Maeterlinck Bulles bleues


Maurice Maeterlinck

Bulles bleues

Souvenirs heureux

(1949)

© M. Maeterlinck, Bulles bleues, 1949

Source: M.Maeterlinck. Oevres I. Le Rйveil de L'Вme. Bruxelles: Editions complex, 1999. P.: 633-746.

Table des matiиres

[INTRO]

LE CHAR MЙROVINGIEN

SЊUR JULIA

LE RAPT

L'INSTITUT CALAMUS

OSTACKER

MON PИRE

LA NOYADE

LE CUVIER

LA DERNIИRE

MES DЙBUTS D'AUTEUR DRAMATIQUE

LES VOLEURS

ACROBATIES

LES VENDREDIS

LES ABEILLES

LES PКCHERS

LЙOCADIE NOULLET

LES BЙGUINAGES

LA PELOUSE

LA TRILOGIE FЙERIQUE

CHEZ LES JЙSUITES

AVANT LA NAISSANCE DE "L'OISEAU BLEU"

MES ЙGLISES

JEUX ET ACCIDENTS

AMITIЙS TENDRES

LA PLANCHE А NЊUDS

LES CURЙS

MA BONNE-MAMAN MATERNELLE

LA FERME DE MA GRAND-MИRE

L'ONCLE EDMOND

LA PREMIИRE MAОTRESSE

L'ONCLE HECTOR ET COUSINS ET COUSINES

LES NOCES DE MA COUSINE LOUISE

LA MORT D'UN FRИRE

MA SЊUR

HЙRЙDITЙ

LE NAUFRAGE

INTERLUDE

NOS CHIENS

BLACK

KIKI

DIDI

L'INCONNU

GUSTAVE

L'ONCLE FLORIMOND

UNE CONFЙRENCE DE PAUL VERLAINE

VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

IMPRIMERIE

TROIS POИTES

L'ОLE DU CIMETIИRE

ЙPILOGUE

C'est ainsi qu'on pourrait appeler les souvenirs heureux. Ce sont les seuls а qui je permette de vivre.

Elles ne sont pas toutes d'un bleu immaculй, l'immaculй est extrкmement rare sur cette terre, mкme dans les vies qui n 'eurent pas а se plaindre des rigueurs du destin, mais si pвles qu'elles soient, elles planent encore dans les rayons d'azur qui les revкtirent d'illusions.

Les autres, les bulles du malheur ou d'ennui qui surgissent des tristesses ou des dйceptions de toute existence, sont mortes en moi parce que je ne les ai pas nourries de mon souffle, parce que je les ai laissйes s'йvaporer dans l'espace.

Nйanmoins, ne croyons pas qu'elles ne soient plus. Rien ne meurt vйritablement, en ce monde ou dans l'autre.

Savons-nous, si ce que nous avons oubliй n 'est pas aussi impartant que ce que nous nous rappelons ? Quelle est la loi qui garde ou йlimine ce que nous avons vu ou vйcu ? Pourquoi l'un meurt-il au lieu que l'autre survit qui ne valait pas mieux ? Quelle influence le souvenir mort a-t-il sur notre vie ? N'est-ce pas une des grandes inconnues de notre destinйe ?

Quoi qu'il en soit, j'ai nettement constatй que notre volontй peut agir sur ces inconnues en ressuscitant ce que nous avons aimй de prйfйrence а ce que nous avons haп, ce qui nous a fait du bien, а ce qui nous a fait du mal.

On parvient assez facilement а discipliner ce qui reste dans notre mйmoire; et le bonheur ou le malheur de notre existence dйpend de cette discipline. Il ne faut pas croire que nos souvenirs soient immuables. Ils changent d'aspect selon nos annйes. Ils s'йlиvent et se purifient selon que notre existence s'йlиve et se purifie, selon ce que nous avons fait, pensй ou subi. Si j'avais fixй les miens le jour qui les vit naоtre, je ne les reconnaоtrais plus.

Si je les avais йcrits il y a vingt, trente ou quarante ans, les faits qui forment leur squelette seraient peut-кtre ce qu 'ils furent, mais ils n 'auraient plus la mкme chair, ils ne se baigneraient plus dans la mкme atmosphиre, ils n'auraient plus la mкme couleur et leur choix mкme eыt йtй diffйrent.

Les souvenirs sont les traces incertaines et fugaces que nous laissent nos jours. Que chacun recueille les siens, ils ne rempliront pas le creux de la main; mais ce qui reste de poussiиre est le seul trйsor que nous voudrions arracher а la mort et emporter avec nous dans un autre sйjour; nous croyons que les annйes qui prolongent nos misиres ou nos joies augmentent leur nombre. Je crois plutфt que ceux que nous acquйrons ne compensent pas ceux que nous perdons. A mesure que nous avanзons en вge, ce qui nous advient n'a plus le temps de se transformer en souvenir. Le centenaire qui n'est qu'un enfant au prix de l'йternitй n'a que ce qu'il avait avant sa vieillesse et ce qu 'il pourrait se rappeler ne prend plus la peine de naоtre.

Les vйritables souvenirs, les seuls qui survivent, les seuls qui ne vieillissent pas, les seuls qui soient enracinйs, sont les souvenirs de l'enfance et de la premiиre jeunesse. Jusqu 'а la fin de nos jours, ils gardent la grвce, l'innocence, le veloutй de leur naissance et ceux qui naissent contrefaits, malpropres, malheureux ou stupides tombent dans les tйnиbres oщ ils rejoignent les souvenirs de l'вge mыr qui mйritent rarement d'кtre recueillis.

Rien n'est plus capricieux que les sйlections de notre mйmoire. L'enfant se souvient surtout des enfants de son вge. Nos parents que nous rencontrons dans notre passй ne commencent d'y vieillir que lorsque nous quittons l'enfance pour entrer dans l'adolescence. En revanche les grands-parents y demeurent immobiles а l'йtat de vieillards. Durant le temps que je connus les miens, ils n'йvoluиrent pas et me parurent toujours aussi vieux. Us s'йtaient arrкtйs au point oщ les annйes ne comptent plus.

Parmi les compagnons de la septiиme а la seiziиme annйe, je revois le mieux ceux qui йtaient aussi jeunes que moi. On dirait que la mйmoire vieillit plus vite que la vie et s'engourdit comme si elle se demandait а quoi bon retenir ce qui bientфt ne sera plus.

Et quand nous mourons que deviennent-ils ? Oщ s'en vont-ils ? Meurent-ils aussi et tout s'йteint-il pour toujours ?

On me dira sans doute: « Vos souvenirs, surtout vos souvenirs d'enfance, parlent de vous beaucoup moins que de ce qui vous entourait. » Les plus bienveillants me feront remarquer que dans les confessions, les Mйmoires, les soliloques autobiographiques, ce n 'est pas les parents, les frиres et sњurs, les amis, les compagnons, les instituteurs ou ks domestiques, mais l'auteur seul [634] que nous espйrons connaоtre. C'est la vie d'un enfant qu'on attend et non point celle de ceux qui l'йlиvent.

Mais l'enfant n'existe pas encore en soi ni par soi. Sa vie n'a d'autres йlйments que ses rйactions а l'йgard de son entourage. Il a dйjа une vie personnelle, mais elle est encore vide, sans visage et sans йvйnements. Elle se nourrit de ce qui l'environne et la submerge. Elle est formйe des reflets de ce qu'elle voit, des йchos de ce qu'elle entend. Ils deviennent sa substance. Si l'on ne s'occupait que de l'enfant seul et nu dans l'espace et le temps, on aurait tout dit en trois mots. On ne peut le voir ou le reconnaоtre qu 'а travers ce qui l'environne.

Je ne me fais pas d'illusions sur l'intйrкt de ces souvenirs. C'est tout au plus un documentaire qui ne peut avoir quelque valeur que pour ceux qui veulent bien s'occuper de la psychologie enfantine. Il a du moins le mйrite d'кtre sincиre et dйpourvu d'ornements inventйs.

Les histoires de tous ces gens et la mienne ne sont pas passionnantes, je k sais. Que voulez-vous ?Je ne suis pas Attila, Gengis-Khan, Cйsar, Napolйon ou Tartarin et je n'ai pas encore commis de crime. Mon entourage n'est pas k leur et je n 'ai rien а vous dire qui ne ressemble а ce que vous diriez. Mais on lit avec plaisir les romans oщ s'accumulent des dйtails aussi insignifiants que ceux qu 'on trouve ici. Pourquoi ces dйtails perdraient-ils toute valeur parce qu'ils ne sont plus pris dans l'imagination ou dans la fiction, mais dans des vies rйellement vйcues ?

Sommes-nous des hйros, des saints ou des gйnies pour avoir le droit de dйdaigner tout ce qui n 'est pas а notre hauteur ? [635]

LE CHAR MЙROVINGIEN

Quelques jours avant ma naissance, un petit chariot а roulettes attendait ma venue. Mon pиre, qui aimait bricoler, l'avait soigneusement faзonnй а mon intention. Le moпse ou la corbeille servant de berceau, de style plus ou moins йgyptien, йtait assujetti а un bвti solide, aux roulettes pleines et massives comme de petites meules йvoquant l'art mйrovingien ; quant au timon, il aspirait а кtre grec.

Je naquis aprиs avoir, а mon insu, cruellement meurtri ma mиre. J'йtais un enfant silencieux, poussant de lйgers gйmissements qu'on entendait а peine. Mais, quelques semaines plus tard, je me mis soudain, sans qu'on sыt pourquoi, а hurler а tue-tкte. Mon pиre eut alors l'ingйnieuse, mais malencontreuse idйe de me dйposer dans le char mйrovingien, de saisir le timon et de faire lentement le tour de la salle а manger; les hurlements se mettent en sourdine; il accйlиre, ils cessent momentanйment. Il s'arrкte, ils reprennent avec force. Il repart, accйlиre, je me tais. Et ainsi de suite, tout le reste de la nuit, d'arrкts suivis d'йclats et d'accйlйrations suivies de silences. Mon pиre n'en peut plus. La nourrice le relaie, puis la femme de chambre remplace la nourrice et la cuisiniиre prend la suite, espйrant qu'au lever de l'aurore la fatigue йteindra mes cris. Il n'en est rien ; ma musique alternйe est la mкme sous le soleil qu'au clair de lune et ne s'arrкte une minute que pour prendre les tйtйes; aprиs quoi, elle renaоt comme au coup de sifflet d'un express en partance. On appelle le mйdecin de famille, un vieux docteur qui, aux maux de l'humanitй, ne connaоt qu'un remиde: le sirop de rhubarbe. Mais, il n'ose en donner aux enfants en bas вge et ne prescrit que la patience.

Les arrкts retentissants et les accйlйrations muettes poursuivent leur ronde infernale. On fait venir un autre docteur plus moderne. Il ordonne un antiphlogistique, comme on disait en ces temps-lа, et un vermifuge. Les remиdes opиrent. On relиgue au grenier le char mйrovingien et je finis les jours de ma petite enfance dans un berceau sans prestige.

Йtais-je nй mobilomane ? ou avais-je pressenti trente-cinq ou quarante-cinq ans avant son invention les dйlices de l'auto? [636]

J'acquis au cours de mes exercices violents des poumons а toute йpreuve et une bonne petite hernie inguinale qui, par deux fois, s'йtrangla, mit mes jours en danger et ne guйrit dйfinitivement qu'au bout de cinq ou six ans.

Je pars donc du jour de ma naissance en repйrant зa et lа quelques points saillants et du reste sans importance, qui йmergent dans l'immense solitude du temps entre mes premiиres heures et celle' oщ je n'aurai plus rien а dire.

