Georges Rodenbach
Bruges-la-Morte
(1892)
PRÉFACE
Elle est dite «irrémédiable», cette ville que Hugues Viane a choisi d'habiter pour la ressemblance qu'il y trouvait avec la mélancolie de son deuil. Narrations d'événements transcendants liés à la vie et à la mon, les mystères que cette Bruges - dont s'est retirée la grande pulsation de la mer - ne cesse de célébrer dans ses nombreux sanctuaires, l'aident moins par la promesse de résurrection qu'ils véhiculent que par la figure qu'ils donnent à son désir de permanence dans le deuil.
Absorbé par elle ou risquant de l'être, Viane ne cesse de se défendre de la ville. Même quand il exploite sa ressemblance avec elle, alourdissant son deuil de toute sa mélancolie à elle, alignant les reliques de son salon sur les reliques d'église, la connivence qu'il imagine avec elle peut être considérée comme une manière de s'en protéger. Il la flatte. En se pénétrant de son esprit, en imitant son goût du culte, il lui fait honneur. Ne retenant d'elle que les analogies avec le sublime de sa fidélité, il la nimbe. Le visage réel de cette ville était cependant d'une Gorgone, comme cela deviendra manifeste dans le cours du roman. Contenir l'action mortifère de ce visage n'était pas un mince travail. On fait le mort, on renonce à «refaire sa vie» par fidélité à une morte. La vie, on ne la garde que pour la vouer au deuil. Interdit, paralysé par le regard vide, on ne dispose plus que des mouvements stéréotypés de la soumission, ceux qu'on accomplit mécaniquement [7] dans les cultes et les cérémonies. Engourdissement propia-toire de l'élan vital!
Naissant de rencontres entre notre humeur du moment et du choix, en ce même moment, de tels ou tels objets d'attention, les images que nous nous faisons d'une ville sont labiles. Mêlant intimement ce qu'elle nous offre et ce que nous lui demandons, elles ont toutefois, en général, une qualité d'évidence qui nous les rend objectives et précieuses. Elles semblent avoir une réalité autonome, douée d'une vertu propre et responsable de nos états intérieurs. L'auteur de Bruges-la-Morte n'est pas dupe (en dépit de ce que peut laisser croire l'Avertissement du livre) et connaît les avatars de cette rencontre. Au même réseau religieux, son personnage central, Viane, emprunte des sens différents selon ses besoins et ses conflits. Comme veuf attaché à la persistance de son deuil, il le parcourt pour y trouver des renforcements. Occupé à sa liaison, il voit moins ce réseau, mais encore assez pour y trouver de quoi raviver ses remords. La jalousie survenant, la culpabilité augmentant, il y Ut le renoncement auquel il voudrait se résoudre. Il y a cependant une différence entre les trois sens. Élevée au rang de reliquaire modèle (premier sens) ou de modèle ascétique (troisième sens), la ville lui livre peu son caractère hostile au moment de sa liaison; alors que l'auteur renseigne le lecteur sur le détail des commérages moqueurs et méchants dont il est l'objet dans cette ville dévote, lui-même n'apprend que fort tard - au moment du départ de la servante - que sa liaison est connue et suscite la réprobation à laquelle il avait essayé d'échapper par le secret.
C'est comme si Viane se protégeait d'une hostilité dissimulée, sournoise, invisible à ses yeux. Médusé par la ville dans un face à face trop proche, il doit conjurer l'effroi qu'elle lui inspire, par des manœuvres de dénégation. En n'apercevant, par exemple, en elle que des traits qui peuvent faire croire à de l'amour. Les cérémonies de [8] commémoration ainsi que les reliques et les châsses camouflent la haine du corps derrière une vénération s'adressant à ce qui en reste. Aimable devient cette haine quand elle s'offre comme une ascèse béatifiante, comme un modèle de vie conduisant à la paix de l'âme. Noble et bienveillante apparaît finalement la figure menaçante. Obscurcie, se masquant derrière les signes de son contraire, l'hostilité devient supportable. Lestée de tout le poids des objets de l'art et des rêves de bonheur, elle paratt moins dangereuse. Interdictrice et punitive par nature, elle se présente parée d'intentions généreuses. Exemple illustrant le paradoxe du «sur-moi», instance qui dans le même temps, celui de l'inconscient, proscrit et propose la jouissance!
* **
Otage dans le combat de Viane avec la ville mystique et dйvote, telle est la position de la femme dans le texte de Rфdenbach. Morte, l'йpouse occupe le champ perceptif de celui qui l'a aimйe, par l'entremise des objets qui perpйtuent son souvenir autour de lui, dans son salon. Йlevйe au rang d'objet de culte, notamment par cette sorte de reliquaire transparent qui contient sa chevelure d'or, elle rivalise avec la ville sur le propre terrain religieux de celle-ci. Le souvenir la fait survivre а sa mort, dans l'espace qui s'йtend entre lui et la ville intrusive. Adjointe а l'univers des йglises et des couvents, elle le naturalise. Nimbйe, elle exempte d'autres adorations. Centrale, elle asservit toutes les liturgies а l'entretien de son image. Le culte profane conduit Viane aux cultes sacrйs, non pour l'y engager mais pour s'y fortifier par ce jeu des analogies qui peut apprivoiser les rйalitйs les plus effrayantes. Il est le tribut payй а la ville dans la monnaie de celle-ci, mais avec l'inscription indйlйbile de l'image aimйe. Essence du sacrifice, cet acte de soumission maintient la femme dans une fonction de simple intermйdiaire. [9]
La deuxiиme femme du rйcit est Barbe, la vieille servante. Modиle de piйtй, elle travaille pour acquйrir la dot qui lui permettra de rйaliser son rкve: entrer au Bйguinage et prendre le voile. En attendant, elle partage son temps entre les services religieux et le service de son maure. Active et effacйe, elle apporte dans cette maison oщ se cйlиbre sans trкve le culte d'une йpouse morte, le froissement des robes d'йglise. Ne circulant qu'entre les maisons de culte religieux et la maison du culte profane, elle aussi est une intermйdiaire, mais cette fois vivante. Comme si, par elle, le madrй pouvait entretenir l'illusion d'une ville pieuse travaillant а son service. Ombre des йglises et des couvents dans sa vie, la servante en adoucissait l'impact. Lorsque le maure amиnera chez lui sa maоtresse, il se verra abandonnй de Barbe; elle refuse de pactiser avec le pйchй. Il apercevra alors, ne disposant plus de l'йcran trompeur de sa prйsence dйvouйe, l'вme hostile de la ville. Exposй а la malйdiction, il n'a plus le pouvoir de lui imposer silence.
Iconoclaste et victime а la fois est la troisiиme femme du roman, Jane Scott. Maоtresse, elle l'est devenue par la vertu de sa chevelure, si semblable а celle de la disparue. Йbloui moins par la personne elle-mкme que par ce qu'elle lui rappelait, Viane l'avait insйrйe dans le systиme de sa fidйlitй. Le culte de la disparue, il cherchait maintenant, l'analogie des cultes religieux de la ville perdant sans doute de son efficacitй et les sens y retrouvant leur compte, а l'entretenir par cet amour de substitution. Avec le progrиs de l'intimitй, le leurre de la ressemblance exigea des subterfuges et des mascarades. Nue et simplement elle-mкme, la maоtresse perdait tout son pouvoir. C'est couverte des robes dйmodйes de la disparue qu'elle devait se prйsenter aux yeux de Viane, ce n'est qu'ainsi qu'elle pouvait, comme la disparue, lui servir d'ange tutйlaire. Opposйe а ce rфle, capricieuse comme la vie, dйsireuse d'кtre reconnue pour soi-mкme, dйзue de ne pas l'кtre, elle rira de se voir vкtue des dйfroques de la dйfunte, elle ne [10] convoitera plus que les biens de son amant, elle violera son domicile, au jour le plus saint du calendrier de la ville, et comble d'impiйtй, elle profanera la relique privйe - la tresse de cheveux - en la sortant de son йcrin, en l'enroulant а son cou, par un geste qui suggиre le dйnouement fatal. L'йtranglement fait de Jane une victime sacrificielle. Elle meurt d'avoir refusй d'entrer dans le systиme des souvenirs et des images, comme offerte en expiation, le jour de la procession dite du Saint-Sang, aux reliques d'une ville et d'un amour.
* **
Jane Scott avait distrait le veuf de ses pensйes mйlancoliques, et la ville de ses cйrйmonies pieuses. Maintenant qu'elle gоt, morte, dans le salon de Viane, elle est rentrйe dans le cercle du deuil dont elle devait le sortir. Elle a rejoint l'йpouse dont elle avait refusй d'кtre la rйplique. L'ordre moral qu'elle avait un instant perturbй а la faveur d'une illusion est restaurй. Affranchie de sa prйsence dйlйtиre, la ville se retrouve saine et pure. Nonchalante comme les cygnes de ses canaux, elle poursuit son destin avec l'assurance que la mort aura toujours raison des sursauts de la chair. Chargйe de faire respecter la morale, elle a obtenu satisfaction, sans rien faire, en se fiant simplement а la folie meurtriиre d'un adorateur profane blessй. On ne guйrit pas de son oppression, semble nous dire le poиte-romancier. Livre tragique, dйsespйrй que Bruges-la-Morte ! // contient cependant un salutaire avertissement: ne cherchez pas а retrouver parmi les vivants le visage de ceux que vous avez perdus! Les vivants y perdraient leur vie, pour un renouveau de votre malheur!
Franзois Duyckaerts
Hommage а M. Francis magnakd
ABRЙVIATIONS
ms. = manuscrit de Bruges-la-Morte conservй aux Archives et Musйe de la Littйrature а Bruxelles. Le texte du ms. est toujours citй en italiques.
var. = variante (modification survenue entre le manuscrit et la premiиre йdition sйparйe du roman)
bif. = biffure (suppression d'un segment de l'йcrit dans le manuscrit)
rat. = rature (biffure а laquelle a succйdй, en surcharge, une nouvelle formulation)
AVERTISSEMENT!
Dans cette йtude passionnelle, nous avons voulu aussi et principalement йvoquer une Ville, la Ville comme un personnage essentiel, associй aux йtats d'вme, qui conseille, dissuade, dйtermine а agir.
Ainsi, dans la rйalitй, cette Bruges, qu'il nous a plu d'йlire, apparaоt presque humaine... Un ascendant s'йtablit d'elle sur ceux qui y sйjournent.
Elle les faзonne selon ses sites et ses cloches.
Voilа ce que nous avons souhaitй de suggйrer : la Ville orientant une action; ses paysages urbains, non plus seulement comme des toiles de fond, comme des thиmes descriptifs un peu arbitrairement choisis, mais liйs а l'йvйnement mкme du livre.
C'est pourquoi il importe, puisque ces dйcors de Bruges collaborent aux pйripйties, de les reproduire йgalement ici, intercalйs entre les pages: quais, rues dйsertes, vieilles demeures, canaux, bйguinage, йglises, orfиvrerie du culte, beffroi, afin que ceux qui nous liront subissent aussi la prйsence et l'influence de la Ville, йprouvent la contagion des eaux mieux voisines, sentent а leur tour l'ombre des hautes tours allongйe sur le texte.
1. Ne figure pas dans le ms.
I
Le jour dйclinait, assombrissant les corridors de la grande demeure silencieuse, mettant des йcrans de crкpe aux vitres.
Hugues Viane se disposa а sortir, comme il en avait l'habitude quotidienne а la fin des aprиs-midi. Inoccupй, solitaire, il passait toute la journйe dans sa chambre, une vaste piиce au premier йtage, dont les fenкtres donnaient sur le quai du Rosaire, au long duquel s'alignait sa maison, mirйe dans l'eau.
Il lisait un peu: des revues, de vieux livres; fumait beaucoup ; rкvassait а la croisйe ouverte par les temps gris, perdu dans ses souvenirs.
Voilа cinq ans qu'il vivait ainsi, depuis qu'il йtait venu se fixer а Bruges, au lendemain de la mort de sa femme. Cinq ans dйjа! Et il se rйpйtait а lui-mкme: «Veuf! Кtre veuf! Je suis le veuf!» Mot irrйmйdiable et bref! d'une seule syllabe, sans йcho. Mot impair et qui dйsigne bien l'кtre dйpareillй.
Pour lui, la sйparation avait йtй terrible: il avait connu l'amour dans le luxe, les loisirs, le voyage, les pays neufs renouvelant l'idylle. Non seulement le dйlice paisible d'une vie conjugale exemplaire, mais la passion intacte, la fiиvre continuйe, le baiser а peine assagi, l'accord des вmes, distantes et jointes pourtant, comme les quais parallиles d'un canal qui mкle leurs deux reflets.
Dix annйes de ce bonheur, а peine senties, tant elles avaient passй vite ! [19]
Puis, la jeune femme йtait morte, au seuil de la trentaine, seulement alitйe quelques semaines, vite йtendue sur ce lit du dernier jour, oщ il la revoyait а jamais : fanйe et blanche comme la cire l'йclairant, celle qu'il avait adorйe si belle avec son teint de fleur, ses yeux de prunelle dilatйe et noire dans de la nacre, dont l'obscuritй contrastait avec ses cheveux, d'un jaune d'ambre, des cheveux qui, dйployйs, lui couvraient tout le dos, longs et ondulйs. Les Vierges des Primitifs ont des toisons pareilles, qui descendent en frissons calmes.
Sur le cadavre gisant, Hugues avait coupй cette gerbe, tressйe en longue natte dans les derniers jours de la maladie. N'est-ce pas comme une pitiй de la mort? Elle ruine tout, mais laisse intactes les chevelures. Les yeux, les lиvres, tout se brouille et s'effondre. Les cheveux ne se dйcolorent mкme pas. C'est en eux seuls qu'on se survit! Et maintenant, depuis les cinq annйes dйjа, la tresse conservйe de la morte n'avait guиre pвli, malgrй le sel de tant de larmes.
Le veuf, ce jour-lа, revйcut plus douloureusement tout son passй, а cause de ces temps gris de novembre oщ les cloches, dirait-on, sиment dans l'air des poussiиres de sons, la cendre morte des annйes.
Il se dйcida pourtant а sortir, non pour chercher au dehors quelque distraction obligйe ou quelque remиde а son mal. Il n'en voulait point essayer. Mais il aimait cheminer aux approches du soir et chercher des analogies а son deuil dans de solitaires canaux et d'ecclйsiastiques quartiers.
En descendant au rez-de-chaussйe de sa demeure, il aperзut, toutes ouvertes sur le grand corridor blanc, les portes d'ordinaire closes.
Il appela dans le silence sa vieille servante: «Barbe!... Barbe!...»
Aussitфt la femme apparut dans l'embrasure de la premiиre porte et devinant pourquoi son maоtre l'avait [20] hйlйe:
- Monsieur, fit-elle, j'ai dы m'occuper des salons aujourd'hui, parce que demain c'est fкte.
- Quelle fкte? demanda Hugues, l'air contrariй.
- Comment ? monsieur ne sait pas ? Mais la fкte de la Prйsentation de la Vierge. Il faut que j'aille а la messe et au salut du Bйguinage. C'est un jour comme un dimanche. Et puisque je ne peux pas travailler demain, j'ai rangй les salons aujourd'hui. »
Hugues Viane ne cacha pas son mйcontentement. Elle savait bien qu'il voulait assister а ce travail-lа. Il y avait, dans ces deux piиces, trop de trйsors, trop de souvenirs d'Elle et de l'autrefois pour laisser la servante y circuler seule. Il dйsirait pouvoir la surveiller, suivre ses gestes, contrфler sa prudence, йpier son respect. Il voulait manier lui-mкme, quand il les fallait dйranger pour l'enlиvement des poussiиres, tel bibelot prйcieux, tels objets de la morte, un coussin, un йcran qu'elle avait fait elle-mкme. Il semblait que ses doigts fussent partout dans ce mobilier intact et toujours pareil* sofas, divans, fauteuils oщ elle s'йtait assise, et qui conservaient pour ainsi dire la forme de son corps. Les rideaux gardaient les plis йternisйs qu'elle leur avait donnйs. Et dans les miroirs, il semblait qu'avec prudence il fallыt en frфler d'йpongйs et de linges la surface claire pour ne pas effacer son visage donnant au fond. Mais ce que Hugues voulait aussi surveiller et garder de tout heurt, ce sont les portraits de la pauvre morte, des portraits а ses diffйrents вges, йparpillйs un peu partout, sur la cheminйe, les guйridons, les murs ; et puis surtout - un accident а cela lui aurait brisй toute l'вme - le trйsor conservй de cette chevelure intйgrale qu'il n'avait point voulu enfermer dans quelque tiroir de commode ou quelque coffret obscur - c'aurait йtй comme mettre la chevelure dans un tombeau ! - aimant mieux, puisqu'elle йtait toujours vivante, elle, et d'un or sans вge, la laisser йtalйe et visible comme la portion d'immortalitй de son [21] amour !
Pour la voir sans cesse, dans le grand salon toujours le mкme, cette chevelure qui йtait encore Elle, il l'avait posйe lа sur le piano dйsormais muet, simplement gisante - tresse interrompue, chaоne brisйe, cвble sauvй du naufrage! Et, pour l'abriter des contaminations, de l'air humide qui l'aurait pu dйteindre ou en oxyder le mйtal, il avait eu cette idйe, naпve si elle n'eыt pas йtй attendrissante, de la mettre sous verre, йcrin transparent, boоte de cristal oщ reposait la tresse nue qu'il allait chaque jour honorer.
Pour lui, comme pour les choses silencieuses qui vivaient autour, il apparaissait que cette chevelure йtait liйe а leur existence et qu'elle йtait l'вme de la maison.
Barbe, la vieille servante flamande, un peu renfrognйe, mais dйvouйe et soigneuse, savait de quelles prйcautions il fallait entourer ces objets et n'en approchait qu'en tremblant. Peu communicative, elle avait les allures, avec sa robe noire et son bonnet de tulle blanc, d'une sњur touriиre. D'ailleurs, elle allait souvent au Bйguinage voir son unique parente, la sњur Rosalie, qui йtait bйguine.
De ces frйquentations, de ces habitudes pieuses, elle avait gardй le silence, le glissement qu'ont les pas habituйs aux dalles d'йglise. Et c'est pour cela, parce qu'elle ne mettait pas de bruit ou de rires autour de sa douleur, que Hugues Viane s'en йtait si bien accommodй depuis son arrivйe а Bruges. Il n'avait pas eu d'autre servante et celle-ci lui йtait devenue nйcessaire, malgrй sa tyrannie innocente, ses manies de vieille fille et de dйvote, sa volontй d'agir а sa guise, comme aujourd'hui encore oщ, а cause d'une fкte anodine le lendemain, elle avait bouleversй les salons а son insu et en dйpit de ses ordres formels.
