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et obscurs. Yasmina entendait tous les Arabes des environs se plaindre d’avoir a payer des impóts ćcrasants, d’etre terrorises par 1’administration militaire, d’etre spolies de leurs biens... Et elle en concluait que probable-ment ces Franęais bons et humains dont lui parlait Jacąues ne venaient pas dans son pays, qu’ils restaient quelque part au loin.150
Par le prisme de la Bedouine, Eberhardt vehicule 1’image du Fran-ęais-colonisateur donnee par le colonisć, cette image est incomplete parce qu’elle resulte de l’evaluation du microcosme dans lequel vit Yasmina : sa faęon de penser est bien articulee et sa conclusion est peut-etre trop hative, superficielle, injuste menie, car la generałisation est trop categori-que, mais dans ce contexte les paroles de Yasmina semblent convaincan-tes. Au cours de leur idylle, Jacques qui est devenu Mabrouk, pensait parfois a tout abandonner pour Smina, mais une pensee 1’arretait toujours : celle de ses vieux parents dans les Ardennes. Cependant, un jour il est designe pour un poste du Sud oranais. La reaction de Yasmina est une «indignation sauvage : - Chiens et flis de chiens, tous les roumis\»151 «Le langage zoologique», cette expression de Fanon que nous avons deja citee est ici appliquće k un Franęais et k tous les Franęais en meme temps, on pourrait suggerer qu’il s’agit ici d’un stereotype du Franęais dans la colonie; le stćreotype par naturę est toujours reductionniste, mais il fonction-nait probablement chez les peuples nomades a l’epoque des voyages d’Eberhardt dans le Sud algćrien. Yasmine, touchee par la sincerite des larmes de Jacques, pleure aussi:
- Mabroukl Prunelle de mes yeux! Ma lumićre! [...] Ne t’en va pas, Ya Sidi. Si tu veux partir, je me coucherai en travers de ton chemin et je mourrai. Et alors tu devras passer sur le cadavre de ta Yasmina. Ou bien, si tu dois absolument partir, emmene-moi avec toi. Je serai ton esclave. [...] Si tu es malade, je te donnerai le sang de mes veines pour te gućrir... ou je mourrai pour toi. Ya Mabrouk! Ya Sidi! emmene-moi avec toi...152
Ces paroles affectueuses suivent immćdiatement les attaques agres-sives contrę Jacques ce qui fait penser a la naturę sauvage de la jeune filie, k son incapacitć de maitriser ses sentiments. Avec le temps, Jacques oublie Yasmina qu’on marie avec un spahi; la Bćdouine forcee a ce ma-riage par ses parents s’abandonne a son sort, mais elle se demande toujours si son Mabrouk va revenir, elle se met souvent a pleurer. Une
I. Eberhardt, Ecrits sur le sable, op. cit., pp. 106, 107. Ibid., p. 104.
,,ł Ibid., p. 105.