SЊUR JULIA

Ma mиre ayant а s'occuper de ma sњur et de mon frиre puоnйs, comme je flottais entre six et sept ans, me mit provisoirement, pour achever mes йtudes qui avaient dйpassй BA-BE-BI-BO-BU, chez les Sњurs de je ne sais plus quel ordre, qui peuplaient un grand couvent non loin de notre demeure. On les appelait les Sњurs du «Nouveau Bois», du nom de leur йtablissement. C'йtait un couvent aristocratique oщ toutes les jeunes filles de bonne famille, c'est-а-dire de noblesse inauthentique, (il y en a peu d'autres) йtaient mises en pension. On y recevait aussi les petits garзons jusqu'а l'вge de sept ans.

Je fus donc admis dans la classe oщ les enfants а partir de trois ou quatre ans йcoutaient les leзons de sњur Julia, prйposйe а leur dйveloppement intellectuel. Sњur Julia, vкtue de laine ou de coton d'un gris bleuвtre, discipline et chapelet а la ceinture et grande cornette blanche en ailes de colombe sur la tкte, йtait une brave femme, n'ayant pas encore atteint la quarantaine, qui respirait la bontй, le dйvouement et l'amour maternel. Les leзons йtaient principalement consacrйes aux priиres, aux plus humbles questions du catйchisme, de l'histoire sainte et а la gйographie ainsi qu'aux mathйmatiques infra-йlйmentaires. Aux murs blanchis а la chaux йtaient suspendus des chromos ou des lithographies coloriйes reprйsentant des scиnes de l'Ancien et du Nouveau Testament. Une baguette а la main, sњur Julia en expliquait deux ou trois chaque jour. Mes regards йtaient surtout attirйs par le passage de la mer Rouge, Absalon retenu par les cheveux dans un grand arbre; par [637] une monstrueuse grappe de raisin de la Terre Sainte pendue а une perche qui ployait sous son poids et que portaient deux йvкques; par la tкte de Jean-Baptiste sur un plat d'argent; par le jugement de Salomon oщ un garde tenait par les pieds un enfant nu, qu'il s'apprкtait а trancher de son sabre en deux parties йgales; et par le massacre des Innocents. Je les revois dans ma mйmoire; ils devaient кtre dйplorables; mais ma culture artistique se bornait а m'йmerveiller que la couleur ne dйbordвt pas le trait noir qui la cernait. А mes yeux, c'йtait le comble du savoir-faire et du gйnie pictural.

La leзon d'histoire йtait suivie du cours de mathйmatiques.

- Deux et deux?

- Font quatre, rйpondait joyeusement la majoritй de la classe.

- Trois fois trois ?

- Neuf, rйpliquait une majoritй dйclinante.

- Quatre fois quatre ?

- Douze, disaient les uns. Dix-huit, annonзaient les autres.

- Seize, proclamais-je fiиrement.

Sur quoi, sњur Julia m'appelle prиs d'elle, m'embrasse et me fйlicite devant toute la classe sidйrйe.

Les cours йtaient parfois interrompus par des incidents que d'abord je ne compris pas. Tout d'un coup, un йlиve s'agitait sur un banc et poussait des hurlements dйsespйrйs ; un autre accoudй sur son pupitre, la tкte dans les mains, se mettait а sangloter en silence ; un tout petit souriait bйatement. Sњur Julia, qui avait l'њil а tout, savait а l'instant ce que ne pas parler voulait dire. Elle prenait le manifestant par la main, l'introduisait dans un petit cabinet attenant а la classe et refermait la porte.

Je demande а mon voisin de pupitre, qu'on appelait «le petit Vicomte » et qui йtait avec moi le plus вgй de l'assemblйe :

- Que se passe-t-il? Qu'a-t-il fait?

- Pipi dans sa culotte, rйplique-t-il avec placiditй.

- C'est dйfendu?

- On ne dit rien.

- Et toi, tu l'as fait?

- Pas encore.

- Et que fait sњur Julia ?

- Elle l'essuie. [638]

Alors, rentre sњur Julia tenant toujours le petit par la main. Elle l'assied dans un fauteuil d'enfant prиs du poкle afin qu'il sиche plus rapidement. Il ne tarde pas а s'endormir souriant aux anges qui visitent son sommeil soulagй.

Le petit Vicomte appartenait а l'une des plus nobles familles de la citй. Il ne cessait de parler avec la plus grande rapiditй et la plus grande facilitй, mais n'achevait jamais une seule de ses phrases et 'dйvorait la moitiй de ses mots, en sorte que j'avais souvent du mal а le comprendre. Il me disait par exemple que le plus beau cheval de son pиre, qui en avait six, ne voulait pas entrer dans la voiture. Je demandais pourquoi il devait entrer dans la voiture.

- Parce que c'est lui qui la fait rouler.

De crainte de passer pour un imbйcile, je n'osais insister.

- Ton papa a-t-il une voiture ? demande-t-il.

- Oui, mais elle est morte.

- Pourquoi est-elle morte?

- Parce qu'elle n'a plus de cheval.

- Pourquoi n'a-t-elle plus de cheval ?

- Parce que papa n'en a pas.

Le lendemain, il m'annonce triomphalement que son cheval est entrй dans la voiture.

- Comment a-t-il fait? Par la portiиre? Elle est donc trиs grande?

- Mais non, tu es bкte, il est entrй dans les brancards.

- Comment peut-on entrer dans un brancard ? Il йtait donc dans la voiture?

- Mais non, tu n'apprendras jamais rien. Ils sont devant.

J'acceptais l'explication et c'est ainsi que nous conversions longuement et sйrieusement sans nous comprendre, tout en nous aimant bien.

LE RAPT

La classe s'ouvrait sur un jardin de curй dйbordant de fleurs, un mur blanc le sйparait du grand parc des pensionnaires qui y prenaient leurs rйcrйations. Nous entendions leurs cris aigus et leurs rires acйrйs. D'admirables peupliers d'Italie et des cimes d'arbres [639] vieux et touffus dйpassaient la crкte de la clфture. L'autre cфtй du mur йtait pour nous un lieu magnifique, mystйrieux, peut-кtre redoutable, mais en tout cas inaccessible, auquel je ne cessais de penser tout en ayant peur.

Une petite porte verte, dissimulйe sous des buissons de lilas, se cachait au bout du mur; mais bien que les plus tйmйraires l'eussent timidement tentй, il йtait impossible de l'ouvrir. La clef se trouvait au revers et bouchant le trou de la serrure nous empкchait d'entrevoir l'ombre de nos rкves.

Un dimanche, jour de sortie des pensionnaires, а dйjeuner chez mon oncle Hector, je rencontre une de mes cousines, que nous retrouverons plus loin. Elle avait deux ans de plus que moi et йtait en pension chez les Sњurs du «Nouveau Bois». Je lui dis que je voudrais bien savoir ce qui se passait chez elle oщ l'on avait l'air de bien s'amuser.

- Rien de plus facile, rйpondit-elle. Au bout de ton jardin se trouve une petite porte qui communique avec le nфtre.

- Je la connais, fis-je, mais on ne peut l'ouvrir.

- Je sais oщ l'on cache la clef. Je l'ouvrirai quand tu voudras. Quand veux-tu?

- Dиs demain, mais on dit que c'est dйfendu et trиs dangereux.

- Pourquoi?

- Parce que les jeunes filles n'aiment pas les petits garзons et les torturent quand elles peuvent les capturer.

- Que tu es bкte! mon pauvre ami; on voit que tu n'as jamais quittй les jupes de ta maman. Je t'ouvrirai demain cette petite porte et tu verras ce que c'est. Elles adorent les petits garзons et voudraient bien savoir ce qui se passe chez eux. Tu seras reзu comme un prince.

- Il y en a beaucoup ?

- Trois cents.

- Trois cents? c'est йpouvantable... je n'oserai jamais.

- Ne crains rien, je te prends sous ma protection. Tu verras ce que c'est que le monde.

Le lendemain, pendant notre rйcrйation, je m'esquive derriиre les lilas. Je frappe timidement а la petite porte ; ma cousine qui m'attend l'ouvre aussitфt et je me trouve devant deux ou trois cents jeunes filles, (je n'ai pas le temps de les compter), qui m'accueillent en poussant des cris dйlirants. Les plus grandes s'emparent de moi [640] malgrй ma rйsistance intimidйe, m'йtouffent de baisers, et me portent en triomphe sur une chaise de jardin, suivies et entourйes de toutes les autres qui chantent des cantiques en mon honneur. Elles font trois fois le tour d'une pelouse et me dйposent dans une tonnelle de tilleuls oщ m'attendait, discrиtement cachй sous les feuillages, un goыter clandestin. On m'assoit dans une sorte de fauteuil prйsidentiel oщ l'on vient me rendre hommage en m'embrassant sur les deux joues ; on me force а manger de tout ce qui se trouve sur la table ; on bourre mes poches de chocolats, de sucre d'orge, de fondants, de raisins qui ruissellent. Je n'ose plus bouger ni lever les yeux de peur d'anйantir le beau rкve. Mais, voilа que sonne une cloche annonзant la fin de la rйcrйation. Toutes emportent prйcipitamment ce qui reste de gвteaux et de sucreries, fuient d'un йlan panique comme une volйe de colombes et je reste seul dans le fauteuil de ma gloire йvanouie, devant la table dйvastйe. Je me mets а pleurer convulsivement en me demandant comment retrouver la petite porte qui sera peut-кtre fermйe.

Rentrй а la maison, je ne parle а personne, mкme pas а ma mиre, de ma dйcevante aventure.

Je ne sais comment on en eut vent, probablement par une indiscrйtion de ma perfide cousine qui m'avait lвchement abandonnй. En tout cas, sans me donner d'explications, on me fit passer de l'йcole du «Nouveau Bois» а l'Institut Calamus.

Mon pиre d'un sourire narquois, enchantй et flatteur, approuva le transfert en disant que j'йtais trop intelligent pour moisir plus longtemps dans une boоte а nonnettes.

Je me demandais si c'йtait une punition ou une promotion.

L'INSTITUT CALAMUS

Ayant quittй les bonnes Sњurs du «Nouveau Bois», j'entrai а l'Institut Calamus.

C'йtait une sorte d'йcole primaire assez distinguйe, mais un peu sordide, situйe au centre de la ville entre la cathйdrale de Saint-Bavon et le beffroi qui carillonnait jour et nuit. On y envoyait les enfants au sortir de l'йcole maternelle, c'est-а-dire entre six et huit [641] ans. On les y gardait jusqu'а la premiиre communion, afin de ne pas les faire passer sans transition au collиge des Jйsuites.

Cette йcole йtait dirigйe par M. Calamus: le type accompli de Joseph Prudhomme. Lunettes йpaisses, nez busquй, haut faux col а pointes droites et, planant sur le tout, un air sacerdotal. Nous йtions externes l'hiver et l'йtй demi-pensionnaires. Au repas de midi, la table йtait naturellement prйsidйe par M. Calamus qui, armй d'un grand couteau, coupait le veau, le gigot, mais le plus souvent le bњuf, la tranche de prйfйrence, parce que « c'est plus avantageux et plus roboratif». Mme Calamus distribuait les lйgumes et la soupe. Les repas йtaient copieux'et, du moins dans mes souvenirs gloutons, pas mauvais du tout.