Hugues attendit pour sortir qu'elle eыt rangй les meubles, s'assura que tout ce qui lui йtait cher fыt intact et remis en place.' Puis tranquillisй, les persiennes et les portes closes, il se dйcida а son ordinaire promenade du [22] crйpuscule, bien qu'il ne cessвt pas de pluviner, bruine frйquente des fins d'automne, petite pluie verticale qui larmoie, tisse de l'eau, faufile l'air, hйrisse d'aiguilles les canaux planes, capture et transit l'вme comme un oiseau dans un filet mouillй, aux mailles interminables!
II
Hugues recommenзait chaque soir le mкme itinйraire, suivant la ligne des quais, d'une marche indйcise, un peu voыtй dйjа, quoiqu'il eыt seulement quarante ans(1). Mais le veuvage avait йtй pour lui un automne prйcoce. Les tempes йtaient dйgarnies, les cheveux pleins de cendre grise. Ses yeux fanйs regardaient loin, trиs loin, au delа de la vie.
Et comme Bruges aussi йtait triste en ces fins d'aprиs-midi ! Il l'aimait ainsi ! C'est pour sa tristesse mкme qu'il l'avait choisie et y йtait venu vivre aprиs le grand dйsastre. Jadis, dans les temps de bonheur, quand il voyageait avec sa femme, vivant а sa fantaisie, d'une existence un peu cosmopolite, а Paris, en pays йtranger, au bord de la mer, il y йtait venu avec elle, en passant, sans que la grande mйlancolie d'ici pыt influencer leur joie. Mais plus tard, restй seul, il s'йtait ressouvenu de Bruges et avait eu l'intuition instantanйe qu'il fallait s'y fixer dйsormais. Une йquation mystйrieuse s'йtablissait. A l'йpouse morte devait correspondre une ville morte. Son grand deuil exigeait un tel dйcor. La vie ne lui serait supportable qu'ici. Il y йtait venu d'instinct. Que le monde, ailleurs, s'agite, bruisse, allume ses fкtes, tresse ses mille rumeurs. Il avait besoin de silence infini et d'une existence si monotone qu'elle ne lui donnerait presque plus la sensation de vivre.
1. ms. var. cinquante ans
Autour des douleurs physiques, pourquoi faut-il se [25] taire, йtouffer les pas dans une chambre de malade? Pourquoi les bruits, pourquoi les voix semblent-ils dйranger la charpie et rouvrir la plaie ? Aux souffrances morales, le bruit aussi fait mal. Dans l'atmosphиre muette des eaux et des rues inanimйes, Hugues avait moins senti la souffrance de son cњur, il avait pensй plus doucement а la morte. Il l'avait mieux revue, mieux entendue, retrouvant au fil des canaux son visage d'Ophйlie en allйe, йcoutant sa voix dans la chanson grкle et lointaine des carillons.
La ville, elle aussi, aimйe et belle jadis, incarnait de la sorte ses regrets(1). Bruges йtait sa morte. Et sa morte йtait Bruges. Tout s'unifiait en une destinйe pareille. C'йtait Bruges-la-Morte, elle-mкme mise au tombeau de ses quais de pierre, avec les artиres froidies de ses canaux, quand avait cessй d'y battre la grande pulsation de la mer.
Ce soir-lа, plus que jamais, tandis qu'il cheminait au hasard, le noir souvenir le hanta, йmergea de dessous les ponts oщ pleurent les visages de sources invisibles. Une impression mortuaire йmanait des logis clos, des vitres comme des yeux brouillйs d'agonie, des pignons dйcalquant dans l'eau des escaliers de crкpe. Il longea le Quai Vert, le Quai du Miroir, s'йloigna vers le Pont du Moulin, les banlieues tristes bordйes de peupliers. Et partout, sur sa tкte, l'йgouttement froid, les petites notes salйes des cloches de paroisse, projetйes comme d'un goupillon pour quelque absoute.
Dans cette solitude du soir et de l'automne, oщ le vent balayait les derniиres feuilles, il йprouva plus que jamais le dйsir d'avoir fini sa vie et l'impatience du tombeau. Il semblait qu'une ombre s'allongeвt des tours sur son вme ; qu'un conseil vоnt des vieux murs jusqu'а lui ; qu'une voix chuchotante montвt de l'eau - l'eau s'en venant au-devant de lui, comme elle vint au-devant d'Ophйlie, ainsi 1. ms. var. ses souvenirs. [26] que le racontent les fossoyeurs de Shakespeare.
Plus d'une fois dйjа il s'йtait senti circonvenu ainsi. Il avait entendu la lente persuasion(1) des pierres; il avait vraiment surpris l'ordre des choses(2) de ne pas survivre а la mort d'alentour.
Et il avait songй а se tuer, sйrieusement et longtemps. Ah! cette femme, comme il l'avait adorйe! Ses yeux encore sur lui ! Et sa voix qu'il poursuivait toujours, enfuie au bout de l'horizon, si loin! Qu'avait-elle donc, cette femme, pour se l'кtre attachй tout, et l'avoir dйpris du monde entier, depuis qu'elle йtait disparue(3). Il y a donc des amours pareils а ces fruits de la Mer Morte qui ne vous laissent а la bouche qu'un goыt de cendre impйrissable !
S'il avait rйsistй а ses idйes fixes de suicide, c'est encore pour elle. Son fond d'enfance religieuse lui йtait remontй avec la lie de sa douleur. Mystique, il espйrait que le nйant n'йtait pas l'aboutissement de la vie et qu'il la reverrait un jour. La religion lui dйfendait la mort volontaire(4). C'eыt йtй s'exiler du sein de Dieu et s'фter la vague possibilitй de la revoir.
1. ms. var. le lent conseil
2. ms. var. [pas soulignй]
3. ms. rat. morte.
4. ms. var. La Religion lui dйfendait de se tuer.
Il vйcut donc; il pria mкme, trouvant un baume а se l'imaginer, l'attendant, dans les jardins d'on ne sait quel ciel; а rкver d'elle, dans les йglises, au bruit de l'orgue.
Ce soir-lа, il entra, en passant, dans l'йglise Notre-Dame oщ il se plaisait а venir souvent, а cause de son caractиre mortuaire: partout, sur les parois, sur le sol, des dalles tumulaires avec des tкtes de mort, des noms йbrйchйs, des inscriptions rongйes aussi comme des lиvres de pierre... La mort elle-mкme ici effacйe par la mort...
Mais, tout а cфtй, le nйant de la vie s'йclairait par la consolante vision de l'amour se perpйtuant dans la mort, et c'est pour cela que Hugues venait souvent en pиlerinage а cette йglise : c'йtaient les tombeaux cйlиbres de Charles le Tйmйraire et de Marie de Bourgogne, au fond d'une chapelle latйrale. Comme ils йtaient йmouvants! Elle surtout, la douce princesse, les doigts juxtaposйs, la tкte sur un coussin, en robe de cuivre, les pieds appuyйs а un chien symbolisant la fidйlitй, toute rigide sur l'entablement du sarcophage. Ainsi sa morte reposait а jamais sur son вme noire. Et le temps viendrait aussi oщ il s'allongerait а son tour(1) comme le duc Charles(2) et reposerait auprиs d'elle. Sommeil cфte а cфte, bon refuge de la mort, si l'espoir chrйtien ne devait point se rйaliser pour eux et les joindre.
1. ms. var. а cфtй de l'Йpouse
2. ms. var. а cфtй de sa fille
Hugues sortit de Notre-Dame plus triste que jamais. Il s'orienta du cфtй de sa demeure, l'heure approchant oщ il rentrait d'habitude pour son repas du soir. Il cherchait en lui le souvenir de la morte pour l'appliquer а la forme du tombeau qu'il venait de voir et imaginer tout celui-ci, avec un autre visage. Mais la figure des morts, que la mйmoire nous conserve un temps, s'y altиre peu а peu, y dйpйrit, comme d'un pastel sans verre dont la poussiиre s'йvapore. Et, dans nous, nos morts meurent une seconde fois !
Tout а coup, tandis qu'il recomposait par une fixe tension d'esprit - et comme regardant au dedans de lui - ses traits а demi effacйs dйjа, Hugues qui, d'ordinaire, remarquait а peine les passants, si rares d'ailleurs, йprouva un йmoi subit en voyant une jeune femme arriver vers lui. Il ne l'avait point aperзue d'abord, s'avanзant du bout de la rue, mais seulement quand elle fut toute proche.
A sa vue, il s'arrкta net, comme figй ; la personne, qui venait en sens inverse, avait passй prиs de lui. Ce fut une secousse, une apparition. Hugues eut l'air de chavirer une minute. Il mit la main а ses yeux comme pour йcarter un songe. Puis, aprиs un moment d'hйsitation, tournй verse [28] 'inconnue qui s'йloignait en son rythme de marche lente, il rйtrograda, abandonna le quai qu'il descendait et se mit soudain а la suivre. Il marcha vite pour la rejoindre, allant d'un trottoir а l'autre, s'approchant d'elle, la regardant avec une insistance qui eыt йtй inconvenante si elle n'avait apparu toute hallucinйe. La jeune femme allait, voyait sans regarder, impassible. Hugues semblait de plus en plus йtrange et hagard. Il la suivait maintenant depuis plusieurs minutes dйjа, de rue en rue, tantфt rapprochй d'elle, comme pour une enquкte dйcisive, puis s'en йloignant avec une apparence d'effroi quand il en devenait trop voisin. Il semblait attirй et effrayй а la fois, comme par un puits oщ l'on cherche а йlucider(1) un visage...
Eh bien! oui! cette fois, il l'avait bien reconnue, et а toute йvidence. Ce teint de pastel, ces yeux de prunelle dilatйe et sombre dans la nacre(2), c'йtaient les mкmes. Et tandis qu'il marchait derriиre elle, ces cheveux qui apparaissaient dans la nuque, sous la capote noire et la voilette, йtaient bien d'un or semblable, couleur d'ambre et de cocon, d'un jaune fluide et textuel. Le mкme dйsaccord entre les yeux nocturnes et le midi flambant de la chevelure.
1. ms. rat. reconnaоtre
2. ms. var. renoirйe dans la nacre
Est-ce que sa raison pйriclitait а prйsent? Ou bien sa rйtine, а force de sauver la morte, identifiait les passants avec elle ? Tandis qu'il cherchait son visage, voici que cette femme, brusquement surgie, le lui avait offert, trop conforme et trop jumeau. Trouble d'une telle apparition ! Miracle presque effrayant d'une ressemblance qui allait jusqu'а l'identitй.
Et tout: sa marche, sa taille, le rythme de son corps, l'expression de ses traits, le songe intйrieur du regard, ce qui n'est plus seulement les lignes et la couleur, mais la spiritualitй de l'кtre et le mouvement de l'вme - tout cela [29] lui йtait rendu, rйapparaissait, vivait!
L'air d'un somnambule, Hugues la suivait toujours, machinalement maintenant, sans savoir pourquoi et sans plus rйflйchir, а travers le dйdale embrumй des rues de Bruges. Arrivй а un carrefour, oщ plusieurs directions s'enchevкtrent, tout а coup, comme il marchait un peu derriиre elle, il ne la vit plus - en allйe, disparue dans on ne sait laquelle de ces ruelles tournantes.
Il s'arrкta, regardant au loin, inventoriant le vide, des larmes nйes au bord des yeux...
Ah ! comme elle ressemblait а la morte ! (1)
1. ms. var. Morte!
III
Hugues garda de cette rencontre un grand trouble. Maintenant, quand il songeait а sa femme, c'йtait l'inconnue de l'autre soir qu'il revoyait; elle йtait son souvenir vivant, prйcisй. Elle lui apparaissait comme la morte plus ressemblante.
Lorsqu'il allait, en de muettes dйvotions, baiser la relique(1) de la chevelure conservйe ou s'attendrir devant quelque portrait, ce n'est plus avec la morte qu'il confrontait l'image, mais avec la vivante qui lui ressemblait. Mystйrieuse identification de ces deux visages. C'avait йtй comme une pitiй du sort offrant des points de repиre а sa mйmoire, se mettant de connivence avec lui contre l'oubli, substituant une estampe fraоche а celle qui pвlissait, dйjа jaunie et piquйe par le temps.
1. ms. var. Relique
Hugues possйdait maintenant de la disparue une vision toute nette et toute neuve. Il n'avait qu'а contempler en sa mйmoire le vieux quai de l'autre jour, dans le soir qui tombe, et s'avanзant vers lui une femme qui a la figure de la morte. Il n'avait plus besoin de regarder en arriиre, loin, dans le recul des annйes; il lui suffisait de songer au dernier ou au pйnultiиme soir. C'йtait tout proche et tout simple maintenant. Son њil avait emmagasinй le cher visage une nouvelle fois; la rйcente empreinte s'йtait fusionnйe avec l'ancienne, se fortifiant l'une par l'autre, en une ressemblance qui maintenant donnait presque l'illusion d'une prйsence rйelle.[31]
Hugues, les jours suivants, se trouva tout hantй. Donc une femme existait, absolument pareille а celle qu'il avait perdue. Pour l'avoir vue passer, il avait fait, une minute, le rкve cruel que celle-ci allait revenir, йtait revenue et s'avanзait vers lui, comme naguиre. Les mкmes yeux, le mкme teint, les mкmes cheveux - toute semblable et adйquate. Caprice bizarre de la Nature et de la Destinйe!
Il aurait voulu la revoir. Peut-кtre qu'il ne la reverrait jamais plus. Pourtant, rien que de la savoir proche et de pouvoir la rencontrer, il lui semblait qu'il se sentait moins seul et moins veuf. Est-il vraiment veuf, celui dont la femme n'est qu'absente et rйapparaоt en de brefs retours?(1)
Il s'imaginerait retrouver la morte(2) quand passerait celle qui lui ressemble. Dans cet espoir, il alla а la mкme heure du soir, vers les parages oщ il l'avait vue ; il arpenta le vieux quai aux pignons noircis, aux fenкtres embйguinйes de rideaux de mousseline derriиre lesquels des femmes inoccupйes, vite curieuses de son va-et-vient, l'йpiиrent; il s'enfonзa dans les rues mortes, les ruelles tortueuses, espйrant la voir dйboucher, brusque, а quelque angle d'un carrefour.
Une semaine s'йcoula ainsi, d'attente toujours dйзue. Il y pensait dйjа moins quand, un lundi - le mкme jour prйcisйment que la premiиre rencontre - il la revit, tout de suite reconnue, qui s'avanзait vers lui, de la mкme marche balancйe. Plus encore que la prйcйdente fois, elle lui apparut d'une ressemblance totale, absolue et vraiment effrayante.
1. ms. rat. brиves rencontres?
2. ms. var. Morte
D'йmoi, son cњur s'йtait presque arrкtй, comme s'il allait mourir ; son sang lui avait chantй aux oreilles ; des mousselines blanches, des voiles de noce, des cortиges de Communiantes avaient brouillй ses yeux. Puis, toute proche et noire, la tache de la silhouette qui allait passer contre lui.[32]
La femme avait remarquй son trouble sans doute, car elle regarda de son cфtй, l'air йtonnй. Ah! Ce regard rйcupйrй, sorti du nйant ! Ce regard qu'il n'avait jamais cru revoir, qu'il imaginait dйlayй dans la terre(1), il le sentait maintenant sur lui, posй et doux, refleuri, recaressant. Regard venu(2) de si loin, ressuscitй de la tombe, et qui йtait comme celui que Lazare a dы avoir pour Jйsus.
Hugues se trouva sans force, tout l'кtre attirй, entraоnй dans le sillage de cette apparition. La morte(3) йtait lа devant lui ; elle cheminait ; elle s'en allait. Il fallait marcher derriиre elle, s'approcher, la regarder, boire ses yeux retrouvйs, rallumer sa vie а ses cheveux qui йtaient de la lumiиre. Il fallait la suivre, sans discuter, simplement, jusqu'au bout de la ville et jusqu'au bout du monde.
Il n'avait pas raisonnй; mais, machinalement, s'йtait remis а marcher derriиre elle(4), tout prиs cette fois, avec la peur haletante de la perdre encore, а travers cette vieille ville aux rues en circuits et en mйandres.
1. ms. bif. bu par les vers
2. ms. var. revenu
3. ms. var. La Morte
4. ms. bif. aimantй, hagard et
Certes, il n'avait pas songй une minute а cette action anormale de sa part : suivre une femme. Eh non ! c'est sa femme qu'il suivait, qu'il accompagnait dans cette crйpusculaire promenade et qu'il allait reconduire jusqu'а son tombeau...
Hugues marchait toujours, aimantй, comme dans un rкve, aux cфtйs de l'inconnue ou derriиre elle, sans mкme s'apercevoir qu'aprиs les quais solitaires, ils avaient atteint maintenant les rues marchandes, le centre de la ville, la Grand'Place oщ la Tour des Halles, immense et noire, se dйfendait contre la nuit envahissante avec le bouclier d'or , de son cadran. [33]
La jeune femme, svelte et rapide, l'air de se dйrober а cette poursuite, s'йtait engagйe dans la rue Flamande - aux vieilles faзades ornementйes et sculptйes comme des poupes - apparaissant plus nette et d'une silhouette mieux dйcoupйe chaque fois qu'elle passait devant la vitrine йclairйe d'un magasin ou le halo rйpandu d'un rйverbиre.
Puis il la vit brusquement traverser la rue, s'acheminer vers le thйвtre dont les portes йtaient ouvertes, et elle entra.
Hugues ne s'arrкta pas(1)... Il йtait devenu une volontй inerte, un satellite entraоnй. Les mouvements de l'вme ont aussi leur vitesse acquise. Obйissant а l'impulsion antйrieure, il pйnйtra а son tour dans le vestibule oщ la foule affluait. Mais la vision s'йtait йvanouie. Nulle part, ni parmi le public qui faisait queue, ni au contrфle, ni dans les escaliers, il n'aperзut la jeune femme. Oщ avait-elle disparu? Par quel couloir? Par quelle porte latйrale? Car il l'avait vue entrer, sans erreur possible. Elle allait au spectacle sans doute. Elle serait dans la salle tout а l'heure. Elle y йtait dйjа peut-кtre, installйe en quelque fauteuil ou dans la rouge obscuritй d'une loge. La retrouver! La revoir ! La contempler distinctement une soirйe tout entiиre ! Il sentait sa tкte vaciller а cette pensйe qui lui faisait du bien et du mal а la fois. Mais rйsister а la suggestion, il n'y songea mкme pas. Et sans rйflйchir а rien: ni aux allures dйsordonnйes oщ il s'abandonnait depuis une heure, ni а la dйraison de son nouveau projet, ni а l'anomalie d'assister а une reprйsentation thйвtrale malgrй le grand deuil dont il йtait vкtu йternellement(2), il se dirigea sans hйsiter vers le bureau, demanda un fauteuil et pйnйtra dans la salle. [34]
1. ms. var. puisqu'il ne pensait plus. Il allait...
