Notreme


Victor Hugo

Notre Dame de Paris

LIVRE PREMIER
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I
LA GRAND'SALLE
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Il y a aujourd'hui trois cent quarante-huit ans six mois et dix-neuf jours que les parisiens s'éveillèrent au bruit de toutes les cloches sonnant à grande volée dans la triple enceinte de la Cité, de l'Université et de la Ville.

Ce n'est cependant pas un jour dont l'histoire ait gardé souvenir que le 6 janvier 1482. Rien de notable dans l'événement qui mettait ainsi en branle, dès le matin, les cloches et les bourgeois de Paris. Ce n'était ni un assaut de picards ou de bourguignons, ni une châsse menée en procession, ni une révolte d'écoliers dans la vigne de Laas, ni une entrée de notredit très redouté seigneur monsieur le roi, ni même une belle pendaison de larrons et de larronnesses à la Justice de Paris. Ce n'était pas non plus la survenue, si fréquente au quinzième siècle, de quelque ambassade chamarrée et empanachée. Il y avait à peine deux jours que la dernière cavalcade de ce genre, celle des ambassadeurs flamands chargés de conclure le mariage entre le dauphin et Marguerite de Flandre, avait fait son entrée à Paris, au grand ennui de Monsieur le cardinal de Bourbon, qui, pour plaire au roi, avait dû faire bonne mine à toute cette rustique cohue de bourgmestres flamands, et les régaler, en son hôtel de Bourbon, d'une moult belle moralité, sotie et farce, tandis qu'une pluie battante inondait à sa porte ses magnifiques tapisseries.

Le 6 janvier, ce qui mettait en émotion tout le populaire de Paris, comme dit Jehan de Troyes, c'était la double solennité, réunie depuis un temps immémorial, du jour des Rois et de la Fête des Fous.

Ce jour-là, il devait y avoir feu de joie à la Grève, plantation de mai à la chapelle de Braque et mystère au Palais de Justice. Le cri en avait été fait la veille à son de trompe dans les carrefours, par les gens de Monsieur le prévôt, en beaux hoquetons de camelot violet, avec de grandes croix blanches sur la poitrine.

La foule des bourgeois et des bourgeoises s'acheminait donc de toutes parts dès le matin, maisons et boutiques fermées, vers l'un des trois endroits désignés. Chacun avait pris parti, qui pour le feu de joie, qui pour le mai, qui pour le mystère. Il faut dire, à l'éloge de l'antique bon sens des badauds de Paris, que la plus grande partie de cette foule se dirigeait vers le feu de joie, lequel était tout à fait de saison, ou vers le mystère, qui devait être représenté dans la grand'salle du Palais bien couverte et bien close, et que les curieux s'accordaient à laisser le pauvre mai mal fleuri grelotter tout seul sous le ciel de janvier dans le cimetière de la chapelle de Braque.

Le peuple affluait surtout dans les avenues du Palais de Justice, parce qu'on savait que les ambassadeurs flamands, arrivés de la surveille, se proposaient d'assister à la représentation du mystère et à l'élection du pape des fous, laquelle devait se faire également dans la grand'salle.

Ce n'était pas chose aisée de pénétrer ce jour-là dans cette grand'salle, réputée cependant alors la plus grande enceinte couverte qui fût au monde. (Il est vrai que Sauval n'avait pas encore mesuré la grande salle du château de Montargis.) La place du Palais, encombrée de peuple, offrait aux curieux des fenêtres l'aspect d'une mer, dans laquelle cinq ou six rues, comme autant d'embouchures de fleuves, dégorgeaient à chaque instant de nouveaux flots de têtes. Les ondes de cette foule, sans cesse grossies, se heurtaient aux angles des maisons qui s'avançaient çà et là, comme autant de promontoires, dans le bassin irrégulier de la place. Au centre de la haute façade gothique du Palais, le grand escalier, sans relâche remonté et descendu par un double courant qui, après s'être brisé sous le perron intermédiaire, s'épandait à larges vagues sur ses deux pentes latérales, le grand escalier, dis-je, ruisselait incessamment dans la place comme une cascade dans un lac. Les cris, les rires, le trépignement de ces mille pieds faisaient un grand bruit et une grande clameur. De temps en temps cette clameur et ce bruit redoublaient, le courant qui poussait toute cette foule vers le grand escalier rebroussait, se troublait, tourbillonnait. C'était une bourrade d'un archer ou le cheval d'un sergent de la prévôté qui ruait pour rétablir l'ordre ; admirable tradition que la prévôté a léguée à la connétablie, la connétablie à la maréchaussée, et la maréchaussée à notre gendarmerie de Paris.

Aux portes, aux fenêtres, aux lucarnes, sur les toits, fourmillaient des milliers de bonnes figures bourgeoises, calmes et honnêtes, regardant le palais, regardant la cohue, et n'en demandant pas davantage ; car bien des gens à Paris se contentent du spectacle des spectateurs, et c'est déjà pour nous une chose très curieuse qu'une muraille derrière laquelle il se passe quelque chose.

S'il pouvait nous être donné à nous, hommes de 1830, de nous mêler en pensée à ces parisiens du quinzième siècle et d'entrer avec eux, tiraillés, coudoyés, culbutés, dans cette immense salle du Palais, si étroite le 6 janvier 1482, le spectacle ne serait ni sans intérêt ni sans charme, et nous n'aurions autour de nous que des choses si vieilles qu'elles nous sembleraient toutes neuves.

Si le lecteur y consent, nous essaierons de retrouver par la pensée l'impression qu'il eût éprouvée avec nous en franchissant le seuil de cette grand'salle au milieu de cette cohue en surcot, en hoqueton et en cotte-hardie.

Et d'abord, bourdonnement dans les oreilles, éblouissement dans les yeux. Au-dessus de nos têtes une double voûte en ogive, lambrissée en sculptures de bois, peinte d'azur, fleurdelysée en or ; sous nos pieds, un pavé alternatif de marbre blanc et noir. À quelques pas de nous, un énorme pilier, puis un autre, puis un autre ; en tout sept piliers dans la longueur de la salle, soutenant au milieu de sa largeur les retombées de la double voûte. Autour des quatre premiers piliers, des boutiques de marchands, tout étincelantes de verre et de clinquants ; autour des trois derniers, des bancs de bois de chêne, usés et polis par le haut-de-chausses des plaideurs et la robe des procureurs. À l'entour de la salle, le long de la haute muraille, entre les portes, entre les croisées, entre les piliers, l'interminable rangée des statues de tous les rois de France depuis Pharamond ; les rois fainéants, les bras pendants et les yeux baissés ; les rois vaillants et bataillards, la tête et les mains hardiment levées au ciel. Puis, aux longues fenêtres ogives, des vitraux de mille couleurs ; aux larges issues de la salle, de riches portes finement sculptées ; et le tout, voûtes, piliers, murailles, chambranles, lambris, portes, statues, recouvert du haut en bas d'une splendide enluminure bleu et or, qui, déjà un peu ternie à l'époque où nous la voyons, avait presque entièrement disparu sous la poussière et les toiles d'araignée en l'an de grâce 1549, où Du Breul l'admirait encore par tradition.

Qu'on se représente maintenant cette immense salle oblongue, éclairée de la clarté blafarde d'un jour de janvier, envahie par une foule bariolée et bruyante qui dérive le long des murs et tournoie autour des sept piliers, et l'on aura déjà une idée confuse de l'ensemble du tableau dont nous allons essayer d'indiquer plus précisément les curieux détails.

Il est certain que, si Ravaillac n'avait point assassiné Henri IV, il n'y aurait point eu de pièces du procès de Ravaillac déposées au greffe du Palais de Justice ; point de complices intéressés à faire disparaître lesdites pièces ; partant, point d'incendiaires obligés, faute de meilleur moyen, à brûler le greffe pour brûler les pièces, et à brûler le Palais de Justice pour brûler le greffe ; par conséquent enfin, point d'incendie de 1618. Le vieux Palais serait encore debout avec sa vieille grand'salle ; je pourrais dire au lecteur : Allez la voir ; et nous serions ainsi dispensés tous deux, moi d'en faire, lui d'en lire une description telle quelle. - Ce qui prouve cette vérité neuve : que les grands événements ont des suites incalculables.

Il est vrai qu'il serait fort possible d'abord que Ravaillac n'eût pas de complices, ensuite que ses complices, si par hasard il en avait, ne fussent pour rien dans l'incendie de 1618. Il en existe deux autres explications très plausibles. Premièrement, la grande étoile enflammée, large d'un pied, haute d'une coudée, qui tomba, comme chacun sait, du ciel sur le Palais, le 7 mars après minuit. Deuxièmement, le quatrain de Théophile :

Certes, ce fut un triste jeu
Quand à Paris dame Justice,
Pour avoir mangé trop d'épice,
Se mit tout le palais en feu.

Quoi qu'on pense de cette triple explication politique, physique, poétique, de l'incendie du Palais de Justice en 1618, le fait malheureusement certain, c'est l'incendie. Il reste bien peu de chose aujourd'hui, grâce à cette catastrophe, grâce surtout aux diverses restaurations successives qui ont achevé ce qu'elle avait épargné, il reste bien peu de chose de cette première demeure des rois de France, de ce palais aîné du Louvre, déjà si vieux du temps de Philippe le Bel qu'on y cherchait les traces des magnifiques bâtiments élevés par le roi Robert et décrits par Helgaldus. Presque tout a disparu. Qu'est devenue la chambre de la chancellerie où saint Louis consomma son mariage ? le jardin où il rendait la justice, " vêtu d'une cotte de camelot, d'un surcot de tiretaine sans manches, et d'un manteau par-dessus de sandal noir, couché sur des tapis, avec Joinville " ? Où est la chambre de l'empereur Sigismond ? celle de Charles IV ? celle de Jean sans Terre ? Où est l'escalier d'où Charles VI promulgua son édit de grâce ? la dalle où Marcel égorgea, en présence du dauphin, Robert de Clermont et le maréchal de Champagne ? le guichet où furent lacérées les bulles de l'antipape Bénédict, et d'où repartirent ceux qui les avaient apportées, chapés et mitrés en dérision, et faisant amende honorable par tout Paris ? et la grand'salle, avec sa dorure, son azur, ses ogives, ses statues, ses piliers, son immense voûte toute déchiquetée de sculptures ? et la chambre dorée ? et le lion de pierre qui se tenait à la porte, la tête baissée, la queue entre les jambes, comme les lions du trône de Salomon, dans l'attitude humiliée qui convient à la force devant la justice ? et les belles portes ? et les beaux vitraux ? et les ferrures ciselées qui décourageaient Biscornette ? et les délicates menuiseries de Du Hancy ?... Qu'a fait le temps, qu'ont fait les hommes de ces merveilles ? Que nous a-t-on donné pour tout cela, pour toute cette histoire gauloise, pour tout cet art gothique ? les lourds cintres surbaissés de M. de Brosse, ce gauche architecte du portail Saint-Gervais, voilà pour l'art ; et quant à l'histoire, nous avons les souvenirs bavards du gros pilier, encore tout retentissant des commérages des Patrus.

Ce n'est pas grand'chose. - Revenons à la véritable grand'salle du véritable vieux Palais.

Les deux extrémités de ce gigantesque parallélogramme étaient occupées, l'une par la fameuse table de marbre, si longue, si large et si épaisse que jamais on ne vit, disent les vieux papiers terriers, dans un style qui eût donné appétit à Gargantua, pareille tranche de marbre au monde ; l'autre, par la chapelle où Louis XI s'était fait sculpter à genoux devant la Vierge, et où il avait fait transporter, sans se soucier de laisser deux niches vides dans la file des statues royales, les statues de Charlemagne et de saint Louis, deux saints qu'il supposait fort en crédit au ciel comme rois de France. Cette chapelle, neuve encore, bâtie à peine depuis six ans, était toute dans ce goût charmant d'architecture délicate, de sculpture merveilleuse, de fine et profonde ciselure qui marque chez nous la fin de l'ère gothique et se perpétue jusque vers le milieu du seizième siècle dans les fantaisies féeriques de la renaissance. La petite rosace à jour percée au-dessus du portail était en particulier un chef-d'oeuvre de ténuité et de grâce ; on eût dit une étoile de dentelle.

Au milieu de la salle, vis-à-vis la grande porte, une estrade de brocart d'or, adossée au mur, et dans laquelle était pratiquée une entrée particulière au moyen d'une fenêtre du couloir de la chambre dorée, avait été élevée pour les envoyés flamands et les autres gros personnages conviés à la représentation du mystère.

C'est sur la table de marbre que devait, selon l'usage, être représenté le mystère. Elle avait été disposée pour cela dès le matin ; sa riche planche de marbre, toute rayée par les talons de la basoche, supportait une cage de charpente assez élevée, dont la surface supérieure, accessible aux regards de toute la salle, devait servir de théâtre, et dont l'intérieur, masqué par des tapisseries, devait tenir lieu de vestiaire aux personnages de la pièce. Une échelle, naïvement placée en dehors, devait établir la communication entre la scène et le vestiaire, et prêter ses roides échelons aux entrées comme aux sorties. Il n'y avait pas de personnage si imprévu, pas de péripétie, pas de coup de théâtre qui ne fût tenu de monter par cette échelle. Innocente et vénérable enfance de l'art et des machines !

Quatre sergents du bailli du Palais, gardiens obligés de tous les plaisirs du peuple les jours de fête comme les jours d'exécution, se tenaient debout aux quatre coins de la table de marbre.

Ce n'était qu'au douzième coup de midi sonnant à la grande horloge du Palais que la pièce devait commencer. C'était bien tard sans doute pour une représentation théâtrale ; mais il avait fallu prendre l'heure des ambassadeurs.

Or toute cette multitude attendait depuis le matin. Bon nombre de ces honnêtes curieux grelottaient dès le point du jour devant le grand degré du Palais ; quelques-uns même affirmaient avoir passé la nuit en travers de la grande porte pour être sûrs d'entrer les premiers. La foule s'épaississait à tout moment, et, comme une eau qui dépasse son niveau, commençait à monter le long des murs, à s'enfler autour des piliers, à déborder sur les entablements, sur les corniches, sur les appuis des fenêtres, sur toutes les saillies de l'architecture, sur tous les reliefs de la sculpture. Aussi la gêne, l'impatience, l'ennui, la liberté d'un jour de cynisme et de folie, les querelles qui éclataient à tout propos pour un coude pointu ou un soulier ferré, la fatigue d'une longue attente, donnaient-elles déjà, bien avant l'heure où les ambassadeurs devaient arriver, un accent aigre et amer à la clameur de ce peuple enfermé, emboîté, pressé, foulé, étouffé. On n'entendait que plaintes et imprécations contre les flamands, le prévôt des marchands, le cardinal de Bourbon, le bailli du Palais, madame Marguerite d'Autriche, les sergents à verge, le froid, le chaud, le mauvais temps, l'évêque de Paris, le pape des fous, les piliers, les statues, cette porte fermée, cette fenêtre ouverte ; le tout au grand amusement des bandes d'écoliers et de laquais disséminées dans la masse, qui mêlaient à tout ce mécontentement leurs taquineries et leurs malices, et piquaient, pour ainsi dire, à coups d'épingle la mauvaise humeur générale.

Il y avait entre autres un groupe de ces joyeux démons qui, après avoir défoncé le vitrage d'une fenêtre, s'était hardiment assis sur l'entablement, et de là plongeait tour à tour ses regards et ses railleries au dedans et au dehors, dans la foule de la salle et dans la foule de la place. À leurs gestes de parodie, à leurs rires éclatants, aux appels goguenards qu'ils échangeaient d'un bout à l'autre de la salle avec leurs camarades, il était aisé de juger que ces jeunes clercs ne partageaient pas l'ennui et la fatigue du reste des assistants, et qu'ils savaient fort bien, pour leur plaisir particulier, extraire de ce qu'ils avaient sous les yeux un spectacle qui leur faisait attendre patiemment l'autre.

-- Sur mon âme, c'est vous, Joannes Frollo de Molendino ! criait l'un d'eux à une espèce de petit diable blond, à jolie et maligne figure, accroché aux acanthes d'un chapiteau ; vous êtes bien nommé Jehan du Moulin, car vos deux bras et vos deux jambes ont l'air de quatre ailes qui vont au vent. - Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

-- Par la miséricorde du diable, répondit Joannes Frollo, voilà plus de quatre heures, et j'espère bien qu'elles me seront comptées sur mon temps de purgatoire. J'ai entendu les huit chantres du roi de Sicile entonner le premier verset de la haute messe de sept heures dans la Sainte-Chapelle.

-- De beaux chantres, reprit l'autre, et qui ont la voix encore plus pointue que leur bonnet ! Avant de fonder une messe à monsieur saint Jean, le roi aurait bien dû s'informer si monsieur saint Jean aime le latin psalmodié avec accent provençal.

-- C'est pour employer ces maudits chantres du roi de Sicile qu'il a fait cela ! cria aigrement une vieille femme dans la foule au bas de la fenêtre. Je vous demande un peu ! mille livres parisis pour une messe ! et sur la ferme du poisson de mer des halles de Paris, encore !

-- Paix ! vieille, reprit un gros et grave personnage qui se bouchait le nez à côté de la marchande de poisson ; il fallait bien fonder une messe. Vouliez-vous pas que le roi retombât malade ?

-- Bravement parlé, sire Gilles Lecornu, maître pelletier-fourreur des robes du roi ! cria le petit écolier cramponné au chapiteau.

Un éclat de rire de tous les écoliers accueillit le nom malencontreux du pauvre pelletier-fourreur des robes du roi.

-- Lecornu ! Gilles Lecornu ! disaient les uns.

-- Cornutus et hirsutus, reprenait un autre.

-- Hé ! sans doute, continuait le petit démon du chapiteau. Qu'ont-ils à rire ? Honorable homme Gilles Lecornu, frère de maître Jehan Lecornu, prévôt de l'hôtel du roi, fils de maître Mahiet Lecornu, premier portier du bois de Vincennes, tous bourgeois de Paris, tous mariés de père en fils !

La gaieté redoubla. Le gros pelletier-fourreur, sans répondre un mot, s'efforçait de se dérober aux regards fixés sur lui de tous côtés ; mais il suait et soufflait en vain : comme un coin qui s'enfonce dans le bois, les efforts qu'il faisait ne servaient qu'à emboîter plus solidement dans les épaules de ses voisins sa large face apoplectique, pourpre de dépit et de colère.

Enfin un de ceux-ci, gros, court et vénérable comme lui, vint à son secours.

-- Abomination ! des écoliers qui parlent de la sorte à un bourgeois ! de mon temps on les eût fustigés avec un fagot dont on les eût brûlés ensuite.

La bande entière éclata.

-- Holàhée ! qui chante cette gamme ? quel est le chat-huant de malheur ?

-- Tiens, je le reconnais, dit l'un ; c'est maître Andry Musnier.

-- Parce qu'il est un des quatre libraires jurés de l'Université ! dit l'autre.

-- Tout est par quatre dans cette boutique, cria un troisième : les quatre nations, les quatre facultés, les quatre fêtes, les quatre procureurs, les quatre électeurs, les quatre libraires.

-- Eh bien, reprit Jean Frollo, il faut leur faire le diable à quatre.

-- Musnier, nous brûlerons tes livres.

-- Musnier, nous battrons ton laquais.

-- Musnier, nous chiffonnerons ta femme.

-- La bonne grosse mademoiselle Oudarde.

-- Qui est aussi fraîche et aussi gaie que si elle était veuve.

-- Que le diable vous emporte ! grommela maître Andry Musnier.

-- Maître Andry, reprit Jehan, toujours pendu à son chapiteau, tais-toi, ou je te tombe sur la tête !

Maître Andry leva les yeux, parut mesurer un instant la hauteur du pilier, la pesanteur du drôle, multiplia mentalement cette pesanteur par le carré de la vitesse, et se tut.

Jehan, maître du champ de bataille, poursuivit avec triomphe :

-- C'est que je le ferais, quoique je sois frère d'un archidiacre !

-- Beaux sires, que nos gens de l'Université ! n'avoir seulement pas fait respecter nos privilèges dans un jour comme celui-ci ! Enfin, il y a mai et feu de joie à la Ville ; mystère, pape des fous et ambassadeurs flamands à la Cité ; et à l'Université, rien !

-- Cependant la place Maubert est assez grande ! reprit un des clercs cantonnés sur la table de la fenêtre.

-- À bas le recteur, les électeurs et les procureurs ! cria Joannes.

-- Il faudra faire, un feu de joie ce soir dans le Champ-Gaillard, poursuivit l'autre, avec les livres de maître Andry.

-- Et les pupitres des scribes ! dit son voisin.

-- Et les verges des bedeaux !

-- Et les crachoirs des doyens !

-- Et les buffets des procureurs !

-- Et les huches des électeurs !

-- Et les escabeaux du recteur !

-- À bas ! reprit le petit Jehan en faux-bourdon ; à bas maître Andry, les bedeaux et les scribes ; les théologiens, les médecins et les décrétistes ; les procureurs, les électeurs et le recteur !

-- C'est donc la fin du monde ! murmura maître Andry en se bouchant les oreilles.

-- À propos, le recteur ! le voici qui passe dans la place, cria un de ceux de la fenêtre.

Ce fut à qui se retournerait vers la place.

-- Est-ce que c'est vraiment notre vénérable recteur maître Thibaut ? demanda Jehan Frollo du Moulin qui, s'étant accroché à un pilier de l'intérieur, ne pouvait voir ce qui se passait au dehors.

-- Oui, oui, répondirent tous les autres, c'est lui, c'est bien lui, maître Thibaut le recteur.

C'était en effet le recteur et tous les dignitaires de l'Université qui se rendaient processionnellement au-devant de l'ambassade et traversaient en ce moment la place du Palais. Les écoliers, pressés à la fenêtre, les accueillirent au passage avec des sarcasmes et des applaudissements ironiques. Le recteur, qui marchait en tête de sa compagnie, essuya la première bordée ; elle fut rude.

-- Bonjour, monsieur le recteur ! Holàhée ! bonjour donc !

-- Comment fait-il pour être ici, le vieux joueur ? Il a donc quitté ses dés ?

-- Comme il trotte sur sa mule ! elle a les oreilles moins longues que lui.

-- Holàhée ! bonjour, monsieur le recteur Thibaut ! Tybalde aleator ! vieil imbécile ! vieux joueur !

-- Dieu vous garde ! avez-vous fait souvent double-six cette nuit ?

-- Oh ! la caduque figure, plombée, tirée et battue pour l'amour du jeu et des dés !

-- Où allez-vous comme cela, Tybalde ad dados, tournant le dos à l'Université et trottant vers la Ville ?

-- Il va sans doute chercher un logis rue Thibautodé, cria Jehan du Moulin.

Toute la bande répéta le quolibet avec une voix de tonnerre et des battements de mains furieux.

-- Vous allez chercher logis rue Thibautodé, n'est-ce pas, monsieur le recteur, joueur de la partie du diable ?

Puis ce fut le tour des autres dignitaires.

-- À bas les bedeaux ! à bas les massiers !

-- Dis donc, Robin Poussepain, qu'est-ce que c'est donc que celui-là ?

-- C'est Gilbert de Suilly, Gilbertus de Soliaco, le chancelier du collège d'Autun.

-- Tiens, voici mon soulier : tu es mieux placé que moi ; jette-le-lui par la figure.

-- Saturnalitias mittimus ecce nuces.

-- À bas les six théologiens avec leurs surplis blancs !

-- Ce sont là les théologiens ? Je croyais que c'étaient les six oies blanches données par Sainte-Geneviève à la ville, pour le fief de Roogny.

-- À bas les médecins !

-- À bas les disputations cardinales et quodlibétaires !

-- À toi ma coiffe, chancelier de Sainte-Geneviève ! tu m'as fait un passe-droit. - C'est vrai cela ! il a donné ma place dans la nation de Normandie au petit Ascanio Falzaspada, qui est de la province de Bourges, puisqu'il est Italien.

-- C'est une injustice, dirent tous les écoliers. À bas le chancelier de Sainte-Geneviève !

-- Ho hé ! maître Joachim de Ladehors ! Ho hé ! Louis Dahuille ! Ho hé ! Lambert Hoctement !

-- Que le diable étouffe le procureur de la nation d'Allemagne !

-- Et les chapelains de la Sainte-Chapelle, avec leurs aumusses grises ; cum tunicis grisis !

-- Seu de pellibus grisis fourratis !

-- Holàhée ! les maîtres ès arts ! Toutes les belles chapes noires ! toutes les belles chapes rouges !

-- Cela fait une belle queue au recteur.

-- On dirait un duc de Venise qui va aux épousailles de la mer.

-- Dis donc, Jehan ! les chanoines de Sainte-Geneviève !

-- Au diable la chanoinerie !

-- Abbé Claude Choart ! docteur Claude Choart ! Est-ce que vous cherchez Marie la Giffarde ?

-- Elle est rue de Glatigny.

-- Elle fait le lit du roi des ribauds.

-- Elle paie ses quatre deniers ; quatuor denarios.

-- Aut unum bombum.

-- Voulez-vous qu'elle vous paie au nez ?

-- Camarades ! maître Simon Sanguin, l'électeur de Picardie, qui a sa femme en croupe.

-- Post equitem sedet atra cura.

-- Hardi, maître Simon !

-- Bonjour, monsieur l'électeur !

-- Bonne nuit, madame l'électrice !

-- Sont-ils heureux de voir tout cela, disait en soupirant Joannes de Molendino, toujours perché dans les feuillages de son chapiteau.

Cependant le libraire juré de l'Université, maître Andry Musnier, se penchait à l'oreille du pelletier-fourreur des robes du roi, maître Gilles Lecornu.

-- Je vous le dis, monsieur, c'est la fin du monde. On n'a jamais vu pareils débordements de l'écolerie. Ce sont les maudites inventions du siècle qui perdent tout. Les artilleries, les serpentines, les bombardes, et surtout l'impression, cette autre peste d'Allemagne. Plus de manuscrits, plus de livres ! L'impression tue la librairie. C'est la fin du monde qui vient.

-- Je m'en aperçois bien aux progrès des étoles de velours, dit le marchand fourreur.

En ce moment midi sonna.

-- Ha !... dit toute la foule d'une seule voix. Les écoliers se turent. Puis il se fit un grand remue-ménage, un grand mouvement de pieds et de têtes, une grande détonation générale de toux et de mouchoirs ; chacun s'arrangea, se posta, se haussa, se groupa ; puis un grand silence ; tous les cous restèrent tendus, toutes les bouches ouvertes, tous les regards tournés vers la table de marbre. Rien n'y parut. Les quatre sergents du bailli étaient toujours là, roides et immobiles comme quatre statues peintes. Tous les yeux se tournèrent vers l'estrade réservée aux envoyés flamands. La porte restait fermée, et l'estrade vide. Cette foule attendait depuis le matin trois choses : midi, l'ambassade de Flandre, le mystère. Midi seul était arrivé à l'heure.

Pour le coup c'était trop fort.

On attendit une, deux, trois, cinq minutes, un quart d'heure ; rien ne venait. L'estrade demeurait déserte, le théâtre muet. Cependant à l'impatience avait succédé la colère. Les paroles irritées circulaient, à voix basse encore, il est vrai. - Le mystère ! le mystère ! murmurait-on sourdement. Les têtes fermentaient. Une tempête, qui ne faisait encore que gronder, flottait à la surface de cette foule. Ce fut Jehan du Moulin qui en tira la première étincelle.

-- Le mystère, et au diable les flamands ! s'écria-t-il de toute la force de ses poumons, en se tordant comme un serpent autour de son chapiteau.

La foule battit des mains.

-- Le mystère, répéta-t-elle, et la Flandre à tous les diables !

-- Il nous faut le mystère, sur-le-champ, reprit l'écolier ; ou m'est avis que nous pendions le bailli du Palais, en guise de comédie et de moralité.

-- Bien dit, cria le peuple, et entamons la pendaison par ses sergents.

Une grande acclamation suivit. Les quatre pauvres diables commençaient à pâlir et à s'entre-regarder. La multitude s'ébranlait vers eux, et ils voyaient déjà la frêle balustrade de bois qui les en séparait ployer et faire ventre sous la pression de la foule.

Le moment était critique.

-- À sac ! à sac ! criait-on de toutes parts.

En cet instant, la tapisserie du vestiaire que nous avons décrit plus haut se souleva, et donna passage à un personnage dont la seule vue arrêta subitement la foule, et changea comme par enchantement sa colère en curiosité.

-- Silence ! silence !

Le personnage, fort peu rassuré et tremblant de tous ses membres, s'avança jusqu'au bord de la table de marbre, avec force révérences qui, à mesure qu'il approchait, ressemblaient de plus en plus à des génuflexions.

Cependant le calme s'était peu à peu rétabli. Il ne restait plus que cette légère rumeur qui se dégage toujours du silence de la foule.

-- Messieurs les bourgeois, dit-il, et mesdemoiselles les bourgeoises, nous devons avoir l'honneur de déclamer et représenter devant son éminence Monsieur le cardinal une très belle moralité, qui a nom : Le bon jugement de madame la vierge Marie. C'est moi qui fais Jupiter. Son éminence accompagne en ce moment l'ambassade très honorable de monsieur le duc d'Autriche ; laquelle est retenue, à l'heure qu'il est, à écouter la harangue de monsieur le recteur de l'Université, à la Porte Baudets. Dès que l'éminentissime cardinal sera arrivé, nous commencerons.

Il est certain qu'il ne fallait rien moins que l'intervention de Jupiter pour sauver les quatre malheureux sergents du bailli du Palais. Si nous avions le bonheur d'avoir inventé cette très véridique histoire, et par conséquent d'en être responsable par-devant Notre-Dame la Critique, ce n'est pas contre nous qu'on pourrait invoquer en ce moment le précepte classique : Nec deus intersit. Du reste, le costume du seigneur Jupiter était fort beau, et n'avait pas peu contribué à calmer la foule en attirant toute son attention. Jupiter était vêtu d'une brigandine couverte de velours noir, à clous dorés ; il était coiffé d'un bicoquet garni de boutons d'argent dorés ; et, n'était le rouge et la grosse barbe qui couvraient chacun une moitié de son visage, n'était le rouleau de carton doré, semé de passequilles et tout hérissé de lanières de clinquant qu'il portait à la main et dans lequel des yeux exercés reconnaissaient aisément la foudre, n'était ses pieds couleur de chair et enrubannés à la grecque, il eût pu supporter la comparaison, pour la sévérité de sa tenue, avec un archer breton du corps de monsieur de Berry.

II

PIERRE GRINGOIRE
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Cependant, tandis qu'il haranguait, la satisfaction, l'admiration unanimement excitées par son costume se dissipaient à ses paroles ; et quand il arriva à cette conclusion malencontreuse : " Dès que l'éminentissime cardinal sera arrivé, nous commencerons ", sa voix se perdit dans un tonnerre de huées.

-- Commencez tout de suite ! Le mystère ! le mystère tout de suite ! criait le peuple. Et l'on entendait par-dessus toutes les voix celle de Johannes de Molendino, qui perçait la rumeur comme le fifre dans un charivari de Nîmes :

-- Commencez tout de suite ! glapissait l'écolier.

-- À bas Jupiter et le cardinal de Bourbon ! vociféraient Robin Poussepain et les autres clercs juchés dans la croisée.

-- Tout de suite la moralité ! répétait la foule. Sur-le-champ ! tout de suite ! Le sac et la corde aux comédiens et au cardinal ! Le pauvre Jupiter, hagard, effaré, pâle sous son rouge, laissa tomber sa foudre, prit à la main son bicoquet ; puis il saluait et tremblait en balbutiant : Son éminence... les ambassadeurs... madame Marguerite de Flandre... Il ne savait que dire. Au fond, il avait peur d'être pendu.

Pendu par la populace pour attendre, pendu par le cardinal pour n'avoir pas attendu, il ne voyait des deux côtés qu'un abîme, c'est-à-dire une potence.

Heureusement quelqu'un vint le tirer d'embarras et assumer la responsabilité.

Un individu qui se tenait en deçà de la balustrade dans l'espace laissé libre autour de la table de marbre, et que personne n'avait encore aperçu, tant sa longue et mince personne était complètement abritée de tout rayon visuel par le diamètre du pilier auquel il était adossé, cet individu, disons-nous, grand, maigre, blême, blond, jeune encore, quoique déjà ridé au front et aux joues, avec des yeux brillants et une bouche souriante, vêtu d'une serge noire, râpée et lustrée de vieillesse, s'approcha de la table de marbre et fit un signe au pauvre patient. Mais l'autre, interdit, ne voyait pas.

Le nouveau venu fit un pas de plus : - Jupiter ! dit-il, mon cher Jupiter !

L'autre n'entendait point.

Enfin le grand blond, impatienté, lui cria presque sous le nez :

-- Michel Giborne !

-- Qui m'appelle ? dit Jupiter, comme éveillé en sursaut.

-- Moi, répondit le personnage vêtu de noir.

-- Ah ! dit Jupiter.

-- Commencez tout de suite, reprit l'autre. Satisfaites le populaire. Je me charge d'apaiser monsieur le bailli, qui apaisera monsieur le cardinal.

Jupiter respira.

-- Messeigneurs les bourgeois, cria-t-il de toute la force de ses poumons à la foule qui continuait de le huer, nous allons commencer tout de suite.

-- Evoe, Juppiter ! Plaudite, cives ! crièrent les écoliers.

-- Noël ! Noël ! cria le peuple.

Ce fut un battement de mains assourdissant, et Jupiter était déjà rentré sous sa tapisserie que la salle tremblait encore d'acclamations.

Cependant le personnage inconnu qui avait si magiquement changé la tempête en bonace, comme dit notre vieux et cher Corneille, était modestement rentré dans la pénombre de son pilier, et y serait sans doute resté invisible, immobile et muet comme auparavant, s'il n'en eût été tiré par deux jeunes femmes qui, placées au premier rang des spectateurs, avaient remarqué son colloque avec Michel Giborne-Jupiter.

-- Maître, dit l'une d'elles en lui faisant signe de s'approcher...

-- Taisez-vous donc, ma chère Liénarde, dit sa voisine, jolie, fraîche, et toute brave à force d'être endimanchée. Ce n'est pas un clerc, c'est un laïque ; il ne faut pas dire maître, mais bien messire.

-- Messire, dit Liénarde.

L'inconnu s'approcha de la balustrade.

-- Que voulez-vous de moi, mesdamoiselles ? demanda-t-il avec empressement.

-- Oh ! rien, dit Liénarde toute confuse, c'est ma voisine Gisquette la Gencienne qui veut vous parler.

-- Non pas, reprit Gisquette en rougissant ; c'est Liénarde qui vous a dit : Maître ; je lui ai dit qu'on disait : Messire.

Les deux jeunes filles baissaient les yeux. L'autre, qui ne demandait pas mieux que de lier conversation, les regardait en souriant :

-- Vous n'avez donc rien à me dire, mesdamoiselles ?

-- Oh ! rien du tout, répondit Gisquette.

-- Rien, dit Liénarde.

Le grand jeune homme blond fit un pas pour se retirer. Mais les deux curieuses n'avaient pas envie de lâcher prise.

-- Messire, dit vivement Gisquette avec l'impétuosité d'une écluse qui s'ouvre ou d'une femme qui prend son parti, vous connaissez donc ce soldat qui va jouer le rôle de madame la Vierge dans le mystère ?

-- Vous voulez dire le rôle de Jupiter ? reprit l'anonyme.

-- Hé ! oui, dit Liénarde, est-elle bête ! Vous connaissez donc Jupiter ?

-- Michel Giborne ? répondit l'anonyme ; oui, madame.

-- Il a une fière barbe ! dit Liénarde.

-- Cela sera-t-il beau, ce qu'ils vont dire là-dessus ? demanda timidement Gisquette.

-- Très beau, madamoiselle, répondit l'anonyme sans la moindre hésitation.

-- Qu'est-ce que ce sera ? dit Liénarde.

-- Le bon jugement de madame la Vierge, moralité, s'il vous plaît, madamoiselle.

-- Ah ! c'est différent, reprit Liénarde.

Un court silence suivit. L'inconnu le rompit :

-- C'est une moralité toute neuve, et qui n'a pas encore servi.

-- Ce n'est donc pas la même, dit Gisquette, que celle qu'on a donnée il y a deux ans, le jour de l'entrée de monsieur le légat, et où il y avait trois belles filles faisant personnages...

-- De sirènes, dit Liénarde.

-- Et toutes nues, ajouta le jeune homme.

Liénarde baissa pudiquement les yeux. Gisquette la regarda, et en fit autant. Il poursuivit en souriant :

-- C'était chose bien plaisante à voir. Aujourd'hui c'est une moralité faite exprès pour madame la demoiselle de Flandre.

-- Chantera-t-on des bergerettes ? demanda Gisquette.

-- Fi ! dit l'inconnu, dans une moralité ! Il ne faut pas confondre les genres. Si c'était une sotie, à la bonne heure.

-- C'est dommage, reprit Gisquette. Ce jour-là il y avait à la fontaine du Ponceau des hommes et des femmes sauvages qui se combattaient et faisaient plusieurs contenances en chantant de petits motets et des bergerettes.

-- Ce qui convient pour un légat, dit assez sèchement l'inconnu, ne convient pas pour une princesse.

-- Et près d'eux, reprit Liénarde, joutaient plusieurs bas instruments qui rendaient de grandes mélodies.

-- Et pour rafraîchir les passants, continua Gisquette, la fontaine jetait par trois bouches, vin, lait et hypocras, dont buvait qui voulait.

-- Et un peu au-dessous du Ponceau, poursuivit Liénarde, à la Trinité, il y avait une passion par personnages, et sans parler.

-- Si je m'en souviens ! s'écria Gisquette : Dieu en la croix, et les deux larrons à droite et à gauche !

Ici les jeunes commères, s'échauffant au souvenir de l'entrée de monsieur le légat, se mirent à parler à la fois.

-- Et plus avant, à la Porte-aux-Peintres, il y avait d'autres personnes très richement habillées.

-- Et à la fontaine Saint-Innocent, ce chasseur qui poursuivait une biche avec grand bruit de chiens et de trompes de chasse !

-- Et à la boucherie de Paris, ces échafauds qui figuraient la bastille de Dieppe !

-- Et quand le légat passa, tu sais, Gisquette, on donna l'assaut, et les Anglais eurent tous les gorges coupées.

-- Et contre la porte du Châtelet, il y avait de très beaux personnages !

-- Et sur le Pont-au-Change, qui était tout tendu par-dessus !

-- Et quand le légat passa, on laissa voler sur le pont plus de deux cents douzaines de toutes sortes d'oiseaux ; c'était très beau, Liénarde.

-- Ce sera plus beau aujourd'hui, reprit enfin leur interlocuteur, qui semblait les écouter avec impatience.

-- Vous nous promettez que ce mystère sera beau ? dit Gisquette.

-- Sans doute, répondit-il ; puis il ajouta avec une certaine emphase : -- Mesdamoiselles, c'est moi qui en suis l'auteur.

-- Vraiment ? dirent les jeunes filles, tout ébahies.

-- Vraiment ! répondit le poète en se rengorgeant légèrement ; c'est-à-dire nous sommes deux : Jehan Marchand, qui a scié les planches, et dressé la charpente du théâtre et toute la boiserie, et moi qui ai fait la pièce. - Je m'appelle Pierre Gringoire.

L'auteur du Cid n'eût pas dit avec plus de fierté : Pierre Corneille.

Nos lecteurs ont pu observer qu'il avait déjà dû s'écouler un certain temps depuis le moment où Jupiter était rentré sous la tapisserie jusqu'à l'instant où l'auteur de la moralité nouvelle s'était révélé ainsi brusquement à l'admiration naïve de Gisquette et de Liénarde. Chose remarquable : toute cette foule, quelques minutes auparavant si tumultueuse, attendait maintenant avec mansuétude, sur la foi du comédien ; ce qui prouve cette vérité éternelle et tous les jours encore éprouvée dans nos théâtres, que le meilleur moyen de faire attendre patiemment le public, c'est de lui affirmer qu'on va commencer tout de suite.

Toutefois l'écolier Joannes ne s'endormait pas.

-- Holàhée ! cria-t-il tout à coup au milieu de la paisible attente qui avait succédé au trouble, Jupiter, madame la Vierge, bateleurs du diable ! vous gaussez-vous ? la pièce ! la pièce ! Commencez, ou nous recommençons.

Il n'en fallut pas davantage.

Une musique de hauts et bas instruments se fit entendre de l'intérieur de l'échafaudage ; la tapisserie se souleva ; quatre personnages bariolés et fardés en sortirent, grimpèrent la roide échelle du théâtre, et, parvenus sur la plate-forme supérieure, se rangèrent en ligne devant le public, qu'ils saluèrent profondément ; alors la symphonie se tut. C'était le mystère qui commençait.

Les quatre personnages, après avoir largement recueilli le paiement de leurs révérences en applaudissements, entamèrent, au milieu d'un religieux silence, un prologue dont nous faisons volontiers grâce au lecteur. Du reste, ce qui arrive encore de nos jours, le public s'occupait encore plus des costumes qu'ils portaient que du rôle qu'ils débitaient ; et en vérité c'était justice. Ils étaient vêtus tous quatre de robes mi-parties jaune et blanc, qui ne se distinguaient entre elles que par la nature de l'étole ; la première était en brocart, or et argent, la deuxième en soie, la troisième en laine, la quatrième en toile. Le premier des personnages portait en main droite une épée, le second deux clefs d'or, le troisième une balance, le quatrième une bêche ; et pour aider les intelligences paresseuses qui n'auraient pas vu clair à travers la transparence de ces attributs, on pouvait lire en grosses lettres noires brodées : au bas de la robe de brocart, JE M'APPELLE NOBLESSE ; au bas de la robe de soie, JE M'APPELLE CLERGÉ ; au bas de la robe de laine, JE M'APPELLE MARCHANDISE ; au bas de la robe de toile, JE M'APPELLE LABOUR. Le sexe des deux allégories mâles était clairement indiqué à tout spectateur judicieux par leurs robes moins longues et par la cramignole qu'elles portaient en tête, tandis que les deux allégories femelles, moins court-vêtues, étaient coiffées d'un chaperon.

Il eût fallu aussi beaucoup de mauvaise volonté pour ne pas comprendre, à travers la poésie du prologue, que Labour était marié à Marchandise et Clergé à Noblesse, et que les deux heureux couples possédaient en commun un magnifique dauphin d'or, qu'ils prétendaient n'adjuger qu'à la plus belle. Ils allaient donc par le monde cherchant et quêtant cette beauté, et après avoir successivement rejeté la reine de Golconde, la princesse de Trébizonde, la fille du Grand-Khan de Tartarie, etc., etc., Labour et Clergé, Noblesse et Marchandise étaient venus se reposer sur la table de marbre du Palais de Justice, en débitant devant l'honnête auditoire autant de sentences et de maximes qu'on en pouvait alors dépenser à la Faculté des arts aux examens, sophismes, déterminances, figures et actes où les maîtres prenaient leurs bonnets de licence.

Tout cela était en effet très beau.

Cependant, dans cette foule sur laquelle les quatre allégories versaient à qui mieux mieux des flots de métaphores, il n'y avait pas une oreille plus attentive, pas un coeur plus palpitant, pas un oeil plus hagard, pas un cou plus tendu, que l'oeil, l'oreille, le cou et le coeur de l'auteur, du poète, de ce brave Pierre Gringoire, qui n'avait pu résister, le moment d'auparavant, à la joie de dire son nom à deux jolies filles. Il était retourné à quelques pas d'elles, derrière son pilier, et là, il écoutait, il regardait, il savourait. Les bienveillants applaudissements qui avaient accueilli le début de son prologue retentissaient encore dans ses entrailles, et il était complètement absorbé dans cette espèce de contemplation extatique avec laquelle un auteur voit ses idées tomber une à une de la bouche de l'acteur dans le silence d'un vaste auditoire. Digne Pierre Gringoire ! !

Il nous en coûte de le dire, mais cette première extase fut bien vite troublée. À peine Gringoire avait-il approché ses lèvres de cette coupe enivrante de joie et de triomphe, qu'une goutte d'amertume vint s'y mêler.

Un mendiant déguenillé, qui ne pouvait faire recette, perdu qu'il était au milieu de la foule, et qui n'avait sans doute pas trouvé suffisante indemnité dans les poches de ses voisins, avait imaginé de se jucher sur quelque point en évidence, pour attirer les regards et les aumônes. Il s'était donc hissé pendant les premiers vers du prologue, à l'aide des piliers de l'estrade réservée, jusqu'à la corniche qui en bordait la balustrade à sa partie inférieure, et là, il s'était assis, sollicitant l'attention et la pitié de la multitude avec ses haillons et une plaie hideuse qui couvrait son bras droit. Du reste il ne proférait pas une parole.

Le silence qu'il gardait laissait aller le prologue sans encombre, et aucun désordre sensible ne serait survenu, si le malheur n'eût voulu que l'écolier Joannes avisât, du haut de son pilier, le mendiant et ses simagrées. Un fou rire s'empara du jeune drôle, qui, sans se soucier d'interrompre le spectacle et de troubler le recueillement universel, s'écria gaillardement : -- Tiens ! ce malingreux qui demande l'aumône !

Quiconque a jeté une pierre dans une mare à grenouilles ou tiré un coup de fusil dans une volée d'oiseaux, peut se faire une idée de l'effet que produisirent ces paroles incongrues, au milieu de l'attention générale. Gringoire en tressaillit comme d'une secousse électrique. Le prologue resta court, et toutes les têtes se retournèrent en tumulte vers le mendiant, qui, loin de se déconcerter, vit dans cet incident une bonne occasion de récolte, et se mit à dire d'un air dolent, en fermant ses yeux à demi : -- La charité, s'il vous plaît !

-- Eh mais, sur mon âme, reprit Joannes, c'est Clopin Trouillefou. Holàhée ! l'ami, ta plaie te gênait donc à la jambe, que tu l'as mise sur ton bras ?

En parlant ainsi, il jetait avec une adresse de singe un petit-blanc dans le feutre gras que le mendiant tendait de son bras malade. Le mendiant reçut sans broncher l'aumône et le sarcasme, et continua d'un accent lamentable : -- La charité, s'il vous plaît !

Cet épisode avait considérablement distrait l'auditoire, et bon nombre de spectateurs, Robin Poussepain et tous les clercs en tête, applaudissaient gaiement à ce duo bizarre que venaient d'improviser, au milieu du prologue, l'écolier avec sa voix criarde et le mendiant avec son imperturbable psalmodie.

Gringoire était fort mécontent. Revenu de sa première stupéfaction, il s'évertuait à crier aux quatre personnages en scène : - Continuez ! que diable, continuez ! - sans même daigner jeter un regard de dédain sur les deux interrupteurs.

En ce moment, il se sentit tirer par le bord de son surtout ; il se retourna, non sans quelque humeur, et eut assez de peine à sourire. Il le fallait pourtant. C'était le joli bras de Gisquette la Gencienne, qui, passé à travers la balustrade, sollicitait de cette façon son attention.

-- Monsieur, dit la jeune fille, est-ce qu'ils vont continuer ?

-- Sans doute, répondit Gringoire, assez choqué de la question.

-- En ce cas, messire, reprit-elle, auriez-vous la courtoisie de m'expliquer...

-- Ce qu'ils vont dire ? interrompit Gringoire. Eh bien, écoutez !

-- Non, dit Gisquette, mais ce qu'ils ont dit jusqu'à présent.

Gringoire fit un soubresaut, comme un homme dont on toucherait la plaie à vif.

-- Peste de la petite fille sotte et bouchée ! dit-il entre ses dents.

À dater de ce moment-là, Gisquette fut perdue dans son esprit.

Cependant, les acteurs avaient obéi à son injonction, et le public, voyant qu'ils se remettaient à parler, s'était remis à écouter, non sans avoir perdu force beautés, dans l'espèce de soudure qui se fit entre les deux parties de la pièce ainsi brusquement coupée. Gringoire en faisait tout bas l'amère réflexion. Pourtant la tranquillité s'était rétablie peu à peu, l'écolier se taisait, le mendiant comptait quelque monnaie dans son chapeau, et la pièce avait repris le dessus.

C'était en réalité un fort bel ouvrage, et dont il nous semble qu'on pourrait encore fort bien tirer parti aujourd'hui, moyennant quelques arrangements. L'exposition, un peu longue et un peu vide, c'est-à-dire dans les règles, était simple, et Gringoire, dans le candide sanctuaire de son for intérieur, en admirait la clarté. Comme on s'en doute bien, les quatre personnages allégoriques étaient un peu fatigués d'avoir parcouru les trois parties du monde sans trouver à se défaire convenablement de leur dauphin d'or. Là-dessus, éloge du poisson merveilleux, avec mille allusions délicates au jeune fiancé de Marguerite de Flandre, alors fort tristement reclus à Amboise, et ne se doutant guère que Labour et Clergé, Noblesse et Marchandise venaient de faire le tour du monde pour lui. Le susdit dauphin donc était jeune, était beau, était fort, et surtout (magnifique origine de toutes les vertus royales !) il était fils du lion de France. Je déclare que cette métaphore hardie est admirable, et que l'histoire naturelle du théâtre, un jour d'allégorie et d'épithalame royal, ne s'effarouche aucunement d'un dauphin fils d'un lion, ce sont justement ces rares et pindariques mélanges qui prouvent l'enthousiasme. Néanmoins, pour faire aussi la part de la critique, le poète aurait pu développer cette belle idée en moins de deux cents vers. Il est vrai que le mystère devait durer depuis midi jusqu'à quatre heures, d'après l'ordonnance de monsieur le prévôt, et qu'il faut bien dire quelque chose. D'ailleurs, on écoutait patiemment.

Tout à coup, au beau milieu d'une querelle entre mademoiselle Marchandise et madame Noblesse, au moment où maître Labour prononçait ce vers mirifique :

Onc ne vis dans les bois bête plus triomphante ;

la porte de l'estrade réservée, qui était jusque-là restée si mal à propos fermée, s'ouvrit plus mal à propos encore ; et la voix retentissante de l'huissier annonça brusquement : Son éminence monseigneur le cardinal de Bourbon.

III

MONSIEUR LE CARDINAL
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Pauvre Gringoire ! le fracas de tous les gros doubles pétards de la Saint-Jean, la décharge de vingt arquebuses à croc, la détonation de cette fameuse serpentine de la Tour de Billy, qui, lors du siège de Paris, le dimanche 29 septembre 1465, tua sept bourguignons d'un coup, l'explosion de toute la poudre à canon emmagasinée à la Porte du Temple, lui eût moins rudement déchiré les oreilles, en ce moment solennel et dramatique, que ce peu de paroles tombées de la bouche d'un huissier : Son éminence monseigneur le cardinal de Bourbon.

Ce n'est pas que Pierre Gringoire craignît monsieur le cardinal ou le dédaignât. Il n'avait ni cette faiblesse ni cette outrecuidance. Véritable éclectique, comme on dirait aujourd'hui, Gringoire était de ces esprits élevés et fermes, modérés et calmes, qui savent toujours se tenir au milieu de tout (stare in dimidio rerum), et qui sont pleins de raison et de libérale philosophie, tout en faisant état des cardinaux. Race précieuse et jamais interrompue de philosophes auxquels la sagesse, comme une autre Ariane, semble avoir donné une pelote de fil qu'ils s'en vont dévidant depuis le commencement du monde à travers le labyrinthe des choses humaines. On les retrouve dans tous les temps, toujours les mêmes, c'est-à-dire toujours selon tous les temps. Et sans compter notre Pierre Gringoire, qui les représenterait au quinzième siècle si nous parvenions à lui rendre l'illustration qu'il mérite, certainement c'est leur esprit qui animait le père Du Breul lorsqu'il écrivait dans le seizième ces paroles naïvement sublimes, dignes de tous les siècles : " Ie suis parisien de nation et parrhisian de parler, puisque parrhisia en grec signifie liberté de parler : de laquelle i'ai vsé mesme enuers messeigneurs les cardinaux, oncle et frère de monseigneur le prince de Conty : toutes fois auec respect de leur grandeur, et sans offenser personne de leur suitte, qui est beaucoup. "

Il n'y avait donc ni haine du cardinal, ni dédain de sa présence, dans l'impression désagréable qu'elle fit à Pierre Gringoire. Bien au contraire ; notre poète avait trop de bon sens et une souquenille trop râpée pour ne pas attacher un prix particulier à ce que mainte allusion de son prologue, et en particulier la glorification du dauphin fils du lion de France, fût recueillie par une oreille éminentissime. Mais ce n'est pas l'intérêt qui domine dans la noble nature des poètes. Je suppose que l'entité du poète soit représentée par le nombre dix, il est certain qu'un chimiste, en l'analysant et pharmacopolisant, comme dit Rabelais, la trouverait composée d'une partie d'intérêt contre neuf parties d'amour-propre. Or, au moment où la porte s'était ouverte pour le cardinal, les neuf parties d'amour-propre de Gringoire, gonflées et tuméfiées au souffle de l'admiration populaire, étaient dans un état d'accroissement prodigieux, sous lequel disparaissait comme étouffée cette imperceptible molécule d'intérêt que nous distinguions tout à l'heure dans la constitution des poètes ; ingrédient précieux du reste, lest de réalité et d'humanité sans lequel ils ne toucheraient pas la terre. Gringoire jouissait de sentir, de voir, de palper pour ainsi dire une assemblée entière, de marauds il est vrai, mais qu'importe, stupéfiée, pétrifiée, et comme asphyxiée devant les incommensurables tirades qui surgissaient à chaque instant de toutes les parties de son épithalame. J'affirme qu'il partageait lui-même la béatitude générale, et qu'au rebours de La Fontaine, qui, à la représentation de sa comédie du Florentin, demandait : Quel est le malotru qui a fait cette rapsodie ? Gringoire eût volontiers demandé à son voisin : De qui est ce chef-d'oeuvre ? On peut juger maintenant quel effet produisit sur lui la brusque et intempestive survenue du cardinal.

Ce qu'il pouvait craindre ne se réalisa que trop. L'entrée de son éminence bouleversa l'auditoire. Toutes les têtes se tournèrent vers l'estrade. Ce fut à ne plus s'entendre. - Le cardinal ! Le cardinal ! répétèrent toutes les bouches. Le malheureux prologue resta court une seconde fois.

Le cardinal s'arrêta un moment sur le seuil de l'estrade. Tandis qu'il promenait un regard assez indifférent sur l'auditoire, le tumulte redoublait. Chacun voulait le mieux voir. C'était à qui mettrait sa tête sur les épaules de son voisin.

C'était en effet un haut personnage et dont le spectacle valait bien toute autre comédie. Charles, cardinal de Bourbon, archevêque et comte de Lyon, primat des Gaules, était à la fois allié à Louis XI par son frère, Pierre, seigneur de Beaujeu, qui avait épousé la fille aînée du roi, et allié à Charles le Téméraire par sa mère Agnès de Bourgogne. Or le trait dominant, le trait caractéristique et distinctif du caractère du primat des Gaules, c'était l'esprit de courtisan et la dévotion aux puissances. On peut juger des embarras sans nombre que lui avait valus cette double parenté, et de tous les écueils temporels entre lesquels sa barque spirituelle avait dû louvoyer, pour ne se briser ni à Louis, ni à Charles, cette Charybde et cette Scylla qui avaient dévoré le duc de Nemours et le connétable de Saint-Pol. Grâce au ciel, il s'était assez bien tiré de la traversée, et était arrivé à Rome sans encombre. Mais, quoiqu'il fût au port, et précisément parce qu'il était au port, il ne se rappelait jamais sans inquiétude les chances diverses de sa vie politique, si longtemps alarmée et laborieuse. Aussi avait-il coutume de dire que l'année 1476 avait été pour lui noire et blanche ; entendant par là qu'il avait perdu dans cette même année sa mère la duchesse de Bourbonnais et son cousin le duc de Bourgogne, et qu'un deuil l'avait consolé de l'autre.

Du reste, c'était un bon homme. Il menait joyeuse vie de cardinal, s'égayait volontiers avec du cru royal de Challuau, ne haïssait pas Richarde la Garmoise et Thomasse la Saillarde, faisait l'aumône aux jolies filles plutôt qu'aux vieilles femmes, et pour toutes ces raisons était fort agréable au populaire de Paris. Il ne marchait qu'entouré d'une petite cour d'évêques et d'abbés de hautes lignées, galants, grivois et faisant ripaille au besoin ; et plus d'une fois les braves dévotes de Saint-Germain d'Auxerre, en passant le soir sous les fenêtres illuminées du logis de Bourbon, avaient été scandalisées d'entendre les mêmes voix qui leur avaient chanté vêpres dans la journée, psalmodier au bruit des verres le proverbe bachique de Benoît XII, ce pape qui avait ajouté une troisième couronne à la tiare : - Bibamus papaliter.

Ce fut sans doute cette popularité, acquise à si juste titre, qui le préserva, à son entrée, de tout mauvais accueil de la part de la cohue, si mécontente le moment d'auparavant, et fort peu disposée au respect d'un cardinal le jour même où elle allait élire un pape. Mais les parisiens ont peu de rancune ; et puis, en faisant commencer la représentation d'autorité, les bons bourgeois l'avaient emporté sur le cardinal, et ce triomphe leur suffisait. D'ailleurs monsieur le cardinal de Bourbon était bel homme, il avait une fort belle robe rouge qu'il portait fort bien ; c'est dire qu'il avait pour lui toutes les femmes, et par conséquent la meilleure moitié de l'auditoire. Certainement il y aurait injustice et mauvais goût à huer un cardinal pour s'être fait attendre au spectacle, lorsqu'il est bel homme et qu'il porte bien sa robe rouge.

Il entra donc, salua l'assistance avec ce sourire héréditaire des grands pour le peuple, et se dirigea à pas lents vers son fauteuil de velours écarlate, en ayant l'air de songer à tout autre chose. Son cortège, ce que nous appellerions aujourd'hui son état-major d'évêques et d'abbés, fit irruption à sa suite dans l'estrade, non sans redoublement de tumulte et de curiosité au parterre. C'était à qui se les montrerait, se les nommerait, à qui en connaîtrait au moins un ; qui, monsieur l'évêque de Marseille, Alaudet, si j'ai bonne mémoire ; qui, le primicier de Saint-Denis ; qui, Robert de Lespinasse, abbé de Saint-Germain-des-Prés, ce frère libertin d'une maîtresse de Louis XI : le tout avec force méprises et cacophonies. Quant aux écoliers, ils juraient. C'était leur jour, leur fête des fous, leur saturnale, l'orgie annuelle de la basoche et de l'école. Pas de turpitude qui ne fût de droit ce jour-là et chose sacrée. Et puis il y avait de folles commères dans la foule, Simone Quatrelivres, Agnès la Gadine, Robine Piédebou. N'était-ce pas le moins qu'on pût jurer à son aise et maugréer un peu le nom de Dieu, un si beau jour, en si bonne compagnie de gens d'église et de filles de joie ? Aussi ne s'en faisaient-ils faute ; et, au milieu du brouhaha, c'était un effrayant charivari de blasphèmes et d'énormités que celui de toutes ces langues échappées, langues de clercs et d'écoliers contenues le reste de l'année par la crainte du fer chaud de saint Louis. Pauvre saint Louis, quelle nargue ils lui faisaient dans son propre palais de justice ! Chacun d'eux, dans les nouveaux venus de l'estrade, avait pris à partie une soutane noire, ou grise, ou blanche, ou violette. Quant à Joannes Frollo de Molendino, en sa qualité de frère d'un archidiacre, c'était à la rouge qu'il s'était hardiment attaqué, et il chantait à tue-tête, en fixant ses yeux effrontés sur le cardinal : Cappa repleta mero !

Tous ces détails, que nous mettons ici à nu pour l'édification du lecteur, étaient tellement couverts par la rumeur générale qu'ils s'y effaçaient avant d'arriver jusqu'à l'estrade réservée. D'ailleurs le cardinal s'en fût peu ému, tant les libertés de ce jour-là étaient dans les moeurs. Il avait du reste, et sa mine en était toute préoccupée, un autre souci qui le suivait de près et qui entra presque en même temps que lui dans l'estrade. C'était l'ambassade de Flandre.

Non qu'il fût profond politique, et qu'il se fît une affaire des suites possibles du mariage de madame sa cousine Marguerite de Bourgogne avec monsieur son cousin Charles, dauphin de Vienne ; combien durerait la bonne intelligence plâtrée du duc d'Autriche et du roi de France, comment le roi d'Angleterre prendrait ce dédain de sa fille, cela l'inquiétait peu, et il fêtait chaque soir le vin du cru royal de Chaillot, sans se douter que quelques flacons de ce même vin (un peu revu et corrigé, il est vrai, par le médecin Coictier), cordialement offerts à Edouard IV par Louis XI, débarrasseraient un beau matin Louis XI d'Edouard IV. La moult honorée ambassade de monsieur le duc d'Autriche n'apportait au cardinal aucun de ces soucis, mais elle l'importunait par un autre côté. Il était en effet un peu dur, et nous en avons déjà dit un mot à la deuxième page de ce livre, d'être obligé de faire fête et bon accueil, lui Charles de Bourbon, à je ne sais quels bourgeois ; lui cardinal, à des échevins ; lui français, joyeux convive, à des flamands buveurs de bière ; et cela en public. C'était là, certes, une des plus fastidieuses grimaces qu'il eût jamais faites pour le bon plaisir du roi.

Il se tourna donc vers la porte, et de la meilleure grâce du monde (tant il s'y étudiait), quand l'huissier annonça d'une voix sonore : Messieurs les envoyés de monsieur le duc d'Autriche. Il est inutile de dire que la salle entière en fit autant.

Alors arrivèrent, deux par deux, avec une gravité qui faisait contraste au milieu du pétulant cortège ecclésiastique de Charles de Bourbon, les quarante-huit ambassadeurs de Maximilien d'Autriche, ayant en tête révérend père en Dieu, Jehan, abbé de Saint-Bertin, chancelier de la Toison d'or, et Jacques de Goy, sieur Dauby, haut bailli de Gand. Il se fit dans l'assemblée un grand silence accompagné de rires étouffés pour écouter tous les noms saugrenus et toutes les qualifications bourgeoises que chacun de ces personnages transmettait imperturbablement à l'huissier, qui jetait ensuite noms et qualités pêle-mêle et tout estropiés à travers la foule. C'était maître Loys Roelof, échevin de la ville de Louvain ; messire Clays d'Etuelde, échevin de Bruxelles ; messire Paul de Baeust, sieur de Voirmizelle, président de Flandre ; maître Jehan Coleghens, bourgmestre de la ville d'Anvers ; maître George de la Moere, premier échevin de la kuere de la ville de Gand ; maître Gheldolf van der Hage, premier échevin des parchons de ladite ville ; et le sieur de Bierbecque, et Jehan Pinnock, et Jehan Dymaerzelle, etc., etc., etc. ; baillis, échevins, bourgmestres ; bourgmestres, échevins, baillis ; tous roides, gourmés, empesés, endimanchés de velours et de damas, encapuchonnés de cramignoles de velours noir à grosses houppes de fil d'or de Chypre ; bonnes têtes flamandes après tout, figures dignes et sévères, de la famille de celles que Rembrandt fait saillir si fortes et si graves sur le fond noir de sa Ronde de nuit ; personnages qui portaient tous écrit sur le front que Maximilien d'Autriche avait eu raison de se confier à plain, comme disait son manifeste, en leur sens, vaillance, expérience, loyaultez et bonnes preudomies.

Un excepté pourtant. C'était un visage fin, intelligent, rusé, une espèce de museau de singe et de diplomate, au-devant duquel le cardinal fit trois pas et une profonde révérence, et qui ne s'appelait pourtant que Guillaume Rym, conseiller et pensionnaire de la ville de Gand.

Peu de personnes savaient alors ce que c'était que Guillaume Rym. Rare génie qui dans un temps de révolution eût paru avec éclat à la surface des événements, mais qui au quinzième siècle était réduit aux caverneuses intrigues et à vivre dans les sapes, comme dit le duc de Saint-Simon. Du reste, il était apprécié du premier sapeur de l'Europe, il machinait familièrement avec Louis XI, et mettait souvent la main aux secrètes besognes du roi. Toutes choses fort ignorées de cette foule qu'émerveillaient les politesses du cardinal à cette chétive figure de bailli flamand.

IV

MAITRE JACQUES COPPENOLE
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Pendant que le pensionnaire de Gand et l'éminence échangeaient une révérence fort basse et quelques paroles à voix plus basse encore, un homme à haute stature, à large face, à puissantes épaules, se présentait pour entrer de front avec Guillaume Rym : on eût dit un dogue auprès d'un renard. Son bicoquet de feutre et sa veste de cuir faisaient tache au milieu du velours et de la soie qui l'entouraient. Présumant que c'était quelque palefrenier fourvoyé, l'huissier l'arrêta.

-- Hé, l'ami ! on ne passe pas.

L'homme à veste de cuir le repoussa de l'épaule.

-- Que me veut ce drôle ? dit-il avec un éclat de voix qui rendit la salle entière attentive à cet étrange colloque. Tu ne vois pas que j'en suis ?

-- Votre nom ? demanda l'huissier.

-- Jacques Coppenole.

-- Vos qualités ?

-- Chaussetier, à l'enseigne des Trois Chaînettes, à Gand.

L'huissier recula. Annoncer des échevins et des bourgmestres, passe ; mais un chaussetier, c'était dur. Le cardinal était sur les épines. Tout le peuple écoutait et regardait. Voilà deux jours que son éminence s'évertuait à lécher ces ours flamands pour les rendre un peu plus présentables en public, et l'incartade était rude. Cependant Guillaume Rym, avec son fin sourire, s'approcha de l'huissier :

-- Annoncez maître Jacques Coppenole, clerc des échevins de la ville de Gand, lui souffla-t-il très bas.

-- Huissier, reprit le cardinal à haute voix, annoncez maître Jacques Coppenole, clerc des échevins de l'illustre ville de Gand.

Ce fut une faute. Guillaume Rym tout seul eût escamoté la difficulté ; mais Coppenole avait entendu le cardinal.

-- Non, croix-Dieu ! s'écria-t-il avec sa voix de tonnerre, Jacques Coppenole, chaussetier. Entends-tu, l'huissier ? Rien de plus, rien de moins. Croix-Dieu ! chaussetier, c'est assez beau. Monsieur l'archiduc a plus d'une fois cherché son gant dans mes chausses.

Les rires et les applaudissements éclatèrent. Un quolibet est tout de suite compris à Paris, et par conséquent toujours applaudi.

Ajoutons que Coppenole était du peuple, et que ce public qui l'entourait était du peuple. Aussi la communication entre eux et lui avait été prompte, électrique, et pour ainsi dire de plain-pied. L'altière algarade du chaussetier flamand, en humiliant les gens de cour, avait remué dans toutes les âmes plébéiennes je ne sais quel sentiment de dignité encore vague et indistinct au quinzième siècle. C'était un égal que ce chaussetier, qui venait de tenir tête à monsieur le cardinal ! réflexion bien douce à de pauvres diables qui étaient habitués à respect et obéissance envers les valets des sergents du bailli de l'abbé de Sainte-Geneviève, caudataire du cardinal.

Coppenole salua fièrement son éminence, qui rendit son salut au tout-puissant bourgeois redouté de Louis XI. Puis, tandis que Guillaume Rym, sage homme et malicieux, comme dit Philippe de Comines, les suivait tous deux d'un sourire de raillerie et de supériorité, ils gagnèrent chacun leur place, le cardinal tout décontenancé et soucieux, Coppenole tranquille et hautain, et songeant sans doute qu'après tout son titre de chaussetier en valait bien un autre, et que Marie de Bourgogne, mère de cette Marguerite que Coppenole mariait aujourd'hui, l'eût moins redouté cardinal que chaussetier : car ce n'est pas un cardinal qui eût ameuté les Gantois contre les favoris de la fille de Charles le Téméraire ; ce n'est pas un cardinal qui eût fortifié la foule avec une parole contre ses larmes et ses prières, quand la demoiselle de Flandre vint supplier son peuple pour eux jusqu'au pied de leur échafaud ; tandis que le chaussetier n'avait eu qu'à lever son coude de cuir pour faire tomber vos deux têtes, illustrissimes seigneurs, Guy d'Hymbercourt, chancelier Guillaume Hugonet !

Cependant tout n'était pas fini pour ce pauvre cardinal, et il devait boire jusqu'à la lie le calice d'être en si mauvaise compagnie.

Le lecteur n'a peut-être pas oublié l'effronté mendiant qui était venu se cramponner, dès le commencement du prologue, aux franges de l'estrade cardinale. L'arrivée des illustres conviés ne lui avait nullement fait lâcher prise, et tandis que prélats et ambassadeurs s'encaquaient, en vrais harengs flamands, dans les stalles de la tribune, lui s'était mis à l'aise, et avait bravement croisé ses jambes sur l'architrave. L'insolence était rare, et personne ne s'en était aperçu au premier moment, l'attention étant tournée ailleurs. Lui, de son côté, ne s'apercevait de rien dans la salle ; il balançait sa tête avec une insouciance de napolitain, répétant de temps en temps dans la rumeur, comme par une machinale habitude : " La charité, s'il vous plaît ! " Et certes il était, dans toute l'assistance, le seul probablement qui n'eût pas daigné tourner la tête à l'altercation de Coppenole et de l'huissier. Or, le hasard voulut que le maître chaussetier de Gand, avec qui le peuple sympathisait déjà si vivement et sur qui tous les yeux étaient fixés, vînt précisément s'asseoir au premier rang de l'estrade au-dessus du mendiant ; et l'on ne fut pas médiocrement étonné de voir l'ambassadeur flamand, inspection faite du drôle placé sous ses yeux, frapper amicalement sur cette épaule couverte de haillons. Le mendiant se retourna ; il y eut surprise, reconnaissance, épanouissement des deux visages, etc. ; puis, sans se soucier le moins du monde des spectateurs, le chaussetier et le malingreux se mirent à causer à voix basse, en se tenant les mains dans les mains, tandis que les guenilles de Clopin Trouillefou étalées sur le drap d'or de l'estrade faisaient l'effet d'une chenille sur une orange.

La nouveauté de cette scène singulière excita une telle rumeur de folie et de gaieté dans la salle que le cardinal ne tarda pas à s'en apercevoir ; il se pencha à demi, et ne pouvant, du point où il était placé, qu'entrevoir fort imparfaitement la casaque ignominieuse de Trouillefou, il se figura assez naturellement que le mendiant demandait l'aumône, et, révolté de l'audace, il s'écria : - Monsieur le bailli du Palais, jetez-moi ce drôle à la rivière.

-- Croix-Dieu ! monseigneur le cardinal, dit Coppenole sans quitter la main de Clopin, c'est un de mes amis.

-- Noël ! Noël ! cria la cohue. À dater de ce moment, maître Coppenole eut à Paris, comme à Gand, grand crédit avec le peuple ; car gens de telle taille l'y ont, dit Philippe de Comines, quand ils sont ainsi désordonnés.

Le cardinal se mordit les lèvres. Il se pencha vers son voisin l'abbé de Sainte-Geneviève, et lui dit à demi-voix :

-- Plaisants ambassadeurs que nous envoie là monsieur l'archiduc pour nous annoncer madame Marguerite !

-- Votre éminence, répondit l'abbé, perd ses politesses avec ces groins flamands. Margaritas ante porcos.

-- Dites plutôt, répondit le cardinal avec un sourire : Porcos ante Margaritam.

Toute la petite cour en soutane s'extasia sur le jeu de mots. Le cardinal se sentit un peu soulagé ; il était maintenant quitte avec Coppenole, il avait eu aussi son quolibet applaudi.

Maintenant, que ceux de nos lecteurs qui ont la puissance de généraliser une image et une idée, comme on dit dans le style d'aujourd'hui, nous permettent de leur demander s'ils se figurent bien nettement le spectacle qu'offrait, au moment où nous arrêtons leur attention, le vaste parallélogramme de la grand'salle du Palais. Au milieu de la salle, adossée au mur occidental, une large et magnifique estrade de brocart d'or, dans laquelle entrent processionnellement, par une petite porte ogive, de graves personnages successivement annoncés par la voix criarde d'un huissier. Sur les premiers bancs, déjà force vénérables figures, embéguinées d'hermine, de velours et d'écarlate. Autour de l'estrade, qui demeure silencieuse et digne, en bas, en face, partout, grande foule et grande rumeur. Mille regards du peuple sur chaque visage de l'estrade, mille chuchotements sur chaque nom. Certes, le spectacle est curieux et mérite bien l'attention des spectateurs. Mais là-bas, tout au bout, qu'est-ce donc que cette espèce de tréteau avec quatre pantins bariolés dessus et quatre autres en bas ? Qu'est-ce donc, à côté du tréteau, que cet homme à souquenille noire et à pâle figure ? Hélas ! mon cher lecteur, c'est Pierre Gringoire et son prologue.

Nous l'avions tous profondément oublié.

Voilà précisément ce qu'il craignait.

Du moment où le cardinal était entré, Gringoire n'avait cessé de s'agiter pour le salut de son prologue. Il avait d'abord enjoint aux acteurs, restés en suspens, de continuer et de hausser la voix ; puis, voyant que personne n'écoutait, il les avait arrêtés, et depuis près d'un quart d'heure que l'interruption durait, il n'avait cessé de frapper du pied, de se démener, d'interpeller Gisquette et Liénarde, d'encourager ses voisins à la poursuite du prologue ; le tout en vain. Nul ne bougeait du cardinal, de l'ambassade et de l'estrade, unique centre de ce vaste cercle de rayons visuels. Il faut croire aussi, et nous le disons à regret, que le prologue commençait à gêner légèrement l'auditoire, au moment où son éminence était venue y faire diversion d'une si terrible façon. Après tout, à l'estrade comme à la table de marbre, c'était toujours le même spectacle : le conflit de Labour et de Clergé, de Noblesse et de Marchandise. Et beaucoup de gens aimaient mieux les voir tout bonnement, vivant, respirant, agissant, se coudoyant, en chair et en os, dans cette ambassade flamande, dans cette cour épiscopale, sous la robe du cardinal, sous la veste de Coppenole, que fardés, attifés, parlant en vers, et pour ainsi dire empaillés sous les tuniques jaunes et blanches dont les avait affublés Gringoire.

Pourtant quand notre poète vit le calme un peu rétabli, il imagina un stratagème qui eût tout sauvé.

-- Monsieur, dit-il en se tournant vers un de ses voisins, brave et gros homme à figure patiente, si l'on recommençait ?

-- Quoi ? dit le voisin.

-- Hé ! le mystère, dit Gringoire.

-- Comme il vous plaira, repartit le voisin.

Cette demi-approbation suffit à Gringoire, et faisant ses affaires lui-même, il commença à crier, en se confondant le plus possible avec la foule : Recommencez le mystère ! recommencez !

-- Diable ! dit Joannes de Molendino, qu'est-ce qu'ils chantent donc là-bas, au bout ? (Car Gringoire faisait du bruit comme quatre.) Dites donc, camarades ! est-ce que le mystère n'est pas fini ? Ils veulent le recommencer. Ce n'est pas juste.

-- Non ! non ! crièrent tous les écoliers. À bas le mystère ! à bas !

Mais Gringoire se multipliait et n'en criait que plus fort : Recommencez ! recommencez !

Ces clameurs attirèrent l'attention du cardinal.

-- Monsieur le bailli du Palais, dit-il à un grand homme noir placé à quelques pas de lui, est-ce que ces drôles sont dans un bénitier, qu'ils font ce bruit d'enfer ?

Le bailli du Palais était une espèce de magistrat amphibie, une sorte de chauve-souris de l'ordre judiciaire, tenant à la fois du rat et de l'oiseau, du juge et du soldat. Il s'approcha de son éminence, et, non sans redouter fort son mécontentement, il lui expliqua en balbutiant l'incongruité populaire : que midi était arrivé avant son éminence, et que les comédiens avaient été forcés de commencer sans attendre son éminence.

Le cardinal éclata de rire.

-- Sur ma foi, monsieur le recteur de l'Université aurait bien dû en faire autant. Qu'en dites-vous, maître Guillaume Rym ?

-- Monseigneur, répondit Guillaume Rym, contentons-nous d'avoir échappé à la moitié de la comédie. C'est toujours cela de gagné.

-- Ces coquins peuvent-ils continuer leur farce ? demanda le bailli.

-- Continuez, continuez, dit le cardinal ; cela m'est égal. Pendant ce temps-là, je vais lire mon bréviaire.

Le bailli s'avança au bord de l'estrade, et cria, après avoir fait faire silence d'un geste de la main :

-- Bourgeois, manants et habitants, pour satisfaire ceux qui veulent qu'on recommence et ceux qui veulent qu'on finisse, son éminence ordonne que l'on continue.

Il fallut bien se résigner des deux parts. Cependant l'auteur et le public en gardèrent longtemps rancune au cardinal.

Les personnages en scène reprirent donc leur glose, et Gringoire espéra que du moins le reste de son oeuvre serait écouté. Cette espérance ne tarda pas à être déçue comme ses autres illusions ; le silence s'était bien en effet rétabli tellement quellement dans l'auditoire ; mais Gringoire n'avait pas remarqué que, au moment où le cardinal avait donné l'ordre de continuer, l'estrade était loin d'être remplie, et qu'après les envoyés flamands étaient survenus de nouveaux personnages faisant partie du cortège dont les noms et qualités, lancés tout au travers de son dialogue par le cri intermittent de l'huissier, y produisaient un ravage considérable. Qu'on se figure en effet, au milieu d'une pièce de théâtre, le glapissement d'un huissier jetant, entre deux rimes et souvent entre deux hémistiches, des parenthèses comme celles-ci :

Maître Jacques Charmolue, procureur du roi en cour d'église !

Jehan de Harlay, écuyer, garde de l'office de chevalier du guet de nuit de la ville de Paris !

Messire Galiot de Genoilhac, chevalier, seigneur de Brussac, maître de l'artillerie du roi !

Maître Dreux-Raguier, enquesteur des eaux et forêts du roi notre sire, ès pays de France, Champagne et Brie !

Messire Louis de Graville, chevalier, conseiller et chambellan du roi, amiral de France, concierge du bois de Vincennes !

Maître Denis Le Mercier, garde de la maison des aveugles de Paris ! - Etc., etc., etc.

Cela devenait insoutenable.

Cet étrange accompagnement, qui rendait la pièce difficile à suivre, indignait d'autant plus Gringoire qu'il ne pouvait se dissimuler que l'intérêt allait toujours croissant et qu'il ne manquait à son ouvrage que d'être écouté. Il était en effet difficile d'imaginer une contexture plus ingénieuse et plus dramatique. Les quatre personnages du prologue se lamentaient dans leur mortel embarras, lorsque Vénus en personne, vera incessu patuit dea, s'était présentée à eux, vêtue d'une belle cotte-hardie armoriée au navire de la ville de Paris. Elle venait elle-même réclamer le dauphin promis à la plus belle. Jupiter, dont on entendait la foudre gronder dans le vestiaire, l'appuyait, et la déesse allait l'emporter, c'est-à-dire, sans figure, épouser monsieur le dauphin, lorsqu'une jeune enfant, vêtue de damas blanc et tenant en main une marguerite (diaphane personnification de mademoiselle de Flandre), était venue lutter avec Vénus. Coup de théâtre et péripétie. Après controverse, Vénus, Marguerite et la cantonade étaient convenues de s'en remettre au bon jugement de la sainte Vierge. Il y avait encore un beau rôle, celui de dom Pèdre, roi de Mésopotamie. Mais, à travers tant d'interruptions, il était difficile de démêler à quoi il servait. Tout cela était monté par l'échelle.

Mais c'en était fait. Aucune de ces beautés n'était sentie, ni comprise. À l'entrée du cardinal on eût dit qu'un fil invisible et magique avait subitement tiré tous les regards de la table de marbre à l'estrade, de l'extrémité méridionale de la salle au côté occidental. Rien ne pouvait désensorceler l'auditoire. Tous les yeux restaient fixés là, et les nouveaux arrivants, et leurs noms maudits, et leurs visages, et leurs costumes étaient une diversion continuelle. C'était désolant. Excepté Gisquette et Liénarde, qui se détournaient de temps en temps quand Gringoire les tirait par la manche, excepté le gros voisin patient, personne n'écoutait, personne ne regardait en face la pauvre moralité abandonnée. Gringoire ne voyait plus que des profils.

Avec quelle amertume il voyait s'écrouler pièce à pièce tout son échafaudage de gloire et de poésie ! Et songer que ce peuple avait été sur le point de se rebeller contre monsieur le bailli, par impatience d'entendre son ouvrage ! maintenant qu'on l'avait, on ne s'en souciait. Cette même représentation qui avait commencé dans une si unanime acclamation ! Eternel flux et reflux de la faveur populaire ! Penser qu'on avait failli pendre les sergents du bailli ! Que n'eût-il pas donné pour en être encore à cette heure de miel !

Le brutal monologue de l'huissier cessa pourtant. Tout le monde était arrivé, et Gringoire respira. Les acteurs continuaient bravement. Mais ne voilà-t-il pas que maître Coppenole, le chaussetier, se lève tout à coup, et que Gringoire lui entend prononcer, au milieu de l'attention universelle, cette abominable harangue :

-- Messieurs les bourgeois et hobereaux de Paris, je ne sais, croix-Dieu ! pas ce que nous faisons ici. Je vois bien là-bas dans ce coin, sur ce tréteau, des gens qui ont l'air de vouloir se battre. J'ignore si c'est là ce que vous appelez un mystère ; mais ce n'est pas amusant. Ils se querellent de la langue, et rien de plus. Voilà un quart d'heure que j'attends le premier coup. Rien ne vient. Ce sont des lâches, qui ne s'égratignent qu'avec des injures. Il fallait faire venir des lutteurs de Londres ou de Rotterdam ; et, à la bonne heure ! vous auriez eu des coups de poing qu'on aurait entendus de la place. Mais ceux-là font pitié. Ils devraient nous donner au moins une danse morisque, ou quelque autre momerie ! Ce n'est pas là ce qu'on m'avait dit. On m'avait promis une fête des fous, avec élection du pape. Nous avons aussi notre pape des fous à Gand, et en cela nous ne sommes pas en arrière, croix-Dieu ! Mais voici comme nous faisons. On se rassemble une cohue, comme ici. Puis chacun à son tour va passer sa tête par un trou et fait une grimace aux autres. Celui qui fait la plus laide, à l'acclamation de tous, est élu pape. Voilà. C'est fort divertissant. Voulez-vous que nous fassions votre pape à la mode de mon pays ? Ce sera toujours moins fastidieux que d'écouter ces bavards. S'ils veulent venir faire leur grimace à la lucarne, ils seront du jeu. Qu'en dites-vous, messieurs les bourgeois ? Il y a ici un suffisamment grotesque échantillon des deux sexes pour qu'on rie à la flamande, et nous sommes assez de laids visages pour espérer une belle grimace.

Gringoire eыt voulu rйpondre. La stupйfaction, la colиre, l'indignation lui фtиrent la parole. D'ailleurs la motion du chaussetier populaire fut accueillie avec un tel enthousiasme par ces bourgeois flattйs d'кtre appelйs hobereaux, que toute rйsistance йtait inutile. Il n'y avait plus qu'а se laisser aller au torrent. Gringoire cacha son visage de ses deux mains, n'ayant pas le bonheur d'avoir un manteau pour se voiler la tкte comme l'Agamemnon de Timanthe.

V

QUASIMODO

En un clin d'oeil tout fut prкt pour exйcuter l'idйe de Coppenole. Bourgeois, йcoliers et basochiens s'йtaient mis а l'oeuvre. La petite chapelle situйe en face de la table de marbre fut choisie pour le thйвtre des grimaces. Une vitre brisйe а la jolie rosace au-dessus de la porte laissa libre un cercle de pierre par lequel il fut convenu que les concurrents passeraient la tкte. Il suffisait, pour y atteindre, de grimper sur deux tonneaux, qu'on avait pris je ne sais oщ et juchйs l'un sur l'autre tant bien que mal. Il fut rйglй que chaque candidat, homme ou femme (car on pouvait faire une papesse), pour laisser vierge et entiиre l'impression de sa grimace, se couvrirait le visage et se tiendrait cachй dans la chapelle jusqu'au moment de faire apparition. En moins d'un instant la chapelle fut remplie de concurrents, sur lesquels la porte se referma.

Coppenole de sa place ordonnait tout, dirigeait tout, arrangeait tout. Pendant le brouhaha, le cardinal, non moins dйcontenancй que Gringoire, s'йtait, sous un prйtexte d'affaires et de vкpres, retirй avec toute sa suite, sans que cette foule, que son arrivйe avait remuйe si vivement, se fыt le moindrement йmue а son dйpart. Guillaume Rym fut le seul qui remarqua la dйroute de son йminence. L'attention populaire, comme le soleil, poursuivait sa rйvolution ; partie d'un bout de la salle, aprиs s'кtre arrкtйe quelque temps au milieu, elle йtait maintenant а l'autre bout. La table de marbre, l'estrade de brocart avaient eu leur moment ; c'йtait le tour de la chapelle de Louis XI. Le champ йtait dйsormais libre а toute folie. Il n'y avait plus que des flamands et de la canaille.

Les grimaces commencиrent. La premiиre figure qui apparut а la lucarne, avec des paupiиres retournйes au rouge, une bouche ouverte en gueule et un front plissй comme nos bottes а la hussarde de l'empire, fit йclater un rire tellement inextinguible qu'Homиre eыt pris tous ces manants pour des dieux. Cependant la grand'salle n'йtait rien moins qu'un Olympe, et le pauvre Jupiter de Gringoire le savait mieux que personne. Une seconde, une troisiиme grimace succйdиrent, puis une autre, puis une autre, et toujours les rires et les trйpignements de joie redoublaient. Il y avait dans ce spectacle je ne sais quel vertige particulier, je ne sais quelle puissance d'enivrement et de fascination dont il serait difficile de donner une idйe au lecteur de nos jours et de nos salons. Qu'on se figure une sйrie de visages prйsentant successivement toutes les formes gйomйtriques, depuis le triangle jusqu'au trapиze, depuis le cфne jusqu'au polyиdre ; toutes les expressions humaines, depuis la colиre jusqu'а la luxure ; tous les вges, depuis les rides du nouveau-nй jusqu'aux rides de la vieille moribonde ; toutes les fantasmagories religieuses, depuis Faune jusqu'а Belzйbuth ; tous les profils animaux, depuis la gueule jusqu'au bec, depuis la hure jusqu'au museau. Qu'on se reprйsente tous les mascarons du Pont-Neuf, ces cauchemars pйtrifiйs sous la main de Germain Pilon, prenant vie et souffle, et venant tour а tour vous regarder en face avec des yeux ardents ; tous les masques du carnaval de Venise se succйdant а votre lorgnette ; en un mot, un kalйidoscope humain.

L'orgie devenait de plus en plus flamande. Teniers n'en donnerait qu'une bien imparfaite idйe. Qu'on se figure en bacchanale la bataille de Salvator Rosa. Il n'y avait plus ni йcoliers, ni ambassadeurs, ni bourgeois, ni hommes, ni femmes ; plus de Clopin Trouillefou, de Gilles Lecornu, de Marie Quatrelivres, de Robin Poussepain. Tout s'effaзait dans la licence commune. La grand'salle n'йtait plus qu'une vaste fournaise d'effronterie et de jovialitй oщ chaque bouche йtait un cri, chaque oeil un йclair, chaque face une grimace, chaque individu une posture. Le tout criait et hurlait. Les visages йtranges qui venaient tour а tour grincer des dents а la rosace йtaient comme autant de brandons jetйs dans le brasier. Et de toute cette foule effervescente s'йchappait, comme la vapeur de la fournaise, une rumeur aigre, aiguл, acйrйe, sifflante comme les ailes d'un moucheron.

-- Hohйe ! malйdiction !

-- Vois donc cette figure !

-- Elle ne vaut rien.

-- Une autre !

-- Guillemette Maugerepuis, regarde donc ce mufle de taureau, il ne lui manque que des cornes. Ce n'est pas ton mari ?

-- Une autre !

-- Ventre du pape ! qu'est-ce que cette grimace-lа ?

-- Holаhйe ! c'est tricher. On ne doit montrer que son visage.

-- Cette damnйe Perrette Callebotte ! elle est capable de cela.

-- Noлl ! Noлl !

-- J'йtouffe !

-- En voilа un dont les oreilles ne peuvent passer !

Etc., etc.

Il faut rendre pourtant justice а notre ami Jehan. Au milieu de ce sabbat, on le distinguait encore au haut de son pilier, comme un mousse dans le hunier. Il se dйmenait avec une incroyable furie. Sa bouche йtait toute grande ouverte, et il s'en йchappait un cri que l'on n'entendait pas, non qu'il fыt couvert par la clameur gйnйrale, si intense qu'elle fыt, mais parce qu'il atteignait sans doute la limite des sons aigus, perceptibles, les douze mille vibrations de Sauveur ou les huit mille de Biot.

Quant а Gringoire, le premier mouvement d'abattement passй, il avait repris contenance. Il s'йtait roidi contre l'adversitй. - Continuez ! avait-il dit pour la troisiиme fois а ses comйdiens, machines parlantes. Puis se promenant а grands pas devant la table de marbre, il lui prenait des fantaisies d'aller apparaоtre а son tour а la lucarne de la chapelle, ne fыt-ce que pour avoir le plaisir de faire la grimace а ce peuple ingrat. - Mais non, cela ne serait pas digne de nous ; pas de vengeance ! luttons jusqu'а la fin, se rйpйtait-il. Le pouvoir de la poйsie est grand sur le peuple ; je les ramиnerai. Nous verrons qui l'emportera, des grimaces ou des belles-lettres.

Hйlas ! il йtait restй le seul spectateur de sa piиce.

C'йtait bien pis que tout а l'heure. Il ne voyait plus que des dos.

Je me trompe. Le gros homme patient, qu'il avait dйjа consultй dans un moment critique, йtait restй tournй vers le thйвtre. Quant а Gisquette et а Liйnarde, elles avaient dйsertй depuis longtemps.

Gringoire fut touchй au fond du coeur de la fidйlitй de son unique spectateur. Il s'approcha de lui, et lui adressa la parole en lui secouant lйgиrement le bras ; car le brave homme s'йtait appuyй а la balustrade et dormait un peu.

-- Monsieur, dit Gringoire, je vous remercie.

-- Monsieur, rйpondit le gros homme avec un bвillement, de quoi ?

-- Je vois ce qui vous ennuie, reprit le poиte, c'est tout ce bruit qui vous empкche d'entendre а votre aise. Mais soyez tranquille : votre nom passera а la postйritй. Votre nom, s'il vous plaоt ?

-- Renault Chвteau, garde du scel du Chвtelet de Paris, pour vous servir.

-- Monsieur, vous кtes ici le seul reprйsentant des muses, dit Gringoire.

-- Vous кtes trop honnкte, monsieur, rйpondit le garde du scel du Chвtelet.

-- Vous кtes le seul, reprit Gringoire, qui ayez convenablement йcoutй la piиce. Comment la trouvez-vous ?

-- Hй ! hй ! rйpondit le gros magistrat а demi rйveillй, assez gaillarde en effet.

Il fallut que Gringoire se contentвt de cet йloge, car un tonnerre d'applaudissements, mкlй а une prodigieuse acclamation, vint couper court а leur conversation. Le pape des fous йtait йlu.

-- Noлl ! Noлl ! Noлl ! criait le peuple de toutes parts.

C'йtait une merveilleuse grimace, en effet, que celle qui rayonnait en ce moment au trou de la rosace. Aprиs toutes les figures pentagones, hexagones et hйtйroclites qui s'йtaient succйdй а cette lucarne sans rйaliser cet idйal du grotesque qui s'йtait construit dans les imaginations exaltйes par l'orgie, il ne fallait rien moins, pour enlever les suffrages, que la grimace sublime qui venait d'йblouir l'assemblйe. Maоtre Coppenole lui-mкme applaudit ; et Clopin Trouillefou, qui avait concouru, et Dieu sait quelle intensitй de laideur son visage pouvait atteindre, s'avoua vaincu. Nous ferons de mкme. Nous n'essaierons pas de donner au lecteur une idйe de ce nez tйtraиdre, de cette bouche en fer а cheval, de ce petit oeil gauche obstruй d'un sourcil roux en broussailles tandis que l'oeil droit disparaissait entiиrement sous une йnorme verrue, de ces dents dйsordonnйes, йbrйchйes за et lа, comme les crйneaux d'une forteresse, de cette lиvre calleuse sur laquelle une de ces dents empiйtait comme la dйfense d'un йlйphant, de ce menton fourchu, et surtout de la physionomie rйpandue sur tout cela, de ce mйlange de malice, d'йtonnement et de tristesse. Qu'on rкve, si l'on peut, cet ensemble.

L'acclamation fut unanime. On se prйcipita vers la chapelle. On en fit sortir en triomphe le bienheureux pape des fous. Mais c'est alors que la surprise et l'admiration furent а leur comble. La grimace йtait son visage.

Ou plutфt toute sa personne йtait une grimace. Une grosse tкte hйrissйe de cheveux roux ; entre les deux йpaules une bosse йnorme dont le contre-coup se faisait sentir par devant ; un systиme de cuisses et de jambes si йtrangement fourvoyйes qu'elles ne pouvaient se toucher que par les genoux, et, vues de face, ressemblaient а deux croissants de faucilles qui se rejoignent par la poignйe ; de larges pieds, des mains monstrueuses ; et, avec toute cette difformitй, je ne sais quelle allure redoutable de vigueur, d'agilitй et de courage ; йtrange exception а la rиgle йternelle qui veut que la force, comme la beautй, rйsulte de l'harmonie. Tel йtait le pape que les fous venaient de se donner.

On eыt dit un gйant brisй et mal ressoudй.

Quand cette espиce de cyclope parut sur le seuil de la chapelle, immobile, trapu, et presque aussi large que haut, carrй par la base, comme dit un grand homme, а son surtout mi-parti rouge et violet, semй de campanilles d'argent, et surtout а la perfection de sa laideur, la populace le reconnut sur-le-champ, et s'йcria d'une voix :

-- C'est Quasimodo, le sonneur de cloches ! c'est Quasimodo, le bossu de Notre-Dame ! Quasimodo le borgne ! Quasimodo le bancal ! Noлl ! Noлl !

On voit que le pauvre diable avait des surnoms а choisir.

-- Gare les femmes grosses ! criaient les йcoliers.

-- Ou qui ont envie de l'кtre, reprenait Joannes.

Les femmes en effet se cachaient le visage.

-- Oh ! le vilain singe, disait l'une.

-- Aussi mйchant que laid, reprenait une autre.

-- C'est le diable, ajoutait une troisiиme.

-- J'ai le malheur de demeurer auprиs de Notre-Dame ; toute la nuit je l'entends rфder dans la gouttiиre.

-- Avec les chats.

-- Il est toujours sur nos toits.

-- Il nous jette des sorts par les cheminйes.

-- L'autre soir, il est venu me faire la grimace а ma lucarne. Je croyais que c'йtait un homme. J'ai eu une peur !

-- Je suis sыre qu'il va au sabbat. Une fois, il a laissй un balai sur mes plombs.

-- Oh ! la dйplaisante face de bossu !

-- Oh ! la vilaine вme !

-- Buah !

Les hommes au contraire йtaient ravis, et applaudissaient.

Quasimodo, objet du tumulte, se tenait toujours sur la porte de la chapelle, debout, sombre et grave, se laissant admirer.

Un йcolier, Robin Poussepain, je crois, vint lui rire sous le nez, et trop prиs. Quasimodo se contenta de le prendre par la ceinture, et de le jeter а dix pas а travers la foule. Le tout sans dire un mot.

Maоtre Coppenole, йmerveillй, s'approcha de lui.

-- Croix-Dieu ! Saint-Pиre ! tu as bien la plus belle laideur que j'aie vue de ma vie. Tu mйriterais la papautй а Rome comme а Paris.

En parlant ainsi, il lui mettait la main gaiement sur l'йpaule. Quasimodo ne bougea pas. Coppenole poursuivit.

-- Tu es un drфle avec qui j'ai dйmangeaison de ripailler, dыt-il m'en coыter un douzain neuf de douze tournois. Que t'en semble ?

Quasimodo ne rйpondit pas.

-- Croix-Dieu ! dit le chaussetier, est-ce que tu es sourd ?

Il йtait sourd en effet.

Cependant il commenзait а s'impatienter des faзons de Coppenole, et se tourna tout а coup vers lui avec un grincement de dents si formidable que le gйant flamand recula, comme un bouledogue devant un chat.

Alors il se fit autour de l'йtrange personnage un cercle de terreur et de respect qui avait au moins quinze pas gйomйtriques de rayon. Une vieille femme expliqua а maоtre Coppenole que Quasimodo йtait sourd.

-- Sourd ! dit le chaussetier avec son gros rire flamand. Croix-Dieu ! c'est un pape accompli.

-- Hй ! je le reconnais, s'йcria Jehan, qui йtait enfin descendu de son chapiteau pour voir Quasimodo de plus prиs, c'est le sonneur de cloches de mon frиre l'archidiacre. - Bonjour, Quasimodo !

-- Diable d'homme ! dit Robin Poussepain, encore tout contus de sa chute. Il paraоt : c'est un bossu. Il marche : c'est un bancal. Il vous regarde : c'est un borgne. Vous lui parlez : c'est un sourd. - Ah за, que fait-il de sa langue, ce Polyphиme ?

-- Il parle quand il veut, dit la vieille. Il est devenu sourd а sonner les cloches. Il n'est pas muet.

-- Cela lui manque, observa Jehan.

-- Et il a un oeil de trop, ajouta Robin Poussepain.

-- Non pas, dit judicieusement Jehan. Un borgne est bien plus incomplet qu'un aveugle. Il sait ce qui lui manque.

Cependant tous les mendiants, tous les laquais, tous les coupe-bourses, rйunis aux йcoliers, avaient йtй chercher processionnellement, dans l'armoire de la basoche, la tiare de carton et la simarre dйrisoire du pape des fous. Quasimodo s'en laissa revкtir sans sourciller et avec une sorte de docilitй orgueilleuse. Puis on le fit asseoir sur un brancard bariolй. Douze officiers de la confrйrie des fous l'enlevиrent sur leurs йpaules ; et une espиce de joie amиre et dйdaigneuse vint s'йpanouir sur la face morose du cyclope, quand il vit sous ses pieds difformes toutes ces tкtes d'hommes beaux, droits et bien faits. Puis la procession hurlante et dйguenillйe se mit en marche pour faire, selon l'usage, la tournйe intйrieure des galeries du Palais, avant la promenade des rues et des carrefours.

VI

LA ESMERALDA

Nous sommes ravi d'avoir а apprendre а nos lecteurs que pendant toute cette scиne Gringoire et sa piиce avaient tenu bon. Ses acteurs, talonnйs par lui, n'avaient pas discontinuй de dйbiter sa comйdie, et lui n'avait pas discontinuй de l'йcouter. Il avait pris son parti du vacarme, et йtait dйterminй а aller jusqu'au bout, ne dйsespйrant pas d'un retour d'attention de la part du public. Cette lueur d'espйrance se ranima quand il vit Quasimodo, Coppenole et le cortиge assourdissant du pape des fous sortir а grand bruit de la salle. La foule se prйcipita avidement а leur suite. Bon, se dit-il, voilа tous les brouillons qui s'en vont. - Malheureusement, tous les brouillons c'йtait le public. En un clin d'oeil la grand'salle fut vide.

А vrai dire, il restait encore quelques spectateurs, les uns йpars, les autres groupйs autour des piliers, femmes, vieillards ou enfants, en ayant assez du brouhaha et du tumulte. Quelques йcoliers йtaient demeurйs а cheval sur l'entablement des fenкtres et regardaient dans la place.

-- Eh bien, pensa Gringoire, en voilа encore autant qu'il en faut pour entendre la fin de mon mystиre. Ils sont peu, mais c'est un public d'йlite, un public lettrй.

Au bout d'un instant, une symphonie qui devait produire le plus grand effet а l'arrivйe de la sainte Vierge, manqua. Gringoire s'aperзut que sa musique avait йtй emmenйe par la procession du pape des fous. -- Passez outre, dit-il stoпquement.

Il s'approcha d'un groupe de bourgeois qui lui fit l'effet de s'entretenir de sa piиce. Voici le lambeau de conversation qu'il saisit :

-- Vous savez, maоtre Cheneteau, l'hфtel de Navarre, qui йtait а M. de Nemours ?

-- Oui, vis-а-vis la chapelle de Braque.

-- Eh bien, le fisc vient de le louer а Guillaume Alixandre, historieur, pour six livres huit sols parisis par an.

-- Comme les loyers renchйrissent !

-- Allons ! se dit Gringoire en soupirant, les autres йcoutent.

-- Camarades, cria tout а coup un de ces jeunes drфles des croisйes, la Esmeralda ! la Esmeralda dans la place !

Ce mot produisit un effet magique. Tout ce qui restait dans la salle se prйcipita aux fenкtres, grimpant aux murailles pour voir, et rйpйtant : la Esmeralda ! la Esmeralda !

En mкme temps on entendait au dehors un grand bruit d'applaudissements.

-- Qu'est-ce que cela veut dire, la Esmeralda ? dit Gringoire en joignant les mains avec dйsolation. Ah ! mon Dieu ! il paraоt que c'est le tour des fenкtres maintenant.

Il se retourna vers la table de marbre, et vit que la reprйsentation йtait interrompue. C'йtait prйcisйment l'instant oщ Jupiter devait paraоtre avec sa foudre. Or Jupiter se tenait immobile au bas du thйвtre.

-- Michel Giborne ! cria le poиte irritй, que fais-tu lа ? est-ce ton rфle ? monte donc !

-- Hйlas, dit Jupiter, un йcolier vient de prendre l'йchelle.

Gringoire regarda. La chose n'йtait que trop vraie. Toute communication йtait interceptйe entre son noeud et son dйnouement.

-- Le drфle ! murmura-t-il. Et pourquoi a-t-il pris cette йchelle ?

-- Pour aller voir la Esmeralda, rйpondit piteusement Jupiter. Il a dit : Tiens, voilа une йchelle qui ne sert pas ! et il l'a prise.

C'йtait le dernier coup. Gringoire le reзut avec rйsignation.

-- Que le diable vous emporte ! dit-il aux comйdiens, et si je suis payй vous le serez.

Alors il fit retraite, la tкte basse, mais le dernier, comme un gйnйral qui s'est bien battu.

Et tout en descendant les tortueux escaliers du Palais : -- Belle cohue d'вnes et de butors que ces parisiens ! grommelait-il entre ses dents ; ils viennent pour entendre un mystиre, et n'en йcoutent rien ! Ils se sont occupйs de tout le monde, de Clopin Trouillefou, du cardinal, de Coppenole, de Quasimodo, du diable ! mais de madame la Vierge Marie, point. Si j'avais su, je vous en aurais donnй, des Vierges Marie, badauds ! Et moi ! venir pour voir des visages, et ne voir que des dos ! кtre poиte, et avoir le succиs d'un apothicaire! Il est vrai qu'Homerus a mendiй par les bourgades grecques, et que Nason mourut en exil chez les Moscovites. Mais je veux que le diable m'йcorche si je comprends ce qu'ils veulent dire avec leur Esmeralda ! Qu'est-ce que c'est que ce mot-lа d'abord ? c'est de l'йgyptiaque !


LIVRE DEUXIИME
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I

DE CHARYBDE EN SCYLLA
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La nuit arrive de bonne heure en janvier. Les rues йtaient dйjа sombres quand Gringoire sortit du Palais. Cette nuit tombйe lui plut ; il lui tardait d'aborder quelque ruelle obscure et dйserte pour y mйditer а son aise et pour que le philosophe posвt le premier appareil sur la blessure du poиte. La philosophie йtait du reste son seul refuge, car il ne savait oщ loger. Aprиs l'йclatant avortement de son coup d'essai thйвtral, il n'osait rentrer dans le logis qu'il occupait, rue Grenier-sur-l'Eau, vis-а-vis le Port-au-Foin, ayant comptй sur ce que monsieur le prйvфt devait lui donner de son йpithalame pour payer а maоtre Guillaume Doulx-Sire, fermier de la coutume du pied-fourchй de Paris, les six mois de loyer qu'il lui devait, c'est-а-dire douze sols parisis ; douze fois la valeur de ce qu'il possйdait au monde, y compris son haut-de-chausses, sa chemise et son bicoquet. Aprиs avoir un moment rйflйchi, provisoirement abritй sous le petit guichet de la prison du trйsorier de la Sainte-Chapelle, au gоte qu'il йlirait pour la nuit, ayant tous les pavйs de Paris а son choix, il se souvint d'avoir avisй, la semaine prйcйdente, rue de la Savaterie, а la porte d'un conseiller au parlement, un marche-pied а monter sur mule, et de s'кtre dit que cette pierre serait, dans l'occasion, un fort excellent oreiller pour un mendiant ou pour un poиte. Il remercia la providence de lui avoir envoyй cette bonne idйe ; mais, comme il se prйparait а traverser la place du Palais pour gagner le tortueux labyrinthe de la Citй, oщ serpentent toutes ces vieilles soeurs, les rues de la Barillerie, de la Vieille-Draperie, de la Savaterie, de la Juiverie, etc., encore debout aujourd'hui avec leurs maisons а neuf йtages, il vit la procession du pape des fous qui sortait aussi du Palais et se ruait au travers de la cour, avec grands cris, grande clartй de torches et sa musique, а lui Gringoire. Cette vue raviva les йcorchures de son amour-propre ; il s'enfuit. Dans l'amertume de sa mйsaventure dramatique, tout ce qui lui rappelait la fкte du jour l'aigrissait et faisait saigner sa plaie.

Il voulut prendre le Pont Saint-Michel, des enfants y couraient за et lа avec des lances а feu et des fusйes.

-- Peste soit des chandelles d'artifice ! dit Gringoire, et il se rabattit sur le Pont-au-Change. On avait attachй aux maisons de la tкte du pont trois drapels reprйsentant le roi, le dauphin et Marguerite de Flandre, et six petits drapelets oщ йtaient pourtraicts le duc d'Autriche, le cardinal de Bourbon, et M. de Beaujeu, et madame Jeanne de France, et M. le bвtard de Bourbon, et je ne sais qui encore ; le tout йclairй de torches. La cohue admirait.

-- Heureux peintre Jehan Fourbault ! dit Gringoire avec un gros soupir, et il tourna le dos aux drapels et drapelets. Une rue йtait devant lui ; il la trouva si noire et si abandonnйe qu'il espйra y йchapper а tous les retentissements comme а tous les rayonnements de la fкte. Il s'y enfonзa. Au bout de quelques instants, son pied heurta un obstacle ; il trйbucha et tomba. C'йtait la botte de mai, que les clercs de la basoche avaient dйposйe le matin а la porte d'un prйsident au parlement, en l'honneur de la solennitй du jour. Gringoire supporta hйroпquement cette nouvelle rencontre. Il se releva et gagna le bord de l'eau. Aprиs avoir laissй derriиre lui la tournelle civile et la tour criminelle, et longй le grand mur des jardins du roi, sur cette grиve non pavйe oщ la boue lui venait а la cheville, il arriva а la pointe occidentale de la Citй, et considйra quelque temps l'оlot du Passeur-aux-Vaches, qui a disparu depuis sous le cheval de bronze et le Pont-Neuf. L'оlot lui apparaissait dans l'ombre comme une masse noire au delа de l'йtroit cours d'eau blanchвtre qui l'en sйparait. On y devinait, au rayonnement d'une petite lumiиre, l'espиce de hutte en forme de ruche oщ le passeur aux vaches s'abritait la nuit.

-- Heureux passeur aux vaches ! pensa Gringoire ; tu ne songes pas а la gloire et tu ne fais pas d'йpithalames ! Que t'importent les rois qui se marient et les duchesses de Bourgogne ! Tu ne connais d'autres marguerites que celles que ta pelouse d'avril donne а brouter а tes vaches ! Et moi, poиte, je suis huй, et je grelotte, et je dois douze sous, et ma semelle est si transparente qu'elle pourrait servir de vitre а ta lanterne. Merci ! passeur aux vaches ! ta cabane repose ma vue, et me fait oublier Paris !

Il fut rйveillй de son extase presque lyrique par un gros double pйtard de la Saint-Jean, qui partit brusquement de la bienheureuse cabane. C'йtait le passeur aux vaches qui prenait sa part des rйjouissances du jour et se tirait un feu d'artifice.

Ce pйtard fit hйrisser l'йpiderme de Gringoire.

-- Maudite fкte ! s'йcria-t-il, me poursuivras-tu partout ? Oh ! mon Dieu ! jusque chez le passeur aux vaches !

Puis il regarda la Seine а ses pieds, et une horrible tentation le prit :

-- Oh ! dit-il, que volontiers je me noierais, si l'eau n'йtait pas si froide !

Alors il lui vint une rйsolution dйsespйrйe. C'йtait, puisqu'il ne pouvait йchapper au pape des fous, aux drapelets de Jehan Fourbault, aux bottes de mai, aux lances а feu et aux pйtards, de s'enfoncer hardiment au coeur mкme de la fкte, et d'aller а la place de Grиve.

-- Au moins, pensa-t-il, j'y aurai peut-кtre un tison du feu de joie pour me rйchauffer, et j'y pourrai souper avec quelque miette des trois grandes armoiries de sucre royal qu'on a dы y dresser sur le buffet public de la ville.

II

LA PLACE DE GRИVE
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Il ne reste aujourd'hui qu'un bien imperceptible vestige de la place de Grиve telle qu'elle existait alors. C'est la charmante tourelle qui occupe l'angle nord de la place, et qui, dйjа ensevelie sous l'ignoble badigeonnage qui empвte les vives arкtes de ses sculptures, aura bientфt disparu peut-кtre, submergйe par cette crue de maisons neuves qui dйvore si rapidement toutes les vieilles faзades de Paris.

Les personnes qui, comme nous, ne passent jamais sur la place de Grиve sans donner un regard de pitiй et de sympathie а cette pauvre tourelle йtranglйe entre deux masures du temps de Louis XV, peuvent reconstruire aisйment dans leur pensйe l'ensemble d'йdifices auquel elle appartenait, et y retrouver entiиre la vieille place gothique du quinziиme siиcle.

C'йtait, comme aujourd'hui, un trapиze irrйgulier bordй d'un cфtй par le quai, et des trois autres par une sйrie de maisons hautes, йtroites et sombres. Le jour, on pouvait admirer la variйtй de ses йdifices, tous sculptйs en pierre ou en bois, et prйsentant dйjа de complets йchantillons des diverses architectures domestiques du moyen вge, en remontant du quinziиme au onziиme siиcle, depuis la croisйe qui commenзait а dйtrфner l'ogive, jusqu'au plein cintre roman qui avait йtй supplantй par l'ogive, et qui occupait encore, au-dessous d'elle, le premier йtage de cette ancienne maison de la Tour-Roland, angle de la place sur la Seine, du cфtй de la rue de la Tannerie. La nuit, on ne distinguait de cette masse d'йdifices que la dentelure noire des toits dйroulant autour de la place leur chaоne d'angles aigus. Car c'est une des diffйrences radicales des villes d'alors et des villes d'а prйsent, qu'aujourd'hui ce sont les faзades qui regardent les places et les rues, et qu'alors c'йtaient les pignons. Depuis deux siиcles, les maisons se sont retournйes.

Au centre, du cфtй oriental de la place, s'йlevait une lourde et hybride construction formйe de trois logis juxtaposйs. On l'appelait de trois noms qui expliquent son histoire, sa destination et son architecture : la Maison-au-Dauphin, parce que Charles V, dauphin, l'avait habitйe ; la Marchandise, parce qu'elle servait d'Hфtel de Ville ; la Maison-aux-Piliers (domus ad piloria), а cause d'une suite de gros piliers qui soutenaient ses trois йtages. La ville trouvait lа tout ce qu'il faut а une bonne ville comme Paris : une chapelle, pour prier Dieu ; un plaidoyer, pour tenir audience et rembarrer au besoin les gens du roi ; et, dans les combles, un arsenac plein d'artillerie. Car les bourgeois de Paris savent qu'il ne suffit pas en toute conjoncture de prier et de plaider pour les franchises de la Citй, et ils ont toujours en rйserve dans un grenier de l'Hфtel de Ville quelque bonne arquebuse rouillйe.

La Grиve avait dиs lors cet aspect sinistre que lui conservent encore aujourd'hui l'idйe exйcrable qu'elle rйveille et le sombre Hфtel de Ville de Dominique Boccador, qui a remplacй la Maison-aux-Piliers. Il faut dire qu'un gibet et un pilori permanents, une justice et une йchelle, comme on disait alors, dressйs cфte а cфte au milieu du pavй, ne contribuaient pas peu а faire dйtourner les yeux de cette place fatale, oщ tant d'кtres pleins de santй et de vie ont agonisй ; oщ devait naоtre cinquante ans plus tard cette fiиvre de Saint-Vallier, cette maladie de la terreur de l'йchafaud, la plus monstrueuse de toutes les maladies, parce qu'elle ne vient pas de Dieu, mais de l'homme.

C'est une idйe consolante, disons-le en passant, de songer que la peine de mort, qui, il y a trois cents ans, encombrait encore de ses roues de fer, de ses gibets de pierre, de tout son attirail de supplices permanent et scellй dans le pavй, la Grиve, les Halles, la place Dauphine, la Croix-du-Trahoir, le Marchй-aux-Pourceaux, ce hideux Montfaucon, la barriиre des Sergents, la Place-aux-Chats, la Porte Saint-Denis, Champeaux, la Porte Baudets, la Porte Saint-Jacques, sans compter les innombrables йchelles des prйvфts, de l'йvкque, des chapitres, des abbйs, des prieurs ayant justice ; sans compter les noyades juridiques en riviиre de Seine ; il est consolant qu'aujourd'hui, aprиs avoir perdu successivement toutes les piиces de son armure, son luxe de supplices, sa pйnalitй d'imagination et de fantaisie, sa torture а laquelle elle refaisait tous les cinq ans un lit de cuir au Grand-Chвtelet, cette vieille suzeraine de la sociйtй fйodale, presque mise hors de nos lois et de nos villes, traquйe de code en code, chassйe de place en place, n'ait plus dans notre immense Paris qu'un coin dйshonorй de la Grиve, qu'une misйrable guillotine, furtive, inquiиte, honteuse, qui semble toujours craindre d'кtre prise en flagrant dйlit, tant elle disparaоt vite aprиs avoir fait son coup !

III

BESOS PARA GOLPES

Lorsque Pierre Gringoire arriva sur la place de Grиve, il йtait transi. Il avait pris par le Pont-aux-Meuniers pour йviter la cohue du Pont-au-Change et les drapelets de Jehan Fourbault ; mais les roues de tous les moulins de l'йvкque l'avaient йclaboussй au passage, et sa souquenille йtait trempйe. Il lui semblait en outre que la chute de sa piиce le rendait plus frileux encore. Aussi se hвta-t-il de s'approcher du feu de joie qui brыlait magnifiquement au milieu de la place. Mais une foule considйrable faisait cercle а l'entour.

-- Damnйs parisiens ! se dit-il а lui-mкme, car Gringoire en vrai poиte dramatique йtait sujet aux monologues, les voilа qui m'obstruent le feu ! Pourtant j'ai bon besoin d'un coin de cheminйe. Mes souliers boivent, et tous ces maudits moulins qui ont pleurй sur moi ! Diable d'йvкque de Paris avec ses moulins ! Je voudrais bien savoir ce qu'un йvкque peut faire d'un moulin ! est-ce qu'il s'attend а devenir d'йvкque meunier ? S'il ne lui faut que ma malйdiction pour cela, je la lui donne, et а sa cathйdrale, et а ses moulins ! Voyez un peu s'ils se dйrangeront, ces badauds ! Je vous demande ce qu'ils font lа ! Ils se chauffent ; beau plaisir ! Ils regardent brыler un cent de bourrйes ; beau spectacle !

En examinant de plus prиs, il s'aperзut que le cercle йtait beaucoup plus grand qu'il ne fallait pour se chauffer au feu du roi, et que cette affluence de spectateurs n'йtait pas uniquement attirйe par la beautй du cent de bourrйes qui brыlait.

Dans un vaste espace laissй libre entre la foule et le feu, une jeune fille dansait.

Si cette jeune fille йtait un кtre humain, ou une fйe, ou un ange, c'est ce que Gringoire, tout philosophe sceptique, tout poиte ironique qu'il йtait, ne put dйcider dans le premier moment, tant il fut fascinй par cette йblouissante vision.

Elle n'йtait pas grande, mais elle le semblait, tant sa fine taille s'йlanзait hardiment. Elle йtait brune, mais on devinait que le jour sa peau devait avoir ce beau reflet dorй des andalouses et des romaines. Son petit pied aussi йtait andalou, car il йtait tout ensemble а l'йtroit et а l'aise dans sa gracieuse chaussure. Elle dansait, elle tournait, elle tourbillonnait sur un vieux tapis de Perse, jetй nйgligemment sous ses pieds ; et chaque fois qu'en tournoyant sa rayonnante figure passait devant vous, ses grands yeux noirs vous jetaient un йclair.

Autour d'elle tous les regards йtaient fixes, toutes les bouches ouvertes ; et en effet, tandis qu'elle dansait ainsi, au bourdonnement du tambour de basque que ses deux bras ronds et purs йlevaient au-dessus de sa tкte, mince, frкle et vive comme une guкpe, avec son corsage d'or sans pli, sa robe bariolйe qui se gonflait, avec ses йpaules nues, ses jambes fines que sa jupe dйcouvrait par moments, ses cheveux noirs, ses yeux de flamme, c'йtait une surnaturelle crйature.

-- En vйritй, pensa Gringoire, c'est une salamandre, c'est une nymphe, c'est une dйesse, c'est une bacchante du mont Mйnalйen !

En ce moment une des nattes de la chevelure de la " salamandre " se dйtacha, et une piиce de cuivre jaune qui y йtait attachйe roula а terre.

-- Hй non ! dit-il, c'est une bohйmienne.

Toute illusion avait disparu.

Elle se remit а danser. Elle prit а terre deux йpйes dont elle appuya la pointe sur son front et qu'elle fit tourner dans un sens tandis qu'elle tournait dans l'autre. C'йtait en effet tout bonnement une bohйmienne. Mais quelque dйsenchantй que fыt Gringoire, l'ensemble de ce tableau n'йtait pas sans prestige et sans magie ; le feu de joie l'йclairait d'une lumiиre crue et rouge qui tremblait toute vive sur le cercle des visages de la foule, sur le front brun de la jeune fille, et au fond de la place jetait un blкme reflet mкlй aux vacillations de leurs ombres, d'un cфtй sur la vieille faзade noire et ridйe de la Maison-aux-Piliers, de l'autre sur les bras de pierre du gibet.

Parmi les mille visages que cette lueur teignait d'йcarlate, il y en avait un qui semblait plus encore que tous les autres absorbй dans la contemplation de la danseuse. C'йtait une figure d'homme, austиre, calme et sombre. Cet homme, dont le costume йtait cachй par la foule qui l'entourait, ne paraissait pas avoir plus de trente-cinq ans ; cependant il йtait chauve ; а peine avait-il aux tempes quelques touffes de cheveux rares et dйjа gris ; son front large et haut commenзait а se creuser de rides ; mais dans ses yeux enfoncйs йclatait une jeunesse extraordinaire, une vie ardente, une passion profonde. Il les tenait sans cesse attachйs sur la bohйmienne, et tandis que la folle jeune fille de seize ans dansait et voltigeait au plaisir de tous, sa rкverie, а lui, semblait devenir de plus en plus sombre. De temps en temps un sourire et un soupir se rencontraient sur ses lиvres, mais le sourire йtait plus douloureux que le soupir.

La jeune fille, essoufflйe, s'arrкta enfin, et le peuple l'applaudit avec amour.

-- Djali, dit la bohйmienne.

Alors Gringoire vit arriver une jolie petite chиvre blanche, alerte, йveillйe, lustrйe, avec des cornes dorйes, avec des pieds dorйs, avec un collier dorй, qu'il n'avait pas encore aperзue, et qui йtait restйe jusque-lа accroupie sur un coin du tapis et regardant danser sa maоtresse.

-- Djali, dit la danseuse, а votre tour.

Et s'asseyant, elle prйsenta gracieusement а la chиvre son tambour de basque.

-- Djali, continua-t-elle, а quel mois sommes-nous de l'annйe ?

La chиvre leva son pied de devant et frappa un coup sur le tambour. On йtait en effet au premier mois. La foule applaudit.

-- Djali, reprit la jeune fille en tournant son tambour de basque d'un autre cфtй, а quel jour du mois sommes-nous ?

Djali leva son petit pied d'or et frappa six coups sur le tambour.

-- Djali, poursuivit l'йgyptienne toujours avec un nouveau manиge du tambour, а quelle heure du jour sommes-nous ?

Djali frappa sept coups. Au mкme moment l'horloge de la Maison-aux-Piliers sonna sept heures.

Le peuple йtait йmerveillй.

-- Il y a de la sorcellerie lа-dessous, dit une voix sinistre dans la foule. C'йtait celle de l'homme chauve qui ne quittait pas la bohйmienne des yeux.

Elle tressaillit, se dйtourna ; mais les applaudissements йclatиrent et couvrirent la morose exclamation.

Ils l'effacиrent mкme si complиtement dans son esprit qu'elle continua d'interpeller sa chиvre.

-- Djali, comment fait maоtre Guichard Grand-Remy, capitaine des pistoliers de la ville, а la procession de la Chandeleur ?

Djali se dressa sur ses pattes de derriиre et se mit а bкler, en marchant avec une si gentille gravitй que le cercle entier des spectateurs йclata de rire а cette parodie de la dйvotion intйressйe du capitaine des pistoliers.

-- Djali, reprit la jeune fille enhardie par le succиs croissant, comment prкche maоtre Jacques Charmolue, procureur du roi en cour d'йglise ?

La chиvre prit sйance sur son derriиre, et se mit а bкler, en agitant ses pattes de devant d'une si йtrange faзon que, hormis le mauvais franзais et le mauvais latin, geste, accent, attitude, tout Jacques Charmolue y йtait.

Et la foule d'applaudir de plus belle.

-- Sacrilиge ! profanation ! reprit la voix de l'homme chauve.

La bohйmienne se retourna encore une fois.

-- Ah ! dit-elle, c'est ce vilain homme ! puis, allongeant sa lиvre infйrieure au delа de la lиvre supйrieure, elle fit une petite moue qui paraissait lui кtre familiиre, pirouetta sur le talon, et se mit а recueillir dans un tambour de basque les dons de la multitude.

Les grands-blancs, les petits-blancs, les targes, les liards-а-l'aigle pleuvaient. Tout а coup elle passa devant Gringoire. Gringoire mit si йtourdiment la main а sa poche qu'elle s'arrкta. - Diable ! dit le poиte en trouvant au fond de sa poche la rйalitй, c'est-а-dire le vide. Cependant la jolie fille йtait lа, le regardant avec ses grands yeux, lui tendant son tambour, et attendant. Gringoire suait а grosses gouttes. S'il avait eu le Pйrou dans sa poche, certainement il l'eыt donnй а la danseuse ; mais Gringoire n'avait pas le Pйrou, et d'ailleurs l'Amйrique n'йtait pas encore dйcouverte.

Heureusement un incident inattendu vint а son secours.

-- T'en iras-tu, sauterelle d'Йgypte ? cria une voix aigre qui partait du coin le plus sombre de la place.

La jeune fille se retourna effrayйe. Ce n'йtait plus la voix de l'homme chauve ; c'йtait une voix de femme, une voix dйvote et mйchante.

Du reste, ce cri, qui fit peur а la bohйmienne, mit en joie une troupe d'enfants qui rфdait par lа.

-- C'est la recluse de la Tour-Roland s'йcriиrent-ils avec des rires dйsordonnйs, c'est la sachette qui gronde ! Est-ce qu'elle n'a pas soupй ? portons-lui quelque reste du buffet de ville !

Tous se prйcipitиrent vers la Maison-aux-Piliers.

Cependant Gringoire avait profitй du trouble de la danseuse pour s'йclipser. La clameur des enfants lui rappela que lui aussi n'avait pas soupй. Il courut donc au buffet. Mais les petits drфles avaient de meilleures jambes que lui ; quand il arriva, ils avaient fait table rase. Il ne restait mкme pas un misйrable camichon а cinq sols la livre. Il n'y avait plus sur le mur que les sveltes fleurs de lys, entremкlйes de rosiers, peintes en 1434 par Mathieu Biterne. C'йtait un maigre souper.

C'est une chose importune de se coucher sans souper ; c'est une chose moins riante encore de ne pas souper et de ne savoir oщ coucher, Gringoire en йtait lа. Pas de pain, pas de gоte ; il se voyait pressй de toutes parts par la nйcessitй, et il trouvait la nйcessitй fort bourrue. Il avait depuis longtemps dйcouvert cette vйritй, que Jupiter a crйй les hommes dans un accиs de misanthropie, et que, pendant toute la vie du sage, sa destinйe tient en йtat de siиge sa philosophie. Quant а lui, il n'avait jamais vu le blocus si complet ; il entendait son estomac battre la chamade, et il trouvait trиs dйplacй que le mauvais destin prоt sa philosophie par la famine.

Cette mйlancolique rкverie l'absorbait de plus en plus, lorsqu'un chant bizarre, quoique plein de douceur, vint brusquement l'en arracher. C'йtait la jeune йgyptienne qui chantait.

Il en йtait de sa voix comme de sa danse, comme de sa beautй. C'йtait indйfinissable et charmant ; quelque chose de pur, de sonore, d'aйrien, d'ailй, pour ainsi dire. C'йtaient de continuels йpanouissements, des mйlodies, des cadences inattendues, puis des phrases simples semйes de notes acйrйes et sifflantes, puis des sauts de gammes qui eussent dйroutй un rossignol, mais oщ l'harmonie se retrouvait toujours, puis de molles ondulations d'octaves qui s'йlevaient et s'abaissaient comme le sein de la jeune chanteuse. Son beau visage suivait avec une mobilitй singuliиre tous les caprices de sa chanson, depuis l'inspiration la plus йchevelйe jusqu'а la plus chaste dignitй. On eыt dit tantфt une folle, tantфt une reine.

Les paroles qu'elle chantait йtaient d'une langue inconnue а Gringoire, et qui paraissait lui кtre inconnue а elle-mкme, tant l'expression qu'elle donnait au chant se rapportait peu au sens des paroles. Ainsi ces quatre vers dans sa bouche йtaient d'une gaietй folle :

Un cofre de gran riqueza
Hallaron dentro un pilar,
Dentro del, nuevas banderas
Con figuras de espantar.

Et un instant aprиs, а l'accent qu'elle donnait а cette stance :

Alarabes de cavallo
Sin poderse menear,
Con espadas, y los cuellos,
Ballestas de buen echar.

Gringoire se sentait venir les larmes aux yeux. Cependant son chant respirait surtout la joie, et elle semblait chanter, comme l'oiseau, par sйrйnitй et par insouciance.

La chanson de la bohйmienne avait troublй lа rкverie de Gringoire, mais comme le cygne trouble l'eau. Il l'йcoutait avec une sorte de ravissement et d'oubli de toute chose. C'йtait depuis plusieurs heures le premier moment oщ il ne se sentоt pas souffrir.

Le moment fut court.

La mкme voix de femme qui avait interrompu la danse de la bohйmienne vint interrompre son chant.

-- Te tairas-tu, cigale d'enfer ? cria-t-elle, toujours du mкme coin obscur de la place.

La pauvre cigale s'arrкta court. Gringoire se boucha les oreilles.

-- Oh ! s'йcria-t-il, maudite scie йbrйchйe, qui vient briser la lyre !

Cependant les autres spectateurs murmuraient comme lui : -- Au diable la sachette ! disait plus d'un. Et la vieille trouble-fкte invisible eыt pu avoir а se repentir de ses agressions contre la bohйmienne, s'ils n'eussent йtй distraits en ce moment mкme par la procession du pape des fous, qui, aprиs avoir parcouru force rues et carrefours, dйbouchait dans la place de Grиve, avec toutes ses torches et toute sa rumeur.

Cette procession, que nos lecteurs ont vue partir du Palais, s'йtait organisйe chemin faisant, et recrutйe de tout ce qu'il y avait а Paris de marauds, de voleurs oisifs, et de vagabonds disponibles ; aussi prйsentait-elle un aspect respectable lorsqu'elle arriva en Grиve.

D'abord marchait l'Йgypte. Le duc d'Йgypte, en tкte, а cheval, avec ses comtes а pied, lui tenant la bride et l'йden ; derriиre eux, les йgyptiens et les йgyptiennes pкle-mкle avec leurs petits enfants criant sur leurs йpaules ; tous, duc comtes, menu peuple, en haillons et en oripeaux. Puis c'йtait le royaume d'argot : c'est-а-dire tous les voleurs de France, йchelonnйs par ordre de dignitй ; les moindres passant les premiers. Ainsi dйfilaient quatre par quatre, avec les divers insignes de leurs grades dans cette йtrange facultй, la plupart йclopйs, ceux-ci boiteux, ceux-lа manchots, les courtauds de boutanche, les coquillarts, les hubins, les sabouleux, les calots, les francs-mitoux, les polissons, les piиtres, les capons, les malingreux, les rifodйs, les marcandiers, les narquois, les orphelins, les archisuppфts, les cagoux ; dйnombrement а fatiguer Homиre. Au centre du conclave des cagoux et des archisuppфts, on avait peine а distinguer le roi de l'argot, le grand coлsre, accroupi dans une petite charrette traоnйe par deux grands chiens. Aprиs le royaume des argotiers, venait l'empire de Galilйe. Guillaume Rousseau, empereur de l'empire de Galilйe, marchait majestueusement dans sa robe de pourpre tachйe de vin, prйcйdй de baladins s'entre-battant et dansant des pyrrhiques, entourй de ses massiers, de ses suppфts, et des clercs de la chambre des comptes. Enfin venait la basoche, avec ses mais couronnйs de fleurs, ses robes noires, sa musique digne du sabbat, et ses grosses chandelles de cire jaune. Au centre de cette foule, les grands officiers de la confrйrie des fous portaient sur leurs йpaules un brancard plus surchargй de cierges que la chвsse de Sainte-Geneviиve en temps de peste. Et sur ce brancard resplendissait, crossй, chapй et mitrй, le nouveau pape des fous, le sonneur de cloches de Notre-Dame, Quasimodo le Bossu.

Chacune des sections de cette procession grotesque avait sa musique particuliиre. Les йgyptiens faisaient dйtonner leurs balafos et leurs tambourins d'Afrique. Les argotiers, race fort peu musicale, en йtaient encore а la viole, au cornet а bouquin et а la gothique rubebbe du douziиme siиcle. L'empire de Galilйe n'йtait guиre plus avancй ; а peine distinguait-on dans sa musique quelque misйrable rebec de l'enfance de l'art, encore emprisonnй dans le rй-la-mi. Mais c'est autour du pape des fous que se dйployaient, dans une cacophonie magnifique, toutes les richesses musicales de l'йpoque. Ce n'йtaient que dessus de rebec, hautes-contre de rebec, tailles de rebec, sans compter les flыtes et les cuivres. Hйlas ! nos lecteurs se souviennent que c'йtait l'orchestre de Gringoire.

Il est difficile de donner une idйe du degrй d'йpanouissement orgueilleux et bйat oщ le triste et hideux visage de Quasimodo йtait parvenu dans le trajet du Palais а la Grиve. C'йtait la premiиre jouissance d'amour-propre qu'il eыt jamais йprouvйe. Il n'avait connu jusque-lа que l'humiliation, le dйdain pour sa condition, le dйgoыt pour sa personne. Aussi, tout sourd qu'il йtait, savourait-il en vйritable pape les acclamations de cette foule qu'il haпssait pour s'en sentir haп. Que son peuple fыt un ramas de fous, de perclus, de voleurs, de mendiants, qu'importe ! c'йtait toujours un peuple, et lui un souverain. Et il prenait au sйrieux tous ces applaudissements ironiques, tous ces respects dйrisoires, auxquels nous devons dire qu'il se mкlait pourtant dans la foule un peu de crainte fort rйelle. Car le bossu йtait robuste ; car le bancal йtait agile ; car le sourd йtait mйchant : trois qualitйs qui tempиrent le ridicule.

Du reste, que le nouveau pape des fous se rendit compte а lui-mкme des sentiments qu'il йprouvait et des sentiments qu'il inspirait, c'est ce que nous sommes loin de croire. L'esprit qui йtait logй dans ce corps manquй avait nйcessairement lui-mкme quelque chose d'incomplet et de sourd. Aussi ce qu'il ressentait en ce moment йtait-il pour lui absolument vague, indistinct et confus. Seulement la joie perзait, l'orgueil dominait. Autour de cette sombre et malheureuse figure, il y avait rayonnement. Ce ne fut donc pas sans surprise et sans effroi que l'on vit tout а coup, au moment oщ Quasimodo, dans cette demi-ivresse, passait triomphalement devant la Maison-aux-Piliers, un homme s'йlancer de la foule et lui arracher des mains, avec un geste de colиre, sa crosse de bois dorй, insigne de sa folle papautй.

Cet homme, ce tйmйraire, c'йtait le personnage au front chauve qui, le moment auparavant, mкlй au groupe de la bohйmienne, avait glacй la pauvre fille de ses paroles de menace et de haine. Il йtait revкtu du costume ecclйsiastique. Au moment oщ il sortit de la foule, Gringoire, qui ne l'avait point remarquй jusqu'alors, le reconnut : -- Tiens ! dit-il, avec un cri d'йtonnement, c'est mon maоtre en Hermиs, dom Claude Frollo, l'archidiacre ! Que diable veut-il а ce vilain borgne ? Il va se faire dйvorer.

Un cri de terreur s'йleva en effet. Le formidable Quasimodo s'йtait prйcipitй а bas du brancard, et les femmes dйtournaient les yeux pour ne pas le voir dйchirer l'archidiacre. Il fit un bond jusqu'au prкtre, le regarda, et tomba а genoux.

Le prкtre lui arracha sa tiare, lui brisa sa crosse, lui lacйra sa chape de clinquant.

Quasimodo resta а genoux, baissa la tкte et joignit les mains.

Puis il s'йtablit entre eux un йtrange dialogue de signes et de gestes, car ni l'un ni l'autre ne parlait. Le prкtre, debout, irritй, menaзant, impйrieux ; Quasimodo, prosternй, humble, suppliant. Et cependant il est certain que Quasimodo eыt pu йcraser le prкtre avec le pouce.

Enfin l'archidiacre, secouant rudement la puissante йpaule de Quasimodo, lui fit signe de se lever et de le suivre.

Quasimodo se leva.

Alors la confrйrie des fous, la premiиre stupeur passйe, voulut dйfendre son pape si brusquement dйtrфnй. Les йgyptiens, les argotiers et toute la basoche vinrent japper autour du prкtre.

Quasimodo se plaзa devant le prкtre, fit jouer les muscles de ses poings athlйtiques, et regarda les assaillants avec le grincement de dents d'un tigre fвchй.

Le prкtre reprit a sa gravitй sombre, fit un signe а Quasimodo, et se retira en silence.

Quasimodo marchait devant lui, йparpillant la foule а son passage.

Quand ils eurent traversй la populace et la place, la nuйe des curieux et des oisifs voulut les suivre. Quasimodo prit alors l'arriиre-garde, et suivit l'archidiacre а reculons, trapu, hargneux, monstrueux, hйrissй, ramassant ses membres, lйchant ses dйfenses de sanglier, grondant comme une bкte fauve, et imprimant d'immenses oscillations а la foule avec un geste ou un regard.

On les laissa s'enfoncer tous deux dans une rue йtroite et tйnйbreuse, oщ nul n'osa se risquer aprиs eux ; tant la seule chimиre de Quasimodo grinзant des dents en barrait bien l'entrйe.

-- Voilа qui est merveilleux, dit Gringoire ; mais oщ diable trouverai-je а souper ?

IV

LES INCONVЙNIENTS DE SUIVRE UNE JOLIE FEMME LE SOIR DANS LES RUES
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Gringoire, а tout hasard, s'йtait mis а suivre la bohйmienne. Il lui avait vu prendre, avec sa chиvre, la rue de la Coutellerie ; il avait pris la rue de la Coutellerie.

-- Pourquoi pas ? s'йtait-il dit.

Gringoire, philosophe pratique des rues de Paris, avait remarquй que rien n'est propice а la rкverie comme de suivre une jolie femme sans savoir oщ elle va. Il y a dans cette abdication volontaire de son libre arbitre, dans cette fantaisie qui se soumet а une autre fantaisie, laquelle ne s'en doute pas, un mйlange d'indйpendance fantasque et d'obйissance aveugle, je ne sais quoi d'intermйdiaire entre l'esclavage et la libertй qui plaisait а Gringoire, esprit essentiellement mixte, indйcis et complexe, tenant le bout de tous les extrкmes, incessamment suspendu entre toutes les propensions humaines, et les neutralisant l'une par l'autre. Il se comparait lui-mкme volontiers au tombeau de Mahomet, attirй en sens inverse par deux pierres d'aimant, et qui hйsite йternellement entre le haut et le bas, entre la voыte et le pavй, entre la chute et l'ascension, entre le zйnith et le nadir.

Si Gringoire vivait de nos jours, quel beau milieu il tiendrait entre le classique et le romantique !

Mais il n'йtait pas assez primitif pour vivre trois cents ans, et c'est dommage. Son absence est un vide qui ne se fait que trop sentir aujourd'hui.

Du reste, pour suivre ainsi dans les rues les passants (et surtout les passantes), ce que Gringoire faisait volontiers, il n'y a pas de meilleure disposition que de ne savoir oщ coucher.

Il marchait donc tout pensif derriиre la jeune fille qui hвtait le pas et faisait trotter sa jolie chиvre en voyant rentrer les bourgeois et se fermer les tavernes, seules boutiques qui eussent йtй ouvertes ce jour-lа.

-- Aprиs tout, pensait-il а peu prиs, il faut bien qu'elle loge quelque part ; les bohйmiennes ont bon coeur. - Qui sait ?...

Et il y avait dans les points suspensifs dont il faisait suivre cette rйticence dans son esprit je ne sais quelles idйes assez gracieuses.

Cependant de temps en temps, en passant devant les derniers groupes de bourgeois fermant leurs portes, il attrapait quelque lambeau de leurs conversations qui venait rompre l'enchaоnement de ses riantes hypothиses.

Tantфt c'йtaient deux vieillards qui s'accostaient.

-- Maоtre Thibaut Fernicle, savez-vous qu'il fait froid ?

(Gringoire savait cela depuis le commencement de l'hiver.)

-- Oui-bien, maоtre Boniface Disome ! Est-ce que nous allons avoir un hiver comme il y a trois ans, en 80, que le bois coыtait huit sols le moule ?

-- Bah ! ce n'est rien, maоtre Thibaut, prиs de l'hiver de 1407, qu'il gela depuis la Saint-Martin jusqu'а la Chandeleur ! et avec une telle furie que la plume du greffier du parlement gelait, dans la grand'chambre, de trois mots en trois mots ! ce qui interrompit l'enregistrement de la justice.

Plus loin, c'йtaient des voisines а leur fenкtre avec des chandelles que le brouillard faisait grйsiller.

-- Votre mari vous a-t-il contй le malheur, madamoiselle La Boudraque ?

--- Non. Qu'est-ce que c'est donc, madamoiselle Turquant ?

-- Le cheval de M. Gilles Godin, le notaire au Chвtelet, qui s'est effarouchй des flamands et de leur procession, et qui a renversй maоtre Philippot Avrillot, oblat des Cйlestins.

-- En vйritй ?

-- Bellement.

-- Un cheval bourgeois ! c'est un peu fort. Si c'йtait un cheval de cavalerie, а la bonne heure !

Et les fenкtres se refermaient. Mais Gringoire n'en avait pas moins perdu le fil de ses idйes.

Heureusement il le retrouvait vite et le renouait sans peine, grвce а la bohйmienne, grвce а Djali, qui marchaient toujours devant lui ; deux fines, dйlicates et charmantes crйatures, dont il admirait les petits pieds, les jolies formes, les gracieuses maniиres, les confondant presque dans sa contemplation ; pour l'intelligence et la bonne amitiй, les croyant toutes deux jeunes filles ; pour la lйgиretй, l'agilitй, la dextйritй de la marche, les trouvant chиvres toutes deux.