Un des cours йtait confiй а M. Poma. Il avait plutфt l'air d'un violoniste que d'un poиte, encore que les deux types soient assez voisins quand ils marquent les ratйs professionnels. Le pantalon de M. Poma йtait toujours si mal attachй qu'un jour il tomba d'un seul coup, comme dans une fйerie. Nous aperзыmes un fulgurant caleзon de flanelle rouge. La chute du pantalon nous fit partir d'un formidable йclat de rire propre а notre вge sans pitiй. Nullement troublй, le professeur se tourna vers nous tout en relevant son infidиle vкtement et nous dit:

- Ne riez pas, vous n'avez vu que mon caleзon.

M. Poma, qui йtait professeur de littйrature supйrieure, nous donna un jour le devoir suivant : Dites-nous ce qui vous est arrivй en rentrant а la maison.

Alors j'йcrivis:

« Ma mиre m'attendait au seuil de la maison, me prit par la main et me fit entrer dans la maison, la maison en ce moment йtait mal йclairйe, cependant malgrй tout la maison йtait fort agrйable. »

M. Poma prit mon devoir, souligna les mots «maison» d'un йnorme trait rouge et йcrivit en marge :

« Ne rйpйtez jamais le mкme mot dans la mкme page. Au lieu de dire : "J'entrai dans la maison", vous auriez dы йcrire : 'J'y entrai, elle йtait mal йclairйe, mais, malgrй tout, fort agrйable."»

Je n'ai jamais oubliй cette leзon et dиs lors j'acquis, grвce aux conseils de M. Poma, une certaine supйrioritй littйraire.

Mon sйjour chez Calamus fut bref et dйsastreux. Un matin j'apporte triomphalement un magnifique sac de soie bleue, filochй par [642] ma mиre. А travers les mailles, cent cinquante billes de cristal ful-guraient de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel.

Un gros lourdaud sournois repиre le trйsor de Golconde et me propose une partie. Tous les йlиves attirйs par la splendeur du sac et flairant une catastrophe m'entourent de leur malveillance. Vais-je troquer mes joyaux contre les ignobles boules de terre cuite de leur rustre?

Dans ma dйsolante candeur, j'accepte le tournoi. Je n'avais jusqu'ici jouй qu'avec ma sњur et mon frиre, plus jeunes que moi et je gagnais toujours. J'entrais dans la vie rйelle, la seule qui m'attendait jusqu'а la mort.

En moins de dix minutes, mon arc-en-ciel passe dans la poche du croquant oщ il s'йteint parmi d'immondes dйbris.

Tous applaudissent l'inique victoire.

Ivre d'indignation, sans rйflйchir, je saute а la gorge de l'ennemi deux fois plus grand et plus fort que moi. D'un coup de poing, il m'envoie rouler par terre. Je me relиve, il m'abat une seconde fois en ajoutant quelques horions supplйmentaires. La foule pousse des cris de triomphe et trйpigne de joie. Enfin, s'avance solennellement maоtre Calamus qui me remet sur pieds et m'ordonne sйvиrement de le suivre, comme si j'avais eu tous les torts, en dйclarant que j'йtais un йlйment de dйsordre. Je ne dis mot. Je replie mon sac vide. Je ravale ma colиre, mon indignation, mon malheur et l'injustice de la majoritй aveugle et cours а la maison pousser de longs sanglots dans les bras de ma mиre. Elle me console en me promettant d'autres billes plus belles que celles que j'ai perdues, mais а une condition.

- Laquelle ?

- C'est que tu ne joues plus avec des tricheurs.

- Mais alors, avec qui pourrai-je jouer ?

- Avec ton frиre et ta sњur.

- Mais ils ne savent pas encore tricher.

Je ne sйjournai pas longtemps chez Calamus. J'avais fait voir а mon pиre, que l'йpisode des billes avait indignй, la grammaire franзaise publiйe par le directeur de l'institut. Il la feuillette et constate que pour encourager et faciliter l'йtude de la langue franзaise, l'auteur de ce guide-вne avait provisoirement ajournй les difficultйs du subjonctif et du participe passй. Il dйclare que je ne vйgйterai pas [643] plus longtemps chez ce « cuistre ignare et outrecuidant » et mon transfert chez les Jйsuites est а l'unanimitй dйcidй.

OSTACKER

Notre maison de campagne se trouvait а Ostacker, c'est-а-dire Champ du Levant, un gros village des environs de Gand. On y vйnйrait une vierge miraculeuse dans une anfractuositй rappelant celle de Lourdes et, paraоt-il, plusieurs miracles y furent constatйs. Les pиlerinages s'y succйdaient. Nous allions parfois а la grotte, mais n'accordions quelque attention qu'aux personnages en pain d'йpice ou en massepain qu'on achetait dans de petites baraques attenant au sanctuaire.

Notre logis s'йlevait au bord de l'eau, le long du canal de Ter-neuze, c'est-а-dire du canal qui mиne de Gand en Hollande et а la mer. C'йtait un canal fйerique ombragй d'une double rangйe de grands ormes. Les navires, les bateaux а vapeur de Londres et de Liverpool avaient l'air de passer au milieu du jardin. Sur la berge et le chemin de halage couraient des gamins qui criaient aux capitaines :

- Capitaine... capitaine, donnez-nous quelque chose...

Le capitaine jetait de petits sous et les gosses les conquйraient а coups de poing.

Aux innocents campagnards se mкlaient parfois de vicieuses gamines de l'avant-port. Elles connaissaient le goыt clandestin des Anglais pour les aperзus entrecoupйs, et, n'ayant pour dessous que leur chemise, faisaient la roue et mкme le poirier, ce qui triplait l'averse des sous et soulevait l'indignation de mon pиre. Il en parlait au garde-champкtre, lequel, йtant toujours ivre, ne pouvait, raisonnablement, кtre partout.

La maison n'йtait qu'un cube blanc а volets verts pas trиs grande ; mais mon pиre, voyant plus vaste а mesure qu'il avanзait en вge et que l'argent provenant d'hйritages affluait, l'avait quadruplйe d'un seul coup. Il y avait ajoutй une tour couverte d'ardoises et l'ensemble de la construction donnait l'idйe d'un chвteau de Touraine complиtement ratй. Il avait la haine des arbres. Le jardin en possйdait [644] quelques-uns trиs grands, trиs beaux et trиs vieux. А notre consternation, et surtout а l'indignation de ma mиre, il les fit abattre pour avoir « de la vue » sur des champs de blй, de betteraves ou de pommes de terre.

Comme il avait agrandi la maison, il arrondit йgalement le jardin qui s'йtendit bientфt sur cinq ou six hectares, autant que possible dйpourvus d'ombrages, а l'exception de quelques pommiers, poiriers ou cerisiers qui avaient trouvй grвce а cause de leurs fruits.

MON PИRE

C'йtait un homme juste et bon. Nйanmoins, il assombrit bien des heures de mon enfance parce qu'il йtait tyrannique. Le principe d'autoritй l'avait totalement envahi et rongeait son amйnitй naturelle. Il portait un masque de dictateur, mais la chaleur du cњur en amollissait la cire. Il voulait paraоtre sйvиre parce qu'il se sentait conciliant et timorй ; car cet homme indomptable et infatigable йtait au fond timide comme un enfant, au point de n'oser entrer seul dans un restaurant. Il avait йtй йlevй trop rigoureusement, trop religieusement sous les jupes d'une mиre qui avait l'вme sainte, terrible, honnкte et implacable d'un inquisiteur.

Nous l'appelions «Torquemada». Durant la Terreur, au pйril de sa vie, elle aurait cachй dans les caves de sa maison une demi-douzaine de prкtres rйfractaires, comme durant l'Inquisition espagnole elle aurait livrй а l'autodafй deux douzaines d'Israйlites.

Ayant toujours йtй tyrannisй, pour affermir son existence, mon pиre croyait rйcupйrer sa libertй perdue dans l'innocence en tyrannisant а son tour. Tout йtait dйfendu. Il йtait convaincu qu'il nous amйliorait en nous contrariant et formait notre caractиre en le brisant. L'erreur Spartiate ou jйsuitique йtait alors prйconisйe: « L'homme, il faut le tuer, pour lui apprendre а vivre. »

II avait commencй ses humanitйs en pays wallon chez les Jйsuites de Namur ; mais il avait dы les interrompre ayant, comme on disait en ce temps-lа, « trop de sang et trop de santй » ; en d'autres termes, il ne pouvait supporter la vie sйdentaire des couvents. On йtait obligй de le saigner а blanc parce qu'il semblait frфler l'hйmorragie [645] cйrйbrale. Abandonnant les livres, il devint homme-cheval et dompteur d'animaux rebelles. Quand un йtalon se montrait intraitable, on venait chercher Polydore. C'йtait le prйnom fвcheux dont l'avait affligй son parrain. Tel il йtait avant l'heure des infidйlitйs conjugales qui l'assagirent.

Au dйbut de ma jeunesse, un banquier l'avait pris en tutelle et en affection et, res miranda populo, le banquier n'йtait pas Juif. Il avait entrepris de le dйniaiser, de le sortir de sa coquille et de lui apprendre а jouir de la vie.

Les convictions religieuses de mon pиre qui йtaient plus traditionnelles que profondes s'effritиrent avec une rapiditй dйconcertante. Pilotй par son mentor, il frйquenta les cafйs, ce qu'il n'avait jamais osй faire, s'йtant toujours montrй trиs austиre, d'une extrкme sobriйtй et ne buvant que de l'eau. Sous l'influence de cet ami libйrateur, il se mit bientфt а regarder les petites femmes. Grand marcheur, il faisait de longues et inutiles randonnйes. Je le vois encore, son vieux panama sur la tкte, chaussй d'espadrilles de cuir souple et glissant deux sandwiches dans sa poche.

- Oщ vas-tu, Polydore ? disait ma mиre.

- En Hollande.

- Mais mon ami, tu es fou, il y a trente kilomиtres...

- C'est trop peu. Je vais les faire а pied pour l'aller et je rentrerai ce soir par le train.

Il abattait ainsi des kilomиtres pour faire «tomber le sang» comme il disait, et rapportait dans un sac dix ou quinze kilos de champignons cueillis dans les prйs hollandais.

On trouvait, dans ce qu'il appelait «sa bibliothиque», un gros volume Le Bon Jardinier, puis trois ou quatre petites brochures de l'encyclopйdie Roret, Le Bon Menuisier, Le Bon Forgeron, Le Bon Plombier, etc., et les cahiers d'un mensuel pomologique.

Quelques annйes aprиs l'article retentissant d'Octave Mirbeau, il entreprit la lecture de La Sagesse et la Destinйe. Je quittais la maison pour un voyage d'une quinzaine de jours et, quand je revenais, la lecture avait avancй de cinq ou six pages. C'йtait facilement contrфlable, l'homme de bonne volontй ayant l'habitude de mettre un signet au bout de sa laborieuse sйance. Je crois bien qu'il est arrivй а la fin de sa vie sans atteindre la fin du volume. Il y mettait un zиle visible et touchant. [646]

Quant aux petites femmes, il n'eut pas а les chercher bien loin. Les ressources qu'offrait la maison familiale suffisaient encore а ses modestes appйtits.

