcria un garзon d'йcurie courant aprиs
l'inconnu, eh! monsieur, voilа un papier qui s'est йchappй de
votre chapeau! Eh! monsieur! eh!
-- Mon ami, dit d'Artagnan, une demi-pistole pour ce papier!
-- Ma foi, monsieur, avec grand plaisir! le voici!
Le garзon d'йcurie, enchantй de la bonne journйe qu'il avait
faite, rentra dans la cour de l'hфtel: d'Artagnan dйplia le
papier.
«Eh bien? demandиrent ses amis en l'entourant.
-- Rien qu'un mot! dit d'Artagnan.
-- Oui, dit Aramis, mais ce nom est un nom de ville ou de village.
--»Armentiиres», lut Porthos. Armentiиres, je ne connais pas cela!
-- Et ce nom de ville ou de village est йcrit de sa main! s'йcria
Athos.
-- Allons, allons, gardons soigneusement ce papier, dit
d'Artagnan, peut-кtre n'ai-je pas perdu ma derniиre pistole. А
cheval, mes amis, а cheval!»
Et les quatre compagnons s'йlancиrent au galop sur la route de
Bйthune.
CHAPITRE LXI
LE COUVENT DES CARMЙLITES DE BЙTHUNE
Les grands criminels portent avec eux une espиce de prйdestination
qui leur fait surmonter tous les obstacles, qui les fait йchapper
а tous les dangers, jusqu'au moment que la Providence, lassйe, a
marquй pour l'йcueil de leur fortune impie.
Il en йtait ainsi de Milady: elle passa au travers des croiseurs
des deux nations, et arriva а Boulogne sans aucun accident.
En dйbarquant а Portsmouth, Milady йtait une Anglaise que les
persйcutions de la France chassaient de La Rochelle; dйbarquйe а
Boulogne, aprиs deux jours de traversйe, elle se fit passer pour
une Franзaise que les Anglais inquiйtaient а Portsmouth, dans la
haine qu'ils avaient conзue contre la France.
Milady avait d'ailleurs le plus efficace des passeports: sa
beautй, sa grande mine et la gйnйrositй avec laquelle elle
rйpandait les pistoles. Affranchie des formalitйs d'usage par le
sourire affable et les maniиres galantes d'un vieux gouverneur du
port, qui lui baisa la main, elle ne resta а Boulogne que le temps
de mettre а la poste une lettre ainsi conзue:
«А Son Йminence Monseigneur le cardinal de Richelieu, en son camp
devant La Rochelle.
«Monseigneur, que Votre Йminence se rassure, Sa Grвce le duc de
Buckingham ne partira point pour la France.
«Boulogne, 25 au soir.
«Milady de ***
«P. -S. -- Selon les dйsirs de Votre Йminence, je me rends au
couvent des carmйlites de Bйthune oщ j'attendrai ses ordres.»
Effectivement, le mкme soir, Milady se mit en route; la nuit la
prit: elle s'arrкta et coucha dans une auberge; puis, le
lendemain, а cinq heures du matin, elle partit, et trois heures
aprиs, elle entra а Bйthune.
Elle se fit indiquer le couvent des carmйlites et y entra
aussitфt.
La supйrieure vint au-devant d'elle; Milady lui montra l'ordre du
cardinal, l'abbesse lui fit donner une chambre et servir а
dйjeuner.
Tout le passй s'йtait dйjа effacй aux yeux de cette femme, et, le
regard fixй vers l'avenir, elle ne voyait que la haute fortune que
lui rйservait le cardinal, qu'elle avait si heureusement servi,
sans que son nom fыt mкlй en rien а toute cette sanglante affaire.
Les passions toujours nouvelles qui la consumaient donnaient а sa
vie l'apparence de ces nuages qui volent dans le ciel, reflйtant
tantфt l'azur, tantфt le feu, tantфt le noir opaque de la tempкte,
et qui ne laissent d'autres traces sur la terre que la dйvastation
et la mort.
Aprиs le dйjeuner, l'abbesse vint lui faire sa visite; il y a peu
de distraction au cloоtre, et la bonne supйrieure avait hвte de
faire connaissance avec sa nouvelle pensionnaire.
Milady voulait plaire а l'abbesse; or, c'йtait chose facile а
cette femme si rйellement supйrieure; elle essaya d'кtre aimable:
elle fut charmante et sйduisit la bonne supйrieure par sa
conversation si variйe et par les grвces rйpandues dans toute sa
personne.
L'abbesse, qui йtait une fille de noblesse, aimait surtout les
histoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu'aux
extrйmitйs du royaume et qui, surtout, ont tant de peine а
franchir les murs des couvents, au seuil desquels viennent expirer
les bruits du monde.
Milady, au contraire, йtait fort au courant de toutes les
intrigues aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou
six ans, elle avait constamment vйcu, elle se mit donc а
entretenir la bonne abbesse des pratiques mondaines de la cour de
France, mкlйes aux dйvotions outrйes du roi, elle lui fit la
chronique scandaleuse des seigneurs et des dames de la cour, que
l'abbesse connaissait parfaitement de nom, toucha lйgиrement les
amours de la reine et de Buckingham, parlant beaucoup pour qu'on
parlвt un peu.
Mais l'abbesse se contenta d'йcouter et de sourire, le tout sans
rйpondre. Cependant, comme Milady vit que ce genre de rйcit
l'amusait fort, elle continua; seulement, elle fit tomber la
conversation sur le cardinal.
Mais elle йtait fort embarrassйe; elle ignorait si l'abbesse йtait
royaliste ou cardinaliste: elle se tint dans un milieu prudent;
mais l'abbesse, de son cфtй, se tint dans une rйserve plus
prudente encore, se contentant de faire une profonde inclination
de tкte toutes les fois que la voyageuse prononзait le nom de Son
Йminence.
Milady commenзa а croire qu'elle s'ennuierait fort dans le
couvent; elle rйsolut donc de risquer quelque chose pour savoir de
suite а quoi s'en tenir. Voulant voir jusqu'oщ irait la discrйtion
de cette bonne abbesse, elle se mit а dire un mal, trиs dissimulй
d'abord, puis trиs circonstanciй du cardinal, racontant les amours
du ministre avec Mme d'Aiguillon, avec Marion de Lorme et avec
quelques autres femmes galantes.
L'abbesse йcouta plus attentivement, s'anima peu а peu et sourit.
«Bon, dit Milady, elle prend goыt а mon discours; si elle est
cardinaliste, elle n'y met pas de fanatisme au moins.»
Alors elle passa aux persйcutions exercйes par le cardinal sur ses
ennemis. L'abbesse se contenta de se signer, sans approuver ni
dйsapprouver.
Cela confirma Milady dans son opinion que la religieuse йtait
plutфt royaliste que cardinaliste. Milady continua, renchйrissant
de plus en plus.
«Je suis fort ignorante de toutes ces matiиres-lа, dit enfin
l'abbesse, mais tout йloignйes que nous sommes de la cour, tout en
dehors des intйrкts du monde oщ nous nous trouvons placйes, nous
avons des exemples fort tristes de ce que vous nous racontez lа;
et l'une de nos pensionnaires a bien souffert des vengeances et
des persйcutions de M. le cardinal.
-- Une de vos pensionnaires, dit Milady; oh! mon Dieu! pauvre
femme, je la plains alors.
-- Et vous avez raison, car elle est bien а plaindre: prison,
menaces, mauvais traitements, elle a tout souffert. Mais, aprиs
tout, reprit l'abbesse, M. le cardinal avait peut-кtre des motifs
plausibles pour agir ainsi, et quoiqu'elle ait l'air d'un ange, il
ne faut pas toujours juger les gens sur la mine.»
«Bon! dit Milady а elle-mкme, qui sait! je vais peut-кtre
dйcouvrir quelque chose ici, je suis en veine.»
Et elle s'appliqua а donner а son visage une expression de candeur
parfaite.
«Hйlas! dit Milady, je le sais; on dit cela, qu'il ne faut pas
croire aux physionomies; mais а quoi croira-t-on cependant, si ce
n'est au plus bel ouvrage du Seigneur? Quant а moi, je serai
trompйe toute ma vie peut-кtre; mais je me fierai toujours а une
personne dont le visage m'inspirera de la sympathie.
-- Vous seriez donc tentйe de croire, dit l'abbesse, que cette
jeune femme est innocente?
-- M. le cardinal ne punit pas que les crimes, dit-elle; il y a
certaines vertus qu'il poursuit plus sйvиrement que certains
forfaits.
-- Permettez-moi, madame, de vous exprimer ma surprise, dit
l'abbesse.
-- Et sur quoi? demanda Milady avec naпvetй.
-- Mais sur le langage que vous tenez.
-- Que trouvez-vous d'йtonnant а ce langage? demanda en souriant
Milady.
-- Vous кtes l'amie du cardinal, puisqu'il vous envoie ici, et
cependant...
-- Et cependant j'en dis du mal, reprit Milady, achevant la pensйe
de la supйrieure.
-- Au moins n'en dites-vous pas de bien.
-- C'est que je ne suis pas son amie, dit-elle en soupirant, mais
sa victime.
-- Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recommande а
moi?...
-- Est un ordre а moi de me tenir dans une espиce de prison dont
il me fera tirer par quelques-uns de ses satellites.
-- Mais pourquoi n'avez-vous pas fui?
-- Oщ irais-je? croyez-vous qu'il y ait un endroit de la terre oщ
ne puisse atteindre le cardinal, s'il veut se donner la peine de
tendre la main? Si j'йtais un homme, а la rigueur cela serait
possible encore; mais une femme, que voulez-vous que fasse une
femme? Cette jeune pensionnaire que vous avez ici a-t-elle essayй
de fuir, elle?
-- Non, c'est vrai; mais elle, c'est autre chose, je la crois
retenue en France par quelque amour.
-- Alors, dit Milady avec un soupir, si elle aime, elle n'est pas
tout а fait malheureuse.
-- Ainsi, dit l'abbesse en regardant Milady avec un intйrкt
croissant, c'est encore une pauvre persйcutйe que je vois?
-- Hйlas, oui, dit Milady.
L'abbesse regarda un instant Milady avec inquiйtude, comme si une
nouvelle pensйe surgissait dans son esprit.
«Vous n'кtes pas ennemie de notre sainte foi? dit-elle en
balbutiant.
-- Moi, s'йcria Milady, moi, protestante! Oh! non, j'atteste le
Dieu qui nous entend que je suis au contraire fervente catholique.
-- Alors, madame, dit l'abbesse en souriant, rassurez-vous; la
maison oщ vous кtes ne sera pas une prison bien dure, et nous
ferons tout ce qu'il faudra pour vous faire chйrir la captivitй.
Il y a plus, vous trouverez ici cette jeune femme persйcutйe sans
doute par suite de quelque intrigue de cour. Elle est aimable,
gracieuse.
-- Comment la nommez-vous?
-- Elle m'a йtй recommandйe par quelqu'un de trиs haut placй, sous
le nom de Ketty. Je n'ai pas cherchй а savoir son autre nom.
-- Ketty! s'йcria Milady; quoi! vous кtes sыre?...
-- Qu'elle se fait appeler ainsi? Oui, madame, la connaоtriez-
vous?»
Milady sourit а elle-mкme et а l'idйe qui lui йtait venue que
cette jeune femme pouvait кtre son ancienne camйriиre. Il se
mкlait au souvenir de cette jeune fille un souvenir de colиre, et
un dйsir de vengeance avait bouleversй les traits de Milady, qui
reprirent au reste presque aussitфt l'expression calme et
bienveillante que cette femme aux cent visages leur avait
momentanйment fait perdre.
«Et quand pourrai-je voir cette jeune dame, pour laquelle je me
sens dйjа une si grande sympathie? demanda Milady.
-- Mais, ce soir, dit l'abbesse, dans la journйe mкme. Mais vous
voyagez depuis quatre jours, m'avez-vous dit vous-mкme; ce matin
vous vous кtes levйe а cinq heures, vous devez avoir besoin de
repos. Couchez-vous et dormez, а l'heure du dоner nous vous
rйveillerons.»
Quoique Milady eыt trиs bien pu se passer de sommeil, soutenue
qu'elle йtait par toutes les excitations qu'une aventure nouvelle
faisait йprouver а son coeur avide d'intrigues, elle n'en accepta
pas moins l'offre de la supйrieure: depuis douze ou quinze jours
elle avait passй par tant d'йmotions diverses que, si son corps de
fer pouvait encore soutenir la fatigue, son вme avait besoin de
repos.
Elle prit donc congй de l'abbesse et se coucha, doucement bercйe
par les idйes de vengeance auxquelles l'avait tout naturellement
ramenйe le nom de Ketty. Elle se rappelait cette promesse presque
illimitйe que lui avait faite le cardinal, si elle rйussissait
dans son entreprise. Elle avait rйussi, elle pourrait donc se
venger de d'Artagnan.
Une seule chose йpouvantait Milady, c'йtait le souvenir de son
mari! le comte de La Fиre, qu'elle avait cru mort ou du moins
expatriй, et qu'elle retrouvait dans Athos, le meilleur ami de
d'Artagnan.
Mais aussi, s'il йtait l'ami de d'Artagnan, il avait dы lui prкter
assistance dans toutes les menйes а l'aide desquelles la reine
avait dйjouй les projets de Son Йminence; s'il йtait l'ami de
d'Artagnan, il йtait l'ennemi du cardinal; et sans doute elle
parviendrait а l'envelopper dans la vengeance aux replis de
laquelle elle comptait йtouffer le jeune mousquetaire.
Toutes ces espйrances йtaient de douces pensйes pour Milady;
aussi, bercйe par elles, s'endormit-elle bientфt.
Elle fut rйveillйe par une voix douce qui retentit au pied de son
lit. Elle ouvrit les yeux, et vit l'abbesse accompagnйe d'une
jeune femme aux cheveux blonds, au teint dйlicat, qui fixait sur
elle un regard plein d'une bienveillante curiositй.
La figure de cette jeune femme lui йtait complиtement inconnue;
toutes deux s'examinиrent avec une scrupuleuse attention, tout en
йchangeant les compliments d'usage: toutes deux йtaient fort
belles, mais de beautйs tout а fait diffйrentes. Cependant Milady
sourit en reconnaissant qu'elle l'emportait de beaucoup sur la
jeune femme en grand air et en faзons aristocratiques. Il est vrai
que l'habit de novice que portait la jeune femme n'йtait pas trиs
avantageux pour soutenir une lutte de ce genre.
L'abbesse les prйsenta l'une а l'autre; puis, lorsque cette
formalitй fut remplie, comme ses devoirs l'appelaient а l'йglise,
elle laissa les deux jeunes femmes seules.
La novice, voyant Milady couchйe, voulait suivre la supйrieure,
mais Milady la retint.
«Comment, madame, lui dit-elle, а peine vous ai-je aperзue et vous
voulez dйjа me priver de votre prйsence, sur laquelle je comptais
cependant un peu, je vous l'avoue, pour le temps que j'ai а passer
ici?
-- Non, madame, rйpondit la novice, seulement je craignais d'avoir
mal choisi mon temps: vous dormiez, vous кtes fatiguйe.
-- Eh bien, dit Milady, que peuvent demander les gens qui dorment?
un bon rйveil. Ce rйveil, vous me l'avez donnй; laissez-moi en
jouir tout а mon aise.»
Et lui prenant la main, elle l'attira sur un fauteuil qui йtait
prиs de son lit.
La novice s'assit.
«Mon Dieu! dit-elle, que je suis malheureuse! voilа six mois que
je suis ici, sans l'ombre d'une distraction, vous arrivez, votre
prйsence allait кtre pour moi une compagnie charmante, et voilа
que, selon toute probabilitй, d'un moment а l'autre je vais
quitter le couvent!
-- Comment! dit Milady, vous sortez bientфt?
-- Du moins je l'espиre, dit la novice avec une expression de joie
qu'elle ne cherchait pas le moins du monde а dйguiser.
-- Je crois avoir appris que vous aviez souffert de la part du
cardinal, continua Milady; c'eыt йtй un motif de plus de sympathie
entre nous.
-- Ce que m'a dit notre bonne mиre est donc la vйritй, que vous
йtiez aussi une victime de ce mйchant cardinal?
-- Chut! dit Milady, mкme ici ne parlons pas ainsi de lui; tous
mes malheurs viennent d'avoir dit а peu prиs ce que vous venez de
dire, devant une femme que je croyais mon amie et qui m'a trahie.
Et vous кtes aussi, vous, la victime d'une trahison?