Les rues cependant devenaient а tout moment plus noires et plus dйsertes. Le couvre-feu йtait sonnй depuis longtemps, et l'on commenзait а ne plus rencontrer qu'а de rares intervalles un passant sur le pavй, une lumiиre aux fenкtres, Gringoire s'йtait engagй, а la suite de l'йgyptienne, dans ce dйdale inextricable de ruelles, de carrefours et de culs-de-sac, qui environne l'ancien sйpulcre des Saints-Innocents, et qui ressemble а un йcheveau de fil brouillй par un chat. -- Voilа des rues qui ont bien peu de logique ! disait Gringoire, perdu dans ces mille circuits qui revenaient sans cesse sur eux-mкmes, mais oщ la jeune fille suivait un chemin qui lui paraissait bien connu, sans hйsiter et d'un pas de plus en plus rapide. Quant а lui, il eыt parfaitement ignorй oщ il йtait, s'il n'eыt aperзu en passant, au dйtour d'une rue, la masse octogone du pilori des halles, dont le sommet а jour dйtachait vivement sa dйcoupure noire sur une fenкtre encore йclairйe de la rue Verdelet.

Depuis quelques instants, il avait attirй l'attention de la jeune fille ; elle avait а plusieurs reprises tournй la tкte vers lui avec inquiйtude ; elle s'йtait mкme une fois arrкtйe tout court, avait profitй d'un rayon de lumiиre qui s'йchappait d'une boulangerie entr'ouverte pour le regarder fixement du haut en bas ; puis, ce coup d'oeil jetй, Gringoire lui avait vu faire cette petite moue qu'il avait dйjа remarquйe, et elle avait passй outre.

Cette petite moue donna а penser а Gringoire. Il y avait certainement du dйdain et de la moquerie dans cette gracieuse grimace. Aussi commenзait-il а baisser la tкte, а compter les pavйs, et а suivre la jeune fille d'un peu plus loin, lorsque, au tournant d'une rue qui venait de la lui faire perdre de vue, il l'entendit pousser un cri perзant.

Il hвta le pas.

La rue йtait pleine de tйnиbres. Pourtant une йtoupe imbibйe d'huile, qui brыlait dans une cage de fer aux pieds de la Sainte-Vierge du coin de la rue, permit а Gringoire de distinguer la bohйmienne se dйbattant dans les bras de deux hommes qui s'efforзaient d'йtouffer ses cris. La pauvre petite chиvre, tout effarйe, baissait les cornes et bкlait.

-- А nous, messieurs du guet, cria Gringoire, et il s'avanзa bravement. L'un des hommes qui tenaient la jeune fille se tourna vers lui. C'йtait la formidable figure de Quasimodo.

Gringoire ne prit pas la fuite, mais il ne fit point un pas de plus.

Quasimodo vint а lui, le jeta а quatre pas sur le pavй d'un revers de la main, et s'enfonзa rapidement dans l'ombre, emportant la jeune fille ployйe sur un de ses bras comme une йcharpe de soie. Son compagnon le suivait, et la pauvre chиvre courait aprиs tous, avec son bкlement plaintif.

-- Au meurtre ! au meurtre ! criait la malheureuse bohйmienne.

-- Halte-lа, misйrables, et lвchez-moi cette ribaude ! dit tout а coup d'une voix de tonnerre un cavalier qui dйboucha brusquement du carrefour voisin.

C'йtait un capitaine des archers de l'ordonnance du roi armй de pied en cap, et l'espadon а la main.

Il arracha la bohйmienne des bras de Quasimodo stupйfait, la mit en travers sur sa selle, et, au moment oщ le redoutable bossu, revenu de sa surprise, se prйcipitait sur lui pour reprendre sa proie, quinze ou seize archers, qui suivaient de prиs leur capitaine, parurent l'estramaзon au poing. C'йtait une escouade de l'ordonnance du roi qui faisait le contre-guet, par ordre de messire Robert d'Estouteville, garde de la prйvфtй de Paris.

Quasimodo fut enveloppй, saisi, garrottй. Il rugissait, il йcumait, il mordait, et, s'il eыt fait grand jour, nul doute que son visage seul, rendu plus hideux encore par la colиre, n'eыt mis en fuite toute l'escouade. Mais la nuit il йtait dйsarmй de son arme la plus redoutable, de sa laideur.

Son compagnon avait disparu dans la lutte.

La bohйmienne se dressa gracieusement sur la selle de l'officier, elle appuya ses deux mains sur les deux йpaules du jeune homme, et le regarda fixement quelques secondes, comme ravie de sa bonne mine et du bon secours qu'il venait de lui porter. Puis, rompant le silence la premiиre, elle lui dit, en faisant plus douce encore sa douce voix :

-- Comment vous appelez-vous, monsieur le gendarme ?

-- Le capitaine Phoebus de Chвteaupers, pour vous servir, ma belle ! rйpondit l'officier en se redressant.

-- Merci, dit-elle.

Et, pendant que le capitaine Phoebus retroussait sa moustache а la bourguignonne, elle se laissa glisser а bas du cheval, comme une flиche qui tombe а terre, et s'enfuit.

Un йclair se fыt йvanoui moins vite.

-- Nombril du pape ! dit le capitaine en faisant resserrer les courroies de Quasimodo, j'eusse aimй mieux garder la ribaude.

-- Que voulez-vous, capitaine ? dit un gendarme, la fauvette s'est envolйe, la chauve-souris est restйe.

V

SUITE DES INCONVЙNIENTS

Gringoire, tout йtourdi de sa chute, йtait restй sur le pavй devant la bonne Vierge du coin de la rue. Peu а peu, il reprit ses sens ; il fut d'abord quelques minutes flottant dans une espиce de rкverie а demi somnolente qui n'йtait pas sans douceur, oщ les aйriennes figures de la bohйmienne et de la chиvre se mariaient а la pesanteur du poing de Quasimodo. Cet йtat dura peu. Une assez vive impression de froid а la partie de son corps qui se trouvait en contact avec le pavй le rйveilla tout а coup, et fit revenir son esprit а la surface. -- D'oщ me vient donc cette fraоcheur ? se dit-il brusquement. Il s'aperзut alors qu'il йtait un peu dans le milieu du ruisseau.

-- Diable de cyclope bossu ! grommela-t-il entre ses dents, et il voulut se lever. Mais il йtait trop йtourdi et trop meurtri. Force lui fut de rester en place. Il avait du reste la main assez libre ; il se boucha le nez, et se rйsigna.

-- La boue de Paris, pensa-t-il (car il croyait bien кtre sыr que dйcidйment le ruisseau serait son gоte,

Et que faire en un gоte а moins que l'on ne songe ?),

la boue de Paris est particuliиrement puante. Elle doit renfermer beaucoup de sel volatil et nitreux. C'est, du reste, l'opinion de maоtre Nicolas Flamel et des hermйtiques...

Le mot d'hermйtiques amena subitement l'idйe de l'archidiacre Claude Frollo dans son esprit. Il se rappela la scиne violente qu'il venait d'entrevoir, que la bohйmienne se dйbattait entre deux hommes, que Quasimodo avait un compagnon, et la figure morose et hautaine de l'archidiacre passa confusйment dans son souvenir. -- Cela serait йtrange ! pensa-t-il. Et il se mit а йchafauder, avec cette donnйe et sur cette base, le fantasque йdifice des hypothиses, ce chвteau de cartes des philosophes. Puis soudain, revenant encore une fois а la rйalitй : -- Ah за ! je gиle ! s'йcria-t-il.

La place, en effet, devenait de moins en moins tenable. Chaque molйcule de l'eau du ruisseau enlevait une molйcule de calorique rayonnant aux reins de Gringoire, et l'йquilibre entre la tempйrature de son corps et la tempйrature du ruisseau commenзait а s'йtablir d'une rude faзon.

Un ennui d'une tout autre nature vint tout а coup l'assaillir.

Un groupe d'enfants, de ces petits sauvages va-nu-pieds qui ont de tout temps battu le pavй de Paris sous le nom йternel de gamins, et qui, lorsque nous йtions enfants aussi, nous ont jetй des pierres а tous le soir au sortir de classe, parce que nos pantalons n'йtaient pas dйchirйs, un essaim de ces jeunes drфles accourait vers le carrefour oщ gisait Gringoire, avec des rires et des cris qui paraissaient se soucier fort peu du sommeil des voisins. Ils traоnaient aprиs eux je ne sais quel sac informe ; et le bruit seul de leurs sabots eыt rйveillй un mort. Gringoire, qui ne l'йtait pas encore tout а fait, se souleva а demi.

-- Ohй, Hennequin Dandиche ! ohй, Jehan Pincebourde ! criaient-ils а tue-tкte ; le vieux Eustache Moubon, le marchand feron du coin, vient de mourir. Nous avons sa paillasse, nous allons en faire un feu de joie. C'est aujourd'hui les flamands !

Et voilа qu'ils jetиrent la paillasse prйcisйment sur Gringoire, prиs duquel ils йtaient arrivйs sans le voir. En mкme temps, un d'eux prit une poignйe de paille qu'il alla allumer а la mиche de la bonne Vierge.

-- Mort-Christ ! grommela Gringoire, est-ce que je vais avoir trop chaud maintenant ?

Le moment йtait critique. Il allait кtre pris entre le feu et l'eau ; il fit un effort surnaturel, un effort de faux monnayeur qu'on va bouillir et qui tвche de s'йchapper. Il se leva debout, rejeta la paillasse sur les gamins, et s'enfuit.

-- Sainte Vierge ! criиrent les enfants ; le marchand feron qui revient !

Et ils s'enfuirent de leur cфtй.

La paillasse resta maоtresse du champ de bataille. Belle-forкt, le pиre Le Juge et Corrozet assurent que le lendemain elle fut ramassйe avec grande pompe par le clergй du quartier et portйe au trйsor de l'йglise Sainte-Opportune, oщ le sacristain se fit jusqu'en 1789 un assez beau revenu avec le grand miracle de la statue de la Vierge du coin de la rue Mauconseil, qui avait, par sa seule prйsence, dans la mйmorable nuit du 6 au 7 janvier 1482, exorcisй dйfunt Eustache Moubon, lequel, pour faire niche au diable, avait, en mourant, malicieusement cachй son вme dans sa paillasse.

VI

LA CRUCHE CASSEE
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Aprиs avoir couru а toutes jambes pendant quelque temps, sans savoir oщ, donnant de la tкte а maint coin de rue, enjambant maint ruisseau, traversant mainte ruelle, maint cul-de-sac, maint carrefour, cherchant fuite et passage а travers tous les mйandres du vieux pavй des Halles, explorant dans sa peur panique ce que le beau latin des chartes appelle tota via, cheminum et viaria, notre poиte s'arrкta tout а coup, d'essoufflement d'abord, puis saisi en quelque sorte au collet par un dilemme qui venait de surgir dans son esprit. -- Il me semble, maоtre Pierre Gringoire, se dit-il а lui-mкme en appuyant son doigt sur son front, que vous courez lа comme un йcervelй. Les petits drфles n'ont pas eu moins peur de vous que vous d'eux. Il me semble, vous dis-je, que vous avez entendu le bruit de leurs sabots qui s'enfuyait au midi, pendant que vous vous enfuyiez au septentrion. Or, de deux choses l'une : ou ils ont pris la fuite ; et alors la paillasse qu'ils ont dы oublier dans leur terreur est prйcisйment ce lit hospitalier aprиs lequel vous courez depuis ce matin, et que madame la Vierge vous envoie miraculeusement pour vous rйcompenser d'avoir fait en son honneur une moralitй accompagnйe de triomphes et momeries ; ou les enfants n'ont pas pris la fuite, et dans ce cas ils ont mis le brandon а la paillasse, et c'est lа justement l'excellent feu dont vous avez besoin pour vous rйjouir, sйcher et rйchauffer. Dans les deux cas, bon feu ou bon lit, la paillasse est un prйsent du ciel. La benoоte vierge Marie, qui est au coin de la rue Mauconseil, n'a peut-кtre fait mourir Eustache Moubon que pour cela ; et c'est folie а vous de vous enfuir ainsi sur traоne-boyau, comme un picard devant un franзais, laissant derriиre vous ce que vous cherchez devant ; et vous кtes un sot !

Alors il revint sur ses pas, et s'orientant et furetant, le nez au vent et l'oreille aux aguets, il s'efforзa de retrouver la bienheureuse paillasse. Mais en vain. Ce n'йtaient qu'intersections de maisons, culs-de-sac, pattes-d'oie, au milieu desquels il hйsitait et doutait sans cesse, plus empкchй et plus engluй dans cet enchevкtrement de ruelles noires qu'il ne l'eыt йtй dans le dйdalus mкme de l'hфtel des Tournelles. Enfin il perdit patience, et s'йcria solennellement : -- Maudits soient les carrefours ! c'est le diable qui les a faits а l'image de sa fourche.

Cette exclamation le soulagea un peu, et une espиce de reflet rougeвtre qu'il aperзut en ce moment au bout d'une longue et йtroite ruelle, acheva de relever son moral. -- Dieu soit louй ! dit-il, c'est lа-bas ! Voilа ma paillasse qui brыle. Et se comparant au nocher qui sombre dans la nuit : -- Salve, ajouta-t-il pieusement, salve, maris stella !

Adressait-il ce fragment de litanie а la sainte Vierge ou а la paillasse ? c'est ce que nous ignorons parfaitement.

А peine avait-il fait quelques pas dans la longue ruelle, laquelle йtait en pente, non pavйe, et de plus en plus boueuse et inclinйe, qu'il remarqua quelque chose d'assez singulier. Elle n'йtait pas dйserte, За et lа, dans sa longueur, rampaient je ne sais quelles masses vagues et informes, se dirigeant toutes vers la lueur qui vacillait au bout de la rue, comme ces lourds insectes qui se traоnent la nuit de brin d'herbe en brin d'herbe vers un feu de pвtre.

Rien ne rend aventureux comme de ne pas sentir la place de son gousset. Gringoire continua de s'avancer, et eut bientфt rejoint celle de ces larves qui se traоnait le plus paresseusement а la suite des autres. En s'en approchant, il vit que ce n'йtait rien autre chose qu'un misйrable cul-de-jatte qui sautelait sur ses deux mains, comme un faucheux blessй qui n'a plus que deux pattes. Au moment oщ il passa prиs de cette espиce d'araignйe а face humaine, elle йleva vers lui une voix lamentable : -- La buona mancia, signor ! la buona mancia !

-- Que le diable t'emporte, dit Gringoire, et moi avec toi, si je sais ce que tu veux dire !

Et il passa outre.

Il rejoignit une autre de ces masses ambulantes, et l'examina. C'йtait un perclus, а la fois boiteux et manchot, et si manchot et si boiteux que le systиme compliquй de bйquilles et de jambes de bois qui le soutenait lui donnait l'air d'un йchafaudage de maзons en marche. Gringoire, qui avait les comparaisons nobles et classiques, le compara dans sa pensйe au trйpied vivant de Vulcain.

Ce trйpied vivant le salua au passage, mais en arrкtant son chapeau а la hauteur du menton de Gringoire, comme un plat а barbe, et en lui criant aux oreilles : -- Seсor caballero, para comprar un pedaso de pan !

-- Il paraоt, dit Gringoire, que celui-lа parle aussi ; mais c'est une rude langue, et il est plus heureux que moi s'il la comprend.

Puis se frappant le front par une subite transition d'idйe : -- А propos, que diable voulaient-ils dire ce matin avec leur Esmeralda ?

Il voulut doubler le pas ; mais pour la troisiиme fois quelque chose lui barra le chemin. Ce quelque chose, ou plutфt ce quelqu'un, c'йtait un aveugle, un petit aveugle а face juive et barbue, qui, ramant dans l'espace autour de lui avec un bвton, et remorquй par un gros chien, lui nasilla avec un accent hongrois : Facitote caritatem !

-- А la bonne heure ! dit Pierre Gringoire, en voilа un enfin qui parle un langage chrйtien. Il faut que j'aie la mine bien aumфniиre pour qu'on me demande ainsi la charitй dans l'йtat de maigreur oщ est ma bourse. Mon ami (et il se tournait vers l'aveugle), j'ai vendu la semaine passйe ma derniиre chemise ; c'est-а-dire, puisque vous ne comprenez que la langue de Cicйro : Vendidi hebdomade nuper transita meam ultimam chemisam.

Cela dit, il tourna le dos а l'aveugle, et poursuivit son chemin ; mais l'aveugle se mit а allonger le pas en mкme temps que lui, et voilа que le perclus, voilа que le cul-de-jatte surviennent de leur cфtй avec grande hвte et grand bruit d'йcuelle et de bйquilles sur le pavй. Puis, tous trois, s'entreculbutant aux trousses du pauvre Gringoire, se mirent а lui chanter leur chanson :

-- Caritatem ! chantait l'aveugle.

-- La buona mancia ! chantait le cul-de-jatte.

Et le boiteux relevait la phrase musicale en rйpйtant : -- Un pedaso de pan !

Gringoire se boucha les oreilles. - Ф tour de Babel ! s'йcria-t-il.

Il se mit а courir. L'aveugle courut. Le boiteux courut. Le cul-de-jatte courut.

Et puis, а mesure qu'il s'enfonзait dans la rue, culs-de-jatte, aveugles, boiteux, pullulaient autour de lui, et des manchots, et des borgnes, et des lйpreux avec leurs plaies, qui sortant des maisons, qui des petites rues adjacentes, qui des soupiraux des caves, hurlant, beuglant, glapissant, tous clopin-clopant, cahin-caha, se ruant vers la lumiиre, et vautrйs dans la fange comme des limaces aprиs la pluie.

Gringoire, toujours suivi par ses trois persйcuteurs, et ne sachant trop ce que cela allait devenir, marchait effarй au milieu des autres, tournant les boiteux, enjambant les culs-de-jatte, les pieds empкtrйs dans cette fourmiliиre d'йclopйs, comme ce capitaine anglais qui s'enlisa dans un troupeau de crabes.

L'idйe lui vint d'essayer de retourner sur ses pas. Mais il йtait trop tard. Toute cette lйgion s'йtait refermйe derriиre lui, et ses trois mendiants le tenaient. Il continua donc, poussй а la fois par ce flot irrйsistible, par la peur et par un vertige qui lui faisait de tout cela une sorte de rкve horrible.

Enfin, il atteignit l'extrйmitй de la rue. Elle dйbouchait sur une place immense, oщ mille lumiиres йparses vacillaient dans le brouillard confus de la nuit. Gringoire s'y jeta, espйrant йchapper par la vitesse de ses jambes aux trois spectres infirmes qui s'йtaient cramponnйs а lui.

-- Ondи vas, hombre ! cria le perclus jetant lа ses bйquilles, et courant aprиs lui avec les deux meilleures jambes qui eussent jamais tracй un pas gйomйtrique sur le pavй de Paris.

Cependant le cul-de-jatte, debout sur ses pieds, coiffait Gringoire de sa lourde jatte ferrйe, et l'aveugle le regardait en face avec des yeux flamboyants.

-- Oщ suis-je ? dit le poиte terrifiй.

-- Dans la Cour des Miracles, rйpondit un quatriиme spectre qui les avait accostйs.

-- Sur mon вme, reprit Gringoire, je vois bien les aveugles qui regardent et les boiteux qui courent ; mais oщ est le Sauveur ?

Ils rйpondirent par un йclat de rire sinistre.

Le pauvre poиte jeta les yeux autour de lui. Il йtait en effet dans cette redoutable Cour des Miracles, oщ jamais honnкte homme n'avait pйnйtrй а pareille heure ; cercle magique oщ les officiers du Chвtelet et les sergents de la prйvфtй qui s'y aventuraient disparaissaient en miettes ; citй des voleurs, hideuse verrue а la face de Paris ; йgout d'oщ s'йchappait chaque matin, et oщ revenait croupir chaque nuit ce ruisseau de vices, de mendicitй et de vagabondage toujours dйbordй dans les rues des capitales ; ruche monstrueuse oщ rentraient le soir avec leur butin tous les frelons de l'ordre social ; hфpital menteur oщ le bohйmien, le moine dйfroquй, l'йcolier perdu, les vauriens de toutes les nations, espagnols, italiens, allemands, de toutes les religions, juifs, chrйtiens, mahomйtans, idolвtres, couverts de plaies fardйes, mendiants le jour, se transfiguraient la nuit en brigands ; immense vestiaire, en un mot, oщ s'habillaient et se dйshabillaient а cette йpoque tous les acteurs de cette comйdie йternelle que le vol, la prostitution et le meurtre jouent sur le pavй de Paris.

C'йtait une vaste place, irrйguliиre et mal pavйe, comme toutes les places de Paris alors. Des feux, autour desquels fourmillaient des groupes йtranges, y brillaient за et lа. Tout cela allait, venait, criait. On entendait des rires aigus, des vagissements d'enfants, des voix de femmes. Les mains, les tкtes de cette foule, noires sur le fond lumineux, y dйcoupaient mille gestes bizarres. Par moments, sur le sol, oщ tremblait la clartй des feux, mкlйe а de grandes ombres indйfinies, on pouvait voir passer un chien qui ressemblait а un homme, un homme qui ressemblait а un chien. Les limites des races et des espиces semblaient s'effacer dans cette citй comme dans un pandйmonium. Hommes, femmes, bкtes, вge, sexe, santй, maladie, tout semblait кtre en commun parmi ce peuple ; tout allait ensemble, mкlй, confondu, superposй ; chacun y participait de tout.

Le rayonnement chancelant et pauvre des feux permettait а Gringoire de distinguer, а travers son trouble, tout а l'entour de l'immense place, un hideux encadrement de vieilles maisons dont les faзades vermoulues, ratatinйes, rabougries, percйes chacune d'une ou deux lucarnes йclairйes, lui semblaient dans l'ombre d'йnormes tкtes de vieilles femmes, rangйes en cercle, monstrueuses et rechignйes, qui regardaient le sabbat en clignant des yeux.

C'йtait comme un nouveau monde, inconnu, inouп, difforme, reptile, fourmillant, fantastique.

Gringoire, de plus en plus effarй, pris par les trois mendiants comme par trois tenailles, assourdi d'une foule d'autres visages qui moutonnaient et aboyaient autour de lui, le malencontreux Gringoire tвchait de rallier sa prйsence d'esprit pour se rappeler si l'on йtait а un samedi. Mais ses efforts йtaient vains ; le fil de sa mйmoire et de sa pensйe йtait rompu ; et doutant de tout, flottant de ce qu'il voyait а ce qu'il sentait, il se prisait cette insoluble question : -- Si je suis, cela est-il ? si cela est, suis-je ?

En ce moment, un cri distinct s'йleva dans la cohue bourdonnante qui l'enveloppait : -- Menons-le au roi ! menons-le au roi !

-- Sainte Vierge ! murmura Gringoire, le roi d'ici, ce doit кtre un bouc.

-- Au roi ! au roi ! rйpйtиrent toutes les voix.

On l'entraоna. Ce fut а qui mettrait la griffe sur lui. Mais les trois mendiants ne lвchaient pas prise, et l'arrachaient aux autres en hurlant : Il est а nous !

Le pourpoint dйjа malade du poиte rendit le dernier soupir dans cette lutte.

En traversant l'horrible place, son vertige se dissipa. Au bout de quelques pas, le sentiment de la rйalitй lui йtait revenu. Il commenзait а se faire а l'atmosphиre du lieu. Dans le premier moment, de sa tкte de poиte, ou peut-кtre, tout simplement et tout prosaпquement, de son estomac vide, il s'йtait йlevй une fumйe, une vapeur pour ainsi dire, qui, se rйpandant entre les objets et lui, ne les lui avait laissй entrevoir que dans la brume incohйrente du cauchemar, dans ces tйnиbres des rкves qui font trembler tous les contours, grimacer toutes les formes, s'agglomйrer les objets en groupes dйmesurйs, dilatant les choses en chimиres et les hommes en fantфmes. Peu а peu а cette hallucination succйda un regard moins йgarй et moins grossissant. Le rйel se faisait jour autour de lui, lui heurtait les yeux, lui heurtait les pieds, et dйmolissait piиce а piиce toute l'effroyable poйsie dont il s'йtait cru d'abord entourй. Il fallut bien s'apercevoir qu'il ne marchait pas dans le Styx, mais dans la boue, qu'il n'йtait pas coudoyй par des dйmons, mais par des voleurs ; qu'il n'y allait pas de son вme, mais tout bonnement de sa vie (puisqu'il lui manquait ce prйcieux conciliateur qui se place si efficacement entre le bandit et l'honnкte homme : la bourse). Enfin, en examinant l'orgie de plus prиs et avec plus de sang-froid, il tomba du sabbat au cabaret.

La Cour des Miracles n'йtait en effet qu'un cabaret, mais un cabaret de brigands, tout aussi rouge de sang que de vin.

Le spectacle qui s'offrit а ses yeux, quand son escorte en guenilles le dйposa enfin au terme de sa course, n'йtait pas propre а le ramener а la poйsie, fыt-ce mкme а la poйsie de l'enfer. C'йtait plus que jamais la prosaпque et brutale rйalitй de la taverne. Si nous n'йtions pas au quinziиme siиcle, nous dirions que Gringoire йtait descendu de Michel-Ange а Callot.

Autour d'un grand feu qui brыlait sur une large dalle ronde, et qui pйnйtrait de ses flammes les tiges rougies d'un trйpied vide pour le moment, quelques tables vermoulues йtaient dressйes, за et lа, au hasard, sans que le moindre laquais gйomиtre eыt daignй ajuster leur parallйlisme ou veiller а ce qu'au moins elles ne se coupassent pas а des angles trop inusitйs. Sur ces tables reluisaient quelques pots ruisselants de vin et de cervoise, et autour de ces pots se groupaient force visages bachiques, empourprйs de feu et de vin. C'йtait un homme а gros ventre et а joviale figure qui embrassait bruyamment une fille de joie, йpaisse et charnue. C'йtait une espиce de faux soldat, un narquois, comme on disait en argot, qui dйfaisait en sifflant les bandages de sa fausse blessure, et qui dйgourdissait son genou sain et vigoureux, emmaillotй depuis le matin dans mille ligatures. Au rebours, c'йtait un malingreux qui prйparait avec de l'йclaire et du sang de boeuf sa jambe de Dieu du lendemain. Deux tables plus loin, un coquillart, avec son costume complet de pиlerin, йpelait la complainte de Sainte-Reine, sans oublier la psalmodie et le nasillement. Ailleurs un jeune hubin prenait leзon d'йpilepsie d'un vieux sabouleux qui lui enseignait l'art d'йcumer en mвchant un morceau de savon. А cфtй, un hydropique se dйgonflait, et faisait boucher le nez а quatre ou cinq larronnesses qui se disputaient а la mкme table un enfant volй dans la soirйe. Toutes circonstances qui, deux siиcles plus tard, semblиrent si ridicules а la cour, comme dit Sauval, qu'elles servirent de passe-temps au roi et d'entrйe au ballet royal de La Nuit, divisй en quatre parties et dansй sur le thйвtre du Petit-Bourbon. " Jamais, ajoute un tйmoin oculaire de 1653, les subites mйtamorphoses de la Cour des Miracles n'ont йtй plus heureusement reprйsentйes. Benserade nous y prйpara par des vers assez galants. "

Le gros rire йclatait partout, et la chanson obscиne. Chacun tirait а soi, glosant et jurant sans йcouter le voisin. Les pots trinquaient, et les querelles naissaient au choc des pots, et les pots йbrйchйs faisaient dйchirer les haillons.

Un gros chien, assis sur sa queue, regardait le feu. Quelques enfants йtaient mкlйs а cette orgie. L'enfant volй, qui pleurait et criait. Un autre, gros garзon de quatre ans, assis les jambes pendantes sur un banc trop йlevй, ayant de la table jusqu'au menton, et ne disant mot. Un troisiиme йtalant gravement avec son doigt sur la table le suif en fusion qui coulait d'une chandelle. Un dernier, petit, accroupi dans la boue, presque perdu dans un chaudron qu'il raclait avec une tuile et dont il tirait un son а faire йvanouir Stradivarius.

Un tonneau йtait prиs du feu, et un mendiant sur le tonneau. C'йtait le roi sur son trфne.

Les trois qui avaient Gringoire l'amenиrent devant ce tonneau, et toute la bacchanale fit un moment silence, exceptй le chaudron habitй par l'enfant.

Gringoire n'osait souffler ni lever les yeux.

-- Hombre, quita ta sombrero, dit l'un des trois drфles а qui il йtait ; et avant qu'il eыt compris ce que cela voulait dire, l'autre lui avait pris son chapeau. Misйrable bicoquet, il est vrai, mais bon encore un jour de soleil ou un jour de pluie. Gringoire soupira.

Cependant le roi, du haut de sa futaille, lui adressa la parole.

-- Qu'est-ce que c'est que ce maraud ?

Gringoire tressaillit. Cette voix, quoique accentuйe par la menace, lui rappela une autre voix qui le matin mкme avait portй le premier coup а son mystиre en nasillant au milieu de l'auditoire : La charitй, s'il vous plaоt ! Il leva la tкte. C'йtait en effet Clopin Trouillefou.

Clopin Trouillefou, revкtu de ses insignes royaux, n'avait pas un haillon de plus ni de moins. Sa plaie au bras avait dйjа disparu. Il portait а la main un de ces fouets а laniиres de cuir blanc dont se servaient alors les sergents а verge pour serrer la foule, et que l'on appelait boullayes. Il avait sur la tкte une espиce de coiffure cerclйe et fermйe par le haut ; mais il йtait difficile de distinguer si c'йtait un bourrelet d'enfant ou une couronne de roi, tant les deux choses se ressemblent.

Cependant Gringoire, sans savoir pourquoi, avait repris quelque espoir en reconnaissant dans le roi de la Cour des Miracles son maudit mendiant de la grand'salle.

-- Maоtre, balbutia-t-il... Monseigneur... Sire... Comment dois-je vous appeler ? dit-il enfin, arrivй au point culminant de son crescendo, et ne sachant plus comment monter ni redescendre.

-- Monseigneur, sa majestй, ou camarade, appelle-moi comme tu voudras. Mais dйpкche. Qu'as-tu а dire pour ta dйfense ?

Pour ta dйfense ! pensa Gringoire, ceci me dйplaоt. Il reprit en bйgayant : -- Je suis celui qui ce matin...

-- Par les ongles du diable ! interrompit Clopin, ton nom, maraud, et rien de plus. Йcoute. Tu es devant trois puissants souverains : moi, Clopin Trouillefou, roi de Thunes, successeur du grand coлsre, suzerain suprкme du royaume de l'argot ; Mathias Hungadi Spicali, duc d'Йgypte et de Bohкme, ce vieux jaune que tu vois lа avec un torchon autour de la tкte ; Guillaume Rousseau, empereur de Galilйe, ce gros qui ne nous йcoute pas et qui caresse une ribaude. Nous sommes tes juges. Tu es entrй dans le royaume d'argot sans кtre argotier, tu as violй les privilиges de notre ville. Tu dois кtre puni, а moins que tu ne sois capon, franc-mitou ou rifodй, c'est-а-dire, dans l'argot des honnкtes gens, voleur, mendiant ou vagabond. Es-tu quelque chose comme cela ? Justifie-toi. Dйcline tes qualitйs.

-- Hйlas ! dit Gringoire, je n'ai pas cet honneur. Je suis l'auteur...

-- Cela suffit, reprit Trouillefou sans le laisser achever. Tu vas кtre pendu. Chose toute simple, messieurs les honnкtes bourgeois ! comme vous traitez les nфtres chez vous, nous traitons les vфtres chez nous. La loi que vous faites aux truands, les truands vous la font. C'est votre faute si elle est mйchante. Il faut bien qu'on voie de temps en temps une grimace d'honnкte homme au-dessus du collier de chanvre ; cela rend la chose honorable. Allons, l'ami, partage gaiement tes guenilles а ces demoiselles. Je vais te faire pendre pour amuser les truands, et tu leur donneras ta bourse pour boire. Si tu as quelque momerie а faire, il y a lа-bas dans l'йgrugeoir un trиs bon Dieu-le-Pиre en pierre que nous avons volй а Saint-Pierre-aux-Boeufs. Tu as quatre minutes pour lui jeter ton вme а la tкte.

La harangue йtait formidable.

-- Bien dit, sur mon вme ! Clopin Trouillefou prкche comme un saint-pиre le pape, s'йcria l'empereur de Galilйe en cassant son pot pour йtayer sa table.

-- Messeigneurs les empereurs et rois, dit Gringoire avec sang-froid (car je ne sais comment la fermetй lui йtait revenue, et il parlait rйsolument), vous n'y pensez pas. Je m'appelle Pierre Gringoire, je suis le poиte dont on a reprйsentй ce matin une moralitй dans la grand'salle du Palais.

-- Ah ! c'est toi, maоtre ! dit Clopin. J'y йtais, par la tкte-Dieu ! Eh bien ! camarade, est-ce une raison, parce que tu nous as ennuyйs ce matin, pour ne pas кtre pendu ce soir ?

J'aurai de la peine а m'en tirer, pensa Gringoire. Il tenta pourtant encore un effort. -- Je ne vois pas pourquoi, dit-il, les poиtes ne sont pas rangйs parmi les truands. Vagabond, Aesopus le fut ; mendiant, Homerus le fut ; voleur, Mercurius l'йtait...

Clopin l'interrompit : -- Je crois que tu veux nous matagraboliser avec ton grimoire. Pardieu, laisse-toi pendre, et pas tant de faзons !

-- Pardon, monseigneur le roi de Thunes, rйpliqua Gringoire, disputant le terrain pied а pied. Cela en vaut la peine... un moment!... Йcoutez-moi... vous ne me condamnerez pas sans m'entendre...

Sa malheureuse voix, en effet, йtait couverte par le vacarme qui se faisait autour de lui. Le petit garзon raclait son chaudron avec plus de verve que jamais ; et pour comble, une vieille femme venait de poser sur le trйpied ardent une poкle pleine de graisse, qui glapissait au feu avec un bruit pareil aux cris d'une troupe d'enfants qui poursuit un masque.

Cependant Clopin Trouillefou parut confйrer un moment avec le duc d'Йgypte et l'empereur de Galilйe, lequel йtait complиtement ivre. Puis il cria aigrement : Silence donc ! et, comme le chaudron et la poкle а frire ne l'йcoutaient pas et continuaient leur duo, il sauta а bas de son tonneau, donna un coup de pied dans le chaudron, qui roula а dix pas avec l'enfant, un coup de pied dans la poкle, dont toute la graisse se renversa dans le feu, et il remonta gravement sur son trфne, sans se soucier des pleurs йtouffйs de l'enfant, ni des grognements de la vieille, dont le souper s'en allait en belle flamme blanche.

Trouillefou fit un signe, et le duc, et l'empereur, et les archisuppфts et les cagoux vinrent se ranger autour de lui en un fer-а-cheval, dont Gringoire, toujours rudement apprйhendй au corps, occupait le centre. C'йtait un demi-cercle de haillons, de guenilles, de clinquant, de fourches, de haches, de jambes avinйes, de gros bras nus, de figures sordides, йteintes et hйbйtйes. Au milieu de cette table ronde de la gueuserie, Clopin Trouillefou, comme le doge de ce sйnat, comme le roi de cette pairie, comme le pape de ce conclave, dominait, d'abord de toute la hauteur de son tonneau, puis de je ne sais quel air hautain, farouche et formidable qui faisait pйtiller sa prunelle et corrigeait dans son sauvage profil le type bestial de la race truande. On eыt dit une hure parmi des groins.

-- Йcoute, dit-il а Gringoire en caressant son menton difforme avec sa main calleuse, je ne vois pas pourquoi tu ne serais pas pendu. Il est vrai que cela a l'air de te rйpugner ; et c'est tout simple, vous autres bourgeois, vous n'y кtes pas habituйs, vous vous faites de la chose une grosse idйe. Aprиs tout, nous ne te voulons pas de mal, voici un moyen de te tirer d'affaire pour le moment, veux-tu кtre des nфtres ?

On peut juger de l'effet que fit cette proposition sur Gringoire, qui voyait la vie lui йchapper, et commenзait а lвcher prise. Il s'y rattacha йnergiquement.

-- Je le veux, certes, bellement, dit-il.

-- Tu consens, reprit Clopin, а t'enrфler parmi les gens de la petite flambe ?

-- De la petite flambe. Prйcisйment, rйpondit Gringoire.

-- Tu te reconnais membre de la franche bourgeoisie ? reprit le roi de Thunes.

-- De la franche bourgeoisie.

-- Sujet du royaume d'argot ?

-- Du royaume d'argot.

-- Truand ?

-- Truand.

-- Dans l'вme ?

-- Dans l'вme.

-- Je te fais remarquer, reprit le roi, que tu n'en seras pas moins pendu pour cela.

-- Diable ! dit le poиte.

-- Seulement, continua Clopin, imperturbable, tu seras pendu plus tard, avec plus de cйrйmonie, aux frais de la bonne ville de Paris, а un beau gibet de pierre, et par les honnкtes gens. C'est une consolation.

-- Comme vous dites, rйpondit Gringoire.

-- Il y a d'autres avantages. En qualitй de franc-bourgeois, tu n'auras а payer ni boues, ni pauvres, ni lanternes, а quoi sont sujets les bourgeois de Paris.

-- Ainsi soit-il, dit le poиte. Je consens. Je suis truand, argotier, franc-bourgeois, petite flambe, tout ce que vous voudrez. Et j'йtais tout cela d'avance, monsieur le roi de Thunes, car je suis philosophe ; et omnia in philosophia, omnes in philosopho continentur, comme vous savez.

Le roi de Thunes fronзa le sourcil.

-- Pour qui me prends-tu, l'ami ? Quel argot de juif de Hongrie nous chantes-tu lа ? Je ne sais pas l'hйbreu. Pour кtre bandit on n'est pas juif. Je ne vole mкme plus, je suis au-dessus de cela, je tue. Coupe-gorge, oui ; coupe-bourse, non.

Gringoire tвcha de glisser quelque excuse а travers ces brиves paroles que la colиre saccadait de plus en plus. -- Je vous demande pardon, monseigneur. Ce n'est pas de l'hйbreu, c'est du latin.

-- Je te dis, reprit Clopin avec emportement, que je ne suis pas juif, et que je te ferai pendre, ventre de synagogue ! ainsi que ce petit marcandier de Judйe qui est auprиs de toi et que j'espиre bien voir clouer un jour sur un comptoir, comme une piиce de fausse monnaie qu'il est !

En parlant ainsi, il dйsignait du doigt le petit juif hongrois barbu, qui avait accostй Gringoire de son facitote caritatem, et qui, ne comprenant pas d'autre langue, regardait avec surprise la mauvaise humeur du roi de Thunes dйborder sur lui.

Enfin monseigneur Clopin se calma.

-- Maraud ! dit-il а notre poиte, tu veux donc кtre truand ?

-- Sans doute, rйpondit le poиte.

-- Ce n'est pas le tout de vouloir, dit le bourru Clopin. La bonne volontй ne met pas un oignon de plus dans la soupe, et n'est bonne que pour aller en paradis ; or, paradis et argot sont deux. Pour кtre reзu dans l'argot, il faut que tu prouves que tu es bon а quelque chose, et pour cela que tu fouilles le mannequin.

-- Je fouillerai, dit Gringoire, tout ce qu'il vous plaira.

Clopin fit un signe. Quelques argotiers se dйtachиrent du cercle et revinrent un moment aprиs. Ils apportaient deux poteaux terminйs а leur extrйmitй infйrieure par deux spatules en charpente, qui leur faisaient prendre aisйment pied sur le sol. А l'extrйmitй supйrieure des deux poteaux ils adaptиrent une solive transversale, et le tout constitua une fort jolie potence portative, que Gringoire eut la satisfaction de voir se dresser devant lui en un clin d'oeil. Rien n'y manquait, pas mкme la corde qui se balanзait gracieusement au-dessous de la traverse.

-- Oщ veulent-ils en venir ? se demanda Gringoire avec quelque inquiйtude. Un bruit de sonnettes qu'il entendit au mкme moment mit fin а son anxiйtй. C'йtait un mannequin que les truands suspendaient par le cou а la corde, espиce d'йpouvantail aux oiseaux, vкtu de rouge, et tellement chargй de grelots et de clochettes qu'on eыt pu en harnacher trente mules castillanes. Ces mille sonnettes frissonnиrent quelque temps aux oscillations de la corde, puis s'йteignirent peu а peu, et se turent enfin, quand le mannequin eut йtй ramenй а l'immobilitй par cette loi du pendule qui a dйtrфnй la clepsydre et le sablier.

Alors Clopin, indiquant а Gringoire un vieil escabeau chancelant placй au-dessous du mannequin : -- Monte lа-dessus.

-- Mort-diable ! objecta Gringoire, je vais me rompre le cou. Votre escabelle boite comme un distique de Martial ; elle a un pied hexamиtre et un pied pentamиtre.

-- Monte, reprit Clopin.

Gringoire monta sur l'escabeau, et parvint, non sans quelques oscillations de la tкte et des bras, а y retrouver son centre de gravitй.

-- Maintenant, poursuivit le roi de Thunes, tourne ton pied droit autour de ta jambe gauche et dresse-toi sur la pointe du pied gauche.

-- Monseigneur, dit Gringoire, vous tenez donc absolument а ce que je me casse quelque membre ?

Clopin hocha la tкte.

-- Йcoute, l'ami, tu parles trop, voilа en deux mots de quoi il s'agit. Tu vas te dresser sur la pointe du pied, comme je te le dis ; de cette faзon tu pourras atteindre jusqu'а la poche du mannequin ; tu y fouilleras ; tu en tireras une bourse qui s'y trouve ; et si tu fais tout cela sans qu'on entende le bruit d'une sonnette, c'est bien ; tu seras truand. Nous n'aurons plus qu'а te rouer de coups pendant huit jours.

-- Ventre-Dieu ! je n'aurais garde, dit Gringoire. Et si je fais chanter les sonnettes ?

-- Alors tu seras pendu. Comprends-tu ?

-- Je ne comprends pas du tout, rйpondit Gringoire.

-- Йcoute encore une fois. Tu vas fouiller le mannequin et lui prendre sa bourse ; si une seule sonnette bouge dans l'opйration, tu seras pendu. Comprends-tu cela ?

-- Bien, dit Gringoire ; je comprends cela. Aprиs ?

-- Si tu parviens а enlever la bourse sans qu'on entende les grelots, tu es truand, et tu seras rouй de coups pendant huit jours consйcutifs. Tu comprends sans doute, maintenant ?

-- Non, monseigneur, je ne comprends plus. Oщ est mon avantage ? pendu dans un cas, battu dans l'autre...

-- Et truand ? reprit Clopin, et truand ? n'est-ce rien ? C'est dans ton intйrкt que nous te battrons, afin de t'endurcir aux coups.

-- Grand merci, rйpondit le poиte.

-- Allons, dйpкchons, dit le roi en frappant du pied sur son tonneau qui rйsonna comme une grosse caisse. Fouille le mannequin, et que cela finisse. Je t'avertis une derniиre fois que si j'entends un seul grelot, tu prendras la place du mannequin.

La bande des argotiers applaudit aux paroles de Clopin, et se rangea circulairement autour de la potence, avec un rire tellement impitoyable que Gringoire vit qu'il les amusait trop pour n'avoir pas tout а craindre d'eux. Il ne lui restait donc plus d'espoir, si ce n'est la frкle chance de rйussir dans la redoutable opйration qui lui йtait imposйe. Il se dйcida а la risquer, mais ce ne fut pas sans avoir adressй d'abord une fervente priиre au mannequin qu'il allait dйvaliser et qui eыt йtй plus facile а attendrir que les truands. Cette myriade de sonnettes avec leurs petites langues de cuivre lui semblaient autant de gueules d'aspics ouvertes, prкtes а mordre et а siffler.

-- Oh ! disait-il tout bas, est-il possible que ma vie dйpende de la moindre des vibrations du moindre de ces grelots ! Oh ! ajoutait-il les mains jointes, sonnettes, ne sonnez pas ! clochettes, ne clochez pas ! grelots, ne grelottez pas !

Il tenta encore un effort sur Trouillefou.

-- Et s'il survient un coup de vent ? lui demanda-t-il.

-- Tu seras pendu, rйpondit l'autre sans hйsiter.

Voyant qu'il n'y avait ni rйpit, ni sursis, ni faux-fuyant possible, il prit bravement son parti. Il tourna son pied droit autour de son pied gauche, se dressa sur son pied gauche, et йtendit le bras ; mais, au moment oщ il touchait le mannequin, son corps qui n'avait plus qu'un pied chancela sur l'escabeau qui n'en avait que trois ; il voulut machinalement s'appuyer au mannequin, perdit l'йquilibre, et tomba lourdement sur la terre, tout assourdi par la fatale vibration des mille sonnettes du mannequin, qui, cйdant а l'impulsion de sa main, dйcrivit d'abord une rotation sur lui-mкme, puis se balanзa majestueusement entre les deux poteaux.

-- Malйdiction ! cria-t-il en tombant, et il resta comme mort la face contre terre.

Cependant il entendait le redoutable carillon au-dessus de sa tкte, et le rire diabolique des truands, et la voix de Trouillefou, qui disait : -- Relevez-moi le drфle, et pendez-le-moi rudement.

Il se leva. On avait dйjа dйcrochй le mannequin pour lui faire place.

Les argotiers le firent monter sur l'escabeau. Clopin vint а lui, lui passa la corde au cou, et lui frappant sur l'йpaule : -- Adieu, l'ami ! Tu ne peux plus йchapper maintenant, quand mкme tu digйrerais avec les boyaux du pape.

Le mot grвce expira sur les lиvres de Gringoire. Il promena ses regards autour de lui. Mais aucun espoir : tous riaient.

-- Bellevigne de l'Йtoile, dit le roi de Thunes а un йnorme truand qui sortit des rangs, grimpe sur la traverse.

Bellevigne de l'Йtoile monta lestement sur la solive transversale, et au bout d'un instant Gringoire en levant les yeux le vit avec terreur accroupi sur la traverse au-dessus de sa tкte.

-- Maintenant, reprit Clopin Trouillefou, dиs que je frapperai des mains, Andry le Rouge, tu jetteras l'escabelle а terre d'un coup de genou ; Franзois Chante-Prune, tu te pendras aux pieds du maraud ; et toi, Bellevigne, tu te jetteras sur ses йpaules ; et tous trois а la fois, entendez-vous ?

Gringoire frissonna.

-- Y кtes-vous ? dit Clopin Trouillefou aux trois argotiers prкts а se prйcipiter sur Gringoire comme trois araignйes sur une mouche. Le pauvre patient eut un moment d'attente horrible, pendant que Clopin repoussait tranquillement du bout du pied dans le feu quelques brins de sarment que la flamme n'avait pas gagnйs. -- Y кtes-vous ? rйpйta-t-il, et il ouvrit ses mains pour frapper. Une seconde de plus, c'en йtait fait.

Mais il s'arrкta, comme averti par une idйe subite. -- Un instant ! dit-il ; j'oubliais !... Il est d'usage que nous ne pendions pas un homme sans demander s'il y a une femme qui en veut. -- Camarade, c'est ta derniиre ressource. Il faut que tu йpouses une truande ou la corde.

Cette loi bohйmienne, si bizarre qu'elle puisse sembler au lecteur, est aujourd'hui encore йcrite tout au long dans la vieille lйgislation anglaise. Voyez Burington's Observations.

Gringoire respira. C'йtait la seconde fois qu'il revenait а la vie depuis une demi-heure. Aussi n'osait-il trop s'y fier.

-- Holа ! cria Clopin remontй sur sa futaille, holа ! femmes, femelles, y a-t-il parmi vous, depuis la sorciиre jusqu'а sa chatte, une ribaude qui veuille de ce ribaud ? Holа, Colette la Charonne ! Elisabeth Trouvain ! Simone Jodouyne ! Marie Piйdebou ! Thonne la Longue ! Bйrarde Fanouel ! Michelle Genaille ! Claude Ronge-Oreille ! Mathurine Girorou ! Holа ! Isabeau la Thierrye ! Venez et voyez ! un homme pour rien ! qui en veut ?

Gringoire, dans ce misйrable йtat, йtait sans doute peu appйtissant. Les truandes se montrиrent mйdiocrement touchйes de la proposition. Le malheureux les entendit rйpondre : -- Non ! non ! pendez-le, il y aura du plaisir pour toutes.

Trois cependant sortirent de la foule et vinrent le flairer. La premiиre йtait une grosse fille а face carrйe. Elle examina attentivement le pourpoint dйplorable du philosophe. La souquenille йtait usйe et plus trouйe qu'une poкle а griller des chвtaignes. La fille fit la grimace. -- Vieux drapeau ! grommela-t-elle, et s'adressant а Gringoire : -- Voyons ta cape ? -- Je l'ai perdue, dit Gringoire. -- Ton chapeau ? On me l'a pris. -- Tes souliers ? -- Ils commencent а n'avoir plus de semelles. -- Ta bourse ? -- Hйlas ! bйgaya Gringoire, je n'ai pas un denier parisis. -- Laisse-toi pendre, et dis merci ! rйpliqua la truande en lui tournant le dos.

La seconde, vieille, noire, ridйe, hideuse, d'une laideur а faire tache dans la Cour des Miracles, tourna autour de Gringoire. Il tremblait presque qu'elle ne voulыt de lui. Mais elle dit entre ses dents : -- Il est trop maigre, et s'йloigna.

La troisiиme йtait une jeune fille, assez fraоche, et pas trop laide. -- Sauvez-moi ! lui dit а voix basse le pauvre diable. Elle le considйra un moment d'un air de pitiй, puis baissa les yeux, fit un pli а sa jupe, et resta indйcise. Il suivait des yeux tous ses mouvements ; c'йtait la derniиre lueur d'espoir. -- Non, dit enfin la jeune fille, non ! Guillaume Longuejoue me battrait. Elle rentra dans la foule.

-- Camarade, dit Clopin, tu as du malheur.

Puis, se levant debout sur son tonneau : -- Personne n'en veut ? cria-t-il en contrefaisant l'accent d'un huissier priseur, а la grande gaietй de tous ; personne n'en veut ? une fois, deux fois, trois fois ! Et se tournant vers la potence avec un signe de tкte : -- Adjugй !

Bellevigne de l'Etoile, Andry le Rouge, Franзois Chante-Prune se rapprochиrent de Gringoire.

En ce moment un cri s'йleva parmi les argotiers : -- La Esmeralda ! la Esmeralda !

Gringoire tressaillit, et se tourna du cфtй d'oщ venait la clameur. La foule s'ouvrit, et donna passage а une pure et йblouissante figure.

C'йtait la bohйmienne.

-- La Esmeralda ! dit Gringoire, stupйfait, au milieu de ses йmotions, de la brusque maniиre dont ce mot magique nouait tous les souvenirs de sa journйe.

Cette rare crйature paraissait exercer jusque dans la Cour des Miracles son empire de charme et de beautй. Argotiers et argotiиres se rangeaient doucement а son passage, et leurs brutales figures s'йpanouissaient а son regard.

Elle s'approcha du patient avec son pas lйger. Sa jolie Djali la suivait. Gringoire йtait plus mort que vif. Elle le considйra un moment en silence.

-- Vous allez pendre cet homme ? dit-elle gravement а Clopin.

-- Oui, soeur, rйpondit le roi de Thunes, а moins que tu ne le prennes pour mari.

Elle fit sa jolie petite moue de la lиvre infйrieure.

-- Je le prends, dit-elle.

Gringoire ici crut fermement qu'il n'avait fait qu'un rкve depuis le matin, et que ceci en йtait la suite.

La pйripйtie en effet, quoique gracieuse, йtait violente.

On dйtacha le noeud coulant, on fit descendre le poиte de l'escabeau. Il fut obligй de s'asseoir, tant la commotion йtait vive.

Le duc d'Йgypte, sans prononcer une parole, apporta une cruche d'argile. La bohйmienne la prйsenta а Gringoire. -- Jetez-la а terre, lui dit-elle.

La cruche se brisa en quatre morceaux.

-- Frиre, dit alors le duc d'Йgypte en leur imposant les mains sur le front, elle est ta femme ; soeur, il est ton mari. Pour quatre ans. Allez.

VII

UNE NUIT DE NOCES
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Au bout de quelques instants, notre poиte se trouva dans une petite chambre voыtйe en ogive, bien close, bien chaude, assis devant une table qui ne paraissait pas demander mieux que de faire quelques emprunts а un garde-manger suspendu tout auprиs, ayant un bon lit en perspective, et tкte а tкte avec une jolie fille. L'aventure tenait de l'enchantement. Il commenзait а se prendre sйrieusement pour un personnage de conte de fйes ; de temps en temps il jetait les yeux autour de lui comme pour chercher si le char de feu attelй de deux chimиres ailйes, qui avait seul pu le transporter si rapidement du tartare au paradis, йtait encore lа. Par moments aussi il attachait obstinйment son regard aux trous de son pourpoint, afin de se cramponner а la rйalitй et de ne pas perdre terre tout а fait. Sa raison, ballottйe dans les espaces imaginaires, ne tenait plus qu'а ce fil.

La jeune fille ne paraissait faire aucune attention а lui ; elle allait, venait, dйrangeait quelque escabelle, causait avec sa chиvre, faisait sa moue за et lа. Enfin elle vint s'asseoir prиs de la table, et Gringoire put la considйrer а l'aise.

Vous avez йtй enfant, lecteur, et vous кtes peut-кtre assez heureux pour l'кtre encore. Il n'est pas que vous n'ayez plus d'une fois (et pour mon compte j'y ai passй des journйes entiиres, les mieux employйes de ma vie) suivi de broussaille en broussaille, au bord d'une eau vive, par un jour de soleil, quelque belle demoiselle verte ou bleue, brisant son vol а angles brusques et baisant le bout de toutes les branches. Vous vous rappelez avec quelle curiositй amoureuse votre pensйe et votre regard s'attachaient а ce petit tourbillon sifflant et bourdonnant, d'ailes de pourpre et d'azur, au milieu duquel flottait une forme insaisissable voilйe par la rapiditй mкme de son mouvement. L'кtre aйrien qui se dessinait confusйment а travers ce frйmissement d'ailes vous paraissait chimйrique, imaginaire, impossible а toucher, impossible а voir. Mais lorsque enfin la demoiselle se reposait а la pointe d'un roseau et que vous pouviez examiner, en retenant votre souffle, les longues ailes de gaze, la longue robe d'йmail, les deux globes de cristal, quel йtonnement n'йprouviez-vous pas et quelle peur de voir de nouveau la forme s'en aller en ombre et l'кtre en chimиre ! Rappelez-vous ces impressions, et vous vous rendrez aisйment compte de ce que ressentait Gringoire en contemplant sous sa forme visible et palpable cette Esmeralda qu'il n'avait entrevue jusque-lа qu'а travers un tourbillon de danse, de chant et de tumulte.

Enfoncй de plus en plus dans sa rкverie, -- Voilа donc, se disait-il en la suivant vaguement des yeux, ce que c'est que la Esmeralda ? une cйleste crйature ! une danseuse des rues ! tant et si peu ! C'est elle qui a donnй le coup de grвce а mon mystиre ce matin, c'est elle qui me sauve la vie ce soir. Mon mauvais gйnie ! mon bon ange ! - Une jolie femme, sur ma parole ! - et qui doit m'aimer а la folie pour m'avoir pris de la sorte. -- А propos, dit-il en se levant tout а coup avec ce sentiment du vrai qui faisait le fond de son caractиre et de sa philosophie, je ne sais trop comment cela se fait, mais je suis son mari !

Cette idйe en tкte et dans les yeux, il s'approcha de la jeune fille d'une faзon si militaire et si galante qu'elle recula.

-- Que me voulez-vous donc ? dit-elle.

-- Pouvez-vous me le demander, adorable Esmeralda ? rйpondit Gringoire avec un accent si passionnй qu'il en йtait йtonnй lui-mкme en s'entendant parler.

L'йgyptienne ouvrit ses grands yeux. -- Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

-- Eh quoi ! reprit Gringoire, s'йchauffant de plus en plus, et songeant qu'il n'avait affaire aprиs tout qu'а une vertu de la Cour des Miracles, ne suis-je pas а toi, douce amie ? n'es-tu pas а moi ?

Et, tout ingйnument, il lui prit la taille.

Le corsage de la bohйmienne glissa dans ses mains comme la robe d'une anguille. Elle sauta d'un bond а l'autre bout de la cellule, se baissa, et se redressa, avec un petit poignard а la main, avant que Gringoire eыt eu seulement le temps de voir d'oщ ce poignard sortait ; irritйe et fiиre, les lиvres gonflйes, les narines ouvertes, les joues rouges comme une pomme d'api, les prunelles rayonnantes d'йclairs. En mкme temps, la chevrette blanche se plaзa devant elle, et prйsenta а Gringoire un front de bataille, hйrissй de deux cornes jolies, dorйes et fort pointues. Tout cela se fit en un clin d'oeil.

La demoiselle se faisait guкpe et ne demandait pas mieux que de piquer.

Notre philosophe resta interdit, promenant tour а tour de la chиvre а la jeune fille des regards hйbйtйs.

-- Sainte Vierge ! dit-il enfin quand la surprise lui permit de parler, voilа deux luronnes !

La bohйmienne rompit le silence de son cфtй.

-- Il faut que tu sois un drфle bien hardi !

-- Pardon, mademoiselle, dit Gringoire en souriant. Mais pourquoi donc m'avez-vous pris pour mari ?

-- Fallait-il te laisser pendre ?

-- Ainsi, reprit le poиte un peu dйsappointй dans ses espйrances amoureuses, vous n'avez eu d'autre pensйe en m'йpousant que de me sauver du gibet ?

-- Et quelle autre pensйe veux-tu que j'aie eue ?

Gringoire se mordit les lиvres. -- Allons, dit-il, je suis pas encore si triomphant en Cupido que je croyais. Mais alors, а quoi bon avoir cassй cette pauvre cruche ?

Cependant le poignard de la Esmeralda et les cornes de la chиvre йtaient toujours sur la dйfensive.

-- Mademoiselle Esmeralda, dit le poиte, capitulons. Je ne suis pas clerc-greffier au Chвtelet, et ne vous chicanerai pas de porter ainsi une dague dans Paris а la barbe des ordonnances et prohibitions de monsieur le prйvфt. Vous n'ignorez pas pourtant que Noлl Lescripvain a йtй condamnй il y a huit jours en dix sols parisis pour avoir portй un braquemard. Or ce n'est pas mon affaire, et je viens au fait. Je vous jure sur ma part de paradis de ne pas vous approcher sans votre congй et permission ; mais donnez-moi а souper.

Au fond, Gringoire, comme M. Desprйaux, йtait " trиs peu voluptueux ". Il n'йtait pas de cette espиce chevaliиre et mousquetaire qui prend les jeunes filles d'assaut. En matiиre d'amour, comme en toute autre affaire, il йtait volontiers pour les temporisations et les moyens termes ; et un bon souper, en tкte а tкte aimable, lui paraissait, surtout quand il avait faim, un entr'acte excellent entre le prologue et le dйnoыment d'une aventure d'amour.

L'йgyptienne ne rйpondit pas. Elle fit sa petite moue dйdaigneuse, dressa la tкte comme un oiseau, puis йclata de rire, et le poignard mignon disparut comme il йtait venu, sans que Gringoire pыt voir oщ l'abeille cachait son aiguillon.

Un moment aprиs, il y avait sur la table un pain de seigle, une tranche de lard, quelques pommes ridйes et un broc de cervoise. Gringoire se mit а manger avec emportement. А entendre le cliquetis furieux de sa fourchette de fer et de son assiette de faпence, on eыt dit que tout son amour s'йtait tournй en appйtit.

La jeune fille assise devant lui le regardait faire en silence, visiblement prйoccupйe d'une autre pensйe а laquelle elle souriait de temps en temps, tandis que sa douce main caressait la tкte intelligente de la chиvre mollement pressйe entre ses genoux.

Une chandelle de cire jaune йclairait cette scиne de voracitй et de rкverie.

Cependant, les premiers bкlements de son estomac apaisйs, Gringoire sentit quelque fausse honte de voir qu'il ne restait plus qu'une pomme. -- Vous ne mangez pas, mademoiselle Esmeralda ?

Elle rйpondit par un signe de tкte nйgatif, et son regard pensif alla se fixer а la voыte de la cellule.

De quoi diable est-elle occupйe ? pensa Gringoire, et regardant ce qu'elle regardait : -- Il est impossible que ce soit la grimace de ce nain de pierre sculptй dans la clef de voыte qui absorbe ainsi son attention. Que diable ! je puis soutenir la comparaison !

Il haussa la voix : -- Mademoiselle !

Elle ne paraissait pas l'entendre.

Il reprit plus haut encore : -- Mademoiselle Esmeralda !

Peine perdue. L'esprit de la jeune fille йtait ailleurs, et la voix de Gringoire n'avait pas la puissance de le rappeler. Heureusement la chиvre s'en mкla. Elle se mit а tirer doucement sa maоtresse par la manche : -- Que veux-tu, Djali ? dit vivement l'йgyptienne, comme rйveillйe en sursaut.

-- Elle a faim, dit Gringoire, charmй d'entamer la conversation.

La Esmeralda se mit а йmietter du pain, que Djali mangeait gracieusement dans le creux de sa main.

Du reste Gringoire ne lui laissa pas le temps de reprendre sa rкverie. Il hasarda une question dйlicate.

-- Vous ne voulez donc pas de moi pour votre mari ?

La jeune fille le regarda fixement, et dit : -- Non.

-- Pour votre amant ? reprit Gringoire.

Elle fit sa moue, et rйpondit : -- Non.

-- Pour votre ami ? poursuivit Gringoire.

Elle le regarda encore fixement, et dit aprиs un moment de rйflexion : -- Peut-кtre.

Ce peut-кtre, si cher aux philosophes, enhardit Gringoire.

-- Savez-vous ce que c'est que l'amitiй ? demanda-t-il.

-- Oui, rйpondit l'йgyptienne. C'est кtre frиre et soeur, deux вmes qui se touchent sans se confondre, les deux doigts de la main.

-- Et l'amour ? poursuivit Gringoire.

-- Oh ! l'amour ! dit-elle, et sa voix tremblait, et son oeil rayonnait. C'est кtre deux et n'кtre qu'un. Un homme et une femme qui se fondent en un ange. C'est le ciel.

La danseuse des rues йtait, en parlant ainsi, d'une beautй qui frappait singuliиrement Gringoire, et lui semblait en rapport parfait avec l'exaltation presque orientale de ses paroles. Ses lиvres roses et pures souriaient а demi ; son front candide et serein devenait trouble par moments sous sa pensйe, comme un miroir sous une haleine ; et de ses longs cils noirs baissйs s'йchappait une sorte de lumiиre ineffable qui donnait а son profil cette suavitй idйale que Raphaлl retrouva depuis au point d'intersection mystique de la virginitй, de la maternitй et de la divinitй.

Gringoire n'en poursuivit pas moins.

-- Comment faut-il donc кtre pour vous plaire ?

-- Il faut кtre homme.

-- Et moi, dit-il, qu'est-ce que je suis donc ?

-- Un homme a le casque en tкte, l'йpйe au poing et des йperons d'or aux talons.

-- Bon, dit Gringoire, sans le cheval point d'homme. -- Aimez-vous quelqu'un ?

-- D'amour ?

-- D'amour.

Elle resta un moment pensive, puis elle dit avec une expression particuliиre : -- Je saurai cela bientфt.

-- Pourquoi pas ce soir ? reprit alors tendrement le poиte. Pourquoi pas moi ?

Elle lui jeta un coup d'oeil grave.

-- Je ne pourrai aimer qu'un homme qui pourra me protйger.

Gringoire rougit et se le tint pour dit. Il йtait йvident que la jeune fille faisait allusion au peu d'appui qu'il lui avait prкtй dans la circonstance critique oщ elle s'йtait trouvйe deux heures auparavant. Ce souvenir, effacй par ses autres aventures de la soirйe, lui revint. Il se frappa le front.

-- А propos, mademoiselle, j'aurais dы commencer par lа. Pardonnez-moi mes folles distractions. Comment donc avez-vous fait pour йchapper aux griffes de Quasimodo ?

Cette question fit tressaillir la bohйmienne.

-- Oh ! l'horrible bossu ! dit-elle en se cachant le visage dans ses mains ; et elle frissonnait comme dans un grand froid.

-- Horrible en effet ! dit Gringoire qui ne lвchait pas son idйe ; mais comment avez-vous pu lui йchapper ?

La Esmeralda sourit, soupira, et garda le silence.

-- Savez-vous pourquoi il vous avait suivie ? reprit Gringoire, tвchant de revenir а sa question par un dйtour.

-- Je ne sais pas, dit la jeune fille. Et elle ajouta vivement : Mais vous qui me suiviez aussi, pourquoi me suiviez-vous ?

-- En bonne foi, rйpondit Gringoire, je ne sais pas non plus.

Il y eut un silence. Gringoire tailladait la table avec son couteau. La jeune fille souriait et semblait regarder quelque chose а travers le mur. Tout а coup elle se prit а chanter d'une voix а peine articulйe :

Quando las pintadas aves
Mudas estбn, y la tierra...

Elle s'interrompit brusquement, et se mit а caresser Djali.

-- Vous avez lа une jolie bкte, dit Gringoire.

-- C'est ma soeur, rйpondit-elle.

-- Pourquoi vous appelle-t-on la Esmeralda ? demanda le poиte.

-- Je n'en sais rien.

-- Mais encore ?

Elle tira de son sein une espиce de petit sachet oblong suspendu а son cou par une chaоne de grains d'adrйzarach. Ce sachet exhalait une forte odeur de camphre. Il йtait recouvert de soie verte, et portait а son centre une grosse verroterie verte, imitant l'йmeraude.

-- C'est peut-кtre а cause de cela, dit-elle.

Gringoire voulut prendre le sachet. Elle recula. -- N'y touchez pas. C'est une amulette ; tu ferais mal au charme, ou le charme а toi.

La curiositй du poиte йtait de plus en plus йveillйe.

-- Qui vous l'a donnйe ?

Elle mit un doigt sur sa bouche et cacha l'amulette dans son sein. Il essaya d'autres questions, mais elle rйpondait а peine.

-- Que veut dire ce mot : la Esmeralda ?

-- Je ne sais pas, dit-elle.

-- А quelle langue appartient-il ?

-- C'est de l'йgyptien, je crois.

-- Je m'en йtais doutй, dit Gringoire, vous n'кtes pas de France ?

-- Je n'en sais rien.

-- Avez-vous vos parents ?

Elle se mit а chanter sur un vieil air :

Mon pиre est oiseau.
Ma mиre est oiselle.
Je passe l'eau sans nacelle.
Je passe l'eau sans bateau.
Ma mиre est oiselle.
Mon pиre est oiseau.

-- C'est bon, dit Gringoire. А quel вge кtes-vous venue en France ?

-- Toute petite.

-- А Paris ?

-- L'an dernier. Au moment oщ nous entrions par la Porte-Papale, j'ai vu filer en l'air la fauvette de roseaux ; c'йtait а la fin d'aoыt ; j'ai dit : L'hiver sera rude.

-- Il l'a йtй, dit Gringoire, ravi de ce commencement de conversation ; je l'ai passй а souffler dans mes doigts. Vous avez donc le don de prophйtie ?

Elle retomba dans son laconisme.

-- Non.

-- Cet homme que vous nommez le duc d'Йgypte, c'est le chef de votre tribu ?

-- Oui.

-- C'est pourtant lui qui nous a mariйs, observa timidement le poиte.

Elle fit sa jolie grimace habituelle. -- Je ne sais seulement pas ton nom.

-- Mon nom ? si vous le voulez, le voici : Pierre Gringoire.

-- J'en sais un plus beau, dit-elle.

-- Mauvaise ! reprit le poиte. N'importe, vous ne m'irriterez pas. Tenez, vous m'aimerez peut-кtre en me connaissant mieux ; et puis vous m'avez contй votre histoire avec tant de confiance que je vous dois un peu la mienne. Vous saurez donc que je m'appelle Pierre Gringoire, et que je suis fils du fermier du tabellionage de Gonesse. Mon pиre a йtй pendu par les bourguignons et ma mиre йventrйe par les picards, lors du siиge de Paris, il y a vingt ans. А six ans donc, j'йtais orphelin, n'ayant pour semelle а mes pieds que le pavй de Paris. Je ne sais comment j'ai franchi l'intervalle de six ans а seize. Une fruitiиre me donnait une prune par-ci, un talmellier me jetait une croыte par-lа ; le soir je me faisais ramasser par les onze-vingts qui me mettaient en prison, et je trouvais lа une botte de paille. Tout cela ne m'a pas empкchй de grandir et de maigrir, comme vous voyez. L'hiver, je me chauffais au soleil, sous le porche de l'hфtel de Sens, et je trouvais fort ridicule que le feu de la Saint-Jean fыt rйservй pour la canicule. А seize ans, j'ai voulu prendre un йtat. Successivement j'ai tвtй de tout. Je me suis fait soldat ; mais je n'йtais pas assez brave. Je me suis fait moine ; mais je n'йtais pas assez dйvot. Et puis, je bois mal. De dйsespoir, j'entrai apprenti parmi les charpentiers de la grande coignйe ; mais je n'йtais pas assez fort. J'avais plus de penchant pour кtre maоtre d'йcole ; il est vrai que je ne savais pas lire ; mais ce n'est pas une raison. Je m'aperзus au bout d'un certain temps qu'il me manquait quelque chose pour tout ; et voyant que je n'йtais bon а rien, je me fis de mon plein grй poиte et compositeur de rythmes. C'est un йtat qu'on peut toujours prendre quand on est vagabond, et cela vaut mieux que de voler, comme me le conseillaient quelques jeunes fils brigandiniers de mes amis. Je rencontrai par bonheur un beau jour dom Claude Frollo, le rйvйrend archidiacre de Notre-Dame. Il prit intйrкt а moi, et c'est а lui que je dois d'кtre aujourd'hui un vйritable lettrй, sachant le latin depuis les Offices de Cicero jusqu'au Mortuologe des pиres cйlestins, et n'йtant barbare ni en scolastique, ni en poйtique, ni en rythmique, ni mкme en hermйtique, cette sophie des sophies. C'est moi qui suis l'auteur du mystиre qu'on a reprйsentй aujourd'hui avec grand triomphe et grand concours de populace en pleine grand'salle du Palais. J'ai fait aussi un livre qui aura six cents pages sur la comиte prodigieuse de 1465 dont un homme devint fou. J'ai eu encore d'autres succиs. Йtant un peu menuisier d'artillerie, j'ai travaillй а cette grosse bombarde de Jean Maugue, que vous savez qui a crevй au Pont de Charenton le jour oщ l'on en a fait l'essai, et tuй vingt-quatre curieux. Vous voyez que je ne suis pas un mйchant parti de mariage. Je sais bien des faзons de tours fort avenants que j'enseignerai а votre chиvre ; par exemple, а contrefaire l'йvкque de Paris, ce maudit pharisien dont les moulins йclaboussent les passants tout le long du Pont-aux-Meuniers. Et puis, mon mystиre me rapportera beaucoup d'argent monnayй, si l'on me le paie. Enfin, je suis а vos ordres, moi, et mon esprit, et ma science, et mes lettres, prкt а vivre avec vous, damoiselle, comme il vous plaira, chastement ou joyeusement, mari et femme, si vous le trouvez bon, frиre et soeur, si vous le trouvez mieux.

Gringoire se tut, attendant l'effet de sa harangue sur la jeune fille. Elle avait les yeux fixйs а terre.

-- Phoebus, disait-elle а mi-voix. Puis se tournant vers le poиte : -- Phoebus, qu'est-ce que cela veut dire ?

Gringoire, sans trop comprendre quel rapport il pouvait y avoir entre son allocution et cette question, ne fut pas fвchй de faire briller son йrudition. Il rйpondit en se rengorgeant :

-- C'est un mot latin qui veut dire soleil.

-- Soleil ! reprit-elle.

-- C'est le nom d'un trиs bel archer, qui йtait dieu, ajouta Gringoire.

-- Dieu ! rйpйta l'йgyptienne. Et il y avait dans son accent quelque chose de pensif et de passionnй.

En ce moment, un de ses bracelets se dйtacha et tomba. Gringoire se baissa vivement pour le ramasser. Quand il se releva, la jeune fille et la chиvre avaient disparu. Il entendit le bruit d'un verrou. C'йtait une petite porte communiquant sans doute а une cellule voisine, qui se fermait en dehors.

-- M'a-t-elle au moins laissй un lit ? dit notre philosophe.

Il fit le tour de la cellule. Il n'y avait de meuble propre au sommeil qu'un assez long coffre de bois, et encore le couvercle en йtait-il sculptй, ce qui procura а Gringoire, quand il s'y йtendit, une sensation а peu prиs pareille а celle qu'йprouverait Micromйgas en se couchant tout de son long sur les Alpes.

-- Allons, dit-il en s'y accommodant de son mieux. Il faut se rйsigner. Mais voilа une йtrange nuit de noces. C'est dommage. Il y avait dans ce mariage а la cruche cassйe quelque chose de naпf et d'antйdiluvien qui me plaisait.


LIVRE TROISIИME
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I

NOTRE-DAME
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Sans doute c'est encore aujourd'hui un majestueux et sublime йdifice que l'йglise de Notre-Dame de Paris. Mais, si belle qu'elle se soit conservйe en vieillissant, il est difficile de ne pas soupirer, de ne pas s'indigner devant les dйgradations, les mutilations sans nombre que simultanйment le temps et les hommes ont fait subir au vйnйrable monument, sans respect pour Charlemagne qui en avait posй la premiиre pierre, pour Philippe-Auguste qui en avait posй la derniиre.

Sur la face de cette vieille reine de nos cathйdrales, а cфtй d'une ride on trouve toujours une cicatrice. Tempus edax, homo edacior. Ce que je traduirais volontiers ainsi : le temps est aveugle, l'homme est stupide.

Si nous avions le loisir d'examiner une а une avec le lecteur les diverses traces de destruction imprimйes а l'antique йglise, la part du temps serait la moindre, la pire celle des hommes, surtout des hommes de l'art. Il faut bien que je dise des hommes de l'art, puisqu'il y a eu des individus qui ont pris la qualitй d'architectes dans les deux siиcles derniers.

Et d'abord, pour ne citer que quelques exemples capitaux, il est, а coup sыr, peu de plus belles pages architecturales que cette faзade oщ, successivement et а la fois, les trois portails creusйs en ogive, le cordon brodй et dentelй des vingt-huit niches royales, l'immense rosace centrale flanquйe de ses deux fenкtres latйrales comme le prкtre du diacre et du sous-diacre, la haute et frкle galerie d'arcades а trиfle qui porte une lourde plate-forme sur ses fines colonnettes, enfin les deux noires et massives tours avec leurs auvents d'ardoise, parties harmonieuses d'un tout magnifique, superposйes en cinq йtages gigantesques, se dйveloppent а l'oeil, en foule et sans trouble, avec leurs innombrables dйtails de statuaire, de sculpture et de ciselure, ralliйs puissamment а la tranquille grandeur de l'ensemble ; vaste symphonie en pierre, pour ainsi dire ; oeuvre colossale d'un homme et d'un peuple, tout ensemble une et complexe comme les Iliades et les Romanceros dont elle est soeur ; produit prodigieux de la cotisation de toutes les forces d'une йpoque, oщ sur chaque pierre on voit saillir en cent faзons la fantaisie de l'ouvrier disciplinйe par le gйnie de l'artiste ; sorte de crйation humaine, en un mot, puissante et fйconde comme la crйation divine dont elle semble avoir dйrobй le double caractиre : variйtй, йternitй.

Et ce que nous disons ici de la faзade, il faut le dire de l'йglise entiиre ; et ce que nous disons de l'йglise cathйdrale de Paris, il faut le dire de toutes les йglises de la chrйtientй au moyen вge. Tout se tient dans cet art venu de lui-mкme, logique et bien proportionnй. Mesurer l'orteil du pied, c'est mesurer le gйant.

Revenons а la faзade de Notre-Dame, telle qu'elle nous apparaоt encore а prйsent, quand nous allons pieusement admirer la grave et puissante cathйdrale, qui terrifie, au dire de ses chroniqueurs : quae mole sua terrorem incutit spectantibus.

Trois choses importantes manquent aujourd'hui а cette faзade. D'abord le degrй de onze marches qui l'exhaussait jadis au-dessus du sol ; ensuite la sйrie infйrieure de statues qui occupait les niches des trois portails, et la sйrie supйrieure des vingt-huit plus anciens rois de France, qui garnissait la galerie du premier йtage, а partir de Childebert jusqu'а Philippe-Auguste, tenant en main " la pomme impйriale ".

Le degrй, c'est le temps qui l'a fait disparaоtre en йlevant d'un progrиs irrйsistible et lent le niveau du sol de la Citй. Mais, tout en faisant dйvorer une а une, par cette marйe montante du pavй de Paris, les onze marches qui ajoutaient а la hauteur majestueuse de l'йdifice, le temps a rendu а l'йglise plus peut-кtre qu'il ne lui a фtй, car c'est le temps qui a rйpandu sur la faзade cette sombre couleur des siиcles qui fait de la vieillesse des monuments l'вge de leur beautй.

Mais qui a jetй bas les deux rangs de statues ? qui a laissй les niches vides ? qui a taillй au beau milieu du portail central cette ogive neuve et bвtarde ? qui a osй y encadrer cette fade et lourde porte de bois sculptй а la Louis XV а cфtй des arabesques de Biscornette ? Les hommes ; les architectes, les artistes de nos jours.

Et si nous entrons dans l'intйrieur de l'йdifice, qui a renversй ce colosse de saint Christophe, proverbial parmi les statues au mкme titre que la grand'salle du Palais parmi les halles, que la flиche de Strasbourg parmi les clochers ? Et ces myriades de statues qui peuplaient tous les entre-colonnements de la nef et du choeur, а genoux, en pied, йquestres, hommes, femmes, enfants, rois, йvкques, gendarmes, en pierre, en marbre, en or, en argent, en cuivre, en cire mкme, qui les a brutalement balayйes ? Ce n'est pas le temps.

Et qui a substituй au vieil autel gothique, splendidement encombrй de chвsses et de reliquaires ce lourd sarcophage de marbre а tкtes d'anges et а nuages, lequel semble un йchantillon dйpareillй du Val-de-Grвce ou des Invalides ? Qui a bкtement scellй ce lourd anachronisme de pierre dans le pavй carlovingien de Hercandus ? N'est-ce pas Louis XIV accomplissant le voeu de Louis XIII ?

Et qui a mis de froides vitres blanches а la place de ces vitraux " hauts en couleur " qui faisaient hйsiter l'oeil йmerveillй de nos pиres entre la rose du grand portail et les ogives de l'abside ? Et que dirait un sous-chantre du seiziиme siиcle, en voyant le beau badigeonnage jaune dont nos vandales archevкques ont barbouillй leur cathйdrale ? Il se souviendrait que c'йtait la couleur dont le bourreau brossait les йdifices scйlйrйs ; il se rappellerait l'hфtel du Petit-Bourbon, tout engluй de jaune aussi pour la trahison du connйtable, " jaune aprиs tout de si bonne trempe, dit Sauval, et si bien recommandй, que plus d'un siиcle n'a pu encore lui faire perdre sa couleur ". Il croirait que le lieu saint est devenu infвme, et s'enfuirait.

Et si nous montons sur la cathйdrale, sans nous arrкter а mille barbaries de tout genre, qu'a-t-on fait de ce charmant petit clocher qui s'appuyait sur le point d'intersection de la croisйe, et qui, non moins frкle et non moins hardi que sa voisine la flиche (dйtruite aussi) de la Sainte-Chapelle, s'enfonзait dans le ciel plus avant que les tours, йlancй, aigu, sonore, dйcoupй а jour ? Un architecte de bon goыt (1787) l'a amputй et a cru qu'il suffisait de masquer la plaie avec ce large emplвtre de plomb qui ressemble au couvercle d'une marmite.

C'est ainsi que l'art merveilleux du moyen вge a йtй traitй presque en tout pays, surtout en France. On peut distinguer sur sa ruine trois sortes de lйsions qui toutes trois l'entament а diffйrentes profondeurs : le temps d'abord, qui a insensiblement йbrйchй за et lа et rouillй partout sa surface ; ensuite, les rйvolutions politiques et religieuses, lesquelles, aveugles et colиres de leur nature, se sont ruйes en tumulte sur lui, ont dйchirй son riche habillement de sculptures et de ciselures, crevй ses rosaces, brisй ses colliers d'arabesques et de figurines, arrachй ses statues, tantфt pour leur mitre, tantфt pour leur couronne ; enfin, les modes, de plus en plus grotesques et sottes, qui depuis les anarchiques et splendides dйviations de la renaissance, se sont succйdй dans la dйcadence nйcessaire de l'architecture. Les modes ont fait plus de mal que les rйvolutions. Elles ont tranchй dans le vif, elles ont attaquй la charpente osseuse de l'art, elles ont coupй, taillй, dйsorganisй, tuй l'йdifice, dans la forme comme dans le symbole, dans sa logique comme dans sa beautй. Et puis, elles ont refait ; prйtention que n'avaient eue du moins ni le temps, ni les rйvolutions. Elles ont effrontйment ajustй, de par le bon goыt, sur les blessures de l'architecture gothique, leurs misйrables colifichets d'un jour, leurs rubans de marbre, leurs pompons de mйtal, vйritable lиpre d'oves, de volutes, d'entournements, de draperies, de guirlandes, de franges, de flammes de pierre, de nuages de bronze, d'amours replets, de chйrubins bouffis, qui commence а dйvorer la face de l'art dans l'oratoire de Catherine de Mйdicis, et le fait expirer, deux siиcles aprиs, tourmentй et grimaзant, dans le boudoir de la Dubarry.

Ainsi, pour rйsumer les points que nous venons d'indiquer, trois sortes de ravages dйfigurant aujourd'hui l'architecture gothique. Rides et verrues а l'йpiderme, c'est l'oeuvre du temps ; voies de fait, brutalitйs, contusions, fractures, c'est l'oeuvre des rйvolutions depuis Luther jusqu'а Mirabeau. Mutilations, amputations, dislocation de la membrure, restaurations, c'est le travail grec, romain et barbare des professeurs selon Vitruve et Vignole. Cet art magnifique que les vandales avaient produit, les acadйmies l'ont tuй. Aux siиcles, aux rйvolutions qui dйvastent du moins avec impartialitй et grandeur, est venue s'adjoindre la nuйe des architectes d'йcole, patentйs, jurйs et assermentйs, dйgradant avec le discernement et le choix du mauvais goыt, substituant les chicorйes de Louis XV aux dentelles gothiques pour la plus grande gloire du Parthйnon. C'est le coup de pied de l'вne au lion mourant. C'est le vieux chкne qui se couronne, et qui, pour comble, est piquй, mordu, dйchiquetй par les chenilles.

Qu'il y a loin de lа а l'йpoque oщ Robert Cenalis, comparant Notre-Dame de Paris а ce fameux temple de Diane а Йphиse, tant rйclamй par les anciens paпens, qui a immortalisй Йrostrate, trouvait la cathйdrale gauloise " plus excellente en longueur, largeur, haulteur et structure "

Notre-Dame de Paris n'est point du reste ce qu'on peut appeler un monument complet, dйfini, classй. Ce n'est plus une йglise romane, ce n'est pas encore une йglise gothique. Cet йdifice n'est pas un type. Notre-Dame de Paris n'a point, comme l'abbaye de Tournus, la grave et massive carrure, la ronde et large voыte, la nuditй glaciale, la majestueuse simplicitй des йdifices qui ont le plein cintre pour gйnйrateur. Elle n'est pas, comme la cathйdrale de Bourges, le produit magnifique, lйger, multiforme, touffu, hйrissй, efflorescent de l'ogive. Impossible de la ranger dans cette antique famille d'йglises sombres, mystйrieuses, basses et comme йcrasйes par le plein cintre ; presque йgyptiennes au plafond prиs ; toutes hiйroglyphiques, toutes sacerdotales, toutes symboliques ; plus chargйes dans leurs ornements de losanges et de zigzags que de fleurs, de fleurs que d'animaux, d'animaux que d'hommes ; oeuvre de l'architecte moins que de l'йvкque ; premiиre transformation de l'art, tout empreinte de discipline thйocratique et militaire, qui prend racine dans le bas-empire et s'arrкte а Guillaume le Conquйrant. Impossible de placer notre cathйdrale dans cette autre famille d'йglises hautes, aйriennes, riches de vitraux et de sculptures ; aiguлs de formes, hardies d'attitudes ; communales et bourgeoises comme symboles politiques libres, capricieuses, effrйnйes, comme oeuvre d'art ; seconde transformation de l'architecture, non plus hiйroglyphique, immuable et sacerdotale, mais artiste, progressive et populaire, qui commence au retour des croisades et finit а Louis XI. Notre-Dame de Paris n'est pas de pure race romaine comme les premiиres, ni de pure race arabe comme les secondes.

C'est un йdifice de la transition. L'architecte saxon achevait de dresser les premiers piliers de la nef, lorsque l'ogive qui arrivait de la croisade est venue se poser en conquйrante sur ces larges chapiteaux romans qui ne devaient porter que des pleins cintres. L'ogive, maоtresse dиs lors, a construit le reste de l'йglise. Cependant, inexpйrimentйe et timide а son dйbut, elle s'йvase, s'йlargit, se contient, et n'ose s'йlancer encore en flиches et en lancettes comme elle l'a fait plus tard dans tant de merveilleuses cathйdrales. On dirait qu'elle se ressent du voisinage des lourds piliers romans.

D'ailleurs, ces йdifices de la transition du roman au gothique ne sont pas moins prйcieux а йtudier que les types purs. Ils expriment une nuance de l'art qui serait perdue sans eux. C'est la greffe de l'ogive sur le plein cintre.

Notre-Dame de Paris est en particulier un curieux йchantillon de cette variйtй. Chaque face, chaque pierre du vйnйrable monument est une page non seulement de l'histoire du pays, mais encore de l'histoire de la science et de l'art. Ainsi, pour n'indiquer ici que les dйtails principaux, tandis que la petite Porte-Rouge atteint presque aux limites des dйlicatesses gothiques du quinziиme siиcle, les piliers de la nef, par leur volume et leur gravitй, reculent jusqu'а l'abbaye carlovingienne de Saint-Germain-des-Prйs. On croirait qu'il y a six siиcles entre cette porte et ces piliers. Il n'est pas jusqu'aux hermйtiques qui ne trouvent dans les symboles du grand portail un abrйgй satisfaisant de leur science, dont l'йglise de Saint-Jacques-de-la-Boucherie йtait un hiйroglyphe si complet. Ainsi, l'abbaye romane, l'йglise philosophale, l'art gothique, l'art saxon, le lourd pilier rond qui rappelle Grйgoire VII, le symbolisme hermйtique par lequel Nicolas Flamel prйludait а Luther, l'unitй papale, le schisme, Saint-Germain-des-Prйs, Saint-Jacques-de-la-Boucherie, tout est fondu, combinй, amalgamй dans Notre-Dame. Cette йglise centrale et gйnйratrice est parmi les vieilles йglises de Paris une sorte de chimиre ; elle a la tкte de l'une, les membres de celle-lа, la croupe de l'autre ; quelque chose de toutes.

Nous le rйpйtons, ces constructions hybrides ne sont pas les moins intйressantes pour l'artiste, pour l'antiquaire, pour l'historien. Elles font sentir а quel point l'architecture est chose primitive, en ce qu'elles dйmontrent, ce que dйmontrent aussi les vestiges cyclopйens, les pyramides d'Йgypte, les gigantesques pagodes hindoues, que les plus grands produits de l'architecture sont moins des oeuvres individuelles que des oeuvres sociales ; plutфt l'enfantement des peuples en travail que le jet des hommes de gйnie ; le dйpфt que laisse une nation ; les entassements que font les siиcles ; le rйsidu des йvaporations successives de la sociйtй humaine ; en un mot, des espиces de formations. Chaque flot du temps superpose son alluvion, chaque race dйpose sa couche sur le monument, chaque individu apporte sa pierre. Ainsi font les castors, ainsi font les abeilles, ainsi font les hommes. Le grand symbole de l'architecture, Babel, est une ruche.

Les grands йdifices, comme les grandes montagnes, sont l'ouvrage des siиcles. Souvent l'art se transforme qu'ils pendent encore : pendent opera interrupta ; ils se continuent paisiblement selon l'art transformй. L'art nouveau prend le monument oщ il le trouve, s'y incruste, se l'assimile, le dйveloppe а sa fantaisie et l'achиve s'il peut. La chose s'accomplit sans trouble, sans effort, sans rйaction, suivant une loi naturelle et tranquille. C'est une greffe qui survient, une sиve qui circule, une vйgйtation qui reprend. Certes, il y a matiиre а bien gros livres, et souvent histoire universelle de l'humanitй, dans ces soudures successives de plusieurs arts а plusieurs hauteurs sur le mкme monument. L'homme, l'artiste, l'individu s'effacent sur ces grandes masses sans nom d'auteur ; l'intelligence humaine s'y rйsume et s'y totalise. Le temps est l'architecte, le peuple est le maзon.

А n'envisager ici que l'architecture europйenne chrйtienne, cette soeur puоnйe des grandes maзonneries de l'Orient, elle apparaоt aux yeux comme une immense formation divisйe en trois zones bien tranchйes qui se superposent : la zone romane, la zone gothique, la zone de la renaissance, que nous appellerions volontiers grйco-romaine. La couche romane, qui est la plus ancienne et la plus profonde, est occupйe par le plein cintre, qui reparaоt portй par la colonne grecque dans la couche moderne et supйrieure de la renaissance. L'ogive est entre deux. Les йdifices qui appartiennent exclusivement а l'une de ces trois couches sont parfaitement distincts, uns et complets. C'est l'abbaye de Jumiиges, c'est la cathйdrale de Reims, c'est Sainte-Croix d'Orlйans. Mais les trois zones se mкlent et s'amalgament par les bords, comme les couleurs dans le spectre solaire. De lа les monuments complexes, les йdifices de nuance et de transition. L'un est roman par les pieds, gothique au milieu, grйco-romain par la tкte. C'est qu'on a mis six cents ans а le bвtir. Cette variйtй est rare. Le donjon d'Йtampes en est un йchantillon. Mais les monuments de deux formations sont plus frйquents. C'est Notre-Dame de Paris, йdifice ogival, qui s'enfonce par ses premiers piliers dans cette zone romane oщ sont plongйs le portail de Saint-Denis et la nef de Saint-Germain-des-Prйs. C'est la charmante salle capitulaire demi-gothique de Bocherville а laquelle la couche romane vient jusqu'а mi-corps. C'est la cathйdrale de Rouen qui serait entiиrement gothique si elle ne baignait pas l'extrйmitй de sa flиche centrale dans la zone de la renaissance.

Du reste, toutes ces nuances, toutes ces diffйrences n'affectent que la surface des йdifices. C'est l'art qui a changй de peau. La constitution mкme de l'йglise chrйtienne n'en est pas attaquйe. C'est toujours la mкme charpente intйrieure, la mкme disposition logique des parties. Quelle que soit l'enveloppe sculptйe et brodйe d'une cathйdrale, on retrouve toujours dessous, au moins а l'йtat de germe et de rudiment, la basilique romaine. Elle se dйveloppe йternellement sur le sol selon la mкme loi. Ce sont imperturbablement deux nefs qui s'entrecoupent en croix, et dont l'extrйmitй supйrieure arrondie en abside forme le choeur ; ce sont toujours des bas-cфtйs, pour les processions intйrieures, pour les chapelles, sortes de promenoirs latйraux oщ la nef principale se dйgorge par les entrecolonnements. Cela posй, le nombre des chapelles, des portails, des clochers, des aiguilles, se modifie а l'infini, suivant la fantaisie du siиcle, du peuple, de l'art. Le service du culte une fois pourvu et assurй, l'architecture fait ce que bon lui semble. Statues, vitraux, rosaces, arabesques, dentelures, chapiteaux, bas-reliefs, elle combine toutes ces imaginations selon le logarithme qui lui convient. De lа la prodigieuse variйtй extйrieure de ces йdifices au fond desquels rйside tant d'ordre et d'unitй. Le tronc de l'arbre est immuable, la vйgйtation est capricieuse.

II

PARIS А VOL D'OISEAU
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Nous venons d'essayer de rйparer pour le lecteur cette admirable йglise de Notre-Dame de Paris. Nous avons indiquй sommairement la plupart des beautйs qu'elle avait au quinziиme siиcle et qui lui manquent aujourd'hui ; mais nous avons omis la principale, c'est la vue du Paris qu'on dйcouvrait alors du haut de ses tours.

C'йtait en effet, quand, aprиs avoir tвtonnй longtemps dans la tйnйbreuse spirale qui perce perpendiculairement l'йpaisse muraille des clochers, on dйbouchait enfin brusquement sur l'une des deux hautes plates-formes, inondйes de jour et d'air, c'йtait un beau tableau que celui qui se dйroulait а la fois de toutes parts sous vos yeux ; un spectacle sui generis, dont peuvent aisйment se faire une idйe ceux de nos lecteurs qui ont eu le bonheur de voir une ville gothique entiиre, complиte, homogиne, comme il en reste encore quelques-unes, Nuremberg en Baviиre, Vittoria en Espagne ; ou mкme de plus petits йchantillons, pourvu qu'ils soient bien conservйs, Vitrй en Bretagne, Nordhausen en Prusse.

Le Paris d'il y a trois cent cinquante ans, le Paris du quinziиme siиcle йtait dйjа une ville gйante. Nous nous trompons en gйnйral, nous autres Parisiens, sur le terrain que nous croyons avoir gagnй depuis. Paris, depuis Louis XI, ne s'est pas accru de beaucoup plus d'un tiers. Il a, certes, bien plus perdu en beautй qu'il n'a gagnй en grandeur.

Paris est nй, comme on sait, dans cette vieille оle de la Citй qui a la forme d'un berceau. La grиve de cette оle fut sa premiиre enceinte, la Seine son premier fossй. Paris demeura plusieurs siиcles а l'йtat d'оle, avec deux ponts, l'un au nord, l'autre au midi, et deux tкtes de pont, qui йtaient а la fois ses portes et ses forteresses, le Grand-Chвtelet sur la rive droite, le Petit-Chвtelet sur la rive gauche. Puis, dиs les rois de la premiиre race, trop а l'йtroit dans son оle, et ne pouvant plus s'y retourner, Paris passa l'eau. Alors, au delа du Grand, au delа du Petit-Chвtelet, une premiиre enceinte de murailles et de tours commenзa а entamer la campagne des deux cфtйs de la Seine. De cette ancienne clфture il restait encore au siиcle dernier quelques vestiges ; aujourd'hui il n'en reste que le souvenir, et за et lа une tradition, la Porte Baudets ou Baudoyer, Porta Bagauda. Peu а peu, le flot des maisons, toujours poussй du coeur de la ville au dehors, dйborde, ronge, use et efface cette enceinte. Philippe-Auguste lui fait une nouvelle digue. Il emprisonne Paris dans une chaоne circulaire de grosses tours, hautes et solides. Pendant plus d'un siиcle, les maisons se pressent, s'accumulent et haussent leur niveau dans ce bassin comme l'eau dans un rйservoir. Elles commencent а devenir profondes, elles mettent йtages sur йtages, elles montent les unes sur les autres, elles jaillissent en hauteur comme toute sиve comprimйe, et c'est а qui passera la tкte par-dessus ses voisines pour avoir un peu d'air. La rue de plus en plus se creuse et se rйtrйcit ; toute place se comble et disparaоt. Les maisons enfin sautent par-dessus le mur de Philippe-Auguste, et s'йparpillent joyeusement dans la plaine sans ordre et tout de travers, comme des йchappйes. Lа, elles se carrent, se taillent des jardins dans les champs, prennent leurs aises. Dиs 1367, la ville se rйpand tellement dans le faubourg qu'il faut une nouvelle clфture, surtout sur la rive droite. Charles V la bвtit. Mais une ville comme Paris est dans une crue perpйtuelle. Il n'y a que ces villes-lа qui deviennent capitales. Ce sont des entonnoirs oщ viennent aboutir tous les versants gйographiques, politiques, moraux, intellectuels d'un pays, toutes les pentes naturelles d'un peuple ; des puits de civilisation, pour ainsi dire, et aussi des йgouts, oщ commerce, industrie, intelligence, population, tout ce qui est sиve, tout ce qui est vie, tout ce qui est вme dans une nation, filtre et s'amasse sans cesse goutte а goutte, siиcle а siиcle. L'enceinte de Charles V a donc le sort de l'enceinte de Philippe-Auguste. Dиs la fin du quinziиme siиcle, elle est enjambйe, dйpassйe, et le faubourg court plus loin. Au seiziиme, il semble qu'elle recule а vue d'oeil et s'enfonce de plus en plus dans la vieille ville, tant une ville neuve s'йpaissit dйjа au dehors. Ainsi, dиs le quinziиme siиcle, pour nous arrкter lа, Paris avait dйjа usй les trois cercles concentriques de murailles qui, du temps de Julien l'Apostat, йtaient, pour ainsi dire, en germe dans le Grand-Chвtelet et le Petit-Chвtelet. La puissante ville avait fait craquer successivement ses quatre ceintures de murs, comme un enfant qui grandit et qui crиve ses vкtements de l'an passй. Sous Louis XI, on voyait, par places, percer, dans cette mer de maisons, quelques groupes de tours en ruine des anciennes enceintes, comme les pitons des collines dans une inondation, comme des archipels du vieux Paris submergй sous le nouveau.

Depuis lors, Paris s'est encore transformй, malheureusement pour nos yeux ; mais il n'a franchi qu'une enceinte de plus, celle de Louis XV, ce misйrable mur de boue et de crachat, digne du roi qui l'a bвti, digne du poиte qui l'a chantй :

Le mur murant Paris rend Paris murmurant.

Au quinziиme siиcle, Paris йtait encore divisй en trois villes tout а fait distinctes et sйparйes, ayant chacune leur physionomie, leur spйcialitй, leurs moeurs, leurs coutumes, leurs privilиges, leur histoire : la Citй, l'Universitй, la Ville. La Citй, qui occupait l'оle, йtait la plus ancienne, la moindre, et la mиre des deux autres, resserrйe entre elles, qu'on nous passe la comparaison, comme une petite vieille entre deux grandes belles filles. L'Universitй couvrait la rive gauche de la Seine, depuis la Tournelle jusqu'а la Tour de Nesle, points qui correspondent dans le Paris d'aujourd'hui l'un а la Halle aux vins, l'autre а la Monnaie. Son enceinte йchancrait assez largement cette campagne oщ Julien avait bвti ses thermes. La montagne de Sainte-Geneviиve y йtait renfermйe. Le point culminant de cette courbe de murailles йtait la Porte Papale, c'est-а-dire а peu prиs l'emplacement actuel du Panthйon. La Ville, qui йtait le plus grand des trois morceaux de Paris, avait la rive droite. Son quai, rompu toutefois ou interrompu en plusieurs endroits, courait le long de la Seine, de la Tour de Billy а la Tour du Bois, c'est-а-dire de l'endroit oщ est aujourd'hui le Grenier d'abondance а l'endroit oщ sont aujourd'hui les Tuileries. Ces quatre points oщ la Seine coupait l'enceinte de la capitale, la Tournelle et la Tour de Nesle а gauche, la Tour de Billy et la Tour du Bois а droite, s'appelaient par excellence les quatre tours de Paris. La Ville entrait dans les terres plus profondйment encore que l'Universitй. Le point culminant de la clфture de la Ville (celle de Charles V) йtait aux portes Saint-Denis et Saint-Martin dont l'emplacement n'a pas changй.

Comme nous venons de le dire, chacune de ces trois grandes divisions de Paris йtait une ville, mais une ville trop spйciale pour кtre complиte, une ville qui ne pouvait se passer des deux autres. Aussi trois aspects parfaitement а part. Dans la Citй abondaient les йglises, dans la Ville les palais, dans l'Universitй les collиges. Pour nйgliger ici les originalitйs secondaires du vieux Paris et les caprices du droit de voirie, nous dirons, d'un point de vue gйnйral, en ne prenant que les ensembles et les masses dans le chaos des juridictions communales, que l'оle йtait а l'йvкque, la rive droite au prйvфt des marchands, la rive gauche au recteur. Le prйvфt de Paris, officier royal et non municipal, sur le tout. La Citй avait Notre-Dame, la Ville le Louvre et l'Hфtel de Ville, l'Universitй la Sorbonne. La Ville avait les Halles, la Citй l'Hфtel-Dieu, l'Universitй le Prй-aux-Clercs. Le dйlit que les йcoliers commettaient sur la rive gauche, dans leur Prй-aux-Clercs, on le jugeait dans l'оle, au Palais de Justice, et on le punissait sur la rive droite, а Montfaucon. А moins que le recteur, sentant l'Universitй forte et le roi faible, n'intervоnt ; car c'йtait un privilиge des йcoliers d'кtre pendus chez eux.

(La plupart de ces privilиges, pour le noter en passant, et il y en avait de meilleurs que celui-ci, avaient йtй extorquйs aux rois par rйvoltes et mutineries. C'est la marche immйmoriale. Le roi ne lвche que quand le peuple arrache, il y a une vieille charte qui dit la chose naпvement, а propos de fidйlitй : - Civibus fidelitas in reges, quae famen aliquotes seditionibus interrupta, multa peperit privilegia.)

Au quinziиme siиcle, la Seine baignait cinq оles dans l'enceinte de Paris : l'оle Louviers, oщ il y avait alors des arbres et oщ il n'y a plus que du bois ; l'оle aux Vaches et l'оle Notre-Dame, toutes deux dйsertes, а une masure prиs, toutes deux fiefs de l'йvкque (au dix-septiиme siиcle, de ces deux оles on en a fait une, qu'on a bвtie, et que nous appelons l'оle Saint-Louis) ; enfin la Citй, et а sa pointe l'оlot du passeur aux vaches qui s'est abоmй depuis sous le terre-plein du Pont-Neuf. La Citй alors avait cinq ponts ; trois а droite, le Pont Notre-Dame et le Pont-au-Change, en pierre, le Pont-aux-Meuniers, en bois ; deux а gauche, le Petit-Pont, en pierre, le Pont-Saint-Michel, en bois : tous chargйs de maisons. L'Universitй avait six portes bвties par Philippe-Auguste : c'йtaient, а partir de la Tournelle, la Porte Saint-Victor, la Porte Bordelle, la Porte Papale, la Porte Saint-Jacques, la Porte Saint-Michel, la Porte Saint-Germain. La Ville avait six portes bвties par Charles V ; c'йtaient, а partir de la Tour de Billy, la Porte Saint-Antoine, la Porte du Temple, la Porte Saint-Martin, la Porte Saint-Denis, la Porte Montmartre, la Porte Saint-Honorй. Toutes ces portes йtaient fortes, et belles aussi, ce qui ne gвte pas la force. Un fossй large, profond, а courant vif dans les crues d'hiver, lavait le pied des murailles tout autour de Paris ; la Seine fournissait l'eau. La nuit on fermait les portes, on barrait la riviиre aux deux bouts de la ville avec de grosses chaоnes de fer, et Paris dormait tranquille.

Vus а vol d'oiseau, ces trois bourgs, la Citй, l'Universitй, la Ville, prйsentaient chacun а l'oeil un tricot inextricable de rues bizarrement brouillйes. Cependant, au premier aspect, on reconnaissait que ces trois fragments de citй formaient un seul corps. On voyait tout de suite deux longues rues parallиles sans rupture, sans perturbation, presque en ligne droite, qui traversaient а la fois les trois villes d'un bout а l'autre, du midi au nord, perpendiculairement а la Seine, les liaient, les mкlaient, infusaient, versaient, transvasaient sans relвche le peuple de l'une dans les murs de l'autre, et des trois n'en faisaient qu'une. La premiиre de ces deux rues allait de la Porte Saint-Jacques а la porte Saint-Martin ; elle s'appelait rue Saint-Jacques dans l'Universitй, rue de la Juiverie dans la Citй, rue Saint-Martin dans la Ville ; elle passait l'eau deux fois sous le nom de Petit-Pont et de Pont Notre-Dame. La seconde, qui s'appelait rue de la Harpe sur la rive gauche, rue de la Barillerie dans l'оle, rue Saint-Denis sur la rive droite, Pont Saint-Michel sur un bras de la Seine, Pont-au-Change sur l'autre, allait de la Porte Saint-Michel dans l'Universitй а la Porte Saint-Denis dans la Ville. Du reste, sous tant de noms divers, ce n'йtaient toujours que deux rues, mais les deux rues mиres, les deux rues gйnйratrices, les deux artиres de Paris. Toutes les autres veines de la triple ville venaient y puiser oщ s'y dйgorger.

Indйpendamment de ces deux rues principales, diamйtrales, perзant Paris de part en part dans sa largeur, communes а la capitale entiиre, la Ville et l'Universitй avaient chacune leur grande rue particuliиre, qui courait dans le sens de leur longueur, parallиlement а la Seine, et en passant coupait а angle droit les deux rues artйrielles. Ainsi dans la Ville on descendait en droite ligne de la Porte Saint-Antoine а la Porte Saint-Honorй ; dans l'Universitй, de la Porte Saint-Victor а la Porte Saint-Germain. Ces deux grandes voies, croisйes avec les deux premiиres, formaient le canevas sur lequel reposait, nouй et serrй en tous sens, le rйseau dйdalйen des rues de Paris. Dans le dessin inintelligible de ce rйseau on distinguait en outre, en examinant avec attention, comme deux gerbes йlargies l'une dans l'Universitй, l'autre dans la Ville, deux trousseaux de grosses rues qui allaient s'йpanouissant des ponts aux portes.

Quelque chose de ce plan gйomйtral subsiste encore aujourd'hui.

Maintenant, sous quel aspect cet ensemble se prйsentait-il vu du haut des tours de Notre-Dame, en 1482 ? C'est ce que nous allons tвcher de dire.

Pour le spectateur qui arrivait essoufflй sur ce faоte, c'йtait d'abord un йblouissement de toits, de cheminйes, de rues, de ponts, de places, de flиches, de clochers. Tout vous prenait aux yeux а la fois, le pignon taillй, la toiture aiguл, la tourelle suspendue aux angles des murs, la pyramide de pierre du onziиme siиcle, l'obйlisque d'ardoise du quinziиme, la tour ronde et nue du donjon, la tour carrйe et brodйe de l'йglise, le grand, le petit, le massif, l'aйrien. Le regard se perdait longtemps а toute profondeur dans ce labyrinthe, oщ il n'y avait rien qui n'eыt son originalitй, sa raison, son gйnie, sa beautй, rien qui ne vоnt de l'art, depuis la moindre maison а devanture peinte et sculptйe, а charpente extйrieure, а porte surbaissйe, а йtages en surplomb, jusqu'au royal Louvre, qui avait alors une colonnade de tours. Mais voici les principales masses qu'on distinguait lorsque l'oeil commenзait а se faire а ce tumulte d'йdifices.

D'abord la Citй. L'оle de la Citй, comme dit Sauval, qui а travers son fatras a quelquefois de ces bonnes fortunes de style, l'оle de la Citй est faite comme un grand navire enfoncй dans la vase et йchouй au fil de l'eau vers le milieu de la Seine. Nous venons d'expliquer qu'au quinziиme siиcle ce navire йtait amarrй aux deux rives du fleuve par cinq ponts. Cette forme de vaisseau avait aussi frappй les scribes hйraldiques ; car c'est de lа, et non du siиge des normands, que vient, selon Favyn et Pasquier, le navire qui blasonne le vieil йcusson de Paris. Pour qui sait le dйchiffrer, le blason est une algиbre, le blason est une langue. L'histoire entiиre de la seconde moitiй du moyen вge est йcrite dans le blason, comme l'histoire de la premiиre moitiй dans le symbolisme des йglises romanes. Ce sont les hiйroglyphes de la fйodalitй aprиs ceux de la thйocratie.

La Citй donc s'offrait d'abord aux yeux avec sa poupe au levant et sa proue au couchant. Tournй vers la proue, on avait devant soi un innombrable troupeau de vieux toits sur lesquels s'arrondissait largement le chevet plombй de la Sainte-Chapelle, pareil а une croupe d'йlйphant chargйe de sa tour. Seulement, ici, cette tour йtait la flиche la plus hardie, la plus ouvrйe, la plus menuisйe, la plus dйchiquetйe qui ait jamais laissй voir le ciel а travers son cфne de dentelle. Devant Notre-Dame, au plus prиs, trois rues se dйgorgeaient dans le parvis, belle place а vieilles maisons. Sur le cфtй sud de cette place se penchait la faзade ridйe et rechignйe de l'Hфtel-Dieu et son toit qui semble couvert de pustules et de verrues. Puis, а droite, а gauche, а l'orient, а l'occident, dans cette enceinte si йtroite pourtant de la Citй se dressaient les clochers de ses vingt-une йglises, de toute date, de toute forme, de toute grandeur, depuis la basse et vermoulue campanule romane de Saint-Denys-du-Pas, carcer Glaucini, jusqu'aux fines aiguilles de Saint-Pierre-aux-Boeufs et de Saint-Landry. Derriиre Notre-Dame se dйroulaient, au nord, le cloоtre avec ses galeries gothiques ; au sud, le palais demi-roman de l'йvкque ; au levant, la pointe dйserte du Terrain. Dans cet entassement de maisons l'oeil distinguait encore, а ces hautes mitres de pierre percйes а jour qui couronnaient alors sur le toit mкme les fenкtres les plus йlevйes des palais, l'Hфtel donnй par la ville, sous Charles VI, а Juvйnal des Ursins ; un peu plus loin, les baraques goudronnйes du Marchй-Palus ; ailleurs encore l'abside neuve de Saint-Germain-le-Vieux, rallongйe en 1458 avec un bout de la rue aux Febves ; et puis, par places, un carrefour encombrй de peuple, un pilori dressй а un coin de rue, un beau morceau de pavй de Philippe-Auguste, magnifique dallage rayй pour les pieds des chevaux au milieu de la voie et si mal remplacй au seiziиme siиcle par le misйrable cailloutage dit pavй de la Ligue, une arriиre-cour dйserte avec une de ces diaphanes tourelles de l'escalier comme on en faisait au quinziиme siиcle, comme on en voit encore une rue des Bourdonnais. Enfin, а droite de la Sainte-Chapelle, vers le couchant, le Palais de Justice asseyait au bord de l'eau son groupe de tours. Les futaies des jardins du roi, qui couvraient la pointe occidentale de la Citй, masquaient l'оlot du passeur. Quant а l'eau, du haut des tours de Notre-Dame, on ne la voyait guиre des deux cфtйs de la Citй. La Seine disparaissait sous les ponts, les ponts sous les maisons.

Et quand le regard passait ces ponts, dont les toits verdissaient а l'oeil, moisis avant l'вge par les vapeurs de l'eau, s'il se dirigeait а gauche vers l'Universitй, le premier йdifice qui le frappait, c'йtait une grosse et basse gerbe de tours, le Petit-Chвtelet, dont le porche bйant dйvorait le bout du Petit-Pont, puis, si votre vue parcourait la vue du levant au couchant, de la Tournelle а la Tour de Nesle c'йtait un long cordon de maisons а solives sculptйes, а vitres de couleur, surplombant d'йtage en йtage sur le pavй un interminable zigzag de pignons bourgeois, coupй frйquemment par la bouche d'une rue, et de temps en temps aussi par la face ou par le coude d'un grand hфtel de pierre, se carrant а son aise, cours et jardins, ailes et corps de logis, parmi cette populace de maisons serrйes et йtriquйes, comme un grand seigneur dans un tas de manants, il y avait cinq ou six de ces hфtels sur le quai, depuis le logis de Lorraine qui partageait avec les Bernardins le grand enclos voisin de la Tournelle, jusqu'а l'Hфtel de Nesle, dont la tour principale bornait Paris, et dont les toits pointus йtaient en possession pendant trois mois de l'annйe d'йchancrer de leurs triangles noirs le disque йcarlate du soleil couchant.

Ce cфtй de la Seine du reste йtait le moins marchand des deux, les йcoliers y faisaient plus de bruit et de foule que les artisans, et il n'y avait, а proprement parler, de quai que du Pont Saint-Michel а la Tour de Nesle. Le reste du bord de la Seine йtait tantфt une grиve nue, comme au delа des Bernardins, tantфt un entassement de maisons qui avaient le pied dans l'eau, comme entre les deux ponts, il y avait grand vacarme de blanchisseuses, elles criaient, parlaient, chantaient du matin au soir le long du bord, et y battaient fort le linge, comme de nos jours. Ce n'est pas la moindre gaietй de Paris.

L'Universitй faisait un bloc а l'oeil. D'un bout а l'autre c'йtait un tout homogиne et compact. Ces mille toits, drus, anguleux, adhйrents, composйs presque tous du mкme йlйment gйomйtrique, offraient, vus de haut, l'aspect d'une cristallisation de la mкme substance. Le capricieux ravin des rues ne coupait pas ce pвtй de maisons en tranches trop disproportionnйes. Les quarante-deux collиges y йtaient dissйminйs d'une maniиre assez йgale, et il y en avait partout ; les faоtes variйs et amusants de ces beaux йdifices йtaient le produit du mкme art que les simples toits qu'ils dйpassaient, et n'йtaient en dйfinitive qu'une multiplication au carrй ou au cube de la mкme figure gйomйtrique, ils compliquaient donc l'ensemble sans le troubler, le complйtaient sans le charger. La gйomйtrie est une harmonie. Quelques beaux hфtels faisaient aussi за et lа de magnifiques saillies sur les greniers pittoresques de la rive gauche, le logis de Nevers, le logis de Rome, le logis de Reims qui ont disparu ; l'hфtel de Cluny, qui subsiste encore pour la consolation de l'artiste, et dont on a si bкtement dйcouronnй la tour il y a quelques annйes. Prиs de Cluny, ce palais romain, а belles arches cintrйes, c'йtaient les Thermes de Julien, il y avait aussi force abbayes d'une beautй plus dйvote, d'une grandeur plus grave que les hфtels, mais non moins belles, non moins grandes. Celles qui йveillaient d'abord l'oeil, c'йtaient les Bernardins avec leurs trois clochers ; Sainte-Geneviиve, dont la tour carrйe, qui existe encore, fait tant regretter le reste ; la Sorbonne, moitiй collиge, moitiй monastиre dont il survit une si admirable nef, le beau cloоtre quadrilatйral des Mathurins ; son voisin le cloоtre de Saint-Benoоt, dans les murs duquel on a eu le temps de bвcler un thйвtre entre la septiиme et la huitiиme йdition de ce livre ; les Cordeliers, avec leurs trois йnormes pignons juxtaposйs ; les Augustins, dont la gracieuse aiguille faisait, aprиs la Tour de Nesle, la deuxiиme dentelure de ce cфtй de Paris, а partir de l'occident. Les collиges, qui sont en effet l'anneau intermйdiaire du cloоtre au monde, tenaient le milieu dans la sйrie monumentale entre les hфtels et les abbayes, avec une sйvйritй pleine d'йlйgance, une sculpture moins йvaporйe que les palais, une architecture moins sйrieuse que les couvents, il ne reste malheureusement presque rien de ces monuments oщ l'art gothique entrecoupait avec tant de prйcision la richesse et l'йconomie. Les йglises (et elles йtaient nombreuses et splendides dans l'Universitй, et elles s'йchelonnaient lа aussi dans tous les вges de l'architecture depuis les pleins cintres de Saint-Julien jusqu'aux ogives de Saint-Sйverin), les йglises dominaient le tout, et, comme une harmonie de plus dans cette masse d'harmonie, elles perзaient а chaque instant la dйcoupure multiple des pignons de flиches tailladйes, de clochers а jour, d'aiguilles dйliйes dont la ligne n'йtait aussi qu'une magnifique exagйration de l'angle aigu des toits.

Le sol de l'Universitй йtait montueux. La montagne Sainte-Geneviиve y faisait au sud-est une ampoule йnorme, et c'йtait une chose а voir du haut de Notre-Dame que cette foule de rues йtroites et tortues (aujourd'hui le pays latin), ces grappes de maisons qui, rйpandues en tous sens du sommet de cette йminence, se prйcipitaient en dйsordre et presque а pic sur ses flancs jusqu'au bord de l'eau, ayant l'air, les unes de tomber, les autres de regrimper, toutes de se retenir les unes aux autres. Un flux continuel de mille points noirs qui s'entrecroisaient sur le pavй faisait tout remuer aux yeux. C'йtait le peuple, vu ainsi de haut et de loin.

Enfin, dans les intervalles de ces toits, de ces flиches, de ces accidents d'йdifices sans nombre qui pliaient, tordaient et dentelaient d'une maniиre si bizarre la ligne extrкme de l'Universitй, on entrevoyait, d'espace en espace, un gros pan de mur moussu, une йpaisse tour ronde, une porte de ville crйnelйe, figurant la forteresse : c'йtait la clфture de Philippe-Auguste. Au delа verdoyaient les prйs, au delа s'enfuyaient les routes, le long desquelles traоnaient encore quelques maisons de faubourg, d'autant plus rares qu'elles s'йloignaient plus. Quelques-uns de ces faubourgs avaient de l'importance. C'йtait d'abord, а partir de la Tournelle, le bourg Saint-Victor, avec son pont d'une arche sur la Biиvre, son abbaye, oщ on lisait l'йpitaphe de Louis le Gros, epitaphium Ludovici Grossi, et son йglise а flиche octogone flanquйe de quatre clochetons du onziиme siиcle (on en peut voir une pareille а Йtampes ; elle n'est pas encore abattue) ; puis le bourg Saint-Marceau, qui avait dйjа trois йglises et un couvent. Puis, en laissant а gauche le moulin des Gobelins et ses quatre murs blancs, c'йtait le faubourg Saint-Jacques avec la belle croix sculptйe de son carrefour, l'йglise de Saint-Jacques du Haut-Pas, qui йtait alors gothique, pointue et charmante, Saint-Magloire, belle nef du quatorziиme siиcle, dont Napolйon fit un grenier а foin, Notre-Dame-des-Champs oщ il y avait des mosaпques byzantines. Enfin, aprиs avoir laissй en plein champ le monastиre des Chartreux, riche йdifice contemporain du Palais de Justice, avec ses petits jardins а compartiments et les ruines mal hantйes de Vauvert, l'oeil tombait а l'occident sur les trois aiguilles romanes de Saint-Germain-des-Prйs. Le bourg Saint-Germain, dйjа une grosse commune, faisait quinze ou vingt rues derriиre. Le clocher aigu de Saint-Sulpice marquait un des coins du bourg. Tout а cфtй on distinguait l'enceinte quadrilatйrale de la foire Saint-Germain, oщ est aujourd'hui le marchй ; puis le pilori de l'abbй, jolie petite tour ronde bien coiffйe d'un cфne de plomb. La tuilerie йtait plus loin, et la rue du Four, qui menait au four banal, et le moulin sur sa butte, et la maladrerie, maisonnette isolйe et mal vue. Mais ce qui attirait surtout le regard, et le fixait longtemps sur ce point, c'йtait l'abbaye elle-mкme. Il est certain que ce monastиre, qui avait une grande mine et comme йglise et comme seigneurie, ce palais abbatial, oщ les йvкques de Paris s'estimaient heureux de coucher une nuit, ce rйfectoire auquel l'architecte avait donnй l'air, la beautй et la splendide rosace d'une cathйdrale, cette йlйgante chapelle de la Vierge, ce dortoir monumental, ces vastes jardins, cette herse, ce pont-levis, cette enveloppe de crйneaux qui entaillait aux yeux la verdure des prйs d'alentour, ces cours oщ reluisaient des hommes d'armes mкlйs а des chapes d'or, le tout groupй et ralliй autour des trois hautes flиches а plein cintre bien assises sur une abside gothique, faisaient une magnifique figure а l'horizon.

Quand enfin, aprиs avoir longtemps considйrй l'Universitй, vous vous tourniez vers la rive droite, vers la Ville, le spectacle changeait brusquement de caractиre. La Ville, en effet, beaucoup plus grande que l'Universitй, йtait aussi moins une. Au premier aspect, on la voyait se diviser en plusieurs masses singuliиrement distinctes. D'abord, au levant, dans cette partie de la Ville qui reзoit encore aujourd'hui son nom du marais oщ Camulogиne embourba Cйsar, c'йtait un entassement de palais. Le pвtй venait jusqu'au bord de l'eau. Quatre hфtels presque adhйrents, Jouy, Sens, Barbeau, le logis de la Reine, miraient dans la Seine leurs combles d'ardoise coupйs de sveltes tourelles. Ces quatre йdifices emplissaient l'espace de la rue des Nonaindiиres а l'abbaye des Cйlestins, dont l'aiguille relevait gracieusement leur ligne de pignons et de crйneaux. Quelques masures verdвtres penchйes sur l'eau devant ces somptueux hфtels n'empкchaient pas de voir les beaux angles de leurs faзades, leurs larges fenкtres carrйes а croisйes de pierre, leurs porches ogives surchargйs de statues, les vives arкtes de leurs murs toujours nettement coupйs, et tous ces charmants hasards d'architecture qui font que l'art gothique a l'air de recommencer ses combinaisons а chaque monument. Derriиre ces palais, courait dans toutes les directions, tantфt refendue, palissadйe et crйnelйe comme une citadelle, tantфt voilйe de grands arbres comme une chartreuse, l'enceinte immense et multiforme de ce miraculeux hфtel de Saint-Pol, oщ le roi de France avait de quoi loger superbement vingt-deux princes de la qualitй du Dauphin et du duc de Bourgogne avec leurs domestiques et leurs suites, sans compter les grands seigneurs, et l'empereur quand il venait voir Paris, et les lions, qui avaient leur hфtel а part dans l'hфtel royal. Disons ici qu'un appartement de prince ne se composait pas alors de moins de onze salles, depuis la chambre de parade jusqu'au priez-Dieu, sans parler des galeries, des bains, des йtuves et autres " lieux superflus " dont chaque appartement йtait pourvu ; sans parler des jardins particuliers de chaque hфte du roi ; sans parler des cuisines, des celliers, des offices, des rйfectoires gйnйraux de la maison ; des basses-cours oщ il y avait vingt-deux laboratoires gйnйraux depuis la fourille jusqu'а l'йchansonnerie ; des jeux de mille sortes, le mail, la paume, la bague ; des voliиres, des poissonneries, des mйnageries, des йcuries, des йtables ; des bibliothиques, des arsenaux et des fonderies. Voilа ce que c'йtait alors qu'un palais de roi, un Louvre, un hфtel Saint-Pol. Une citй dans la citй.

De la tour oщ nous nous sommes placйs, l'hфtel Saint-Pol, presque а demi cachй par les quatre grands logis dont nous venons de parler, йtait encore fort considйrable et fort merveilleux а voir. On y distinguait trиs bien, quoique habilement soudйs au bвtiment principal par de longues galeries а vitraux et а colonnettes, les trois hфtels que Charles V avait amalgamйs а son palais, l'hфtel du Petit-Muce, avec la balustrade en dentelle qui ourlait gracieusement son toit ; l'hфtel de l'abbй de Saint-Maur, ayant le relief d'un chвteau fort, une grosse tour, des mвchicoulis, des meurtriиres, des moineaux de fer, et sur la large porte saxonne l'йcusson de l'abbй entre les deux entailles du pont-levis ; l'hфtel du comte d'Йtampes dont le donjon ruinй а son sommet s'arrondissait aux yeux, йbrйchй comme une crкte de coq ; за et lа, trois ou quatre vieux chкnes faisant touffe ensemble comme d'йnormes choux-fleurs, des йbats de cygnes dans les claires eaux des viviers, toutes plissйes d'ombre et de lumiиre ; force cours dont on voyait des bouts pittoresques ; l'hфtel des Lions avec ses ogives basses sur de courts piliers saxons, ses herses de fer et son rugissement perpйtuel ; tout а travers cet ensemble la flиche йcaillйe de l'Ave Maria ; а gauche, le logis du prйvфt de Paris flanquй de quatre tourelles finement йvidйes ; au milieu, au fond, l'hфtel Saint-Pol proprement dit avec ses faзades multipliйes, ses enrichissements successifs depuis Charles V, les excroissances hybrides dont la fantaisie des architectes l'avait chargй depuis deux siиcles, avec toutes les absides de ses chapelles, tous les pignons de ses galeries, mille girouettes aux quatre vents, et ses deux hautes tours contiguлs dont le toit conique, entourй de crйneaux а sa base, avait l'air de ces chapeaux pointus dont le bord est relevй.

En continuant de monter les йtages de cet amphithйвtre de palais dйveloppй au loin sur le sol, aprиs avoir franchi un ravin profond creusй dans les toits de la Ville, lequel marquait le passage de la rue Saint-Antoine, l'oeil, et nous nous bornons toujours aux principaux monuments, arrivait au logis d'Angoulкme, vaste construction de plusieurs йpoques oщ il y avait des parties toutes neuves et trиs blanches, qui ne se fondaient guиre mieux dans l'ensemble qu'une piиce rouge а un pourpoint bleu. Cependant le toit singuliиrement aigu et йlevй du palais moderne, hйrissй de gouttiиres ciselйes, couvert de lames de plomb oщ se roulaient en mille arabesques fantasques d'йtincelantes incrustations de cuivre dorй, ce toit si curieusement damasquinй s'йlanзait avec grвce du milieu des brunes ruines de l'ancien йdifice, dont les vieilles grosses tours, bombйes par l'вge comme des futailles s'affaissant sur elles-mкmes de vйtustй et se dйchirant du haut en bas, ressemblaient а de gros ventres dйboutonnйs. Derriиre, s'йlevait la forкt d'aiguilles du palais des Tournelles. Pas de coup d'oeil au monde, ni а Chambord, ni а l'Alhambra, plus magique, plus aйrien, plus prestigieux que cette futaie de flиches, de clochetons, de cheminйes, de girouettes, de spirales, de vis, de lanternes trouйes par le jour qui semblaient frappйes а l'emporte-piиce, de pavillons, de tourelles en fuseaux, ou, comme on disait alors, de tournelles, toutes diverses de formes, de hauteur et d'attitude. On eыt dit un gigantesque йchiquier de pierre.

А droite des Tournelles, cette botte d'йnormes tours d'un noir d'encre, entrant les unes dans les autres, et ficelйes pour ainsi dire par un fossй circulaire, ce donjon beaucoup plus percй de meurtriиres que de fenкtres, ce pont-levis toujours dressй, cette herse toujours tombйe, c'est la Bastille. Ces espиces de becs noirs qui sortent d'entre les crйneaux, et que vous prenez de loin pour des gouttiиres, ce sont des canons.

Sous leur boulet, au pied du formidable йdifice, voici la Porte Saint-Antoine, enfouie entre ses deux tours.

Au delа des Tournelles, jusqu'а la muraille de Charles V, se dйroulait avec de riches compartiments de verdure et de fleurs un tapis veloutй de cultures et de parcs royaux, au milieu desquels on reconnaissait, а son labyrinthe d'arbres et d'allйes, le fameux jardin Dйdalus que Louis XI avait donnй а Coictier. L'observatoire du docteur s'йlevait au-dessus du dйdale comme une grosse colonne isolйe ayant une maisonnette pour chapiteau, il s'est fait dans cette officine de terribles astrologies.

Lа est aujourd'hui la place Royale.

Comme nous venons de le dire, le quartier de palais dont nous avons tвchй de donner quelque idйe au lecteur, en n'indiquant nйanmoins que les sommitйs, emplissait l'angle que l'enceinte de Charles V faisait avec la Seine а l'orient. Le centre de la Ville йtait occupй par un monceau de maisons а peuple. C'йtait lа en effet que se dйgorgeaient les trois ponts de la Citй sur la rive droite, et les ponts font des maisons avant des palais. Cet amas d'habitations bourgeoises, pressйes comme les alvйoles dans la ruche, avait sa beautй. Il en est des toits d'une capitale comme des vagues d'une mer, cela est grand. D'abord les rues, croisйes et brouillйes, faisaient dans le bloc cent figures amusantes. Autour des Halles, c'йtait comme une йtoile а mille raies. Les rues Saint-Denis et Saint-Martin, avec leurs innombrables ramifications, montaient l'une aprиs l'autre comme deux gros arbres qui mкlent leurs branches. Et puis, des lignes tortues, les rues de la Plвtrerie, de la Verrerie, de la Tixeranderie, etc., serpentaient sur le tout. Il y avait aussi de beaux йdifices qui perзaient l'ondulation pйtrifiйe de cette mer de pignons. C'йtait, а la tкte du Pont-aux-Changeurs derriиre lequel on voyait mousser la Seine sous les roues du Pont-aux-Meuniers, c'йtait le Chвtelet, non plus tour romaine comme sous Julien l'Apostat, mais tour fйodale du treiziиme siиcle, et d'une pierre si dure que le pic en trois heures n'en levait pas l'йpaisseur du poing. C'йtait le riche clocher carrй de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, avec ses angles tout йmoussйs de sculptures, dйjа admirable, quoiqu'il ne fыt pas achevй au quinziиme siиcle. Il lui manquait en particulier ces quatre monstres qui, aujourd'hui encore, perchйs aux encoignures de son toit, ont l'air de quatre sphinx qui donnent а deviner au nouveau Paris l'йnigme de l'ancien ; Rault, le sculpteur, ne les posa qu'en 1526, et il eut vingt francs pour sa peine. C'йtait la Maison-aux-Piliers, ouverte sur cette place de Grиve dont nous avons donnй quelque idйe au lecteur. C'йtait Saint-Gervais, qu'un portail de bon goыt a gвtй depuis ; Saint-Mйry dont les vieilles ogives йtaient presque encore des pleins cintres ; Saint-Jean dont la magnifique aiguille йtait proverbiale ; c'йtaient vingt autres monuments qui ne dйdaignaient pas d'enfouir leurs merveilles dans ce chaos de rues noires, йtroites et profondes. Ajoutez les croix de pierre sculptйes plus prodiguйes encore dans les carrefours que les gibets ; le cimetiиre des Innocents dont on apercevait au loin par-dessus les toits l'enceinte architecturale ; le pilori des Halles, dont on voyait le faоte entre deux cheminйes de la rue de la Cossonnerie ; l'йchelle de la Croix-du-Trahoir dans son carrefour toujours noir de peuple ; les masures circulaires de la Halle au blй ; les tronзons de l'ancienne clфture de Philippe-Auguste qu'on distinguait за et lа, noyйs dans les maisons, tours rongйes de lierre, portes ruinйes, pans de murs croulants et dйformйs ; le quai avec ses mille boutiques et ses йcorcheries saignantes ; la Seine chargйe de bateaux du Port-au-Foin au For-l'Йvкque ; et vous aurez une image confuse de ce qu'йtait en 1482 le trapиze central de la Ville.

Avec ces deux quartiers, l'un d'hфtels, l'autre de maisons, le troisiиme йlйment de l'aspect qu'offrait la Ville, c'йtait une longue zone d'abbayes qui la bordait dans presque tout son pourtour, du levant au couchant, et en arriиre de l'enceinte de fortifications qui fermait Paris lui faisait une seconde enceinte intйrieure de couvents et de chapelles. Ainsi, immйdiatement а cфtй du parc des Tournelles, entre la rue Saint-Antoine et la vieille rue du Temple, il y avait Sainte-Catherine avec son immense culture, qui n'йtait bornйe que par la muraille de Paris. Entre la vieille et la nouvelle rue du Temple, il y avait le Temple, sinistre faisceau de tours, haut, debout et isolй au milieu d'un vaste enclos crйnelй. Entre la rue Neuve-du-Temple et la rue Saint-Martin, c'йtait l'abbaye de Saint-Martin, au milieu de ses jardins, superbe йglise fortifiйe, dont la ceinture de tours, dont la tiare de clochers, ne le cйdaient en force et en splendeur qu'а Saint-Germain-des-Prйs. Entre les deux rues Saint-Martin et Saint-Denis, se dйveloppait l'enclos de la Trinitй. Enfin, entre la rue Saint-Denis et la rue Montorgueil, les Filles-Dieu. А cфtй, on distinguait les toits pourris et l'enceinte dйpavйe de la Cour des Miracles. C'йtait le seul anneau profane qui se mкlвt а cette dйvote chaоne de couvents.

Enfin, le quatriиme compartiment qui se dessinait de lui-mкme dans l'agglomйration des toits de la rive droite, et qui occupait l'angle occidental de la clфture et le bord de l'eau en aval, c'йtait un nouveau noeud de palais et d'hфtels serrйs aux pieds du Louvre. Le vieux Louvre de Philippe-Auguste, cet йdifice dйmesurй dont la grosse tour ralliait vingt-trois maоtresses tours autour d'elle, sans compter les tourelles, semblait de loin enchвssй dans les combles gothiques de l'hфtel d'Alenзon et du Petit-Bourbon. Cette hydre de tours, gardienne gйante de Paris, avec ses vingt-quatre tкtes toujours dressйes, avec ses croupes monstrueuses, plombйes ou йcaillйes d'ardoises, et toutes ruisselantes de reflets mйtalliques, terminait d'une maniиre surprenante la configuration de la Ville au couchant.

Ainsi, un immense pвtй, ce que les Romains appelaient insula, de maisons bourgeoises, flanquй а droite et а gauche de deux blocs de palais couronnйs l'un par le Louvre, l'autre par les Tournelles, bordй au nord d'une longue ceinture d'abbayes et d'enclos cultivйs, le tout amalgamй et fondu au regard ; sur ces mille йdifices, dont les toits de tuiles et d'ardoises dйcoupaient les uns sur les autres tant de chaоnes bizarres, les clochers tatouйs, gaufrйs et guillochйs des quarante-quatre йglises de la rive droite ; des myriades de rues au travers ; pour limite d'un cфtй une clфture de hautes murailles а tours carrйes (celle de l'Universitй йtait а tours rondes) ; de l'autre, la Seine coupйe de ponts et charriant force bateaux : voilа la Ville au quinziиme siиcle.

Au delа des murailles, quelques faubourgs se pressaient aux portes, mais moins nombreux et plus йpars que ceux de l'Universitй. C'йtaient, derriиre la Bastille, vingt masures pelotonnйes autour des curieuses sculptures de la Croix-Faubin et des arcs-boutants de l'abbaye Saint-Antoine des Champs ; puis Popincourt, perdu dans les blйs ; puis la Courtille, joyeux village de cabarets ; le bourg Saint-Laurent avec son йglise dont le clocher de loin semblait s'ajouter aux tours pointues de la Porte Saint-Martin ; le faubourg Saint-Denis avec le vaste enclos de Saint-Ladre ; hors de la Porte Montmartre, la Grange-Bateliиre ceinte de murailles blanches ; derriиre elle, avec ses pentes de craie, Montmartre qui avait alors presque autant d'йglises que de moulins, et qui n'a gardй que les moulins, car la sociйtй ne demande plus maintenant que le pain du corps. Enfin, au delа du Louvre on voyait s'allonger dans les prйs le faubourg Saint-Honorй, dйjа fort considйrable alors, et verdoyer la Petite-Bretagne, et se dйrouler le Marchй-aux-Pourceaux, au centre duquel s'arrondissait l'horrible fourneau а bouillir les faux-monnayeurs. Entre la Courtille et Saint-Laurent votre oeil avait dйjа remarquй au couronnement d'une hauteur accroupie sur des plaines dйsertes une espиce d'йdifice qui ressemblait de loin а une colonnade en ruine debout sur un soubassement dйchaussй. Ce n'йtait ni un Parthйnon, ni un temple de Jupiter Olympien. C'йtait Montfaucon.

Maintenant, si le dйnombrement de tant d'йdifices, quelque sommaire que nous l'ayons voulu faire, n'a pas pulvйrisй, а mesure que nous la construisions, dans l'esprit du lecteur, l'image gйnйrale du vieux Paris, nous la rйsumerons en quelques mots. Au centre, l'оle de la Citй, ressemblant par sa forme а une йnorme tortue et faisant sortir ses ponts йcaillйs de tuiles comme des pattes, de dessous sa grise carapace de toits. А gauche, le trapиze monolithe, ferme, dense, serrй, hйrissй, de l'Universitй. А droite, le vaste demi-cercle de la Ville beaucoup plus mкlй de jardins et de monuments. Les trois blocs, Citй, Universitй, Ville, marbrйs de rues sans nombre. Tout au travers, la Seine, la " nourriciиre Seine ", comme dit le pиre Du Breul, obstruйe d'оles, de ponts et de bateaux. Tout autour, une plaine immense, rapiйcйe de mille sortes de cultures, semйe de beaux villages ; а gauche, Issy, Vanvres, Vaugirard, Montrouge, Gentilly avec sa tour ronde et sa tour carrйe, etc. ; а droite, vingt autres depuis Conflans jusqu'а la Ville-l'Йvкque. А l'horizon, un ourlet de collines disposйes en cercle comme le rebord du bassin. Enfin, au loin, а l'orient, Vincennes et ses sept tours quadrangulaires ; au sud, Bicкtre et ses tourelles pointues ; au septentrion, Saint-Denis et son aiguille ; а l'occident, Saint-Cloud et son donjon. Voilа le Paris que voyaient du haut des tours de Notre-Dame les corbeaux qui vivaient en 1482.

C'est pourtant de cette ville que Voltaire a dit qu'avant Louis XIV elle ne possйdait que quatre beaux monuments : le dфme de la Sorbonne, le Val-de-Grвce, le Louvre moderne, et je ne sais plus le quatriиme, le Luxembourg peut-кtre. Heureusement Voltaire n'en a pas moins fait Candide, et n'en est pas moins de tous les hommes qui se sont succйdй dans la longue sйrie de l'humanitй celui qui a le mieux eu le rire diabolique. Cela prouve d'ailleurs qu'on peut кtre un beau gйnie et ne rien comprendre а un art dont on n'est pas. Moliиre ne croyait-il pas faire beaucoup d'honneur а Raphaлl et а Michel-Ange en les appelant : ces Mignards de leur вge ?

Revenons а Paris et au quinziиme siиcle.

Ce n'йtait pas alors seulement une belle ville ; c'йtait une ville homogиne, un produit architectural et historique du moyen вge, une chronique de pierre. C'йtait une citй formйe de deux couches seulement, la couche romane et la couche gothique, car la couche romaine avait disparu depuis longtemps, exceptй aux Thermes de Julien oщ elle perзait encore la croыte йpaisse du moyen вge. Quant а la couche celtique, on n'en trouvait mкme plus d'йchantillons en creusant des puits.

Cinquante ans plus tard, lorsque la renaissance vint mкler а cette unitй si sйvиre et pourtant si variйe le luxe йblouissant de ses fantaisies et de ses systиmes, ses dйbauches de pleins cintres romains, de colonnes grecques et de surbaissements gothiques, sa sculpture si tendre et si idйale, son goыt particulier d'arabesques et d'acanthes, son paganisme architectural contemporain de Luther, Paris fut peut-кtre plus beau encore, quoique moins harmonieux а l'oeil et а la pensйe. Mais ce splendide moment dura peu. La renaissance ne fut pas impartiale ; elle ne se contenta pas d'йdifier, elle voulut jeter bas, il est vrai qu'elle avait besoin de place. Aussi le Paris gothique ne fut-il complet qu'une minute. On achevait а peine Saint-Jacques-de-la-Boucherie qu'on commenзait la dйmolition du vieux Louvre.

Depuis, la grande ville a йtй se dйformant de jour en jour. Le Paris gothique sous lequel s'effaзait le Paris roman s'est effacй а son tour. Mais peut-on dire quel Paris l'a remplacй ?

Il y a le Paris de Catherine de Mйdicis, aux Tuileries, le Paris de Henri II, а l'Hфtel de Ville, deux йdifices encore d'un grand goыt ; le Paris de Henri IV, а la place Royale : faзades de briques а coins de pierre et а toits d'ardoise, des maisons tricolores ; le Paris de Louis XIII, au Val-de-Grвce : une architecture йcrasйe et trapue, des voыtes en anses de panier, je ne sais quoi de ventru dans la colonne et de bossu dans le dфme ; le Paris de Louis XIV, aux Invalides : grand, riche, dorй et froid ; le Paris de Louis XV, а Saint-Sulpice : des volutes, des noeuds de rubans, des nuages, des vermicelles et des chicorйes, le tout en pierre ; le Paris de Louis XVI, au Panthйon : Saint-Pierre de Rome mal copiй (l'йdifice s'est tassй gauchement, ce qui n'en a pas raccommodй les lignes) ; le Paris de la Rйpublique, а l'Йcole de mйdecine : un pauvre goыt grec et romain qui ressemble au Colisйe ou au Parthйnon comme la constitution de l'an III aux lois de Minos, on l'appelle en architecture le goыt messidor ; le Paris de Napolйon, а la place Vendфme : celui-lа est sublime, une colonne de bronze faite avec des canons ; le Paris de la restauration, а la Bourse : une colonade fort blanche supportant une frise fort lisse, le tout est carrй et a coыtй vingt millions.

А chacun de ces monuments caractйristiques se rattache par une similitude de goыt, de faзon et d'attitude, une certaine quantitй de maisons йparses dans divers quartiers et que l'oeil du connaisseur distingue et date aisйment. Quand on sait voir, on retrouve l'esprit d'un siиcle et la physionomie d'un roi jusque dans un marteau de porte.