On avait dйcidй que nous apprendrions l'anglais et l'allemand outre le franзais qui йtait notre langue maternelle, sans parler du flamand rйservй pour les rapports avec les domestiques. On engage donc une gouvernante anglaise. Nous subissons avec ennui les premiиres leзons. Comme la gouvernante йtait jolie, au bout de deux mois, ma mиre soupзonneuse et assez inquiиte la renvoie. Elle est remplacйe par une Allemande plus йpaisse. Nous oublions rapidement ce que nous savions d'anglais et nous nous mettons а l'allemand. L'Allemande dure aussi deux mois; mais renaissent les soupзons de ma mиre а cause du jeune et trop frais visage de la fraulein qui est йgalement congйdiйe. On rengage une Anglaise, choisie а dessein parmi les moins allйchantes. Mon pиre lui trouve tous les dйfauts et finit par obtenir qu'on la remercie ; nous repassons par une Allemande, puis par une troisiиme Anglaise et ainsi de suite. Nous mйlangeons l'allemand et l'anglais dans une sorte de sabir incomprйhensible.

Mon pиre n'йtait pas regardant, mais savait compter. Il avait un sens imperturbable de l'йconomie; il йtait en somme comme tous les bourgeois et n'aimait pas les prodigalitйs.

Cependant, lui qui contrфlait tout et а qui il fallait rendre compte des moindres dйpenses de la maison, fit sur les conseils de son ami des placements tйmйraires. On avait lancй, а grand fracas, des valeurs russes qui bientфt ne valurent plus rien et encombraient les coffres-forts de leurs luxueuses et onйreuses vignettes. Un jour, je le trouvai devant le grand calorifиre qui chauffait toute la maison. C'йtait а la campagne ; le calorifиre se carrait dans le hall d'entrйe prиs de l'escalier. Mon pиre йtait lа, droit devant les flammes, le visage morne, tenant sous le bras de gros paquets des fameuses valeurs qu'il engloutissait lentement dans la fournaise. Il en avait pris pour 6 ou 700000 francs. C'йtait un dйsastre financier et nous assistions а l'envolйe d'une partie de la fortune familiale qui s'en allait en fumйe. Ma mиre, consternйe, le regardait et, souriant malgrй tout, disait: «Que voulez-vous ? Je ne peux rien dire, il n'йcoute que les conseils des banquiers. »

Je dois ajouter que plus tard, malgrй ses dйsastreux placements, lorsque j'allais, par exemple, а Paris, il se montrait toujours assez [647] gйnйreux, et sans qu'il fыt nйcessaire de le lui demander, il me donnait presque clandestinement un ou deux rouleaux de piиces d'or.

Physiquement, il йtait grand, raide, droit comme un I, bombant le torse, des moustaches а la Napolйon III, une impйriale йgalement napolйonienne, le nez aquilin. Son ambition йtait d'ailleurs de ressembler а l'empereur. En ces jours heureux et pйrimйs, c'йtait l'idйal.

Son ami l'avait incitй а prendre une maоtresse. Il йtait de notoriйtй publique а Gand que tout bourgeois d'une certaine classe en avait une. Celui qui n'en possйdait pas йtait regardй d'un њil inquiet et soupзonneux. Il devait кtre impuissant, onaniste ou inverti.

On recrutait facilement ses amours chez les petites mains, modistes, couturiиres, bref dans le menu fretin qui ne coыte pas cher.

Les bourgeois les mettaient en chambre, et pourvues de mensualitйs modйrйes, elles faisaient elles-mкmes leur mйnage, leur cuisine et leur lessive. On pouvait avoir une trиs gentille petite femme pour 250 ou 300 francs par mois, tout compris.

Au crйpuscule, quand arrivait l'amant, il passait la soirйe avec sa protйgйe dans l'intimitй la plus familiale. Ils jouaient au loto, aux cartes ou dominos, au jeu de l'oie, au trie trac ou au Zanzibar, bref а tous les jeux idiots. La morale locale interdisait de se promener avec son amie, mais on pouvait l'accompagner incognito dans un petit voyage а Bruxelles afin de dйjeuner ou dоner dans un bon restaurant.

Ils appelaient ces petites amies «leurs Petites Ailes». Ces petites ailes ne les aidaient guиre а s'йlever au-dessus d'eux-mкmes, mais elles leur donnaient un air conquйrant, mauvais sujet, casse-cњur et enfin ils savaient oщ aller le soir. Elles fournissaient d'ailleurs d'agrйables et inйpuisables sujets de conversations qui roulaient principalement sur leur йducation et leurs qualitйs erotiques.

Mon pиre avait naturellement pris une « Petite Aile » ; il y eut mкme un incident assez scabreux. J'avais une maоtresse et, ignorant qu'elle m'appartenait, il lui avait fait la cour. La petite n'eut rien de plus pressй que de me rapporter ses propos tendres. S'йtant aperзu que cette enfant йtait а moi du droit du premier occupant, il n'alla pas plus avant et ne poursuivit pas une route qui nous aurait menйs а une sorte d'inceste larvй. [648]

Cette pratique des « Petites Ailes » йtait parfaitement admise dans la bourgeoisie. Les femmes lйgitimes n'en prenaient pas ombrage. Philosophiquement, elles se disaient que pendant que leur seigneur et maоtre йtait chez la Petite Aile, elles ne sentaient plus le poids de sa prйsence. La vie s'installait ainsi et ces rendez-vous clandestins finissaient par prendre une tournure plus pot-au-feu, plus йconomique et plus raplapla que la vie conjugale.

Du reste, la Petite Aile ne tardait pas а engraisser et, au bout de quatre ou cinq ans, devenait une poularde.

Catholique pratiquant, mais chancelant, mon pиre le vendredi ne mangeait que du poisson et faisait ses Pвques au dernier moment, ce qui le rendait insupportable pendant une quinzaine de jours.

Je fus mis au collиge des Jйsuites, considйrй comme le seul collиge aristocratique de la ville ; mais les bons pиres ne parvinrent pas а me capter, parce que rentrant а la maison, lorsque je racontais ma journйe et que je parlais de ce qu'on avait fait, mon pиre rйpondait : « Oui, toujours les mкmes histoires invraisemblables, nous connaissons зa...» Je disais:

- Papa, tu sais maintenant que la grande affaire c'est le culte du Sacrй-Cњur de Jйsus et on veut que je fasse partie de sa congrйgation.

- Le Sacrй-Cњur..., ce n'est plus de l'idolвtrie, c'est de la charcuterie.

C'est а lui que je dois d'avoir йtй libйrй des affres de l'enfer et du purgatoire qui auraient pesй sur ma vie. Je lui en suis trиs reconnaissant, bien que lui-mкme au fond ne fыt pas tout а fait rassurй au sujet des flammes йternelles et, comme on ne sait ce qui peut arriver, de temps en temps, il invitait а dоner M. le Curй. C'йtait une sorte d'assurance йconomique contre les surprises et les dangers de l'autre monde.

Il me demanda un jour, а moi qui connaissais tant de bons pиres, de lui indiquer un confesseur un peu plus intelligent que le curй et les vicaires de la paroisse qui ne comprenaient rien et refusaient l'absolution pour la moindre peccadille. Je lui recommandai un vieux jйsuite complиtement sourd qui, aprиs l'aveu des pйchйs les plus graves, vous disait: «Trиs bien, mon enfant... Combien de fois?...» On donnait un chiffre quelconque... «Trиs bien, mon enfant, continuez... » et l'absolution suivait automatiquement. [649]

Son confessionnal йtait si richement achalandй qu'il finit par susciter quelques soupзons. On lui donna un autre titulaire et, lorsque mon pиre s'agenouilla dans la boоte magique oщ il comptait trouver le plus large des pardons, il se heurta au prкtre le plus sйvиre et le plus intransigeant qu'il eыt rencontrй, qui lui posa les questions les plus indiscrиtes et, devant la persistance de ses rйcidives, voulut lui imposer un pиlerinage а Fыmes pour y figurer dans la procession des grands pйnitents. Mon pиre promit de faire ce qu'il exigeait, mais trouva de bons prйtextes pour ne pas entreprendre le voyage.

Il crut que je lui avais fait une mauvaise plaisanterie et me bouda jusqu'а la Quasimodo.

LA NOYADE

Notre jardin s'allongeait entre la maison et le canal maritime ; mais, quelque vingt ans plus tard, le canal s'йlargissant а son tour dйvora une partie du jardin ; puis, d'йlargissement en йlargissement, engloutit, vers la fin de ma jeunesse, la totalitй de la propriйtй qui devint un port de mer, en sorte qu'il n'en reste plus trace que dans mon souvenir.

Au bord de ce canal fascinant, attirйs par l'eau et les poissons qui s'y prйlassaient, nous rфdions du matin au soir.

C'est en lui que je faillis me noyer.

Qui de nous n'a frфlй la mort? Pour moi, je crois l'avoir vue d'aussi prиs qu'il se peut, sans кtre sa proie... J'espиre la retrouver aussi clйmente, aussi prompte, aussi douce.

De ce canal rectiligne, large d'une centaine de mиtres, le jardin n'йtait sйparй que par le chemin de halage. Nous regardions sans cesse la nappe liquide qui reprйsentait l'infini et baignait pour ainsi dire le seuil de notre porte.

Un aprиs-midi de juillet, ma sњur, mon frиre et moi y prenions nos йbats en compagnie d'un ami de mon вge. J'йtais l'aоnй de la bande. Je nageais deux ou trois brasses, aprиs quoi gйnйralement, je coulais а pic, plutфt par peur de couler que par inhabiletй. M'aventurant а deux mиtres de la berge, je pousse un cri et disparais. [650] Mon ami se prйcipite а mon secours. Je saisis sa jambe, la tire а moi, sens que tout cиde et je la lвche. Avais-je l'obscure pensйe qu'il йtait inutile d'entraоner mon sauveteur dans la mort? Si improbable que ce soit, je le crois, en tout cas, j'ai l'idйe de regagner la rive en rampant le long de la pente ; puis tout s'effondre, s'abolit, je perds connaissance et ne sais plus ce qui se passe.

Mon pиre du haut de la tour en construction dont il voulait orner sa maison, entourй de charpentiers et de maзons voit se dйrouler le drame et s'йcrie :

- Il se noie...

- Pas du tout, dit un maзon, vous voyez bien qu'ils jouent...

- Non, non, il se noie...

Il s'йlance pour descendre. Un jeune charpentier plus agile, le devance. Il n'y avait pas encore d'escalier, mais une complication d'йchafaudages, d'йchelles, de paliers. Le charpentier se jette dans le canal, m'agrippe et me ramиne sur la rive. Je reviens а moi dans mon lit, йtonnй, un peu malade, ayant avalй et rendu pas mal d'eau ; mais pour le reste en assez bon point.

Je fus donc tout prиs de la mort. Je crois que si je l'avais rйellement touchйe, je n'aurais pas йprouvй autre chose. J'avais franchi la grande porte sans m'en apercevoir. J'avais vu, un moment, une sorte de ruissellement prodigieux. Aucune souffrance, pas le temps d'une angoisse. Les yeux se ferment, les bras s'agitent et l'on n'existe plus.

Est-ce la mort ? Pourquoi pas ? Ou bien y a-t-il autre chose aprиs la perte totale de la conscience? Que voulez-vous qu'il y ait? La conscience, c'est notre moi. Elle perdue, que reste-t-il? Il faudrait qu'elle se rйveillвt sous une autre forme. Est-ce possible sans le corps? Question fondamentale а laquelle on n'a pas encore rйpondu.

LE CUVIER

Voici une autre aventure aquatique. Une cйlиbre chiromancienne qui йtait un mйdium remarquable m'avait dit: «Mйfiez-vous de l'eau. C'est le grand danger qui menace votre vie.» Du reste, [651] comme toutes les pythonisses, elle voyait mieux le passй que l'avenir. Un graphologue reconnut le mкme avertissement dans mon йcriture. Pourquoi pas? Tout n'est-il pas possible depuis que nous voyons ce que nous n'avions pas encore vu, depuis que nous savons ce que personne ne savait il y a un demi-siиcle ?