-- Non, dit la novice, mais de mon dйvouement а une femme que
j'aimais, pour qui j'eusse donnй ma vie, pour qui je la donnerais
encore.
-- Et qui vous a abandonnйe, c'est cela!
-- J'ai йtй assez injuste pour le croire, mais depuis deux ou
trois jours j'ai acquis la preuve du contraire, et j'en remercie
Dieu; il m'aurait coыtй de croire qu'elle m'avait oubliйe. Mais
vous, madame, continua la novice, il me semble que vous кtes
libre, et que si vous vouliez fuir, il ne tiendrait qu'а vous.
-- Oщ voulez-vous que j'aille, sans amis, sans argent, dans une
partie de la France que je ne connais pas, oщ je ne suis jamais
venue?...
-- Oh! s'йcria la novice, quant а des amis, vous en aurez partout
oщ vous vous montrerez, vous paraissez si bonne et vous кtes si
belle!
-- Cela n'empкche pas, reprit Milady en adoucissant son sourire de
maniиre а lui donner une expression angйlique, que je suis seule
et persйcutйe.
-- Йcoutez, dit la novice, il faut avoir bon espoir dans le Ciel,
voyez-vous; il vient toujours un moment oщ le bien que l'on a fait
plaide votre cause devant Dieu, et, tenez, peut-кtre est-ce un
bonheur pour vous, tout humble et sans pouvoir que je suis, que
vous m'ayez rencontrйe: car, si je sors d'ici, eh bien, j'aurai
quelques amis puissants, qui, aprиs s'кtre mis en campagne pour
moi, pourront aussi se mettre en campagne pour vous.
-- Oh! quand j'ai dit que j'йtais seule, dit Milady, espйrant
faire parler la novice en parlant d'elle-mкme, ce n'est pas faute
d'avoir aussi quelques connaissances haut placйes; mais ces
connaissances tremblent elles-mкmes devant le cardinal: la reine
elle-mкme n'ose pas soutenir contre le terrible ministre; j'ai la
preuve que Sa Majestй, malgrй son excellent coeur, a plus d'une
fois йtй obligйe d'abandonner а la colиre de Son Йminence les
personnes qui l'avaient servie.
-- Croyez-moi, madame, la reine peut avoir l'air d'avoir abandonnй
ces personnes-lа; mais il ne faut pas en croire l'apparence: plus
elles sont persйcutйes, plus elle pense а elles, et souvent, au
moment oщ elles y pensent le moins, elles ont la preuve d'un bon
souvenir.
-- Hйlas! dit Milady, je le crois: la reine est si bonne.
-- Oh! vous la connaissez donc, cette belle et noble reine, que
vous parlez d'elle ainsi! s'йcria la novice avec enthousiasme.
-- C'est-а-dire, reprit Milady, poussйe dans ses retranchements,
qu'elle, personnellement, je n'ai pas l'honneur de la connaоtre;
mais je connais bon nombre de ses amis les plus intimes: je
connais M. de Putange; j'ai connu en Angleterre M. Dujart; je
connais M. de Trйville.
-- M. de Trйville! s'йcria la novice, vous connaissez
M. de Trйville?
-- Oui, parfaitement, beaucoup mкme.
-- Le capitaine des mousquetaires du roi?
-- Le capitaine des mousquetaires du roi.
-- Oh! mais vous allez voir, s'йcria la novice, que tout а l'heure
nous allons кtre des connaissances achevйes, presque des amies; si
vous connaissez M. de Trйville, vous avez dы aller chez lui?
-- Souvent! dit Milady, qui, entrйe dans cette voie, et
s'apercevant que le mensonge rйussissait, voulait le pousser
jusqu'au bout.
-- Chez lui, vous avez dы voir quelques-uns de ses mousquetaires?
-- Tous ceux qu'il reзoit habituellement! rйpondit Milady, pour
laquelle cette conversation commenзait а prendre un intйrкt rйel.
-- Nommez-moi quelques-uns de ceux que vous connaissez, et vous
verrez qu'ils seront de mes amis.
-- Mais, dit Milady embarrassйe, je connais M. de Louvigny,
M. de Courtivron, M. de Fйrussac.»
La novice la laissa dire; puis, voyant qu'elle s'arrкtait:
«Vous ne connaissez pas, dit-elle, un gentilhomme nommй Athos?»
Milady devint aussi pвle que les draps dans lesquels elle йtait
couchйe, et, si maоtresse qu'elle fыt d'elle-mкme, ne put
s'empкcher de pousser un cri en saisissant la main de son
interlocutrice et en la dйvorant du regard.
«Quoi! qu'avez-vous? Oh! mon Dieu! demanda cette pauvre femme, ai-
je donc dit quelque chose qui vous ait blessйe?
-- Non, mais ce nom m'a frappйe, parce que, moi aussi j'ai connu
ce gentilhomme, et qu'il me paraоt йtrange de trouver quelqu'un
qui le connaisse beaucoup.
-- Oh! oui! beaucoup! beaucoup! non seulement lui, mais encore ses
amis: MM. Porthos et Aramis!
-- En vйritй! eux aussi je les connais! s'йcria Milady, qui sentit
le froid pйnйtrer jusqu'а son coeur.
-- Eh bien, si vous les connaissez, vous devez savoir qu'ils sont
bons et francs compagnons; que ne vous adressez-vous а eux, si
vous avez besoin d'appui?
-- C'est-а-dire, balbutia Milady, je ne suis liйe rйellement avec
aucun d'eux; je les connais pour en avoir beaucoup entendu parler
par un de leurs amis, M. d'Artagnan.
-- Vous connaissez M. d'Artagnan!» s'йcria la novice а son tour,
en saisissant la main de Milady et en la dйvorant des yeux.
Puis, remarquant l'йtrange expression du regard de Milady:
«Pardon, madame, dit-elle, vous le connaissez, а quel titre?
-- Mais, reprit Milady embarrassйe, mais а titre d'ami.
-- Vous me trompez, madame, dit la novice; vous avez йtй sa
maоtresse.
-- C'est vous qui l'avez йtй, madame, s'йcria Milady а son tour.
-- Moi! dit la novice.
-- Oui, vous; je vous connais maintenant: vous кtes madame
Bonacieux.»
La jeune femme se recula, pleine de surprise et de terreur.
«Oh! ne niez pas! rйpondez, reprit Milady.
-- Eh bien, oui, madame! je l'aime, dit la novice; sommes-nous
rivales?»
La figure de Milady s'illumina d'un feu tellement sauvage que,
dans toute autre circonstance, Mme Bonacieux se fыt enfuie
d'йpouvante; mais elle йtait toute а sa jalousie.
«Voyons, dites, madame, reprit Mme Bonacieux avec une йnergie dont
on l'eыt crue incapable, avez-vous йtй ou кtes-vous sa maоtresse?
-- Oh! non! s'йcria Milady avec un accent qui n'admettait pas le
doute sur sa vйritй, jamais! jamais!
-- Je vous crois, dit Mme Bonacieux; mais pourquoi donc alors vous
кtes-vous йcriйe ainsi?
-- Comment, vous ne comprenez pas! dit Milady, qui йtait dйjа
remise de son trouble, et qui avait retrouvй toute sa prйsence
d'esprit.
-- Comment voulez-vous que je comprenne? je ne sais rien.
-- Vous ne comprenez pas que M. d'Artagnan йtant mon ami, il
m'avait prise pour confidente?
-- Vraiment!
-- Vous ne comprenez pas que je sais tout, votre enlиvement de la
petite maison de Saint-Germain, son dйsespoir, celui de ses amis,
leurs recherches inutiles depuis ce moment! Et comment ne voulez-
vous pas que je m'en йtonne, quand, sans m'en douter, je me trouve
en face de vous, de vous dont nous avons parlй si souvent
ensemble, de vous qu'il aime de toute la force de son вme, de vous
qu'il m'avait fait aimer avant que je vous eusse vue? Ah! chиre
Constance, je vous trouve donc, je vous vois donc enfin!»
Et Milady tendit ses bras а Mme Bonacieux, qui, convaincue par ce
qu'elle venait de lui dire, ne vit plus dans cette femme, qu'un
instant auparavant elle avait crue sa rivale, qu'une amie sincиre
et dйvouйe.
«Oh! pardonnez-moi! pardonnez-moi! s'йcria-t-elle en se laissant
aller sur son йpaule, je l'aime tant!»
Ces deux femmes se tinrent un instant embrassйes. Certes, si les
forces de Milady eussent йtй а la hauteur de sa haine,
Mme Bonacieux ne fыt sortie que morte de cet embrassement. Mais,
ne pouvant pas l'йtouffer, elle lui sourit.
«O chиre belle! chиre bonne petite! dit Milady, que je suis
heureuse de vous voir! Laissez-moi vous regarder. Et, en disant
ces mots, elle la dйvorait effectivement du regard. Oui, c'est
bien vous. Ah! d'aprиs ce qu'il m'a dit, je vous reconnais а cette
heure, je vous reconnais parfaitement.»
La pauvre jeune femme ne pouvait se douter de ce qui se passait
d'affreusement cruel derriиre le rempart de ce front pur, derriиre
ces yeux si brillants oщ elle ne lisait que de l'intйrкt et de la
compassion.
«Alors vous savez ce que j'ai souffert, dit Mme Bonacieux,
puisqu'il vous a dit ce qu'il souffrait; mais souffrir pour lui,
c'est du bonheur.»
Milady reprit machinalement:
«Oui, c'est du bonheur.»
Elle pensait а autre chose.
«Et puis, continua Mme Bonacieux, mon supplice touche а son terme;
demain, ce soir peut-кtre, je le reverrai, et alors le passй
n'existera plus.
-- Ce soir? demain? s'йcria Milady tirйe de sa rкverie par ces
paroles, que voulez-vous dire? attendez-vous quelque nouvelle de
lui?
-- Je l'attends lui-mкme.
-- Lui-mкme; d'Artagnan, ici!
-- Lui-mкme.
-- Mais, c'est impossible! il est au siиge de La Rochelle avec le
cardinal; il ne reviendra а Paris qu'aprиs la prise de la ville.
-- Vous le croyez ainsi, mais est-ce qu'il y a quelque chose
d'impossible а mon d'Artagnan, le noble et loyal gentilhomme!
-- Oh! je ne puis vous croire!
-- Eh bien, lisez donc!» dit, dans l'excиs de son orgueil et de sa
joie, la malheureuse jeune femme en prйsentant une lettre а
Milady.
«L'йcriture de Mme de Chevreuse! se dit en elle-mкme Milady. Ah!
j'йtais bien sыre qu'ils avaient des intelligences de ce cфtй-lа!»
Et elle lut avidement ces quelques lignes:
«Ma chиre enfant, tenez-vous prкte; notre ami vous verra bientфt,
et il ne vous verra que pour vous arracher de la prison oщ votre
sыretй exigeait que vous fussiez cachйe: prйparez-vous donc au
dйpart et ne dйsespйrez jamais de nous.
«Notre charmant Gascon vient de se montrer brave et fidиle comme
toujours, dites-lui qu'on lui est bien reconnaissant quelque part
de l'avis qu'il a donnй.»
«Oui, oui, dit Milady, oui, la lettre est prйcise. Savez-vous quel
est cet avis?
-- Non. Je me doute seulement qu'il aura prйvenu la reine de
quelque nouvelle machination du cardinal.
-- Oui, c'est cela sans doute!» dit Milady en rendant la lettre а
Mme Bonacieux et en laissant retomber sa tкte pensive sur sa
poitrine.
En ce moment on entendit le galop d'un cheval.
«Oh! s'йcria Mme Bonacieux en s'йlanзant а la fenкtre, serait-ce
dйjа lui?»
Milady йtait restйe dans son lit, pйtrifiйe par la surprise; tant
de choses inattendues lui arrivaient tout а coup, que pour la
premiиre fois la tкte lui manquait.
«Lui! lui! murmura-t-elle, serait-ce lui?»
Et elle demeurait dans son lit les yeux fixes.
«Hйlas, non! dit Mme Bonacieux, c'est un homme que je ne connais
pas, et qui cependant a l'air de venir ici; oui, il ralentit sa
course, il s'arrкte а la porte, il sonne.
Milady sauta hors de son lit.
«Vous кtes bien sыre que ce n'est pas lui? dit-elle.
-- Oh! oui, bien sыre!
-- Vous avez peut-кtre mal vu.
-- Oh! je verrais la plume de son feutre, le bout de son manteau,
que je le reconnaоtrais, lui!
Milady s'habillait toujours.
«N'importe! cet homme vient ici, dites-vous?
-- Oui, il est entrй.
-- C'est ou pour vous ou pour moi.
-- Oh! mon Dieu, comme vous semblez agitйe!
-- Oui, je l'avoue, je n'ai pas votre confiance, je crains tout du
cardinal.
-- Chut! dit Mme Bonacieux, on vient!»
Effectivement, la porte s'ouvrit, et la supйrieure entra.
«Est-ce vous qui arrivez de Boulogne? demanda-t-elle а Milady.
-- Oui, c'est moi, rйpondit celle-ci, et, tвchant de ressaisir son
sang-froid, qui me demande?
-- Un homme qui ne veut pas dire son nom, mais qui vient de la
part du cardinal.
-- Et qui veut me parler? demanda Milady.
-- Qui veut parler а une dame arrivant de Boulogne.
-- Alors faites entrer, madame, je vous prie.
-- Oh! mon Dieu! mon Dieu! dit Mme Bonacieux, serait-ce quelque
mauvaise nouvelle?
-- J'en ai peur.
-- Je vous laisse avec cet йtranger, mais aussitфt son dйpart, si
vous le permettez, je reviendrai.
-- Comment donc! je vous en prie.»
La supйrieure et Mme Bonacieux sortirent.
Milady resta seule, les yeux fixйs sur la porte; un instant aprиs
on entendit le bruit d'йperons qui retentissaient sur les
escaliers, puis les pas se rapprochиrent, puis la porte s'ouvrit,
et un homme parut.
Milady jeta un cri de joie: cet homme c'йtait le comte de
Rochefort, l'вme damnйe de Son Йminence.
CHAPITRE LXII
DEUX VARIЙTЙS DE DЙMONS
«Ah! s'йcriиrent ensemble Rochefort et Milady, c'est vous!
-- Oui, c'est moi.
-- Et vous arrivez...? demanda Milady.
-- De La Rochelle, et vous?
-- D'Angleterre.
-- Buckingham?
-- Mort ou blessй dangereusement; comme je partais sans avoir rien
pu obtenir de lui, un fanatique venait de l'assassiner.
-- Ah! fit Rochefort avec un sourire, voilа un hasard bien
heureux! et qui satisfera Son Йminence! L'avez-vous prйvenue?
-- Je lui ai йcrit de Boulogne. Mais comment кtes-vous ici?
-- Son Йminence, inquiиte, m'a envoyй а votre recherche.
-- Je suis arrivйe d'hier seulement.
-- Et qu'avez-vous fait depuis hier?
-- Je n'ai pas perdu mon temps.
-- Oh! je m'en doute bien!
-- Savez-vous qui j'ai rencontrй ici?
-- Non.
-- Devinez.
-- Comment voulez-vous?...
-- Cette jeune femme que la reine a tirйe de prison.
-- La maоtresse du petit d'Artagnan?
-- Oui, Mme Bonacieux, dont le cardinal ignorait la retraite.
-- Eh bien, dit Rochefort, voilа encore un hasard qui peut aller
de pair avec l'autre, M. le cardinal est en vйritй un homme
privilйgiй.
-- Comprenez-vous mon йtonnement, continua Milady, quand je me
suis trouvйe face а face avec cette femme?
-- Vous connaоt-elle?
-- Non.
-- Alors elle vous regarde comme une йtrangиre?»
Milady sourit.
«Je suis sa meilleure amie!
-- Sur mon honneur, dit Rochefort, il n'y a que vous, ma chиre
comtesse, pour faire de ces miracles-lа.
-- Et bien m'en a pris, chevalier, dit Milady, car savez-vous ce
qui se passe?
-- Non.
-- On va la venir chercher demain ou aprиs-demain avec un ordre de
la reine.
-- Vraiment? et qui cela?
-- D'Artagnan et ses amis.
-- En vйritй ils en feront tant, que nous serons obligйs de les
envoyer а la Bastille.
-- Pourquoi n'est-ce point dйjа fait?
-- Que voulez-vous! parce que M. le cardinal a pour ces hommes une
faiblesse que je ne comprends pas.
-- Vraiment?
-- Oui.