Le Paris actuel n'a donc aucune physionomie gйnйrale. C'est une collection d'йchantillons de plusieurs siиcles, et les plus beaux ont disparu. La capitale ne s'accroоt qu'en maisons, et quelles maisons ! Du train dont va Paris, il se renouvellera tous les cinquante ans. Aussi la signification historique de son architecture s'efface-t-elle tous les jours. Les monuments y deviennent de plus en plus rares, et il semble qu'on les voie s'engloutir peu а peu, noyйs dans les maisons. Nos pиres avaient un Paris de pierre ; nos fils auront un Paris de plвtre.

Quant aux monuments modernes du Paris neuf nous nous dispenserons volontiers d'en parler. Ce n'est pas que nous ne les admirions comme il convient. La Sainte-Geneviиve de M. Soufflot est certainement le plus beau gвteau de Savoie qu'on ait jamais fait en pierre. Le palais de la Lйgion d'honneur est aussi un morceau de pвtisserie fort distinguй. Le dфme de la Halle au blй est une casquette de jockey anglais sur une grande йchelle. Les tours Saint-Sulpice sont deux grosses clarinettes, et c'est une forme comme une autre ; le tйlйgraphe tortu et grimaзant fait un aimable accident sur leur toiture. Saint-Roch a un portail qui n'est comparable pour la magnificence qu'а Saint-Thomas d'Aquin. Il a aussi un calvaire en ronde-bosse dans une cave et un soleil de bois dorй. Ce sont lа des choses tout а fait merveilleuses. La lanterne du labyrinthe du Jardin des Plantes est aussi fort ingйnieuse. Quant au palais de la Bourse, qui est grec par sa colonnade, romain par le plein cintre de ses portes et fenкtres, de la renaissance par sa grande voыte surbaissйe, c'est indubitablement un monument trиs correct et trиs pur. La preuve, c'est qu'il est couronnй d'un attique comme on n'en voyait pas а Athиnes, belle ligne droite, gracieusement coupйe за et lа par des tuyaux de poкle. Ajoutons que, s'il est de rиgle que l'architecture d'un йdifice soit adaptйe а sa destination de telle faзon que cette destination se dйnonce d'elle-mкme au seul aspect de l'йdifice, on ne saurait trop s'йmerveiller d'un monument qui peut кtre indiffйremment un palais de roi, une chambre des communes, un hфtel de ville, un collиge, un manиge, une acadйmie, un entrepфt, un tribunal, un musйe, une caserne, un sйpulcre, un temple, un thйвtre. En attendant, c'est une Bourse. Un monument doit en outre кtre appropriй au climat. Celui-ci est йvidemment construit exprиs pour notre ciel froid et pluvieux. Il a un toit presque plat comme en Orient, ce qui fait que l'hiver, quand il neige, on balaye le toit, et il est certain qu'un toit est fait pour кtre balayй. Quant а cette destination dont nous parlions tout а l'heure, il la remplit а merveille ; il est Bourse en France, comme il eыt йtй temple en Grиce. Il est vrai que l'architecte a eu assez de peine а cacher le cadran de l'horloge qui eыt dйtruit la puretй des belles lignes de la faзade ; mais en revanche on a cette colonnade qui circule autour du monument, et sous laquelle, dans les grands jours de solennitй religieuse, peut se dйvelopper majestueusement la thйorie des agents de change et des courtiers de commerce.

Ce sont lа sans aucun doute de trиs superbes monuments. Joignons-y force belles rues, amusantes et variйes comme la rue de Rivoli, et je ne dйsespиre pas que Paris vu а vol de ballon ne prйsente un jour aux yeux cette richesse de lignes, cette opulence de dйtails, cette diversitй d'aspects, ce je ne sais quoi de grandiose dans le simple et d'inattendu dans le beau qui caractйrise un damier.

Toutefois, si admirable que vous semble le Paris d'а prйsent, refaites le Paris du quinziиme siиcle, reconstruisez-le dans votre pensйe, regardez le jour а travers cette haie surprenante d'aiguilles, de tours et de clochers, rйpandez au milieu de l'immense ville, dйchirez а la pointe des оles, plissez aux arches des ponts la Seine avec ses larges flaques vertes et jaunes, plus changeante qu'une robe de serpent, dйtachez nettement sur un horizon d'azur le profil gothique de ce vieux Paris, faites-en flotter le contour dans une brume d'hiver qui s'accroche а ses nombreuses cheminйes ; noyez-le dans une nuit profonde, et regardez le jeu bizarre des tйnиbres et des lumiиres dans ce sombre labyrinthe d'йdifices ; jetez-y un rayon de lune qui le dessine vaguement, et fasse sortir du brouillard les grandes tкtes des tours ; ou reprenez cette noire silhouette, ravivez d'ombre les mille angles aigus des flиches et des pignons, et faites-la saillir, plus dentelйe qu'une mвchoire de requin, sur le ciel de cuivre du couchant. - Et puis, comparez.

Et si vous voulez recevoir de la vieille ville une impression que la moderne ne saurait plus vous donner, montez, un matin de grande fкte, au soleil levant de Pвques ou de la Pentecфte, montez sur quelque point йlevй d'oщ vous dominiez la capitale entiиre, et assistez а l'йveil des carillons. Voyez а un signal parti du ciel, car c'est le soleil qui le donne, ces mille йglises tressaillir а la fois. Ce sont d'abord des tintements йpars, allant d'une йglise а l'autre, comme lorsque des musiciens s'avertissent qu'on va commencer ; puis tout а coup voyez, car il semble qu'en certains instants l'oreille aussi a sa vue, voyez s'йlever au mкme moment de chaque clocher comme une colonne de bruit, comme une fumйe d'harmonie. D'abord, la vibration de chaque cloche monte droite, pure et pour ainsi dire isolйe des autres, dans le ciel splendide du matin. Puis, peu а peu, en grossissant elles se fondent, elles se mкlent, elles s'effacent l'une dans l'autre, elles s'amalgament dans un magnifique concert. Ce n'est plus qu'une masse de vibrations sonores qui se dйgage sans cesse des innombrables clochers, qui flotte, ondule, bondit, tourbillonne sur la ville, et prolonge bien au delа de l'horizon le cercle assourdissant de ses oscillations. Cependant cette mer d'harmonie n'est point un chaos. Si grosse et si profonde qu'elle soit, elle n'a point perdu sa transparence. Vous y voyez serpenter а part chaque groupe de notes qui s'йchappe des sonneries ; vous y pouvez suivre le dialogue, tour а tour grave et criard, de la crйcelle et du bourdon ; vous y voyez sauter les octaves d'un clocher а l'autre ; vous les regardez s'йlancer ailйes, lйgиres et sifflantes de la cloche d'argent, tomber cassйes et boiteuses de la cloche de bois ; vous admirez au milieu d'elles la riche gamme qui descend et remonte sans cesse les sept cloches de Saint-Eustache ; vous voyez courir tout au travers des notes claires et rapides qui font trois ou quatre zigzags lumineux et s'йvanouissent comme des йclairs. Lа-bas, c'est l'abbaye Saint-Martin, chanteuse aigre et fкlйe ; ici, la voix sinistre et bourrue de la Bastille ; а l'autre bout, la grosse Tour du Louvre, avec sa basse-taille. Le royal carillon du Palais jette sans relвche de tous cфtйs des trilles resplendissants sur lesquels tombent а temps йgaux les lourdes couppetйes du beffroi de Notre-Dame, qui les font йtinceler comme l'enclume sous le marteau. Par intervalles vous voyez passer des sons de toute forme qui viennent de la triple volйe de Saint-Germain-des-Prйs. Puis encore de temps en temps cette masse de bruits sublimes s'entr'ouvre et donne passage а la strette de l'Ave Maria qui йclate et pйtille comme une aigrette d'йtoiles. Au-dessous, au plus profond du concert, vous distinguez confusйment le chant intйrieur des йglises qui transpire а travers les pores vibrants de leurs voыtes. - Certes, c'est lа un opйra qui vaut la peine d'кtre йcoutй. D'ordinaire, la rumeur qui s'йchappe de Paris le jour, c'est la ville qui parle ; la nuit, c'est la ville qui respire : ici, c'est la ville qui chante. Prкtez donc l'oreille а ce tutti des clochers, rйpandez sur l'ensemble le murmure d'un demi-million d'hommes, la plainte йternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor grave et lointain des quatre forкts disposйes sur les collines de l'horizon comme d'immenses buffets d'orgue, йteignez-y ainsi que dans une demi-teinte tout ce que le carillon central aurait de trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus dorй, de plus йblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries ; que cette fournaise de musique ; que ces dix mille voix d'airain chantant а la fois dans des flыtes de pierre hautes de trois cents pieds ; que cette citй qui n'est plus qu'un orchestre ; que cette symphonie qui fait le bruit d'une tempкte.


LIVRE QUATRIИME
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I

LES BONNES ВMES
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Il y avait seize ans а l'йpoque oщ se passe cette histoire que, par un beau matin de dimanche de la Quasimodo, une crйature vivante avait йtй dйposйe aprиs la messe dans l'йglise de Notre-Dame, sur le bois de lit scellй dans le parvis а main gauche, vis-а-vis ce grand image de saint Christophe que la figure sculptйe en pierre de messire Antoine des Essarts, chevalier, regardait а genoux depuis 1413, lorsqu'on s'est avisй de jeter bas et le saint et le fidиle. C'est sur ce bois de lit qu'il йtait d'usage d'exposer les enfants trouvйs а la charitй publique. Les prenait lа qui voulait. Devant le bois de lit йtait un bassin de cuivre pour les aumфnes.

L'espиce d'кtre vivant qui gisait sur cette planche le matin de la Quasimodo en l'an du Seigneur 1467 paraissait exciter а un haut degrй la curiositй du groupe assez considйrable qui s'йtait amassй autour du bois de lit. Le groupe йtait formй en grande partie de personnes du beau sexe. Ce n'йtaient presque que des vieilles femmes.

Au premier rang et les plus inclinйes sur le lit, on en remarquait quatre qu'а leur cagoule grise, sorte de soutane, on devinait attachйes а quelque confrйrie dйvote. Je ne vois point pourquoi l'histoire ne transmettrait pas а la postйritй les noms de ces quatre discrиtes et vйnйrables demoiselles. C'йtaient Agnиs la Herme, Jehanne de la Tarme, Henriette la Gaultiиre, Gauchиre la Violette, toutes quatre veuves, toutes quatre bonnes-femmes de la chapelle Etienne-Haudry, sorties de leur maison, avec la permission de leur maоtresse et conformйment aux statuts de Pierre d'Ailly, pour venir entendre le sermon.

Du reste, si ces braves haudriettes observaient pour le moment les statuts de Pierre d'Ailly, elles violaient, certes, а coeur joie, ceux de Michel de Brache et du cardinal de Pise qui leur prescrivaient si inhumainement le silence.

-- Qu'est-ce que c'est que cela, ma soeur ? disait Agnиs Gauchиre, en considйrant la petite crйature exposйe qui glapissait et se tordait sur le lit de bois, tout effrayйe de tant de regards.

-- Qu'est-ce que nous allons devenir, disait Jehanne, si c'est comme cela qu'ils font les enfants а prйsent ?

-- Je ne me connais pas en enfants, reprenait Agnиs, mais ce doit кtre un pйchй de regarder celui-ci.

-- Ce n'est pas un enfant, Agnиs.

-- C'est un singe manquй, observait Gauchиre.

-- C'est un miracle, reprenait Henriette la Gaultiиre.

-- Alors, remarquait Agnиs, c'est le troisiиme depuis le dimanche du Laetare. Car il n'y a pas huit jours que nous avons eu le miracle du moqueur de pиlerins puni divinement par Notre-Dame d'Aubervilliers, et c'йtait le second miracle du mois.

-- C'est un vrai monstre d'abomination que ce soi-disant enfant trouvй, reprenait Jehanne.

-- Il braille а faire sourd un chantre, poursuivait Gauchиre. -- Tais-toi donc, petit hurleur !

-- Dire que c'est M. de Reims qui envoie cette йnormitй а M. de Paris ! ajoutait la Gaultiиre en joignant les mains.

-- J'imagine, disait Agnиs la Herme, que c'est une bкte, un animal, le produit d'un juif avec une truie ; quelque chose enfin qui n'est pas chrйtien et qu'il faut jeter а l'eau ou au feu.

-- J'espиre bien, reprenait la Gaultiиre, qu'il ne sera postulй par personne.

-- Ah mon Dieu ! s'йcriait Agnиs, ces pauvres nourrices qui sont lа dans le logis des enfants trouvйs qui fait le bas de la ruelle en descendant la riviиre, tout а cфtй de monseigneur l'йvкque, si on allait leur apporter ce petit monstre а allaiter ! J'aimerais mieux donner а tйter а un vampire.

-- Est-elle innocente, cette pauvre la Herme ! reprenait Jehanne. Vous ne voyez pas, ma soeur, que ce petit monstre a au moins quatre ans et qu'il aurait moins appйtit de votre tйtin que d'un tournebroche.

En effet, ce n'йtait pas un nouveau-nй que " ce petit monstre ". (Nous serions fort empкchй nous-mкme de le qualifier autrement.) C'йtait une petite masse fort anguleuse et fort remuante, emprisonnйe dans un sac de toile imprimй au chiffre de messire Guillaume Chartier, pour lors йvкque de Paris, avec une tкte qui sortait. Cette tкte йtait chose assez difforme. On n'y voyait qu'une forкt de cheveux roux, un oeil, une bouche et des dents. L'oeil pleurait, la bouche criait, et les dents ne paraissaient demander qu'а mordre. Le tout se dйbattait dans le sac, au grand йbahissement de la foule qui grossissait et se renouvelait sans cesse а l'entour.

Dame Aloпse de Gondelaurier, une femme riche et noble qui tenait une jolie fille d'environ six ans а la main et qui traоnait un long voile а la corne d'or de sa coiffe, s'arrкta en passant devant le lit, et considйra un moment la malheureuse crйature, pendant que sa charmante petite fille Fleur-de-Lys de Gondelaurier, toute vкtue de soie et de velours, йpelait avec son joli doigt l'йcriteau permanent accrochй au bois de lit : ENFANTS TROUVЙS.

-- En vйritй, dit la dame en se dйtournant avec dйgoыt, je croyais qu'on n'exposait ici que des enfants.

Elle tourna le dos, en jetant dans le bassin un florin d'argent qui retentit parmi les liards et fit ouvrir de grands yeux aux pauvres bonnes-femmes de la chapelle Йtienne-Haudry.

Un moment aprиs, le grave et savant Robert Mistricolle, protonotaire du roi, passa avec un йnorme missel sous un bras et sa femme sous l'autre (damoiselle Guillemette la Mairesse), ayant de la sorte а ses cфtйs ses deux rйgulateurs spirituel et temporel.

-- Enfant trouvй ! dit-il aprиs avoir examinй l'objet. Trouvй apparemment sur le parapet du fleuve Phlйgйto !

-- On ne lui voit qu'un oeil, observa demoiselle Guillemette. Il a sur l'autre une verrue.

-- Ce n'est pas une verrue, reprit maоtre Robert Mistricolle. C'est un oeuf qui renferme un autre dйmon tout pareil, lequel porte un autre petit oeuf qui contient un autre diable, et ainsi de suite.

-- Comment savez-vous cela ? demanda Guillemette la Mairesse.

-- Je le sais pertinemment, rйpondit le protonotaire.

-- Monsieur le protonotaire, demanda Gauchиre, que pronostiquez-vous de ce prйtendu enfant trouvй ?

-- Les plus grands malheurs, rйpondit Mistricolle.

-- Ah ! mon Dieu ! dit une vieille dans l'auditoire, avec cela qu'il y a eu une considйrable pestilence l'an passй et qu'on dit que les Anglais vont dйbarquer en compagnie а Harefleu.

-- Cela empкchera peut-кtre la reine de venir а Paris au mois de septembre, reprit une autre. La marchandise va dйjа si mal !

-- Je suis d'avis, s'йcria Jehanne de la Tarme, qu'il vaudrait mieux pour les manants de Paris que ce petit magicien-lа fыt couchй sur un fagot que sur une planche.

-- Un beau fagot flambant ! ajouta la vieille.

-- Cela serait plus prudent, dit Mistricolle.

Depuis quelques moments un jeune prкtre йcoutait le raisonnement des haudriettes et les sentences du protonotaire. C'йtait une figure sйvиre, un front large, un regard profond. Il йcarta silencieusement la foule, examina le petit magicien, et йtendit la main sur lui. Il йtait temps. Car toutes les dйvotes se lйchaient dйjа les barbes du beau fagot flambant.

-- J'adopte cet enfant, dit le prкtre.

Il le prit dans sa soutane, et l'emporta. L'assistance le suivit d'un oeil effarй. Un moment aprиs, il avait disparu par la Porte-Rouge qui conduisait alors de l'йglise au cloоtre.

Quand la premiиre surprise fut passйe, Jehanne de la Tarme se pencha а l'oreille de la Gaultiиre :

-- Je vous avais bien dit, ma soeur, que ce jeune clerc monsieur Claude Frollo est un sorcier.

II

CLAUDE FROLLO
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En effet, Claude Frollo n'йtait pas un personnage vulgaire. Il appartenait а une de ces familles moyennes qu'on appelait indiffйremment dans le langage impertinent du siиcle dernier haute bourgeoisie ou petite noblesse. Cette famille avait hйritй des frиres Paclet le fief de Tirechappe, qui relevait de l'йvкque de Paris, et dont les vingt-une maisons avaient йtй au treiziиme siиcle l'objet de tant de plaidoiries par-devant l'official. Comme possesseur de ce fief Claude Frollo йtait un des sept vingt-un seigneurs prйtendant censive dans Paris et ses faubourgs ; et l'on a pu voir longtemps son nom inscrit en cette qualitй, entre l'hфtel de Tancarville, appartenant а maоtre Franзois Le Rez, et le collиge de Tours, dans le cartulaire dйposй а Saint-Martin des Champs.

Claude Frollo avait йtй destinй dиs l'enfance par ses parents а l'йtat ecclйsiastique. On lui avait appris а lire dans du latin. Il avait йtй йlevй а baisser les yeux et а parler bas. Tout enfant, son pиre l'avait cloоtrй au collиge de Torchi en l'Universitй. C'est lа qu'il avait grandi, sur le missel et le Lexicon.

C'йtait d'ailleurs un enfant triste, grave, sйrieux, qui йtudiait ardemment et apprenait vite. Il ne jetait pas grand cri dans les rйcrйations, se mкlait peu aux bacchanales de la rue du Fouarre, ne savait ce que c'йtait que dare alapas et capillos laniare, et n'avait fait aucune figure dans cette mutinerie de 1463 que les annalistes enregistrent gravement sous le titre de : " Sixiиme trouble de l'Universitй ". Il lui arrivait rarement de railler les pauvres йcoliers de Montagu pour les cappettes dont ils tiraient leur nom, ou les boursiers du Collиge de Dormans pour leur tonsure rase et leur surtout tri-parti de drap pers, bleu et violet, azurini coloris et bruni, comme dit la charte du cardinal des Quatre-Couronnes.

En revanche, il йtait assidu aux grandes et petites йcoles de la rue Saint-Jean-de-Beauvais. Le premier йcolier que l'abbй de Saint-Pierre de Val, au moment de commencer sa lecture de droit canon, apercevait toujours collй vis-а-vis de sa chaire а un pilier de l'йcole Saint-Vendregesile, c'йtait Claude Frollo, armй de son йcritoire de corne, mвchant sa plume, griffonnant sur son genou usй, et l'hiver soufflant dans ses doigts. Le premier auditeur que messire Miles d'Isliers, docteur en Dйcret, voyait arriver chaque lundi matin, tout essoufflй, а l'ouverture des portes de l'йcole du Chef-Saint-Denis, c'йtait Claude Frollo. Aussi, а seize ans, le jeune clerc eыt pu tenir tкte, en thйologie mystique а un pиre de йglise, en thйologie canonique а un pиre des conciles, en thйologie scolastique а un docteur de Sorbonne.

La thйologie dйpassйe, il s'йtait prйcipitй dans le Dйcret. Du Maоtre des Sentences, il йtait tombй aux Capitulaires de Charlemagne. Et successivement il avait dйvorй, dans son appйtit de science, dйcrйtales sur dйcrйtales, celles de Thйodore, йvкque d'Hispale, celles de Bouchard, йvкque de Worms, celles d'Yves, йvкque de Chartres ; puis le Dйcret de Gratien qui succйda aux Capitulaires de Charlemagne ; puis le recueil de Grйgoire IX ; puis l'йpоtre Super specula d'Honorius III. Il se fit claire, il se fit familiиre cette vaste et tumultueuse pйriode du droit civil et du droit canon en lutte et en travail dans le chaos du moyen вge, pйriode que l'йvкque Thйodore ouvre en 618 et que ferme en 1227 le pape Grйgoire.

Le Dйcret digйrй, il se jeta sur la mйdecine, et sur les arts libйraux. Il йtudia la science des herbes, la science des onguents. Il devint expert aux fiиvres et aux contusions, aux navrures et aux apostumes. Jacques d'Espars l'eыt reзu mйdecin physicien, Richard Hellain, mйdecin chirurgien. Il parcourut йgalement tous les degrйs de licence, maоtrise et doctorerie des arts. Il йtudia les langues, le latin, le grec, l'hйbreu, triple sanctuaire alors bien peu frйquentй. C'йtait une vйritable fiиvre d'acquйrir et de thйsauriser en fait de science. А dix-huit ans, les quatre facultйs y avaient passй. Il semblait au jeune homme que la vie avait un but unique : savoir.

Ce fut vers cette йpoque environ que l'йtй excessif de 1466 fit йclater cette grande peste qui enleva plus de quarante mille crйatures dans la vicomtй de Paris, et entre autres, dit Jean de Troyes, " maоtre Arnoul, astrologien du roi, qui йtait fort homme de bien, sage et plaisant ". Le bruit se rйpandit dans l'Universitй que la rue Tirechappe йtait en particulier dйvastйe par la maladie. C'est lа que rйsidaient, au milieu de leur fief, les parents de Claude. Le jeune йcolier courut fort alarmй а la maison paternelle. Quand il y entra, son pиre et sa mиre йtaient morts de la veille. Un tout jeune frиre qu'il avait au maillot vivait encore et criait abandonnй dans son berceau. C'йtait tout ce qui restait а Claude de sa famille. Le jeune homme prit l'enfant sous son bras, et sortit pensif. Jusque-lа il n'avait vйcu que dans la science, il commenзait а vivre dans la vie.

Cette catastrophe fut une crise dans l'existence de Claude. Orphelin, aоnй, chef de famille а dix-neuf ans, il se sentit rudement rappelй des rкveries de l'йcole aux rйalitйs de ce monde. Alors, йmu de pitiй, il se prit de passion et de dйvouement pour cet enfant, son frиre ; chose йtrange et douce qu'une affection humaine а lui qui n'avait encore aimй que des livres.

Cette affection se dйveloppa а un point singulier. Dans une вme aussi neuve, ce fut comme un premier amour. Sйparй depuis l'enfance de ses parents, qu'il avait а peine connus, cloоtrй et comme murй dans ses livres, avide avant tout d'йtudier et d'apprendre, exclusivement attentif jusqu'alors а son intelligence qui se dilatait dans la science, а son imagination qui grandissait dans les lettres, le pauvre йcolier n'avait pas encore eu le temps de sentir la place de son coeur. Ce jeune frиre sans pиre ni mиre, ce petit enfant, qui lui tombait brusquement du ciel sur les bras, fit de lui un homme nouveau, il s'aperзut qu'il y avait autre chose dans le monde que les spйculations de la Sorbonne et les vers d'Homerus, que l'homme avait besoin d'affections, que la vie sans tendresse et sans amour n'йtait qu'un rouage sec, criard et dйchirant ; seulement il se figura, car il йtait dans l'вge oщ les illusions ne sont encore remplacйes que par des illusions, que les affections de sang et de famille йtaient les seules nйcessaires, et qu'un petit frиre а aimer suffisait pour remplir toute une existence.

Il se jeta donc dans l'amour de son petit Jehan avec la passion d'un caractиre dйjа profond, ardent, concentrй. Cette pauvre frкle crйature, jolie, blonde, rose et frisйe, cet orphelin sans autre appui qu'un orphelin, le remuait jusqu'au fond des entrailles ; et, grave penseur qu'il йtait, il se mit а rйflйchir sur Jehan avec une misйricorde infinie. Il en prit souci et soin comme de quelque chose de trиs fragile et de trиs recommandй. Il fut а l'enfant plus qu'un frиre, il lui devint une mиre.

Le petit Jehan avait perdu sa mиre, qu'il tйtait encore. Claude le mit en nourrice. Outre le fief de Tirechappe, il avait eu en hйritage de son pиre le fief du Moulin, qui relevait de la tour carrйe de Gentilly. C'йtait un moulin sur une colline, prиs du chвteau de Winchestre (Bicкtre). Il y avait la meuniиre qui nourrissait un bel enfant ; ce n'йtait pas loin de l'Universitй. Claude lui porta lui-mкme son petit Jehan.

Dиs lors, se sentant un fardeau а traоner, il prit la vie trиs au sйrieux. La pensйe de son petit frиre devint non seulement la rйcrйation, mais encore le but de ses йtudes, il rйsolut de se consacrer tout entier а un avenir dont il rйpondait devant Dieu, et de n'avoir jamais d'autre йpouse, d'autre enfant que le bonheur et la fortune de son frиre. Il se rattacha donc plus que jamais а sa vocation clйricale. Son mйrite, sa science, sa qualitй de vassal immйdiat de l'йvкque de Paris, lui ouvraient toutes grandes les portes de l'йglise. А vingt ans, par dispense spйciale du saint-siиge, il йtait prкtre, et desservait, comme le plus jeune des chapelains de Notre-Dame, l'autel qu'on appelle, а cause de la messe tardive qui s'y dit, altare pigrorum.

Lа, plus que jamais plongй dans ses chers livres qu'il ne quittait que pour courir une heure au fief du Moulin, ce mйlange de savoir et d'austйritй, si rare а son вge, l'avait rendu promptement le respect et l'admiration du cloоtre. Du cloоtre, sa rйputation de savant avait йtй au peuple, oщ elle avait un peu tournй, chose frйquente alors, au renom de sorcier.

C'est au moment oщ il revenait, le jour de la Quasimodo, de dire sa messe des paresseux а leur autel, qui йtait а cфtй de la porte du choeur tendant а la nef, а droite, proche l'image de la Vierge, que son attention avait йtй йveillйe par le groupe de vieilles glapissant autour du lit des enfants-trouvйs.

C'est alors qu'il s'йtait approchй de la malheureuse petite crйature si haпe et si menacйe. Cette dйtresse, cette difformitй, cet abandon, la pensйe de son jeune frиre, la chimиre qui frappa tout а coup son esprit que, s'il mourait, son cher petit Jehan pourrait bien aussi, lui, кtre jetй misйrablement sur la planche des enfants-trouvйs, tout cela lui йtait venu au coeur а la fois, une grande pitiй s'йtait remuйe en lui, et il avait emportй l'enfant.

Quand il tira cet enfant du sac, il le trouva bien difforme en effet. Le pauvre petit diable avait une verrue sur l'oeil gauche, la tкte dans les йpaules, la colonne vertйbrale arquйe, le sternum proйminent, les jambes torses ; mais il paraissait vivace ; et quoiqu'il fыt impossible de savoir quelle langue il bйgayait, son cri annonзait quelque force et quelque santй. La compassion de Claude s'accrut de cette laideur ; et il fit voeu dans son coeur d'йlever cet enfant pour l'amour de son frиre, afin que, quelles que fussent dans l'avenir les fautes du petit Jehan, il eыt par devers lui cette charitй, faite а son intention. C'йtait une sorte de placement de bonnes oeuvres qu'il effectuait sur la tкte de son jeune frиre ; c'йtait une pacotille de bonnes actions qu'il voulait lui amasser d'avance, pour le cas oщ le petit drфle un jour se trouverait а court de cette monnaie, la seule qui soit reзue au pйage du paradis.

Il baptisa son enfant adoptif, et le nomma Quasimodo, soit qu'il voulыt marquer par lа le jour oщ il l'avait trouvй, soit qu'il voulыt caractйriser par ce nom а quel point la pauvre petite crйature йtait incomplиte et а peine йbauchйe. En effet, Quasimodo, borgne, bossu, cagneux, n'йtait guиre qu'un а peu prиs.

III

IMMANIS PECORIS CUSTOS IMMANIOR IPSE
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Or, en 1482, Quasimodo avait grandi. Il йtait devenu, depuis plusieurs annйes, sonneur de cloches de Notre-Dame, grвce а son pиre adoptif Claude Frollo, lequel йtait devenu archidiacre de Josas, grвce а son suzerain messire Louis de Beaumont, lequel йtait devenu йvкque de Paris en 1472, а la mort de Guillaume Chartier, grвce а son patron Olivier le Daim, barbier du roi Louis XI par la grвce de Dieu.

Quasimodo йtait donc carillonneur de Notre-Dame.

Avec le temps, il s'йtait formй je ne sais quel lien intime qui unissait le sonneur а l'йglise. Sйparй а jamais du monde par la double fatalitй de sa naissance inconnue et de sa nature difforme, emprisonnй dиs l'enfance dans ce double cercle infranchissable, le pauvre malheureux s'йtait accoutumй а ne rien voir dans ce monde au delа des religieuses murailles qui l'avaient recueilli а leur ombre. Notre-Dame avait йtй successivement pour lui, selon qu'il grandissait et se dйveloppait, l'oeuf, le nid, la maison, la patrie, l'univers.

Et il est sыr qu'il y avait une sorte d'harmonie mystйrieuse et prйexistante entre cette crйature et cet йdifice. Lorsque, tout petit encore, il se traоnait tortueusement et par soubresauts sous les tйnиbres de ses voыtes, il semblait, avec sa face humaine et sa membrure bestiale, le reptile naturel de cette dalle humide et sombre sur laquelle l'ombre des chapiteaux romans projetait tant de formes bizarres.

Plus tard, la premiиre fois qu'il s'accrocha machinalement а la corde des tours, et qu'il s'y pendit, et qu'il mit la cloche en branle, cela fit а Claude, son pиre adoptif, l'effet d'un enfant dont la langue se dйlie et qui commence а parler.

C'est ainsi que peu а peu, se dйveloppant toujours dans le sens de la cathйdrale, y vivant, y dormant, n'en sortant presque jamais, en subissant а toute heure la pression mystйrieuse, il arriva а lui ressembler, а s'y incruster, pour ainsi dire, а en faire partie intйgrante. Ses angles saillants s'emboоtaient, qu'on nous passe cette figure, aux angles rentrants de l'йdifice, et il en semblait, non seulement l'habitant, mais encore le contenu naturel. On pourrait presque dire qu'il en avait pris la forme, comme le colimaзon prend la forme de sa coquille. C'йtait sa demeure, son trou, son enveloppe. Il y avait entre la vieille йglise et lui une sympathie instinctive si profonde, tant d'affinitйs magnйtiques, tant d'affinitйs matйrielles, qu'il y adhйrait en quelque sorte comme la tortue а son йcaille. La rugueuse cathйdrale йtait sa carapace.

Il est inutile d'avertir le lecteur de ne pas prendre au pied de la lettre les figures que nous sommes obligй d'employer ici pour exprimer cet accouplement singulier, symйtrique, immйdiat, presque co-substantiel, d'un homme et d'un йdifice. Il est inutile de dire йgalement а quel point il s'йtait faite familiиre toute la cathйdrale dans une si longue et si intime cohabitation. Cette demeure lui йtait propre. Elle n'avait pas de profondeur que Quasimodo n'eыt pйnйtrйe, pas de hauteur qu'il n'eыt escaladйe, il lui arrivait bien des fois de gravir la faзade а plusieurs йlйvations en s'aidant seulement des aspйritйs de la sculpture. Les tours, sur la surface extйrieure desquelles on le voyait souvent ramper comme un lйzard qui glisse sur un mur а pic, ces deux gйantes jumelles, si hautes, si menaзantes, si redoutables, n'avaient pour lui ni vertige, ni terreur, ni secousses d'йtourdissement ; а les voir si douces sous sa main, si faciles а escalader, on eыt dit qu'il les avait apprivoisйes. А force de sauter, de grimper, de s'йbattre au milieu des abоmes de la gigantesque cathйdrale, il йtait devenu en quelque faзon singe et chamois, comme l'enfant calabrais qui nage avant de marcher, et joue, tout petit, avec la mer.

Du reste, non seulement son corps semblait s'кtre faзonnй selon la cathйdrale, mais encore son esprit. Dans quel йtat йtait cette вme, quel pli avait-elle contractй, quelle forme avait-elle prise sous cette enveloppe nouйe, dans cette vie sauvage, c'est ce qu'il serait difficile de dйterminer. Quasimodo йtait nй borgne, bossu, boiteux. C'est а grande peine et а grande patience que Claude Frollo йtait parvenu а lui apprendre а parler. Mais une fatalitй йtait attachйe au pauvre enfant-trouvй. Sonneur de Notre-Dame а quatorze ans, une nouvelle infirmitй йtait venue le parfaire ; les cloches lui avaient brisй le tympan ; il йtait devenu sourd. La seule porte que la nature lui eыt laissйe toute grande ouverte sur le monde s'йtait brusquement fermйe а jamais.

En se fermant, elle intercepta l'unique rayon de joie et de lumiиre qui pйnйtrвt encore dans l'вme de Quasimodo. Cette вme tomba dans une nuit profonde. La mйlancolie du misйrable devint incurable et complиte comme sa difformitй. Ajoutons que sa surditй le rendit en quelque faзon muet. Car, pour ne pas donner а rire aux autres, du moment oщ il se vit sourd, il se dйtermina rйsolument а un silence qu'il ne rompait guиre que lorsqu'il йtait seul. Il lia volontairement cette langue que Claude Frollo avait eu tant de peine а dйlier. De lа il advenait que, quand la nйcessitй le contraignait de parler, sa langue йtait engourdie, maladroite, et comme une porte dont les gonds sont rouillйs.

Si maintenant nous essayions de pйnйtrer jusqu'а l'вme de Quasimodo а travers cette йcorce йpaisse et dure ; si nous pouvions sonder les profondeurs de cette organisation mal faite ; s'il nous йtait donnй de regarder avec un flambeau derriиre ces organes sans transparence, d'explorer l'intйrieur tйnйbreux de cette crйature opaque, d'en йlucider les recoins obscurs, les culs-de-sac absurdes, et de jeter tout а coup une vive lumiиre sur la psychй enchaоnйe au fond de cet antre, nous trouverions sans doute la malheureuse dans quelque attitude pauvre, rabougrie et rachitique comme ces prisonniers des plombs de Venise qui vieillissaient ployйs en deux dans une boоte de pierre trop basse et trop courte.

Il est certain que l'esprit s'atrophie dans un corps manquй. Quasimodo sentait а peine se mouvoir aveuglйment au dedans de lui une вme faite а son image. Les impressions des objets subissaient une rйfraction considйrable avant d'arriver а sa pensйe. Son cerveau йtait un milieu particulier : les idйes qui le traversaient en sortaient toutes tordues. La rйflexion qui provenait de cette rйfraction йtait nйcessairement divergente et dйviйe.

De lа mille illusions d'optique, mille aberrations de jugement, mille йcarts oщ divaguait sa pensйe, tantфt folle, tantфt idiote.

Le premier effet de cette fatale organisation, c'йtait de troubler le regard qu'il jetait sur les choses. Il n'en recevait presque aucune perception immйdiate. Le monde extйrieur lui semblait beaucoup plus loin qu'а nous.

Le second effet de son malheur, c'йtait de le rendre mйchant.

Il йtait mйchant en effet, parce qu'il йtait sauvage ; il йtait sauvage parce qu'il йtait laid, il y avait une logique dans sa nature comme dans la nфtre.

Sa force, si extraordinairement dйveloppйe, йtait une cause de plus de mйchancetй. Malus puer robustus, dit Hobbes.

D'ailleurs, il faut lui rendre cette justice, la mйchancetй n'йtait peut-кtre pas innйe en lui. Dиs ses premiers pas parmi les hommes, il s'йtait senti, puis il s'йtait vu conspuй, flйtri, repoussй. La parole humaine pour lui, c'йtait toujours une raillerie ou une malйdiction. En grandissant il n'avait trouvй que la haine autour de lui. Il l'avait prise. Il avait gagnй la mйchancetй gйnйrale. Il avait ramassй l'arme dont on l'avait blessй.

Aprиs tout, il ne tournait qu'а regret sa face du cфtй des hommes. Sa cathйdrale lui suffisait. Elle йtait peuplйe de figures de marbre, rois, saints, йvкques, qui du moins ne lui йclataient pas de rire au nez et n'avaient pour lui qu'un regard tranquille et bienveillant. Les autres statues, celles des monstres et des dйmons, n'avaient pas de haine pour lui Quasimodo. Il leur ressemblait trop pour cela. Elles raillaient bien plutфt les autres hommes. Les saints йtaient ses amis, et le bйnissaient ; les monstres йtaient ses amis, et le gardaient. Aussi avait-il de longs йpanchements avec eux. Aussi passait-il quelquefois des heures entiиres, accroupi devant une de ces statues, а causer solitairement avec elle. Si quelqu'un survenait, il s'enfuyait comme un amant surpris dans sa sйrйnade.

Et la cathйdrale ne lui йtait pas seulement la sociйtй, mais encore l'univers, mais encore toute la nature. Il ne rкvait pas d'autres espaliers que les vitraux toujours en fleur, d'autre ombrage que celui de ces feuillages de pierre qui s'йpanouissent chargйs d'oiseaux dans la touffe des chapiteaux saxons, d'autres montagnes que les tours colossales de l'йglise, d'autre ocйan que Paris qui bruissait а leurs pieds.

Ce qu'il aimait avant tout dans l'йdifice maternel, ce qui rйveillait son вme et lui faisait ouvrir ses pauvres ailes qu'elle tenait si misйrablement reployйes dans sa caverne, ce qui le rendait parfois heureux, c'йtaient les cloches. Il les aimait, les caressait, leur parlait, les comprenait. Depuis le carillon de l'aiguille de la croisйe jusqu'а la grosse cloche du portail, il les avait toutes en tendresse. Le clocher de la croisйe, les deux tours, йtaient pour lui comme trois grandes cages dont les oiseaux, йlevйs par lui, ne chantaient que pour lui. C'йtaient pourtant ces mкmes cloches qui l'avaient rendu sourd, mais les mиres aiment souvent le mieux l'enfant qui les a fait le plus souffrir.

Il est vrai que leur voix йtait la seule qu'il pыt entendre encore. А ce titre, la grosse cloche йtait sa bien-aimйe. C'est elle qu'il prйfйrait dans cette famille de filles bruyantes qui se trйmoussait autour de lui, les jours de fкte. Cette grande cloche s'appelait Marie. Elle йtait seule dans la tour mйridionale avec sa soeur Jacqueline, cloche de moindre taille, enfermйe dans une cage moins grande а cфtй de la sienne. Cette Jacqueline йtait ainsi nommйe du nom de la femme de Jean de Montagu, lequel l'avait donnйe а l'йglise, ce qui ne l'avait pas empкchй d'aller figurer sans tкte а Montfaucon. Dans la deuxiиme tour il y avait six autres cloches, et enfin les six plus petites habitaient le clocher sur la croisйe avec la cloche de bois qu'on ne sonnait que depuis l'aprиs-dоner du jeudi absolut, jusqu'au matin de la vigile de Pвques. Quasimodo avait donc quinze cloches dans son sйrail, mais la grosse Marie йtait la favorite.

On ne saurait se faire une idйe de sa joie les jours de grande volйe. Au moment oщ l'archidiacre l'avait lвchй et lui avait dit : Allez ! il montait la vis du clocher plus vite qu'un autre ne l'eыt descendue. Il entrait tout essoufflй dans la chambre aйrienne de la grosse cloche ; il la considйrait un moment avec recueillement et amour ; puis il lui adressait doucement la parole, il la flattait de la main, comme un bon cheval qui va faire une longue course. Il la plaignait de la peine qu'elle allait avoir. Aprиs ces premiиres caresses, il criait а ses aides, placйs а l'йtage infйrieur de la tour, de commencer. Ceux-ci se pendaient aux cвbles, le cabestan criait, et l'йnorme capsule de mйtal s'йbranlait lentement. Quasimodo, palpitant, la suivait du regard. Le premier choc du battant et de la paroi d'airain faisait frissonner la charpente sur laquelle il йtait montй. Quasimodo vibrait avec la cloche. Vah ! criait-il avec un йclat de rire insensй. Cependant le mouvement du bourdon s'accйlйrait, et а mesure qu'il parcourait un angle plus ouvert, l'oeil de Quasimodo s'ouvrait aussi de plus en plus phosphorique et flamboyant. Enfin la grande volйe commenзait, toute la tour tremblait, charpentes, plombs, pierres de taille, tout grondait а la fois, depuis les pilotis de la fondation jusqu'aux trиfles du couronnement. Quasimodo alors bouillait а grosse йcume ; il allait, venait ; il tremblait avec la tour de la tкte aux pieds. La cloche, dйchaоnйe et furieuse, prйsentait alternativement aux deux parois de la tour sa gueule de bronze d'oщ s'йchappait ce souffle de tempкte qu'on entend а quatre lieues. Quasimodo se plaзait devant cette gueule ouverte ; il s'accroupissait, se relevait avec les retours de la cloche, aspirait ce souffle renversant, regardait tour а tour la place profonde qui fourmillait а deux cents pieds au-dessous de lui et l'йnorme langue de cuivre qui venait de seconde en seconde lui hurler dans l'oreille. C'йtait la seule parole qu'il entendоt, le seul son qui troublвt pour lui le silence universel. Il s'y dilatait comme un oiseau au soleil. Tout а coup la frйnйsie de la cloche le gagnait ; son regard devenait extraordinaire ; il attendait le bourdon au passage, comme l'araignйe attend la mouche, et se jetait brusquement sur lui а corps perdu. Alors, suspendu sur l'abоme, lancй dans le balancement formidable de la cloche, il saisissait le monstre d'airain aux oreillettes, l'йtreignait de ses deux genoux, l'йperonnait de ses deux talons, et redoublait de tout le choc et de tout le poids de son corps la furie de la volйe. Cependant la tour vacillait ; lui, criait et grinзait des dents, ses cheveux roux se hйrissaient, sa poitrine faisait le bruit d'un soufflet de forge, son oeil jetait des flammes, la cloche monstrueuse hennissait toute haletante sous lui, et alors ce n'йtait plus ni le bourdon de Notre-Dame ni Quasimodo, c'йtait un rкve, un tourbillon, une tempкte ; le vertige а cheval sur le bruit ; un esprit cramponnй а une croupe volante ; un йtrange centaure moitiй homme, moitiй cloche ; une espиce d'Astolphe horrible emportй sur un prodigieux hippogriffe de bronze vivant.

La prйsence de cet кtre extraordinaire faisait circuler dans toute la cathйdrale je ne sais quel souffle de vie. Il semblait qu'il s'йchappвt de lui, du moins au dire des superstitions grossissantes de la foule, une йmanation mystйrieuse qui animait toutes les pierres de Notre-Dame et faisait palpiter les profondes entrailles de la vieille йglise. Il suffisait qu'on le sыt lа pour que l'on crыt voir vivre et remuer les mille statues des galeries et des portails. Et de fait, la cathйdrale semblait une crйature docile et obйissante sous sa main ; elle attendait sa volontй pour йlever sa grosse voix ; elle йtait possйdйe et remplie de Quasimodo comme d'un gйnie familier. On eыt dit qu'il faisait respirer l'immense йdifice. Il y йtait partout en effet, il se multipliait sur tous les points du monument. Tantфt on apercevait avec effroi au plus haut d'une des tours un nain bizarre qui grimpait, serpentait, rampait а quatre pattes, descendait en dehors sur l'abоme, sautelait de saillie en saillie, et allait fouiller dans le ventre de quelque gorgone sculptйe ; c'йtait Quasimodo dйnichant des corbeaux. Tantфt on se heurtait dans un coin obscur de l'йglise а une sorte de chimиre vivante, accroupie et renfrognйe ; c'йtait Quasimodo pensant. Tantфt on avisait sous un clocher une tкte йnorme et un paquet de membres dйsordonnйs se balanзant avec fureur au bout d'une corde ; c'йtait Quasimodo sonnant les vкpres ou l'angйlus. Souvent, la nuit, on voyait errer une forme hideuse sur la frкle balustrade dйcoupйe en dentelle qui couronne les tours et borde le pourtour de l'abside ; c'йtait encore le bossu de Notre-Dame. Alors, disaient les voisines, toute l'йglise prenait quelque chose de fantastique, de surnaturel, d'horrible ; des yeux et des bouches s'y ouvraient за et lа ; on entendait aboyer les chiens, les guivres, les tarasques de pierre qui veillent jour et nuit, le cou tendu et la gueule ouverte, autour de la monstrueuse cathйdrale ; et si c'йtait une nuit de Noлl, tandis que la grosse cloche qui semblait rвler appelait les fidиles а la messe ardente de minuit, il y avait un tel air rйpandu sur la sombre faзade qu'on eыt dit que le grand portail dйvorait la foule et que la rosace la regardait. Et tout cela venait de Quasimodo. L'Йgypte l'eыt pris pour le dieu de ce temple ; le moyen-вge l'en croyait le dйmon ; il en йtait l'вme.

А tel point que pour ceux qui savent que Quasimodo a existй, Notre-Dame est aujourd'hui dйserte, inanimйe, morte. On sent qu'il y a quelque chose de disparu. Ce corps immense est vide ; c'est un squelette ; l'esprit l'a quittй, on en voit la place, et voilа tout. C'est comme un crвne oщ il y a encore des trous pour les yeux, mais plus de regard.

IV

LE CHIEN ET SON MAОTRE
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Il y avait pourtant une crйature humaine que Quasimodo exceptait de sa malice et de sa haine pour les autres, et qu'il aimait autant, plus peut-кtre que sa cathйdrale ; c'йtait Claude Frollo.

La chose йtait simple. Claude Frollo l'avait recueilli, l'avait adoptй, l'avait nourri, l'avait йlevй. Tout petit, c'est dans les jambes de Claude Frollo qu'il avait coutume de se rйfugier quand les chiens et les enfants aboyaient aprиs lui. Claude Frollo lui avait appris а parler, а lire, а йcrire. Claude Frollo enfin l'avait fait sonneur de cloches. Or, donner la grosse cloche en mariage а Quasimodo, c'йtait donner Juliette а Romйo.

Aussi la reconnaissance de Quasimodo йtait-elle profonde, passionnйe, sans borne ; et quoique le visage de son pиre adoptif fыt souvent brumeux et sйvиre, quoique sa parole fыt habituellement brиve, dure, impйrieuse, jamais cette reconnaissance ne s'йtait dйmentie un seul instant. L'archidiacre avait en Quasimodo l'esclave le plus soumis, le valet le plus docile, le dogue le plus vigilant. Quand le pauvre sonneur de cloches йtait devenu sourd, il s'йtait йtabli entre lui et Claude Frollo une langue de signes, mystйrieuse et comprise d'eux seuls. De cette faзon l'archidiacre йtait le seul кtre humain avec lequel Quasimodo eыt conservй communication. Il n'йtait en rapport dans ce monde qu'avec deux choses, Notre-Dame et Claude Frollo.

Rien de comparable а l'empire de l'archidiacre sur le sonneur, а l'attachement du sonneur pour l'archidiacre. Il eыt suffi d'un signe de Claude et de l'idйe de lui faire plaisir pour que Quasimodo se prйcipitвt du haut des tours de Notre-Dame. C'йtait une chose remarquable que toute cette force physique, arrivйe chez Quasimodo а un dйveloppement si extraordinaire, et mise aveuglйment par lui а la disposition d'un autre. Il y avait lа sans doute dйvouement filial, attachement domestique ; il y avait aussi fascination d'un esprit par un autre esprit. C'йtait une pauvre, gauche et maladroite organisation qui se tenait la tкte basse et les yeux suppliants devant une intelligence haute et profonde, puissante et supйrieure. Enfin et par-dessus tout, c'йtait reconnaissance. Reconnaissance tellement poussйe а sa limite extrкme que nous ne saurions а quoi la comparer. Cette vertu n'est pas de celles dont les plus beaux exemples sont parmi les hommes. Nous dirons donc que Quasimodo aimait l'archidiacre comme jamais chien, jamais cheval, jamais йlйphant n'a aimй son maоtre.

V

SUITE DE CLAUDE FROLLO
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En 1482, Quasimodo avait environ vingt ans, Claude Frollo environ trente-six : l'un avait grandi, l'autre avait vieilli.

Claude Frollo n'йtait plus le simple йcolier du collиge Torchi, le tendre protecteur d'un petit enfant, le jeune et rкveur philosophe qui savait beaucoup de choses et qui en ignorait beaucoup. C'йtait un prкtre austиre, grave, morose ; un chargй d'вmes ; monsieur l'archidiacre de Josas, le second acolyte de l'йvкque, ayant sur les bras les deux dйcanats de Montlhйry et de Chвteaufort et cent soixante-quatorze curйs ruraux. C'йtait un personnage imposant et sombre devant lequel tremblaient les enfants de choeur en aube et en jaquette, les machicots, les confrиres de Saint-Augustin, les clercs matutinels de Notre-Dame, quand il passait lentement sous les hautes ogives du choeur, majestueux, pensif, les bras croisйs et la tкte tellement ployйe sur la poitrine qu'on ne voyait de sa face que son grand front chauve.

Dom Claude Frollo n'avait abandonnй du reste ni la science, ni l'йducation de son jeune frиre, ces deux occupations de sa vie. Mais avec le temps il s'йtait mкlй quelque amertume а ces choses si douces. А la longue, dit Paul Diacre, le meilleur lard rancit. Le petit Jehan Frollo, surnommй du Moulin а cause du lieu oщ il avait йtй nourri, n'avait pas grandi dans la direction que Claude avait voulu lui imprimer. Le grand frиre comptait sur un йlиve pieux, docile, docte, honorable. Or le petit frиre, comme ces jeunes arbres qui trompent l'effort du jardinier et se tournent opiniвtrement du cфtй d'oщ leur viennent l'air et le soleil, le petit frиre ne croissait et ne multipliait, ne poussait de belles branches touffues et luxuriantes que du cфtй de la paresse, de l'ignorance et de la dйbauche. C'йtait un vrai diable, fort dйsordonnй, ce qui faisait froncer le sourcil а dom Claude, mais fort drфle et fort subtil, ce qui faisait sourire le grand frиre. Claude l'avait confiй а ce mкme collиge de Torchi oщ il avait passй ses premiиres annйes dans l'йtude et le recueillement ; et c'йtait une douleur pour lui que ce sanctuaire autrefois йdifiй du nom de Frollo en fыt scandalisй aujourd'hui. Il en faisait quelquefois а Jehan de fort sйvиres et de fort longs sermons, que celui-ci essuyait intrйpidement. Aprиs tout, le jeune vaurien avait bon coeur, comme cela se voit dans toutes les comйdies. Mais, le sermon passй, il n'en reprenait pas moins tranquillement le cours de ses sйditions et de ses йnormitйs. Tantфt c'йtait un bйjaune (on appelait ainsi les nouveaux dйbarquйs а l'Universitй) qu'il avait houspillй pour sa bienvenue ; tradition prйcieuse qui s'est soigneusement perpйtuйe jusqu'а nos jours. Tantфt il avait donnй le branle а une bande d'йcoliers, lesquels йtaient classiquement jetйs sur un cabaret, quasi classico excitati, puis avaient battu le tavernier " avec bвtons offensifs ", et joyeusement pillй la taverne jusqu'а effondrer les muids de vin dans la cave. Et puis, c'йtait un beau rapport en latin que le sous-moniteur de Torchi apportait piteusement а dom Claude avec cette douloureuse йmargination : Rixa ; prima causa vinum optimum potatum. Enfin on disait, horreur dans un enfant de seize ans, que ses dйbordements allaient souventes fois jusqu'а la rue de Glatigny.

De tout cela, Claude, contristй et dйcouragй dans ses affections humaines, s'йtait jetй avec plus d'emportement dans les bras de la science, cette soeur qui du moins ne vous rit pas au nez et vous paie toujours, bien qu'en monnaie quelquefois un peu creuse, les soins qu'on lui a rendus. Il devint donc de plus en plus savant, et en mкme temps, par une consйquence naturelle, de plus en plus rigide comme prкtre, de plus en plus triste comme homme. Il y a, pour chacun de nous, de certains parallйlismes entre notre intelligence, nos moeurs et notre caractиre, qui se dйveloppent sans discontinuitй, et ne se rompent qu'aux grandes perturbations de la vie.

Comme Claude Frollo avait parcouru dиs sa jeunesse le cercle presque entier des connaissances humaines positives, extйrieures et licites, force lui fut, а moins de s'arrкter ubi defuit orbis, force lui fut d'aller plus loin et de chercher d'autres aliments а l'activitй insatiable de son intelligence. L'antique symbole du serpent qui se mord la queue convient surtout а la science. Il paraоt que Claude Frollo l'avait йprouvй. Plusieurs personnes graves affirmaient qu'aprиs, avoir йpuisй le tas du savoir humain, il avait osй pйnйtrer dans le nefas. Il avait, disait-on, goыtй successivement toutes les pommes de l'arbre de l'intelligence, et, faim ou dйgoыt, il avait fini par mordre au fruit dйfendu. Il avait pris place tour а tour, comme nos lecteurs l'ont vu, aux confйrences des thйologiens en Sorbonne, aux assemblйes des artiens а l'image Saint-Hilaire, aux disputes des dйcrйtistes а l'image Saint-Martin, aux congrйgations des mйdecins au bйnitier de Notre-Dame, ad cupam Nostrae Dominae ; tous les mets permis et approuvйs que ces quatre grandes cuisines, appelйes les quatre facultйs, pouvaient йlaborer et servir а une intelligence, il les avait dйvorйs et la satiйtй lui en йtait venue avant que sa faim fыt apaisйe ; alors il avait creusй plus avant, plus bas, dessous toute cette science finie, matйrielle, limitйe ; il avait risquй peut-кtre son вme, et s'йtait assis dans la caverne а cette table mystйrieuse des alchimistes, des astrologues, des hermйtiques, dont Averroиs, Guillaume de Paris et Nicolas Flamel tiennent le bout dans le moyen-вge, et qui se prolonge dans l'Orient, aux clartйs du chandelier а sept branches, jusqu'а Salomon, Pythagore et Zoroastre.

C'йtait du moins ce que l'on supposait, а tort ou а raison.

Il est certain que l'archidiacre visitait souvent le cimetiиre des Saints-Innocents oщ son pиre et sa mиre avaient йtй enterrйs, il est vrai, avec les autres victimes de la peste de 1466 ; mais qu'il paraissait beaucoup moins dйvot а la croix de leur fosse qu'aux figures йtranges dont йtait chargй le tombeau de Nicolas Flamel et de Claude Pernelle, construit tout а cфtй.

Il est certain qu'on l'avait vu souvent longer la rue des Lombards et entrer furtivement dans une petite maison qui faisait le coin de la rue des Йcrivains et de la rue Marivaulx. C'йtait la maison que Nicolas Flamel avait bвtie, oщ il йtait mort vers 1417, et qui, toujours dйserte depuis lors, commenзait dйjа а tomber en ruine, tant les hermйtiques et les souffleurs de tous les pays en avaient usй les murs rien qu'en y gravant leurs noms. Quelques voisins mкme affirmaient avoir vu une fois par un soupirail l'archidiacre Claude creusant, remuant et bкchant la terre dans ces deux caves dont les jambes йtriиres avaient йtй barbouillйes de vers et d'hiйroglyphes sans nombre par Nicolas Flamel lui-mкme. On supposait que Flamel avait enfoui la pierre philosophale dans ces caves, et les alchimistes, pendant deux siиcles, depuis Magistri jusqu'au pиre Pacifique, n'ont cessй d'en tourmenter le sol que lorsque la maison, si cruellement fouillйe et retournйe, a fini par s'en aller en poussiиre sous leurs pieds.

Il est certain encore que l'archidiacre s'йtait йpris d'une passion singuliиre pour le portail symbolique de Notre-Dame, cette page de grimoire йcrite en pierre par l'йvкque Guillaume de Paris, lequel a sans doute йtй damnй pour avoir attachй un si infernal frontispice au saint poиme que chante йternellement le reste de l'йdifice. L'archidiacre Claude passait aussi pour avoir approfondi le colosse de saint Christophe et cette longue statue йnigmatique qui se dressait alors а l'entrйe du parvis et que le peuple appelait dans ses dйrisions Monsieur Legris. Mais, ce que tout le monde avait pu remarquer, c'йtaient les interminables heures qu'il employait souvent, assis sur le parapet du parvis, а contempler les sculptures du portail, examinant tantфt les vierges folles avec leurs lampes renversйes, tantфt les vierges sages avec leurs lampes droites ; d'autres fois calculant l'angle du regard de ce corbeau qui tient au portail de gauche et qui regarde dans l'йglise un point mystйrieux oщ est certainement cachйe la pierre philosophale, si elle n'est pas dans la cave de Nicolas Flamel. C'йtait, disons-le en passant, une destinйe singuliиre pour l'йglise Notre-Dame а cette йpoque que d'кtre ainsi aimйe а deux degrйs diffйrents et avec tant de dйvotion par deux кtres aussi dissemblables que Claude et Quasimodo ; aimйe par l'un, sorte de demi-homme instinctif et sauvage, pour sa beautй, pour sa stature, pour les harmonies qui se dйgagent de son magnifique ensemble ; aimйe par l'autre, imagination savante et passionnйe, pour sa signification, pour son mythe, pour le sens qu'elle renferme, pour le symbole йpars sous les sculptures de sa faзade comme le premier texte sous le second dans un palimpseste ; en un mot, pour l'йnigme qu'elle propose йternellement а l'intelligence.

Il est certain enfin que l'archidiacre s'йtait accommodй, dans celle des deux tours qui regarde sur la Grиve, tout а cфtй de la cage aux cloches, une petite cellule fort secrиte oщ nul n'entrait, pas mкme l'йvкque, disait-on, sans son congй. Cette cellule avait йtй jadis pratiquйe presque au sommet de la tour, parmi les nids de corbeaux, par l'йvкque Hugo de Besanзon, qui y avait malйficiй dans son temps. Ce que renfermait cette cellule, nul ne le savait ; mais on avait vu souvent, des grиves du Terrain, la nuit, а une petite lucarne qu'elle avait sur le derriиre de la tour, paraоtre, disparaоtre et reparaоtre а intervalles courts et йgaux une clartй rouge, intermittente, bizarre, qui semblait suivre les aspirations haletantes d'un soufflet et venir plutфt d'une flamme que d'une lumiиre. Dans l'ombre, а cette hauteur, cela faisait un effet singulier et les bonnes femmes disaient : Voilа l'archidiacre qui souffle, l'enfer pйtille lа-haut.

Il n'y avait pas dans tout cela aprиs tout grandes preuves de sorcellerie ; mais c'йtait bien toujours autant de fumйe qu'il en fallait pour supposer du feu ; et l'archidiacre avait un renom assez formidable. Nous devons dire pourtant que les sciences d'Йgypte, que la nйcromancie, que la magie, mкme la plus blanche et la plus innocente, n'avaient pas d'ennemi plus acharnй, pas de dйnonciateur plus impitoyable par-devant messieurs de l'officialitй de Notre-Dame. Que ce fыt sincиre horreur ou jeu jouй du larron qui crie : au voleur, cela n'empкchait pas l'archidiacre d'кtre considйrй par les doctes tкtes du chapitre comme une вme aventurйe dans le vestibule de l'enfer, perdue dans les antres de la cabale, tвtonnant dans les tйnиbres des sciences occultes. Le peuple ne s'y mйprenait pas non plus ; chez quiconque avait un peu de sagacitй, Quasimodo passait pour le dйmon, Claude Frollo pour le sorcier. Il йtait йvident que le sonneur devait servir l'archidiacre pendant un temps donnй au bout duquel il emporterait son вme en guise de paiement. Aussi l'archidiacre йtait-il, malgrй l'austйritй excessive de sa vie, en mauvaise odeur parmi les bonnes вmes ; et il n'y avait pas nez de dйvote si inexpйrimentйe qui ne le flairвt magicien.

Et si, en vieillissant, il s'йtait formй des abоmes dans sa science, il s'en йtait aussi formй dans son coeur. C'est du moins ce qu'on йtait fondй а croire en examinant cette figure sur laquelle on ne voyait reluire son вme qu'а travers un sombre nuage. D'oщ lui venait ce front chauve, cette tкte toujours penchйe, cette poitrine toujours soulevйe de soupirs ? Quelle secrиte pensйe faisait sourire sa bouche avec tant d'amertume au mкme moment oщ ses sourcils froncйs se rapprochaient comme deux taureaux qui vont lutter ? Pourquoi son reste de cheveux йtaient-ils dйjа gris ? Quel йtait ce feu intйrieur qui йclatait parfois dans son regard, au point que son oeil ressemblait а un trou percй dans la paroi d'une fournaise ?

Ces symptфmes d'une violente prйoccupation morale avaient surtout acquis un haut degrй d'intensitй а l'йpoque oщ se passe cette histoire. Plus d'une fois un enfant de choeur s'йtait enfui effrayй de le trouver seul dans l'йglise, tant son regard йtait йtrange et йclatant. Plus d'une fois, dans le choeur, а l'heure des offices, son voisin de stalle l'avait entendu mкler au plain-chant ad omnem tonum des parenthиses inintelligibles. Plus d'une fois la buandiиre du Terrain, chargйe de " laver le chapitre ", avait observй, non sans effroi, des marques d'ongles et de doigts crispйs dans le surplis de monsieur l'archidiacre de Josas.

D'ailleurs, il redoublait de sйvйritй et n'avait jamais йtй plus exemplaire. Par йtat comme par caractиre il s'йtait toujours tenu йloignй des femmes ; il semblait les haпr plus que jamais. Le seul frйmissement d'une cotte-hardie de soie faisait tomber son capuchon sur ses yeux. Il йtait sur ce point tellement jaloux d'austйritй et de rйserve que lorsque la dame de Beaujeu, fille du roi, vint au mois de dйcembre 1481 visiter le cloоtre de Notre-Dame, il s'opposa gravement а son entrйe, rappelant а l'йvкque le statut du Livre Noir, datй de la vigile Saint-Barthйlemy 1334, qui interdit l'accиs du cloоtre а toute femme " quelconque, vieille ou jeune, maоtresse ou chambriиre ". Sur quoi l'йvкque avait йtй contraint de lui citer l'ordonnance du lйgat Odo qui excepte certaines grandes dames, aliquae magnates mulieres, quae sine scandalo evitari non possunt. Et encore l'archidiacre protesta-t-il, objectant que l'ordonnance du lйgat, laquelle remontait а 1207, йtait antйrieure de cent vingt-sept ans au Livre Noir, et par consйquent abrogйe de fait par lui. Et il avait refusй de paraоtre devant la princesse.

On remarquait en outre que son horreur pour les йgyptiennes et les zingari semblait redoubler depuis quelque temps. Il avait sollicitй de l'йvкque un йdit qui fоt expresse dйfense aux bohйmiennes de venir danser et tambouriner sur la place du parvis, et il compulsait depuis le mкme temps les archives moisies de l'official, afin de rйunir les cas de sorciers et de sorciиres condamnйs au feu ou а la corde pour complicitй de malйfices avec des boucs, des truies ou des chиvres.

VI

IMPOPULARITЙ
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L'archidiacre et le sonneur, nous l'avons dйjа dit, йtaient mйdiocrement aimйs du gros et menu peuple des environs de la cathйdrale. Quand Claude et Quasimodo sortaient ensemble, ce qui arrivait maintes fois, et qu'on les voyait traverser de compagnie, le valet suivant le maоtre, les rues fraоches, йtroites et sombres du pвtй Notre-Dame, plus d'une mauvaise parole, plus d'un fredon ironique, plus d'un quolibet insultant les harcelait au passage, а moins que Claude Frollo, ce qui arrivait rarement, ne marchвt la tкte droite et levйe, montrant son front sйvиre et presque auguste aux goguenards interdits.

Tous deux йtaient dans leur quartier comme les " poиtes " dont parle Rйgnier.

Toutes sortes de gens vont aprиs les poиtes.
Comme aprиs les hiboux vont criant les fauvettes.

Tantфt c'йtait un marmot sournois qui risquait sa peau et ses os pour avoir le plaisir ineffable d'enfoncer une йpingle dans la bosse de Quasimodo. Tantфt une belle jeune fille, gaillarde et plus effrontйe qu'il n'aurait fallu, frфlait la robe noire du prкtre en lui chantant sous le nez la chanson sardonique : niche, niche, le diable est pris. Quelquefois un groupe squalide de vieilles, йchelonnй et accroupi dans l'ombre sur les degrйs d'un porche, bougonnait avec bruit au passage de l'archidiacre et du carillonneur, et leur jetait en maugrйant cette encourageante bienvenue : " Hum ! en voici un qui a l'вme faite comme l'autre a le corps ! " Ou bien c'йtait une bande d'йcoliers et de pousse-cailloux jouant aux merelles qui se levait en masse et les saluait classiquement de quelque huйe en latin : Eia ! eia ! Claudius cum claudo !

Mais le plus souvent, l'injure passait inaperзue du prкtre et du sonneur. Pour entendre toutes ces gracieuses choses Quasimodo йtait trop sourd et Claude trop rкveur.


LIVRE CINQUIИME
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I

ABBAS BEATI MARTINI
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La renommйe de dom Claude s'йtait йtendue au loin. Elle lui valut, а peu prиs vers l'йpoque oщ il refusa de voir madame de Beaujeu, une visite dont il garda longtemps le souvenir.

C'йtait un soir. Il venait de se retirer aprиs l'office dans sa cellule canonicale du cloоtre Notre-Dame. Celle-ci, hormis peut-кtre quelques fioles de verre relйguйes dans un coin, et pleines d'une poudre assez йquivoque qui ressemblait fort а de la poudre de projection, n'offrait rien d'йtrange ni de mystйrieux. Il y avait bien за et lа quelques inscriptions sur le mur, mais c'йtaient de pures sentences de science ou de piйtй extraites des bons auteurs. L'archidiacre venait de s'asseoir а la clartй d'un trois-becs de cuivre devant un vaste bahut chargй de manuscrits. Il avait appuyй son coude sur le livre tout grand ouvert d'Honorius d'Autun, De praedestinatione et libero arbitrio, et il feuilletait avec une rйflexion profonde un in-folio imprimй qu'il venait d'apporter, le seul produit de la presse que renfermвt sa cellule. Au milieu de sa rкverie, on frappa а sa porte. -- Qui est lа ? cria le savant du ton gracieux d'un dogue affamй qu'on dйrange de son os. Une voix rйpondit du dehors. -- Votre ami, Jacques Coictier. - Il alla ouvrir.

C'йtait en effet le mйdecin du roi ; un personnage d'une cinquantaine d'annйes dont la physionomie dure n'йtait corrigйe que par un regard rusй. Un autre homme l'accompagnait. Tous deux portaient une longue robe couleur ardoise fourrйe de petit-gris, ceinturonnйe et fermйe, avec le bonnet de mкme йtoffe et de mкme couleur. Leurs mains disparaissaient sous leurs manches, leurs pieds sous leurs robes, leurs yeux sous leurs bonnets.

-- Dieu me soit en aide, messires ! dit l'archidiacre en les introduisant, je ne m'attendais pas а si honorable visite а pareille heure. Et tout en parlant de cette faзon courtoise, il promenait du mйdecin а son compagnon un regard inquiet et scrutateur.

-- Il n'est jamais trop tard pour venir visiter un savant aussi considйrable que dom Claude Frollo de Tirechappe, rйpondit le docteur Coictier, dont l'accent franc-comtois faisait traоner toutes ses phrases avec la majestй d'une robe а queue.

Alors commenзa entre le mйdecin et l'archidiacre un de ces prologues congratulateurs qui prйcйdaient а cette йpoque, selon l'usage, toute conversation entre savants et qui ne les empкchaient pas de se dйtester le plus cordialement du monde. Au reste, il en est encore de mкme aujourd'hui, toute bouche de savant qui complimente un autre savant est un vase de fiel emmiellй.

Les fйlicitations de Claude Frollo а Jacques Coictier avaient trait surtout aux nombreux avantages temporels que le digne mйdecin avait su extraire, dans le cours de sa carriиre si enviйe, de chaque maladie du roi, opйration d'une alchimie meilleure et plus certaine que la poursuite de la pierre philosophale.

-- En vйritй ! monsieur le docteur Coictier, j'ai eu grande joie d'apprendre l'йvкchй de votre neveu, mon rйvйrend seigneur Pierre Versй. N'est-il pas йvкque d'Amiens ?

-- Oui, monsieur l'archidiacre ; c'est une grвce et misйricorde de Dieu.

-- Savez-vous que vous aviez bien grande mine, le jour de Noлl, а la tкte de votre compagnie de la chambre des Comptes, monsieur le prйsident ?

-- Vice-prйsident, dom Claude. Hйlas ! rien de plus.

-- Oщ en est votre superbe maison de la rue Saint-Andrй-des-Arcs ? C'est un Louvre. J'aime fort l'abricotier qui est sculptй sur la porte avec ce jeu de mots qui est plaisant : А L'ABRI-COTIER.

-- Hйlas ! maоtre Claude, toute cette maзonnerie me coыte gros. А mesure que la maison s'йdifie, je me ruine.

-- Ho ! n'avez-vous pas vos revenus de la Geфle et du bailliage du Palais, et la rente de toutes les maisons, йtaux, loges, йchoppes de la Clфture ? c'est traire une belle mamelle.

-- Ma chвtellenie de Poissy ne m'a rien rapportй cette annйe.

-- Mais vos pйages de Triel, de Saint-James, de Saint-Germain-en-Laye, sont toujours bons.

-- Six-vingt livres, pas mкme parisis.

-- Vous avez votre office de conseiller du roi. C'est fixe, cela.

-- Oui, confrиre Claude, mais cette maudite seigneurie de Poligny, dont on fait bruit, ne me vaut pas soixante йcus d'or, bon an mal an.

Il y avait dans les compliments que dom Claude adressait а Jacques Coictier cet accent sardonique, aigre et sourdement railleur, ce sourire triste et cruel d'un homme supйrieur et malheureux qui joue un moment par distraction avec l'йpaisse prospйritй d'un homme vulgaire. L'autre ne s'en apercevait pas.

-- Sur mon вme, dit enfin Claude en lui serrant la main, je suis aise de vous voir en si grande santй.

-- Merci, maоtre Claude.

-- А propos, s'йcria dom Claude, comment va votre royal malade ?

-- Il ne paie pas assez son mйdecin, rйpondit le docteur en jetant un regard de cфtй а son compagnon.

-- Vous trouvez, compиre Coictier ? dit le compagnon.

Cette parole, prononcйe du ton de la surprise et du reproche, ramena sur ce personnage inconnu l'attention de l'archidiacre qui, а vrai dire, ne s'en йtait pas complиtement dйtournйe un seul moment depuis que cet йtranger avait franchi le seuil de la cellule. Il avait mкme fallu les mille raisons qu'il avait de mйnager le docteur Jacques Coictier, le tout-puissant mйdecin du roi Louis XI, pour qu'il le reзыt ainsi accompagnй. Aussi sa mine n'eut-elle rien de bien cordial quand Jacques Coictier lui dit :

-- А propos, dom Claude, je vous amиne un confrиre qui vous a voulu voir sur votre renommйe.

-- Monsieur est de la science ? demanda l'archidiacre en fixant sur le compagnon de Coictier son oeil pйnйtrant. Il ne trouva pas sous les sourcils de l'inconnu un regard moins perзant et moins dйfiant que le sien.

C'йtait, autant que la faible clartй de la lampe permettait d'en juger, un vieillard d'environ soixante ans et de moyenne taille, qui paraissait assez malade et cassй. Son profil, quoique d'une ligne trиs bourgeoise, avait quelque chose de puissant et de sйvиre, sa prunelle йtincelait sous une arcade sourciliиre trиs profonde comme une lumiиre au fond d'un antre ; et sous le bonnet rabattu qui lui tombait sur le nez on sentait tourner les larges plans d'un front de gйnie.

Il se chargea de rйpondre lui-mкme а la question de l'archidiacre.

-- Rйvйrend maоtre, dit-il d'une voix grave, votre renom est venu jusqu'а moi, et j'ai voulu vous consulter. Je ne suis qu'un pauvre gentilhomme de province qui фte ses souliers avant d'entrer chez les savants. Il faut que vous sachiez mon nom. Je m'appelle le compиre Tourangeau.

-- Singulier nom pour un gentilhomme ! pensa l'archidiacre. Cependant il se sentait devant quelque chose de fort et de sйrieux. L'instinct de sa haute intelligence lui en faisait deviner une non moins haute sous le bonnet fourrй du compиre Tourangeau ; et en considйrant cette grave figure, le rictus ironique que la prйsence de Jacques Coictier avait fait йclore sur son visage morose s'йvanouit peu а peu comme le crйpuscule а un horizon de nuit. Il s'йtait rassis morne et silencieux sur son grand fauteuil, son coude avait repris sa place accoutumйe sur la table, et son front sur sa main. Aprиs quelques moments de mйditation, il fit signe aux deux visiteurs de s'asseoir, et adressa la parole au compиre Tourangeau.

-- Vous venez me consulter, maоtre, et sur quelle science ?

-- Rйvйrend, rйpondit le compиre Tourangeau, je suis malade, trиs malade. On vous dit grand Esculape, et je suis venu vous demander un conseil de mйdecine.

-- Mйdecine ! dit l'archidiacre en hochant la tкte. Il sembla se recueillir un instant et reprit : -- Compиre Tourangeau, puisque c'est votre nom, tournez la tкte. Vous trouverez ma rйponse tout йcrite sur le mur.

Le compиre Tourangeau obйit, et lut au-dessus de sa tкte cette inscription gravйe sur la muraille : - La mйdecine est fille des songes. - JAMBLIQUE.

Cependant le docteur Jacques Coictier avait entendu la question de son compagnon avec un dйpit que la rйponse de dom Claude avait redoublй. Il se pencha а l'oreille du compиre Tourangeau et lui dit, assez bas pour ne pas кtre entendu de l'archidiacre : -- Je vous avais prйvenu que c'йtait un fou. Vous l'avez voulu voir !

-- C'est qu'il se pourrait fort bien qu'il eыt raison, ce fou, docteur Jacques ! rйpondit le compиre du mкme ton, et avec un sourire amer.

-- Comme il vous plaira ! rйpliqua Coictier sиchement. Puis s'adressant а l'archidiacre : -- Vous кtes preste en besogne, dom Claude, et vous n'кtes guиre plus empкchй d'Hippocratиs qu'un singe d'une noisette. La mйdecine un songe ! Je doute que les pharmacopoles et les maоtres-myrrhes se tinssent de vous lapider s'ils йtaient lа. Donc vous niez l'influence des philtres sur le sang, des onguents sur la chair ! Vous niez cette йternelle pharmacie de fleurs et de mйtaux qu'on appelle le monde, faite exprиs pour cet йternel malade qu'on appelle l'homme !

-- Je ne nie, dit froidement dom Claude, ni la pharmacie ni le malade. Je nie le mйdecin.

-- Donc il n'est pas vrai, reprit Coictier avec chaleur, que la goutte soit une dartre en dedans, qu'on guйrisse une plaie d'artillerie par l'application d'une souris rфtie, qu'un jeune sang convenablement infusй rende la jeunesse а de vieilles veines ; il n'est pas vrai que deux et deux font quatre, et que l'emprosthotonos succиde а l'opisthotonos !

L'archidiacre rйpondit sans s'йmouvoir : -- Il y a certaines choses dont je pense d'une certaine faзon.

Coictier devint rouge de colиre.

-- Lа, lа, mon bon Coictier, ne nous fвchons pas, dit le compиre Tourangeau, Monsieur l'archidiacre est notre ami.

Coictier se calma en grommelant а demi-voix : -- Aprиs tout, c'est un fou !

-- Pasquedieu, maоtre Claude, reprit le compиre Tourangeau aprиs un silence, vous me gкnez fort. J'avais deux consultations а requйrir de vous, l'une touchant ma santй, l'autre touchant mon йtoile.

-- Monsieur, repartit l'archidiacre, si c'est lа votre pensйe, vous auriez aussi bien fait de ne pas vous essouffler aux degrйs de mon escalier. Je ne crois pas а la mйdecine. Je ne crois pas а l'astrologie.

-- En vйritй ! dit le compиre avec surprise.

Coictier riait d'un rire forcй.

-- Vous voyez bien qu'il est fou, dit-il tout bas au compиre Tourangeau. Il ne croit pas а l'astrologie !

-- Le moyen d'imaginer, poursuivit dom Claude, que chaque rayon d'йtoile est un fil qui tient а la tкte d'un homme !

-- Et а quoi croyez-vous donc ? s'йcria le compиre Tourangeau.

L'archidiacre resta un moment indйcis, puis il laissa йchapper un sombre sourire qui semblait dйmentir sa rйponse : -- Credo in Deum.

-- Dominum nostrum, ajouta le compиre Tourangeau avec un signe de croix.

-- Amen, dit Coictier.

-- Rйvйrend maоtre, reprit le compиre, je suis charmй dans l'вme de vous voir en si bonne religion. Mais, grand savant que vous кtes, l'кtes-vous donc а ce point de ne plus croire а la science ?

-- Non, dit l'archidiacre en saisissant le bras du compиre Tourangeau, et un йclair d'enthousiasme se ralluma dans sa terne prunelle, non, je ne nie pas la science. Je n'ai pas rampй si longtemps а plat ventre et les ongles dans la terre а travers les innombrables embranchements de la caverne sans apercevoir, au loin devant moi, au bout de l'obscure galerie, une lumiиre, une flamme, quelque chose, le reflet sans doute de l'йblouissant laboratoire central oщ les patients et les sages ont surpris Dieu.

-- Et enfin, interrompit le Tourangeau, quelle chose tenez-vous vraie et certaine ?

-- L'alchimie.

Coictier se rйcria : -- Pardieu, dom Claude, l'alchimie a sa raison sans doute, mais pourquoi blasphйmer la mйdecine et l'astrologie ?

-- Nйant, votre science de l'homme ! nйant, votre science du ciel ! dit l'archidiacre avec empire.

-- C'est mener grand train Йpidaurus et la Chaldйe, rйpliqua le mйdecin en ricanant.

-- Йcoutez, messire Jacques. Ceci est dit de bonne foi. Je ne suis pas mйdecin du roi, et sa majestй ne m'a pas donnй le jardin Dйdalus pour y observer les constellations.

-- Ne vous fвchez pas et йcoutez-moi. -- Quelle vйritй avez-vous tirйe, je ne dis pas de la mйdecine, qui est chose par trop folle, mais de l'astrologie ? Citez-moi les vertus du boustrophйdon vertical, les trouvailles du nombre ziruph et du nombre zephirod.

-- Nierez-vous, dit Coictier, la force sympathique de la clavicule et que la cabalistique en dйrive ?

-- Erreur, messire Jacques ! aucune de vos formules n'aboutit а la rйalitй. Tandis que l'alchimie a ses dйcouvertes. Contesterez-vous des rйsultats comme ceux-ci ? La glace enfermйe sous terre pendant mille ans se transforme en cristal de roche. - Le plomb est l'aпeul de tous les mйtaux. (Car l'or n'est pas un mйtal, l'or est la lumiиre.) - Il ne faut au plomb que quatre pйriodes de deux cents ans chacune pour passer successivement de l'йtat de plomb а l'йtat d'arsenic rouge, de l'arsenic rouge а l'йtain, de l'йtain а l'argent. - Sont-ce lа des faits ? Mais croire а la clavicule, а la ligne pleine et aux йtoiles, c'est aussi ridicule que de croire, avec les habitants du Grand-Cathay, que le loriot se change en taupe et les grains de blй en poisson du genre cyprin !

-- J'ai йtudiй l'hermйtique, s'йcria Coictier, et j'affirme...

Le fougueux archidiacre ne le laissa pas achever. -- Et moi j'ai йtudiй la mйdecine, l'astrologie et l'hermйtique. Ici seulement est la vйritй (en parlant ainsi il avait pris sur le bahut une fiole pleine de cette poudre dont nous avons parlй plus haut), ici seulement est la lumiиre ! Hippocratиs, c'est un rкve, Urania, c'est un rкve, Hermиs, c'est une pensйe. L'or, c'est le soleil, faire de l'or, c'est кtre Dieu. Voilа l'unique science. J'ai sondй la mйdecine et l'astrologie, vous dis-je ! Nйant, nйant. Le corps humain, tйnиbres ; les astres, tйnиbres !

Et il retomba sur son fauteuil dans une attitude puissante et inspirйe. Le compиre Tourangeau l'observait en silence. Coictier s'efforзait de ricaner, haussait imperceptiblement les йpaules, et rйpйtait а voix basse : Un fou !

-- Et, dit tout а coup le Tourangeau, le but mirifique, l'avez-vous touchй ? avez-vous fait de l'or ?

-- Si j'en avais fait, rйpondit l'archidiacre en articulant lentement ses paroles comme un homme qui rйflйchit, le roi de France s'appellerait Claude et non Louis.

Le compиre fronзa le sourcil.

-- Qu'est-ce que je dis lа ? reprit dom Claude avec un sourire de dйdain. Que me ferait le trфne de France quand je pourrais rebвtir l'empire d'Orient !

-- А la bonne heure ! dit le compиre.

-- Oh ! le pauvre fou ! murmura Coictier.

L'archidiacre poursuivit, paraissant ne plus rйpondre qu'а ses pensйes :

-- Mais non, je rampe encore ; je m'йcorche la face et les genoux aux cailloux de la voie souterraine. J'entrevois, je ne contemple pas ! je ne lis pas, j'йpelle !

-- Et quand vous saurez lire, demanda le compиre, ferez-vous de l'or ?

-- Qui en doute ? dit l'archidiacre.

-- En ce cas, Notre-Dame sait que j'ai grande nйcessitй d'argent, et je voudrais bien apprendre а lire dans vos livres. Dites-moi, rйvйrend maоtre, votre science est-elle pas ennemie ou dйplaisante а Notre-Dame ?

А cette question du compиre, dom Claude se contenta de rйpondre avec une tranquille hauteur : -- De qui suis-je archidiacre ?

-- Cela est vrai, mon maоtre. Eh bien ! vous plairait-il m'initier ? Faites-moi йpeler avec vous.

Claude prit l'attitude majestueuse et pontificale d'un Samuel.

-- Vieillard, il faut de plus longues annйes qu'il ne vous en reste pour entreprendre ce voyage а travers les choses mystйrieuses. Votre tкte est bien grise ! On ne sort de la caverne qu'avec des cheveux blancs, mais on n'y entre qu'avec des cheveux noirs. La science sait bien toute seule creuser, flйtrir et dessйcher les faces humaines ; elle n'a pas besoin que la vieillesse lui apporte des visages tout ridйs. Si cependant l'envie vous possиde de vous mettre en discipline а votre вge et de dйchiffrer l'alphabet redoutable des sages, venez а moi, c'est bien, j'essaierai. Je ne vous dirai pas, а vous pauvre vieux, d'aller visiter les chambres sйpulcrales des pyramides dont parle l'ancien Hйrodotus, ni la tour de briques de Babylone, ni l'immense sanctuaire de marbre blanc du temple indien d'Eklinga. Je n'ai pas vu plus que vous les maзonneries chaldйennes construites suivant la forme sacrйe du Sikra, ni le temple de Salomon qui est dйtruit, ni les portes de pierre du sйpulcre des rois d'Israлl qui sont brisйes. Nous nous contenterons des fragments du livre d'Hermиs que nous avons ici. Je vous expliquerai la statue de saint Christophe, le symbole du Semeur, et celui des deux anges qui sont au portail de la Sainte-Chapelle, et dont l'un a sa main dans un vase et l'autre dans une nuйe...

Ici, Jacques Coictier, que les rйpliques fougueuses de l'archidiacre avaient dйsarзonnй, se remit en selle, et l'interrompit du ton triomphant d'un savant qui en redresse un autre : -- Erras, amice Claudi. Le symbole n'est pas le nombre. Vous prenez Orpheus pour Hermиs.

-- C'est vous qui errez, rйpliqua gravement l'archidiacre. Dedalus, c'est le soubassement, Orpheus, c'est la muraille, Hermиs, c'est l'йdifice. C'est le tout. -- Vous viendrez quand vous voudrez, poursuivit-il en se tournant vers le Tourangeau, je vous montrerai les parcelles d'or restйes au fond du creuset de Nicolas Flamel, et vous les comparerez а l'or de Guillaume de Paris. Je vous apprendrai les vertus secrиtes du mot grec peristera. Mais avant tout, je vous ferai lire l'une aprиs l'autre les lettres de marbre de l'alphabet, les pages de granit du livre. Nous irons du portail de l'йvкque Guillaume et de Saint-Jean-le-Rond а la Sainte-Chapelle, puis а la maison de Nicolas Flamel, rue Marivaulx, а son tombeau, qui est aux Saints-Innocents, а ses deux hфpitaux rue de Montmorency. Je vous ferai lire les hiйroglyphes dont sont couverts les quatre gros chenets de fer du portail de l'hфpital Saint-Gervais et de la rue de la Ferronnerie. Nous йpellerons encore ensemble les faзades de Saint-Cфme, de Sainte-Geneviиve-des-Ardents, de Saint-Martin, de Saint-Jacques-de-la-Boucherie...

Il y avait dйjа longtemps que le Tourangeau, si intelligent que fыt son regard, paraissait ne plus comprendre dom Claude. Il l'interrompit.

-- Pasquedieu ! qu'est-ce que c'est donc que vos livres ?

-- En voici un, dit l'archidiacre.

Et ouvrant la fenкtre de la cellule, il dйsigna du doigt l'immense йglise de Notre-Dame, qui, dйcoupant sur un ciel йtoilй la silhouette noire de ses deux tours, de ses cфtes de pierre et de sa croupe monstrueuse, semblait un йnorme sphinx а deux tкtes assis au milieu de la ville.

L'archidiacre considйra quelque temps en silence le gigantesque йdifice, puis йtendant avec un soupir sa main droite vers le livre imprimй qui йtait ouvert sur sa table et sa main gauche vers Notre-Dame, et promenant un triste regard du livre а l'йglise :
-- Hйlas ! dit-il, ceci tuera cela.

Coictier qui s'йtait approchй du livre avec empressement ne put s'empкcher de s'йcrier : -- Hй mais ! qu'y a-t-il donc de si redoutable en ceci ; GLOSSA IN EPISTOLAS D. PAULI. Norimbergae, Antonius Koburger, 1474 ? Ce n'est pas nouveau. C'est un livre de Pierre Lombard, le Maоtre des Sentences. Est-ce parce qu'il est imprimй ?

-- Vous l'avez dit, rйpondit Claude, qui semblait absorbй dans une profonde mйditation et se tenait debout, appuyant son index reployй sur l'in-folio sorti des presses fameuses de Nuremberg. Puis il ajouta ces paroles mystйrieuses : -- Hйlas ! hйlas ! les petites choses viennent а bout des grandes ; une dent triomphe d'une masse. Le rat du Nil tue le crocodile, l'espadon tue la baleine, le livre tuera l'йdifice !

Le couvre-feu du cloоtre sonna au moment oщ le docteur Jacques rйpйtait tout bas а son compagnon son йternel refrain : Il est fou. - А quoi le compagnon rйpondit cette fois : -- Je crois que oui.

C'йtait l'heure oщ aucun йtranger ne pouvait rester dans le cloоtre. Les deux visiteurs se retirиrent. -- Maоtre, dit le compиre Tourangeau, en prenant congй de l'archidiacre, j'aime les savants et les grands esprits, et je vous tiens en estime singuliиre. Venez demain au palais des Tournelles, et demandez l'abbй de Saint-Martin de Tours.

L'archidiacre rentra chez lui stupйfait, comprenant enfin quel personnage c'йtait que le compиre Tourangeau, et se rappelant ce passage du cartulaire de Saint-Martin de Tours : Abbas beati Martini, SCILICET REX FRANCIAE, est canonicus de consuetudine et habet parvam praebendam quam habet sanctus Venantius et debet sedere in sede thesaurarii.

On affirmait que depuis cette йpoque l'archidiacre avait de frйquentes confйrences avec Louis XI, quand sa majestй venait а Paris, et que le crйdit de dom Claude faisait ombre а Olivier le Daim et а Jacques Coictier, lequel, selon sa maniиre, en rudoyait fort le roi.

II

CECI TUERA CELA
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Nos lectrices nous pardonneront de nous arrкter un moment pour chercher quelle pouvait кtre la pensйe qui se dйrobait sous ces paroles йnigmatiques de l'archidiacre : Ceci tuera cela. Le livre tuera l'йdifice.

А notre sens, cette pensйe avait deux faces. C'йtait d'abord une pensйe de prкtre. C'йtait l'effroi du sacerdoce devant un agent nouveau, l'imprimerie. C'йtait l'йpouvante et l'йblouissement de l'homme du sanctuaire devant la presse lumineuse de Gutenberg. C'йtait la chaire et le manuscrit, la parole parlйe et la parole йcrite, s'alarmant de la parole imprimйe ; quelque chose de pareil а la stupeur d'un passereau qui verrait l'ange Lйgion ouvrir ses six millions d'ailes. C'йtait le cri du prophиte qui entend dйjа bruire et fourmiller l'humanitй йmancipйe, qui voit dans l'avenir l'intelligence saper la foi, l'opinion dйtrфner la croyance, le monde secouer Rome. Pronostic du philosophe qui voit la pensйe humaine, volatilisйe par la presse, s'йvaporer du rйcipient thйocratique. Terreur du soldat qui examine le bйlier d'airain et qui dit : La tour croulera. Cela signifiait qu'une puissance allait succйder а une autre puissance. Cela voulait dire : La presse tuera l'йglise.

Mais sous cette pensйe, la premiиre et la plus simple sans doute, il y en avait а notre avis une autre, plus neuve, un corollaire de la premiиre moins facile а apercevoir et plus facile а contester, une vue, tout aussi philosophique, non plus du prкtre seulement, mais du savant et de l'artiste. C'йtait pressentiment que la pensйe humaine en changeant de forme allait changer de mode d'expression, que l'idйe capitale de chaque gйnйration ne s'йcrirait plus avec la mкme matiиre et de la mкme faзon, que le livre de pierre, si solide et si durable, allait faire place au livre de papier, plus solide et plus durable encore. Sous ce rapport, la vague formule de l'archidiacre avait un second sens ; elle signifiait qu'un art allait dйtrфner un autre art. Elle voulait dire : L'imprimerie tuera l'architecture.

En effet, depuis l'origine des choses jusqu'au quinziиme siиcle de l'иre chrйtienne inclusivement, l'architecture est le grand livre de l'humanitй, l'expression principale de l'homme а ses divers йtats de dйveloppement soit comme force, soit comme intelligence.

Quand la mйmoire des premiиres races se sentit surchargйe, quand le bagage des souvenirs du genre humain devint si lourd et si confus que la parole, nue et volante, risqua d'en perdre en chemin, on les transcrivit sur le sol de la faзon la plus visible, la plus durable et la plus naturelle а la fois. On scella chaque tradition sous un monument.

Les premiers monuments furent de simples quartiers de roche que le fer n'avait pas touchйs, dit Moпse. L'architecture commenзa comme toute йcriture. Elle fut d'abord alphabet. On plantait une pierre debout, et c'йtait une lettre, et chaque lettre йtait un hiйroglyphe, et sur chaque hiйroglyphe reposait un groupe d'idйes comme le chapiteau sur la colonne. Ainsi firent les premiиres races, partout, au mкme moment, sur la surface du monde entier. On retrouve la pierre levйe des celtes dans la Sibйrie d'Asie, dans les pampas d'Amйrique.

Plus tard on fit des mots. On superposa la pierre а la pierre, on accoupla ces syllabes de granit, le verbe essaya quelques combinaisons. Le dolmen et le cromlech celtes, le tumulus йtrusque, le galgal hйbreu, sont des mots. Quelques-uns, le tumulus surtout, sont des noms propres. Quelquefois mкme, quand on avait beaucoup de pierre et une vaste plage, on йcrivait une phrase. L'immense entassement de Karnac est dйjа une formule tout entiиre.

Enfin on fit des livres. Les traditions avaient enfantй des symboles, sous lesquels elles disparaissaient comme le tronc de l'arbre sous son feuillage ; tous ces symboles, auxquels l'humanitй avait foi, allaient croissant, se multipliant, se croisant, se compliquant de plus en plus ; les premiers monuments ne suffisaient plus а les contenir ; ils en йtaient dйbordйs de toutes parts ; а peine ces monuments exprimaient-ils encore la tradition primitive, comme eux simple, nue et gisante sur le sol. Le symbole avait besoin de s'йpanouir dans l'йdifice. L'architecture alors se dйveloppa avec la pensйe humaine ; elle devint gйante а mille tкtes et а mille bras, et fixa sous une forme йternelle, visible, palpable, tout ce symbolisme flottant. Tandis que Dйdale, qui est la force, mesurait, tandis qu'Orphйe, qui est l'intelligence, chantait, le pilier qui est une lettre, l'arcade qui est une syllabe, la pyramide qui est un mot, mis en mouvement а la fois par une loi de gйomйtrie et par une loi de poйsie, se groupaient, se combinaient, s'amalgamaient, descendaient, montaient, se juxtaposaient sur le sol, s'йtageaient dans le ciel, jusqu'а ce qu'ils eussent йcrit, sous la dictйe de l'idйe gйnйrale d'une йpoque, ces livres merveilleux qui йtaient aussi de merveilleux йdifices ; la pagode d'Eklinga, le Rhamseпon d'Йgypte, le temple de Salomon.

L'idйe mиre, le verbe, n'йtait pas seulement au fond de tous ces йdifices, mais encore dans la forme. Le temple de Salomon, par exemple, n'йtait point simplement la reliure du livre saint, il йtait le livre saint lui-mкme. Sur chacune de ses enceintes concentriques les prкtres pouvaient lire le verbe traduit et manifestй aux yeux, et ils suivaient ainsi ses transformations de sanctuaire en sanctuaire jusqu'а ce qu'ils le saisissent dans son dernier tabernacle sous sa forme la plus concrиte qui йtait encore de l'architecture : l'arche. Ainsi le verbe йtait enfermй dans l'йdifice, mais son image йtait sur son enveloppe comme la figure humaine sur le cercueil d'une momie.

Et non seulement la forme des йdifices mais encore l'emplacement qu'ils se choisissaient rйvйlait la pensйe qu'ils reprйsentaient. Selon que le symbole а exprimer йtait gracieux ou sombre, la Grиce couronnait ses montagnes d'un temple harmonieux а l'oeil, l'Inde йventrait les siennes pour y ciseler ces difformes pagodes souterraines portйes par de gigantesques rangйes d'йlйphants de granit.

Ainsi, durant les six mille premiиres annйes du monde, depuis la pagode la plus immйmoriale de l'Hindoustan jusqu'а la cathйdrale de Cologne, l'architecture a йtй la grande йcriture du genre humain. Et cela est tellement vrai que non seulement tout symbole religieux, mais encore toute pensйe humaine a sa page dans ce livre immense et son monument.

Toute civilisation commence par la thйocratie et finit par la dйmocratie. Cette loi de la libertй succйdant а l'unitй est йcrite dans l'architecture. Car, insistons sur ce point, il ne faut pas croire que la maзonnerie ne soit puissante qu'а йdifier le temple, qu'а exprimer le mythe et le symbolisme sacerdotal, qu'а transcrire en hiйroglyphes sur ses pages de pierre les tables mystйrieuses de la loi. S'il en йtait ainsi, comme il arrive dans toute sociйtй humaine un moment oщ le symbole sacrй s'use et s'oblitиre sous la libre pensйe, oщ l'homme se dйrobe au prкtre, oщ l'excroissance des philosophies et des systиmes ronge la face de la religion, l'architecture ne pourrait reproduire ce nouvel йtat de l'esprit humain, ses feuillets, chargйs au recto, seraient vides au verso, son oeuvre serait tronquйe, son livre serait incomplet. Mais non.

Prenons pour exemple le moyen-вge, oщ nous voyons plus clair parce qu'il est plus prиs de nous. Durant sa premiиre pйriode, tandis que la thйocratie organise l'Europe, tandis que le Vatican rallie et reclasse autour de lui les йlйments d'une Rome faite avec la Rome qui gоt йcroulйe autour du Capitole, tandis que le christianisme s'en va recherchant dans les dйcombres de la civilisation antйrieure tous les йtages de la sociйtй et rebвtit avec ces ruines un nouvel univers hiйrarchique dont le sacerdoce est la clef de voыte, on entend sourdre d'abord dans ce chaos, puis on voit peu а peu sous le souffle du christianisme, sous la main des barbares, surgir des dйblais des architectures mortes, grecque et romaine, cette mystйrieuse architecture romane, soeur des maзonneries thйocratiques de l'Йgypte et de l'Inde, emblиme inaltйrable du catholicisme pur, immuable hiйroglyphe de l'unitй papale. Toute la pensйe d'alors est йcrite en effet dans ce sombre style roman. On y sent partout l'autoritй, l'unitй, l'impйnйtrable, l'absolu, Grйgoire VII ; partout le prкtre, jamais l'homme ; partout la caste, jamais le peuple. Mais les croisades arrivent. C'est un grand mouvement populaire ; et tout grand mouvement populaire, quels qu'en soient la muse et le but dйgage toujours de son dernier prйcipitй l'esprit de libertй. Des nouveautйs vont se faire jour. Voici que s'ouvre la pйriode orageuse des Jacqueries, des Pragueries et des Ligues. L'autoritй s'йbranle, l'unitй se bifurque. La fйodalitй demande а partager avec la thйocratie, en attendant le peuple qui surviendra inйvitablement et qui se fera, comme toujours, la part du lion. Quia nominor leo. La seigneurie perce donc sous le sacerdoce, la commune sous la seigneurie. La face de l'Europe est changйe. Eh bien ! la face de l'architecture est changйe aussi. Comme la civilisation, elle a tournй la page, et l'esprit nouveau des temps la trouve prкte а йcrire sous sa dictйe. Elle est revenue des croisades avec l'ogive, comme les nations avec la libertй. Alors, tandis que Rome se dйmembre peu а peu, l'architecture romane meurt. L'hiйroglyphe dйserte la cathйdrale et s'en va blasonner le donjon pour faire un prestige а la fйodalitй. La cathйdrale elle-mкme, cet йdifice autrefois si dogmatique, envahie dйsormais par la bourgeoisie, par la commune, par la libertй, йchappe au prкtre et tombe au pouvoir de l'artiste. L'artiste la bвtit а sa guise. Adieu le mystиre, le mythe, la loi. Voici la fantaisie et le caprice. Pourvu que le prкtre ait sa basilique et son autel, il n'a rien а dire. Les quatre murs sont а l'artiste. Le livre architectural n'appartient plus au sacerdoce, а la religion, а Rome ; il est а l'imagination, а la poйsie, au peuple. De lа les transformations rapides et innombrables de cette architecture qui n'a que trois siиcles, si frappantes aprиs l'immobilitй stagnante de l'architecture romane qui en a six ou sept. L'art cependant marche а pas de gйant. Le gйnie et l'originalitй populaires font la besogne que faisaient les йvкques. Chaque race йcrit en passant sa ligne sur le livre ; elle rature les vieux hiйroglyphes romans sur le frontispice des cathйdrales, et c'est tout au plus si l'on voit encore le dogme percer за et lа sous le nouveau symbole qu'elle y dйpose. La draperie populaire laisse а peine deviner l'ossement religieux. On ne saurait se faire une idйe des licences que prennent alors les architectes, mкme envers l'йglise. Ce sont des chapiteaux tricotйs de moines et de nonnes honteusement accouplйs, comme а la salle des Cheminйes du Palais de Justice а Paris. C'est l'aventure de Noй sculptйe en toutes lettres comme sous le grand portail de Bourges. C'est un moine bachique а oreilles d'вne et le verre en main riant au nez de toute une communautй, comme sur le lavabo de l'abbaye de Bocherville. Il existe а cette йpoque, pour la pensйe йcrite en pierre, un privilиge tout а fait comparable а notre libertй actuelle de la presse. C'est la libertй de l'architecture.

Cette libertй va trиs loin. Quelquefois un portail, une faзade, une йglise tout entiиre prйsente un sens symbolique absolument йtranger au culte, ou mкme hostile а l'йglise. Dиs le treiziиme siиcle Guillaume de Paris, Nicolas Flamel au quinziиme, ont йcrit de ces pages sйditieuses. Saint-Jacques-de-la-Boucherie йtait toute une йglise d'opposition.

La pensйe alors n'йtait libre que de cette faзon, aussi ne s'йcrivait-elle tout entiиre que sur ces livres qu'on appelait йdifices. Sans cette forme йdifice, elle se serait vue brыler en place publique par la main du bourreau sous la forme manuscrit, si elle avait йtй assez imprudente pour s'y risquer. La pensйe portail d'йglise eыt assistй au supplice de la pensйe livre. Aussi n'ayant que cette voie, la maзonnerie, pour se faire jour, elle s'y prйcipitait de toutes parts. De lа l'immense quantitй de cathйdrales qui ont couvert l'Europe, nombre si prodigieux qu'on y croit а peine, mкme aprиs l'avoir vйrifiй. Toutes les forces matйrielles, toutes les forces intellectuelles de la sociйtй convergиrent au mкme point : l'architecture. De cette maniиre, sous prйtexte de bвtir des йglises а Dieu, l'art se dйveloppait dans des proportions magnifiques.

Alors, quiconque naissait poиte se faisait architecte. Le gйnie йpars dans les masses, comprimй de toutes parts sous la fйodalitй comme sous une testudo de boucliers d'airain, ne trouvant issue que du cфtй de l'architecture, dйbouchait par cet art, et ses Iliades prenaient la forme de cathйdrales. Tous les autres arts obйissaient et se mettaient en discipline sous l'architecture. C'йtaient les ouvriers du grand oeuvre. L'architecte, le poиte, le maоtre totalisait en sa personne la sculpture qui lui ciselait ses faзades, la peinture qui lui enluminait ses vitraux, la musique qui mettait sa cloche en branle et soufflait dans ses orgues. Il n'y avait pas jusqu'а la pauvre poйsie proprement dite, celle qui s'obstinait а vйgйter dans les manuscrits, qui ne fыt obligйe pour кtre quelque chose de venir s'encadrer dans l'йdifice sous la forme d'hymne ou de prose ; le mкme rфle, aprиs tout, qu'avaient jouй les tragйdies d'Eschyle dans les fкtes sacerdotales de la Grиce, la Genиse dans le temple de Salomon.

Ainsi, jusqu'а Gutenberg, l'architecture est l'йcriture principale, l'йcriture universelle. Ce livre granitique commencй par l'Orient, continuй par l'antiquitй grecque et romaine, le moyen-вge en a йcrit la derniиre page. Du reste, ce phйnomиne d'une architecture de peuple succйdant а une architecture de caste que nous venons d'observer dans le moyen-вge, se reproduit avec tout mouvement analogue dans l'intelligence humaine aux autres grandes йpoques de l'histoire. Ainsi, pour n'йnoncer ici que sommairement une loi qui demanderait а кtre dйveloppйe en des volumes, dans le haut Orient, berceau des temps primitifs, aprиs l'architecture hindoue, l'architecture phйnicienne, cette mиre opulente de l'architecture arabe ; dans l'antiquitй, aprиs l'architecture йgyptienne dont le style йtrusque et les monuments cyclopйens ne sont qu'une variйtй, l'architecture grecque, dont le style romain n'est qu'un prolongement surchargй du dфme carthaginois ; dans les temps modernes, aprиs l'architecture romane, l'architecture gothique. Et en dйdoublant ces trois sйries, on retrouvera sur les trois soeurs aоnйes, l'architecture hindoue, l'architecture йgyptienne, l'architecture romane, le mкme symbole : c'est-а-dire la thйocratie, la caste, l'unitй, le dogme, le mythe, Dieu ; et pour les trois soeurs cadettes, l'architecture phйnicienne, l'architecture grecque, l'architecture gothique, quelle que soit du reste la diversitй de forme inhйrente а leur nature, la mкme signification aussi ; c'est-а-dire la libertй, le peuple, l'homme.

Qu'il s'appelle bramine, mage ou pape, dans les maзonneries hindoue, йgyptienne ou romane, on sent toujours le prкtre, rien que le prкtre. Il n'en est pas de mкme dans les architectures de peuple. Elles sont plus riches et moins saintes. Dans la phйnicienne, on sent le marchand ; dans la grecque, le rйpublicain ; dans la gothique, le bourgeois.

Les caractиres gйnйraux de toute architecture thйocratique sont l'immutabilitй, l'horreur du progrиs, la conservation des lignes traditionnelles, la consйcration des types primitifs, le pli constant de toutes les formes de l'homme et de la nature aux caprices incomprйhensibles du symbole. Ce sont des livres tйnйbreux que les initiйs seuls savent dйchiffrer. Du reste, toute forme, toute difformitй mкme y a un sens qui la fait inviolable. Ne demandez pas aux maзonneries hindoue, йgyptienne, romane, qu'elles rйforment leur dessin ou amйliorent leur statuaire. Tout perfectionnement leur est impiйtй. Dans ces architectures, il semble que la roideur du dogme se soit rйpandue sur la pierre comme une seconde pйtrification. - Les caractиres gйnйraux des maзonneries populaires au contraire sont la variйtй, le progrиs, l'originalitй, l'opulence, le mouvement perpйtuel. Elles sont dйjа assez dйtachйes de la religion pour songer а leur beautй, pour la soigner, pour corriger sans relвche leur parure de statues ou d'arabesques. Elles sont du siиcle. Elles ont quelque chose d'humain qu'elles mкlent sans cesse au symbole divin sous lequel elles se produisent encore. De lа des йdifices pйnйtrables а toute вme, а toute intelligence, а toute imagination, symboliques encore, mais faciles а comprendre comme la nature. Entre l'architecture thйocratique et celle-ci, il y a la diffйrence d'une langue sacrйe а une langue vulgaire, de l'hiйroglyphe а l'art, de Salomon а Phidias.

Si l'on rйsume ce que nous avons indiquй jusqu'ici trиs sommairement en nйgligeant mille preuves et aussi mille objections de dйtail, on est amenй а ceci : que l'architecture a йtй jusqu'au quinziиme siиcle le registre principal de l'humanitй, que dans cet intervalle il n'est pas apparu dans le monde une pensйe un peu compliquйe qui ne se soit faite йdifice, que toute idйe populaire comme toute loi religieuse a eu ses monuments ; que le genre humain enfin n'a rien pensй d'important qu'il ne l'ait йcrit en pierre. Et pourquoi ? C'est que toute pensйe, soit religieuse, soit philosophique, est intйressйe а se perpйtuer, c'est que l'idйe qui a remuй une gйnйration veut en remuer d'autres, et laisser trace. Or quelle immortalitй prйcaire que celle du manuscrit ! Qu'un йdifice est un livre bien autrement solide, durable, et rйsistant ! Pour dйtruire la parole йcrite il suffit d'une torche et d'un turc. Pour dйmolir la parole construite, il faut une rйvolution sociale, une rйvolution terrestre. Les barbares ont passй sur le Colisйe, le dйluge peut-кtre sur les Pyramides.

Au quinziиme siиcle tout change.

La pensйe humaine dйcouvre un moyen de se perpйtuer non seulement plus durable et plus rйsistant que l'architecture, mais encore plus simple et plus facile. L'architecture est dйtrфnйe. Aux lettres de pierre d'Orphйe vont succйder les lettres de plomb de Gutenberg.

Le livre va tuer l'йdifice.

L'invention de l'imprimerie est le plus grand йvйnement de l'histoire. C'est la rйvolution mиre. C'est le mode d'expression de l'humanitй qui se renouvelle totalement, c'est la pensйe humaine qui dйpouille une forme et en revкt une autre, c'est le complet et dйfinitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, reprйsente l'intelligence.

Sous la forme imprimerie, la pensйe est plus impйrissable que jamais ; elle est volatile, insaisissable, indestructible. Elle se mкle а l'air. Du temps de l'architecture, elle se faisait montagne et s'emparait puissamment d'un siиcle et d'un lieu. Maintenant elle se fait troupe d'oiseaux, s'йparpille aux quatre vents, et occupe а la fois tous les points de l'air et de l'espace.

Nous le rйpйtons, qui ne voit que de cette faзon elle est bien plus indйlйbile ? De solide qu'elle йtait elle devient vivace. Elle passe de la durйe а l'immortalitй. On peut dйmolir une masse, comment extirper l'ubiquitй ? Vienne un dйluge, la montagne aura disparu depuis longtemps sous les flots que les oiseaux voleront encore ; et, qu'une seule arche flotte а la surface du cataclysme, ils s'y poseront, surnageront avec elle, assisteront avec elle а la dйcrue des eaux, et le nouveau monde qui sortira de ce chaos verra en s'йveillant planer au-dessus de lui, ailйe et vivante, la pensйe du monde englouti.

Et quand on observe que ce mode d'expression est non seulement le plus conservateur, mais encore le plus simple, le plus commode, le plus praticable а tous, lorsqu'on songe qu'il ne traоne pas un gros bagage et ne remue pas un lourd attirail, quand on compare la pensйe obligйe pour se traduire en un йdifice de mettre en mouvement quatre ou cinq autres arts et des tonnes d'or, toute une montagne de pierres, toute une forкt de charpentes, tout un peuple d'ouvriers, quand on la compare а la pensйe qui se fait livre, et а qui il suffit d'un peu de papier, d'un peu d'encre et d'une plume, comment s'йtonner que l'intelligence humaine ait quittй l'architecture pour l'imprimerie ? Coupez brusquement le lit primitif d'un fleuve d'un canal creusй au-dessous de son niveau, le fleuve dйsertera son lit.

Aussi voyez comme а partir de la dйcouverte de l'imprimerie l'architecture se dessиche peu а peu, s'atrophie et se dйnude. Comme on sent que l'eau baisse, que la sиve s'en va, que la pensйe des temps et des peuples se retire d'elle ! Le refroidissement est а peu prиs insensible au quinziиme siиcle, la presse est trop dйbile encore, et soutire tout au plus а la puissante architecture une surabondance de vie. Mais, dиs le seiziиme siиcle, la maladie de l'architecture est visible ; elle n'exprime dйjа plus essentiellement la sociйtй ; elle se fait misйrablement art classique ; de gauloise, d'europйenne, d'indigиne, elle devient grecque et romaine, de vraie et de moderne, pseudo-antique. C'est cette dйcadence qu'on appelle renaissance. Dйcadence magnifique pourtant, car le vieux gйnie gothique, ce soleil qui se couche derriиre la gigantesque presse de Mayence, pйnиtre encore quelque temps de ses derniers rayons tout cet entassement hybride d'arcades latines et de colonnades corinthiennes.

C'est ce soleil couchant que nous prenons pour une aurore.

Cependant, du moment oщ l'architecture n'est plus qu'un art comme un autre, dиs qu'elle n'est plus l'art total, l'art souverain, l'art tyran, elle n'a plus la force de retenir les autres arts. Ils s'йmancipent donc, brisent le joug de l'architecte, et s'en vont chacun de leur cфtй. Chacun d'eux gagne а ce divorce. L'isolement grandit tout. La sculpture devient statuaire, l'imagerie devient peinture, le canon devient musique. On dirait un empire qui se dйmembre а la mort de son Alexandre et dont les provinces se font royaumes.

De lа Raphaлl, Michel-Ange, Jean Goujon, Palestrina, ces splendeurs de l'йblouissant seiziиme siиcle.

En mкme temps que les arts, la pensйe s'йmancipe de tous cфtйs. Les hйrйsiarques du moyen-вge avaient dйjа fait de larges entailles au catholicisme. Le seiziиme siиcle brise l'unitй religieuse. Avant l'imprimerie, la rйforme n'eыt йtй qu'un schisme, l'imprimerie la fait rйvolution. Otez la presse, l'hйrйsie est йnervйe. Que ce soit fatal ou providentiel, Gutenberg est le prйcurseur de Luther.

Cependant, quand le soleil du moyen-вge est tout а fait couchй, quand le gйnie gothique s'est а jamais йteint а l'horizon de l'art, l'architecture va se ternissant, se dйcolorant, s'effaзant de plus en plus. Le livre imprimй, ce ver rongeur de l'йdifice, la suce et la dйvore. Elle se dйpouille, elle s'effeuille, elle maigrit а vue d'oeil. Elle est mesquine, elle est pauvre, elle est nulle. Elle n'exprime plus rien, pas mкme le souvenir de l'art d'un autre temps. Rйduite а elle-mкme, abandonnйe des autres arts parce que la pensйe humaine l'abandonne, elle appelle des manoeuvres а dйfaut d'artistes. La vitre remplace le vitrail. Le tailleur de pierre succиde au sculpteur. Adieu toute sиve, toute originalitй, toute vie, toute intelligence. Elle se traоne, lamentable mendiante d'atelier, de copie en copie. Michel-Ange, qui dиs le seiziиme siиcle la sentait sans doute mourir, avait eu une derniиre idйe, une idйe de dйsespoir. Ce titan de l'art avait entassй le Panthйon sur le Parthйnon, et fait Saint-Pierre de Rome. Grande oeuvre qui mйritait de rester unique, derniиre originalitй de l'architecture, signature d'un artiste gйant au bas du colossal registre de pierre qui se fermait. Michel-Ange mort, que fait cette misйrable architecture qui se survivait а elle-mкme а l'йtat de spectre et d'ombre ? Elle prend Saint-Pierre de Rome, et le calque, et le parodie. C'est une manie. C'est une pitiй. Chaque siиcle a son Saint-Pierre de Rome ; au dix-septiиme siиcle le Val-de-Grвce, au dix-huitiиme Sainte-Geneviиve. Chaque pays a son Saint-Pierre de Rome. Londres a le sien. Pйtersbourg a le sien. Paris en a deux ou trois. Testament insignifiant, dernier radotage d'un grand art dйcrйpit qui retombe en enfance avant de mourir.

Si au lieu de monuments caractйristiques comme ceux dont nous venons de parler nous examinons l'aspect gйnйral de l'art du seiziиme au dix-huitiиme siиcle, nous remarquons les mкmes phйnomиnes de dйcroissance et d'йtisie. А partir de Franзois II, la forme architecturale de l'йdifice s'efface de plus en plus et laisse saillir la forme gйomйtrique, comme la charpente osseuse d'un malade Les belles lignes de l'art font place aux froides et inexorables lignes du gйomиtre. Un йdifice n'est plus un йdifice, c'est un polyиdre. L'architecture cependant se tourmente pour cacher cette nuditй. Voici le fronton grec qui s'inscrit dans le fronton romain et rйciproquement. C'est toujours le Panthйon dans le Parthйnon, Saint-Pierre de Rome. Voici les maisons de brique de Henri IV а coins de pierre ; la place Royale, la place Dauphine. Voici les йglises de Louis XIII, lourdes, trapues, surbaissйes, ramassйes, chargйes d'un dфme comme d'une bosse. Voici l'architecture mazarine, le mauvais pasticcio italien des Quatre-Nations. Voici les palais de Louis XIV, longues casernes а courtisans, roides, glaciales, ennuyeuses. Voici enfin Louis XV, avec les chicorйes et les vermicelles, et toutes les verrues et tous les fungus qui dйfigurent cette vieille architecture caduque, йdentйe et coquette. De Franзois II а Louis XV, le mal a crы en progression gйomйtrique. L'art n'a plus que la peau sur les os. Il agonise misйrablement.

Cependant, que devient l'imprimerie ? Toute cette vie qui s'en va de l'architecture vient chez elle. А mesure que l'architecture baisse, l'imprimerie s'enfle et grossit. Ce capital de forces que la pensйe humaine dйpensait en йdifices, elle le dйpense dйsormais en livres. Aussi dиs le seiziиme siиcle la presse, grandie au niveau de l'architecture dйcroissante, lutte avec elle et la tue. Au dix-septiиme, elle est dйjа assez souveraine, assez triomphante, assez assise dans sa victoire pour donner au monde la fкte d'un grand siиcle littйraire. Au dix-huitiиme, longtemps reposйe а la cour de Louis XIV, elle ressaisit la vieille йpйe de Luther, en arme Voltaire, et court, tumultueuse, а l'attaque de cette ancienne Europe dont elle a dйjа tuй l'expression architecturale. Au moment oщ le dix-huitiиme siиcle s'achиve, elle a tout dйtruit. Au dix-neuviиme, elle va reconstruire.

Or, nous le demandons maintenant, lequel des deux arts reprйsente rйellement depuis trois siиcles la pensйe humaine ? lequel la traduit ? lequel exprime, non pas seulement ses manies littйraires et scolastiques, mais son vaste, profond, universel mouvement ?. Lequel se superpose constamment, sans rupture et sans lacune, au genre humain qui marche, monstre а mille pieds ? L'architecture ou l'imprimerie ?

L'imprimerie. Qu'on ne s'y trompe pas, l'architecture est morte, morte sans retour, tuйe par le livre imprimй, tuйe parce qu'elle dure moins, tuйe parce qu'elle coыte plus cher. Toute cathйdrale est un milliard. Qu'on se reprйsente maintenant quelle mise de fonds il faudrait pour rйcrire le livre architectural ; pour faire fourmiller de nouveau sur le sol des milliers d'йdifices ; pour revenir а ces йpoques oщ la foule des monuments йtait telle qu'au dire d'un tйmoin oculaire " on eыt dit que le monde en se secouant avait rejetй ses vieux habillements pour se couvrir d'un blanc vкtement d'йglises ". Erat enim ut si mundus, ipse excutiendo semet, rejecta vetustate, candidam ecclesiarum vestem indueret (GLABER RADULPHUS).

Un livre est sitфt fait, coыte si peu, et peut aller si loin ! Comment s'йtonner que toute la pensйe humaine s'йcoule par cette pente ? Ce n'est pas а dire que l'architecture n'aura pas encore за et lа un beau monument, un chef-d'oeuvre isolй. On pourra bien encore avoir de temps en temps, sous le rиgne de l'imprimerie, une colonne faite, je suppose, par toute une armйe, avec des canons amalgamйs, comme on avait, sous le rиgne de l'architecture, des Iliades et des Romanceros, des Mahabвhrata et des Niebelungen, faits par tout un peuple avec des rapsodies amoncelйes et fondues. Le grand accident d'un architecte de gйnie pourra survenir au vingtiиme siиcle, comme celui de Dante au treiziиme. Mais l'architecture ne sera plus l'art social, l'art collectif, l'art dominant. Le grand poиme, le grand йdifice, le grand oeuvre de l'humanitй ne se bвtira plus, il s'imprimera.

Et dйsormais, si l'architecture se relиve accidentellement, elle ne sera plus maоtresse. Elle subira la loi de la littйrature qui la recevait d'elle autrefois. Les positions respectives des deux arts seront interverties. Il est certain que dans l'йpoque architecturale les poиmes, rares, il est vrai, ressemblent aux monuments. Dans l'Inde, Vyasa est touffu, йtrange, impйnйtrable comme une pagode. Dans l'orient йgyptien, la poйsie a, comme les йdifices, la grandeur et la tranquillitй des lignes ; dans la Grиce antique, la beautй, la sйrйnitй, le calme ; dans l'Europe chrйtienne, la majestй catholique, la naпvetй populaire, la riche et luxuriante vйgйtation d'une йpoque de renouvellement. La Bible ressemble aux Pyramides, l'Iliade au Parthйnon, Homиre а Phidias. Dante au treiziиme siиcle, c'est la derniиre йglise romane ; Shakespeare au seiziиme, la derniиre cathйdrale gothique.

Ainsi, pour rйsumer ce que nous avons dit jusqu'ici d'une faзon nйcessairement incomplиte et tronquйe, le genre humain a deux livres, deux registres, deux testaments, la maзonnerie et l'imprimerie, la bible de pierre et la bible de papier. Sans doute, quand on contemple ces deux bibles si largement ouvertes dans les siиcles, il est permis de regretter la majestй visible de l'йcriture de granit, ces gigantesques alphabets formulйs en colonnades, en pylфnes, en obйlisques, ces espиces de montagnes humaines qui couvrent le monde et le passй depuis la pyramide jusqu'au clocher, de Chйops а Strasbourg. Il faut relire le passй sur ces pages de marbre. Il faut admirer et refeuilleter sans cesse le livre йcrit par l'architecture ; mais il ne faut pas nier la grandeur de l'йdifice qu'йlиve а son tour l'imprimerie.

Cet йdifice est colossal. Je ne sais quel faiseur de statistique a calculй qu'en superposant l'un а l'autre tous les volumes sortis de la presse depuis Gutenberg on comblerait l'intervalle de la terre а la lune ; mais ce n'est pas de cette sorte de grandeur que nous voulons parler. Cependant, quand on cherche а recueillir dans sa pensйe une image totale de l'ensemble des produits de l'imprimerie jusqu'а nos jours, cet ensemble ne nous apparaоt-il pas comme une immense construction, appuyйe sur le monde entier, а laquelle l'humanitй travaille sans relвche, et dont la tкte monstrueuse se perd dans les brumes profondes de l'avenir ? C'est la fourmiliиre des intelligences. C'est la ruche oщ toutes les imaginations, ces abeilles dorйes, arrivent avec leur miel. L'йdifice a mille йtages, За et lа, on voit dйboucher sur ses rampes les cavernes tйnйbreuses de la science qui s'entrecoupent dans ses entrailles. Partout sur sa surface l'art fait luxurier а l'oeil ses arabesques, ses rosaces et ses dentelles. Lа chaque oeuvre individuelle, si capricieuse et si isolйe qu'elle semble, a sa place et sa saillie. L'harmonie rйsulte du tout. Depuis la cathйdrale de Shakespeare jusqu'а la mosquйe de Byron, mille clochetons s'encombrent pкle-mкle sur cette mйtropole de la pensйe universelle. А sa base, on a rйcrit quelques anciens titres de l'humanitй que l'architecture n'avait pas enregistrйs. А gauche de l'entrйe, on a scellй le vieux bas-relief en marbre blanc d'Homиre, а droite la Bible polyglotte dresse ses sept tкtes. L'hydre du Romancero se hйrisse plus loin, et quelques autres formes hybrides, les Vйdas et les Niebelungen. Du reste le prodigieux йdifice demeure toujours inachevй. La presse, cette machine gйante, qui pompe sans relвche toute la sиve intellectuelle de la sociйtй, vomit incessamment de nouveaux matйriaux pour son oeuvre. Le genre humain tout entier est sur l'йchafaudage. Chaque esprit est maзon. Le plus humble bouche son trou ou met sa pierre. Rйtif de la Bretonne apporte sa hottйe de plвtras. Tous les jours une nouvelle assise s'йlиve. Indйpendamment du versement original et individuel de chaque йcrivain, il y a des contingents collectifs. Le dix-huitiиme siиcle donne l'Encyclopйdie, la rйvolution donne le Moniteur. Certes, c'est lа aussi une construction qui grandit et s'amoncelle en spirales sans fin ; lа aussi il y a confusion des langues, activitй incessante, labeur infatigable, concours acharnй de l'humanitй tout entiиre, refuge promis а l'intelligence contre un nouveau dйluge, contre une submersion de barbares. C'est la seconde tour de Babel du genre humain.


LIVRE SIXIИME
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I

COUP D'OEIL IMPARTIAL SUR L'ANCIENNE MAGISTRATURE
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C'йtait un fort heureux personnage, en l'an de grвce 1482, que noble homme Robert d'Estouteville, chevalier, sieur de Beyne, baron d'Yvri et Saint-Andry en la Marche, conseiller et chambellan du roi, et garde de la prйvфtй de Paris. Il y avait dйjа prиs de dix-sept ans qu'il avait reзu du roi, le 7 novembre 1465, l'annйe de la comиte, cette belle charge de prйvфt de Paris, qui йtait rйputйe plutфt seigneurie qu'office, dignitas, dit Joannes Loemnoeus, quae cum non exigua potestate politiam concernente, atque praerogativis multis et juribus conjuncta est. La chose йtait merveilleuse en 82 qu'un gentilhomme ayant commission du roi et dont les lettres d'institution remontaient а l'йpoque du mariage de la fille naturelle de Louis XI avec monsieur le bвtard de Bourbon. Le mкme jour oщ Robert d'Estouteville avait remplacй Jacques de Villiers dans la prйvфtй de Paris, maоtre Jean Dauvet remplaзait messire Hйlye de Thorrettes dans la premiиre prйsidence de la cour de parlement, Jean Jouvenel des Ursins supplantait Pierre de Morvilliers dans l'office de chancelier de France, Regnault des Dormans dйsappointait Pierre Puy de la charge de maоtre des requкtes ordinaires de l'hфtel du roi. Or, sur combien de tкtes la prйsidence, la chancellerie et la maоtrise s'йtaient-elles promenйes depuis que Robert d'Estouteville avait la prйvфtй de Paris ! Elle lui avait йtй baillйe en garde, disaient les lettres patentes ; et certes, il la gardait bien. Il s'y йtait cramponnй, il s'y йtait incorporй, il s'y йtait identifiй. Si bien qu'il avait йchappй а cette furie de changement qui possйdait Louis XI, roi dйfiant, taquin et travailleur qui tenait а entretenir, par des institutions et des rйvocations frйquentes, l'йlasticitй de son pouvoir. Il y a plus, le brave chevalier avait obtenu pour son fils la survivance de sa charge, et il y avait dйjа deux ans que le nom de noble homme Jacques d'Estouteville, йcuyer, figurait а cфtй du sien en tкte du registre de l'ordinaire de la prйvфtй de Paris. Rare, certes, et insigne faveur ! Il est vrai que Robert d'Estouteville йtait un bon soldat, qu'il avait loyalement levй le pennon contre la ligue du bien public, et qu'il avait offert а la reine un trиs merveilleux cerf en confitures le jour de son entrйe а Paris en 14... Il avait plus la bonne amitiй de messire Tristan l'Hermite, prйvфt des marйchaux de l'hфtel du roi. C'йtait donc une trиs douce et plaisante existence que celle de messire Robert. D'abord, de fort bons gages, auxquels se rattachaient et pendaient, comme des grappes de plus а sa vigne, les revenus des greffes civil et criminel de la prйvфtй, plus les revenus civils et criminels des auditoires d'Embas du Chвtelet, sans compter quelque petit pйage au pont de Mantes et de Corbeil, et les profits du tru sur l'esgrin de Paris, sur les mouleurs de bыches et les mesureurs de sel. Ajoutez а cela le plaisir d'йtaler dans les chevauchйes de la ville et de faire ressortir sur les robes mi-parties rouge et tannй des йchevins et des quarteniers son bel habit de guerre que vous pouvez encore admirer aujourd'hui sculptй sur son tombeau а l'abbaye de Valmont en Normandie, et son morion tout bosselй а Montlhйry. Et puis, n'йtait-ce rien que d'avoir toute suprйmatie sur les sergents de la douzaine, le concierge et guette du Chвtelet, les deux auditeurs du Chвtelet, auditores Castelleti, les seize commissaires des seize quartiers, le geфlier du Chвtelet, les quatre sergents fieffйs, les cent vingt sergents а cheval, les cent vingt sergents а verge, le chevalier du guet avec son guet, son sous-guet, son contre-guet et son arriиre-guet ? N'йtait-ce rien que d'exercer haute et basse justice, droit de tourner, de pendre et de traоner, sans compter la menue juridiction en premier ressort, in prima instantia, comme disent les chartes, sur cette vicomtй de Paris, si glorieusement apanagйe de sept nobles bailliages ? Peut-on rien imaginer de plus suave que de rendre arrкts et jugements, comme faisait quotidiennement messire Robert d'Estouteville, dans le Grand-Chвtelet, sous les ogives larges et йcrasйes de Philippe-Auguste ? et d'aller, comme il avait coutume chaque soir, en cette charmante maison sise rue Galilйe dans le pourpris du Palais-Royal, qu'il tenait du chef de sa femme, madame Ambroise de Lorй, se reposer de la fatigue d'avoir envoyй quelque pauvre diable passer la nuit de son cфtй dans " cette petite logette de la rue de l'Escorcherie, en laquelle les prйvфts et йchevins de Paris voulaient faire leur prison ; contenant icelle onze pieds de long, sept pieds et quatre pouces de lez et onze pieds de haut " ?

Et non seulement messire Robert d'Estouteville avait sa justice particuliиre de prйvфt et vicomte de Paris, mais encore il avait part, coup d'oeil et coup de dent dans la grande justice du roi. Il n'y avait pas de tкte un peu haute qui ne lui eыt passй par les mains avant d'йchoir au bourreau. C'est lui qui avait йtй quйrir а la Bastille Saint-Antoine pour le mener aux Halles M. de Nemours, pour le mener en Grиve M. de Saint-Pol, lequel rechignait et se rйcriait, а la grande joie de Monsieur le prйvфt qui n'aimait pas Monsieur le connйtable.

En voilа, certes, plus qu'il n'en fallait pour faire une vie heureuse et illustre, et pour mйriter un jour une page notable dans cette intйressante histoire des prйvфts de Paris, oщ l'on apprend que Oudard de Villeneuve avait une maison rue des Boucheries, que Guillaume de Hangest acheta la grande et petite Savoie, que Guillaume Thiboust donna aux religieuses de Sainte-Geneviиve ses maisons de la rue Clopin, que Hugues Aubriot demeurait а l'hфtel du Porc-Йpic, et autres faits domestiques.

Toutefois, avec tant de motifs de prendre la vie en patience et en joie, messire Robert d'Estouteville s'йtait йveillй le matin du 7 janvier 1482 fort bourru et de massacrante humeur. D'oщ venait cette humeur ? c'est ce qu'il n'aurait pu dire lui-mкme. Йtait-ce que le ciel йtait gris ? que la boucle de son vieux ceinturon de Montlhйry йtait mal serrйe, et sanglait trop militairement son embonpoint de prйvфt ? qu'il avait vu passer dans la rue sous sa fenкtre des ribauds lui faisant nargue, allant quatre de bande, pourpoint sans chemise, chapeau sans fond, bissac et bouteille au cфtй ? Йtait-ce pressentiment vague des trois cent soixante-dix livres seize sols huit deniers que le futur roi Charles VIII devait l'annйe suivante retrancher des revenus de la prйvфtй ? Le lecteur peut choisir ; quant а nous, nous inclinerions а croire tout simplement qu'il йtait de mauvaise humeur, parce qu'il йtait de mauvaise humeur.

D'ailleurs, c'йtait un lendemain de fкte, jour d'ennui pour tout le monde, et surtout pour le magistrat chargй de balayer toutes les ordures, au propre et au figurй, que fait une fкte а Paris. Et puis, il devait tenir sйance au Grand-Chвtelet. Or, nous avons remarquй que les juges s'arrangent en gйnйral de maniиre а ce que leur jour d'audience soit aussi leur jour d'humeur, afin d'avoir toujours quelqu'un sur qui s'en dйcharger commodйment, de par le roi, la loi et justice.

Cependant l'audience avait commencй sans lui. Ses lieutenants au civil, au criminel et au particulier faisaient sa besogne, selon l'usage ; et dиs huit heures du matin, quelques dizaines de bourgeois et de bourgeoises entassйs et foulйs dans un coin obscur de l'auditoire d'Embas du Chвtelet, entre une forte barriиre de chкne et le mur, assistaient avec bйatitude au spectacle variй et rйjouissant de la justice civile et criminelle rendue par maоtre Florian Barbedienne, auditeur au Chвtelet, lieutenant de Monsieur le prйvфt, un peu pкle-mкle, et tout а fait au hasard.

La salle йtait petite, basse, voыtйe. Une table fleurdelysйe йtait au fond, avec un grand fauteuil de bois de chкne sculptй, qui йtait au prйvфt et vide, et un escabeau а gauche pour l'auditeur, maоtre Florian. Au-dessous se tenait le greffier, griffonnant. En face йtait le peuple ; et devant la porte et devant la table force sergents de la prйvфtй, en hoquetons de camelot violet а croix blanches. Deux sergents du Parloir-aux-Bourgeois, vкtus de leurs jaquettes de la Toussaint, mi-parties rouge et bleu, faisaient sentinelle devant une porte basse fermйe qu'on apercevait au fond derriиre la table. Une seule fenкtre ogive, йtroitement encaissйe dans l'йpaisse muraille, йclairait d'un rayon blкme de janvier deux grotesques figures, le capricieux dйmon de pierre sculptй en cul-de-lampe dans la clef de la voыte, et le juge assis au fond de la salle sur les fleurs de lys.

En effet, figurez-vous а la table prйvфtale, entre deux liasses de procиs, accroupi sur ses coudes, le pied sur la queue de sa robe de drap brun plain, la face dans sa fourrure d'agneau blanc, dont ses sourcils semblaient dйtachйs, rouge, revкche, clignant de l'oeil, portant avec majestй la graisse de ses joues, lesquelles se rejoignaient sous son menton, maоtre Florian Barbedienne, auditeur au Chвtelet.

Or l'auditeur йtait sourd. Lйger dйfaut pour un auditeur. Maоtre Florian n'en jugeait pas moins sans appel et trиs congrыment. Il est certain qu'il suffit qu'un juge ait l'air d'йcouter ; et le vйnйrable auditeur remplissait d'autant mieux cette condition, la seule essentielle en bonne justice, que son attention ne pouvait кtre distraite par aucun bruit.

Du reste, il avait dans l'auditoire un impitoyable contrфleur de ses faits et gestes dans la personne de notre ami Jehan Frollo du Moulin, ce petit йcolier d'hier, ce piйton qu'on йtait toujours sыr de rencontrer partout dans Paris, exceptй devant la chaire des professeurs.

-- Tiens, disait-il tout bas а son compagnon Robin Poussepain qui ricanait а cфtй de lui, tandis qu'il commentait les scиnes qui se dйroulaient sous leurs yeux, voilа Jehanneton du Buisson. La belle fille du Cagnard au Marchй-Neuf ! Sur mon вme, il la condamne, le vieux ! il n'a donc pas plus d'yeux que d'oreilles. Quinze sols quatre deniers parisis, pour avoir portй deux patenфtres ! C'est un peu cher. Lex duri carminis. - Qu'est celui-lа ? Robin Chief-de-Ville, haubergier ! - Pour avoir йtй passй et reзu maоtre audit mйtier ? - C'est son denier d'entrйe. - Hй ! deux gentilshommes parmi ces marauds ! Aiglet de Soins, Hutin de Mailly. Deux йcuyers, corpus Christi ! Ah ! ils ont jouй aux dйs. Quand verrai-je ici notre recteur ? Cent livres parisis d'amende envers le roi ! Le Barbedienne frappe comme un sourd, - qu'il est ! - Je veux кtre mon frиre l'archidiacre si cela m'empкche de jouer, de jouer le jour, de jouer la nuit, de vivre au jeu, de mourir au jeu et de jouer mon вme aprиs ma chemise ! - Sainte Vierge, que de filles ! l'une aprиs l'autre, mes brebis ! Ambroise Lйcuyиre ! Isabeau la Paynette ! Bйrarde Gironin ! Je les connais toutes, par Dieu ! А l'amende ! а l'amende ! Voilа qui vous apprendra а porter des ceintures dorйes ! dix sols parisis ! coquettes ! Oh ! le vieux museau de juge, sourd et imbйcile ! Oh ! Florian le lourdaud ! Oh ! Barbedienne le butor ! le voilа а table ! il mange du plaideur, il mange du procиs, il mange, il mвche, il se gave, il s'emplit. Amendes, йpaves, taxes, frais, loyaux coыts, salaires, dommages et intйrкts, gehenne, prison et geфle et ceps avec dйpens, lui sont camichons de Noлl et massepains de la Saint-Jean ! Regarde-le, le porc ! - Allons ! bon ! encore une femme amoureuse ! Thibaud la Thibaude, ni plus, ni moins ! - Pour кtre sortie de la rue Glatigny ! - Quel est ce fils ? Gieffroy Mabonne, gendarme cranequinier а main. Il a maugrйй le nom du Pиre. А l'amende, la Thibaude ! а l'amende, le Gieffroy ! а l'amende tous les deux ! Le vieux sourd ! il a dы brouiller les deux affaires ! Dix contre un qu'il fait payer le juron а la fille et l'amour au gendarme ! - Attention, Robin Poussepain ! Que vont-ils introduire ? Voilа bien des sergents ! Par Jupiter ! tous les lйvriers de la meute y sont. Ce doit кtre la grosse piиce de la chasse. Un sanglier - C'en est un, Robin ! c'en est un. - Et un beau encoller ! - Hercle ! c'est notre prince d'hier, notre pape des fous, notre sonneur de cloches, notre borgne, notre bossu, notre grimace ! C'est Quasimodo !...

Ce n'йtait rien moins.

C'йtait Quasimodo, sanglй, cerclй, ficelй, garrottй et sous bonne garde. L'escouade de sergents qui l'environnait йtait assistйe du chevalier du guet en personne, portant brodйes les armes de France sur la poitrine et les armes de la ville sur le dos. Il n'y avait rien du reste dans Quasimodo, а part sa difformitй, qui pыt justifier cet appareil de hallebardes et d'arquebuses. Il йtait sombre, silencieux et tranquille. А peine son oeil unique jetait-il de temps а autre sur les liens qui le chargeaient un regard sournois et colиre.

Il promena ce mкme regard autour de lui, mais si йteint et si endormi que les femmes ne se le montraient du doigt que pour en rire.

Cependant maоtre Florian l'auditeur feuilleta avec attention le dossier de la plainte dressйe contre Quasimodo, que lui prйsenta le greffier, et, ce coup d'oeil jetй, parut se recueillir un instant. Grвce а cette prйcaution qu'il avait toujours soin de prendre au moment de procйder а un interrogatoire, il savait d'avance les noms, qualitйs, dйlits du prйvenu, faisait des rйpliques prйvues а des rйponses prйvues, et parvenait а se tirer de toutes les sinuositйs de l'interrogatoire, sans trop laisser deviner sa surditй. Le dossier du procиs йtait pour lui le chien de l'aveugle. S'il arrivait par hasard que son infirmitй se trahоt за et lа par quelque apostrophe incohйrente ou quelque question inintelligible, cela passait pour profondeur parmi les uns, et pour imbйcillitй parmi les autres. Dans les deux cas, l'honneur de la magistrature ne recevait aucune atteinte ; car il vaut encore mieux qu'un juge soit rйputй imbйcile ou profond, que sourd. Il mettait donc grand soin а dissimuler sa surditй aux yeux de tous, et il y rйussissait d'ordinaire si bien qu'il йtait arrivй а se faire illusion а lui-mкme. Ce qui est du reste plus facile qu'on ne le croit. Tous les bossus vont tкte haute, tous les bиgues pйrorent, tous les sourds parlent bas. Quant а lui, il se croyait tout au plus l'oreille un peu rebelle. C'йtait la seule concession qu'il fоt sur ce point а l'opinion publique, dans ses moments de franchise et d'examen de conscience.

Ayant donc bien ruminй l'affaire de Quasimodo, il renversa sa tкte en arriиre et ferma les yeux а demi, pour plus de majestй et d'impartialitй, si bien qu'il йtait tout а la fois en ce moment sourd et aveugle. Double condition sans laquelle il n'est pas de juge parfait. C'est dans cette magistrale attitude qu'il commenзa l'interrogatoire.

-- Votre nom ?

Or, voici un cas qui n'avait pas йtй " prйvu par la loi ", celui oщ un sourd aurait а interroger un sourd.

Quasimodo, que rien n'avertissait de la question а lui adressйe, continua de regarder le juge fixement et ne rйpondit pas. Le juge, sourd et que rien n'avertissait de la surditй de l'accusй, crut qu'il avait rйpondu, comme faisaient en gйnйral tous les accusйs, et poursuivit avec son aplomb mйcanique et stupide.

-- C'est bien. Votre вge ?

Quasimodo ne rйpondit pas davantage а cette question. Le juge la crut satisfaite, et continua.

-- Maintenant, votre йtat ?

Toujours mкme silence. L'auditoire cependant commenзait а chuchoter et а s'entre-regarder.

-- Il suffit, reprit l'imperturbable auditeur quand il supposa que l'accusй avait consommй sa troisiиme rйponse. Vous кtes accusй, par-devant nous : primo, de trouble nocturne ; secondo, de voie de fait dйshonnкte sur la personne d'une femme folle, in praejudicium meretricis ; tertio, de rйbellion et dйloyautй envers les archers de l'ordonnance du roi notre sire. Expliquez-vous sur tous ces points. -- Greffier, avez-vous йcrit ce que l'accusй a dit jusqu'ici ?