2. ms. var. depuis de longues annйes
Son њil fouilla vite toutes les places, les rangs de stalles, les baignoires, les loges, les galeries supйrieures qui se remplissaient peu а peu, йclairйes par la lumiиre contagieuse des lustres. Il ne la retrouva pas, tout dйconcertй, inquiet, triste. Quel mauvais hasard se jouait de lui? Hallucinant visage tour а tour montrй et dйrobй ! Apparitions intermittentes, comme celles de la lune dans les nuages! Il attendit, chercha encore. Des spectateurs attardйs se hвtaient, gagnant leurs places dans un bruit grinзant de portes et de banquettes.
Elle seule n'arrivait point.
Il commenзa а regretter son action irrйflйchie. D'autant plus qu'on avait remarquй sa prйsence et qu'on s'en йtonna en une insistance de jumelles qu'il ne fut pas sans apercevoir. Certes, il ne frйquentait personne, n'avait nouй de relations avec aucune famille, vivait seul. Mais chacun le connaissait de vue, au moins, savait qui il йtait et son noble dйsespoir, en cette Bruges peu populeuse, si inoccupйe, oщ tout le monde se connaоt, s'enquiert des nouveaux venus, informe ses voisins et se renseigne auprиs d'eux.
Ce fut une surprise, presque la fin d'une lйgende; et le triomphe des malins qui avaient toujours souri quand on parlait du veuf inconsolable.
Hugues, par on ne sait quel fluide qui se dйgage d'une foule quand elle s'unifie en une pensйe collective, eut l'impression а ce moment d'une faute vis-а-vis de lui-mкme, d'une noblesse parjurйe, d'une premiиre fкlure au vase de son culte conjugal par oщ sa douleur, bien entretenue jusqu'ici, s'йgoutterait toute.
Cependant l'orchestre venait d'entamer l'ouverture de l'њuvre qu'on allait reprйsenter. Il avait lu, sur le programme de son voisin, le titre en gros caractиre: Robert le Diable, un de ces opйras de vieille mode dont se compose presque infailliblement le spectacle en province. Les violons dйroulaient maintenant les premiиres mesures.
Hugues se sentit plus troublй encore. Depuis la mort de [35] sa femme, il n'avait entendu aucune musique. Il avait peur du chant des instruments. Mкme un accordйon dans les rues, avec son petit concert asthmatique et acidulй, lui tirait des larmes. Et aussi les orgues, а Notre-Dame et а Sainte-Walburge, le dimanche, quand ils semblaient draper par-dessus les fidиles des velours noirs et des catafalques de sons.
La musique de l'opйra maintenant lui noyait les mйninges ; les archets lui jouaient sur les nerfs. Un picotement lui vint aux yeux. S'il allait pleurer encore? Il songeait а partir quand une pensйe йtrange lui traversa l'esprit: la femme de tantфt qu'il avait, comme dans un coup de folie et pour le baume de sa ressemblance, suivie jusqu'en cette salle, ne s'y trouvait pas, il en йtait sыr. Pourtant elle йtait entrйe au thйвtre, presque sous ses yeux. Mais si elle ne se trouvait pas dans la salle, peut-кtre allait-elle apparaоtre sur la scиne ?
Profanation qui, d'avance, lui dйchirait toute l'вme. Le visage identique, le visage de l'Йpouse elle-mкme dans l'йvidence de la rampe et soulignй de maquillages. Si cette femme, suivie ainsi et disparue brusquement sans doute par quelque porte de service, йtait une actrice et qu'il allait la voir surgir, gesticulant et chantant? Ah! sa voix? serait-ce aussi la mкme voix, pour continuer la diabolique ressemblance - cette voix de mйtal grave, comme d'argent avec un peu de bronze, qu'il n'avait plus jamais entendue, jamais?
Hugues se sentit tout bouleversй, rien que par la possibilitй d'un hasard qui pourrait bien aller jusqu'au bout; et plein d'angoisse, il attendit, avec une sorte de pressentiment qu'il avait soupзonnй juste.
Les actes s'йcoulиrent, sans rien lui apprendre. Il ne la reconnut pas parmi les chanteuses, ni non plus parmi les choristes, fardйes et peintes comme des poupйes de bois. Inattentif, pour le reste, au spectacle, il йtait dйcidйment rйsolu а partir aprиs la scиne des Nonnes, dont le dйcor de [36] cimetiиre le ramenait а toutes ses pensйes mortuaires. Mais tout а coup, au rйcitatif d'йvocation, quand les ballerines, figurant les Sњurs du cloоtre rйveillйes de la mort, processionnent en longue file, quand Helena s'anime sur son tombeau et, rejetant linceul et froc, ressuscite, Hugues йprouva une commotion, comme un homme sorti d'un rкve noir qui entre dans une salle de fкte dont la lumiиre vacille aux balances trйbuchantes de ses yeux.
Oui ! c'йtait elle ! Elle йtait danseuse ! Mais il n'y songea mкme pas une minute. C'йtait vraiment la morte descendue de la pierre de son sйpulcre(1), c'йtait sa morte qui maintenant souriait lа-bas, s'avanзait, tendait les bras.
Et plus ressemblante ainsi, ressemblante а en pleurer, avec ses yeux dont le bistre accentuait le crйpuscule, avec ses cheveux apparents, d'un or unique comme l'autre...
Saisissante apparition, toute fugitive, sur laquelle bientфt le rideau tomba.
Hugues, la tкte en feu, bouleversй et rayonnant, s'en retourna au long des quais, comme hallucinй encore par la vision persistante qui ouvrait toujours devant lui, mкme dans la nuit noire, son cadre de lumiиre... Ainsi le docteur Faust(2), acharnй aprиs le miroir magique oщ la cйleste image de femme se dйvoile ![37]
1. ms. var. sainte Rosalie descendue de la pierre de son sйpulcre, c'йtait vraiment la morte ressuscitйe
2. ms. var. dans le poиme de Goethe
IV
Hugues eut vite fait d'кtre renseignй sur elle. Il sut son nom: Jane Scott, qui figurait en vedette sur l'affiche; elle rйsidait а Lille, venant deux fois par semaine, avec la troupe dont elle faisait partie, donner des reprйsentations а Bruges.
Les danseuses ne passent guиre pour кtre puritaines. Un soir donc, induit а se rapprocher d'elle par le charme douloureux de cette ressemblance, il l'aborda(1).
Elle rйpondit(2) sans avoir l'air surprise et comme s'attendant а la rencontre, d'une voix qui bouleversa Hugues jusqu'а l'вme. La voix aussi! La voix de l'autre, toute semblable et rйentendue, une voix de la mкme couleur, une voix orfйvrйe de mкme. Le dйmon de l'Analogie se jouait de lui ! Ou bien y a-t-il une secrиte harmonie dans les visages et faut-il qu'а tels yeux, а telle chevelure corresponde une voix appariйe?
1. ms. bif. avec une phrase naпve et gauche comme а vingt ans: II y a longtemps que je rкve de vous parler.
2. ms. bif. «Eh bien! votre rкve se rйalise»
Pourquoi n'aurait-elle pas йgalement la parole de la morte puisqu'elle avait ses prunelles dilatйes et noires dans de la nacre, ses cheveux d'or rare et d'un alliage qui semblait introuvable? En la voyant maintenant de plus prиs, de tout prиs, nulle diffйrence ne s'avйrait entre la femme ancienne et la nouvelle. Hugues en demeurait confondu et que celle-ci, malgrй les poudres, le fard, la rampe qui brыle, eыt le mкme teint naturel de pulpe intacte. Et, dans l'allure aussi, rien du genre dйsinvolte des danseuses: une toilette sobre, un esprit qui semblait rйservй et doux.[39]
Plusieurs fois, Hugues la revit, conversa avec elle(1). Le sortilиge de la ressemblance opйrait... Il n'avait eu garde cependant de retourner au thйвtre. Le premier soir, c'avait йtй une manigance adorable de la destinйe. Puisqu'elle devait кtre pour lui l'illusion de sa morte retrouvйe, il йtait juste qu'elle lui apparыt d'abord comme une ressuscitйe(2), descendant d'un tombeau parmi un dйcor de fйerie et de clair de lune.
Mais dйsormais il n'entendait plus se la figurer ainsi. Elle йtait la morte redevenue femme, ayant recommencй sa vie а l'ombre, s'habillant d'йtoffes tranquilles. Pour que l'йvocation fыt sauve, Hugues ne voulut plus voir la danseuse qu'en toilette de ville, mieux ressemblante ainsi et toute pareille.
Maintenant il allait la visiter souvent, chaque fois qu'elle jouait, l'attendant а l'hфtel oщ elle descendait. D'abord il se contenta du mensonge consolant de son visage. Il cherchait dans ce visage la figure de la morte. Pendant de longues minutes, il la regardait, avec une joie douloureuse, emmagasinant ses lиvres, ses cheveux, son teint, les dйcalquant au fil de ses yeux stagnants... Йlan, extase du puits qu'on croyait mort et oщ s'enchвsse une prйsence. L'eau n'est plus nue ; le miroir vit !
Pour s'illusionner aussi avec(3) sa voix, il baissait parfois les paupiиres, il l'йcoutait parler, il buvait ce son, presque identique а s'y mйprendre, sauf par instant un peu de sourdine, un peu d'ouate sur les mots. C'йtait comme si l'ancienne eыt parlй derriиre une tenture. [40]
1. ms. bif. Peu а peu la prise de possession commenзait.
2. ms. var. Ressuscitйe
3. ms. bif. le mirage de
Pourtant, de cette premiиre apparition sur la scиne, un souvenir troublant persistait : il avait entrevu ses bras nus, sa gorge, la ligne souple du dos et se les imaginait aujourd'hui dans la robe close.
Une curiositй de chair s'infiltra.
Qui dira les passionnйes йtreintes d'un couple qui s'aime, longuement sйparй? Or la mort ici n'avait йtй qu'une absence, puisque la mкme femme йtait retrouvйe.
En regardant Jane, Hugues songeait а la morte(1), aux baisers, aux enlacements de naguиre. Il croirait repossйder l'autre, en possйdant celle-ci. Ce qui paraissait fini а jamais allait recommencer. Et il ne tromperait mкme pas l'Йpouse, puisque c'est elle encore qu'il aimerait dans cette effigie et qu'il baiserait sur cette bouche telle que la sienne.
Hugues connut ainsi de funиbres et violentes joies. Sa passion ne lui apparut pas sacrilиge mais bonne, tant il dйdoubla ces deux femmes en un seul кtre - perdu, retrouvй, toujours aimй, dans le prйsent comme dans le passй, ayant des yeux communs, une chevelure indivise, une seule chair, un seul corps auquel il demeurait fidиle.
Chaque fois maintenant que Jane arrivait а Bruges, Hugues la rejoignit, soit а la fin de l'aprиs-midi, avant le spectacle ; mais surtout aprиs, dans les silencieux minuits oщ, jusque tard, il s'enchantait auprиs d'elle: malgrй l'йvidence, son grand deuil intact, les appartements d'hфtel toujours l'air йtrangers et transitoires, il parvenait peu а peu а se persuader que les mauvaises annйes n'avaient point йtй, que c'йtait toujours le foyer, le mйnage d'amour, la femme premiиre(2), l'intimitй calme avant les baisers permis.
1. ms. var. la Morte
2. ms. var. l'Йpouse
Les douces soirйes: chambre close, paix intйrieure, [41] unitй du couple qui se suffit, silence et paix quiиte ! Les yeux, comme des phalиnes, ont tout oubliй: les angles noirs, les vitres froides, la pluie, au dehors, et l'hiver, les carillons sonnant la mort de l'heure - pour ne plus papillonner que dans le cercle йtroit de la lampe !
Hugues revivait ces soirйes-lа... Oubli total! Recommencements! Le temps(1) coule en pente, sur un lit sans pierres... Et il semble que, vivant, on vive dйjа d'йternitй.[42]
1. ms. rat. Le temps n'a plus de rive
V
Hugues installa Jane dans une maison riante qu'il avait louйe pour elle au long d'une promenade qui aboutit а des banlieues de verdures et de moulins.
En mкme temps, il l'avait dйcidйe а quitter le thйвtre. Ainsi il l'aurait toujours а Bruges et mieux а lui. Pas une minute, cependant, il n'avait envisagй le petit ridicule pour un homme grave et de son вge, aprиs un si inconsolable deuil notoire, de s'amouracher d'une danseuse. A vrai dire, il n'avait pas d'amour pour elle. Tout ce qu'il dйsirait, c'йtait pouvoir йterniser le leurre de ce mirage. Quand il prenait dans ses mains la tкte de Jane, l'approchait de lui, c'йtait pour regarder ses yeux, pour y chercher quelque chose qu'il avait vu dans d'autres: une nuance, un reflet, des perles, une flore dont la racine est dans l'вme - et qui y flottaient aussi peut-кtre.
D'autres fois, il dйnouait ses cheveux, en inondait ses йpaules, les assortissait mentalement а un йcheveau absent, comme s'il fallait les filer ensemble.
Jane ne comprenait rien а ces allures anormales de Hugues, а ses muettes contemplations.
Elle se rappelait, au commencement de leurs relations, son inexpliquйe tristesse quand elle lui avait dit que sa chevelure йtait teinte ; et avec quel йmoi, depuis, il l'йpiait pour savoir si elle la maintenait de la mкme nuance.
- «J'ai l'envie de ne plus me teindre», avait-elle dit un jour. Il en avait paru tout troublй, insistant pour qu'elle [43] gardвt ses cheveux de cet or clair qu'il aimait tant. Et, en disant cela, il les avait pris, caressйs de la main, y enfonзant les doigts comme un avare dans son trйsor qu'il retrouve(1).
Et il avait balbutiй des choses confuses: «Ne change rien... c'est parce que tu es ainsi que je t'aime! Ah! tu ne sais pas, tu ne sauras jamais ce que je manie dans tes cheveux...»
Il semblait vouloir en dire davantage; puis s'arrкtait, comme au bord d'un abоme de confidences.
Depuis qu'elle s'йtait installйe а Bruges, il venait la voir presque tous les jours, passait d'ordinaire ses soirйes chez elle, y soupait parfois, malgrй la mauvaise humeur de Barbe, sa vieille servante qui, le lendemain, maugrйait d'avoir inutilement prйparй le repas et d'avoir attendu. Barbe feignait de croire qu'il avait vraiment mangй au restaurant; mais, au fond, demeurait incrйdule et ne reconnaissait plus son maоtre, auparavant si ponctuel, si casanier.
Hugues sortait beaucoup, partageant les heures entre sa maison et celle de Jane.
Il y allait de prйfйrence vers le soir, par habitude prise de ne sortir qu'aux fins d'aprиs-midi; et puis aussi pour n'кtre pas trop remarquй en ses promenades vers cette demeure qu'il avait expressйment choisie dans un quartier solitaire. Lui n'avait йprouvй vis-а-vis de lui-mкme aucune honte ni rougeur d'вme, parce qu'il savait le motif, le stratagиme de cette transposition qui йtait non seulement une excuse, mais l'absolution, la rйhabilitation devant la morte(2) et presque devant Dieu. Mais il fallait compter avec la province qui est prude: comment ne pas s'y inquiйter un peu du voisinage, de l'hostilitй ou du respect publics lorsqu'on en sent sur soi incessamment les yeux posйs, l'attouchement pour ainsi dire? [44]
1. ms. var. - Pourquoi ne veux-tu pas?
2. ms. var. la Morte
En cette Bruges catholique surtout, oщ les mњurs sont sйvиres ! Les hautes tours dans leurs frocs de pierre partout allongent leur ombre. Et il semble que, des innombrables couvents, йmane un mйpris des rosйs secrиtes de la chair, une glorification contagieuse de la chastetй. A tous les coins de rue, dans des armoires de boiserie et de verre, s'йrigent des Vierges en manteaux de velours, parmi des fleurs de papier qui se fanent, tenant en main une banderole avec un texte dйroulй qui, de leur cфtй, proclament: «Je suis l'immaculйe.»
Les passions, les accointances des sexes hors mariage y sont toujours l'њuvre perverse, le chemin de l'enfer, le pйchй du sixiиme et du neuviиme commandement qui fait parler bas dans les confessionnaux et farde de confusion les pйnitentes.
Hugues connaissait cette austйritй de Bruges et avait йvitй de l'offusquer. Mais, en cette vie de province tout exiguл, rien n'йchappe 1. Bientфt il suscita а son insu une pieuse indignation. Or la foi scandalisйe s'y exprime volontiers en ironies. Telle la cathйdrale rit et nargue le diable avec les masques de ses gargouilles.
Quand la liaison du veuf avec la danseuse se fut йbruitйe, il devint, sans le savoir, la fable de la ville. Nul n'en ignora: bavardages de porte en porte ; propos d'oisivetй; cancans colportйs, accueillis avec une curiositй de bйguines; herbe de la mйdisance qui, dans les villes mortes, croоt entre tous les pavйs.
On s'amusa d'autant plus de l'aventure qu'on avait connu son long dйsespoir, ses regrets sans йclaircie, toutes ses pensйes uniquement cueillies et nouйes en bouquet pour une tombe. Aujourd'hui, c'est lа qu'aboutissait ce deuil qu'on avait pu croire йternel.
Tous s'y йtaient trompйs, le pauvre veuf lui-mкme, qui avait йtй sans doute ensorcelй par une coquine. On la connaissait bien. C'йtait une ancienne danseuse du thйвtre. On se la montrait au passage, en riant, en s'indignant un peu de son air de personne tranquille que dйmentaient, trouvait-on, son dandinement et sa chevelure jaune. On savait mкme oщ elle habitait, et que le veuf allait la voir tous les soirs. Encore un peu, on aurait dit les heures et son itinйraire...[45]
1. ms. var. а la malignitй.
Les bourgeoises curieuses, dans le vide des aprиs-midi inoccupйes, surveillaient son passage, assises а une croisйe, l'йpiant dans ces sortes de petits miroirs qu'on appelle des espions et qu'on aperзoit а toutes les demeures, fixйs sur l'appui extйrieur de la fenкtre. Glaces obliques oщ s'encadrent des profils йquivoques de rues ; piиges miroitants qui capturent, а leur insu, tout le manиge des passants, leurs gestes, leurs sourires, la pensйe d'une seule minute en leurs yeux - et rйpercute tout cela dans l'intйrieur des maisons oщ quelqu'un guette.