Donc, voici l'autre йvйnement qui se dйroula а la surface des eaux du mкme canal.

Chaque fois que nous passions prиs de la buanderie, nous admirions le grand cuvier qui s'y prйlassait sur son trйpied. Nous avions entendu notre pиre nous affirmer plus d'une fois qu'un tel cuvier, mis а l'eau, porterait parfaitement un homme et mкme deux. L'affirmation n'йtait pas tombйe dans l'oreille d'un sourd, et je m'йtais dit qu'а la premiиre occasion favorable je tenterais l'aventure.

Un matin, en descendant l'escalier, je rencontre la cuisiniиre qui m'apprend que mes parents ne sont pas а la maison, qu'ils sont partis sans dire oщ ils allaient:

- Ils sont probablement а Gand, ajoute-t-elle. Madame a oubliй de donner des ordres pour le dйjeuner ; ils ne rentreront sans doute que le soir ; que faut-il faire ?

- D'abord une poule au pot avec beaucoup de cйleris et des cornichons, ensuite de la crиme au chocolat avec des macarons, ensuite une douzaine de gaufres а la vanille, ensuite douze beignets aux pommes, ensuite...

- Cela suffira. Je vais mettre la poule au pot et, pour le reste, j'attendrai le retour de Madame.

J'appelle mon frиre et lui dis que voici ou jamais l'occasion d'essayer le cuvier. Nous courons а la buanderie et, avec l'assistance du fils du jardinier plus вgй et plus fort que nous, nous parvenons а rouler jusqu'а la berge du canal, l'йnorme demi-tonne et а la mettre а l'eau.

En prйvision de cet heureux йvйnement, depuis plusieurs jours, а l'aide d'une perche а haricots et de deux bouts de planchette clouйs а chaque extrйmitй, j'avais fabriquй une pagaie sans prйtention.

Le cuvier flotte. Mes collaborateurs le maintiennent d'aplomb pendant que je m'y installe prйcautionneusement et cherche un prйcaire йquilibre. Je suis assis confortablement au milieu de ma barque ronde. Je donne le signal du dйpart. А l'aide d'une perche а houblon, plus longue que ma perche а haricots, ils me poussent [652] au large et je risque mon premier coup de pagaie. А l'instant, mon cuvier se met а tourner comme une toupie hollandaise. J'arrкte de mon mieux sa redoutable rotation et je me rends compte que la navigation sera moins agrйable que je ne l'avais prйvu. Il faudra procйder trиs lentement, trиs prudemment, а petits coups de pagaie alternйs, en йvitant de me pencher ou а droite ou а gauche, car l'esquif a des inclinaisons inquiйtantes. Je sens qu'au moindre mouvement mal calculй, il se retournera tout d'une piиce et m'envoyant au fond de l'eau. Me voici au milieu du canal. Je voudrais bien trouver un prйtexte honorable pour revenir au rivage, mais l'amour-propre ne m'en fournit pas encore, lorsque, tout d'un coup, j'entends des cris perзants et je vois, sur la berge, s'avancer et se rapprocher mon pиre et ma mиre. Ma mиre hurle et se dйmиne comme une folle, mon pиre s'efforce de la retenir et de la calmer. Subitement, elle rebrousse chemin et court vers le pont tournant qui se trouve а trois cent cinquante mиtres en amont du point oщ nous sommes.

Pour comble d'horreur, j'entends la sirиne d'un grand cargo qui rugit impйrieusement pour qu'on tourne le pont. Si on lui livre passage, il sera sur moi dans quelques instants, ne me verra pas et je me sens perdu. De la berge, mon pиre qui s'est rapprochй, me fait signe de revenir, me parle gentiment, me dit de ne pas m'affoler et de pagayer lentement vers la rive. J'ai tout le temps qu'il me faudra. Ma mиre a couru vers les pontonniers pour leur dire de ne pas tourner le pont tant que je serai en danger... J'aborde tranquillement. Il me saisit brutalement par le collet, m'emporte dans sa chambre et, lа, tout en essuyant de grosses larmes de joie, dans sa colиre, m'administre, sur le derriиre sans pantalon, la plus mйmorable fessйe de ma carriиre d'ange rebelle.

Ma mиre survient hors d'haleine, arrкte l'exйcution, m'embrasse а m'йtouffer pendant que je me frotte les reins et, comme si j'йtais sorti tout ruisselant de l'eau, m'essuie et me masse а l'aide de serviettes chaudes, m'enveloppe de couvertures brыlantes dans lesquelles j'йtouffe jusqu'au soir. On m'abreuve de laits de poule dont j'ai horreur, alors que je meurs de faim et que j'aspire, sans oser l'avouer, la merveilleuse odeur du meilleur pot-au-feu de la saison qu'on savoure loin de moi, dans la belle salle а manger, fraоche comme une grotte а stalactites de neige et de glace, telle que j'en vis une dans la forкt des Ardennes. [653]

LA DERNIИRE

Aprиs avoir subi la pйnultiиme а la suite de l'aventure du cuvier, voici la derniиre fessйe.

C'йtait le soir. J'avais neuf ou dix ans. J'йtais en chemise et, rйvйrence parler, je faisais pipi dans mon pot de chambre. J'йtais tournй vers la porte. Entre la gouvernante, une Anglaise qui йtait alors la favorite de papa. Elle pousse un cri d'horreur et m'ordonne de me tourner vers le mur. Je lui rйponds :

- Ferme les yeux si зa te plaоt pas... J'achиve tranquillement ma petite opйration. -Je vais le dire а ton pиre.

- Dis-lui que tu as vu le petit bourgeois de Bruxelles, qu'il m'a montrй et qui fait зa tout le temps sur une place publique, et mкme qu'il a ajoutй que c'est un chef-d'њuvre parce que tous les journalistes le disent et qu'ils ont bien raison.

- Bien, le mensonge et l'insolence s'ajoutent а l'impudicitй. Ton compte est bon ; et je quitte la maison oщ de pareils scandales sont tolйrйs.

Une minute plus tard, elle remonte, prйcйdant mon pиre, furieux. Il ne dit rien, me prend par le bras, m'emporte dans une penderie mal йclairйe, relиve ma chemise, et se met а me fesser а tour de bras. Je me dйbats comme un beau diable. Si j'йtais en chemise, il йtait, lui, en robe de chambre (le pyjama n'йtait pas encore inventй). Dans la lutte elle bвille et j'aperзois je ne sais quoi oщ je m'agrippe et que je tords fйrocement. Mon pиre pousse un cri, me lвche et s'en va sans dire un mot. Je ne m'explique pas ce qui s'est passй, mais depuis, il s'abstint de m'envoyer la moindre claque.

MES DЙBUTS D'AUTEUR DRAMATIQUE

Lorsque j'avais neuf ou dix ans (car ma vocation est probablement nйe en mкme temps que moi), je commenзai ma carriиre d'auteur dramatique par un scandaleux tripatouillage de Moliиre. [654]

J'avais dйcouvert dans la bibliothиque de ma grand-mиre qui ne me dйfendait rien, deux volumes dйpareillйs de notre grand comique : Le Mйdecin malgrй lui m'avait enthousiasmй а cause des coups de bвton.

Revisant le texte sacrй, j'avais d'autoritй coupй toute l'intrigue sentimentale qui me semblait, naturellement, sans intйrкt; mais la gйniale trouvaille des coups de bвton me paraissant trop parcimonieusement exploitйe, j'avais hardiment transfйrй et accumulй dans le premier acte tous ceux qui sont prodiguйs dans Les Fourberies de Scapin, en mкme temps que le sac enfarinй de celui-ci, y ajoutant pour corser le spectacle, les chapeaux pointus et les seringues des mйdecins et des apothicaires du Malade imaginaire.

J'arrivais ainsi а une sorte de comprimй ou de triple extrait comique que je jugeais irrйsistible et sans prйcйdent.

Je communiquai mon chef-d'њuvre а mon frиre, а ma sњur, ainsi qu'а trois ou quatre petits amis que nous avions parmi nos voisins de campagne et, sous ma direction, commencиrent les rйpйtitions.

Oscar, le cadet de mes frиres, вgй de trois ans, inutilisable dans la troupe, fut promu spectateur, dignitй qui l'effraya d'abord et а laquelle il voulut se dйrober en prйtextant qu'il ne savait pas encore «spectater». On le rassura en lui affirmant que pour bien «spec-tater», il suffisait de se tenir tranquille et d'applaudir violemment chaque fois que les acteurs se taisaient parce qu'il y avait un trou dans leur mйmoire.

La premiиre, qui fut en mкme temps la derniиre, eut lieu dans une longue serre а raisins, oщ les grappes pourpres des Franken-tals et les grappes d'or des chasselas et des muscats s'alignaient en perspective d'un bout а l'autre de la salle de verre.

Le public, qui se composait de mon pиre, de ma mиre, d'un oncle, d'une tante, des parents de nos petits amis, du jardinier et des domestiques, occupait le fond du thйвtre.

La reprйsentation commenзa et se dйroula sans trop d'anicroches, parmi des rires bienveillants que dйchaоnиrent des coups de bвton parfois trop vigoureusement assenйs. Mais, а une rйplique innocemment вnonnйe par ma sњur qui tenait le rфle de Martine, femme de Sganarelle, je vis mon pиre dresser l'oreille, froncer le sourcil, et «tiquer», comme on dit en argot de thйвtre. Martine, vous vous le rappelez, dit quelque part: [655]

«Je sais bien qu'une femme a toujours dans les mains de quoi se venger d'un mari, mais c'est une punition beaucoup trop dйlicate pour mon pendard. »

N'ayant jamais lu Moliиre (car il ne s'intйressait qu'а l'arboriculture), et ne sachant oщ de pareils propos allaient nous conduire, il prit peur, leva la sйance et donna le signal du dйpart en annonзant que le chocolat chaud et le pain d'йpice nous attendaient dans la salle а manger. А l'appel du chocolat, ma troupe se dйbanda et je restai seul sur les ruines de mon chef-d'њuvre.

Ainsi finit, indйcise ou plutфt йcourtйe, et sans doute prйmonitoire ou prйfigurative, ma premiиre expйrience d'auteur dramatique.

LES VOLEURS

А la campagne, nous fыmes victimes d'un vol remarquable qui fournit а mes parents un sujet de conversation jusqu'а la fin de leurs jours.

Il eut lieu aprиs ce qu'on appelait « la grande lessive bisannuelle ». On lavait tout le linge de la maison accumulй pendant six mois. Une demi-douzaine de lavandiиres venaient travailler dans un bвtiment spйcialement affectй а cette opйration. Le linge lavй et rincй йtait йtendu sur les pelouses devant la maison ; il y restait deux jours et deux ou trois nuits afin que les rayons de lune le rendissent plus йblouissant que la neige. On donne tant de propriйtйs aux rayons de la lune qu'on se demande pourquoi, puisqu'ils rongent les vitraux des cathйdrales, ils hйsiteraient а blanchir le linge de nos parents ?