А cette question malencontreuse, un йclat de rire s'йleva, du greffe а l'auditoire, si violent, si fou, si contagieux, si universel que force fut bien aux deux sourds de s'en apercevoir. Quasimodo se retourna en haussant sa bosse, avec dйdain, tandis que maоtre Florian, йtonnй comme lui et supposant que le rire des spectateurs avait йtй provoquй par quelque rйplique irrйvйrente de l'accusй, rendue visible pour lui par ce haussement d'йpaules, l'apostropha avec indignation.

-- Vous avez fait lа, drфle, une rйponse qui mйriterait la hart ! Savez-vous а qui vous parlez ?

Cette sortie n'йtait pas propre а arrкter l'explosion de la gaietй gйnйrale. Elle parut а tous si hйtйroclite et si cornue que le fou rire gagna jusqu'aux sergents du Parloir-aux-Bourgeois, espиce de valets de pique chez qui la stupiditй йtait d'uniforme. Quasimodo seul conserva son sйrieux, par la bonne raison qu'il ne comprenait rien а ce qui se passait autour de lui. Le juge, de plus en plus irritй, crut devoir continuer sur le mкme ton, espйrant par lа frapper l'accusй d'une terreur qui rйagirait sur l'auditoire et le ramиnerait au respect.

-- C'est donc а dire, maоtre pervers et rapinier que vous кtes, que vous vous permettez de manquer а l'auditeur du Chвtelet, au magistrat commis а la police populaire de Paris, chargй de faire recherche des crimes, dйlits et mauvais trains, de contrфler tous mйtiers et interdire le monopole, d'entretenir les pavйs, d'empкcher les regrattiers de poulailles, volailles et sauvagine, de faire mesurer la bыche et autres sortes de bois, de purger la ville des boues et l'air des maladies contagieuses, de vaquer continuellement au fait du public, en un mot, sans gages ni espйrances de salaire ! Savez-vous que je m'appelle Florian Barbedienne, propre lieutenant de Monsieur le prйvфt, et de plus commissaire, enquesteur, contrerolleur et examinateur avec йgal pouvoir en prйvфtй, bailliage, conservation et prйsidial !...

Il n'y a pas de raison pour qu'un sourd qui parle а un sourd s'arrкte. Dieu sait oщ et quand aurait pris terre maоtre Florian, ainsi lancй а toutes rames dans la haute йloquence, si la porte basse du fond ne s'йtait ouverte tout а coup et n'avait donnй passage а Monsieur le prйvфt en personne.

А son entrйe, maоtre Florian ne resta pas court, mais faisant un demi-tour sur ses talons, et pointant brusquement sur le prйvфt la harangue dont il foudroyait Quasimodo le moment d'auparavant : -- Monseigneur, dit-il, je requiers telle peine qu'il vous plaira contre l'accusй ci-prйsent, pour grave et mirifique manquement а justice.

Et il se rassit tout essoufflй, essuyant de grosses gouttes de sueur qui tombaient de son front et trempaient comme larmes les parchemins йtalйs devant lui. Messire Robert d'Estouteville fronзa le sourcil et fit а Quasimodo un geste d'attention tellement impйrieux et significatif, que le sourd en comprit quelque chose.

Le prйvфt lui adressa la parole avec sйvйritй : -- Qu'est-ce que tu as donc fait pour кtre ici, maraud ?

Le pauvre diable, supposant que le prйvфt lui demandait son nom, rompit le silence qu'il gardait habituellement, et rйpondit avec une voix rauque et gutturale : -- Quasimodo.

La rйponse coпncidait si peu avec la question, que le fou rire recommenзa а circuler, et que messire Robert s'йcria, rouge de colиre : -- Te railles-tu aussi de moi, drфle fieffй ?

-- Sonneur de cloches а Notre-Dame, rйpondit Quasimodo, croyant qu'il s'agissait d'expliquer au juge qui il йtait.

-- Sonneur de cloches ! reprit le prйvфt, qui s'йtait йveillй le matin d'assez mauvaise humeur, comme nous l'avons dit, pour que sa fureur n'eыt pas besoin d'кtre attisйe par de si йtranges rйponses. Sonneur de cloches ! Je te ferai faire sur le dos un carillon de houssines par les carrefours de Paris. Entends-tu, maraud ?

-- Si c'est mon вge que vous voulez savoir, dit Quasimodo, je crois que j'aurai vingt ans а la Saint-Martin.

Pour le coup, c'йtait trop fort ; le prйvфt n'y put tenir.

-- Ah ! tu nargues la prйvфtй, misйrable ! Messieurs les sergents а verge, vous me mиnerez ce drфle au pilori de la Grиve, vous le battrez et vous le tournerez une heure. Il me le paiera, tкte-Dieu ! et je veux qu'il soit fait un cri du prйsent jugement, avec assistance de quatre trompettes-jurйs, dans les sept chвtellenies de la vicomtй de Paris.

Le greffier se mit а rйdiger incontinent le jugement.

-- Ventre-Dieu ! que voilа qui est bien jugй ! s'йcria de son coin le petit йcolier Jehan Frollo du Moulin.

Le prйvфt se retourna et fixa de nouveau sur Quasimodo ses yeux йtincelants. -- Je crois que le drфle a dit ventre-Dieu ! Greffier, ajoutez douze deniers parisis d'amende pour jurement, et que la fabrique de Saint-Eustache en aura la moitiй. J'ai une dйvotion particuliиre а Saint-Eustache.

En quelques minutes, le jugement fut dressй. La teneur en йtait simple et brиve. La coutume de la prйvфtй et vicomtй de Paris n'avait pas encore йtй travaillйe par le prйsident Thibaut Baillet et par Roger Barmne, l'avocat du roi. Elle n'йtait pas obstruйe alors par cette haute futaie de chicanes et de procйdures que ces deux jurisconsultes y plantиrent au commencement du seiziиme siиcle. Tout y йtait clair, expйditif, explicite. On y cheminait droit au but, et l'on apercevait tout de suite au bout de chaque sentier, sans broussailles et sans dйtour, la roue, le gibet ou le pilori. On savait du moins oщ l'on allait.

Le greffier prйsenta la sentence au prйvфt, qui y apposa son sceau, et sortit pour continuer sa tournйe dans les auditoires, avec une disposition d'esprit qui dut peupler ce jour-lа toutes les geфles de Paris. Jehan Frollo et Robin Poussepain riaient sous cape. Quasimodo regardait le tout d'un air indiffйrent et йtonnй.

Cependant le greffier, au moment oщ maоtre Florian Barbedienne lisait а son tour le jugement pour le signer, se sentit йmu de pitiй pour le pauvre diable de condamnй, et, dans l'espoir d'obtenir quelque diminution de peine, il s'approcha le plus prиs qu'il put de l'oreille de l'auditeur et lui dit en lui montrant Quasimodo : -- Cet homme est sourd.

Il espйrait que cette communautй d'infirmitй йveillerait l'intйrкt de maоtre Florian en faveur du condamnй. Mais d'abord, nous avons dйjа observй que maоtre Florian ne se souciait pas qu'on s'aperзыt de sa surditй. Ensuite, il avait l'oreille si dure qu'il n'entendit pas un mot de ce que lui dit le greffier ; pourtant, il voulut avoir l'air d'entendre, et rйpondit : -- Ah ! ah ! c'est diffйrent. Je ne savais pas cela. Une heure de pilori de plus, en ce cas.

Et il signa la sentence ainsi modifiйe.

-- C'est bien fait, dit Robin Poussepain qui gardait une dent а Quasimodo, cela lui apprendra а rudoyer les gens.

II

LE TROU AUX RATS
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Que le lecteur nous permette de le ramener а la place de Grиve, que nous avons quittйe hier avec Gringoire pour suivre la Esmeralda.

Il est dix heures du matin. Tout y sent le lendemain de fкte. Le pavй est couvert de dйbris, rubans, chiffons, plumes des panaches, gouttes de cire des flambeaux, miettes de la ripaille publique. Bon nombre de bourgeois flвnent, comme nous disons, за et lа, remuant du pied les tisons йteints du feu de joie, s'extasiant devant la Maison-aux-Piliers, au souvenir des belles tentures de la veille, et regardant aujourd'hui les clous, dernier plaisir. Les vendeurs de cidre et de cervoise roulent leur barrique а travers les groupes. Quelques passants affairйs vont et viennent. Les marchands causent et s'appellent du seuil des boutiques. La fкte, les ambassadeurs, Coppenole, le pape des fous, sont dans toutes les bouches. C'est а qui glosera le mieux et rira le plus. Et cependant, quatre sergents а cheval qui viennent de se poster aux quatre cфtйs du pilori ont dйjа concentrй autour d'eux une bonne portion du populaire йpars sur la place, qui se condamne а l'immobilitй et а l'ennui dans l'espoir d'une petite exйcution.

Si maintenant le lecteur, aprиs avoir contemplй cette scиne vive et criarde qui se joue sur tous les points de la place, porte ses regards vers cette antique maison demi-gothique, demi-romane, de la Tour-Roland qui fait le coin du quai au couchant, il pourra remarquer а l'angle de la faзade un gros brйviaire public а riches enluminures, garanti de la pluie par un petit auvent, et des voleurs par un grillage qui permet toutefois de le feuilleter. А cфtй de ce brйviaire est une йtroite lucarne ogive, fermйe de deux barreaux de fer en croix, donnant sur la place, seule ouverture qui laisse arriver un peu d'air et de jour а une petite cellule sans porte pratiquйe au rez-de-chaussйe dans l'йpaisseur du mur de la vieille maison, et pleine d'une paix d'autant plus profonde, d'un silence d'autant plus morne qu'une place publique, la plus populeuse et la plus bruyante de Paris, fourmille et glapit а l'entour.

Cette cellule йtait cйlиbre dans Paris depuis prиs de trois siиcles que madame Rolande de la Tour-Roland, en deuil de son pиre mort а la croisade, l'avait fait creuser dans la muraille de sa propre maison pour s'y enfermer а jamais, ne gardant de son palais que ce logis dont la porte йtait murйe et la lucarne ouverte, hiver comme йtй, donnant tout le reste aux pauvres et а Dieu. La dйsolйe demoiselle avait en effet attendu vingt ans la mort dans cette tombe anticipйe, priant nuit et jour pour l'вme de son pиre, dormant dans la cendre, sans mкme avoir une pierre pour oreiller, vкtue d'un sac noir, et ne vivant que de ce que la pitiй des passants dйposait de pain et d'eau sur le rebord de sa lucarne, recevant ainsi la charitй aprиs l'avoir faite. А sa mort, au moment de passer dans l'autre sйpulcre, elle avait lйguй а perpйtuitй celui-ci aux femmes affligйes, mиres, veuves ou filles, qui auraient beaucoup а prier pour autrui ou pour elles, et qui voudraient s'enterrer vives dans une grande douleur ou dans une grande pйnitence. Les pauvres de son temps lui avaient fait de belles funйrailles de larmes et de bйnйdictions ; mais, а leur grand regret, la pieuse fille n'avait pu кtre canonisйe sainte, faute de protections. Ceux d'entre eux qui йtaient un peu impies avaient espйrй que la chose se ferait en paradis plus aisйment qu'а Rome, et avaient tout bonnement priй Dieu pour la dйfunte, а dйfaut du pape. La plupart s'йtaient contentйs de tenir la mйmoire de Rolande pour sacrйe et de faire reliques de ses haillons. La ville, de son cфtй, avait fondй, а l'intention de la demoiselle, un brйviaire public qu'on avait scellй prиs de la lucarne de la cellule, afin que les passants s'y arrкtassent de temps а autre, ne fыt-ce que pour prier, que la priиre fоt songer а l'aumфne, et que les pauvres recluses, hйritiиres du caveau de madame Rolande, n'y mourussent pas tout а fait de faim et d'oubli.

Ce n'йtait pas du reste chose trиs rare dans les villes du moyen вge que cette espиce de tombeaux. On rencontrait souvent, dans la rue la plus frйquentйe, dans le marchй le plus bariolй et le plus assourdissant, tout au beau milieu, sous les pieds des chevaux, sous la roue des charrettes en quelque sorte, une cave, un puits, un cabanon murй et grillй, au fond duquel priait jour et nuit un кtre humain, volontairement dйvouй а quelque lamentation йternelle, а quelque grande expiation. Et toutes les rйflexions qu'йveillerait en nous aujourd'hui cet йtrange spectacle, cette horrible cellule, sorte d'anneau intermйdiaire de la maison et de la tombe, du cimetiиre et de la citй, ce vivant retranchй de la communautй humaine et comptй dйsormais chez les morts, cette lampe consumant sa derniиre goutte d'huile dans l'ombre, ce reste de vie vacillant dans une fosse, ce souffle, cette voix, cette priиre йternelle dans une boоte de pierre, cette face а jamais tournйe vers l'autre monde, cet oeil dйjа illuminй d'un autre soleil, cette oreille collйe aux parois de la tombe, cette вme prisonniиre dans ce corps, ce corps prisonnier dans ce cachot, et sous cette double enveloppe de chair et de granit le bourdonnement de cette вme en peine, rien de tout cela n'йtait perзu par la foule. La piйtй peu raisonneuse et peu subtile de ce temps-lа ne voyait pas tant de facettes а un acte de religion. Elle prenait la chose en bloc, et honorait, vйnйrait, sanctifiait au besoin le sacrifice, mais n'en analysait pas les souffrances et s'en apitoyait mйdiocrement. Elle apportait de temps en temps quelque pitance au misйrable pйnitent, regardait par le trou s'il vivait encore, ignorait son nom, savait а peine depuis combien d'annйes il avait commencй а mourir, et а l'йtranger qui les questionnait sur le squelette vivant qui pourrissait dans cette cave, les voisins rйpondaient simplement, si c'йtait un homme : - " C'est le reclus " ; si c'йtait une femme : - " C'est la recluse ".

On voyait tout ainsi alors, sans mйtaphysique, sans exagйration, sans verre grossissant, а l'oeil nu. Le microscope n'avait pas encore йtй inventй, ni pour les choses de la matiиre, ni pour les choses de l'esprit.

D'ailleurs, bien qu'on s'en йmerveillвt peu, les exemples de cette espиce de claustration au sein des villes йtaient, en vйritй, frйquents, comme nous le disions tout а l'heure. Il y avait dans Paris assez bon nombre de ces cellules а prier Dieu et а faire pйnitence ; elles йtaient presque toutes occupйes. Il est vrai que le clergй ne se souciait pas de les laisser vides, ce qui impliquait tiйdeur dans les croyants, et qu'on y mettait des lйpreux quand on n'avait pas de pйnitents. Outre la logette de la Grиve, il y en avait une а Montfaucon, une au charnier des Innocents, une autre je ne sais plus oщ, au logis Clichon, je crois. D'autres encore а beaucoup d'endroits oщ l'on en retrouve la trace dans les traditions, а dйfaut des monuments. L'Universitй avait aussi la sienne. Sur la montagne Sainte-Geneviиve une espиce de Job du moyen-вge chanta pendant trente ans les sept Psaumes de la pйnitence sur un fumier, au fond d'une citerne, recommenзant quand il avait fini, psalmodiant plus haut la nuit, magna voce per umbras, et aujourd'hui l'antiquaire croit entendre encore sa voix en entrant dans la rue du Puits-qui-parle.

Pour nous en tenir а la loge de la Tour-Roland, nous devons dire qu'elle n'avait jamais chфmй de recluses. Depuis la mort de madame Rolande, elle avait йtй rarement une annйe ou deux vacante. Maintes femmes йtaient venues y pleurer, jusqu'а la mort, des parents, des amants, des fautes. La malice parisienne qui se mкle de tout, mкme des choses qui la regardent le moins, prйtendait qu'on y avait vu peu de veuves.

Selon la mode de l'йpoque, une lйgende latine, inscrite sur le mur, indiquait au passant lettrй la destination pieuse de cette cellule. L'usage s'est conservй jusqu'au milieu du seiziиme siиcle d'expliquer un йdifice par une brиve devise йcrite au-dessus de la porte. Ainsi on lit encore en France au-dessus du guichet de la prison de la maison seigneuriale de Tourville : Sileto et spera ; en Irlande, sous l'йcusson qui surmonte la grande porte du chвteau de Fortescue : Forte scutum, salus ducum ; en Angleterre, sur l'entrйe principale du manoir hospitalier des comtes Cowper : Tuum est. C'est qu'alors tout йdifice йtait une pensйe.

Comme il n'y avait pas de porte а la cellule murйe de la Tour-Roland, on avait gravй en grosses lettres romanes au-dessus de la fenкtre ces deux mots :

TU, ORA.

Ce qui fait que le peuple, dont le bon sens ne voit pas tant de finesse dans les choses et traduit volontiers Ludovico Magno par Porte Saint-Denis, avait donnй а cette cavitй noire, sombre et humide, le nom de Trou aux Rats. Explication moins sublime peut-кtre que l'autre, mais en revanche plus pittoresque.

III

HISTOIRE D'UNE GALETTE AU LEVAIN DE MAПS
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А l'йpoque oщ se passe cette histoire, la cellule de la Tour-Roland йtait occupйe. Si le lecteur dйsire savoir par qui, il n'a qu'а йcouter la conversation de trois braves commиres qui, au moment oщ nous avons arrкtй son attention sur le Trou aux Rats, se dirigeaient prйcisйment du mкme cфtй en remontant du Chвtelet vers la Grиve, le long de l'eau.

Deux de ces femmes йtaient vкtues en bonnes bourgeoises de Paris. Leur fine gorgerette blanche, leur jupe de tiretaine rayйe rouge et bleue, leurs chausses de tricot blanc, а coins brodйs en couleur, bien tirйes sur la jambe, leurs souliers carrйs de cuir fauve а semelles noires et surtout leur coiffure, cette espиce de corne de clinquant surchargйe de rubans et de dentelles que les champenoises portent encore, concurremment avec les grenadiers de la garde impйriale russe, annonзaient qu'elles appartenaient а cette classe de riches marchandes qui tient le milieu entre ce que les laquais appellent une femme et ce qu'ils appellent une dame. Elles ne portaient ni bagues, ni croix d'or, et il йtait aisй de voir que ce n'йtait pas chez elles pauvretй, mais tout ingйnument peur de l'amende. Leur compagne йtait attifйe а peu prиs de la mкme maniиre, mais il y avait dans sa mise et dans sa tournure ce je ne sais quoi qui sent la femme de notaire de province. On voyait а la maniиre dont sa ceinture lui remontait au-dessus des hanches qu'elle n'йtait pas depuis longtemps а Paris. Ajoutez а cela une gorgerette plissйe, des noeuds de rubans sur les souliers, que les raies de la jupe йtaient dans la largeur et, non dans la longueur, et mille autres йnormitйs dont s'indignait le bon goыt.

Les deux premiиres marchaient de ce pas particulier aux parisiennes qui font voir Paris а des provinciales. La provinciale tenait а sa main un gros garзon qui tenait а la sienne une grosse galette.

Nous sommes fвchй d'avoir а ajouter que, vu la rigueur de la saison, il faisait de sa langue son mouchoir. L'enfant se faisait traоner, non passibos aequis, comme dit Virgile, et trйbuchait а chaque moment, au grand rйcri de sa mиre. Il est vrai qu'il regardait plus la galette que le pavй. Sans doute quelque grave motif l'empкchait d'y mordre (а la galette), car il se contentait de la considйrer tendrement. Mais la mиre eыt dы se charger de la galette. Il y avait cruautй а faire un Tantale du gros joufflu.

Cependant les trois damoiselles (car le nom de dames йtait rйservй alors aux femmes nobles) parlaient а la fois.

-- Dйpкchons-nous, damoiselle Mahiette, disait la plus jeune des trois, qui йtait aussi la plus grosse, а la provinciale. J'ai grand'peur que nous n'arrivions trop tard. On nous disait au Chвtelet qu'on allait le mener tout de suite au pilori.

-- Ah bah ! que dites-vous donc lа, damoiselle Oudarde Musnier ? reprenait l'autre parisienne. Il restera deux heures au pilori. Nous avons le temps. Avez-vous jamais vu pilorier, ma chиre Mahiette ?

-- Oui, dit la provinciale, а Reims.

-- Ah ! bah ! qu'est-ce que c'est que зa, votre pilori de Reims ? Une mйchante cage oщ l'on ne tourne que des paysans. Voilа grand'chose !

-- Que des paysans ! dit Mahiette, au Marchй-aux-Draps а Reims ! Nous y avons vu de fort beaux criminels, et qui avaient tuй pиre et mиre ! Des paysans ! pour qui nous prenez-vous, Gervaise ?

Il est certain que la provinciale йtait sur le point de se fвcher, pour l'honneur de son pilori. Heureusement la discrиte damoiselle Oudarde Musnier dйtourna а temps la conversation.

-- А propos, damoiselle Mahiette, que dites-vous de nos ambassadeurs flamands ? en avez-vous d'aussi beaux а Reims ?

-- J'avoue, rйpondit Mahiette, qu'il n'y a que Paris pour voir des flamands comme ceux-lа.

-- Avez-vous vu dans l'ambassade ce grand ambassadeur qui est chaussetier ? demanda Oudarde.

-- Oui, dit Mahiette. Il a l'air d'un Saturne.

-- Et ce gros dont la figure ressemble а un ventre nu ? reprit Gervaise. Et ce petit qui a de petits yeux bordйs d'une paupiиre rouge, йbarbillonnйe et dйchiquetйe comme une tкte de chardon ?

-- Ce sont leurs chevaux qui sont beaux а voir, dit Oudarde, vкtus comme ils sont а la mode de leur pays !

-- Ah ! ma chиre, interrompit la provinciale Mahiette prenant а son tour un air de supйrioritй, qu'est-ce que vous diriez donc si vous aviez vu, en 61, au sacre de Reims, il y a dix-huit ans, les chevaux des princes et de la compagnie du roi ! Des houssures et caparaзons de toutes sortes ; les uns de drap de Damas, de fin drap d'or, fourrйs de martres zibelines ; les autres, de velours, fourrйs de pennes d'hermine ; les autres, tout chargйs d'orfиvrerie et de grosses campanes d'or et d'argent ! Et la finance que cela avait coыtй ! Et les beaux enfants pages qui йtaient dessus !

-- Cela n'empкche pas, rйpliqua sиchement demoiselle Oudarde, que les flamands ont de fort beaux chevaux et qu'ils ont fait hier un souper superbe chez Monsieur le prйvфt des marchands, а l'Hфtel de Ville, oщ on leur a servi des dragйes, de l'hypocras, des йpices, et autres singularitйs.

-- Que dites-vous lа, ma voisine ? s'йcria Gervaise. C'est chez Monsieur le cardinal, au Petit-Bourbon, que les flamands ont soupй.

-- Non pas. А l'Hфtel de Ville !

-- Si fait. Au Petit-Bourbon !

-- C'est si bien а l'Hфtel de Ville, reprit Oudarde avec aigreur, que le docteur Scourable leur a fait une harangue en latin, dont ils sont demeurйs fort satisfaits. C'est mon mari, qui est libraire-jurй, qui me l'a dit.

-- C'est si bien au Petit-Bourbon, rйpondit Gervaise non moins vivement, que voici ce que leur a prйsentй le procureur de Monsieur le cardinal : douze doubles quarts d'hypocras blanc, clairet et vermeil ; vingt-quatre layettes de massepain double de Lyon dorй ; autant de torches de deux livres piиce, et six demi-queues de vin de Beaune, blanc et clairet, le meilleur qu'on ait pu trouver. J'espиre que cela est positif. Je le tiens de mon mari, qui est cinquantenier au Parloir-aux-Bourgeois, et qui faisait ce matin la comparaison des ambassadeurs flamands avec ceux du Prete-Jan et de l'empereur de Trйbisonde qui sont venus de Mйsopotamie а Paris sous le dernier roi, et qui avaient des anneaux aux oreilles.

-- Il est si vrai qu'ils ont soupй а l'Hфtel de Ville, rйpliqua Oudarde peu йmue de cet йtalage, qu'on n'a jamais vu un tel triomphe de viandes et de dragйes.

-- Je vous dis, moi, qu'ils ont йtй servis par Le Sec, sergent de la ville, а l'hфtel du Petit-Bourbon, et que c'est lа ce qui vous trompe.

-- А l'Hфtel de Ville, vous dis-je !

-- Au Petit-Bourbon, ma chиre ! si bien qu'on avait illuminй en verres magiques le mot Espйrance qui est йcrit sur le grand portail.

-- А l'Hфtel de Ville ! а l'Hфtel de Ville ! Mкme que Husson le Voir jouait de la flыte !

-- Je vous dis que non !

-- Je vous dis que si !

-- Je vous dis que non !

La bonne grosse Oudarde se prйparait а rйpliquer, et la querelle en fыt peut-кtre venue aux coiffes, si Mahiette ne se fыt йcriйe tout а coup : -- Voyez donc ces gens qui se sont attroupйs lа-bas au bout du pont ! Il y a au milieu d'eux quelque chose qu'ils regardent.

-- En vйritй, dit Gervaise, j'entends tambouriner. Je crois que c'est la petite Smeralda qui fait ses momeries avec sa chиvre. Eh vite, Mahiette ! doublez le pas et traоnez votre garзon. Vous кtes venue ici pour visiter les curiositйs de Paris. Vous avez vu hier les flamands ; il faut voir aujourd'hui l'йgyptienne.

-- L'йgyptienne ! dit Mahiette en rebroussant brusquement chemin, et en serrant avec force le bras de son fils. Dieu m'en garde ! elle me volerait mon enfant ! -- Viens, Eustache !

Et elle se mit а courir sur le quai vers la Grиve, jusqu'а ce qu'elle eыt laissй le pont bien loin derriиre elle. Cependant l'enfant, qu'elle traоnait, tomba sur les genoux ; elle s'arrкta essoufflйe. Oudarde et Gervaise la rejoignirent.

-- Cette йgyptienne vous voler votre enfant ? dit Gervaise. Vous avez lа une singuliиre fantaisie.

Mahiette hochait la tкte d'un air pensif.

-- Ce qui est singulier, observa Oudarde, c'est que la sachette a la mкme idйe des йgyptiennes.

-- Qu'est-ce que c'est que la sachette ? dit Mahiette.

-- Hй ! dit Oudarde, soeur Gudule.

-- Qu'est-ce que c'est, reprit Mahiette, que soeur Gudule ?

-- Vous кtes bien de votre Reims, de ne pas savoir cela ! rйpondit Oudarde. C'est la recluse du Trou aux Rats.

-- Comment ! demanda Mahiette, cette pauvre femme а qui nous portons cette galette ?

Oudarde fit un signe de tкte affirmatif.

-- Prйcisйment. Vous allez la voir tout а l'heure а sa lucarne sur la Grиve. Elle a le mкme regard que vous sur ces vagabonds d'Йgypte qui tambourinent et disent la bonne aventure au public. On ne sait pas d'oщ lui vient cette horreur des zingari et des йgyptiens. Mais vous, Mahiette, pourquoi donc vous sauvez-vous ainsi, rien qu'а les voir ?

-- Oh ! dit Mahiette en saisissant entre ses deux mains la tкte ronde de son enfant, je ne veux pas qu'il m'arrive ce qui est arrivй а Paquette la Chantefleurie.

-- Ah ! voilа une histoire que vous allez nous conter, ma bonne Mahiette, dit Gervaise en lui prenant le bras.

-- Je veux bien, rйpondit Mahiette, mais il faut que vous soyez bien de votre Paris pour ne pas savoir cela ! Je vous dirai donc, - mais il n'est pas besoin de nous arrкter pour conter la chose, - que Paquette la Chantefleurie йtait une jolie fille de dix-huit ans quand j'en йtais une aussi, c'est-а-dire il y a dix-huit ans, et que c'est sa faute si elle n'est pas aujourd'hui, comme moi, une bonne grosse fraоche mиre de trente-six ans, avec un homme et un garзon. Au reste, dиs l'вge de quatorze ans, il n'йtait plus temps ! - C'йtait donc la fille de Guybertaut, mйnestrel de bateaux а Reims, le mкme qui avait jouй devant le roi Charles VII, а son sacre, quand il descendit notre riviиre de Vesle depuis Sillery jusqu'а Muison, que mкme madame la Pucelle йtait dans le bateau. Le vieux pиre mourut, que Paquette йtait encore tout enfant ; elle n'avait donc plus que sa mиre, soeur de M. Mathieu Pradon, maоtre dinandinier et chaudronnier а Paris, rue Parin-Garlin, lequel est mort l'an passй. Vous voyez qu'elle йtait de famille. La mиre йtait une bonne femme, par malheur, et n'apprit rien а Paquette qu'un peu de doreloterie et de bimbeloterie qui n'empкchait pas la petite de devenir fort grande et de rester fort pauvre. Elles demeuraient toutes deux а Reims le long de la riviиre, rue de Folle-Peine. Notez ceci ; je crois que c'est lа ce qui porta malheur а Paquette. En 61, l'annйe du sacre de notre roi Louis onziиme que Dieu garde, Paquette йtait si gaie et si jolie qu'on ne l'appelait partout que la Chantefleurie. Pauvre fille ! - Elle avait de jolies dents, elle aimait а rire pour les faire voir. Or, fille qui aime а rire s'achemine а pleurer ; les belles dents perdent les beaux yeux. C'йtait donc la Chantefleurie. Elle et sa mиre gagnaient durement leur vie. Elles йtaient bien dйchues depuis la mort du mйnйtrier. Leur doreloterie ne leur rapportait guиre plus de six deniers par semaine, ce qui ne fait pas tout а fait deux liards-а-l'aigle. Oщ йtait le temps que le pиre Guybertaut gagnait douze sols parisis dans un seul sacre avec une chanson ? Un hiver - c'йtait en cette mкme annйe 61, - que les deux femmes n'avaient ni bыches ni fagots, et qu'il faisait trиs froid, cela donna de si belles couleurs а la Chantefleurie, que les hommes l'appelaient : Paquette ! que plusieurs l'appelиrent Pвquerette ! et qu'elle se perdit. - Eustache ! que je te voie mordre dans la galette ! - Nous vоmes tout de suite qu'elle йtait perdue, un dimanche qu'elle vint а l'йglise avec une croix d'or au cou. - А quatorze ans ! voyez-vous cela ! - Ce fut d'abord le jeune vicomte de Cormontreuil, qui a son clocher а trois quarts de lieue de Reims ; puis, messire Henri de Triancourt, chevaucheur du roi ; puis, moins que cela, Chiart de Beaulion, sergent d'armes ; puis, en descendant toujours, Guery Aubergeon, valet tranchant du roi ; puis, Macй de Frйpus, barbier de M. le Dauphin ; puis, Thйvenin le Moine, queux-le-roi ; puis, toujours ainsi de moins jeune en moins noble, elle tomba а Guillaume Racine, mйnestrel de vielle, et а Thierry de Mer, lanternier. Alors, pauvre Chantefleurie, elle fut toute а tous. Elle йtait arrivйe au dernier sol de sa piиce d'or. Que vous dirai-je, mesdamoiselles ? Au sacre, dans la mкme annйe 61, c'est elle qui fit le lit du roi des ribauds ! - Dans la mкme annйe !

Mahiette soupira, et essuya une larme qui roulait dans ses yeux.
-- Voilа une histoire qui n'est pas trиs extraordinaire, dit Gervaise, et je ne vois pas en tout cela d'йgyptiens ni d'enfants.

-- Patience ! reprit Mahiette ; d'enfant, vous allez en voir un. - En 66, il y aura seize ans ce mois-ci а la Sainte-Paule, Paquette accoucha d'une petite fille. La malheureuse ! elle eut une grande joie. Elle dйsirait un enfant depuis longtemps. Sa mиre, bonne femme qui n'avait jamais su que fermer les yeux, sa mиre йtait morte. Paquette n'avait plus rien а aimer au monde, plus rien qui l'aimвt. Depuis cinq ans qu'elle avait failli, c'йtait une pauvre crйature que la Chantefleurie. Elle йtait seule, seule dans cette vie, montrйe au doigt, criйe par les rues, battue des sergents, moquйe des petits garзons en guenilles. Et puis, les vingt ans йtaient venus ; et vingt ans, c'est la vieillesse pour les femmes amoureuses. La folie commenзait а ne pas lui rapporter plus que la doreloterie autrefois ; pour une ride qui venait, un йcu s'en allait ; l'hiver lui redevenait dur, le bois se faisait derechef rare dans son cendrier et le pain dans sa huche. Elle ne pouvait plus travailler, parce qu'en devenant voluptueuse elle йtait devenue paresseuse, et elle souffrait beaucoup plus, parce qu'en devenant paresseuse elle йtait devenue voluptueuse. - C'est du moins comme cela que M. le curй de Saint-Remy explique pourquoi ces femmes-lа ont plus froid et plus faim que d'autres pauvresses quand elles sont vieilles.

-- Oui, observa Gervaise, mais les йgyptiens ?

-- Un moment donc, Gervaise ! dit Oudarde dont l'attention йtait moins impatiente. Qu'est-ce qu'il y aurait а la fin si tout йtait au commencement ? Continuez, Mahiette, je vous prie. Cette pauvre Chantefleurie !

Mahiette poursuivit.

-- Elle йtait donc bien triste, bien misйrable, et creusait ses joues avec ses larmes. Mais dans sa honte, dans sa folie et dans son abandon, il lui semblait qu'elle serait moins honteuse, moins folle et moins abandonnйe, s'il y avait quelque chose au monde ou quelqu'un qu'elle pыt aimer et qui pыt l'aimer. Il fallait que ce fыt un enfant, parce qu'un enfant seul pouvait кtre assez innocent pour cela. - Elle avait reconnu ceci aprиs avoir essayй d'aimer un voleur, le seul homme qui pыt vouloir d'elle ; mais au bout de peu de temps elle s'йtait aperзue que le voleur la mйprisait. - А ces femmes d'amour il faut un amant ou un enfant pour leur remplir le coeur. Autrement elles sont bien malheureuses. - Ne pouvant avoir d'amant, elle se tourna toute au dйsir d'un enfant, et comme elle n'avait pas cessй d'кtre pieuse, elle en fit son йternelle priиre au bon Dieu. Le bon Dieu eut donc pitiй d'elle, et lui donna une petite fille. Sa joie, je ne vous en parle pas. Ce fut une furie de larmes, de caresses et de baisers. Elle allaita elle-mкme son enfant, lui fit des langes avec sa couverture, la seule qu'elle eыt sur son lit, et ne sentit plus ni le froid ni la faim. Elle en redevint belle. Vieille fille fait jeune mиre. La galanterie reprit, on revint voir la Chantefleurie, elle retrouva chalands pour sa marchandise, et de toutes ces horreurs elle fit des layettes, bйguins et baverolles, des brassiиres de dentelle et des petits bonnets de satin, sans mкme songer а se racheter une couverture. - Monsieur Eustache, je vous ai dйjа dit de ne pas manger la galette. - Il est sыr que la petite Agnиs - c'йtait le nom de l'enfant, nom de baptкme, car de nom de famille, il y a longtemps que la Chantefleurie n'en avait plus, - il est certain que cette petite йtait plus emmaillottйe de rubans et de broderies qu'une dauphine du Dauphinй ! Elle avait entre autres une paire de petits souliers ! que le roi Louis XI n'en a certainement pas eu de pareils ! Sa mиre les lui avait cousus et brodйs elle-mкme, elle y avait mis toutes ses finesses de dorelotiиre et toutes les passequilles d'une robe de bonne Vierge. C'йtaient bien les deux plus mignons souliers roses qu'on pыt voir. Ils йtaient longs tout au plus comme mon pouce, et il fallait en voir sortir les petits pieds de l'enfant pour croire qu'ils avaient pu y entrer. Il est vrai que ces petits pieds йtaient si petits, si jolis, si roses ! plus roses que le satin des souliers ! - Quand vous aurez des enfants, Oudarde, vous saurez que rien n'est plus joli que ces petits pieds et ces petites mains-lа.

-- Je ne demande pas mieux, dit Oudarde, en soupirant, mais j'attends que ce soit le bon plaisir de Monsieur Andry Musnier.

-- Au reste, reprit Mahiette, l'enfant de Paquette n'avait pas que les pieds de joli. Je l'ai vue quand elle n'avait que quatre mois. C'йtait un amour ! Elle avait les yeux plus grands que la bouche. Et les plus charmants fins cheveux noirs, qui frisaient dйjа. Cela aurait fait une fiиre brune, а seize ans ! Sa mиre en devenait de plus en plus folle tous les jours. Elle la caressait, la baisait, la chatouillait, la lavait, l'attifait, la mangeait ! Elle en perdait la tкte, elle en remerciait Dieu. Ses jolis pieds roses surtout, c'йtait un йbahissement sans fin, c'йtait un dйlire de joie ! elle y avait toujours les lиvres collйes et ne pouvait revenir de leur petitesse. Elle les mettait dans les petits souliers, les retirait, les admirait, s'en йmerveillait, regardait le jour au travers, s'apitoyait de les essayer а la marche sur son lit, et eыt volontiers passй sa vie а genoux, а chausser et а dйchausser ces pieds-lа comme ceux d'un enfant-Jйsus.

-- Le conte est bel et bon, dit а mi-voix la Gervaise, mais oщ est l'Йgypte dans tout cela ?

-- Voici, rйpliqua Mahiette. Il arriva un jour а Reims des espиces de cavaliers fort singuliers. C'йtaient des gueux et des truands qui cheminaient dans le pays, conduits par leur duc et par leurs comtes. Ils йtaient basanйs, avaient les cheveux tout frisйs, et des anneaux d'argent aux oreilles. Les femmes йtaient encore plus laides que les hommes. Elles avaient le visage plus noir et toujours dйcouvert, un mйchant roquet sur le corps, un vieux drap tissu de cordes liй sur l'йpaule, et la chevelure en queue de cheval. Les enfants qui se vautraient dans leurs jambes auraient fait peur а des singes. Une bande d'excommuniйs. Tout cela venait en droite ligne de la basse Йgypte а Reims par la Pologne. Le pape les avait confessйs, а ce qu'on disait, et leur avait donnй pour pйnitence d'aller sept ans de suite par le monde, sans coucher dans des lits. Aussi ils s'appelaient Penanciers et puaient. Il paraоt qu'ils avaient йtй autrefois sarrasins, ce qui fait qu'ils croyaient а Jupiter, et qu'ils rйclamaient dix livres tournois de tous archevкques, йvкques et abbйs crossйs et mitrйs. C'est une bulle du pape qui leur valait cela. Ils venaient а Reims dire la bonne aventure au nom du roi d'Alger et de l'empereur d'Allemagne. Vous pensez bien qu'il n'en fallut pas davantage pour qu'on leur interdоt l'entrйe de la ville. Alors toute la bande campa de bonne grвce prиs de la Porte de Braine, sur cette butte oщ il y a un moulin, а cфtй des trous des anciennes crayиres. Et ce fut dans Reims а qui les irait voir. Ils vous regardaient dans la main et vous disaient des prophйties merveilleuses. Ils йtaient de force а prйdire а Judas qu'il serait pape. Il courait cependant sur eux de mйchants bruits d'enfants volйs et de bourses coupйes et de chair humaine mangйe. Les gens sages disaient aux fous : N'y allez pas, et y allaient de leur cфtй en cachette. C'йtait donc un emportement. Le fait est qu'ils disaient des choses а йtonner un cardinal. Les mиres faisaient grand triomphe de leurs enfants depuis que les йgyptiennes leur avaient lu dans la main toutes sortes de miracles йcrits en paпen et en turc. L'une avait un empereur, l'autre un pape, l'autre un capitaine. La pauvre Chantefleurie fut prise de curiositй. Elle voulut savoir ce qu'elle avait, et si sa jolie petite Agnиs ne serait pas un jour impйratrice d'Armйnie ou d'autre chose. Elle la porta donc aux йgyptiens ; et les йgyptiennes d'admirer l'enfant, de la caresser, de la baiser avec leurs bouches noires, et de s'йmerveiller sur sa petite main. Hйlas ! а la grande joie de la mиre. Elles firent fкte surtout aux jolis pieds et aux jolis souliers. L'enfant n'avait pas encore un an. Elle bйgayait dйjа, riait а sa mиre comme une petite folle, йtait grasse et toute ronde, et avait mille charmants petits gestes des anges du paradis. Elle fut trиs effarouchйe des йgyptiennes, et pleura. Mais la mиre la baisa plus fort et s'en alla ravie de la bonne aventure que les devineresses avaient dite а son Agnиs. Ce devait кtre une beautй, une vertu, une reine. Elle retourna donc dans son galetas de la rue Folle-Peine, toute fiиre d'y rapporter une reine. Le lendemain, elle profita d'un moment oщ l'enfant dormait sur son lit, car elle la couchait toujours avec elle, laissa tout doucement la porte entr'ouverte, et courut raconter а une voisine de la rue de la Sйchesserie qu'il viendrait un jour oщ sa fille Agnиs serait servie а table par le roi d'Angleterre et l'archiduc d'Ethiopie, et cent autres surprises. А son retour, n'entendant pas de cris en montant son escalier, elle se dit : Bon ! l'enfant dort toujours. Elle trouva sa porte plus grande ouverte qu'elle ne l'avait laissйe, elle entra pourtant, la pauvre mиre, et courut au lit... - L'enfant n'y йtait plus, la place йtait vide. Il n'y avait plus rien de l'enfant, sinon un de ses jolis petits souliers. Elle s'йlanзa hors de la chambre, se jeta au bas de l'escalier, et se mit а battre les murailles avec sa tкte en criant : - Mon enfant ! qui a mon enfant ? qui m'a pris mon enfant ? - La rue йtait dйserte, la maison isolйe ; personne ne put lui rien dire. Elle alla par la ville, elle fureta a toutes les rues, courut за et lа la journйe entiиre, folle, йgarйe, terrible, flairant aux portes et aux fenкtres comme une bкte farouche qui a perdu ses petits. Elle йtait haletante, йchevelйe, effrayante а voir, et elle avait dans les yeux un feu qui sйchait ses larmes. Elle arrкtait les passants et criait : Ma fille ! ma fille ! ma jolie petite fille ! Celui qui me rendra ma fille, je serai sa servante, la servante de son chien, et il me mangera le coeur, s'il veut. - Elle rencontra M. le curй de Saint-Remy, et lui dit : -- Monsieur le curй, je labourerai la terre avec mes ongles, mais rendez-moi mon enfant ! - C'йtait dйchirant, Oudarde ; et j'ai vu un homme bien dur, maоtre Ponce Lacabre, le procureur, qui pleurait. - Ah ! la pauvre mиre ! - Le soir, elle rentra chez elle. Pendant son absence, une voisine avait vu deux йgyptiennes y monter en cachette avec un paquet dans leurs bras, puis redescendre aprиs avoir refermй la porte, et s'enfuir en hвte. Depuis leur dйpart, on entendait chez Paquette des espиces de cris d'enfant. La mиre rit aux йclats, monta l'escalier comme avec des ailes, enfonзa sa porte comme avec un canon d'artillerie, et entra... - Une chose affreuse, Oudarde ! Au lieu de sa gentille petite Agnиs, si vermeille et si fraоche, qui йtait un don du bon Dieu, une faзon de petit monstre, hideux, boiteux, borgne, contrefait, se traоnait en piaillant sur le carreau. Elle cacha ses yeux avec horreur. - Oh ! dit-elle, est-ce que les sorciиres auraient mйtamorphosй ma fille en cet animal effroyable ? - On se hвta d'emporter le petit pied-bot. Il l'aurait rendue folle. C'йtait un monstrueux enfant de quelque йgyptienne donnйe au diable. Il paraissait avoir quatre ans environ, et parlait une langue qui n'йtait point une langue humaine ; c'йtaient des mots qui ne sont pas possibles. - La Chantefleurie s'йtait jetй sur le petit soulier, tout ce qui lui restait de tout ce qu'elle avait aimй. Elle y demeura si longtemps immobile, muette, sans souffle, qu'on crut qu'elle y йtait morte. Tout а coup elle trembla de tout son corps, couvrit sa relique de baisers furieux, et se dйgorgea en sanglots comme si son coeur venait de crever. Je vous assure que nous pleurions toutes aussi. Elle disait : - Oh ! ma petite fille ! ma jolie petite fille ! oщ es-tu ? - Et cela vous tordait les entrailles. Je pleure encore d'y songer. Nos enfants, voyez-vous, c'est la moelle de nos os. - Mon pauvre Eustache ! tu es si beau, toi ! Si vous saviez comme il est gentil ! Hier il me disait : Je veux кtre gendarme, moi. Ф mon Eustache ! si je te perdais ! - La Chantefleurie se leva tout а coup et se mit а courir dans Reims en criant : - Au camp des йgyptiens ! au camp des йgyptiens ! Des sergents pour brыler les sorciиres ! - Les йgyptiens йtaient partis. - Il faisait nuit noire. On ne put les poursuivre. Le lendemain, а deux lieues de Reims, dans une bruyиre entre Gueux et Tilloy, on trouva les restes d'un grand feu, quelques rubans qui avaient appartenu а l'enfant de Paquette, des gouttes de sang, et des crottins de bouc. La nuit qui venait de s'йcouler йtait prйcisйment celle d'un samedi. On ne douta plus que les йgyptiens n'eussent fait le sabbat dans cette bruyиre, et qu'ils n'eussent dйvorй l'enfant en compagnie de Belzйbuth, comme cela se pratique chez les mahomйtans. Quand la Chantefleurie apprit ces choses horribles, elle ne pleura pas, elle remua les lиvres comme pour parler, mais ne put. Le lendemain, ses cheveux йtaient gris. Le surlendemain, elle avait disparu.

-- Voilа, en effet, une effroyable histoire, dit Oudarde, et qui ferait pleurer un bourguignon !

-- Je ne m'йtonne plus, ajouta Gervaise, que la peur des йgyptiens vous talonne si fort !

-- Et vous avez d'autant mieux fait, reprit Oudarde, de vous sauver tout а l'heure avec votre Eustache, que ceux-ci aussi sont des йgyptiens de Pologne.

-- Non pas, dit Gervaise. On dit qu'ils viennent d'Espagne et de Catalogne.

-- Catalogne ? c'est possible, rйpondit Oudarde. Pologne, Catalogne, Valogne, je confonds toujours ces trois provinces-lа. Ce qui est sыr, c'est que ce sont des йgyptiens.

-- Et qui ont certainement, ajouta Gervaise, les dents assez longues pour manger des petits enfants. Et je ne serais pas surprise que la Smeralda en mangeвt aussi un peu, tout en faisant la petite bouche. Sa chиvre blanche a des tours trop malicieux pour qu'il n'y ait pas quelque libertinage lа-dessous.

Mahiette marchait silencieusement. Elle йtait absorbйe dans cette rкverie qui est en quelque sorte le prolongement d'un rйcit douloureux, et qui ne s'arrкte qu'aprиs en avoir propagй l'йbranlement, de vibration en vibration, jusqu'aux derniиres fibres du coeur. Cependant Gervaise lui adressa la parole : -- Et l'on n'a pu savoir ce qu'est devenue la Chantefleurie ? - Mahiette ne rйpondit pas. Gervaise rйpйta sa question en lui secouant le bras et en l'appelant par son nom. Mahiette parut se rйveiller de ses pensйes.

-- Ce qu'est devenue la Chantefleurie ? dit-elle en rйpйtant machinalement les paroles dont l'impression йtait toute fraоche dans son oreille ; puis faisant effort pour ramener son attention au sens de ces paroles : -- Ah ! reprit-elle vivement, on ne l'a jamais su.

Elle ajouta aprиs une pause :

-- Les uns ont dit l'avoir vue sortir de Reims а la brune par la Porte Flйchembault ; les autres, au point du jour, par la vieille Porte Basйe. Un pauvre a trouvй sa croix d'or accrochйe а la croix de pierre dans la culture oщ se fait la foire. C'est ce joyau qui l'avait perdue, en 61. C'йtait un don du beau vicomte de Cormontreuil, son premier amant. Paquette n'avait jamais voulu s'en dйfaire, si misйrable qu'elle eыt йtй. Elle y tenait comme а la vie. Aussi, quand nous vоmes l'abandon de cette croix, nous pensвmes toutes qu'elle йtait morte. Cependant il y a des gens du Cabaret-les-Vantes qui dirent l'avoir vue passer sur le chemin de Paris, marchant pieds nus sur les cailloux. Mais il faudrait alors qu'elle fыt sortie par la Porte de Vesle, et tout cela n'est pas d'accord. Ou, pour mieux dire, je crois bien qu'elle est sortie en effet par la Porte de Vesle, mais sortie de ce monde.

-- Je ne vous comprends pas, dit Gervaise.

-- La Vesle, rйpondit Mahiette avec un sourire mйlancolique, c'est la riviиre.

-- Pauvre Chantefleurie ! dit Oudarde en frissonnant, noyйe !

-- Noyйe ! reprit Mahiette, et qui eыt dit au bon pиre Guybertaut quand il passait sous le pont de Tinqueux au fil de l'eau, en chantant dans sa barque, qu'un jour sa chиre petite Paquette passerait aussi sous ce pont-lа, mais sans chanson et sans bateau ?

-- Et le petit soulier ? demanda Gervaise.

-- Disparu avec la mиre, rйpondit Mahiette.

-- Pauvre petit soulier ! dit Oudarde.

Oudarde, grosse et sensible femme, se serait fort bien satisfaite а soupirer de compagnie avec Mahiette. Mais Gervaise, plus curieuse, n'йtait pas au bout de ses questions.

-- Et le monstre ? dit-elle tout а coup а Mahiette.

-- Quel monstre ? demanda celle-ci.

-- Le petit monstre йgyptien laissй par les sorciиres chez la Chantefleurie en йchange de sa fille ! Qu'en avez-vous fait ? J'espиre bien que vous l'avez noyй aussi.

-- Non pas, rйpondit Mahiette.

-- Comment ! brыlй alors ? Au fait, c'est plus juste. Un enfant sorcier !

-- Ni l'un ni l'autre, Gervaise. Monsieur l'archevкque s'est intйressй а l'enfant d'Йgypte, l'a exorcisй, l'a bйni, lui a фtй bien soigneusement le diable du corps, et l'a envoyй а Paris pour кtre exposй sur le lit de bois, а Notre-Dame, comme enfant trouvй.

-- Ces йvкques ! dit Gervaise en grommelant, parce qu'ils sont savants, ils ne font rien comme les autres. Je vous demande un peu, Oudarde, mettre le diable aux enfants trouvйs ! car c'йtait bien sыr le diable que ce petit monstre. -- Hй bien, Mahiette, qu'est-ce qu'on en a fait а Paris ? Je compte bien que pas une personne charitable n'en a voulu.

-- Je ne sais pas, rйpondit la rйmoise. C'est justement dans ce temps-lа que mon mari a achetй le tabellionage de Beru, а deux lieues de la ville, et nous ne nous sommes plus occupйs de cette histoire ; avec cela que devant Beru il y a les deux buttes de Cernay, qui vous font perdre de vue les clochers de la cathйdrale de Reims.

Tout en parlant ainsi, les trois dignes bourgeoises йtaient arrivйes а la place de Grиve. Dans leur prйoccupation, elles avaient passй sans s'y arrкter devant le brйviaire public de la Tour-Roland, et se dirigeaient machinalement vers le pilori autour duquel la foule grossissait а chaque instant. Il est probable que le spectacle qui y attirait en ce moment tous les regards leur eыt fait complиtement oublier le Trou aux Rats et la station qu'elles s'йtaient proposй d'y faire, si le gros Eustache de six ans que Mahiette traоnait а sa main ne leur en eыt rappelй brusquement l'objet : -- Mиre, dit-il, comme si quelque instinct l'avertissait que le Trou aux Rats йtait derriиre lui, а prйsent puis-je manger le gвteau ?

Si Eustache eыt йtй plus adroit, c'est-а-dire moins gourmand, il aurait encore attendu, et ce n'est qu'au retour, dans l'Universitй, au logis, chez maоtre Andry Musnier, rue Madame-la-Valence, lorsqu'il y aurait eu les deux bras de la Seine et les cinq ponts de la Citй entre le Trou aux Rats et la galette, qu'il eыt hasardй cette question timide : -- Mиre, а prйsent, puis-je manger le gвteau ?

Cette mкme question, imprudente au moment oщ Eustache la fit, rйveilla l'attention de Mahiette.

-- А propos, s'йcria-t-elle, nous oublions la recluse ! Montrez-moi donc votre Trou aux Rats, que je lui porte son gвteau.

-- Tout de suite, dit Oudarde. C'est une charitй.

Ce n'йtait pas lа le compte d'Eustache.

-- Tiens, ma galette ! dit-il en heurtant alternativement ses deux йpaules de ses deux oreilles, ce qui est en pareil cas le signe suprкme du mйcontentement.

Les trois femmes revinrent sur leurs pas, et, arrivйes prиs de la maison de la Tour-Roland, Oudarde dit aux deux autres : -- Il ne faut pas regarder toutes trois а la fois dans le trou, de peur d'effaroucher la sachette. Faites semblant, vous deux, de lire dominos dans le brйviaire, pendant que je mettrai le nez а la lucarne. La sachette me connaоt un peu. Je vous avertirai quand vous pourrez venir.

Elle alla seule а la lucarne. Au moment oщ sa vue y pйnйtra, une profonde pitiй se peignit sur tous ses traits, et sa gaie et franche physionomie changea aussi brusquement d'expression et de couleur que si elle eыt passй d'un rayon de soleil а un rayon de lune. Son oeil devint humide, sa bouche se contracta comme lorsqu'on va pleurer. Un moment aprиs, elle mit un doigt sur ses lиvres et fit signe а Mahiette de venir voir.

Mahiette vint, йmue, en silence et sur la pointe des pieds, comme lorsqu'on approche du lit d'un mourant.

C'йtait en effet un triste spectacle que celui qui s'offrait aux yeux des deux femmes, pendant qu'elles regardaient sans bouger ni souffler а la lucarne grillйe du Trou aux Rats.

La cellule йtait йtroite, plus large que profonde, voыtйe en ogive, et vue а l'intйrieur ressemblait assez а l'alvйole d'une grande mitre d'йvкque. Sur la dalle nue qui en formait le sol, dans un angle, une femme йtait assise ou plutфt accroupie. Son menton йtait appuyй sur ses genoux, que ses deux bras croisйs serraient fortement contre sa poitrine. Ainsi ramassйe sur elle-mкme, vкtue d'un sac brun qui l'enveloppait tout entiиre а larges plis, ses longs cheveux gris rabattus par devant tombant sur son visage le long de ses jambes jusqu'а ses pieds, elle ne prйsentait au premier aspect qu'une forme йtrange, dйcoupйe sur le fond tйnйbreux de la cellule, une espиce de triangle noirвtre, que le rayon de jour venant de la lucarne tranchait crыment en deux nuances, l'une sombre, l'autre йclairйe. C'йtait un de ces spectres mi-partis d'ombre et de lumiиre, comme on en voit dans les rкves et dans l'oeuvre extraordinaire de Goya, pвles, immobiles, sinistres, accroupis sur une tombe ou adossйs а la grille d'un cachot. Ce n'йtait ni une femme, ni un homme, ni un кtre vivant, ni une forme dйfinie ; c'йtait une figure ; une sorte de vision sur laquelle s'entrecoupaient le rйel et le fantastique, comme l'ombre et le jour. А peine sous ses cheveux rйpandus jusqu'а terre distinguait-on un profil amaigri et sйvиre ; а peine sa robe laissait-elle passer l'extrйmitй d'un pied nu qui se crispait sur le pavй rigide et gelй. Le peu de forme humaine qu'on entrevoyait sous cette enveloppe de deuil faisait frissonner.

Cette figure, qu'on eыt crue scellйe dans la dalle, paraissait n'avoir ni mouvement, ni pensйe, ni haleine. Sous ce mince sac de toile, en janvier, gisante а nu sur un pavй de granit, sans feu, dans l'ombre d'un cachot dont le soupirail oblique ne laissait arriver du dehors que la bise et jamais le soleil, elle ne semblait pas souffrir, pas mкme sentir. On eыt dit qu'elle s'йtait faite pierre avec le cachot, glace avec la saison. Ses mains йtaient jointes, ses yeux йtaient fixes. А la premiиre vue on la prenait pour un spectre, а la seconde pour une statue.

Cependant par intervalles ses lиvres bleues s'entrouvraient а un souffle, et tremblaient, mais aussi mortes et aussi machinales que des feuilles qui s'йcartent au vent.

Cependant de ses yeux mornes s'йchappait un regard, un regard ineffable, un regard profond, lugubre, imperturbable, incessamment fixй а un angle de la cellule qu'on ne pouvait voir du dehors ; un regard qui semblait rattacher toutes les sombres pensйes de cette вme en dйtresse а je ne sais quel objet mystйrieux.

Telle йtait la crйature qui recevait de son habitacle le nom de recluse, et de son vкtement le nom de sachette.

Les trois femmes, car Gervaise s'йtait rйunie а Mahiette et а Oudarde, regardaient par la lucarne. Leur tкte interceptait le faible jour du cachot, sans que la misйrable qu'elles en privaient ainsi parыt faire attention а elles. -- Ne la troublons pas, dit Oudarde а voix basse, elle est dans son extase, elle prie.

Cependant Mahiette considйrait avec une anxiйtй toujours croissante cette tкte hвve, flйtrie, йchevelйe, et ses yeux se remplissaient de larmes. -- Voilа qui serait bien singulier, murmurait-elle.

Elle passa sa tкte а travers les barreaux du soupirail, et parvint а faire arriver son regard jusque dans l'angle oщ le regard de la malheureuse йtait invariablement attachй.

Quand elle retira sa tкte de la lucarne, son visage йtait inondй de larmes.

-- Comment appelez-vous cette femme ? demanda-t-elle а Oudarde.

Oudarde rйpondit :

-- Nous la nommons soeur Gudule.

-- Et moi, reprit Mahiette, je l'appelle Paquette la Chantefleurie.

Alors, mettant un doigt sur sa bouche, elle fit signe а Oudarde stupйfaite de passer sa tкte par la lucarne et de regarder.

Oudarde regarda, et vit, dans l'angle oщ l'oeil de la recluse йtait fixй avec cette sombre extase, un petit soulier de satin rose, brodй de mille passequilles d'or et d'argent.

Gervaise regarda aprиs Oudarde, et alors les trois femmes, considйrant la malheureuse mиre, se mirent а pleurer.

Ni leurs regards cependant, ni leurs larmes n'avaient distrait la recluse. Ses mains restaient jointes, ses lиvres muettes, ses yeux fixes, et, pour qui savait son histoire, ce petit soulier regardй ainsi fendait le coeur. Les trois femmes n'avaient pas encore profйrй une parole ; elles n'osaient parler, mкme а voix basse. Ce grand silence, cette grande douleur, ce grand oubli oщ tout avait disparu hors une chose, leur faisaient l'effet d'un maоtre-autel de Pвques ou de Noлl. Elles se taisaient, elles se recueillaient, elles йtaient prкtes а s'agenouiller. Il leur semblait qu'elles venaient d'entrer dans une йglise le jour de Tйnиbres.

Enfin Gervaise, la plus curieuse des trois, et par consйquent la moins sensible, essaya de faire parler la recluse :

-- Soeur ! soeur Gudule !

Elle rйpйta cet appel jusqu'а trois fois, en haussant la voix а chaque fois. La recluse ne bougea pas. Pas un mot, pas un regard, pas un soupir, pas un signe de vie.

Oudarde а son tour, d'une voix plus douce et plus caressante : -- Soeur ! dit-elle, soeur Sainte-Gudule !

Mкme silence, mкme immobilitй.

-- Une singuliиre femme ! s'йcria Gervaise, et qui ne serait pas йmue d'une bombarde !

-- Elle est peut-кtre sourde, dit Oudarde en soupirant.

-- Peut-кtre aveugle, ajouta Gervaise.

-- Peut-кtre morte, reprit Mahiette.

Il est certain que si l'вme n'avait pas encore quittй ce corps inerte, endormi, lйthargique, du moins s'y йtait-elle retirйe et cachйe а des profondeurs oщ les perceptions des organes extйrieurs n'arrivaient plus.

-- Il faudra donc, dit Oudarde, laisser le gвteau sur la lucarne. Quelque fils le prendra. Comment faire pour la rйveiller ?

Eustache, qui jusqu'а ce moment avait йtй distrait par une petite voiture traоnйe par un gros chien, laquelle venait de passer, s'aperзut tout а coup que ses trois conductrices regardaient quelque chose а la lucarne, et, la curiositй le prenant а son tour, il monta sur une borne, se dressa sur la pointe des pieds et appliqua son gros visage vermeil а l'ouverture en criant : -- Mиre, voyons donc que je voie !

А cette voix d'enfant, claire, fraоche, sonore, la recluse tressaillit. Elle tourna la tкte avec le mouvement sec et brusque d'un ressort d'acier, ses deux longues mains dйcharnйes vinrent йcarter ses cheveux sur son front, et elle fixa sur l'enfant des yeux йtonnйs, amers, dйsespйrйs. Ce regard ne fut qu'un йclair.

-- Ф mon Dieu ! cria-t-elle tout а coup en cachant sa tкte dans ses genoux, et il semblait que sa voix rauque dйchirait sa poitrine en passant, au moins ne me montrez pas ceux des autres !

-- Bonjour, madame, dit l'enfant avec gravitй.

Cependant cette secousse avait pour ainsi dire rйveillй la recluse. Un long frisson parcourut tout son corps de la tкte aux pieds, ses dents claquиrent, elle releva а demi sa tкte et dit en serrant ses coudes contre ses hanches et en prenant ses pieds dans ses mains comme pour les rйchauffer : Oh ! le grand froid !

-- Pauvre femme, dit Oudarde en grande pitiй, voulez-vous un peu de feu ?

Elle secoua la tкte en signe de refus.

-- Eh bien, reprit Oudarde en lui prйsentant un flacon, voici de l'hypocras qui vous rйchauffera. Buvez.

Elle secoua de nouveau la tкte, regarda Oudarde fixement et rйpondit : -- De l'eau.

Oudarde insista. -- Non, soeur, ce n'est pas lа une boisson de janvier. Il faut boire un peu d'hypocras et manger cette galette au levain de maпs que nous avons cuite pour vous.

Elle repoussa le gвteau que Mahiette lui prйsentait et dit : -- Du pain noir.

-- Allons, dit Gervaise prise а son tour de charitй, et dйfaisant son roquet de laine, voici un surtout un peu plus chaud que le vфtre. Mettez ceci sur vos йpaules.

Elle refusa le surtout comme le flacon et le gвteau, et rйpondit : -- Un sac.

-- Mais il faut bien, reprit la bonne Oudarde, que vous vous aperceviez un peu que c'йtait hier fкte.

-- Je m'en aperзois, dit la recluse. Voilа deux jours que je n'ai plus d'eau dans ma cruche.

Elle ajouta aprиs un silence : -- C'est fкte, on m'oublie. On fait bien. Pourquoi le monde songerait-il а moi qui ne songe pas а lui ? А charbon йteint cendre froide.

Et comme fatiguйe d'en avoir tant dit, elle laissa retomber sa tкte sur ses genoux. La simple et charitable Oudarde qui crut comprendre а ses derniиres paroles qu'elle se plaignait encore du froid, lui rйpondit naпvement : -- Alors, voulez-vous un peu de feu ?

-- Du feu ! dit la sachette avec un accent йtrange ; et en ferez-vous aussi un peu а la pauvre petite qui est sous terre depuis quinze ans ?

Tous ses membres tremblиrent, sa parole vibrait, ses preux brillaient, elle s'йtait levйe sur les genoux. Elle йtendit tout а coup sa main blanche et maigre vers l'enfant qui la regardait avec un regard йtonnй : -- Emportez cet enfant ! cria-t-elle. L'йgyptienne va passer !

Alors elle tomba la face contre terre, et son front frappa la dalle avec le bruit d'une pierre sur une pierre. Les trois femmes la crurent morte. Un moment aprиs pourtant, elle remua, et elles la virent se traоner sur les genoux et sur les coudes jusqu'а l'angle oщ йtait le petit soulier. Alors elles n'osиrent regarder, elles ne la virent plus, mais elles entendirent mille baisers et mille soupirs mкlйs а des cris dйchirants et а des coups sourds comme ceux d'une tкte qui heurte une muraille. Puis, aprиs un de ces coups, tellement violent qu'elles en chancelиrent toutes les trois, elles n'entendirent plus rien.

-- Se serait-elle tuйe ? dit Gervaise en se risquant а passer sa tкte au soupirail. -- Soeur ! soeur Gudule !

-- Soeur Gudule ! rйpйta Oudarde.

-- Ah, mon Dieu ! elle ne bouge plus ! reprit Gervaise, est-ce qu'elle est morte ? -- Gudule ! Gudule !

Mahiette, suffoquйe jusque-lа а ne pouvoir parler, fit un effort. -- Attendez, dit-elle. Puis se penchant vers la lucarne : -- Paquette ! dit-elle, Paquette la Chantefleurie.

Un enfant qui souffle ingйnument sur la mиche mal allumйe d'un pйtard et se le fait йclater dans les yeux, n'est pas plus йpouvantй que ne le fut Mahiette, а l'effet de ce nom brusquement lancй dans la cellule de soeur Gudule.

La recluse tressaillit de tout son corps, se leva debout sur ses pieds nus, et sauta а la lucarne avec des yeux si flamboyants que Mahiette et Oudarde et l'autre femme et l'enfant reculиrent jusqu'au parapet du quai.

Cependant la sinistre figure de la recluse apparut collйe а la grille du soupirail. -- Oh ! oh ! criait-elle avec un rire effrayant, c'est l'йgyptienne qui m'appelle !

En ce moment une scиne qui se passait au pilori arrкta son oeil hagard. Son front se plissa d'horreur, elle йtendit hors de sa loge ses deux bras de squelette, et s'йcria avec une voix qui ressemblait а un rвle : -- C'est donc encore toi, fille d'Йgypte ! c'est toi qui m'appelles, voleuse d'enfants ! Eh bien ! maudite sois-tu ! maudite ! maudite ! maudite !

IV

UNE LARME POUR UNE GOUTTE D'EAU
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Ces paroles йtaient, pour ainsi dire, le point de jonction de deux scиnes qui s'йtaient jusque-lа dйveloppйes parallиlement dans le mкme moment, chacune sur son thйвtre particulier, l'une, celle qu'on vient de lire, dans le Trou aux Rats, l'autre, qu'on va lire, sur l'йchelle du pilori. La premiиre n'avait eu pour tйmoins que les trois femmes avec lesquelles le lecteur vient de faire connaissance ; la seconde avait eu pour spectateurs tout le public que nous avons vu plus haut s'amasser sur la place de Grиve, autour du pilori et du gibet.

Cette foule, а laquelle les quatre sergents, qui s'йtaient postйs dиs neuf heures du matin aux quatre coins du pilori, avaient fait espйrer une exйcution telle quelle, non pas sans doute une pendaison, mais un fouet, un essorillement, quelque chose enfin, cette foule s'йtait si rapidement accrue que les quatre sergents, investis de trop prиs, avaient eu plus d'une fois besoin de la serrer, comme on disait alors а grands coups de boullaye et de croupe de cheval.

Cette populace, disciplinйe а l'attente des exйcutions publiques, ne manifestait pas trop d'impatience. Elle se divertissait а regarder le pilori, espиce de monument fort simple composй d'un cube de maзonnerie de quelque dix pieds de haut, creux а l'intйrieur. Un degrй fort roide en pierre brute qu'on appelait par excellence l'йchelle conduisait а la plate-forme supйrieure, sur laquelle on apercevait une roue horizontale en bois de chкne plein. On liait le patient sur cette roue, а genoux et les bras derriиre le dos. Une tige en charpente, que mettait en mouvement un cabestan cachй dans l'intйrieur du petit йdifice, imprimait une rotation а la roue, toujours maintenue dans le plan horizontal, et prйsentait de cette faзon la face du condamnй successivement а tous les points de la place. C'est ce qu'on appelait tourner un criminel.

Comme on voit, le pilori de la Grиve йtait loin d'offrir toutes les rйcrйations du pilori des Halles. Rien d'architectural. Rien de monumental. Pas de toit а croix de fer, pas de lanterne octogone, pas de frкles colonnettes allant s'йpanouir au bord du toit en chapiteaux d'acanthes et de fleurs, pas de gouttiиres chimйriques et monstrueuses, pas de charpente ciselйe, pas de fine sculpture profondйment fouillйe dans la pierre.

Il fallait se contenter de ces quatre pans de moellon avec deux contre-coeurs de grиs, et d'un mйchant gibet de pierre, maigre et nu, а cфtй.

Le rйgal eыt йtй mesquin pour des amateurs d'architecture gothique. Il est vrai que rien n'йtait moins curieux de monuments que les braves badauds du moyen-вge, et qu'ils se souciaient mйdiocrement de la beautй d'un pilori.

Le patient arriva enfin liй au cul d'une charrette, et quand il eut йtй hissй sur la plate-forme, quand on put le voir de tous les points de la place ficelй а cordes et а courroies sur la roue du pilori, une huйe prodigieuse mкlйe de rires et d'acclamations, йclata dans la place. On avait reconnu Quasimodo.

C'йtait lui en effet. Le retour йtait йtrange. Piloriй sur cette mкme place oщ la veille il avait йtй saluй, acclamй et conclamй pape et prince des fous, en cortиge du duc d'Йgypte, du roi de Thunes et de l'empereur de Galilйe. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y avait pas un esprit dans la foule, pas mкme lui, tour а tour le triomphant et le patient, qui dйgageвt nettement ce rapprochement dans sa pensйe. Gringoire et sa philosophie manquaient а ce spectacle.

Bientфt Michel Noiret, trompette-jurй du roi notre sire, fit faire silence aux manants et cria l'arrкt, suivant l'ordonnance et commandement de Monsieur le prйvфt. Puis il se replia derriиre la charrette avec ses gens en hoquetons de livrйe.

Quasimodo, impassible, ne sourcillait pas. Toute rйsistance lui йtait rendue impossible par ce qu'on appelait alors, en style de chancellerie criminelle, la vйhйmence et la fermetй des attaches, ce qui veut dire que les laniиres et les chaоnettes lui entraient probablement dans la chair. C'est au reste une tradition de geфle et de chiourme qui ne s'est pas perdue, et que les menottes conservent encore prйcieusement parmi nous, peuple civilisй, doux, humain (le bagne et la guillotine entre parenthиses).

Il s'йtait laissй mener et pousser, porter, jucher, lier et relier. On ne pouvait rien deviner sur sa physionomie qu'un йtonnement de sauvage ou d'idiot. On le savait sourd, on l'eыt dit aveugle.

On le mit а genoux sur la planche circulaire, il s'y laissa mettre. On le dйpouilla de chemise et de pourpoint jusqu'а la ceinture, il se laissa faire. On l'enchevкtra sous un nouveau systиme de courroies et d'ardillons, il se laissa boucler et ficeler. Seulement de temps а autre il soufflait bruyamment, comme un veau dont la tкte pend et ballotte au rebord de la charrette du boucher.

-- Le butor, dit Jehan Frollo du Moulin а son ami Robin Poussepain (car les deux йcoliers avaient suivi le patient comme de raison), il ne comprend pas plus qu'un hanneton enfermй dans une boоte !

Ce fut un fou rire dans la foule quand on vit а nu la bosse de Quasimodo, sa poitrine de chameau, ses йpaules calleuses et velues. Pendant toute cette gaietй, un homme а la livrйe de la ville, de courte taille et de robuste mine, monta sur la plate-forme et vint se placer prиs du patient. Son nom circula bien vite dans l'assistance. C'йtait maоtre Pierrat Torterue, tourmenteur-jurй du Chвtelet.

Il commenзa par dйposer sur un angle du pilori un sablier noir dont la capsule supйrieure йtait pleine de sable rouge qu'elle laissait fuir dans le rйcipient infйrieur, puisa il фta son surtout mi-parti, et l'on vit pendre а sa main droite un fouet mince et effilй de longues laniиres blanches, luisantes, noueuses, tressйes, armйes d'ongles de mйtal. De la main gauche il repliait nйgligemment sa chemise autour de son bras droit jusqu'а l'aisselle.

Cependant Jehan Frollo criait en йlevant sa tкte blonde et frisйe au-dessus de la foule (il йtait montй pour cela sur les йpaules de Robin Poussepain) : -- Venez voir, messieurs, mesdames ! voici qu'on va flageller pйremptoirement maоtre Quasimodo, le sonneur de mon frиre monsieur l'archidiacre de Josas, un drфle d'architecture orientale, qui a le dos en dфme et les jambes en colonnes torses !

Et la foule de rire, surtout les enfants et les jeunes filles.

Enfin le tourmenteur frappa du pied. La roue se mit а tourner. Quasimodo chancela sous ses liens. La stupeur qui se peignit brusquement sur son visage difforme fit redoubler а l'entour les йclats de rire.

Tout а coup, au moment oщ la roue dans sa rйvolution prйsenta а maоtre Pierrat le dos montueux de Quasimodo, maоtre Pierrat leva le bras, les fines laniиres sifflиrent aigrement dans l'air comme une poignйe de couleuvres, et retombиrent avec furie sur les йpaules du misйrable.

Quasimodo sauta sur lui-mкme, comme rйveillй en sursaut. Il commenзait а comprendre. Il se tordit dans ses liens ; une violente contraction de surprise et de douleur dйcomposa les muscles de sa face ; mais il ne jeta pas un soupir. Seulement il tourna la tкte en arriиre, а droite, puis а gauche, en la balanзant comme fait un taureau piquй au flanc par un taon.

Un second coup suivit le premier, puis un troisiиme, et un autre, et un autre, et toujours. La roue ne cessait pas de tourner ni les coups de pleuvoir. Bientфt le sang jaillit, on le vit ruisseler par mille filets sur les noires йpaules du bossu, et les grкles laniиres, dans leur rotation qui dйchirait l'air, l'йparpillaient en gouttes dans la foule.

Quasimodo avait repris, en apparence du moins, son impassibilitй premiиre. Il avait essayй d'abord sourdement et sans grande secousse extйrieure de rompre ses liens. On avait vu son oeil s'allumer, ses muscles se roidir, ses membres se ramasser, et les courroies et les chaоnettes se tendre. L'effort йtait puissant, prodigieux, dйsespйrй ; mais les vieilles gкnes de la prйvфtй rйsistиrent. Elles craquиrent, et voilа tout. Quasimodo retomba йpuisй. La stupeur fit place sur ses traits а un sentiment d'amer et profond dйcouragement. Il ferma son oeil unique, laissa tomber sa tкte sur sa poitrine et fit le mort.

Dиs lors il ne bougea plus. Rien ne put lui arracher un mouvement. Ni son sang qui ne cessait de couler, ni les coups qui redoublaient de furie, ni la colиre du tourmenteur qui s'excitait lui-mкme et s'enivrait de l'exйcution, ni le bruit des horribles laniиres plus acйrйes et plus sifflantes que des pattes de bigailles.

Enfin un huissier du Chвtelet vкtu de noir, montй sur un cheval noir, en station а cфtй de l'йchelle depuis le commencement de l'exйcution, йtendit sa baguette d'йbиne vers le sablier. Le tourmenteur s'arrкta. La roue s'arrкta. L'oeil de Quasimodo se rouvrit lentement.

La flagellation йtait finie. Deux valets du tourmenteur-jurй lavиrent les йpaules saignantes du patient, les frottиrent de je ne sais quel onguent qui ferma sur-le-champ toutes les plaies, et lui jetиrent sur le dos une sorte de pagne jaune taillй en chasuble. Cependant Pierrat Torterue faisait dйgoutter sur le pavй les laniиres rouges et gorgйes de sang.

Tout n'йtait pas fini pour Quasimodo. Il lui restait encore а subir cette heure de pilori que maоtre Florian Barbedienne avait si judicieusement ajoutйe а la sentence de messire Robert d'Estouteville ; le tout а la plus grande gloire du vieux jeu de mots physiologique et psychologique de Jean de Cumиne : Surdus absurdus.

On retourna donc le sablier, et on laissa le bossu attachй sur la planche pour que justice fыt faite jusqu'au bout.

Le peuple, au moyen-вge surtout, est dans la sociйtй ce qu'est l'enfant dans la famille. Tant qu'il reste dans cet йtat d'ignorance premiиre, de minoritй morale et intellectuelle, on peut dire de lui comme de l'enfant :

Cet вge est sans pitiй.

Nous avons dйjа fait voir que Quasimodo йtait gйnйralement haп, pour plus d'une bonne raison, il est vrai. Il y avait а peine un spectateur dans cette foule qui n'eыt ou ne crыt avoir sujet de se plaindre du mauvais bossu de Notre-Dame. La joie avait йtй universelle de le voir paraоtre au pilori ; et la rude exйcution qu'il venait de subir et la piteuse posture oщ elle l'avait laissй, loin d'attendrir la populace, avaient rendu sa haine plus mйchante en l'armant d'une pointe de gaietй.

Aussi, une fois la vindicte publique satisfaite, comme jargonnent encore aujourd'hui les bonnets carrйs, ce fut le tour des mille vengeances particuliиres. Ici comme dans la grand'salle, les femmes surtout йclataient. Toutes lui gardaient quelque rancune, les unes de sa malice, les autres de sa laideur. Les derniиres йtaient les plus furieuses.

-- Oh ! masque de l'Antйchrist ! disait l'une.

-- Chevaucheur de manche а balai ! criait l'autre.

-- La belle grimace tragique, hurlait une troisiиme, et qui te ferait pape des fous, si c'йtait aujourd'hui hier !

-- C'est bon, reprenait une vieille. Voilа la grimace du pilori. А quand celle du gibet ?

-- Quand seras-tu coiffй de ta grosse cloche а cent pieds sous terre, maudit sonneur ?

-- C'est pourtant ce diable qui sonne l'angйlus !

-- Oh ! le sourd ! le borgne ! le bossu ! le monstre !

-- Figure а faire avorter une grossesse mieux que toutes mйdecines et pharmaques !

Et les deux йcoliers, Jehan du Moulin, Robin Poussepain, chantaient а tue-tкte le vieux refrain populaire :

Une hart
Pour le pendard !
Un fagot
Pour le magot !

Mille autres injures pleuvaient, et les huйes, et les imprйcations, et les rires, et les pierres за et lа.

Quasimodo йtait sourd, mais il voyait clair, et la fureur publique n'йtait pas moins йnergiquement peinte sur les visages que dans les paroles. D'ailleurs les coups de pierre expliquaient les йclats de rire.

Il tint bon d'abord. Mais peu а peu cette patience, qui s'йtait roidie sous le fouet du tourmenteur, flйchit et lвcha pied а toutes ces piqыres d'insectes. Le boeuf des Asturies, qui s'est peu йmu des attaques du picador, s'irrite des chiens et des banderilles.

Il promena d'abord lentement un regard de menace sur la foule. Mais garrottй comme il l'йtait, son regard fut impuissant а chasser ces mouches qui mordaient sa plaie. Alors il s'agita dans ses entraves, et ses soubresauts furieux firent crier sur ses ais la vieille roue du pilori. De tout cela, les dйrisions et les huйes s'accrurent.

Alors le misйrable, ne pouvant briser son collier de bкte fauve enchaоnйe, redevint tranquille. Seulement par intervalles un soupir de rage soulevait toutes les cavitйs de sa poitrine. Il n'y avait sur son visage ni honte, ni rougeur. Il йtait trop loin de l'йtat de sociйtй et trop prиs de l'йtat de nature pour savoir ce que c'est que la honte. D'ailleurs, а ce point de difformitй, l'infamie est-elle chose sensible ? Mais la colиre, la haine, le dйsespoir abaissaient lentement sur ce visage hideux un nuage de plus en plus sombre, de plus en plus chargй d'une йlectricitй qui йclatait en mille йclairs dans l'oeil du cyclope.

Cependant ce nuage s'йclaircit un moment, au passage d'une mule qui traversait la foule et qui portait un prкtre. Du plus loin qu'il aperзut cette mule et ce prкtre, le visage du pauvre patient s'adoucit. А la fureur qui le contractait succйda un sourire йtrange, plein d'une douceur, d'une mansuйtude, d'une tendresse ineffables. А mesure que le prкtre approchait, ce sourire devenait plus net, plus distinct, plus radieux. C'йtait comme la venue d'un sauveur que le malheureux saluait. Toutefois, au moment oщ la mule fut assez prиs du pilori pour que son cavalier pыt reconnaоtre le patient, le prкtre baissa les yeux, rebroussa brusquement chemin, piqua des deux, comme s'il avait eu hвte de se dйbarrasser de rйclamations humiliantes et fort peu de souci d'кtre saluй et reconnu d'un pauvre diable en pareille posture.

Ce prкtre йtait l'archidiacre dom Claude Frollo.

Le nuage retomba plus sombre sur le front de Quasimodo. Le sourire s'y mкla encore quelque temps, mais amer, dйcouragй, profondйment triste.

Le temps s'йcoulait. Il йtait lа depuis une heure et demie au moins, dйchirй, maltraitй, moquй sans relвche, et presque lapidй.

Tout а coup il s'agita de nouveau dans ses chaоnes avec un redoublement de dйsespoir dont trembla toute la charpente qui le portait, et, rompant le silence qu'il avait obstinйment gardй jusqu'alors, il cria avec une voix rauque et furieuse qui ressemblait plutфt а un aboiement qu'а un cri humain et qui couvrit le bruit des huйes : -- А boire !

Cette exclamation de dйtresse, loin d'йmouvoir les compassions, fut un surcroоt d'amusement au bon populaire parisien qui entourait l'йchelle, et qui, il faut le dire, pris en masse et comme multitude, n'йtait alors guиre moins cruel et moins abruti que cette horrible tribu des truands chez laquelle nous avons dйjа menй le lecteur, et qui йtait tout simplement la couche la plus infйrieure du peuple. Pas une voix ne s'йleva autour du malheureux patient, si ce n'est pour lui faire raillerie de sa soif. Il est certain qu'en ce moment il йtait grotesque et repoussant plus encore que pitoyable, avec sa face empourprйe et ruisselante, son oeil йgarй, sa bouche йcumante de colиre et de souffrance, et sa langue а demi tirйe. Il faut dire encore que, se fыt-il trouvй dans la cohue quelque bonne вme charitable de bourgeois ou de bourgeoise qui eыt йtй tentйe d'apporter un verre d'eau а cette misйrable crйature en peine, il rйgnait autour des marches infвmes du pilori un tel prйjugй de honte et d'ignominie qu'il eыt suffi pour repousser le bon Samaritain.

Au bout de quelques minutes, Quasimodo promena sur la foule un regard dйsespйrй, et rйpйta d'une voix plus dйchirante encore : -- А boire !

Et tous de rire.

-- Bois ceci ! criait Robin Poussepain en lui jetant par la face une йponge traоnйe dans le ruisseau. Tiens, vilain sourd ! je suis ton dйbiteur.

Une femme lui lanзait une pierre а la tкte : -- Voilа qui t'apprendra а nous rйveiller la nuit avec ton carillon de damnй.

-- Hй bien ! fils, hurlait un perclus en faisant effort pour l'atteindre de sa bйquille, nous jetteras-tu encore des sorts du haut des tours de Notre-Dame ?

-- Voici une йcuelle pour boire ! reprenait un homme en lui dйcochant dans la poitrine une cruche cassйe. C'est toi qui, rien qu'en passant devant elle, as fait accoucher ma femme d'un enfant а deux tкtes !

-- Et ma chatte d'un chat а six pattes ! glapissait une vieille en lui lanзant une tuile.

-- А boire ! rйpйta pour la troisiиme fois Quasimodo pantelant.

En ce moment, il vit s'йcarter la populace. Une jeune fille bizarrement vкtue sortit de la foule. Elle йtait accompagnйe d'une petite chиvre blanche а cornes dorйes et portait un tambour de basque а la main.

L'oeil de Quasimodo йtincela. C'йtait la bohйmienne qu'il avait essayй d'enlever la nuit prйcйdente, algarade pour laquelle il sentait confusйment qu'on le chвtiait en cet instant mкme ; ce qui du reste n'йtait pas le moins du monde, puisqu'il n'йtait puni que du malheur d'кtre sourd et d'avoir йtй jugй par un sourd. Il ne douta pas qu'elle ne vоnt se venger aussi, et lui donner son coup comme tous les autres.

Il la vit en effet monter rapidement l'йchelle. La colиre et le dйpit le suffoquaient. Il eыt voulu pouvoir faire crouler le pilori, et si l'йclair de son oeil eыt pu foudroyer, l'йgyptienne eыt йtй mise en poudre avant d'arriver sur la plate-forme.

Elle s'approcha, sans dire une parole, du patient qui se tordait vainement pour lui йchapper, et, dйtachant une gourde de sa ceinture, elle la porta doucement aux lиvres arides du misйrable.

Alors, dans cet oeil jusque-lа si sec et si brыlй, on vit rouler une grosse larme qui tomba lentement le long de ce visage difforme et longtemps contractй par le dйsespoir. C'йtait la premiиre peut-кtre que l'infortunй eыt jamais versйe.

Cependant il oubliait de boire. L'йgyptienne fit sa petite moue avec impatience, et appuya en souriant le goulot а la bouche dentue de Quasimodo. Il but а longs traits. Sa soif йtait ardente. Quand il eut fini, le misйrable allongea ses lиvres noires, sans doute pour baiser la belle main qui venait de l'assister. Mais la jeune fille, qui n'йtait pas sans dйfiance peut-кtre et se souvenait de la violente tentative de la nuit, retira sa main avec le geste effrayй d'un enfant qui craint d'кtre mordu par une bкte.

Alors le pauvre sourd fixa sur elle un regard plein de reproche et d'une tristesse inexprimable.

C'eыt йtй partout un spectacle touchant que cette belle fille, fraоche, pure, charmante, et si faible en mкme temps, ainsi pieusement accourue au secours de tant de misиre, de difformitй et de mйchancetй. Sur un pilori, ce spectacle йtait sublime.

Tout ce peuple lui-mкme en fut saisi et se mit а battre des mains en criant : Noлl ! Noлl !

C'est dans ce moment que la recluse aperзut, de la lucarne de son trou, l'йgyptienne sur le pilori et lui jeta son imprйcation sinistre : -- Maudite sois-tu, fille d'Йgypte ! maudite ! maudite !

V

FIN DE L'HISTOIRE DE LA GALETTE
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La Esmeralda pвlit, et descendit du pilori en chancelant. La voix de la recluse la poursuivit encore : -- Descends ! descends ! larronnesse d'Йgypte, tu y remonteras !

-- La sachette est dans ses lubies, dit le peuple en murmurant ; et il n'en fut rien de plus. Car ces sortes de femmes йtaient redoutйes, ce qui les faisait sacrйes. On ne s'attaquait pas volontiers alors а qui priait jour et nuit.

L'heure йtait venue de remmener Quasimodo. On le dйtacha, et la foule se dispersa.

Prиs du Grand-Pont, Mahiette, qui s'en revenait avec ses deux compagnes, s'arrкta brusquement : -- А propos, Eustache ! qu'as-tu fait de la galette ?

-- Mиre, dit l'enfant, pendant que vous parliez avec cette dame qui йtait dans le trou, il y avait un gros chien qui a mordu dans ma galette. Alors j'en ai mangй aussi.

-- Comment, monsieur, reprit-elle, vous avez tout mangй ?

-- Mиre, c'est le chien. Je lui ai dit, il ne m'a pas йcoutй. Alors j'ai mordu aussi, tiens !

-- C'est un enfant terrible, dit la mиre souriant et grondant а la fois. Voyez-vous, Oudarde, il mange dйjа а lui seul tout le cerisier de notre clos de Charlerange. Aussi son grand-pиre dit que ce sera un capitaine. -- Que je vous y reprenne, monsieur Eustache. -- Va, gros lion !


LIVRE SEPTIИME
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I

DU DANGER DE CONFIER SON SECRET А UNE CHИVRE
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Plusieurs semaines s'йtaient йcoulйes.

On йtait aux premiers jours de mars. Le soleil, que Dubartas, ce classique ancкtre de la pйriphrase, n'avait pas encore nommй le grand-duc des chandelles, n'en йtait pas moins joyeux et rayonnant pour cela. C'йtait une de ces journйes de printemps qui ont tant de douceur et de beautй que tout Paris, rйpandu dans les places et les promenades, les fкte comme des dimanches. Dans ces jours de clartй, de chaleur et de sйrйnitй, il y a une certaine heure surtout oщ il faut admirer le portail de Notre-Dame. C'est le moment oщ le soleil, dйjа inclinй vers le couchant, regarde presque en face la cathйdrale. Ses rayons, de plus en plus horizontaux, se retirent lentement du pavй de la place, et remontent le long de la faзade а pic dont ils font saillir les mille rondes-bosses sur leur ombre, tandis que la grande rose centrale flamboie comme un oeil de cyclope enflammй des rйverbйrations de la forge.

On йtait а cette heure-lа.

Vis-а-vis la haute cathйdrale rougie par le couchant, sur le balcon de pierre pratiquй au-dessus du porche d'une riche maison gothique qui faisait l'angle de la place et de la rue du Parvis, quelques belles jeunes filles riaient et devisaient avec toute sorte de grвce et de folie. А la longueur du voile qui tombait, du sommet de leur coiffe pointue enroulйe de perles, jusqu'а leurs talons, а la finesse de la chemisette brodйe qui couvrait leurs йpaules en laissant voir, selon la mode engageante d'alors, la naissance de leurs belles gorges de vierges, а l'opulence de leurs jupes de dessous, plus prйcieuses encore que leur surtout (recherche merveilleuse !), а la gaze, а la soie, au velours dont tout cela йtait йtoffй, et surtout а la blancheur de leurs mains qui les attestait oisives et paresseuses, il йtait aisй de deviner de nobles et riches hйritiиres. C'йtait en effet damoiselle Fleur-de-Lys de Gondelaurier et ses compagnes, Diane de Christeuil, Amelotte de Montmichel, Colombe de Gaillefontaine, et la petite de Champchevrier ; toutes filles de bonne maison, rйunies en ce moment chez la dame veuve de Gondelaurier, а cause de monseigneur de Beaujeu et de madame sa femme, qui devaient venir au mois d'avril а Paris, et y choisir des accompagneresses d'honneur pour madame la Dauphine Marguerite, lorsqu'on l'irait recevoir en Picardie des mains des flamands. Or, tous les hobereaux de trente lieues а la ronde briguaient cette faveur pour leurs filles, et bon nombre d'entre eux les avaient dйjа amenйes ou envoyйes а Paris. Celles-ci avaient йtй confiйes par leurs parents а la garde discrиte et vйnйrable de madame Aloпse de Gondelaurier, veuve d'un ancien maоtre des arbalйtriers du roi, retirйe avec sa fille unique, en sa maison de la place du parvis Notre-Dame, а Paris.

Le balcon oщ йtaient ces jeunes filles s'ouvrait sur une chambre richement tapissйe d'un cuir de Flandre de couleur fauve imprimй а rinceaux d'or. Les solives qui rayaient parallиlement le plafond amusaient l'oeil par mille bizarres sculptures peintes et dorйes. Sur des bahuts ciselйs, de splendides йmaux chatoyaient за et lа ; une hure de sanglier en faпence couronnait un dressoir magnifique dont les deux degrйs annonзaient que la maоtresse du logis йtait femme ou veuve d'un chevalier banneret.. Au fond, а cфtй d'une haute cheminйe armoriйe et blasonnйe du haut en bas, йtait assise, dans un riche fauteuil de velours rouge, la dame de Gondelaurier, dont les cinquante-cinq ans n'йtaient pas moins йcrits sur son vкtement que sur son visage. А cфtй d'elle se tenait debout un jeune homme d'assez fiиre mine, quoique un peu vaine et bravache, un de ces beaux garзons dont toutes les femmes tombent d'accord, bien que les hommes graves et physionomistes en haussent les йpaules. Ce jeune cavalier portait le brillant habit de capitaine des archers de l'ordonnance du roi, lequel ressemble beaucoup trop au costume de Jupiter, qu'on a dйjа pu admirer au premier livre de cette histoire, pour que nous en fatiguions le lecteur d'une seconde description.

Les damoiselles йtaient assises, partie dans la chambre, partie sur le balcon, les unes sur des carreaux de velours d'Utrecht а corniиres d'or, les autres sur des escabeaux de bois de chкne sculptйs а fleurs et а figures. Chacune d'elles tenait sur ses genoux un pan d'une grande tapisserie а l'aiguille, а laquelle elles travaillaient en commun, et dont un bon bout traоnait sur la natte qui recouvrait le plancher.

Elles causaient entre elles avec cette voix chuchotante et ces demi-rires йtouffйs d'un conciliabule de jeunes filles au milieu desquelles il y a un jeune homme. Le jeune homme, dont la prйsence suffisait pour mettre en jeu tous ces amours-propres fйminins, paraissait, lui, s'en soucier mйdiocrement ; et tandis que c'йtait parmi les belles а qui attirerait son attention, il paraissait surtout occupй а fourbir avec son gant de peau de daim l'ardillon de son ceinturon.

De temps en temps la vieille dame lui adressait la parole tout bas, et il lui rйpondait de son mieux avec une sorte de politesse gauche et contrainte. Aux sourires, aux petits signes d'intelligence de madame Aloпse, aux clins d'yeux qu'elle dйtachait vers sa fille Fleur-de-Lys, en parlant bas au capitaine, il йtait facile de voir qu'il s'agissait de quelque fianзaille consommйe, de quelque mariage prochain sans doute entre le jeune homme et Fleur-de-Lys. Et а la froideur embarrassйe de l'officier, il йtait facile de voir que, de son cфtй du moins, il ne s'agissait plus d'amour. Toute sa mine exprimait une pensйe de gкne et d'ennui que nos sous-lieutenants de garnison traduiraient admirablement aujourd'hui par : Quelle chienne de corvйe !

La bonne dame, fort entкtйe de sa fille, comme une pauvre mиre qu'elle йtait, ne s'apercevait pas du peu d'enthousiasme de l'officier, et s'йvertuait а lui faire remarquer tout bas les perfections infinies avec lesquelles Fleur-de-Lys piquait son aiguille ou dйvidait son йcheveau.

-- Tenez, petit cousin, lui disait-elle en le tirant par la manche pour lui parler а l'oreille. Regardez-la donc ! la voilа qui se baisse.

-- En effet, rйpondait le jeune homme ; et il retombait dans son silence distrait et glacial.

Un moment aprиs, il fallait se pencher de nouveau, et dame Aloпse lui disait :

-- Avez-vous jamais vu figure plus avenante et plus йgayйe que votre accordйe ? Est-on plus blanche et plus blonde ? ne sont-ce pas lа des mains accomplies ? et ce cou-lа, ne prend-il pas, а ravir, toutes les faзons d'un cygne ? Que je vous envie par moments ! et que vous кtes heureux d'кtre homme, vilain libertin que vous кtes ! N'est-ce pas que ma Fleur-de-Lys est belle par adoration et que vous en кtes йperdu ?

-- Sans doute, rйpondait-il tout en pensant а autre chose.

-- Mais parlez-lui donc, dit tout а coup madame Aloпse en le poussant par l'йpaule. Dites-lui donc quelque chose. Vous кtes devenu bien timide.

Nous pouvons affirmer а nos lecteurs que la timiditй n'йtait ni la vertu ni le dйfaut du capitaine. Il essaya pourtant de faire ce qu'on lui demandait.

-- Belle cousine, dit-il en s'approchant de Fleur-de-Lys, quel est le sujet de cet ouvrage de tapisserie que vous faзonnez ?

-- Beau cousin, rйpondit Fleur-de-Lys avec un accent de dйpit, je vous l'ai dйjа dit trois fois. C'est la grotte de Neptunus.

Il йtait йvident que Fleur-de-Lys voyait beaucoup plus clair que sa mиre aux maniиres froides et distraites du capitaine. Il sentit la nйcessitй de faire quelque conversation.

-- Et pour qui toute cette neptunerie ? demanda-t-il.

-- Pour l'abbaye Saint-Antoine des Champs, dit Fleur-de-Lys sans lever les yeux.

Le capitaine prit un coin de la tapisserie :

-- Qu'est-ce que c'est, ma belle cousine, que ce gros gendarme qui souffle а pleines joues dans une trompette ?

-- C'est Trito, rйpondit-elle.

Il y avait toujours une intonation un peu boudeuse dans les brиves paroles de Fleur-de-Lys. Le jeune homme comprit qu'il йtait indispensable de lui dire quelque chose а l'oreille, une fadaise, une galanterie, n'importe quoi. Il se pencha donc, mais il ne put rien trouver dans son imagination de plus tendre et de plus intime que ceci : -- Pourquoi votre mиre porte-t-elle toujours une cotte-hardie armoriйe comme nos grand'mиres du temps de Charles VII ? Dites-lui donc, belle cousine, que ce n'est plus l'йlйgance d'а prйsent, et que son gond et son laurier brodйs en blason sur sa robe lui donnent l'air d'un manteau de cheminйe qui marche. En vйritй, on ne s'assied plus ainsi sur sa banniиre, je vous jure.

Fleur-de-Lys leva sur lui ses beaux yeux pleins de reproche : -- Est-ce lа tout ce que vous me jurez ? dit-elle а voix basse.

Cependant la bonne dame Aloпse, ravie de les voir ainsi penchйs et chuchotant, disait en jouant avec les fermoirs de son livre d'heures : -- Touchant tableau d'amour !

Le capitaine, de plus en plus gкnй, se rabattit sur la tapisserie : -- C'est vraiment un charmant travail ! s'йcria-t-il.

А ce propos, Colombe de Gaillefontaine, une autre belle blonde а peau blanche, bien colletйe de damas bleu, hasarda timidement une parole qu'elle adressa а. Fleur-de-Lys, dans l'espoir que le beau capitaine y rйpondrait : -- Ma chиre Gondelaurier, avez-vous vu les tapisseries de l'hфtel de la Roche-Guyon ?

-- N'est-ce pas l'hфtel oщ est enclos le jardin de la Lingиre du Louvre ? demanda en riant Diane de Christeuil, qui avait de belles dents et par consйquent riait а tout propos.

-- Et oщ il y a cette grosse vieille tour de l'ancienne muraille de Paris, ajouta Amelotte de Montmichel, jolie brune bouclйe et fraоche, qui avait l'habitude de soupirer comme l'autre riait, sans savoir pourquoi.

-- Ma chиre Colombe, reprit dame Aloпse, voulez-vous pas parler de l'hфtel qui йtait а monsieur de Bacqueville, sous le roi Charles VI ? il y a en effet de bien superbes tapisseries de haute lice.

-- Charles VI ! le roi Charles VI ! grommela le jeune capitaine en retroussant sa moustache. Mon Dieu ! que la bonne dame a souvenir de vieilles choses !

Madame de Gondelaurier poursuivait : -- Belles tapisseries, en vйritй. Un travail si estimй qu'il passe pour singulier !

En ce moment, Bйrangиre de Champchevrier, svelte petite fille de sept ans, qui regardait dans la place par les trиfles du balcon, s'йcria : -- Oh ! voyez, belle marraine Fleur-de-Lys, la jolie danseuse qui danse lа sur le pavй, et qui tambourine au milieu des bourgeois manants !

En effet, on entendait le frissonnement sonore d'un tambour de basque.

-- Quelque йgyptienne de Bohкme, dit Fleur-de-Lys en se dйtournant nonchalamment vers la place.

-- Voyons ! voyons ! criиrent ses vives compagnes ; et elles coururent toutes au bord du balcon, tandis que Fleur-de-Lys, rкveuse de la froideur de son fiancй, les suivait lentement et que celui-ci, soulagй par cet incident qui coupait court а une conversation embarrassйe, s'en revenait au fond de l'appartement de l'air satisfait d'un soldat relevй de service. C'йtait pourtant un charmant et gentil service que celui de la belle Fleur-de-Lys, et il lui avait paru tel autrefois ; mais le capitaine s'йtait blasй peu а peu ; la perspective d'un mariage prochain le refroidissait davantage de jour en jour. D'ailleurs, il йtait d'humeur inconstante et, faut-il le dire ? de goыt un peu vulgaire. Quoique de fort noble naissance, il avait contractй sous le harnois plus d'une habitude de soudard. La taverne lui plaisait, et ce qui s'ensuit. Il n'йtait а l'aise que parmi les gros mots, les galanteries militaires, les faciles beautйs et les faciles succиs. Il avait pourtant reзu de sa famille quelque йducation et quelques maniиres ; mais il avait trop jeune couru le pays, trop jeune tenu garnison, et tous les jours le vernis du gentilhomme s'effaзait au dur frottement de son baudrier de gendarme. Tout en la visitant encore de temps en temps, par un reste de respect humain, il se sentait doublement gкnй chez Fleur-de-Lys ; d'abord, parce qu'а force de disperser son amour dans toutes sortes de lieux il en avait fort peu rйservй pour elle ; ensuite, parce qu'au milieu de tant de belles dames roides, йpinglйes et dйcentes, il tremblait sans cesse que sa bouche habituйe aux jurons ne prоt tout d'un coup le mors aux dents et ne s'йchappвt en propos de taverne. Qu'on se figure le bel effet !

Du reste, tout cela se mкlait chez lui а de grandes prйtentions d'йlйgance, de toilette et de belle mine. Qu'on arrange ces choses comme on pourra. Je ne suis qu'historien.

Il se tenait donc depuis quelques moments, pensant ou ne pensant pas, appuyй en silence au chambranle sculptй de la cheminйe, quand Fleur-de-Lys, se tournant soudain, lui adressa la parole. Aprиs tout, la pauvre jeune fille ne le boudait qu'а son coeur dйfendant.

-- Beau cousin, ne nous avez-vous pas parlй d'une petite bohйmienne que vous avez sauvйe, il y a deux mois, en faisant le contre-guet la nuit, des mains d'une douzaine de voleurs ?

-- Je crois que oui, belle cousine, dit le capitaine.

-- Eh bien, reprit-elle, c'est peut-кtre cette bohйmienne qui danse lа dans le parvis. Venez voir si vous la reconnaissez, beau cousin Phoebus.

Il perзait un secret dйsir de rйconciliation dans cette douce invitation qu'elle lui adressait de venir prиs d'elle, et dans ce soin de l'appeler par son nom. Le capitaine Phoebus de Chвteaupers (car c'est lui que le lecteur a sous les yeux depuis le commencement de ce chapitre) s'approcha а pas lents du balcon. -- Tenez, lui dit Fleur-de-Lys en posant tendrement sa main sur le bras de Phoebus, regardez cette petite qui danse lа dans ce rond. Est-ce votre bohйmienne ?

Phoebus regarda, et dit :

-- Oui, je la reconnais а sa chиvre.

-- Oh ! la jolie petite chиvre en effet ! dit Amelotte en joignant les mains d'admiration.

-- Est-ce que ses cornes sont en or de vrai ? demanda Bйrangиre.

Sans bouger de son fauteuil, dame Aloпse prit la parole : -- N'est-ce pas une de ces bohйmiennes qui sont arrivйes l'an passй par la Porte Gibard ?

-- Madame ma mиre, dit doucement Fleur-de-Lys, cette porte s'appelle aujourd'hui Porte d'Enfer.

Mademoiselle de Gondelaurier savait а quel point le capitaine йtait choquй des faзons de parler surannйes de sa mиre. En effet, il commenзait а ricaner en disant entre ses dents : -- Porte Gibard ! Porte Gibard ! C'est pour faire passer le roi Charles VI !

-- Marraine, s'йcria Bйrangиre dont les yeux sans cesse en mouvement s'йtaient levйs tout а coup vers le sommet des tours de Notre-Dame, qu'est-ce que c'est que cet homme noir qui est lа haut ?

Toutes les jeunes filles levиrent les yeux. Un homme en effet йtait accoudй sur la balustrade culminante de la tour septentrionale, donnant sur la Grиve. C'йtait un prкtre. On distinguait nettement son costume, et son visage appuyй sur ses deux mains. Du reste, il ne bougeait non plus qu'une statue. Son oeil fixe plongeait dans la place.

C'йtait quelque chose de l'immobilitй d'un milan qui vient de dйcouvrir un nid de moineaux et qui le regarde.

-- C'est monsieur l'archidiacre de Josas, dit Fleur-de-Lys.

-- Vous avez de bons yeux si vous le reconnaissez d'ici ! observa la Gaillefontaine.

-- Comme il regarde la petite danseuse ! reprit Diane de Christeuil.

-- Gare а l'йgyptienne ! dit Fleur-de-Lys, car il n'aime pas l'Йgypte.

-- C'est bien dommage que cet homme la regarde ainsi, ajouta Amelotte de Montmichel, car elle danse а йblouir.

-- Beau cousin Phoebus, dit tout а coup Fleur-de-Lys, puisque vous connaissez cette petite bohйmienne, faites-lui donc signe de monter. Cela nous amusera.

-- Oh oui ! s'йcriиrent toutes les jeunes filles en battant des mains.

-- Mais c'est une folie, rйpondit Phoebus. Elle m'a sans doute oubliй, et je ne sais seulement pas son nom. Cependant, puisque vous le souhaitez, mesdamoiselles, je vais essayer. Et se penchant а la balustrade du balcon, il se mit а crier : -- Petite !

La danseuse ne tambourinait pas en ce moment. Elle tourna la tкte vers le point d'oщ lui venait cet appel, son regard brillant se fixa sur Phoebus, et elle s'arrкta tout court.

-- Petite ! rйpйta le capitaine ; et il lui fit signe du doigt de venir.

La jeune fille le regarda encore, puis elle rougit comme si une flamme lui йtait montйe dans les joues, et, prenant son tambourin sous son bras, elle se dirigea, а travers les spectateurs йbahis, vers la porte de la maison oщ Phoebus l'appelait, а pas lents, chancelante, et avec le regard troublй d'un oiseau qui cиde а la fascination d'un serpent.

Un moment aprиs, la portiиre de tapisserie se souleva, et la bohйmienne parut sur le seuil de la chambre, rouge, interdite, essoufflйe, ses grands yeux baissйs, et n'osant faire un pas de plus.

Bйrangиre battit des mains.

Cependant la danseuse restait immobile sur le seuil de la porte. Son apparition avait produit sur ce groupe de jeunes filles un effet singulier. Il est certain qu'un vague et indistinct dйsir de plaire au bel officier les animait toutes а la fois, que le splendide uniforme йtait le point de mire de toutes leurs coquetteries, et que, depuis qu'il йtait prйsent, il y avait entre elles une certaine rivalitй secrиte, sourde, qu'elles s'avouaient а peine а elles-mкmes, et qui n'en йclatait pas moins а chaque instant dans leurs gestes et leurs propos. Nйanmoins, comme elles йtaient toutes а peu prиs dans la mкme mesure de beautй, elles luttaient а armes йgales, et chacune pouvait espйrer la victoire. L'arrivйe de la bohйmienne rompit brusquement cet йquilibre. Elle йtait d'une beautй si rare qu'au moment oщ elle parut а l'entrйe de l'appartement il sembla qu'elle y rйpandait une sorte de lumiиre qui lui йtait propre. Dans cette chambre resserrйe, sous ce sombre encadrement de tentures et de boiseries, elle йtait incomparablement plus belle et plus rayonnante que dans la place publique. C'йtait comme un flambeau qu'on venait d'apporter du grand jour dans l'ombre. Les nobles damoiselles en furent malgrй elles йblouies. Chacune se sentit en quelque sorte blessйe dans sa beautй. Aussi leur front de bataille, qu'on nous passe l'expression, changea-t-il sur-le-champ, sans qu'elles se disent un seul mot. Mais elles s'entendaient а merveille. Les instincts de femmes se comprennent et se rйpondent plus vite que les intelligences d'hommes. Il venait de leur arriver une ennemie : toutes le sentaient, toutes se ralliaient. Il suffit d'une goutte de vin pour rougir tout un verre d'eau ; pour teindre d'une certaine humeur toute une assemblйe de jolies femmes, il suffit de la survenue d'une femme plus jolie, - surtout lorsqu'il n'y a qu'un homme.

Aussi l'accueil fait а la bohйmienne fut-il merveilleusement glacial. Elles la considйrиrent du haut en bas, puis s'entre-regardиrent, et tout fut dit. Elles s'йtaient comprises. Cependant la jeune fille attendait qu'on lui parlвt, tellement йmue qu'elle n'osait lever les paupiиres.

Le capitaine rompit le silence le premier. -- Sur ma parole, dit-il avec son ton d'intrйpide fatuitй, voilа une charmante crйature ! Qu'en pensez-vous, belle cousine ?

Cette observation, qu'un admirateur plus dйlicat eыt du moins faite а voix basse, n'йtait pas de nature а dissiper les jalousies fйminines qui se tenaient en observation devant la bohйmienne.

Fleur-de-Lys rйpondit au capitaine avec une doucereuse affectation de dйdain : -- Pas mal.

Les autres chuchotaient.

Enfin, madame Aloпse, qui n'йtait pas la moins jalouse, parce qu'elle l'йtait pour sa fille, adressa la parole а la danseuse : -- Approchez, petite.

-- Approchez, petite ! rйpйta avec une dignitй comique Bйrangиre, qui lui fыt venue а la hanche. L'йgyptienne s'avanзa vers la noble dame.

-- Belle enfant, dit Phoebus avec emphase en faisant de son cфtй quelques pas vers elle, je ne sais si j'ai le suprкme bonheur d'кtre reconnu de vous...

Elle l'interrompit en levant sur lui un sourire et un regard pleins d'une douceur infinie :

-- Oh ! oui, dit-elle.

-- Elle a bonne mйmoire, observa Fleur-de-Lys.

-- Or за, reprit Phoebus, vous vous кtes bien prestement йchappйe l'autre soir. Est-ce que je vous fais peur ?

-- Oh ! non, dit la bohйmienne.

Il y avait, dans l'accent dont cet oh ! non fut prononcй а la suite de cet oh ! oui, quelque chose d'ineffable dont Fleur-de-Lys fut blessйe.

-- Vous m'avez laissй en votre lieu, ma belle, poursuivit le capitaine dont la langue se dйliait en parlant а une fille des rues, un assez rechignй drфle, borgne et bossu, le sonneur de cloches de l'йvкque, а ce que je crois. On m'a dit qu'il йtait bвtard d'un archidiacre et diable de naissance. Il a un plaisant nom, il s'appelle Quatre-Temps, Pвques-Fleuries, Mardi-Gras, je ne sais plus ! Un nom de fкte carillonnйe, enfin ! Il se permettait donc de vous enlever, comme si vous йtiez faite pour des bedeaux ! cela est fort. Que diable vous voulait-il donc, ce chat-huant ? Hein, dites !

-- Je ne sais, rйpondit-elle.

-- Conзoit-on l'insolence ! un sonneur de cloches enlever une fille, comme un vicomte ! un manant braconner sur le gibier des gentilshommes ! Voilа qui est rare. Au demeurant, il l'a payй cher. Maоtre Pierrat Torterue est le plus rude palefrenier qui ait jamais йtrillй un maraud, et je vous dirai, si cela peut vous кtre agrйable, que le cuir de votre sonneur lui a galamment passй par les mains.

-- Pauvre homme ! dit la bohйmienne chez qui ces paroles ravivaient le souvenir de la scиne du pilori.

Le capitaine йclata de rire. -- Corne-de-boeuf ! voilа de la pitiй aussi bien placйe qu'une plume au cul d'un porc ! Je veux кtre ventru comme un pape, si...

Il s'arrкta tout court. -- Pardon, mesdames ! je crois que j'allais lвcher quelque sottise.

-- Fi, monsieur ! dit la Gaillefontaine.

-- Il parle sa langue а cette crйature ! ajouta а demi-voix Fleur-de-Lys, dont le dйpit croissait de moment en moment. Ce dйpit ne diminua point quand elle vit le capitaine, enchantй de la bohйmienne et surtout de lui-mкme, pirouetter sur le talon en rйpйtant avec une grosse galanterie naпve et soldatesque : -- Une belle fille, sur mon вme !

-- Assez sauvagement vкtue, dit Diane de Christeuil, avec son rire de belles dents.

Cette rйflexion fut un trait de lumiиre pour les autres. Elle leur fit voir le cфtй attaquable de l'йgyptienne. Ne pouvant mordre sur sa beautй, elles se jetиrent sur son costume.

-- Mais cela est vrai, petite, dit la Montmichel, oщ as-tu pris de courir ainsi par les rues sans guimpe ni gorgerette ?

-- Voilа une jupe courte а faire trembler, ajouta la Gaillefontaine.

-- Ma chиre, poursuivit assez aigrement Fleur-de-Lys, vous vous ferez ramasser par les sergents de la douzaine pour votre ceinture dorйe.

-- Petite, petite, reprit la Christeuil avec un sourire implacable, si tu mettais honnкtement une manche sur ton bras, il serait moins brыlй par le soleil.

C'йtait vraiment un spectacle digne d'un spectateur plus intelligent que Phoebus, de voir comme ces belles filles, avec leurs langues envenimйes et irritйes, serpentaient, glissaient et se tordaient autour de la danseuse des rues. Elles йtaient cruelles et gracieuses. Elles fouillaient, elles furetaient malignement de la parole dans sa pauvre et folle toilette de paillettes et d'oripeaux. C'йtaient des rires, des ironies, des humiliations sans fin. Les sarcasmes pleuvaient sur l'йgyptienne, et la bienveillance hautaine, et les regards mйchants. On eыt cru voir de ces jeunes dames romaines qui s'amusaient а enfoncer des йpingles d'or dans le sein d'une belle esclave. On eыt dit d'йlйgantes levrettes chasseresses tournant, les narines ouvertes, les yeux ardents, autour d'une pauvre biche des bois que le regard du maоtre leur interdit de dйvorer.

Qu'йtait-ce, aprиs tout, devant ces filles de grande maison, qu'une misйrable danseuse de place publique ! Elles ne semblaient tenir aucun compte de sa prйsence, et parlaient d'elle, devant elle, а elle-mкme, а haute voix, comme de quelque chose d'assez malpropre, d'assez abject et d'assez joli.

La bohйmienne n'йtait pas insensible а ces piqыres d'йpingle. De temps en temps une pourpre de honte, un йclair de colиre enflammait ses yeux ou ses joues ; une parole dйdaigneuse semblait hйsiter sur ses lиvres ; elle faisait avec mйpris cette petite grimace que le lecteur lui connaоt ; mais elle se taisait. Immobile, elle attachait sur Phoebus un regard rйsignй, triste et doux. Il y avait aussi du bonheur et de la tendresse dans ce regard. On eыt dit qu'elle se contenait, de peur d'кtre chassйe.

Phoebus, lui, riait, et prenait le parti de la bohйmienne avec un mйlange d'impertinence et de pitiй.

-- Laissez-les dire, petite ! rйpйtait-il en faisant sonner ses йperons d'or, sans doute, votre toilette est un peu extravagante et farouche ; mais, charmante fille comme vous кtes, qu'est-ce que cela fait ?.

-- Mon Dieu ! s'йcria la blonde Gaillefontaine, en redressant son cou de cygne avec un sourire amer, je vois que messieurs les archers de l'ordonnance du roi prennent aisйment feu aux beaux yeux йgyptiens.

-- Pourquoi non ? dit Phoebus.

А cette rйponse, nonchalamment jetйe par le capitaine comme une pierre perdue qu'on ne regarde mкme pas tomber, Colombe se prit а rire, et Diane, et Amelotte, et Fleur-de-Lys, а qui il vint en mкme temps une larme dans les yeux.

La bohйmienne, qui avait baissй а terre son regard aux paroles de Colombe de Gaillefontaine, le releva rayonnant de joie et de fiertй, et le fixa de nouveau sur Phoebus. Elle йtait bien belle en ce moment.

La vieille dame, qui observait cette scиne, se sentait offensйe et ne comprenait pas.

-- Sainte Vierge ! cria-t-elle tout а coup, qu'ai-je donc lа qui me remue dans les jambes ? Ahi ! la vilaine bкte !

C'йtait la chиvre qui venait d'arriver а la recherche de sa maоtresse, et qui, en se prйcipitant vers elle, avait commencй par embarrasser ses cornes dans le monceau d'йtoffe que les vкtements de la noble dame entassaient sur ses pieds quand elle йtait assise.

Ce fut une diversion. La bohйmienne, sans dire une parole, la dйgagea.

-- Oh ! voilа la petite chevrette qui a des pattes d'or ! s'йcria Bйrangиre en sautant de joie.

La bohйmienne s'accroupit а genoux, et appuya contre sa joue la tкte caressante de la chиvre. On eыt dit qu'elle lui demandait pardon de l'avoir quittйe ainsi.

Cependant Diane s'йtait penchйe а l'oreille de Colombe.

-- Eh ! mon Dieu ! comment n'y ai-je pas songй plus tфt ? C'est la bohйmienne а la chиvre. On la dit sorciиre, et que sa chиvre fait des momeries trиs miraculeuses.

-- Eh bien, dit Colombe, il faut que la chиvre nous divertisse а son tour, et nous fasse un miracle.

Diane et Colombe s'adressиrent vivement а l'йgyptienne : -- Petite, fais donc faire un miracle а ta chиvre.

-- Je ne sais ce que vous voulez dire, rйpondit la danseuse.

-- Un miracle, une magie, une sorcellerie enfin.

-- Je ne sais. Et elle se remit а caresser la jolie bкte en rйpйtant : -- Djali ! Djali !

En ce moment Fleur-de-Lys remarqua un sachet de cuir brodй suspendu au cou de la chиvre. -- Qu'est-ce que cela ? demanda-t-elle а l'йgyptienne.

L'йgyptienne leva ses grands yeux vers elle, et lui rйpondit gravement : -- C'est mon secret.

-- Je voudrais bien savoir ce que c'est que ton secret, pensa Fleur-de-Lys.

Cependant la bonne dame s'йtait levйe avec humeur. -- Or за, la bohйmienne, si toi ni ta chиvre n'avez rien а nous danser, que faites-vous cйans ?

La bohйmienne, sans rйpondre, se dirigea lentement vers la porte. Mais plus elle en approchait, plus son pas se ralentissait. Un invincible aimant semblait la retenir. Tout а coup elle tourna ses yeux humides de larmes sur Phoebus, et s'arrкta.

-- Vrai Dieu ! s'йcria le capitaine, on ne s'en va pas ainsi. Revenez, et dansez-nous quelque chose. А propos, belle d'amour, comment vous appelez-vous ?

-- La Esmeralda, dit la danseuse sans le quitter du regard.

А ce nom йtrange, un fou rire йclata parmi les jeunes filles.

-- Voilа, dit Diane, un terrible nom pour une demoiselle !

-- Vous voyez bien, reprit Amelotte, que c'est une charmeresse.

-- Ma chиre, s'йcria solennellement dame Aloпse, vos parents ne vous ont pas pкchй ce nom-lа dans le bйnitier du baptкme.

Cependant, depuis quelques minutes, sans qu'on fоt attention а elle, Bйrangиre avait attirй la chиvre dans un coin de la chambre avec un massepain. En un instant, elles avaient йtй toutes deux bonnes amies. La curieuse enfant avait dйtachй le sachet suspendu au cou de la chиvre, l'avait ouvert, et avait vidй sur la natte ce qu'il contenait. C'йtait un alphabet dont chaque lettre йtait inscrite sйparйment sur une petite tablette de buis. А peine ces joujoux furent-ils йtalйs sur la natte que l'enfant vit avec surprise la chиvre, dont c'йtait lа sans doute un des miracles, tirer certaines lettres avec sa patte d'or et les disposer, en les poussant doucement, dans un ordre particulier. Au bout d'un instant, cela fit un mot que la chиvre semblait exercйe а йcrire, tant elle hйsita peu а le former, et Bйrangиre s'йcria tout а coup en joignant les mains avec admiration :

-- Marraine Fleur-de-Lys, voyez donc ce que la chиvre vient de faire !

Fleur-de-Lys accourut et tressaillit. Les lettres disposйes sur le plancher formaient ce mot :

PHOEBUS.

-- C'est la chиvre qui a йcrit cela ? demanda-t-elle d'une voix altйrйe.

-- Oui, marraine, rйpondit Bйrangиre.

Il йtait impossible d'en douter ; l'enfant ne savait pas йcrire.

-- Voilа le secret ! pensa Fleur-de-Lys.

Cependant, au cri de l'enfant, tout le monde йtait accouru, et la mиre, et les jeunes filles, et la bohйmienne, et l'officier.

La bohйmienne vit la sottise que venait de faire la chиvre. Elle devint rouge, puis pвle, et se mit а trembler comme une coupable devant le capitaine, qui la regardait avec un sourire de satisfaction et d'йtonnement.

-- Phoebus ! chuchotaient les jeunes filles stupйfaites, c'est le nom du capitaine !

-- Vous avez une merveilleuse mйmoire ! dit Fleur-de-Lys а la bohйmienne pйtrifiйe. Puis йclatant en sanglots : -- Oh ! balbutia-t-elle douloureusement en se cachant le visage de ses deux belles mains, c'est une magicienne ! Et elle entendait une voix plus amиre encore lui dire au fond du coeur : C'est une rivale !

Elle tomba йvanouie.

-- Ma fille ! ma fille ! cria la mиre effrayйe. Va-t'en, bohйmienne de l'enfer !

La Esmeralda ramassa en un clin d'oeil les malencontreuses lettres, fit signe а Djali, et sortit par une porte, tandis qu'on emportait Fleur-de-Lys par l'autre.

Le capitaine Phoebus, restй seul, hйsita un moment entre les deux portes ; puis il suivit la bohйmienne.

II

QU'UN PRКTRE ET UN PHILOSOPHE SONT DEUX
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Le prкtre que les jeunes filles avaient remarquй au haut de la tour septentrionale penchй sur la place et si attentif а la danse de la bohйmienne, c'йtait en effet l'archidiacre Claude Frollo.

Nos lecteurs n'ont pas oubliй la cellule mystйrieuse que l'archidiacre s'йtait rйservйe dans cette tour. (Je ne sais, pour le dire en passant, si ce n'est pas la mкme dont on peut voir encore aujourd'hui l'intйrieur par une petite lucarne carrйe, ouverte au levant а hauteur d'homme, sur la plate-forme d'oщ s'йlancent les tours : un bouge, а prйsent nu, vide et dйlabrй, dont les murs mal plвtrйs sont ornйs за et lа, а l'heure qu'il est, de quelques mйchantes gravures jaunes reprйsentant des faзades de cathйdrales. Je prйsume que ce trou est habitй concurremment par les chauves-souris et les araignйes, et que par consйquent il s'y fait aux mouches une double guerre d'extermination.)

Tous les jours, une heure avant le coucher du soleil, l'archidiacre montait l'escalier de la tour, et s'enfermait dans cette cellule, oщ il passait quelquefois des nuits entiиres. Ce jour-lа, au moment oщ, parvenu devant la porte basse du rйduit, il mettait dans la serrure la petite clef compliquйe qu'il portait toujours sur lui dans l'escarcelle pendue а son cфtй, un bruit de tambourin et de castagnettes йtait arrivй а son oreille. Ce bruit venait de la place du Parvis. La cellule, nous l'avons dйjа dit, n'avait qu'une lucarne donnant sur la croupe de l'йglise. Claude Frollo avait repris prйcipitamment la clef, et un instant aprиs il йtait sur le sommet de la tour, dans l'attitude sombre et recueillie oщ les damoiselles l'avaient aperзu.

Il йtait lа, grave, immobile, absorbй dans un regard et dans une pensйe. Tout Paris йtait sous ses pieds, avec les mille flиches de ses йdifices et son circulaire horizon de molles collines, avec son fleuve qui serpente sous ses ponts et son peuple qui ondule dans ses rues, avec le nuage de ses fumйes, avec la chaоne montueuse de ses toits qui presse Notre-Dame de ses mailles redoublйes. Mais dans toute cette ville, l'archidiacre ne regardait qu'un point du pavй : la place du Parvis ; dans toute cette foule, qu'une figure : la bohйmienne.

Il eыt йtй difficile de dire de quelle nature йtait ce regard, et d'oщ venait la flamme qui en jaillissait. C'йtait un regard fixe, et pourtant plein de trouble et de tumulte. Et а l'immobilitй profonde de tout son corps, а peine agitй par intervalles d'un frisson machinal, comme un arbre au vent, а la roideur de ses coudes plus marbre que la rampe oщ ils s'appuyaient, а voir le sourire pйtrifiй qui contractait son visage, on eыt dit qu'il n'y avait plus dans Claude Frollo que les yeux de vivant.

La bohйmienne dansait. Elle faisait tourner son tambourin а la pointe de son doigt, et le jetait en l'air en dansant des sarabandes provenзales ; agile, lйgиre, joyeuse et ne sentant pas le poids du regard redoutable qui tombait а plomb sur sa tкte.

La foule fourmillait autour d'elle ; de temps en temps, un homme accoutrй d'une casaque jaune et rouge faisait faire le cercle, puis revenait s'asseoir sur une chaise а quelques pas de la danseuse, et prenait la tкte de la chиvre sur ses genoux. Cet homme semblait кtre le compagnon de la bohйmienne. Claude Frollo, du point йlevй oщ il йtait placй, ne pouvait distinguer ses traits.

Du moment oщ l'archidiacre eut aperзu cet inconnu, son attention sembla se partager entre la danseuse et lui, et son visage devint de plus en plus sombre. Tout а coup il se redressa, et un tremblement parcourut tout son corps : Qu'est-ce que c'est que cet homme ? dit-il entre ses dents, je l'avais toujours vue seule !

Alors il se replongea sous la voыte tortueuse de l'escalier en spirale, et redescendit. En passant devant la porte de la sonnerie qui йtait entr'ouverte, il vit une chose qui le frappa, il vit Quasimodo qui, penchй а une ouverture de ces auvents d'ardoises qui ressemblent а d'йnormes jalousies, regardait aussi lui, dans la place. Il йtait en proie а une contemplation si profonde qu'il ne prit pas garde au passage de son pиre adoptif. Son oeil sauvage avait une expression singuliиre. C'йtait un regard charmй et doux. - Voilа qui est йtrange ! murmura Claude. Est-ce que c'est l'йgyptienne qu'il regarde ainsi ? - Il continua de descendre. Au bout de quelques minutes, le soucieux archidiacre sortit dans la place par la porte qui est au bas de la tour.

-- Qu'est donc devenue la bohйmienne ? dit-il en se mкlant au groupe de spectateurs que le tambourin avait amassйs.

-- Je ne sais, rйpondit un de ses voisins, elle vient de disparaоtre. Je crois qu'elle est allйe faire quelque fandangue dans la maison en face, oщ ils l'ont appelйe.

А la place de l'йgyptienne, sur ce mкme tapis dont les arabesques s'effaзaient le moment d'auparavant sous le dessin capricieux de sa danse, l'archidiacre ne vit plus que l'homme rouge et jaune, qui, pour gagner а son tour quelques testons, se promenait autour du cercle, les coudes sur les hanches, la tкte renversйe, la face rouge, le cou tendu, avec une chaise entre les dents. Sur cette chaise, il avait attachй un chat qu'une voisine avait prкtй et qui jurait fort effrayй.

-- Notre-Dame ! s'йcria l'archidiacre au moment oщ le saltimbanque, suant а grosses gouttes, passa devant lui avec sa pyramide de chaise et de chat, que fait lа maоtre Pierre Gringoire ?

La voix sйvиre de l'archidiacre frappa le pauvre diable d'une telle commotion qu'il perdit l'йquilibre avec tout son йdifice, et que la chaise et le chat tombиrent pкle-mкle sur la tкte des assistants, au milieu d'une huйe inextinguible.

Il est probable que maоtre Pierre Gringoire (car c'йtait bien lui) aurait eu un fвcheux compte а solder avec la voisine au chat, et toutes les faces contuses et йgratignйes qui l'entouraient, s'il ne se fыt hвtй de profiter du tumulte pour se rйfugier dans l'йglise, oщ Claude Frollo lui avait fait signe de le suivre.

La cathйdrale йtait dйjа obscure et dйserte. Les contre-nefs йtaient pleines de tйnиbres, et les lampes des chapelles commenзaient а s'йtoiler, tant les voыtes devenaient noires. Seulement la grande rose de la faзade, dont les mille couleurs йtaient trempйes d'un rayon de soleil horizontal, reluisait dans l'ombre comme un fouillis de diamants et rйpercutait а l'autre bout de la nef son spectre йblouissant.

Quand ils eurent fait quelques pas, dom Claude s'adossa а un pilier et regarda Gringoire fixement. Ce regard n'йtait pas celui que Gringoire craignait, honteux qu'il йtait d'avoir йtй surpris par une personne grave et docte dans ce costume de baladin. Le coup d'oeil du prкtre n'avait rien de moqueur et d'ironique ; il йtait sйrieux, tranquille et perзant. L'archidiacre rompit le silence le premier.

-- Venez за, maоtre Pierre. Vous m'allez expliquer bien des choses. Et d'abord, d'oщ vient qu'on ne vous a pas vu depuis tantфt deux mois et qu'on vous retrouve dans les carrefours, en bel йquipage, vraiment ! mi-parti de jaune et de rouge comme une pomme de Caudebec ?

-- Messire, dit piteusement Gringoire, c'est en effet un prodigieux accoutrement, et vous m'en voyez plus penaud qu'un chat coiffй d'une calebasse. C'est bien mal fait, je le sens, d'exposer messieurs les sergents du guet а bвtonner sous cette casaque l'humйrus d'un philosophe pythagoricien. Mais que voulez-vous, mon rйvйrend maоtre ? la faute en est а mon ancien justaucorps qui m'a lвchement abandonnй au commencement de l'hiver, sous prйtexte qu'il tombait en loques et qu'il avait besoin de s'aller reposer dans la hotte du chiffonnier. Que faire ? la civilisation n'en est pas encore arrivйe au point que l'on puisse aller tout nu, comme le voulait l'ancien Diogйnиs. Ajoutez qu'il ventait un vent trиs froid, et ce n'est pas au mois de janvier qu'on peut essayer avec succиs de faire faire ce nouveau pas а l'humanitй. Cette casaque s'est prйsentйe. Je l'ai prise, et j'ai laissй lа ma vieille souquenille noire, laquelle, pour un hermйtique comme moi, йtait fort peu hermйtiquement close. Me voilа donc en habit d'histrion, comme saint Genest. Que voulez-vous ? c'est une йclipse. Apollo a bien gardй les gorrines chez Admйtиs.

-- Vous faites lа un beau mйtier ! reprit l'archidiacre.

-- Je conviens, mon maоtre, qu'il vaut mieux philosopher et poйtiser, souffler la flamme dans le fourneau ou la recevoir du ciel, que de porter des chats sur le pavois. Aussi quand vous m'avez apostrophй ai-je йtй aussi sot qu'un вne devant un tourne-broche. Mais que voulez-vous, messire ? il faut vivre tous les jours, et les plus beaux vers alexandrins ne valent pas sous la dent un morceau de fromage de Brie. Or, j'ai fait pour madame Marguerite de Flandre ce fameux йpithalame que vous savez, et la ville ne me le paie pas, sous prйtexte qu'il n'йtait pas excellent, comme si l'on pouvait donner pour quatre йcus une tragйdie de Sophoclиs. J'allais donc mourir de faim. Heureusement je me suis trouvй un peu fort du cфtй de la mвchoire, et je lui ai dit а cette mвchoire : -- Fais des tours de force et d'йquilibre, nourris-toi toi-mкme. Ale te ipsam. Un tas de gueux, qui sont devenus mes bons amis, m'ont appris vingt sortes de tours herculйens, et maintenant je donne tous les soirs а mes dents le pain qu'elles ont gagnй dans la journйe а la sueur de mon front. Aprиs tout, concedo, je concиde que c'est un triste emploi de mes facultйs intellectuelles, et que l'homme n'est pas fait pour passer sa vie а tambouriner et а mordre des chaises. Mais, rйvйrend maоtre, il ne suffit pas de passer sa vie, il faut la gagner.

Dom Claude йcoutait en silence. Tout а coup son oeil enfoncй prit une telle expression sagace et pйnйtrante que Gringoire se sentit pour ainsi dire fouillй jusqu'au fond de l'вme par ce regard.

-- Fort bien, maоtre Pierre, mais d'oщ vient que vous кtes maintenant en compagnie de cette danseuse d'Йgypte ?

-- Ma foi ! dit Gringoire, c'est qu'elle est ma femme et que je suis son mari.

L'oeil tйnйbreux du prкtre s'enflamma.

-- Aurais-tu fais cela, misйrable ? cria-t-il en saisissant avec fureur le bras de Gringoire ; aurais-tu йtй assez abandonnй de Dieu pour porter la main sur cette fille ?

-- Sur ma part de paradis, monseigneur, rйpondit Gringoire tremblant de tous ses membres, je vous jure que je ne l'ai jamais touchйe, si c'est lа ce qui vous inquiиte.

-- Et que parles-tu donc de mari et de femme ? dit le prкtre.

Gringoire se hвta de lui conter le plus succinctement possible tout ce que le lecteur sait dйjа, son aventure de la Cour des Miracles et son mariage au pot cassй. Il paraоt du reste que ce mariage n'avait eu encore aucun rйsultat, et que chaque soir la bohйmienne lui escamotait sa nuit de noces comme le premier jour. -- C'est un dйboire, dit-il en terminant, mais cela tient а ce que j'ai eu le malheur d'йpouser une vierge.

-- Que voulez-vous dire ? demanda l'archidiacre, qui s'йtait apaisй par degrйs а ce rйcit.

-- C'est assez difficile а expliquer, rйpondit le poиte. C'est une superstition. Ma femme est, а ce que m'a dit un vieux peigre qu'on appelle chez nous le duc d'Йgypte, un enfant trouvй, ou perdu, ce qui est la mкme chose. Elle porte au cou une amulette qui, assure-t-on, lui fera un jour rencontrer ses parents, mais qui perdrait sa vertu si la jeune fille perdait la sienne. Il suit de lа que nous demeurons tous deux trиs vertueux.

-- Donc, reprit Claude dont le front s'йclaircissait de plus en plus, vous croyez, maоtre Pierre, que cette crйature n'a йtй approchйe d'aucun homme ?

-- Que voulez-vous, dom Claude, qu'un homme fasse а une superstition ? Elle a cela dans la tкte. J'estime que c'est а coup sыr une raretй que cette pruderie de nonne qui se conserve farouche au milieu de ces filles bohиmes si facilement apprivoisйes. Mais elle a pour se protйger trois choses : le duc d'Йgypte qui l'a prise sous sa sauvegarde, comptant peut-кtre la vendre а quelque damp abbй ; toute sa tribu qui la tient en vйnйration singuliиre, comme une Notre-Dame ; et un certain poignard mignon que la luronne porte toujours sur elle dans quelque coin, malgrй les ordonnances du prйvфt, et qu'on lui fait sortir aux mains en lui pressant la taille. C'est une fiиre guкpe, allez !

L'archidiacre serra Gringoire de questions.

La Esmeralda йtait, au jugement de Gringoire, une crйature inoffensive et charmante, jolie, а cela prиs d'une moue qui lui йtait particuliиre ; une fille naпve et passionnйe, ignorante de tout, et enthousiaste de tout ; ne sachant pas encore la diffйrence d'une femme а un homme, mкme en rкve ; faite comme cela ; folle surtout de danse, de bruit, de grand air ; une espиce de femme abeille, ayant des ailes invisibles aux pieds, et vivant dans un tourbillon. Elle devait cette nature а la vie errante qu'elle avait toujours menйe. Gringoire йtait parvenu а savoir que, tout enfant, elle avait parcouru l'Espagne et la Catalogne, jusqu'en Sicile ; il croyait mкme qu'elle avait йtй emmenйe, par la caravane de zingari dont elle faisait partie, dans le royaume d'Alger, pays situй en Achaпe, laquelle Achaпe touche d'un cфtй а la petite Albanie et а la Grиce, de l'autre а la mer des Siciles, qui est le chemin de Constantinople. Les bohиmes, disait Gringoire, йtaient vassaux du roi d'Alger, en sa qualitй de chef de la nation des Maures blancs. Ce qui йtait certain, c'est que la Esmeralda йtait venue en France trиs jeune encore par la Hongrie. De tous ces pays, la jeune fille avait rapportй des lambeaux de jargons bizarres, des chants et des idйes йtrangиres, qui faisaient de son langage quelque chose d'aussi bigarrй que son costume moitiй parisien, moitiй africain. Du reste, le peuple des quartiers qu'elle frйquentait l'aimait pour sa gaietй, pour sa gentillesse, pour ses vives allures, pour ses danses et pour ses chansons. Dans toute la ville, elle ne se croyait haпe que de deux personnes, dont elle parlait souvent avec effroi : la sachette de la Tour-Roland, une vilaine recluse qui avait on ne sait quelle rancune aux йgyptiennes, et qui maudissait la pauvre danseuse chaque fois qu'elle passait devant sa lucarne ; et un prкtre qui ne la rencontrait jamais sans lui jeter des regards et des paroles qui lui faisaient peur. Cette derniиre circonstance troubla fort l'archidiacre, sans que Gringoire fоt grande attention а ce trouble ; tant il avait suffi de deux mois pour faire oublier а l'insouciant poиte les dйtails singuliers de cette soirйe oщ il avait fait la rencontre de l'йgyptienne, et la prйsence de l'archidiacre dans tout cela. Au demeurant, la petite danseuse ne craignait rien ; elle ne disait pas la bonne aventure, ce qui la mettait а l'abri de ces procиs de magie si frйquemment intentйs aux bohйmiennes. Et puis, Gringoire lui tenait lieu de frиre, sinon de mari. Aprиs tout, le philosophe supportait trиs patiemment cette espиce de mariage platonique. C'йtait toujours un gоte et du pain. Chaque matin, il partait de la truanderie, le plus souvent avec l'йgyptienne, il l'aidait а faire dans les carrefours sa rйcolte de targes et de petits-blancs ; chaque soir il rentrait avec elle sous le mкme toit, la laissait se verrouiller dans sa logette, et s'endormait du sommeil du juste. Existence fort douce, а tout prendre, disait-il, et fort propice а la rкverie. Et puis, en son вme et conscience, le philosophe n'йtait pas trиs sыr d'кtre йperdument amoureux de la bohйmienne. Il aimait presque autant la chиvre. C'йtait une charmante bкte, douce, intelligente, spirituelle, une chиvre savante. Rien de plus commun au moyen-вge que ces animaux savants dont on s'йmerveillait fort et qui menaient frйquemment leurs instructeurs au fagot. Pourtant les sorcelleries de la chиvre aux pattes dorйes йtaient de bien innocentes malices. Gringoire les expliqua а l'archidiacre que ces dйtails paraissaient vivement intйresser. Il suffisait, dans la plupart des cas, de prйsenter le tambourin а la chиvre de telle ou telle faзon pour obtenir d'elle la momerie qu'on souhaitait. Elle avait йtй dressйe а cela par la bohйmienne, qui avait а ces finesses un talent si rare qu'il lui avait suffi de deux mois pour enseigner а la chиvre а йcrire avec des lettres mobiles le mot Phoebus.

-- Phoebus ! dit le prкtre ; pourquoi Phoebus ?

-- Je ne sais, rйpondit Gringoire. C'est peut-кtre un mot qu'elle croit douй de quelque vertu magique et secrиte. Elle le rйpиte souvent а demi-voix quand elle se croit seule.

-- Кtes-vous sыr, reprit Claude avec son regard pйnйtrant, que ce n'est qu'un mot et que ce n'est pas un nom ?

-- Nom de qui ? dit le poиte.

-- Que sais-je ? dit le prкtre.

-- Voilа ce que j'imagine, messire. Ces bohиmes sont un peu guиbres et adorent le soleil. De lа Phoebus.

-- Cela ne me semble pas si clair qu'а vous, maоtre Pierre.

-- Au demeurant, cela ne m'importe. Qu'elle marmotte son Phoebus а son aise. Ce qui est sыr, c'est que Djali m'aime dйjа presque autant qu'elle.

-- Qu'est-ce que cette Djali ?

-- C'est la chиvre.

L'archidiacre posa son menton sur sa main, et parut un moment rкveur. Tout а coup il se retourna brusquement vers Gringoire.

-- Et tu me jures que tu ne lui as pas touchй ?

-- А qui ? dit Gringoire, а la chиvre ?

-- Non, а cette femme.

-- А ma femme ! Je vous jure que non.

-- Et tu es souvent seul avec elle ?

-- Tous les soirs, une bonne heure.

Dom Claude fronзa le sourcil.

-- Oh ! oh ! solus cum sola non cogitabuntur orare Pater noster.

-- Sur mon вme, je pourrais dire le Pater, et l'Ave Maria, et le Credo in Deum patrem omnipotentem, sans qu'elle fоt plus d'attention а moi qu'une poule а une йglise.

-- Jure-moi par le ventre de ta mиre, rйpйta l'archidiacre avec violence, que tu n'as pas touchй а cette crйature du bout du doigt.

-- Je le jurerais aussi par la tкte de mon pиre, car les deux choses ont plus d'un rapport. Mais, mon rйvйrend maоtre, permettez-moi а mon tour une question.