-- Eh bien, dites-lui ceci, Rochefort: dites-lui que notre
conversation а l'auberge du Colombier-Rouge a йtй entendue par ces
quatre hommes; dites-lui qu'aprиs son dйpart l'un d'eux est montй
et m'a arrachй par violence le sauf-conduit qu'il m'avait donnй;
dites-lui qu'ils avaient fait prйvenir Lord de Winter de mon
passage en Angleterre; que, cette fois encore, ils ont failli
faire йchouer ma mission, comme ils ont fait йchouer celle des
ferrets; dites-lui que parmi ces quatre hommes, deux seulement
sont а craindre, d'Artagnan et Athos; dites-lui que le troisiиme,
Aramis, est l'amant de Mme de Chevreuse: il faut laisser vivre
celui-lа, on sait son secret, il peut кtre utile; quant au
quatriиme, Porthos, c'est un sot, un fat et un niais, qu'il ne
s'en occupe mкme pas.
-- Mais ces quatre hommes doivent кtre а cette heure au siиge de
La Rochelle.
-- Je le croyais comme vous; mais une lettre que Mme Bonacieux a
reзue de Mme de Chevreuse, et qu'elle a eu l'imprudence de me
communiquer, me porte а croire que ces quatre hommes au contraire
sont en campagne pour la venir enlever.
-- Diable! comment faire?
-- Que vous a dit le cardinal а mon йgard?
-- De prendre vos dйpкches йcrites ou verbales, de revenir en
poste, et, quand il saura ce que vous avez fait, il avisera а ce
que vous devez faire.
-- Je dois donc rester ici? demanda Milady.
-- Ici ou dans les environs.
-- Vous ne pouvez m'emmener avec vous?
-- Non, l'ordre est formel: aux environs du camp, vous pourriez
кtre reconnue, et votre prйsence, vous le comprenez,
compromettrait Son Йminence, surtout aprиs ce qui vient de se
passer lа-bas. Seulement, dites-moi d'avance oщ vous attendrez des
nouvelles du cardinal, que je sache toujours oщ vous retrouver.
-- Йcoutez, il est probable que je ne pourrai rester ici.
-- Pourquoi?
-- Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d'un moment а
l'autre.
-- C'est vrai; mais alors cette petite femme va йchapper а Son
Йminence?
-- Bah! dit Milady avec un sourire qui n'appartenait qu'а elle,
vous oubliez que je suis sa meilleure amie.
-- Ah! c'est vrai! je puis donc dire au cardinal, а l'endroit de
cette femme...
-- Qu'il soit tranquille.
-- Voilа tout?
-- Il saura ce que cela veut dire.
-- Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-je faire?
-- Repartir а l'instant mкme; il me semble que les nouvelles que
vous reportez valent bien la peine que l'on fasse diligence.
-- Ma chaise s'est cassйe en entrant а Lillers.
-- А merveille!
-- Comment, а merveille?
-- Oui, j'ai besoin de votre chaise, moi, dit la comtesse.
-- Et comment partirai-je, alors?
-- А franc йtrier.
-- Vous en parlez bien а votre aise, cent quatre-vingts lieues.
-- Qu'est-ce que cela?
-- On les fera. Aprиs?
-- Aprиs: en passant а Lillers, vous me renvoyez la chaise avec
ordre а votre domestique de se mettre а ma disposition.
-- Bien.
-- Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal?
-- J'ai mon plein pouvoir.
-- Vous le montrez а l'abbesse, et vous dites qu'on viendra me
chercher, soit aujourd'hui, soit demain, et que j'aurai а suivre
la personne qui se prйsentera en votre nom.
-- Trиs bien!
-- N'oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi а
l'abbesse.
-- А quoi bon?
-- Je suis une victime du cardinal. Il faut bien que j'inspire de
la confiance а cette pauvre petite Mme Bonacieux.
-- C'est juste. Maintenant voulez-vous me faire un rapport de tout
ce qui est arrivй?
-- Mais je vous ai racontй les йvйnements, vous avez bonne
mйmoire, rйpйtez les choses comme je vous les ai dites, un papier
se perd.
-- Vous avez raison; seulement que je sache oщ vous retrouver, que
je n'aille pas courir inutilement dans les environs.
-- C'est juste, attendez.
-- Voulez-vous une carte?
-- Oh! je connais ce pays а merveille.
-- Vous? quand donc y кtes-vous venue?
-- J'y ai йtй йlevйe.
-- Vraiment?
-- C'est bon а quelque chose, vous le voyez, que d'avoir йtй
йlevйe quelque part.
-- Vous m'attendrez donc...?
-- Laissez-moi rйflйchir un instant; eh! tenez, а Armentiиres.
-- Qu'est-ce que cela, Armentiиres?
-- Une petite ville sur la Lys! je n'aurai qu'а traverser la
riviиre et je suis en pays йtranger.
-- А merveille! mais il est bien entendu que vous ne traverserez
la riviиre qu'en cas de danger.
-- C'est bien entendu.
-- Et, dans ce cas, comment saurai-je oщ vous кtes?
-- Vous n'avez pas besoin de votre laquais?
-- Non.
-- C'est un homme sыr?
-- А l'йpreuve.
-- Donnez-le-moi; personne ne le connaоt, je le laisse а l'endroit
que je quitte, et il vous conduit oщ je suis.
-- Et vous dites que vous m'attendez а Argentiиres?
-- А Armentiиres, rйpondit Milady.
-- Йcrivez-moi ce nom-lа sur un morceau de papier, de peur que je
l'oublie; ce n'est pas compromettant, un nom de ville, n'est-ce
pas?
-- Eh, qui sait? N'importe, dit Milady en йcrivant le nom sur une
demi-feuille de papier, je me compromets.
-- Bien! dit Rochefort en prenant des mains de Milady le papier,
qu'il plia et qu'il enfonзa dans la coiffe de son feutre;
d'ailleurs, soyez tranquille, je vais faire comme les enfants, et,
dans le cas oщ je perdrais ce papier, rйpйter le nom tout le long
de la route. Maintenant est-ce tout?
-- Je le crois.
-- Cherchons bien: Buckingham mort ou griиvement blessй; votre
entretien avec le cardinal entendu des quatre mousquetaires; Lord
de Winter prйvenu de votre arrivйe а Portsmouth; d'Artagnan et
Athos а la Bastille; Aramis l'amant de Mme de Chevreuse; Porthos
un fat; Mme Bonacieux retrouvйe; vous envoyer la chaise le plus
tфt possible; mettre mon laquais а votre disposition; faire de
vous une victime du cardinal, pour que l'abbesse ne prenne aucun
soupзon; Armentiиres sur les bords de la Lys. Est-ce cela?
-- En vйritй, mon cher chevalier, vous кtes un miracle de mйmoire.
А propos, ajoutez une chose...
-- Laquelle?
-- J'ai vu de trиs jolis bois qui doivent toucher au jardin du
couvent, dites qu'il m'est permis de me promener dans ces bois;
qui sait? j'aurai peut-кtre besoin de sortir par une porte de
derriиre.
-- Vous pensez а tout.
-- Et vous, vous oubliez une chose...
-- Laquelle?
-- C'est de me demander si j'ai besoin d'argent.
-- C'est juste, combien voulez-vous?
-- Tout ce que vous aurez d'or.
-- J'ai cinq cents pistoles а peu prиs.
-- J'en ai autant: avec mille pistoles on fait face а tout; videz
vos poches.
-- Voilа, comtesse.
-- Bien, mon cher comte! et vous partez...?
-- Dans une heure; le temps de manger un morceau, pendant lequel
j'enverrai chercher un cheval de poste.
-- А merveille! Adieu, chevalier!
-- Adieu, comtesse!
-- Recommandez-moi au cardinal, dit Milady.
-- Recommandez-moi а Satan», rйpliqua Rochefort.
Milady et Rochefort йchangиrent un sourire et se sйparиrent.
Une heure aprиs, Rochefort partit au grand galop de son cheval;
cinq heures aprиs il passait а Arras.
Nos lecteurs savent dйjа comment il avait йtй reconnu par
d'Artagnan, et comment cette reconnaissance, en inspirant des
craintes aux quatre mousquetaires, avait donnй une nouvelle
activitй а leur voyage.
CHAPITRE LXIII
UNE GOUTTE D'EAU
А peine Rochefort fut-il sorti, que Mme Bonacieux rentra. Elle
trouva Milady le visage riant.
«Eh bien, dit la jeune femme, ce que vous craigniez est donc
arrivй; ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre?
-- Qui vous a dit cela, mon enfant? demanda Milady.
-- Je l'ai entendu de la bouche mкme du messager.
-- Venez vous asseoir ici prиs de moi, dit Milady.
-- Me voici.
-- Attendez que je m'assure si personne ne nous йcoute.
-- Pourquoi toutes ces prйcautions?
-- Vous allez le savoir.»
Milady se leva et alla а la porte, l'ouvrit, regarda dans le
corridor, et revint se rasseoir prиs de Mme Bonacieux.
«Alors, dit-elle, il a bien jouй son rфle.
-- Qui cela?
-- Celui qui s'est prйsentй а l'abbesse comme l'envoyй du
cardinal.
-- C'йtait donc un rфle qu'il jouait?
-- Oui, mon enfant.
-- Cet homme n'est donc pas...
-- Cet homme, dit Milady en baissant la voix, c'est mon frиre.
-- Votre frиre! s'йcria Mme Bonacieux.
-- Eh bien, il n'y a que vous qui sachiez ce secret, mon enfant;
si vous le confiez а qui que ce soit au monde, je serai perdue, et
vous aussi peut-кtre.
-- Oh! mon Dieu!
-- Йcoutez, voici ce qui se passe: mon frиre, qui venait а mon
secours pour m'enlever ici de force, s'il le fallait, a rencontrй
l'йmissaire du cardinal qui venait me chercher; il l'a suivi.
Arrivй а un endroit du chemin solitaire et йcartй, il a mis l'йpйe
а la main en sommant le messager de lui remettre les papiers dont
il йtait porteur; le messager a voulu se dйfendre, mon frиre l'a
tuй.
-- Oh! fit Mme Bonacieux en frissonnant.
-- C'йtait le seul moyen, songez-y. Alors mon frиre a rйsolu de
substituer la ruse а la force: il a pris les papiers, il s'est
prйsentй ici comme l'йmissaire du cardinal lui-mкme, et dans une
heure ou deux, une voiture doit venir me prendre de la part de Son
Йminence.
-- Je comprends; cette voiture, c'est votre frиre qui vous
l'envoie.
-- Justement; mais ce n'est pas tout: cette lettre que vous avez
reзue, et que vous croyez de Mme Chevreuse...
-- Eh bien?
-- Elle est fausse.
-- Comment cela?
-- Oui, fausse: c'est un piиge pour que vous ne fassiez pas de
rйsistance quand on viendra vous chercher.
-- Mais c'est d'Artagnan qui viendra.
-- Dйtrompez-vous, d'Artagnan et ses amis sont retenus au siиge de
La Rochelle.
-- Comment savez-vous cela?
-- Mon frиre a rencontrй des йmissaires du cardinal en habits de
mousquetaires. On vous aurait appelйe а la porte, vous auriez cru
avoir affaire а des amis, on vous enlevait et on vous ramenait а
Paris.
-- Oh! mon Dieu! ma tкte se perd au milieu de ce chaos
d'iniquitйs. Je sens que si cela durait, continua Mme Bonacieux en
portant ses mains а son front, je deviendrais folle!
-- Attendez...
-- Quoi?
-- J'entends le pas d'un cheval, c'est celui de mon frиre qui
repart; je veux lui dire un dernier adieu, venez.»
Milady ouvrit la fenкtre et fit signe а Mme Bonacieux de l'y
rejoindre. La jeune femme y alla.
Rochefort passait au galop.
«Adieu, frиre», s'йcria Milady.
Le chevalier leva la tкte, vit les deux jeunes femmes, et, tout
courant, fit а Milady un signe amical de la main.
«Ce bon Georges!» dit-elle en refermant la fenкtre avec une
expression de visage pleine d'affection et de mйlancolie.
Et elle revint s'asseoir а sa place, comme si elle eыt йtй plongйe
dans des rйflexions toutes personnelles.
«Chиre dame! dit Mme Bonacieux, pardon de vous interrompre! mais
que me conseillez-vous de faire? mon Dieu! Vous avez plus
d'expйrience que moi, parlez, je vous йcoute.
-- D'abord, dit Milady, il se peut que je me trompe et que
d'Artagnan et ses amis viennent vйritablement а votre secours.
-- Oh! c'eыt йtй trop beau! s'йcria Mme Bonacieux, et tant de
bonheur n'est pas fait pour moi!
-- Alors, vous comprenez; ce serait tout simplement une question
de temps, une espиce de course а qui arrivera le premier. Si ce
sont vos amis qui l'emportent en rapiditй, vous кtes sauvйe; si ce
sont les satellites du cardinal, vous кtes perdue.
-- Oh! oui, oui, perdue sans misйricorde! Que faire donc? que
faire?
-- Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel...
-- Lequel, dites?
-- Ce serait d'attendre, cachйe dans les environs, et de s'assurer
ainsi quels sont les hommes qui viendront vous demander.
-- Mais oщ attendre?
-- Oh! ceci n'est point une question: moi-mкme je m'arrкte et je
me cache а quelques lieues d'ici en attendant que mon frиre vienne
me rejoindre; eh bien, je vous emmиne avec moi, nous nous cachons
et nous attendons ensemble.
-- Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque
prisonniиre.
-- Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal, on ne vous
croira pas trиs pressйe de me suivre.
-- Eh bien?
-- Eh bien, la voiture est а la porte, vous me dites adieu, vous
montez sur le marchepied pour me serrer dans vos bras une derniиre
fois; le domestique de mon frиre qui vient me prendre est prйvenu,
il fait un signe au postillon, et nous partons au galop.
-- Mais d'Artagnan, d'Artagnan, s'il vient?
-- Ne le saurons-nous pas?
-- Comment?
-- Rien de plus facile. Nous renvoyons а Bйthune ce domestique de
mon frиre, а qui, je vous l'ai dit, nous pouvons nous fier; il
prend un dйguisement et se loge en face du couvent: si ce sont les
йmissaires du cardinal qui viennent, il ne bouge pas; si c'est
M. d'Artagnan et ses amis, il les amиne oщ nous sommes.
-- Il les connaоt donc?
-- Sans doute, n'a-t-il pas vu M. d'Artagnan chez moi!
-- Oh! oui, oui, vous avez raison; ainsi, tout va bien, tout est
pour le mieux; mais ne nous йloignons pas d'ici.
-- А sept ou huit lieues tout au plus, nous nous tenons sur la
frontiиre par exemple, et а la premiиre alerte, nous sortons de
France.
-- Et d'ici lа, que faire?
-- Attendre.
-- Mais s'ils arrivent?
-- La voiture de mon frиre arrivera avant eux.
-- Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre; а dоner
ou а souper, par exemple?
-- Faites une chose.
-- Laquelle?
-- Dites а votre bonne supйrieure que, pour nous quitter le moins
possible, vous lui demanderez la permission de partager mon repas.
-- Le permettra-t-elle?
-- Quel inconvйnient y a-t-il а cela?
-- Oh! trиs bien, de cette faзon nous ne nous quitterons pas un
instant!
-- Eh bien, descendez chez elle pour lui faire votre demande! je
me sens la tкte lourde, je vais faire un tour au jardin.
-- Allez, et oщ vous retrouverai-je?
-- Ici dans une heure.
-- Ici dans une heure; oh! vous кtes bonne et je vous remercie.
-- Comment ne m'intйresserais-je pas а vous? Quand vous ne seriez
pas belle et charmante, n'кtes-vous pas l'amie d'un de mes
meilleurs amis!
-- Cher d'Artagnan, oh! comme il vous remerciera!
-- Je l'espиre bien. Allons! tout est convenu, descendons.
-- Vous allez au jardin?
-- Oui.
-- Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit.
-- А merveille! merci.»
Et les deux femmes se quittиrent en йchangeant un charmant
sourire.
Milady avait dit la vйritй, elle avait la tкte lourde; car ses
projets mal classйs s'y heurtaient comme dans un chaos. Elle avait
besoin d'кtre seule pour mettre un peu d'ordre dans ses pensйes.
Elle voyait vaguement dans l'avenir; mais il lui fallait un peu de
silence et de quiйtude pour donner а toutes ses idйes, encore
confuses, une forme distincte, un plan arrкtй.
Ce qu'il y avait de plus pressй, c'йtait d'enlever Mme Bonacieux,
de la mettre en lieu de sыretй, et lа, le cas йchйant, de s'en
faire un otage. Milady commenзait а redouter l'issue de ce duel
terrible, oщ ses ennemis mettaient autant de persйvйrance qu'elle
mettait, elle, d'acharnement.