Bref, le linge s'йtalait sous la surveillance d'un gardien qui la nuit veillait dans une guйrite cachйe parmi les feuillages et les branchages. Une nuit, il voit les chemises et les draps de lit s'envoler comme de grands papillons blancs pour disparaоtre dans l'obscuritй. Il sort de sa guйrite, tire un coup de fusil, entend un cri, puis la chute d'un lourd paquet de linge et quelqu'un prenant la fuite. Le lendemain, on apprend qu'on avait arrкtй а la frontiиre hollandaise un homme qui avait reзu un coup de feu dans l'arriиretrain [656] pour avoir volй un navet. On le porte а l'hфpital oщ on lui retire des fesses trente-six plombs de chasse. On apprit ensuit que le voleur qui fit des aveux, s'appelait Michel Souris. Il fut condamnй а un an de prison et, aprиs avoir fait son temps, eut l'impudence de venir rйclamer une indemnitй. Il fut naturellement mis а la porte avec fracas.

Trente-six grains de plomb dans un derriиre ! Quelle merveille ! Cela nous semblait aussi beau qu'un conte de fйes et nous plongeait dans le ravissement. Nous admirions l'hйroпsme du vieux jardinier que son coup de feu avait йmu а tel point que, durant huit jours, il se dйclara incapable de tout travail. Il en profita pour faire le tour de tous les cabarets du village et entretenir son йbriйtй jusqu'а la fin de la semaine.

ACROBATIES

Mes premiers rкves et ma premiиre vocation furent nettement acrobatiques. Mon pиre qui йtait spontanйment sportif, en un temps oщ le mot sport venait а peine de naоtre, les encourageait.

Dans un cercle de verdure formй de thuyas et de noisetiers autour d'une aire gazonnйe, il nous avait installй une salle de gymnastique trиs complиte: anneaux, trapиze, barre fixe, barres parallиles, йchelles de corde, corde а nњuds, escarpolette, tremplin, haltиres, etc. Mon idйal aux anneaux ou au trapиze йtait de me « tirer » oщ m'йlever d'un bras. Je n'ai pu le rйaliser; mais, sans l'aide des pieds, je grimpais rapidement а la corde а nњuds ; je faisais facilement la roue ou le poirier et mкme trois ou quatre pas sur les mains. Mais, faute de conseils techniques, je ne pus jamais rйussir le saut pйrilleux et faillis plus d'une fois me casser les reins en le tentant. En revanche, grвce а la maniиre de m'y prendre, je parvins, beaucoup plus tard, vers les dix-huit ou vingt ans, а « arracher » des haltиres que les rustres puissants mais empotйs qui venaient contempler nos exercices, notamment le saut du tremplin et de l'escarpolette, ne parvenaient pas а йlever au-dessus de leur tкte.

J'avais acquis des biceps gros comme des њufs de paonne et des pectoraux en bourrelets de muscles que je faisais tвter а la ronde, [657] plus fier que si j'avais йcrit un chef-d'њuvre ou accompli un acte hйroпque ou йpousй la sњur du Lйonidas des Thermopyles.

Mais le triomphe, c'йtait le saut de l'escarpolette. On lanзait celle-ci jusqu'а l'horizontale, on atteignait ainsi une hauteur de cinq ou six mиtres et on lвchait les cordes ; il y avait deux secondes de lutte entre les deux forces qui gouvernent les mondes, la centripиte et la centrifuge, et dans l'instant oщ elles se rйconciliaient en se contrariant, on йtait dйposй lentement, mollement sur le sol comme un oiseau planeur а la fin de son vol.

LES VENDREDIS

Les vendredis йtaient des jours bйnis. Mon pиre allait а Gand toucher les fermages et les loyers de ses propriйtйs. Il ne rentrait que tard le soir, gйnйralement d'assez mauvaise humeur а cause de discussions avec les paysans qui demandaient ou des rйparations ou des diminutions de loyer. La premiиre question йtait de savoir ce que les enfants avaient fait dans la journйe.

Quand papa partait, s'ouvrait pour nous une иre de libertй. Immйdiatement, on entreprenait toutes les opйrations interdites, notamment de grands travaux souterrains. Notre ambition йtait, а force de creuser, d'arriver jusqu'а l'eau ; ce n'йtait pas difficile, attendu que le jardin se trouvait а peu prиs au niveau du canal. А moins d'un mиtre de profondeur, nous avions ce que nous cherchions. Nous poussions des cris de triomphe. Nous criions:

« Voici l'eau ! Voici l'eau ! » comme les Grecs de YAnabase criaient : « Thalassa ! Thalassa ! » Nous pataugions dans la boue, nous imaginant avoir trouvй et conquis l'ocйan. Nous cherchions des trйsors, de grands fossiles et de l'inattendu, toujours possible. Nous construisions des tunnels, des caves, des canalisations. Tout d'un coup survenaient des effondrements dont nous sortions couverts de vase jaune.

Ces travaux йtant dйfendus, quand le pиre rentrait on essayait de masquer les dйgвts : nous posions des branches recouvertes de terre et de feuillages de maniиre qu'il ne vоt pas les excavations. En somme, nous inventions le camouflage des armйes modernes sans [658] le savoir. Mais un jour qu'il inspectait plus sйrieusement les lieux, une des planches cйda et il prit un copieux bain de limon argileux. La mйsaventure le mit dans une fureur inconsidйrйe; il distribua de gйnйreuses taloches, puis confisqua tous nos outils de jardinage: bкche, pioche, pelle, seaux, etc. Nous les retrouvions d'ailleurs le vendredi suivant, car il n'est pas de cachette qui йchappe aux enfants. Le bon sourire de ma mиre planait sur ces incidents et tout finissait par retomber sur elle а cause de la bienveillance avec laquelle elle tolйrait nos explorations.

LES ABEILLES

II y avait au fond du jardin, une chaumiиre que mon pиre avait transformйe en atelier. Elle йtait recouverte de plantes grimpantes. Il y passait toutes ses journйes. Il y entrait а huit heures du matin, y restait jusqu'а midi, venait dйjeuner, y retournait aussitфt et y demeurait jusqu'а sept ou huit heures du soir et en sortait noir comme Vulcain de sa forge ou comme Noй couvert des copeaux de son arche. On pouvait faire de tout dans cet atelier; menuiserie, serrurerie, plomberie, ferronnerie, peinture, etc.

Mon pиre adorait les grandes entreprises. Il transforma d'abord le matйriel des ruchers. Nous n'avions que de vieilles ruches de paille, il fabriqua en quelques semaines trente ruches а hausse et cadres mobiles, pour pouvoir extraire le miel par la force centrifuge.

On remplaзa les anciennes demeures des abeilles par de modernes palaces. Il est certain que nous eыmes le plus complet et le plus parfait rucher du pays.

Nous fыmes en quelque sorte йlevйs au milieu des abeilles. Les ruches s'йtageaient au fond du potager dans un parterre de rйsйdas et de mйlilots : et, dиs que nos jeux nous laissaient un moment de loisir, nous allions visiter les infatigables travailleuses. Nous avions appris а transvaser les essaims comme des grains de cafй. Nous йtions rarement piquйs, parce que nous avions acquis, а nos dйpens, l'expйrience nйcessaire et que de nombreux coups de dards [659] nous avaient immunisйs. La suprкme йlйgance, c'йtait de travailler sans masque et sans gants, le visage, les mains et les bras nus.

Le grand secret c'йtait d'йviter les mouvements trop brusques, les parfums violents, l'odeur de l'alcool et surtout la sueur, car la sueur humaine rend folles les plus pacifiques avettes.

Mais ces abeilles trop inoffensives n'apaisaient plus nos instincts belliqueux, et, un soir, mon frиre et moi dйclarвmes la guerre aux guкpes qui, durant un йtй anormalement chaud et sec, infestaient la maison. Nous nous йquipons donc pour la grande aventure. Nous insйrons le bas des pantalons dans des bottes, nous ficelons les poignets de nos manches, nous enfilons des gants de cuir, nous nous coiffons de chapeaux voilйs et, ainsi armйs de pied en cap, la bкche а la main, nous attaquons le plus grand des guкpiers.

Nous avions, au prйalable, installй notre sњur dans un petit pavillon transformй en poste de secours ou en pharmacie provisoire, grandiosement pourvu de vinaigre, de citrons, d'ammoniac et d'une brassйe de poireaux dont le suc assagit le venin. En cas d'alerte, nous devions nous y replier pour y trouver refuge et nous y faire panser par l'hйroпque apothicaire.

D'abord, tout va bien. Nous sommes enveloppйs d'un nuage d'insectes ivres de fureur et continuons en souriant dans notre scaphandre notre besogne de prospecteurs. Mais bientфt et simultanйment, nous voilа piquйs et repiquйs par des ennemis invisibles qui se sont insinuйs jusqu'au bas de notre dos.

On sait que l'abeille ne peut piquer qu'une seule fois, aprиs quoi, elle meurt sur place, parce que son dard se termine par un crochet et ne peut кtre arrachй qu'avec ses entrailles. Mais l'aiguillon de la guкpe est lisse et inusable. Elle peut le retirer de la blessure et l'y replonger dix ou vingt fois de suite ; et nous voici victimes de cette mitraillette inйpuisable qui fonctionne sans arrкt aux replis de nos vкtements les plus intimes. Alors, pris d'une panique incoercible, nous courons au pavillon du salut qu'envahit la horde furibonde. La pharmacienne criblйe de dards empoisonnйs, йperdue, prend la fuite en poussant des hurlements d'йpouvantй et nous, toujours poursuivis, йpuisйs, finissons par lasser des vainqueurs aussi las que les vaincus. Tout se termine par une privation de dessert et une distribution de claques paternelles; mais durant deux ou trois jours, nous ne sыmes plus comment nous asseoir. [660]

LES PКCHERS

Mon pиre entreprit йgalement la construction d'abris vitrйs longs de plus de deux cents mиtres, sous lesquels il cultivait des pкchers. Ils se mirent а fructifier au bout de trois ou quatre ans et, quand ils furent en plein rapport, ce fut un bonheur sans йgal, par un beau jour de soleil, en juillet ou en aoыt, de nous glisser clandestinement dans cette espиce de serre qui sentait violemment la pкche et le brugnon et de subtiliser adroitement les plus beaux fruits.

Lorsque le rendement des pкches devint considйrable, mon pиre, toujours enclin aux entreprises chimйriques, fabriqua une centaine de caissettes pour l'exportation des fruits en Angleterre. Il йtait l'ami du capitaine d'un cargo qui faisait la navette entre Gand et Londres. Le cargo s'appelait Balmoral et le capitaine йtait connu comme un three bottles man, c'est-а-dire un homme qui absorbe ses trois bouteilles de whisky dans les vingt-quatre heures. Quoique imbibй d'alcool, c'йtait un bon pиre de famille et il ne paraissait jamais en йtat d'йbriйtй.

Un beau jour donc, mon pиre mit ses cent caissettes sur le bateau et les accompagna en Angleterre.

De grands espoirs se fondaient sur la vente de ces fruits et de merveilleux chвteaux en Espagne s'йlevиrent dans les nuйes. Les pкches йtant magnifiques, il espйrait en tirer cinq francs piиce ; on lui avait dit que c'йtait le prix normal en Grande-Bretagne.

On arrive а Londres. On met les caisses chez un grossiste ; la moitiй des fruits cueillis trop mыrs pourrissait dйjа et cette opйration qui aurait dы se solder par un bйnйfice de 4000 francs aboutit, tous frais payйs, а un injuste zйro.