-- Parlez, monsieur.

-- Qu'est-ce que cela vous fait ?

La pвle figure de l'archidiacre devint rouge comme la joue d'une jeune fille. Il resta un moment sans rйpondre, puis avec un embarras visible :

-- Йcoutez, maоtre Pierre Gringoire. Vous n'кtes pas encore damnй, que je sache. Je m'intйresse а vous et vous veux du bien. Or le moindre contact avec cette йgyptienne du dйmon vous ferait vassal de Satanas. Vous savez que c'est toujours le corps qui perd l'вme. Malheur а vous si vous approchez cette femme ! Voilа tout.

-- J'ai essayй une fois, dit Gringoire en se grattant l'oreille. C'йtait le premier jour, mais je me suis piquй.

-- Vous avez eu cette effronterie, maоtre Pierre ?

Et le front du prкtre se rembrunit.

-- Une autre fois, continua le poиte en souriant, j'ai regardй avant de me coucher par le trou de sa serrure, et j'ai bien vu la plus dйlicieuse dame en chemise qui ait jamais fait crier la sangle d'un lit sous son pied nu.

-- Va-t'en au diable ! cria le prкtre avec un regard terrible, et, poussant par les йpaules Gringoire йmerveillй, il s'enfonзa а grands pas sous les plus sombres arcades de la cathйdrale.

III

LES CLOCHES
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Depuis la matinйe du pilori, les voisins de Notre-Dame avaient cru remarquer que l'ardeur carillonneuse de Quasimodo s'йtait fort refroidie. Auparavant c'йtaient des sonneries а tout propos, de longues aubades qui duraient de prime а complies, des volйes de beffroi pour une grand'messe, de riches gammes promenйes sur les clochettes pour un mariage, pour un baptкme, et s'entremкlant dans l'air comme une broderie de toutes sortes de sons charmants. La vieille йglise, toute vibrante et toute sonore, йtait dans une perpйtuelle joie de cloches. On y sentait sans cesse la prйsence d'un esprit de bruit et de caprice qui chantait par toutes ces bouches de cuivre. Maintenant cet esprit semblait avoir disparu ; la cathйdrale paraissait morne et gardait volontiers le silence. Les fкtes et les enterrements avaient leur simple sonnerie, sиche et nue, ce que le rituel exigeait, rien de plus. Du double bruit que fait une йglise, l'orgue au dedans, la cloche au dehors, il ne restait que l'orgue. On eыt dit qu'il n'y avait plus de musicien dans les clochers. Quasimodo y йtait toujours pourtant. Que s'йtait-il donc passй en lui ? Йtait-ce que la honte et le dйsespoir du pilori duraient encore au fond de son coeur, que les coups de fouet du tourmenteur se rйpercutaient sans fin dans son вme, et que la tristesse d'un pareil traitement avait tout йteint chez lui, jusqu'а sa passion pour les cloches ? ou bien, йtait-ce que Marie avait une rivale dans le coeur du sonneur de Notre-Dame, et que la grosse cloche et ses quatorze soeurs йtaient nйgligйes pour quelque chose de plus aimable et de plus beau ?

Il arriva que, dans cette gracieuse annйe 1482, l'Annonciation tomba un mardi 25 mars. Ce jour-lа, l'air йtait si pur et si lйger que Quasimodo se sentit revenir quelque amour de ses cloches. Il monta donc dans la tour septentrionale, tandis qu'en bas le bedeau ouvrait toutes larges les portes de l'йglise, lesquelles йtaient alors d'йnormes panneaux de fort bois couverts de cuir, bordйs de clous de fer dorй et encadrйs de sculptures " fort artificiellement йlabourйes ".

Parvenu dans la haute cage de la sonnerie, Quasimodo considйra quelque temps avec un triste hochement de tкte les six campanilles, comme s'il gйmissait de quelque chose d'йtranger qui s'йtait interposй dans son coeur entre elles et lui. Mais quand il les eut mises en branle, quand il sentit cette grappe de cloches remuer sous sa main, quand il vit, car il ne l'entendait pas, l'octave palpitante monter et descendre sur cette йchelle sonore comme un oiseau qui saute de branche en branche, quand le diable musique, ce dйmon qui secoue un trousseau йtincelant de strettes, de trilles et d'arpиges, se fut emparй du pauvre sourd, alors il redevint heureux, il oublia tout, et son coeur qui se dilatait fit йpanouir son visage.

Il allait et venait, il frappait des mains, il courait d'une corde а l'autre, il animait les six chanteurs de la voix et du geste, comme un chef d'orchestre qui йperonne des virtuoses intelligents.

-- Va, disait-il, va, Gabrielle. Verse tout ton bruit dans la place. C'est aujourd'hui fкte. -- Thibauld, pas de paresse. Tu te ralentis. Va, va donc ! est-ce que tu t'es rouillй, fainйant ? -- C'est bien ! Vite ! vite ! qu'on ne voie pas le battant. Rends-les tous sourds comme moi. C'est cela, Thibauld, bravement ! -- Guillaume ! Guillaume ! tu es le plus gros, et Pasquier est le plus petit, et Pasquier va le mieux. Gageons que ceux qui entendent l'entendent mieux que toi. -- Bien ! bien ! ma Gabrielle, fort ! plus fort ! -- Hй ! que faites-vous donc lа-haut tous deux, les Moineaux ? je ne vous vois pas faire le plus petit bruit. -- Qu'est-ce que c'est que ces becs de cuivre-lа qui ont l'air de bвiller quand il faut chanter ? За, qu'on travaille ! C'est l'Annonciation. Il y a un beau soleil. Il faut un beau carillon. -- Pauvre Guillaume ! te voilа tout essoufflй, mon gros !

Il йtait tout occupй d'aiguillonner ses cloches, qui sautaient toutes les six а qui mieux mieux et secouaient leurs croupes luisantes comme un bruyant attelage de mules espagnoles piquй за et lа par les apostrophes du sagal.

Tout а coup, en laissant tomber son regard entre les larges йcailles ardoisйes qui recouvrent а une certaine hauteur le mur а pic du clocher, il vit dans la place une jeune fille bizarrement accoutrйe, qui s'arrкtait, qui dйveloppait а terre un tapis oщ une petite chиvre venait se poser, et un groupe de spectateurs qui s'arrondissait а l'entour. Cette vue changea subitement le cours de ses idйes, et figea son enthousiasme musical comme un souffle d'air fige une rйsine en fusion. Il s'arrкta, tourna le dos au carillon, et s'accroupit derriиre l'auvent d'ardoise, en fixant sur la danseuse ce regard rкveur, tendre et doux, qui avait dйjа une fois йtonnй l'archidiacre. Cependant les cloches oubliйes s'йteignirent brusquement toutes а la fois, au grand dйsappointement des amateurs de sonnerie, lesquels йcoutaient de bonne foi le carillon de dessus le Pont-au-Change, et s'en allиrent stupйfaits comme un chien а qui l'on a montrй un os et а qui l'on donne une pierre.

IV

'ANБ(KH

Il advint que par une belle matinйe de ce mкme mois de mars, je crois que c'йtait le samedi 29, jour de saint Eustache, notre jeune ami l'йcolier Jehan Frollo du Moulin s'aperзut en s'habillant que ses grиgues qui contenaient sa bourse ne rendaient aucun son mйtallique. -- Pauvre bourse ! dit-il en la tirant de son gousset, quoi ! pas le moindre petit parisis ! comme les dйs, les pots de biиre et Vйnus t'ont cruellement йventrйe ! comme te voilа vide, ridйe et flasque ! Tu ressembles а la gorge d'une furie ! Je vous le demande, messer Cicero et messer Seneca, dont je vois les exemplaires tout racornis йpars sur le carreau, que me sert de savoir, mieux qu'un gйnйral des monnaies ou qu'un juif du Pont-aux-Changeurs, qu'un йcu d'or а la couronne vaut trente-cinq unzains de vingt-cinq sous huit deniers parisis chaque, et qu'un йcu au croissant vaut trente-six unzains de vingt-six sous et six deniers tournois piиce, si je n'ai pas un misйrable liard noir а risquer sur le double-six ! Oh ! consul Cicero ! ce n'est pas lа une calamitй dont on se tire avec des pйriphrases, des quemadmodum et des verum enim vero !

Il s'habilla tristement. Une pensйe lui йtait venue tout en ficelant ses bottines, mais il la repoussa d'abord ; cependant elle revint, et il mit son gilet а l'envers, signe йvident d'un violent combat intйrieur. Enfin il jeta rudement son bonnet а terre et s'йcria : -- Tant pis ! il en sera ce qu'il pourra. Je vais aller chez mon frиre. J'attraperai un sermon, mais j'attraperai un йcu.

Alors il endossa prйcipitamment sa casaque а mahoоtres fourrйes, ramassa son bonnet et sortit en dйsespйrй.

Il descendit la rue de la Harpe vers la Citй. En passant devant la rue de la Huchette, l'odeur de ces admirables broches qui tournaient incessamment vint chatouiller son appareil olfactif, et il donna un regard d'amour а la cyclopйenne rфtisserie qui arracha un jour au cordelier Calatagirone cette pathйtique exclamation : Veramente, queste rotisserie sono cosa stupenda ! Mais Jehan n'avait pas de quoi dйjeuner, et il s'enfonзa avec un profond soupir sous le porche du Petit-Chвtelet, йnorme double-trиfle de tours massives qui gardait l'entrйe de la Citй.

Il ne prit pas mкme le temps de jeter une pierre en passant, comme c'йtait l'usage, а la misйrable statue de ce Pйrinet Leclerc qui avait livrй le Paris de Charles VI aux anglais, crime que son effigie, la face йcrasйe de pierres et souillйe de boue, a expiй pendant trois siиcles au coin des rues de la Harpe et de Bussy, comme а un pilori йternel.

Le Petit-Pont traversй, la rue Neuve-Sainte-Geneviиve enjambйe, Jehan de Molendino se trouva devant Notre-Dame. Alors son indйcision le reprit, et il se promena quelques instants autour de la statue de M. Legris, en se rйpйtant avec angoisse : Le sermon est sыr, l'йcu est douteux !

Il arrкta un bedeau qui sortait du cloоtre. -- Oщ est monsieur l'archidiacre de Josas ?

-- Je crois qu'il est dans sa cachette de la tour, dit le bedeau, et je ne vous conseille pas de l'y dйranger, а moins que vous ne veniez de la part de quelqu'un comme le pape ou monsieur le roi.

Jehan frappa dans ses mains. -- Bйdiable ! voilа une magnifique occasion de voir la fameuse logette aux sorcelleries !

Dйterminй par cette rйflexion, il s'enfonзa rйsolument sous la petite porte noire, et se mit а monter la vis de Saint-Gilles qui mиne aux йtages supйrieurs de la tour. -- Je vais voir ! se disait-il chemin faisant. Par les corbignolles de la sainte Vierge ! ce doit кtre chose curieuse que cette cellule que mon rйvйrend frиre cache comme son pudendum ! On dit qu'il y allume des cuisines d'enfer, et qu'il y fait cuire а gros feu la pierre philosophale. Bйdieu ! je me soucie de la pierre philosophale comme d'un caillou, et j'aimerais mieux trouver sur son fourneau une omelette d'oeufs de Pвques au lard que la plus grosse pierre philosophale du monde !

Parvenu sur la galerie des colonnettes, il souffla un moment, et jura contre l'interminable escalier par je ne sais combien de millions de charretйes de diables, puis il reprit son ascension par l'йtroite porte de la tour septentrionale aujourd'hui interdite au public. Quelques moments aprиs avoir dйpassй la cage des cloches, il rencontra un petit palier pratiquй dans un renfoncement latйral et sous la voыte une basse porte ogive dont une meurtriиre, percйe en face dans la paroi circulaire de l'escalier, lui permit d'observer l'йnorme serrure et la puissante armature de fer. Les personnes qui seraient curieuses aujourd'hui de visiter cette porte la reconnaоtront а cette inscription, gravйe en lettres blanches dans la muraille noire : J'ADORE CORALIE, 1823. SIGNЙ UGИNE. Signй est dans le texte.

-- Ouf ! dit l'йcolier ; c'est sans doute ici.

La clef йtait dans la serrure. La porte йtait tout contre. Il la poussa mollement, et passa sa tкte par l'entr'ouverture.

Le lecteur n'est pas sans avoir feuilletй l'oeuvre admirable de Rembrandt, ce Shakespeare de la peinture. Parmi tant de merveilleuses gravures, il y a en particulier une eau-forte qui reprйsente, а ce qu'on suppose, le docteur Faust, et qu'il est impossible de contempler sans йblouissement. C'est une sombre cellule. Au milieu est une table chargйe d'objets hideux, tкtes de mort, sphиres, alambics, compas, parchemins hiйroglyphiques. Le docteur est devant cette table, vкtu de sa grosse houppelande et coiffй jusqu'aux sourcils de son bonnet fourrй. On ne le voit qu'а mi-corps. Il est а demi levй de son immense fauteuil, ses poings crispйs s'appuient sur la table, et il considиre avec curiositй et terreur un grand cercle lumineux, formй de lettres magiques, qui brille sur le mur du fond comme le spectre solaire dans la chambre noire. Ce soleil cabalistique semble trembler а l'oeil et remplit la blafarde cellule de son rayonnement mystйrieux. C'est horrible et c'est beau.

Quelque chose d'assez semblable а la cellule de Faust s'offrit а la vue de Jehan quand il eut hasardй sa tкte par la porte entre-bвillйe. C'йtait de mкme un rйduit sombre et а peine йclairй. Il y avait aussi un grand fauteuil et une grande table, des compas, des alambics, des squelettes d'animaux pendus au plafond, une sphиre roulant sur le pavй, des hippocйphales pкle-mкle avec des bocaux oщ tremblaient des feuilles d'or, des tкtes de mort posйes sur des vйlins bigarrйs de figures et de caractиres, de gros manuscrits empilйs tout ouverts sans pitiй pour les angles cassants du parchemin, enfin, toutes les ordures de la science, et partout, sur ce fouillis, de la poussiиre et des toiles d'araignйe ; mais il n'y avait point de cercle de lettres lumineuses, point de docteur en extase contemplant la flamboyante vision comme l'aigle regarde son soleil.

Pourtant la cellule n'йtait point dйserte. Un homme йtait assis dans le fauteuil et courbй sur la table. Jehan, auquel il tournait le dos, ne pouvait voir que ses йpaules et le derriиre de son crвne ; mais il n'eut pas de peine а reconnaоtre cette tкte chauve а laquelle la nature avait fait une tonsure йternelle, comme si elle avait voulu marquer par un symbole extйrieur l'irrйsistible vocation clйricale de l'archidiacre.

Jehan reconnut donc son frиre. Mais la porte s'йtait ouverte si doucement que rien n'avait averti dom Claude de sa prйsence. Le curieux йcolier en profita pour examiner quelques instants а loisir la cellule. Un large fourneau, qu'il n'avait pas remarquй au premier abord, йtait а gauche du fauteuil, au-dessous de la lucarne. Le rayon de jour qui pйnйtrait par cette ouverture traversait une ronde toile d'araignйe, qui inscrivait avec goыt sa rosace dйlicate dans l'ogive de la lucarne, et au centre de laquelle l'insecte architecte se tenait immobile comme le moyeu de cette roue de dentelle. Sur le fourneau йtaient accumulйs en dйsordre toutes sortes de vases, des fioles de grиs, des cornues de verre, des matras de charbon. Jehan observa en soupirant qu'il n'y avait pas un poкlon. -- Elle est fraоche, la batterie de cuisine ! pensa-t-il.

Du reste, il n'y avait pas de feu dans le fourneau, et il paraissait mкme qu'on n'en avait pas allumй depuis longtemps. Un masque de verre, que Jehan remarqua parmi les ustensiles d'alchimie, et qui servait sans doute а prйserver le visage de l'archidiacre lorsqu'il йlaborait quelque substance redoutable, йtait dans un coin, couvert de poussiиre, et comme oubliй. А cфtй gisait un soufflet non moins poudreux, et dont la feuille supйrieure portait cette lйgende incrustйe en lettres de cuivre : SPIRA, SPERA.

D'autres lйgendes йtaient йcrites, selon la mode des hermйtiques, en grand nombre sur les murs ; les unes tracйes а l'encre, les autres gravйes avec une pointe de mйtal. Du reste, lettres gothiques, lettres hйbraпques, lettres grecques et lettres romaines pкle-mкle, les inscriptions dйbordant au hasard, celles-ci sur celles-lа, les plus fraоches effaзant les plus anciennes, et toutes s'enchevкtrant les unes dans les autres comme les branches d'une broussaille, comme les piques d'une mкlйe. C'йtait, en effet, une assez confuse mкlйe de toutes les philosophies, de toutes les rкveries, de toutes les sagesses humaines. Il y en avait une за et lа qui brillait sur les autres comme un drapeau parmi les fers de lance. C'йtait, la plupart du temps, une brиve devise latine ou grecque, comme les formulait si bien le moyen вge : Unde ? inde ? - Homo homini monstrum. - Astra, castra, nomen, numen. - M((( (((((((, (((( ((((((. - Sapere aude. - Flat ubi vult, - etc. ; quelquefois un mot dйnuй de tout sens apparent : '(((((((((((, ce qui cachait peut-кtre une allusion amиre au rйgime du cloоtre ; quelquefois une simple maxime de discipline clйricale formulйe en un hexamиtre rйglementaire : Coelestem dominum, terrestrem dicito domnum. Il y avait aussi passim des grimoires hйbraпques, auxquels Jehan, dйjа fort peu grec, ne comprenait rien, et le tout йtait traversй а tout propos par des йtoiles, des figures d'hommes ou d'animaux et des triangles qui s'intersectaient, ce qui ne contribuait pas peu а faire ressembler la muraille barbouillйe de la cellule а une feuille de papier sur laquelle un singe aurait promenй une plume chargйe d'encre.

L'ensemble de la logette, du reste, prйsentait un aspect gйnйral d'abandon et de dйlabrement ; et le mauvais йtat des ustensiles laissait supposer que le maоtre йtait dйjа depuis assez longtemps distrait de ses travaux par d'autres prйoccupations.

Ce maоtre cependant, penchй sur un vaste manuscrit ornй de peintures bizarres, paraissait tourmentй par une idйe qui venait sans cesse se mкler а ses mйditations. C'est du moins ce que Jehan jugea en l'entendant s'йcrier, avec les intermittences pensives d'un songe-creux qui rкve tout haut :

-- Oui, Manou le dit, et Zoroastre l'enseignait, le soleil naоt du feu, la lune du soleil. Le feu est l'вme du grand tout. Ses atomes йlйmentaires s'йpanchent et ruissellent incessamment sur le monde par courants infinis. Aux points oщ ces courants s'entrecoupent dans le ciel, ils produisent la lumiиre ; а leurs points d'intersection dans la terre, ils produisent l'or. - La lumiиre, l'or, mкme chose. Du feu а l'йtat concret. - La diffйrence du visible au palpable, du fluide au solide pour la mкme substance, de la vapeur d'eau а la glace, rien de plus. - Ce ne sont point lа des rкves, c'est la loi gйnйrale de la nature. - Mais comment faire pour soutirer dans la science le secret de cette loi gйnйrale ? Quoi ! cette lumiиre qui inonde ma main, c'est de l'or ! ces mкmes atomes dilatйs selon une certaine loi, il ne s'agit que de les condenser selon une certaine autre loi ! - Comment faire ? - Quelques-uns ont imaginй d'enfouir un rayon du soleil. - Averroлs, - oui, c'est Averroлs, - Averroлs en a enterrй un sous le premier pilier de gauche du sanctuaire du koran, dans la grande mahomerie de Cordoue ; mais on ne pourra ouvrir le caveau pour voir si l'opйration a rйussi que dans huit mille ans.

-- Diable ! dit Jehan а part lui, voilа qui est longtemps attendre un йcu !

-- ... D'autres ont pensй, continua l'archidiacre rкveur, qu'il valait mieux opйrer sur un rayon de Sirius. Mais il est bien malaisй d'avoir ce rayon pur, а cause de la prйsence simultanйe des autres йtoiles qui viennent s'y mкler. Flamel estime qu'il est plus simple d'opйrer sur le feu terrestre. Flamel ! quel nom de prйdestinй, Flamma ! - Oui, le feu. Voilа tout. - Le diamant est dans le charbon, l'or est dans le feu. - Mais comment l'en tirer ? - Magistri affirme qu'il y a certains noms de femme d'un charme si doux et si mystйrieux qu'il suffit de les prononcer pendant l'opйration... - Lisons ce qu'en dit Manou : " Oщ les femmes sont honorйes, les divinitйs sont rйjouies ; oщ elles sont mйprisйes, il est inutile de prier Dieu. - La bouche d'une femme est constamment pure ; c'est une eau courante, c'est un rayon de soleil. - Le nom d'une femme doit кtre agrйable, doux, imaginaire ; finir par des voyelles longues, et ressembler а des mots de bйnйdiction. " -... Oui, le sage a raison ; en effet, la Maria, la Sophia, la Esmeral... - Damnation ! toujours cette pensйe !

Et il ferma le livre avec violence.

Il passa la main sur son front, comme pour chasser l'idйe qui l'obsйdait. Puis il prit sur la table un clou et un petit marteau dont le manche йtait curieusement peint de lettres cabalistiques.

-- Depuis quelque temps, dit-il avec un sourire amer, j'йchoue dans toutes mes expйriences ! L'idйe fixe me possиde, et me flйtrit le cerveau comme un trиfle de feu. Je n'ai seulement pu retrouver le secret de Cassiodore, dont la lampe brыlait sans mиche et sans huile. Chose simple pourtant !

-- Peste ! dit Jehan dans sa barbe.

--... Il suffit donc, continua le prкtre, d'une seule misйrable pensйe pour rendre un homme faible et fou ! Oh ! que Claude Pernelle rirait de moi, elle qui n'a pu dйtourner un moment Nicolas Flamel de la poursuite du grand oeuvre ! Quoi ! je tiens dans ma main le marteau magique de Zйchiйlй а chaque coup que le redoutable rabbin, du fond de sa cellule, frappait sur ce clou avec ce marteau, celui de ses ennemis qu'il avait condamnй, eыt-il йtй а deux mille lieues, s'enfonзait d'une coudйe dans la terre qui le dйvorait. Le roi de France lui-mкme, pour avoir un soir heurtй inconsidйrйment а la porte du thaumaturge, entra dans son pavй de Paris jusqu'aux genoux. - Ceci s'est passй il n'y a pas trois siиcles. - Eh bien ! j'ai le marteau et le clou, et ce ne sont pas outils plus formidables dans mes mains qu'un hutin aux mains d'un taillandier. - Pourtant il ne s'agit que de retrouver le mot magique que prononзait Zйchiйlй, en frappant sur son clou.

-- Bagatelle ! pensa Jehan.

-- Voyons, essayons, reprit vivement l'archidiacre. Si je rйussis, je verrai l'йtincelle bleue jaillir de la tкte du clou. - Emen-hйtan ! Emen-hйtan ! - Ce n'est pas cela. - Sigйani ! Sigйani ! - Que ce clou ouvre la tombe а quiconque porte le nom de Phoebus !... - Malйdiction ! toujours, encore, йternellement la mкme idйe !

Et il jeta le marteau avec colиre. Puis il s'affaissa tellement sur le fauteuil et sur la table, que Jehan le perdit de vue derriиre l'йnorme dossier. Pendant quelques minutes, il ne vit plus que son poing convulsif crispй sur un livre. Tout а coup dom Claude se leva, prit un compas, et grava en silence sur la muraille en lettres capitales ce mot grec :

'ANБ(KH.

-- Mon frиre est fou, dit Jehan en lui-mкme ; il eыt йtй bien plus simple d'йcrire Fatum. Tout le monde n'est pas obligй de savoir le grec.

L'archidiacre vint se rasseoir dans son fauteuil, et posa sa tкte sur ses deux mains, comme fait un malade dont le front est lourd et brыlant.

L'йcolier observait son frиre avec surprise. Il ne savait pas, lui qui mettait son coeur en plein air, lui qui n'observait de loi au monde que la bonne loi de nature, lui qui laissait s'йcouler ses passions par ses penchants, et chez qui le lac des grandes йmotions йtait toujours а sec, tant il y pratiquait largement chaque matin de nouvelles rigoles, il ne savait pas avec quelle furie cette mer des passions humaines fermente et bouillonne lorsqu'on lui refuse toute issue, comme elle s'amasse, comme elle s'enfle, comme elle dйborde, comme elle creuse le coeur, comme elle йclate en sanglots intйrieurs et en sourdes convulsions, jusqu'а ce qu'elle ait dйchirй ses digues et crevй son lit. L'enveloppe austиre et glaciale de Claude Frollo, cette froide surface de vertu escarpйe et inaccessible, avait toujours trompй Jehan. Le joyeux йcolier n'avait jamais songй а ce qu'il y a de lave bouillante, furieuse et profonde sous le front de neige de l'Etna.

Nous ne savons s'il se rendit compte subitement de ces idйes, mais, tout йvaporй qu'il йtait, il comprit qu'il avait vu ce qu'il n'aurait pas dы voir, qu'il venait de surprendre l'вme de son frиre aоnй dans une de ses plus secrиtes attitudes, et qu'il ne fallait pas que Claude s'en aperзыt. Voyant que l'archidiacre йtait retombй dans son immobilitй premiиre, il retira sa tкte trиs doucement, et fit quelque bruit de pas derriиre la porte, comme quelqu'un qui arrive et qui avertit de son arrivйe.

-- Entrez ! cria l'archidiacre de l'intйrieur de la cellule, je vous attendais. J'ai laissй exprиs la clef а la porte. Entrez, maоtre Jacques.

L'йcolier entra hardiment. L'archidiacre, qu'une pareille visite gкnait fort en pareil lieu, tressaillit sur son fauteuil.

-- Quoi ! c'est vous, Jehan ?

-- C'est toujours un J, dit l'йcolier avec sa face rouge, effrontйe et joyeuse.

Le visage de dom Claude avait repris son expression sйvиre.

-- Que venez-vous faire ici ?

-- Mon frиre, rйpondit l'йcolier en s'efforзant d'atteindre а une mine dйcente, piteuse et modeste, et en tournant son bicoquet dans ses mains avec un air d'innocence, je venais vous demander...

-- Quoi ?

-- Un peu de morale dont j'ai grand besoin. Jehan n'osa ajouter tout haut : -- Et un peu d'argent dont j'ai plus grand besoin encore. Ce dernier membre de sa phrase resta inйdit.

-- Monsieur, dit l'archidiacre d'un ton froid, je suis trиs mйcontent de vous.

-- Hйlas ! soupira l'йcolier.

Dom Claude fit dйcrire un quart de cercle а son fauteuil, et regarda Jehan fixement. -- Je suis bien aise de vous voir.

C'йtait un exorde redoutable. Jehan se prйpara а un rude choc.

-- Jehan, on m'apporte tous les jours des dolйances de vous. Qu'est-ce que c'est que cette batterie oщ vous avez contus de bastonnade un petit vicomte Albert de Ramonchamp ?...

-- Oh ! dit Jehan, grand'chose ! un mйchant page qui s'amusait а escailbotter les йcoliers en faisant courir son cheval dans les boues !

-- Qu'est-ce que c'est, reprit l'archidiacre, que ce Mahiet Fargel, dont vous avez dйchirй la robe ? Tunicam dechiraverunt, dit la plainte.

-- Ah bah ! une mauvaise cappette de Montaigu ! voilа-t-il pas !

-- La plainte dit tunicam et non cappettam. Savez-vous le latin ?

Jehan ne rйpondit pas.

-- Oui ! poursuivit le prкtre en secouant la tкte, voilа oщ en sont les йtudes et les lettres maintenant. La langue latine est а peine entendue, la syriaque inconnue, la grecque tellement odieuse que ce n'est pas ignorance aux plus savants de sauter un mot grec sans le lire, et qu'on dit : Graecum est, non legitur.

L'йcolier releva rйsolument les yeux. -- Monsieur mon frиre, vous plaоt-il que je vous explique en bon parler franзais ce mot grec qui est йcrit lа sur le mur ?

-- Quel mot ?

-- 'A N Б ( K H.

Une lйgиre rougeur vint s'йpanouir sur les jaunes pommettes de l'archidiacre, comme la bouffйe de fumйe qui annonce au dehors les secrиtes commotions d'un volcan. L'йcolier le remarqua а peine.

-- Eh, Jehan, balbutia le frиre aоnй avec effort, qu'est-ce que ce mot veut dire ?

-- FATALITЙ.

Dom Claude redevint pвle, et l'йcolier poursuivit avec insouciance :

-- Et ce mot qui est au-dessous, gravй par la mкme main, '((((((((, signifie impuretй. Vous voyez qu'on sait son grec.

L'archidiacre demeurait silencieux. Cette leзon de grec l'avait rendu rкveur. Le petit Jehan, qui avait toutes les finesses d'un enfant gвtй, jugea le moment favorable pour hasarder sa requкte. Il prit donc une voix extrкmement douce, et commenзa :

-- Mon bon frиre, est-ce que vous m'avez en haine а ce point de me faire farouche mine pour quelques mйchantes gifles et pugnalades distribuйes en bonne guerre а je ne sais quels garзons et marmousets, quibusdam mormosetis ? -- Vous voyez, bon frиre Claude, qu'on sait son latin.

Mais toute cette caressante hypocrisie n'eut point sur le sйvиre grand frиre son effet accoutumй. Cerbиre ne mordit pas au gвteau de miel. Le front de l'archidiacre ne se dйrida pas d'un pli.

-- Oщ voulez-vous en venir ? dit-il d'un ton sec.

-- Eh bien, au fait ! voici ! rйpondit bravement Jehan. J'ai besoin d'argent.

А cette dйclaration effrontйe, la physionomie de l'archidiacre prit tout а fait l'expression pйdagogique et paternelle.

-- Vous savez, monsieur Jehan, que notre fief de Tirechappe ne rapporte, en mettant en bloc le cens et les rentes des vingt-une maisons, que trente-neuf livres onze sous six deniers parisis. C'est moitiй plus que du temps des frиres Paclet, mais ce n'est pas beaucoup.

-- J'ai besoin d'argent, dit stoпquement Jehan.

-- Vous savez que l'official a dйcidй que nos vingt-une maisons mouvaient en plein fief de l'йvкchй, et que nous ne pourrions racheter cet hommage qu'en payant au rйvйrend йvкque deux marcs d'argent dorй du prix de six livres parisis. Or, ces deux marcs, je n'ai encore pu les amasser. Vous le savez.

-- Je sais que j'ai besoin d'argent, rйpйta Jehan pour la troisiиme fois.

-- Et qu'en voulez-vous faire ?

Cette question fit briller une lueur d'espoir aux yeux de Jehan. Il reprit sa mine chatte et doucereuse.

-- Tenez, cher frиre Claude, je ne m'adresserais pas а vous en mauvaise intention. Il ne s'agit pas de faire le beau dans les tavernes avec vos unzains et de me promener dans les rues de Paris en caparaзon de brocart d'or, avec mon laquais, cum meo laquasio. Non, mon frиre, c'est pour une bonne oeuvre.

-- Quelle bonne oeuvre ? demanda Claude un peu surpris.

-- Il y a deux de mes amis qui voudraient acheter une layette а l'enfant d'une pauvre veuve haudriette. C'est une charitй. Cela coыtera trois florins, et je voudrais mettre le mien.

-- Comment s'appellent vos deux amis ?

-- Pierre l'Assommeur et Baptiste Croque-Oison.

-- Hum ! dit l'archidiacre, voilа des noms qui vont а une bonne oeuvre comme une bombarde sur un maоtre-autel.

Il est certain que Jehan avait trиs mal choisi ses deux noms d'amis. Il le sentit trop tard.

-- Et puis, poursuivit le sagace Claude, qu'est-ce que c'est qu'une layette qui doit coыter trois florins ? et cela pour l'enfant d'une haudriette ? Depuis quand les veuves haudriettes ont-elles des marmots au maillot ?

Jehan rompit la glace encore une fois. -- Eh bien, oui ! j'ai besoin d'argent pour aller voir ce soir Isabeau la Thierrye au Val-d'Amour !

-- Misйrable impur ! s'йcria le prкtre.

-- '((((((((, dit Jehan.

Cette citation, que l'йcolier empruntait, peut-кtre avec malice, а la muraille de la cellule, fit sur le prкtre un effet singulier. Il se mordit les lиvres, et sa colиre s'йteignit dans la rougeur.

-- Allez-vous-en, dit-il alors а Jehan. J'attends quelqu'un.

L'йcolier tenta encore un effort. -- Frиre Claude, donnez-moi au moins un petit parisis pour manger.

-- Oщ en кtes-vous des dйcrйtales de Gratien ! ? demanda dom Claude.

-- J'ai perdu mes cahiers.

-- Oщ en кtes-vous des humanitйs latines ?

-- On m'a volй mon exemplaire d'Horatius.

-- Oщ en кtes-vous d'Aristoteles ?

-- Ma foi ! frиre, quel est donc ce pиre de l'йglise qui dit que les erreurs des hйrйtiques ont de tout temps eu pour repaire les broussailles de la mйtaphysique d'Aristoteles ? Foin d'Aristoteles ! je ne veux pas dйchirer ma religion а sa mйtaphysique.

-- Jeune homme, reprit l'archidiacre, il y avait а la derniиre entrйe du roi un gentilhomme appelй Philippe de Comines, qui portait brodйe sur la houssure de son cheval sa devise, que je vous conseille de mйditer : Qui non laborat non manducet.

L'йcolier resta un moment silencieux, le doigt а l'oreille, l'oeil fixй а terre, et la mine fвchйe. Tout а coup il se retourna vers Claude avec la vive prestesse d'un hoche-queue.

-- Ainsi, bon frиre, vous me refusez un sou parisis pour acheter une croыte chez un talmellier ?

-- Qui non laborat non manducet.

А cette rйponse de l'inflexible archidiacre, Jehan cacha sa tкte dans ses mains, comme une femme qui sanglote, et s'йcria avec une expression de dйsespoir : (((((((((((( !

-- Qu'est-ce que cela veut dire, monsieur ? demanda Claude surpris de cette incartade.

-- Eh bien quoi ! dit l'йcolier, et il relevait sur Claude des yeux effrontйs dans lesquels il venait d'enfoncer ses poings pour leur donner la rougeur des larmes, c'est du grec ! c'est un anapeste d'Eschyles qui exprime parfaitement la douleur.

Et ici, il partit d'un йclat de rire si bouffon et si violent qu'il en fit sourire l'archidiacre. C'йtait la faute de Claude en effet ! pourquoi avait-il tant gвtй cet enfant ?

-- Oh ! bon frиre Claude, reprit Jehan enhardi par ce sourire, voyez mes brodequins percйs. Y a-t-il cothurne plus tragique au monde que des bottines dont la semelle tire la langue ?

L'archidiacre йtait promptement revenu а sa sйvйritй premiиre. -- Je vous enverrai des bottines neuves. Mais point d'argent.

-- Rien qu'un pauvre petit parisis, frиre, poursuivit le suppliant Jehan. J'apprendrai Gratien par coeur, je croirai bien en Dieu, je serai un vйritable Pythagoras de science et de vertu. Mais un petit parisis, par grвce ! Voulez-vous que la famine me morde avec sa gueule qui est lа, bйante, devant moi, plus noire, plus puante, plus profonde qu'un tartare ou que le nez d'un moine ?

Dom Claude hocha son chef ridй. -- Qui non laborat...

Jehan ne le laissa pas achever.

-- Eh bien, cria-t-il, au diable ! Vive la joie ! Je m'entavernerai, je me battrai, je casserai les pots et j'irai voir les filles !

Et sur ce, il jeta son bonnet au mur et fit claquer ses doigts comme des castagnettes.

L'archidiacre le regarda d'un air sombre.

-- Jehan, vous n'avez point d'вme.

-- En ce cas, selon Epicurius, je manque d'un je ne sais quoi fait de quelque chose qui n'a pas de nom.

-- Jehan, il faut songer sйrieusement а vous corriger.

-- Ah за, cria l'йcolier en regardant tour а tour son frиre et les alambics du fourneau, tout est donc cornu ici, les idйes et les bouteilles !

-- Jehan, vous кtes sur une pente bien glissante. Savez-vous oщ vous allez ?

-- Au cabaret, dit Jehan.

-- Le cabaret mиne au pilori.

-- C'est une lanterne comme une autre, et c'est peut-кtre avec celle-lа que Diogйnиs eыt trouvй son homme.

-- Le pilori mиne а la potence.

-- La potence est une balance qui a un homme а un bout et toute la terre а l'autre. Il est beau d'кtre l'homme.

-- La potence mиne а l'enfer.

-- C'est un gros feu.

-- Jehan, Jehan, la fin sera mauvaise.

-- Le commencement aura йtй bon.

En ce moment le bruit d'un pas se fit entendre dans l'escalier.

-- Silence ! dit l'archidiacre en mettant un doigt sur sa bouche, voici maоtre Jacques. Йcoutez, Jehan, ajouta-t-il а voix basse, gardez-vous de parler jamais de ce que vous aurez vu et entendu ici. Cachez-vous vite sous ce fourneau, et ne soufflez pas.

L'йcolier se blottit sous le fourneau. Lа, il lui vint une idйe fйconde.

-- А propos, frиre Claude, un florin pour que je ne souffle pas.

-- Silence ! je vous le promets.

-- Il faut me le donner.

-- Prends donc ! dit l'archidiacre en lui jetant avec colиre son escarcelle. Jehan se renfonзa sous le fourneau, et la porte s'ouvrit.

V

LES DEUX HOMMES VКTUS DE NOIR
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Le personnage qui entra avait une robe noire et la mine sombre. Ce qui frappa au premier coup d'oeil notre ami Jehan (qui, comme on s'en doute bien, s'йtait arrangй dans son coin de maniиre а pouvoir tout voir et tout entendre selon son bon plaisir), c'йtait la parfaite tristesse du vкtement et du visage de ce nouveau venu. Il y avait pourtant quelque douceur rйpandue sur cette figure, mais une douceur de chat ou de juge, une douceur doucereuse. Il йtait fort gris, ridй, touchait aux soixante ans, clignait des yeux, avait le sourcil blanc, la lиvre pendante et de grosses mains. Quand Jehan vit que ce n'йtait que cela, c'est-а-dire sans doute un mйdecin ou un magistrat, et que cet homme avait le nez trиs loin de la bouche, signe de bкtise, il se rencoigna dans son trou, dйsespйrй d'avoir а passer un temps indйfini en si gкnante posture et en si mauvaise compagnie.

L'archidiacre cependant ne s'йtait pas mкme levй pour ce personnage. Il lui avait fait signe de s'asseoir sur un escabeau voisin de la porte, et, aprиs quelques moments d'un silence qui semblait continuer une mйditation antйrieure, il lui avait dit avec quelque protection : -- Bonjour, maоtre Jacques.

-- Salut, maоtre ! avait rйpondu l'homme noir.

Il y avait dans les deux maniиres dont fut prononcй d'une part ce maоtre Jacques, de l'autre ce maоtre par excellence, la diffйrence du monseigneur au monsieur, du domine au domne. C'йtait йvidemment l'abord du docteur et du disciple.

-- Eh bien, reprit l'archidiacre aprиs un nouveau silence que maоtre Jacques se garda bien de troubler, rйussissez-vous ?

-- Hйlas, mon maоtre, dit l'autre avec un sourire triste, je souffle toujours. De la cendre tant que j'en veux. Mais pas une йtincelle d'or.

Dom Claude fit un geste d'impatience. -- Je ne vous parle pas de cela, maоtre Jacques Charmolue, mais du procиs de votre magicien. N'est-ce pas Marc Cenaine que vous le nommez, le sommelier de la Cour des comptes ? Avoue-t-il sa magie ? La question vous a-t-elle rйussi ?

-- Hйlas non, rйpondit maоtre Jacques, toujours avec son sourire triste. Nous n'avons pas cette consolation. Cet homme est un caillou. Nous le ferons bouillir au Marchй-aux-Pourceaux, avant qu'il ait rien dit. Cependant nous n'йpargnons rien pour arriver а la vйritй. Il est dйjа tout disloquй. Nous y mettons toutes les herbes de la Saint-Jean, comme dit le vieux comique Plautus.

Advorsum stimulos, laminas, crucesque, compedesque.
Nervos, catenas, carceres, numellas, pedicas, boias
.

Rien n'y fait. Cet homme est terrible. J'y perds mon latin.

-- Vous n'avez rien trouvй de nouveau dans sa maison ?

-- Si fait, dit maоtre Jacques en fouillant dans son escarcelle, ce parchemin. Il y a des mots dessus que nous ne comprenons pas. Monsieur l'avocat criminel Philippe Lheulier sait pourtant un peu d'hйbreu qu'il a appris dans l'affaire des juifs de la rue Kantersten а Bruxelles.

En parlant ainsi, maоtre Jacques dйroulait un parchemin.

-- Donnez, dit l'archidiacre. Et jetant les yeux sur cette pancarte : -- Pure magie, maоtre Jacques ! s'йcria-t-il. Emen-hйtan ! c'est le cri des stryges quand elles arrivent au sabbat. Per ipsum, et cum ipso, et in ipso ! c'est le commandement qui recadenasse le diable en enfer. Hax, pax, max ! ceci est de la mйdecine. Une formule contre la morsure des chiens enragйs. Maоtre Jacques ! vous кtes procureur du roi en cour d'йglise, ce parchemin est abominable.

-- Nous remettrons l'homme а la question. Voici encore, ajouta maоtre Jacques en fouillant de nouveau dans sa sacoche, ce que nous avons trouvй chez Marc Cenaine. C'йtait un vase de la famille de ceux qui couvraient le fourneau de dom Claude. - Ah ! dit l'archidiacre, un creuset d'alchimie.

-- Je vous avouerai, reprit maоtre Jacques avec son sourire timide et gauche, que je l'ai essayй sur le fourneau, mais je n'ai pas mieux rйussi qu'avec le mien.

L'archidiacre se mit а examiner le vase. -- Qu'a-t-il gravй sur son creuset ? Och ! och ! le mot qui chasse les puces ! Ce Marc Cenaine est ignorant ! Je le crois bien, que vous ne ferez pas d'or avec ceci ! c'est bon а mettre dans votre alcфve l'йtй, et voilа tout !

-- Puisque nous en sommes aux erreurs, dit le procureur du roi, je viens d'йtudier le portail d'en bas avant de monter ; votre rйvйrence est-elle bien sыre que l'ouverture de l'ouvrage de physique y est figurйe du cфtй de l'Hфtel-Dieu, et que, dans les sept figures nues qui sont aux pieds de Notre-Dame, celle qui a des ailes aux talons est Mercurius ?

-- Oui, rйpondit le prкtre. C'est Augustin Nypho qui l'йcrit, ce docteur italien qui avait un dйmon barbu lequel lui apprenait toute chose. Au reste, nous allons descendre, et je vous expliquerai cela sur le texte.

-- Merci, mon maоtre, dit Charmolue en s'inclinant jusqu'а terre. -- А propos, j'oubliais ! quand vous plaоt-il que je fasse apprйhender la petite magicienne ?

-- Quelle magicienne ?

-- Cette bohйmienne que vous savez bien, qui vient tous les jours baller sur le parvis malgrй la dйfense de l'official ! Elle a une chиvre possйdйe qui a des cornes du diable, qui lit, qui йcrit, qui sait la mathйmatique comme Picatrix, et qui suffirait а faire pendre toute la Bohкme. Le procиs est tout prкt. Il sera bientфt fait, allez ! Une jolie crйature, sur mon вme, que cette danseuse ! les plus beaux yeux noirs ! deux escarboucles d'Йgypte. Quand commenзons-nous ?

L'archidiacre йtait excessivement pвle.

-- Je vous dirai cela, balbutia-t-il d'une voix а peine articulйe. Puis il reprit avec effort : -- Occupez-vous de Marc Cenaine.

-- Soyez tranquille, dit en souriant Charmolue. Je vais le faire reboucler sur le lit de cuir en rentrant. Mais c'est un diable d'homme. Il fatigue Pierrat Torterue lui-mкme, qui a les mains plus grosses que moi. Comme dit ce bon Plautus.

Nudus vinctus, centum pondo, es quando pendes per pedes.

La question au treuil ! c'est ce que nous avons de mieux. Il y passera.

Dom Claude semblait plongй dans une sombre distraction. Il se tourna vers Charmolue.

-- Maоtre Pierrat... maоtre Jacques, veux-je dire, occupez-vous de Marc Cenaine !

-- Oui, oui, dom Claude. Pauvre homme ! il aura souffert comme Mummo. Quelle idйe aussi, d'aller au sabbat ! un sommelier de la Cour des comptes, qui devrait connaоtre le texte de Charlemagne, Stryga vel masca ! -- Quant а la petite, - Smelarda, comme ils l'appellent, - j'attendrai vos ordres. -- Ah ! en passant sous le portail, vous m'expliquerez aussi ce que veut dire le jardinier de plate peinture qu'on voit en entrant dans l'йglise. N'est-ce pas le Semeur ? -- Hй ! maоtre, а quoi pensez-vous donc ?

Dom Claude, abоmй en lui-mкme, ne l'йcoutait plus. Charmolue, en suivant la direction de son regard, vit qu'il s'йtait fixй machinalement а la grande toile d'araignйe qui tapissait la lucarne. En ce moment, une mouche йtourdie qui cherchait le soleil de mars vint se jeter а travers ce filet et s'y englua. А l'йbranlement de sa toile, l'йnorme araignйe fit un mouvement brusque hors de sa cellule centrale, puis d'un bond elle se prйcipita sur la mouche, qu'elle plia en deux avec ses antennes de devant, tandis que sa trompe hideuse lui fouillait la tкte. -- Pauvre mouche ! dit le procureur du roi en cour d'йglise, et il leva la main pour la sauver. L'archidiacre, comme rйveillй en sursaut, lui retint le bras avec une violence convulsive.

-- Maоtre Jacques, cria-t-il, laissez faire la fatalitй !

Le procureur se retourna effarй. Il lui semblait qu'une pince de fer lui avait pris le bras. L'oeil du prкtre йtait fixe, hagard, flamboyant, et restait attachй au petit groupe horrible de la mouche et de l'araignйe.

-- Oh ! oui, continua le prкtre avec une voix qu'on eыt dit venir de ses entrailles, voilа un symbole de tout. Elle vole, elle est joyeuse, elle vient de naоtre ; elle cherche le printemps, le grand air, la libertй ; oh ! oui, mais qu'elle se heurte а la rosace fatale, l'araignйe en sort, l'araignйe hideuse ! Pauvre danseuse ! pauvre mouche prйdestinйe ! Maоtre Jacques, laissez faire ! c'est la fatalitй ! -- Hйlas ! Claude, tu es l'araignйe. Claude, tu es la mouche aussi ! Tu volais а la science, а la lumiиre, au soleil, tu n'avais souci que d'arriver au grand air, au grand jour de la vйritй йternelle ; mais, en te prйcipitant vers la lucarne йblouissante qui donne sur l'autre monde, sur le monde de la clartй, de l'intelligence et de la science, mouche aveugle, docteur insensй, tu n'as pas vu cette subtile toile d'araignйe tendue par le destin entre la lumiиre et toi, tu t'y es jetй а corps perdu, misйrable fou, et maintenant tu te dйbats, la tкte brisйe et les ailes arrachйes, entre les antennes de fer de la fatalitй ! -- Maоtre Jacques ! maоtre Jacques ! laissez faire l'araignйe.

-- Je vous assure, dit Charmolue qui le regardait sans comprendre, que je n'y toucherai pas. Mais lвchez-moi le bras, maоtre, de grвce ! vous avez une main de tenaille.

L'archidiacre ne l'entendait pas. -- Oh ! insensй ! reprit-il sans quitter la lucarne des yeux. Et quand tu l'aurais pu rompre, cette toile redoutable, avec tes ailes de moucheron, tu crois que tu aurais pu atteindre а la lumiиre ! Hйlas ! cette vitre qui est plus loin, cet obstacle transparent, cette muraille de cristal plus dur que l'airain qui sйpare toutes les philosophies de la vйritй, comment l'aurais-tu franchie ? Ф vanitй de la science ! que de sages viennent de bien loin en voletant s'y briser le front ! que de systиmes pкle-mкle se heurtent en bourdonnant а cette vitre йternelle !

Il se tut. Ces derniиres idйes, qui l'avaient insensiblement ramenй de lui-mкme а la science, paraissaient l'avoir calmй. Jacques Charmolue le fit tout а fait revenir au sentiment de la rйalitй, en lui adressant cette question : -- Or за, mon maоtre, quand viendrez-vous m'aider а faire de l'or ? Il me tarde de rйussir.

L'archidiacre hocha la tкte avec un sourire amer. -- Maоtre Jacques, lisez Michel Psellus, Dialogus de energia et operatione daemonum. Ce que nous faisons n'est pas tout а fait innocent.

-- Plus bas, maоtre ! je m'en doute, dit Charmolue. Mais il faut bien faire un peu d'hermйtique quand on n'est que procureur du roi en cour d'йglise, а trente йcus tournois par an. Seulement parlons bas.

En ce moment un bruit de mвchoire et de mastication qui partait de dessous le fourneau vint frapper l'oreille inquiиte de Charmolue.

-- Qu'est cela ? demanda-t-il.

C'йtait l'йcolier qui, fort gкnй et fort ennuyй dans sa cachette, йtait parvenu а y dйcouvrir une vieille croыte et un triangle de fromage moisi, et s'йtait mis а manger le tout sans faзon, en guise de consolation et de dйjeuner. Comme il avait grand'faim, il faisait grand bruit, et il accentuait fortement chaque bouchйe, ce qui avait donnй l'йveil et l'alarme au procureur.

-- C'est un mien chat, dit vivement l'archidiacre, qui se rйgale lа-dessous de quelque souris.

Cette explication satisfit Charmolue.

-- En effet, maоtre, rйpondit-il avec un sourire respectueux, tous les grands philosophes ont eu leur bкte familiиre. Vous savez ce que dit Servius : Nullus enim locus sine genio est.

Cependant dom Claude, qui craignait quelque nouvelle algarade de Jehan, rappela а son digne disciple qu'ils avaient quelques figures du portail а йtudier ensemble, et tous deux sortirent de la cellule, au grand ouf ! de l'йcolier, qui commenзait а craindre sйrieusement que son genou ne prit l'empreinte de son menton.

VI

EFFET QUE PEUVENT PRODUIRE SEPT JURONS EN PLEIN AIR
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Te Deum laudamus ! s'йcria maоtre Jehan en sortant de son trou, voilа les deux chats-huants partis. Och ! och ! Hax ! pax ! max ! les puces ! les chiens enragйs ! le diable ! j'en ai assez de leur conversation ! La tкte me bourdonne comme un clocher. Du fromage moisi par-dessus le marchй ! Sus ! descendons, prenons l'escarcelle du grand frиre, et convertissons toutes ces monnaies en bouteilles !

Il jeta un coup d'oeil de tendresse et d'admiration l'intйrieur de la prйcieuse escarcelle, rajusta sa toilette, frotta ses bottines, йpousseta ses pauvres manches-mahoоtres toutes grises de cendre, siffla un air, pirouetta une gambade, examina s'il ne restait pas quelque chose а prendre dans la cellule, grapilla за et lа sur le fourneau quelque amulette de verroterie bonne а donner en guise de bijou а Isabeau la Thierrye, enfin ouvrit la porte, que son frиre avait laissйe ouverte par une derniиre indulgence, et qu'il laissa ouverte а son tour par une derniиre malice, et descendit l'escalier circulaire en sautillant comme un oiseau.

Au milieu des tйnиbres de la vis il coudoya quelque chose qui se rangea en grognant, il prйsuma que c'йtait Quasimodo, et cela lui parut si drфle qu'il descendit le reste de l'escalier en se tenant les cфtes de rire. En dйbouchant sur la place, il riait encore.

Il frappa du pied quand il se retrouva а terre. -- Oh ! dit-il, bon et honorable pavй de Paris ! maudit escalier а essouffler les anges de l'йchelle Jacob ! А quoi pensais-je de m'aller fourrer dans cette vrille de pierre qui perce le ciel, le tout pour manger du fromage barbu, et pour voir les clochers de Paris par une lucarne !

Il fit quelques pas, et aperзut les deux chats-huants, c'est-а-dire dom Claude et maоtre Jacques Charmolue, en contemplation devant une sculpture du portail. Il s'approcha d'eux sur la pointe des pieds, et entendit l'archidiacre qui disait tout bas а Charmolue : -- C'est Guillaume de Paris qui a fait graver un Job sur cette pierre couleur lapis-lazuli, dorйe par les bords. Job figure sur la pierre philosophale, qui doit кtre йprouvйe et martyrisйe aussi pour devenir parfaite, comme dit Raymond Lulle : Sub conservatione formae specificae salva anima.

-- Cela m'est bien йgal, dit Jehan, c'est moi qui ai la bourse.

En ce moment il entendit une voix forte et sonore articuler lui une sйrie formidable de jurons. -- Sang-Dieu ! ventre-Dieu ! bйdieu ! corps de Dieu ! nombril de Belzйbuth ! nom d'un pape ! corne et tonnerre !

-- Sur mon вme, s'йcria Jehan, ce ne peut-кtre que mon ami le capitaine Phoebus !

Ce nom de Phoebus arriva aux oreilles de l'archidiacre au moment oщ il expliquait au procureur du roi le dragon qui cache sa queue dans un bain d'oщ sort de la fumйe et une tкte de roi. Dom Claude tressaillit, s'interrompit, а la grande stupeur de Charmolue, se retourna, et vit son frиre Jehan qui abordait un grand officier а la porte du logis Gondelaurier.

C'йtait en effet Monsieur le capitaine Phoebus de Chвteaupers. Il йtait adossй а l'angle de la maison de sa fiancйe, et il jurait comme un paпen.

-- Ma foi, capitaine Phoebus, dit Jehan en lui prenant la main, vous sacrez avec une verve admirable.

-- Corne et tonnerre ! rйpondit le capitaine.

-- Corne et tonnerre vous-mкme ! rйpliqua l'йcolier. Or за, gentil capitaine, d'oщ vous vient ce dйbordement de belles paroles ?

-- Pardon, bon camarade Jehan, s'йcria Phoebus en lui secouant la main, cheval lancй ne s'arrкte pas court. Or, je jurais au grand galop. Je viens de chez ces bйgueules, et quand j'en sors, j'ai toujours la gorge pleine de jurements ; il faut que je les crache, ou j'йtoufferais, ventre et tonnerre !

-- Voulez-vous venir boire ? demanda l'йcolier.

Cette proposition calma le capitaine.

-- Je veux bien, mais je n'ai pas d'argent.

-- J'en ai, moi !

-- Bah ! voyons ?

Jehan йtala l'escarcelle aux yeux du capitaine, avec majestй et simplicitй. Cependant l'archidiacre, qui avait laissй lа Charmolue йbahi, йtait venu jusqu'а eux et s'йtait arrкtй а quelques pas, les observant tous deux sans qu'ils prissent garde а lui, tant la contemplation de l'escarcelle les absorbait.

Phoebus s'йcria : -- Une bourse dans votre poche, Jehan, c'est la lune dans un seau d'eau. On l'y voit, mais elle n'y est pas. Il n'y en a que l'ombre. Pardieu ! gageons que ce sont des cailloux !

Jehan rйpondit froidement : -- Voilа les cailloux dont je cailloute mon gousset.

Et, sans ajouter une parole, il vida l'escarcelle sur une borne voisine, de l'air d'un romain sauvant la patrie.

-- Vrai Dieu ! grommela Phoebus, des targes, des grands-blancs, des petits-blancs, des mailles d'un tournois les deux, des deniers parisis, de vrais liards-а-l'aigle ! C'est йblouissant !

Jehan demeurait digne et impassible. Quelques liards avaient roulй dans la boue ; le capitaine, dans son enthousiasme, se baissa pour les ramasser. Jehan le retint : -- Fi, capitaine Phoebus de Chвteaupers !

Phoebus compta la monnaie et se tournant avec solennitй vers Jehan : -- Savez-vous, Jehan, qu'il y a vingt-trois sous parisis ! Qui avez-vous donc dйvalisй cette nuit, rue Coupe-Gueule ?

Jehan rejeta en arriиre sa tкte blonde et bouclйe, et dit en fermant а demi des yeux dйdaigneux : -- On a un frиre archidiacre et imbйcile.

-- Corne de Dieu ! s'йcria Phoebus, le digne homme !

-- Allons boire, dit Jehan.

-- Oщ irons-nous ? dit Phoebus. А la Pomme d'Иve ?

-- Non, capitaine. Allons а la Vieille Science. Une vieille qui scie une anse. C'est un rйbus. J'aime cela.

-- Foin des rйbus, Jehan ! le vin est meilleur а la Pomme d'Иve. Et puis, а cфtй de la porte il y a une vigne au soleil qui m'йgaie quand je bois.

-- Eh bien ! va pour Иve et sa pomme, dit l'йcolier ; et prenant le bras de Phoebus : -- А propos, mon cher capitaine, vous avez dit tout а l'heure la rue Coupe-Gueule. C'est fort mal parler. On n'est plus si barbare а prйsent. On dit la rue Coupe-Gorge.

Les deux amis se mirent en route vers la Pomme d'Иve. Il est inutile de dire qu'ils avaient d'abord ramassй l'argent et que l'archidiacre les suivait.

L'archidiacre les suivait, sombre et hagard. Йtait-ce lа le Phoebus dont le nom maudit, depuis son entrevue avec Gringoire, se mкlait а toutes ses pensйes ? il ne le savait, mais, enfin, c'йtait un Phoebus, et ce nom magique suffisait pour que l'archidiacre suivit а pas de loup les deux insouciants compagnons, йcoutant leurs paroles et observant leurs moindres gestes avec une anxiйtй attentive. Du reste, rien de plus facile que d'entendre tout ce qu'ils disaient, tant ils parlaient haut, fort peu gкnйs de mettre les passants de moitiй dans leurs confidences. Ils parlaient duels, filles, cruches, folies.

Au dйtour d'une rue, le bruit d'un tambour de basque leur vint d'un carrefour voisin. Dom Claude entendit l'officier qui disait а l'йcolier :

-- Tonnerre ! doublons le pas.

-- Pourquoi, Phoebus ?

-- J'ai peur que la bohйmienne ne me voie.

-- Quelle bohйmienne ?

-- La petite qui a une chиvre.

-- La Smeralda ?

-- Justement, Jehan. J'oublie toujours son diable de nom. Dйpкchons, elle me reconnaоtrait. Je ne veux pas que cette fille m'accoste dans la rue.

-- Est-ce que vous la connaissez, Phoebus ?

Ici l'archidiacre vit Phoebus ricaner, se pencher а l'oreille de Jehan, et lui dire quelques mots tout bas. Puis Phoebus йclata de rire et secoua la tкte d'un air triomphant.

-- En vйritй ? dit Jehan.

-- Sur mon вme ! dit Phoebus.

-- Ce soir ?

-- Ce soir.

-- Кtes-vous sыr qu'elle viendra ?

-- Mais кtes-vous fou, Jehan ? est-ce qu'on doute de ces choses-lа ?

-- Capitaine Phoebus, vous кtes un heureux gendarme !

L'archidiacre entendit toute cette conversation. Ses dents claquиrent. Un frisson, visible aux yeux, parcourut tout soc corps. Il s'arrкta un moment, s'appuya а une borne comme un homme ivre, puis il reprit la piste des deux joyeux drфles.

Au moment oщ il les rejoignit, ils avaient changй de conversation. Il les entendit chanter а tue-tкte le vieux refrain :

Les enfants des Petits-Carreaux
Se font pendre comme des veaux.

VII

LE MOINE-BOURRU
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L'illustre cabaret de la Pomme d'Иve йtait situй dans l'Universitй, au coin de la rue de la Rondelle et de la rue du Bвtonnier. C'йtait une salle au rez-de-chaussйe, assez vaste et fort basse, avec une voыte dont la retombйe centrale s'appuyait sur un gros pilier de bois peint en jaune ; des tables partout, de luisants brocs d'йtain accrochйs au mur, toujours force buveurs, des filles а foison, un vitrage sur la rue, une vigne а la porte, et au-dessus de cette porte une criarde planche de tфle, enluminйe d'une pomme et d'une femme, rouillйe par la pluie et tournant au vent sur une broche de fer. Cette faзon de girouette qui regardait le pavй йtait l'enseigne.

La nuit tombait. Le carrefour йtait noir. Le cabaret plein de chandelles flamboyait de loin comme une forge dans l'ombre. On entendait le bruit des verres, des ripailles, des jurements, des querelles qui s'йchappait par les carreaux cassйs. А travers la brume que la chaleur de la salle rйpandait sur la devanture vitrйe, on voyait fourmiller cent figures confuses, et de temps en temps un йclat de rire sonore s'en dйtachait. Les passants qui allaient а leurs affaires longeaient sans y jeter les yeux cette vitre tumultueuse. Seulement, par intervalles, quelque petit garзon en guenilles se haussait sur la pointe des pieds jusqu'а l'appui de la devanture et jetait dans le cabaret la vieille huйe goguenarde dont on poursuivait alors les ivrognes : -- Aux Houls, saouls, saouls, saouls !

Un homme cependant se promenait imperturbablement devant la bruyante taverne, y regardant sans cesse, et ne s'en йcartant pas plus qu'un piquier de sa guйrite. Il avait un manteau jusqu'au nez. Ce manteau, il venait de l'acheter au fripier qui avoisinait la Pomme d'Иve, sans doute pour se garantir du froid des soirйes de mars, peut-кtre pour cacher son costume. De temps en temps il s'arrкtait devant le vitrage trouble а mailles de plomb, il йcoutait, regardait, et frappait du pied.

Enfin la porte du cabaret s'ouvrit. C'est ce qu'il paraissait attendre. Deux buveurs en sortirent. Le rayon de lumiиre qui s'йchappa de la porte empourpra un moment leurs joviales figures. L'homme au manteau s'alla mettre en observation sous un porche de l'autre cфtй de la rue.

-- Corne et tonnerre ! dit l'un des deux buveurs. Sept heures vont toquer. C'est l'heure de mon rendez-vous.

-- Je vous dis, reprenait son compagnon avec une langue йpaisse, que je ne demeure pas rue des Mauvaises-Paroles, indignus qui inter mala verba habitat. J'ai logis rue Jean-Pain-Mollet, in vico Johannis-Pain-Mollet. -- Vous кtes plus cornu qu'un unicorne, si vous dites le contraire. Chacun sait que qui monte une fois sur un ours n'a jamais peur, mais vous avez le nez tournй а la friandise, comme Saint-Jacques de l'Hфpital.

-- Jehan, mon ami, vous кtes ivre, disait l'autre.

L'autre rйpondit en chancelant : -- Cela vous plaоt а dire, Phoebus, mais il est prouvй que Platon avait le profil d'un chien de chasse.

Le lecteur a sans doute dйjа reconnu nos deux braves amis, le capitaine et l'йcolier. Il paraоt que l'homme qui les guettait dans l'ombre les avait reconnus aussi, car il suivait а pas lents tous les zigzags que l'йcolier faisait faire au capitaine, lequel, buveur plus aguerri, avait conservй tout son sang-froid. En les йcoutant attentivement, l'homme au manteau put saisir dans son entier l'intйressante conversation que voici :

-- Corbacque ! tвchez donc de marcher droit, monsieur le bachelier. Vous savez qu'il faut que je vous quitte. Voilа sept heures. J'ai rendez-vous avec une femme.

-- Laissez-moi donc, vous ! Je vois des йtoiles et des lances de feu. Vous кtes comme le chвteau de Dampmartin qui crиve de rire.

-- Par les verrues de ma grand'mиre, Jehan, c'est dйraisonner avec trop d'acharnement. -- А propos, Jehan, est-ce qu'il ne vous reste plus d'argent ?

-- Monsieur le recteur, il n'y a pas de faute, la petite boucherie, parva boucheria.

-- Jehan, mon ami Jehan ! vous savez que j'ai donnй rendez-vous а cette petite au bout du Pont Saint-Michel, que je ne puis la mener que chez la Falourdel, la vilotiиre du pont, et qu'il faudra payer la chambre. La vieille ribaude а moustaches blanches ne me fera pas crйdit. Jehan ! de grвce ! est-ce que nous avons bu toute l'escarcelle du curй ? est-ce qu'il ne vous reste plus un parisis ?

-- La conscience d'avoir bien dйpensй les autres heures est un juste et savoureux condiment de table.

-- Ventre et boyaux ! trкve aux billevesйes ! Dites-moi, Jehan du diable, vous reste-t-il quelque monnaie ? Donnez, bйdieu ! ou je vais vous fouiller, fussiez-vous lйpreux comme Job et galeux comme Cйsar !

-- Monsieur, la rue Galiache est une rue qui a un bout rue de la Verrerie, et l'autre rue de la Tixeranderie.

-- Eh bien oui, mon bon ami Jehan, mon pauvre camarade ; la rue Galiache, c'est bien, c'est trиs bien. Mais, au nom du ciel, revenez а vous. Il ne me faut qu'un sou parisis, et c'est pour sept heures.

-- Silence а la ronde, et attention au refrain :

Quand les rats mangeront les cats.
Le loi sera seigneur d'Arras ;
Quand la mer, qui est grande et lйe.
Sera а la Saint-Jean gelйe.
On verra, par-dessus la glace.
Sortir ceux d'Arras de leur place.

-- Eh bien, йcolier de l'Antechrist, puisses-tu кtre йtranglй avec les tripes de ta mиre ! s'йcria Phoebus, et il poussa rudement l'йcolier ivre, lequel glissa contre le mur et tomba mollement sur le pavй de Philippe-Auguste. Par un reste de cette pitiй fraternelle qui n'abandonne jamais le coeur d'un buveur, Phoebus roula Jehan avec le pied sur un de ces oreillers du pauvre que la providence tient prкts au coin de toutes les bornes de Paris, et que les riches flйtrissent dйdaigneusement du nom de tas d'ordures. Le capitaine arrangea la tкte de Jehan sur un plan inclinй de trognons de choux, et а l'instant mкme l'йcolier se mit а ronfler avec une basse-taille magnifique. Cependant toute rancune n'йtait pas йteinte au coeur du capitaine. -- Tant pis si la charrette du diable te ramasse en passant ! dit-il au pauvre clerc endormi, et il s'йloigna.

L'homme au manteau, qui n'avait cessй de le suivre, s'arrкta un moment devant l'йcolier gisant, comme si une indйcision l'agitait ; puis, poussant un profond soupir, il s'йloigna aussi а la suite du capitaine.

Nous laisserons, comme eux, Jehan dormir sous le regard bienveillant de la belle йtoile, et nous les suivrons aussi, s'il plaоt au lecteur.

En dйbouchant dans la rue Saint-Andrй-des-Arcs, le capitaine Phoebus s'aperзut que quelqu'un le suivait. Il vit, en dйtournant par hasard les yeux, une espиce d'ombre qui rampait derriиre lui le long des murs. Il s'arrкta, elle s'arrкta. Il se remit en marche, l'ombre se remit en marche. Cela ne l'inquiйta que fort mйdiocrement. -- Ah bah ! se dit-il en lui-mкme, je n'ai pas le sou.

Devant la faзade du collиge d'Autun il fit halte. C'est а ce collиge qu'il avait йbauchй ce qu'il appelait ses йtudes, et, par une habitude d'йcolier taquin qui lui йtait restйe, il ne passait jamais devant la faзade sans faire subir а la statut du cardinal Pierre Bertrand, sculptйe а droite du portail, l'espиce d'affront dont se plaint si amиrement Priape dans la satire d'Horace Olim truncus eram ficulnus. Il y avait mis tant d'acharnement que l'inscription Eduensis episcopus en йtait presque effacйe. Il s'arrкta donc devant la statue comme а son ordinaire. La rue йtait tout а fait dйserte. Au moment oщ il renouait nonchalamment ses aiguillettes, le nez au vent, il vit l'ombre qui s'approchait de lui а pas lents, si lents qu'il eut tout le temps d'observer que cette ombre avait un manteau et un chapeau. Arrivйe prиs de lui, elle s'arrкta et demeura plus immobile que la statue du cardinal Bertrand. Cependant elle attachait sur Phoebus deux yeux fixes pleins de cette lumiиre vague qui sort la nuit de la prunelle d'un chat.

Le capitaine йtait brave et se serait fort peu souciй d'un larron l'estoc au poing. Mais cette statue qui marchait, cet homme pйtrifiй le glacиrent. Il courait alors par le monde je ne sais quelles histoires du moine-bourru, rфdeur nocturne des rues de Paris, qui lui revinrent confusйment en mйmoire.

Il resta quelques minutes stupйfait, et rompit enfin le silence, en s'efforзant de rire.

-- Monsieur, si vous кtes un voleur, comme je l'espиre, vous me faites l'effet d'un hйron qui s'attaque а une coquille de noix. Je suis un fils de famille ruinй, mon cher. Adressez-vous а cфtй. Il y a dans la chapelle de ce collиge du bois de la vraie croix, qui est dans de l'argenterie.

La main de l'ombre sortit de dessous son manteau et s'abattit sur le bras de Phoebus avec la pesanteur d'une serre d'aigle. En mкme temps l'ombre parla : -- Capitaine Phoebus de Chвteaupers

-- Comment diable ! dit Phoebus, vous savez mon nom !

-- Je ne sais pas seulement votre nom, reprit l'homme au manteau avec sa voix de sйpulcre. Vous avez un rendez-vous ce soir.

-- Oui, rйpondit Phoebus stupйfait.

-- А sept heures.

-- Dans un quart d'heure.

-- Chez la Falourdel.

-- Prйcisйment.

-- La vilotiиre du Pont Saint-Michel.

-- De saint Michel archange, comme dit la patenфtre.

-- Impie ! grommela le spectre. -- Avec une femme ?

-- Confiteor.

-- Qui s'appelle...

-- La Smeralda, dit Phoebus allиgrement. Toute son insouciance lui йtait revenue par degrйs.

А ce nom, la serre de l'ombre secoua avec fureur le bras de Phoebus.

-- Capitaine Phoebus de Chвteaupers, tu mens !

Qui eыt pu voir en ce moment le visage enflammй du capitaine, le bond qu'il fit en arriиre, si violent qu'il se dйgagea de la tenaille qui l'avait saisi, la fiиre mine dont il jeta si main а la garde de son йpйe, et devant cette colиre la morne immobilitй de l'homme au manteau, qui eыt vu cela eыt йtй effrayй. C'йtait quelque chose du combat de don Juan et de la statue.

-- Christ et Satan ! cria le capitaine. Voilа une parole qui s'attaque rarement а l'oreille d'un Chвteaupers ! tu n'oserais pas la rйpйter.

-- Tu mens ! dit l'ombre froidement.

Le capitaine grinзa des dents. Moine-bourru, fantфme, superstitions, il avait tout oubliй en ce moment. Il ne voyait plus qu'un homme et qu'une insulte.

-- Ah ! voilа qui va bien ! balbutia-t-il d'une voix йtouffйe de rage. Il tira son йpйe, puis bйgayant, car la colиre fait trembler comme la peur : -- Ici ! tout de suite ! sus ! les йpйes ! les йpйes ! du sang sur ces pavйs !

Cependant l'autre ne bougeait. Quand il vit son adversaire en garde et prкt а se fendre : -- Capitaine Phoebus, dit-il, et son accent vibrait avec amertume, vous oubliez votre rendez-vous.

Les emportements des hommes comme Phoebus sont des soupes au lait dont une goutte d'eau froide affaisse l'йbullition. Cette simple parole fit baisser l'йpйe qui йtincelait а la main du capitaine.

-- Capitaine, poursuivit l'homme, demain, aprиs-demain, dans un mois, dans dix ans, vous me retrouverez prкt а vous couper la gorge ; mais allez d'abord а votre rendez-vous.

-- En effet, dit Phoebus, comme s'il cherchait а capituler avec lui-mкme, ce sont deux choses charmantes а rencontrer en un rendez-vous qu'une йpйe et qu'une fille ; mais je ne vois pas pourquoi je manquerais l'une pour l'autre, quand je puis avoir les deux.

Il remit l'йpйe au fourreau.

-- Allez а votre rendez-vous, reprit l'inconnu.

-- Monsieur, rйpondit Phoebus avec quelque embarras, grand merci de votre courtoisie. Au fait il sera toujours temps demain de nous dйcouper а taillades et boutonniиres le pourpoint du pиre Adam. Je vous sais grй de me permettre de passer encore un quart d'heure agrйable. J'espйrais bien vous coucher dans le ruisseau et arriver encore а temps pour la belle, d'autant mieux qu'il est de bon air de faire attendre un peu les femmes en pareil cas. Mais vous m'avez l'air d'un gaillard, et il est plus sыr de remettre la partie а demain. Je vais donc а mon rendez-vous. C'est pour sept heures, comme vous savez. - Ici Phoebus se gratta l'oreille. -- Ah ! corne-Dieu ! j'oubliais ! je n'ai pas un sou pour acquitter le truage du galetas, et la vieille matrulle voudra кtre payйe d'avance. Elle se dйfie de moi.

-- Voici de quoi payer.

Phoebus sentit la main froide de l'inconnu glisser dans la sienne une large piиce de monnaie. Il ne put s'empкcher de prendre cet argent et de serrer cette main.

-- Vrai Dieu ! s'йcria-t-il, vous кtes un bon enfant !

-- Une condition, dit l'homme. Prouvez-moi que j'ai eu tort et que vous disiez vrai. Cachez-moi dans quelque coin d'oщ je puisse voir si cette femme est vraiment celle dont vous avez dit le nom.

-- Oh ! rйpondit Phoebus, cela m'est bien йgal. Nous prendrons la chambre а Sainte-Marthe. Vous pourrez voir а votre aise du chenil qui est а cфtй.

-- Venez donc, reprit l'ombre.

-- А votre service, dit le capitaine. Je ne sais si vous n'кtes pas messer Diabolus en propre personne. Mais soyons bons amis ce soir. Demain je vous paierai toutes mes dettes, de la bourse et de l'йpйe.

Ils se remirent а marcher rapidement. Au bout de quelques minutes, le bruit de la riviиre leur annonзa qu'ils йtaient sur le Pont Saint-Michel, alors chargй de maisons. -- Je vais d'abord vous introduire, dit Phoebus а son compagnon ; j'irai ensuite chercher la belle qui doit m'attendre prиs du Petit-Chвtelet.

Le compagnon ne rйpondit rien. Depuis qu'ils marchaient cфte а cфte, il, n'avait dit mot. Phoebus s'arrкta devant une porte basse et heurta rudement. Une lumiиre parut aux fentes de la porte. -- Qui est lа ? cria une voix йdentйe. -- Corps-Dieu ! tкte-Dieu ! ventre-Dieu ! rйpondit le capitaine. La porte s'ouvrit sur-le-champ, et laissa voir aux arrivants une vieille femme et une vieille lampe qui tremblaient toutes deux. La vieille йtait pliйe en deux, vкtue de guenilles, branlante du chef, percйe а petits yeux, coiffйe d'un torchon, ridйe partout, aux mains, а la face, au cou ; ses lиvres rentraient sous ses gencives, et elle avait tout autour de la bouche des pinceaux de poils blancs qui lui donnaient la mine embabouinйe d'un chat. L'intйrieur du bouge n'йtait pas moins dйlabrй qu'elle. C'йtaient des murs de craie, des solives noires au plafond, une cheminйe dйmantelйe, des toiles d'araignйe а tous les coins, au milieu un troupeau chancelant de tables et d'escabelles boiteuses, un enfant sale dans les cendres, et dans le fond un escalier ou plutфt une йchelle de bois qui aboutissait а une trappe au plafond. En pйnйtrant dans ce repaire, le mystйrieux compagnon de Phoebus haussa son manteau jusqu'а ses yeux. Cependant le capitaine, tout en jurant comme un sarrasin, se hвta de faire dans un йcu reluire le soleil, comme dit notre admirable Rйgnier. -- La chambre а Sainte-Marthe, dit-il.

La vieille le traita de monseigneur, et serra l'йcu dans un tiroir. C'йtait la piиce que l'homme au manteau noir avait donnйe а Phoebus. Pendant qu'elle tournait le dos, le petit garзon chevelu et dйguenillй qui jouait dans les cendres s'approcha adroitement du tiroir, y prit l'йcu, et mit а la place une feuille sиche qu'il avait arrachйe d'un fagot.

La vieille fit signe aux deux gentilshommes, comme elle les nommait, de la suivre, et monta l'йchelle devant eux. Parvenue а l'йtage supйrieur, elle posa sa lampe sur un coffre, et Phoebus, en habituй de la maison, ouvrit une porte qui donnait sur un bouge obscur. -- Entrez lа, mon cher, dit-il а son compagnon. L'homme au manteau obйit sans rйpondre une parole. La porte retomba sur lui. Il entendit Phoebus la refermer au verrou, et un moment aprиs redescendre l'escalier avec la vieille. La lumiиre avait disparu.

VIII

UTILITЙ DES FENКTRES QUI DONNENT SUR LA RIVIИRE
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Claude Frollo (car nous prйsumons que le lecteur, plus intelligent que Phoebus, n'a vu dans toute cette aventure d'autre moine-bourru que l'archidiacre), Claude Frollo tвtonna quelques instants dans le rйduit tйnйbreux oщ le capitaine l'avait verrouillй. C'йtait un de ces recoins comme les architectes en rйservent quelquefois au point de jonction du toit et du mur d'appui. La coupe verticale de ce chenil, comme l'avait si bien nommй Phoebus, eыt donnй un triangle. Du reste il n'y avait ni fenкtre ni lucarne, et le plan inclinй du toit empкchait qu'on s'y tоnt debout. Claude s'accroupit donc dans la poussiиre et dans les plвtras qui s'йcrasaient sous lui. Sa tкte йtait brыlante. En furetant autour de lui avec ses mains il trouva а terre un morceau de vitre cassйe qu'il appuya sur son front et dont la fraоcheur le soulagea un peu.

Que se passait-il en ce moment dans l'вme obscure de l'archidiacre ? lui et Dieu seul l'ont pu savoir.

Selon quel ordre fatal disposait-il dans sa pensйe la Esmeralda, Phoebus, Jacques Charmolue, son jeune frиre si aimй abandonnй par lui dans la boue, sa soutane d'archidiacre, sa rйputation peut-кtre, traоnйe chez la Falourdel, toutes ces images, toutes ces aventures ? Je ne pourrais le dire. Mais il est certain que ces idйes formaient dans son esprit un groupe horrible.

Il attendait depuis un quart d'heure ; il lui semblait avoir vieilli d'un siиcle. Tout а coup il entendit craquer les ais de l'escalier de bois. Quelqu'un montait. La trappe se rouvrit, une lumiиre reparut. Il y avait а la porte vermoulue de son bouge une fente assez large, il y colla son visage. De cette faзon il pouvait voir tout ce qui se passait dans la chambre voisine. La vieille а face de chat sortit d'abord de la trappe, sa lampe а la main, puis Phoebus retroussant sa moustache, puis une troisiиme personne, cette belle et gracieuse figure, la Esmeralda. Le prкtre la vit sortir de terre comme une йblouissante apparition. Claude trembla, un nuage se rйpandit sur ses yeux, ses artиres battirent avec force, tout bruissait et tournait autour de lui. Il ne vit et n'entendit plus rien.

Quand il revint а lui, Phoebus et la Esmeralda йtaient seuls, assis sur le coffre de bois а cфtй de la lampe qui faisait saillir aux yeux de l'archidiacre ces deux jeunes figures, et un misйrable grabat au fond du galetas.

А cфtй du grabat il y avait une fenкtre dont le vitrail, dйfoncй comme une toile d'araignйe sur laquelle la pluie a tombй, laissait voir а travers ses mailles rompues un coin du ciel et la lune couchйe au loin sur un йdredon de molles nuйes.

La jeune fille йtait rouge, interdite, palpitante. Ses longs cils baissйs ombrageaient ses joues de pourpre. L'officier, sur lequel elle n'osait lever les yeux, rayonnait. Machinalement, et avec un geste charmant de gaucherie, elle traзait du bout du doigt sur le banc des lignes incohйrentes, et elle regardait son doigt. On ne voyait pas son pied, la petite chиvre йtait accroupie dessus.

Le capitaine йtait mis fort galamment ; il avait au col et aux poignets des touffes de doreloterie : grande йlйgance d'alors.

Dom Claude ne parvint pas sans peine а entendre ce qu'ils se disaient, а travers le bourdonnement de son sang qui bouillait dans ses tempes.

(Chose assez banale qu'une causerie d'amoureux. C'est un je vous aime perpйtuel. Phrase musicale fort nue et fort insipide pour les indiffйrents qui йcoutent, quand elle n'est pas ornйe de quelque fioriture. Mais Claude n'йcoutait pas en indiffйrent.)

-- Oh ! disait la jeune fille sans lever les yeux, ne me mйprisez pas, monseigneur Phoebus. Je sens que ce que je fais est mal.

-- Vous mйpriser, belle enfant ! rйpondait l'officier d'un air de galanterie supйrieure et distinguйe, vous mйpriser, tкte-Dieu ! et pourquoi ?

-- Pour vous avoir suivi.

-- Sur ce propos, ma belle, nous ne nous entendons pas. Je ne devrais pas vous mйpriser, mais vous haпr.

La jeune fille le regarda avec effroi : -- Me haпr ! qu'ai-je donc fait ?

-- Pour vous кtre tant fait prier.

-- Hйlas ! dit-elle... c'est que je manque а un voeu... Je ne retrouverai pas mes parents... l'amulette perdra sa vertu. - Mais qu'importe ? qu'ai-je besoin de pиre et de mиre а prйsent ?

En parlant ainsi, elle fixait sur le capitaine ses grands yeux noirs humides de joie et de tendresse.

-- Du diable si je vous comprends ! s'йcria Phoebus.

La Esmeralda resta un moment silencieuse, puis une larme sortit de ses yeux, un soupir de ses lиvres, et elle dit : -- Oh ! monseigneur, je vous aime.

Il y avait autour de la jeune fille un tel parfum de chastetй, un tel charme de vertu que Phoebus ne se sentait pas complиtement а l'aise auprиs d'elle. Cependant cette parole l'enhardit. -- Vous m'aimez ! dit-il avec transport, et il jeta son bras autour de la taille de l'йgyptienne. Il n'attendait que cette occasion.

Le prкtre le vit, et essaya du bout du doigt la pointe d'un poignard qu'il tenait cachй dans sa poitrine.

-- Phoebus, poursuivit la bohйmienne en dйtachant doucement de sa ceinture les mains tenaces du capitaine, vous кtes bon, vous кtes gйnйreux, vous кtes beau. Vous m'avez sauvйe, moi qui ne suis qu'une pauvre enfant perdue en Bohкme. Il y a longtemps que je rкve d'un officier qui me sauve la vie. C'йtait de vous que je rкvais avant de vous connaоtre, mon Phoebus. Mon rкve avait une belle livrйe comme vous, une grande mine, une йpйe. Vous vous appelez Phoebus, c'est un beau nom. J'aime votre nom, j'aime votre йpйe. Tirez donc votre йpйe, Phoebus, que je la voie.

-- Enfant ! dit le capitaine, et il dйgaina sa rapiиre en souriant. L'йgyptienne regarda la poignйe, la lame, examina avec une curiositй adorable le chiffre de la garde, et baisa l'йpйe en lui disant : -- Vous кtes l'йpйe d'un brave. J'aime mon capitaine.

Phoebus profita encore de l'occasion pour dйposer sur son beau cou ployй un baiser qui fit redresser la jeune fille йcarlate comme une cerise. Le prкtre en grinзa des dents dans ses tйnиbres.

-- Phoebus, reprit l'йgyptienne, laissez-moi vous parler. Marchez donc un peu, que je vous voie tout grand et que j'entende sonner vos йperons. Comme vous кtes beau !

Le capitaine se leva pour lui complaire, en la grondant avec un sourire de satisfaction : -- Mais кtes-vous enfant !

-- А propos, charmante, m'avez-vous vu en hoqueton de cйrйmonie ?

-- Hйlas ! non, rйpondit-elle.

-- C'est cela qui est beau !

Phoebus vint se rasseoir prиs d'elle, mais beaucoup plus prиs qu'auparavant.

-- Йcoutez, ma chиre...

L'йgyptienne lui donna quelques petits coups de sa jolie main sur la bouche avec un enfantillage plein de folie, de grвce et de gaietй. -- Non, non, je ne vous йcouterai pas. M'aimez-vous ? Je veux que vous me disiez si vous m'aimez.

-- Si je t'aime, ange de ma vie ! s'йcria le capitaine en s'agenouillant а demi. Mon corps, mon sang, mon вme, tout est а toi, tout est pour toi. Je t'aime, et n'ai jamais aimй que toi.

Le capitaine avait tant de fois rйpйtй cette phrase, en mainte conjoncture pareille, qu'il la dйbita tout d'une haleine sans faire une seule faute de mйmoire. А cette dйclaration passionnйe, l'йgyptienne leva au sale plafond qui tenait lieu de ciel un regard plein d'un bonheur angйlique. -- Oh ! murmura-t-elle, voilа le moment oщ l'on devrait mourir ! Phoebus trouva " le moment " bon pour lui dйrober un nouveau baiser qui alla torturer dans son coin le misйrable archidiacre.

-- Mourir ! s'йcria l'amoureux capitaine. Qu'est-ce que vous dites donc lа, bel ange ? C'est le cas de vivre, ou Jupiter n'est qu'un polisson ! Mourir au commencement d'une si douce chose ! corne-de-boeuf, quelle plaisanterie ! - Ce n'est pas cela. - Йcoutez, ma chиre Similar... Esmenarda... Pardon, mais vous avez un nom si prodigieusement sarrazin que je ne puis m'en dйpкtrer. C'est une broussaille qui m'arrкte tout court.

-- Mon Dieu, dit la pauvre fille, moi qui croyais ce nom joli pour sa singularitй ! Mais puisqu'il vous dйplaоt, je voudrais m'appeler Goton.

-- Ah ! ne pleurons pas pour si peu, ma gracieuse ! c'est un nom auquel il faut s'accoutumer, voilа tout. Une fois que je le saurai par coeur, cela ira tout seul. -- Йcoutez donc, ma chиre Similar, je vous adore а la passion. Je vous aime vraiment que c'est miraculeux. Je sais une petite qui en crиve de rage...

La jalouse fille l'interrompit : -- Qui donc ?

-- Qu'est-ce que cela nous fait ? dit Phoebus. M'aimez-vous ?

-- Oh ! dit-elle.

-- Eh bien ! c'est tout. Vous verrez comme je vous aime aussi. Je veux que le grand diable Neptunus m'enfourche si je ne vous rends pas la plus heureuse crйature du monde. Nous aurons une jolie petite logette quelque part. Je ferai parader mes archers sous vos fenкtres. Ils sont tous а cheval et font la nargue а ceux du capitaine Mignon. Il y a des voulgiers, des cranequiniers et des coulevriniers а main. Je vous conduirai aux grandes monstres des parisiens а la grange de Rully. C'est trиs magnifique. Quatre-vingt mille tкtes armйes ; trente mille harnois blancs, jaques ou brigandines ; les soixante-sept banniиres des mйtiers ; les йtendards du parlement, de la chambre des comptes, du trйsor des gйnйraux, des aides des monnaies ; un arroi du diable enfin ! Je vous mиnerai voir les lions de l'Hфtel du Roi qui sont des bкtes fauves. Toutes les femmes aiment cela.

Depuis quelques instants la jeune fille, absorbйe dans ses charmantes pensйes, rкvait au son de sa voix sans йcouter le sens de ses paroles.

-- Oh ! vous serez heureuse ! continua le capitaine, et en mкme temps il dйboucla doucement la ceinture de l'йgyptienne.

-- Que faites-vous donc ? dit-elle vivement. Cette voie de fait l'avait arrachйe а sa rкverie.

-- Rien, rйpondit Phoebus. Je disais seulement qu'il faudrait quitter toute cette toilette de folie et de coin de rue quand vous serez avec moi.

-- Quand je serai avec toi, mon Phoebus ! dit la jeune fille tendrement.

Elle redevint pensive et silencieuse.

Le capitaine, enhardi par sa douceur, lui prit la taille sans qu'elle rйsistвt, puis se mit а dйlacer а petit bruit le corsage de la pauvre enfant, et dйrangea si fort sa gorgerette que le prкtre haletant vit sortir de la gaze la belle йpaule nue de la bohйmienne, ronde et brune, comme la lune qui se lиve dans la brume а l'horizon.

La jeune fille laissait faire Phoebus. Elle ne paraissait pas s'en apercevoir. L'oeil du hardi capitaine йtincelait.

Tout а coup elle se tourna vers lui : -- Phoebus, dit-elle avec une expression d'amour infinie, instruis-moi dans ta religion.

-- Ma religion ! s'йcria le capitaine йclatant de rire. Moi, vous instruire dans ma religion ! Corne et tonnerre ! qu'est-ce que vous voulez faire de ma religion ?

-- C'est pour nous marier, rйpondit-elle. La figure du capitaine prit une expression mйlangйe de surprise, de dйdain, d'insouciance et de passion libertine. -- Ah bah ! dit-il, est-ce qu'on se marie ?

La bohйmienne devint pвle et laissa tristement retomber sa tкte sur sa poitrine.

-- Belle amoureuse, reprit tendrement Phoebus, qu'est-ce que c'est que ces folies-lа ? Grand'chose que le mariage ! est-on moins bien aimant pour n'avoir pas crachй du latin dans la boutique d'un prкtre ?

En parlant ainsi de sa voix la plus douce, il s'approchait extrкmement prиs de l'йgyptienne, ses mains caressantes avaient repris leur poste autour de cette taille si fine et si souple, son oeil s'allumait de plus en plus, et tout annonзait que monsieur Phoebus touchait йvidemment а l'un de ces moments oщ Jupiter lui-mкme fait tant de sottises que le bon Homиre est obligй d'appeler un nuage а son secours.

Dom Claude cependant voyait tout. La porte йtait faite de douves de poinзon toutes pourries, qui laissaient entre elles de larges passages а son regard d'oiseau de proie. Ce prкtre а peau brune et а larges йpaules, jusque-lа condamnй а l'austиre virginitй du cloоtre, frissonnait et bouillait devant cette scиne d'amour, de nuit et de voluptй. La jeune et belle fille livrйe en dйsordre а cet ardent jeune homme lui faisait couler du plomb fondu dans les veines. Il se passait en lui des mouvements extraordinaires. Son oeil plongeait avec une jalousie lascive sous toutes ces йpingles dйfaites. Qui eыt pu voir en ce moment la figure du malheureux collйe aux barreaux vermoulus eыt cru voir une face de tigre regardant du fond d'une cage quelque chacal qui dйvore une gazelle. Sa prunelle йclatait comme une chandelle а travers les fentes de la porte.

Tout а coup, Phoebus enleva d'un geste rapide la gorgerette de l'йgyptienne. La pauvre enfant, qui йtait restйe pвle et rкveuse, se rйveilla comme en sursaut. Elle s'йloigna brusquement de l'entreprenant officier, et jetant un regard sur sa gorge et ses йpaulйs nues, rouge et confuse et muette de honte, elle croisa ses deux beaux bras sur son sein pour le cacher. Sans la flamme qui embrasait ses joues, а la voir ainsi silencieuse et immobile, on eыt dit une statue de la pudeur. Ses yeux restaient baissйs.

Cependant le geste du capitaine avait mis а dйcouvert l'amulette mystйrieuse qu'elle portait au cou. -- Qu'est-ce que cela ? dit-il en saisissant ce prйtexte pour se rapprocher de la belle crйature qu'il venait d'effaroucher.

-- N'y touchez pas ! rйpondit-elle vivement, c'est ma gardienne. C'est elle qui me fera retrouver ma famille si j'en leste digne. Oh ! laissez-moi, monsieur le capitaine ! Ma mиre ! ma pauvre mиre ! ma mиre ! oщ es-tu ? а mon secours ! Grвce, monsieur Phoebus ! rendez-moi ma gorgerette !

Phoebus recula et dit d'un ton froid : -- Oh ! mademoiselle ! que je vois bien que vous ne m'aimez pas !

-- Je ne t'aime pas ! s'йcria la pauvre malheureuse enfant, et en mкme temps elle se pendit au capitaine qu'elle fit asseoir prиs d'elle. Je ne t'aime pas, mon Phoebus ! Qu'est-ce que tu dis lа, mйchant, pour me dйchirer le coeur ? Oh ! va ! prends-moi, prends tout ! fais ce que tu voudras de moi. Je suis а toi. Que m'importe l'amulette ! que m'importe ma mиre ! c'est toi qui es ma mиre, puisque je t'aime ! Phoebus, mon Phoebus bien-aimй, me vois-tu ? c'est moi, regarde-moi. C'est cette petite que tu veux bien ne pas repousser, qui vient, qui vient elle-mкme te chercher. Mon вme, ma vie, mon corps, ma personne, tout cela est une chose qui est а vous, mon capitaine. Eh bien, non ! ne nous marions pas, cela t'ennuie. Et puis, qu'est-ce que je suis, moi ? une misйrable fille du ruisseau, tandis que toi, mon Phoebus, tu es gentilhomme. Belle chose vraiment ! une danseuse йpouser un officier ! j'йtais folle. Non, Phoebus, non, je serai ta maоtresse, ton amusement, ton plaisir, quand tu voudras, une fille qui sera а toi, je ne suis faite que pour cela, souillйe, mйprisйe, dйshonorйe, mais qu'importe ! aimйe. Je serai la plus fiиre et la plus joyeuse des femmes. Et quand je serai vieille ou laide, Phoebus, quand je ne serai plus bonne pour vous aimer, monseigneur, vous me souffrirez encore pour vous servir. D'autres vous broderont des йcharpes. C'est moi la servante, qui en aurai soin. Vous me laisserez fourbir vos йperons, brosser votre hoqueton, йpousseter vos bottes de cheval. N'est-ce pas mon Phoebus, que vous aurez cette pitiй ? En attendant, prends-moi ! tiens, Phoebus, tout cela t'appartient, aime-moi seulement ! Nous autres йgyptiennes, il ne nous faut que cela, de l'air et de l'amour.

En parlant ainsi, elle jetait ses bras autour du cou de l'officier, elle le regardait du bas en haut suppliante et avec un beau sourire tout en pleurs, sa gorge dйlicate se frottait au pourpoint de drap et aux rudes broderies. Elle tordait sur ses genoux son beau corps demi-nu. Le capitaine, enivrй, colla ses lиvres ardentes а ces belles йpaules africaines. La jeune fille, les yeux perdus au plafond, renversйe en arriиre, frйmissait toute palpitante sous ce baiser.

Tout а coup, au-dessus de la tкte de Phoebus, elle vit une autre tкte, une figure livide, verte, convulsive, avec un regard de damnй. Prиs de cette figure il y avait une main qui tenait un poignard. C'йtait la figure et la main du prкtre. Il avait brisй la porte et il йtait lа. Phoebus ne pouvait le voir. La jeune fille resta immobile, glacйe, muette sous l'йpouvantable apparition, comme une colombe qui lиverait la tкte au moment oщ l'orfraie regarde dans son nid avec ses yeux ronds.

Elle ne put mкme pousser un cri. Elle vit le poignard s'abaisser sur Phoebus et se relever fumant. -- Malйdiction ! dit le capitaine, et il tomba.

Elle s'йvanouit.

Au moment oщ ses yeux se fermaient, oщ tout sentiment se dispersait en elle, elle crut sentir s'imprimer sur ses lиvres un attouchement de feu, un baiser plus brыlant que le fer rouge du bourreau.

Quand elle reprit ses sens, elle йtait entourйe de soldats du guet, on emportait le capitaine baignй dans son sang, le prкtre avait disparu, la fenкtre du fond de la chambre, qui donnait sur la riviиre, йtait toute grande ouverte, on ramassait un manteau qu'on supposait appartenir а l'officier, et elle entendait dire autour d'elle : -- C'est une sorciиre qui a poignardй un capitaine.


LIVRE HUITIИME
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I

L'ЙCU CHANGЙ EN FEUILLE SИCHE
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Gringoire et toute la Cour des Miracles йtaient dans une mortelle inquiйtude. On ne savait depuis un grand mois ce qu'йtait devenue la Esmeralda, ce qui contristait fort le duc d'Йgypte et ses amis les truands, ni ce qu'йtait devenue sa chиvre, ce qui redoublait la douleur de Gringoire. Un soir, l'йgyptienne avait disparu, et depuis lors n'avait plus donnй signe de vie. Toutes recherches avaient йtй inutiles. Quelques sabouleux taquins disaient а Gringoire l'avoir rencontrйe ce soir-lа aux environs du Pont Saint-Michel s'en allant avec un officier ; mais ce mari а la mode de Bohкme йtait un philosophe incrйdule, et d'ailleurs il savait mieux que personne а quel point sa femme йtait vierge. Il avait pu juger quelle pudeur inexpugnable rйsultait des deux vertus combinйes de l'amulette et de l'йgyptienne, et il avait mathйmatiquement calculй la rйsistance de cette chastetй а la seconde puissance. Il йtait donc tranquille de ce cфtй.

Aussi ne pouvait-il s'expliquer cette disparition. C'йtait un chagrin profond. Il en eыt maigri, si la chose eыt йtй possible. Il en avait tout oubliй, jusqu'а ses goыts littйraires, jusqu'а son grand ouvrage De figuris regularibus et irregularibus, qu'il comptait faire imprimer au premier argent qu'il aurait. (Car il radotait d'imprimerie, depuis qu'il avait vu le Didascalon de Hugues Lie Saint-Victor imprimй avec les cйlиbres caractиres de Vindelin de Spire.)

Un jour qu'il passait tristement devant la Tournelle criminelle, il aperзut quelque foule а l'une des portes du Palais de Justice.

-- Qu'est cela ? demanda-t-il а un jeune homme qui en sortait.

-- Je ne sais pas, monsieur, rйpondit le jeune homme. On dit qu'on juge une femme qui a assassinй un gendarme. Comme il paraоt qu'il y a de la sorcellerie lа-dessous, l'йvкque et l'official sont intervenus dans la cause, et mon frиre, qui est archidiacre de Josas, y passe sa vie. Or, je voulais lui parler, mais je n'ai pu arriver jusqu'а lui а cause de la foule, ce qui me contrarie fort, car j'ai besoin d'argent.

-- Hйlas, monsieur, dit Gringoire, je voudrais pouvoir vous en prкter ; niais si mes grиgues sont trouйes, ce n'est pas par les йcus.

Il n'osa pas dire au jeune homme qu'il connaissait son fiиre l'archidiacre, vers lequel il n'йtait pas retournй depuis la scиne de l'йglise, nйgligence qui l'embarrassait.

L'йcolier passa son chemin, et Gringoire se mit а suivre la foule qui montait l'escalier de la grand'chambre. Il estimait qu'il n'est rien de tel que le spectacle d'un procиs criminel pour dissiper la mйlancolie, tant les juges sont ordinairement d'une bкtise rйjouissante. Le peuple auquel il s'йtait mкlй marchait et se coudoyait en silence. Aprиs un lent et insipide piйtinement sous un long couloir sombre, qui serpentait dans le palais comme le canal intestinal du vieil йdifice, il parvint auprиs d'une porte basse qui dйbouchait sur une salle que sa haute taille lui permit d'explorer du regard par-dessus les tкtes ondoyantes de la cohue.

La salle йtait vaste et sombre, ce qui la faisait paraоtre plus vaste encore. Le jour tombait ; les longues fenкtres ogives ne laissaient plus pйnйtrer qu'un pвle rayon qui s'йteignait avant d'atteindre jusqu'а la voыte, йnorme treillis de charpentes sculptйes, dont les mille figures semblaient remuer confusйment dans l'ombre. Il y avait dйjа plusieurs chandelles allumйes за et lа sur des tables et rayonnant sur des tкtes de greffiers affaissйs dans des paperasses. La partie antйrieure de la salle йtait occupйe par la foule ; а droite et а gauche il y avait des hommes de robe а des tables ; au fond, sur une estrade, force juges dont les derniиres rangйes s'enfonзaient dans les tйnиbres ; faces immobiles et sinistres. Les murs йtaient semйs de fleurs de lys sans nombre. On distinguait vaguement un grand christ au-dessus des juges, et partout des piques et des hallebardes au bout desquelles la lumiиre des chandelles mettait des pointes de feu.

-- Monsieur, demanda Gringoire а l'un de ses voisins, qu'est-ce que c'est donc que toutes ces personnes rangйes lа-bas comme prйlats en concile ?

-- Monsieur, dit le voisin, ce sont les conseillers de la grand'chambre а droite, et les conseillers des enquкtes а gauche ; les maоtres en robes noires, et les messires en robes rouges.

-- Lа, au-dessus d'eux, reprit Gringoire, qu'est-ce que c'est que ce gros rouge qui sue ?

-- C'est monsieur le prйsident.

-- Et ces moutons derriиre lui ? poursuivit Gringoire, lequel, nous l'avons dйjа dit, n'aimait pas la magistrature. Ce qui tenait peut-кtre а la rancune qu'il gardait au Palais de Justice depuis sa mйsaventure dramatique.

-- Ce sont messieurs les maоtres des requкtes de l'Hфtel du Roi.

-- Et devant lui, ce sanglier ?

-- C'est monsieur le greffier de la cour de parlement.

-- Et а droite, ce crocodile ?

-- Maоtre Philippe Lheulier, avocat du roi extraordinaire.

-- Et а gauche, ce gros chat noir ?

-- Maоtre Jacques Charmolue, procureur du roi en cour d'йglise, avec messieurs de l'officialitй.

-- Or за, monsieur, dit Gringoire, que font donc tous ces braves gens-lа ?

-- Ils jugent.

-- Ils jugent qui ? je ne vois pas d'accusй.

-- C'est une femme, monsieur. Vous ne pouvez la voir. Elle nous tourne le dos, et elle nous est cachйe par la foule. Tenez, elle est lа oщ vous voyez un groupe de pertuisanes.

-- Qu'est-ce que cette femme ? demanda Gringoire. Savez-vous son nom ?

-- Non, monsieur. Je ne fais que d'arriver. Je prйsume seulement qu'il y a de la sorcellerie, parce que l'official assiste au procиs.

-- Allons ! dit notre philosophe, nous allons voir tous ces gens de robe manger de la chair humaine. C'est un spectacle comme un autre.

-- Monsieur, observa le voisin, est-ce que vous ne trouvez pas que maоtre Jacques Charmolue a l'air trиs doux ?

-- Hum ! rйpondit Gringoire. Je me mйfie d'une douceur qui a les narines pincйes et les lиvres minces.

Ici les voisins imposиrent silence aux deux causeurs. On йcoutait une dйposition importante.

-- Messeigneurs, disait, au milieu de la salle, une vieille dont le visage disparaissait tellement sous ses vкtements qu'on eыt dit un monceau de guenilles qui marchait, messeigneurs, la chose est aussi vraie qu'il est vrai que c'est moi qui suis la Falourdel, йtablie depuis quarante ans au Pont Saint-Michel, et payant exactement rentes, lods et censives, la porte vis-а-vis la maison de Tassin-Caillart, le teinturier, qui est du cфtй d'amont l'eau. - Une pauvre vieille а prйsent, une jolie fille autrefois, messeigneurs ! On me disait depuis quelques jours : La Falourdel, ne filez pas trop votre rouet le soir, le diable aime peigner avec ses cornes la quenouille des vieilles femmes. Il est sыr que le moine-bourru, qui йtait l'an passй du cфtй du Temple, rфde maintenant dans la Citй. La Falourdel, prenez garde qu'il ne cogne а votre porte. - Un soir, je filais mon rouet, on cogne а ma porte. Je demande qui. On jure. J'ouvre. Deux hommes entrent. Un noir avec un bel officier. On ne voyait que les yeux du noir, deux braises. Tout le reste йtait manteau et chapeau. Voilа qu'ils me disent : -- La chambre а Sainte-Marthe. - C'est ma chambre d'en haut, messeigneurs, ma plus propre. Ils me donnent un йcu. Je serre l'йcu dans mon tiroir, et je dis : -- Ce sera pour acheter demain des tripes а l'йcorcherie de la Gloriette. - Nous montons. Arrivйs а la chambre d'en haut, pendant que je tournais le dos, l'homme noir disparaоt. Cela m'йbahit un peu. L'officier, qui йtait beau comme un grand seigneur, redescend avec moi. Il sort. Le temps de filer un quart d'йcheveau, il rentre avec une belle jeune fille, une poupйe qui eыt brillй comme un soleil si elle eыt йtй coiffйe. Elle avait avec elle un bouc, un grand bouc, noir ou blanc, je ne sais plus. Voilа qui me fait songer. La fille, cela ne me regarde pas, mais le bouc !... Je n'aime pas ces bкtes-lа, elles ont une barbe et des cornes. Cela ressemble а un homme. Et puis, cela sent le samedi. Cependant, je ne dis rien. J'avais l'йcu. C'est juste, n'est-ce pas, monsieur le juge ? Je fais monter la fille et le capitaine а la chambre d'en haut, et je les laisse seuls, c'est-а-dire avec le bouc. Je descends et je me remets а filer. - Il faut vous dire que ma maison a un rez-de-chaussйe et un premier, elle donne par derriиre sur la riviиre, comme les autres maisons du pont, et la fenкtre du rez-de-chaussйe et la fenкtre du premier s'ouvrent sut l'eau. - J'йtais donc en train de filer. Je ne sais pourquoi je pensais а ce moine-bourru que le bouc m'avait remis en tкte, et puis la belle fille йtait un peu farouchement attifйe. - Tout а coup, j'entends un cri en haut, et choir quelque chose sur le carreau, et que la fenкtre s'ouvre. Je cours а la mienne qui est au-dessous, et je vois passer devant mes yeux une masse noire qui tombe dans l'eau. C'йtait un fantфme habillй en prкtre. Il faisait clair de lune. Je l'ai trиs bien vu. Il nageait du cфtй de la Citй. Alors, toute tremblante, j'appelle le guet. Ces messieurs de la douzaine entrent, et mкme dans le premier moment, ne sachant pas de quoi il s'agissait, comme ils йtaient en joie, ils m'ont battue. Je leur ai expliquй. Nous montons, et qu'est-ce que nous trouvons ? ma pauvre chambre tout en sang, le capitaine йtendu de son long avec un poignard dans le cou, la fille faisant la morte, et le bouc tout effarouchй. - Bon, dis-je, j'en aurai pour plus de quinze jours а laver le plancher. Il faudra gratter, ce sera terrible. - On a emportй l'officier, pauvre jeune homme ! et la fille toute dйbraillйe. - Attendez. Le pire, c'est que le lendemain, quand j'ai voulu prendre l'йcu pour acheter les tripes, j'ai trouvй une feuille sиche а la place.

La vieille se tut. Un murmure d'horreur circula dans l'auditoire. -- Ce fantфme, ce bouc, tout cela sent la magie, dit un voisin de Gringoire. -- Et cette feuille sиche ! ajouta un autre. -- Nul doute, reprit un troisiиme, c'est une sorciиre qui a des commerces avec le moine-bourru pour dйvaliser les officiers. - Gringoire lui-mкme n'йtait pas йloignй de trouver tout cet ensemble effrayant et vraisemblable.

-- Femme Falourdel, dit monsieur le prйsident avec majestй, n'avez-vous rien de plus а dire а la justice ?

-- Non, monseigneur, rйpondit la vieille, sinon que dans le rapport on a traitй ma maison de masure tortue et puante, ce qui est outrageusement parler. Les maisons du pont n'ont pas grande mine, parce qu'il y a foison de peuple, mais nйanmoins les bouchers ne laissent pas d'y demeurer, qui sont gens riches et mariйs а de belles femmes fort propres.

Le magistrat qui avait fait а Gringoire l'effet d'un crocodile se leva. -- Paix ! dit-il. Je prie messieurs de ne pas perdre de vue qu'on a trouvй un poignard sur l'accusйe. Femme Falourdel, avez-vous apportй cette feuille sиche en laquelle s'est transformй l'йcu que le dйmon vous avait donnй ?

-- Oui, monseigneur, rйpondit-elle, je l'ai retrouvйe. La voici.

Un huissier transmit la feuille morte au crocodile qui fit un signe de tкte lugubre et la passa au prйsident qui la renvoya au procureur du roi en cour d'йglise, de faзon qu'elle fit le tour de la salle. -- C'est une feuille de bouleau, dit maоtre Jacques Charmolue. Nouvelle preuve de la magie.

Un conseiller prit la parole. -- Tйmoin, deux hommes sont montйs en mкme temps chez vous. L'homme noir, que vous avez vu d'abord disparaоtre, puis nager en Seine avec des habits de prкtre, et l'officier. -- Lequel des deux vous a remis l'йcu ?

La vieille rйflйchit un moment et dit : -- C'est l'officier. Une rumeur parcourut la foule.

-- Ah ! pensa Gringoire, voilа qui fait hйsiter ma conviction.

Cependant maоtre Philippe Lheulier, l'avocat extraordinaire du roi, intervint de nouveau. -- Je rappelle а messieurs que, dans sa dйposition йcrite а son chevet, l'officier assassinй, en dйclarant qu'il avait eu vaguement la pensйe, au moment oщ l'homme noir l'avait accostй, que ce pourrait fort bien кtre le moine-bourru, ajoutait que le fantфme l'avait vivement pressй de s'aller accointer avec l'accusйe, et sur l'observation de lui, capitaine, qu'il йtait sans argent, lui avait donnй l'йcu dont ledit officier a payй la Falourdel. Donc l'йcu est une monnaie de l'enfer.

Cette observation concluante parut dissiper tous les doutes de Gringoire et des autres sceptiques de l'auditoire.

-- Messieurs ont le dossier des piиces, ajouta l'avocat du loi en s'asseyant, ils peuvent consulter le dire de Phoebus de Chвteaupers.

А ce nom l'accusйe se leva. Sa tкte dйpassa la foule. Gringoire йpouvantй reconnut la Esmeralda.

Elle йtait pвle ; ses cheveux, autrefois si gracieusement nattйs et pailletйs de sequins, tombaient en dйsordre ; ses lиvres йtaient bleues ; ses yeux creux effrayaient. Hйlas !

-- Phoebus ! dit-elle avec йgalement, oщ est-il ? Ф messeigneurs ! avant de me tuer, par grвce, dites-moi s'il vit encore !

-- Taisez-vous, femme, rйpondit le prйsident. Ce n'est pas lа notre affaire.

-- Oh ! par pitiй, dites-moi s'il est vivant ! reprit-elle en joignant ses belles mains amaigries ; et l'on entendait ses chaоnes frissonner le long de sa robe.

-- Eh bien ! dit sиchement l'avocat du roi, il se meurt.

-- Etes-vous contente ?

La malheureuse retomba sur sa sellette, sans voix, sans larmes, blanche comme une figure de cire.

Le prйsident se baissa vers un homme placй а ses pieds, qui avait un bonnet d'or et une robe noire, une chaоne au cou et une verge а la main.

-- Huissier, introduisez la seconde accusйe. Tous les yeux se tournиrent vers une petite porte qui s'ouvrit, et, а la grande palpitation de Gringoire, donna passage а une jolie chиvre aux cornes et aux pieds d'or. L'йlйgante bкte s'arrкta un moment sur le seuil, tendant le cou, comme si, dressйe а la pointe d'une roche, elle eыt eu sous les yeux un immense horizon. Tout а coup elle aperзut la bohйmienne, et, sautant par-dessus la table et la tкte d'un greffier, en deux bonds elle fut а ses genoux. Puis elle se roula gracieusement sur les pieds de sa maоtresse, sollicitant un mot ou une caresse ; mais l'accusйe resta immobile, et la pauvre Djali elle-mкme n'eut pas un regard.

-- Eh mais... c'est ma vilaine bкte, dit la vieille Falourdel, et je les reconnais bellement toutes deux !

Jacques Charmolue intervint. -- S'il plaоt а messieurs, nous procйderons а l'interrogatoire de la chиvre.

C'йtait en effet la seconde accusйe. Rien de plus simple alors qu'un procиs de sorcellerie intentй а un animal. On trouve, entre autres, dans les comptes de la prйvфtй pour 1466, un curieux dйtail des frais du procиs de Gillet-Soulart et de sa truie, exйcutйs pour leurs dйmйrites, а Corbeil. Tout y est, le coыt des fosses pour mettre la truie, les cinq cents bourrйes de cotrets pris sur le port de Morsant, les trois pintes de vin et le pain, dernier repas du patient fraternellement partagй par le bourreau, jusqu'aux onze jours de garde et de nourriture de la truie а huit deniers parisis chaque. Quelquefois mкme on allait plus loin que les bкtes. Les capitulaires de Charlemagne et de Louis le Dйbonnaire infligent de graves peines aux fantфmes enflammйs qui se permettraient de paraоtre dans l'air.

Cependant le procureur en cour d'йglise s'йtait йcriй : -- Si le dйmon qui possиde cette chиvre et qui a rйsistй а tous les exorcismes persiste dans ses malйfices, s'il en йpouvante la cour, nous le prйvenons que nous serons forcйs de requйrir contre lui le gibet ou le bыcher.

Gringoire eut la sueur froide. Charmolue prit sur une table le tambour de basque de la bohйmienne, et, le prйsentant d'une certaine faзon а la chиvre, il lui demanda : -- Quelle heure est-il ?

La chиvre le regarda d'un oeil intelligent, leva son pied dorй et frappa sept coups. Il йtait en effet sept heures. Un mouvement de terreur parcourut la foule.

Gringoire n'y put tenir.

-- Elle se perd ! cria-t-il tout haut. Vous voyez bien qu'elle ne sait ce qu'elle fait.

-- Silence aux manants du bout de la salle ! dit aigrement l'huissier.

Jacques Charmolue, а l'aide des mкmes manoeuvres du tambourin, fit faire а la chиvre plusieurs autres momeries, sur la date du jour, le mois de l'annйe, etc., dont le lecteur a dйjа йtй tйmoin. Et, par une illusion d'optique propre aux dйbats judiciaires, ces mкmes spectateurs, qui peut-кtre avaient plus d'une fois applaudi dans le carrefour aux innocentes malices de Djali, en furent effrayйs sous les voыtes du Palais de Justice. La chиvre йtait dйcidйment le diable.

Ce fut bien pis encore, quand, le procureur du roi ayant vidй sur le carreau un certain sac de cuir plein de lettres mobiles que Djali avait au cou, on vit la chиvre extraire avec sa patte de l'alphabet йpars ce nom fatal : Phoebus. Les sortilиges dont le capitaine avait йtй victime parurent irrйsistiblement dйmontrйs, et, aux yeux de tous, la bohйmienne, cette ravissante danseuse qui avait tant de fois йbloui les passants de sa grвce, ne fut plus qu'une effroyable stryge.

Du reste, elle ne donnait aucun signe de vie. Ni les gracieuses йvolutions de Djali, ni les menaces du parquet, ni les sourdes imprйcations de l'auditoire, rien n'arrivait plus а sa pensйe.

Il fallut, pour la rйveiller, qu'un sergent la secouвt sans pitiй et que le prйsident йlevвt solennellement la voix :

-- Fille, vous кtes de race bohиme, adonnйe aux malйfices. Vous avez, de complicitй avec la chиvre ensorcelйe impliquйe au procиs, dans la nuit du 29 mars dernier, meurtri et poignardй, de concert avec les puissances de tйnиbres, а l'aide de charmes et de pratiques, un capitaine des archers de l'ordonnance du roi, Phoebus de Chвteaupers. Persistez-vous а nier ?

-- Horreur ! cria la jeune fille en cachant son visage de ses mains. Mon Phoebus ! Oh ! c'est l'enfer !

-- Persistez-vous а nier ? demanda froidement le prйsident.

-- Si je le nie ! dit-elle d'un accent terrible, et elle s'йtait levйe et son oeil йtincelait.

Le prйsident continua carrйment : -- Alors comment expliquez-vous les faits а votre charge ?

Elle rйpondit d'une voix entrecoupйe i

-- Je l'ai dйjа dit. Je ne sais pas. C'est un prкtre. Un prкtre que je ne connais pas. Un prкtre infernal qui me poursuit !

-- C'est cela, reprit le juge. Le moine-bourru.

-- Ф messeigneurs ! ayez pitiй ! je ne suis qu'une pauvre fille...

-- D'Йgypte, dit le jugea.

Maоtre Jacques Charmolue prit la parole avec douceur :

-- Attendu l'obstination douloureuse de l'accusйe, je requiers l'application de la question.

-- Accordй, dit le prйsident.

La malheureuse frйmit de tout son corps. Elle se leva pourtant а l'ordre des pertuisaniers, et marcha d'un pas assez ferme, prйcйdйe de Charmolue et des prкtres de l'officialitй, entre deux rangs de hallebardes, vers une porte bвtarde qui s'ouvrit subitement et se referma sur elle, ce qui fit au triste Gringoire l'effet d'une gueule horrible qui venait de la dйvorer.

Quand elle disparut, on entendit un bкlement plaintif. C'йtait la petite chиvre qui pleurait.

L'audience fut suspendue. Un conseiller ayant fait observer que messieurs йtaient fatiguйs et que ce serait bien long d'attendre jusqu'а la fin de la torture, le prйsident rйpondit qu'un magistrat doit savoir se sacrifier а son devoir.

-- La fвcheuse et dйplaisante drфlesse, dit un vieux juge, qui se fait donner la question quand on n'a pas soupй !

II

SUITE DE L'ЙCU CHANGЙ EN FEUILLE SИCHE
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Aprиs quelques degrйs montйs et descendus dans des couloirs si sombres qu'on les йclairait de lampes en plein jour, la Esmeralda, toujours entourйe de son lugubre cortиge, fut poussйe par les sergents du palais dans une chambre sinistre. Cette chambre, de forme ronde, occupait le rez-de-chaussйe de l'une de ces grosses tours qui percent encore, dans notre siиcle, la couche d'йdifices modernes dont le nouveau Paris a recouvert l'ancien. Pas de fenкtre а ce caveau, pas d'autre ouverture que l'entrйe, basse et battue d'une йnorme porte de fer. La clartй cependant n'y manquait point. Un four йtait pratiquй dans l'йpaisseur du mur. Un gros feu y йtait allumй, qui remplissait le caveau de ses rouges rйverbйrations, et dйpouillait de tout rayonnement une misйrable chandelle posйe dans un coin. La herse de fer qui servait а fermer le four, levйe en ce moment, ne laissait voir, а l'orifice du soupirail flamboyant sur le mur tйnйbreux, que l'extrйmitй infйrieure de ses barreaux, comme une rangйe de dents noires, aiguлs et espacйes, ce qui faisait ressembler la fournaise а l'une de ces bouches de dragons qui jettent des flammes dans les lйgendes. А la lumiиre qui s'en йchappait, la prisonniиre vit tout autour de la chambre des instruments effroyables dont elle ne comprenait pas l'usage. Au milieu gisait un matelas de cuir presque posй а terre, sur lequel pendait une courroie а boucle, rattachйe а un anneau de cuivre que mordait un monstre camard sculptй dans la clef de la voыte. Des tenailles, des pinces, de larges fers de charrue, encombraient l'intйrieur du four et rougissaient pкle-mкle sur la braise. La sanglante lueur de la fournaise n'йclairait dans toute la chambre qu'un fouillis de choses horribles.

Ce tartare s'appelait simplement la chambre de la question.

Sur le lit йtait nonchalamment assis Pierrat Torterue, le tourmenteur-jurй. Ses valets, deux gnomes а face carrйe, а tablier de cuir, а brayes de toile, remuaient la ferraille sur les charbons.

La pauvre fille avait eu beau recueillir son courage. En pйnйtrant dans cette chambre, elle eut horreur.

Les sergents du bailli du Palais se rangиrent d'un cфtй, les prкtres de l'officialitй de l'autre. Un greffier, une йcritoire et une table йtaient dans un coin. Maоtre Jacques Charmolue s'approcha de l'йgyptienne avec un sourire trиs doux.

-- Ma chиre enfant, dit-il, vous persistez donc а nier ?

-- Oui, rйpondit-elle d'une voix dйjа йteinte.

-- En ce cas, reprit Charmolue, il sera bien douloureux pour nous de vous questionner avec plus d'instance que nous ne le voudrions. -- Veuillez prendre la peine de vous asseoir sur ce lit. -- Maоtre Pierrat, faites place а madamoiselle, et fermez la porte.

Pierrat se leva avec un grognement. -- Si je ferme la porte, murmura-t-il, mon feu va s'йteindre.

-- Eh bien, mon cher, repartit Charmolue, laissez-la ouverte.

Cependant la Esmeralda restait debout. Ce lit de cuir, oщ s'йtaient tordus tant de misйrables, l'йpouvantait. La terreur lui glaзait la moelle des os. Elle йtait lа, effarйe et stupide. А un signe de Charmolue, les deux valets la prirent et la posиrent assise sur le lit. Ils ne lui firent aucun mal, mais quand ces hommes la touchиrent, quand ce cuir la toucha, elle sentit tout son sang refluer vers son coeur. Elle jeta un regard йgarй autour de la chambre. Il lui sembla voir se mouvoir et marcher de toutes parts vers elle, pour lui grimper le long du corps et la mordre et la pincer, tous ces difformes outils de la torture, qui йtaient, parmi les instruments de tout genre qu'elle avait vus jusqu'alors, ce que sont les chauves-souris, les mille-pieds et les araignйes parmi les insectes et les oiseaux.

-- Oщ est le mйdecin ? demanda Charmolue.

-- Ici, rйpondit une robe noire qu'elle n'avait pas encore aperзue.

Elle frissonna.

-- Madamoiselle, reprit la voix caressante du procureur en cour d'йglise, pour la troisiиme fois persistez-vous а nier les faits dont vous кtes accusйe ?

Cette fois elle ne put que faire un signe de tкte. La voix lui manqua.

-- Vous persistez ? dit Jacques Charmolue. Alors, j'en suis dйsespйrй, mais il faut que je remplisse le devoir de mon office.

-- Monsieur le procureur du roi, dit brusquement Pierrat, par oщ commencerons-nous ?

Charmolue hйsita un moment avec la grimace ambiguл d'un poиte qui cherche une rime.

-- Par le brodequin, dit-il enfin. L'infortunйe se sentit si profondйment abandonnйe de Dieu et des hommes que sa tкte tomba sur sa poitrine comme une chose inerte qui n'a pas de force en soi.

Le tourmenteur et le mйdecin s'approchиrent d'elle а la fois. En mкme temps, les deux valets se mirent а fouiller dans leur hideux arsenal.

Au cliquetis de ces affreuses ferrailles, la malheureuse enfant tressaillit comme une grenouille morte qu'on galvanise. -- Oh ! murmura-t-elle, si bas que nul ne l'entendit, ф mon Phoebus ! - Puis elle se replongea dans son immobilitй et dans son silence de marbre. Ce spectacle eыt dйchirй tout autre coeur que des coeurs de juges. On eыt dit une pauvre вme pйcheresse questionnйe par Satan sous l'йcarlate guichet de l'enfer. Le misйrable corps auquel allait se cramponner cette effroyable fourmiliиre de scies, de roues et de chevalets, l'кtre qu'allaient manier ces вpres mains de bourreaux et de tenailles, c'йtait donc cette douce, blanche et fragile crйature. Pauvre grain de mil que la justice humaine donnait а moudre aux йpouvantables meules de la torture !

Cependant les mains calleuses des valets de Pierrat Torterue avaient brutalement mis а nu cette jambe charmante, ce petit pied qui avaient tant de fois йmerveillй les passants de leur gentillesse et de leur beautй dans les carrefours de Paris.

-- C'est dommage ! grommela le tourmenteur en considйrant ces formes si gracieuses et si dйlicates. Si l'archidiacre eыt йtй prйsent, certes, il se fыt souvenu en ce moment de son symbole de l'araignйe et de la mouche. Bientфt la malheureuse vit, а travers un nuage qui se rйpandait sur ses yeux, approcher le brodequin, bientфt elle vit son pied emboоtй entre les ais ferrйs disparaоtre sous l'effrayant appareil. Alors la terreur lui rendit de la force. -- Otez-moi cela ! cria-t-elle avec emportement. Et, se dressant tout йchevelйe : -- Grвce !

Elle s'йlanзa hors du lit pour se jeter aux pieds du procureur du roi, mais sa jambe йtait prise dans le lourd bloc de chкne et de ferrures, et elle s'affaissa sur le brodequin, plus brisйe qu'une abeille qui aurait un plomb sur l'aile.

А un signe de Charmolue, on la replaзa sur le lit, et deux grosses mains assujettirent а sa fine ceinture la courroie qui pendait de la voыte.

-- Une derniиre fois, avouez-vous les faits de la cause ? demanda Charmolue avec son imperturbable bйnignitй.

-- Je suis innocente.

-- Alors, madamoiselle, comment expliquez-vous les circonstances а votre charge ?

-- Hйlas, monseigneur ! je ne sais.

-- Vous niez donc ?

-- Tout !

-- Faites, dit Charmolue а Pierrat.

Pierrat tourna la poignйe du cric, le brodequin se resserra, et la malheureuse poussa un de ces horribles cris qui n'ont d'orthographe dans aucune langue humaine.

-- Arrкtez, dit Charmolue а Pierrat. -- Avouez-vous ? dit-il а l'йgyptienne.

-- Tout ! cria la misйrable fille. J'avoue ! j'avoue ! grвce !

Elle n'avait pas calculй ses forces en affrontant la question. Pauvre enfant dont la vie jusqu'alors avait йtй si joyeuse, si suave, si douce, la premiиre douleur l'avait vaincue.

-- L'humanitй m'oblige а vous dire, observa le procureur du roi, qu'en avouant c'est la mort que vous devez attendre.

-- Je l'espиre bien, dit-elle. Et elle retomba sur le lit de cuir, mourante, pliйe en deux, se laissant pendre а la courroie bouclйe sur sa poitrine.

-- Sus, ma belle, soutenez-vous un peu, dit maоtre Pierrat en la relevant. Vous avez l'air du mouton d'or qui est au cou de monsieur de Bourgogne.

Jacques Charmolue йleva la voix.

-- Greffier, йcrivez. -- Jeune fille bohиme, vous avouez votre participation aux agapes, sabbats et malйfices de l'enfer, avec les larves, les masques et les stryges ? Rйpondez.

-- Oui, dit-elle, si bas que sa parole se perdait dans son souffle.

-- Vous avouez avoir vu le bйlier que Belzйbuth fait paraоtre dans les nuйes pour rassembler le sabbat, et qui n'est vu que des sorciers ?

-- Oui.

-- Vous confessez avoir adorй les tкtes de Bophomet, ces abominables idoles des templiers ?

-- Oui.

-- Avoir eu commerce habituel avec le diable sous la forme d'une chиvre familiиre, jointe au procиs ?

-- Oui.

-- Enfin, vous avouez et confessez avoir, а l'aide du dйmon, et du fantфme vulgairement appelй le moine-bourru, dans la nuit du vingt-neuviиme mars dernier, meurtri et assassinй un capitaine nommй Phoebus de Chвteaupers ?

Elle leva sur le magistrat ses grands yeux fixes, et rйpondit comme machinalement, sans convulsion et sans secousse : -- Oui. Il йtait йvident que tout йtait brisй en elle.

-- Йcrivez, greffier, dit Charmolue. Et s'adressant aux tortionnaires : -- Qu'on dйtache la prisonniиre, et qu'on la ramиne а l'audience.

Quand la prisonniиre fut dйchaussйe, le procureur en cour d'йglise examina son pied encore engourdi par la douleur.

-- Allons ! dit-il, il n'y a pas grand mal. Vous avez criй а temps. Vous pourriez encore danser, la belle !

Puis il se tourna vers ses acolytes de l'officialitй. -- Voilа enfin la justice йclairйe ! Cela soulage, messieurs ! Madamoiselle nous rendra ce tйmoignage, que nous avons agi avec toute la douceur possible.

III

FIN DE L'ЙCU CHANGЙ EN FEUILLE SИCHE
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Quand elle rentra, pвle et boitant, dans la salle d'audience un murmure gйnйral de plaisir l'accueillit. De la part de l'auditoire, c'йtait ce sentiment d'impatience satisfaite qu'on йprouve au thйвtre а l'expiration du dernier entr'acte de la comйdie, lorsque la toile se relиve et que la fin va commencer. De la part des juges, c'йtait espoir de bientфt souper. La petite chиvre aussi bкla de joie. Elle voulut courir vers sa maоtresse, mais on l'avait attachйe au banc.

La nuit йtait tout а fait venue. Les chandelles, dont on n'avait pas augmentй le nombre, jetaient si peu de lumiиre qu'on ne voyait pas les murs de la salle. Les tйnиbres y enveloppaient tous les objets d'une sorte de brume. Quelques faces apathiques de juges y ressortaient а peine. Vis-а-vis d'eux, а l'extrйmitй de la longue salle, ils pouvaient voir un point de blancheur vague se dйtacher sur le fond sombre. C'йtait l'accusйe.

Elle s'йtait traоnйe а sa place. Quand Charmolue se fut installй magistralement а la sienne, il s'assit, puis se releva, et dit, sans laisser percer trop de vanitй de son succиs : -- L'accusйe a tout avouй.

-- Fille bohиme, reprit le prйsident, vous avez avouй tous vos faits de magie, de prostitution et d'assassinat sur Phoebus de Chвteaupers ?

Son coeur se serra. On l'entendit sangloter dans l'ombre. -- Tout ce que vous voudrez, rйpondit-elle faiblement, mais tuez-moi vite !

-- Monsieur le procureur du roi en cour d'йglise, dit le prйsident, la chambre est prкte а vous entendre en vos rйquisitions.

Maоtre Charmolue exhiba un effrayant cahier, et se mit а lire avec force gestes et l'accentuation exagйrйe de la plaidoirie une oraison en latin oщ toutes les preuves du procиs s'йchafaudaient sur des pйriphrases cicйroniennes flanquйes de citations de Plaute, son comique favori. Nous regrettons de ne pouvoir offrir а nos lecteurs ce morceau remarquable. L'orateur le dйbitait avec une action merveilleuse. Il n'avait pas achevй l'exorde, que dйjа la sueur lui sortait du front et les yeux de la tкte. Tout а coup, au beau milieu d'une pйriode, il s'interrompit, et son regard, d'ordinaire assez doux et mкme assez bкte, devint foudroyant. -- Messieurs, s'йcria-t-il (cette fois en franзais, car ce n'йtait pas dans le cahier), Satan est tellement mкlй dans cette affaire que le voilа qui assiste а nos dйbats et fait singerie de leur majestй. Voyez !

En parlant ainsi, il dйsignait de la main la petite chиvre, qui, voyant gesticuler Charmolue, avait cru en effet qu'il йtait а propos d'en faire autant, et s'йtait assise sur le derriиre, reproduisant de son mieux, avec ses pattes de devant et sa tкte barbue, la pantomime pathйtique du procureur du roi en cour d'йglise. C'йtait, si l'on s'en souvient, un de ses plus gentils talents. Cet incident, cette derniиre preuve, fit grand effet. On lia les pattes а la chиvre, et le procureur du roi reprit le fil de son йloquence.

Cela fut trиs long, mais la pйroraison йtait admirable. En voici la derniиre phrase ; qu'on y ajoute la voix enrouйe et le geste essouflй de maоtre Charmolue. -- Ideo, Domni, coram stryga demonstrata, crimine patente, intentione criminis existente, in nomine sanctae ecclesiae Nostrae-Dominae Parisiensis, quae est in saisina habendi omnimodam altam et bassam justitiam in illa hac intemerata Civitatis insula, tenore praesentium declaramus nos requirere, primo, aliquandam peruniarium indemnitatem ; secundo, amendationem honorabilem ante portalium maximum Nostrae-Dominae, ecclesia cathedralis ; tertio, sententiam in virtute cujus ista stryga cum sua capella, seu in trivio vulgariter dicto la Grиve, seu in insula exeunte in fluvio Sequanae, juxta pointam jardini regalis, executatae sint !

Il remit son bonnet, et se rassit.

-- Eheu ! soupira Gringoire navrй, bassa latinitas !

Un autre homme en robe noire se leva prиs de l'accusйe. C'йtait son avocat. Les juges, а jeun, commencиrent а murmurer.

-- Avocat, soyez bref, dit le prйsident.

-- Monsieur le prйsident, rйpondit l'avocat, puisque la dйfenderesse a confessй le crime, je n'ai plus qu'un mot а dire а messieurs. Voici un texte de la loi salique : " Si une stryge a mangй un homme, et qu'elle en soit convaincue, elle paiera une amende de huit mille deniers, qui font deux cents sous d'or. " Plaise а la chambre condamner ma cliente а l'amende.

-- Texte abrogй, dit l'avocat du roi extraordinaire.

-- Nego, rйpliqua l'avocat.

-- Aux voix ! dit un conseiller ; le crime est patent, et il est tard.

On alla aux voix sans quitter la salle. Les juges opinиrent du bonnet, ils йtaient pressйs. On voyait leurs tкtes chaperonnйes se dйcouvrir l'une aprиs l'autre dans l'ombre а la question lugubre que leur adressait tout bas le prйsident. La pauvre accusйe avait l'air de les regarder, mais son oeil trouble ne voyait plus.

Puis le greffier se mit а йcrire ; puis il passa au prйsident un long parchemin.

Alors la malheureuse entendit le peuple se remuer, les piques s'entre-choquer et une voix glaciale qui disait :

-- Fille bohиme, le jour qu'il plaira au roi notre sire, а l'heure de midi, vous serez menйe dans un tombereau, en chemise, pieds nus, la corde au cou, devant le grand portail de Notre-Dame, et y ferez amende honorable avec une torche de cire du poids de deux livres а la main, et de lа serez menйe en place de Grиve, oщ vous serez pendue et йtranglйe au gibet de la ville ; et cette votre chиvre pareillement ; et paierez а l'official trois lions d'or, en rйparation des crimes, par vous commis et par vous confessйs, de sorcellerie, de magie, de luxure et de meurtre sur la personne du sieur Phoebus de Chвteaupers, Dieu ait votre вme !

-- Oh ! c'est un rкve ! murmura-t-elle, et elle sentit de rudes mains qui l'emportaient.

IV

LASCIATE OGNI SPERANZAI
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Au moyen-вge, quand un йdifice йtait complet, il y en avait presque autant dans la terre que dehors. А moins d'кtre bвtis sur pilotis, comme Notre-Dame, un palais, une forteresse, une йglise avaient toujours un double fond. Dans les cathйdrales, c'йtait en quelque sorte une autre cathйdrale souterraine, basse, obscure, mystйrieuse, aveugle et muette, sous la nef supйrieure qui regorgeait de lumiиre et retentissait d'orgues et de cloches jour et nuit ; quelquefois c'йtait un sйpulcre. Dans les palais, dans les bastilles, c'йtait une prison, quelquefois aussi un sйpulcre, quelquefois les deux ensemble. Ces puissantes bвtisses, dont nous avons expliquй ailleurs le mode de formation et de vйgйtation, n'avaient pas simplement des fondations, mais, pour ainsi dire, des racines qui s'allaient ramifiant dans le sol en chambres, en galeries, en escaliers comme la construction d'en haut. Ainsi, йglises, palais, bastilles avaient de la terre а mi-corps. Les caves d'un йdifice йtaient un autre йdifice oщ l'on descendait au lieu de monter, et qui appliquait ses йtages souterrains sous le monceau d'йtages extйrieurs du monument, comme ces forкts et ces montagnes qui se renversent dans l'eau miroitante d'un lac au-dessous des forкts et des montagnes du bord.

А la bastille Saint-Antoine, au Palais de Justice de Paris, au Louvre, ces йdifices souterrains йtaient des prisons. Les йtages de ces prisons, en s'enfonзant dans le sol, allaient se rйtrйcissant et s'assombrissant. C'йtaient autant de zones oщ s'йchelonnaient les nuances de l'horreur. Dante n'a rien pu trouver de mieux pour son enfer. Ces entonnoirs de cachots aboutissaient d'ordinaire а un cul de basse-fosse а fond de cuve oщ Dante a mis Satan, oщ la sociйtй mettait le condamnй а mort. Une fois une misйrable existence enterrйe lа, adieu le jour, l'air, la vie, ogni speranza. Elle n'en sortait que pour le gibet ou le bыcher. Quelquefois elle y pourrissait. La justice humaine appelait cela oublier. Entre les hommes et lui, le condamnй sentait peser sur sa tкte un entassement de pierres et de geфliers, et la prison tout entiиre, la massive bastille n'йtait plus qu'une йnorme serrure compliquйe qui le cadenassait hors du monde vivant.

C'est dans un fond de cuve de ce genre, dans les oubliettes creusйes par saint Louis, dans l'in-pace de la Tournelle, qu'on avait, de peur d'йvasion sans doute, dйposй la Esmeralda condamnйe au gibet, avec le colossal Palais de Justice sur la tкte. Pauvre mouche qui n'eыt pu remuer le moindre de ses moellons !

Certes, la providence et la sociйtй avaient йtй йgalement injustes, un tel luxe de malheur et de torture n'йtait pas nйcessaire pour briser une si frкle crйature.

Elle йtait lа, perdue dans les tйnиbres, ensevelie, enfouie, murйe. Qui l'eыt pu voir en cet йtat, aprиs l'avoir vue rire et danser au soleil, eыt frйmi. Froide comme la nuit, froide comme la mort, plus un souffle d'air dans ses cheveux, plus un bruit humain а son oreille, plus une lueur de jour dans ses yeux, brisйe en deux, йcrasйe de chaоnes, accroupie prиs d'une cruche et d'un pain sur un peu de paille dans la mare d'eau qui se formait sous elle des suintements du cachot, sans mouvement, presque sans haleine, elle n'en йtait mкme plus а souffrir, Phoebus, le soleil, midi, le grand air, les rues de Paris, les danses aux applaudissements, les doux babillages d'amour avec l'officier, puis le prкtre, la matrulle, le poignard, le sang, la torture, le gibet, tout cela repassait bien encore dans son esprit, tantфt comme une vision chantante et dorйe, tantфt comme un cauchemar difforme ; mais ce n'йtait plus qu'une lutte horrible et vague qui se perdait dans les tйnиbres, ou qu'une musique lointaine qui se jouait lа-haut sur la terre, et qu'on n'entendait plus а la profondeur oщ la malheureuse йtait tombйe.

Depuis qu'elle йtait lа, elle ne veillait ni ne dormait. Dans cette infortune, dans ce cachot, elle ne pouvait pas plus distinguer la veille du sommeil, le rкve de la rйalitй, que le jour de la nuit. Tout cela йtait mкlй, brisй, flottant, rйpandu confusйment dans sa pensйe. Elle ne sentait plus, elle ne savait plus, elle ne pensait plus. Tout au plus elle songeait. Jamais crйature vivante n'avait йtй engagйe si avant dans le nйant.

Ainsi engourdie, gelйe, pйtrifiйe, а peine avait-elle remarquй deux ou trois fois le bruit d'une trappe qui s'йtait ouverte quelque part au-dessus d'elle, sans mкme laisser passer un peu de lumiиre, et par laquelle une main lui avait jetй une croыte de pain noir. C'йtait pourtant l'unique communication qui lui restвt avec les hommes, la visite pйriodique du geфlier.

Une seule chose occupait encore machinalement son oreille : au-dessus de sa tкte l'humiditй filtrait а travers les pierres moisies de la voыte, et а intervalles йgaux une goutte d'eau s'en dйtachait. Elle йcoutait stupidement le bruit que faisait cette goutte d'eau en tombant dans la mare а cфtй d'elle.

Cette goutte d'eau tombant dans cette mare, c'йtait lа le seul mouvement qui remuвt encore autour d'elle, la seule horloge qui marquвt le temps, le seul bruit qui vint jusqu'а elle de tout le bruit qui se fait sur la surface de la terre.

Pour tout dire, elle sentait aussi de temps en temps, dans ce cloaque de fange et de tйnиbres, quelque chose de froid qui lui passait за et lа sur le pied ou sur le bras, et elle frissonnait.

Depuis combien de temps y йtait-elle, elle ne le savait. Elle avait souvenir d'un arrкt de mort prononcй quelque part contre quelqu'un, puis qu'on l'avait emportйe, elle, et qu'elle s'йtait rйveillйe dans la nuit et dans le silence, glacйe. Elle s'йtait traоnйe sur les mains, alors des anneaux de fer lui avaient coupй la cheville du pied, et des chaоnes avaient sonnй. Elle avait reconnu que tout йtait muraille autour d'elle, qu'il y avait au-dessous d'elle une dalle couverte d'eau et une botte de paille. Mais ni lampe, ni soupirail. Alors, elle s'йtait assise sur cette paille, et quelquefois, pour changer de posture, sur la derniиre marche d'un degrй de pierre qu'il y avait dans son cachot. Un moment, elle avait essayй de compter les noires minutes que lui mesurait la goutte d'eau, mais bientфt ce triste travail d'un cerveau malade s'йtait rompu de lui-mкme dans sa tкte et l'avait laissйe dans la stupeur.