Ainsi, grвce а la trahison des miroirs, on connut vite toutes les allйes et venues de Hugues et chaque dйtail du quasi concubinage dans lequel il vivait maintenant avec Jane. L'illusion oщ il persistait, ses naпves prйcautions de ne l'aller voir qu'au soir tombant greffиrent d'une sorte de ridicule cette liaison qui avait offusquй d'abord, et l'indignation s'acheva dans des rires.
Hugues ne soupзonnait rien. Et il continua а sortir quand le jour dйcline, pour s'acheminer, en de volontaires dйtours, vers la toute proche banlieue.
Comme, а prйsent, elles lui furent moins douloureuses, ces promenades au crйpuscule! Il traversait la ville, les ponts centenaires, les quais mortuaires au long desquels l'eau soupire. Les cloches, dans le soir, sonnaient chaque fois pour quelque obit du lendemain. Ah ! ces cloches а toutes volйes, mais si en allйes - semblait-il - et dйjа si lointaines de lui, tintant comme en d'autres ciels...
Et le trop-plein des gouttiиres avait beau dйgouliner, le [46] tunnel des ponts suinter des larmes froides, les peupliers du bord de l'eau frйmir comme la plainte d'une frкle source inconsolable, Hugues n'entendait plus cette douleur des choses ; il ne voyait plus la ville rigide et comme emmaillotйe dans les mille bandelettes de ses canaux.
La ville d'autrefois(1), cette Bruges-la-Morte, dont il semblait aussi le veuf, ne l'effleurait plus qu'а peine d'un glacis de mйlancolie ; et il marchait, consolй, а travers son silence, comme si Bruges aussi avait surgi de son tombeau et s'offrait telle qu'une ville neuve qui ressemblerait а l'ancienne.
Et tandis qu'il s'en allait chaque soir retrouver Jane, pas un йclair de remords : ni, une seule minute, le sentiment du parjure, du grand amour tombй dans la parodie, de la douleur quittйe - pas mкme ce petit frisson qui court dans les moelles de la veuve, la premiиre fois qu'en ses crкpes et ses cachemires elle agrafe une rosй rouge.
1. ms. bif. Ce n'йtait plus pour lui la ville d'Autrefois, ce n'йtait plus la ville morte
VI
Hugues songeait : quel pouvoir indйfinissable que celui de la ressemblance !
Elle correspond aux deux besoins contradictoires de la nature humaine: l'habitude et la nouveautй. L'habitude qui est la loi, le rythme mкme de l'кtre. Hugues l'avait expйrimentй avec une acuitй qui dйcida de sa destinйe sans remиde. Pour avoir vйcu dix ans auprиs d'une femme toujours chиre, il ne pouvait plus se dйsaccoutumer d'elle, continuait а s'occuper de l'absente et а chercher sa figure sur d'autres visages(1).
D'autre part, le goыt de la nouveautй est non moins instinctif. L'homme se lasse а possйder le mкme bien. On ne jouit du bonheur, comme de la santй, que par contraste. Et l'amour aussi est dans l'intermittence de lui-mкme.
Or la ressemblance est prйcisйment ce qui les concilie en nous, leur fait part йgale, les joint en un point imprйcis. La ressemblance est la ligne d'horizon de l'habitude et de la nouveautй.
En amour principalement, cette sorte de raffinement opиre: charme d'une femme nouvelle arrivant qui ressemblerait а l'ancienne ![49]
1. ms. bif. Chaque homme n'aime que selon un type dont il porte en lui, dйs l'origine peut-кtre la [face] (?) dйcalquйe. C'est si vrai que, quand il va aimer, son premier instinct est de dire: « Vous ressemblez а mon rкve... » Et c'est pourquoi chaque homme ne semble а lui-mкme n'aimer vraiment qu'une seule femme dans sa vie.
Hugues en jouissait avec un grandissant dйlice, lui que la solitude et la douleur avaient dиs longtemps sensibilisй jusqu'а ces nuances d'вme. N'est-ce pas d'ailleurs par un sentiment innй des analogies dйsirables qu'il йtait venu vivre а Bruges dиs son veuvage ?
Il avait ce qu'on pourrait appeler «le sens de la ressemblance», un sens supplйmentaire, frкle et souffreteux, qui rattachait par mille liens tйnus les choses entre elles, apparentait les arbres par des fils de la Vierge, crйait une tйlйgraphie immatйrielle entre son вme et les tours inconsolables.
C'est pour cela qu'il avait choisi Bruges, Bruges d'oщ la mer s'йtait retirйe, comme un grand bonheur aussi.
C'avait йtй dйjа un phйnomиne de ressemblance, et parce que sa pensйe serait а l'unisson avec la plus grande des Villes Grises.
Mйlancolie de ce gris des rues de Bruges oщ tous les jours ont l'air de la Toussaint ! Ce gris comme fait avec le blanc des coiffes de religieuses et le noir des soutanes de prкtres, d'un passage incessant ici et contagieux. Mystиre de ce gris, d'un demi-deuil йternel!
Car partout les faзades, au long des rues, se nuancent а l'infini : les unes sont d'un badigeon vert pвle ou de briques fanйes rejointoyйes de blanc; mais, tout а cфtй, d'autres sont noires, fusains sйvиres, eaux-fortes brыlйes dont les encres y remйdient, compensent les tons voisins un peu clairs; et, de l'ensemble, c'est quand mкme du gris qui йmane, flotte, se propage au fil des murs alignйs comme des quais.
Le chant des cloches aussi s'imaginerait plutфt noir ; or, ouatй, fondu dans l'espace, il arrive en une rumeur йgalement grise qui traоne, ricoche, ondule sur l'eau des canaux.
Et cette eau elle-mкme, malgrй tant de reflets: coins de ciel bleu, tuiles des toits, neige des cygnes voguant, verdure des peupliers du bord, s'unifie en chemins de [50] silence incolores.
Il y a lа, par un miracle du climat, une pйnйtration rйciproque, on ne sait quelle chimie de l'atmosphиre qui neutralise les couleurs trop vives, les ramиne а une unitй de songe, а un amalgame de somnolence plutфt grise.
C'est comme si la brume frйquente, la lumiиre voilйe des ciels du Nord, le granit des quais, les pluies incessantes, le passage des cloches eussent influencй, par leur alliage, la couleur de l'air - et aussi, en cette ville вgйe, la cendre morte du temps, la poussiиre du sablier des Annйes accumulant, sur tout, son њuvre silencieuse.
Voilа pourquoi Hugues avait voulu se retirer lа, pour sentir ses derniиres йnergies imperceptiblement et sыrement s'ensabler, s'enliser sous cette petite poussiиre d'йternitй qui lui ferait aussi une вme grise de la couleur de la ville!
Aujourd'hui ce sens de la ressemblance, par une diversion brusque et quasi miraculeuse, avait agi encore, mais d'une faзon inverse(1). Comment, et par quelle manigance de la destinйe, dans cette Bruges si lointaine de ses premiers souvenirs, avait surgi brusquement ce visage qui devait les ressusciter tous ?
Quoi qu'il en fыt du singulier hasard, Hugues s'abandonna dйsormais а l'enivrement de cette ressemblance de Jane avec la morte, comme jadis il s'exaltait а la ressemblance de lui-mкme avec la ville.
1. ms. var. mais en sens inverse.
VII
Depuis les quelques mois dйjа que Hugues avait rencontrй Jane, rien encore n'avait altйrй le mensonge oщ il revivait(1). Comme sa vie avait changй ! Il n'йtait plus triste. Il n'avait plus cette impression de solitude dans un vide immense. Son amour d'autrefois qui semblait а jamais si loin et hors de l'atteinte, Jane le lui avait rendu; il le retrouvait et le voyait en elle, comme on voit, dans l'eau, la lune dйcalquйe, toute pareille. Or, jusqu'ici, nulle ride, nul frisson sous un vent mauvais qui attйnuвt l'intйgritй de ce reflet.
1. ms. var. s'exaltait.
Et c'est si bien la morte qu'il continuait а honorer dans le simulacre de cette ressemblance, qu'il n'avait jamais cru un instant manquer de fidйlitй а son culte ou а sa mйmoire. Chaque matin, ainsi qu'au lendemain de son dйcиs, il faisait ses dйvotions - comme les stations du chemin de la croix de l'amour - devant les souvenirs conservйs d'elle. Dans l'ombre silencieuse des salons, aux persiennes entr'ouvertes, parmi les meubles jamais dйrangйs, il allait longuement, dиs son lever, s'attendrir encore devant les portraits de sa femme: lа, une photographie, а l'вge oщ elle йtait jeune fille, peu de temps avant leurs fianзailles ; au centre d'un panneau, un grand pastel dont la vitre miroitante tour а tour la cachait et la montrait, en une silhouette intermittente; ici, sur un guйridon, une autre photographie dans un cadre niellй, un portrait des derniиres annйes oщ elle a dйjа un air souffrant et de lis qui s'incline... Hugues y mettait les lиvres et les baisait comme une patиne ou comme des reliquaires.[53]
Chaque matin aussi, il contemplait le coffret de cristal oщ la chevelure de la morte, toujours apparente, reposait. Mais а peine s'il en levait le couvercle. Il n'aurait pas osй la prendre ni tresser ses doigts avec elle. C'йtait sacrй, cette chevelure! c'йtait la chose mкme de la morte, qui avait йchappй а la tombe pour dormir d'un meilleur sommeil dans ce cercueil de verre. Mais cela йtait mort quand mкme, puisque c'йtait d'un mort, et il fallait n'y jamais toucher. Il devait suffire de la regarder, de la savoir intacte, de s'assurer qu'elle йtait toujours prйsente, cette chevelure, d'oщ dйpendait peut-кtre la vie de la maison(1). Hugues restait ainsi de longues heures а ranimer ses souvenirs, tandis que le lustre, au-dessus de sa tкte, dans le silence clos des salons, endettait de son goupillon de cristal grelottant la bruine d'une petite plainte.
1. Cette phrase ne se trouve pas dans le ms.
Et puis, il s'en allait chez Jane, ainsi qu'а la derniиre station de son culte, Jane qui possйdait, eue, la chevelure tout entiиre et vivante, Jane qui йtait comme le portrait le plus ressemblant de la morte. Un jour, mкme, pour se leurrer dans une identification plus spйciale, Hugues avait eu une idйe bizarre qui le sйduisit aussitфt: ce n'est pas seulement de menus objets, des brimborions, des portraits qu'il conservait de sa femme ; il avait voulu tout garder d'elle, comme si elle n'йtait qu'absente. Rien n'avait йtй distrait, donnй ou vendu. Sa chambre йtait toujours prкte, comme pour son retour possible, rangйe et pareille, avec un nouveau buis bйnit chaque annйe. Son linge d'autrefois йtait complet et empilй dans les tiroirs, pleins de sachets, qui le conservaient intact dans son immobilitй un peu jaunie. Les robes aussi, toutes les anciennes toilettes pendaient dans les armoires, soies et popelines vidйes de gestes.[54]
Hugues voulait parfois les revoir, jaloux de ne rien oublier, d'йterniser son regret...
L'amour, comme la foi, s'entretient par de petites pratiques. Or, un jour, une envie йtrange lui traversa l'esprit, qui aussitфt le hanta jusqu'а l'accomplissement: voir Jane avec une de ces robes, habillйe comme la morte l'avait йtй. Elle dйjа si ressemblante, ajoutant а l'identitй de son visage l'identitй d'un de ces costumes qu'il avait vus naguиre adaptйs а une taille toute pareille. Ce serait plus encore sa femme revenue.
Minute divine, celle oщ Jane s'avancerait vers lui ainsi parйe, minute qui abolirait le temps et les rйalitйs, qui lui donnerait l'oubli total !
Une fois entrйe en lui, cette idйe devint fixe, obsйdante, roulant son grelot.
Il se dйcida : un matin, il appela sa vieille servante pour lui faire descendre(1) du grenier une malle qui servirait а transporter quelques-unes des prйcieuses robes.
1. ms. var. l'aider а descendre
- «Monsieur va en voyage ? » demanda la vieille Barbe qui, ne s'expliquant pas le nouveau genre de vie de son maоtre, autrefois si cloоtrй, ses sorties, ses absences, ses repas au dehors, commenзait а lui supposer des lubies.
Il se fit aider par elle pour dйpendre et trier les toilettes et les garantir de la poussiиre vite envolйe en nuages dans ces armoires longtemps immobiles.
Il choisit deux robes, les deux derniиres que la morte avait achetйes et les йtala soigneusement dans la malle, йgalisant la jupe, tapotant les plis.
Barbe n'y comprenait rien, mais cela la choquait de voir morceler cette garde-robe а laquelle on n'avait jamais touchй. Allait-on la vendre? Et elle hasarda:
- «Que dirait la pauvre madame?»
Hugues la regarda. Il avait pвli. Est-ce qu'elle aurait devinй ? Est-ce qu'elle saurait ?[55]
- «Que voulez-vous dire?» interrogea-t-il.
- Je pense, rйpondit la vieille Barbe, que dans mon village, en Flandre, quand on n'a pas vendu tout de suite, la semaine de son enterrement, les bardes d'un mort, on doit les conserver, sa propre vie durant, sous peine de maintenir ce mort en purgatoire jusqu'а ce qu'on trйpasse soi-mкme.
- Soyez tranquille, fit Hugues rassurй. Je n'ai l'intention de rien vendre. Elle a raison, votre lйgende(1). »
1. ms. var. la lйgende de votre pays.
Barbe demeura donc stupйfaite quand elle le vit peu aprиs, malgrй ce qu'il venait de dire, faire charger la malle sur un fiacre et partir.
Hugues ne sut comment communiquer а Jane sa folle idйe ; car jamais il ne lui avait parlй de son passй - par une sorte de dйlicatesse, de pudeur vis-а-vis de la morte - ni mкme fait une allusion а la douce et cruelle ressemblance qu'il poursuivait en elle.
La malle dйposйe, Jane poussa de petits cris, elle sautilla : - Quelle surprise ! Il l'avait comblйe sans doute. Quoi? des cadeaux? une robe?...
- Oui, des robes, fit Hugues machinalement.
- Ah! tu es gentil! Il y en a donc plus d'une?
- Deux.
- De quelle couleur? Vite! laisse voir!
Et elle s'approchait, la main tendue, demandant la clй.
Hugues ne savait quoi dire. Il n'osait pas parler, ne voulant pas se trahir, expliquer le maladif dйsir auquel il avait cйdй comme un impulsif.
La malle ouverte, Jane exhuma les robes et les enveloppa d'un rapide coup d'oeil, l'air aussitфt dйsappointйe :
- QueUe laide faзon ! Et ce dessin dans la soie, comme c'est vieux, vieux ! Mais oщ as-tu achetй de pareilles robes ? [56]
Et, dans la jupe, ces draperies ! Il y a dix ans qu'on portait cela. Je crois que tu te moques de moi!...
Hugues demeurait perplexe et trиs penaud ; il cherchait des mots, une explication, pas la vraie, mais une autre, vraisemblable. Il commenзait а voir le ridicule de son idйe, et pourtant elle le tenaillait toujours.
Oh ! qu'elle y consente ! qu'elle revкte une de ces robes, fыt-ce une minute! et cette minute, quand il la verra habillйe comme l'ancienne(2), contiendra vraiment pour lui tout le paroxysme de la ressemblance et l'infini de l'oubli.
1. ms. var. se dйshabille!
2. ms. bit. comme l'autre, mettant ses bras, sa gorge, ses hanches, tout son corps dans la mкme йtoffe,
Il lui expliqua, а voix cвline: «Oui! c'йtaient de vieilles robes... dont il avait hйritй... les robes d'une parente... il avait voulu plaisanter... il avait l'envie de la voir avec une de ces vieilles robes. C'йtait fou ; mais il en avait l'envie... une seule minute !...»
Jane n'y comprenait rien; riait, tournait et retournait chaque toilette en tous sens, apprйciait l'йtoffe, d'une soie riche а peine fanйe, mais demeurait stupйfaite devant cette faзon bizarre et un peu ridicule qui pourtant avait йtй la mode et l'йlйgance... Hugues insistait. - Mais tu me trouveras laide ! Ahurie d'abord de ce caprice, Jane finit par juger drфle, elle-mкme, de se parer de ces dйfroques. Rieuse et gamine, elle фta son peignoir et, les bras nus, ajustant la guimpe qui couvrait son corset, la refoulant ainsi que les dentelles de sa chemise, elle revкtit l'une des deux robes, qui йtait dйcolletйe... Debout devant la glace, Jane riait de se voir ainsi: «J'ai l'air d'un vieux portrait!»
Et elle minaudait, se contorsionnait ; monta sur la table, en relevant ses jupes, pour se voir tout entiиre, rianttoujours, la gorge secouйe, un bout de la chemise mal fixйe dйpassant du corsage sur la chair nue, moins chaste qu'elle, et y apportant l'йvidence des intimitйs du linge...[57]
Hugues contemplait. Cette minute, qu'il avait rкvйe culminante et suprкme, apparaissait polluйe, triviale. Jane prenait plaisir а ce jeu. Elle voulut maintenant essayer l'autre robe et, dans un accиs de gaоtй folle, se mit а danser, multipliant les entrechats, reprise de chorйgraphie.
Hugues se sentait un malaise d'вme grandissant ; il eut l'impression d'assister а une douloureuse mascarade. Pour la premiиre fois, le prestige de la conformitй physique n'avait pas suffi. Il avait opйrй encore, mais а rebours(1). Sans la ressemblance, Jane ne lui eыt apparu que vulgaire. A cause de la ressemblance, elle lui donna, durant un instant, cette atroce impression de revoir la morte, mais avilie, malgrй le mкme visage et la mкme robe - l'impression qu'on йprouve, les jours de procession, quand le soir on rencontre celles ayant figurй la Vierge ou les Saintes Femmes, encore affublйes du manteau, des pieuses tuniques, mais un peu ivres, tombйes а un carnaval mystique, sous les rйverbиres dont les plaies saignent dans l'ombre.
1. ms. var. Il opйra encore, mais en sens inverse.
VIII
Un dimanche de mars qui йtait celui de Pвques, la vieille Barbe apprit de son maоtre, le matin, qu'il ne dоnerait ni ne souperait chez lui et qu'elle йtait libre jusqu'au soir. Elle en fut toute rйjouie, car puisque son jour de congй coпncidait avec un jour de grande fкte, elle irait au Bйguinage, assisterait aux offices: la grand'messe, les vкpres, le salut, et passerait le reste de la journйe chez sa parente, sњur Rosalie, qui habitait un des couvents principaux du religieux enclos.
C'йtait une des meilleures, une des seules joies de Barbe d'aller au Bйguinage. Tout le monde l'y connaissait. Elle y avait plusieurs amies parmi les bйguines, et rкvait, pour ses trиs vieux jours, quand elle aurait amassй quelques йconomies, d'y venir elle-mкme prendre le voile et finir sa vie comme tant d'autres - si heureuses ! - qu'elle voyait avec une cornette emmaillotant leur tкte d'ivoire вgй.