D'ailleurs elle sentait, comme on sent venir un orage, que cette
issue йtait proche et ne pouvait manquer d'кtre terrible.
Le principal pour elle, comme nous l'avons dit, йtait donc de
tenir Mme Bonacieux entre ses mains. Mme Bonacieux, c'йtait la vie
de d'Artagnan; c'йtait plus que sa vie, c'йtait celle de la femme
qu'il aimait; c'йtait, en cas de mauvaise fortune, un moyen de
traiter et d'obtenir sыrement de bonnes conditions.
Or, ce point йtait arrкtй: Mme Bonacieux, sans dйfiance, la
suivait; une fois cachйe avec elle а Armentiиres, il йtait facile
de lui faire croire que d'Artagnan n'йtait pas venu а Bйthune.
Dans quinze jours au plus, Rochefort serait de retour; pendant ces
quinze jours, d'ailleurs, elle aviserait а ce qu'elle aurait а
faire pour se venger des quatre amis. Elle ne s'ennuierait pas,
Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe-temps que les
йvйnements pussent accorder а une femme de son caractиre: une
bonne vengeance а perfectionner.
Tout en rкvant, elle jetait les yeux autour d'elle et classait
dans sa tкte la topographie du jardin. Milady йtait comme un bon
gйnйral, qui prйvoit tout ensemble la victoire et la dйfaite, et
qui est tout prиs, selon les chances de la bataille, а marcher en
avant ou а battre en retraite.
Au bout d'une heure, elle entendit une douce voix qui l'appelait;
c'йtait celle de Mme Bonacieux. La bonne abbesse avait
naturellement consenti а tout, et, pour commencer, elles allaient
souper ensemble.
En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d'une voiture
qui s'arrкtait a la porte.
«Entendez-vous? dit-elle.
-- Oui, le roulement d'une voiture.
-- C'est celle que mon frиre nous envoie.
-- Oh! mon Dieu!
-- Voyons, du courage!»
On sonna а la porte du couvent, Milady ne s'йtait pas trompйe.
«Montez dans votre chambre, dit-elle а Mme Bonacieux, vous avez
bien quelques bijoux que vous dйsirez emporter.
-- J'ai ses lettres, dit-elle.
-- Eh bien, allez les chercher et venez me rejoindre chez moi,
nous souperons а la hвte, peut-кtre voyagerons-nous une partie de
la nuit, il faut prendre des forces.
-- Grand Dieu! dit Mme Bonacieux en mettant la main sur sa
poitrine, le coeur m'йtouffe, je ne puis marcher.
-- Du courage, allons, du courage! pensez que dans un quart
d'heure vous кtes sauvйe, et songez que ce que vous allez faire,
c'est pour lui que vous le faites.
-- Oh! oui, tout pour lui. Vous m'avez rendu mon courage par un
seul mot; allez, je vous rejoins.»
Milady monta vivement chez elle, elle y trouva le laquais de
Rochefort, et lui donna ses instructions.
Il devait attendre а la porte; si par hasard les mousquetaires
paraissaient, la voiture partait au galop, faisait le tour du
couvent, et allait attendre Milady а un petit village qui йtait
situй de l'autre cфtй du bois. Dans ce cas, Milady traversait le
jardin et gagnait le village а pied; nous l'avons dit dйjа, Milady
connaissait а merveille cette partie de la France.
Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les choses allaient
comme il йtait convenu: Mme Bonacieux montait dans la voiture sous
prйtexte de lui dire adieu et Milady enlevait Mme Bonacieux.
Mme Bonacieux entra, et pour lui фter tout soupзon si elle en
avait, Milady rйpйta devant elle au laquais toute la derniиre
partie de ses instructions.
Milady fit quelques questions sur la voiture: c'йtait une chaise
attelйe de trois chevaux, conduite par un postillon; le laquais de
Rochefort devait la prйcйder en courrier.
C'йtait а tort que Milady craignait que Mme Bonacieux n'eыt des
soupзons: la pauvre jeune femme йtait trop pure pour soupзonner
dans une autre femme une telle perfidie; d'ailleurs le nom de la
comtesse de Winter, qu'elle avait entendu prononcer par l'abbesse,
lui йtait parfaitement inconnu, et elle ignorait mкme qu'une femme
eыt eu une part si grande et si fatale aux malheurs de sa vie.
«Vous le voyez, dit Milady, lorsque le laquais fut sorti, tout est
prкt. L'abbesse ne se doute de rien et croit qu'on me vient
chercher de la part du cardinal. Cet homme va donner les derniers
ordres; prenez la moindre chose, buvez un doigt de vin et partons.
-- Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui, partons.»
Milady lui fit signe de s'asseoir devant elle, lui versa un petit
verre de vin d'Espagne et lui servit un blanc de poulet.
«Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas: voici la nuit
qui vient; au point du jour nous serons arrivйes dans notre
retraite, et nul ne pourra se douter oщ nous sommes. Voyons, du
courage, prenez quelque chose.»
Mme Bonacieux mangea machinalement quelques bouchйes et trempa ses
lиvres dans son verre.
«Allons donc, allons donc, dit Milady portant le sien а ses
lиvres, faites comme moi.»
Mais au moment oщ elle l'approchait de sa bouche, sa main resta
suspendue: elle venait d'entendre sur la route comme le roulement
lointain d'un galop qui allait s'approchant; puis, presque en mкme
temps, il lui sembla entendre des hennissements de chevaux.
Ce bruit la tira de sa joie comme un bruit d'orage rйveille au
milieu d'un beau rкve; elle pвlit et courut а la fenкtre, tandis
que Mme Bonacieux, se levant toute tremblante, s'appuyait sur sa
chaise pour ne point tomber.
On ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop qui
allait toujours se rapprochant.
«Oh! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu'est-ce que ce bruit?
-- Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit Milady avec son sang-
froid terrible; restez oщ vous кtes, je vais vous le dire.»
Mme Bonacieux demeura debout, muette, immobile et pвle comme une
statue.
Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas кtre а
plus de cent cinquante pas; si on ne les apercevait point encore,
c'est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait
si distinct qu'on eыt pu compter les chevaux par le bruit saccadй
de leurs fers.
Milady regardait de toute la puissance de son attention; il
faisait juste assez clair pour qu'elle pыt reconnaоtre ceux qui
venaient.
Tout а coup, au dйtour du chemin, elle vit reluire des chapeaux
galonnйs et flotter des plumes; elle compta deux, puis cinq puis
huit cavaliers; l'un d'eux prйcйdait tous les autres de deux
longueurs de cheval.
Milady poussa un rugissement йtouffй. Dans celui qui tenait la
tкte elle reconnut d'Artagnan.
«Oh! mon Dieu! mon Dieu! s'йcria Mme Bonacieux, qu'y a-t-il donc?
-- C'est l'uniforme des gardes de M. le cardinal; pas un instant а
perdre! s'йcria Milady. Fuyons, fuyons!
-- Oui, oui, fuyons», rйpйta Mme Bonacieux, mais sans pouvoir
faire un pas, clouйe qu'elle йtait а sa place par la terreur.
On entendit les cavaliers qui passaient sous la fenкtre.
«Venez donc! mais venez donc! s'йcriait Milady en essayant de
traоner la jeune femme par le bras. Grвce au jardin, nous pouvons
fuir encore, j'ai la clef, mais hвtons-nous, dans cinq minutes il
serait trop tard.»
Mme Bonacieux essaya de marcher, fit deux pas et tomba sur ses
genoux.
Milady essaya de la soulever et de l'emporter, mais elle ne put en
venir а bout.
En ce moment on entendit le roulement de la voiture, qui а la vue
des mousquetaires partait au galop. Puis, trois ou quatre coups de
feu retentirent.
«Une derniиre fois, voulez-vous venir? s'йcria Milady.
-- Oh! mon Dieu! mon Dieu! vous voyez bien que les forces me
manquent; vous voyez bien que je ne puis marcher: fuyez seule.
-- Fuir seule! vous laisser ici! non, non, jamais», s'йcria
Milady.
Tout а coup, un йclair livide jaillit de ses yeux; d'un bond,
йperdue, elle courut а la table, versa dans le verre de
Mme Bonacieux le contenu d'un chaton de bague qu'elle ouvrit avec
une promptitude singuliиre.
C'йtait un grain rougeвtre qui se fondit aussitфt.
Puis, prenant le verre d'une main ferme:
«Buvez, dit-elle, ce vin vous donnera des forces, buvez.»
Et elle approcha le verre des lиvres de la jeune femme qui but
machinalement.
«Ah! ce n'est pas ainsi que je voulais me venger, dit Milady en
reposant avec un sourire infernal le verre sur la table, mais, ma
foi! on fait ce qu'on peut.»
Et elle s'йlanзa hors de l'appartement.
Mme Bonacieux la regarda fuir, sans pouvoir la suivre; elle йtait
comme ces gens qui rкvent qu'on les poursuit et qui essayent
vainement de marcher.
Quelques minutes se passиrent, un bruit affreux retentissait а la
porte; а chaque instant Mme Bonacieux s'attendait а voir
reparaоtre Milady, qui ne reparaissait pas.
Plusieurs fois, de terreur sans doute, la sueur monta froide а son
front brыlant.
Enfin elle entendit le grincement des grilles qu'on ouvrait, le
bruit des bottes et des йperons retentit par les escaliers; il se
faisait un grand murmure de voix qui allaient se rapprochant, et
au milieu desquelles il lui semblait entendre prononcer son nom.
Tout а coup elle jeta un grand cri de joie et s'йlanзa vers la
porte, elle avait reconnu la voix de d'Artagnan.
«D'Artagnan! d'Artagnan! s'йcria-t-elle, est-ce vous? Par ici, par
ici.
-- Constance! Constance! rйpondit le jeune homme, oщ кtes-vous?
mon Dieu!»
Au mкme moment, la porte de la cellule cйda au choc plutфt qu'elle
ne s'ouvrit; plusieurs hommes se prйcipitиrent dans la chambre;
Mme Bonacieux йtait tombйe dans un fauteuil sans pouvoir faire un
mouvement.
D'Artagnan jeta un pistolet encore fumant qu'il tenait а la main,
et tomba а genoux devant sa maоtresse, Athos repassa le sien а sa
ceinture; Porthos et Aramis, qui tenaient leurs йpйes nues, les
remirent au fourreau.
«Oh! d'Artagnan! mon bien-aimй d'Artagnan! tu viens donc enfin, tu
ne m'avais pas trompйe, c'est bien toi!
-- Oui, oui, Constance! rйunis!
-- Oh!elle avait beau dire que tu ne viendrais pas, j'espйrais
sourdement; je n'ai pas voulu fuir; oh! comme j'ai bien fait,
comme je suis heureuse!»
А ce mot, elle, Athos, qui s'йtait assis tranquillement, se leva
tout а coup.
«Elle! qui, elle? demanda d'Artagnan.
-- Mais ma compagne; celle qui, par amitiй pour moi, voulait me
soustraire а mes persйcuteurs; celle qui, vous prenant pour des
gardes du cardinal, vient de s'enfuir.
-- Votre compagne, s'йcria d'Artagnan, devenant plus pвle que le
voile blanc de sa maоtresse, de quelle compagne voulez-vous donc
parler?
-- De celle dont la voiture йtait а la porte, d'une femme qui se
dit votre amie, d'Artagnan; d'une femme а qui vous avez tout
racontй.
-- Son nom, son nom! s'йcria d'Artagnan; mon Dieu! ne savez-vous
donc pas son nom?
-- Si fait, on l'a prononcй devant moi, attendez... mais c'est
йtrange... oh! mon Dieu! ma tкte se trouble, je n'y vois plus.
-- А moi, mes amis, а moi! ses mains sont glacйes, s'йcria
d'Artagnan, elle se trouve mal; grand Dieu! elle perd
connaissance!»
Tandis que Porthos appelait au secours de toute la puissance de sa
voix, Aramis courut а la table pour prendre un verre d'eau; mais
il s'arrкta en voyant l'horrible altйration du visage d'Athos,
qui, debout devant la table, les cheveux hйrissйs, les yeux glacйs
de stupeur, regardait l'un des verres et semblait en proie au
doute le plus horrible.
«Oh! disait Athos, oh! non, c'est impossible! Dieu ne permettrait
pas un pareil crime.
-- De l'eau, de l'eau, criait d'Artagnan, de l'eau!
«Pauvre femme, pauvre femme!» murmurait Athos d'une voix brisйe.
Mme Bonacieux rouvrit les yeux sous les baisers de d'Artagnan.
«Elle revient а elle! s'йcria le jeune homme. Oh! mon Dieu, mon
Dieu! je te remercie!
-- Madame, dit Athos, madame, au nom du Ciel! а qui ce verre vide?
-- А moi, monsieur..., rйpondit la jeune femme d'une voix
mourante.
-- Mais qui vous a versй ce vin qui йtait dans ce verre?
-- Elle.
-- Mais, qui donc, elle?
-- Ah! je me souviens, dit Mme Bonacieux, la comtesse de
Winter...»
Les quatre amis poussиrent un seul et mкme cri, mais celui d'Athos
domina tous les autres.
En ce moment, le visage de Mme Bonacieux devint livide, une
douleur sourde la terrassa, elle tomba haletante dans les bras de
Porthos et d'Aramis.
D'Artagnan saisit les mains d'Athos avec une angoisse difficile а
dйcrire.
«Et quoi! dit-il, tu crois...»
Sa voix s'йteignit dans un sanglot.
«Je crois tout, dit Athos en se mordant les lиvres jusqu'au sang.
-- D'Artagnan, d'Artagnan! s'йcria Mme Bonacieux, oщ es-tu? ne me
quitte pas, tu vois bien que je vais mourir.»
D'Artagnan lвcha les mains d'Athos, qu'il tenait encore entre ses
mains crispйes, et courut а elle.
Son visage si beau йtait tout bouleversй, ses yeux vitreux
n'avaient dйjа plus de regard, un tremblement convulsif agitait
son corps, la sueur coulait sur son front.
«Au nom du Ciel! courez appeler; Porthos, Aramis demandez du
secours!
-- Inutile, dit Athos, inutile, au poison qu'elle verse il n'y a
pas de contrepoison.
-- Oui, oui, du secours, du secours! murmura Mme Bonacieux; du
secours!»
Puis, rassemblant toutes ses forces, elle prit la tкte du jeune
homme entre ses deux mains, le regarda un instant comme si toute
son вme йtait passйe dans son regard, et, avec un cri sanglotant,
elle appuya ses lиvres sur les siennes.
«Constance! Constance!» s'йcria d'Artagnan.
Un soupir s'йchappa de la bouche de Mme Bonacieux, effleurant
celle de d'Artagnan; ce soupir, c'йtait cette вme si chaste et si
aimante qui remontait au ciel.
D'Artagnan ne serrait plus qu'un cadavre entre ses bras.
Le jeune homme poussa un cri et tomba prиs de sa maоtresse, aussi
pвle et aussi glacй qu'elle.
Porthos pleura, Aramis montra le poing au ciel, Athos fit le signe
de la croix.
En ce moment un homme parut sur la porte, presque aussi pвle que
ceux qui йtaient dans la chambre, et regarda tout autour de lui,
vit Mme Bonacieux morte et d'Artagnan йvanoui.
Il apparaissait juste а cet instant de stupeur qui suit les
grandes catastrophes.
«Je ne m'йtais pas trompй, dit-il, voilа M. d'Artagnan, et vous
кtes ses trois amis, MM. Athos, Porthos et Aramis.»
Ceux dont les noms venaient d'кtre prononcйs regardaient
l'йtranger avec йtonnement, il leur semblait а tous trois le
reconnaоtre.
«Messieurs, reprit le nouveau venu, vous кtes comme moi а la
recherche d'une femme qui, ajouta-t-il avec un sourire terrible, a
dы passer par ici, car j'y vois un cadavre!»
Les trois amis restиrent muets; seulement la voix comme le visage
leur rappelait un homme qu'ils avaient dйjа vu; cependant, ils ne
pouvaient se souvenir dans quelles circonstances.
«Messieurs, continua l'йtranger, puisque vous ne voulez pas
reconnaоtre un homme qui probablement vous doit la vie deux fois,
il faut bien que je me nomme; je suis Lord de Winter, le beau-
frиre de cette femme.»
Les trois amis jetиrent un cri de surprise.
Athos se leva et lui tendit la main.
«Soyez le bienvenu, Milord, dit-il, vous кtes des nфtres.