Un jour enfin ou une nuit (car minuit et midi avaient mкme couleur dans ce sйpulcre), elle entendit au-dessus d'elle un bruit plus fort que celui que faisait d'ordinaire le guichetier quand il lui apportait son pain et sa cruche. Elle leva la tкte, et vit un rayon rougeвtre passer а travers les fentes de l'espиce de porte ou de trappe pratiquйe dans la voыte de l'in-pace. En mкme temps la lourde ferrure cria, la trappe grinзa sur ses gonds rouillйs, tourna, et elle vit une lanterne, une main et la partie infйrieure du corps de deux hommes, la porte йtant trop basse pour qu'elle pыt apercevoir leurs tкtes. La lumiиre la blessa si vivement qu'elle ferma les yeux.

Quand elle les rouvrit, la porte йtait refermйe, le falot йtait posй sur un degrй de l'escalier, un homme, seul, йtait debout devant elle. Une cagoule noire lui tombait jusqu'aux pieds, un caffardum de mкme couleur lui cachait le visage. On ne voyait rien de sa personne, ni sa face ni ses mains. C'йtait un long suaire noir qui se tenait debout, et sous lequel on sentait remuer quelque chose. Elle regarda fixement quelques minutes cette espиce de spectre. Cependant, elle ni lui ne parlaient. On eыt dit deux statues qui se confrontaient. Deux choses seulement semblaient vivre dans le caveau ; la mиche de la lanterne qui pйtillait а cause de l'humiditй de l'atmosphиre, et la goutte d'eau de la voыte qui coupait cette crйpitation irrйguliиre de son clapotement monotone et faisait trembler la lumiиre de la lanterne en moires concentriques sur l'eau huileuse de la mare.

Enfin la prisonniиre rompit le silence :- - Qui кtes-vous ?

-- Un prкtre.

Le mot, l'accent, le son de voix, la firent tressaillir.

Le prкtre poursuivit en articulant sourdement : -- Etes-vous prйparйe ?

-- А quoi ?

-- А mourir.

-- Oh ! dit-elle, sera-ce bientфt ?

-- Demain.

Sa tкte, qui s'йtait levйe avec joie, revint frapper sa poitrine. -- C'est encore bien long ! murmura-t-elle ; qu'est-ce que cela leur faisait, aujourd'hui ?

-- Vous кtes donc trиs malheureuse ? demanda le prкtre aprиs un silence.

-- J'ai bien froid, rйpondit-elle.

Elle prit ses pieds avec ses mains, geste habituel aux malheureux qui ont froid et que nous avons dйjа vu faire а la recluse de la Tour-Roland, et ses dents claquaient.

Le prкtre parut promener de dessous son capuchon ses yeux dans le cachot.

-- Sans lumiиre ! sans feu ! dans l'eau ! c'est horrible !

-- Oui, rйpondit-elle avec l'air йtonnй que le malheur lui avait donnй. Le jour est а tout le monde. Pourquoi ne me donne-t-on que la nuit ?

-- Savez-vous, reprit le prкtre aprиs un nouveau silence, pourquoi vous кtes ici ?

-- Je crois que je l'ai su, dit-elle en passant ses doigts maigres sur ses sourcils comme pour aider sa mйmoire, mais je ne le sais plus.

Tout а coup elle se mit а pleurer comme un enfant. -- Je voudrais sortir d'ici, monsieur. J'ai froid, j'ai peur, et il y a des bкtes qui me montent le long du corps.

-- Eh bien, suivez-moi.

En parlant ainsi, le prкtre lui prit le bras. La malheureuse йtait gelйe jusque dans les entrailles, cependant cette main lui fit une impression de froid.

-- Oh ! murmura-t-elle, c'est la main glacйe de la mort. -- Qui кtes-vous donc ?

Le prкtre releva son capuchon. Elle regarda. C'йtait ce visage sinistre qui la poursuivait depuis si longtemps, cette tкte de dйmon qui lui йtait apparue chez la Falourdel au-dessus de la tкte adorйe de son Phoebus, cet oeil qu'elle avait vu pour la derniиre fois briller prиs d'un poignard.

Cette apparition, toujours si fatale pour elle, et qui l'avait ainsi poussйe de malheur en malheur jusqu'au supplice, la tira de son engourdissement. Il lui sembla que l'espиce de voile qui s'йtait йpaissi sur sa mйmoire se dйchirait. Tous les dйtails de sa lugubre aventure, depuis la scиne nocturne chez la Falourdel jusqu'а sa condamnation а la Tournelle, lui revinrent а la fois dans l'esprit, non pas vagues et confus comme jusqu'alors, mais distincts, crus, tranchйs, palpitants, terribles. Ces souvenirs а demi effacйs, et presque oblitйrйs par l'excиs de la souffrance, la sombre figure qu'elle avait devant elle les raviva, comme l'approche du feu fait ressortir toutes fraоches sur le papier blanc les lettres invisibles qu'on y a tracйes avec de l'encre sympathique. Il lui sembla que toutes les plaies de son coeur se rouvraient et saignaient а la fois.

-- Hah ! cria-t-elle, les mains sur ses yeux et avec un tremblement convulsif, c'est le prкtre !

Puis elle laissa tomber ses bras dйcouragйs, et resta assise, la tкte baissйe, l'oeil fixй а terre, muette, et continuant de trembler.

Le prкtre la regardait de l'oeil d'un milan qui a longtemps planй en rond du plus haut du ciel autour d'une pauvre alouette tapie dans les blйs, qui a longtemps rйtrйci en silence les cercles formidables de son vol, et tout а coup s'est abattu sur sa proie comme la flиche de l'йclair, et la tient pantelante dans sa griffe.

Elle se mit а murmurer tout bas : -- Achevez ! achevez ! le dernier coup ! - Et elle enfonзait sa tкte avec terreur entre ses йpaules, comme la brebis qui attend le coup de massue du boucher.

-- Je vous fais donc horreur ? dit-il enfin.

Elle ne rйpondit pas.

-- Est-ce que je vous fais horreur ? rйpйta-t-il.

Ses lиvres se contractиrent comme si elle souriait. -- Oui, dit-elle, le bourreau raille le condamnй. Voilа des mois qu'il me poursuit, qu'il me menace, qu'il m'йpouvante ! Sans lui, mon Dieu, que j'йtais heureuse ! C'est lui qui m'a jetйe dans cet abоme ! Ф ciel ! c'est lui qui a tuй... c'est lui qui l'a tuй ! mon Phoebus !

Ici, йclatant en sanglots et levant les yeux sur le prкtre : -- Oh ! misйrable ! qui кtes-vous ? que vous ai-je fait ? vous me haпssez donc bien ? Hйlas ! qu'avez-vous contre moi ?

-- Je t'aime ! cria le prкtre.

Ses larmes s'arrкtиrent subitement. Elle le regarda avec un regard d'idiot. Lui йtait tombй а genoux et la couvait d'un oeil de flamme.

-- Entends-tu ? je t'aime ! cria-t-il encore.

-- Quel amour ! dit la malheureuse en frйmissant.

Il reprit : -- L'amour d'un damnй.

Tous deux restиrent quelques minutes silencieux, йcrasйs sous la pesanteur de leurs йmotions, lui insensй, elle stupide.

-- Ecoute, dit enfin le prкtre, et un calme singulier lui йtait revenu. Tu vas tout savoir. Je vais te dire ce que jusqu'ici j'ai а peine osй me dire а moi-mкme, lorsque j'interrogeais furtivement ma conscience а ces heures profondes de la nuit oщ il y a tant de tйnиbres qu'il semble que Dieu ne nous voit plus. Йcoute. Avant de te rencontrer, jeune fille, j'йtais heureux...

-- Et moi ! soupira-t-elle faiblement.

-- Ne m'interromps pas. - Oui, j'йtais heureux, je croyais l'кtre du moins. J'йtais pur, j'avais l'вme pleine d'une clartй limpide. Pas de tкte qui s'йlevвt plus fiиre et plus radieuse que la mienne. Les prкtres me consultaient sur la chastetй, les docteurs sur la doctrine. Oui, la science йtait tout pour moi. C'йtait une soeur, et une soeur me suffisait. Ce n'est pas qu'avec l'вge il ne me fыt venu d'autres idйes. Plus d'une fois ma chair s'йtait йmue au passage d'une forme de femme. Cette force du sexe et du sang de l'homme que, fol adolescent, j'avais cru йtouffer pour la vie, avait plus d'une fois soulevй convulsivement la chaоne des voeux de fer qui me scellent, misйrable, aux froides pierres de l'autel. Mais le jeыne, la priиre, l'йtude, les macйrations du cloоtre, avaient refait l'вme maоtresse du corps. Et puis, j'йvitais les femmes. D'ailleurs, je n'avais qu'а ouvrir un livre pour que toutes les impures fumйes de mon cerveau s'йvanouissent devant la splendeur de la science. En peu de minutes, je sentais fuir au loin les choses йpaisses de la terre, et je me retrouvais calme, йbloui et serein en prйsence du rayonnement tranquille de la vйritй йternelle. Tant que le dйmon n'envoya pour m'attaquer que de vagues ombres de femmes qui passaient йparses sous mes yeux, dans l'йglise, dans les rues, dans les prйs, et qui revenaient а peine dans mes songes, je le vainquis aisйment. Hйlas ! si la victoire ne m'est pas restйe, la faute en est а Dieu, qui n'a pas fait l'homme et le dйmon de force йgale. - Йcoute. Un jour...

Ici le prкtre s'arrкta, et la prisonniиre entendit sortir de sa poitrine des soupirs qui faisaient un bruit de rвle et d'arrachement.

Il reprit :

--... Un jour, j'йtais appuyй а la fenкtre de ma cellule... - Quel livre lisais-je donc ? Oh ! tout cela est un tourbillon dans ma tкte. - Je lisais. La fenкtre donnait sur une place. J'entends un bruit de tambour et de musique. Fвchй d'кtre ainsi troublй dans ma rкverie, je regarde dans la place. Ce que je vis, il y en avait d'autres que moi qui le voyaient, et pourtant ce n'йtait pas un spectacle fait pour des yeux humains. Lа, au milieu du pavй, - il йtait midi, - un grand soleil, - une crйature dansait. Une crйature si belle que Dieu l'eыt prйfйrйe а la Vierge, et l'eыt choisie pour sa mиre, et eыt voulu naоtre d'elle si elle eыt existй quand il se fit homme ! Ses yeux йtaient noirs et splendides, au milieu de sa chevelure noire quelques cheveux que pйnйtrait le soleil blondissaient comme des fils d'or. Ses pieds disparaissaient dans leur mouvement comme les rayons d'une roue qui tourne rapidement. Autour de sa tкte, dans ses nattes noires, il y avait des plaques de mйtal qui pйtillaient au soleil et faisaient а son front une couronne d'йtoiles. Sa robe semйe de paillettes scintillait bleue et piquйe de mille йtincelles comme une nuit d'йtй. Ses bras souples et bruns se nouaient et se dйnouaient autour de sa taille comme deux йcharpes. La forme de son corps йtait surprenante de beautй. Oh ! la resplendissante figure qui se dйtachait comme quelque chose de lumineux dans la lumiиre mкme du soleil !... - Hйlas ! jeune fille, c'йtait toi. - Surpris, enivrй, charmй, je me laissai aller а te regarder. Je te regardai tant que tout а coup je frissonnai d'йpouvante, je sentis que le sort me saisissait.

Le prкtre, oppressй, s'arrкta encore un moment. Puis il continua.

-- Dйjа а demi fascinй, j'essayai de me cramponner а quelque chose et de me retenir dans ma chute. Je me rappelai les embыches que Satan m'avait dйjа tendues. La crйature qui йtait sous mes yeux avait cette beautй surhumaine qui ne peut venir que du ciel ou de l'enfer. Ce n'йtait pas lа une simple fille faite avec un peu de notre terre, et pauvrement йclairйe а l'intйrieur par le vacillant rayon d'une вme de femme. C'йtait un ange ! mais de tйnиbres, mais de flamme et non de lumiиre. Au moment oщ je pensais cela, je vis prиs de toi une chиvre, une bкte du sabbat, qui me regardait en riant. Le soleil de midi lui faisait des cornes de feu. Alors j'entrevis le piиge du dйmon, et je ne doutai plus que tu ne vinsses de l'enfer et que tu n'en vinsses pour ma perdition. Je le crus.

Ici le prкtre regarda en face la prisonniиre et ajouta froidement :

-- Je le crois encore. - Cependant le charme opйrait peu а peu, ta danse me tournoyait dans le cerveau, je sentais le mystйrieux malйfice s'accomplir en moi, tout ce qui aurait dы veiller s'endormait dans mon вme, et comme ceux qui meurent dans la neige je trouvais du plaisir а laisser venir ce sommeil. Tout а coup, tu te mis а chanter. Que pouvais-je faire, misйrable ? Ton chant йtait plus charmant encore que ta danse. Je voulus fuir. Impossible. J'йtais clouй, j'йtais enracinй dans le sol. Il me semblait que le marbre de la dalle m'йtait montй jusqu'aux genoux. Il fallut rester jusqu'au bout. Mes pieds йtaient de glace, ma tкte bouillonnait. Enfin, tu eus peut-кtre pitiй de moi, tu cessas de chanter, tu disparus. Le reflet de l'йblouissante vision, le retentissement de la musique enchanteresse s'йvanouirent par degrйs dans mes yeux et dans mes oreilles. Alors je tombai dans l'encoignure de la fenкtre, plus raide et plus faible qu'une statue descellйe. La cloche de vкpres me rйveilla. Je me relevai, je m'enfuis, mais, hйlas ! il y avait en moi quelque chose de tombй qui ne pouvait se relever, quelque chose de survenu que je ne pouvais fuir.

Il fit encore une pause, et poursuivit :

-- Oui, а dater de ce jour, il y eut en moi un homme que je ne connaissais pas. Je voulus user de tous mes remиdes, le cloоtre, l'autel, le travail, les livres. Folie ! Oh ! que la science sonne creux quand on y vient heurter avec dйsespoir une tкte pleine de passions ! Sais-tu, jeune fille, ce que je voyais toujours dйsormais entre le livre et moi ? Toi, ton ombre, l'image de l'apparition lumineuse qui avait un jour traversй l'espace devant moi. Mais cette image n'avait plus la mкme couleur ; elle йtait sombre, funиbre, tйnйbreuse comme le cercle noir qui poursuit longtemps la vue de l'imprudent qui a regardй fixement le soleil.

Ne pouvant m'en dйbarrasser, entendant toujours ta chanson bourdonner dans ma tкte, voyant toujours tes pieds danser sur mon brйviaire, sentant toujours la nuit en songe ta forme glisser sur ma chair, je voulus te revoir, te toucher, savoir qui tu йtais, voir si je te retrouverais bien pareille а l'image idйale qui m'йtait restйe de toi, briser peut-кtre mon rкve avec la rйalitй. En tout cas, j'espйrais qu'une impression nouvelle effacerait la premiиre, et la premiиre m'йtait devenue insupportable. Je te cherchai. Je te revis. Malheur ! Quand je t'eus vue deux fois, je voulus te voir mille, je voulus te voir toujours. Alors, - comment enrayer sur cette pente de l'enfer ? - alors je ne m'appartins plus. L'autre bout du fil que le dйmon m'avait attachй aux ailes, il l'avait nouй а ton pied. Je devins vague et errant comme toi. Je t'attendais sous les porches, je t'йpiais au coin des rues, je te guettais du haut de ma tour. Chaque soir, je rentrais en moi-mкme plus charmй, plus dйsespйrй, plus ensorcelй, plus perdu !

J'avais su qui tu йtais, йgyptienne, bohйmienne, gitane, zingara, comment douter de la magie ? Йcoute. J'espйrai qu'un procиs me dйbarrasserait du charme. Une sorciиre avait enchantй Bruno d'Ast, il la fit brыler et fut guйri. Je le savais. Je voulus essayer du remиde. J'essayai d'abord de te faire interdire le parvis Notre-Dame, espйrant t'oublier si tu ne revenais plus. Tu n'en tins compte. Tu revins. Puis il me vint l'idйe de t'enlever. Une nuit je le tentai. Nous йtions deux. Nous te tenions dйjа, quand ce misйrable officier survint. Il te dйlivra. Il commenзait ainsi ton malheur, le mien et le sien. Enfin, ne sachant plus que faire et que devenir, je te dйnonзai а l'official. Je pensais que je serais guйri, comme Bruno d'Ast. Je pensais aussi confusйment qu'un procиs te livrerait а moi, que dans une prison je te tiendrais, je t'aurais, que lа tu ne pourrais m'йchapper, que tu me possйdais depuis assez longtemps pour que je te possйdasse aussi а mon tour. Quand on fait le mal, il faut faire tout le mal. Dйmence de s'arrкter а un milieu dans le monstrueux ! L'extrйmitй du crime a des dйlires de joie. Un prкtre et une sorciиre peuvent s'y fondre en dйlices sur la botte de paille d'un cachot !

Je te dйnonзai donc. C'est alors que je t'йpouvantais dont mes rencontres. Le complot que je tramais contre toi, l'orage que j'amoncelais sur ta tкte s'йchappait de moi en menaces et en йclairs. Cependant j'hйsitais encore. Mon projet avait des cфtйs effroyables qui me faisaient reculer.

Peut-кtre y aurais-je renoncй, peut-кtre ma hideuse pensйe se serait-elle dessйchйe dans mon cerveau sans porter son fruit. Je croyais qu'il dйpendrait toujours de moi de suivre ou de rompre ce procиs. Mais toute mauvaise pensйe est inexorable et veut devenir un fait ; mais lа oщ je me croyais tout-puissant, la fatalitй йtait plus puissante que moi. Hйlas ! hйlas ! c'est elle qui t'a prise et qui t'a livrйe au rouage terrible de la machine que j'avais tйnйbreusement construite ! - Йcoute. Je touche а la fin.

Un jour, - par un autre beau soleil, - je vois passer devant moi un homme qui prononce ton nom et qui rit et qui a la luxure dans les yeux. Damnation ! je l'ai suivi. Tu sais le reste.

Il se tut. La jeune fille ne put trouver qu'une parole :

-- Ф mon Phoebus !

-- Pas ce nom ! dit le prкtre en lui saisissant le brai avec violence. Ne prononce bas ce nom ! Oh ! misйrables que nous sommes, c'est ce nom qui nous a perdus ! Ou plutфt nous nous sommes tous perdus les uns les autres par l'inexplicable jeu de la fatalitй ! - Tu souffres, n'est-ce pas ? tu as froid, la nuit te fait aveugle, le cachot t'enveloppe, mais peut-кtre as-tu encore quelque lumiиre au fond de toi, ne fыt-ce que ton amour d'enfant pour cet homme vide qui jouait avec ton coeur ! Tandis que moi, je porte le cachot au dedans de moi, au dedans de moi est l'hiver, la glace, le dйsespoir, j'ai la nuit dans l'вme. Sais-tu tout ce que j'ai souffert ? J'ai assistй а ton procиs. J'йtais assis sur le banc de l'official. Oui, sous l'un de ces capuces de prкtre, il y avait les contorsions d'un damnй. Quand on t'a amenйe, j'йtais lа ; quand on t'a interrogйe, j'йtais lа. - Caverne de loups ! - C'йtait mon crime, c'йtait mon gibet que je voyais se dresser lentement sur ton front. А chaque tйmoin, а chaque preuve, а chaque plaidoirie, j'йtais lа ; j'ai pu compter chacun de tes pas dans la voie douloureuse ; j'йtais lа encore quand cette bкte fйroce... - Oh ! je n'avais pas prйvu la torture ! - Йcoute. Je t'ai suivie dans la chambre de douleur. Je t'ai vu dйshabiller et manier demi-nue par les mains infвmes du tourmenteur. J'ai vu ton pied, ce pied oщ j'eusse voulu pour un empire dйposer un seul baiser et mourir, ce pied sous lequel je sentirais avec tant de dйlices s'йcraser ma tкte, je l'ai vu enserrer dans l'horrible brodequin qui fait des membres d'un кtre vivant une boue sanglante. Oh ! misйrable ! pendant que je voyais cela, j'avais sous mon suaire un poignard dont je me labourais la poitrine. Au cri que tu as poussй, je l'ai enfoncй dans ma chair ; а un second cri, il m'entrait dans le coeur ! Regarde. Je crois que cela saigne encore.

Il ouvrit sa soutane. Sa poitrine en effet йtait dйchirйe comme par une griffe de tigre, et il avait au flanc une plaie allez large et mal fermйe.

La prisonniиre recula d'horreur.

-- Oh ! dit le prкtre, jeune fille, aie pitiй de moi ! Tu te crois malheureuse, hйlas ! hйlas ! tu ne sais pas ce que c'est que le malheur. Oh ! aimer une femme ! кtre prкtre ! кtre haп ! l'aimer de toutes les fureurs de son вme, sentir qu'on donnerait pour le moindre de ses sourires son sang, ses entrailles, sa renommйe, son salut, l'immortalitй et l'йternitй, cette vie et l'autre ; regretter de ne pas кtre roi, gйnie, empereur, archange, dieu, pour lui mettre un plus grand esclave sous les pieds ; l'йtreindre nuit et jour de ses rкves et de ses pensйes ; et la voir amoureuse d'une livrйe de soldat ! et n'avoir а lui offrir qu'une sale soutane de prкtre dont elle aura peur et dйgoыt ! Кtre prйsent, avec sa jalousie et sa rage, tandis qu'elle prodigue а un misйrable fanfaron imbйcile des trйsors d'amour et de beautй ! Voir ce corps dont la forme vous brыle, ce sein qui a tant de douceur, cette chair palpiter et rougir sous les baisers d'un autre ! Ф ciel ! aimer son pied, son bras, son йpaule, songer а ses veines bleues, а sa peau brune, jusqu'а s'en tordre des nuits entiиres sur le pavй de sa cellule, et voir toutes les caresses qu'on a rкvйes pour elle aboutir а la torture ! N'avoir rйussi qu'а la coucher sur le lit de cuir ! Oh ! ce sont lа les vйritables tenailles rougies au feu de l'enfer ! Oh ! bienheureux celui qu'on scie entre deux planches, et qu'on йcartиle а quatre chevaux ! - Sais-tu ce que c'est que ce supplice que vous font subir, durant les longues nuits, vos artиres qui bouillonnent, votre coeur qui crиve, votre tкte qui rompt, vos dents qui mordent vos mains ; tourmenteurs acharnйs qui vous retournent sans relвche, comme sur un gril ardent, sur une pensйe d'amour, de jalousie et de dйsespoir ! Jeune fille, grвce ! trкve un moment ! un peu de cendre sur cette braise ! Essuie, je t'en conjure, la sueur qui ruisselle а grosses gouttes de mon front ! Enfant ! torture-moi d'une main, mais caresse-moi de l'autre ! Aie pitiй, jeune fille ! aie pitiй de moi !

Le prкtre se roulait dans l'eau de la dalle et se martelait le crвne aux angles des marches de pierre. La jeune fille l'йcoutait, le regardait. Quand il se tut, йpuisй et haletant, elle rйpйta а demi-voix : -- Ф mon Phoebus !

Le prкtre se traоna vers elle а deux genoux.

-- Je t'en supplie, cria-t-il, si tu as des entrailles, ne me repousse pas ! Oh ! je t'aime ! je suis un misйrable ! Quand tu dis ce nom, malheureuse, c'est comme si tu broyais entre tes dents toutes les fibres de mon coeur ! Grвce ! si tu viens de l'enfer, j'y vais avec toi. J'ai tout fait pour cela. L'enfer oщ tu seras, c'est mon paradis, ta vue est plus charmante que celle de Dieu ! Oh ! dis ! tu ne veux donc pas de moi ? Le jour oщ une femme repousserait un pareil amour, j'aurais cru que les montagnes remueraient. Oh ! si tu voulais !... Oh ! que nous pourrions кtre heureux ! Nous fuirions, - je te ferais fuir, - nous irions quelque part, nous chercherions l'endroit sur la terre oщ il y a le plus de soleil, le plus d'arbres, le plus de ciel bleu. Nous nous aimerions, nous verserions nos deux вmes l'une dans l'autre, et nous aurions une soif inextinguible de nous-mкmes que nous йtancherions en commun et sans cesse а cette coupe d'intarissable amour !

Elle l'interrompit avec un rire terrible et йclatant. -- Regardez donc, mon pиre ! vous avez du sang aprиs les ongles !

Le prкtre demeura quelques instants comme pйtrifiй, l'oeil fixй sur sa main.

-- Eh bien, oui ! reprit-il enfin avec une douceur йtrange, outrage-moi, raille-moi, accable-moi ! mais viens, viens. Hвtons-nous. C'est pour demain, te dis-je. Le gibet de la Grиve, tu sais ? il est toujours prкt. C'est horrible ! te voir marcher dans ce tombereau ! Oh ! grвce ! - Je n'avais jamais senti comme а prйsent а quel point je t'aimais. Oh ! suis-moi. Tu prendras le temps de m'aimer aprиs que je t'aurai sauvйe. Tu me haпras aussi longtemps que tu voudras. Mais viens. Demain ! demain ! le gibet ! ton supplice ! Oh ! sauve-toi ! йpargne-moi !

Il lui prit le bras, il йtait йgarй, il voulut l'entraоner.

Elle attacha sur lui son oeil fixe.

-- Qu'est devenu mon Phoebus ?

-- Ah ! dit le prкtre en lui lвchant le bras, vous кtes sans pitiй !

-- Qu'est devenu Phoebus ? rйpйta-t-elle froidement.

-- Il est mort ! cria le prкtre.

-- Mort ! dit-elle toujours glaciale et immobile ; alors que me parlez-vous de vivre ?

Lui ne l'йcoutait pas. -- Oh ! oui, disait-il comme se parlant а lui-mкme, il doit кtre bien mort. La lame est entrйe trиs avant. Je crois que j'ai touchй le coeur avec la pointe. Oh ! je vivais jusqu'au bout du poignard !

La jeune fille se jeta sur lui comme une tigresse furieuse, et le poussa sur les marches de l'escalier avec une force surnaturelle. -- Va-t'en, monstre ! va-t'en, assassin ! laisse-moi mourir ! Que notre sang а tous deux te fasse au front une tache йternelle ! Кtre а toi, prкtre ! jamais ! jamais ! Rien ne nous rйunira, pas mкme l'enfer ! Va, maudit ! jamais !

Le prкtre avait trйbuchй а l'escalier. Il dйgagea en silence ses pieds des plis de sa robe, reprit sa lanterne, et se mit а monter lentement les marches qui menaient а la porte ; il rouvrit cette porte, et sortit.

Tout а coup la jeune fille vit reparaоtre sa tкte, elle avait une expression йpouvantable, et il lui cria avec un rвle de rage et de dйsespoir : -- Je te dis qu'il est mort !

Elle tomba la face contre terre ; et l'on n'entendit plus dans le cachot d'autre bruit que le soupir de la goutte d'eau qui faisait palpiter la mare dans les tйnиbres.

V

LA MИRE

Je ne crois pas qu'il y ait rien au monde de plus riant que les idйes qui s'йveillent dans le coeur d'une mиre а la vue du petit soulier de son enfant. Surtout si c'est le soulier de fкte, des dimanches, du baptкme, le soulier brodй jusque sous la semelle, un soulier avec lequel l'enfant n'a pas encore fait un pas. Ce soulier-lа a tant de grвce et de petitesse, il lui est si impossible de marcher, que c'est pour la mиre comme si elle voyait son enfant. Elle lui sourit, elle le baise, elle lui parle. Elle se demande s'il se peut en effet qu'un pied soit si petit ; et, l'enfant fыt-il absent, il suffit du joli soulier pour lui remettre sous les yeux la douce et fragile crйature. Elle croit le voir, elle le voit, tout entier, vivant, joyeux, avec ses mains dйlicates, sa tкte ronde, ses lиvres pures, ses yeux sereins dont le blanc est bleu. Si c'est l'hiver, il est lа, il rampe sur le tapis, il escalade laborieusement un tabouret, et la mиre tremble qu'il n'approche du feu. Si c'est l'йtй, il se traоne dans la cour, dans le jardin, arrache l'herbe d'entre les pavйs, regarde naпvement les grands chiens, les grands chevaux, sans peur, joue avec les coquillages, avec les fleurs, et fait gronder le jardinier qui trouve le sable dans les plates-bandes et la terre dans les allйes. Tout rit, tout brille, tout joue autour de lui comme lui, jusqu'au souffle d'air et au rayon de soleil qui s'йbattent а l'envi dans les boucles follettes de ses cheveux. Le soulier montre tout cela а la mиre et lui fait fondre le coeur comme le feu une cire.

Mais quand l'enfant est perdu, ces mille images de joie, de charme, de tendresse qui se pressent autour du petit soulier deviennent autant de choses horribles. Le joli soulier brodй n'est plus qu'un instrument de torture qui broie йternellement le coeur de la mиre. C'est toujours la mкme fibre qui vibre, la fibre la plus profonde et la plus sensible ; mais au lieu d'un ange qui la caresse, c'est un dйmon qui la pince.

Un matin, tandis que le soleil de mai se levait dans un de ces ciels bleu foncй oщ le Garofalo aime а placer ses descentes de croix, la recluse de la Tour-Roland entendit un bruit de roues, de chevaux et de ferrailles dans la place de Grиve. Elle s'en йveilla peu, noua ses cheveux sur ses oreilles pour s'assourdir, et se remit а contempler а genoux l'objet inanimй qu'elle adorait ainsi depuis quinze ans. Ce petit soulier, nous l'avons dйjа dit, йtait pour elle l'univers. Sa pensйe y йtait enfermйe, et n'en devait plus sortir qu'а la mort. Ce qu'elle avait jetй vers le ciel d'imprйcations amиres, de plaintes touchantes, de priиres et de sanglots, а propos de ce charmant hochet de satin rose, la sombre cave de la Tour-Roland seule l'a su. Jamais plus de dйsespoir n'a йtй rйpandu sur une chose plus gentille et plus gracieuse.

Ce matin-lа, il semblait que sa douleur s'йchappait plus violente encore qu'а l'ordinaire, et on l'entendait du dehors se lamenter avec une voix haute et monotone qui navrait le coeur.

-- Ф ma fille ! disait-elle, ma fille ! ma pauvre chиre petite enfant ! je ne te verrai donc plus. C'est donc fini ! Il me semble toujours que cela s'est fait hier ! Mon Dieu, mon Dieu, pour me la reprendre si vite, il valait mieux ne pas me la donner. Vous ne savez donc pas que nos enfants tiennent а notre ventre, et qu'une mиre qui a perdu son enfant ne croit plus en Dieu ? - Ah ! misйrable que je suis, d'кtre sortie ce jour-lа ! - Seigneur ! Seigneur ! pour me l'фter ainsi, vous ne m'aviez donc jamais regardйe avec elle, lorsque je la rйchauffais toute joyeuse а mon feu, lorsqu'elle me riait en me tйtant, lorsque je faisais monter ses petits pieds sur ma poitrine jusqu'а mes lиvres ? Oh ! si vous aviez regardй cela, mon Dieu, vous auriez eu pitiй de ma joie, vous ne m'auriez pas фtй le seul amour qui me restвt dans le coeur ! Йtais-je donc une si misйrable crйature, Seigneur, que vous ne pussiez me regarder avant de me condamner ? - Hйlas ! hйlas ! voilа le soulier ; le pied, oщ est-il ? oщ est le reste ? oщ est l'enfant ? Ma fille, ma fille ! qu'ont-ils fait de toi ? Seigneur, rendez-la-moi. Mes genoux se sont йcorchйs quinze ans а vous prier, mon Dieu, est-ce que ce n'est pas assez ? Rendez-la-moi, un jour, une heure, une minute, une minute, Seigneur ! et jetez-moi ensuite au dйmon pour l'йternitй ! Oh ! si je savais oщ traоne un pan de votre robe, je m'y cramponnerais de mes deux mains, et il faudrait bien que vous me rendissiez mon enfant ! Son joli petit soulier, est-ce que vous n'en avez pas pitiй, Seigneur ? Pouvez-vous condamner une pauvre mиre а ce supplice de quinze ans ? Bonne Vierge ! bonne Vierge du ciel ! mon enfant-Jйsus а moi, on me l'a pris, on me l'a volй, on l'a mangй sur une bruyиre, on a bu son sang, on a mвchй ses os ! Bonne Vierge, ayez pitiй de moi ! Ma fille ! il me faut ma fille ! Qu'est-ce que cela me fait, qu'elle soit dans le paradis ? je ne veux pas de votre ange, je veux mon enfant ! Je suis une lionne, je veux mon lionceau. - Oh ! je me tordrai sur la terre, et je briserai la pierre avec mon front, et je me damnerai, et je vous maudirai, Seigneur, si vous me gardez mon enfant ! vous voyez bien que j'ai les bras tout mordus, Seigneur ! est-ce que le bon Dieu n'a pas de pitiй ? - Oh ! ne me donnez que du sel et du pain noir, pourvu que j'aie ma fille et qu'elle me rйchauffe comme un soleil ! Hйlas ! Dieu mon Seigneur, je ne suis qu'une vile pйcheresse ; mais ma fille me rendait pieuse. J'йtais pleine de religion pour l'amour d'elle ; et je vous voyais а travers son sourire comme par une ouverture du ciel. - Oh ! que je puisse seulement une fois, encore une fois, une seule fois, chausser ce soulier а son joli petit pied rose, et je meurs, bonne Vierge, en vous bйnissant ! - Ah ! quinze ans ! elle serait grande maintenant ! - Malheureuse enfant ! quoi ! c'est donc bien vrai, je ne la reverrai plus, pas mкme dans le ciel ! car, moi, je n'irai pas. Oh quelle misиre ! dire que voilа son soulier, et que c'est tout !

La malheureuse s'йtait jetйe sur ce soulier, sa consolation et son dйsespoir depuis tant d'annйes, et ses entrailles se dйchiraient en sanglots comme le premier jour. Car pour une mиre qui a perdu son enfant, c'est toujours le premier jour. Cette douleur-lа ne vieillit pas. Les habits de deuil ont beau s'user et blanchir : le coeur reste noir.

En ce moment, de fraоches et joyeuses voix d'enfants passиrent devant la cellule. Toutes les fois que des enfants frappaient sa vue ou son oreille, la pauvre mиre se prйcipitait dans l'angle le plus sombre de son sйpulcre, et l'on eыt dit qu'elle cherchait а plonger sa tкte dans la pierre pour ne pas les entendre. Cette fois, au contraire, elle se dressa comme en sursaut, et йcouta avidement. Un des petits garзons venait de dire : -- C'est qu'on va pendre une йgyptienne aujourd'hui.

Avec le brusque soubresaut de cette araignйe que nous avons vue se jeter sur une mouche au tremblement de sa toile, elle courut а sa lucarne, qui donnait, comme on sait, sur la place de Grиve. En effet, une йchelle йtait dressйe prиs du gibet permanent, et le maоtre des basses-oeuvres s'occupait d'en rajuster les chaоnes rouillйes par la pluie. Il y avait quelque peuple alentour.

Le groupe rieur des enfants йtait dйjа loin. La sachette chercha des yeux un passant qu'elle pыt interroger. Elle avisa, tout а cфtй de sa loge, un prкtre qui faisait semblant de lire dans le brйvaire public, mais qui йtait beaucoup moins occupй du lettrain de fer treillissй que du gibet, vers lequel il jetait de temps а autre un sombre et farouche coup d'oeil. Elle reconnut monsieur l'archidiacre de Josas, un saint homme.

-- Mon pиre, demanda-t-elle, qui va-t-on pendre lа ?

Le prкtre la regarda et ne rйpondit pas ; elle rйpйta sa question. Alors il dit : -- Je ne sais pas.

-- Il y avait lа des enfants qui disaient que c'йtait une йgyptienne, reprit la recluse.

-- Je crois qu'oui, dit le prкtre.

Alors Paquette la Chantefleurie йclata d'un rire d'hyиne.

-- Ma soeur, dit l'archidiacre, vous haпssez donc bien les йgyptiennes ?

-- Si je les hais ? s'йcria la recluse ; ce sont des stryges ! des voleuses d'enfants ! Elles m'ont dйvorй ma petite fille ! mon enfant, mon unique enfant ! Je n'ai plus de coeur. Elles me l'ont mangй !

Elle йtait effrayante. Le prкtre la regardait froidement.

-- Il y en a une surtout que je hais, et que j'ai maudite, reprit-elle ; c'en est une jeune, qui a l'вge que ma fille aurait, si sa mиre ne m'avait pas mangй ma fille. Chaque fois que cette jeune vipиre passe devant ma cellule, elle me bouleverse le sang !
-- Eh bien ! ma soeur, rйjouissez-vous, dit le prкtre, glacial comme une statue de sйpulcre, c'est celle-lа que vous allez voir mourir.

Sa tкte tomba sur sa poitrine, et il s'йloigna lentement.

La recluse se tordit les bras de joie. -- Je le lui avait prйdit, qu'elle y monterait ! Merci, prкtre ! cria-t-elle.

Et elle se mit а se promener а grands pas devant les barreaux de sa lucarne, йchevelйe, l'oeil flamboyant, heurtant le mur de son йpaule, avec l'air fauve d'une louve en cage qui a faim depuis longtemps et qui sent approcher l'heure du repas.

VI

TROIS COEURS D'HOMME FAITS DIFFЙREMMENT
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Phoebus, cependant, n'йtait pas mort. Les hommes de cette espиce ont la vie dure. Quand maоtre Philippe Lheulier, avocat extraordinaire du roi, avait dit а la pauvre Esmeralda : Il se meurt, c'йtait par erreur ou par plaisanterie. Quand l'archidiacre avait rйpйtй а la condamnйe : Il est mort, le fait est qu'il n'en savait rien, mais qu'il le croyait, qu'il y comptait, qu'il n'en doutait pas, qu'il l'espйrait bien.

Il lui eыt йtй par trop dur de donner а la femme qu'il aimait de bonnes nouvelles de son rival. Tout homme а sa place en eыt fait autant.

Ce n'est pas que la blessure de Phoebus n'eыt йtй grave, mais elle l'avait йtй moins que l'archidiacre ne s'en flattait. Le maоtre-myrrhe, chez lequel les soldats du guet l'avaient transportй dans le premier moment, avait craint huit jours pour sa vie, et le lui avait mкme dit en latin. Toutefois, la jeunesse avait repris le dessus ; et, chose qui arrive souvent, nonobstant pronostics et diagnostics, la nature s'йtait amusйe а sauver le malade а la barbe du mйdecin. C'est tandis qu'il gisait encore sur le grabat du maоtre-myrrhe qu'il avait subi les premiers interrogatoires de Philippe Lheulier et des enquкteurs de l'official, ce qui l'avait fort ennuyй. Aussi, un beau matin, se sentant mieux, il avait laissй ses йperons d'or en paiement au pharmacopole, et s'йtait esquivй. Cela, du reste, n'avait apportй aucun trouble а l'instruction de l'affaire. La justice d'alors se souciait fort peu de la nettetй et de la propretй d'un procиs au criminel. Pourvu que l'accusй fыt pendu, c'est tout ce qu'il lui fallait. Or, les juges avaient assez de preuves contre la Esmeralda. Ils avaient cru Phoebus mort, et tout avait йtй dit.

Phoebus, de son cфtй, n'avait pas fait une grande fuite. Il йtait allй tout simplement rejoindre sa compagnie, en garnison а Queue-en-Brie, dans l'Оle-de-france, а quelques relais de Paris.

Aprиs tout, il ne lui agrйait nullement de comparaоtre en personne dans ce procиs. Il sentait vaguement qu'il y ferait une mine ridicule. Au fond, il ne savait trop que penser de toute l'affaire. Indйvot et superstitieux, comme tout soldat qui n'est que soldat, quand il se questionnait sur cette aventure, il n'йtait pas rassurй sur la chиvre, sur la faзon bizarre dont il avait fait rencontre de la Esmeralda, sur la maniиre non moins йtrange dont elle lui avait laissй deviner son amour, sur sa qualitй d'йgyptienne, enfin sur le moine-bourru. Il entrevoyait dans cette histoire beaucoup plus de magie que d'amour, probablement une sorciиre, peut-кtre le diable ; une comйdie enfin, ou, pour parler le langage d'alors, un mystиre trиs dйsagrйable oщ il jouait un rфle fort gauche, le rфle des coups et des risйes. Le capitaine en йtait tout penaud. Il йprouvait cette espиce de honte que notre La Fontaine a dйfinie si admirablement :

Honteux comme un renard qu'une poule aurait pris.

Il espйrait d'ailleurs que l'affaire ne s'йbruiterait pas, que son nom, lui absent, y serait а peine prononcй et en tout cas ne retentirait pas au delа du plaid de la Tournelle. En cela il ne se trompait point, il n'y avait pas alors de Gazette des Tribunaux et comme il ne se passait guиre de semaine qui n'eыt son faux-monnoyeur bouilli, ou sa sorciиre pendue, ou son hйrйtique brыlй а l'une des innombrables justices de Paris, on йtait tellement habituй а voir dans tous les carrefours la vieille Thйmis fйodale, bras nus et manches retroussйes, faire sa besogne aux fourches, aux йchelles et aux piloris, qu'on n'y prenait presque pas garde. Le beau monde de ce temps-lа savait а peine le nom du patient qui passait au coin de la rue, et la populace tout au plus se rйgalait de ce mets grossier. Une exйcution йtait un incident habituel de la voie publique, comme la braisiиre du talmellier ou la tuerie de l'йcorcheur. Le bourreau n'йtait qu'une espиce de boucher un peu plus foncй qu'un autre.

Phoebus se mit donc assez promptement l'esprit en repos sur la charmeresse Esmeralda, ou Similar, comme il disait, sur le coup de poignard de la bohйmienne ou du moine-bourru (peu lui importait), et sur l'issue du procиs. Mais dиs que son coeur fut vacant de ce cфtй, l'image de Fleur-de-Lys y revint. Le coeur du capitaine Phoebus, comme la physique d'alors, avait horreur du vide.

C'йtait d'ailleurs un sйjour fort insipide que Queue-en-Brie, un village de marйchaux ferrants et de vachиres aux mains gercйes, un long cordon de masures et de chaumiиres qui ourle la grande route des deux cфtйs pendant une demi-lieue ; une queue enfin.

Fleur-de-Lys йtait son avant-derniиre passion, une jolie fille, une charmante dot ; donc un beau matin, tout а fait guйri, et prйsumant bien qu'aprиs deux mois l'affaire de la bohйmienne devait кtre finie et oubliйe, l'amoureux cavalier arriva en piaffant а la porte du logis Gondelaurier.

Il ne fit pas attention а une cohue assez nombreuse qui s'amassait dans la place du parvis, devant le portail de Notre-Dame ; il se souvint qu'on йtait au mois de mai, il supposa quelque procession, quelque Pentecфte, quelque fкte, attacha son cheval а l'anneau du porche, et monta joyeusement chez sa belle fiancйe.

Elle йtait seule avec sa mиre.

Fleur-de-Lys avait toujours sur le coeur la scиne de la sorciиre, sa chиvre, son alphabet maudit, et les longues absences de Phoebus. Cependant, quand elle vit entrer son capitaine, elle lui trouva si bonne mine, un hoqueton si neuf, un baudrier si luisant et un air si passionnй qu'elle rougit de plaisir. La noble damoiselle йtait elle-mкme plus charmante que jamais. Ses magnifiques cheveux blonds йtaient nattйs а ravir, elle йtait toute vкtue de ce bleu-ciel qui va si bien aux blanches, coquetterie que lui avait enseignйe Colombe, et avait l'oeil noyй dans cette langueur d'amour qui leur va mieux encore.

Phoebus, qui n'avait rien vu en fait de beautй depuis les margotons de Queue-en-Brie, fut enivrй de Fleur-de-Lys, ce qui donna а notre officier une maniиre si empressйe et si galante que sa paix fut tout de suite faite. Madame de Gondelaurier elle-mкme, toujours maternellement assise dans son grand fauteuil, n'eut pas la force de le bougonner. Quant aux reproches de Fleur-de-Lys, ils expirиrent en tendres roucoulements.

La jeune fille йtait assise prиs de la fenкtre, brodant toujours sa grotte de Neptunus. Le capitaine se tenait appuyй au dossier de sa chaise, et elle lui adressait а demi-voix ses caressantes gronderies.

-- Qu'est-ce que vous кtes donc devenu depuis deux grands mois, mйchant ?

-- Je vous jure, rйpondait Phoebus, un peu gкnй de la question, que vous кtes belle а faire rкver un archevкque.

Elle ne pouvait s'empкcher de sourire.

-- C'est bon, c'est bon, monsieur. Laissez lа ma beautй, et rйpondez-moi. Belle beautй, vraiment !

-- Eh bien ! chиre cousine, j'ai йtй rappelй а tenir garnison.

-- Et oщ cela, s'il vous plaоt ? et pourquoi n'кtes-vous pas venu me dire adieu ?

-- А Queue-en-Brie.

Phoebus йtait enchantй que la premiиre question l'aidвt а esquiver la seconde.

-- Mais c'est tout prиs, monsieur. Comment n'кtre pas venu me voir une seule fois ?

Ici Phoebus fut assez sйrieusement embarrassй. -- C'est que... le service... et puis, charmante cousine, j'ai йtй malade.

-- Malade ! reprit-elle effrayйe.

-- Oui... blessй.

-- Blessй !

La pauvre enfant йtait toute bouleversйe.

-- Oh ! ne vous effarouchez pas de cela, dit nйgligemment Phoebus, ce n'est rien. Une querelle, un coup d'йpйe ; qu'est-ce que cela vous fait ?

-- Qu'est-ce que cela me fait ? s'йcria Fleur-de-Lys en levant ses beaux yeux pleins de larmes. Oh ! vous ne dites pas ce que vous pensez en disant cela. Qu'est-ce que ce coup d'йpйe ? Je veux tout savoir.

-- Eh bien ! chиre belle, j'ai eu noise avec Mahй Fйdy, vous savez ? le lieutenant de Saint-Germain-en-Laye, et nous nous sommes dйcousu chacun quelques pouces de la peau. Voilа tout.

Le menteur capitaine savait fort bien qu'une affaire d'honneur fait toujours ressortir un homme aux yeux d'une femme. En effet, Fleur-de-Lys le regardait en face tout йmue de peur, de plaisir et d'admiration. Elle n'йtait cependant pas complиtement rassurйe.

-- Pourvu que vous soyez bien tout а fait guйri, mon Phoebus ! dit-elle. Je ne connais pas votre Mahй Fйdy, mais c'est un vilain homme. Et d'oщ venait cette querelle ?

Ici Phoebus, dont l'imagination n'йtait que fort mйdiocrement crйatrice, commenзa а ne savoir plus comment se tirer de sa prouesse.

-- Oh ! que sais-je ?... un rien, un cheval, un propos ! Belle cousine, s'йcria-t-il pour changer de conversation, qu'est-ce que c'est donc que ce bruit dans le Parvis ?

Il s'approcha de la fenкtre. -- Oh ! mon Dieu, belle cousine, voilа bien du monde sur la place !

-- Je ne sais pas, dit Fleur-de-Lys ; il paraоt qu'il y a une sorciиre qui va faire amende honorable ce matin devant l'йglise pour кtre pendue aprиs.

Le capitaine croyait si bien l'affaire de la Esmeralda terminйe qu'il s'йmut fort peu des paroles de Fleur-de-Lys. Il lui fit cependant une ou deux questions.

-- Comment s'appelle cette sorciиre ?

-- Je ne sais pas, rйpondit-elle.

-- Et que dit-on qu'elle ait fait ?

Elle haussa encore cette fois ses blanches йpaules.

-- Je ne sais pas.

-- Oh ! mon Dieu Jйsus ! dit la mиre, il y a tant de sorciers maintenant, qu'on les brыle, je crois, sans savoir leurs noms. Autant vaudrait chercher а savoir le nom de chaque nuйe du ciel. Aprиs tout, on peut кtre tranquille. Le bon Dieu tient son registre. - Ici la vйnйrable dame se leva et vint а la fenкtre. -- Seigneur ! dit-elle, vous avez raison, Phoebus. Voilа une grande cohue de populaire. Il y en a, bйni soit Dieu ! jusque sur les toits. - Savez-vous, Phoebus ? cela me rappelle mon beau temps. L'entrйe du roi Charles VII, oщ il y avait tant de monde aussi. - Je ne sais plus en quelle annйe. - Quand je vous parle de cela, n'est-ce pas ? cela vous fait l'effet de quelque chose de vieux, et а moi de quelque chose de jeune. - Oh ! c'йtait un bien plus beau peuple qu'а prйsent. Il y en avait jusque sur les mвchicoulis de la Porte Saint-Antoine. Le roi avait la reine en croupe, et aprиs leurs altesses venaient toutes les dames en croupe de tous les seigneurs. Je me rappelle qu'on riait fort, parce qu'а cфtй d'Amanyon de Garlande, qui йtait fort bref de taille, il y avait le sire Matefelon, un chevalier de stature gigantale, qui avait tuй des Anglais а tas. C'йtait bien beau. Une procession de tous les gentilshommes de France avec leurs oriflammes qui rougeoyaient а l'oeil. Il y avait ceux а pennon et ceux а banniиre. Que sais-je, moi ? le sire de Calan, а pennon ; Jean de Chвteaumorant, а banniиre ; le sire de Coucy, а banniиre, et plus йtoffйment que nul des autres, exceptй le duc de Bourbon... - Hйlas ! que c'est une chose triste de penser que tout cela a existй et qu'il n'en est plus rien !

Les deux amoureux n'йcoutaient pas la respectable douairiиre. Phoebus йtait revenu s'accouder au dossier de la chaise de sa fiancйe, poste charmant d'oщ son regard libertin s'enfonзait dans toutes les ouvertures de la collerette de Fleur-de-Lys. Cette gorgerette bвillait si а propos, et lui laissait voir tant de choses exquises et lui en laissait deviner tant d'autres, que Phoebus, йbloui de cette peau а reflet de satin, se disait en lui-mкme : -- Comment peut-on aimer autre chose qu'une blanche ? Tous deux gardaient le silence. La jeune fille levait de temps en temps sur lui des yeux ravis et doux, et leurs cheveux se mкlaient dans un rayon du soleil de printemps.

-- Phoebus, dit tout а coup Fleur-de-Lys а voix basse, nous devons nous marier dans trois mois, jurez-moi que vous n'avez jamais aimй d'autre femme que moi.

-- Je vous le jure, bel ange ! rйpondit Phoebus, et son regard passionnй se joignait pour convaincre Fleur-de-Lys а l'accent sincиre de sa voix. Il se croyait peut-кtre lui-mкme en ce moment.

Cependant la bonne mиre, charmйe de voir les fiancйs en si parfaite intelligence, venait de sortir de l'appartement pour vaquer а quelque dйtail domestique. Phoebus s'en aperзut, et cette solitude enhardit tellement l'aventureux capitaine qu'il lui monta au cerveau des idйes fort йtranges. Fleur-de-Lys l'aimait, il йtait son fiancй, elle йtait seule avec lui, son ancien goыt pour elle s'йtait rйveillй, non dans toute sa fraоcheur, mais dans toute son ardeur ; aprиs tout, ce n'est pas grand crime de manger un peu son blй en herbe ; je ne sais si ces pensйes lui passиrent dans l'esprit, mais ce qui est certain, c'est que Fleur-de-Lys fut tout а coup effrayйe de l'expression de son regard. Elle regarda autour d'elle, et ne vit plus sa mиre.

-- Mon Dieu ! dit-elle rouge et inquiиte, j'ai bien chaud !

-- Je crois en effet, rйpondit Phoebus, qu'il n'est pas loin de midi. Le soleil est gкnant. Il n'y a qu'а fermer les rideaux.

-- Non, non, cria la pauvre petite, j'ai besoin d'air au contraire.

Et comme une biche qui sent le souffle de la meute, elle se leva, courut а la fenкtre, l'ouvrit, et se prйcipita sur le balcon.

Phoebus, assez contrariй, l'y suivit.

La place du Parvis Notre-Dame, sur laquelle le balcon donnait, comme on sait, prйsentait en ce moment un spectacle sinistre et singulier qui fit brusquement changer de nature а l'effroi de la timide Fleur-de-Lys.

Une foule immense, qui refluait dans toutes les rues adjacentes, encombrait la place proprement dite. La petite muraille а hauteur d'appui qui entourait le Parvis n'eыt pas suffi а le maintenir libre, si elle n'eыt йtй doublйe d'une haie йpaisse de sergents des onze-vingts et de hacquebutiers, la coulevrine au poing. Grвce а ce taillis de piques et d'arquebuses, le Parvis йtait vide. L'entrйe en йtait gardйe par un gros de hallebardiers aux armes de l'йvкque. Les larges portes de l'йglise йtaient fermйes, ce qui contrastait avec les innombrables fenкtres de la place, lesquelles, ouvertes jusque sur les pignons, laissaient voir des milliers de tкtes entassйes а peu prиs comme les piles de boulets dans un parc d'artillerie.

La surface de cette cohue йtait grise, sale et terreuse. Le spectacle qu'elle attendait йtait йvidemment de ceux qui ont le privilиge d'extraire et d'appeler ce qu'il y a de plus immonde dans la population. Rien de hideux comme le bruit qui s'йchappait de ce fourmillement de coiffes jaunes et de chevelures sordides. Dans cette foule, il y avait plus de rires que de cris, plus de femmes que d'hommes.

De temps en temps quelque voix aigre et vibrante perзait la rumeur gйnйrale.

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-- Ohй ! Mahiet Baliffre ! est-ce qu'on va la pendre lа ?

-- Imbйcile ! c'est ici l'amende honorable, en chemise ! le bon Dieu va lui tousser du latin dans la figure ! Cela se fait toujours ici, а midi. Si c'est la potence que tu veux, va-t'en а la Grиve.

-- J'irai aprиs.

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-- Dites donc, la Boucandry ? est-il vrai qu'elle ait refusй un confesseur ?

-- Il paraоt que oui, la Bechaigne.

-- Voyez-vous, la paпenne !

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-- Monsieur, c'est l'usage. Le bailli du Palais est tenu de livrer le malfaiteur tout jugй, pour l'exйcution, si c'est un laпc, au prйvфt de Paris ; si c'est un clerc, а l'official de l'йvкchй.

-- Je vous remercie, monsieur.

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-- Oh ! mon Dieu ! disait Fleur-de-Lys, la pauvre crйature !

Cette pensйe remplissait de douleur le regard qu'elle promenait sur la populace. Le capitaine, beaucoup plus occupй d'elle que de cet amas de quenaille, chiffonnait amoureusement sa ceinture par derriиre. Elle se retourna suppliante et souriant. -- De grвce, laissez-moi, Phoebus ! si ma mиre rentrait, elle verrait votre main !

En ce moment midi sonna lentement а l'horloge de Notre-Dame. Un murmure de satisfaction йclata dans la foule. La derniиre vibration du douziиme coup s'йteignait а peine toutes les tкtes moutonnиrent comme les vagues sous un coup de vent, et qu'une immense clameur s'йleva du des fenкtres et des toits : -- La voilа !

Fleur-de-Lys mit ses mains sur ses yeux pour ne pas voir.

-- Charmante, lui dit Phoebus, voulez-vous rentrer ?

-- Non, rйpondit-elle ; et ces yeux qu'elle venait de fermer par crainte, elle les rouvrit par curiositй.

Un tombereau traоnй d'un fort limonier normand et tout enveloppй de cavalerie en livrйe violette а croix blanches, venait de dйboucher sur la place par la rue Saint-Pierre-aux-Boeufs. Les sergents du guet lui frayaient passage dans le peuple а grands coups de boullayes. А cфtй du tombereau quelques officiers de justice et de police, reconnaissables а leur costume noir et а leur gauche faзon de se tenir en selle. Maоtre Jacques Charmolue paradait а leur tкte.

Dans la fatale voiture, une jeune fille йtait assise, les bras liйs derriиre le dos, sans prкtre а cфtй d'elle. Elle йtait en chemise, ses longs cheveux noirs (la mode alors йtait de ne les couper qu'au pied du gibet) tombaient йpars sur sa gorge et sur ses йpaules а demi dйcouvertes.

А travers cette ondoyante chevelure, plus luisante qu'un plumage de corbeau, on voyait se tordre et se nouer une grosse corde grise et rugueuse qui йcorchait ses fragiles clavicules et se roulait autour du cou charmant de la pauvre fille comme un ver de terre sur une fleur. Sous cette corde brillait une petite amulette ornйe de verroteries vertes qu'on lui avait laissйe sans doute parce qu'on ne refuse plus rien а ceux qui vont mourir. Les spectateurs placйs aux fenкtres pouvaient apercevoir au fond du tombereau ses jambes nues qu'elle tвchait de dйrober sous elle comme par un dernier instinct de femme. А ses pieds il y avait une petite chиvre garrottйe. La condamnйe retenait avec ses dents sa chemise mal attachйe. On eыt dit qu'elle souffrait encore dans sa misиre d'кtre ainsi livrйe presque nue а tous les yeux. Hйlas ! ce n'est pas pour de pareils frйmissements que la pudeur est faite.

-- Jйsus ! dit vivement Fleur-de-Lys au capitaine. Regardez donc, beau cousin ! c'est cette vilaine bohйmienne а la chиvre !

En parlant ainsi elle se retourna vers Phoebus. Il avait les yeux fixйs sur le tombereau. Il йtait trиs pвle.

-- Quelle bohйmienne а la chиvre ? dit-il en balbutiant.

-- Comment ! reprit Fleur-de-Lys ; est-ce que vous ne vous souvenez pas ?...

Phoebus l'interrompit. -- Je ne sais pas ce que vous voulez dire.

Il fit un pas pour rentrer. Mais Fleur-de-Lys, dont la jalousie, naguиre si vivement remuйe par cette mкme йgyptienne, venait de se rйveiller, Fleur-de-Lys lui jeta un coup d'oeil plein de pйnйtration et de dйfiance. Elle se rappelait vaguement en ce moment avoir ouп parler d'un capitaine mкlй au procиs de cette sorciиre.

-- Qu'avez-vous ? dit-elle а Phoebus, on dirait que cette femme vous a troublй.

Phoebus s'efforзa de ricaner.

-- Moi ! pas le moins du monde ! Ah bien oui !

-- Alors restez, reprit-elle impйrieusement, et voyons jusqu'а la fin.

Force fut au malencontreux capitaine de demeurer. Ce qui le rassurait un peu, c'est que la condamnйe ne dйtachait pas son regard du plancher de son tombereau. Ce n'йtait que trop vйritablement la Esmeralda. Sur ce dernier йchelon de l'opprobre et du malheur, elle йtait toujours belle, ses grandi yeux noirs paraissaient encore plus grands а cause de l'appauvrissement de ses joues, son profil livide йtait pur et sublime. Elle ressemblait а ce qu'elle avait йtй comme une Vierge du Masaccio ressemble а une Vierge de Raphaлl : plus faible, plus mince, plus maigre.

Du reste, il n'y avait rien en elle qui ne ballottвt en quelque sorte, et que, hormis sa pudeur, elle ne laissвt aller au hasard, tant elle avait йtй profondйment rompue par la stupeur et le dйsespoir. Son corps rebondissait а tous les cahots du tombereau comme une chose morte ou brisйe. Son regard йtait morne et fou. On voyait encore une larme dans sa prunelle, mais immobile et pour ainsi dire gelйe.

Cependant la lugubre cavalcade avait traversй la foule au milieu des cris de joie et des attitudes curieuses. Nous devons dire toutefois, pour кtre fidиle historien, qu'en la voyant si belle et si accablйe, beaucoup s'йtaient йmus de pitiй, et des plus durs. Le tombereau йtait entrй dans le Parvis.

Devant le portail central, il s'arrкta. L'escorte se rangea en bataille des deux cфtйs. La foule fit silence, et au milieu de ce silence plein de solennitй et d'anxiйtй les deux battants de la grande porte tournиrent, comme d'eux-mкmes, sur leurs gonds qui grincиrent avec un bruit de fifre. Alors on vit dans toute sa longueur la profonde йglise, sombre, tendue de deuil, а peine йclairйe de quelques cierges scintillant au loin sur le maоtre-autel, ouverte comme une gueule de taverne au milieu de la place йblouissante de lumiиre. Tout au fond, dans l'ombre de l'abside, on entrevoyait une gigantesque croix d'argent, dйveloppйe sur un drap noir qui tombait de la voыte au pavй. Toute la nef йtait dйserte. Cependant on voyait remuer confusйment quelques tкtes de prкtres dans les stalles lointaines du choeur, et au moment oщ la grande porte s'ouvrit il s'йchappa de l'йglise un chant grave, йclatant et monotone qui jetait comme par bouffйes sur la tкte de la condamnйe des fragments de psaumes lugubres.

"... Non timebo millia populi circumdantis me ; exsurge, Domine ; salvum me fac, Deus !

"... Salvum me fac, Deus, quoniam intraverunt aquae usque ad animam meam.

"... Infixus sum in limo profundi ; et non est substantia. "


En mкme temps une autre voix, isolйe du choeur, entonnait sur le degrй du maоtre-autel ce mйlancolique offertoire :

" Qui verbum meum audit, et credit ei qui misit me, habet vitam aeternam et in judicium non venit ; sed transit a morte in vitam. "

Ce chant que quelques vieillards perdus dans leurs tйnиbres chantaient de loin sur cette belle crйature, pleine de jeunesse et de vie, caressйe par l'air tiиde du printemps, inondйe de soleil, c'йtait la messe des morts.

Le peuple йcoutait avec recueillement.

La malheureuse, effarйe, semblait perdre sa vue et sa pensйe dans les obscures entrailles de l'йglise. Ses lиvres blanches remuaient comme si elles priaient, et quand le valet du bourreau s'approcha d'elle pour l'aider а descendre du tombereau, il l'entendit qui rйpйtait а voix basse ce mot : Phoebus.

On lui dйlia les mains, on la fit descendre accompagnйe de sa chиvre qu'on avait dйliйe aussi, et qui bкlait de joie de se sentir libre, et on la fit marcher nus sur le dur pavй jusqu'au bas des marches du portail. La corde qu'elle avait au cou traоnait derriиre elle. On eыt dit un serpent qui la suivait.

Alors le chant s'interrompit dans l'йglise. Une grande croix d'or et une file de cierges se mirent en mouvement dans l'ombre. On entendit sonner la hallebarde des suisses bariolйs, et quelques moments aprиs une longue procession de prкtres en chasubles et de diacres en dalmatiques, qui venait gravement et en psalmodiant vers la condamnйe, se dйveloppa а sa vue et aux yeux de la foule. Mais son regard s'arrкta а celui qui marchait en tкte, immйdiatement aprиs le porte-croix. -- Oh ! dit-elle tout bas en frissonnant, c'est encore lui ! le prкtre !

C'йtait en effet l'archidiacre. Il avait а sa gauche le sous-chantre et а sa droite le chantre armй du bвton de son office. Il avanзait, la tкte renversйe en arriиre, les yeux fixes ouverts, en chantant d'une voix forte :

" De ventre inferi clamavi, et exaudisti vocem meam.

" Et projecisti me in profundum in corde maris, et flumen circumdedit me
. "

Au moment oщ il parut au grand jour sous le haut portail en ogive, enveloppй d'une vaste chape d'argent barrйe d'une croix noire, il йtait si pвle que plus d'un pensa dans la foule que c'йtait un des йvкques de marbre, agenouillйs sur les pierres sйpulcrales du choeur, qui s'йtait levй et qui venait recevoir au seuil de la tombe celle qui allait mourir.

Elle, non moins pвle et non moins statue, elle s'йtait а peine aperзue qu'on lui avait mis en main un lourd cierge de cire jaune allumй ; elle n'avait pas йcoutй la voix glapissante du greffier lisant la fatale teneur de l'amende honorable ; quand on lui avait dit de rйpondre Amen, elle avait rйpondu Amen. Il fallut, pour lui rendre quelque vie et quelque force, qu'elle vit le prкtre faire signe а ses gardiens de s'йloigner et s'avancer seul vers elle.

Alors elle sentit son sang bouillonner dans sa tкte, et un reste d'indignation se ralluma dans cette вme dйjа engourdie et froide.

L'archidiacre s'approcha d'elle lentement. Mкme en cette extrйmitй, elle le vit promener sur sa nuditй un oeil йtincelant de luxure, de jalousie et de dйsir. Puis il lui dit а haute voix : -- Jeune fille, avez-vous demandй а Dieu pardon de vos fautes et de vos manquements ? - Il se pencha а son oreille, et ajouta (les spectateurs croyaient qu'il recevait sa derniиre confession) : -- Veux-tu de moi ? je puis encore te sauver !

Elle le regarda fixement : -- Va-t'en, dйmon ! ou je te dйnonce.

Il se prit а sourire d'un sourire horrible. -- On ne te croira pas. - Tu ne feras qu'ajouter un scandale а un crime. - Rйponds vite ! veux-tu de moi ?

-- Qu'as-tu fait de mon Phoebus ?

-- Il est mort, dit le prкtre.

En ce moment le misйrable archidiacre leva la tкte machinalement, et vit а l'autre bout de la place, au balcon du logis Gondelaurier, le capitaine debout prиs de Fleur-de-Lys. Il chancela, passa la main sur ses yeux, regarda encore, murmura une malйdiction, et tous ses traits se contractиrent violemment.

-- Eh bien ! meurs, toi ! dit-il entre ses dents. Personne ne t'aura.

Alors levant la main sur l'йgyptienne, il s'йcria d'une voix funиbre : -- I nunc, anima anceps, et sit tibi Deus misericors !

C'йtait la redoutable formule dont on avait coutume de clore ces sombres cйrйmonies. C'йtait le signal convenu du prкtre au bourreau.

Le peuple s'agenouilla.

-- Kyrie Eleпson, dirent les prкtres restйs sous l'ogive du portail.

-- Kyrie Eleпson, rйpйta la foule avec ce murmure qui court sur toutes les tкtes comme le clapotement d'une mer agitйe.

-- Amen, dit l'archidiacre.

Il tourna le dos а la condamnйe, sa tкte retomba sur sa poitrine, ses mains se croisиrent, il rejoignit son cortиge de prкtres, et un moment aprиs on le vit disparaоtre, avec la croix, les cierges et les chapes, sous les arceaux brumeux de la cathйdrale ; et sa voix sonore s'йteignit par degrйs dans le choeur en chantant ce verset de dйsespoir :

" Omnes gurgites tui et fluctus tui super me transierunt ! "

En mкme temps le retentissement intermittent de la hampe ferrйe des hallebardes des suisses, mourant peu а peu sous les entre-colonnements de la nef, faisait l'effet d'un marteau d'horloge sonnant la derniиre heure de la condamnйe.

Cependant les portes de Notre-Dame йtaient restйes ouvertes, laissant voir l'йglise vide, dйsolйe, en deuil, sain cierges et sans voix.

La condamnйe demeurait immobile а sa place, attendant qu'on disposвt d'elle. Il fallut qu'un des sergents а verge en avertоt maоtre Charmolue, qui, pendant toute cette scиne, s'йtait mis а йtudier le bas-relief du grand portail qui reprйsente, selon les uns, le sacrifice d'Abraham, selon les autres, l'opйration philosophale, figurant le soleil par l'ange, le feu par le fagot, l'artisan par Abraham.

On eut assez de peine а l'arracher а cette contemplation, mais enfin il se retourna, et а un signe qu'il fit deux hommes vкtus de jaune, les valets du bourreau, s'approchиrent de l'йgyptienne pour lui rattacher les mains.

La malheureuse, au moment de remonter dans le tombereau fatal et de s'acheminer vers sa derniиre station, fut prise peut-кtre de quelque dйchirant regret de la vie. Elle leva ses yeux rouges et secs vers le ciel, vers le soleil, vers les nuages d'argent coupйs за et lа de trapиzes et de triangles bleus, puis elle les abaissa autour d'elle, sur la terre, eut la foule, sur les maisons. Tout а coup, tandis que l'homme jaune lui liait les coudes, elle poussa un cri terrible, un cri de joie. А ce balcon, lа-bas, а l'angle de la place, elle venait de l'apercevoir, lui, son ami, son seigneur, Phoebus, l'autre apparition de sa vie ! Le juge avait menti ! le prкtre avait menti ! c'йtait bien lui, elle n'en pouvait douter, il йtait lа, beau, vivant, revкtu de son йclatante livrйe, la plume en tкte, l'йpйe au cфtй !

-- Phoebus ! cria-t-elle, mon Phoebus !

Et elle voulut tendre vers lui ses bras tremblants d'amour et de ravissement, mais ils йtaient attachйs. Alors elle vit le capitaine froncer le sourcil, une belle jeune fille qui s'appuyait sur lui le regarder avec une lиvre dйdaigneuse et des yeux irritйs, puis Phoebus prononзa quelques mots qui ne vinrent pas jusqu'а elle, et tous deux s'йclipsиrent prйcipitamment derriиre le vitrail du balcon qui se referma.

-- Phoebus ! cria-t-elle йperdue, est-ce que tu le crois ?

Une pensйe monstrueuse venait de lui apparaоtre. Elle se souvenait qu'elle avait йtй condamnйe pour meurtre sur la personne de Phoebus de Chвteaupers.

Elle avait tout supportй jusque-lа. Mais ce dernier coup йtait trop rude. Elle tomba sans mouvement sur le pavй.

-- Allons, dit Charmolue, portez-la dans le tombereau, et finissons !

Personne n'avait encore remarquй, dans la galerie des statues des rois, sculptйs immйdiatement au-dessus des ogives du portail, un spectateur йtrange qui avait tout examinй jusqu'alors avec une telle impassibilitй, avec un cou si tendu, avec un visage si difforme, que, sans son accoutrement mi-parti rouge et violet, on eыt pu le prendre pour un de ces monstres de pierre par la gueule desquels se dйgorgent depuis six cents ans les longues gouttiиres de la cathйdrale. Ce spectateur n'avait rien perdu de ce qui s'йtait pariй depuis midi devant le portail de Notre-Dame. Et dиs les premiers instants, sans que personne songeвt а l'observer, il avait fortement attachй а l'une des colonnettes de la galerie une grosse corde а noeuds, dont le bout allait traоner en bas sur le perron. Cela fait, il s'йtait mis а regarder tranquillement, et а siffler de temps en temps quand un merle passait devant lui. Tout а coup, au moment oщ les valets du maоtre des oeuvres se disposaient а exйcuter l'ordre flegmatique de Charmolue, il enjamba la balustrade de la galerie, saisit la corde des pieds, des genoux et des mains, puis on le vit couler sur la faзade, comme une goutte de pluie qui glisse le long d'une vitre, courir vers les deux bourreaux avec la vitesse d'un chat tombй d'un toit, les terrasser sous deux poings йnormes, enlever l'йgyptienne d'une main, comme un enfant sa poupйe, et d'un seul йlan rebondir jusque dans l'йglise, en йlevant la jeune fille au-dessus de sa tкte, et en criant d'une voix formidable : Asile !

Cela se fit avec une telle rapiditй que si c'eыt йtй la nuit, on eыt pu tout voir а la lumiиre d'un seul йclair.

-- Asile ! asile ! rйpйta la foule, et dix mille battements de mains firent йtinceler de joie et de fiertй l'oeil unique de Quasimodo.

Cette secousse fit revenir а elle la condamnйe. Elle souleva sa paupiиre, regarda Quasimodo, puis la referma subitement, comme йpouvantйe de son sauveur. Charmolue resta stupйfait, et les bourreaux, et toute l'escorte. En effet, dans l'enceinte de Notre-Dame, la condamnйe йtait inviolable. La cathйdrale йtait un lieu de refuge. Toute justice humaine expirait sur le seuil.

Quasimodo s'йtait arrкtй sous le grand portail. Ses larges pieds semblaient aussi solides sur le pavй de l'йglise que les lourds piliers romans. Sa grosse tкte chevelue s'enfonзait dans ses йpaules comme celle des lions qui eux aussi ont une criniиre et pas de cou. Il tenait la jeune fille toute palpitante suspendue а ses mains calleuses comme une draperie blanche ; mais il la portait avec tant de prйcaution qu'il paraissait craindre de la briser ou de la faner. On eыt dit qu'il sentait que c'йtait une chose dйlicate, exquise et prйcieuse, faite pour d'autres mains que les siennes. Par moments, il avait l'air de n'oser la toucher, mкme du souffle. Puis, tout а coup, il la serrait avec йtreinte dans ses bras, sur sa poitrine anguleuse, comme son bien, comme son trйsor, comme eыt fait la mиre de cette enfant ; son oeil de gnome, abaissй sur elle, l'inondait de tendresse, de douleur et de pitiй, et se relevait subitement plein d'йclairs. Alors les femmes riaient et pleuraient, la foule trйpignait d'enthousiasme, car en ce moment-lа Quasimodo avait vraiment sa beautй. Il йtait beau, lui, cet orphelin, cet enfant trouvй, ce rebut, il se sentait auguste et fort, il regardait en face cette sociйtй dont il йtait banni, et dans laquelle il intervenait si puissamment, cette justice humaine а laquelle il avait arrachй sa proie, tous ces tigres forcйs de mвcher а vide, ces sbires, ces juges, ces bourreaux, toute cette force du roi qu'il venait de briser, lui infime, avec la force de Dieu.

Et puis c'йtait une chose touchante que cette protection tombйe d'un кtre si difforme sur un кtre si malheureux, qu'une condamnйe а mort sauvйe par Quasimodo. C'йtaient les deux misиres extrкmes de la nature et de la sociйtй qui se touchaient et qui s'entr'aidaient.

Cependant, aprиs quelques minutes de triomphe, Quasimodo s'йtait brusquement enfoncй dans l'йglise avec son fardeau. Le peuple, amoureux de toute prouesse, le cherchait des yeux sous la sombre nef, regrettant qu'il se fыt si vite dйrobй а ses acclamations. Tout а coup on le vit reparaоtre а l'une des extrйmitйs de la galerie des rois de France, il la traversa en courant comme un insensй, en йlevant sa conquкte dans ses bras, et en criant : Asile ! La foule йclata de nouveau en applaudissements. La galerie parcourue, il se replongea dans l'intйrieur de l'йglise. Un moment aprиs il reparut sur la plate-forme supйrieure, toujours l'йgyptienne dans ses bras, toujours courant avec folie, toujours criant : Asile ! Et la foule applaudissait. Enfin, il fit une troisiиme apparition sur le sommet de la tour du bourdon ; de lа il sembla montrer avec orgueil а toute la ville celle qu'il avait sauvйe, et sa voix tonnante, cette voix qu'on entendait si rarement et qu'il n'entendait jamais, rйpйta trois fois avec frйnйsie jusque dans les nuages : Asile ! asile ! asile !

-- Noлl ! Noлl ! criait le peuple de son cфtй, et cette immense acclamation allait йtonner sur l'autre rive la foule de la Grиve et la recluse qui attendait toujours, l'oeil fixй sur le gibet.


LIVRE NEUVIИME
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I

FIИVRE
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Claude Frollo n'йtait plus dans Notre-Dame pendant que son fils adoptif tranchait si brusquement le noeud fatal oщ le malheureux archidiacre avait pris l'йgyptienne et s'йtait pris lui-mкme. Rentrй dans la sacristie, il avait arrachй l'aube, la chape et l'йtole, avait tout jetй aux mains du bedeau stupйfait, s'йtait йchappй par la porte dйrobйe du cloоtre, avait ordonnй а un batelier du Terrain de le transporter sur la rive gauche de la Seine, et s'йtait enfoncй dans les rues montueuses de l'Universitй, ne sachant oщ il allait, rencontrant а chaque pas des bandes d'hommes et de femmes qui se pressaient joyeusement vers le Pont Saint-Michel dans l'espoir d'arriver encore а temps pour voir pendre la sorciиre, pвle, йgarй, plus troublй, plus aveugle et plus farouche qu'un oiseau de nuit lвchй et poursuivi par une troupe d'enfants en plein jour. Il ne savait plus oщ il йtait, ce qu'il pensait, si il rкvait. Il allait, il marchait, il courait, prenant toute rue au hasard, ne choisissant pas, seulement toujours poussй en avant par la Grиve, par l'horrible Grиve qu'il sentait confusйment derriиre lui.

Il longea ainsi la montagne Sainte-Geneviиve, et sortit enfin de la ville par la Porte Saint-Victor. Il continua de s'enfuir, tant qu'il put voir en se retournant l'enceinte de tours de l'Universitй et les rares maisons du faubourg ; mais lorsque enfin un pli du terrain lui eut dйrobй en entier cet odieux Paris, quand il put s'en croire а cent lieues, dans les champs, dans un dйsert, il s'arrкta, et il lui sembla qu'il respirait.

Alors des idйes affreuses se pressиrent dans son esprit. Il revit clair dans son вme, et frissonna. Il songea а cette malheureuse fille qui l'avait perdu et qu'il avait perdue. Il promena un oeil hagard sur la double voie tortueuse que la fatalitй avait fait suivre а leurs deux destinйes, jusqu'au point d'intersection oщ elle les avait impitoyablement brisйes l'une contre l'autre. Il pensa а la folie des voeux йternels, а la vanitй de la chastetй, de la science, de la religion, de la vertu, а l'inutilitй de Dieu. Il s'enfonзa а coeur joie dans les mauvaises pensйes, et, а mesure qu'il y plongeait plus avant, il sentait йclater en lui-mкme un rire de Satan.

Et en creusant ainsi son вme, quand il vit quelle large place la nature y avait prйparйe aux passions, il ricana plus amиrement encore. Il remua au fond de son coeur toute sa haine, toute sa mйchancetй, et il reconnut, avec le froid coup d'oeil d'un mйdecin qui examine un malade, que cette haine, que cette mйchancetй n'йtaient que de l'amour viciй ; que l'amour, cette source de toute vertu chez l'homme, tournait en choses horribles dans un coeur de prкtre, et qu'un homme constituй comme lui, en se faisant prкtre, se faisait dйmon. Alors il rit affreusement, et tout а coup il redevint pвle en considйrant le cфtй le plus sinistre de sa fatale passion, de cet amour corrosif, venimeux, haineux, implacable, qui n'avait abouti qu'au gibet pour l'une, а l'enfer pour l'autre : elle condamnйe, lui damnй.

Et puis le rire lui revint, en songeant que Phoebus йtait vivant ; qu'aprиs tout le capitaine vivait, йtait allиgre et content, avait de plus beaux hoquetons que jamais et une nouvelle maоtresse qu'il menait voir pendre l'ancienne. Son ricanement redoubla quand il rйflйchit que, des кtres vivants dont il avait voulu la mort, l'йgyptienne, la seule crйature qu'il ne hait pas, йtait la seule qu'il n'eыt pas manquйe.

Alors du capitaine sa pensйe passa au peuple, et il lui vint une jalousie d'une espиce inouпe. Il songea que le peuple aussi, le peuple tout entier, avait eu sous les yeux la femme qu'il aimait, en chemise, presque nue. Il se tordit les bras en pensant que cette femme, dont la forme entrevue dans l'ombre par lui seul lui eыt йtй le bonheur suprкme, avait йtй livrйe en plein jour, en plein midi, а tout un peuple, vкtue comme pour une nuit de voluptй. Il pleura de rage sur tous ces mystиres d'amour profanйs, souillйs, dйnudйs, flйtris а jamais. Il pleura de rage en se figurant combien de regards immondes avaient trouvй leur compte а cette chemise mal nouйe ; et que cette belle fille, ce lys vierge, cette coupe de pudeur et de dйlices dont il n'eыt osй approcher ses lиvres qu'en tremblant, venait d'кtre transformйe en une sorte de gamelle publique, oщ la plus vile populace de Paris, les voleurs, les mendiants, les laquais йtaient venus boire en commun un plaisir effrontй, impur et dйpravй.

Et quand il cherchait а se faire une idйe du bonheur qu'il eыt put trouver sur la terre si elle n'eыt pas йtй bohйmienne et s'il n'eыt pas йtй prкtre, si Phoebus n'eыt pas existй et si elle l'eыt aimй ; quand il se figurait qu'une vie de sйrйnitй et d'amour lui eыt йtй possible aussi а lui, qu'il y avait en ce mкme moment за et lа sur la terre des couples heureux, perdus en longues causeries sous les orangers, au bord des ruisseaux, en prйsence d'un soleil couchant, d'une nuit йtoilйe ; et que, si Dieu l'eыt voulu, il eыt pu faire avec elle un de ces couples de bйnйdiction, son coeur se fondait en tendresse et en dйsespoir !

Oh ! elle ! c'est elle ! c'est cette idйe fixe qui revenait sans cesse, qui le torturait, qui lui mordait la cervelle et lui dйchiquetait les entrailles. Il ne regrettait pas, il ne se repentait pas ; tout ce qu'il avait fait, il йtait prкt а le faire encore ; il aimait mieux la voir aux mains du bourreau qu'aux bras du capitaine, mais il souffrait ; il souffrait tant que par instants il s'arrachait des poignйes de cheveux pour voir s'ils ne blanchissaient pas.

Il y eut un moment entre autres oщ il lui vint а l'esprit que c'йtait lа peut-кtre la minute oщ la hideuse chaоne qu'il avait vue le matin resserrait son noeud de fer autour de ce cou si frкle et si gracieux. Cette pensйe lui fit jaillir la sueur de tous les pores.

Il y eut un autre moment oщ, tout en riant diaboliquement sur lui-mкme, il se reprйsenta а la fois la Esmeralda comme il l'avait vue le premier jour, vive, insouciante, joyeuse, parйe, dansante, ailйe, harmonieuse, et la Esmeralda du dernier jour, en chemise, et la corde au cou, montant lentement, avec ses pieds nus, l'йchelle anguleuse du gibet ; il se figura ce double tableau d'une telle faзon qu'il poussa un cri terrible.

Tandis que cet ouragan de dйsespoir bouleversait, brisait, arrachait, courbait, dйracinait tout dans son вme, il regarda la nature autour de lui. А ses pieds, quelques poules fouillaient les broussailles en becquetant, les scarabйes d'йmail couraient au soleil, au-dessus de sa tкte quelques croupes de nuйes gris pommelй fuyaient dans un ciel bleu, а l'horizon la flиche de l'abbaye Saint-Victor perзait la courbe du coteau de son obйlisque d'ardoise, et le meunier de la butte Copeaux regardait en sifflant tourner les ailes travailleuses de son moulin. Toute cette vie active, organisйe, tranquille, reproduite autour de lui sous mille formes, lui fit mal. Il recommenзa а fuir.

Il courut ainsi а travers champs jusqu'au soir. Cette fuite de la nature, de la vie, de lui-mкme, de l'homme, de Dieu, de tout, dura tout le jour. Quelquefois il se jetait la face contre terre, et il arrachait avec ses ongles les jeunes blйs. Quelquefois il s'arrкtait dans une rue de village dйserte, et ses pensйes йtaient si insupportables qu'il prenait sa tкte а deux mains et tвchait de l'arracher de ses йpaules pour la briser sur le pavй.

Vers l'heure oщ le soleil dйclinait, il s'examina de nouveau, et il se trouva presque fou. La tempкte qui durait en lui depuis l'instant oщ il avait perdu l'espoir et la volontй de sauver l'йgyptienne, cette tempкte n'avait pas laissй dans sa conscience une seule idйe saine, une seule pensйe debout. Sa raison y gisait, а peu prиs entiиrement dйtruite. Il n'avait plus que deux images distinctes dans l'esprit : la Esmeralda et la potence. Tout le reste йtait noir. Ces deux images rapprochйes lui prйsentaient un groupe effroyable, et plus il y fixait ce qui lui restait d'attention et de pensйe, plus il les voyait croоtre, selon une progression fantastique, l'une en grвce, en charme, en beautй, en lumiиre, l'autre en horreur ; de sorte qu'а la fin la Esmeralda lui apparaissait comme une йtoile, le gibet comme un йnorme bras dйcharnй.

Une chose remarquable, c'est que pendant toute cette torture il ne lui vint pas l'idйe sйrieuse de mourir. Le misйrable йtait ainsi fait. Il tenait а la vie. Peut-кtre voyait-il rйellement l'enfer derriиre.

Cependant le jour continuait de baisser. L'кtre vivant qui existait encore en lui songea confusйment au retour. Il se croyait loin de Paris ; mais, en s'orientant, il s'aperзut qu'il n'avait fait que tourner l'enceinte de l'Universitй. La flиche de Saint-Sulpice et les trois hautes aiguilles de Saint-Germain-des-Prйs dйpassaient l'horizon а sa droite. Il se dirigea de ce cфtй. Quand il entendit le qui-vive des hommes d'armes de l'abbй autour de la circonvallation crйnelйe de Saint-Germain, il se dйtourna, prit un sentier qui s'offrit а lui entre le moulin de l'abbaye et la maladrerie du bourg, et au bout de quelques instants se trouva sur la lisiиre du Prй-aux-Clercs. Ce prй йtait cйlиbre par les tumultes qui s'y faisaient jour et nuit ; c'йtait l'hydre des pauvres moines de Saint-Germain, quod monachis Sancti-Germani pratensis hydra fuit, clericis nova semper dissidiorum capita suscitantibus. L'archidiacre craignit d'y rencontrer quelqu'un ; il avait peur de tout visage humain ; il venait d'йviter l'Universitй, le bourg Saint-Germain, il voulait ne rentrer dans les rues que le plus tard possible. Il longea le Prй-aux-Clercs, prit le sentier dйsert qui le sйparait du Dieu-Neuf, et arriva enfin au bord de l'eau. Lа, dom Claude trouva un batelier qui, pour quelques deniers parisis, lui fit remonter la Seine jusqu'а la pointe de la Citй, et le dйposa sur cette langue de terre abandonnйe oщ le lecteur a dйjа vu rкver Gringoire, et qui se prolongeait au delа des jardins du roi, parallиlement а l'оle du Passeur-aux-Vaches.

Le bercement monotone du bateau et le bruissement de l'eau avaient en quelque sorte engourdi le malheureux Claude. Quand le batelier se fut йloignй, il resta stupidement debout sur la grиve, regardant devant lui et ne percevant plus les objets qu'а travers des oscillations grossissantes qui lui faisaient de tout une sorte de fantasmagorie. Il n'est pas rare que la fatigue d'une grande douleur produise cet effet sur l'esprit.

Le soleil йtait couchй derriиre la haute Tour de Nesle. C'йtait l'instant du crйpuscule. Le ciel йtait blanc, l'eau de la riviиre йtait blanche. Entre ces deux blancheurs, la rive gauche de la Seine, sur laquelle il avait les yeux fixйs, projetait sa masse sombre, et, de plus en plus amincie par la perspective, s'enfonзait dans les brumes de l'horizon comme une flиche noire. Elle йtait chargйe de maisons, dont on ne distinguait que la silhouette obscure, vivement relevйe en tйnиbres sur le fond clair du ciel et de l'eau, За et lа des fenкtres commenзaient а y scintiller comme des trous de braise. Cet immense obйlisque noir ainsi isolй entre les deux nappes blanches du ciel et de la riviиre, fort large en cet endroit, fit а dom Claude un effet singulier, comparable а ce qu'йprouverait un homme qui, couchй а terre sur le dos au pied du clocher de Strasbourg, regarderait l'йnorme aiguille s'enfoncer au-dessus de sa tкte dans les pйnombres du crйpuscule. Seulement ici c'йtait Claude qui йtait debout et l'obйlisque qui йtait couchй ; mais comme la riviиre, en reflйtant le ciel, prolongeait l'abоme au-dessous de lui, l'immense promontoire semblait aussi hardiment йlancй dans le vide que toute flиche de cathйdrale ; et l'impression йtait la mкme. Cette impression avait mкme cela d'йtrange et de plus profond, que c'йtait bien le clocher de Strasbourg, mais le clocher de Strasbourg haut de deux lieues, quelque chose d'inouп, de gigantesque, d'incommensurable, un йdifice comme nul oeil humain n'en a vu, une tour de Babel. Les cheminйes des maisons, les crйneaux des murailles, les pignons taillйs des toits, la flиche des Augustins, la Tour de Nesle, toutes ces saillies qui йbrйchaient le profil du colossal obйlisque, ajoutaient а l'illusion en jouant bizarrement а l'oeil les dйcoupures d'une sculpture touffue et fantastique. Claude, dans l'йtat d'hallucination oщ il se trouvait, crut voir, voir de ses yeux vivants, le clocher de l'enfer ; les mille lumiиres rйpandues sur toute la hauteur de l'йpouvantable tour lui parurent autant de porches de l'immense fournaise intйrieure ; les voix et les rumeurs qui s'en йchappaient, autant de cris, autant de rвles. Alors il eut peur, il mit ses mains sur ses oreilles pour ne plus entendre, tourna le dos pour ne plus voir, et s'йloigna а grands pas de l'effroyable vision.

Mais la vision йtait en lui.

Quand il rentra dans les rues, les passants qui se coudoyaient aux lueurs des devantures de boutiques lui faisaient l'effet d'une йternelle allйe et venue de spectres autour de lui. Il avait des fracas йtranges dans l'oreille. Des fantaisies extraordinaires lui troublaient l'esprit. Il ne voyait ni les maisons, ni le pavй, ni les chariots, ni les hommes et les femmes, mais un chaos d'objets indйterminйs qui se fondaient par les bords les uns dans les autres. Au coin de la rue de la Barillerie, il y avait une boutique d'йpicerie, dont l'auvent йtait, selon l'usage immйmorial, garni dans son pourtour de ces cerceaux de fer-blanc auxquels pend un cercle de chandelles de bois qui s'entre-choquent au vent en claquant comme des castagnettes. Il crut entendre s'entre-heurter dans l'ombre le trousseau de squelettes de Montfaucon.

-- Oh ! murmura-t-il, le vent de la nuit les chasse les uns contre les autres, et mкle le bruit de leurs chaоnes au bruit de leurs os ! Elle est peut-кtre lа, parmi eux !

Йperdu, il ne sut oщ il allait. Au bout de quelques pas, il se trouva sur le Pont Saint-Michel. Il y avait une lumiиre а une fenкtre d'un rez-de-chaussйe. Il s'approcha. А travers un vitrage fкlй, il vit une salle sordide, qui rйveilla un souvenir confus dans son esprit. Dans cette salle, mal йclairйe d'une lampe maigre, il y avait un jeune homme blond et frais, а figure joyeuse, qui embrassait, avec de grands йclats de rire, une jeune fille fort effrontйment parйe. Et, prиs de la lampe, il y avait une vieille femme qui filait et qui chantait d'une voix chevrotante. Comme le jeune homme ne riait pas toujours, la chanson de la vieille arrivait par lambeaux jusqu'au prкtre. C'йtait quelque chose d'inintelligible et d'affreux.

Grиve, aboye, Grиve, grouille !
File, file, ma quenouille.
File sa corde au bourreau
Qui siffle dans le prйau.
Grиve, aboye, Grиve, grouille.

La belle corde de chanvre !
Semez d'Issy jusqu'а Vanvre
Du chanvre et non pas du blй.
Le voleur n'a pas volй
La belle corde de chanvre.

Grиve, grouille, Grиve, aboye !
Pour voir la fille de joie
Pendre au gibet chassieux.
Les fenкtres sont des yeux.
Grиve, grouille, Grиve, aboye !

Lа-dessus le jeune homme riait et caressait la fille. La vieille, c'йtait la Falourdel ; la fille, c'йtait une fille publique ; le jeune homme, c'йtait son jeune frиre Jehan.

Il continua de regarder. Autant ce spectacle qu'un autre.

Il vit Jehan aller а une fenкtre qui йtait au fond de la salle, l'ouvrir, jeter un coup d'oeil sur le quai oщ brillaient au loin mille croisйes йclairйes, et il l'entendit dire en refermant la fenкtre : -- Sur mon вme ! voilа qu'il se fait nuit. Les bourgeois allument leurs chandelles et le bon Dieu ses йtoiles.

Puis, Jehan revint vers la ribaude, et cassa une bouteille qui йtait sur une table, en s'йcriant :

-- Dйjа vide, corboeuf ! et je n'ai plus d'argent ! Isabeau, ma mie, je ne serai content de Jupiter que lorsqu'il aura changй vos deux tйtins blancs en deux noires bouteilles, oщ je tйterai du vin de Beaune jour et nuit.

Cette belle plaisanterie fit rire la fille de joie, et Jehan sortit.

Dom Claude n'eut que le temps de se jeter а terre pour ne pas кtre rencontrй, regardй en face, et reconnu par son frиre. Heureusement la rue йtait sombre, et l'йcolier йtait ivre. Il avisa cependant l'archidiacre couchй sur le pavй dans la boue.

-- Oh ! oh ! dit-il, en voilа un qui a menй joyeuse vie aujourd'hui.

Il remua du pied dom Claude, qui retenait son souffle.

-- Ivre-mort, reprit Jehan. Allons, il est plein. Une vraie sangsue dйtachйe d'un tonneau. Il est chauve, ajouta-t-il en se baissant ; c'est un vieillard ! Fortunate senex !

Puis dom Claude l'entendit s'йloigner en disant : -- C'est йgal, la raison est une belle chose, et mon frиre l'archidiacre est bien heureux d'кtre sage et d'avoir de l'argent.

L'archidiacre alors se releva, et courut tout d'une haleine vers Notre-Dame, dont il voyait les tours йnormes surgir dans l'ombre au-dessus des maisons.

А l'instant oщ il arriva tout haletant sur la place du Parvis, il recula et n'osa lever les yeux sur le funeste йdifice. -- Oh ! dit-il а voix basse, est-il donc bien vrai qu'une telle chose se soit passйe ici, aujourd'hui, ce matin mкme !

Cependant il se hasarda а regarder l'йglise. La faзade йtait sombre. Le ciel derriиre йtincelait d'йtoiles. Le croissant de la lune, qui venait de s'envoler de l'horizon, йtait arrкtй en ce moment au sommet de la tour de droite, et semblait s'кtre perchй, comme un oiseau lumineux, au bord de la balustrade dйcoupйe en trиfles noirs.

La porte du cloоtre йtait fermйe. Mais l'archidiacre avait toujours sur lui la clef de la tour oщ йtait son laboratoire. Il s'en servit pour pйnйtrer dans l'йglise.

Il trouva dans l'йglise une obscuritй et un silence de caverne. Aux grandes ombres qui tombaient de toutes parts а larges pans, il reconnut que les tentures de la cйrйmonie du matin n'avaient pas encore йtй enlevйes. La grande croix d'argent scintillait au fond des tйnиbres, saupoudrйe de quelques points йtincelants, comme la voie lactйe de cette nuit de sйpulcre. Les longues fenкtres du choeur montraient au-dessus de la draperie noire l'extrйmitй supйrieure de leurs ogives, dont les vitraux, traversйs d'un rayon de lune, n'avaient plus que les couleurs douteuses de la nuit, une espиce de violet, de blanc et de bleu dont on ne retrouve la teinte que sur la face des morts. L'archidiacre, en apercevant tout autour du choeur ces blкmes pointes d'ogives, crut voir des mitres d'йvкques damnйs. Il ferma les yeux, et quand il les rouvrit, il crut que c'йtait un cercle de visages pвles qui le regardaient.

Il se mit а fuir а travers l'йglise. Alors il lui sembla que l'йglise aussi s'йbranlait, remuait, s'animait, vivait, que chaque grosse colonne devenait une patte йnorme qui battait le sol de sa large spatule de pierre, et que la gigantesque cathйdrale n'йtait plus qu'une sorte d'йlйphant prodigieux qui soufflait et marchait avec ses piliers pour pieds, ses deux tours pour trompes et l'immense drap noir pour caparaзon.

Ainsi la fiиvre ou la folie йtait arrivйe а un tel degrй d'intensitй que le monde extйrieur n'йtait plus pour l'infortunй qu'une sorte d'apocalypse visible, palpable, effrayante.

Il fut un moment soulagй. En s'enfonзant sous les bas cфtйs, il aperзut, derriиre un massif de piliers, une lueur rougeвtre. Il y courut comme а une йtoile. C'йtait la pauvre lampe qui йclairait jour et nuit le brйviaire public de Notre-Dame sous son treillis de fer. Il se jeta avidement sur le saint livre, dans l'espoir d'y trouver quelque consolation ou quelque encouragement. Le livre йtait ouvert а ce passage de Job, sur lequel son oeil fixe se promena : " Et un esprit passa devant ma face, et j'entendis un petit souffle, et le poil de ma chair se hйrissa. "

А cette lecture lugubre, il йprouva ce qu'йprouve l'aveugle qui se sent piquer par le bвton qu'il a ramassй. Ses genoux se dйrobиrent sous lui, et il s'affaissa sur le pavй, songeant а celle qui йtait morte dans le jour. Il sentait passer et se dйgorger dans son cerveau tant de fumйes monstrueuses qu'il lui semblait que sa tкte йtait devenue une des cheminйes de l'enfer.

Il paraоt qu'il resta longtemps dans cette attitude, ne pensant plus, abоmй et passif sous la main du dйmon. Enfin, quelque force lui revint, il songea а s'aller rйfugier dans la tour prиs de son fidиle Quasimodo. Il se leva, et, comme il avait peur, il prit pour s'йclairer la lampe du brйviaire. C'йtait un sacrilиge ; mais il n'en йtait plus а regarder а si peu de chose.

Il gravit lentement l'escalier des tours, plein d'un secret effroi que devait propager jusqu'aux rares passants du Parvis la mystйrieuse lumiиre de sa lampe montant si tard de meurtriиre en meurtriиre au haut du clocher.

Tout а coup il sentit quelque fraоcheur sur son visage et se trouva sous la porte de la plus haute galerie. L'air йtait froid ; le ciel charriait des nuages dont les larges lames blanches dйbordaient les unes sur les autres en s'йcrasant par les angles, et figuraient une dйbвcle de fleuve en hiver. Le croissant de la lune, йchouй au milieu des nuйes, semblait un navire cйleste pris dans ces glaзons de l'air.

Il baissa la vue et contempla un instant, entre la grille de colonnettes qui unit les deux tours, au loin, а travers une gaze de brumes et de fumйes, la foule silencieuse des toits de Paris, aigus, innombrables, pressйs et petits comme les flots d'une mer tranquille dans une nuit d'йtй.

La lune jetait un faible rayon qui donnait au ciel et а la terre une teinte de cendre.

En ce moment l'horloge йleva sa voix grкle et fкlйe. Minuit sonna. Le prкtre pensa а midi. C'йtaient les douze heures qui revenaient. -- Oh ! se dit-il tout bas, elle doit кtre froide а prйsent !

Tout а coup un coup de vent йteignit sa lampe, et presque en mкme temps il vit paraоtre, а l'angle opposй de la tour, une ombre, une blancheur, une forme, une femme. Il tressaillit. А cфtй de cette femme, il y avait une petite chиvre, qui mкlait son bкlement au dernier bкlement de l'horloge.

Il eut la force de regarder. C'йtait elle.

Elle йtait pвle, elle йtait sombre. Ses cheveux tombaient sur ses йpaules comme le matin. Mais plus de corde au cou, plus de mains attachйes. Elle йtait libre, elle йtait morte.

Elle йtait vкtue de blanc et avait un voile blanc sur la tкte.

Elle venait vers lui, lentement, en regardant le ciel. La chиvre surnaturelle la suivait. Il se sentait de pierre et trop lourd pour fuir. А chaque pas qu'elle faisait en avant, il en faisait un en arriиre, et c'йtait tout. Il rentra ainsi sous la voыte obscure de l'escalier. Il йtait glacй de l'idйe qu'elle allait peut-кtre y entrer aussi ; si elle l'eыt fait, il serait mort de terreur.

Elle arriva en effet devant la porte de l'escalier, s'y arrкta quelques instants, regarda fixement dans l'ombre, mais sain paraоtre y voir le prкtre, et passa. Elle lui parut plus grande que lorsqu'elle vivait ; il vit la lune а travers sa robe blanche ; il entendit son souffle.

Quand elle fut passйe, il se mit а redescendre l'escalier, avec la lenteur qu'il avait vue au spectre, se croyant spectre lui-mкme, hagard, les cheveux tout droits, sa lampe йteinte toujours а la main ; et, tout en descendant les degrйs en spirale, il entendait distinctement dans son oreille une voix qui riait et qui rйpйtait :

"... Un esprit passa devant ma face, et j'entendis un petit souffle, et le poil de ma chair se hйrissa. "

II

BOSSU, BORGNE, BOITEUX
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Toute ville au moyen-вge, et, jusqu'а Louis XII, toute ville en France avait ses lieux d'asile. Ces lieux d'asile, au milieu du dйluge de lois pйnales et de juridictions barbares qui inondaient la citй, йtaient des espиces d'оles qui s'йlevaient au-dessus du niveau de la justice humaine. Tout criminel qui y abordait йtait sauvй. Il y avait dans une banlieue presque autant de lieux d'asile que de lieux patibulaires. C'йtait l'abus de l'impunitй а cфtй de l'abus des supplices, deux choses mauvaises qui tвchaient de se corriger l'une par l'autre. Les palais du roi, les hфtels des princes, les йglises surtout avaient droit d'asile. Quelquefois d'une ville tout entiиre qu'on avait besoin de repeupler on faisait temporairement un lieu de refuge. Louis XI fit Paris asile en 1467.

Une fois le pied dans l'asile, le criminel йtait sacrй ; mais il fallait qu'il se gardвt d'en sortir. Un pas hors du sanctuaire, il retombait dans le flot. La roue, le gibet, l'estrapade faisaient bonne garde а l'entour du lieu de refuge, et guettaient sans cesse leur proie comme les requins autour du vaisseau. On a vu des condamnйs qui blanchissaient ainsi dans un cloоtre, sur l'escalier d'un palais, dans la culture d'une abbaye, sous un porche d'йglise ; de cette faзon l'asile йtait une prison comme une autre. Il arrivait quelquefois qu'un arrкt solennel du parlement violait le refuge et restituait le condamnй au bourreau ; mais la chose йtait rare. Les parlements s'effarouchaient des йvкques, et, quand ces deux robes-lа en venaient а se froisser, la simarre n'avait pas beau jeu avec la soutane. Parfois cependant, comme dans l'affaire des assassins de Petit-Jean, bourreau de Paris, et dans celle d'Йmery Rousseau, meurtrier de Jean Valleret, la justice sautait par-dessus l'йglise et passait outre а l'exйcution de ses sentences ; mais, а moins d'un arrкt du parlement, malheur а qui violait а main armйe un lieu d'asile ! On sait quelle fut la mort de Robert de Clermont, marйchal de France, et de Jean de Chвlons, marйchal de Champagne ; et pourtant il ne s'agissait que d'un certain Perrin Marc, garзon d'un changeur, un misйrable assassin ; mais les deux marйchaux avaient brisй les portes de Saint-Mйry. Lа йtait l'йnormitй.

Il y avait autour des refuges un tel respect, qu'au dire de la tradition, il prenait parfois jusqu'aux animaux. Aymoin raconte qu'un cerf, chassй par Dagobert, s'йtant rйfugiй prиs du tombeau de saint Denys, la meute s'arrкta tout court en aboyant.

Les йglises avaient d'ordinaire une logette prйparйe pour recevoir les suppliants. En 1407, Nicolas Flamel leur fit bвtir, sur les voыtes de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, une chambre qui lui coыta quatre livres six sols seize deniers parisis.

А Notre-Dame, c'йtait une cellule йtablie sur les combles des bas cфtйs sous les arcs-boutants, en regard du cloоtre, prйcisйment а l'endroit oщ la femme du concierge actuel des tours s'est pratiquй un jardin, qui est aux jardins suspendus de Babylone ce qu'une laitue est а un palmier, ce qu'une portiиre est а Sйmiramis.

C'est lа qu'aprиs sa course effrйnйe et triomphale sur les tours et les galeries, Quasimodo avait dйposй la Esmeralda. Tant que cette course avait durй, la jeune fille n'avait pu reprendre ses sens, а demi assoupie, а demi йveillйe, ne sentant plus rien sinon qu'elle montait dans l'air, qu'elle y flottait, qu'elle y volait, que quelque chose l'enlevait au-dessus de la terre. De temps en temps, elle entendait le rire йclatant, la voix bruyante de Quasimodo а son oreille ; elle entr'ouvrait ses yeux ; alors au-dessous d'elle elle voyait confusйment Paris marquetй de ses mille toits d'ardoises et de tuiles comme une mosaпque rouge et bleue, au-dessus de sa tкte la face effrayante et joyeuse de Quasimodo. Alors sa paupiиre retombait ; elle croyait que tout йtait fini, qu'on l'avait exйcutйe pendant son йvanouissement, et que le difforme esprit qui avait prйsidй а sa destinйe l'avait reprise et l'emportait. Elle n'osait le regarder et se laissait aller.

Mais quand le sonneur de cloches йchevelй et haletant l'eut dйposйe dans la cellule du refuge, quand elle sentit ses grosses mains dйtacher doucement la corde qui lui meurtrissait les bras, elle йprouva cette espиce de secousse qui rйveille en sursaut les passagers d'un navire qui touche au milieu d'une nuit obscure. Ses pensйes se rйveillиrent aussi, et lui revinrent une а une. Elle vit qu'elle йtait dans Notre-Dame, elle se souvint d'avoir йtй arrachйe des mains du bourreau, que Phoebus йtait vivant, que Phoebus ne l'aimait plus ; et ces deux idйes, dont l'une rйpandait tant d'amertume sur l'autre, se prйsentant ensemble а la pauvre condamnйe se tourna vers Quasimodo qui se tenait debout devant elle, et qui lui faisait peur. Elle lui dit : -- Pourquoi m'avez-vous sauvйe ?

Il la regarda avec anxiйtй comme cherchant а deviner ce qu'elle lui disait. Elle rйpйta sa question. Alors il lui jeta un coup d'oeil profondйment triste, et s'enfuit.

Elle resta йtonnйe.

Quelques moments aprиs il revint, apportant un paquet qu'il jeta а ses pieds. C'йtaient des vкtements que des femmes charitables avaient dйposйs pour elle au seuil de l'йglise. Alors elle abaissa ses yeux sur elle-mкme, se vit presque nue, et rougit. La vie revenait.

Quasimodo parut йprouver quelque chose de cette pudeur. Il voila son regard de sa large main et s'йloigna encore une fois, mais а pas lents.

Elle se hвta de se vкtir. C'йtait une robe blanche avec un voile blanc. Un habit de novice de l'Hфtel-Dieu.

Elle achevait а peine qu'elle vit revenir Quasimodo. Il portait un panier sous un bras et un matelas sous l'autre. Il y avait dans le panier une bouteille, du pain, et quelques provisions. Il posa le panier а terre, et dit : Mangez. - Il йtendit le matelas sur la dalle, et dit : Dormez. - C'йtait son propre repas, c'йtait son propre lit que le sonneur de cloches avait йtй chercher.

L'йgyptienne leva les yeux sur lui pour le remercier ; mais elle ne put articuler un mot. Le pauvre diable йtait vraiment horrible. Elle baissa la tкte avec un tressaillement d'effroi.

Alors il lui dit : -- Je vous fais peur. Je suis bien laid, n'est-ce pas ? Ne me regardez point. Йcoutez-moi seulement. - Le jour, vous resterez ici ; la nuit, vous pouvez vous promener par toute l'йglise. Mais ne sortez de l'йglise ni jour ni nuit. Vous seriez perdue. On vous tuerait et je mourrais.

Йmue, elle leva la tкte pour lui rйpondre. Il avait disparu. Elle se retrouva seule, rкvant aux paroles singuliиres de cet кtre presque monstrueux, et frappйe du son de sa voix qui йtait si rauque et pourtant si douce.

Puis, elle examina sa cellule. C'йtait une chambre de quelque six pieds carrйs, avec une petite lucarne et une porte sur le plan lйgиrement inclinй du toit en pierres plates. Plusieurs gouttiиres а figures d'animaux semblaient se pencher autour d'elle et tendre le cou pour la voir par la lucarne. Au bord de son toit, elle apercevait le haut de mille cheminйes qui faisaient monter sous ses yeux les fumйes de tous les feux de Paris. Triste spectacle pour la pauvre йgyptienne, enfant trouvйe, condamnйe а mort, malheureuse crйature, sans patrie, sans famille, sans foyer.

Au moment oщ la pensйe de son isolement lui apparaissait ainsi, plus poignante que jamais, elle sentit une tкte velue et barbue se glisser dans ses mains, sur ses genoux. Elle tressaillit (tout l'effrayait maintenant), et regarda. C'йtait la pauvre chиvre, l'agile Djali, qui s'йtait йchappйe а sa suite, au moment oщ Quasimodo avait dispersй la brigade de Charmolue, et qui se rйpandait en caresses а ses pieds depuis prиs d'une heure, sans pouvoir obtenir un regard. L'йgyptienne la couvrit de baisers. -- Oh ! Djali, disait-elle, comme je t'ai oubliйe ! Tu songes donc toujours а moi ! Oh ! tu n'es pas ingrate, toi ! - En mкme temps, comme si une main invisible eыt soulevй le poids qui comprimait ses larmes dans son coeur depuis si longtemps, elle se mit а pleurer ; et а mesure que ses larmes coulaient, elle sentait s'en aller avec elles ce qu'il y avait de plus вcre et de plus amer dans sa douleur.

Le soir venu, elle trouva la nuit si belle, la lune si douce, qu'elle fit le tour de la galerie йlevйe qui enveloppe l'йglise. Elle en йprouva quelque soulagement, tant la terre lui parut calme, vue de cette hauteur.

III

SOURD
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Le lendemain matin, elle s'aperзut en s'йveillant qu'elle avait dormi. Cette chose singuliиre l'йtonna. Il y avait si longtemps qu'elle йtait dйshabituйe du sommeil. Un joyeux rayon du soleil levant entrait par sa lucarne et lui venait frapper le visage. En mкme temps que le soleil, elle vit а cette lucarne un objet qui l'effraya, la malheureuse figure de Quasimodo. Involontairement elle referma les yeux, mais en vain ; elle croyait toujours voir а travers sa paupiиre rose, ce masque de gnome, borgne et brиche-dent. Alors, tenant toujours ses yeux fermйs, elle entendit une rude voix qui disait trиs doucement : -- N'ayez pas peur. Je suis votre ami. J'йtais venu vous voir dormir, cela ne vous fait pas de mal, n'est-ce pas, que je vienne vous voir dormir ? Qu'est-ce que cela vous fait que je sois lа quand vous avez les yeux fermйs ? Maintenant je vais m'en aller. Tenez, je me suis mis derriиre le mur. Vous pouvez rouvrir les yeux.

Il y avait quelque chose de plus plaintif encore que ces paroles, c'йtait l'accent dont elles йtaient prononcйes. L'йgyptienne touchйe ouvrit les yeux. Il n'йtait plus en effet а la lucarne. Elle alla а cette lucarne, et vit le pauvre bossu blotti а un angle de mur, dans une attitude douloureuse et rйsignйe. Elle fit un effort pour surmonter la rйpugnance qu'il lui inspirait. -- Venez, lui dit-elle doucement. Au mouvement des lиvres de l'йgyptienne, Quasimodo crut qu'elle le chassait ; alors il se leva et se retira en boitant, lentement, la tкte baissйe, sans mкme oser lever sur la jeune fille son regard plein de dйsespoir. -- Venez donc, cria-t-elle. Mais il continuait de s'йloigner. Alors elle se jeta hors de sa cellule, courut а lui, et lui prit le bras. En se sentant touchй par elle, Quasimodo trembla de tous ses membres. Il releva son oeil suppliant, et, voyant qu'elle le ramenait prиs d'elle, toute sa face rayonna de joie et de tendresse. Elle voulut le faire entrer dans sa cellule, mais il s'obstina а rester sur le seuil. -- Non, non, dit-il, le hibou n'entre pas dans le nid de l'alouette.

Alors elle s'accroupit gracieusement sur sa couchette avec sa chиvre endormie а ses pieds. Tous deux restиrent quelques instants immobiles, considйrant en silence, lui tant de grвce, elle tant de laideur. А chaque moment, elle dйcouvrait en Quasimodo quelque difformitй de plus. Son regard se promenait des genoux cagneux au dos bossu, du dos bossu а l'oeil unique. Elle ne pouvait comprendre qu'un кtre si gauchement йbauchй existвt. Cependant il y avait sur tout cela tant de tristesse et de douceur rйpandues qu'elle commenзait а s'y faire.

Il rompit le premier ce silence. -- Vous me disiez donc de revenir ?

Elle fit un signe de tкte affirmatif, en disant : -- Oui.

Il comprit le signe de tкte. -- Hйlas ! dit-il comme hйsitant а achever, c'est que... je suis sourd.

-- Pauvre homme ! s'йcria la bohйmienne avec une expression de bienveillante pitiй.

Il se mit а sourire douloureusement. -- Vous trouvez qu'il ne me manquait que cela, n'est-ce pas ? Oui, je suis sourd. C'est comme cela que je suis fait. C'est horrible, n'est-il pas vrai ? Vous кtes si belle, vous !

Il y avait dans l'accent du misйrable un sentiment si profond de sa misиre qu'elle n'eut pas la force de dire une parole. D'ailleurs il ne l'aurait pas entendue. Il poursuivit.

-- Jamais je n'ai vu ma laideur comme а prйsent. Quand je me compare а vous, j'ai bien pitiй de moi, pauvre malheureux monstre que je suis ! Je dois vous faire l'effet d'une bкte, dites. - Vous, vous кtes un rayon de soleil, une goutte de rosйe, un chant d'oiseau ! - Moi, je suis quelque chose d'affreux, ni homme, ni animal, un je ne sais quoi plus dur, plus foulй aux pieds et plus difforme qu'un caillou !

Alors il se mit а rire, et ce rire йtait ce qu'il y a de plus dйchirant au monde. Il continua :

-- Oui, je suis sourd. Mais vous me parlerez par gestes, par signes. J'ai un maоtre qui cause avec moi de cette faзon. Et puis, je saurai bien vite votre volontй au mouvement de vos lиvres, а votre regard.

-- Eh bien ! reprit-elle en souriant, dites-moi pourquoi vous m'avez sauvйe.

Il la regarda attentivement tandis qu'elle parlait.

-- J'ai compris, rйpondit-il. Vous me demandez pourquoi je vous ai sauvйe. Vous avez oubliй un misйrable qui a tentй de vous enlever une nuit, un misйrable а qui le lendemain mкme vous avez portй secours sur leur infвme pilori. Une goutte d'eau et un peu de pitiй, voilа plus que je n'en paierai avec ma vie. Vous avez oubliй ce misйrable ; lui, il s'est souvenu.

Elle l'йcoutait avec un attendrissement profond. Une larme roulait dans l'oeil du sonneur, mais elle n'en tomba pas. Il parut mettre une sorte de point d'honneur а la dйvorer.

-- Йcoutez, reprit-il quand il ne craignit plus que cette larme s'йchappвt, nous avons lа des tours bien hautes, un homme qui en tomberait serait mort avant de toucher le pavй ; quand il vous plaira que j'en tombe, vous n'aurez pas mкme un mot а dire, un coup d'oeil suffira.

Alors il se leva. Cet кtre bizarre, si malheureuse que fыt la bohйmienne, йveillait encore quelque compassion en elle. Elle lui fit signe de rester.

-- Non, non, dit-il. Je ne dois pas rester trop longtemps. Je ne suis pas а mon aise quand vous me regardez. C'est par pitiй que vous ne dйtournez pas les yeux. Je vais quelque part d'oщ je vous verrai sans que vous me voyiez. Ce sera mieux.

Il tira de sa poche un petit sifflet de mйtal. -- Tenez, dit-il, quand vous aurez besoin de moi, quand vous voudrez que je vienne, quand vous n'aurez pas trop d'horreur а me voir, vous sifflerez avec ceci. J'entends ce bruit-lа.

Il dйposa le sifflet а terre et s'enfuit.

IV

GRИS ET CRISTAL
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Les jours se succйdиrent.

Le calme revenait peu а peu dans l'вme de la Esmeralda. L'excиs de la douleur, comme l'excиs de la joie, est une chose violente qui dure peu. Le coeur de l'homme ne peut rester longtemps dans une extrйmitй. La bohйmienne avait tant souffert qu'il ne lui en restait plus que l'йtonnement.

Avec la sйcuritй l'espйrance lui йtait revenue. Elle йtait hors de la sociйtй, hors de la vie, mais elle sentait vaguement qu'il ne serait peut-кtre pas impossible d'y rentrer. Elle йtait comme une morte qui tiendrait en rйserve une clй de son tombeau.

Elle sentait s'йloigner d'elle peu а peu les images terribles qui l'avaient si longtemps obsйdйe. Tous les fantфmes hideux, Pierrat Torterue, Jacques Charmolue, s'effaзaient dans son esprit, tous, le prкtre lui-mкme.

Et puis, Phoebus vivait, elle en йtait sыre, elle l'avait vu. La vie de Phoebus, c'йtait tout. Aprиs la sйrie de secousses fatales qui avaient tout fait йcrouler en elle, elle n'avait retrouvй debout dans son вme qu'une chose, qu'un sentiment, son amour pour le capitaine. C'est que l'amour est comme un arbre, il pousse de lui-mкme, jette profondйment ses racines dans tout notre кtre, et continue souvent de verdoyer sur un coeur en ruines.

Et ce qu'il y a d'inexplicable, c'est que plus cette passion est aveugle, plus elle est tenace. Elle n'est jamais plus solide que lorsqu'elle n'a pas de raison en elle.

Sans doute la Esmeralda ne songeait pas au capitaine sans amertume. Sans doute il йtait affreux qu'il eыt йtй trompй aussi lui, qu'il eыt cru cette chose impossible, qu'il eыt pu comprendre un coup de poignard venu de celle qui eыt donnй mille vies pour lui. Mais enfin, il ne fallait pas trop lui en vouloir : n'avait-elle pas avouй son crime ? n'avait-elle pas cйdй, faible femme, а la torture ? Toute la faute йtait а elle. Elle aurait dы se laisser arracher les ongles plutфt qu'une telle parole. Enfin, qu'elle revоt Phoebus une seule fois, une seule minute, il ne faudrait qu'un mot, qu'un regard pour le dйtromper, pour le ramener. Elle n'en doutait pas. Elle s'йtourdissait aussi sur beaucoup de choses singuliиres, sur le hasard de la prйsence de Phoebus le jour de l'amende honorable, sur la jeune fille avec laquelle il йtait. C'йtait sa soeur sans doute. Explication dйraisonnable, mais dont elle se contentait, parce qu'elle avait besoin de croire que Phoebus l'aimait toujours et n'aimait qu'elle. Ne lui avait-il pas jurй ? Que lui fallait-il de plus, naпve et crйdule qu'elle йtait ? Et puis, dans cette affaire, les apparences n'йtaient-elles pas bien plutфt contre elle que contre lui ? Elle attendait donc. Elle espйrait.

Ajoutons que l'йglise, cette vaste йglise qui l'enveloppait toutes parts, qui la gardait, qui la sauvait, йtait elle-mкme un souverain calmant. Les lignes solennelles de cette architecture, l'attitude religieuse de tous les objets qui entouraient la jeune fille, les pensйes pieuses et sereines qui se dйgageaient, pour ainsi dire, de tous les pores de cette pierre, agissaient sur elle а son insu. L'йdifice avait aussi des bruits d'une telle bйnйdiction et d'une telle majestй qu'ils assoupissaient cette вme malade. Le chant monotone des officiants, les rйponses du peuple aux prкtres, quelquefois inarticulйes, quelquefois tonnantes, l'harmonieux tressaillement des vitraux, l'orgue йclatant comme cent trompettes, les trois clochers bourdonnant comme des ruches de grosses abeilles, tout cet orchestre sur lequel bondissait une gamme gigantesque montant et descendant sans cesse d'une foule а un clocher, assourdissait sa mйmoire, son imagination, sa douleur. Les cloches surtout la berзaient. C'йtait comme un magnйtisme puissant que ces vastes appareils rйpandaient sur elle а larges flots.

Aussi chaque soleil levant la trouvait plus apaisйe, respirant mieux, moins pвle. А mesure que ses plaies se fermaient, sa grвce et sa beautй refleurissaient sur son visage, mais plus recueillies et plus reposйes. Son ancien caractиre lui revenait aussi, quelque chose mкme de sa gaietй, sa jolie moue, son amour de sa chиvre, son goыt de chanter, sa pudeur. Elle avait soin de s'habiller le matin dans l'angle de sa logette, de peur que quelque habitant des greniers voisins ne la vоt par la lucarne.

Quand la pensйe de Phoebus lui en laissait le temps, l'йgyptienne songeait quelquefois а Quasimodo. C'йtait le seul lien, le seul rapport, la seule communication qui lui restвt avec les hommes, avec les vivants. La malheureuse ! elle йtait plus hors du monde que Quasimodo ! Elle ne comprenait rien а l'йtrange ami que le hasard lui avait donnй. Souvent elle se reprochait de ne pas avoir une reconnaissance qui fermвt les yeux, mais dйcidйment elle ne pouvait s'accoutumer au pauvre sonneur. Il йtait trop laid.

Elle avait laissй а terre le sifflet qu'il lui avait donnй. Cela n'empкcha pas Quasimodo de reparaоtre de temps en temps les premiers jours. Elle faisait son possible pour ne pas se dйtourner avec trop de rйpugnance quand il venait lui apporter le panier de provisions ou la cruche d'eau, mais il s'apercevait toujours du moindre mouvement de ce genre, et alors il s'en allait tristement.

Une fois, il survint au moment oщ elle caressait Djali. Il resta quelques moments pensif devant ce groupe gracieux de la chиvre et de l'йgyptienne. Enfin il dit en secouant sa tкte lourde et mal faite : -- Mon malheur, c'est que je ressemble encore trop а l'homme. Je voudrais кtre tout а fait une bкte, comme cette chиvre.

Elle leva sur lui un regard йtonnй.

Il rйpondit а ce regard : -- Oh ! je sais bien pourquoi. Et il s'en alla.

Une autre fois, il se prйsenta а la porte de la cellule (oщ il n'entrait jamais) au moment oщ la Esmeralda chantait une vieille ballade espagnole, dont elle ne comprenait pas les paroles, mais qui йtait restйe dans son oreille parce que les bohйmiennes l'en avaient bercйe tout enfant. А la vue de cette vilaine figure qui survenait brusquement au milieu de sa chanson, la jeune fille s'interrompit avec un geste d'effroi involontaire. Le malheureux sonneur tomba а genoux sur le seuil de la porte et joignit d'un air suppliant ses grosses mains informes. -- Oh ! dit-il douloureusement, je vous en conjure, continuez et ne me chassez pas. - Elle ne voulut pas l'affliger, et, toute tremblante, reprit sa romance. Par degrйs cependant son effroi se dissipa, et elle se laissa aller tout entiиre а l'impression de l'air mйlancolique et traоnant qu'elle chantait. Lui, йtait restй а genoux, les mains jointes, comme en priиre, attentif, respirant а peine, son regard fixй sur les prunelles brillantes de la bohйmienne. On eыt dit qu'il entendait sa chanson dans ses yeux.

Une autre fois encore, il vint а elle d'un air gauche et timide. -- Йcoutez-moi, dit-il avec effort, j'ai quelque chose а vous dire. - Elle lui fit signe qu'elle l'йcoutait. Alors il se mit а soupirer, entr'ouvrit ses lиvres, parut un moment prкt а parler, puis il la regarda, fit un mouvement de tкte nйgatif, et se retira lentement, son front dans la main, laissant l'йgyptienne stupйfaite.

Parmi les personnages grotesques sculptйs dans le mur, il y en avait un qu'il affectionnait particuliиrement, et avec lequel il semblait souvent йchanger des regards fraternels. Une fois l'йgyptienne l'entendit qui lui disait : -- Oh ! que ne suis-je de pierre comme toi !

Un jour enfin, un matin, la Esmeralda s'йtait avancйe jusqu'au bord du toit et regardait dans la place par-dessus la toiture aiguл de Saint-Jean-le-Rond. Quasimodo йtait lа, derriиre elle. Il se plaзait ainsi de lui-mкme, afin d'йpargner le plus possible а la jeune fille le dйplaisir de le voir. Tout а coup la bohйmienne tressaillit, une larme et un йclair de joie brillиrent а la fois dans ses yeux, elle s'agenouilla au bord du toit et tendit ses bras avec angoisse vers la place en criant : Phoebus ! viens ! viens ! un mot, un seul mot, au nom du ciel ! Phoebus ! Phoebus ! - Sa voix, son visage, son geste, toute sa personne avaient l'expression dйchirante d'un naufragй qui fait le signal de dйtresse au joyeux navire qui passe au loin dans un rayon de soleil а l'horizon.

Quasimodo se pencha sur la place, et vit que l'objet de cette tendre et dйlirante priиre йtait un jeune homme, un capitaine, un beau cavalier tout reluisant d'armes et de parures, qui passait en caracolant au fond de la place, et saluait du panache une belle dame souriant а son balcon. Du reste, l'officier n'entendait pas la malheureuse qui l'appelait. Il йtait trop loin.

Mais le pauvre sourd entendait, lui. Un soupir profond souleva sa poitrine. Il se retourna. Son coeur йtait gonflй de toutes les larmes qu'il dйvorait ; ses deux poings convulsifs se heurtиrent sur sa tкte, et quand il les retira il avait а chaque main une poignйe de cheveux roux.

L'йgyptienne ne faisait aucune attention а lui. Il disait а voix basse en grinзant des dents : -- Damnation ! Voilа donc comme il faut кtre ! il n'est besoin que d'кtre beau en dessus !

Cependant elle йtait restйe а genoux et criait avec agitation extraordinaire : -- Oh ! le voilа qui descend de cheval ! - Il va entrer dans cette maison ! - Phoebus ! - Il ne m'entend pas ! - Phoebus ! - Que cette femme est mйchante de lui parler en mкme temps que moi ! - Phoebus ! Phoebus !

Le sourd la regardait. Il comprenait cette pantomime. L'oeil du pauvre sonneur se remplissait de larmes, mais il n'en laissait couler aucune. Tout а coup il la tira doucement par le bord de sa manche. Elle se retourna. Il avait pris un air tranquille. Il lui dit : -- Voulez-vous que je vous l'aille chercher ?

Elle poussa un cri de joie. -- Oh ! va ! allez ! cours ! vite ! ce capitaine ! ce capitaine ! amenez-le-moi ! je t'aimerai ! - Elle embrassait ses genoux. Il ne put s'empкcher de secouer la tкte douloureusement. -- Je vais vous l'amener, dit-il d'une voix faible. Puis il tourna la tкte et se prйcipita а grands pas sous l'escalier, йtouffй de sanglots.

Quand il arriva sur la place, il ne vit plus rien que le beau cheval attachй а la porte du logis Gondelaurier. Le capitaine venait d'y entrer.

Il leva son regard vers le toit de l'йglise. La Esmeralda y йtait toujours а la mкme place, dans la mкme posture. Il lui fit un triste signe de tкte. Puis il s'adossa а l'une des bornes du porche Gondelaurier, dйterminй а attendre que le capitaine sortоt.

C'йtait, dans le logis Gondelaurier, un de ces jours de gala qui prйcиdent les noces. Quasimodo vit entrer beaucoup de monde et ne vit sortir personne. De temps en temps il regardait vers le toit. L'йgyptienne ne bougeait pas plus que lui. Un palefrenier vint dйtacher le cheval, et le fit entrer а l'йcurie du logis.

La journйe entiиre se passa ainsi, Quasimodo sur la borne, la Esmeralda sur le toit, Phoebus sans doute aux pieds de Fleur-de-Lys.

Enfin la nuit vint ; une nuit sans lune, une nuit obscure. Quasimodo eut beau fixer son regard sur la Esmeralda. Bientфt ce ne fut plus qu'une blancheur dans le crйpuscule ; puis rien. Tout s'effaзa, tout йtait noir.

Quasimodo vit s'illuminer du haut en bas de la faзade les fenкtres du logis Gondelaurier. Il vit s'allumer l'une aprиs l'autre les autres croisйes de la place ; il les vit aussi s'йteindre jusqu'а la derniиre. Car il resta toute la soirйe а son poste. L'officier ne sortait pas. Quand les derniers passants furent rentrйs chez eux, quand toutes les croisйes des autres maisons furent йteintes, Quasimodo demeura tout а fait seul, tout а fait dans l'ombre. Il n'y avait pas alors de luminaire dans le Parvis de Notre-Dame.

Cependant les fenкtres du logis Gondelaurier йtaient restйes йclairйes, mкme aprиs minuit. Quasimodo immobile et attentif voyait passer sur les vitraux de mille couleurs une foule d'ombres vives et dansantes. S'il n'eыt pas йtй sourd, а mesure que la rumeur de Paris endormi s'йteignait, il eыt entendu de plus en plus distinctement, dans l'intйrieur du logis Gondelaurier, un bruit de fкte, de rires et de musiques.

Vers une heure du matin, les conviйs commencиrent а se retirer. Quasimodo enveloppй de tйnиbres les regardait tous sous le porche йclairй de flambeaux. Aucun n'йtait le capitaine.

Il йtait plein de pensйes tristes. Par moments il regardait en l'air, comme ceux qui s'ennuient. De grands nuages noirs, lourds, dйchirйs, crevassйs, pendaient comme des hamacs de crкpe sous le cintre йtoilй de la nuit. On eыt dit les toiles d'araignйe de la voыte du ciel.

Dans un de ces moments, il vit tout а coup s'ouvrir mystйrieusement la porte-fenкtre du balcon dont la balustrade de pierre se dйcoupait au-dessus de sa tкte. La frкle porte de vitre donna passage а deux personnes derriиre lesquelles elle se referma sans bruit. C'йtait un homme et une femme. Ce ne fut pas sans peine que Quasimodo parvint а reconnaоtre dans l'homme le beau capitaine, dans la femme la jeune dame qu'il avait vue le matin souhaiter la bienvenue а l'officier, du haut de ce mкme balcon. La place йtait parfaitement obscure, et un double rideau cramoisi qui йtait retombй derriиre la porte au moment oщ elle s'йtait refermйe ne laissait guиre arriver sur le balcon la lumiиre de l'appartement.

Le jeune homme et la jeune fille, autant qu'en pouvait juger notre sourd qui n'entendait pas une de leurs paroles, paraissaient s'abandonner а un fort tendre tкte-а-tкte. La jeune fille semblait avoir permis а l'officier de lui faire une ceinture de son bras, et rйsistait doucement а un baiser.

Quasimodo assistait d'en bas а cette scиne d'autant plus gracieuse а voir qu'elle n'йtait pas faite pour кtre vue. Il contemplait ce bonheur, cette beautй avec amertume. Aprиs tout, la nature n'йtait pas muette chez le pauvre diable, et sa colonne vertйbrale, toute mйchamment tordue qu'elle йtait, n'йtait pas moins frйmissante qu'une autre. Il songeait а la misйrable part que la providence lui avait faite, que la femme, l'amour, la voluptй lui passeraient йternellement sous les yeux, et qu'il ne ferait jamais que voir la fйlicitй des autres. Mais ce qui le dйchirait le plus dans ce spectacle, ce qui mкlait de l'indignation а son dйpit, c'йtait de penser а ce que devait souffrir l'йgyptienne si elle voyait. Il est vrai que la nuit йtait bien noire, que la Esmeralda, si elle йtait restйe а sa place (et il n'en doutait pas), йtait fort loin, et que c'йtait tout au plus s'il pouvait distinguer lui-mкme les amoureux du balcon. Cela le consolait.

Cependant leur entretien devenait de plus en plus animй. La jeune dame paraissait supplier l'officier de ne rien lui demander de plus. Quasimodo ne distinguait de tout cela les belles mains jointes, les sourires mкlйs de larmes, regards levйs aux йtoiles de la jeune fille, les yeux du capitaine ardemment abaissйs sur elle.

Heureusement, car la jeune fille commenзait а ne plus lutter que faiblement, la porte du balcon se rouvrit subitement, une vieille dame parut, la belle sembla confuse, l'officier prit un air dйpitй, et tous trois rentrиrent.

Un moment aprиs, un cheval piaffa sous le porche et le brillant officier, enveloppй de son manteau de nuit, passa rapidement devant Quasimodo.

Le sonneur lui laissa doubler l'angle de la rue, puis il se mit а courir aprиs lui avec son agilitй de singe, en criant : -- Hй ! le capitaine !

Le capitaine s'arrкta.

-- Que me veut ce maraud ? dit-il en avisant dans l'ombre cette espиce de figure dйhanchйe qui accourait vers lui en cahotant.

Quasimodo cependant йtait arrivй а lui, et avait pris hardiment la bride de son cheval : -- Suivez-moi, capitaine, il y a ici quelqu'un qui veut vous parler.

-- Cornemahom ! grommela Phoebus, voilа un vilain oiseau йbouriffй qu'il me semble avoir vu quelque part. Holа ! maоtre, veux-tu bien laisser la bride de mon cheval ?

-- Capitaine, rйpondit le sourd, ne me demandez-vous pas qui ?

-- Je te dis de lвcher mon cheval, repartit Phoebus impatientй. Que veut ce drфle qui se pend au chanfrein de mon destrier ? Est-ce que tu prends mon cheval pour une potence ?

Quasimodo, loin de quitter la bride du cheval, se disposait а lui faire rebrousser chemin. Ne pouvant s'expliquer la rйsistance du capitaine, il se hвta de lui dire : -- Venez, capitaine, c'est une femme qui vous attend. Il ajouta avec effort : -- Une femme qui vous aime.

-- Rare faquin ! dit le capitaine, qui me croit obligй d'aller chez toutes les femmes qui m'aiment ! ou qui le disent ! - Et si par hasard elle te ressemble, face de chat-huant ? - Dis а celle qui t'envoie que je vais me marier, et qu'elle aille au diable !

-- Йcoutez, s'йcria Quasimodo croyant vaincre d'un mot son hйsitation, venez, monseigneur ! c'est l'йgyptienne que vous savez !

Ce mot fit en effet une grande impression sur Phoebus, mais non celle que le sourd en attendait. On se rappelle que notre galant officier s'йtait retirй avec Fleur-de-Lys quelques moments avant que Quasimodo sauvвt la condamnйe des mains de Charmolue. Depuis, dans toutes ses visites au logis Gondelaurier, il s'йtait bien gardй de reparler de cette femme dont le souvenir, aprиs tout, lui йtait pйnible ; et de son cфtй Fleur-de-Lys n'avait pas jugй politique de lui dire que l'йgyptienne vivait. Phoebus croyait donc la pauvre Similar morte, et qu'il y avait dйjа un ou deux mois de cela. Ajoutons que depuis quelques instants le capitaine songeait а l'obscuritй profonde de la nuit, а la laideur surnaturelle, а la voix sйpulcrale de l'йtrange messager, que minuit йtait passй, que la rue йtait dйserte comme le soir oщ le moine-bourru l'avait accostй, et que son cheval soufflait en regardant Quasimodo.

-- L'йgyptienne ! s'йcria-t-il presque effrayй. Or за, viens-tu de l'autre monde ?

Et il mit sa main sur la poignйe de sa dague.

-- Vite, vite, dit le sourd cherchant а entraоner le cheval. Par ici !

Phoebus lui assйna un vigoureux coup de botte dans la poitrine.

L'oeil de Quasimodo йtincela. Il fit un mouvement pour se jeter sur le capitaine. Puis il dit en se roidissant : -- Oh ! que vous кtes heureux qu'il y ait quelqu'un qui vous aime !

Il appuya sur le mot quelqu'un, et lвchant la bride du cheval : -- Allez-vous-en !

Phoebus piqua des deux en jurant. Quasimodo le regarda s'enfoncer dans le brouillard de la rue. -- Oh ! disait tout bas le pauvre sourd, refuser cela !

Il rentra dans Notre-Dame, alluma sa lampe et remonta dans la tour. Comme il l'avait pensй, la bohйmienne йtait toujours а la mкme place.

Du plus loin qu'elle l'aperзut, elle courut а lui. -- Seul ! s'йcria-t-elle en joignant douloureusement ses belles mains.

-- Je n'ai pu le retrouver, dit froidement Quasimodo.

-- Il fallait l'attendre toute la nuit ! reprit-elle avec emportement.

Il vit son geste de colиre et comprit le reproche. -- Je le guetterai mieux une autre fois, dit-il en baissant la tкte.

-- Va-t'en ! lui dit-elle.

Il la quitta. Elle йtait mйcontente de lui. Il avait mieux aimй кtre maltraitй par elle que de l'affliger. Il avait gardй toute la douleur pour lui.

А dater de ce jour, l'йgyptienne ne le vit plus. Il cessa de venir а sa cellule. Tout au plus entrevoyait-elle quelquefois au sommet d'une tour la figure du sonneur mйlancoliquement fixйe sur elle. Mais dиs qu'elle l'apercevait, il disparaissait.

Nous devons dire qu'elle йtait peu affligйe de cette absence volontaire du pauvre bossu. Au fond du coeur, elle lui en savait grй. Au reste, Quasimodo ne se faisait pas illusion а cet йgard.

Elle ne le voyait plus, mais elle sentait la prйsence d'un bon gйnie autour d'elle. Ses provisions йtaient renouvelйes par une main invisible pendant son sommeil. Un matin, elle trouva sur sa fenкtre une cage d'oiseaux. Il y avait au-dessus de sa cellule une sculpture qui lui faisait peur. Elle l'avait tйmoignй plus d'une fois devant Quasimodo. Un matin (car toutes ces choses-lа se faisaient la nuit), elle ne la vit plus. On l'avait brisйe, celui qui avait grimpй jusqu'а cette sculpture avait dы risquer sa vie.

Quelquefois, le soir, elle entendait une voix cachйe sous les abat-vent du clocher chanter comme pour l'endormir une chanson triste et bizarre. C'йtaient des vers sans rime, comme un sourd en peut faire.

Ne regarde pas la figure.
Jeune fille, regarde le coeur.
Le coeur d'un beau jeune homme est souvent difforme.
Il y a des coeurs oщ l'amour ne se conserve pas.

Jeune fille, le sapin n'est pas beau.
N'est pas beau comme le peuplier.
Mais il garde son feuillage l'hiver.

Hйlas ! а quoi bon dire cela ?
Ce qui n'est pas beau a tort d'кtre ;
La beautй n'aime que la beautй.
Avril tourne le dos а janvier.

La beautй est parfaite.
La beautй peut tout.
La beautй est la seule chose qui n'existe pas а demi.

Le corbeau ne vole que le jour.
Le hibou ne vole que la nuit.
Le cygne vole la nuit et le jour.

Un matin, elle vit, en s'йveillant, sur sa fenкtre, deux vases pleins de fleurs. L'un йtait un vase de cristal fort beau et fort brillant, mais fкlй. Il avait laissй fuir l'eau dont on l'avait rempli, et les fleurs qu'il contenait йtaient fanйes. L'autre йtait un pot de grиs, grossier et commun, mais qui avait conservй toute son eau, et dont les fleurs йtaient restйes fraоches et vermeilles.

Je ne sais pas si ce fut avec intention, mais la Esmeralda prit le bouquet fanй, et le porta tout le jour sur son sein.

Ce jour-lа, elle n'entendit pas la voix de la tour chanter.

Elle s'en soucia mйdiocrement. Elle passait ses journйes а caresser Djali, а йpier la porte du logis Gondelaurier, а s'entretenir tout bas de Phoebus, et а йmietter son pain aux hirondelles.

Elle avait du reste tout а fait cessй de voir, cessй d'entendre Quasimodo. Le pauvre sonneur semblait avoir disparu de l'йglise. Une nuit pourtant, comme elle ne dormait pas et songeait а son beau capitaine, elle entendit soupirer prиs de sa cellule. Effrayйe, elle se leva, et vit а la lumiиre de la lune une masse informe couchйe en travers devant sa porte. C'йtait Quasimodo qui dormait lа sur une pierre.

V

LA CLEF DE LA PORTE-ROUGE
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Cependant la voix publique avait fait connaоtre а l'archidiacre de quelle maniиre miraculeuse l'йgyptienne avait йtй sauvйe. Quand il apprit cela, il ne sut ce qu'il en йprouvait. Il s'йtait arrangй de la mort de la Esmeralda. De cette faзon il йtait tranquille, il avait touchй le fond de la douleur possible. Le coeur humain (dom Claude avait mйditй sur ces matiиres) ne peut contenir qu'une certaine quantitй de dйsespoir. Quand l'йponge est imbibйe, la mer peut passer dessus sans y faire entrer une larme de plus.

Or, la Esmeralda morte, l'йponge йtait imbibйe, tout йtait dit pour dom Claude sur cette terre. Mais la sentir vivante, et Phoebus aussi, c'йtaient les tortures qui recommenзaient, les secousses, les alternatives, la vie. Et Claude йtait las de tout cela.