Surtout par ce matin de mars adolescent, elle exultait de s'acheminer vers son cher Bйguinage, d'un pas encore alerte, dans sa grande mante noire а capuchon, oscillant comme une cloche. Au loin, des tintements semblaient s'accorder avec sa marche, sonneries de paroisse unanimes, et, parmi elles, tous les quarts d'heure, la musique grкle, chevrotante du carillon, un air comme tapotй sur un clavier de verre...
Un commencement de verdure printaniиre donnait а la banlieue un air de campagne. Or bien que, depuis plus de trente ans, Barbe fыt en condition а la ville, elle avait [59] gardй, comme toutes ses pareilles, le souvenir persistant de son village, une вme paysanne qu'un peu d'herbe ou de feuillage attendrit.
La bonne matinйe! Et comme elle allait d'un pas allиgre, dans le soleil clair, йmue d'un cri d'oiseau, de l'odeur des jeunes pousses en ce faubourg dйjа rustique oщ verdoient les sites choisis du Minnewater - le lac d'amour, a-t-on traduit, mais mieux encore: l'eau oщ l'on aime! et lа, devant cet йtang qui somnole, les nйnuphars comme des cњurs de premiиres communiantes, les rives gazonnйes pleines de fleurettes, les grands arbres, les moulins, а l'horizon, qui gesticulent, Barbe encore une fois eut l'illusion du voyage, du retour, а travers champs, vers son enfance...
C'йtait aussi une вme pieuse, de cette foi des Flandres oщ subsiste un peu du catholicisme espagnol, cette foi oщ les scrupules et la terreur l'emportent sur la confiance et qui a plus la peur de l'Enfer que la nostalgie du Ciel. Avec pourtant un amour du dйcor, la sensualitй des fleurs, de l'encens, des riches йtoffes, qui appartient en propre а la race. C'est pourquoi l'esprit obscur de la vieille servante s'extasiait par avance aux pompes des saints offices, tandis qu'elle franchissait le pont arquй du Bйguinage et pйnйtrait dans l'enceinte mystique.
Dйjа, ici, le silence d'une йglise; mкme le bruit des minces sources du dehors, dйgoulinйes dans le lac, arrivant comme une rumeur de bouches qui prient ; et les murs, tout autour, des murs bas qui bornent les couvents, blancs comme des nappes de Sainte Table. Au centre, une herbe йtoffйe et compacte, une prairie de Jean Van Eyck, oщ paоt un mouton qui a l'air de l'Agneau pascal.
Des rues, portant des noms de saintes ou de bienheureux, tournent, obliquent, s'enchevкtrent, s'allongent, formant un hameau du moyen вge, une petite ville а part dans l'autre ville, plus morte encore. Si vide, si muette, d'un silence si contagieux qu'on y marche doucement, qu'on y [60] parle bas, comme dans un domaine oщ il y a un malade.
Si par hasard quelque passant approche, et fait du bruit, on a l'impression d'une chose anormale et sacrilиge. Seules quelques bйguines peuvent logiquement circuler lа, а pas frфlants, dans cette atmosphиre йteinte; car elles ont moins l'air de marcher que de glisser, et ce sont plutфt des cygnes, les sњurs des cygnes blancs des longs canaux. Quelques-unes, qui s'йtaient attardйes, se hвtaient sous les ormes du terre-plein, quand Barbe se dirigea vers l'йglise d'oщ venait dйjа l'йcho de l'orgue et de la messe chantйe. Elle entra en mкme temps que les bйguines qui allaient prendre place dans les stalles, en double rang de boiseries sculptйes, s'alignant prиs du chњur. Toutes les coiffes se juxtaposaient, leurs ailes de linge immobilisйes, blanches avec des reflets dйcalquйs, rouge et bleu, quand le soleil traversait les vitraux. Barbe regarda de loin, d'un њil d'envie, le groupe agenouillй des Sњurs de la communautй, йpouses de Jйsus et servantes de Dieu, avec l'espoir, un jour aussi, d'en faire partie...
Elle avait pris place dans un des bas cфtйs de l'йglise, parmi quelques fidиles laпcs йgalement : vieillards, enfants, familles pauvres logйes dans les maisons du Bйguinage qui se dйpeuple. Barbe, qui ne savait pas lire, йgrenait un gros rosaire, priant а pleines lиvres, regardant parfois du cфtй de sњur Rosalie, sa parente, qui occupait la deuxiиme place dans les stalles aprиs la Mиre Rйvйrende.
Comme l'йglise йtait belle, toute brasйante de cires allumйes. Barbe, au moment de l'Offertoire, alla acheter un petit cierge а la sњur sacristine qui se tenait prиs d'un if de fer forgй, oщ bientфt l'offrande de la vieille servante brыla а son tour.
De temps en temps, elle suivait la consomption de son cierge, qu'elle reconnaissait parmi les autres.
Ah! qu'elle йtait heureuse! et comme les prкtres ont raison de dire que l'йglise est la maison de Dieu ! surtout qu'au Bйguinage, c'йtaient des Sњurs qui chantaient au [61] jubй, avec des voix douces comme doivent en avoir les anges seuls.
Barbe ne se lassait pas d'йcouter l'harmonium, les cantiques qui se dйpliaient tout blancs, comme de beaux linges.
Cependant la messe йtait dite; les lumiиres s'йteignaient.
Toutes ensemble, dans un frissonnement de leurs cornettes, les bйguines sortirent - essaim qui prit son vol, sema un moment le jardin vert de blanches envergures, d'un dйpart de mouettes. Barbe avait suivi, mais а distance, par une sorte de discrйtion respectueuse, sњur Rosalie, sa parente; puis, quand elle la vit rentrer dans son couvent, elle hвta le pas, et, un moment aprиs, y pйnйtrait а son tour.
Les bйguines sont ainsi а plusieurs dans chacune des demeures qui composent la communautй. Ici, trois ou quatre ; lа, jusqu'а quinze ou vingt. Le couvent de sњur Rosalie йtait nombreux; et toutes les Sњurs, au moment oщ Barbe y entra, а peine revenues de l'йglise, causaient, riaient, s'interpellaient dans la vaste salle de l'ouvroir. A cause du jour fйriй, les corbeilles de couture, les carreaux de dentelle йtaient rangйs dans les coins. Les unes, dans le jardinet qui prйcиde le logis, examinaient les plantes, la croissance des parterres bordйs de buis. D'autres, jeunes parfois, montraient des cadeaux reзus, des њufs de Pвques avec du sucre en givre. Barbe, un peu intimidйe, suivait partout sa parente dans les chambres, les parloirs, oщ d'autres visites affluaient, ayant peur de rester seule, de paraоtre intruse, attendant avec une petite anxiйtй qu'on la priвt а dоner, comme c'йtait la coutume. Mais encore! S'il y avait aujourd'hui trop de parents arrivйs et qu'il n'y eыt pas de place?
Barbe fut rassurйe quand sњur Rosalie vint l'inviter de la part de la Supйrieure, en s'excusant de la laisser seule, trиs affairйe, car les bйguines ont chacune leur tour de [62] diriger le mйnage une semaine, et c'йtait le sien.
- Nous causerons aprиs le dоner, ajouta-t-elle. D'autant plus que j'ai quelque chose de grave а vous dire.
- De grave? interrogea Barbe effrayйe. Alors, dites-le-moi tout de suite.
- Je n'ai pas le temps... tout а l'heure...
Et elle s'esquiva par les corridors, laissant la vieille servante consternйe. Quelque chose de grave? Qu'est-ce qu'il pouvait bien y avoir? Un malheur? Mais elle n'avait plus rien de cher au monde, personne d'autre que cette unique parente.
Alors, il s'agissait d'elle. Qu'est-ce qu'on pouvait bien lui reprocher? de quoi l'accusait-on? Elle n'avait jamais trompй d'un liard. Quand elle allait а confesse, elle ne savait vraiment quoi dire et quel pйchй s'imputer.
Barbe demeura tout anxieuse. Sњur Rosalie avait eu un air si sombre, presque sйvиre en lui parlant ! C'йtait fini, la bonne joie de cette journйe. Elle n'avait plus le cњur а rire, а se mкler aux groupes qui, lа-bas, s'йgayaient, jacassaient, examinaient des dentelles commencйes, d'un dessin nouveau oщ aboutissent les fils inextricables des bobines.
Seule, а l'йcart, sur une chaise, elle songeait maintenant а la chose inconnue que sњur Rosalie allait lui dire.
Quand on se fut mis а table, dans le long rйfectoire, aprиs la priиre а voix haute, Barbe mangea а peine et sans plaisir vraiment, tandis qu'elle voyait les saines et rosйs bйguines et quelques autres invitйes, des parentes comme elle, faire honneur а ce repas de fкte et de dimanche. On servait du vin ce jour-lа, du vin de Tours, onctueux et d'or, du vin de burettes. Barbe vida le verre qu'on lui avait versй, croyant noyer ses prйoccupations. Une migraine lui vint.
Le repas lui avait paru interminable. Quand il s'acheva, elle courut droit а la sњur Rosalie, l'interrogeant du regard. Celle-ci remarqua son trouble et vite tвcha de la [63] calmer.
- Ce n'est rien, Barbe! Voyons, mon amie, ne vous alarmez pas ainsi.
- Qu'y a-t-il?
- Rien! rien de trиs grave. Un petit conseil que je devais vous donner.
- Ah! vous m'avez fait peur...
- Quand je dis rien de grave, il s'agit du prйsent. Mais la chose pourrait devenir grave. Voici: il sera peut-кtre nйcessaire que vous changiez de service.
- Changer de service ! Et pourquoi donc ? Voilа cinq ans que je suis chez M. Viane. Je lui suis attachйe parce que je l'ai vu bien malheureux ; et il tient а moi. C'est le plus honnкte homme du monde.
- Ah! ma pauvre fille, comme vous кtes naпve! Eh bien, non! ce n'est pas le plus honnкte homme du monde.
Barbe йtait devenue toute pвle et demanda :
- Qu'est-ce que vous voulez dire ? qu'est-ce que mon maоtre a fait de mal?
Sњur Rosalie lui raconta alors l'histoire qui avait couru la ville et s'йtait divulguйe jusque dans cette placide enceinte du Bйguinage : l'inconduite de celui dont tout le monde admirait autrefois la douleur de veuf si poignante et si inconsolable. Eh bien ! il s'йtait consolй d'une abominable faзon! Il allait maintenant chez une mauvaise femme, une ancienne danseuse du thйвtre...
Barbe tremblait; а chaque mot, йtouffait une rйvolte intйrieure ; car elle vйnйrait sa parente, et ces rйvйlations si offensantes, si incroyables pour elle, prenaient une autoritй dans sa bouche. C'йtait donc lа la cause de tout ce changement d'existence auquel elle ne comprenait rien, les sorties frйquentes, les allйes et venues, les repas pris dehors, les rentrйes tardives, les absences nocturnes...?
La bйguine continuait :
- Avez-vous rйflйchi, Barbe, qu'une servante honnкte [64] et chrйtienne ne peut pas rester davantage au service d'un homme qui est devenu un libertin ?
A ce mot, Barbe йclata: ce n'йtait pas possible! des calomnies, tout cela, dont sњur Rosalie йtait dupe. Un si bon maоtre, qui adorait sa femme! et, chaque matin encore, sous ses propres yeux, allait pleurer devant les portraits de la dйfunte, gardait ses cheveux mieux qu'une relique.
- C'est comme je vous le dis, rйpondit avec calme sњur Rosalie. Je sais tout. Je connais mкme la maison oщ habite cette femme. Elle est situйe sur mon chemin pour aller en ville et j'y ai vu entrer ou sortir plus d'une fois M. Viane.
Ceci йtait formel. Barbe parut matйe. Elle ne rйpliqua rien, s'absorba dans une songerie, avec un gros pli et des fronces dans le milieu du front.
Puis elle dit ces simples mots: «Je rйflйchirai», tandis que sa parente, rappelйe а l'office par les occupations de sa charge, prenait pour un moment congй d'elle.
La vieille servante demeura stupide, sans force, ses idйes brouillйes, devant cette nouvelle qui contrariait tous ses espoirs et dйrangeait tout le chemin de son avenir.
D'abord elle йtait attachйe а son maоtre et ne le quitterait pas sans des regrets.
Et puis quel autre service trouver, aussi bon, aisй, lucratif? En ce mйnage de vieux garзon, elle aurait pu parfaire ses йconomies, la petite dot indispensable pour venir finir ses jours au Bйguinage. Pourtant sњur Rosalie avait raison. Elle ne pouvait pas rester davantage chez un homme qui scandalise le prochain.
Elle savait dйjа qu'on ne peut pas servir chez des impies, qui ne prient pas, qui n'observent pas les lois de l'Йglise, les Quatre-Temps, le Carкme. La mкme raison existe pour les dйbauchйs. Ils commettent mкme le pire pйchй, celui que les prйdicateurs, dans les sermons et les retraites, menacent le plus des feux de l'enfer. Et Barbe йcartait vite [65] d'elle jusqu'а cette lointaine correspondance avec la Luxure, au seul nom de laquelle elle se signait.
Quoi dйcider? Barbe demeura bien perplexe, durant tout le temps des vкpres et du salut solennel pour la cйlйbration desquels elle йtait retournйe а l'йglise, avec la Communautй. Elle pria le Saint-Esprit de l'йclairer ; et ses oraisons furent exaucйes, car, en sortant, elle avait pris une dйcision.
Puisque le cas йtait йpineux et au-dessus de son jugement, elle irait du mкme pas chez son confesseur habituel, en l'йglise de Notre-Dame, et suivrait docilement sa sentence.
Le prкtre а qui elle raconta tout ce qu'elle venait d'apprendre et qui connaissait depuis des annйes cette nature simple, droite, vite bourrelйe de scrupules grвce auxquels sa pauvre вme obscure apparaissait vraiment comme couronnйe d'йpines, chercha а la tranquilliser, lui fit promettre de ne rien brusquer: si ce qu'on disait de son maоtre йtait vrai et qu'il eыt ainsi des relations coupables, il y avait lieu encore de distinguer, quant а elle : tant que les entrevues avaient lieu en dehors de la maison, elle devait les ignorer, en tout cas ne pas s'en йmouvoir; si, par malheur, cette femme de mauvaise vie dont il йtait question venait chez son maоtre, le visiter, dоner ou autrement, elle ne pouvait plus, dans ce cas, кtre complice de la dйbauche, devrait refuser ses services et partir.
Barbe se fit rйpйter deux fois la distinction ; puis, l'ayant comprise, enfin, elle sortit du confessionnal, quitta l'йglise aprиs une courte priиre et s'en retourna vers le quai du Rosaire, vers la demeure d'oщ elle йtait partie si heureuse, le matin, et qu'il lui faudrait abandonner (elle le sentait bien!) tфt ou tard...
Ah ! comme il est difficile d'кtre joyeux longtemps ! Et elle rentrait par les rues mortes, regrettant la verte banlieue de l'aube, la messe, les cantiques blancs, toutes les choses sur lesquelles la nuit tombait ; songeant а des [66] dйparts proches, а de nouveaux visages, а son maоtre en йtat de pйchй mortel ; et se voyant elle-mкme, sans espoir dйsormais de finir sa vie au Bйguinage, mourir un soir pareil, toute seule, а l'hospice dont les fenкtres donnent sur le canal...
IX
Hugues avait йprouvй une grande dйsillusion depuis le jour oщ il eut ce bizarre caprice de vкtir Jane d'une des robes surannйes de la morte(1). Il avait dйpassй le but. A force de vouloir fusionner les deux femmes, leur ressemblance s'йtait amoindrie. Tant qu'elles demeuraient а distance l'une de l'autre, avec le brouillard de la mort entre elles, le leurre йtait possible. Trop rapprochйes, les diffйrences apparurent.
1. ms. var. la Morte.
A l'origine, tout йbloui du mкme visage retrouvй, son йmoi йtait complice; puis peu а peu, а force de vouloir йmietter le parallиle, il en vint а se tourmenter pour des nuances.
Les ressemblances ne sont jamais que dans les lignes et dans l'ensemble. Si on s'ingйnie aux dйtails, tout diffиre. Mais Hugues, sans s'apercevoir qu'il avait changй lui-mкme sa faзon de regarder, confrontant avec un soin plus minutieux, en imputait la faute а Jane et la croyait elle-mкme toute transformйe.
Certes, elle avait toujours les mкmes yeux. Mais, si les yeux sont les fenкtres de l'вme, il est certain qu'une autre вme y йmergeait aujourd'hui que dans ceux, toujours prйsents, de la morte. Jane, douce et rйservйe d'abord, se lвchait peu а peu. Un relent de coulisses et de thйвtre rйapparaissait. L'intimitй lui avait rendu une libertй d'allures, une gaоtй bruyante et dйgingandйe, des propos libres,son ancienne habitude de toilette nйgligйe, peignoir sans ordre et cheveux en brouillamini, toute la journйe, dans la maison. La distinction de Hugues s'en offensait. Pourtant il allait toujours chez elle, cherchant а ressaisir le mirage qui йchappait. Lentes heures ! Soirйes maussades ! Il avait besoin de cette voix. Il en buvait encore le flot foncй. Et en mкme temps il souffrait des paroles dites. [69]
Jane, de son cфtй, se lassait de ses humeurs noires, de ses longs silences. Maintenant, quand il arrivait, vers le soir, elle n'йtait pas revenue, attardйe а des flвneries en ville, des achats dans les magasins, des essayages de robes. Il venait aussi la voir а d'autres heures, en plein jour, le matin ou dans l'aprиs-midi. Souvent elle йtait sortie, n'aimant plus а rester chez elle, s'ennuyant du logis, toujours en courses par les rues. Oщ allait-elle ? Hugues ne lui connaissait aucune amie. Il l'attendait ; il n'aimait pas а rester seul, il prйfйrait se promener aux environs jusqu'а son retour. Inquiet, triste, craignant les regards, il marchait sans but, а la dйrive, d'un trottoir а l'autre, gagnait des quais proches, longeait le bord de l'eau, arrivait а des places symйtriques, attristйes d'une plainte d'arbres, s'enfonзait dans l'йcheveau infini des rues grises.
Ah ! toujours ce gris des rues de Bruges !