Mon pиre renonзa aux pкches. Les espaliers furent dйracinйs et jetйs au bыcher. On les remplaзa par des vignes. Grвce а certaines pratiques de pollinisation, il croyait pouvoir crйer une variйtй nouvelle et donner aux chasselas de Fontainebleau, un goыt trиs prononcй de muscat par exemple. C'йtait possible. Les premiиres grappes furent presque musquйes ; mais d'annйe en annйe le goыt du muscat s'йventa et les baies retournиrent а leur йtat primitif et а leur banalitй. [661]

Encore une expйrience ratйe. Il avait appelй ce raisin « le Raisin Polydore». Sans se laisser abattre par le destin, il tourna alors toute son activitй vers les fleurs, se passionnant chaque annйe pour deux ou trois fleurs nouvelles auxquelles il sacrifiait toutes les autres. J'ai connu ainsi l'annйe des gloxinies, des rйsйdas, des cyclamens, des giroflйes, des glaпeuls, des amaryllis et mкme l'humble capucine.

Je me rappelle en passant qu'а l'entrйe du potager, gloire de son jardin, se dressait un arbre qui, nourri par la mкme tige, portait en mкme temps des reines-Claude, des prunes rouges et jaunes, des pкches, des brugnons et des abricots. Ce phйnomиne, dы а de savantes greffes et qui n'a rien de mystйrieux, йmerveillait les visiteurs.

L'auteur de mes jours avait, en outre, inventй une pкche qui porte son nom et l'on trouve encore dans les revues pomologiques de l'йpoque «la pкche Maeterlinck» qui, paraоt-il, avait d'indiscutables qualitйs. Le sйcateur а la main, il soignait aussi avec amour de longs espaliers consacrйs aux poiriers qui sйparaient avec ordre et mйthode les carrйs de lйgumes. Chacun portait sur la maоtresse branche une bague de plomb numйrotйe; ce numйro correspondait а une brиve notice consignйe dans un gros carnet qu'il avait toujours dans sa poche. La notice rйvйlait le nom du fruit, ses qualitйs essentielles, la date de sa maturitй, etc.

Par une chaude aprиs-midi d'йtй, la cousine dont j'ai dйjа parlй, un peu plus вgйe que moi et а qui je ne pouvais rien refuser, eut une idйe diabolique. Avec mon concours йpouvantй mais obйissant, elle enleva les bagues de plomb, les mкla, les brassa dans son chapeau, puis nous les remоmes en place au hasard, n'importe oщ.

Ce fut un cataclysme horticole qui jeta le dйsarroi dans l'вme innocente de mon papa. Les chiffres de la bague ne rйpondaient plus а ceux des notices. Tout йtait bouleversй, les bergamotes, les louises-bonnes d'Avranches, les bons-chrйtiens William, les Soldats-laboureurs, les Zйphirin-Grйgoire, se rйvoltaient contre la loi et versaient dans une anarchie presque humaine. Ce qui devait кtre fondant devenait croquant, ce qui devait кtre sucrй s'avйrait acidulй, ce qui devait mыrir en dйcembre rougissait en juillet, etc.

Mon pиre, dйroutй, perdit sa foi en l'arboriculture et revint а la floriculture. C'est ainsi que les plus futiles causes produisent parfois de grands effets inattendus et bien souvent ne sont pas plus mystйrieuses, pas plus profondes que le caprice d'une cousine йcer-velйe. [662]

LЙOCADIE NOULLET

Un jour, sur la pente d'un sentier conduisant а un petit pavillon qui dominait le canal, ma sњur, mon frиre et moi jouions sur un tas de sable de couleur d'or comme tous les sables du pays.

Arrive, conduit par notre bonne Lйocadie, un jeune snob, un peu plus вgй que nous, vкtu de flanelle blanche, tirй а quatre йpingles et parlant du nez en nous regardant de haut en bas. Effarй et intimidй, je l'invite а prendre part а nos jeux. Il me rйpond que c'est trop sale et qu'il n'aime pas ce genre de distraction. Nйgligemment appuyй sur une petite canne de jonc а pomme argentйe, il se met а nous parler des magnificences de sa maison paternelle et notamment d'une sorte de jardin d'hiver terminй par une grotte а stalactites de ciment incrustйes de milliers de miroirs multicolores qui, de l'avis de tous les connaisseurs, йtait ce qu'on pouvait trouver de plus beau dans tous les pays du monde.

Je lui dis que nous avions mieux que зa sous le pavillon, parce que c'йtait plus naturel.

Il s'y trouvait en effet une vieille et profonde cave voыtйe et tйnйbreuse oщ le jardinier entassait les pots cassйs et des pommes de terre discrйditйes, des champignons de couche abandonnйs qui prospйraient dans les tйnиbres, des oignons а fleur dйdaignйs et d'autres tubercules dйclassйs qui y germaient et lanзaient de toutes parts de longs filets blancs qui me semblaient aussi fйeriques que les lianes de mes imaginaires jungles tropicales.

Je lui ouvre la porte de la cave aux miracles, attendant un coup de foudre, il me dit froidement: «C'est bien sale,» se pince les narines et me prie de refermer la porte.

Quelque chose s'effondre dans ma confiance, dans mes certitudes et dans ma foi pendant que monte en moi je ne sais quel horrible dйsir de vengeance.

Lйocadie revient au pavillon portant un plateau garni de chocolat, de quatre tasses et de tranches de pain d'йpice. Nous nous asseyons dans l'unique salle de la gloriette. Lйocadie verse le chocolat et tandis que Joseph (ainsi se prйnommait le jeune gandin) regarde le canal, je rйpands dans la tasse qui lui йtait destinйe une [663] bonne poignйe de sable et la lui prйsente avec un aimable sourire. La bonne Lйocadie a vu mon geste, mais ne dit mot car elle nous йtait aussi dйvouйe qu'une mиre. Joseph trouve que notre chocolat n'est pas bon et que notre sucre ne vaut rien puisqu'il ne fond pas. Nйanmoins, il avale le tout. Pour l'instant je m'estime suffisamment vengй ; mais les offenses, les injustices subies par un enfant ont des racines qui ne meurent pas. Je ne voulus plus le revoir.

La bonne Lйocadie remplaзait momentanйment notre mиre assez souffrante qui ne pouvait s'occuper de nous. C'йtait une petite Wallonne pourvue d'un gros nez un peu spongieux; mais son cњur йtait aussi naturellement maternel que si nous eussions йtй ses enfants. Rien ne la rebutait, ni nos dйsobйissances, ni nos insolences, ni nos taquineries, ni notre ingratitude. Elle rйpondait а tout par des inventions inattendues pour nous faire plaisir. Par exemple, а notre fкte patronale ou а l'anniversaire de notre naissance, elle se levait avant l'aurore afin de cueillir au jardin ou dans les champs toutes les fleurs qu'elle y trouvait pour orner de guirlandes bien tressйes la chaise de notre dйjeuner. Nous nous y installions plus fiers que le pape dans sa cathиdre et йtions couronnйs les rois incontestйs de la journйe. Nous pouvions tout nous permettre, rien ne nous йtait refusй et nous en abusions.

Quand elle nous parlait de notre ange gardien, elle le faisait avec une telle conviction que nous sentions autour de nous le vent de ses ailes.

Elle nous avait enseignй nos priиres, que nous comprenions peu. Il s'y trouvait plus d'un point obscur ou mystйrieux que nous enjambions avec indiffйrence. Mais dйjа fureteur, le sixiиme commandement de Dieu qui disait: «L'њuvre de chair n'accompliras qu'en mariage seulement, » attirait notre attention. Comme elle prononзait trиs nettement l'њuf, elle et nous йtions bien convaincus qu'il s'agissait d'un њuf monstrueux et probablement diabolique qui contenait tout le mal de la terre.

- Quelle couleur a-t-il ? questionnai-je.

- Il est rouge, rouge feu, rouge sang ou rouge gйranium, expliquait-elle, comme si elle l'avait eu sous les yeux.

- Est-il plus gros qu'un њuf de poule ? - Plus gros que ta tкte. [664]

- Mais qui le pond?

- La femelle du diable.

- Mais pourquoi n'est-il permis de s'en servir que dans le mariage ?

- Parce que Dieu le veut.

La thйologienne ou la casuiste d'occasion avait rйponse а tout.

Mon pиre qui nous йcoutait se tordait, mais respectant l'innocence n'osait intervenir, sachant que les meilleures explications n'expliquent rien et que toutes ont а peu prиs la mкme valeur dans l'inconnu.

La pauvre fille, victime de «l'њuf de la chair» qui empoisonne la plupart des humains, finit par йpouser un brave et superbe gendarme qui mangea ses йconomies, se mit а boire et la battait trois fois par semaine.

Elle disparut de notre horizon, devenue la proie d'une injustice qu'on dit immanente parce qu'on ne la voit jamais. Nous n'en entendоmes plus parler.

Puisse ma fidиle et affectueuse pensйe la rejoindre dans d'autres mondes oщ elle m'a probablement prйcйdй.

LES BЙGUINAGES

Je peux dire que j'ai passй mon enfance entre deux bйguinages: le premier йtait situй au bout de la rue du Poivre oщ je suis nй. On l'appelait le Grand Bйguinage. Il datait du quatorziиme siиcle. C'йtait une enceinte entourйe de fossйs pleins d'eau et qu'un pont-levis а la nuit tombйe, sйparait du commun des mortels.

Elle contenait environ douze cents bйguines. Une municipalitй anticlйricale et imbйcile tracassa а tel point les inoffensives religieuses qu'un beau jour elles abandonnиrent leurs maisonnettes sйculaires et allиrent se rйfugier dans une petite citй artificiellement gothique, que de puissants protecteurs а la tкte desquels on citait les princes d'Arenberg, avaient fait construire pour elles aux portes de Gand.

Le second s'appelait le Petit Bйguinage et se trouvait rue Longue des Violettes, dans le voisinage de la maison que mon pиre avait [665]

bвtie et oщ nous nous йtions dйfinitivement installйs. Ma mиre ayant de proches parentes et des amies dans l'une et l'autre de ces pieuses petites villes allait les visiter chaque semaine et comme je l'ai dit dans une page de mon Cadran stellaire, je l'y accompagnais avec joie, car les saintes filles fort gourmandes me comblaient de sucreries et de chocolats.

On sait que les bйguines ne prononcent aucun vњu, ont leurs couvents ou leurs maisons particuliиres, s'astreignent seulement а rentrer au logis а l'heure du couvre-feu, acceptent un cйlibat rйvocable et portent un uniforme qui remonte au treiziиme siиcle. Elles font de la dentelle et des travaux de lingerie, et jouissent d'une modeste aisance qui leur permet le dimanche la poule au pot et la crиme-caramel des pensions de famille.

Jusqu'а ma premiиre communion, c'est-а-dire jusqu'а l'вge de dix ou onze ans, je fus admis а ces йdifiantes palabres. Plein de respect et de conviction, je me disais, en suзant mon sucre de pomme sous une table, que je n'entendrais parler que du bon Dieu, de la Sainte Vierge, des anges et des fйlicitйs cйlestes. Il n'en fut jamais question. Toutes les conversations sans coupures s'enroulaient autour des petits travers de l'aumфnier qui aimait le vin blanc, des prйtentions de la «Grande Dame» ou Mиre Supйrieure, de l'avarice de Sњur Aglaй, des sorties inconsidйrйes de Sњur Euphйmie, des intrigues de Sњur Philomиne, des propos fielleux de Sњur Anas-thasie et des menus chapardages de la sњur touriиre.

« Elles sont heureuses, me disait ma mиre. Elles ont tout ce qu'on peut dйsirer et Dieu par-dessus le marchй. Elles vivent dans les blancheurs des dentelles, les parfums de l'encens, parmi les chants de l'orgue, les fleurs et les oiseaux de leurs jardinets, que leur faut-il de plus ? »

Elles sont heureuses, ayant Dieu par surcroоt. Oui, mais quel Dieu? Enfin, elles s'en contentaient et, comme malgrй elles il est plus grand que dans leur esprit, il les rendait plus heureuses que ne le mйritaient leurs pensйes et tout s'arrangeait dans une sorte de bйatitude attiйdie, а leur portйe et а leur taille.