Quand il sut cette nouvelle, il s'enferma dans sa cellule du cloоtre. Il ne parut ni aux confйrences capitulaires, ni aux offices. Il ferma sa porte а tous, mкme а l'йvкque. Il resta murй de cette sorte plusieurs semaines. On le crut malade. Il l'йtait en effet.

Que faisait-il ainsi enfermй ? Sous quelles pensйes l'infortunй se dйbattait-il ? Livrait-il une derniиre lutte а sa redoutable passion ? Combinait-il un dernier plan de mort pour elle et de perdition pour lui ?

Son Jehan, son frиre chйri, son enfant gвtй, vint une fois а sa porte, frappa, jura, supplia, se nomma dix fois. Claude n'ouvrit pas.

Il passait des journйes entiиres la face collйe aux vitres de sa fenкtre. De cette fenкtre, situйe dans le cloоtre, il voyait la logette de la Esmeralda, il la voyait souvent elle-mкme avec sa chиvre, quelquefois avec Quasimodo. Il remarquait les petits soins du vilain sourd, ses obйissances, ses faзons dйlicates et soumises avec l'йgyptienne. Il se rappelait, car il avait bonne mйmoire, lui, et la mйmoire est la tourmenteuse des jaloux, il se rappelait le regard singulier du sonneur sur la danseuse un certain soir. Il se demandait quel motif avait pu pousser Quasimodo а la sauver. Il fut tйmoin de mille petites scиnes entre la bohйmienne et le sourd dont la pantomime, vue de loin et commentйe par sa passion, lui parut fort tendre. Il se dйfiait de la singularitй des femmes. Alors il sentit confusйment s'йveiller en lui une jalousie а laquelle il ne se fыt jamais attendu, une jalousie qui le faisait rougir de honte et d'indignation. - Passe encore pour le capitaine, mais celui-ci ! - Cette pensйe le bouleversait.

Ses nuits йtaient affreuses. Depuis qu'il savait l'йgyptienne vivante, les froides idйes de spectre et de tombe qui l'avaient obsйdй un jour entier s'йtaient йvanouies, et la chair revenait l'aiguillonner. Il se tordait sur son lit de sentir la brune jeune fille si prиs de lui.

Chaque nuit, son imagination dйlirante lui reprйsentait la Esmeralda dans toutes les attitudes qui avaient le plus fait bouillir ses veines. Il la voyait йtendue sur le capitaine poignardй, les yeux fermйs, sa belle gorge nue couverte du sang de Phoebus, а ce moment de dйlice oщ l'archidiacre avait imprimй sur ses lиvres pвles ce baiser dont la malheureuse, quoique а demi morte, avait senti la brыlure. Il la revoyait dйshabillйe par les mains sauvages des tortionnaires, laissant mettre а nu et emboоter dans le brodequin aux vis de fer son petit pied, sa jambe fine et ronde, son genou souple et blanc. Il revoyait encore ce genou d'ivoire restй seul en dehors de l'horrible appareil de Torterue. Il se figurait enfin la jeune fille en chemise, la corde au cou, йpaules nues, pieds nus, presque nue, comme il l'avait vue le dernier jour. Ces images de voluptй faisaient crisper ses poings et courir un frisson le long de ses vertиbres.

Une nuit entre autres, elles йchauffиrent si cruellement dans ses artиres son sang de vierge et de prкtre qu'il mordit son oreiller, sauta hors de son lit, jeta un surplis sur sa chemise, et sortit de sa cellule, sa lampe а la main, а demi nu, effarй, l'oeil en feu.

Il savait oщ trouver la clef de la Porte-Rouge qui communiquait du cloоtre а l'йglise, et il avait toujours sur lui, comme on sait, une clef de l'escalier des tours.

VI

SUITE DE LA CLEF DE LA PORTE-ROUGE
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Cette nuit-lа, la Esmeralda s'йtait endormie dans sa logette, pleine d'oubli, d'espйrance et de douces pensйes. Elle dormait depuis quelque temps, rкvant, comme toujours, de Phoebus, lorsqu'il lui sembla entendre du bruit autour d'elle. Elle avait un sommeil lйger et inquiet, un sommeil d'oiseau. Un rien la rйveillait. Elle ouvrit les yeux. La nuit йtait trиs noire. Cependant elle vit а sa lucarne une figure qui la regardait. Il y avait une lampe qui йclairait cette apparition. Au moment oщ elle se vit aperзue de la Esmeralda, cette figure souffla la lampe. Nйanmoins la jeune fille avait eu le temps de l'entrevoir. Ses paupiиres se refermиrent de terreur. -- Oh ! dit-elle d'une voix йteinte, le prкtre !

Tout son malheur passй lui revint comme dans un йclair. Elle retomba sur son lit, glacйe.

Un moment aprиs, elle sentit le long de son corps un contact qui la fit tellement frйmir qu'elle se dressa rйveillйe et furieuse sur son sйant.

Le prкtre venait de se glisser prиs d'elle. Il l'entourait de ses deux bras.

Elle voulut crier, et ne put.

-- Va-t'en, monstre ! va-t'en, assassin ! dit-elle d'une voix tremblante et basse а force de colиre et d'йpouvante.

-- Grвce ! grвce ! murmura le prкtre en lui imprimant ses lиvres sur les йpaules.

Elle lui prit sa tкte chauve а deux mains par son reste de cheveux, et s'efforзa d'йloigner ses baisers comme si c'eыt йtй des morsures.

-- Grвce ! rйpйtait l'infortunй. Si tu savais ce que c'est que mon amour pour toi ! c'est du feu, du plomb fondu, mille couteaux dans mon coeur !

Et il arrкta ses deux bras avec une force surhumaine. Йperdue : -- Lвche-moi, lui dit-elle, ou je te crache au visage !

Il la lвcha. -- Avilis-moi, frappe-moi, sois mйchante ! fais ce que tu voudras ! Mais grвce ! aime-moi !

Alors elle le frappa avec une fureur d'enfant. Elle raidissait ses belles mains pour lui meurtrir la face. -- Va-t'en, dйmon !

-- Aime-moi ! aime-moi ! pitiй ! criait le pauvre prкtre en se roulant sur elle et en rйpondant а ses coups par des caresses.

Tout а coup, elle le sentit plus fort qu'elle. -- Il faut en finir ! dit-il en grinзant des dents.

Elle йtait subjuguйe, palpitante, brisйe, entre ses bras, а sa discrйtion. Elle sentait une main lascive s'йgarer sur elle. Elle fit un dernier effort, et se mit а crier : -- Au secours ! а moi ! un vampire ! un vampire !

Rien ne venait. Djali seule йtait йveillйe, et bкlait avec angoisse.

-- Tais-toi ! disait le prкtre haletant.

Tout а coup, en se dйbattant, en rampant sur le sol, la main de l'йgyptienne rencontra quelque chose de froid et de mйtallique. C'йtait le sifflet de Quasimodo. Elle le saisit avec une convulsion d'espйrance, le porta а ses lиvres, et y siffla de tout ce qui lui restait de force. Le sifflet rendit un son clair, aigu, perзant.

-- Qu'est-ce que cela ? dit le prкtre.

Presque au mкme instant il se sentit enlever par un bras vigoureux ; la cellule йtait sombre, il ne put distinguer nettement qui le tenait ainsi ; mais il entendit des dents claquer de rage, et il y avait juste assez de lumiиre йparse dans pour qu'il vоt briller au-dessus de sa tкte une large lame de coutelas.

Le prкtre crut apercevoir la forme de Quasimodo. Il supposa que ce ne pouvait кtre que lui. Il se souvint d'avoir trйbuchй en entrant contre un paquet qui йtait йtendu en travers de la porte en dehors. Cependant, comme le nouveau venu ne profйrait pas une parole, il ne savait que croire. Il se jeta sur le bras qui tenait le coutelas en criant : -- Quasimodo ! Il oubliait, en ce moment de dйtresse, que Quasimodo йtait sourd.

En un clin d'oeil le prкtre fut terrassй, et sentit un genou de plomb s'appuyer sur sa poitrine. А l'empreinte anguleuse de ce genou, il reconnut Quasimodo. Mais que faire ? comment de son cфtй кtre reconnu de lui ? la nuit faisait le sourd aveugle.

Il йtait perdu. La jeune fille, sans pitiй, comme une tigresse irritйe, n'intervenait pas pour le sauver. Le coutelas se rapprochait de sa tкte. Le moment йtait critique. Tout а coup son adversaire parut pris d'une hйsitation. -- Pas de sang sur elle ! dit-il d'une voix sourde.

C'йtait en effet la voix de Quasimodo.

Alors le prкtre sentit la grosse main qui le traоnait par le pied hors de la cellule. C'est lа qu'il devait mourir. Heureusement pour lui, la lune venait de se lever depuis quelques instants.

Quand ils eurent franchi la porte de la logette, son pвle rayon tomba sur la figure du prкtre. Quasimodo le regarda en face, un tremblement le prit, il lвcha le prкtre, et recula.

L'йgyptienne, qui s'йtait avancйe sur le seuil de la cellule, vit avec surprise les rфles changer brusquement. C'йtait maintenant le prкtre qui menaзait, Quasimodo qui suppliait.

Le prкtre, qui accablait le sourd de gestes de colиre et de reproche, lui fit violemment signe de se retirer.

Le sourd baissa la tкte, puis il vint se mettre а genoux devant la porte de l'йgyptienne. -- Monseigneur, dit-il d'une voix grave et rйsignйe, vous ferez aprиs ce qu'il vous plaira ; mais tuez-moi d'abord.

En parlant ainsi, il prйsentait au prкtre son coutelas. Le prкtre hors de lui se jeta dessus, mais la jeune fille fut plus prompte que lui. Elle arracha le couteau des mains de Quasimodo, et йclata de rire avec fureur. -- Approche ! dit-elle au prкtre.

Elle tenait la lame haute. Le prкtre demeura indйcis. Elle eыt certainement frappй. -- Tu n'oserais plus approcher, lвche ! lui cria-t-elle. Puis elle ajouta avec une expression impitoyable, et sachant bien qu'elle allait percer de mille fers rouges le coeur du prкtre : -- Ah ! je sais que Phoebus n'est pas mort !

Le prкtre renversa Quasimodo а terre d'un coup de pied et se replongea en frйmissant de rage sous la voыte de l'escalier.

Quand il fut parti, Quasimodo ramassa le sifflet qui venait de sauver l'йgyptienne. -- Il se rouillait, dit-il en le lui rendant. Puis il la laissa seule.

La jeune fille, bouleversйe par cette scиne violente, tomba йpuisйe sur son lit, et se mit а pleurer а sanglots. Son horizon redevenait sinistre.

De son cфtй, le prкtre йtait rentrй а tвtons dans sa cellule.

C'en йtait fait. Dom Claude йtait jaloux de Quasimodo !

Il rйpйta d'un air pensif sa fatale parole : Personne ne l'aura !


LIVRE DIXIИME
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I

GRINGOIRE A PLUSIEURS BONNES IDЙES DE SUITE RUE DES BERNARDINS
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Depuis que Pierre Gringoire avait vu comment toute cette affaire tournait, et que dйcidйment il y aurait corde, pendaison et autres dйsagrйments pour les personnages principaux de cette comйdie, il ne s'йtait plus souciй de s'en mкler. Les truands, parmi lesquels il йtait restй considйrant qu'en dernier rйsultat c'йtait la meilleure compagnie de Paris, les truands avaient continuй de s'intйresser а l'йgyptienne. Il avait trouvй cela fort simple de la part de gens qui n'avaient, comme elle, d'autre perspective que Charmolue et Torterue, et qui ne chevauchaient pas comme lui dans les rйgions imaginaires entre les deux ailes de Pegasus. Il avait appris par leurs propos que son йpousйe au pot cassй s'йtait rйfugiйe dans Notre-Dame, et il en йtait bien aise. Mais il n'avait pas mкme la tentation d'y aller voir. Il songeait quelquefois а la petite chиvre, et c'йtait tout. Du reste, le jour il faisait des tours de force pour vivre, et la nuit il йlucubrait un mйmoire contre l'йvкque de Paris, car il se souvenait d'avoir йtй inondй par les roues de ses moulins, et il lui en gardait rancune. Il s'occupait aussi de commenter le bel ouvrage de Baudry le Rouge, йvкque de Noyon et de Tournay, de Cupa Petrarum, ce qui lui avait donnй un goыt violent pour l'architecture ; penchant qui avait remplacй dans son coeur sa passion pour l'hermйtisme, dont il n'йtait d'ailleurs qu'un corollaire naturel, puisqu'il y a un lien intime entre l'hermйtique et la maзonnerie. Gringoire avait passй de l'amour d'une idйe а l'amour de la forme de cette idйe.

Un jour, il s'йtait arrкtй prиs de Saint-Germain-l'Auxerrois а l'angle d'un logis qu'on appelait le For-l'Йvкque, lequel faisait face а un autre qu'on appelait le For-le-Roi. Il y avait а ce For-l'Йvкque une charmante chapelle du quatorziиme siиcle dont le chevet donnait sur la rue. Gringoire en examinait dйvotement les sculptures extйrieures. Il йtait dans un de ces moments de jouissance йgoпste, exclusive, suprкme, oщ l'artiste ne voit dans le monde que l'art et voit le monde dans l'art. Tout а coup, il sent une main se poser gravement sur son йpaule. Il se retourne. C'йtait son ancien ami, son ancien maоtre, Monsieur l'archidiacre.

Il resta stupйfait. Il y avait longtemps qu'il n'avait vu l'archidiacre, et dom Claude йtait un de ces hommes solennels et passionnйs dont la rencontre dйrange toujours l'йquilibre d'un philosophe sceptique.

L'archidiacre garda quelques instants un silence pendant lequel Gringoire eut le loisir de l'observer. Il trouva dom Claude bien changй, pвle comme un matin d'hiver, les yeux caves, les cheveux presque blancs. Ce fut le prкtre qui rompit enfin le silence en disant d'un ton tranquille, mais glacial : -- Comment vous portez-vous, maоtre Pierre ?

-- Ma santй ? rйpondit Gringoire. Hй ! hй ! on en peut dire ceci et cela. Toutefois l'ensemble est bon. Je ne prends trop de rien. Vous savez, maоtre ? le secret de se bien porter, selon Hippocrates, id est : cibi, potus, somni, Venus, omnia moderata sint.

-- Vous n'avez donc aucun souci, maоtre Pierre ? reprit l'archidiacre en regardant fixement Gringoire.

-- Ma foi, non.

-- Et que faites-vous maintenant ?

-- Vous le voyez, mon maоtre. J'examine la coupe de ces pierres, et la faзon dont est fouillй ce bas-relief.

Le prкtre se mit а sourire, de ce sourire amer qui ne relиve qu'une des extrйmitйs de la bouche. -- Et cela vous amuse ?

-- C'est le paradis ! s'йcria Gringoire. Et se penchant sur les sculptures avec la mine йblouie d'un dйmonstrateur de phйnomиnes vivants : Est-ce donc que vous ne trouvez pas, par exemple, cette mйtamorphose de basse-taille exйcutйe avec beaucoup d'adresse, de mignardise et de patience ? Regardez cette colonnette. Autour de quel chapiteau avez-vous vu feuilles plus tendres et mieux caressйes du ciseau ? Voici trois rondes-bosses de Jean Maillevin. Ce ne sont pas les plus belles oeuvres de ce grand gйnie. Nйanmoins, la naпvetй, la douceur des visages, la gaietй des attitudes et des draperies, et cet agrйment inexplicable qui se mкle dans tous les dйfauts, rendent les figurines bien йgayйes et bien dйlicates, peut-кtre mкme trop. - Vous trouvez que ce n'est pas divertissant ?

-- Si fait ! dit le prкtre.

-- Et si vous voyiez l'intйrieur de la chapelle ! reprit le poиte avec son enthousiasme bavard. Partout des sculptures. C'est touffu comme un coeur de chou ! L'abside est d'une faзon fort dйvote et si particuliиre que je n'ai rien vu de mкme ailleurs !

Dom Claude l'interrompit : -- Vous кtes donc heureux ?

Gringoire rйpondit avec feu :

-- En honneur, oui ! J'ai d'abord aimй des femmes, puis des bкtes. Maintenant j'aime des pierres. C'est tout aussi amusant que les bкtes et les femmes, et c'est moins perfide.

Le prкtre mit sa main sur son front. C'йtait son geste habituel. -- En vйritй !

-- Tenez ! dit Gringoire, on a des jouissances ! - Il prit le bras du prкtre qui se laissait aller, et le fit entrer sous la tourelle de l'escalier du For-l'Йvкque. -- Voilа un escalier ! chaque fois que je le vois, je suis heureux. C'est le degrй de la maniиre la plus simple et la plus rare de Paris. Toutes les marches sont par-dessous dйlardйes. Sa beautй et sa simplicitй consistent dans les girons de l'une et de l'autre, portant un pied ou environ, qui sont entrelacйs, enclavйs, emboоtйs, enchaоnйs, enchвssйs, entretaillйs l'un dans l'autre et s'entre-mordent d'une faзon vraiment ferme et gentille !

-- Et vous ne dйsirez rien ?

-- Non.

-- Et vous ne regrettez rien ?

-- Ni regret ni dйsir. J'ai arrangй ma vie.

-- Ce qu'arrangent les hommes, dit Claude, les choses le dйrangent.

-- Je suis un philosophe pyrrhonien, rйpondit Gringoire, et je tiens tout en йquilibre.

-- Et comment la gagnez-vous, votre vie ?

-- Je fais encore за et lа des йpopйes et des tragйdies ; mais ce qui me rapporte le plus, c'est l'industrie que vous me connaissez, mon maоtre. Porter des pyramides de chaises sur mes dents.

-- Le mйtier est grossier pour un philosophe.

-- C'est encore de l'йquilibre, dit Gringoire. Quand on a une pensйe, on la retrouve en tout.

-- Je le sais, rйpondit l'archidiacre.

Aprиs un silence, le prкtre reprit : -- Vous кtes nйanmoins assez misйrable ?

-- Misйrable, oui ; malheureux, non.

En ce moment, un bruit de chevaux se fit entendre, et nos deux interlocuteurs virent dйfiler au bout de la rue une compagnie des archers de l'ordonnance du roi, les lances hautes, l'officier en tкte. La cavalcade йtait brillante et rйsonnait sur le pavй.

-- Comme vous regardez cet officier ! dit Gringoire а l'archidiacre.

-- C'est que je crois le reconnaоtre.

-- Comment le nommez-vous ?

-- Je crois, dit Claude, qu'il s'appelle Phoebus de Chвteaupers.

-- Phoebus ! un nom de curiositй ! Il y a aussi Phoebus, comte de Foix. J'ai souvenir d'avoir connu une fille qui ne jurait que par Phoebus.

-- Venez-vous-en, dit le prкtre. J'ai quelque chose а vous dire.

Depuis le passage de cette troupe, quelque agitation perзait sous l'enveloppe glaciale de l'archidiacre. Il se mit а marcher. Gringoire le suivait, habituй а lui obйir, comme tout ce qui avait approchй une fois cet homme plein d'ascendant. Ils arrivиrent en silence jusqu'а la rue des Bernardins qui йtait assez dйserte. Dom Claude s'y arrкta.

-- Qu'avez-vous а me dire, mon maоtre ? lui demanda Gringoire.

-- Est-ce que vous ne trouvez pas, rйpondit l'archidiacre d'un air de profonde rйflexion, que l'habit de ces cavaliers que nous venons de voir est plus beau que le vфtre et que le mien ?

Gringoire hocha la tкte. -- Ma foi ! j'aime mieux ma gonelle jaune et rouge que ces йcailles de fer et d'acier. Beau plaisir, de faire en marchant le mкme bruit que le quai de la Ferraille par un tremblement de terre !

-- Donc, Gringoire, vous n'avez jamais portй envie а ces beaux fils en hoquetons de guerre ?

-- Envie de quoi, monsieur l'archidiacre ? de leur force, de leur armure, de leur discipline ? Mieux valent la philosophie et l'indйpendance en guenilles. J'aime mieux кtre tкte de mouche que queue de lion.

-- Cela est singulier, dit le prкtre rкveur. Une belle livrйe est pourtant belle.

Gringoire, le voyant pensif, le quitta pour aller admirer le porche d'une maison voisine. Il revint en frappant des mains. -- Si vous йtiez moins occupй des beaux habits des gens de guerre, monsieur l'archidiacre, je vous prierais d'aller voir cette porte. Je l'ai toujours dit, la maison du sieur Aubry a une entrйe la plus superbe du monde.

-- Pierre Gringoire, dit l'archidiacre, qu'avez-vous fait de cette petite danseuse йgyptienne ?

-- La Esmeralda ? Vous changez bien brusquement de conversation.

-- N'йtait-elle pas votre femme ?

-- Oui, au moyen d'une cruche cassйe. Nous en avions pour quatre ans. - А propos, ajouta Gringoire en regardant l'archidiacre d'un air а demi goguenard, vous y pensez donc toujours ?

-- Et vous, vous n'y pensez plus ?

-- Peu. - J'ai tant de choses !... Mon Dieu, que la petite chиvre йtait jolie !

-- Cette bohйmienne ne vous avait-elle pas sauvй la vie ?

-- C'est pardieu vrai.

-- Eh bien ! qu'est-elle devenue ? qu'en avez-vous fait ?

-- Je ne vous dirai pas. Je crois qu'ils l'ont pendue.

-- Vous croyez ?

-- Je ne suis pas sыr. Quand j'ai vu qu'ils voulaient pendre les gens, je me suis retirй du jeu.

-- C'est lа tout ce que vous en savez ?

-- Attendez donc. On m'a dit qu'elle s'йtait rйfugiйe dans Notre-Dame, et qu'elle y йtait en sыretй, et j'en suis ravi, et je n'ai pu dйcouvrir si la chиvre s'йtait sauvйe avec elle, et c'est tout ce que j'en sais.

-- Je vais vous en apprendre davantage, cria dom Claude, et sa voix, jusqu'alors basse, lente et presque sourde, йtait devenue tonnante. Elle est en effet rйfugiйe dans Notre-Dame. Mais dans trois jours la justice l'y reprendra, et elle sera pendue en Grиve. Il y a arrкt du parlement.

-- Voilа qui est fвcheux, dit Gringoire.

Le prкtre, en un clin d'oeil, йtait redevenu froid et calme.

-- Et qui diable, reprit le poиte, s'est donc amusй а solliciter un arrкt de rйintйgration ? Est-ce qu'on ne pouvait pas laisser le parlement tranquille ? Qu'est-ce que cela fait qu'une pauvre fille s'abrite sous les arcs-boutants de Notre-Dame а cфtй des nids d'hirondelle ?

-- Il y a des satans dans le monde, rйpondit l'archidiacre.

-- Cela est diablement mal emmanchй, observa Gringoire.

L'archidiacre reprit aprиs un silence : -- Donc, elle vous a sauvй la vie ?

-- Chez mes bons amis les truandiers. Un peu plus, un peu moins, j'йtais pendu. Ils en seraient fвchйs aujourd'hui.

-- Est-ce que vous ne voulez rien faire pour elle ?

-- Je ne demande pas mieux, dom Claude. Mais si je vais m'entortiller une vilaine affaire autour du corps ?

-- Qu'importe !

-- Bah ! qu'importe ! Vous кtes bon, vous, mon maоtre ! j'ai deux grands ouvrages commencйs.

Le prкtre se frappa le front. Malgrй le calme qu'il affectait, de temps en temps un geste violent rйvйlait ses convulsions intйrieures. -- Comment la sauver ?

Gringoire lui dit : -- Mon maоtre, je vous rйpondrai : Il padelt, ce qui veut dire en turc : Dieu est notre espйrance.

-- Comment la sauver ? rйpйta Claude rкveur.

Gringoire а son tour se frappa le front.

-- Йcoutez, mon maоtre. J'ai de l'imagination. Je vais vous trouver des expйdients. - Si on demandait la grвce au toi ?

-- А Louis XI ? une grвce ?

-- Pourquoi pas ?

-- Va prendre son os au tigre !

Gringoire se mit а chercher de nouvelles solutions.

-- Eh bien ! tenez ! - Voulez-vous que j'adresse aux matrones une requкte avec dйclaration que la fille est enceinte ?

Cela fit йtinceler la creuse prunelle du prкtre.

-- Enceinte ! drфle ! est-ce que tu en sais quelque chose ?

Gringoire fut effrayй de son air. Il se hвta de dire : -- Oh ! non pas moi ! Notre mariage йtait un vrai forismaritagium. Je suis restй dehors. Mais enfin on obtiendrait un sursis.

-- Folie ! infamie ! tais-toi !

-- Vous avez tort de vous fвcher, grommela Gringoire. On obtient un sursis, cela ne fait de mal а personne, et cela fait gagner quarante deniers parisis aux matrones, qui sont de pauvres femmes.

Le prкtre ne l'йcoutait pas. -- Il faut pourtant qu'elle sorte de lа ! murmura-t-il. L'arrкt est exйcutoire sous trois jours ! D'ailleurs, il n'y aurait pas d'arrкt, ce Quasimodo ! Les femmes ont des goыts bien dйpravйs ! Il haussa la voix : -- Maоtre Pierre, j'y ai bien rйflйchi, il n'y a qu'un moyen de salut pour elle.

-- Lequel ? moi, je n'en vois plus.

-- Йcoutez, maоtre Pierre, souvenez-vous que vous lui devez la vie. Je vais vous dire franchement mon idйe. L'йglise est guettйe jour et nuit. On n'en laisse sortir que ceux qu'on y a vus entrer. Vous pourrez donc entrer. Vous viendrez. Je vous introduirai prиs d'elle. Vous changerez d'habits avec elle. Elle prendra votre pourpoint, vous prendrez sa jupe.

-- Cela va bien jusqu'а prйsent, observa le philosophe. Et puis ?

-- Et puis ? Elle sortira avec vos habits ; vous resterez avec les siens. On vous pendra peut-кtre, mais elle sera sauvйe.

Gringoire se gratta l'oreille avec un air trиs sйrieux.

-- Tiens ! dit-il, voilа une idйe qui ne me serait jamais venue toute seule.

А la proposition inattendue de dom Claude, la figure ouverte et bйnigne du poиte s'йtait brusquement rembrunie, comme un riant paysage d'Italie quand il survient un coup de vent malencontreux qui йcrase un nuage sur le soleil.

-- Hй bien, Gringoire ! que dites-vous du moyen ?

-- Je dis, mon maоtre, qu'on ne me pendra pas peut-кtre, mais qu'on me pendra indubitablement.

-- Cela ne nous regarde pas.

-- La peste ! dit Gringoire.

-- Elle vous a sauvй la vie. C'est une dette que vous payez.

-- Il y en a bien d'autres que je ne paie pas ! !

-- Maоtre Pierre, il le faut absolument.

L'archidiacre parlait avec empire.

--Йcoutez, dom Claude, rйpondit le poиte tout consternй. Vous tenez а cette idйe et vous avez tort. Je ne vois pas pourquoi je me ferais pendre а la place d'un autre.

-- Qu'avez-vous donc tant qui vous attache а la vie ?

-- Ah ! mille raisons !

-- Lesquelles, s'il vous plaоt ?

-- Lesquelles ? L'air, le ciel, le matin, le soir, le clair de lune, mes bons amis les truands, nos gorges chaudes avec les vilotiиres, les belles architectures de Paris а йtudier, trois gros livres а faire, dont un contre l'йvкque et ses moulins, que sais-je, moi ? Anaxagoras disait qu'il йtait au monde pour admirer le soleil. Et puis, j'ai le bonheur de passer toutes mes journйes du matin au soir avec un homme de gйnie qui est moi, et c'est fort agrйable.

-- Tкte а faire un grelot ! grommela l'archidiacre. Eh ! parle, cette vie que tu te fais si charmante, qui te l'a conservйe ? А qui dois-tu de respirer cet air, de voir ce ciel, et de pouvoir encore amuser ton esprit d'alouette de billevesйes et de folies ? Sans elle, oщ serais-tu ? Tu veux donc qu'elle meure, elle par qui tu es vivant ? qu'elle meure, cette crйature, belle, douce, adorable, nйcessaire а la lumiиre du monde, plus divine que Dieu ! tandis que toi, demi-sage et demi-fou, vaine йbauche de quelque chose, espиce de vйgйtal qui crois marcher et qui crois penser, tu continueras а vivre avec la vie que tu lui as volйe, aussi inutile qu'une chandelle en plein midi ? Allons, un peu de pitiй, Gringoire ! sois gйnйreux а ton tour. C'est elle qui a commencй.

Le prкtre йtait vйhйment. Gringoire l'йcouta d'abord avec un air indйterminй, puis il s'attendrit, et finit par faire une grimace tragique qui fit ressembler sa blкme figure а celle d'un nouveau-nй qui a la colique.

-- Vous кtes pathйtique, dit-il en essuyant une larme.

-- Eh bien ! j'y rйflйchirai. - C'est une drфle d'idйe que vous avez eue lа. - Aprиs tout, poursuivit-il aprиs un silence, qui sait ? peut-кtre ne me pendront-ils pas. N'йpouse pas toujours qui fiance. Quand ils me trouveront dans cette logette, si grotesquement affublй, en jupe et en coiffe, peut-кtre йclateront-ils de rire. - Et puis, s'ils me pendent, eh bien ! la corde, c'est une mort comme une autre, ou, pour mieux dire, ce n'est pas une mort comme une autre. C'est une mort digne du sage qui a oscillй toute sa vie, une mort qui n'est ni chair ni poisson, comme l'esprit du vйritable sceptique, une mort tout empreinte de pyrrhonisme et d'hйsitation, qui tient le milieu entre le ciel et la terre, qui vous laisse en suspens. C'est une mort de philosophe, et j'y йtais prйdestinй peut-кtre. Il est magnifique de mourir comme on a vйcu.

Le prкtre l'interrompit : -- Est-ce convenu ?

-- Qu'est-ce que la mort, а tout prendre ? poursuivit Gringoire avec exaltation. Un mauvais moment, un pйage, le passage de peu de chose а rien. Quelqu'un ayant demandй а Cercidas, mйgalopolitain, s'il mourrait volontiers : Pourquoi non ? rйpondit-il ; car aprиs ma mort je verrai ces grands hommes, Pythagoras entre les philosophes, Hecataeus entre les historiens, Homиre entre les poиtes, Olympe entre les musiciens.

L'archidiacre lui prйsenta la main. -- Donc c'est dit ? vous viendrez demain.

Ce geste ramena Gringoire au positif.

-- Ah ! ma foi non ! dit-il du ton d'un homme qui se rйveille. Кtre pendu ! c'est trop absurde. Je ne veux pas.

-- Adieu alors ! Et l'archidiacre ajouta entre ses dents : Je te retrouverai !

-- Je ne veux pas que ce diable d'homme me retrouve, pensa Gringoire ; et il courut aprиs dom Claude. -- Tenez, monsieur l'archidiacre, pas d'humeur entre vieux amis ! Vous vous intйressez а cette fille, а ma femme, veux-je dire, c'est bien. Vous avez imaginй un stratagиme pour la faire sortir sauve de Notre-Dame, mais votre moyen est extrкmement dйsagrйable pour moi, Gringoire. - Si j'en avais un autre, moi ! - Je vous prйviens qu'il vient de me survenir а l'instant une inspiration trиs lumineuse. - Si j'avais une idйe expйdiente pour la tirer du mauvais pas sans compromettre mon cou avec le moindre noeud coulant ? qu'est-ce que vous diriez ? cela ne vous suffirait-il point ? Est-il absolument nйcessaire que je sois pendu pour que vous soyez content ?

Le prкtre arrachait d'impatience les boutons de sa soutane. -- Ruisseau de paroles ! - Quel est ton moyen ?

-- Oui, reprit Gringoire se parlant а lui-mкme et touchant son nez avec son index en signe de mйditation, c'est cela ! - Les truands sont de braves fils. - La tribu d'Йgypte l'aime. - Ils se lиveront au premier mot. - Rien de plus facile. - Un coup de main. - А la faveur du dйsordre, on l'enlиvera aisйment. - Dиs demain soir... ils ne demanderont pas mieux.

-- Le moyen ! parle, dit le prкtre en le secouant.

Gringoire se tourna majestueusement vers lui : -- Laissez-moi donc ! vous voyez bien que je compose. Il rйflйchit encore quelques instants. Puis il se mit а battre des mains а sa pensйe en criant : -- Admirable ! rйussite sыre !

-- Le moyen ! reprit Claude en colиre.

Gringoire йtait radieux.

-- Venez, que je vous dise cela tout bas. C'est une contre-mine vraiment gaillarde et qui nous tire tous d'affaire. Pardieu ! il faut convenir que je ne suis pas un imbйcile.

Il s'interrompit : -- Ah за ! la petite chиvre est-elle avec la fille ?

-- Oui. Que le diable t'emporte !

-- C'est qu'ils l'auraient pendue aussi, n'est-ce pas ?

-- Qu'est-ce que cela me fait ?

-- Oui, ils l'auraient pendue. Ils ont bien pendu une truie le mois passй. Le bourrel aime cela. Il mange la bкte aprиs. Pendre ma jolie Djali ! Pauvre petit agneau !

-- Malйdiction ! s'йcria dom Claude. Le bourreau, c'est toi. Quel moyen de salut as-tu donc trouvй, drфle ? faudra-t-il t'accoucher ton idйe avec le forceps ?

-- Tout beau, maоtre ! voici.

Gringoire se pencha а l'oreille de l'archidiacre et lui parla trиs bas, en jetant un regard inquiet d'un bout а l'autre de la rue oщ il ne passait pourtant personne. Quand il eut fini, dom Claude lui prit la main et lui dit froidement : -- C'est bon. А demain.

-- А demain, rйpйta Gringoire. Et tandis que l'archidiacre s'йloignait d'un cфtй, il s'en alla de l'autre en se disant а demi-voix : -- Voilа une fiиre affaire, monsieur Pierre Gringoire. N'importe. Il n'est pas dit, parce qu'on est petit, qu'on s'effraiera d'une grande entreprise. Biton porta un grand taureau sur ses йpaules ; les hochequeues, les fauvettes et les traquets traversent l'ocйan.

II

FAITES-VOUS TRUAND
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L'archidiacre, en rentrant au cloоtre, trouva а la porte de sa cellule son frиre Jehan du Moulin qui l'attendait et qui avait charmй les ennuis de l'attente en dessinant avec un charbon sur le mur un profil de son frиre aоnй enrichi d'un nez dйmesurй.

Dom Claude regarda а peine son frиre. Il avait d'autres songes. Ce joyeux visage de vaurien dont le rayonnement avait tant de fois rassйrйnй la sombre physionomie du prкtre йtait maintenant impuissant а fondre la brume qui s'йpaississait chaque jour davantage sur cette вme corrompue, mйphitique et stagnante.

-- Mon frиre, dit timidement Jehan, je viens vous voir.

L'archidiacre ne leva seulement pas les yeux sur lui. -- Aprиs ?

-- Mon frиre, reprit l'hypocrite, vous кtes si bon pour moi, et vous me donnez de si bons conseils que je reviens toujours а vous.

-- Ensuite ?

-- Hйlas ! mon frиre, c'est que vous aviez bien raison quand vous me disiez : -- Jehan ! Jehan ! cessat doctorum doctrina, discipulorum disciplina. Jehan, soyez sage, Jehan, docte, Jehan, ne pernoctez pas hors le collиge sans lйgitime et congй du maоtre. Ne battez pas les picards, noli, Joannes, verberare picardos. Ne pourrissez pas comme un вne illettrй, quasi asinus illitteratus, sur le feurre de l'йcole. Jehan, laissez-vous punir а la discrйtion du maоtre. Jehan, allez tous les soirs а la chapelle et chantez-y une antienne avec verset et oraison а madame la glorieuse Vierge Marie. Hйlas ! que c'йtaient lа de trиs excellents avis !

-- Et puis ?

-- Mon frиre, vous voyez un coupable, un criminel, un misйrable, un libertin, un homme йnorme ! Mon cher frиre, Jehan a fait de vos gracieux conseils paille et fumier а fouler aux pieds. J'en suis bien chвtiй, et le bon Dieu est extraordinairement juste. Tant que j'ai eu de l'argent, j'ai fait ripaille, folie et vie joyeuse. Oh ! que la dйbauche, si charmante de face, est laide et rechignйe par derriиre ! Maintenant je n'ai plus un blanc, j'ai vendu ma nappe, ma chemise et ma touaille, plus de joyeuse vie ! la belle chandelle est йteinte, et je n'ai plus que la vilaine mиche de suif qui me fume dans le nez. Les filles se moquent de moi. Je bois de l'eau. Je suis bourrelй de remords et de crйanciers.

-- Le reste ? dit l'archidiacre.

-- Hйlas ! trиs cher frиre, je voudrais bien me ranger а une meilleure vie. Je viens а vous, plein de contrition. Je suis pйnitent. Je me confesse. Je me frappe la poitrine а grands coups de poing. Vous avez bien raison de vouloir que je devienne un jour licenciй et sous-moniteur du collиge de Torchi. Voici que je me sens а prйsent une vocation magnifique pour cet йtat. Mais je n'ai plus d'encre, il faut que j'en rachиte ; je n'ai plus de plumes, il faut que rachиte ; je n'ai plus de papier, je n'ai plus de livres, il faut que j'en rachиte. J'ai grand besoin pour cela d'un peu de finance. Et je viens а vous, mon frиre, le coeur plein de contrition.

-- Est-ce tout ?

-- Oui, dit l'йcolier. Un peu d'argent.

-- Je n'en ai pas.

L'йcolier dit alors d'un air grave et rйsolu en mкme temps : -- Eh bien, mon frиre, je suis fвchй d'avoir а vous dire qu'on me fait d'autre part de trиs belles offres et propositions. Vous ne voulez pas me donner d'argent ? Non ? - En ce cas, je vais me faire truand.

En prononзant ce mot monstrueux, il prit une mine d'Ajax, s'attendant а voir tomber la foudre sur sa tкte.

L'archidiacre lui dit froidement : -- Faites-vous truand.

Jehan le salua profondйment et redescendit l'escalier cloоtre en sifflant.

Au moment oщ il passait dans la cour du cloоtre sous la fenкtre de la cellule de son frиre, il entendit cette fenкtre s'ouvrir, leva le nez et vit passer par l'ouverture la tкte sйvиre de l'archidiacre. -- Va-t'en au diable ! disait dom Claude ; voici le dernier argent que tu auras de moi.

En mкme temps, le prкtre jeta а Jehan une bourse qui fit а l'йcolier une grosse bosse au front, et dont Jehan s'en alla а la fois fвchй et content, comme un chien qu'on lapiderait avec des os а moelle.

III

VIVE LA JOIE !
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Le lecteur n'a peut-кtre pas oubliй qu'une partie de la Cour des Miracles йtait enclose par l'ancien mur d'enceinte de la ville, dont bon nombre de tours commenзaient dиs cette йpoque а tomber en ruine. L'une de ces tours avait йtй convertie en lieu de plaisir par les truands. Il y avait cabaret dans la salle basse, et le reste dans les йtages supйrieurs. Cette tour йtait le point le plus vivant et par consйquent le plus hideux de la truanderie. C'йtait une sorte de ruche monstrueuse qui y bourdonnait nuit et jour. La nuit, quand tout le surplus de la gueuserie dormait, quand il n'y avait plus une fenкtre allumйe sur les faзades terreuses de la place, quand on n'entendait plus sortir un cri de ces innombrables maisonnйes, de ces fourmiliиres de voleurs, de filles et d'enfants volйs ou bвtards, on reconnaissait toujours la joyeuse tour au bruit qu'elle faisait, а la lumiиre йcarlate qui, rayonnant а la fois aux soupiraux, aux fenкtres, aux fissures des murs lйzardйs, s'йchappait pour ainsi dire de tous ses pores.

La cave йtait donc le cabaret. On y descendait par une porte basse et par un escalier aussi roide qu'un alexandrin classique. Sur la porte il y avait en guise d'enseigne un merveilleux barbouillage reprйsentant des sols neufs et des poulets tuйs, avec ce calembour au-dessous : Aux sonneurs pour les trйpassйs.

Un soir, au moment oщ le couvre-feu sonnait а tous les beffrois de Paris, les sergents du guet, s'il leur eыt йtй donnй d'entrer dans la redoutable Cour des Miracles, auraient pu remarquer qu'il se faisait dans la taverne des truands plus de tumulte encore qu'а l'ordinaire, qu'on y buvait plus et qu'on y jurait mieux. Au dehors, il y avait dans la place force groupes qui s'entretenaient а voix basse, comme lorsqu'il se trame un grand dessein, et за et lа un drфle accroupi qui aiguisait une mйchante lame de fer sur un pavй.

Cependant dans la taverne mкme, le vin et le jeu йtaient une si puissante diversion aux idйes qui occupaient ce soir-lа la truanderie, qu'il eыt йtй difficile de deviner aux propos des buveurs de quoi il s'agissait. Seulement ils avaient l'air plus gai que de coutume, et on leur voyait а tous reluire quelque arme entre les jambes, une serpe, une cognйe, un gros estramaзon, ou le croc d'une vieille hacquebute.

La salle, de forme ronde, йtait trиs vaste, mais les tables йtaient si pressйes et les buveurs si nombreux, que tout ce que contenait la taverne, hommes, femmes, bancs, cruches а biиre, ce qui buvait, ce qui dormait, ce qui jouait, les bien portants, les йclopйs, semblaient entassйs pкle-mкle avec autant d'ordre et d'harmonie qu'un tas d'йcailles d'huоtres. Il y avait quelques suifs allumйs sur les tables ; mais le vйritable luminaire de la taverne, ce qui remplissait dans le cabaret le rфle du lustre dans une salle d'opйra, c'йtait le feu. Cette cave йtait si humide qu'on n'y laissait jamais йteindre la cheminйe, mкme en plein йtй ; une cheminйe immense а manteau sculptй, toute hйrissйe de lourds chenets de fer et d'appareils de cuisine, avec un de ces gros feux mкlйs de bois et de tourbe qui, la nuit, dans les rues de village, font saillir si rouge sur les murs d'en face le spectre des fenкtres de forge. Un grand chien, gravement assis dans la cendre, tournait devant la braise une broche chargйe de viandes.

Quelle que fыt la confusion, aprиs le premier coup d'oeil, on pouvait distinguer dans cette multitude trois groupes principaux, qui se pressaient autour de trois personnages que le lecteur connaоt dйjа. L'un de ces personnages, bizarrement accoutrй de maint oripeau oriental, йtait Mathias Hungadi Spicali, duc d'Йgypte et de Bohкme. Le maraud йtait assis sur une table, les jambes croisйes, le doigt en l'air et faisait d'une voix haute distribution de sa science en magie blanche et noire а mainte face bйante qui l'entourait. Une autre cohue s'йpaississait autour de notre ancien ami, le vaillant roi de Thunes, armй jusqu'aux dents. Clopin Trouillefou, d'un air trиs sйrieux et а voix basse, rйglait le pillage d'une йnorme futaille pleine d'armes, largement dйfoncйe devant lui, d'oщ se dйgorgaient en foule haches, йpйes, bassinets, cottes de mailles, platers, fers de lance et d'archegayes, sagettes et viretons, comme pommes et raisins d'une corne d'abondance. Chacun prenait au tas, qui le morion, qui l'estoc, qui la misйricorde а poignйe en croix. Les enfants eux-mкmes s'armaient, et il y avait jusqu'а des culs-de-jatte qui, bardйs et cuirassйs, passaient entre les jambes des buveurs comme de gros scarabйes.

Enfin un troisiиme auditoire, le plus bruyant, le plus jovial et le plus nombreux, encombrait les bancs et les tables au milieu desquels pйrorait et jurait une voix en flыte qui s'йchappait de dessous une pesante armure complиte du casque aux йperons. L'individu qui s'йtait ainsi vissй une panoplie sur le corps disparaissait tellement sous l'habit de guerre qu'on ne voyait plus de sa personne qu'un nez effrontй, rouge, retroussй, une boucle de cheveux blonds, une bouche rose et des yeux hardis. Il avait la ceinture pleine de dagues et de poignards, une grande йpйe au flanc, une arbalиte rouillйe а sa gauche, et un vaste broc de vin devant lui, sans compter а sa droite une йpaisse fille dйbraillйe. Toutes les bouches а l'entour de lui riaient, sacraient et buvaient.

Qu'on ajoute vingt groupes secondaires, les filles et les garзons de service courant avec des brocs en tкte, les joueurs accroupis sur les billes, sur les merelles, sur les dйs, sur les vachettes, sur le jeu passionnй du tringlet, les querelles dans un coin, les baisers dans l'autre, et l'on aura quelque idйe de cet ensemble, sur lequel vacillait la clartй d'un grand feu flambant qui faisait danser sur les murs du cabaret mille ombres dйmesurйes et grotesques.

Quant au bruit, c'йtait l'intйrieur d'une cloche en grande volйe.

La lиchefrite, oщ pйtillait une pluie de graisse, emplissait de son glapissement continu les intervalles de ces mille dialogues qui se croisaient d'un bout а l'autre de la salle.

Il y avait parmi ce vacarme, au fond de la taverne, sur le banc intйrieur de la cheminйe, un philosophe qui mйditait, les pieds dans la cendre et l'oeil sur les tisons. C'йtait Pierre Gringoire.

-- Allons, vite ! dйpкchons, armez-vous ! on se met en marche dans une heure ! disait Clopin Trouillefou а ses argotiers.

Une fille fredonnait :

Bonsoir, mon pиre et ma mиre !
Les derniers couvrent le feu.

Deux joueurs de cartes se disputaient. -- Valet ! criait le plus empourprй des deux, en montrant le poing а l'autre, je vais te marquer au trиfle. Tu pourras remplacer Mistigri dans le jeu de cartes de monseigneur le roi.

-- Ouf ! hurlait un normand, reconnaissable а son accent nasillard, on est ici tassй comme les saints de Caillouville !

-- Fils, disait а son auditoire le duc d'Йgypte parlant en fausset, les sorciиres de France vont au sabbat sans balai, ni graisse, ni monture, seulement avec quelques paroles magiques. Les sorciиres d'Italie ont toujours un bouc qui les attend а leur porte. Toutes sont tenues de sortir par la cheminйe.

La voix du jeune drфle armй de pied en cap dominait le brouhaha. -- Noлl ! Noлl ! criait-il. Mes premiиre armes aujourd'hui ! Truand ! je suis truand, ventre de Christ ! versez-moi а boire ! - Mes amis, je m'appelle Jehan Frollo du Moulin, et je suis gentilhomme. Je suis d'avis que, si Dieu йtait gendarme, il se ferait pillard. Frиres, nous allons faire une belle expйdition. Nous sommes des vaillants. Assiйger l'йglise, enfoncer les portes, en tirer la belle fille, la sauver des juges, la sauver des prкtres, dйmanteler le cloоtre, brыler l'йvкque dans l'йvкchй, nous ferons cela en moins de temps qu'il n'en faut а un bourgmestre pour manger une cuillerйe de soupe. Notre cause est juste, nous pillerons Notre-Dame, et tout sera dit. Nous pendrons Quasimodo. Connaissez-vous Quasimodo, mesdamoiselles ? L'avez-vous vu s'essouffler sur le bourdon un jour de grande Pentecфte ? Corne du Pиre ! c'est trиs beau ! on dirait un diable а cheval sur une gueule. - Mes amis, йcoutez-moi, je suis truand au fond du coeur, je suis argotier dans l'вme, je suis nй cagou. J'ai йtй trиs riche, et j'ai mangй mon bien. Ma mиre voulait me faire officier, mon pиre sous-diacre, ma tante conseiller aux enquкtes, ma grand'mиre protonotaire du roi, ma grand'tante trйsorier de robe courte. Moi, je me suis fait truand. J'ai dit cela а mon pиre qui m'a crachй sa malйdiction au visage, а ma mиre qui s'est mise, la vieille dame, а pleurer et а baver comme cette bыche sur ce chenet. Vive la joie ! je suis un vrai Bicкtre ! Taverniиre ma mie, d'autre vin ! j'ai encore de quoi payer. Je ne veux plus de vin de Suresnes. Il me chagrine le gosier. J'aimerais autant, corboeuf ! me gargariser d'un panier !

Cependant la cohue applaudissait avec des йclats de rire et, voyant que le tumulte redoublait autour de lui, l'йcolier s'йcria : -- Oh ! le beau bruit ! Populi debacchantis populosa debacchatio ! Alors il se mit а chanter, l'oeil comme noyй dans l'extase, du ton d'un chanoine qui entonne vкpres : -- Quae cantica ! quae organa ! quae cantilenae ! quae melodiae hic sine fine decantantur ! sonant melliflua hymnorum organa, suavissima angelorum melodia, cantica canticorum mira ! Il s'interrompit : -- Buvetiиre du diable, donne-moi а souper.

Il y eut un moment de quasi-silence pendant lequel s'йleva а son tour la voix aigre du duc d'Йgypte, enseignant ses bohйmiens --... La belette s'appelle Aduine, le renard Pied-Bleu ou le Coureur-des-Bois, le loup Pied-Gris ou Pied-Dorй, l'ours le Vieux ou le Grand-Pиre. - Le bonnet d'un gnome rend invisible, et fait voir les choses invisibles. - Tout crapaud qu'on baptise doit кtre vкtu de velours rouge ou noir, une sonnette au cou, une sonnette aux pieds. Le parrain tient la tкte, la marraine le derriиre. - C'est le dйmon Sidragasum qui a le pouvoir de faire danser les filles toutes nues.

-- Par la messe ! interrompit Jehan, je voudrais кtre le dйmon Sidragasum.

Cependant les truands continuaient de s'armer en chuchotant а l'autre bout du cabaret.

-- Cette pauvre Esmeralda ! disait un bohйmien. C'est notre soeur. - Il faut la tirer de lа.

-- Est-elle donc toujours а Notre-Dame ? reprenait un marcandier а mine de juif.

-- Oui, pardieu !

-- Eh bien ! camarades, s'йcria le marcandier, а Notre-Dame ! D'autant mieux qu'il y a а la chapelle des saints Fйrйol et Ferrution deux statues, l'une de saint Jean-Baptiste, l'autre de saint Antoine, toutes d'or, pesant ensemble dix-sept marcs d'or et quinze estellins, et les sous-pieds d'argent dorй dix-sept marcs cinq onces. Je sais cela. Je suis orfиvre.

Ici on servit а Jehan son souper. Il s'йcria, en s'йtalant sur la gorge de la fille sa voisine :

-- Par saint Voult-de-Lucques, que le peuple appelle saint Goguelu, je suis parfaitement heureux. J'ai lа devant moi un imbйcile qui me regarde avec la mine glabre d'un archiduc. En voici un а ma gauche qui a les dents si longues qu'elles lui cachent le menton. Et puis je suis comme le marйchal de Giй au siиge de Pontoise, j'ai ma droite appuyйe а un mamelon. - Ventre-Mahom ! camarade ! tu as l'air d'un marchand d'esteufs, et tu viens t'asseoir auprиs de moi ! Je suis noble, l'ami. La marchandise est incompatible avec la noblesse !. Va-t'en de lа. - Holаhйe ! vous autres ! ne vous battez pas ! Comment, Baptiste Croque-Oison, toi qui as un si beau nez, tu vas le risquer contre les gros poings de ce butor ! Imbйcile ! Non cuiquam datum est habere nasum. - Tu es vraiment divine, Jacqueline Ronge-Oreille ! c'est dommage que tu n'aies pas de cheveux. - Holа ! je m'appelle Jehan Frollo, et mon frиre est archidiacre. Que le diable l'emporte ! Tout ce que je vous dis est la vйritй. En me faisant truand, j'ai renoncй de gaietй de coeur а la moitiй d'une maison situйe dans le paradis que mon frиre m'avait promise. Dimidiam domum in paradiso. Je cite le texte. J'ai un fief rue Tirechappe, et toutes les femmes sont amoureuses de moi, aussi vrai qu'il est vrai que saint Eloy йtait un excellent orfиvre, et que les cinq mйtiers de la bonne ville de Paris sont les tanneurs, les mйgissiers, les baudroyeurs, les boursiers et les sueurs, et que saint Laurent a йtй brыlй avec des coquilles d'oeufs. Je vous jure, camarades,

Que je ne beuvrai de piment
Devant un an, si je cy ment !

Ma charmante, il fait clair de lune, regarde donc lа-bas par le soupirail comme le vent chiffonne les nuages ! Ainsi je fais ta gorgerette. - Les filles ! mouchez les enfants et les chandelles. - Christ et Mahom ! qu'est-ce que je mange lа, Jupiter ! Ohй ! la matrulle ! les cheveux qu'on ne trouve pas sur la tкte de tes ribaudes, on les retrouve dans tes omelettes. La vieille ! j'aime les omelettes chauves. Que le diable te fasse camuse ! - Belle hфtellerie de Belzйbuth oщ les ribaudes se peignent avec les fourchettes !

Cela dit, il brisa son assiette sur le pavй et se mit а chanter а tue-tкte :

Et je n'ai, moi.
Par la sang-Dieu !
Ni foi, ni loi.
Ni feu, ni lieu.
Ni roi,
Ni Dieu !

Cependant, Clopin Trouillefou avait fini sa distribution d'armes. Il s'approcha de Gringoire qui paraissait plongй dans une profonde rкverie, les pieds sur un chenet. -- L'ami Pierre, dit le roi de Thunes, а quoi diable penses-tu ?

Gringoire se retourna vers lui avec un sourire mйlancolique : -- J'aime le feu, mon cher seigneur. Non par la raison triviale que le feu rйchauffe nos pieds ou cuit notre soupe, mais parce qu'il a des йtincelles. Quelquefois je passe des heures а regarder les йtincelles. Je dйcouvre mille choses dans ces йtoiles qui saupoudrent le fond noir de l'вtre. Ces йtoiles-lа aussi sont des mondes.

-- Tonnerre si je te comprends ! dit le truand. Sais-tu quelle heure il est ?

-- Je ne sais pas, rйpondit Gringoire.

Clopin s'approcha alors du duc d'Йgypte.

-- Camarade Mathias, le quart d'heure n'est pas bon. On dit le roi Louis onziиme а Paris.

-- Raison de plus pour lui tirer notre soeur des griffes, rйpondit le vieux bohйmien.

-- Tu parles en homme, Mathias, dit le roi de Thunes. D'ailleurs nous ferons lestement. Pas de rйsistance а craindre dans l'йglise. Les chanoines sont des liиvres, et nous sommes en force. Les gens du parlement seront bien attrapйs demain quand ils viendront la chercher ! Boyaux du pape ! je ne veux pas qu'on pende la jolie fille !

Clopin sortit du cabaret.

Pendant ce temps-lа, Jehan s'йcriait d'une voix enrouйe : -- Je bois, je mange, je suis ivre, je suis Jupiter ! - Eh ! Pierre l'Assommeur, si tu me regardes encore comme cela, je vais t'йpousseter le nez avec des chiquenaudes.

De son cфtй Gringoire, arrachй de ses mйditations, s'йtait mis а considйrer la scиne fougueuse et criarde qui l'environnait en murmurant entre ses dents : Luxuriosa res vinum et tumultuosa ebrietas. Hйlas ! que j'ai bien raison de ne pas boire, et que saint Benoоt dit excellemment : Vinum apostatare facit etiam sapientes.

En ce moment Clopin rentra et cria d'une voix de tonnerre : Minuit !

А ce mot, qui fit l'effet du boute-selle sur un rйgiment en halte, tous les truands, hommes, femmes, enfants, se prйcipitиrent en foule hors de la taverne avec un grand bruit d'armes et de ferrailles.

La lune s'йtait voilйe.

La Cour des Miracles йtait tout а fait obscure. Il n'y avait pas une lumiиre. Elle йtait pourtant loin d'кtre dйserte. On y distinguait une foule d'hommes et de femmes qui se parlaient bas. On les entendait bourdonner, et l'on voyait reluire toutes sortes d'armes dans les tйnиbres. Clopin monta sur une grosse pierre. -- А vos rangs, l'Argot ! cria-t-il. А vos rangs, l'Йgypte ! А vos rangs, Galilйe ! Un mouvement se fit dans l'ombre. L'immense multitude parut se former en colonne. Aprиs quelques minutes, le roi de Thunes йleva encore la voix : -- Maintenant, silence pour traverser Paris ! Le mot de passe est : Petite flambe en baguenaud ! On n'allumera les torches qu'а Notre-Dame ! En marche !

Dix minutes aprиs, les cavaliers du guet s'enfuyaient йpouvantйs devant une longue procession d'hommes noirs et silencieux qui descendait vers le Pont-au-Change, а travers les rues tortueuses qui percent en tous sens le massif quartier des Halles.

IV

UN MALADROIT AMI
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Cette mкme nuit, Quasimodo ne dormait pas. Il venait de faire sa derniиre ronde dans l'йglise. Il n'avait pas remarquй, au moment oщ il en fermait les portes, que l'archidiacre йtait passй prиs de lui et avait tйmoignй quelque humeur en le voyant verrouiller et cadenasser avec soin l'йnorme armature de fer qui donnait а leurs larges battants la soliditй d'une muraille. Dom Claude avait l'air encore plus prйoccupй qu'а l'ordinaire. Du reste, depuis l'aventure nocturne de la cellule, il maltraitait constamment Quasimodo ; mais il avait beau le rudoyer, le frapper mкme quelquefois, rien n'йbranlait la soumission, la patience, la rйsignation dйvouйe du fidиle sonneur. De la part de l'archidiacre il souffrait tout, injures, menaces, coups, sans murmurer un reproche, sans pousser une plainte. Tout au plus le suivait-il des yeux avec inquiйtude quand dom Claude montait l'escalier de la tour, mais l'archidiacre s'йtait de lui-mкme abstenu de reparaоtre aux yeux de l'йgyptienne.

Cette nuit-lа donc, Quasimodo, aprиs avoir donnй un coup d'oeil а ses pauvres cloches si dйlaissйes, а Jacqueline, а Marie, а Thibauld, йtait montй jusque sur le sommet de la tour septentrionale, et lа, posant sur les plombs sa lanterne sourde bien fermйe, il s'йtait mis а regarder Paris. La nuit, nous l'avons dйjа dit, йtait fort obscure. Paris, qui n'йtait, pour ainsi dire, pas йclairй а cette йpoque, prйsentait а l'oeil un amas confus de masses noires, coupй за et lа par la courbe blanchвtre de la Seine. Quasimodo n'y voyait plus de lumiиre qu'а une fenкtre d'un йdifice йloignй dont le vague et sombre profil se dessinait bien au-dessus des toits, du cфtй de la Porte Saint-Antoine. Lа aussi il y avait quelqu'un qui veillait.

Tout en laissant flotter dans cet horizon de brume et de nuit son unique regard, le sonneur sentait au dedans de lui-mкme une inexprimable inquiйtude. Depuis plusieurs jours il йtait sur ses gardes. Il voyait sans cesse rфder autour de l'йglise des hommes а mine sinistre qui ne quittaient pas des yeux l'asile de la jeune fille. Il songeait qu'il se tramait peut-кtre quelque complot contre la malheureuse rйfugiйe. Il se figurait qu'il y avait une haine populaire sur elle comme il y en avait une sur lui, et qu'il se pourrait bien qu'il arrivвt bientфt quelque chose. Aussi se tenait-il sur son clocher, aux aguets, rкvant dans son rкvoir, comme dit Rabelais, l'oeil tour а tour sur la cellule et sur Paris, faisant sыre garde, comme un bon chien, avec mille dйfiances dans l'esprit.

Tout а coup, tandis qu'il scrutait la grande ville de cet oeil que la nature, par une sorte de compensation, avait fait si perзant qu'il pouvait presque supplйer aux autres organes qui manquaient а Quasimodo, il lui parut que la silhouette du quai de la Vieille-Pelleterie avait quelque chose de singulier, qu'il y avait un mouvement sur ce point, que la ligne du parapet dйtachйe en noir sur la blancheur de l'eau n'йtait pas droite et tranquille semblablement а celle des autres quais, mais qu'elle ondulait au regard comme les vagues d'un fleuve ou comme les tкtes d'une foule en marche.

Cela lui parut йtrange. Il redoubla d'attention. Le mouvement semblait venir vers la Citй. Aucune lumiиre d'ailleurs. Il dura quelque temps sur le quai, puis il s'йcoula peu а peu, comme si ce qui passait entrait dans l'intйrieur de l'оle, puis il cessa tout а fait, et la ligne du quai redevint droite et immobile.

Au moment oщ Quasimodo s'йpuisait en conjectures, il lui sembla que le mouvement reparaissait dans la rue du Parvis qui se prolonge dans la Citй perpendiculairement а la faзade de Notre-Dame. Enfin, si йpaisse que fыt l'obscuritй, il vit une tкte de colonne dйboucher par cette rue et en un instant se rйpandre dans la place une foule dont on ne pouvait rien distinguer dans les tйnиbres sinon que c'йtait une foule.

Ce spectacle avait sa terreur. Il est probable que cette procession singuliиre, qui semblait si intйressйe а se dйrober sous une profonde obscuritй, ne gardait pas un silence moins profond. Cependant un bruit quelconque devait s'en йchapper, ne fыt-ce qu'un piйtinement. Mais ce bruit n'arrivait mкme pas а notre sourd, et cette grande multitude, dont il voyait а peine quelque chose et dont il n'entendait rien, s'agitant et marchant nйanmoins si prиs de lui, lui faisait l'effet d'une cohue de morts, muette, impalpable, perdue dans une fumйe. Il lui semblait voir s'avancer vers lui un brouillard plein d'hommes, voir remuer des ombres dans l'ombre.

Alors ses craintes lui revinrent, l'idйe d'une tentative contre l'йgyptienne se reprйsenta а son esprit. Il sentit confusйment qu'il approchait d'une situation violente. En ce moment critique, il tint conseil en lui-mкme avec un raisonnement meilleur et plus prompt qu'on ne l'eыt attendu d'un cerveau si mal organisй. Devait-il йveiller l'йgyptienne ? la faire йvader ? Par oщ ? les rues йtaient investies, l'йglise йtait acculйe а la riviиre. Pas de bateau ! pas d'issue ! - Il n'y avait qu'un parti, se faire tuer au seuil de Notre-Dame, rйsister du moins jusqu'а ce qu'il vоnt un secours, s'il en devait venir, et ne pas troubler le sommeil de la Esmeralda. La malheureuse serait toujours йveillйe assez tфt pour mourir. Cette rйsolution une fois arrкtйe, il se mit а examiner l'ennemi avec plus de tranquillitй.

La foule semblait grossir а chaque instant dans le Parvis. Seulement il prйsuma qu'elle ne devait faire que fort peu de bruit, puisque les fenкtres des rues et de la place restaient fermйes. Tout а coup une lumiиre brilla, et en un instant sept ou huit torches allumйes se promenиrent sut les tкtes, en secouant dans l'ombre leurs touffes de flammes. Quasimodo vit alors distinctement moutonner dans le Parvis un effrayant troupeau d'hommes et de femmes en haillons, armйs de faulx, de piques, de serpes, de pertuisanes dont les mille pointes йtincelaient. За et lа, des fourches noires faisaient des cornes а ces faces hideuses. Il se ressouvint vaguement de cette populace, et crut reconnaоtre toutes les tкtes qui l'avaient, quelques mois auparavant, saluй pape des fous. Un homme qui tenait une torche d'une main et une boullaye de l'autre monta sur une borne et parut haranguer. En mкme temps l'йtrange armйe fit quelques йvolutions comme si elle prenait poste autour de l'йglise. Quasimodo ramassa sa lanterne et descendit sur la plate-forme d'entre les tours pour voir de plus prиs et aviser aux moyens de dйfense.

Clopin Trouillefou, arrivй devant le haut portail de Notre-Dame, avait en effet rangй sa troupe en bataille. Quoiqu'il ne s'attendоt а aucune rйsistance, il voulait, en gйnйral prudent, conserver un ordre qui lui permоt de faire front au besoin contre une attaque subite du guet ou des onze-vingts. Il avait donc йchelonnй sa brigade de telle faзon que, vue de haut et de loin, vous eussiez dit le triangle romain de la bataille d'Ecnome, la tкte-de-porc d'Alexandre, ou le fameux coin de Gustave-Adolphe. La base de ce triangle s'appuyait au fond de la place, de maniиre а barrer la rue du Parvis ; un des cфtйs regardait l'Hфtel-Dieu, l'autre la rue Saint-Pierre-aux-Boeufs. Clopin Trouillefou s'йtait placй au sommet, avec le duc d'Йgypte, notre ami Jehan, et les sabouleux les plus hardis.

Ce n'йtait point chose trиs rare dans les villes du moyen-вge qu'une entreprise comme celle que les truands tentaient en ce moment sur Notre-Dame. Ce que nous nommons aujourd'hui police n'existait pas alors. Dans les citйs populeuses, dans les capitales surtout, pas de pouvoir central, un, rйgulateur. La fйodalitй avait construit ces grandes communes d'une faзon bizarre. Une citй йtait un assemblage de mille seigneuries qui la divisaient en compartiments de toutes formes et de toutes grandeurs. De lа mille polices contradictoires, c'est-а-dire pas de police. А Paris, par exemple, indйpendamment des cent quarante et un seigneurs prйtendant censive, il y en avait vingt-cinq prйtendant justice et censive, depuis l'йvкque de Paris, qui avait cent cinq rues, jusqu'au prieur de Notre-Dame des Champs, qui en avait quatre. Tous ces justiciers fйodaux ne reconnaissaient que nominalement l'autoritй suzeraine du roi. Tous avaient droit de voirie. Tous йtaient chez eux. Louis XI, cet infatigable ouvrier qui a si largement commencй la dйmolition de l'йdifice fйodal, continuйe par Richelieu et Louis XIV au profit de la royautй, et achevйe par Mirabeau au profit du peuple, Louis XI avait bien essayй de crever ce rйseau de seigneuries qui recouvrait Paris, en jetant violemment tout au travers deux ou trois ordonnances de police gйnйrale. Ainsi, en 1465, ordre aux habitants, la nuit venue, d'illuminer de chandelles leurs croisйes, et d'enfermer leurs chiens, sous peine de la hart ; mкme annйe, ordre de fermer le soir les rues avec des chaоnes de fer, et dйfense de porter dagues ou armes offensives la nuit dans les rues. Mais, en peu de temps, tous ces essais de lйgislation communale tombиrent en dйsuйtude. Les bourgeois laissиrent le vent йteindre leurs chandelles а leurs fenкtres, et leurs chiens errer ; les chaоnes de fer ne se tendirent qu'en йtat de siиge ; la dйfense de porter dagues n'amena d'autres changements que le nom de la rue Coupe-Gueule au nom de rue Coupe-Gorge, ce qui est un progrиs йvident. Le vieil йchafaudage des juridictions fйodales resta debout ; immense entassement de bailliages et de seigneuries se croisant sur la ville, se gкnant, s'enchevкtrant, s'emmaillant de travers, s'йchancrant les uns les autres ; inutile taillis de guets, de sous-guets et de contre-guets, а travers lequel passaient а main armйe le brigandage, la rapine et la sйdition. Ce n'йtait donc pas, dans ce dйsordre, un йvйnement inouп que ces coups de main d'une partie de la populace sur un palais, sur un hфtel, sur une maison, dans les quartiers les plus peuplйs. Dans la plupart des cas, les voisins ne se mкlaient de l'affaire que si le pillage arrivait jusque chez eux. Ils se bouchaient les oreilles а la mousquetade, fermaient leurs volets, barricadaient leurs portes, laissaient le dйbat se vider avec ou sans le guet, et le lendemain on se disait dans Paris : - Cette nuit, Йtienne Barbette a йtй forcй. - Le marйchal de Clermont a йtй pris au corps, etc. - Aussi, non seulement les habitations royales, le Louvre, le Palais, la Bastille, les Tournelles, mais les rйsidences simplement seigneuriales, le Petit-Bourbon, l'Hфtel de Sens, l'Hфtel d'Angoulкme, etc., avaient leurs crйneaux aux murs et leurs mвchicoulis au-dessus des portes. Les йglises se gardaient par leur saintetй. Quelques-unes pourtant, du nombre desquelles n'йtait pas Notre-Dame, йtaient fortifiйes. L'abbй de Saint-Germain-des-Prйs йtait crйnelй comme un baron, et il y avait chez lui encore plus de cuivre dйpensй en bombardes qu'en cloches. On voyait encore sa forteresse en 1610. Aujourd'hui il reste а peine son йglise.

Revenons а Notre-Dame.

Quand les premiиres dispositions furent terminйes, et nous devons dire а l'honneur de la discipline truande que les ordres de Clopin furent exйcutйs en silence et avec une admirable prйcision, le digne chef de la bande monta sur le parapet du Parvis et йleva sa voix rauque et bourrue, se tenant tournй vers Notre-Dame et agitant sa torche dont la lumiиre, tourmentйe par le vent et voilйe а tout moment de sa propre fumйe, faisait paraоtre et disparaоtre aux yeux la rougeвtre faзade de l'йglise.

-- А toi, Louis de Beaumont, йvкque de Paris, conseiller en la cour de parlement, moi Clopin Trouillefou, roi de Thunes, grand coлsre, prince de l'argot, йvкque des fous, je dis : -- Notre soeur, faussement condamnйe pour magie, s'est rйfugiйe dans ton йglise ; tu lui dois asile et sauvegarde ; or la cour de parlement l'y veut reprendre, et tu y consens ; si bien qu'on la pendrait demain en Grиve si Dieu et les truands n'йtaient pas lа. Donc nous venons а toi, йvкque. Si ton йglise est sacrйe, notre soeur l'est aussi ; si notre soeur n'est pas sacrйe, ton йglise ne l'est pas non plus. C'est pourquoi nous te sommons de nous rendre la fille si tu veux sauver ton йglise, ou que nous reprendrons la fille et que nous pillerons l'йglise. Ce qui sera bien. En foi de quoi, je plante cy ma banniиre, et Dieu te soit en garde, йvкque de Paris !

Quasimodo malheureusement ne put entendre ces paroles prononcйes avec une sorte de majestй sombre et sauvage. Un truand prйsenta sa banniиre а Clopin, qui la planta solennellement entre deux pavйs. C'йtait une fourche aux dents de laquelle pendait, saignant, un quartier de charogne.

Cela fait, le roi de Thunes se retourna et promena ses yeux sur son armйe, farouche multitude oщ les regards brillaient presque autant que les piques. Aprиs une pause d'un instant : -- En avant, fils ! cria-t-il. А la besogne, les hutins !

Trente hommes robustes, а membres carrйs, а face de serruriers, sortirent des rangs, avec des marteaux, des pinces et des barres de fer sur leurs йpaules. Ils se dirigиrent vers la principale porte de l'йglise, montиrent le degrй, et bientфt on les vit tous accroupis sous l'ogive, travaillant la porte de pinces et de leviers. Une foule de truands les suivit pour les aider ou les regarder. Les onze marches du portail en йtaient encombrйes.

Cependant la porte tenait bon. -- Diable ! elle est dure et tкtue ! disait l'un. -- Elle est vieille, et elle a les cartilages racornis, disait l'autre. -- Courage, camarades ! reprenait Clopin. Je gage ma tкte contre une pantoufle que vous aurez ouvert la porte, pris la fille et dйshabillй le maоtre-autel avant qu'il y ait un bedeau de rйveillй. Tenez ! je crois que la serrure se dйtraque.

Clopin fut interrompu par un fracas effroyable qui retentit en ce moment derriиre lui. Il se retourna. Une йnorme poutre venait de tomber du ciel, elle avait йcrasй une douzaine de truands sur le degrй de l'йglise, et rebondissait sur le pavй avec le bruit d'une piиce de canon, en cassant encore за et lа des jambes dans la foule des gueux qui s'йcartaient avec des cris d'йpouvante. En un clin d'oeil l'enceinte rйservйe du Parvis fut vide. Les hutins, quoique protйgйs par les profondes voussures du portail, abandonnиrent la porte, et Clopin lui-mкme se replia а distance respectueuse de l'йglise.

-- Je l'ai йchappй belle ! criait Jehan. J'en ai senti le vent, tкte-boeuf ! Mais Pierre l'Assommeur est assommй ! Il est impossible de dire quel йtonnement mкlй d'effroi tomba avec cette poutre sur les bandits. Ils restиrent quelques minutes les yeux fixйs en l'air, plus consternйs de ce morceau de bois que de vingt mille archers du roi. -- Satan ! grommela le duc d'Йgypte, voilа qui flaire la magie -- C'est la lune qui nous jette cette bыche, dit Andry le Rouge. -- Avec cela, reprit Franзois Chanteprune, qu'on dit la lune amie de la Vierge ! -- Mille papes ! s'йcria Clopin, vous кtes tous des imbйciles ! - Mais il ne savait comment expliquer la chute du madrier.

Cependant on ne distinguait rien sur la faзade, au sommet de laquelle la clartй des torches n'arrivait pas. Le pesant madrier gisait au milieu du Parvis, et l'on entendait les gйmissements des misйrables qui avaient reзu son premier choc et qui avaient eu le ventre coupй en deux sur l'angle des marches de pierre.

Le roi de Thunes, le premier йtonnement passй, trouva enfin une explication qui sembla plausible а ses compagnons.

-- Gueule-Dieu ! est-ce que les chanoines se dйfendent ? Alors а sac ! а sac !

-- А sac ! rйpйta la cohue avec un hourra furieux. Et il se fit une dйcharge d'arbalиtes et de hacquebutes sur la faзade de l'йglise.

А cette dйtonation, les paisibles habitants des maisons circonvoisines se rйveillиrent, on vit plusieurs fenкtres s'ouvrir, et des bonnets de nuit et des mains tenant des chandelles apparurent aux croisйes. -- Tirez aux fenкtres ! cria Clopin. - Les fenкtres se refermиrent sur-le-champ, et les pauvres bourgeois, qui avaient а peine eu le temps de jeter un regard effarй sur cette scиne de lueurs et de tumultes, s'en revinrent suer de peur prиs de leurs femmes, se demandant si le sabbat se tenait maintenant dans le Parvis Notre-Dame, ou s'il y avait assaut de bourguignons comme en 64. Alors les maris songeaient au vol, les femmes au viol, et tous tremblaient.

-- А sac ! rйpйtaient les argotiers. Mais ils n'osaient approcher. Ils regardaient l'йglise, ils regardaient le madrier. Le madrier ne bougeait pas. L'йdifice conservait son air calme et dйsert, mais quelque chose glaзait les truands.

-- А l'oeuvre donc, les hutins ! cria Trouillefou. Qu'on force la porte.

Personne ne fit un pas.

-- Barbe et ventre ! dit Clopin, voilа des hommes qui ont peur d'une solive.

Un vieux hutin lui adressa la parole.

-- Capitaine, ce n'est pas la solive qui nous ennuie, c'est la porte qui est toute cousue de barres de fer. Les pinces n'y peuvent rien.

-- Que vous faudrait-il donc pour l'enfoncer ? demanda Clopin.

-- Ah ! il nous faudrait un bйlier.

Le roi de Thunes courut bravement au formidable madrier et mit le pied dessus. -- En voilа un, cria-t-il ; ce sont les chanoines qui vous l'envoient. - Et faisant un salut dйrisoire du cфtй de l'йglise : -- Merci, chanoines !

Cette bravade fit bon effet, le charme du madrier йtait rompu. Les truands reprirent courage ; bientфt la lourde poutre, enlevйe comme une plume par deux cents bras vigoureux, vint se jeter avec furie sur la grande porte qu'on avait dйjа essayй d'йbranler. А voir ainsi, dans le demi-jour que les rares torches des truands rйpandaient sur la place, ce long madrier portй par cette foule d'hommes qui le prйcipitaient en courant sur l'йglise, on eыt cru voir une monstrueuse bкte а mille pieds attaquant tкte baissйe la gйante de pierre.

Au choc de la poutre, la porte а demi mйtallique rйsonna comme un immense tambour ; elle ne se creva point, mais la cathйdrale tout entiиre tressaillit, et l'on entendit gronder les profondes cavitйs de l'йdifice. Au mкme instant, une pluie de grosses pierres commenзa а tomber du haut de la faзade sur les assaillants. -- Diable ! cria Jehan, est-ce que les tours nous secouent leurs balustrades sur la tкte ? Mais l'йlan йtait donnй, le roi de Thunes payait d'exemple, c'йtait dйcidйment l'йvкque qui se dйfendait, et l'on n'en battit la porte qu'avec plus de rage, malgrй les pierres qui йclater les crвnes а droite et а gauche.

Il est remarquable que ces pierres tombaient toutes une а une ; mais elles se suivaient de prиs. Les argotiers en sentaient toujours deux а la fois, une dans leurs jambes, une sur leurs tкtes. Il y en avait peu qui ne portassent coup, et dйjа une large couche de morts et de blessйs saignait et palpitait sous les pieds des assaillants qui, maintenant furieux, se renouvelaient sans cesse. La longue poutre continuait de battre la porte а temps rйguliers comme le mouton d'une cloche, les pierres de pleuvoir, la porte de mugir.

Le lecteur n'en est sans doute point а deviner que cette rйsistance inattendue qui avait exaspйrй les truands venait de Quasimodo.

Le hasard avait par malheur servi le brave sourd.

Quand il йtait descendu sur la plate-forme d'entre les tours, ses idйes йtaient en confusion dans sa tкte. Il avait couru quelques minutes le long de la galerie, allant et venant, comme fou, voyant d'en haut la masse compacte des truands prкte а se ruer sur l'йglise, demandant au diable ou а Dieu de sauver l'йgyptienne. La pensйe lui йtait venue de monter au beffroi mйridional et de sonner le tocsin ; mais avant qu'il eыt pu mettre la cloche en branle, avant que la grosse voix de Marie eыt pu jeter une seule clameur, la porte de l'йglise n'avait-elle pas dix fois le temps d'кtre enfoncйe ? C'йtait prйcisйment l'instant oщ les hutins s'avanзaient vers elle avec leur serrurerie. Que faire ?

Tout d'un coup, il se souvint que des maзons avaient travaillй tout le jour а rйparer le mur, la charpente et la toiture de la tour mйridionale. Ce fut un trait de lumiиre. Le mur йtait en pierre, la toiture en plomb, la charpente en bois. Cette charpente prodigieuse, si touffue qu'on appelait la forкt.

Quasimodo courut а cette tour. Les chambres infйrieures йtaient en effet pleines de matйriaux. Il y avait des piles de moellons, des feuilles de plomb en rouleaux, des faisceaux de lattes, de fortes solives dйjа entaillйes par la scie, des tas de gravats. Un arsenal complet.

L'instant pressait. Les pinces et les marteaux travaillaient en bas. Avec une force que dйcuplait le sentiment du danger, il souleva une des poutres, la plus lourde, la plus longue, il la fit sortir par une lucarne, puis, la ressaisissant du dehors de la tour, il la fit glisser sur l'angle de la balustrade qui entoure la plate-forme, et la lвcha sur l'abоme. L'йnorme charpente, dans cette chute de cent soixante pieds, raclant la muraille, cassant les sculptures, tourna plusieurs fois sur elle-mкme comme une aile de moulin qui s'en irait toute seule а travers l'espace. Enfin elle toucha le sol, l'horrible cri s'йleva, et la noire poutre, en rebondissant sur le pavй, ressemblait а un serpent qui saute.

Quasimodo vit les truands s'йparpiller а la chute du madrier, comme la cendre au souffle d'un enfant. Il profita de leur йpouvante, et tandis qu'ils fixaient un regard superstitieux sur la massue tombйe du ciel, et qu'ils йborgnaient les saints de pierre du portail avec une dйcharge de sagettes et de chevrotines, Quasimodo entassait silencieusement des gravats, des pierres, des moellons, jusqu'aux sacs d'outils des maзons, sur le rebord de cette balustrade d'oщ la poutre s'йtait dйjа йlancйe.

Aussi, dиs qu'ils se mirent а battre la grande porte, la grкle de moellons commenзa а tomber, et il leur sembla que l'йglise se dйmolissait d'elle-mкme sur leur tкte.

Qui eыt pu voir Quasimodo en ce moment eыt йtй effrayй. Indйpendamment de ce qu'il avait empilй de projectiles sur la balustrade, il avait amoncelй un tas de pierres sur la plate-forme mкme. Dиs que les moellons amassйs sur le rebord extйrieur furent йpuisйs, il prit au tas. Alors il se baissait, se relevait, se baissait et se relevait encore, avec une activitй incroyable. Sa grosse tкte de gnome se penchait par-dessus la balustrade, puis une pierre йnorme tombait, puis une autre, puis une autre. De temps en temps il suivait une belle pierre de l'oeil, et, quand elle tuait bien, il disait : Hun !

Cependant les gueux ne se dйcourageaient pas. Dйjа plus de vingt fois l'йpaisse porte sur laquelle ils s'acharnaient avait tremblй sous la pesanteur de leur bйlier de chкne multipliйe par la force de cent hommes. Les panneaux craquaient, les ciselures volaient en йclats, les gonds а chaque secousse sautaient en sursaut sur leurs pitons, les ais se dйtraquaient, le bois tombait en poudre broyй entre les nervures de fer. Heureusement pour Quasimodo, il y avait plus de fer que de bois.

Il sentait pourtant que la grande porte chancelait. Quoiqu'il n'entendоt pas, chaque coup de bйlier se rйpercutait а la fois dans les cavernes de l'йglise et dans ses entrailles. Il voyait d'en haut les truands, pleins de triomphe et de rage, montrer le poing а la tйnйbreuse faзade, et il enviait, pour l'йgyptienne et pour lui, les ailes des hiboux qui s'enfuyaient au-dessus de sa tкte par volйes.

Sa pluie de moellons ne suffisait pas а repousser les assaillants.

En ce moment d'angoisse, il remarqua, un peu plus bas que la balustrade d'oщ il йcrasait les argotiers, deux longues gouttiиres de pierre qui se dйgorgeaient immйdiatement au-dessus de la grande porte. L'orifice interne de ces gouttiиres aboutissait au pavй de la plate-forme. Une idйe lui vint. Il courut chercher un fagot dans son bouge de sonneur, posa sur ce fagot force bottes de lattes et force rouleaux de plomb, munitions dont il n'avait pas encore usй, et, ayant bien disposй ce bыcher devant le trou des deux gouttiиres, il y mit le feu avec sa lanterne.

Pendant ce temps-lа, les pierres ne tombant plus, les truands avaient cessй de regarder en l'air. Les bandits, haletant comme une meute qui force le sanglier dans sa bauge, se pressaient en tumulte autour de la grande porte, toute dйformйe par le bйlier, mais debout encore. Ils attendaient avec un frйmissement le grand coup, le coup qui allait l'йventrer. C'йtait а qui se tiendrait le plus prиs pour pouvoir s'йlancer des premiers, quand elle s'ouvrirait, dans cette opulente cathйdrale, vaste rйservoir oщ йtaient venues s'amonceler les richesses de trois siиcles. Ils se rappelaient les uns aux autres, avec des rugissements de joie et d'appйtit, les belles croix d'argent, les belles chapes de brocart, les belles tombes de vermeil, les grandes magnificences du choeur, les fкtes йblouissantes, les Noлls йtincelantes de flambeaux, les Pвques йclatantes de soleil, toutes ces solennitйs splendides oщ chвsses, chandeliers, ciboires, tabernacles, reliquaires, bosselaient les autels d'une croыte d'or et de diamants. Certes, en ce beau moment, cagoux et malingreux, archisuppфts et rifodйs, songeaient beaucoup moins а la dйlivrance de l'йgyptienne qu'au pillage de Notre-Dame. Nous croirions mкme volontiers que pour bon nombre d'entre eux la Esmeralda n'йtait qu'un prйtexte, si des voleurs avaient besoin de prйtextes.

Tout а coup, au moment oщ ils se groupaient pour un dernier effort autour du bйlier, chacun retenant son haleine et roidissant ses muscles afin de donner toute sa force au coup dйcisif, un hurlement, plus йpouvantable encore que celui qui avait йclatй et expirй sous le madrier, s'йleva au milieu d'eux. Ceux qui ne criaient pas, ceux qui vivaient encore, regardиrent. - Deux jets de plomb fondu tombaient du haut de l'йdifice au plus йpais de la cohue. Cette mer d'hommes venait de s'affaisser sous le mйtal bouillant qui avait fait, aux deux points oщ il tombait, deux trous noirs et fumants dans la foule, comme ferait de l'eau chaude dans la neige. On y voyait remuer des mourants а demi calcinйs et mugissant de douleur. Autour de ces deux jets principaux, il y avait des gouttes de cette pluie horrible qui s'йparpillaient sur les assaillants et entraient dans les crвnes comme des vrilles de flamme. C'йtait un feu pesant qui criblait ces misйrables de mille grкlons.

La clameur fut dйchirante. Ils s'enfuirent pкle-mкle, jetant le madrier sur les cadavres, les plus hardis comme les plus timides, et le Parvis fut vide une seconde fois.

Tous les yeux s'йtaient levйs vers le haut de l'йglise. Ce qu'ils voyaient йtait extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus йlevйe, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d'йtincelles, une grande flamme dйsordonnйe et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumйe. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade а trиfles de braise, deux gouttiиres en gueules de monstres vomissaient sans relвche cette pluie ardente qui dйtachait son ruissellement argentй sur les tйnиbres de la faзade infйrieure. А mesure qu'ils approchaient du sol, les deux jets de plomb liquide s'йlargissaient en gerbes, comme l'eau qui jaillit des mille trous de l'arrosoir. Au-dessus de la flamme, les йnormes tours, de chacune desquelles on voyait deux faces crues et tranchйes, l'une toute noire, l'autre toute rouge, semblaient plus grandes encore de toute l'immensitй de l'ombre qu'elles projetaient jusque dans le ciel. Leurs innombrables sculptures de diables et de dragons prenaient un aspect lugubre. La clartй inquiиte de la flamme les faisait remuer а l'oeil. Il y avait des guivres qui avaient l'air de rire, des gargouilles qu'on croyait entendre japper, des salamandres qui soufflaient dans le feu, des tarasques qui йternuaient dans la fumйe. Et parmi ces monstres ainsi rйveillйs de leur sommeil de pierre par cette flamme, par ce bruit, il y en avait un qui marchait et qu'on voyait de temps en temps passer sur le front ardent du bыcher comme une chauve-souris devant une chandelle.

Sans doute ce phare йtrange allait йveiller au loin le bыcheron des collines de Bicкtre, йpouvantй de voir chanceler sur ses bruyиres l'ombre gigantesque des tours de Notre-Dame.

Il se fit un silence de terreur parmi les truands, pendant lequel on n'entendit que les cris d'alarme des chanoines enfermйs dans leur cloоtre et plus inquiets que des chevaux dans une йcurie qui brыle, le bruit furtif des fenкtres vite ouvertes et plus vite fermйes, le remue-mйnage intйrieur des maisons et de l'Hфtel-Dieu, le vent dans la flamme, le dernier rвle des mourants, et le pйtillement continu de la pluie de plomb sur le pavй.

Cependant les principaux truands s'йtaient retirйs sous le porche du logis Gondelaurier, et tenaient conseil. Le duc d'Йgypte, assis sur une borne, contemplait avec une crainte religieuse le bыcher fantasmagorique resplendissant а deux cents pieds en l'air. Clopin Trouillefou se mordait ses gros poings avec rage. -- Impossible d'entrer ! murmurait-il dans ses dents.

-- Une vieille йglise fйe ! grommelait le vieux bohйmien Mathias Hungadi Spicali.

-- Par les moustaches du pape ! reprenait un narquois grisonnant qui avait servi, voilа des gouttiиres d'йglises qui vous crachent du plomb fondu mieux que les mвchicoulis de Lectoure.

-- Voyez-vous ce dйmon qui passe et repasse devant le feu ? s'йcriait le duc d'Йgypte.

-- Pardieu, dit Clopin, c'est le damnй sonneur, c'est Quasimodo.

Le bohйmien hochait la tкte. -- Je vous dis, moi, que c'est l'esprit Sabnac, le grand marquis, le dйmon des fortifications. Il a forme d'un soldat armй, une tкte de lion. Quelquefois il monte un cheval hideux. Il change les hommes en pierres dont il bвtit des tours. Il commande а cinquante lйgions. C'est bien lui. Je le reconnais. Quelquefois il est habillй d'une belle robe d'or figurйe а la faзon des turcs.

-- Oщ est Bellevigne de l'Йtoile ? demanda Clopin.

-- Il est mort, rйpondit une truande.

Andry le Rouge riait d'un rire idiot : -- Notre-Dame donne de la besogne а l'Hфtel-Dieu, disait-il.

-- Il n'y a donc pas moyen de forcer cette porte ? s'йcria le roi de Thunes en frappant du pied.

Le duc d'Йgypte lui montra tristement les deux ruisseaux de plomb bouillant qui ne cessaient de rayer la noire faзade, comme deux longues quenouilles de phosphore. -- On a vu des йglises qui se dйfendaient ainsi d'elles-mкmes, observa-t-il en soupirant. Sainte-Sophie, de Constantinople, il y a quarante ans de cela, a trois fois de suite jetй а terre le croissant de Mahom en secouant ses dфmes, qui sont ses tкtes. Guillaume de Paris, qui a bвti celle-ci, йtait un magicien.

-- Faut-il donc s'en aller piteusement comme des laquais de grand'route ? dit Clopin. Laisser lа notre soeur que ces loups chaperonnйs pendront demain !

-- Et la sacristie, oщ il y a des charretйes d'or ! ajouta un truand dont nous regrettons de ne pas savoir le nom.

-- Barbe-Mahom ! cria Trouillefou.

-- Essayons encore une fois, reprit le truand.

Mathias Hungadi hocha la tкte. -- Nous n'entrerons pas par la porte. Il faut trouver le dйfaut de l'armure de la vieille fйe. Un trou, une fausse poterne, une jointure quelconque.

-- Qui en est ? dit Clopin. J'y retourne. - А propos, oщ est donc le petit йcolier Jehan qui йtait si enferraillй ?

-- Il est sans doute mort, rйpondit quelqu'un. On ne l'entend plus rire.

Le roi de Thunes fronзa le sourcil.

-- Tant pis. Il y avait un brave coeur sous cette ferraille. - Et maоtre Pierre Gringoire ?

-- Capitaine Clopin, dit Andry le Rouge, il s'est esquivй que nous n'йtions encore qu'au Pont-aux-Changeurs.

Clopin frappa du pied. -- Gueule-Dieu ! c'est lui qui nous pousse cйans, et il nous plante lа au beau milieu de la besogne ! - Lвche bavard, casquй d'une pantoufle !

-- Capitaine Clopin, cria Andry le Rouge, qui regardait dans la rue du Parvis, voilа le petit йcolier.

-- Louй soit Pluto ! dit Clopin. Mais que diable tire-t-il aprиs lui ?

C'йtait Jehan, en effet, qui accourait aussi vite que le lui permettaient ses lourds habits de paladin et une longue йchelle qu'il traоnait bravement sur le pavй, plus essoufflй qu'une fourmi attelйe а un brin d'herbe vingt fois plus long qu'elle.

-- Victoire ! Te Deum ! criait l'йcolier. Voilа l'йchelle des dйchargeurs du port Saint-Landry.

Clopin s'approcha de lui.

-- Enfant ! que veux-tu faire, corne-Dieu ! de cette йchelle ?

-- Je l'ai, rйpondit Jehan haletant. Je savais oщ elle йtait. - Sous le hangar de la maison du lieutenant. - Il y a lа une fille que je connais, qui me trouve beau comme un Cupido. - Je m'en suis servi pour avoir l'йchelle, et j'ai l'йchelle, Pasque-Mahom ! - La pauvre fille est venue m'ouvrir toute en chemise.

-- Oui, dit Clopin, mais que veux-tu faire de cette йchelle ?

Jehan le regarda d'un air malin et capable, et fit claquer ses doigts comme des castagnettes. Il йtait sublime en ce moment. Il avait sur la tкte un de ces casques surchargйs du quinziиme siиcle, qui йpouvantaient l'ennemi de leurs cimiers chimйriques. Le sien йtait hйrissй de dix becs de fer, de sorte que Jehan eыt pu disputer la redoutable йpithиte de (((((((((( au navire homйrique de Nestor.

-- Ce que j'en veux faire, auguste roi de Thunes ? Voyez-vous cette rangйe de statues qui ont des mines d'imbйciles lа-bas au-dessus des trois portails ?

-- Oui. Eh bien ?

-- C'est la galerie des rois de France !

-- Qu'est-ce que cela me fait ? dit Clopin.

-- Attendez donc ! Il y a au bout de cette galerie une porte qui n'est jamais fermйe qu'au loquet, avec cette йchelle j'y monte, et je suis dans l'йglise.

-- Enfant, laisse-moi monter le premier.

-- Non pas, camarade, c'est а moi l'йchelle. Venez, vous serez le second.

-- Que Belzйbuth t'йtrangle ! dit le bourru Clopin. Je ne veux кtre aprиs personne.

-- Alors, Clopin, cherche une йchelle !

Jehan se mit а courir par la place, tirant son йchelle et criant : -- А moi les fils !

En un instant l'йchelle fut dressйe et appuyйe а la balustrade de la galerie infйrieure, au-dessus d'un des portails latйraux. La foule des truands poussant de grandes acclamations se pressa au bas pour y monter. Mais Jehan maintint son droit et posa le premier le pied sur les йchelons. Le trajet йtait assez long. La galerie des rois de France est йlevйe aujourd'hui d'environ soixante pieds au-dessus du pavй. Les onze marches du perron l'exhaussaient encore. Jehan montait lentement, assez empкchй de sa lourde armure, d'une main tenant l'йchelon, de l'autre son arbalиte. Quand il fut au milieu de l'йchelle il jeta un coup d'oeil mйlancolique sur les pauvres argotiers morts, dont le degrй йtait jonchй. -- Hйlas ! dit-il, voilа un monceau de cadavres digne du cinquiиme chant de l'Iliade ! - Puis il continua de monter. Les truands le suivaient. Il y en avait un sur chaque йchelon. А voir s'йlever en ondulant dans l'ombre cette ligne de dos cuirassйs, on eыt dit un serpent а йcailles d'acier qui se dressait contre l'йglise. Jehan qui faisait la tкte et qui sifflait complйtait l'illusion.

L'йcolier toucha enfin au balcon de la galerie, et l'enjamba assez lestement aux applaudissements de toute la truanderie. Ainsi maоtre de la citadelle, il poussa un cri de joie, et tout а coup s'arrкta pйtrifiй. Il venait d'apercevoir, derriиre une statue de roi, Quasimodo cachй dans les tйnиbres, l'oeil йtincelant.

Avant qu'un second assiйgeant eыt pu prendre pied sur la galerie, le formidable bossu sauta а la tкte de l'йchelle, saisit sans dire une parole le bout des deux montants de ses mains puissantes, les souleva, les йloigna du mur, balanзa un moment, au milieu des clameurs d'angoisse, la longue et pliante йchelle encombrйe de truands du haut en bas, et subitement, avec une force surhumaine, rejeta cette grappe d'hommes dans la place. Il y eut un instant oщ les plus dйterminйs palpitиrent. L'йchelle, lancйe en arriиre, resta un moment droite et debout et parut hйsiter, puis oscilla, puis tout а coup, dйcrivant un effrayant arc de cercle de quatre-vingts pieds de rayon, s'abattit sur le pavй avec sa charge de bandits plus rapidement qu'un pont-levis dont les chaоnes se cassent. Il y eut une immense imprйcation, puis tout s'йteignit, et quelques malheureux mutilйs se retirиrent en rampant de dessous le monceau de morts.

Une rumeur de douleur et de colиre succйda parmi les assiйgeants aux premiers cris de triomphe. Quasimodo impassible, les deux coudes appuyйs sur la balustrade, regardait. Il avait l'air d'un vieux roi chevelu а sa fenкtre.

Jehan Frollo йtait, lui, dans une situation critique. Il se trouvait dans la galerie avec le redoutable sonneur, seul, sйparй de ses compagnons par un mur vertical de quatre-vingts pieds. Pendant que Quasimodo jouait avec l'йchelle, l'йcolier avait couru а la poterne qu'il croyait ouverte. Point. Le sourd en entrant dans la galerie l'avait fermйe derriиre lui, Jehan alors s'йtait cachй derriиre un roi de pierre, n'osant souffler, et fixant sur le monstrueux bossu une mine effarйe, comme cet homme qui, faisant la cour а la femme du gardien d'une mйnagerie, alla un soir а un rendez-vous d'amour, se trompa de mur dans son escalade, et se trouva brusquement tкte а tкte avec un ours blanc.

Dans les premiers moments le sourd ne prit pas garde а lui ; mais enfin il tourna la tкte et se redressa tout d'un coup. Il venait d'apercevoir l'йcolier.

Jehan se prйpara а un rude choc, mais le sourd resta immobile ; seulement il йtait tournй vers l'йcolier qu'il regardait.

-- Ho ! ho ! dit Jehan, qu'as-tu а me regarder de cet oeil borgne et mйlancolique ?

Et en parlant ainsi, le jeune drфle apprкtait sournoisement son arbalиte.

-- Quasimodo ! cria-t-il, je vais changer ton surnom. On t'appellera l'aveugle.

Le coup partit. Le vireton empennй siffla et vint se ficher dans le bras gauche du bossu, Quasimodo ne s'en йmut pas plus que d'une йgratignure au roi Pharamond. Il porta la main а la sagette, l'arracha de son bras et la brisa tranquillement sur son gros genou. Puis il laissa tomber, plutфt qu'il ne jeta а terre les deux morceaux. Mais Jehan n'eut pas le temps de tirer une seconde fois. La flиche brisйe, Quasimodo souffla bruyamment, bondit comme une sauterelle et retomba sur l'йcolier, dont l'armure s'aplatit du coup contre la muraille.

Alors dans cette pйnombre oщ flottait la lumiиre des torches, on entrevit une chose terrible.

Quasimodo avait pris de la main gauche les deux bras de Jehan qui ne se dйbattait pas, tant il se sentait perdu. De la droite le sourd lui dйtachait l'une aprиs l'autre, en silence, avec une lenteur sinistre, toutes les piиces de son armure, l'йpйe, les poignards, le casque, la cuirasse, les brassards. On eыt dit un singe qui йpluche une noix. Quasimodo jetait а ses pieds, morceau а morceau, la coquille de fer de l'йcolier.

Quand l'йcolier se vit dйsarmй, dйshabillй, faible et nu dans ces redoutables mains, il n'essaya pas de parler а ce sourd, mais il se mit а lui rire effrontйment au visage, et а chanter, avec son intrйpide insouciance d'enfant de seize ans, la chanson alors populaire :

Elle est bien habillйe.
La ville de Cambrai.
Marafin l'a pillйe...

Il n'acheva pas. On vit Quasimodo debout sur le parapet de la galerie, qui d'une seule main tenait l'йcolier par les pieds, en le faisant tourner sur l'abоme comme une fronde. Puis on entendit un bruit comme celui d'une boоte osseuse qui йclate contre un mur, et l'on vit tomber quelque chose qui s'arrкta au tiers de la chute а une saillie de l'architecture. C'йtait un corps mort qui resta accrochй lа, pliй en deux, les reins brisйs, le crвne vide.

Un cri d'horreur s'йleva parmi les truands. -- Vengeance ! cria Clopin. -- А sac ! rйpondit la multitude. - Assaut ! assaut ! Alors ce fut un hurlement prodigieux oщ se mкlaient toutes les langues, tous les patois, tous les accents. La mort du pauvre йcolier jeta une ardeur furieuse dans cette foule. La honte la prit, et la colиre d'avoir йtй si longtemps tenue en йchec devant une йglise par un bossu. La rage trouva des йchelles, multiplia les torches, et au bout de quelques minutes Quasimodo йperdu vit cette йpouvantable fourmiliиre monter de toutes parts а l'assaut de Notre-Dame. Ceux qui n'avaient pas d'йchelles avaient des cordes а noeuds, ceux qui n'avaient pas de cordes grimpaient aux reliefs des sculptures. Ils se pendaient aux guenilles les uns des autres. Aucun moyen de rйsister а cette marйe ascendante de faces йpouvantables. La fureur faisait rutiler ces figures farouches ; leurs fronts terreux ruisselaient de sueur ; leurs yeux йclairaient. Toutes ces grimaces, toutes ces laideurs investissaient Quasimodo. On eыt dit que quelque autre йglise avait envoyй а l'assaut de Notre-Dame ses gorgones, ses dogues, ses drйes, ses dйmons, ses sculptures les plus fantastiques. C'йtait comme une couche de monstres vivants sur les monstres de pierre de la faзade.

Cependant, la place s'йtait йtoilйe de mille torches. Cette scиne dйsordonnйe, jusqu'alors enfouie dans l'obscuritй, s'йtait subitement embrasйe de lumiиre. Le Parvis resplendissait et jetait un rayonnement dans le ciel. Le bыcher allumй sur la haute plate-forme brыlait toujours, et illuminait au loin la ville. L'йnorme silhouette des deux tours, dйveloppйe au loin sur les toits de Paris, faisait dans cette clartй une large йchancrure d'ombre. La ville semblait s'кtre йmue. Des tocsins йloignйs se plaignaient. Les truands hurlaient, haletaient, juraient, montaient, et Quasimodo, impuissant contre tant d'ennemis, frissonnant pour l'йgyptienne, voyant les faces furieuses se rapprocher de plus en plus de sa galerie, demandait un miracle au ciel, et se tordait les bras de dйsespoir.

V

LE RETRAIT OЩ DIT SES HEURES MONSIEUR LOUIS DE FRANCE
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Le lecteur n'a peut-кtre pas oubliй qu'un moment avant d'apercevoir la bande nocturne des truands, Quasimodo, inspectant Paris du haut de son clocher, n'y voyait plus briller qu'une lumiиre, laquelle йtoilait une vitre а l'йtage le plus йlevй d'un haut et sombre йdifice, а cфtй de la Porte Saint-Antoine. Cet йdifice, c'йtait la Bastille. Cette йtoile, c'йtait la chandelle de Louis XI.

Le roi Louis XI йtait en effet а Paris depuis deux jours. Il devait repartir le surlendemain pour sa citadelle de Montilz-lиs-Tours. Il ne faisait jamais que de rares et courtes apparitions dans sa bonne ville de Paris, n'y sentant pas autour de lui assez de trappes, de gibets et d'archers йcossais.

Il йtait venu ce jour-lа coucher а la Bastille. La grande chambre de cinq toises carrйes qu'il avait au Louvre, avec cheminйe chargйe de douze grosses bкtes et des treize grands prophиtes, et son grand lit de onze pieds sur douze lui agrйaient peu. Il se perdait dans toutes ces grandeurs. Ce roi bon bourgeois aimait mieux la Bastille avec une chambrette et une couchette. Et puis la Bastille йtait plus forte que le Louvre.

Cette chambrette que le roi s'йtait rйservйe dans la fameuse prison d'йtat йtait encore assez vaste et occupait l'йtage le plus йlevй d'une tourelle engagйe dans le donjon. C'йtait un rйduit de forme ronde, tapissй de nattes en paille luisante, plafonnй а poutres rehaussйes de fleurs de lys d'йtain dorй avec les entrevous de couleur, lambrissй а riches boiseries semйes de rosettes d'йtain blanc et peintes de beau vert-gai, fait d'orpin et de florйe fine.

Il n'y avait qu'une fenкtre, une longue ogive treillissйe de fil d'archal et de barreaux de fer, d'ailleurs obscurcie de belles vitres coloriйes aux armes du roi et de la reine, dont le panneau revenait а vingt-deux sols.

Il n'y avait qu'une entrйe, une porte moderne, а cintre surbaissй, garnie d'une tapisserie en dedans, et, au dehors, d'un de ces porches de bois d'Irlande, frкles йdifices de menuiserie curieusement ouvrйe, qu'on voyait encore en quantitй de vieux logis il y a cent cinquante ans. " Quoiqu'ils dйfigurent et embarrassent les lieux, dit Sauval avec dйsespoir, nos vieillards pourtant ne s'en veulent point dйfaire et les conservent en dйpit d'un chacun. "

On ne trouvait dans cette chambre rien de ce qui meublait les appartements ordinaires, ni bancs, ni trйteaux, ni formes, ni escabelles communes en forme de caisse, ni belles escabelles soutenues de piliers et de contre-piliers а quatre sols la piиce. On n'y voyait qu'une chaise pliante а bras, fort magnifique : le bois en йtait peint de roses sur fond rouge, le siиge de cordouan vermeil, garni de longues franges de soie et piquй de mille clous d'or. La solitude de cette chaise faisait voir qu'une seule personne avait droit de s'asseoir dans la chambre. А cфtй de la chaise et tout prиs de la fenкtre, il y avait une table recouverte d'un tapis а figures d'oiseaux. Sur cette table un gallemard tachй d'encre, quelques parchemins, quelques plumes, et un hanap d'argent ciselй. Un peu plus loin, un chauffe-doux, un prie-Dieu de velours cramoisi, relevй de bossettes d'or. Enfin au fond un simple lit de damas jaune et incarnat, sans clinquant ni passement ; les franges sans faзon. C'est ce lit, fameux pour avoir portй le sommeil ou l'insomnie de Louis XI, qu'on pouvait encore contempler, il y a deux cents ans, chez un conseiller d'йtat, oщ il a йtй vu par la vieille madame Pilou, cйlиbre dans le Cyrus sous le nom d'Arricidie et de la Morale vivante.

Telle йtait la chambre qu'on appelait " le retrait oщ dit ses heures monsieur Louis de France ".

Au moment oщ nous y avons introduit le lecteur, ce retrait йtait fort obscur. Le couvre-feu йtait sonnй depuis une heure, il faisait nuit, et il n'y avait qu'une vacillante chandelle de cire posйe sur la table pour йclairer cinq personnages diversement groupйs dans la chambre.

Le premier sur lequel tombait la lumiиre йtait un seigneur superbement vкtu d'un haut-de-chausses et d'un justaucorps йcarlate rayй d'argent, et d'une casaque а mahoоtres de drap d'or а dessins noirs. Ce splendide costume, oщ se jouait la lumiиre, semblait glacй de flamme а tous ses plis. L'homme qui le portait avait sur la poitrine ses armoiries brodйes de vives couleurs : un chevron accompagnй en pointe d'un daim passant. L'йcusson йtait accostй а droite d'un rameau d'olivier, а gauche d'une corne de daim. Cet homme portait а sa ceinture une riche dague dont la poignйe de vermeil йtait ciselйe en forme de cimier et surmontйe d'une couronne comtale. Il avait l'air mauvais, la mine fiиre et la tкte haute. Au premier coup d'oeil on voyait sur son visage l'arrogance, au second la ruse.

Il se tenait tкte nue, une longue pancarte а la main, derriиre la chaise а bras sur laquelle йtait assis, le corps disgracieusement pliй en deux, les genoux chevauchant l'un sur l'autre, le coude sur la table, un personnage fort mal accoutrй. Qu'on se figure en effet, sur l'opulent cuir de Cordoue, deux rotules cagneuses, deux cuisses maigres pauvrement habillйes d'un tricot de laine noire, un torse enveloppй d'un surtout de futaine avec une fourrure dont on voyait moins de poil que de cuir ; enfin, pour couronner un vieux chapeau gras du plus mйchant drap noir bordй d'un cordon circulaire de figurines de plomb. Voilа, avec une sale calotte qui laissait а peine passer un cheveu, tout ce qu'on distinguait du personnage assis. Il tenait sa tкte tellement courbйe sur sa poitrine qu'on n'apercevait rien de son visage recouvert d'ombre, si ce n'est le bout de son nez sur lequel tombait un rayon de lumiиre, et qui devait кtre long. А la maigreur de sa main ridйe on devinait un vieillard. C'йtait Louis XI.

А quelque distance derriиre eux causaient а voix basse deux hommes vкtus а la coupe flamande, qui n'йtaient pas assez perdus dans l'ombre pour que quelqu'un de ceux qui avaient assistй а la reprйsentation du mystиre de Gringoire n'eыt pu reconnaоtre en eux deux des principaux envoyйs flamands, Guillaume Rym, le sagace pensionnaire de Gand, et Jacques Coppenole, le populaire chaussetier. On se souvient que ces deux hommes йtaient mкlйs а la politique secrиte de Louis XI.

Enfin, tout au fond, prиs de la porte, se tenait debout dans l'obscuritй, immobile comme une statue, un vigoureux homme а membres trapus, а harnois militaire, а casaque armoriйe, dont la face carrйe, percйe d'yeux а fleur de tкte, fendue d'une immense bouche, dйrobant ses oreilles sous deux larges abat-vent de cheveux plats, sans front, tenait а la fois du chien et du tigre.

Tous йtaient dйcouverts, exceptй le roi.

Le seigneur qui йtait auprиs du roi lui faisait lecture d'une espиce de long mйmoire que sa majestй semblait йcouter avec attention. Les deux flamands chuchotaient.

-- Croix-Dieu ! grommelait Coppenole, je suis las d'кtre debout. Est-ce qu'il n'y a pas de chaise ici ?

Rym rйpondait par un geste nйgatif, accompagnй d'un sourire discret.

-- Croix-Dieu ! reprenait Coppenole tout malheureux d'кtre obligй de baisser ainsi la voix, l'envie me dйmange de m'asseoir а terre, jambes croisйes, en chaussetier, comme je fais dans ma boutique.

-- Gardez-vous-en bien, maоtre Jacques !

-- Ouais ! maоtre Guillaume ! ici l'on ne peut donc кtre que sur les pieds ?

-- Ou sur les genoux, dit Rym.

En ce moment la voix du roi s'йleva. Ils se turent.

-- Cinquante sols les robes de nos valets, et douze livres les manteaux des clercs de notre couronne ! C'est cela ! versez l'or а tonnes ! Кtes-vous fou, Olivier ?

En parlant ainsi, le vieillard avait levй la tкte. On voyait reluire а son cou les coquilles d'or du collier de Saint-Michel. La chandelle йclairait en plein son profil dйcharnй et morose. Il arracha le papier des mains de l'autre.

-- Vous nous ruinez ! cria-t-il en promenant ses yeux creux sur le cahier. Qu'est-ce que tout cela ? qu'avons-nous besoin d'une si prodigieuse maison ? Deux chapelains а raison de dix livres par mois chacun, et un clerc de chapelle а cent sols ! Un valet de chambre а quatre-vingt-dix livres par an ! Quatre йcuyers de cuisine а six vingts livres par an chacun ! Un hasteur, un potager, un saussier, un queux, un sommelier d'armures, deux valets de sommiers а raison de dix livres par mois chaque ! Deux galopins de cuisine а huit livres ! Un palefrenier et ses deux aides а vingt-quatre livres par mois ! Un porteur, un pвtissier, un boulanger, deux charretiers, chacun soixante livres par an ! Et le marйchal des forges, six vingts livres ! Et le maоtre de la chambre de nos deniers, douze cents livres, et le contrфleur, cinq cents ! - Que sais-je, moi ? C'est une furie ! Les gages de nos domestiques mettent la France au pillage ! Tous les mugots du Louvre fondront а un tel feu de dйpense ! Nous y vendrons nos vaisselles ! Et l'an prochain, si Dieu et Notre-Dame (ici il souleva son chapeau) nous prкtent vie, nous boirons nos tisanes dans un pot d'йtain !

En disant cela, il jetait un coup d'oeil sur le hanap d'argent qui йtincelait sur la table. Il toussa, et poursuivit :

-- Maоtre Olivier, les princes qui rиgnent aux grandes seigneuries, comme rois et empereurs, ne doivent pas laisser engendrer la somptuositй en leurs maisons ; car de lа ce feu court par la province. - Donc, maоtre Olivier, tiens-toi ceci pour dit. Notre dйpense augmente tous les ans. La chose nous dйplaоt. Comment, pasque-Dieu ! jusqu'en 79 elle n'a point passй trente-six mille livres. En 80, elle a atteint mille six cent dix-neuf livres, - j'ai le chiffre en tкte, - en 81, soixante-six mille six cent quatre-vingts livres ; et cette annйe, par la foi de mon corps ! elle atteindra quatre-vingt mille livres ! Doublйe en quatre ans ! Monstrueux !

Il s'arrкta essoufflй, puis il reprit avec emportement : -- Je ne vois autour de moi que gens qui s'engraissent de ma maigreur ! Vous me sucez des йcus par tous les pores !

Tous gardaient le silence. C'йtait une de ces colиres qu'on laisse aller. Il continua :

-- C'est comme cette requкte en latin de la seigneurie de France, pour que nous ayons а rйtablir ce qu'ils appellent les grandes charges de la couronne ! Charges en effet ! charges qui йcrasent ! Ah ! messieurs ! vous dites que nous ne sommes pas un roi, pour rйgner dapifero nullo, buticulario nullo ! Nous vous le ferons voir, pasque-Dieu ! si nous ne sommes pas un roi !

Ici il sourit dans le sentiment de sa puissance, sa mauvaise humeur s'en adoucit, et il se tourna vers les flamands :

-- Voyez-vous, compиre Guillaume ? le grand panetier, le grand bouteillier, le grand chambellan, le grand sйnйchal ne valent pas le moindre valet. - Retenez ceci, compиre Coppenole ; - ils ne servent а rien. А se tenir ainsi inutiles autour du roi, ils me font l'effet des quatre йvangйlistes qui environnent le cadran de la grande horloge du Palais, et que Philippe Brille vient de remettre а neuf. Ils sont dorйs, mais ils ne marquent pas l'heure ; et l'aiguille peut se passer d'eux.

-- Il demeura un moment pensif, et ajouta en hochant sa vieille tкte : -- Ho ! Ho ! par Notre-Dame, je ne suis pas Philippe Brille, et je ne redorerai pas les grands vassaux. Je suis de l'avis du roi Йdouard : sauvez le peuple et tuez les seigneurs. - Continue, Olivier.

Le personnage qu'il dйsignait par ce nom reprit le cahier de ses mains, et se remit а lire а haute voix :

-- "... А Adam Tenon, commis а la garde des sceaux de la prйvфtй de Paris, pour l'argent, faзon et gravure desdits sceaux qui ont йtй faits neufs pour ce que les autres prйcйdents, pour leur antiquitй et caduquetй, ne pouvaient plus bonnement servir. - Douze livres parisis.

" А Guillaume Frиre, la somme de quatre livres quatre sols parisis, pour ses peines et salaires d'avoir nourri et alimentй les colombes des deux colombiers de l'Hфtel des Tournelles, durant les mois de janvier, fйvrier et mars de cette annйe ; et pour ce a donnй sept sextiers d'orge.

" А un cordelier, pour confession d'un criminel, quatre sols parisis. "

Le roi йcoutait en silence. De temps en temps il toussait. Alors il portait le hanap а ses lиvres et buvait une gorgйe en faisant une grimace.

-- " En cette annйe ont йtй faits par ordonnance de justice а son de trompe par les carrefours de Paris cinquante six cris. - Compte а rйgler.

" Pour avoir fouillй et cherchй en certains endroits, tant dans Paris qu'ailleurs, de la finance qu'on disait y avoir йtй cachйe, mais rien n'y a йtй trouvй ; - quarante-cinq livres parisis. "

-- Enterrer un йcu pour dйterrer un sou ! dit le roi.

-- "... Pour avoir mis а point, а l'Hфtel des Tournelles, six panneaux de verre blanc а l'endroit oщ est la cage de fer, treize sols. - Pour avoir fait et livrй, par le commandement du roi, le jour des monstres, quatre йcussons aux armes dudit seigneur, enchapessйs de chapeaux de roses tout а l'entour, six livres. - Pour deux manches neuves au vieil pourpoint du roi, vingt sols. - Pour une boоte de graisse а graisser les bottes du roi, quinze deniers. - Une йtable faite de neuf pour loger les pourceaux noirs du roi, trente livres parisis. - Plusieurs cloisons, planches et trappes faites pour enfermer les lions d'emprиs Saint-Paul, vingt-deux livres. "

-- Voilа des bкtes qui sont chиres, dit Louis XI. N'importe ! c'est une belle magnificence de roi. Il y a un grand lion roux que j'aime pour ses gentillesses. - L'avez-vous vu, maоtre Guillaume ? - Il faut que les princes aient de ces animaux mirifiques. А nous autres rois, nos chiens doivent кtre des lions, et nos chats des tigres. Le grand va aux couronnes. Du temps des paпens de Jupiter, quand le peuple offrait aux йglises cent boeufs et cent brebis, les empereurs donnaient cent lions et cent aigles. Cela йtait farouche et fort beau. Les rois de France ont toujours eu de ces rugissements autour de leur trфne. Nйanmoins on me rendra cette justice que j'y dйpense encore moins d'argent qu'eux, et que j'ai une plus grande modestie de lions, d'ours, d'йlйphants et de lйopards. - Allez, maоtre Olivier. Nous voulions dire cela а nos amis les flamands.

Guillaume Rym s'inclina profondйment, tandis que Coppenole, avec sa mine bourrue, avait l'air d'un de ces ours dont parlait sa majestй. Le roi n'y prit pas garde. Il venait de tremper ses lиvres dans le hanap, et recrachait le breuvage en disant : -- Pouah ! la fвcheuse tisane !- Celui qui lisait continua :

-- " Pour nourriture d'un maraud piйton enverrouillй depuis six mois dans la logette de l'йcorcherie, en attendant qu'on sache qu'en faire. - Six livres quatre sols. "

-- Qu'est cela ? interrompit le roi. Nourrir ce qu'il faut pendre ! Pasque-Dieu ! je ne donnerai plus un sol pour cette nourriture. - Olivier, entendez-vous de la chose avec monsieur d'Estouteville, et dиs ce soir faites-moi le prйparatif des noces du galant avec une potence. - Reprenez.

Olivier fit une marque avec le pouce а l'article du maraud piйton et passa outre.

-- " А Henriet Cousin, maоtre exйcuteur des hautes oeuvres de la justice de Paris, la somme de soixante sols parisis, а lui taxйe et ordonnйe par monseigneur le prйvфt de Paris, pour avoir achetй, de l'ordonnance de mondit sieur le prйvфt, une grande йpйe а feuille servant а exйcuter et dйcapiter les personnes qui par justice sont condamnйes pour leurs dйmйrites, et icelle fait garnir de fourreau et de tout ce qui y appartient ; et pareillement a fait remettre а point et rhabiller la vieille йpйe, qui s'йtait йclatйe et йbrйchйe en faisant la justice de messire Louis de Luxembourg, comme plus а plein peut apparoir... "

Le roi interrompit : -- Il suffit. J'ordonnance la somme de grand coeur. Voilа des dйpenses oщ je ne regarde pas. Je n'ai jamais regrettй cet argent-lа. - Suivez.

-- " Pour avoir fait de neuf une grande cage... "

-- Ah ! dit le roi en prenant de ses deux mains les bras de sa chaise, je savais bien que j'йtais venu en cette Bastille pour quelque chose. - Attendez, maоtre Olivier. Je veux voir moi-mкme la cage. Vous m'en lirez le coыt pendant que je l'examinerai. - Messieurs les flamands, venez voir cela. C'est curieux.

Alors il se leva, s'appuya sur le bras de son interlocuteur, fit signe а l'espиce de muet qui se tenait debout devant la porte de le prйcйder, aux deux flamands de le suivre, et sortit de la chambre.

La royale compagnie se recruta, а la porte du retrait, d'hommes d'armes tout alourdis de fer, et de minces pages qui portaient des flambeaux. Elle chemina quelque temps dans l'intйrieur du sombre donjon, percй d'escaliers et de corridors jusque dans l'йpaisseur des murailles. Le capitaine de la Bastille marchait en tкte, et faisait ouvrir les guichets devant le vieux roi malade et voыtй, qui toussait en marchant.

А chaque guichet, toutes les tкtes йtaient obligйes de se baisser exceptй celle du vieillard pliй par l'вge. -- Hum ! disait-il entre ses gencives, car il n'avait plus de dents, nous sommes dйjа tout prкt pour la porte du sйpulcre. А porte basse, passant courbй.

Enfin, aprиs avoir franchi un dernier guichet si embarrassй de serrures qu'on mit un quart d'heure а l'ouvrir, ils entrиrent dans une haute et vaste salle en ogive, au centre de laquelle on distinguait, а la lueur des torches, un gros cube massif de maзonnerie, de fer et de bois. L'intйrieur йtait creux. C'йtait une des ces fameuses cages а prisonniers d'йtat qu'on appelait les fillettes du roi. Il y avait aux parois deux ou trois petites fenкtres, si drument treillissйes d'йpais barreaux de fer qu'on n'en voyait pas la vitre. La porte йtait une grande dalle de pierre plate, comme aux tombeaux. De ces portes qui ne servent jamais que pour entrer. Seulement, ici, le mort йtait un vivant.

Le roi se mit а marcher lentement autour du petit йdifice en l'examinant avec soin, tandis que maоtre Olivier qui le suivait lisait tout haut le mйmoire :

-- " Pour avoir fait de neuf une grande cage de bois de grosses solives, membrures et sabliиres, contenant neuf pieds de long sur huit de lй, et de hauteur sept pieds entre deux planchers, lissйe et boujonnйe а gros boujons de fer, laquelle a йtй assise en une chambre йtant а l'une des tours de la bastide Saint-Antoine, en laquelle cage est mis et dйtenu, par commandement du roi notre seigneur, un prisonnier qui habitait prйcйdemment une vieille cage caduque et dйcrйpite. - Ont йtй employйes а cette dite cage neuve quatre-vingt-seize solives de couche et cinquante-deux solives debout, dix sabliиres de trois toises de long ; et ont йtй occupйs dix-neuf charpentiers pour йquarrir, ouvrer et tailler tout ledit bois en la cour de la Bastille pendant vingt jours... "

-- D'assez beaux coeurs de chкne, dit le roi en cognant du poing la charpente.

-- "... Il est entrй dans cette cage, poursuivit l'autre, deux cent vingt gros boujons de fer, de neuf pieds et de huit, le surplus de moyenne longueur, avec les rouelles, pommelles et contre-bandes servant auxdits boujons, pesant tout ledit fer trois mille sept cent trente-cinq livres ; outre huit grosses йquiиres de fer servant а attacher ladite cage, avec les crampons et clous pesant ensemble deux cent dix-huit livres de fer, sans compter le fer des treillis des fenкtres de la chambre oщ la cage a йtй posйe, les barres de fer de la porte de la chambre, et autres choses... "

-- Voilа bien du fer, dit le roi, pour contenir la lйgиretй d'un esprit !

-- "... Le tout revient а trois cent dix-sept livres cinq sols sept deniers. "

-- Pasque-Dieu ! s'йcria le roi.

А ce juron, qui йtait le favori de Louis XI, il parut que quelqu'un se rйveillait dans l'intйrieur de la cage, on entendit des chaоnes qui en йcorchaient le plancher avec bruit, et il s'йleva une voix faible qui semblait sortir de la tombe : -- Sire ! sire ! grвce ! - On ne pouvait voir celui qui parlait ainsi.

-- Trois cent dix-sept livres cinq sols sept deniers ! reprit Louis XI.

La voix lamentable qui йtait sortie de la cage avait glacй tous les assistants, maоtre Olivier lui-mкme. Le roi seul avait l'air de ne pas l'avoir entendue. Sur son ordre, maоtre Olivier reprit sa lecture, et sa majestй continua froidement l'inspection de la cage.

-- ... Outre cela, il a йtй payй а un maзon qui a fait les trous pour poser les grilles des fenкtres, et le plancher de la chambre oщ est la cage, parce que le plancher n'eыt pu porter cette cage а cause de sa pesanteur, vingt-sept livres quatorze sols parisis. "

La voix recommenзa а gйmir :

-- Grвce ! sire ! Je vous jure que c'est monsieur le cardinal d'Angers qui a fait la trahison, et non pas moi.

-- Le maзon est rude ! dit le roi. Continue, Olivier.

Olivier continua :

-- "... А un menuisier, pour fenкtres, couches, selle percйe et autres choses, vingt livres deux sols parisis... "

La voix continuait aussi :

-- Hйlas ! sire ! ne m'йcouterez-vous pas ? Je vous proteste que ce n'est pas moi qui ai йcrit la chose а monseigneur de Guyenne, mais monsieur le cardinal La Balue !

-- Le menuisier est cher, observa le roi. - Est-ce tout ?

-- Non, sire. - "... А un vitrier, pour les vitres de ladite chambre, quarante-six sols huit deniers parisis. "

-- Faites grвce, sire ! N'est-ce donc pas assez qu'on ait donnй tous mes biens а mes juges, ma vaisselle а monsieur de Torcy, ma librairie а maоtre Pierre Doriolle, ma tapisserie au gouverneur du Roussillon ? Je suis innocent. Voilа quatorze ans que je grelotte dans une cage de fer. Faites grвce, sire ! vous retrouverez cela dans le ciel.

-- Maоtre Olivier, dit le roi, le total ?

-- Trois cent soixante-sept livres huit sols trois deniers parisis.

-- Notre-Dame ! cria le roi. Voilа une cage outrageuse !

Il arracha le cahier des mains de maоtre Olivier, et se mit а compter lui-mкme sur ses doigts, en examinant tour а tour le papier et la cage. Cependant on entendait sangloter le prisonnier. Cela йtait lugubre dans l'ombre, et les visages se regardaient en pвlissant.

-- Quatorze ans, sire ! voilа quatorze ans ! depuis le mois d'avril 1469. Au nom de la sainte mиre de Dieu, sire, йcoutez-moi ! Vous avez joui tout ce temps de la chaleur du soleil. Moi, chйtif, ne verrai-je plus jamais le jour ? Grвce, sire ! Soyez misйricordieux. La clйmence est une belle vertu royale qui rompt les courantes de la colиre. Croit-elle, votre majestй, que ce soit а l'heure de la mort un grand contentement pour un roi, de n'avoir laissй aucune offense impunie ? D'ailleurs, sire, je n'ai point trahi votre majestй ; c'est monsieur d'Angers. Et j'ai au pied une bien lourde chaоne, et une grosse boule de fer au bout, beaucoup plus pesante qu'il n'est de raison. Hй ! sire ! ayez pitiй de moi !

-- Olivier, dit le roi en hochant la tкte, je remarque qu'on me compte le muid de plвtre а vingt sols, qui n'en vaut que douze. Vous referez ce mйmoire.

Il tourna le dos а la cage, et se mit en devoir de sortir de la chambre. Le misйrable prisonnier, а l'йloignement des flambeaux et du bruit, jugea que le roi s'en allait. -- Sire ! sire ! cria-t-il avec dйsespoir. La porte se referma. Il ne vit plus rien, et n'entendit plus que la voix rauque du guichetier, qui lui chantait aux oreilles la chanson :

Maоtre Jean Balue
A perdu la vue
De ses йvкchйs ;
Monsieur de Verdun
N'en a plus pas un ;
Tous sont dйpкchйs.

Le roi remontait en silence а son retrait, et son cortиge le suivait, terrifiй des derniers gйmissements du condamnй. Tout а coup, sa majestй se tourna vers le gouverneur de la Bastille. -- А propos, dit-elle, n'y avait-il pas quelqu'un dans cette cage ?

-- Pardieu, sire ! rйpondit le gouverneur stupйfait de la question.

-- Et qui donc ?

-- Monsieur l'йvкque de Verdun.

Le roi savait cela mieux que personne. Mais c'йtait une manie.

-- Ah ! dit-il avec l'air naпf d'y songer pour la premiиre fois, Guillaume de Harancourt, l'ami de monsieur le cardinal La Balue. Un bon diable d'йvкque !

Au bout de quelques instants, la porte du retrait s'йtait rouverte, puis reclose sur les cinq personnages que le lecteur y a vus au commencement de ce chapitre, et qui y avaient repris leurs places, leurs causeries а demi-voix, et leurs attitudes.

Pendant l'absence du roi, on avait dйposй sur sa table quelques dйpкches, dont il rompit lui-mкme le cachet. Puis il se mit а les lire promptement l'une aprиs l'autre, fit signe а maоtre Olivier, qui paraissait avoir prиs de lui office de ministre, de prendre une plume, et, sans lui faire part au contenu des dйpкches, commenзa а lui en dicter а voix basse les rйponses, que celui-ci йcrivait, assez incommodйment agenouillй devant la table.

Guillaume Rym observait.

Le roi parlait si bas, que les flamands n'entendaient rien de sa dictйe, si ce n'est за et lа quelques lambeaux isolйs et peu intelligibles comme : -... Maintenir les lieux fertiles par le commerce, les stйriles par les manufactures... Faire voir aux seigneurs anglais nos quatre bombardes, la Londres, la Brabant, la Bourg-en-Bresse, la Saint-Omer... - L'artillerie est cause que la guerre se fait maintenant plus judicieusement... - А M. de Bressuire, notre ami... - Les armйes ne s'entretiennent sans les tributs... - Etc.

Une fois il haussa la voix : -- Pasque-Dieu ! monsieur le roi de Sicile scelle ses lettres sur cire jaune, comme un roi de France. Nous avons peut-кtre tort de le lui permettre. Mon beau cousin de Bourgogne ne donnait pas d'armoiries а champ de gueules. La grandeur des maisons s'assure en l'intйgritй des prйrogatives. Note ceci, compиre Olivier.

Une autre fois : -- Oh ! oh ! dit-il, le gros message ! Que nous rйclame notre frиre l'empereur ? - Et parcourant des yeux la missive en coupant sa lecture d'interjections : -- Certes ! les Allemagnes sont si grandes et puissantes qu'il est а peine croyable. - Mais nous n'oublions pas le vieux proverbe : La plus belle comtй est Flandre ; la plus belle duchй, Milan ; le plus beau royaume, France. - N'est-ce pas, messieurs les flamands ?

Cette fois, Coppenole s'inclina avec Guillaume Rym. Le patriotisme du chaussetier йtait chatouillй.

Une derniиre dйpкche fit froncer le sourcil а Louis XI. -- Qu'est cela ? s'йcria-t-il. Des plaintes et quйrimonies contre nos garnisons de Picardie ! Olivier, йcrivez en diligence а M. le marйchal de Rouault. - Que les disciplines se relвchent. - Que les gendarmes des ordonnances, les nobles de ban, les francs-archers, les suisses, font des maux infinis aux manants. - Que l'homme de guerre, ne se contentant pas des biens qu'il trouve en la maison des laboureurs, les contraint, а grands coups de bвton ou de voulge, а aller quйrir du vin а la ville, du poisson, des йpiceries, et autres choses excessives. - Que monsieur le roi sait cela. - Que nous entendons garder notre peuple des inconvйnients, larcins et pilleries. - Que c'est notre volontй, par Notre-Dame ! - Qu'en outre, il ne nous agrйe pas qu'aucun mйnйtrier, barbier, ou valet de guerre, soit vкtu comme prince, de velours, de drap de soie et d'anneaux d'or. - Que ces vanitйs sont haineuses а Dieu. - Que nous nous contentons, nous qui sommes gentilhomme, d'un pourpoint de drap а seize sols l'aune de Paris. - Que messieurs les goujats peuvent bien se rabaisser jusque-lа, eux aussi. - Mandez et ordonnez. - А monsieur de Rouault, notre ami. - Bien.

Il dicta cette lettre а haute voix, d'un ton ferme et par saccades. Au moment oщ il achevait, la porte s'ouvrit et donna passage а un nouveau personnage, qui se prйcipita tout effarй dans la chambre en criant : -- Sire ! sire ! il y a une sйdition de populaire dans Paris !

La grave figure de Louis XI se contracta ; mais ce qu'il y eut de visible dans son йmotion passa comme un йclair. Il se contint, et dit avec une sйvйritй tranquille : -- Compиre Jacques, vous entrez bien brusquement !

-- Sire ! sire ! il y a une rйvolte ! reprit le compиre Jacques essoufflй.

Le roi, qui s'йtait levй, lui prit rudement le bras et lui dit а l'oreille, de faзon а кtre entendu de lui seul, avec une colиre concentrйe et un regard oblique sur les flamands : -- Tais-toi, ou parle bas !

Le nouveau venu comprit, et se mit а lui faire tout bas une narration trиs effarouchйe que le roi йcoutait avec calme, tandis que Guillaume Rym faisait remarquer а Coppenole le visage et l'habit du nouveau venu, sa capuce fourrйe, caputia fourrata, son йpitoge courte, epitogia curta, sa robe de velours noir, qui annonзait un prйsident de la Cour des comptes.

А peine ce personnage eut-il donnй au roi quelques explications, que Louis XI s'йcria en йclatant de rire : -- En vйritй ! parlez tout haut, compиre Coictier ! Qu'avez-vous а parler bas ainsi ? Notre-Dame sait que nous n'avons rien de cachй pour nos bons amis flamands.

-- Mais, sire...

-- Parlez tout haut !

Le " compиre Coictier " demeurait muet de surprise.

-- Donc, reprit le roi, - parlez, monsieur, - il y a une йmotion de manants dans notre bonne ville de Paris ?

-- Oui, sire.

-- Et qui se dirige, dites-vous, contre monsieur le bailli du Palais de Justice ?

-- Il y a apparence, rйpondit le compиre, qui balbutiait, encore tout йtourdi du brusque et inexplicable changement qui venait de s'opйrer dans les pensйes du roi.

Louis XI reprit : -- Oщ le guet a-t-il rencontrй la cohue ?

-- Cheminant de la Grande-Truanderie vers le Pont-aux-Changeurs. Je l'ai rencontrйe moi-mкme comme je venais ici pour obйir aux ordres de votre majestй. J'en ai entendu quelques-uns qui criaient : А bas le bailli du Palais !

-- Et quels griefs ont-ils contre le bailli ?

-- Ah ! dit le compиre Jacques, qu'il est leur seigneur.

-- Vraiment !

-- Oui, sire. Ce sont des marauds de la Cour des Miracles. Voilа longtemps dйjа qu'ils se plaignent du bailli, dont ils sont vassaux. Ils ne veulent le reconnaоtre ni comme justicier ni comme voyer.

-- Oui-da ! repartit le roi avec un sourire de satisfaction qu'il s'efforзait en vain de dйguiser.

-- Dans toutes leurs requкtes au parlement, reprit le compиre Jacques, ils prйtendent n'avoir que deux maоtres, votre majestй et leur Dieu, qui est, je crois, le diable.

-- Hй ! hй ! dit le roi.

Il se frottait les mains, il riait de ce rire intйrieur qui fait rayonner le visage. Il ne pouvait dissimuler sa joie, quoiqu'il essayвt par instants de se composer. Personne n'y comprenait rien, pas mкme " maоtre Olivier ". Il resta un moment silencieux, avec un air pensif, mais content.

-- Sont-ils en force ? demanda-t-il tout а coup.

-- Oui certes, sire, rйpondit le compиre Jacques.

-- Combien ?

-- Au moins six mille.

Le roi ne put s'empкcher de dire : Bon ! Il reprit : -- Sont-ils armйs ?

-- Des faulx, des piques, des hacquebutes, des pioches. Toutes sortes d'armes fort violentes.

Le roi ne parut nullement inquiet de cet йtalage. Le compиre Jacques crut devoir ajoutera : -- Si votre majestй n'envoie pas promptement au secours du bailli, il est perdu.

-- Nous enverrons, dit le roi avec un faux air sйrieux. C'est bon. Certainement nous enverrons. Monsieur le bailli est notre ami. Six mille ! Ce sont de dйterminйs drфles. La hardiesse est merveilleuse, et nous en sommes fort courroucй. Mais nous avons peu de monde cette nuit autour de nous. - Il sera temps demain matin.

Le compиre Jacques se rйcria. -- Tout de suite, sire ! Le bailliage aura vingt fois le temps d'кtre saccagй, la seigneurie violйe et le bailli pendu. Pour Dieu, sire ! envoyez avant demain matin.

Le roi le regarda en face. -- Je vous ai dit demain matin.

C'йtait un de ces regards auxquels on ne rйplique pas.

Aprиs un silence, Louis XI йleva de nouveau la voix. -- Mon compиre Jacques, vous devez savoir cela ? Quelle йtait... Il se reprit : Quelle est la juridiction fйodale du bailli ?

-- Sire, le bailli du Palais a la rue de la Calandre jusqu'а la rue de l'Herberie, la place Saint-Michel et les lieux vulgairement nommйs les Mureaux assis prиs de l'йglise Notre-Dame des Champs (ici Louis XI souleva le bord de son chapeau), lesquels hфtels sont au nombre de treize, plus la Cour des Miracles, plus la Maladerie appelйe la Banlieue, plus toute la chaussйe qui commence а cette Maladerie et finit а la Porte Saint-Jacques. De ces divers endroits il est voyer, haut, moyen et bas justicier, plein seigneur.

-- Ouais ! dit le roi en se grattant l'oreille gauche avec la main droite, cela fait un bon bout de ma ville ! Ah ! monsieur le bailli йtait roi de tout cela !

Cette fois il ne se reprit point. Il continua, rкveur et comme se parlant а lui-mкme : -- Tout beau, monsieur le bailli ! vous aviez lа entre les dents un gentil morceau de notre Paris.

Tout а coup il fit explosion : -- Pasque-Dieu ! qu'est-ce que c'est que ces gens qui se prйtendent voyers, justiciers, seigneurs et maоtres chez nous ? qui ont leur pйage а tout bout de champ, leur justice et leur bourreau а tout carrefour parmi notre peuple ? de faзon que, comme le grec se croyait autant de dieux qu'il avait de fontaines, et le persan autant qu'il voyait d'йtoiles, le franзais se compte autant de rois qu'il voit de gibets ! Pardieu ! cette chose est mauvaise, et la confusion m'en dйplaоt. Je voudrais bien savoir si c'est la grвce de Dieu qu'il y ait а Paris un autre voyer que le roi, une autre justice que notre parlement, un autre empereur que nous dans cet empire ! Par la foi de mon вme ! il faudra bien que le jour vienne oщ il n'y aura en France qu'un roi, qu'un seigneur, qu'un juge, qu'un coupe-tкte, comme il n'y a au paradis qu'un Dieu !

Il souleva encore son bonnet, et continua, rкvant toujours, avec l'air et l'accent d'un chasseur qui agace et lance sa meute : -- Bon ! mon peuple ! bravement ! brise ces faux seigneurs ! fais ta besogne. Sus ! sus ! pille-les, pends-les, saccage-les !... Ah ! vous voulez кtre rois, messeigneurs ? Va ! peuple ! va !

Ici il s'interrompit brusquement, se mordit la lиvre, comme pour rattraper sa pensйe а demi йchappйe, appuya tour а tour son oeil perзant sur chacun des cinq personnages qui l'entouraient, et tout а coup saisissant son chapeau а deux mains et le regardant en face, il lui dit : -- Oh ! je te brыlerais si tu savais ce qu'il y a dans ma tкte !

Puis, promenant de nouveau autour de lui le regard attentif et inquiet du renard qui rentre sournoisement а son terrier : -- Il n'importe ! nous secourrons monsieur le bailli. Par malheur nous n'avons que peu de troupe ici en ce moment contre tant de populaire. Il faut attendre jusqu'а demain. On remettra l'ordre en la citй, et l'on pendra vertement tout ce qui sera pris.

-- А propos, sire ! dit le compиre Coictier, j'ai oubliй cela dans le premier trouble, le guet a saisi deux traоnards de la bande. Si votre majestй veut voir ces hommes, ils sont lа.

-- Si je veux les voir ! cria le roi. Comment ! Pasque-Dieu ! tu oublies chose pareille ! - Cours vite, toi, Olivier ! ! va les chercher.

Maоtre Olivier sortit et rentra un moment aprиs avec les deux prisonniers, environnйs d'archers de l'ordonnance. Le premier avait une grosse face idiote, ivre et йtonnйe. Il йtait vкtu de guenilles et marchait en pliant le genou et en traоnant le pied. Le second йtait une figure blкme et souriante que le lecteur connaоt dйjа.

Le roi les examina un instant sans mot dire, puis s'adressant brusquement au premier :

-- Comment t'appelles-tu ?

-- Gieffroy Pincebourde.

-- Ton mйtier ?

-- Truand.

-- Qu'allais-tu faire dans cette damnable sйdition ?

Le truand regarda le roi, en balanзant ses bras d'un air hйbйtй. C'йtait une de ces tкtes mal conformйes oщ l'intelligence est а peu prиs aussi а l'aise que la lumiиre sous l'йteignoir.

-- Je ne sais pas, dit-il. On allait, j'allais.

-- N'alliez-vous pas attaquer outrageusement et piller votre seigneur le bailli du Palais ?

-- Je sais qu'on allait prendre quelque chose chez quelqu'un. Voilа tout.

Un soldat montra au roi une serpe qu'on avait saisie sur le truand.

-- Reconnais-tu cette arme ? demanda le roi.

-- Oui, c'est ma serpe. Je suis vigneron.

-- Et reconnais-tu cet homme pour ton compagnon ? ajouta Louis XI, en dйsignant l'autre prisonnier.

-- Non. Je ne le connais point.

-- Il suffit, dit le roi. Et faisant un signe du doigt au personnage silencieux, immobile prиs de la porte, que nous avons dйjа fait remarquer au lecteur :

-- Compиre Tristan, voilа un homme pour vous.