Hugues sentait son вme de plus en plus sous cette influence grise. Il subissait la contagion de ce silence йpars, de ce vide sans passants - а peine quelques vieilles, en mante noire, la tкte sous le capuchon, qui, pareilles а des ombres, s'en revenaient d'avoir йtй allumer un cierge а la chapelle du Saint-Sang. Chose curieuse : on ne voit jamais tant de vieilles femmes que dans les vieilles villes. Elles cheminent - dйjа de la couleur de la terre - вgйes et se taisant, comme si elles avaient dйpensй toutes leurs paroles... Hugues les remarquait а peine, marchant au hasard, trop absorbй par son ancienne douleur et ses soucis prйsents. Machinalement, il revenait а la maison de Jane. Personne encore ! [70]
II recommenзait а marcher, hйsitait, tournoyait dans les rues atrophiйes et, sans s'en douter, arrivait au quai du Rosaire. Alors il se dйcidait а rentrer chez lui; il n'irait chez Jane que plus tard, dans la soirйe; s'asseyait en un fauteuil, essayait de lire ; puis, au bout d'un instant, noyй de solitude, envahi par le silence froid de ces grands corridors, il sortait de nouveau.
C'est le soir... il bruine, d'une petite pluie 1 qui s'йtire, s'accйlиre, lui йpingle l'вme... Hugues se sentait reconquis, hantй par le visage, poussй vers la demeure de Jane ; il s'acheminait, en approchait, revenait sur ses pas, pris tout а coup d'un besoin d'isolement, ayant peur maintenant qu'elle fыt chez elle а l'attendre et ne voulant pas la voir.
A pas rapides, il marchait dans la direction opposйe, enfilant des quartiers vieux, dйambulant sans savoir oщ, vague, lamentable, dans la boue. La pluie se hвtait, dйvidant ses fils, embrouillant sa toile, mailles de plus en plus йtroites, filet impalpable et mouillй oщ peu а peu Hugues se sentait amollir. Il recommenзait а se souvenir... il pensait а Jane. Que faisait-elle а pareille heure, dehors, par ce temps dйsolй?(2) II pensait а la morte... Que devenait-elle aussi? Ah! sa pauvre tombe... les couronnes et les fleurs en ruines dans ces averses...
Et des cloches tintaient, si pвles, si lointaines! Comme la ville est loin ! On dirait qu'а son tour elle n'est plus, fondue, en allйe, noyйe dans la pluie qui l'a submergйe toute... Tristesse appariйe! C'est pour Bruges-la-Morte(3) que, des plus hauts clochers survivants, une sonnerie de paroisse tombe encore, et s'afflige!
1. ms. bif. qui faufile l'air
2. ms. var. de cire malade
3. ms. var. Bruges la Morte
X
1. Ce chapitre ne figure pas dans le ms.
A mesure que Hugues sentait son touchant mensonge lui йchapper, а mesure aussi il se retourna vers la Ville, raccordant son вme avec elle, s'ingйniant а cet autre parallиle dont dйjа auparavant - dans les premiers temps de son veuvage et de son arrivйe а Bruges - il avait occupй sa douleur. Maintenant que Jane cessait de lui apparaоtre toute pareille а la morte, lui-mкme recommenзa d'кtre semblable а la ville. Il le sentit bien dans ses monotones et continuelles promenades а travers les rues vides.
Car il en arrivait а кtre incapable de rester chez lui, effrayй de la solitude de sa demeure, du vent pleurant dans les cheminйes, des souvenirs qui y multipliaient autour de lui comme une fixitй d'yeux. Il sortait presque toute la journйe, au hasard, dйsemparй, incertain de Jane et de son propre sentiment pour elle.
L'aimait-il vraiment? Et elle-mкme, quelle indiffйrence ou quelle trahison dissimulait-elle ? Incertitudes lancinantes ! Tristes fins des aprиs-midi d'hiver abrйgйes ! Brume flottante qui s'agglomиre! Il sentait le brouillard contagieux lui entrer dans l'вme aussi, et toutes ses pensйes estompйes, noyйes, dans une lйthargie grise.
Ah ! cette Bruges en hiver, le soir !
L'influence de la ville sur lui recommenзait: leзon de silence venue des canaux immobiles, а qui leur calme vaut la prйsence de nobles cygnes: exemple de rйsignation offert par les quais taciturnes ; conseil surtout de piйtй et d'austйritй tombant des hauts clochers de Notre-Dame et de Saint-Sauveur, toujours au bout de la perspective. Il y levait les yeux instinctivement comme pour y chercher un refuge ; mais les tours prenaient en dйrision son misйrable amour. Elles semblaient dire: «Regardez-nous! Nous ne sommes que de la Foi! Inйgayйes, sans sourires de sculpture, avec des allures de citadelles de l'air, nous montons vers Dieu. Nous sommes les clochers militaires. Et le Malin a йpuisй ses flиches contre nous ! » [73]
Oh ! oui ! Hugues aurait voulu кtre ainsi. Rien qu'une tour, au-dessus de la vie ! Mais lui ne pouvait pas s'enorgueillir, comme ces clochers de Bruges, d'avoir dйjouй les efforts du Malin. On eыt dit, au contraire, un malйfice du Diable, cette passion envahissante dont а prйsent il souffre comme d'une possession.
Des histoires de satanisme, des lectures lui revenaient. Est-ce qu'il n'y avait pas quelque fondement а ces apprйhensions de pouvoirs occultes et d'envoыtement?
Et n'йtait-ce pas comme la suite d'un pacte qui avait besoin de sang et l'acheminerait а quelque drame? Par moments, Hugues sentait ainsi comme l'ombre de la Mort qui se serait rapprochйe de lui.
Il avait voulu йluder la Mort, en triompher et la narguer par le spйcieux artifice d'une ressemblance. La Mort, peut-кtre, se vengerait.
Mais il pouvait encore йchapper, s'exorciser а temps ! Et а travers les quartiers de la grande ville mystique oщ il s'acheminait, il relevait les yeux vers les tours misйricordieuses, la consolation des cloches, l'accueil apitoyй des Saintes Vierges qui, au coin de chaque rue, ouvrent les bras du fond d'une niche, parmi des cires et des rosйs sous un globe, qu'on dirait des fleurs mortes dans un cercueil de verre.
Oui, il secouerait le joug mauvais! Il se repentait. Il avait йtй le dйfroquй de la douleur. Mais il ferait [74] pйnitence. Il redeviendrait ce qu'il fut. Dйjа il recommenзait а кtre pareil а la ville. Il se retrouvait le frиre en silence et en mйlancolie de cette Bruges douloureuse, soror dolorosa. Ah ! comme il avait bien fait d'y venir au temps de son grand deuil ! Muettes analogies ! Pйnйtration rйciproque de l'вme et des choses ! Nous entrons en elles, tandis qu'elles pйnиtrent en nous.
Les villes surtout ont ainsi une personnalitй, un esprit autonome, un caractиre presque extйriorisй qui correspond а la joie, а l'amour nouveau, au renoncement, au veuvage. Toute citй est un йtat d'вme, et d'y sйjourner а peine, cet йtat d'вme se communique, se propage а nous en un fluide qui s'inocule et qu'on incorpore avec la nuance de l'air.
Hugues avait senti, а l'origine, cette influence pвle et lйnifiante de Bruges, et par elle il s'йtait rйsignй aux seuls souvenirs, а la dйsuйtude de l'espoir, а l'attente de la bonne mort...
Et maintenant encore, malgrй les angoisses du prйsent, sa peine quand mкme se dйlayait un peu, le soir, dans les longs canaux d'eau quiиte, et il tвchait de redevenir а l'image et а la ressemblance de la ville.
XI
1. Ce chapitre ne figure pas dans le ms.
Or la Ville a surtout un visage de Croyante. Ce sont des conseils de foi et de renoncement qui йmanent d'elle, de ses murs d'hospices et de couvents, de ses frйquentes йglises а genoux dans des rochets de pierre. Elle recommenзa а gouverner Hugues et а imposer son obйdience. Elle redevint un Personnage, le principal interlocuteur de sa vie, qui impressionne, dissuade, commande, d'aprиs lequel on s'oriente et d'oщ l'on tire toutes ses raisons d'agir.
Hugues se retrouva bientфt conquis par cette face mystique de la Ville, maintenant qu'il йchappait un peu а la figure de sexe et de mensonge de la Femme. Il йcoutait moins celle-ci; et, а mesure, il entendit davantage les cloches.
Cloches nombreuses et jamais lassйes tandis que, dans ses rechutes de tristesse, il s'йtait remis а sortir au crйpuscule, а errer au hasard le long des quais.
Cela lui faisait mal, ces cloches permanentes - glas d'obit, de requiem, de trentaines; sonneries de matines et de vкpres - tout le jour balanзant leurs encensoirs noirs qu'on ne voyait pas et d'oщ se dйroulait comme une fumйe de sons.
Ah! ces cloches de Bruges ininterrompues, ce grand office des morts sans rйpit psalmodiй dans l'air ! Comme il en venait un dйgoыt de la vie, le sens clair de la vanitй de tout et l'avertissement de la mort en chemin...[77]
Dans les rues vides oщ de loin en loin un rйverbиre vivote, quelques silhouettes rares s'espaзaient, des femmes du peuple en longue mante, ces mantes de drap, noires comme les cloches de bronze, oscillant comme elles. Et, parallиlement, les cloches et les mantes semblaient cheminer vers les йglises, en un mкme itinйraire.
Hugues se sentait conseillй insensiblement. Il suivait le sillage. Il йtait regagnй par la ferveur ambiante. La propagande de l'exemple, la volontй latente des choses l'entraоnaient а son tour dans le recueillement des vieux temples.
Comme а l'origine, il se remit а aimer y faire halte le soir, dans ces nefs de Saint-Sauveur surtout, aux longs marbres noirs, au jubй emphatique d'oщ parfois tombe une musique qui se moire et dйferle...
Cette musique йtait vaste, ruisselait des tuyaux sur les dalles; et c'est elle, eыt-on dit, qui noyait, effaзait les inscriptions poussiйreuses sur les pierres tumulaires et les plaques de cuivre dont partout la basilique est semйe. On pouvait dire vraiment qu'on y marchait dans la mort !
Aussi rien, ni les jardins des vitraux, ni les tableaux merveilleux et sans вge: des Fourbus, des Van Orley, des Erasme Quellyn, des Crayer, des Seghers aux guirlandes de tulipes jamais fanйes - ne pouvait йdulcorer la tristesse tombale du lieu. Et mкme, des triptyques et des retables, Hugues n'envisageait qu'а peine la fйerie de couleurs et ce songe йternisй de lointains peintres, pour ne songer qu'avec plus de mйlancolie а la mort en voyant, sur les volets, le donateur, mains jointes, et la donatrice aux yeux de cornalines - dont rien ne reste que ces portraits ! Alors il йvoquait de nouveau la morte - il ne voulait plus penser а la vivante, а cette Jane impure dont il laissait l'image а la porte de l'йglise - c'est avec la morte qu'il se rкvait aussi agenouillй autour de Dieu, comme les pieux donateurs de naguиre.
Hugues aimait encore, en ses crises de mysticisme, а [78] aller s'ensevelir dans le silence de la petite chapelle de Jйrusalem. C'est lа surtout que se dirigeaient, au couchant, les femmes en mante... Il entrait aprиs elles; les nefs йtaient basses; une sorte de crypte. Tout au fond, dans cette chapelle йdifiйe pour l'adoration des plaies du Sauveur, un Christ grandeur nature, un Christ au tombeau, livide sous un linceul de fine dentelle. Les femmes en mante allumaient de petits cierges, puis s'йloignaient а pas glissants. Et les cires saignaient un peu. On aurait dit, dans cette ombre, que c'йtaient les stigmates de Jйsus, se rouvrant, se reprenant а couler, pour laver les fautes de ceux qui venaient lа.
Mais, parmi ses pиlerinages а travers la ville, Hugues adorait surtout l'hфpital Saint-Jean, oщ le divin Memling vйcut et a laissй de candides chefs-d'њuvre pour y dire, au long des siиcles, la fraоcheur de ses rкves quand il entra en convalescence. Hugues y allait aussi avec l'espoir de se guйrir, de lotionner sa rйtine en fiиvre а ces murs blancs. Le grand Catйchisme du Calme !
Des jardins intйrieurs, ourlйs de buis; des chambres de malades, toutes lointaines, oщ l'on parle bas. Quelques religieuses passent, dйplaзant а peine un peu de silence, comme les cygnes des canaux dйplacent а peine un peu d'eau. Il flotte une odeur de linge humide, de coiffes dйfraоchies а la pluie, de nappes d'autel qu'on vient d'extraire d'antiques armoires...
Enfin Hugues arrivait au sanctuaire d'art oщ sont les uniques tableaux, oщ rayonne la cйlиbre chвsse de sainte Ursule, telle qu'une petite chapelle gothique en or, dйroulant, de chaque cфtй, sur trois panneaux, l'histoire des onze mille Vierges ; tandis que dans le mйtal йmaillй de la toiture, en mйdaillons fins comme des miniatures, il y a des Anges musiciens, avec des violons couleur de leurs cheveux et des harpes en forme de leurs ailes.
Ainsi le martyre s'accompagne de musiques peintes. C'est qu'elle est douce infiniment, cette mort des Vierges, [79] groupйes comme un massif d'azalйes dans la galиre s'amarrant qui sera leur tombeau. Les soldats sont sur le rivage. Ils ont dйjа commencй le massacre ; Ursule et ses compagnes ont dйbarquй. Le sang coule, mais si rosй! Les blessures sont des pйtales... Le sang ne s'йgoutte pas; il s'effeuille des poitrines.
Les Vierges sont heureuses et toutes tranquilles, mirant leur courage dans les armures des soldats, qui luisent en miroirs. Et l'arc, d'oщ la mort vient, lui-mкme leur paraоt doux comme le croissant de la lune !
Par ces fines subtilitйs, l'artiste avait exprimй que l'agonie, pour les Vierges pleines de foi, n'йtait qu'une transsubstantiation, une йpreuve acceptйe en faveur de la joie trиs prochaine. Voilа pourquoi la paix, qui rйgnait dйjа en elles, se propageait jusqu'au paysage, l'emplissait de leur вme comme projetйe.
Minute transitoire : c'est moins la tuerie que dйjа l'apothйose ; les gouttes de sang commencent а se durcifier en rubis pour des diadиmes йternels; et, sur la terre arrosйe, le ciel s'ouvre, sa lumiиre est visible, elle empiиte...
Angйlique comprйhension du martyre! Paradisiaque vision d'un peintre aussi pieux que gйnial.
Hugues s'йmouvait. Il songeait а la foi de ces grands artistes de Flandre, qui nous laissиrent ces tableaux vraiment votifs - eux qui peignaient comme on prie !
Ainsi de tous ces spectacles: les њuvres d'art, les orfиvreries, les architectures, les maisons aux airs de cloоtres, les pignons en forme de mitres, les rues ornйes de madones, le vent rempli de cloches, affluait vers Hugues un exemple de piйtй et d'austйritй, la contagion d'un catholicisme indurй dans l'air et dans les pierres.
En mкme temps sa petite enfance, toute dйvote, lui revenait et, avec elle, une nostalgie d'innocence. Il se sentait un peu coupable vis-а-vis de Dieu, autant que vis-а-vis de la morte. La notion du pйchй rйapparaissait, йmergeait. [80]
Depuis un soir de dimanche surtout qu'entrй au hasard dans la cathйdrale, pour le salut et les orgues, il avait assistй а la fin d'un sermon.
Le prкtre prкchait sur la mort. Et quel autre sujet choisir, que celui-lа, dans la ville morne, oщ de lui-mкme il s'offre, s'impose et seul fait monter autour de la chaire sa vigne aux raisins noirs, jusqu'а la main du prйdicateur qui n'a qu'а les cueillir. De quoi parler, sinon de ce qui est lа partout dans l'atmosphиre : la mort inйvitable ! Et quelle autre pensйe approfondir que celle de son вme а sauver, qui est ici le souci essentiel et l'afire permanente des consciences.
Or le prкtre discourant sur la mort, la Bonne Mort qui n'йtait qu'un passage, et sur la rйunion des вmes sauvйes en Dieu, parla aussi du pйchй qui йtait le pйril, le pйchй mortel, c'est-а-dire celui qui fait de la mort la vraie mort, sans dйlivrance ni recouvrance d'кtres chers.
Hugues йcoutait, non sans un petit йmoi, prиs d'un pilier. La grande йglise йtait tйnйbreuse, а peine йclairйe de quelques lampes, de quelques cierges. Les fidиles se fusionnaient en une masse noire, presque incorporйe par l'ombre. Il lui semblait qu'il йtait seul, que le prкtre se tournait vers lui, s'adressait а lui. Par un jeu du hasard ou de son imagination impressionnйe, c'йtait comme son cas que la parole anonyme dйbattait. Oui ! il йtait en йtat de pйchй ! Il avait eu beau se leurrer sur son coupable amour et invoquer vis-а-vis de lui-mкme cette justification de la ressemblance. Il accomplissait l'њuvre de chair. Il faisait ce que l'Йglise a toujours rйprouvй le plus sйvиrement : il vivait en une sorte de concubinage.
Or si la Religion dit vrai, si les chrйtiens sauvйs se retrouvent, il ne reverrait jamais, lui, la Regrettйe et la Sainte, pour ne point l'avoir exclusivement dйsirйe. La mort ne ferait qu'йterniser l'absence, consacrer une sйparation qu'il avait crue temporaire.
Aprиs, comme maintenant, il vivra loin d'elle ; et ce sera [81] vraiment son supplice йternel de toujours s'en souvenir en vain.
Hugues sortit de l'йglise dans un trouble infini. Et, depuis ce jour-lа, l'idйe du pйchй tourna en lui, tournoya, enfonзa son clou. Il aurait bien voulu s'en dйlivrer, кtre absous. La pensйe de se confesser lui vint pour attйnuer le dйsemparement, le chavirement d'вme oщ il glissait. Mais il fallait se repentir, changer de vie; et, malgrй les griefs, les peines quotidiennes, il ne se sentait plus la force de quitter Jane et de recommencer а кtre seul.
Pourtant la Ville, avec son visage de Croyante, reprochait, insistait. Elle opposait le modиle de sa propre chastetй, de sa foi sйvиre...
Et les cloches йtaient de connivence, tandis que maintenant il errait tous les soirs dans une angoisse accrue, avec la souffrance de l'amour de Jane, le regret de la morte, la peur de son pйchй et de la damnation possible... Les cloches persuadaient, d'abord amicales, de bon conseil; mais bientфt inapitoyйes, le gourmandant - visibles et sensibles pour ainsi dire autour de lui, comme les corneilles autour des tours - le bousculant, lui entrant dans la tкte, le violant et le violentant pour lui фter son misйrable amour, pour lui arracher son pйchй !
XII
Hugues souffrait; de jour en jour les dissemblances s'accentuaient. Mкme au physique, il ne lui йtait plus possible de s'illusionner encore. Le visage de Jane avait pris une certaine duretй, en mкme temps qu'une fatigue, un pli sous les yeux qui jetait comme une ombre sur la nacre toujours pareille et la pupille de jais. La fantaisie aussi lui йtait revenue, comme au temps de sa vie de thйвtre, de se velouter de poudre les joues, de se carminer la bouche, de se noircir les sourcils.