-- Je suis parti cinq heures aprиs elle de Portsmouth, dit Lord de
Winter, je suis arrivй trois heures aprиs elle а Boulogne, je l'ai
manquйe de vingt minutes а Saint-Omer; enfin, а Lillers, j'ai
perdu sa trace. J'allais au hasard, m'informant а tout le monde,
quand je vous ai vus passer au galop; j'ai reconnu M. d'Artagnan.
Je vous ai appelйs, vous ne m'avez pas rйpondu; j'ai voulu vous
suivre, mais mon cheval йtait trop fatiguй pour aller du mкme
train que les vфtres. Et cependant il paraоt que malgrй la
diligence que vous avez faite, vous кtes encore arrivйs trop tard!
-- Vous voyez, dit Athos en montrant а Lord de Winter
Mme Bonacieux morte et d'Artagnan que Porthos et Aramis essayaient
de rappeler а la vie.
-- Sont-ils donc morts tous deux? demanda froidement Lord de
Winter.
-- Non, heureusement, rйpondit Athos, M. d'Artagnan n'est
qu'йvanoui.
-- Ah! tant mieux!» dit Lord de Winter.
En effet, en ce moment d'Artagnan rouvrit les yeux.
Il s'arracha des bras de Porthos et d'Aramis et se jeta comme un
insensй sur le corps de sa maоtresse.
Athos se leva, marcha vers son ami d'un pas lent et solennel,
l'embrassa tendrement, et, comme il йclatait en sanglots, il lui
dit de sa voix si noble et si persuasive:
«Ami, sois homme: les femmes pleurent les morts, les hommes les
vengent!
-- Oh! oui, dit d'Artagnan, oui! si c'est pour la venger, je suis
prкt а te suivre!»
Athos profita de ce moment de force que l'espoir de la vengeance
rendait а son malheureux ami pour faire signe а Porthos et а
Aramis d'aller chercher la supйrieure.
Les deux amis la rencontrиrent dans le corridor, encore toute
troublйe et tout йperdue de tant d'йvйnements; elle appela
quelques religieuses, qui, contre toutes les habitudes
monastiques, se trouvиrent en prйsence de cinq hommes.
«Madame, dit Athos en passant le bras de d'Artagnan sous le sien,
nous abandonnons а vos soins pieux le corps de cette malheureuse
femme. Ce fut un ange sur la terre avant d'кtre un ange au ciel.
Traitez-la comme une de vos soeurs; nous reviendrons un jour prier
sur sa tombe.»
D'Artagnan cacha sa figure dans la poitrine d'Athos et йclata en
sanglots.
«Pleure, dit Athos, pleure, coeur plein d'amour, de jeunesse et de
vie! Hйlas! je voudrais bien pouvoir pleurer comme toi!»
Et il entraоna son ami, affectueux comme un pиre, consolant comme
un prкtre, grand comme l'homme qui a beaucoup souffert.
Tous cinq, suivis de leurs valets, tenant leurs chevaux par la
bride, s'avancиrent vers la ville de Bйthune, dont on apercevait
le faubourg, et ils s'arrкtиrent devant la premiиre auberge qu'ils
rencontrиrent.
«Mais, dit d'Artagnan, ne poursuivons-nous pas cette femme?
-- Plus tard, dit Athos, j'ai des mesures а prendre.
-- Elle nous йchappera, reprit le jeune homme, elle nous
йchappera, Athos, et ce sera ta faute.
-- Je rйponds d'elle», dit Athos.
D'Artagnan avait une telle confiance dans la parole de son ami,
qu'il baissa la tкte et entra dans l'auberge sans rien rйpondre.
Porthos et Aramis se regardaient, ne comprenant rien а l'assurance
d'Athos.
Lord de Winter croyait qu'il parlait ainsi pour engourdir la
douleur de d'Artagnan.
«Maintenant, messieurs, dit Athos lorsqu'il se fut assurй qu'il y
avait cinq chambres de libres dans l'hфtel, retirons-nous chacun
chez soi; d'Artagnan a besoin d'кtre seul pour pleurer et vous
pour dormir. Je me charge de tout, soyez tranquilles.
-- Il me semble cependant, dit Lord de Winter, que s'il y a
quelque mesure а prendre contre la comtesse, cela me regarde:
c'est ma belle-soeur.
-- Et moi, dit Athos, c'est ma femme.
D'Artagnan tressaillit, car il comprit qu'Athos йtait sыr de sa
vengeance, puisqu'il rйvйlait un pareil secret; Porthos et Aramis
se regardиrent en pвlissant. Lord de Winter pensa qu'Athos йtait
fou.
«Retirez-vous donc, dit Athos, et laissez-moi faire. Vous voyez
bien qu'en ma qualitй de mari cela me regarde. Seulement,
d'Artagnan, si vous ne l'avez pas perdu, remettez-moi ce papier
qui s'est йchappй du chapeau de cet homme et sur lequel est йcrit
le nom de la ville...
-- Ah! dit d'Artagnan, je comprends, ce nom йcrit de sa main...
-- Tu vois bien, dit Athos, qu'il y a un Dieu dans le ciel!»
CHAPITRE LXIV
L'HOMME AU MANTEAU ROUGE
Le dйsespoir d'Athos avait fait place а une douleur concentrйe,
qui rendait plus lucides encore les brillantes facultйs d'esprit
de cet homme.
Tout entier а une seule pensйe, celle de la promesse qu'il avait
faite et de la responsabilitй qu'il avait prise, il se retira le
dernier dans sa chambre, pria l'hфte de lui procurer une carte de
la province, se courba dessus, interrogea les lignes tracйes,
reconnut que quatre chemins diffйrents se rendaient de Bйthune а
Armentiиres, et fit appeler les valets.
Planchet, Grimaud, Mousqueton et Bazin se prйsentиrent et reзurent
les ordres clairs, ponctuels et graves d'Athos.
Ils devaient partir au point du jour, le lendemain, et se rendre а
Armentiиres, chacun par une route diffйrente. Planchet, le plus
intelligent des quatre, devait suivre celle par laquelle avait
disparu la voiture sur laquelle les quatre amis avaient tirй, et
qui йtait accompagnйe, on se le rappelle, du domestique de
Rochefort.
Athos mit les valets en campagne d'abord, parce que, depuis que
ces hommes йtaient а son service et а celui de ses amis, il avait
reconnu en chacun d'eux des qualitйs diffйrentes et essentielles.
Puis, des valets qui interrogent inspirent aux passants moins de
dйfiance que leurs maоtres, et trouvent plus de sympathie chez
ceux auxquels ils s'adressent.
Enfin, Milady connaissait les maоtres, tandis qu'elle ne
connaissait pas les valets; au contraire, les valets connaissaient
parfaitement Milady.
Tous quatre devaient se trouver rйunis le lendemain а onze heures
а l'endroit indiquй; s'ils avaient dйcouvert la retraite de
Milady, trois resteraient а la garder, le quatriиme reviendrait а
Bйthune pour prйvenir Athos et servir de guide aux quatre amis.
Ces dispositions prises, les valets se retirиrent а leur tour.
Athos alors se leva de sa chaise, ceignit son йpйe, s'enveloppa
dans son manteau et sortit de l'hфtel; il йtait dix heures а peu
prиs. А dix heures du soir, on le sait, en province les rues sont
peu frйquentйes. Athos cependant cherchait visiblement quelqu'un а
qui il pыt adresser une question. Enfin il rencontra un passant
attardй, s'approcha de lui, lui dit quelques paroles; l'homme
auquel il s'adressait recula avec terreur, cependant il rйpondit
aux paroles du mousquetaire par une indication. Athos offrit а cet
homme une demi-pistole pour l'accompagner, mais l'homme refusa.
Athos s'enfonзa dans la rue que l'indicateur avait dйsignйe du
doigt; mais, arrivй а un carrefour, il s'arrкta de nouveau,
visiblement embarrassй. Cependant, comme, plus qu'aucun autre
lieu, le carrefour lui offrait la chance de rencontrer quelqu'un,
il s'y arrкta. En effet, au bout d'un instant, un veilleur de nuit
passa. Athos lui rйpйta la mкme question qu'il avait dйjа faite а
la premiиre personne qu'il avait rencontrйe, le veilleur de nuit
laissa apercevoir la mкme terreur, refusa а son tour d'accompagner
Athos, et lui montra de la main le chemin qu'il devait suivre.
Athos marcha dans la direction indiquйe et atteignit le faubourg
situй а l'extrйmitй de la ville opposйe а celle par laquelle lui
et ses compagnons йtaient entrйs. Lа il parut de nouveau inquiet
et embarrassй, et s'arrкta pour la troisiиme fois.
Heureusement un mendiant passa, qui s'approcha d'Athos pour lui
demander l'aumфne. Athos lui proposa un йcu pour l'accompagner oщ
il allait. Le mendiant hйsita un instant, mais а la vue de la
piиce d'argent qui brillait dans l'obscuritй, il se dйcida et
marcha devant Athos.
Arrivй а l'angle d'une rue, il lui montra de loin une petite
maison isolйe, solitaire, triste; Athos s'en approcha, tandis que
le mendiant, qui avait reзu son salaire, s'en йloignait а toutes
jambes.
Athos en fit le tour, avant de distinguer la porte au milieu de la
couleur rougeвtre dont cette maison йtait peinte; aucune lumiиre
ne paraissait а travers les gerзures des contrevents, aucun bruit
ne pouvait faire supposer qu'elle fыt habitйe, elle йtait sombre
et muette comme un tombeau.
Trois fois Athos frappa sans qu'on lui rйpondоt. Au troisiиme coup
cependant des pas intйrieurs se rapprochиrent; enfin la porte
s'entrebвilla, et un homme de haute taille, au teint pвle, aux
cheveux et а la barbe noire, parut.
Athos et lui йchangиrent quelques mots а voix basse, puis l'homme
а la haute taille fit signe au mousquetaire qu'il pouvait entrer.
Athos profita а l'instant mкme de la permission, et la porte se
referma derriиre lui.
L'homme qu'Athos йtait venu chercher si loin et qu'il avait trouvй
avec tant de peine, le fit entrer dans son laboratoire, oщ il
йtait occupй а retenir avec des fils de fer les os cliquetants
d'un squelette. Tout le corps йtait dйjа rajustй: la tкte seule
йtait posйe sur une table.
Tout le reste de l'ameublement indiquait que celui chez lequel on
se trouvait s'occupait de sciences naturelles: il y avait des
bocaux pleins de serpents, йtiquetйs selon les espиces; des
lйzards dessйchйs reluisaient comme des йmeraudes taillйes dans de
grands cadres de bois noir; enfin, des bottes d'herbes sauvages,
odorifйrantes et sans doute douйes de vertus inconnues au vulgaire
des hommes, йtaient attachйes au plafond et descendaient dans les
angles de l'appartement.
Du reste, pas de famille, pas de serviteurs; l'homme а la haute
taille habitait seul cette maison.
Athos jeta un coup d'oeil froid et indiffйrent sur tous les objets
que nous venons de dйcrire, et, sur l'invitation de celui qu'il
venait chercher, il s'assit prиs de lui.
Alors il lui expliqua la cause de sa visite et le service qu'il
rйclamait de lui; mais а peine eut-il exposй sa demande, que
l'inconnu, qui йtait restй debout devant le mousquetaire, recula
de terreur et refusa. Alors Athos tira de sa poche un petit papier
sur lequel йtaient йcrites deux lignes accompagnйes d'une
signature et d'un sceau, et le prйsenta а celui qui donnait trop
prйmaturйment ces signes de rйpugnance. L'homme а la grande taille
eut а peine lu ces deux lignes, vu la signature et reconnu le
sceau, qu'il s'inclina en signe qu'il n'avait plus aucune
objection а faire, et qu'il йtait prкt а obйir.
Athos n'en demanda pas davantage; il se leva, salua, sortit,
reprit en s'en allant le chemin qu'il avait suivi pour venir,
rentra dans l'hфtel et s'enferma chez lui.
Au point du jour, d'Artagnan entra dans sa chambre et demanda ce
qu'il fallait faire.
«Attendre», rйpondit Athos.
Quelques instants aprиs, la supйrieure du couvent fit prйvenir les
mousquetaires que l'enterrement de la victime de Milady aurait
lieu а midi. Quant а l'empoisonneuse, on n'en avait pas eu de
nouvelles; seulement elle avait dы fuir par le jardin, sur le
sable duquel on avait reconnu la trace de ses pas et dont on avait
retrouvй la porte fermйe; quant а la clй, elle avait disparu.
А l'heure indiquйe, Lord de Winter et les quatre amis se rendirent
au couvent: les cloches sonnaient а toute volйe, la chapelle йtait
ouverte, la grille du choeur йtait fermйe. Au milieu du choeur, le
corps de la victime, revкtue de ses habits de novice, йtait
exposй. De chaque cфtй du choeur et derriиre des grilles s'ouvrant
sur le couvent йtait toute la communautй des carmйlites, qui
йcoutait de lа le service divin et mкlait son chant au chant des
prкtres, sans voir les profanes et sans кtre vue d'eux.
А la porte de la chapelle, d'Artagnan sentit son courage qui
fuyait de nouveau; il se retourna pour chercher Athos, mais Athos
avait disparu.
Fidиle а sa mission de vengeance, Athos s'йtait fait conduire au
jardin; et lа, sur le sable, suivant les pas lйgers de cette femme
qui avait laissй une trace sanglante partout oщ elle avait passй,
il s'avanзa jusqu'а la porte qui donnait sur le bois, se la fit
ouvrir, et s'enfonзa dans la forкt.
Alors tous ses doutes se confirmиrent: le chemin par lequel la
voiture avait disparu contournait la forкt. Athos suivit le chemin
quelque temps les yeux fixйs sur le sol; de lйgиres taches de
sang, qui provenaient d'une blessure faite ou а l'homme qui
accompagnait la voiture en courrier, ou а l'un des chevaux,
piquetaient le chemin. Au bout de trois quarts de lieue а peu
prиs, а cinquante pas de Festubert, une tache de sang plus large
apparaissait; le sol йtait piйtinй par les chevaux. Entre la forкt
et cet endroit dйnonciateur, un peu en arriиre de la terre
йcorchйe, on retrouvait la mкme trace de petits pas que dans le
jardin; la voiture s'йtait arrкtйe.
En cet endroit, Milady йtait sortie du bois et йtait montйe dans
la voiture.
Satisfait de cette dйcouverte qui confirmait tous ses soupзons,
Athos revint а l'hфtel et trouva Planchet qui l'attendait avec
impatience.
Tout йtait comme l'avait prйvu Athos.
Planchet avait suivi la route, avait comme Athos remarquй les
taches de sang, comme Athos il avait reconnu l'endroit oщ les
chevaux s'йtaient arrкtйs; mais il avait poussй plus loin
qu'Athos, de sorte qu'au village de Festubert, en buvant dans une
auberge, il avait, sans avoir eu besoin de questionner, appris que
la veille, а huit heures et demie du soir, un homme blessй, qui
accompagnait une dame qui voyageait dans une chaise de poste,
avait йtй obligй de s'arrкter, ne pouvant aller plus loin.
L'accident avait йtй mis sur le compte de voleurs qui auraient
arrкtй la chaise dans le bois. L'homme йtait restй dans le
village, la femme avait relayй et continuй son chemin.
Planchet se mit en quкte du postillon qui avait conduit la chaise,
et le retrouva. Il avait conduit la dame jusqu'а Fromelles, et de
Fromelles elle йtait partie pour Armentiиres. Planchet prit la
traverse, et а sept heures du matin il йtait а Armentiиres.
Il n'y avait qu'un seul hфtel, celui de la Poste. Planchet alla
s'y prйsenter comme un laquais sans place qui cherchait une
condition. Il n'avait pas causй dix minutes avec les gens de
l'auberge, qu'il savait qu'une femme seule йtait arrivйe а onze
heures du soir, avait pris une chambre, avait fait venir le maоtre
d'hфtel et lui avait dit qu'elle dйsirerait demeurer quelque temps
dans les environs.
Planchet n'avait pas besoin d'en savoir davantage. Il courut au
rendez-vous, trouva les trois laquais exacts а leur poste, les
plaзa en sentinelles а toutes les issues de l'hфtel, et vint
trouver Athos, qui achevait de recevoir les renseignements de
Planchet, lorsque ses amis rentrиrent.
Tous les visages йtaient sombres et crispйs, mкme le doux visage
d'Aramis.
«Que faut-il faire? demanda d'Artagnan.
-- Attendre», rйpondit Athos.
Chacun se retira chez soi.