Tristan l'Hermite s'inclina. Il donna un ordre а voix basse а deux archers qui emmenиrent le pauvre truand.

Cependant le roi s'йtait approchй du second prisonnier, qui suait а grosses gouttes. -- Ton nom ?

-- Sire, Pierre Gringoire.

-- Ton mйtier ?

-- Philosophe, sire.

-- Comment te permets-tu, drфle, d'aller investir notre ami monsieur le bailli du Palais, et qu'as-tu а dire de cette йmotion populaire ?

-- Sire, je n'en йtais pas.

-- Or за ! paillard, n'as-tu pas йtй apprйhendй par le guet dans cette mauvaise compagnie ?

-- Non, sire, il y a mйprise. C'est une fatalitй. Je fais des tragйdies. Sire, je supplie votre majestй de m'entendre. Je suis poиte. C'est la mйlancolie des gens de ma profession d'aller la nuit par les rues. Je passais par lа ce soir. C'est grand hasard. On m'a arrкtй а tort. Je suis innocent de cette tempкte civile. Votre majestй voit que le truand ne m'a pas reconnu. Je conjure votre majestй...

-- Tais-toi ! dit le roi entre deux gorgйes de tisane. Tu nous romps la tкte.

Tristan l'Hermite s'avanзa et dйsignant Gringoire du doigt : -- Sire, peut-on pendre aussi celui-lа ?

C'йtait la premiиre parole qu'il profйrait.

-- Peuh ! rйpondit nйgligemment le roi. Je n'y vois pas d'inconvйnients.

-- J'en vois beaucoup, moi ! dit Gringoire. Notre philosophe йtait en ce moment plus vert qu'une olive. Il vit а la mine froide et indiffйrente du roi qu'il n'y avait plus de ressource que dans quelque chose de trиs pathйtique, et se prйcipita aux pieds de Louis XI en s'йcriant avec une gesticulation dйsespйrйe :

-- Sire ! votre majestй daignera m'entendre !. Sire ! n'йclatez pas en tonnerre sur si peu de chose que moi. La grande foudre de Dieu ne bombarde pas une laitue. Sire, vous кtes un auguste monarque trиs puissant, ayez pitiй d'un pauvre homme honnкte, et qui serait plus empкchй d'attiser une rйvolte qu'un glaзon de donner une йtincelle ! Trиs gracieux sire, la dйbonnairetй est vertu de lion et de roi. Hйlas ! la rigueur ne fait qu'effaroucher les esprits, les bouffйes impйtueuses de la bise ne sauraient faire quitter le manteau au passant, le soleil donnant de ses rayons peu а peu l'йchauffe de telle sorte qu'il le fera mettre en chemise. Sire, vous кtes le soleil. Je vous le proteste, mon souverain maоtre et seigneur, je ne suis pas un compagnon truand, voleur et dйsordonnй. La rйvolte et les briganderies ne sont pas de l'йquipage d'Apollo. Ce n'est pas moi qui m'irai prйcipiter dans ces nuйes qui йclatent en des bruits de sйditions. Je suis un fidиle vassal de votre majestй. La mкme jalousie qu'a le mari pour l'honneur de sa femme, le ressentiment qu'a le fils pour l'amour de son pиre, un bon vassal les doit avoir pour la gloire de son roi, il doit sйcher pour le zиle de sa maison, pour l'accroissement de son service. Toute autre passion qui le transporterait ne serait que fureur. Voilа, sire, mes maximes d'йtat. Donc, ne me jugez pas sйditieux et pillard а mon habit usй aux coudes. Si vous me faites grвce, sire, je l'userai aux genoux а prier Dieu soir et matin pour vous ! Hйlas ! je ne suis pas extrкmement riche, c'est vrai. Je suis mкme un peu pauvre. Mais non vicieux jour cela. Ce n'est pas ma faute. Chacun sait que les grandes richesses ne se tirent pas des belles-lettres, et que les plus consommйs aux bons livres n'ont pas toujours gros feu l'hiver. La seule avocasserie prend tout le grain et ne laisse que la paille aux autres professions scientifiques. Il y a quarante trиs excellents proverbes sur le manteau trouй des philosophes. Oh ! sire ! la clйmence est la seule lumiиre qui puisse йclairer l'intйrieur d'une grande вme. La clйmence porte le flambeau devant toutes les autres vertus. Sans elle, ce sont des aveugles qui cherchent Dieu а tвtons. La misйricorde, qui est la mкme chose que la clйmence, fait l'amour des sujets qui est le plus puissant corps de garde а la personne du prince. Qu'est-ce que cela vous fait, а vous majestй dont les faces sont йblouies, qu'il y ait un pauvre homme de plus sur la terre ? un pauvre innocent philosophe, barbotant dans les tйnиbres de la calamitй, avec son gousset vide qui rйsonne sur son ventre creux ? D'ailleurs, sire, je suis un lettrй. Les grands rois se font une perle а leur couronne de protйger les lettres. Hercules ne dйdaignait pas le titre de Musagetes. Mathias Corvin favorisait Jean de Monroyal, l'ornement des mathйmatiques. Or, c'est une mauvaise maniиre de protйger les lettres que de pendre les lettrйs. Quelle tache а Alexandre s'il avait fait pendre Aristoteles ! Ce trait ne serait pas un petit moucheron sur le visage de sa rйputation pour l'embellir, mais bien un malin ulcиre pour le dйfigurer. Sire ! j'ai fait un trиs expйdient йpithalame pour madamoiselle de Flandre et monseigneur le trиs auguste dauphin. Cela n'est pas d'un boute-feu de rйbellion. Votre majestй voit que je ne suis pas un grimaud, que j'ai йtudiй excellemment, et que j'ai beaucoup d'йloquence naturelle. Faites-moi grвce, sire. Cela faisant, vous ferez une action galante а Notre-Dame, et je vous jure que je suis trиs effrayй de l'idйe d'кtre pendu !

En parlant ainsi, le dйsolй Gringoire baisait les pantoufles du roi, et Guillaume Rym disait tout bas а Coppenole : -- Il fait bien de se traоner а terre. Les rois sont comme le Jupiter de Crиte, ils n'ont des oreilles qu'aux pieds. - Et, sans s'occuper du Jupiter de Crиte, le chaussetier rйpondait avec un lourd sourire, l'oeil fixй sur Gringoire : -- Oh ! que c'est bien cela ! je crois entendre le chancelier Hugonet me demander grвce.

Quand Gringoire s'arrкta enfin tout essoufflй, il leva la tкte en tremblant vers le roi qui grattait avec son ongle une tache que ses chausses avaient au genou. Puis sa majestй se mit а boire au hanap de tisane. Du reste, elle ne soufflait mot, et ce silence torturait Gringoire. Le roi le regarda enfin. -- Voilа un terrible braillard ! dit-il. Puis se tournant vers Tristan l'Hermite : -- Bah ! lвchez-le !

Gringoire tomba sur le derriиre, tout йpouvantй de joie.

-- En libertй ! grogna Tristan. Votre majestй ne veut-elle pas qu'on le retienne un peu en cage ?

-- Compиre, repartit Louis XI, crois-tu que ce soit pour de pareils oiseaux que nous faisons faire des cages de trois cent soixante-sept livres huit sols trois deniers ? - Lвchez-moi incontinent le paillard (Louis XI affectionnait ce mot, qui faisait avec Pasque-Dieu le fond de sa jovialitй), et mettez-le hors avec une bourrade !

-- Ouf ! s'йcria Gringoire, que voilа un grand roi !

Et de peur d'un contre-ordre, il se prйcipita vers la porte que Tristan lui rouvrit d'assez mauvaise grвce. Les soldats sortirent avec lui en le poussant devant eux а grands coups de poing, ce que Gringoire supporta en vrai philosophe stoпcien.

La bonne humeur du roi, depuis que la rйvolte contre le bailli lui avait йtй annoncйe, perзait dans tout. Cette clйmence inusitйe n'en йtait pas un mйdiocre signe. Tristan l'Hermite dans son coin avait la mine renfrognйe d'un dogue qui a vu et qui n'a pas eu.

Le roi cependant battait gaiement avec les doigts sur le bras de sa chaise la marche de Pont-Audemer. C'йtait un prince dissimulй, mais qui savait beaucoup mieux cacher ses peines que ses joies. Ces manifestations extйrieures de joie а toute bonne nouvelle allaient quelquefois trиs loin ; ainsi, а la mort de Charles le Tйmйraire, jusqu'а vouer des balustrades d'argent а Saint-Martin de Tours ; а son avиnement au trфne jusqu'а oublier d'ordonner les obsиques de son pиre.

-- Hй ! sire ! s'йcria tout а coup Jacques Coictier, qu'est devenue la pointe aiguл de maladie pour laquelle votre majestй m'avait fait mander ?

-- Oh ! dit le roi, vraiment je souffre beaucoup, mon compиre. J'ai l'oreille sibilante, et des rвteaux de feu qui me raclent la poitrine.

Coictier prit la main du roi, et se mit а lui tвter le pouls mec une mine capable.

-- Regardez, Coppenole, disait Rym а voix basse. Le voilа entre Coictier et Tristan. C'est lа toute sa cour. Un mйdecin pour lui, un bourreau pour les autres.

En tвtant le pouls du roi, Coictier prenait un air de plus en plus alarmй. Louis XI le regardait avec quelque anxiйtй. Coictier se rembrunissait а vue d'oeil. Le brave homme n'avait d'autre mйtairie que la mauvaise santй du roi. Il l'exploitait de son mieux.

-- Oh ! oh ! murmura-t-il enfin, ceci est grave, en effet.

-- N'est-ce pas ? dit le roi inquiet.

-- Pulsus creber, anhelans, crepitans, irregularis, continua le mйdecin.

-- Pasque-Dieu !

-- Avant trois jours, ceci peut emporter son homme.

-- Notre-Dame ! s'йcria le roi. Et le remиde.

-- J'y songe, sire.

Il fit tirer la langue а Louis XI, hocha la tкte, fit la grimace, et tout au milieu de ces simagrйes : -- Pardieu, dit-il tout а coup, il faut que je vous conte qu'il y a une recette des rйgales vacante, et que j'ai un neveu.

-- Je donne ma recette а ton neveu, compиre Jacques, rйpondit le roi ; mais tire-moi ce feu de la poitrine.

-- Puisque votre majestй est si clйmente, reprit le mйdecin, elle ne refusera pas de m'aider un peu en la bвtisse de ma maison rue Saint-Andrй-des-Arcs.

-- Heuh ! dit le roi.

-- Je suis au bout de ma finance, poursuivit le docteur, et il serait vraiment dommage que la maison n'eыt pas de toit. Non pour la maison, qui est simple et toute bourgeoise, mais pour les peintures de Jehan Fourbault, qui en йgaient le lambris. Il y a une Diane en l'air qui vole, mais si excellente, si tendre, si dйlicate, d'une action si ingйnue, la tкte si bien coiffйe et couronnйe d'un croissant, la chair si blanche qu'elle donne de la tentation а ceux qui la regardent trop curieusement. Il y a aussi une Cйrиs. C'est encore une trиs belle divinitй. Elle est assise sur des gerbes de blй, et coiffйe d'une guirlande galante d'йpis entrelacйs de salsifis et autres fleurs. Il ne se peut rien voir de plus amoureux que ses yeux, de plus rond que ses jambes, de plus noble que son air, de mieux drapй que sa jupe. C'est une des beautйs les plus innocentes et les plus parfaites qu'ait produites le pinceau.

-- Bourreau ! grommela Louis XI, oщ en veux-tu venir ?

-- Il me faut un toit sur ces peintures, sire, et, quoique ce soit peu de chose, je n'ai plus d'argent.

-- Combien est-ce, ton toit ?

-- Mais... un toit de cuivre historiй et dorй, deux mille livres au plus.

-- Ah ! l'assassin ! cria le roi. Il ne m'arrache pas une dent qui ne soit un diamant.

-- Ai-je mon toit ? dit Coictier.

-- Oui ! et va au diable, mais guйris-moi.

Jacques Coictier s'inclina profondйment et dit : -- Sire, c'est un rйpercussif qui vous sauvera. Nous vous appliquerons sur les reins le grand dйfensif, composй avec le cйrat, le bol d'Armйnie, le blanc d'oeuf, l'huile et le vinaigre. Vous continuerez votre tisane, et nous rйpondons de votre majestй.

Une chandelle qui brille n'attire pas qu'un moucheron. Maоtre Olivier, voyant le roi en libйralitй et croyant le moment bon, s'approcha а son tour : -- Sire...

-- Qu'est-ce encore ? dit Louis XI.

-- Sire, votre majestй sait que maоtre Simon Radin est mort ?

-- Eh bien ?

-- C'est qu'il йtait conseiller du roi sur le fait de la justice du trйsor.

-- Eh bien ?

-- Sire, sa place est vacante.

En parlant ainsi, la figure hautaine de maоtre Olivier avait quittй l'expression arrogante pour l'expression basse. C'est le seul rechange qu'ait une figure de courtisan. Le roi le regarda trиs en face, et dit d'un ton sec : -- Je comprends.

Il reprit :

-- Maоtre Olivier, le marйchal de Boucicaut disait : Il n'est don que de roi, il n'est peschier que en la mer. Je vois que vous кtes de l'avis de monsieur de Boucicaut. Maintenant oyez ceci. Nous avons bonne mйmoire. En 68, nous vous avons fait varlet de notre chambre ; en 69, garde du chвtel du Pont de Saint-Cloud а cent livres tournois de gages (vous les vouliez parisis). En novembre 73, par lettres donnйes а Gergeole, nous vous avons instituй concierge du bois de Vincennes, au lieu de Gilbert Acle, йcuyer ; en 75, gruyer de la forкt de Rouvray-lez-Saint-Cloud, en place de Jacques Le Maire ; en 78, nous vous avons gracieusement assis, par lettres patentes scellйes sur double queue de cire verte, une rente de dix livres parisis, pour vous et votre femme, sur la place aux marchands, sise а l'йcole Saint-Germain ; en 79, nous vous avons fait gruyer de la forкt de Senart, au lieu de ce pauvre Jehan Daiz ; puis capitaine du chвteau de Loches ; puis gouverneur de Saint-Quentin ; puis capitaine du Pont de Meulan, dont vous vous faites appeler comte. Sur les cinq sols d'amende que paie tout barbier qui rase un jour de fкte, il y a trois sols pour vous, et nous avons votre reste. Nous avons bien voulu changer votre nom de Le Mauvais, qui ressemblait trop а votre mine. En 74, nous vous avons octroyй, au grand dйplaisir de notre noblesse, des armoiries de mille couleurs qui vous font une poitrine de paon. Pasque-Dieu ! n'кtes-vous pas saoul ? La pescherie n'est-elle point assez belle et miraculeuse ? Et ne craignez-vous pas qu'un saumon de plus ne fasse chavirer votre bateau ? L'orgueil vous perdra, mon compиre. L'orgueil est toujours talonnй de la ruine et de la honte. Considйrez ceci, et taisez-vous.

Ces paroles, prononcйes avec sйvйritй, firent revenir а l'insolence la physionomie dйpitйe de maоtre Olivier.

-- Bon, murmura-t-il presque tout haut, on voit bien que le roi est malade aujourd'hui. Il donne tout au mйdecin.

Louis XI, loin de s'irriter de cette incartade, reprit avec quelque douceur : -- Tenez, j'oubliais encore que je vous ai fait mon ambassadeur а Gand prиs de madame Marie. Oui, messieurs, ajouta le roi en se tournant vers les flamands, celui-ci a йtй ambassadeur. - Lа, mon compиre, poursuivit-il en s'adressant а maоtre Olivier, ne nous fвchons pas, nous sommes vieux amis. Voilа qu'il est trиs tard. Nous avons terminй notre travail. Rasez-moi.

Nos lecteurs n'ont sans doute pas attendu jusqu'а prйsent pour reconnaоtre dans maоtre Olivier ce Figaro terrible que la providence, cette grande faiseuse de drames, a mкlй si artistement а la longue et sanglante comйdie de Louis XI. Ce n'est pas ici que nous entreprendrons de dйvelopper cette figure singuliиre. Ce barbier du roi avait trois noms. А la cour, on l'appelait poliment Olivier le Daim ; parmi le peuple, Olivier le Diable. Il s'appelait de son vrai nom Olivier le Mauvais.

Olivier le Mauvais donc resta immobile, boudant le roi, en regardant Jacques Coictier de travers. -- Oui, oui ! le mйdecin ! disait-il entre ses dents.

-- Eh ! oui, le mйdecin, reprit Louis XI avec une bonhomie singuliиre, le mйdecin a plus de crйdit encore que toi. C'est tout simple. Il a prise sur nous par tout le corps, et tu ne nous tiens que par le menton. Va, mon pauvre barbier, cela se retrouvera. Que dirais-tu donc, et que deviendrait ta charge si j'йtais un roi comme le roi Chilpйric qui avait pour geste de tenir sa barbe d'une main ? - Allons, mon compиre, vaque а ton office, rase-moi. Va chercher ce qu'il te faut.

Olivier, voyant que le roi avait pris le parti de rire et qu'il n'y avait pas mкme moyen de le fвcher, sortit en grondant pour exйcuter ses ordres.

Le roi se leva, s'approcha de la fenкtre, et tout а coup l'ouvrant avec une agitation extraordinaire : -- Oh ! oui ! s'йcria-t-il en battant des mains, voilа une rougeur dans le ciel sur la Citй. C'est le bailli qui brыle. Ce ne peut кtre que cela. Ah ! mon bon peuple ! voilа donc que tu m'aides enfin а l'йcroulement des seigneuries !

Alors, se tournant vers les flamands : -- Messieurs, venez voir ceci. N'est-ce pas un feu qui rougeoie ?

Les deux gantois s'approchиrent.

-- Un grand feu, dit Guillaume Rym.

-- Oh ! ajouta Coppenole, dont les yeux йtincelиrent tout а coup, cela me rappelle le brыlement de la maison du seigneur d'Hymbercourt. Il doit y avoir une grosse rйvolte lа-bas.

-- Vous croyez, maоtre Coppenole ? - Et le regard de Louis XI йtait presque aussi joyeux que celui du chaussetier.

-- N'est-ce pas qu'il sera difficile d'y rйsister ?

-- Croix-Dieu ! sire ! votre majestй йbrйchera lа-dessus bien des compagnies de gens de guerre !

-- Ah ! moi ! c'est diffйrent, repartit le roi. Si je voulais !...

Le chaussetier rйpondit hardiment :

-- Si cette rйvolte est ce que je suppose, vous auriez beau vouloir, sire !

-- Compиre, dit Louis XI, avec deux compagnies de mon ordonnance et une volйe de serpentine, on a bon marchй d'une populace de manants.

Le chaussetier, malgrй les signes que lui faisait Guillaume Rym, paraissait dйterminй а tenir tкte au roi.

-- Sire, les suisses aussi йtaient des manants. Monsieur le duc de Bourgogne йtait un grand gentilhomme, et il faisait fi de cette canaille. А la bataille de Grandson, sire, il criait : Gens de canons ! feu sur ces vilains ! et il jurait par Saint-Georges. Mais l'avoyer Scharnachtal se rua sur le beau duc avec sa massue et son peuple, et de la rencontre des paysans а peaux de buffle la luisante armйe bourguignonne s'йclata comme une vitre au choc d'un caillou. Il y eut lа bien des chevaliers de tuйs par des marauds ; et l'on trouva monsieur de Chвteau-Guyon, le plus grand seigneur de la Bourgogne, mort avec son grand cheval grison dans un petit prй de marais.

-- L'ami, repartit le roi, vous parlez d'une bataille. Il s'agit d'une mutinerie. Et j'en viendrai а bout quand il me plaira de froncer le sourcil.

L'autre rйpliqua avec indiffйrence :

-- Cela se peut, sire. En ce cas, c'est que l'heure du peuple n'est pas venue.

Guillaume Rym crut devoir intervenir. -- Maоtre Coppenole, vous parlez а un puissant roi.

-- Je le sais, rйpondit gravement le chaussetier.

-- Laissez-le dire, monsieur Rym mon ami, dit le roi, j'aime ce franc-parler. Mon pиre Charles septiиme disait que la vйritй йtait malade. Je croyais, moi, qu'elle йtait morte, et qu'elle n'avait point trouvй de confesseur. Maоtre Coppenole me dйtrompe.

Alors, posant familiиrement sa main sur l'йpaule de Coppenole :

-- Vous disiez donc, maоtre Jacques ?...

-- Je dis, sire, que vous avez peut-кtre raison, que l'heure du peuple n'est pas venue chez vous.

Louis XI le regarda avec son oeil pйnйtrant.

-- Et quand viendra cette heure, maоtre ?

-- Vous l'entendrez sonner.

-- А quelle horloge, s'il vous plaоt ?

Coppenole avec sa contenance tranquille et rustique fit approcher le roi de la fenкtre. -- Йcoutez, sire ! Il y a ici un donjon, un beffroi, des canons, des bourgeois, des soldats. Quand le beffroi bourdonnera, quand les canons gronderont, quand le donjon croulera а grand bruit, quand bourgeois et soldats hurleront et s'entre-tueront, c'est l'heure qui sonnera.

Le visage de Louis devint sombre et rкveur. Il resta un moment silencieux, puis il frappa doucement de la main, comme on flatte une croupe de destrier, l'йpaisse muraille du donjon. -- Oh ! que non ! dit-il. N'est-ce pas que tu ne crouleras pas si aisйment, ma bonne Bastille ?

Et se tournant d'un geste brusque vers le hardi flamand :

-- Avez-vous jamais vu une rйvolte, maоtre Jacques ?

-- J'en ai fait, dit le chaussetier.

-- Comment faites-vous, dit le roi, pour faire une rйvolte ?

-- Ah ! rйpondit Coppenole, ce n'est pas bien difficile. Il y a cent faзons. D'abord il faut qu'on soit mйcontent dans la ville. La chose n'est pas rare. Et puis le caractиre des habitants. Ceux de Gand sont commodes а la rйvolte. Ils aiment toujours le fils du prince, le prince jamais. Eh bien ! un matin, je suppose, on entre dans ma boutique, on me dit : Pиre Coppenole, il y a ceci, il y a cela, la demoiselle de Flandre veut sauver ses ministres, le grand bailli double le tru de l'esgrin, ou autre chose. Ce qu'on veut. Moi, je laisse lа l'ouvrage, je sors de ma chausseterie, et je vais dans la rue, et je crie : А sac ! Il y a bien toujours lа quelque futaille dйfoncйe. Je monte dessus, et je dis tout haut les premiиres paroles venues, ce que j'ai sur le coeur ; et quand on est du peuple, sire, on a toujours quelque chose sur le coeur. Alors on s'attroupe, on crie, on sonne le tocsin, on arme les manants du dйsarmement des soldats, les gens du marchй s'y joignent, et l'on va ! Et ce sera toujours ainsi, tant qu'il y aura des seigneurs dans les seigneuries, des bourgeois dans les bourgs, et des paysans dans les pays.

-- Et contre qui vous rebellez-vous ainsi ? demanda le roi. Contre vos baillis ? contre vos seigneurs ?

-- Quelquefois. C'est selon. Contre le duc aussi, quelquefois.

Louis XI alla se rasseoir, et dit avec un sourire : -- Ah ! ici, ils n'en sont encore qu'aux baillis !

En cet instant Olivier le Daim rentra. Il йtait suivi de deux pages qui portaient les toilettes du roi ; mais ce qui frappa Louis XI, c'est qu'il йtait en outre accompagnй du prйvфt de Paris et du chevalier du guet, lesquels paraissaient consternйs. Le rancuneux barbier avait aussi l'air consternй, mais content en dessous. C'est lui qui prit la parole : -- Sire, je demande pardon а votre majestй de la calamiteuse nouvelle que je lui apporte.

Le roi en se tournant vivement йcorcha la natte du plancher avec les pieds de sa chaise : -- Qu'est-ce а dire ?

-- Sire, reprit Olivier le Daim avec la mine mйchante d'un homme qui se rйjouit d'avoir а porter un coup violent, ce n'est pas sur le bailli du palais que se rue cette sйdition populaire.

-- Et sur qui donc ?

-- Sur vous, sire.

Le vieux roi se dressa debout et droit comme un jeune homme : -- Explique-toi, Olivier ! explique-toi ! Et tiens bien ta tкte, mon compиre, car je te jure par la croix de Saint-Lф que si tu nous mens а cette heure, l'йpйe qui a coupй le cou de monsieur de Luxembourg n'est pas si йbrйchйe qu'elle ne scie encore le tien !

Le serment йtait formidable. Louis XI n'avait jurй que deux fois dans sa vie par la croix de Saint-Lф.

Olivier ouvrit la bouche pour rйpondre : -- Sire...

-- Mets-toi а genoux ! interrompit violemment le toi. Tristan, veillez sur cet homme !

Olivier se mit а genoux, et dit froidement : -- Sire, une sorciиre a йtй condamnйe а mort par votre cour de parlement. Elle s'est rйfugiйe dans Notre-Dame. Le peuple l'y veut reprendre de vive force. Monsieur le prйvфt et monsieur le chevalier du guet, qui viennent de l'йmeute, sont lа pour me dйmentir si ce n'est pas la vйritй. C'est Notre-Dame que le peuple assiиge.

-- Oui-da ! dit le roi а voix basse, tout pвle et tout tremblant de colиre. Notre-Dame ! ils assiиgent dans sa cathйdrale Notre-Dame, ma bonne maоtresse ! - Relиve-toi, Olivier. Tu as raison. Je te donne la charge de Simon Radin. Tu as raison. - C'est а moi qu'on s'attaque. La sorciиre est sous la sauvegarde de l'йglise, l'йglise est sous ma sauvegarde. Et moi qui croyais qu'il s'agissait du bailli ! C'est contre moi !

Alors, rajeuni par la fureur, il se mit а marcher а grands pas. Il ne riait plus, il йtait terrible, il allait et venait, le renard s'йtait changй en hyиne, il semblait suffoquй а ne pouvoir parler, ses lиvres remuaient, et ses poings dйcharnйs se crispaient. Tout а coup il releva la tкte, son oeil cave parut plein de lumiиre, et sa voix йclata comme un clairon. -- Main basse, Tristan ! main basse sur ces coquins !. Va ! Tristan mon ami ! tue ! tue !

Cette йruption passйe, il vint se rasseoir, et dit avec une rage froide et concentrйe :

-- Ici, Tristan ! - Il y a prиs de nous dans cette Bastille les cinquante lances du vicomte de Gif, ce qui fait trois cents chevaux, vous les prendrez. Il y a aussi la compagnie des archers de notre ordonnance de M. de Chвteaupers, vous la prendrez. Vous кtes prйvфt des marйchaux, vous avez les gens de votre prйvфtй, vous les prendrez. А l'Hфtel Saint-Pol, vous trouverez quarante archers de la nouvelle garde de monsieur le Dauphin, vous les prendrez ; et avec tout cela, vous allez courir а Notre-Dame. - Ah ! messieurs les manants de Paris, vous vous jetez ainsi tout au travers de la couronne de France, de la saintetй de Notre-Dame et de la paix de cette rйpublique ! - Extermine, Tristan ! extermine ! et que pas un n'en rйchappe que pour Montfaucon.

Tristan s'inclina. -- C'est bon, sire ! Il ajouta aprиs un silence : -- Et que ferai-je de la sorciиre ?

Cette question fit songer le roi.

-- Ah ! dit-il, la sorciиre ! - Monsieur d'Estouteville, qu'est-ce que le peuple en voulait faire ?

-- Sire, rйpondit le prйvфt de Paris, j'imagine que, puisque le peuple la vient arracher de son asile de Notre-Dame, c'est que cette impunitй le blesse et qu'il la veut pendre.

Le roi parut rйflйchir profondйment, puis s'adressant а Tristan l'Hermite : -- Eh bien ! mon compиre, extermine le peuple et pends la sorciиre.

-- C'est cela, dit tout bas Rym а Coppenole, punir le peuple de vouloir, et faire ce qu'il veut.

-- Il suffit, sire, rйpondit Tristan. Si la sorciиre est encore dans Notre-Dame, faudra-t-il l'y prendre malgrй l'asile ?

--. Pasque-Dieu, l'asile ! dit le roi en se grattant l'oreille. Il faut pourtant que cette femme soit pendue.

Ici, comme pris d'une idйe subite, il se rua а genoux devant sa chaise, фta son chapeau, le posa sur le siиge, et regardant dйvotement l'une des amulettes de plomb qui le chargeaient : -- Oh ! dit-il les mains jointes, Notre-Dame de Paris, ma gracieuse patronne, pardonnez-moi. Je ne le ferai que cette fois. Il faut punir cette criminelle. Je vous assure, madame la Vierge, ma bonne maоtresse, que c'est une sorciиre qui n'est pas digne de votre aimable protection. Vous savez, madame, que bien des princes trиs pieux ont outrepassй le privilиge des йglises pour la gloire de Dieu et la nйcessitй de l'йtat. Saint Hugues, йvкque d'Angleterre, a permis au roi Йdouard de prendre un magicien dans son йglise. Saint Louis de France, mon maоtre, a transgressй pour le mкme objet l'йglise de monsieur saint Paul ; et monsieur Alphonse, fils du roi de Jйrusalem, l'йglise mкme du Saint-Sйpulcre. Pardonnez-moi donc pour cette fois, Notre-Dame de Paris. Je ne le ferai plus, et je vous donnerai une belle statue d'argent, pareille а celle que j'ai donnйe l'an passй а Notre-Dame d'Ecouys. Ainsi soit-il.

Il fit un signe de croix, se releva, se recoiffa, et dit а Tristan : -- Faites diligence, mon compиre. Prenez M. de Chвteaupers avec vous. Vous ferez sonner le tocsin. Vous йcraserez le populaire. Vous pendrez la sorciиre. C'est dit. Et j'entends que le pourchas de l'exйcution soit fait par vous. Vous m'en rendrez compte. - Allons, Olivier, je ne me coucherai pas cette nuit. Rase-moi.

Tristan l'Hermite s'inclina et sortit. Alors le roi, congйdiant du geste Rym et Coppenole : -- Dieu vous garde, messieurs mes bons amis les flamands. Allez prendre un peu de repos. La nuit s'avance, et nous sommes plus prиs du matin que du soir.

Tous deux se retirиrent, et en gagnant leurs appartements sous la conduite du capitaine de la Bastille, Coppenole disait а Guillaume Rym : -- Hum ! j'en ai assez de ce roi qui tousse ! J'ai vu Charles de Bourgogne ivre, il йtait moins mйchant que Louis XI malade.

-- Maоtre Jacques, rйpondit Rym, c'est que les rois ont le vin moins cruel que la tisane.

VI

PETITE FLAMBE EN BAGUENAUD
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En sortant de la Bastille, Gringoire descendit la rue Saint-Antoine de la vitesse d'un cheval йchappй. Arrivй а la porte Baudoyer, il marcha droit а la croix de pierre qui se dressait au milieu de cette place, comme s'il eыt pu distinguer dans l'obscuritй la figure d'un homme vкtu et encapuchonnй de noir qui йtait assis sur les marches de la croix. -- Est-ce vous, maоtre ? dit Gringoire.

Le personnage noir se leva. -- Mort et passion ! vous me faites bouillir, Gringoire. L'homme qui est sur la tour de Saint-Gervais vient de crier une heure et demie du matin.

-- Oh ! repartit Gringoire, ce n'est pas ma faute, mais celle du guet et du roi. Je viens de l'йchapper belle ! Je manque toujours d'кtre pendu. C'est ma prйdestination.

-- Tu manques tout, dit l'autre. Mais allons vite. As-tu le mot de passe ?

-- Figurez-vous, maоtre, que j'ai vu le roi. J'en viens. Il a une culotte de futaine. C'est une aventure.

-- Oh ! quenouille de paroles ! que me fait ton aventure ? As-tu le mot de passe des truands ?

-- Je l'ai. Soyez tranquille. Petite flambe en baguenaud.

-- Bien. Autrement nous ne pourrions pйnйtrer jusqu'а l'йglise. Les truands barrent les rues. Heureusement il paraоt qu'ils ont trouvй de la rйsistance. Nous arriverons peut-кtre encore а temps.

-- Oui, maоtre. Mais comment entrerons-nous dans Notre-Dame ?

-- J'ai la clef des tours.

-- Et comment en sortirons-nous ?

-- Il y a derriиre le cloоtre une petite porte qui donne sur le Terrain, et de lа sur l'eau. J'en ai pris la clef, et j'y ai amarrй un bateau ce matin.

-- J'ai joliment manquй d'кtre pendu ! reprit Gringoire.

-- Eh vite ! allons ! dit l'autre.

Tous deux descendirent а grands pas vers la Citй.

VII

CHATEAUPERS А LA RESCOUSSE !
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Le lecteur se souvient peut-кtre de la situation critique oщ nous avons laissй Quasimodo. Le brave sourd, assailli de toutes parts, avait perdu, sinon tout courage, du moins tout espoir de sauver, non pas lui, il ne songeait pas а lui, mais l'йgyptienne. Il courait йperdu sur la galerie. Notre-Dame allait кtre enlevйe par les truands. Tout а coup un grand galop de chevaux emplit les rues voisines, et avec une longue file de torches et une йpaisse colonne de cavaliers abattant lances et brides, ces bruits furieux dйbouchиrent sur la place comme un ouragan : France ! France ! Taillez les manants ! Chвteaupers а la rescousse ! Prйvфtй ! prйvфtй !

Les truands effarйs firent volte-face.

Quasimodo, qui n'entendait pas, vit les йpйes nues, les flambeaux, les fers de piques, toute cette cavalerie, en tкte de laquelle il reconnut le capitaine Phoebus, il vit la confusion des truands, l'йpouvante chez les uns, le trouble chez les meilleurs, et il reprit de ce secours inespйrй tant de force qu'il rejeta hors de l'йglise les premiers assaillants qui enjambaient dйjа la galerie.

C'йtaient en effet les troupes du roi qui survenaient.

Les truands firent bravement. Ils se dйfendirent en dйsespйrйs. Pris en flanc par la rue Saint-Pierre-aux-Boeufs et en queue par la rue du Parvis, acculйs а Notre-Dame qu'ils assaillaient encore et que dйfendait Quasimodo, tout а la fois assiйgeants et assiйgйs, ils йtaient dans la situation singuliиre oщ se retrouva depuis, au fameux siиge de Turin, en 1640, entre le prince Thomas de Savoie qu'il assiйgeait et le marquis de Leganez qui le bloquait, le comte Henri d'Harcourt, Taurinum obsessor idem et obsessus, comme dit son йpitaphe.

La mкlйe fut affreuse. А chair de loup dent de chien, comme dit P. Mathieu. Les cavaliers du roi, au milieu desquels Phoebus de Chвteaupers se comportait vaillamment, ne faisaient aucun quartier, et la taille reprenait ce qui йchappait а l'estoc. Les truands, mal armйs, йcumaient et mordaient. Hommes, femmes, enfants se jetaient aux croupes et aux poitrails des chevaux, et s'y accrochaient comme des chats avec les dents et les ongles des quatre membres. D'autres tamponnaient а coups de torches le visage des archers. D'autres piquaient des crocs de fer au cou des cavaliers et tiraient а eux. Ils dйchiquetaient ceux qui tombaient.

On en remarqua un qui avait une large faulx luisante, et qui faucha longtemps les jambes des chevaux. Il йtait effrayant. Il chantait une chanson nasillarde, il lanзait sans relвche et ramenait sa faulx. А chaque coup, il traзait autour de lui un grand cercle de membres coupйs. Il avanзait ainsi au plus fourrй de la cavalerie, avec la lenteur tranquille, le balancement de tкte et l'essoufflement rйgulier d'un moissonneur qui entame un champ de blй. C'йtait Clopin Trouillefou. Une arquebusade l'abattit.

Cependant les croisйes s'йtaient rouvertes. Les voisins, entendant les cris de guerre des gens du roi, s'йtaient mкlйs а l'affaire, et de tous les йtages les balles pleuvaient sur les truands. Le Parvis йtait plein d'une fumйe йpaisse que la mousqueterie rayait de feu. On y distinguait confusйment la faзade de Notre-Dame, et l'Hфtel-Dieu dйcrйpit, avec quelques hвves malades qui regardaient du haut de son toit йcaillй de lucarnes.

Enfin les truands cйdиrent. La lassitude, le dйfaut de bonnes armes, l'effroi de cette surprise, la mousqueterie des fenкtres, le brave choc des gens du roi, tout les abattit. Ils forcиrent la ligne des assaillants, et se mirent а fuir dans toutes les directions, laissant dans le Parvis un encombrement de morts.

Quand Quasimodo, qui n'avait pas cessй un moment de combattre, vit cette dйroute, il tomba а deux genoux, et leva les mains au ciel ; puis, ivre de joie, il courut, il monta avec la vitesse d'un oiseau а cette cellule dont il avait si intrйpidement dйfendu les approches. Il n'avait plus qu'une pensйe maintenant, c'йtait de s'agenouiller devant celle qu'il venait de sauver une seconde fois.

Lorsqu'il entra dans la cellule, il la trouva vide.


LIVRE ONZIИME
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I

LE PETIT SOULIER
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Au moment oщ les truands avaient assailli l'йglise, la Esmeralda dormait.

Bientфt la rumeur toujours croissante autour de l'йdifice et le bкlement inquiet de sa chиvre йveillйe avant elle l'avaient tirйe de ce sommeil. Elle s'йtait levйe sur son sйant, elle avait йcoutй, elle avait regardй, puis, effrayйe de la lueur et du bruit, elle s'йtait jetйe hors de la cellule et avait йtй voir. L'aspect de la place, la vision qui s'y agitait, le dйsordre de cet assaut nocturne, cette foule hideuse, sautelante comme une nuйe de grenouilles, а demi entrevue dans les tйnиbres, le coassement de cette rauque multitude, ces quelques torches rouges courant et se croisant sur cette ombre comme les feux de nuit qui rayent la surface brumeuse des marais, toute cette scиne lui fit l'effet d'une mystйrieuse bataille engagйe entre les fantфmes du sabbat et les monstres de pierre de l'йglise. Imbue dиs l'enfance des superstitions de la tribu bohйmienne, sa premiиre pensйe fut qu'elle avait surpris en malйfice les йtranges кtres propres а la nuit. Alors elle courut йpouvantйe se tapir dans sa cellule, demandant а son grabat un moins horrible cauchemar.

Peu а peu les premiиres fumйes de la peur s'йtaient pourtant dissipйes ; au bruit sans cesse grandissant, et а plusieurs autres signes de rйalitй, elle s'йtait sentie investie, non de spectres, mais d'кtres humains. Alors sa frayeur, sans s'accroоtre, s'йtait transformйe. Elle avait songй а la possibilitй d'une mutinerie populaire pour l'arracher de son asile. L'idйe de reperdre encore une fois la vie, Phoebus, qu'elle entrevoyait toujours dans son avenir, le profond nйant de sa faiblesse, toute fuite fermйe, aucun appui, son abandon, son isolement, ces pensйes et mille autres l'avaient accablйe. Elle йtait tombйe а genoux, la tкte sur son lit, les mains jointes sur sa tкte, pleine d'anxiйtй et de frйmissement, et quoique йgyptienne, idolвtre et paпenne, elle s'йtait mise а demander avec sanglots grвce au bon Dieu chrйtien et а prier Notre-Dame son hфtesse. Car, ne crыt-on а rien, il y a des moments dans la vie oщ l'on est toujours de la religion du temple qu'on a sous la main.

Elle resta ainsi prosternйe fort longtemps, tremblant, а la vйritй, plus qu'elle ne priait, glacйe au souffle de plus en plus rapprochй de cette multitude furieuse, ne comprenant rien а ce dйchaоnement, ignorant ce qui se tramait, ce qu'on faisait, ce qu'on voulait, mais pressentant une issue terrible.

Voilа qu'au milieu de cette angoisse elle entend marcher prиs d'elle. Elle se dйtourne. Deux hommes, dont l'un portait, une lanterne, venaient d'entrer dans sa cellule. Elle poussa un faible cri.

-- Ne craignez rien, dit une voix qui ne lui йtait pas inconnue, c'est moi.

-- Qui ? vous ? demanda-t-elle.

-- Pierre Gringoire.

Ce nom la rassura. Elle releva les yeux, et reconnut en effet le poиte. Mais il y avait auprиs de lui une figure noire et voilйe de la tкte aux pieds qui la frappa de silence.

-- Ah ! reprit Gringoire d'un ton de reproche, Djali m'avait reconnu avant vous !

La petite chиvre en effet n'avait pas attendu que Gringoire se nommвt. А peine йtait-il entrй qu'elle s'йtait tendrement frottйe а ses genoux, couvrant le poиte de caresses et de poils blancs, car elle йtait en mue. Gringoire lui rendait les caresses.

-- Qui est lа avec vous ? dit l'йgyptienne а voix basse.

-- Soyez tranquille, rйpondit Gringoire. C'est un de mes amis.

Alors le philosophe, posant sa lanterne а terre, s'accroupit sur la dalle et s'йcria avec enthousiasme en serrant Djali dans ses bras : -- Oh ! c'est une gracieuse bкte, sans doute plus considйrable pour sa propretй que pour sa grandeur, mais ingйnieuse, subtile et lettrйe comme un grammairien ! Voyons, ma Djali, n'as-tu rien oubliй de tes jolis tours ? Comment fait maоtre Jacques Charmolue ?...

L'homme noir ne le laissa pas achever. Il s'approcha de Gringoire et le poussa rudement par l'йpaule. Gringoire se leva. -- C'est vrai, dit-il, j'oubliais que nous sommes pressйs. - Ce n'est pourtant point une raison, mon maоtre, pour forcener les gens de la sorte. - Ma chиre belle enfant, votre vie est en danger, et celle de Djali. On veut vous reprendre. Nous sommes vos amis, et nous venons vous sauver. Suivez-nous.

-- Est-il vrai ? s'йcria-t-elle bouleversйe.

-- Oui, trиs vrai. Venez vite !

-- Je le veux bien, balbutia-t-elle. Mais pourquoi votre ami ne parle-t-il pas ?

-- Ah ! dit Gringoire, c'est que son pиre et sa mиre йtaient des gens fantasques qui l'ont fait de tempйrament taciturne.

Il fallut qu'elle se contentвt de cette explication. Gringoire la prit par la main, son compagnon ramassa la lanterne et marcha devant. La peur йtourdissait la jeune fille. Elle se laissa emmener. La chиvre les suivait en sautant, si joyeuse de revoir Gringoire qu'elle le faisait trйbucher а tout moment pour lui fourrer ses cornes dans les jambes. -- Voilа la vie, disait le philosophe chaque fois qu'il manquait de tomber, ce sont souvent nos meilleurs amis qui nous font choir !

Ils descendirent rapidement l'escalier des tours, traversиrent l'йglise, pleine de tйnиbres et de solitude et toute rйsonnante de vacarme, ce qui faisait un affreux contraste, et sortirent dans la cour du cloоtre par la Porte-Rouge. Le cloоtre йtait abandonnй, les chanoines s'йtaient enfuis dans l'йvкchй pour y prier en commun ; la cour йtait vide, quelques laquais effarouchйs s'y blottissaient dans les coins obscurs. Ils se dirigиrent vers la petite porte qui donnait de cette cour sur le Terrain. L'homme noir l'ouvrit avec une clef qu'il avait. Nos lecteurs savent que le Terrain йtait une langue de terre enclose de murs du cфtй de la Citй, et appartenant au chapitre de Notre-Dame, qui terminait l'оle а l'orient derriиre l'йglise. Ils trouvиrent cet enclos parfaitement dйsert. Lа, il y avait dйjа moins de tumulte dans l'air. La rumeur de l'assaut des truands leur arrivait plus brouillйe et moins criarde. Le vent frais qui suit le fil de l'eau remuait les feuilles de l'arbre unique plantй а la pointe du Terrain avec un bruit dйjа apprйciable. Cependant ils йtaient encore fort prиs du pйril. Les йdifices les plus rapprochйs d'eux йtaient l'йvкchй et l'йglise. Il y avait visiblement un grand dйsordre intйrieur dans l'йvкchй. Sa masse tйnйbreuse йtait toute sillonnйe de lumiиres qui y couraient d'une fenкtre а l'autre ; comme, lorsqu'on vient de brыler du papier, il reste un sombre йdifice de cendre oщ de vives йtincelles font mille courses bizarres. А cфtй, les йnormes tours de Notre-Dame, ainsi vues de derriиre avec la longue nef sur laquelle elles se dressent, dйcoupйes en noir sur la rouge et vaste lueur qui emplissait le Parvis, ressemblaient aux deux chenets gigantesques d'un feu de cyclopes.

Ce qu'on voyait de Paris de tous cфtйs oscillait а l'oeil dans une ombre mкlйe de lumiиre. Rembrandt a de ces fonds de tableau.

L'homme а la lanterne marcha droit а la pointe du Terrain. Il y avait lа, au bord extrкme de l'eau, le dйbris vermoulu d'une haie de pieux maillйe de lattes oщ une basse vigne accrochait quelques maigres branches йtendues comme les doigts d'une main ouverte. Derriиre, dans l'ombre que faisait ce treillis, une petite barque йtait cachйe. L'homme fit signe а Gringoire et а sa compagne d'y entrer. La chиvre les y suivit. L'homme y descendit le dernier. Puis il coupa l'amarre du bateau, l'йloigna de terre avec un long croc, et, saisissant deux rames, s'assit а l'avant, en ramant de toutes ses forces vers le large. La Seine est fort rapide en cet endroit, et il eut assez de peine а quitter la pointe de l'оle.

Le premier soin de Gringoire en entrant dans le bateau fut de mettre la chиvre sur ses genoux. Il prit place а l'arriиre, et la jeune fille, а qui l'inconnu inspirait une inquiйtude indйfinissable vint s'asseoir et se serrer contre le poиte.

Quand notre philosophe sentit le bateau s'йbranler, il battit des mains, et baisa Djali entre les cornes. -- Oh ! dit-il, nous voilа sauvйs tous quatre. Il ajouta, avec une mine de profond penseur : -- On est obligй, quelquefois а la fortune, quelquefois а la ruse, de l'heureuse issue des grandes entreprises.

Le bateau voguait lentement vers la rive droite. La jeune fille observait avec une terreur secrиte l'inconnu. Il avait rebouchй soigneusement la lumiиre de sa lanterne sourde. On l'entrevoyait dans l'obscuritй, а l'avant du bateau, comme un spectre. Sa carapoue, toujours baissйe, lui faisait une sorte de masque, et а chaque fois qu'il entr'ouvrait en ramant ses bras oщ pendaient de larges manches noires, on eыt dit deux grandes ailes de chauve-souris. Du reste, il n'avait pas encore dit une parole, jetй un souffle. Il ne se faisait dans le bateau d'autre bruit que le va-et-vient de la rame, mкlй au froissement des mille plis de l'eau le long de la barque.

-- Sur mon вme ! s'йcria tout а coup Gringoire, nous sommes allиgres et joyeux comme des ascalaphes ! Nous observons un silence de pythagoriciens ou de poissons ! Pasque-Dieu ! mes amis, je voudrais bien que quelqu'un me parlвt. - La voix humaine est une musique а l'oreille humaine. Ce n'est pas moi qui dis cela, mais Didyme d'Alexandrie, et ce sont d'illustres paroles. - Certes, Didyme d'Alexandrie n'est pas un mйdiocre philosophe. Une parole, ma belle enfant ! dites-moi, je vous supplie, une parole. - А propos, vous aviez une drфle de petite singuliиre moue ; la faites-vous toujours ? Savez-vous, ma mie, que le parlement a toute juridiction sur les lieux d'asile, et que vous couriez grand pйril dans votre logette de Notre-Dame ? Hйlas ! le petit oiseau trochilus fait son nid dans la gueule du crocodile. - Maоtre, voici la lune qui reparaоt. - Pourvu qu'on ne nous aperзoive pas ! - Nous faisons une chose louable en sauvant madamoiselle, et cependant on nous pendrait de par le roi si l'on nous attrapait. Hйlas ! les actions humaines se prennent par deux anses. On flйtrit en moi ce qu'on couronne en toi. Tel admire Cйsar qui blвme Catilina. N'est-ce pas, mon maоtre ? Que dites-vous de cette philosophie ? Moi, je possиde la philosophie d'instinct, de nature, ut apes geometriam - Allons ! personne ne me rйpond. Les fвcheuses humeurs que vous avez lа tous deux ! Il faut que je parle tout seul. C'est ce que nous appelons en tragйdie un monologue. - Pasque-Dieu ! - Je vous prйviens que je viens de voir le roi Louis onziиme et que j'en ai retenu ce jurement. - Pasque-Dieu donc ! ils font toujours un fier hurlement dans la Citй. - C'est un vilain mйchant vieux roi. Il est tout embrunchй dans les fourrures. Il me doit toujours l'argent de mon йpithalame, et c'est tout au plus s'il ne m'a pas fait pendre ce soir, ce qui m'aurait fort empкchй. - Il est avaricieux pour les hommes de mйrite. Il devrait bien lire les quatre livres de Salvien de Cologne Adversus avaritiam. En vйritй ! c'est un roi йtroit dans ses faзons avec les gens de lettres, et qui fait des cruautйs fort barbares. C'est une йponge а prendre l'argent posйe sur le peuple. Son йpargne est la ratelle qui s'enfle de la maigreur de tous les autres membres. Aussi les plaintes contre la rigueur du temps deviennent murmures contre le prince. Sous ce doux sire dйvot, les fourches craquent de pendus, les billots pourrissent de sang, les prisons crиvent comme des ventres trop pleins. Ce roi a une main qui prend et une main qui pend. C'est le procureur de dame Gabelle et de monseigneur Gibet. Les grands sont dйpouillйs de leurs dignitйs et les petits sans cesse accablйs de nouvelles foules. C'est un prince exorbitant. Je n'aime pas ce monarque. Et vous, mon maоtre ?

L'homme noir laissait gloser le bavard poиte. Il continuait de lutter contre le courant violent et serrй qui sйpare la poupe de la Citй de la proue de l'оle Notre-Dame, que nous nommons aujourd'hui l'оle Saint-Louis.

-- А propos, maоtre ! reprit Gringoire subitement. Au moment oщ nous arrivions sur le Parvis а travers ces enragйs truands, votre rйvйrence a-t-elle remarquй ce pauvre petit diable auquel votre sourd йtait en train d'йcraser la cervelle sur la rampe de la galerie des rois ? J'ai la vue basse et ne l'ai pu reconnaоtre. Savez-vous qui ce peut кtre ?

L'inconnu ne rйpondit pas une parole. Mais il cessa brusquement de ramer, ses bras dйfaillirent comme brisйs, sa tкte tomba sur sa poitrine, et la Esmeralda l'entendit soupirer convulsivement. Elle tressaillit de son cфtй. Elle avait dйjа entendu de ces soupirs-lа.

La barque abandonnйe а elle-mкme dйriva quelques instants au grй de l'eau. Mais l'homme noir se redressa enfin, ressaisit les rames, et se remit а remonter le courant. Il doubla la pointe de l'оle Notre-Dame, et se dirigea vers le dйbarcadиre du Port-au-Foin.

-- Ah ! dit Gringoire, voici lа-bas le logis Barbeau. Tenez, maоtre, regardez, ce groupe de toits noirs qui font des angles singuliers, lа, au-dessous de ce tas de nuages bas, filandreux, barbouillйs et sales, oщ la lune est tout йcrasйe et rйpandue comme un jaune d'oeuf dont la coquille est cassйe. - C'est un beau logis. Il y a une chapelle couronnйe d'une petite voыte pleine d'enrichissements bien coupйs. Au-dessus vous pouvez voir le clocher trиs dйlicatement percй. Il y a aussi un jardin plaisant, qui consiste en un йtang, une voliиre, un йcho, un mail, un labyrinthe, une maison pour les bкtes farouches, et quantitй d'allйes touffues fort agrйables а Vйnus. Il y a encore un coquin d'arbre qu'on appelle le luxurieux, pour avoir servi aux plaisirs d'une princesse fameuse et d'un connйtable de France galant et bel esprit. - Hйlas ! nous autres pauvres philosophes nous sommes а un connйtable ce qu'un carrй de choux et de radis est au jardin du Louvre. Qu'importe aprиs tout ? La vie humaine pour les grands comme pour nous est mкlйe de bien et de mal. La douleur est toujours а cфtй de la joie, le spondйe auprиs du dactyle. - Mon maоtre, il faut que je vous conte cette histoire du logis Barbeau. Cela finit d'une faзon tragique. C'йtait en 1319, sous le rиgne de Philippe V, le plus long des rois de France. La moralitй de l'histoire est que les tentations de la chair sont pernicieuses et malignes. N'appuyons pas trop le regard sur la femme du voisin, si chatouilleux que nos sens soient а sa beautй. La fornication est une pensйe fort libertine. L'adultиre est une curiositй de la voluptй d'autrui... - Ohй ! voilа que le bruit redouble lа-bas !

Le tumulte en effet croissait autour de Notre-Dame. Ils йcoutиrent. On entendait assez clairement des cris de victoire. Tout а coup, cent flambeaux qui faisaient йtinceler des casques d'hommes d'armes se rйpandirent sur l'йglise а toutes les hauteurs, sur les tours, sur les galeries, sous les arcs-boutants. Ces flambeaux semblaient chercher quelque chose ; et bientфt ces clameurs йloignйes arrivиrent distinctement jusqu'aux fugitifs : -- L'йgyptienne ! la sorciиre ! а mort l'йgyptienne !

La malheureuse laissa tomber sa tкte sur ses mains, et l'inconnu se mit а ramer avec furie vers le bord. Cependant notre philosophe rйflйchissait. Il pressait la chиvre dans ses bras, et s'йloignait tout doucement de la bohйmienne, qui se serrait de plus en plus contre lui, comme au seul asile qui lui restвt. Il est certain que Gringoire йtait dans une cruelle perplexitй. Il songeait que la chиvre aussi, d'aprиs la lйgislation existante, serait pendue si elle йtait reprise, que ce serait grand dommage, la pauvre Djali ! qu'il avait trop de deux condamnйes ainsi accrochйes aprиs lui, qu'enfin son compagnon ne demandait pas mieux que de se charger de l'йgyptienne. Il se livrait entre ses pensйes un violent combat, dans lequel, comme le Jupiter de l'Iliade, il pesait tour а tour l'йgyptienne et la chиvre ; et il les regardait l'une aprиs l'autre, avec des yeux humides de larmes, en disant entre ses dents : -- Je ne puis pas pourtant vous sauver toutes deux.

Une secousse les avertit enfin que le bateau abordait. Le brouhaha sinistre remplissait toujours la Citй. L'inconnu se leva, vint а l'йgyptienne, et voulut lui prendre le bras pour l'aider а descendre. Elle le repoussa, et se pendit а la manche de Gringoire, qui, de son cфtй, occupй de la chиvre, la repoussa presque. Alors elle sauta seule а bas du bateau. Elle йtait si troublйe qu'elle ne savait ce qu'elle faisait, oщ elle allait. Elle demeura ainsi un moment stupйfaite, regardant couler l'eau. Quand elle revint un peu а elle, elle йtait seule sur le port avec l'inconnu. Il paraоt que Gringoire avait profitй de l'instant du dйbarquement pour s'esquiver avec la chиvre dans le pвtй de maisons de la rue Grenier-sur-l'eau.

La pauvre йgyptienne frissonna de se voir seule avec cet homme. Elle voulut parler, crier, appeler Gringoire, sa langue йtait inerte dans sa bouche, et aucun son ne sortit de ses lиvres. Tout а coup elle sentit la main de l'inconnu sur la sienne. C'йtait une main froide et forte. Ses dents claquиrent, elle devint plus pвle que le rayon de lune qui l'йclairait. L'homme ne dit pas une parole. Il se mit а remonter а grands pas vers la place de Grиve, en la tenant par la main. En cet instant, elle sentit vaguement que la destinйe est une force irrйsistible. Elle n'avait plus de ressort, elle se laissa entraоner, courant tandis qu'il marchait. Le quai en cet endroit allait en montant. Il lui semblait cependant qu'elle descendait une pente.

Elle regarda de tous cфtйs. Pas un passant. Le quai йtait absolument dйsert. Elle n'entendait de bruit, elle ne sentait remuer des hommes que dans la citй tumultueuse et rougeoyante, dont elle n'йtait sйparйe que par un bras de Seine, et d'oщ son nom lui arrivait mкlй а des cris de mort. Le reste de Paris йtait rйpandu autour d'elle par grands blocs d'ombre.

Cependant l'inconnu l'entraоnait toujours avec le mкme silence et la mкme rapiditй. Elle ne retrouvait dans sa mйmoire aucun des lieux oщ elle marchait. En passant devant une fenкtre йclairйe, elle fit un effort, se raidit brusquement, et cria : -- Au secours !

Le bourgeois а qui йtait la fenкtre l'ouvrit, y parut en chemise avec sa lampe, regarda sur le quai avec un air hйbйtй, prononзa quelques paroles qu'elle n'entendit pas, et referma son volet. C'йtait la derniиre lueur d'espoir qui s'йteignait.

L'homme noir ne profйra pas une syllabe, il la tenait bien, et se remit а marcher plus vite. Elle ne rйsista plus, et le suivit, brisйe.

De temps en temps elle recueillait un peu de force, et disait d'une voix entrecoupйe par les cahots du pavй et l'essoufflement de la course : -- Qui кtes-vous ? qui кtes-vous ? - Il ne rйpondait point.

Ils arrivиrent ainsi, toujours le long du quai, а une place assez grande. Il y avait un peu de lune. C'йtait la Grиve. On distinguait au milieu une espиce de croix noire debout. C'йtait le gibet. Elle reconnut tout cela, et vit oщ elle йtait.

L'homme s'arrкta, se tourna vers elle, et leva sa carapoue.

-- Oh ! bйgaya-t-elle pйtrifiйe, je savais bien que c'йtait encore lui !

C'йtait le prкtre. Il avait l'air de son fantфme. C'est un effet du clair de lune. Il semble qu'а cette lumiиre on ne voie que les spectres des choses.

-- Йcoute, lui dit-il, et elle frйmit au son de cette voix funeste qu'elle n'avait pas entendue depuis longtemps. Il continua. Il articulait avec ces saccades brиves et haletantes qui rйvиlent par leurs secousses de profonds tremblements intйrieurs. -- Йcoute. Nous sommes ici. Je vais te parler. Ceci est la Grиve. C'est ici un point extrкme. La destinйe nous livre l'un а l'autre. Je vais dйcider de ta vie ; toi, de mon вme. Voici une place et une nuit au delа desquelles on ne voit rien. Йcoute-moi donc. Je vais te dire... D'abord ne me parle pas de ton Phoebus. (En disant cela, il allait et venait, comme un homme qui ne peut rester en place, et la tirait aprиs lui.) Ne m'en parle pas. Vois-tu ? si tu prononces ce nom, je ne sais pas ce que je ferai, mais ce sera terrible.

Cela dit, comme un corps qui retrouve son centre de gravitй, il redevint immobile. Mais ses paroles ne dйcelaient pas moins d'agitation. Sa voix йtait de plus en plus basse.

-- Ne dйtourne point la tкte ainsi. Йcoute-moi. C'est une affaire sйrieuse. D'abord, voici ce qui s'est passй. - On ne rira pas de tout ceci, je te jure. - Qu'est-ce donc que je disais ? rappelle-le-moi ! ah ! - Il y a un arrкt du parlement qui te rend а l'йchafaud. Je viens de te tirer de leurs mains. Mais les voilа qui te poursuivent. Regarde.

Il йtendit le bras vers la Citй. Les perquisitions en effet paraissaient y continuer. Les rumeurs se rapprochaient. La tour de la maison du Lieutenant, situйe vis-а-vis la Grиve, йtait pleine de bruit et de clartйs, et l'on voyait des soldats courir sur le quai opposй, avec des torches et ces cris : -- L'йgyptienne ! oщ est l'йgyptienne ? Mort ! mort !

-- Tu vois bien qu'ils te poursuivent, et que je ne te mens pas. Moi, je t'aime. - N'ouvre pas la bouche, ne me parle plutфt pas, si c'est pour me dire que tu me hais. Je suis dйcidй а ne plus entendre cela. - Je viens de te sauver. Laisse-moi d'abord achever. - Je puis te sauver tout а fait. J'ai tout prйparй. C'est а toi de vouloir. Comme tu voudras, je pourrai.

Il s'interrompit violemment. -- Non, ce n'est pas cela qu'il faut dire.

Et courant, et la faisant courir, car il ne la lвchait pas, il marcha droit au gibet, et le lui montrant du doigt : -- Choisis entre nous deux, dit-il froidement.

Elle s'arracha de ses mains et tomba au pied du gibet en embrassant cet appui funиbre. Puis elle tourna sa belle tкte а demi, et regarda le prкtre par-dessus son йpaule. On eыt dit une sainte Vierge au pied de la croix. Le prкtre йtait demeurй sans mouvement, le doigt toujours levй vers le gibet, conservant son geste, comme une statue.

Enfin l'йgyptienne lui dit : -- Il me fait encore moins horreur que vous.

Alors il laissa retomber lentement son bras, et regarda le pavй avec un profond accablement. -- Si ces pierres pouvaient parler, murmura-t-il, oui, elles diraient que voilа un homme bien malheureux.

Il reprit. La jeune fille agenouillйe devant le gibet et noyйe dans sa longue chevelure le laissait parler sans l'interrompre. Il avait maintenant un accent plaintif et doux qui contrastait douloureusement avec l'вpretй hautaine de ses traits.

-- Moi, je vous aime. Oh ! cela est pourtant bien vrai. Il ne sort donc rien au dehors de ce feu qui me brыle le coeur ! Hйlas ! jeune fille, nuit et jour, oui, nuit et jour, cela ne mйrite-t-il aucune pitiй ? C'est un amour de la nuit et du jour, vous dis-je, c'est une torture. - Oh ! je souffre trop, ma pauvre enfant ! - C'est une chose digne de compassion, je vous assure. Vous voyez que je vous parle doucement. Je voudrais bien que vous n'eussiez plus cette horreur de moi. - Enfin, un homme qui aime une femme, ce n'est pas sa faute ! - Oh ! mon Dieu ! - Comment ! vous ne me pardonnerez donc jamais ? Vous me haпrez toujours ! C'est donc fini ! C'est lа ce qui me rend mauvais, voyez-vous, et horrible а moi-mкme ! - Vous ne me regardez seulement pas ! Vous pensez а autre chose peut-кtre tandis que je vous parle debout et frйmissant sur la limite de notre йternitй а tous deux ! - Surtout ne me parlez pas de l'officier ! Quoi ! je me jetterais а vos genoux, quoi ! je baiserais, non vos pieds, vous ne voudriez pas, mais la terre qui est sous vos pieds, quoi ! je sangloterais comme un enfant, j'arracherais de ma poitrine, non des paroles, mais mon coeur et mes entrailles, pour vous dire que je vous aime, tout serait inutile, tout ! - Et cependant vous n'avez rien dans l'вme que de tendre et de clйment, vous кtes rayonnante de la plus belle douceur, vous кtes tout entiиre suave, bonne, misйricordieuse et charmante. Hйlas ! vous n'avez de mйchancetй que pour moi seul ! Oh ! quelle fatalitй !

Il cacha son visage dans ses mains. La jeune fille l'entendit pleurer. C'йtait la premiиre fois. Ainsi debout et secouй par les sanglots, il йtait plus misйrable et plus suppliant qu'а genoux. Il pleura ainsi un certain temps.

-- Allons ! poursuivit-il ces premiиres larmes passйes, je ne trouve pas de paroles. J'avais pourtant bien songй а ce que je vous dirais. Maintenant je tremble et je frissonne, je dйfaille а l'instant dйcisif, je sens quelque chose de suprкme qui nous enveloppe, et je balbutie. Oh ! je vais tomber sur le pavй si vous ne prenez pas pitiй de moi, pitiй de vous. Ne nous condamnez pas tous deux. Si vous saviez combien je vous aime ! quel coeur c'est que mon coeur ! Oh ! quelle dйsertion de toute vertu ! quel abandon dйsespйrй de moi-mкme ! Docteur, je bafoue la science ; gentilhomme, je dйchire mon nom ; prкtre, je fais du missel un oreiller de luxure, je crache au visage de mon Dieu ! tout cela pour toi, enchanteresse ! pour кtre plus digne de ton enfer ! et tu ne veux pas du damnй ! Oh ! que je te dise tout ! plus encore, quelque chose de plus horrible, oh ! plus horrible !...

En prononзant ces derniиres paroles, son air devint tout а fait йgarй. Il se tut un instant, et reprit comme se parlant а lui-mкme, et d'une voix forte : -- Caпn, qu'as-tu fait de ton frиre ?

Il y eut encore un silence, et il poursuivit : -- Ce que j'en ai fait, Seigneur ? Je l'ai recueilli, je l'ai йlevй, je l'ai nourri, je l'ai aimй, je l'ai idolвtrй, et je l'ai tuй ! Oui, Seigneur, voici qu'on vient de lui йcraser la tкte devant moi sur la pierre de votre maison, et c'est а cause de moi, а cause de cette femme, а cause d'elle...

Son oeil йtait hagard. Sa voix allait s'йteignant, il rйpйta encore plusieurs fois, machinalement, avec d'assez longs intervalles, comme une cloche qui prolonge sa derniиre vibration : -- А cause d'elle... - А cause d'elle... Puis sa langue n'articula plus aucun son perceptible, ses lиvres remuaient toujours cependant. Tout а coup il s'affaissa sur lui-mкme comme quelque chose qui s'йcroule, et demeura а terre sans mouvement, la tкte dans les genoux.

Un frфlement de la jeune fille qui retirait son pied de dessous lui le fit revenir. Il passa lentement sa main sur ses joues creuses, et regarda quelques instants avec stupeur ses doigts qui йtaient mouillйs. -- Quoi ! murmura-t-il, j'ai pleurй !

Et se tournant subitement vers l'йgyptienne avec une angoisse inexprimable :

-- Hйlas ! vous m'avez regardй froidement pleurer ! Enfant ! sais-tu que ces larmes sont des laves ? Est-il donc bien vrai ? de l'homme qu'on hait rien ne touche. Tu me verrais mourir, tu rirais. Oh ! moi je ne veux pas te voir mourir ! Un mot ! un seul mot de pardon ! Ne me dis pas que tu m'aimes, dis-moi seulement que tu veux bien, cela suffira, je te sauverai. Sinon... Oh ! l'heure passe, je t'en supplie par tout ce qui est sacrй, n'attends pas que je sois redevenu de pierre comme ce gibet qui te rйclame aussi ! Songe que je tiens nos deux destinйes dans ma main, que je suis insensй, cela est terrible, que je puis laisser tout choir, et qu'il y a au-dessous de nous un abоme sans fond, malheureuse, oщ ma chute poursuivra la tienne durant l'йternitй ! Un mot de bontй ! dis un mot ! rien qu'un mot !

Elle ouvrit la bouche pour lui rйpondre. Il se prйcipita а genoux devant elle pour recueillir avec adoration la parole, peut-кtre attendrie, qui allait sortir de ses lиvres. Elle lui dit : -- Vous кtes un assassin !

Le prкtre la prit dans ses bras avec fureur et se mit а rire d'un rire abominable. -- Eh bien, oui ! assassin ! dit-il, et je t'aurai. Tu ne veux pas de moi pour esclave, tu m'auras pour maоtre. Je t'aurai. J'ai un repaire oщ je te traоnerai. Tu me suivras, il faudra bien que tu me suives, ou je te livre ! Il faut mourir, la belle, ou кtre а moi ! кtre au prкtre ! кtre а l'apostat ! кtre а l'assassin ! dиs cette nuit, entends-tu cela ? Allons ! de la joie ! allons ! baise-moi, folle ! La tombe ou mon lit !

Son oeil pйtillait d'impuretй et de rage. Sa bouche lascive rougissait le cou de la jeune fille. Elle se dйbattait dans ses bras. Il la couvrait de baisers йcumants.

-- Ne me mords pas, monstre ! cria-t-elle. Oh ! l'odieux infect ! laisse-moi ! Je vais t'arracher tes vilains cheveux gris et te les jeter а poignйes par la face !

Il rougit, il pвlit, puis il la lвcha et la regarda d'un air sombre. Elle se crut victorieuse, et poursuivit : -- Je te dis que je suis а mon Phoebus, que c'est Phoebus que j'aime, que c'est Phoebus qui est beau ! Toi, prкtre, tu es vieux ! tu es laid ! Va-t'en !

Il poussa un cri violent, comme le misйrable auquel on applique un fer rouge. -- Meurs donc ! dit-il а travers un grincement de dents. Elle vit son affreux regard, et voulut fuir. Il la reprit, il la secoua, il la jeta а terre, et marcha а pas rapides vers l'angle de la Tour-Roland en la traоnant aprиs lui sur le pavй par ses belles mains.

Arrivй lа, il se tourna vers elle : -- Une derniиre fois, veux-tu кtre а moi ?

Elle rйpondit avec force : -- Non.

Alors il s'йcria d'une voix haute : -- Gudule ! Gudule ! voici l'йgyptienne ! venge-toi !

La jeune fille se sentit saisir brusquement au coude. Elle regarda. C'йtait un bras dйcharnй qui sortait d'une lucarne dans le mur et qui la tenait comme une main de fer.

-- Tiens bien ! dit le prкtre. C'est l'йgyptienne йchappйe. Ne la lвche pas. Je vais chercher les sergents. Tu la verras pendre.

Un rire guttural rйpondit de l'intйrieur du mur а ces sanglantes paroles. -- Hah ! hah ! hah ! - L'йgyptienne vit le prкtre s'йloigner en courant dans la direction du Pont Notre-Dame. On entendait une cavalcade de ce cфtй.

La jeune fille avait reconnu la mйchante recluse. Haletante de terreur, elle essaya de se dйgager. Elle se tordit, elle fit plusieurs soubresauts d'agonie et de dйsespoir, mais l'autre la tenait avec une force inouпe. Les doigts osseux et maigres qui la meurtrissaient se crispaient sur sa chair et se rejoignaient а l'entour. On eыt dit que cette main йtait rivйe а son bras. C'йtait plus qu'une chaоne, plus qu'un carcan, plus qu'un anneau de fer, c'йtait une tenaille intelligente et vivante qui sortait d'un mur.

Йpuisйe, elle retomba contre la muraille, et alors la crainte de la mort s'empara d'elle. Elle songea а la beautй de la vie, а la jeunesse, а la vue du ciel, aux aspects de la nature, а l'amour, а Phoebus, а tout ce qui s'enfuyait et а tout ce qui s'approchait, au prкtre qui la dйnonзait, au bourreau qui allait venir, au gibet qui йtait lа. Alors elle sentit l'йpouvante lui monter jusque dans les racines des cheveux, et elle entendit le rire lugubre de la recluse qui lui disait tout bas : -- Hah ! hah ! hah ! tu vas кtre pendue !

Elle se tourna mourante vers la lucarne, et elle vit la figure fauve de la sachette а travers les barreaux. -- Que vous ai-je fait ? dit-elle presque inanimйe.

La recluse ne rйpondit pas, elle se mit а marmotter avec une intonation chantante, irritйe et railleuse : -- Fille d'Йgypte ! fille d'Йgypte ! fille d'Йgypte !

La malheureuse Esmeralda laissa retomber sa tкte sous ses cheveux, comprenant qu'elle n'avait pas affaire а un кtre humain.

Tour а coup la recluse s'йcria, comme si la question de l'йgyptienne avait mis tout ce temps pour arriver jusqu'а sa pensйe : -- Ce que tu m'as fait ? dis-tu ! - Ah ! ce que tu m'as fait, йgyptienne ! Eh bien ! йcoute. - J'avais un enfant, moi ! vois-tu ? j'avais un enfant ! un enfant, te dis-je ! - Une jolie petite fille ! - Mon Agnиs, reprit-elle йgarйe et baisant quelque chose dans les tйnиbres. - Eh bien ! vois-tu, fille d'Йgypte ? on m'a pris mon enfant, on m'a volй mon enfant, on m'a mangй mon enfant. Voilа ce que tu m'as fait.

La jeune fille rйpondit comme l'agneau : -- Hйlas ! je n'йtais peut-кtre pas nйe alors !

-- Oh ! si ! repartit la recluse, tu devais кtre nйe. Tu en йtais. Elle serait de ton вge ! Ainsi ! - Voilа quinze ans que je suis ici, quinze ans que je souffre, quinze ans que je prie, quinze ans que je me cogne la tкte aux quatre murs. - Je te dis que ce sont des йgyptiennes qui me l'ont volйe, entends-tu cela ? et qui l'ont mangйe avec leurs dents. As-tu un coeur ? figure-toi ce que c'est qu'un enfant qui joue, un enfant qui tette, un enfant qui dort. C'est si innocent ! - Eh bien ! cela, c'est cela qu'on m'a pris, qu'on m'a tuй ! Le bon Dieu le sait bien ! - Aujourd'hui, c'est mon tour, je vais manger de l'йgyptienne. - Oh ! que je te mordrais bien si les barreaux ne m'empкchaient. J'ai la tкte trop grosse ! - La pauvre petite ! pendant qu'elle dormait ! Et si elles l'ont rйveillйe en la prenant, elle aura eu beau crier, je n'йtais pas lа ! - Ah ! les mиres йgyptiennes, vous avez mangй mon enfant ! Venez voir la vфtre.

Alors elle se mit а rire ou а grincer des dents, les deux choses se ressemblaient sur cette figure furieuse. Le jour commenзait а poindre. Un reflet de cendre йclairait vaguement cette scиne, et le gibet devenait de plus en plus distinct dans la place. De l'autre cфtй, vers le Pont Notre-Dame, la pauvre condamnйe croyait entendre se rapprocher le bruit de cavalerie.

-- Madame ! cria-t-elle joignant les mains et tombйe sur ses deux genoux, йchevelйe, йperdue, folle d'effroi, madame ! ayez pitiй. Ils viennent. Je ne vous ai rien fait. Voulez-vous me voir mourir de cette horrible faзon sous vos yeux ? Vous avez de la pitiй, j'en suis sыre. C'est trop affreux. Laissez-moi me sauver. Lвchez-moi ! Grвce ! Je ne veux pas mourir comme cela !

-- Rends-moi mon enfant ! dit la recluse.

-- Grвce ! grвce !

-- Rends-moi mon enfant !

-- Lвchez-moi, au nom du ciel !

-- Rends-moi mon enfant !

Cette fois encore, la jeune fille retomba, йpuisйe, rompue, ayant dйjа le regard vitrй de quelqu'un qui est dans la fosse. -- Hйlas ! bйgaya-t-elle, vous cherchez votre enfant. Moi, je cherche mes parents.

-- Rends-moi ma petite Agnиs ! poursuivit Gudule. Tu ne sais pas oщ elle est ? Alors, meurs ! - Je vais te dire. J'йtais une fille de joie, j'avais un enfant, on m'a pris mon enfant. - Ce sont les йgyptiennes. Tu vois bien qu'il faut que tu meures. Quand ta mиre l'йgyptienne viendra te rйclamer, je lui dirai : La mиre, regarde а ce gibet ! - Ou bien rends-moi mon enfant. - Sais-tu oщ elle est, ma petite fille ? Tiens, que je te montre. Voilа son soulier, tout ce qui m'en reste. Sais-tu oщ est le pareil ? Si tu le sais, dis-le-moi, et si ce n'est qu'а l'autre bout de la terre, je l'irai chercher en marchant sur les genoux.

En parlant ainsi, de son autre bras tendu hors de la lucarne elle montrait а l'йgyptienne le petit soulier brodй. Il faisait dйjа assez jour pour en distinguer la forme et les couleurs.

-- Montrez-moi ce soulier, dit l'йgyptienne en tressaillant. Dieu ! Dieu ! Et en mкme temps, de la main qu'elle avait libre, elle ouvrait vivement le petit sachet ornй de verroterie verte qu'elle portait au cou.

-- Va ! va ! grommelait Gudule, fouille ton amulette du dйmon ! Tout а coup elle s'interrompit, trembla de tout son corps, et cria avec une voix qui venait du plus profond des entrailles : -- Ma fille !

L'йgyptienne venait de tirer du sachet un petit soulier absolument pareil а l'autre. А ce petit soulier йtait attachй un parchemin sur lequel ce carme йtait йcrit :

Quand le pareil retrouveras.
Ta mиre te tendra les bras.

En moins de temps qu'il n'en faut а l'йclair, la recluse avait confrontй les deux souliers, lu l'inscription du parchemin, et collй aux barreaux de la lucarne son visage rayonnant d'une joie cйleste en criant : -- Ma fille ! ma fille !

-- Ma mиre ! rйpondit l'йgyptienne.

Ici nous renonзons а peindre.

Le mur et les barreaux de fer йtaient entre elles deux. -- Oh ! le mur ! cria la recluse ! Oh ! la voir et ne pas l'embrasser ! Ta main ! ta main !

La jeune fille lui passa son bras а travers la lucarne, la recluse se jeta sur cette main, y attacha ses lиvres, et y demeura, abоmйe dans ce baiser, ne donnant plus d'autre signe de vie qu'un sanglot qui soulevait ses hanches de temps en temps. Cependant elle pleurait а torrents, en silence, dans l'ombre, comme une pluie de nuit. La pauvre mиre vidait par flots sur cette main adorйe le noir et profond puits de larmes qui йtait au dedans d'elle, et oщ toute sa douleur avait filtrй gouttй а goutte depuis quinze annйes.

Tout а coup, elle se releva, йcarta ses longs cheveux gris de dessus son front, et, sans dire une parole, se mit а йbranler de ses deux mains les barreaux de sa loge plus furieusement qu'une lionne. Les barreaux tinrent bon. Alors elle alla chercher dans un coin de sa cellule un gros pavй qui lui servait d'oreiller, et le lanзa contre eux avec tant de violence qu'un des barreaux se brisa en jetant mille йtincelles. Un second coup effondra tout а fait la vieille croix de fer qui barricadait la lucarne. Alors avec ses deux mains elle acheva de rompre et d'йcarter les tronзons rouillйs des barreaux. Il y a des moments oщ les mains d'une femme ont une force surhumaine.

Le passage frayй, et il fallut moins d'une minute pour cela, elle saisit sa fille par le milieu du corps et la tira dans sa cellule. -- Viens ! que je te repкche de l'abоme ! murmurait-elle.

Quand sa fille fut dans la cellule, elle la posa doucement а terre, puis la reprit, et la portant dans ses bras comme si ce n'йtait toujours que sa petite Agnиs, elle allait et venait dans l'йtroite loge, ivre, forcenйe, joyeuse, criant, chantant, baisant sa fille, lui parlant, йclatant de rire, fondant en larmes, le tout а la fois et avec emportement.

-- Ma fille ! ma fille ! disait-elle. J'ai ma fille ! la voilа. Le bon Dieu me l'a rendue. Eh vous ! venez tous ! Y a-t-il quelqu'un lа pour voir que j'ai ma fille ? Seigneur Jйsus, qu'elle est belle ! Vous me l'avez fait attendre quinze ans, mon bon Dieu, mais c'йtait pour me la rendre belle. - Les йgyptiennes ne l'avaient donc pas mangйe ! Qui avait dit cela ? Ma petite fille ! ma petite fille ! baise-moi. Ces bonnes йgyptiennes ! J'aime les йgyptiennes. - C'est bien toi. C'est donc cela que le coeur me sautait chaque fois que tu passais. Moi qui prenais cela pour de la haine ! Pardonne-moi, mon Agnиs, pardonne-moi. Tu m'as trouvйe bien mйchante, n'est-ce pas ? Je t'aime. - Ton petit signe au cou, l'as-tu toujours ? voyons. Elle l'a toujours. Oh ! tu es belle ! C'est moi qui vous ai fait ces grands yeux-lа, mademoiselle. Baise-moi. Je t'aime. Cela m'est bien йgal que les autres mиres aient des enfants, je me moque bien d'elles а prйsent. Elles n'ont qu'а venir. Voici la mienne. Voilа son cou, ses yeux, ses cheveux, sa main. Trouvez-moi quelque chose de beau comme cela ! Oh ! je vous en rйponds qu'elle aura des amoureux, celle-lа ! J'ai pleurй quinze ans. Toute ma beautй s'en est allйe, et lui est venue. Baise-moi !

Elle lui tenait mille autres discours extravagants dont l'accent faisait toute la beautй, dйrangeait les vкtements de la pauvre fille jusqu'а la faire rougir, lui lissait sa chevelure de soie avec la main, lui baisait le pied, le genou, le front, les yeux, s'extasiait de tout. La jeune fille se laissait faire, en rйpйtant par intervalles trиs bas et avec une douceur infinie : -- Ma mиre !

-- Vois-tu, ma petite fille, reprenait la recluse en entrecoupant tous ses mots de baisers, vois-tu, je t'aimerai bien. Nous nous en irons d'ici. Nous allons кtre bien heureuses. J'ai hйritй quelque chose а Reims, dans notre pays. Tu sais, Reims ? Ah ! non, tu ne sais pas cela, toi, tu йtais trop petite ! Si tu savais comme tu йtais jolie, а quatre mois ! Des petits pieds qu'on venait voir par curiositй d'Йpernay qui est а sept lieues ! Nous aurons un champ, une maison. Je te coucherai dans mon lit. Mon Dieu ! mon Dieu ! qui est-ce qui croirait cela ? j'ai ma fille !

-- Ф ma mиre ! dit la jeune fille trouvant enfin la force de parler dans son йmotion, l'йgyptienne me l'avait bien dit. Il y a une bonne йgyptienne des nфtres qui est morte l'an passй, et qui avait toujours eu soin de moi comme une nourrice. C'est elle qui m'avait mis ce sachet au cou. Elle me disait toujours : -- Petite, garde bien ce bijou. C'est un trйsor. Il te fera retrouver ta mиre. Tu portes ta mиre а ton cou. - Elle l'avait prйdit, l'йgyptienne !

La sachette serra de nouveau sa fille dans ses bras. -- Viens, que je te baise ! tu dis cela gentiment. Quand nous serons au pays, nous chausserons un Enfant-Jйsus d'йglise avec les petits souliers. Nous devons bien cela а la bonne sainte Vierge. Mon Dieu ! que tu as une jolie voix ! Quand tu me parlais tout а l'heure, c'йtait une musique ! Ah ! mon Dieu Seigneur ! J'ai retrouvй mon enfant ! Mais est-ce croyable, cette histoire-lа ? On ne meurt de rien, car je ne suis pas morte de joie.

Et puis, elle se remit а battre des mains et а rire et а crier : -- Nous allons кtre heureuses ! En ce moment la logette retentit d'un cliquetis d'armes et d'un galop de chevaux qui semblait dйboucher du Pont Notre-Dame et s'avancer de plus en plus sur le quai. L'йgyptienne se jeta avec angoisse dans les bras de la sachette.

-- Sauvez-moi ! sauvez-moi ! ma mиre ! les voilа qui viennent ! La recluse devint pвle.

-- Ф ciel ! que dis-tu lа ? J'avais oubliй ! on te poursuit ! Qu'as-tu donc fait ?

-- Je ne sais pas, rйpondit la malheureuse enfant, mais je suis condamnйe а mourir.

.- Mourir ! dit Gudule chancelant comme sous un coup de foudre. Mourir ! reprit-elle lentement et regardant sa fille avec son oeil fixe.

-- Oui, ma mиre, reprit la jeune fille йperdue, ils veulent me tuer. Voilа qu'on vient me prendre. Cette potence est pour moi ! Sauvez-moi ! sauvez-moi ! Ils arrivent ! sauvez-moi ! !

La recluse resta quelques instants immobile comme une pйtrification, puis elle remua la tкte en signe de doute, et tout а coup partant d'un йclat de rire, mais de son rire effrayant qui lui йtait revenu : -- Ho ! ho ! non ! c'est un rкve que tu me dis lа. Ah ! oui ! je l'aurais perdue, cela aurait durй quinze ans, et puis je la retrouverais, et cela durerait une minute ! Et on me la reprendrait ! et c'est maintenant qu'elle est belle, qu'elle est grande, qu'elle me parle, qu'elle m'aime, c'est maintenant qu'ils viendraient me la manger, sous mes yeux а moi qui suis la mиre ! Oh non ! ces choses-lа ne sont pas possibles. Le bon Dieu n'en permet pas comme cela.

Ici la cavalcade parut s'arrкter, et l'on entendit une voix йloignйe qui disait : -- Par ici, messire Tristan ! Le prкtre dit que nous la trouverons au Trou aux rats. - Le bruit de chevaux recommenзa.

La recluse se dressa debout avec un cri dйsespйrй. -- Sauve-toi ! sauve-toi ! mon enfant ! Tout me revient. Tu as raison. C'est ta mort ! Horreur ! malйdiction ! Sauve-toi !

Elle mit la tкte а la lucarne, et la retira vite.

-- Reste, dit-elle d'une voix basse, brиve et lugubre, en serrant convulsivement la main de l'йgyptienne plus morte que vive. Reste ! ne souffle pas ! il y a des soldats partout. Tu ne peux sortir. Il fait trop de jour.

Ses yeux йtaient secs et brыlants. Elle resta un moment sans parler. Seulement elle marchait а grands pas dans la cellule, et s'arrкtait par intervalles pour s'arracher des poignйes de cheveux gris qu'elle dйchirait ensuite avec ses dents.

Tout а coup elle dit : -- Ils approchent. Je vais leur parler. Cache-toi dans ce coin. Ils ne te verront pas. Je leur dirai que tu t'es йchappйe, que je t'ai lвchйe, ma foi !

Elle posa sa fille, car elle la portait toujours, dans un angle de la cellule qu'on ne voyait pas du dehors. Elle l'accroupit, l'arrangea soigneusement de maniиre que ni son pied ni sa main ne dйpassassent l'ombre, lui dйnoua ses cheveux noirs qu'elle rйpandit sur sa robe blanche pour la masquer, mit devant elle sa cruche et son pavй, les seuls meubles qu'elle eыt, s'imaginant que cette cruche et ce pavй la cacheraient. Et quand ce fut fini, plus tranquille, elle se mit а genoux, et pria. Le jour, qui ne faisait que de poindre, laissait encore beaucoup de tйnиbres dans le Trou aux Rats.

En cet instant, la voix du prкtre, cette voix infernale, passa trиs prиs de la cellule en criant : -- Par ici, capitaine Phoebus de Chвteaupers !

А ce nom, а cette voix, la Esmeralda, tapie dans son coin, fit un mouvement. -- Ne bouge pas ! dit Gudule.

Elle achevait а peine qu'un tumulte d'hommes, d'йpйes et de chevaux s'arrкta autour de la cellule. La mиre se leva bien vite et s'alla poster devant sa lucarne pour la boucher. Elle vit une grande troupe d'hommes armйs, de pied et de cheval, rangйe sur la Grиve. Celui qui les commandait mit pied а terre et vint vers elle. -- La vieille, dit cet homme, qui avait une figure atroce, nous cherchons une sorciиre pour la pendre : on nous a dit que tu l'avais.

La pauvre mиre prit l'air le plus indiffйrent qu'elle put, et rйpondit : -- Je ne sais pas trop ce que vous voulez dire.

L'autre reprit : -- Tкte-Dieu ! que chantait donc cet effarй d'archidiacre ? Oщ est-il ?

-- Monseigneur, dit un soldat, il a disparu.

-- Or за, la vieille folle, repartit le commandant, ne me mens pas. On t'a donnй une sorciиre а garder. Qu'en as-tu bit ?

La recluse ne voulut pas tout nier, de peur d'йveiller des soupзons, et rйpondit d'un accent sincиre et bourru : -- Si vous parlez d'une grande jeune fille qu'on m'a accrochйe aux mains tout а l'heure, je vous dirai qu'elle m'a mordue et que je l'ai lвchйe. Voilа. Laissez-moi en repos.

Le commandant fit une grimace dйsappointйe.

-- Ne va pas me mentir, vieux spectre, reprit-il. Je m'appelle Tristan l'Hermite, et je suis le compиre du roi. Tristan l'Hermite, entends-tu ? Il ajouta, en regardant la place de Grиve autour de lui : -- C'est un nom qui a de l'йcho ici.

-- Vous seriez Satan l'Hermite, rйpliqua Gudule qui reprenait espoir, que je n'aurais pas autre chose а vous dire et que je n'aurais pas peur de vous.

-- Tкte-Dieu ! dit Tristan, voilа une commиre ! Ah ! la fille sorciиre s'est sauvйe ! et par oщ a-t-elle pris ?

Gudule rйpondit d'un ton insouciant :

-- Par la rue du Mouton, je crois.

Tristan tourna la tкte, et fit signe а sa troupe de se prйparer а se remettre en marche. La recluse respira.

-- Monseigneur, dit tout а coup un archer, demandez donc а la vieille fйe pourquoi les barreaux de sa lucarne sont dйfaits de la sorte.

Cette question fit rentrer l'angoisse au coeur de la misйrable mиre. Elle ne perdit pourtant pas toute prйsence d'esprit. -- Ils ont toujours йtй ainsi, bйgaya-t-elle.

-- Bah ! repartir l'archer, hier encore ils faisaient une belle croix noire qui donnait de la dйvotion.

Tristan jeta un regard oblique а la recluse.

-- Je crois que la commиre se trouble !

L'infortunйe sentit que tout dйpendait de sa bonne contenance, et la mort dans l'вme elle se mit а ricaner. Les mиres ont de ces forces-lа. -- Bah ! dit-elle, cet homme est ivre. Il y a plus d'un an que le cul d'une charrette de pierres a donnй dans ma lucarne et en a dйfoncй la grille. Que mкme j'ai injuriй le charretier !

-- C'est vrai, dit un autre archer, j'y йtais.

Il se trouve toujours partout des gens qui ont tout vu. Ce tйmoignage inespйrй de l'archer ranima la recluse, а qui cet interrogatoire faisait traverser un abоme sur le tranchant d'un couteau.

Mais elle йtait condamnйe а une alternative continuelle d'espйrance et d'alarme.

-- Si c'est une charrette qui a fait cela, repartit le premier soldat, les tronзons des barres devraient кtre repoussйs en dedans, tandis qu'ils sont ramenйs en dehors.

-- Hй ! hй ! dit Tristan au soldat, tu as un nez d'enquкteur au Chвtelet. Rйpondez а ce qu'il dit, la vieille !

-- Mon Dieu ! s'йcria-t-elle aux abois et d'une voix malgrй elle pleine de larmes, je vous jure, monseigneur, que c'est une charrette qui a brisй ces barreaux. Vous entendez que cet homme l'a vu. Et puis, qu'est-ce que cela fait pour votre йgyptienne ?

-- Hum ! grommela Tristan.

-- Diable ! reprit le soldat flattй de l'йloge du prйvфt, les cassures du fer sont toutes fraоches !

Tristan hocha la tкte. Elle pвlit. -- Combien y a-t-il de temps, dites-vous, de cette charrette ?

-- Un mois, quinze jours peut-кtre, monseigneur. Je ne sais plus, moi.

-- Elle a d'abord dit plus d'un an, observa le soldat.

-- Voilа qui est louche ! dit le prйvфt.

-- Monseigneur, cria-t-elle toujours collйe devant la lucarne, et tremblant que le soupзon ne les poussвt а y passer la tкte et а regarder dans la cellule, monseigneur, je vous jure que c'est une charrette qui a brisй cette grille. Je vous le jure par les saints anges du paradis. Si ce n'est pas une charrette, je veux кtre йternellement damnйe et je renie Dieu !

-- Tu mets bien de la chaleur а ce jurement ! dit Tristan avec son coup d'oeil d'inquisiteur.

La pauvre femme sentait s'йvanouir de plus en plus son assurance. Elle en йtait а faire des maladresses, et elle comprenait avec terreur qu'elle ne disait pas ce qu'il aurait fallu dire.

Ici, un autre soldat arriva en criant : -- Monseigneur, la vieille fйe ment. La sorciиre ne s'est pas sauvйe par la rue Mouton. La chaоne de la rue est restйe tendue toute la nuit, et le garde-chaоne n'a vu passer personne.

Tristan, dont la physionomie devenait а chaque instant plus sinistre, interpella la recluse : -- Qu'as-tu а dire а cela ?

Elle essaya encore de faire tкte а ce nouvel incident : -- Que je ne sais, monseigneur, que j'ai pu me tromper. Je crois qu'elle a passй l'eau en effet.

-- C'est le cфtй opposй, dit le prйvфt. Il n'y a pourtant pas grande apparence qu'elle ait voulu rentrer dans la Citй oщ on la poursuivait. Tu mens, la vieille !

-- Et puis, ajouta le premier soldat, il n'y a de bateau ni de ce cфtй de l'eau ni de l'autre.

-- Elle aura passй а la nage, rйpliqua la recluse dйfendant le terrain pied а pied.

-- Est-ce que les femmes nagent ? dit le soldat.

-- Tкte-Dieu ! la vieille ! tu mens ! tu mens ! reprit Tristan avec colиre. J'ai bonne envie de laisser lа cette sorciиre, et de te pendre, toi. Un quart d'heure de question te tirera peut-кtre la vйritй du gosier. Allons ! tu vas nous suivre.

Elle saisit ces paroles avec aviditй. -- Comme vous voudrez, monseigneur. Faites. Faites. La question, je veux bien. Emmenez-moi. Vite, vite ! partons tout de suite. - Pendant ce temps-lа, pensait-elle, ma fille se sauvera.

-- Mort-Dieu ! dit le prйvфt, quel appйtit du chevalet ! Je ne comprends rien а cette folle.

Un vieux sergent du guet а tкte grise sortit des rangs, et s'adressant au prйvфt : -- Folle en effet, monseigneur ! Si elle a lвchй l'йgyptienne, ce n'est pas sa faute, car elle n'aime pas les йgyptiennes. Voilа quinze ans que je fais le guet, et que je l'entends tous les soirs maugrйer les femmes bohиmes avec des exйcrations sans fin. Si celle que nous poursuivons est, comme je le crois, la petite danseuse а la chиvre, elle dйteste celle-lа surtout.

Gudule fit un effort et dit : -- Celle-lа surtout.

Le tйmoignage unanime des hommes du guet confirma au prйvфt les paroles du vieux sergent. Tristan l'Hermite, dйsespйrant de rien tirer de la recluse, lui tourna le dos, et elle le vit avec une anxiйtй inexprimable se diriger lentement vers son cheval. -- Allons, disait-il entre ses dents, en route ! remettons-nous а l'enquкte. Je ne dormirai pas que l'йgyptienne ne soit pendue.

Cependant il hйsita encore quelque temps avant de monter а cheval. Gudule palpitait entre la vie et la mort en le voyant promener autour de la place cette mine inquiиte d'un chien de chasse qui sent prиs de lui le gоte de la bкte et rйsiste а s'йloigner. Enfin il secoua la tкte et sauta en selle. Le coeur si horriblement comprimй de Gudule se dilata, et elle dit а voix basse en jetant un coup d'oeil sur sa fille, qu'elle n'avait pas encore osй regarder depuis qu'ils йtaient lа : -- Sauvйe !

La pauvre enfant йtait restйe tout ce temps dans son coin, sans souffler, sans remuer, avec l'idйe de la mort debout devant elle. Elle n'avait rien perdu de la scиne entre Gudule et Tristan, et chacune des angoisses de sa mиre avait retenti en elle. Elle avait entendu tous les craquements successifs du fil qui la tenait suspendue sur le gouffre, elle avait cru vingt fois le voir se briser, et commenзait enfin а respirer et а se sentir le pied en terre ferme. En ce moment, elle entendit une voix qui disait au prйvфt :

-- Corboeuf ! monsieur le prйvфt, ce n'est pas mon affaire, а moi homme d'armes, de pendre les sorciиres. La quenaille de peuple est а bas. Je vous laisse besogner tout seul. Vous trouverez bon que j'aille rejoindre ma compagnie, pour ce qu'elle est sans capitaine. - Cette voix, c'йtait celle de Phoebus de Chвteaupers. Ce qui se passa en elle est ineffable. Il йtait donc lа, son ami, son protecteur, son appui, son asile, son Phoebus ! Elle se leva, et avant que sa mиre eыt pu l'en empкcher, elle s'йtait jetйe а la lucarne en criant : -- Phoebus ! а moi, mon Phoebus !

Phoebus n'y йtait plus. Il venait de tourner au galop l'angle de la rue de la Coutellerie. Mais Tristan n'йtait pas encore parti.

La recluse se prйcipita sur sa fille avec un rugissement. Elle la retira violemment en arriиre en lui enfonзant ses ongles dans le cou. Une mиre tigresse n'y regarde pas de si prиs. Mais il йtait trop tard, Tristan avait vu.

-- Hй ! hй ! s'йcria-t-il avec un rire qui dйchaussait toutes ses dents et faisait ressembler sa figure au museau d'un loup, deux souris dans la souriciиre !

-- Je m'en doutais, dit le soldat.

Tristan lui frappa sur l'йpaule : -- Tu es un bon chat ! - Allons, ajouta-t-il, oщ est Henriet Cousin ?

Un homme qui n'avait ni le vкtement ni la mine des soldats sortit de leurs rangs. Il portait un costume mi-parti gris et brun, les cheveux plats, des manches de cuir, et un paquet de cordes а sa grosse main. Cet homme accompagnait toujours Tristan, qui accompagnait toujours Louis XI.

-- L'ami, dit Tristan l'Hermite, je prйsume que voilа la sorciиre que nous cherchions. Tu vas me pendre cela. As-tu ton йchelle ?

-- Il y en a une lа sous le hangar de la Maison-aux-Piliers, rйpondit l'homme. Est-ce а cette justice-lа que nous ferons la chose ? poursuivit-il en montrant le gibet de pierre.

-- Oui.

-- Ho hй ! reprit l'homme avec un gros rire plus bestial encore que celui du prйvфt, nous n'aurons pas beaucoup de chemin а faire.

-- Dйpкche ! dit Tristan. Tu riras aprиs.

Cependant, depuis que Tristan avait vu sa fille et que tout espoir йtait perdu, la recluse n'avait pas encore dit une parole. Elle avait jetй la pauvre йgyptienne а demi morte dans le coin du caveau, et s'йtait replacйe а la lucarne, ses deux mains appuyйes а l'angle de l'entablement comme deux griffes. Dans cette attitude, on la voyait promener intrйpidement sur tous ces soldats son regard, qui йtait redevenu fauve et insensй. Au moment oщ Henriet Cousin s'approcha de la loge, elle lui fit une figure tellement sauvage qu'il recula.

-- Monseigneur, dit-il en revenant au prйvфt, laquelle faut-il prendre ?

-- La jeune.

-- Tant mieux. Car la vieille paraоt malaisйe.

-- Pauvre petite danseuse а la chиvre ! dit le vieux sergent du guet.

Henriet Cousin se rapprocha de la lucarne. L'oeil de la mиre fit baisser le sien. Il dit assez timidement : -- Madame...

Elle l'interrompit d'une voix trиs basse et furieuse : -- Que demandes-tu ?

-- Ce n'est pas vous, dit-il, c'est l'autre.

-- Quelle autre ?

-- La jeune.

Elle se mit а secouer la tкte en criant : -- Il n'y a personne ! Il n'y a personne ! Il n'y a personne !

-- Si ! reprit le bourreau, vous le savez bien. Laissez-moi prendre la jeune. Je ne veux pas vous faire de mal, а vous.

Elle dit avec un ricanement йtrange : -- Ah ! tu ne veux pas me faire de mal, а moi !

-- Laissez-moi l'autre, madame ; c'est monsieur le prйvфt qui le veut.

Elle rйpйta d'un air de folie : -- Il n'y a personne.

-- Je vous dis que si ! rйpliqua le bourreau. Nous avons tous vu que vous йtiez deux.

-- Regarde plutфt ! dit la recluse en ricanant. Fourre ta tкte par la lucarne.

Le bourreau examina les ongles de la mиre, et n'osa pas.

-- Dйpкche ! cria Tristan qui venait de ranger sa troupe en cercle autour du Trou aux Rats et qui se tenait а cheval prиs du gibet.

Henriet revint au prйvфt encore une fois, tout embarrassй. Il avait posй sa corde а terre, et roulait d'un air gauche son chapeau dans ses mains. -- Monseigneur, demanda-t-il, par oщ entrer ?

-- Par la porte.

-- Il n'y en a pas.

-- Par la fenкtre.

-- Elle est trop йtroite.

-- Йlargis-la, dit Tristan avec colиre. N'as-tu pas des pioches ?

Du fond de son antre, la mиre, toujours en arrкt, regardait. Elle n'espйrait plus rien, elle ne savait plus ce qu'elle voulait, mais elle ne voulait pas qu'on lui prit sa fille.

Henriet Cousin alla chercher la caisse d'outils des basses oeuvres sous le hangar de la Maison-aux-Piliers. Il en retira aussi la double йchelle qu'il appliqua sur-le-champ au gibet. Cinq ou six hommes de la prйvфtй s'armиrent de pics et de leviers, et Tristan se dirigea avec eux vers la lucarne.

-- La vieille, dit le prйvфt d'un ton sйvиre, livre-nous cette fille de bonne grвce.

Elle le regarda comme quand on ne comprend pas.

-- Tкte-Dieu ! reprit Tristan, qu'as-tu donc а empкcher cette sorciиre d'кtre pendue comme il plaоt au roi ?

La misйrable se mit а rire de son rire farouche.

-- Ce que j'y ai ? C'est ma fille.

L'accent dont elle prononзa ce mot fit frissonner jusqu'а Henriet Cousin lui-mкme.

-- J'en suis fвchй, repartit le prйvфt. Mais c'est le bon plaisir du roi.

Elle cria en redoublant son rire terrible : -- Qu'est-ce que cela me fait, ton roi ? Je te dis que c'est ma fille !

-- Percez le mur, dit Tristan.

Il suffisait, pour pratiquer une ouverture assez large, de desceller une assise de pierre au-dessous de la lucarne. Quand la mиre entendit les pics et les leviers saper sa forteresse, elle poussa un cri йpouvantable, puis elle se mit а tourner avec une vitesse effrayante autour de sa loge, habitude de bкte fauve que la cage lui avait donnйe. Elle ne disait plus rien, mais ses yeux flamboyaient. Les soldats йtaient glacйs au fond du coeur.

Tout а coup elle prit son pavй, rit, et le jeta а deux poings sur les travailleurs. Le pavй, mal lancй, car ses mains tremblaient, ne toucha personne, et vint s'arrкter sous les pieds du cheval de Tristan. Elle grinзa des dents.

Cependant, quoique le soleil ne fыt pas encore levй, il faisait grand jour, une belle teinte rose йgayait les vieilles cheminйes vermoulues de la Maison-aux-Piliers. C'йtait l'heure oщ les fenкtres les plus matinales de la grande ville s'ouvrent joyeusement sur les toits. Quelques manants, quelques fruitiers allant aux halles sur leur вne, commenзaient а traverser la Grиve, ils s'arrкtaient un moment devant ce groupe de soldats amoncelйs autour du Trou aux Rats, le considйraient d'un air йtonnй, et passaient outre.

La recluse йtait allйe s'asseoir prиs de sa fille, la couvrant de son corps, devant elle, l'oeil fixe, йcoutant la pauvre enfant qui ne bougeait pas, et qui murmurait а voix basse pour toute parole : -- Phoebus ! Phoebus ! А mesure que le travail des dйmolisseurs semblait s'avancer, la mиre se reculait machinalement, et serrait de plus en plus la jeune fille contre le mur. Tout а coup la recluse vit la pierre (car elle faisait sentinelle et ne la quittait pas du regard) s'йbranler, et elle entendit la voix de Tristan qui encourageait les travailleurs. Alors elle sortit de l'affaissement oщ elle йtait tombйe depuis quelques instants, et s'йcria, et tandis qu'elle parlait sa voix tantфt dйchirait l'oreille comme une scie, tantфt balbutiait comme si toutes les malйdictions se fussent pressйes sur ses lиvres pour йclater а la fois. -- Ho ! ho ! ho ! Mais c'est horrible ! Vous кtes des brigands ! Est-ce que vous allez vraiment me pendre ma fille ? je vous dis que c'est ma fille ! Oh ! les lвches ! Oh ! les laquais bourreaux ! les misйrables goujats assassins ! Au secours ! au secours ! au feu ! Mais est-ce qu'ils me prendront mon enfant comme cela ? Qui est-ce donc qu'on appelle le bon Dieu ?

Alors s'adressant а Tristan, йcumante, l'oeil hagard, а quatre pattes comme une panthиre, et toute hйrissйe :

-- Approche un peu me prendre ma fille ! Est-ce que tu ne comprends pas que cette femme te dit que c'est sa fille ? Sais-tu ce que c'est qu'un enfant qu'on a ? Hй ! loup-cervier, n'as-tu jamais gоtй avec ta louve ? n'en as-tu jamais eu un louveteau ? et si tu as des petits, quand ils hurlent, est-ce que tu n'as rien dans le ventre que cela remue ?

-- Mettez bas la pierre, dit Tristan, elle ne tient plus.

Les leviers soulevиrent la lourde assise. C'йtait, nous l'avons dit, le dernier rempart de la mиre. Elle se jeta dessus, elle voulut la retenir, elle йgratigna la pierre avec ses ongles, mais le bloc massif, mis en mouvement par six hommes, lui йchappa et glissa doucement jusqu'а terre le long des leviers de fer.

La mиre, voyant l'entrйe faite, tomba devant l'ouverture en travers, barricadant la brиche avec son corps, tordant ses heurtant la dalle de sa tкte, et criant d'une voix enrouйe de fatigue qu'on entendait а peine : -- Au secours ! au feu ! au feu !

-- Maintenant, prenez la fille, dit Tristan toujours impassible.

La mиre regarda les soldats d'une maniиre si formidable qu'ils avaient plus envie de reculer que d'avancer.

-- Allons donc, reprit le prйvфt. Henriet Cousin, toi !

Personne ne fit un pas.

Le prйvфt jura : -- Tкte-Christ ! mes gens de guerre ! peur d'une femme !

-- Monseigneur, dit Henriet, vous appelez cela une femme ?

-- Elle a une criniиre de lion ! dit un autre.

-- Allons ! repartit le prйvфt, la baie est assez large. Entrez-y trois de front, comme а la brиche de Pontoise. Finissons, mort-Mahom ! Le premier qui recule, j'en fais deux morceaux !

Placйs entre le prйvфt et la mиre, tous deux menaзants, les soldats hйsitиrent un moment, puis, prenant leur parti, s'avancиrent vers le Trou aux Rats.

Quand la recluse vit cela, elle se dressa brusquement sur les genoux, йcarta ses cheveux de son visage, puis laissa retomber ses mains maigres et йcorchйes sur ses cuisses. Alors de grosses larmes sortirent une а une de ses yeux, elles descendaient par une ride le long de ses joues comme un torrent par le lit qu'il s'est creusй. En mкme temps elle se mit а parler, mais d'une voix si suppliante, si douce, si soumise et si poignante, qu'а l'entour de Tristan plus d'un vieil argousin qui aurait mangй de la chair humaine s'essuyait les yeux.

-- Messeigneurs ! messieurs les sergents, un mot ! C'est une chose qu'il faut que je vous dise. C'est ma fille, voyez-vous ? ma chиre petite fille que j'avais perdue ! Йcoutez. C'est une histoire. Figurez-vous que je connais trиs bien messieurs les sergents. Ils ont toujours йtй bons pour moi dans le temps que les petits garзons me jetaient des pierres parce que je faisais la vie d'amour. Voyez-vous ? vous me laisserez mon enfant, quand vous saurez ! je suis une pauvre fille de joie. Ce sont les bohйmiennes qui me l'ont volйe. Mкme que j'ai gardй son soulier quinze ans. Tenez, le voilа. Elle avait ce pied-lа. А Reims ! La Chantefleurie ! rue Folle-Peine ! Vous avez connu cela peut-кtre. C'йtait moi. Dans votre jeunesse, alors, c'йtait un beau temps. On passait de bons quarts d'heure. Vous aurez pitiй de moi, n'est-ce pas, messeigneurs ? Les йgyptiennes me l'ont volйe, elles me l'ont cachйe quinze ans. Je la croyais morte. Figurez-vous, mes bons amis, que je la croyais morte, j'ai passй quinze ans ici, dans cette cave, sans feu l'hiver. C'est dur, cela. Le pauvre cher petit soulier ! j'ai tant criй que le bon Dieu m'a entendue. Cette nuit, il m'a rendu ma fille. C'est un miracle du bon Dieu. Elle n'йtait pas morte. Vous ne me la prendrez pas, j'en suis sыre. Encore si c'йtait moi, je ne dirais pas, mais elle, une enfant de seize ans ! laissez-lui le temps de voir le soleil ! - Qu'est-ce qu'elle vous a fait ? rien du tout. Moi non plus. Si vous saviez que je n'ai qu'elle, que je suis vieille, que c'est une bйnйdiction que la sainte Vierge m'envoie. Et puis, vous кtes si bons tous ! Vous ne saviez pas que c'йtait ma fille, а prйsent vous le savez. Oh ! je l'aime ! Monsieur le grand prйvфt, j'aimerais mieux un trou а mes entrailles qu'une йgratignure а son doigt ! C'est vous qui avez l'air d'un bon seigneur ! Ce que je vous dis lа vous explique la chose, n'est-il pas vrai ? Oh ! si vous avez eu une mиre, monseigneur ! vous кtes le capitaine, laissez-moi mon enfant ! Considйrez que je vous prie а genoux, comme on prie un Jйsus-Christ ! Je ne demande rien а personne, je suis de Reims, messeigneurs, j'ai un petit champ de mon oncle Mahiet Pradon. Je ne suis pas une mendiante. Je ne veux rien, mais je veux mon enfant ! Oh ! je veux garder mon enfant ! Le bon Dieu, qui est le maоtre, ne me l'a pas rendue pour rien ! Le roi ! vous dites le roi ! Cela ne lui fera dйjа pas beaucoup de plaisir qu'on tue ma petite fille ! Et puis le roi est bon ! C'est ma fille ! c'est ma fille, а moi ! elle n'est pas au roi ! elle n'est pas а vous ! je veux m'en aller ! nous voulons nous en aller ! Enfin, deux femmes qui passent, dont l'une est la mиre et l'autre la fille, on les laisse passer ! Laissez-nous passer ! nous sommes de Reims. Oh ! vous кtes bien bons, messieurs les sergents, je vous aime tous. Vous ne me prendrez pas ma chиre petite, c'est impossible ! N'est-ce pas que c'est tout а fait impossible ? Mon enfant ! mon enfant !

Nous n'essaierons pas de donner une idйe de son geste, de son accent, des larmes qu'elle buvait en parlant, des mains qu'elle joignait et puis tordait, des sourires navrants, des regards noyйs, des gйmissements, des soupirs, des cris misйrables et saisissants qu'elle mкlait а ses paroles dйsordonnйes, folles et dйcousues. Quand elle se tut, Tristan l'Hermite fronзa le sourcil, mais c'йtait pour cacher une larme qui roulait dans son oeil de tigre. Il surmonta pourtant cette faiblesse, et dit d'un ton bref : -- Le roi le veut.

Puis, il se pencha а l'oreille d'Henriet Cousin, et lui dit tout bas : -- Finis vite ! Le redoutable prйvфt sentait peut-кtre le coeur lui manquer, а lui aussi.

Le bourreau et les sergents entrиrent dans la logette. La mиre ne fit aucune rйsistance, seulement elle se traоna vers sa fille et se jeta а corps perdu sur elle. L'йgyptienne vit les soldats s'approcher. L'horreur de la mort la ranima. -- Ma mиre ! cria-t-elle avec un inexprimable accent de dйtresse, ma mиre ! ils viennent ! dйfendez-moi ! -- Oui, mon amour, je te dйfends ! rйpondit la mиre d'une voix йteinte, et, la serrant йtroitement dans ses bras, elle la couvrit de baisers. Toutes deux ainsi а terre, la mиre sur la fille, faisaient un spectacle digne de pitiй.

Henriet Cousin prit la jeune fille par le milieu du corps sous ses belles йpaules. Quand elle sentit cette main, elle fit : Heuh ! et s'йvanouit. Le bourreau, qui laissait tomber goutte а goutte de grosses larmes sur elle, voulut l'enlever dans ses bras. Il essaya de dйtacher la mиre, qui avait pour ainsi dire nouй ses deux mains autour de la ceinture de sa fille, mais elle йtait si puissamment cramponnйe а son enfant qu'il fut impossible de l'en sйparer. Henriet Cousin alors traоna la jeune fille hors de la loge, et la mиre aprиs elle. La mиre aussi tenait ses yeux fermйs.

Le soleil se levait en ce moment, et il y avait dйjа sur la place un assez bon amas de peuple qui regardait а distance ce qu'on traоnait ainsi sur le pavй vers le gibet. Car c'йtait la mode du prйvфt Tristan aux exйcutions. Il avait la manie d'empкcher les curieux d'approcher.

Il n'y avait personne aux fenкtres. On voyait seulement de loin, au sommet de celle des tours de Notre-Dame qui domine la Grиve, deux hommes dйtachйs en noir sur le ciel clair du matin, qui semblaient regarder.

Henriet Cousin s'arrкta avec ce qu'il traоnait au pied de la fatale йchelle, et, respirant а peine, tant la chose l'apitoyait, il passa la corde autour du cou adorable de la jeune fille. La malheureuse enfant sentit l'horrible attouchement du chanvre. Elle souleva ses paupiиres, et vit le bras dйcharnй du gibet de pierre, йtendu au-dessus de sa tкte. Alors elle se secoua, et cria d'une voix haute et dйchirante : -- Non ! non ! je ne veux pas ! La mиre, dont la tкte йtait enfouie et perdue sous les vкtements de sa fille, ne dit pas une parole ; seulement on vit frйmir tout son corps et on l'entendit redoubler ses baisers sur son enfant. Le bourreau profita de ce moment pour dйnouer vivement les bras dont elle йtreignait la condamnйe. Soit йpuisement, soit dйsespoir, elle le laissa faire. Alors il prit la jeune fille sur son йpaule, d'oщ la charmante crйature retombait gracieusement pliйe en deux sur sa large tкte. Puis il mit le pied sur l'йchelle pour monter.

En ce moment la mиre, accroupie sur le pavй, ouvrit tout а fait les yeux. Sans jeter un cri, elle se redressa avec une expression terrible, puis, comme une bкte sur sa proie, elle se jeta sur la main du bourreau et le mordit. Ce fut un йclair. Le bourreau hurla de douleur. On accourut. On retira avec peine sa main sanglante d'entre les dents de la mиre. Elle gardait un profond silence. On la repoussa assez brutalement, et l'on remarqua que sa tкte retombait lourdement sur le pavй. On la releva. Elle se laissa de nouveau retomber. C'est qu'elle йtait morte.

Le bourreau, qui n'avait pas lвchй la jeune fille, se remit а monter l'йchelle.

II

LA CREATURA BELLA BIANCO VESTITA (DANTE)
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Quand Quasimodo vit que la cellule йtait vide, que l'йgyptienne n'y йtait plus, que pendant qu'il la dйfendait on l'avait enlevйe, il prit ses cheveux а deux mains et trйpigna de surprise et de douleur. Puis il se mit а courir par toute l'йglise, cherchant sa bohйmienne, hurlant des cris йtranges а tous les coins de mur, semant ses cheveux rouges sur le pavй. C'йtait prйcisйment le moment oщ les archers du roi entraient victorieux dans Notre-Dame, cherchant aussi l'йgyptienne. Quasimodo les y aida, sans se douter, le pauvre sourd, de leurs fatales intentions ; il croyait que les ennemis de l'йgyptienne, c'йtaient les truands. Il mena lui-mкme Tristan l'Hermite а toutes les cachettes possibles, lui ouvrit les portes secrиtes, les doubles fonds d'autel, les arriиre-sacristies. Si la malheureuse y eыt йtй encore, c'est lui qui l'eыt livrйe. Quand la lassitude de ne rien trouver eut rebutй Tristan qui ne se rebutait pas aisйment, Quasimodo continua de chercher tout seul. Il fit vingt fois, cent fois le tour de l'йglise, de long en large, du haut en bas, montant, descendant, courant, appelant, criant, flairant, furetant, fouillant, fourrant sa tкte dans tous les trous, poussant une torche sous toutes les voыtes, dйsespйrй, fou. Un mвle qui a perdu sa femelle n'est pas plus rugissant ni plus hagard. Enfin quand il fut sыr, bien sыr qu'elle n'y йtait plus, que c'en йtait fait, qu'on la lui avait dйrobйe, il remonta lentement l'escalier des tours, cet escalier qu'il avait escaladй avec tant d'emportement et de triomphe le jour oщ il l'avait sauvйe. Il repassa par les mкmes lieux, la tкte basse, sans voix, sans larmes, presque sans souffle. L'йglise йtait dйserte de nouveau et retombйe dans son silence. Les archers l'avaient quittйe pour traquer la sorciиre dans la Citй. Quasimodo, restй seul dans cette vaste Notre-Dame, si assiйgйe et si tumultueuse le moment d'auparavant, reprit le chemin de la cellule oщ l'йgyptienne avait dormi tant de semaines sous sa garde. En s'en approchant, il se figurait qu'il allait peut-кtre l'y retrouver. Quand, au dйtour de la galerie qui donne sur le toit des bas cфtйs, il aperзut l'йtroite logette avec sa petite fenкtre et sa petite porte, tapie sous un grand arc-boutant comme un nid d'oiseau sous une branche, le coeur lui manqua, au pauvre homme, et il s'appuya contre un pilier pour ne pas tomber. Il s'imagina qu'elle y йtait peut-кtre rentrйe, qu'un bon gйnie l'y avait sans doute ramenйe, que cette logette йtait trop tranquille, trop sыre et trop charmante pour qu'elle n'y fыt point, et il n'osait faire un pas de plus, de peur de briser son illusion. -- Oui, se disait-il en lui-mкme, elle dort peut-кtre, ou elle prie. Ne la troublons pas.

Enfin il rassembla son courage, il avanзa sur la pointe des pieds, il regarda, il entra. Vide ! la cellule йtait toujours vide. Le malheureux sourd en fit le tour а pas lents, souleva le lit et regarda dessous, comme si elle pouvait кtre cachйe entre la dalle et le matelas, puis il secoua la tкte et demeura stupide. Tout а coup il йcrasa furieusement sa torche du pied, et, sans dire une parole, sans pousser un soupir, il se prйcipita de toute sa course la tкte contre le mur et tomba йvanoui sur le pavй.

Quand il revint а lui, il se jeta sur le lit, il s'y roula, il baisa avec frйnйsie la place tiиde encore oщ la jeune fille avait dormi, il y resta quelques minutes immobile comme s'il allait y expirer, puis il se releva, ruisselant de sueur, haletant, insensй, et se mit а cogner les murailles de sa tкte avec l'effrayante rйgularitй du battant de ses cloches, et la rйsolution d'un homme qui veut l'y briser. Enfin il tomba une seconde fois, йpuisй ; il se traоna sur les genoux hors de la cellule et s'accroupit en face de la porte, dans une attitude d'йtonnement. Il resta ainsi plus d'une heure sans faire un mouvement, l'oeil fixй sur la cellule dйserte, plus sombre et plus pensif qu'une mиre assise entre un berceau vide et un cercueil plein. Il ne prononзait pas un mot ; seulement, а de longs intervalles, un sanglot remuait violemment tout son corps, mais un sanglot sans larmes, comme ces йclairs d'йtй qui ne font pas de bruit.

Il paraоt que ce fut alors que, cherchant au fond de sa rкverie dйsolйe quel pouvait кtre le ravisseur inattendu de l'йgyptienne, il songea а l'archidiacre. Il se souvint que dom Claude avait seul une clef de l'escalier qui menait а la cellule, il se rappela ses tentatives nocturnes sur la jeune fille, la premiиre а laquelle lui Quasimodo avait aidй, la seconde qu'il avait empкchйe. Il se rappela mille dйtails, et ne douta bientфt plus que l'archidiacre ne lui eыt pris l'йgyptienne. Cependant tel йtait son respect du prкtre, la reconnaissance, le dйvouement, l'amour pour cet homme avaient de si profondes racines dans son coeur qu'elles rйsistaient, mкme en ce moment, aux ongles de la jalousie et du dйsespoir.

Il songeait que l'archidiacre avait fait cela, et la colиre de sang et de mort qu'il en eыt ressentie contre tout autre, du moment oщ il s'agissait de Claude Frollo, se tournait chez le pauvre sourd en accroissement de douleur.

Au moment oщ sa pensйe se fixait ainsi sur le prкtre, comme l'aube blanchissait les arcs-boutants, il vit а l'йtage supйrieur de Notre-Dame, au coude que fait la balustrade extйrieure qui tourne autour de l'abside, une figure qui marchait. Cette figure venait de son cфtй. Il la reconnut. C'йtait l'archidiacre. Claude allait d'un pas grave et lent. Il ne regardait pas devant lui en marchant, il se dirigeait vers la tour septentrionale, mais son visage йtait tournй de cфtй, vers la rive droite de la Seine, et il tenait la tкte haute, comme s'il eыt tвchй de voir quelque chose par-dessus les toits. Le hibou a souvent cette attitude oblique. Il vole vers un point et en regarde un autre. - Le prкtre passa ainsi au-dessus de Quasimodo sans le voir.

Le sourd, que cette brusque apparition avait pйtrifiй, le vit s'enfoncer sous la porte de l'escalier de la tour septentrionale. Le lecteur sait que cette tour est celle d'oщ l'on voit l'Hфtel de Ville. Quasimodo se leva et suivit l'archidiacre.

Quasimodo monta l'escalier de la tour pour le monter, pour savoir pourquoi le prкtre le montait. Du reste, le pauvre sonneur ne savait ce qu'il ferait, lui Quasimodo, ce qu'il dirait, ce qu'il voulait. Il йtait plein de fureur et plein de crainte. L'archidiacre et l'йgyptienne se heurtaient dans son coeur.

Quand il fut parvenu au sommet de la tour, avant de sortir de l'ombre de l'escalier et d'entrer sur la plate-forme, il examina avec prйcaution oщ йtait le prкtre. Le prкtre lui tournait le dos. Il y a une balustrade percйe а jour qui entoure la plate-forme du clocher. Le prкtre, dont les yeux plongeaient sur la ville, avait la poitrine appuyйe а celui des quatre cфtйs de la balustrade qui regarde le Pont Notre-Dame.

Quasimodo, s'avanзant а pas de loup derriиre lui, alla voir ce qu'il regardait ainsi. L'attention du prкtre йtait tellement absorbйe ailleurs qu'il n'entendit point le sourd marcher prиs de lui.

C'est un magnifique et charmant spectacle que Paris, et le Paris d'alors surtout, vu du haut des tours Notre-Dame aux fraоches lueurs d'une aube d'йtй. On pouvait кtre, ce jour-lа, en juillet. Le ciel йtait parfaitement serein. Quelques йtoiles attardйes s'y йteignaient sur divers points, et il y en avait une trиs brillante au levant dans le plus clair du ciel. Le soleil йtait au moment de paraоtre. Paris commenзait а remuer. Une lumiиre trиs blanche et trиs pure faisait saillir vivement а l'oeil tous les plans que ses mille maisons prйsentent а l'orient. L'ombre gйante des clochers allait de toit en toit d'un bout de la grande ville а l'autre. Il y avait dйjа des quartiers qui parlaient et qui faisaient du bruit. Ici un coup de cloche, lа un coup de marteau, lа-bas le cliquetis compliquй d'une charrette en marche. Dйjа quelques fumйes se dйgorgeaient за et lа sur toute cette surface de toits comme par les fissures d'une immense solfatare. La riviиre, qui fronce son eau aux arches de tant de ponts, а la pointe de tant d'оles, йtait toute moirйe de plis d'argent. Autour de la ville, au dehors des remparts, la vue se perdait dans un grand cercle de vapeurs floconneuses а travers lesquelles on distinguait confusйment la ligne indйfinie des plaines et le gracieux renflement des coteaux. Toutes sortes de rumeurs flottantes se dispersaient sur cette citй а demi rйveillйe. Vers l'orient le vent du matin chassait а travers le ciel quelques blanches ouates arrachйes а la toison de brume des collines.

Dans le Parvis, quelques bonnes femmes qui avaient en main leur pot au lait se montraient avec йtonnement le dйlabrement singulier de la grande porte de Notre-Dame et deux ruisseaux de plomb figйs entre les fentes des grиs. C'йtait tout ce qui restait du tumulte de la nuit. Le bыcher allumй par Quasimodo entre les tours s'йtait йteint. Tristan avait dйjа dйblayй la place et fait jeter les morts а la Seine. Les rois comme Louis XI ont soin de laver vite le pavй aprиs un massacre.

En dehors de la balustrade de la tour, prйcisйment au-dessous du point oщ s'йtait arrкtй le prкtre, il y avait une de ces gouttiиres de pierre fantastiquement taillйes qui hйrissent les йdifices gothiques, et dans une crevasse de cette gouttiиre deux jolies giroflйes en fleur, secouйes et rendues comme vivantes par le souffle de l'air, se faisaient des salutations folвtres. Au-dessus des tours, en haut, bien loin au fond du ciel, on entendait de petits cris d'oiseaux.

Mais le prкtre n'йcoutait, ne regardait rien de tout cela. Il йtait de ces hommes pour lesquels il n'y a pas de matins, pas d'oiseaux, pas de fleurs. Dans cet immense horizon qui prenait tant d'aspects autour de lui, sa contemplation йtait concentrйe sur un point unique.

Quasimodo brыlait de lui demander ce qu'il avait fait de l'йgyptienne. Mais l'archidiacre semblait en ce moment кtre hors du monde. Il йtait visiblement dans une de ces minutes violentes de la vie oщ l'on ne sentirait pas la terre crouler. Les yeux invariablement fixйs sur un certain lieu, il demeurait immobile et silencieux ; et ce silence et cette immobilitй avaient quelque chose de si redoutable que le sauvage sonneur frйmissait devant et n'osait s'y heurter. Seulement, et c'йtait encore une maniиre d'interroger l'archidiacre, il suivit la direction de son rayon visuel, et de cette faзon le regard du malheureux sourd tomba sur la place de Grиve.

Il vit ainsi ce que le prкtre regardait. L'йchelle йtait dressйe prиs du gibet permanent. Il y avait quelque peuple dans la place et beaucoup de soldats. Un homme traоnait sur le pavй une chose blanche а laquelle une chose noire йtait accrochйe. Cet homme s'arrкta au pied du gibet.

Ici il se passa quelque chose que Quasimodo ne vit pas bien. Ce n'est pas que son oeil unique n'eыt conservй sa longue portйe, mais il y avait un gros de soldats qui empкchait de distinguer tout. D'ailleurs en cet instant le soleil parut, et un tel flot de lumiиre dйborda par-dessus l'horizon qu'on eыt dit que toutes les pointes de Paris, flиches, cheminйes, pignons, prenaient feu а la fois.

Cependant l'homme se mit а monter l'йchelle. Alors Quasimodo le revit distinctement. Il portait une femme sur son йpaule, une jeune fille vкtue de blanc, cette jeune fille avait un noeud au cou. Quasimodo la reconnut. C'йtait elle.

L'homme parvint ainsi au haut de l'йchelle. Lа il arrangea le noeud. Ici le prкtre, pour mieux voir, se mit а genoux sur la balustrade.

Tout а coup l'homme repoussa brusquement l'йchelle du talon, et Quasimodo qui ne respirait plus depuis quelques instants vit se balancer au bout de la corde, а deux toises au-dessus du pavй, la malheureuse enfant avec l'homme accroupi les pieds sur ses йpaules. La corde fit plusieurs tours sur elle-mкme, et Quasimodo vit courir d'horribles convulsions le long du corps de l'йgyptienne. Le prкtre de son cфtй, le cou tendu, l'oeil hors de la tкte, contemplait ce groupe йpouvantable de l'homme et de la jeune fille, de l'araignйe et de la mouche.

Au moment oщ c'йtait le plus effroyable, un rire de dйmon, un rire qu'on ne peur avoir que lorsqu'on n'est plus homme, йclata sur le visage livide du prкtre. Quasimodo n'entendit pas ce rire, mais il le vit. Le sonneur recula de quelques pas derriиre l'archidiacre, et tout а coup, se ruant sur lui avec fureur, de ses deux grosses mains il le poussa par le dos dans l'abоme sur lequel dom Claude йtait penchй.

Le prкtre cria : -- Damnation ! et tomba.

La gouttiиre au-dessus de laquelle il se trouvait l'arrкta dans sa chute. Il s'y accrocha avec des mains dйsespйrйes, et, au moment oщ il ouvrit la bouche pour jeter un second cri, il vit passer au rebord de la balustrade, au-dessus de sa tкte, la figure formidable et vengeresse de Quasimodo. Alors il se tut.

L'abоme йtait au-dessous de lui. Une chute de plus de deux cents pieds, et le pavй. Dans cette situation terrible, l'archidiacre ne dit pas une parole, ne poussa pas un gйmissement. Seulement il se tordit sur la gouttiиre avec des efforts inouпs pour remonter. Mais ses mains n'avaient pas de prise sur le granit, ses pieds rayaient la muraille noircie, sans y mordre. Les personnes qui ont montй sur les tours de Notre-Dame savent qu'il y a un renflement de la pierre immйdiatement au-dessous de la balustrade. C'est sur cet angle rentrant que s'йpuisait le misйrable archidiacre. Il n'avait pas affaire а un mur а pic, mais а un mur qui fuyait sous lui.

Quasimodo n'eыt eu pour le tirer du gouffre qu'а lui tendre la main, mais il ne le regardait seulement pas. Il regardait la Grиve. Il regardait le gibet. Il regardait l'йgyptienne. Le sourd s'йtait accoudй sur la balustrade а la place oщ йtait l'archidiacre le moment d'auparavant, et lа, ne dйtachant pas son regard du seul objet qu'il y eыt pour lui au monde en ce moment, il йtait immobile et muet comme un homme foudroyй, et un long ruisseau de pleurs coulait en silence de cet oeil qui jusqu'alors n'avait encore versй qu'une seule larme.

Cependant l'archidiacre haletait. Son front chauve ruisselait de sueur, ses ongles saignaient sur la pierre, ses genoux s'йcorchaient au mur. Il entendait sa soutane accrochйe а la gouttiиre craquer et se dйcoudre а chaque secousse qu'il lui donnait. Pour comble de malheur, cette gouttiиre йtait terminйe par un tuyau de plomb qui flйchissait sous le poids de son corps. L'archidiacre sentait ce tuyau ployer lentement. Il se disait, le misйrable, que quand ses mains seraient brisйes de fatigue, quand sa soutane serait dйchirйe, quand ce plomb serait ployй, il faudrait tomber, et l'йpouvante le prenait aux entrailles. Quelquefois, il regardait avec йgarement une espиce d'йtroit plateau formй а quelque dix pieds plus bas par des accidents de sculpture, et il demandait au ciel dans le fond de son вme en dйtresse de pouvoir finir sa vie sur cet espace de deux pieds carrйs, dыt-elle durer cent annйes. Une fois, il regarda au-dessous de lui dans la place, dans l'abоme ; la tкte qu'il releva fermait les yeux et avait les cheveux tout droits.

C'йtait quelque chose d'effrayant que le silence de ces deux hommes. Tandis que l'archidiacre а quelques pieds de lui agonisait de cette horrible faзon, Quasimodo pleurait et regardait la Grиve.

L'archidiacre, voyant que tous ses soubresauts ne servaient qu'а йbranler le fragile point d'appui qui lui restait, avait pris le parti de ne plus remuer. Il йtait lа, embrassant la gouttiиre, respirant а peine, ne bougeant plus, n'ayant plus d'autres mouvements que cette convulsion machinale du ventre qu'on йprouve dans les rкves quand on croit se sentir tomber. Ses yeux fixes йtaient ouverts d'une maniиre maladive et йtonnйe. Peu а peu cependant, il perdait du terrain, ses doigts glissaient sur la gouttiиre, il sentait de plus en plus la faiblesse de ses bras et la pesanteur de son corps, la courbure du plomb qui le soutenait s'inclinait а tout moment d'un cran vers l'abоme. Il voyait au-dessous de lui, chose affreuse, le toit de Saint-Jean-le-Rond petit comme une carte ployйe en deux. Il regardait l'une aprиs l'autre les impassibles sculptures de la tour, comme lui suspendues sur le prйcipice, mais sans terreur pour elles ni pitiй pour lui. Tout йtait de pierre autour de lui : devant ses yeux, les monstres bйants ; au-dessous, tout au fond, dans la place, le pavй ; au-dessus de sa tкte, Quasimodo qui pleurait.

Il y avait dans le Parvis quelques groupes de braves curieux qui cherchaient tranquillement а deviner quel pouvait кtre le fou qui s'amusait d'une si йtrange maniиre. Le prкtre leur entendait dire, car leur voix arrivait jusqu'а lui, claire et grкle : -- Mais il va se rompre le cou !

Quasimodo pleurait.

Enfin l'archidiacre, йcumant de rage et d'йpouvante, comprit que tout йtait inutile. Il rassembla pourtant tout ce qui lui restait de force pour un dernier effort. Il se roidit sur la gouttiиre, repoussa le mur de ses deux genoux, s'accrocha des mains а une fente des pierres, et parvint а regrimper d'un pied peut-кtre ; mais cette commotion fit ployer brusquement le bec de plomb sur lequel il s'appuyait. Du mкme coup la soutane s'йventra. Alors sentant tout manquer sous lui, n'ayant plus que ses mains roidies et dйfaillantes qui tinssent а quelque chose, l'infortunй ferma les yeux et lвcha la gouttiиre. Il tomba.

Quasimodo le regarda tomber.

Une chute de si haut est rarement perpendiculaire. L'archidiacre lancй dans l'espace tomba d'abord la tкte en bas et les deux mains йtendues, puis il fit plusieurs tours sur lui-mкme. Le vent le poussa sur le toit d'une maison oщ le malheureux commenзa а se briser. Cependant il n'йtait pas mort quand il y arriva. Le sonneur le vit essayer encore de se retenir au pignon avec les ongles. Mais le plan йtait trop inclinй, et il n'avait plus de force. Il glissa rapidement sur le toit comme une tuile qui se dйtache, et alla rebondir sur le pavй. Lа, il ne remua plus.

Quasimodo alors releva son oeil sur l'йgyptienne dont il voyait le corps, suspendu au gibet, frйmir au loin sous sa robe blanche des derniers tressaillements de l'agonie, puis il le rabaissa sur l'archidiacre йtendu au bas de la tour et n'ayant plus forme humaine, et il dit avec un sanglot qui souleva sa profonde poitrine : -- Oh ! tout ce que j'ai aimй !

III

MARIAGE DE PHOEBUS
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Vers le soir de cette Journйe, quand les officiers judiciaires de l'йvкque vinrent relever sur le pavй du Parvis le cadavre disloquй de l'archidiacre, Quasimodo avait disparu de Notre-Dame.

Il courut beaucoup de bruits sur cette aventure. On ne douta pas que le jour ne fыt venu oщ, d'aprиs leur pacte, Quasimodo, c'est-а-dire le diable, devait emporter Claude Frollo, c'est-а-dire le sorcier. On prйsuma qu'il avait brisй le corps en prenant l'вme, comme les singes qui cassent la coquille pour manger la noix.

C'est pourquoi l'archidiacre ne fut pas inhumй en terre sainte.

Louis XI mourut l'annйe d'aprиs, au mois d'aoыt 1483.

Quant а Pierre Gringoire, il parvint а sauver la chиvre, et il obtint des succиs en tragйdie. Il paraоt qu'aprиs avoir goыtй de l'astrologie, de la philosophie, de l'architecture, de l'hermйtique, de toutes les folies, il revint а la tragйdie, qui est la plus folle de toutes. C'est ce qu'il appelait avoir fait une fin tragique. Voici, au sujet de ses triomphes dramatiques, ce qu'on lit dиs 1483 dans les comptes de l'ordinaire : " А Jehan Marchand et Pierre Gringoire, charpentier et compositeur, qui ont fait et composй le mystиre fait au Chвtelet de Paris а l'entrйe de monsieur le lйgat, ordonnй des personnages, iceux revкtus et habillйs ainsi que audit mystиre йtait requis, et pareillement, d'avoir fait les йchafauds qui йtaient а ce nйcessaires ; et pour ce faire, cent livres. "

Phoebus de Chвteaupers aussi fit une fin tragique, il se maria.

IV

MARIAGE DE QUASIMODO
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Nous venons de dire que Quasimodo avait disparu de Notre-Dame le jour de la mort de l'йgyptienne et de l'archidiacre. On ne le revit plus en effet, on ne sut ce qu'il йtait devenu.

Dans la nuit qui suivit le supplice de la Esmeralda, les gens des basses oeuvres avaient dйtachй son corps du gibet et l'avaient portй, selon l'usage, dans la cave de Montfaucon.

Montfaucon йtait, comme dit Sauval, " le plus ancien et le plus superbe gibet du royaume ". Entre les faubourgs du Temple et de Saint-Martin, а environ cent soixante toises des murailles de Paris, а quelques portйes d'arbalиte de la Courtille, on voyait au sommet d'une йminence douce, insensible, assez йlevйe pour кtre aperзue de quelques lieues а la ronde, un йdifice de forme йtrange, qui ressemblait assez а un cromlech celtique, et oщ il se faisait aussi des sacrifices.

Qu'on se figure, au couronnement d'une butte de plвtre, un gros parallйlйpipиde de maзonnerie, haut de quinze pieds, large de trente, long de quarante, avec une porte, une rampe extйrieure et une plate-forme ; sur cette plate-forme seize йnormes piliers de pierre brute, debout, hauts de trente pieds, disposйs en colonnade autour de trois des quatre cфtйs du massif qui les supporte, liйs entre eux а leur sommet par de fortes poutres oщ pendent des chaоnes d'intervalle en intervalle ; а toutes ces chaоnes, des squelettes ; aux alentours dans la plaine, une croix de pierre et deux gibets de second ordre qui semblent pousser de bouture autour de la fourche centrale ; au-dessus de tout cela, dans le ciel, un vol perpйtuel de corbeaux. Voilа Montfaucon.

А la fin du quinziиme siиcle, le formidable gibet, qui datait de 1328, йtait dйjа fort dйcrйpit. Les poutres йtaient vermoulues, les chaоnes rouillйes, les piliers verts de moisissure. Les assises de pierre de taille йtaient toutes refendues а leur jointure, et l'herbe poussait sur cette plate-forme oщ les pieds ne touchaient pas. C'йtait un horrible profil sur le ciel que celui de ce monument ; la nuit surtout, quand il y avait un peu de lune sur ces crвnes blancs, ou quand la bise du soir froissait chaоnes et squelettes et remuait tout cela dans l'ombre. Il suffisait de ce gibet prйsent lа pour faire de tous les environs des lieux sinistres.

Le massif de pierre qui servait de base а l'odieux йdifice йtait creux. On y avait pratiquй une vaste cave, fermйe d'une vieille grille de fer dйtraquйe, oщ l'on jetait non seulement les dйbris humains qui se dйtachaient des chaоnes de Montfaucon, mais les corps de tous les malheureux exйcutйs aux autres gibets permanents de Paris. Dans ce profond charnier oщ tant de poussiиres humaines et tant de crimes ont pourri ensemble, bien des grands du monde, bien des innocents sont venus successivement apporter leurs os, depuis Enguerrand de Marigni, qui йtrenna Montfaucon et qui йtait un juste, jusqu'а l'amiral de Coligni, qui en fit la clфture et qui йtait un juste.

Quant а la mystйrieuse disparition de Quasimodo, voici tout ce que nous avons pu dйcouvrir.

Deux ans environ ou dix-huit mois aprиs les йvйnements qui terminent cette histoire, quand on vint rechercher dans la cave de Montfaucon le cadavre d'Olivier le Daim, qui avait йtй pendu deux jours auparavant, et а qui Charles VIII accordait la grвce d'кtre enterrй а Saint-Laurent en meilleure compagnie, on trouva parmi toutes ces carcasses hideuses deux squelettes dont l'un tenait l'autre singuliиrement embrassй. L'un de ces deux squelettes, qui йtait celui d'une femme, avait encore quelques lambeaux de robe d'une йtoffe qui avait йtй blanche, et on voyait autour de son cou un collier de grains d'adrйzarach avec un petit sachet de soie, ornй de verroterie verte, qui йtait ouvert et vide. Ces objets avaient si peu de valeur que le bourreau sans doute n'en avait pas voulu. L'autre, qui tenait celui-ci йtroitement embrassй, йtait un squelette d'homme. On remarqua qu'il avait la colonne vertйbrale dйviйe, la tкte dans les omoplates, et une jambe plus courte que l'autre. Il n'avait d'ailleurs aucune rupture de vertиbre а la nuque, et il йtait йvident qu'il n'avait pas йtй pendu. L'homme auquel il avait appartenu йtait donc venu lа, et il y йtait mort. Quand on voulut le dйtacher du squelette qu'il embrassait, il tomba en poussiиre.

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