Hugues avait essayй en vain de la dissuader de ce maquillage, si en dйsaccord avec le naturel et chaste visage dont il se souvenait. Jane raillait, ironique, dure, emportйe. Mentalement, il se remйmorait alors la douceur de la morte, son humeur йgale, ses paroles d'une noblesse si tendre, comme effeuillйes de sa bouche. Dix annйes de vie commune sans une querelle, sans un de ces mots noirs qui montent comme la vase du fond remuй d'une вme(1).
1. ms. bif. Dignitй inaltйrable! Elle parlait comme [illis.] les statues.
Les diffйrences entre les deux femmes se prйcisaient maintenant chaque jour davantage. Oh! non, la morte n'йtait pas ainsi! Cette йvidence le navra, supprimant ce qui avait йtй l'excuse d'une aventure dont il commenзait а voir la misиre. Une gкne, presque une honte l'envahit : il n'osait plus songer а celle qu'il avait tant pleu-rйe et vis-а-vis de laquelle il commenзait а se sentir coupable.[83]
Dans les salons oщ s'йternisent des souvenirs d'elle, il n'allait plus qu'а peine, troublй, confus devant le regard de ses portraits, un regard - eыt-on dit - qui reproche. Et la chevelure continuait а reposer dans la boоte de verre, presque dйlaissйe, oщ la poussiиre accumulait sa petite cendre grise.
Plus que jamais, il se sentait l'вme toute molle et dйsemparйe: sortant, rentrant, sortant encore, chassй pour ainsi dire de sa demeure а celle de Jane, attirй а son visage quand il en йtait loin et pris de regrets, de remords, de mйpris de lui-mкme, quand il se retrouvait auprиs d'elle.
Son mйnage aussi allait а la dйbandade; plus rien de ponctuel, d'organisй. Il donnait des ordres, puis les changeait : contremandait ses repas. La vieille Barbe ne savait plus comment rйgler sa besogne, s'approvisionner. Triste, inquiиte, elle priait Dieu pour son maоtre, sachant la cause...
Car souvent on apportait des notes, des factures acquittйes, rйclamant des sommes importantes pour les achats faits par cette femme. Barbe, qui les recevait en l'absence de son maоtre, demeurait stupйfaite: d'incessantes toilettes, des colifichets, des bijoux ruineux, toutes sortes d'objets qu'elle obtenait а crйdit, usant et abusant du nom de son amant, dans les magasins de la ville oщ elle achetait sans cesse, avec une prodigalitй qui rit de la dйpense.
Hugues cйdait а tous ses caprices. Pourtant elle ne lui en sut aucun grй. De plus en plus, elle multipliait ses sorties, s'absentant parfois une journйe entiиre, et le soir aussi; ajournant les rendez-vous pris avec Hugues, lui йcrivant des billets hвtifs.
Maintenant elle prйtendait avoir nouй quelques relations. Elle avait des amies. Est-ce qu'elle pouvait toujours vivre seule ainsi ? A un autre moment, elle lui annonзa que sa sњur йtait malade, une sњur qui habitait Lille et dont [84] elle ne lui avait jamais parlй. Il lui faudrait aller la voir. Elle resta absente quelques jours. Quand elle revint, les mкmes manиges recommencиrent: vie йparse, absences, sorties, va-et-vient d'йventail, flux et reflux oщ l'existence de Hugues se trouvait suspendue.
A la longue, il conзut quelques soupзons ; il l'йpia ; alla, le soir, rфder autour de sa demeure, fantфme nocturne dans cette Bruges endormie. Il connut le guet dissimulй, les haltes haletantes, les coups de sonnette brefs dont la titillation meurt dans les corridors qui se taisent, la veille en plein vent jusque tard dans la nuit devant une fenкtre йclairйe, йcran du store oщ passe en ombres chinoises une silhouette qu'on croit а chaque seconde voir apparaоtre double.
Il ne s'agissait plus de la morte; c'est Jane dont le charme peu а peu l'avait ensorcelй et qu'il tremblait de perdre. Ce n'est plus seulement son visage, c'est sa chair, c'est tout son corps dont la vision s'йvoquait pour lui, brыlante, de l'autre cфtй de la nuit, tandis qu'il n'en apercevait que l'ombre flottant dans les plis des rideaux... Oui! il l'aimait elle-mкme, puisqu'il en йtait jaloux, jusqu'а en souffrir, jusqu'а en pleurer, quand il la surveillait, le soir, cinglй par le minuit des carillons, par les petites pluies, incessantes en ce Nord, oщ sans trкve les nuages s'effilochent en bruines.
Et il restait, guettant toujours, allant de long en large dans un court espace comme dans un prйau, parlant tout haut en vagues paroles de somnambule, malgrй la pluie qui s'activait - neige fondue, boues, ciels brouillйs, fin d'hiver, toute la dйsolante tristesse des choses...
Il aurait voulu savoir, йlucider, voir... Ah! quelle angoisse ! et quelle вme avait-elle donc, cette femme, pour lui faire mal ainsi, tandis que l'autre - la si bonne, la morte - semblait а ces minutes suprкmes de sa dйtresse se lever dans la nuit, le regarder avec les yeux apitoyйs de la lune. [85]
Hugues n'йtait plus dupe ; il avait surpris des mensonges chez Jane, rejointoyй des indices ; il fut bientфt йclairй tout а fait quand plurent chez lui, selon une habitude en ces villes de province, les lettres, les cartes anonymes pleines d'injures, d'ironies, de dйtails sur les tromperies, les dйsordres qu'il avait dйjа soupзonnйs... On lui donnait des noms, des preuves. Voilа l'aboutissement de cette liaison avec une femme de rencontre oщ une cause, si avouable au dйbut, l'avait entraоnй. Quant а elle, il romprait; voilа tout ! Mais comment remйdier(1) а la dйchйance vis-а-vis de lui-mкme, а son deuil tombй dans le ridicule, а cette chose sacrйe, qu'йtaient son culte et son sincиre dйsespoir, devenue la risйe publique?
Hugues s'affligea. Jane aussi йtait finie pour lui ; c'est comme si la morte mourait une seconde fois. Ah ! tout ce qu'il avait dйjа endurй de cette femme fantasque, trompeuse!
Il alla chez elle un dernier soir pour se dйlivrer(2), dans l'adieu, du poids de douleur accumulй en son вme а cause d'elle.
1. ms. bit а l'avilissement
2. ms. var. se dйcharger
Sans colиre, avec un infini navrement, il lui raconta qu'il avait tout appris; et comme elle le prenait de haut, mauvaise, avec un air de bravade: «Quoi? Qu'est-ce que tu dis?», il lui montra les dйlations, les honteux papiers...
- «Tu es sot assez pour croire а des lettres anonymes?» Et elle se mit а rire d'un rire cruel, dйcouvrant ses dents blanches, des dents faites pour des proies.
Hugues observa: «Vos propres manиges m'avaient dйjа йdifiй.»
Jane, devenue tout а coup furieuse, allait, venait, faisait claquer les portes, battant l'air de sa jupe.
- Eh bien! si c'йtait vrai? s'exclama-t-elle.[86]
Puis, aprиs un instant:
- D'ailleurs, j'en ai assez de vivre ici! Je vais partir.
Hugues, tandis qu'elle parlait, l'avait regardйe. Dans la clartй de la lampe, il revit son clair visage, ses prunelles noires, ses cheveux d'un or faux et teint, faux comme son cњur et son amour ! Non ! ce n'йtait plus lа la figure de la morte; mais, frйmissante en ce peignoir oщ sa gorge haletait, c'йtait bien la femme qu'il avait йtreinte; et, quand il l'entendit s'йcrier : « Je vais partir ! » toute son вme chavira, se retourna vers un infini d'ombre...
A cette solennelle minute, il sentit qu'aprиs les illusions du mirage et de la ressemblance, il l'avait aimйe aussi avec ses sens - passion tardive, triste octobre qu'enfiйvrй un hasard de rosйs remontantes !
Toutes ses idйes lui tourbillonnaient dans la tкte ; il ne sut plus qu'une chose: il souffrait, il avait mal, et il ne souffrirait plus si Jane ne menaзait pas de partir. Telle qu'elle йtait, il la voulait encore. Il avait honte, intйrieurement, de sa lвchetй; mais il ne pourrait plus vivre sans elle... D'ailleurs, qui sait? le monde est si mйchant? Elle n'avait mкme pas voulu se justifier.
Alors il fut pris tout а coup d'une immense dйtresse(1) devant cette fin d'un rкve qu'il sentait а l'agonie (les ruptures d'amour sont comme une petite mort, ayant aussi leurs dйparts sans adieux). Mais ce n'est pas seulement la sйparation d'avec Jane ni le bris du miroir aux reflets qui le navraient le plus а ce moment: il йprouvait surtout une йpouvante de songer qu'il йtait menacй de se retrouver seul - face а face avec la ville - sans plus personne entre la ville et lui. Certes, il l'avait choisie, cette Bruges irrйmйdiable, et sa grise mйlancolie. Mais le poids de l'ombre des tours йtait trop lourd ! Et Jane l'avait habituй а en sentir l'ombre arrкtйe par elle sur son вme. Maintenant il la subirait toute. Il allait se retrouver seul, en proie aux cloches! Plus seul, comme dans un second veuvage! La ville aussi lui paraоtrait plus morte.[87]
1. ms. var. pris aussi d'une immense йpouvante en songeant qu'il allait se retrouver seul dans ce Bruges. (La fin de ce chapitre ne se trouve pas dans le ms.)
Hugues, affolй, s'йlanзa vers Jane, saisit sa main et supplia: «Reste! reste! j'йtais fou...» la voix molle, mouillйe а des larmes - eыt-on dit - comme s'il avait pleurй en dedans.
Ce soir-lа, en s'en retournant au long des quais, il se sentit inquiet, dans l'apprйhension d'on ne sait quel pйril. Des idйes funиbres l'assaillirent. La morte le hanta. Elle semblait revenue, flottait au loin, emmaillotйe en linceul dans le brouillard. Hugues se jugea plus que jamais en faute vis-а-vis d'elle. Soudain, un vent s'йleva. Les peupliers du bord se plaignirent. Une agitation tourmenta les cygnes dans le canal qu'il longeait, ces beaux cygnes centenaires et sйculaires, descendus d'un blason - dit la lйgende - et que la Ville fut condamnйe а entretenir а perpйtuitй, cygnes expiatoires, pour avoir mis а mort injustement un seigneur qui en avait dans ses armes.
Or les cygnes, si calmes et blancs d'ordinaire, s'effarиrent, йraillant la moire du canal, impressionnables, fiйvreux, autour d'un des leurs qui battait des ailes et, s'y appuyant, se levait sur l'eau, comme un malade s'agite, veut sortir de son lit.
L'oiseau semblait souffrir: il criait par intervalles; puis, s'enlevant d'un essor, son cri, par la distance, s'adoucit ; ce fut une voix blessйe, presque humaine, un vrai chant qui se module...
Hugues regardait, йcoutait, troublй devant cette scиne mystйrieuse. Il se rappela la croyance populaire. Oui! le cygne chantait ! Il allait donc mourir, ou du moins sentait la mort dans l'air !
Hugues frissonna. Etait-ce pour lui ce mauvais prйsage? La cruelle scиne avec Jane, sa menace de partir, ne [88] l'avaient que trop prйparй а ces noirs pressentiments. Qu'est-ce qui doit de nouveau finir en lui? Pour quel deuil ces crкpes de la nuit superstitieuse? De quoi va-t-il encore une fois кtre veuf?
XIII
Jane profita de l'alerte. Elle avait compris, ce jour-lа, avec son flair d'aventuriиre(1), quel pouvoir elle avait pris sur cet homme, tout inoculй d'elle, mallйable а son grй.
Avec quelques paroles elle l'avait rassurй tout а fait, reconquis, s'йtait retrouvйe indemne а ses yeux, intronisйe de nouveau. Alors elle avait supputй qu'а son вge, grevй de longs chagrins, malade comme il l'йtait, si changй dйjа depuis ces derniers mois, Hugues ne vivrait pas longtemps. Or il passait pour riche ; il йtait йtranger et seul dans cette ville, n'y connaissant personne. Quelle folie elle allait faire de laisser йchapper cet hйritage qu'il lui serait si facile de capter!
Jane se rangea un peu, espaзa ses sorties qu'elle rendit plausibles, ne s'aventura plus qu'avec prudence(2).
Une envie lui йtait venue d'aller un jour dans la maison de Hugues, cette vaste et antique maison du quai du Rosaire, d'apparence cossue, aux rideaux de dentelle impйnйtrables, tatouage de givre adhйrant aux vitres, qui ne laissaient rien soupзonner de l'intйrieur.
Jane aurait bien voulu pйnйtrer chez lui, diagnostiquer, par son luxe, sa fortune probable, soupeser son mobilier, ses argenteries, ses bijoux, tout ce qu'elle convoitait, faire un inventaire mental sur lequel elle se dйciderait. [91]
1. ms. bif. inconsciente
2. ms. bif. D'autant plus que l'un de ses amants, l'officier de cavalerie avec lequel elle s'йtait affichйe un peu trop publiquement йtait parti en garnison ailleurs.
Mais Hugues n'avait jamais consenti а la recevoir.
Jane se fit cвline. C'йtait comme un renouveau entre eux, une embellie rosй et tiиde. Justement une occasion favorable s'offrait : on йtait en mai ; le lundi suivant avait lieu la procession du Saint-Sang, annuelle sortie, depuis des siиcles, de la Chвsse oщ est conservйe une goutte de la Plaie ouverte par la lance.
La procession dйfilerait au quai du Rosaire, sous les fenкtres de Hugues. Jane n'avait jamais assistй au cйlиbre cortиge et s'en montra curieuse. Or il ne passerait pas devant sa demeure, trop йloignйe ; et comment le voir dans les rues qu'encombre ce jour-lа, disait-on, une foule accourue de toute la Flandre.
- Dis! tu veux? Je viendrai chez toi... nous dоnerons ensemble...
Hugues objecta les voisins, les servantes qui jasent.
- J'arriverai de bonne heure, quand tout le monde dort.
Il s'inquiйta aussi en songeant а Barbe, toute prude et dйvote, qui la prendrait pour une envoyйe du diable.
Mais Jane insista : - Dis ! c'est convenu ?
Et sa voix йtait cajoleuse ; c'йtait la voix des commencements, cette voix de tentation que toutes les femmes possиdent а certaines minutes, voix de cristal qui chante, s'йlargit en halos, en remous oщ l'homme cиde, tournoie et s'abandonne.
XIV
Ce lundi-lа, Barbe s'йtait levйe de grand matin, plus tфt encore que d'habitude, car elle ne disposerait que d'une partie de la matinйe pour parer la demeure avant le passage de la procession.
Elle se rendit а la premiиre messe, а cinq heures et demie, communia avec ferveur, puis, dиs son retour, commenзa les prйparatifs. Les chandeliers d'argent furent extraits des armoires, de petits vases en vermeil, des rйchauds oщ fumerait de l'encens. Barbe frotta, fourbit chaque objet jusqu'а en rendre le mйtal poli comme des miroirs. Elle tira aussi les nappes fines pour en juponner de petites tables qu'elle plaзa devant chaque fenкtre, sorte de reposoirs, gentils autels de mois de Marie, avec des bougies autour d'un crucifix, d'une statuette de la Vierge...
Il fallait aussi songer а l'ornementation extйrieure, car chacun, ce jour-lа, rivalise de zиle pieux. Or on avait dйjа fixй sur la faзade, selon la coutume, les sapins aux branches de bronze vert que les paysans offrent de porte en porte et qui forment, au long des rues, un double rang d'arbres faisant la haie.
Barbe agenзa, au balcon, des draperies aux couleurs papales, des йtoffes blanches, une parure de plis chastes. Elle allait et venait, preste, affairйe, pleine d'onction, maniait avec respect ce dйcor servant chaque annйe, qui participait pour elle de la saintetй du culte, comme si des doigts de prкtres, des saints chrкmes indurйs, une eau [93] bйnite inaliйnable les eussent consacrйs. Elle se semblait а elle-mкme dans une sacristie.
Il lui restait а remplir les corbeilles d'herbes et de fleurs coupйes - mosaпque volante, tapis йmiettй dont chaque servante, devant sa maison, va colorier la rue au moment du cortиge. Barbe se hвtait, un peu grisйe а l'odeur des rosйs trйmiиres, des grands lis, des marguerites, des sauges, des romarins aromatiques, des roseaux qu'elle dйtaillait en rubans courts. Et sa main plongeait dans les corbeilles s'emplissant, rafraоchie а ce massacre de corolles, ouates fraоches, duvets d'ailes mortes.
Par les fenкtres ouvertes, arrivait le grandissant concert des cloches de paroisse, qui l'une aprиs l'autre s'йbranlaient.
Le temps йtait gris, un de ces jours indйcis de mai oщ, malgrй les nuages, il y a comme une arriиre-joie dans le ciel. Et а cause de cette finesse de l'air oщ on devinait les cloches en chemin, une gaоtй s'en propageait jusqu'а elle; et les cloches вgйes, les extйnuйes, les aпeules bйquillant, celles des couvents, des vieilles tours, celles qui sont casaniиres, valйtudinaires, qui restent coоtes toute l'annйe, mais cheminent et font cortиge le jour de la procession du Saint-Sang - toutes semblaient, par-dessus leurs robes de bronze usйes, avoir de joyeux surplis blancs, des linges tuyautйs en plis d'йventail. Barbe йcoutait les sonneries, le gros bourdon de la cathйdrale qu'on n'entendait qu'aux grandes fкtes, lent et noir, frappant comme d'une crosse le silence... Et aussi toutes les clochettes des plus proches tourelles - йmoi, liesse de robes argentines, qui semblaient dans le ciel s'organiser aussi en cortиge...
La piйtй de Barbe s'exaltait; il semblait, ce matin-lа, qu'une ferveur fыt dans l'air, qu'une extase s'effeuillвt du ciel avec le bruit des cloches а toutes volйes, qu'on entendоt des ailes invisibles, un passage d'anges.
Et tout cela avait l'air d'aboutir а son вme, son вme oщ elle sentait la prйsence de Jйsus, oщ l'hostie, qu'elle avait [94] incorporйe а la messe de l'aube, rayonnait, encore entiиre, dans son plein orbe au centre duquel elle voyait un visage.
La vieille servante, resongeant а la bontй de Jйsus qui йtait vraiment en elle, se signa, recommenзa а prier, ayant le ressouvenir et comme le goыt а la bouche des Saintes Espиces.