А huit heures du soir, Athos donna l'ordre de seller les chevaux,
et fit prйvenir Lord de Winter et ses amis qu'ils eussent а se
prйparer pour l'expйdition.
En un instant tous cinq furent prкts. Chacun visita ses armes et
les mit en йtat. Athos descendit le premier et trouva d'Artagnan
dйjа а cheval et s'impatientant.
«Patience, dit Athos, il nous manque encore quelqu'un.»
Les quatre cavaliers regardиrent autour d'eux avec йtonnement, car
ils cherchaient inutilement dans leur esprit quel йtait ce
quelqu'un qui pouvait leur manquer.
En ce moment Planchet amena le cheval d'Athos, le mousquetaire
sauta lйgиrement en selle.
«Attendez-moi, dit-il, je reviens.»
Et il partit au galop.
Un quart d'heure aprиs, il revint effectivement accompagnй d'un
homme masquй et enveloppй d'un grand manteau rouge.
Lord de Winter et les trois mousquetaires s'interrogиrent du
regard. Nul d'entre eux ne put renseigner les autres, car tous
ignoraient ce qu'йtait cet homme. Cependant ils pensиrent que cela
devait кtre ainsi, puisque la chose se faisait par l'ordre
d'Athos.
А neuf heures, guidйe par Planchet, la petite cavalcade se mit en
route, prenant le chemin qu'avait suivi la voiture.
C'йtait un triste aspect que celui de ces six hommes courant en
silence, plongйs chacun dans sa pensйe, mornes comme le dйsespoir,
sombres comme le chвtiment.
CHAPITRE LXV
LE JUGEMENT
C'йtait une nuit orageuse et sombre, de gros nuages couraient au
ciel, voilant la clartй des йtoiles; la lune ne devait se lever
qu'а minuit.
Parfois, а la lueur d'un йclair qui brillait а l'horizon, on
apercevait la route qui se dйroulait blanche et solitaire; puis,
l'йclair йteint, tout rentrait dans l'obscuritй.
А chaque instant, Athos invitait d'Artagnan, toujours а la tкte de
la petite troupe, а reprendre son rang qu'au bout d'un instant il
abandonnait de nouveau; il n'avait qu'une pensйe, c'йtait d'aller
en avant, et il allait.
On traversa en silence le village de Festubert, oщ йtait restй le
domestique blessй, puis on longea le bois de Richebourg; arrivйs а
Herlies, Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prit а
gauche.
Plusieurs fois, Lord de Winter, soit Porthos, soit Aramis, avaient
essayй d'adresser la parole а l'homme au manteau rouge; mais а
chaque interrogation qui lui avait йtй faite, il s'йtait inclinй
sans rйpondre. Les voyageurs avaient alors compris qu'il y avait
quelque raison pour que l'inconnu gardвt le silence, et ils
avaient cessй de lui adresser la parole.
D'ailleurs, l'orage grossissait, les йclairs se succйdaient
rapidement, le tonnerre commenзait а gronder, et le vent,
prйcurseur de l'ouragan, sifflait dans la plaine, agitant les
plumes des cavaliers.
La cavalcade prit le grand trot.
Un peu au-delа de Fromelles, l'orage йclata; on dйploya les
manteaux; il restait encore trois lieues а faire: on les fit sous
des torrents de pluie.
D'Artagnan avait фtй son feutre et n'avait pas mis son manteau; il
trouvait plaisir а laisser ruisseler l'eau sur son front brыlant
et sur son corps agitй de frissons fiйvreux.
Au moment oщ la petite troupe avait dйpassй Goskal et allait
arriver а la poste, un homme, abritй sous un arbre, se dйtacha du
tronc avec lequel il йtait restй confondu dans l'obscuritй, et
s'avanзa jusqu'au milieu de la route, mettant son doigt sur ses
lиvres.
Athos reconnut Grimaud.
«Qu'y a-t-il donc? s'йcria d'Artagnan, aurait-elle quittй
Armentiиres?»
Grimaud fit de sa tкte un signe affirmatif. D'Artagnan grinзa des
dents.
«Silence, d'Artagnan! dit Athos, c'est moi qui me suis chargй de
tout, c'est donc а moi d'interroger Grimaud.
-- Oщ est-elle?» demanda Athos.
Grimaud йtendit la main dans la direction de la Lys.
«Loin d'ici?» demanda Athos.
Grimaud prйsenta а son maоtre son index pliй.
«Seule?» demanda Athos.
Grimaud fit signe que oui.
«Messieurs, dit Athos, elle est seule а une demi-lieue d'ici, dans
la direction de la riviиre.
-- C'est bien, dit d'Artagnan, conduis-nous, Grimaud.»
Grimaud prit а travers champs, et servit de guide а la cavalcade.
Au bout de cinq cents pas а peu prиs, on trouva un ruisseau, que
l'on traversa а guй.
А la lueur d'un йclair, on aperзut le village d'Erquinghem.
«Est-ce lа?» demanda d'Artagnan.
Grimaud secoua la tкte en signe de nйgation.
«Silence donc!» dit Athos.
Et la troupe continua son chemin.
Un autre йclair brilla; Grimaud йtendit le bras, et а la lueur
bleuвtre du serpent de feu on distingua une petite maison isolйe,
au bord de la riviиre, а cent pas d'un bac. Une fenкtre йtait
йclairйe.
«Nous y sommes», dit Athos.
En ce moment, un homme couchй dans le fossй se leva, c'йtait
Mousqueton; il montra du doigt la fenкtre йclairйe.
«Elle est lа, dit-il.
-- Et Bazin? demanda Athos.
-- Tandis que je gardais la fenкtre, il gardait la porte.
-- Bien, dit Athos, vous кtes tous de fidиles serviteurs.» Athos
sauta а bas de son cheval, dont il remit la bride aux mains de
Grimaud, et s'avanзa vers la fenкtre aprиs avoir fait signe au
reste de la troupe de tourner du cфtй de la porte.
La petite maison йtait entourйe d'une haie vive, de deux ou trois
pieds de haut. Athos franchit la haie, parvint jusqu'а la fenкtre
privйe de contrevents, mais dont les demi-rideaux йtaient
exactement tirйs.
Il monta sur le rebord de pierre, afin que son oeil pыt dйpasser
la hauteur des rideaux.
А la lueur d'une lampe, il vit une femme enveloppйe d'une mante de
couleur sombre, assise sur un escabeau, prиs d'un feu mourant: ses
coudes йtaient posйs sur une mauvaise table, et elle appuyait sa
tкte dans ses deux mains blanches comme l'ivoire.
On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire sinistre
passa sur les lиvres d'Athos, il n'y avait pas а s'y tromper,
c'йtait bien celle qu'il cherchait.
En ce moment un cheval hennit: Milady releva la tкte, vit, collй а
la vitre, le visage pвle d'Athos, et poussa un cri.
Athos comprit qu'il йtait reconnu, poussa la fenкtre du genou et
de la main, la fenкtre cйda, les carreaux se rompirent.
Et Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la
chambre.
Milady courut а la porte et l'ouvrit; plus pвle et plus menaзant
encore qu'Athos, d'Artagnan йtait sur le seuil.
Milady recula en poussant un cri. D'Artagnan, croyant qu'elle
avait quelque moyen de fuir et craignant qu'elle ne leur йchappвt,
tira un pistolet de sa ceinture; mais Athos leva la main.
«Remets cette arme а sa place, d'Artagnan, dit-il, il importe que
cette femme soit jugйe et non assassinйe. Attends encore un
instant, d'Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez, messieurs.»
D'Artagnan obйit, car Athos avait la voix solennelle et le geste
puissant d'un juge envoyй par le Seigneur lui-mкme. Aussi,
derriиre d'Artagnan, entrиrent Porthos, Aramis, Lord de Winter et
l'homme au manteau rouge.
Les quatre valets gardaient la porte et la fenкtre.
Milady йtait tombйe sur sa chaise les mains йtendues, comme pour
conjurer cette terrible apparition; en apercevant son beau-frиre,
elle jeta un cri terrible.
«Que demandez-vous? s'йcria Milady.
-- Nous demandons, dit Athos, Charlotte Backson, qui s'est appelйe
d'abord la comtesse de La Fиre, puis Lady de Winter, baronne de
Sheffield.
-- C'est moi, c'est moi! murmura-t-elle au comble de la terreur,
que me voulez-vous?
-- Nous voulons vous juger selon vos crimes, dit Athos: vous serez
libre de vous dйfendre, justifiez-vous si vous pouvez. Monsieur
d'Artagnan, а vous d'accuser le premier.»
D'Artagnan s'avanзa.
«Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j'accuse cette femme
d'avoir empoisonnй Constance Bonacieux, morte hier soir.»
Il se retourna vers Porthos et vers Aramis.
«Nous attestons», dirent d'un seul mouvement les deux
mousquetaires.
D'Artagnan continua.
«Devant Dieu et devant les hommes, j'accuse cette femme d'avoir
voulu m'empoisonner moi-mкme, dans du vin qu'elle m'avait envoyй
de Villeroi, avec une fausse lettre, comme si le vin venait de mes
amis; Dieu m'a sauvй; mais un homme est mort а ma place, qui
s'appelait Brisemont.
-- Nous attestons, dirent de la mкme voix Porthos et Aramis.
-- Devant Dieu et devant les hommes, j'accuse cette femme
de m'avoir poussй au meurtre du baron de Wardes; et, comme
personne n'est lа pour attester la vйritй de cette accusation, je
l'atteste, moi.
«J'ai dit.»
Et d'Artagnan passa de l'autre cфtй de la chambre avec Porthos et
Aramis.
«А vous, Milord!» dit Athos.
Le baron s'approcha а son tour.
«Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j'accuse cette femme
d'avoir fait assassiner le duc de Buckingham.
-- Le duc de Buckingham assassinй? s'йcriиrent d'un seul cri tous
les assistants.
-- Oui, dit le baron, assassinй! Sur la lettre d'avis que vous
m'aviez йcrite, j'avais fait arrкter cette femme, et je l'avais
donnйe en garde а un loyal serviteur; elle a corrompu cet homme,
elle lui a mis le poignard dans la main, elle lui a fait tuer le
duc, et dans ce moment peut-кtre Felton paie de sa tкte le crime
de cette furie.»
Un frйmissement courut parmi les juges а la rйvйlation de ces
crimes encore inconnus.
«Ce n'est pas tout, reprit Lord de Winter, mon frиre, qui vous
avait faite son hйritiиre, est mort en trois heures d'une йtrange
maladie qui laisse des taches livides sur tout le corps. Ma soeur,
comment votre mari est-il mort?
-- Horreur! s'йcriиrent Porthos et Aramis.
-- Assassin de Buckingham, assassin de Felton, assassin de mon
frиre, je demande justice contre vous, et je dйclare que si on ne
me la fait pas, je me la ferai.»
Et Lord de Winter alla se ranger prиs de d'Artagnan, laissant la
place libre а un autre accusateur.
Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et essaya de
rappeler ses idйes confondues par un vertige mortel.
«А mon tour, dit Athos, tremblant lui-mкme comme le lion tremble а
l'aspect du serpent, а mon tour. J'йpousai cette femme quand elle
йtait jeune fille, je l'йpousai malgrй toute ma famille; je lui
donnai mon bien, je lui donnai mon nom; et un jour je m'aperзus
que cette femme йtait flйtrie: cette femme йtait marquйe d'une
fleur de lis sur l'йpaule gauche.
-- Oh! dit Milady en se levant, je dйfie de retrouver le tribunal
qui a prononcй sur moi cette sentence infвme. Je dйfie de
retrouver celui qui l'a exйcutйe.
-- Silence, dit une voix.
-- А ceci, c'est а moi de rйpondre!»
Et l'homme au manteau rouge s'approcha а son tour.
«Quel est cet homme, quel est cet homme?» s'йcria Milady suffoquйe
par la terreur et dont les cheveux se dйnouиrent et se dressиrent
sur sa tкte livide comme s'ils eussent йtй vivants.
Tous les yeux se tournиrent sur cet homme, car а tous, exceptй а
Athos, il йtait inconnu.
Encore Athos le regardait-il avec autant de stupйfaction que les
autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver mкlй en
quelque chose а l'horrible drame qui se dйnouait en ce moment.
Aprиs s'кtre approchй de Milady, d'un pas lent et solennel, de
maniиre que la table seule le sйparвt d'elle, l'inconnu фta son
masque.
Milady regarda quelque temps avec une terreur croissante ce visage
pвle encadrй de cheveux et de favoris noirs, dont la seule
expression йtait une impassibilitй glacйe, puis tout а coup:
«Oh! non, non, dit-elle en se levant et en reculant jusqu'au mur;
non, non, c'est une apparition infernale! ce n'est pas lui! а moi!
а moi!» s'йcria-t-elle d'une voix rauque en se retournant vers la
muraille, comme si elle eыt pu s'y ouvrir un passage avec ses
mains.
«Mais qui кtes-vous donc? s'йcriиrent tous les tйmoins de cette
scиne.
-- Demandez-le а cette femme, dit l'homme au manteau rouge, car
vous voyez bien qu'elle m'a reconnu, elle.
-- Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille!» s'йcria Milady en
proie а une terreur insensйe et se cramponnant des mains а la
muraille pour ne pas tomber.
Tout le monde s'йcarta, et l'homme au manteau rouge resta seul
debout au milieu de la salle.
«Oh! grвce! grвce! pardon!» s'йcria la misйrable en tombant а
genoux.
L'inconnu laissa le silence se rйtablir.
«Je vous le disais bien qu'elle m'avait reconnu! reprit-il. Oui,
je suis le bourreau de la ville de Lille, et voici mon histoire.»
Tous les yeux йtaient fixйs sur cet homme dont on attendait les
paroles avec une avide anxiйtй.
«Cette jeune femme йtait autrefois une jeune fille aussi belle
qu'elle est belle aujourd'hui. Elle йtait religieuse au couvent
des bйnйdictines de Templemar. Un jeune prкtre au coeur simple et
croyant desservait l'йglise de ce couvent; elle entreprit de le
sйduire et y rйussit, elle eыt sйduit un saint.
«Leurs voeux а tous deux йtaient sacrйs, irrйvocables; leur
liaison ne pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux. Elle
obtint de lui qu'ils quitteraient le pays; mais pour quitter le
pays, pour fuir ensemble, pour gagner une autre partie de la
France, oщ ils pussent vivre tranquilles parce qu'ils seraient
inconnus, il fallait de l'argent; ni l'un ni l'autre n'en avait.
Le prкtre vola les vases sacrйs, les vendit; mais comme ils
s'apprкtaient а partir ensemble, ils furent arrкtйs tous deux.
«Huit jours aprиs, elle avait sйduit le fils du geфlier et s'йtait
sauvйe. Le jeune prкtre fut condamnй а dix ans de fers et а la
flйtrissure. J'йtais le bourreau de la ville de Lille, comme dit
cette femme. Je fus obligй de marquer le coupable, et le coupable,
messieurs, c'йtait mon frиre!
«Je jurai alors que cette femme qui l'avait perdu, qui йtait plus
que sa complice, puisqu'elle l'avait poussй au crime, partagerait
au moins le chвtiment. Je me doutai du lieu oщ elle йtait cachйe,
je la poursuivis, je l'atteignis, je la garrottai et lui imprimai
la mкme flйtrissure que j'avais imprimйe а mon frиre.
«Le lendemain de mon retour а Lille, mon frиre parvint а
s'йchapper а son tour, on m'accusa de complicitй, et l'on me
condamna а rester en prison а sa place tant qu'il ne se serait pas
constituй prisonnier. Mon pauvre frиre ignorait ce jugement; il
avait rejoint cette femme, ils avaient fui ensemble dans le Berry;
et lа, il avait obtenu une petite cure. Cette femme passait pour
sa soeur.
«Le seigneur de la terre sur laquelle йtait situйe l'йglise du
curй vit cette prйtendue soeur et en devint amoureux, amoureux au
point qu'il lui proposa de l'йpouser. Alors elle quitta celui
qu'elle avait perdu pour celui qu'elle devait perdre, et devint la
comtesse de La Fиre...»
Tous les yeux se tournиrent vers Athos, dont c'йtait le vйritable
nom, et qui fit signe de la tкte que tout ce qu'avait dit le
bourreau йtait vrai.
«Alors, reprit celui-ci, fou, dйsespйrй, dйcidй а se dйbarrasser
d'une existence а laquelle elle avait tout enlevй, honneur et
bonheur, mon pauvre frиre revint а Lille, et apprenant l'arrкt qui
m'avait condamnй а sa place, se constitua prisonnier et se pendit
le mкme soir au soupirail de son cachot.