Cependant son maоtre l'avait sonnйe ; c'йtait l'heure de son dйjeuner. Il en profita pour lui annoncer qu'il attendait quelqu'un а dоner et qu'elle s'arrangeвt en consйquence.
Barbe fut stupйfaite; jamais il n'avait reзu personne! Cela lui parut йtrange ; tout а coup une pensйe affreuse lui traverse l'esprit: si ce qu'elle avait craint autrefois, ce а quoi elle ne songe plus, un peu tranquillisйe, allait arriver? Elle devine... oui! c'est cette femme, celle dont sњur Rosalie lui a parlй, qui va venir peut-кtre?...
Barbe sentit tout son sang se figer... Dans ce cas, son parti йtait pris, son devoir net: ouvrir а cette crйature, la servir а table, кtre а ses ordres, s'associer au pйchй - son confesseur le lui avait clairement dйfendu. Et а pareil jour! Un jour oщ le sang mкme de Jйsus allait passer devant la maison ! Et elle, qui avait communiй ce matin !... Oh! non! c'йtait impossible! Il lui faudra quitter son service sur l'heure.
Elle voulut savoir et, avec la petite tyrannie qu'en ces calmes provinces les(1) servantes exercent vite dans les mйnages de vieux garзons ou de veufs, elle insinua:
- Qui monsieur a-t-il invitй а dоner?
1. ms. var. vieilles
Hugues lui rйpondit qu'elle йtait un peu osйe de l'interroger ainsi, qu'elle le saurait quand la personne viendrait.
Mais Barbe, dominйe par son idйe qui de plus en plus lui paraissait vraisemblable, saisie de crainte et d'une vraie panique maintenant, se dйcida а tout risquer pour n'кtre pas prise au dйpourvu, et elle reprit: [95]
- N'est-ce pas une dame peut-кtre que monsieur attend?
- Barbe ! fit, d'un air йtonnй et un peu sйvиre, Hugues, en la regardant.
Mais elle, sans broncher:
- C'est que j'ai besoin de le savoir d'avance. Car si c'est une dame que monsieur attend, je dois prйvenir monsieur que je ne pourrai pas servir son dоner.
Hugues fut abasourdi: est-ce qu'il rкvait? est-ce qu'elle devenait folle ?
Mais Barbe, йnergique, rйpйta qu'elle allait partir; elle ne pouvait pas ; on l'avait dйjа prйvenue ; son confesseur le lui avait commandй. Elle n'allait pas dйsobйir, apparemment, se mettre en йtat de pйchй mortel - pour mourir de mort subite et tomber dans l'enfer.
Hugues d'abord ne comprenait rien ; peu а peu il dйmкla la trame obscure, les racontars probables, l'aventure йbruitйe. Donc, Barbe aussi savait? Et elle menaзait de s'en aller parce que Jane allait venir? Elle йtait donc bien mйprisйe, cette femme, pour que l'humble servante, liйe а lui depuis des annйes par l'habitude, son intйrкt, les mille fils que chaque jour dйvide et tisse entre deux existences cфte а cфte, prйfйrвt tout rompre et le quitter que de la servir un jour?
Hugues demeura sans force, ahuri, le ressort cassй devant ce brusque ennui qui ruinait d'une faзon si imprйvue le projet riant de cette journйe et, d'un air rйsignй, il dit simplement :
- Eh bien! Barbe, vous pouvez partir tout de suite. La vieille servante le considйra et soudain, bonne вme
populaire, tout apitoyйe, comprenant qu'il souffrait - avec, dans la voix, ce chantonnement que la Nature y a mis pour bercer, pour endormir - elle murmura, en branlant la tкte : [96]
- Oh! Jйsus! mon pauvre monsieur!... Et pour une pareille femme, une mauvaise femme... qui vous trompe...
Ainsi durant une minute, oubliant les distances, elle avait йtй maternelle, anoblie par la pitiй divine, en un cri jailli comme une source qui lotionne et peut guйrir...
Mais Hugues la fit taire, йnervй, humiliй de cette ingйrence, de cette audace а lui parler de Jane, et en quels termes ! C'est lui qui lui donnait son congй, et sans sursis. Elle viendrait le lendemain prendre ses effets. Mais aujourd'hui qu'elle parte, qu'elle parte tout de suite !
L'irritation de son maоtre enleva а Barbe les derniers scrupules qu'elle aurait pu avoir de le quitter brusquement. Elle revкtit sa belle mante noire а capuchon, contente d'elle-mкme et de s'кtre sacrifiйe au devoir, а Jйsus qui йtait en elle...
Puis calme, sans йmotion, elle sortit de cette demeure oщ elle avait vйcu cinq ans ; mais avant de s'acheminer, elle sema, devant, le contenu des corbeilles qu'elle avait vidйes dans son tablier pour ne pas que la rue, а cette place seule, fыt sans corolles sous les pas de la procession.
XV
Comme la journйe avait mal commencй ! On dirait que les projets de joie sont un dйfi. Trop longuement prйparйs, ils laissent le temps а la destinйe de changer les њufs dans le nid, et ce sont des chagrins qu'il nous faudra couver.
Hugues, en entendant la porte de la maison battre а la sortie de Barbe, йprouva une impression pйnible. Encore un ennui, une solitude plus grande, puisque la vieille servante avait peu а peu fait partie de sa vie. Tout cela а cause de Jane, cette femme inconsistante, cruelle. Ah! ce qu'il avait dйjа souffert par elle !
Il aurait bien voulu maintenant qu'elle ne vоnt pas. Il se trouva triste, inquiet, йnervй. Il songea а la morte... Comment avait-il pu croire au mensonge de cette ressemblance, vite йbrйchй? Et qu'est-ce qu'elle devait penser, dans l'au-delа de la tombe, de l'arrivйe d'une autre au foyer encore plein d'elle, s'asseyant dans les fauteuils oщ elle s'йtait assise, superposant, au fil des miroirs en qui le visage des morts subsiste, sa face а la sienne?
On sonna. Hugues fut forcй d'aller ouvrir lui-mкme. C'йtait Jane, en retard, rouge d'avoir marchй vite. Elle pйnйtra, brusque, impйrieuse, engloba d'un coup d'њil le grand corridor, les salons aux portes ouvertes. Dйjа on entendait des йchos de musiques lointaines, se rapprochant. La procession ne tarderait pas.
Hugues avait allumй lui-mкme les cires sur l'appui des fenкtres, sur les petites tables disposйes par Barbe.
Il monta avec Jane au premier йtage, dans sa chambre. [99]
Les croisйes йtaient closes. Jane s'avanзa, en ouvrit une.
- Ah ! non ! fit Hugues.
- Pourquoi?
Il lui observa qu'elle ne pouvait pas ainsi se montrer, s'afficher chez lui. Et pour le passage d'une procession surtout. La province est prude. On crierait au scandale.
Jane avait фtй son chapeau, devant la glace ; poncй d'un peu de poudre son visage avec la houppe d'une petit boоte d'ivoire qui ne la quittait pas.
Puis elle revint а la croisйe, ses cheveux а nu, clairs, attirant l'њil avec leurs lueurs de cuivre.
La foule qui encombrait la rue regarda, curieuse de cette femme qui n'йtait pas comme les autres, la toilette et la chevelure voyantes.
Hugues s'impatienta. On voyait assez de derriиre les rideaux. Il eut un mouvement d'йnergie, violemment referma la fenкtre.
Alors Jane se froissa, ne voulut plus regarder, se coucha sur un sofa, impйnйtrable, dure.
La procession chanta. Aux moires йlargies des cantiques, on entendit qu'elle йtait proche. Hugues, tout endolori, s'йtait dйtournй de Jane; il appuya son front brыlant aux vitres, fraоcheur d'eau oщ dйlayer toute sa peine.
Les premiers enfants de chњur passaient, chanteurs aux cheveux ras, psalmodiant, tenant des cierges.
Hugues distinguait clairement le cortиge а travers les vitrages, oщ les personnages de la procession se dйtachaient comme les robes peintes sur le fond des images religieuses en dentelle.
Les congrйganistes dйfilиrent, portant des piйdestaux avec des statues, des Sacrй-Cњur; tenant des banniиres d'or endurci, comme des vitraux; puis les groupes candides, le verger des robes blanches, l'archipel des mousselines oщ l'encens dйferlait а petites vagues bleues - concile de vierges-enfants autour d'un Agneau pascal, blanc comme elles et fait de neige frisйe. [100]
Hugues se tourna un instant du cфtй de Jane qui, toujours boudant, restait enfoncйe dans le sofa, ayant l'air de contempler(1) des idйes mauvaises.
1. ms. var. l'air de regarder
La musique des serpents et des ophiclйides monta plus grave, charria la guirlande frкle, intermittente, du chant des soprani.
Et, dans le cadre de la fenкtre, apparurent devant Hugues les chevaliers de Terre-Sainte, les Croisйs en drap d'or et en armure, les princesses de l'histoire brugeline, tous ceux et celles dont le nom s'associe а celui de Thierry d'Alsace qui rapporta de Jйrusalem le Saint-Sang. Or c'йtaient, dans ces rфles, les jeunes gens, les jeunes filles de la plus nobiliaire aristocratie de Flandre, avec des йtoffes anciennes, des dentelles rares, des bijoux de famille sйculaires. On aurait dit que s'йtaient faits chair et animйs par un miracle, les saints, les guerriers, les donateurs des tableaux de Van Eyck et de Memling qui s'йternisent, lа-bas, dans les musйes.
Hugues regardait а peine, tout bouleversй par le dйpit de Jane, se sentant triste а l'infini, plus triste dans ces cantiques qui lui faisaient mal. Il essaya de la pacifier. Au premier mot, son humeur se cabra.
Et elle tournait les yeux vers lui, hйrissйe, comme les mains pleines de choses qui allaient le blesser davantage.
Hugues se replia sur lui-mкme, silencieux, navrй, jetant son вme pour ainsi dire а la houle de cette musique en remous par les rues, pour qu'elle l'emportвt loin de lui-mкme.
Ce fut ensuite le clergй, les moines de tous les ordres qui s'avancиrent: dominicains, rйdemptoristes, franciscains, carmes; puis les sйminaristes, en rochets plissйs, dйchiffrant des antiphonaires ; puis encore les prкtres de chaque paroisse dans leur rouge appareil d'enfants de chњur: vicaires, curйs, chanoines, en chasubles, en dalmatiques brodйes, rayonnantes comme des jardins de pierreries.[101]
Alors s'entendit le cliquetis des encensoirs. La fumйe bleue roula des volutes plus proches ; toutes les clochettes s'unirent en un grйsil plus sonore, qui cuivra l'air.
L'йvкque parut, mitre en tкte, sous un dais, portant la chвsse - une petite cathйdrale en or, surmontйe d'une coupole oщ, parmi mille camйes, diamants, йmeraudes, amйthystes, йmaux, topazes, perles fines, songe l'unique rubis possйdй du Saint-Sang.
Hugues, gagnй par l'impression mystique, par la ferveur de tous ces visages, par la foi de cette immense foule massйe dans les rues, sous ses fenкtres, plus loin, partout, jusqu'au bout de la ville en priиre, s'inclina aussi quand il vit, aux approches du Reliquaire, tout le peuple tomber а genoux, se plier sous la rafale des cantiques.
Hugues en avait presque oubliй la rйalitй, la prйsence de Jane, la scиne nouvelle qui venait de jeter encore des banquises entre eux. Elle, de le voir attendri, ricanait.
Il feignit de ne pas s'en apercevoir, йtouffant des mouvements de haine qu'il commenзait, en courts йclairs, а se sentir pour cette femme.
Hautaine, glaciale, elle remit son chapeau, ayant l'air de se rajuster pour partir. Hugues n'osait pas rompre ce dur silence oщ maintenant la chambre йtait retombйe, aprиs le passage de la procession. La rue s'йtait vidйe rapidement, dйjа muette, avec la tristesse surйrogatoire d'une joie en allйe.
Elle descendit, sans parler; puis, arrivйe au rez-de-chaussйe, comme si elle se fыt ravisйe ou qu'une curiositй l'eыt prise, elle regarda, du seuil, les salons dont les portes avaient йtй laissйes ouvertes. Elle fit quelques pas, entra plus avant dans ces deux vastes piиces communiquant l'une а l'autre, comme rйprouvйe par leur allure sйvиre. Les chambres ont aussi une physionomie, un visage. Entre elles et nous, il y a des amitiйs, des antipathies instantanйes. [102]
Jane se sentait mal accueillie, anormale, йtrangиre, en dйsaccord avec les miroirs, hostile aux vieux meubles que sa prйsence menaзait de dйranger dans leurs immuables attitudes.
Elle examinait, indiscrиte... Elle aperзut des portraits зa et lа, sur la muraille, sur les guйridons ; c'йtaient le pastel, les photographies de la morte.
- Ah! tu as des portraits de femmes ici?» Et elle rit, d'un petit rire mauvais.
Elle s'йtait avancйe vers la cheminйe :
- Tiens! en voilа une qui me ressemble... Et elle prit un des portraits.
Hugues qui l'йpiait, avec un malaise de la voir circuler lа, йprouva soudain une vive souffrance de la plaisanterie inconsciemment cruelle, de l'atroce badinage qui effleurait la saintetй de la morte.
- Laissez cela ! fit-il d'une voix devenue impйrieuse. Jane йclata de rire, ne comprenant pas.
Hugues s'avanзa, lui prit des mains le portrait, choquй de ces doigts profanes sur ses souvenirs. Lui ne les maniait qu'en tremblant, comme les objets d'un culte, comme un prкtre l'ostensoir et les calices. Sa douleur lui йtait devenue une religion. Et, en ce moment, les bougies, non encore йteintes, qui avaient brыlй sur l'appui des fenкtres pour la procession, йclairaient les salons comme des chapelles.
Jane, ironique, s'йgayant avec perversitй de l'irritation de Hugues, et la secrиte envie de le narguer davantage, avait passй dans l'autre piиce, touchant а tout, bouleversant les bibelots, chiffonnant les йtoffes. Tout а coup elle s'arrкta avec un rire sonore.
Elle avait aperзu sur le piano le prйcieux coffret de verre et, pour continuer la bravade, soulevant le couvercle, en retira, toute stupйfaite et amusйe, la longue chevelure, la dйroula, la secoua dans l'air.
Hugues йtait devenu livide. C'йtait la profanation. Il eut [103] l'impression d'un sacrilиge... Depuis des annйes, il n'osait toucher а cette chose qui йtait morte, puisqu'elle йtait d'un mort. Et tout ce culte а la relique(1), avec tant de larmes granulant le cristal chaque jour, pour qu'elle servоt enfin de jouet а une femme qui le bafoue... Ah! depuis longtemps elle le faisait assez et trop souffrir. Toute sa rancњur, le .flot des souffrances bues, tamisйes durant des mois par chaque seconde de l'heure, les soupзons, les trahisons, le guet sous ses fenкtres, dans la pluie - tout cela lui remonta d'un coup... Il allait la chasser!
1. ms. var. Religue
Mais Jane, tandis qu'il s'йlanзait, se retrancha derriиre la table, comme par jeu, le dйfiant, de loin suspendant la tresse, l'amenant vers son visage et sa bouche comme un serpent charmй, l'enroulant а son cou, boa d'un oiseau d'or...
Hugues criait: «Rends-moi! rends-moi!...»
Jane courait, а droite, а gauche, tourbillonnant autour de la table.
Hugues, dans le vent de cette course, sous ces rires, ces sarcasmes, perdit la tкte. Il l'atteignit. Elle avait encore la chevelure autour du cou, se dйbattant, ne voulant pas la rendre, fвchйe et l'injuriant maintenant parce que ses doigts crispйs lui faisaient mal.
- Veux-tu?
- Non! dit-elle, riant toujours d'un rire nerveux sous son йtreinte.
Alors Hugues s'affola; une flamme lui chanta aux oreilles ; du sang brыla ses yeux ; un vertige lui courut dans la tкte, une soudaine frйnйsie, une crispation du bout des doigts, une envie de saisir, d'йtreindre quelque chose, de casser des fleurs, une sensation et une force d'йtau aux mains - il avait saisi la chevelure que Jane tenait toujours enroulйe а son cou ; il voulut la reprendre ! Et farouche, hagard, il tira, serra autour du cou la tresse qui, tendue, [104] йtait roide comme un cвble.
Jane ne riait plus; elle avait poussй un petit cri, un soupir, comme le souffle d'une bulle expirйe а fleur d'eau. Йtranglйe, elle tomba(1).
Elle йtait morte - pour n'avoir pas devinй le Mystиre et qu'il y eыt une chose lа а laquelle il ne fallait point toucher sous peine de sacrilиge. Elle avait portй la main, elle, sur la chevelure vindicative, cette chevelure qui, d'emblйe - pour ceux dont l'вme est pure et communie avec le Mystиre - laissait entendre que, а la minute oщ elle serait profanйe, elle-mкme deviendrait l'instrument de mon.
Ainsi rйellement toute la maison avait pйri : Barbe s'en йtait allйe; Jane gisait; la morte йtait plus morte(2)...
Quant а Hugues, il regardait sans comprendre, sans plus savoir...
Les deux femmes s'йtaient identifiйes en une seule. Si ressemblantes dans la vie, plus ressemblantes dans la mort qui les avait faites de la mкme pвleur, il ne les distingua plus l'une de l'autre - unique visage de son amour. Le cadavre de Jane, c'йtait le fantфme de la morte ancienne, visible lа pour lui seul.
Hugues, l'вme rйtrogradйe, ne se rappela plus que des choses trиs lointaines, les commencements de son veuvage, oщ il se croyait reportй... Trиs tranquille, il avait йtй s'asseoir dans un fauteuil.
Les fenкtres йtaient restйes ouvertes(3)...
1. ms. var. inerte, morte. Hugues regardait sans comprendre, sans savoir. La charitй de la folie avait identifiй les deux femmes en une seule.
2. les deux alinйas qui prйcиdent ne se trouvent pas dans le ms.
3. fin du texte dans le ms.
Et, dans le silence, arriva un bruit de cloches, toutes les cloches а la fois, qui se remirent а tinter pour la rentrйe de la procession а la chapelle du Saint-Sang. C'йtait fini, le beau cortиge... tout ce qui avait йtй, avait chantй - semblant de vie, rйsurrection d'une matinйe. Les ruesйtaient de nouveau vides. La ville allait recommencer а кtre seule.[105]
Et Hugues continûment répétait: «Morte... morte... Bruges-la-Morte...» d'un air machinal, d'une voix détendue, essayant de s'accorder: «Morte... morte... Bruges-la-Morte...» avec la cadence des dernières cloches, lasses, lentes, petites vieilles exténuées qui avaient l'air - est-ce sur la ville, est-ce sur une tombe? - d'effeuiller languis-samment des fleurs de fer!