«Au reste, c'est une justice а leur rendre, ceux qui m'avaient
condamnй me tinrent parole. А peine l'identitй du cadavre fut-elle
constatйe qu'on me rendit ma libertй.
«Voilа le crime dont je l'accuse, voilа la cause pour laquelle je
l'ai marquйe.
-- Monsieur d'Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que vous
rйclamez contre cette femme?
-- La peine de mort, rйpondit d'Artagnan.
-- Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine que vous
rйclamez contre cette femme?
-- La peine de mort, reprit Lord de Winter.
-- Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui кtes ses
juges, quelle est la peine que vous portez contre cette femme?
-- La peine de mort», rйpondirent d'une voix sourde les deux
mousquetaires.
Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas vers ses
juges en se traоnant sur ses genoux.
Athos йtendit la main vers elle.
«Anne de Breuil, comtesse de La Fиre, Milady de Winter, dit-il,
vos crimes ont lassй les hommes sur la terre et Dieu dans le ciel.
Si vous savez quelque priиre, dites-la, car vous кtes condamnйe et
vous allez mourir.»
А ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, Milady se
releva de toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces lui
manquиrent; elle sentit qu'une main puissante et implacable la
saisissait par les cheveux et l'entraоnait aussi irrйvocablement
que la fatalitй entraоne l'homme: elle ne tenta donc pas mкme de
faire rйsistance et sortit de la chaumiиre.
Lord de Winter, d'Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sortirent
derriиre elle. Les valets suivirent leurs maоtres et la chambre
resta solitaire avec sa fenкtre brisйe, sa porte ouverte et sa
lampe fumeuse qui brыlait tristement sur la table.
CHAPITRE LXVI
L'EXЙCUTION
Il йtait minuit а peu prиs; la lune, йchancrйe par sa dйcroissance
et ensanglantйe par les derniиres traces de l'orage, se levait
derriиre la petite ville d'Armentiиres, qui dйtachait sur sa lueur
blafarde la silhouette sombre de ses maisons et le squelette de
son haut clocher dйcoupй а jour. En face, la Lys roulait ses eaux
pareilles а une riviиre d'йtain fondu; tandis que sur l'autre rive
on voyait la masse noire des arbres se profiler sur un ciel
orageux envahi par de gros nuages cuivrйs qui faisaient une espиce
de crйpuscule au milieu de la nuit. А gauche s'йlevait un vieux
moulin abandonnй, aux ailes immobiles, dans les ruines duquel une
chouette faisait entendre son cri aigu, pйriodique et monotone. За
et lа dans la plaine, а droite et а gauche du chemin que suivait
le lugubre cortиge, apparaissaient quelques arbres bas et trapus,
qui semblaient des nains difformes accroupis pour guetter les
hommes а cette heure sinistre.
De temps en temps un large йclair ouvrait l'horizon dans toute sa
largeur, serpentait au-dessus de la masse noire des arbres et
venait comme un effrayant cimeterre couper le ciel et l'eau en
deux parties. Pas un souffle de vent ne passait dans l'atmosphиre
alourdie. Un silence de mort йcrasait toute la nature; le sol
йtait humide et glissant de la pluie qui venait de tomber, et les
herbes ranimйes jetaient leur parfum avec plus d'йnergie.
Deux valets traоnaient Milady, qu'ils tenaient chacun par un bras;
le bourreau marchait derriиre, et Lord de Winter, d'Artagnan,
Athos, Porthos et Aramis marchaient derriиre le bourreau.
Planchet et Bazin venaient les derniers.
Les deux valets conduisaient Milady du cфtй de la riviиre. Sa
bouche йtait muette; mais ses yeux parlaient avec leur
inexprimable йloquence, suppliant tour а tour chacun de ceux
qu'elle regardait.
Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit aux
valets:
«Mille pistoles а chacun de vous si vous protйgez ma fuite; mais
si vous me livrez а vos maоtres, j'ai ici prиs des vengeurs qui
vous feront payer cher ma mort.»
Grimaud hйsitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres.
Athos, qui avait entendu la voix de Milady, s'approcha vivement,
Lord de Winter en fit autant.
«Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlй, ils ne sont plus
sыrs.»
On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaud et de
Mousqueton.
Arrivйs au bord de l'eau, le bourreau s'approcha de Milady et lui
lia les pieds et les mains.
Alors elle rompit le silence pour s'йcrier:
«Vous кtes des lвches, vous кtes des misйrables assassins, vous
vous mettez а dix pour йgorger une femme; prenez garde, si je ne
suis point secourue, je serai vengйe.
-- Vous n'кtes pas une femme, dit froidement Athos, vous
n'appartenez pas а l'espиce humaine, vous кtes un dйmon йchappй de
l'enfer et que nous allons y faire rentrer.
-- Ah! messieurs les hommes vertueux! dit Milady, faites attention
que celui qui touchera un cheveu de ma tкte est а son tour un
assassin.
-- Le bourreau peut tuer, sans кtre pour cela un assassin, madame,
dit l'homme au manteau rouge en frappant sur sa large йpйe; c'est
le dernier juge, voilа tout: _Nachrichter_, comme disent nos
voisins les Allemands.»
Et, comme il la liait en disant ces paroles, Milady poussa deux ou
trois cris sauvages, qui firent un effet sombre et йtrange en
s'envolant dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs du
bois.
«Mais si je suis coupable, si j'ai commis les crimes dont vous
m'accusez, hurlait Milady, conduisez-moi devant un tribunal, vous
n'кtes pas des juges, vous, pour me condamner.
-- Je vous avais proposй Tyburn, dit Lord de Winter, pourquoi
n'avez-vous pas voulu?
-- Parce que je ne veux pas mourir! s'йcria Milady en se
dйbattant, parce que je suis trop jeune pour mourir!
-- La femme que vous avez empoisonnйe а Bйthune йtait plus jeune
encore que vous, madame, et cependant elle est morte, dit
d'Artagnan.
-- J'entrerai dans un cloоtre, je me ferai religieuse, dit Milady.
-- Vous йtiez dans un cloоtre, dit le bourreau, et vous en кtes
sortie pour perdre mon frиre.»
Milady poussa un cri d'effroi, et tomba sur ses genoux.
Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l'emporter vers le
bateau.
«Oh! mon Dieu! s'йcria-t-elle, mon Dieu! allez-vous donc me
noyer!»
Ces cris avaient quelque chose de si dйchirant, que d'Artagnan,
qui d'abord йtait le plus acharnй а la poursuite de Milady, se
laissa aller sur une souche, et pencha la tкte, se bouchant les
oreilles avec les paumes de ses mains; et cependant, malgrй cela,
il l'entendait encore menacer et crier.
D'Artagnan йtait le plus jeune de tous ces hommes, le coeur lui
manqua.
«Oh! je ne puis voir cet affreux spectacle! je ne puis consentir а
ce que cette femme meure ainsi!»
Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s'йtait reprise а
une lueur d'espйrance.
«D'Artagnan! d'Artagnan! cria-t-elle, souviens-toi que je t'ai
aimй!»
Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.
Mais Athos, brusquement, tira son йpйe, se mit sur son chemin.
«Si vous faites un pas de plus, d'Artagnan, dit-il, nous
croiserons le fer ensemble.
D'Artagnan tomba а genoux et pria.
«Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir.
-- Volontiers, Monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que je
suis bon catholique, je crois fermement кtre juste en
accomplissant ma fonction sur cette femme.
-- C'est bien.»
Athos fit un pas vers Milady.
«Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m'avez fait; je vous
pardonne mon avenir brisй, mon honneur perdu, mon amour souillй et
mon salut а jamais compromis par le dйsespoir oщ vous m'avez jetй.
Mourez en paix.»
Lord de Winter s'avanзa а son tour.
«Je vous pardonne, dit-il, l'empoisonnement de mon frиre,
I'assassinat de Sa Grвce Lord Buckingham; je vous pardonne la mort
du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives sur ma personne.
Mourez en paix.
-- Et moi, dit d'Artagnan, pardonnez-moi, madame, d'avoir, par une
fourberie indigne d'un gentilhomme, provoquй votre colиre; et, en
йchange, je vous pardonne le meurtre de ma pauvre amie et vos
vengeances cruelles pour moi, je vous pardonne et je pleure sur
vous. Mourez en paix.
-- _I am lost!_ murmura en anglais Milady. _I must die._»
Alors elle se releva d'elle-mкme, jeta tout autour d'elle un de
ces regards clairs qui semblaient jaillir d'un oeil de flamme.
Elle ne vit rien.
Elle йcouta et n'entendit rien.
Elle n'avait autour d'elle que des ennemis.
«Oщ vais-je mourir? dit-elle.
-- Sur l'autre rive», rйpondit le bourreau.
Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait y
mettre le pied, Athos lui remit une somme d'argent.
«Tenez, dit-il, voici le prix de l'exйcution; que l'on voie bien
que nous agissons en juges.
-- C'est bien, dit le bourreau; et que maintenant, а son tour,
cette femme sache que je n'accomplis pas mon mйtier, mais mon
devoir.»
Et il jeta l'argent dans la riviиre.
Le bateau s'йloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant la
coupable et l'exйcuteur; tous les autres demeurиrent sur la rive
droite, oщ ils йtaient tombйs а genoux.
Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le
reflet d'un nuage pвle qui surplombait l'eau en ce moment.
On le vit aborder sur l'autre rive; les personnages se dessinaient
en noir sur l'horizon rougeвtre.
Milady, pendant le trajet, йtait parvenue а dйtacher la corde qui
liait ses pieds: en arrivant sur le rivage, elle sauta lйgиrement
а terre et prit la fuite.
Mais le sol йtait humide; en arrivant au haut du talus, elle
glissa et tomba sur ses genoux.
Une idйe superstitieuse la frappa sans doute; elle comprit que le
Ciel lui refusait son secours et resta dans l'attitude oщ elle se
trouvait, la tкte inclinйe et les mains jointes.
Alors on vit, de l'autre rive, le bourreau lever lentement ses
deux bras, un rayon de lune se reflйta sur la lame de sa large
йpйe, les deux bras retombиrent; on entendit le sifflement du
cimeterre et le cri de la victime, puis une masse tronquйe
s'affaissa sous le coup.
Alors le bourreau dйtacha son manteau rouge, l'йtendit а terre, y
coucha le corps, y jeta la tкte, le noua par les quatre coins, le
chargea sur son йpaule et remonta dans le bateau.
Arrivй au milieu de la Lys, il arrкta la barque, et suspendant son
fardeau au-dessus de la riviиre:
«Laissez passer la justice de Dieu!» cria-t-il а haute voix.
Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l'eau, qui se
referma sur lui.
Trois jours aprиs, les quatre mousquetaires rentraient а Paris;
ils йtaient restйs dans les limites de leur congй, et le mкme soir
ils allиrent faire leur visite accoutumйe а M. de Trйville.
«Eh bien, messieurs, leur demanda le brave capitaine, vous кtes-
vous bien amusйs dans votre excursion?
-- Prodigieusement», rйpondit Athos, les dents serrйes.
CHAPITRE LXVII
CONCLUSION
Le 6 du mois suivant, le roi, tenant la promesse qu'il avait faite
au cardinal de quitter Paris pour revenir а La Rochelle, sortit de
sa capitale tout йtourdi encore de la nouvelle qui venait de s'y
rйpandre que Buckingham venait d'кtre assassinй.
Quoique prйvenue que l'homme qu'elle avait tant aimй courait un
danger, la reine, lorsqu'on lui annonзa cette mort, ne voulut pas
la croire; il lui arriva mкme de s'йcrier imprudemment:
«C'est faux! il vient de m'йcrire.»
Mais le lendemain il lui fallut bien croire а cette fatale
nouvelle; La Porte, retenu comme tout le monde en Angleterre par
les ordres du roi Charles Ier, arriva porteur du dernier et
funиbre prйsent que Buckingham envoyait а la reine.
La joie du roi avait йtй trиs vive; il ne se donna pas la peine de
la dissimuler et la fit mкme йclater avec affectation devant la
reine. Louis XIII, comme tous les coeurs faibles, manquait de
gйnйrositй.
Mais bientфt le roi redevint sombre et mal portant: son front
n'йtait pas de ceux qui s'йclaircissent pour longtemps; il sentait
qu'en retournant au camp il allait reprendre son esclavage, et
cependant il y retournait.
Le cardinal йtait pour lui le serpent fascinateur et il йtait,
lui, l'oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir lui
йchapper.
Aussi le retour vers La Rochelle йtait-il profondйment triste. Nos
quatre amis surtout faisaient l'йtonnement de leurs camarades; ils
voyageaient ensemble, cфte а cфte, l'oeil sombre et la tкte
baissйe. Athos relevait seul de temps en temps son large front; un
йclair brillait dans ses yeux, un sourire amer passait sur ses
lиvres, puis, pareil а ses camarades, il se laissait de nouveau
aller а ses rкveries.
Aussitфt l'arrivйe de l'escorte dans une ville, dиs qu'ils avaient
conduit le roi а son logis, les quatre amis se retiraient ou chez
eux ou dans quelque cabaret йcartй, oщ ils ne jouaient ni ne
buvaient; seulement ils parlaient а voix basse en regardant avec
attention si nul ne les йcoutait.
Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler la
pie, et que les quatre amis, selon leur habitude, au lieu de
suivre la chasse, s'йtaient arrкtйs dans un cabaret sur la grande
route, un homme, qui venait de La Rochelle а franc йtrier,
s'arrкta а la porte pour boire un verre de vin, et plongea son
regard dans l'intйrieur de la chambre oщ йtaient attablйs les
quatre mousquetaires.
«Holа! monsieur d'Artagnan! dit-il, n'est-ce point vous que je
vois lа-bas?»
D'Artagnan leva la tкte et poussa un cri de joie. Cet homme qu'il
appelait son fantфme, c'йtait son inconnu de Meung, de la rue des
Fossoyeurs et d'Arras.
D'Artagnan tira son йpйe et s'йlanзa vers la porte.
Mais cette fois, au lieu de fuir, l'inconnu s'йlanзa а bas de son
cheval, et s'avanзa а la rencontre de d'Artagnan.
«Ah! monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc enfin;
cette fois vous ne m'йchapperez pas.
-- Ce n'est pas mon intention non plus, monsieur, car cette fois
je vous cherchais; au nom du roi, je vous arrкte et dis que vous
ayez а me rendre votre йpйe, monsieur, et cela sans rйsistance; il
y va de la tкte, je vous en avertis.
-- Qui кtes-vous donc? demanda d'Artagnan en baissant son йpйe,
mais sans la rendre encore.
-- Je suis le chevalier de Rochefort, rйpondit l'inconnu, l'йcuyer
de M. le cardinal de Richelieu, et j'ai ordre de vous ramener а
Son Йminence.
-- Nous retournons auprиs de Son Йminence, monsieur le chevalier,
dit Athos en s'avanзant, et vous accepterez bien la parole de
M. d'Artagnan, qu'il va se rendre en droite ligne а La Rochelle.
-- Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le
ramиneront au camp.
-- Nous lui en servirons, monsieur, sur notre parole de
gentilshommes; mais sur notre parole de gentilshommes aussi,
ajouta Athos en fronзant le sourcil, M. d'Artagnan ne nous
quittera pas.»
Le chevalier de Rochefort jeta un coup d'oeil en arriиre et vit
que Porthos et Aramis s'йtaient placйs entre lui et la porte; il
comprit qu'il йtait complиtement а la merci de ces quatre hommes.
«Messieurs, dit-il, si M. d'Artagnan veut me rendre son йpйe, et
joindre sa parole а la vфtre, je me contenterai de votre promesse
de conduire M. d'Artagnan au quartier de Mgr le cardinal.
-- Vous avez ma parole, monsieur, dit d'Artagnan, et voici mon
йpйe.
-- Cela me va d'autant mieux, ajouta Rochefort, qu'il faut que je
continue mon voyage.
-- Si c'est pour rejoindre Milady, dit froidement Athos, c'est
inutile, vous ne la retrouverez pas.
-- Qu'est-elle donc devenue? demanda vivement Rochefort.
-- Revenez au camp et vous le saurez.»
Rochefort demeura un instant pensif, puis, comme on n'йtait plus
qu'а une journйe de Surgиres, jusqu'oщ le cardinal devait venir
au-devant du roi, il rйsolut de suivre le conseil d'Athos et de
revenir avec eux.
D'ailleurs ce retour lui offrait un avantage, c'йtait de
surveiller lui-mкme son prisonnier.
On se remit en route.
Le lendemain, а trois heures de l'aprиs-midi, on arriva а
Surgиres. Le cardinal y attendait Louis XIII. Le ministre et le
roi y йchangиrent force caresses, se fйlicitиrent de l'heureux
hasard qui dйbarrassait la France de l'ennemi acharnй qui ameutait
l'Europe contre elle. Aprиs quoi, le cardinal, qui avait йtй
prйvenu par Rochefort que d'Artagnan йtait arrкtй, et qui avait
hвte de le voir, prit congй du roi en l'invitant а venir voir le
lendemain les travaux de la digue qui йtaient achevйs.
En revenant le soir а son quartier du pont de La Pierre, le
cardinal trouva debout, devant la porte de la maison qu'il
habitait, d'Artagnan sans йpйe et les trois mousquetaires armйs.
Cette fois, comme il йtait en force, il les regarda sйvиrement, et
fit signe de l'oeil et de la main а d'Artagnan de le suivre.
D'Artagnan obйit.
«Nous t'attendrons, d'Artagnan», dit Athos assez haut pour que le
cardinal l'entendit.
Son Йminence fronзa le sourcil, s'arrкta un instant, puis continua
son chemin sans prononcer une seule parole.
D'Artagnan entra derriиre le cardinal, et Rochefort derriиre
d'Artagnan; la porte fut gardйe.
Son Йminence se rendit dans la chambre qui lui servait de cabinet,
et fit signe а Rochefort d'introduire le jeune mousquetaire.
Rochefort obйit et se retira.
D'Artagnan resta seul en face du cardinal; c'йtait sa seconde
entrevue avec Richelieu, et il avoua depuis qu'il avait йtй bien
convaincu que ce serait la derniиre.
Richelieu resta debout, appuyй contre la cheminйe, une table йtait
dressйe entre lui et d'Artagnan.
«Monsieur, dit le cardinal, vous avez йtй arrкtй par mes ordres.
-- On me l'a dit, Monseigneur.
-- Savez-vous pourquoi?
-- Non, Monseigneur; car la seule chose pour laquelle je pourrais
кtre arrкtй est encore inconnue de Son Йminence.»
Richelieu regarda fixement le jeune homme.
«Oh! Oh! dit-il, que veut dire cela?
-- Si Monseigneur veut m'apprendre d'abord les crimes qu'on
m'impute, je lui dirai ensuite les faits que j'ai accomplis.
-- On vous impute des crimes qui ont fait choir des tкtes plus
hautes que la vфtre, monsieur! dit le cardinal.
-- Lesquels, Monseigneur? demanda d'Artagnan avec un calme qui
йtonna le cardinal lui-mкme.
-- On vous impute d'avoir correspondu avec les ennemis du royaume,
on vous impute d'avoir surpris les secrets de l'Йtat, on vous
impute d'avoir essayй de faire avorter les plans de votre gйnйral.
-- Et qui m'impute cela, Monseigneur? dit d'Artagnan, qui se
doutait que l'accusation venait de Milady: une femme flйtrie par
la justice du pays, une femme qui a йpousй un homme en France et
un autre en Angleterre, une femme qui a empoisonnй son second mari
et qui a tentй de m'empoisonner moi-mкme!
-- Que dites-vous donc lа? Monsieur, s'йcria le cardinal йtonnй,
et de quelle femme parlez-vous ainsi?
-- De Milady de Winter, rйpondit d'Artagnan; oui, de Milady de
Winter, dont, sans doute, Votre Йminence ignorait tous les crimes
lorsqu'elle l'a honorйe de sa confiance.
-- Monsieur, dit le cardinal, si Milady de Winter a commis les
crimes que vous dites, elle sera punie.
-- Elle l'est, Monseigneur.
-- Et qui l'a punie?
-- Nous.
-- Elle est en prison?
-- Elle est morte.
-- Morte! rйpйta le cardinal, qui ne pouvait croire а ce qu'il
entendait: morte! n'avez-vous pas dit qu'elle йtait morte?
-- Trois fois elle avait essayй de me tuer, et je lui avais
pardonnй, mais elle a tuй la femme que j'aimais. Alors, mes amis
et moi, nous l'avons prise, jugйe et condamnйe.»
D'Artagnan alors raconta l'empoisonnement de Mme Bonacieux dans le
couvent des Carmйlites de Bйthune, le jugement de la maison
isolйe, l'exйcution sur les bords de la Lys.
Un frisson courut par tout le corps du cardinal, qui cependant ne
frissonnait pas facilement.
Mais tout а coup, comme subissant l'influence d'une pensйe muette,
la physionomie du cardinal, sombre jusqu'alors, s'йclaircit peu а
peu et arriva а la plus parfaite sйrйnitй.
«Ainsi, dit-il avec une voix dont la douceur contrastait avec la
sйvйritй de ses paroles, vous vous кtes constituйs juges, sans
penser que ceux qui n'ont pas mission de punir et qui punissent
sont des assassins!
-- Monseigneur, je vous jure que je n'ai pas eu un instant
l'intention de dйfendre ma tкte contre vous. Je subirai le
chвtiment que Votre Йminence voudra bien m'infliger. Je ne tiens
pas assez а la vie pour craindre la mort.
-- Oui, je le sais, vous кtes un homme de coeur, monsieur, dit le
cardinal avec une voix presque affectueuse; je puis donc vous dire
d'avance que vous serez jugй, condamnй mкme.
-- Un autre pourrait rйpondre а Votre Йminence qu'il a sa grвce
dans sa poche; moi je me contenterai de vous dire: «Ordonnez,
Monseigneur, je suis prкt.»
-- Votre grвce? dit Richelieu surpris.
-- Oui, Monseigneur, dit d'Artagnan.
-- Et signйe de qui? du roi?»
Et le cardinal prononзa ces mots avec une singuliиre expression de
mйpris.
«Non, de Votre Йminence.
-- De moi? vous кtes fou, monsieur?
-- Monseigneur reconnaоtra sans doute son йcriture.»
Et d'Artagnan prйsenta au cardinal le prйcieux papier qu'Athos
avait arrachй а Milady, et qu'il avait donnй а d'Artagnan pour lui
servir de sauvegarde.
Son Йminence prit le papier et lut d'une voix lente et en appuyant
sur chaque syllabe:
«C'est par mon ordre et pour le bien de Йtat que le porteur du
prйsent a fait ce qu'il a fait.
«Au camp devant La Rochelle, ce 5 aoыt 1628.
«Richelieu.»
Le cardinal, aprиs avoir lu ces deux lignes, tomba dans une
rкverie profonde, mais il ne rendit pas le papier а d'Artagnan.
«Il mйdite de quel genre de supplice il me fera mourir, se dit
tout bas d'Artagnan; eh bien, ma foi! il verra comment meurt un
gentilhomme.»
Le jeune mousquetaire йtait en excellente disposition pour
trйpasser hйroпquement.
Richelieu pensait toujours, roulait et dйroulait le papier dans
ses mains. Enfin il leva la tкte, fixa son regard d'aigle sur
cette physionomie loyale, ouverte, intelligente, lut sur ce visage
sillonnй de larmes toutes les souffrances qu'il avait endurйes
depuis un mois, et songea pour la troisiиme ou quatriиme fois
combien cet enfant de vingt et un ans avait d'avenir, et quelles
ressources son activitй, son courage et son esprit pouvaient
offrir а un bon maоtre.
D'un autre cфtй, les crimes, la puissance, le gйnie infernal de
Milady l'avaient plus d'une fois йpouvantй. Il sentait comme une
joie secrиte d'кtre а jamais dйbarrassй de ce complice dangereux.
Il dйchira lentement le papier que d'Artagnan lui avait si
gйnйreusement remis.
«Je suis perdu», dit en lui-mкme d'Artagnan.
Et il s'inclina profondйment devant le cardinal en homme qui dit:
«Seigneur, que votre volontй soit faite!»
Le cardinal s'approcha de la table, et, sans s'asseoir, йcrivit
quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers йtaient dйjа
remplis et y apposa son sceau.
«Ceci est ma condamnation, dit d'Artagnan; il m'йpargne l'ennui de
la Bastille et les lenteurs d'un jugement. C'est encore fort
aimable а lui.»
«Tenez, monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je vous ai pris
un blanc-seing et je vous en rends un autre. Le nom manque sur ce
brevet: vous l'йcrirez vous-mкme.»
D'Artagnan prit le papier en hйsitant et jeta les yeux dessus.
C'йtait une lieutenance dans les mousquetaires.
D'Artagnan tomba aux pieds du cardinal.
«Monseigneur, dit-il, ma vie est а vous; disposez-en dйsormais;
mais cette faveur que vous m'accordez, je ne la mйrite pas: j'ai
trois amis qui sont plus mйritants et plus dignes...
-- Vous кtes un brave garзon, d'Artagnan, interrompit le cardinal
en lui frappant familiиrement sur l'йpaule, charmй qu'il йtait
d'avoir vaincu cette nature rebelle. Faites de ce brevet ce qu'il
vous plaira. Seulement rappelez-vous que, quoique le nom soit en
blanc, c'est а vous que je le donne.
-- Je ne l'oublierai jamais, rйpondit d'Artagnan. Votre Йminence
peut en кtre certaine.»
Le cardinal se retourna et dit а haute voix:
«Rochefort!»
Le chevalier, qui sans doute йtait derriиre la porte entra
aussitфt.
«Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M. d'Artagnan; je le
reзois au nombre de mes amis; ainsi donc que l'on s'embrasse et
que l'on soit sage si l'on tient а conserver sa tкte.
Rochefort et d'Artagnan s'embrassиrent du bout des lиvres; mais le
cardinal йtait lа, qui les observait de son oeil vigilant.
Ils sortirent de la chambre en mкme temps.
«Nous nous retrouverons, n'est-ce pas, monsieur?
-- Quand il vous plaira, fit d'Artagnan.
-- L'occasion viendra, rйpondit Rochefort.
-- Hein?» fit Richelieu en ouvrant la porte.
Les deux hommes se sourirent, se serrиrent la main et saluиrent
Son Йminence.
«Nous commencions а nous impatienter, dit Athos.
-- Me voilа, mes amis! rйpondit d'Artagnan, non seulement libre,
mais en faveur.
-- Vous nous conterez cela?
-- Dиs ce soir.»
En effet, dиs le soir mкme d'Artagnan se rendit au logis d'Athos,
qu'il trouva en train de vider sa bouteille de vin d'Espagne,
occupation qu'il accomplissait religieusement tous les soirs.
Il lui raconta ce qui s'йtait passй entre le cardinal et lui, et
tirant le brevet de sa poche:
«Tenez, mon cher Athos, voilа, dit-il, qui vous revient tout
naturellement.»
Athos sourit de son doux et charmant sourire.
«Amis, dit-il, pour Athos c'est trop; pour le comte de La Fиre,
c'est trop peu. Gardez ce brevet, il est а vous; hйlas, mon Dieu!
vous l'avez achetй assez cher.»
D'Artagnan sortit de la chambre d'Athos, et entra dans celle de
Porthos.
Il le trouva vкtu d'un magnifique habit, couvert de broderies
splendides, et se mirant dans une glace.
«Ah! ah! dit Porthos, c'est vous, cher ami! comment trouvez-vous
que ce vкtement me va?
-- А merveille, dit d'Artagnan, mais je viens vous proposer un
habit qui vous ira mieux encore.
-- Lequel? demanda Porthos.
-- Celui de lieutenant aux mousquetaires.
D'Artagnan raconta а Porthos son entrevue avec le cardinal, et
tirant le brevet de sa poche:
«Tenez, mon cher, dit-il, йcrivez votre nom lа-dessus, et soyez
bon chef pour moi.
Porthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit а d'Artagnan, au
grand йtonnement du jeune homme.
«Oui, dit-il, cela me flatterait beaucoup, mais je n'aurais pas
assez longtemps а jouir de cette faveur. Pendant notre expйdition
de Bйthune, le mari de ma duchesse est mort; de sorte que, mon
cher, le coffre du dйfunt me tendant les bras, j'йpouse la veuve.
Tenez, j'essayais mon habit de noce; gardez la lieutenance, mon
cher, gardez.»
Et il rendit le brevet а d'Artagnan.
Le jeune homme entra chez Aramis.
Il le trouva agenouillй devant un prie-Dieu, le front appuyй
contre son livre d'heures ouvert.
Il lui raconta son entrevue avec le cardinal, et tirant pour la
troisiиme fois son brevet de sa poche:
«Vous, notre ami, notre lumiиre, notre protecteur invisible, dit-
il, acceptez ce brevet; vous l'avez mйritй plus que personne, par
votre sagesse et vos conseils toujours suivis de si heureux
rйsultats.
-- Hйlas, cher ami! dit Aramis, nos derniиres aventures m'ont
dйgoыtй tout а fait de la vie d'homme d'йpйe. Cette fois, mon
parti est pris irrйvocablement, aprиs le siиge j'entre chez les
lazaristes. Gardez ce brevet, d'Artagnan, le mйtier des armes vous
convient, vous serez un brave et aventureux capitaine.»
D'Artagnan, l'oeil humide de reconnaissance et brillant de joie,
revint а Athos, qu'il trouva toujours attablй et mirant son
dernier verre de malaga а la lueur de la lampe.
«Eh bien, dit-il, eux aussi m'ont refusй.
-- C'est que personne, cher ami, n'en йtait plus digne que vous.»
Il prit une plume, йcrivit sur le brevet le nom de d'Artagnan, et
le lui remit.
«Je n'aurai donc plus d'amis, dit le jeune homme, hйlas! plus
rien, que d'amers souvenirs...»
Et il laissa tomber sa tкte entre ses deux mains, tandis que deux
larmes roulaient le long de ses joues.
«Vous кtes jeune, vous, rйpondit Athos, et vos souvenirs amers ont
le temps de se changer en doux souvenirs!»
ЙPILOGUE
La Rochelle, privйe du secours de la flotte anglaise et de la
division promise par Buckingham, se rendit aprиs un siиge d'un an.
Le 28 octobre 1628, on signa la capitulation.
Le roi fit son entrйe а Paris le 23 dйcembre de la mкme annйe. On
lui fit un triomphe comme s'il revenait de vaincre l'ennemi et non
des Franзais. Il entra par le faubourg Saint-Jacques sous des arcs
de verdure.
D'Artagnan prit possession de son grade. Porthos quitta le service
et йpousa, dans le courant de l'annйe suivante, Mme Coquenard, le
coffre tant convoitй contenait huit cent mille livres.
Mousqueton eut une livrйe magnifique, et de plus la satisfaction,
qu'il avait ambitionnйe toute sa vie, de monter derriиre un
carrosse dorй.
Aramis, aprиs un voyage en Lorraine, disparut tout а coup et cessa
d'йcrire а ses amis. On apprit plus tard, par Mme de Chevreuse,
qui le dit а deux ou trois de ses amants, qu'il avait pris l'habit
dans un couvent de Nancy.
Bazin devint frиre lai.
Athos resta mousquetaire sous les ordres de d'Artagnan jusqu'en
1633, йpoque а laquelle, а la suite d'un voyage qu'il fit en
Touraine, il quitta aussi le service sous prйtexte qu'il venait de
recueillir un petit hйritage en Roussillon.
Grimaud suivit Athos.
D'Artagnan se battit trois fois avec Rochefort et le blessa trois
fois.
«Je vous tuerai probablement а la quatriиme, lui dit-il en lui
tendant la main pour le relever.
-- Il vaut donc mieux, pour vous et pour moi, que nous en restions
lа, rйpondit le blessй. Corbleu! je suis plus votre ami que vous
ne pensez, car dиs la premiиre rencontre j'aurais pu, en disant un
mot au cardinal, vous faire couper le cou.»
Ils s'embrassиrent cette fois, mais de bon coeur et sans arriиre-
pensйe.
Planchet obtint de Rochefort le grade de sergent dans les gardes.
M. Bonacieux vivait fort tranquille, ignorant parfaitement ce
qu'йtait devenue sa femme et ne s'en inquiйtant guиre. Un jour, il
eut l'imprudence de se rappeler au souvenir du cardinal; le
cardinal lui fit rйpondre qu'il allait pourvoir а ce qu'il ne
manquвt jamais de rien dйsormais.
En effet, le lendemain, M. Bonacieux, йtant sorti а sept heures du
soir de chez lui pour se rendre au Louvre, ne reparut plus rue des
Fossoyeurs; l'avis de ceux qui parurent les mieux informйs fut
qu'il йtait nourri et logй dans quelque chвteau royal aux frais de
sa gйnйreuse Йminence.
FIN