Je n'йtais pas convaincu. Il est vrai que derriиre elles s'йtendait un paradis plus grand que la pelouse oщ broutaient leurs trois chиvres; mais elles n'avaient pas l'air de s'en occuper. L'immobilitй de leur existence assurait leur fйlicitй. Elles avaient une idйe qui valait а peu prиs celle que nous n'avons pas encore et toute [666] idйe, si petite qu'elle soit, mкme quand on ne la voit pas, mкme quand on ne l'entend pas, mкme quand elle n'a ni queue ni tкte, suffit а fixer un peu de bonheur.

LA PELOUSE

Devant la maison s'йtendait une belle pelouse verte et rectangulaire. Un matin, mon pиre a l'idйe de la transformer en roseraie. On retourne le gazon malgrй les regrets et les objections de ma mиre, que j'approuve de mon mieux en silence. Du reste, je trouvais que les rosйs n'йtaient pas а leur place а cet endroit. J'aimais mieux le gazon que cette pйpiniиre, car j'avais dйjа des idйes arrкtйes et entкtйes sur bien des choses et sentais d'instinct la diffйrence entre une villa banlieusarde et un vйritable chвteau entourй de grands arbres.

Arrive un millier d'йglantiers qui prennent la place de l'herbe ensevelie. On les plante rйguliиrement alignйs. Il s'agit а prйsent de les йcussonner. Les йcussons sont fournis par une seule variйtй de rosйs rouges, qui sont les favorites paternelles. Il voit dйjа en imagination, entre la grille de la propriйtй qui s'ouvre sur la route et la faзade blanche de la maison, un immense, un йblouissant bouquet de fleurs йcarlates.

Mais, l'йcussonnage de mille йglantiers а raison de deux йcus-sonnages par pied, est minutieux et demande beaucoup de patience, de conscience et de temps. Il s'agit de trouver de la main-d'њuvre qui ne soit pas trop onйreuse. Il nous rйunit tous trois, ma sњur, mon frиre et moi et nous fait une petite allocution familiale afin de nous inculquer l'amour de l'йcussonnage qui est presque un devoir social. Mon frиre et ma sњur approuvent avec ardeur et s'engagent а se mettre tout de suite а l'ouvrage. Je me tais, mon pиre m'interpelle et me dit:

- Eh bien ? Tu ne dis rien ? Qui ne dit rien n'aura rien.

- Qu'est-ce qu'ils auront?

- Tu le sauras, quand tu ne l'auras pas. Je n'aime pas cette insoumission perpйtuelle et sournoise oщ tu te complais depuis trop longtemps. [667]

Je rйponds que ce n'est pas de l'insoumission, mais que je me suis foulй le pouce avant-hier et que par consйquent...

- Montre-moi ton pouce... On n'y voit rien.

- On n'y voit rien, mais il me fait trиs mal parce que c'est а l'intйrieur.

- Sais-tu comment on t'appellerait si tu йtais soldat?

- Non.

- Tire-au-flanc.

- Que faut-il faire pour зa?

- Rien du tout, comme toi; et ce n'est pas flatteur; mais je ne condamne personne aux travaux forcйs. Rira bien qui rira le dernier.

Voilа les deux innocents en besogne. Je m'йloigne jouissant d'une libertй sans gloire. Au bout d'une heure, je reviens contempler d'un њil narquois les travailleurs bйnйvoles. Je leur annonce que toutes les framboises ont mыri en une nuit, que j'en ai mangй jusqu'а plus faim et cueilli plein ma boоte. Ils lиvent une morne tкte oщ se lit un vaste regret; mais, fidиles au devoir, ils reprennent leur tвche en me criant comme dйfi:

- Nous aurons triple dessert.

- Moi aussi, maman me le promettra, mais ne le dites pas а papa. Je m'en vais, gambadant comme un poulain, en leur lanзant:

- Je vais du cфtй des fraisiers et puis je secouerai la haie. C'est plein de hannetons, je vous en donnerai а chacun une demi-douzaine pour votre triple dessert, le dessert des esclaves, puis je m'occuperai des vers а soie qui commencent а filer et je vais jouer avec les abeilles; en attendant, travaillez bien, et ne vous embкtez pas trop.

- Nous ne nous embкtons pas du tout, nous nous amusons.

- Vous n'en avez pas l'air ; voulez-vous mon mouchoir ?

- Pourquoi faire ?

- Pour pleurer. Au revoir, je reviendrai bientфt avec d'autres nouvelles et une brassйe de raphias pour vous approvisionner jusqu'au soir.

L'aprиs-midi, ils retardent autant que possible la reprise de la besogne. Mon frиre a une blessure а l'index, ma sњur des douleurs dans le dos. Le lendemain matin, tous deux se portent souffrants. Ils avaient dы prendre froid en travaillant trop lentement et les йcussons attendirent des mains plus mercenaires et moins fugitives. [668]

LA TRILOGIE FЙERIQUE

Nous avions trois grandes fкtes dans l'annйe : Saint-Nicolas, Noлl et les Йtrennes. Mais la reine des reines йtait la Saint-Nicolas. Elle йtait triplйe, c'est-а-dire que, dans la mкme matinйe, elle se cйlйbrait dans trois sanctuaires. D'abord chez nos parents oщ elle se matйrialisait en formes de pains d'йpice fourrйs de melons de Livourne, en nacelles de massepain semйes d'anis rosйs et ornйes de mвts aux voiles de clinquant, en lots de chocolats et de sucreries aux aspects insolites. Il s'y joignait quelques йtrennes qu'on appelait utiles: livres de classe, ardoises, crayons, plumiers, pantoufles brodйes par maman qui ne retenaient pas notre attention.

Le second sanctuaire йtait austиre et monacal. Dans un vaste salon enlinceulй de housses sйpulcrales, sur de petites tables hostiles se rangeaient des livres de priиres, des manuels de congrйgation, des chapelets, des scapulaires, des crucifix, des bйnitiers, de petits saints, de petits anges sans derriиre, de glaciales images gothiques ou saint-sulpiciennes. Il fallait avoir l'air ravi et, au commandement de papa, crier: «Merci saint Nicolas», d'une voix qui semblait sortir de terre aprиs avoir traversй des tombeaux et embrassй Torquemada qui avait une petite moustache noire, ce qui n'йtait guиre affriolant.

Mais la derniиre station chez la grand-mиre maternelle dйpassait tous les rкves et toutes les prйvisions. Figйs d'admiration et d'йpouvantй heureuse, en silence nous avancions а petits pas dans le royaume des fйes, car le bonheur trop grand ne trouve plus de mots et ose а peine respirer.

Les tables, les divans, les fauteuils ruisselaient de toutes les sucreries de l'arc-en-ciel. Les pains d'йpice йtaient des meules et les navires de massepain n'y voguaient plus isolйs mais y flottaient en escadrille. Au pied de chaque table s'йtalaient, scrupuleusement reproduits dans le ciel, les jouets que nous avions choisis nous-mкmes а «la foire de Leipzig», dans une vieille maison flamande, sous le beffroi et tenue par deux innocentes et vieilles filles, les sњurs Le Broquy, mandatrices attitrйes de saint Nicolas. La marche du miracle йtait trиs simple. Du doigt, on dйsignait chez elles les poupйes, les polichinelles, les soldats, le cheval mйcanique, le chef [669] de gare, le sabre et le mousquet а vent, la citadelle, l'entrepфt, la cuisine, le salon, le navire а ressort, la chambre а coucher, l'йpicerie, l'arche de Noй, la bergerie que l'on dйsirait. Elles en avisaient le saint qui les trouvait sans peine dans les cйlestes rйserves et venait en personne, la nuit de sa fкte, les descendre dans la cheminйe principale ; aprиs quoi, l'un des anges qui l'accompagnaient les rangeait sur les tables du salon ou de la salle а manger. Bien que nos parents ne prissent guиre de prйcautions pour mйnager notre crйdulitй, jamais le moindre doute n'effleurait notre esprit. C'йtait bien ainsi que tout se passait. Je me souviens qu'un jour, ayant demandй une bergerie avec beaucoup de moutons, six arbres ronds et un bon chien, je reзus une йpicerie. Elle n'йtait pas mal, mкme acceptable, vu qu'elle renfermait beaucoup de tiroirs oщ sommeillaient des raisins de Corinthe et des pruneaux. Elle avait mкme un comp-• toir avec de belles balances de cuivre rouge ; mais c'йtait une erreur. Saint-Nicolas s'йtait trompй J'en йtais tout marri. Je dйclarai а mes parents que j'allais lui йcrire un mot pour lui signaler mon dйsappointement. Ils approuvиrent ma rйsolution. Je me mis donc au travail et rйdigeai la lettre que voici, qu'on a conservйe dans les archives de la famille.

«Monsieur saint Nicolas,

«Vous vous avez trompй, ce n'est pas une йpicerie, mais une bergerie que j'ai commandйe. Je demande la bergerie а la place de l'йpicerie. Si vous ne pouvez sortir du ciel, parce que ce n'est plus votre fкte, envoyez un ange. Je veux que la maison du berger soit bleue comme chez les sњurs Le Broquy. Dites а l'ange de mettre les raisins de Corinthe et les pruneaux de l'йpicerie dans le grenier de la bergerie, dites-lui aussi qu'on ne fera pas de feu dans la cheminйe du salon afin de ne pas brыler ses ailes.

«Si la bergerie est aussi belle et aussi complиte que celle des sњurs Le Broquy, je dirai une petite priиre pour le repos de votre вme.»

Mon pиre admira la lettre n'y trouvant qu'une faute de franзais, il dйclara qu'il sortirait exprиs pour la poster.

Rien ne trouble la foi des enfants; elle n'est que l'image anticipйe et le symbole de la foi ou de la crйdulitй des hommes et des peuples. [670]

CHEZ LES JЙSUITES

Aprиs l'Institut Calamus, je fus mis chez les bons Pиres, au collиge de Sainte-Barbe. C'йtait un collиge aristocratique oщ abondaient les barons, les vicomtes, les comtes et les hobereaux а particule acquise qu'on achetait en devenant propriйtaire d'une chaumiиre ou d'une « йtable entourйe de quatre fossйs bourbeux » comme le Monsieur-de-L'Isle de Moliиre.

Je constatai rapidement que tous les efforts de morale convergeaient vers un seul but, vers ce qu'ils appelaient « la belle vertu », ce qui voulait dire la puretй et la chastetй parfaites et invraisemblables. Il n'йtait question que des tentations et des pйchйs de la chair. S'ils n'en avaient pas parlй, nous n'y aurions jamais pensй.

Cette chastetй йtait poussйe а tel point qu'on nous donnait comme modиles le Bienheureux Jean Berchmans et saint Louis de Gonzague.

Le Bienheureux Berchmans йtait un doux lйvite mal cuit dont on voyait la statue sur un pilier de l'йglise, une sorte d'asticot qui ne changeait jamais de chemise craignant les blandices de sa chair encrassйe. Quant а saint Louis de Gonzague, il n'osait regarder sa mиre de peur de sentir s'йveiller en lui de mauvaises pensйes.

Voilа ce qu'on nous proposait comme parangons. Grвce а eux, nous ne cessions d'osciller entre l'enfer et le ciel. La moindre pensйe charnelle vous prйcipitait dans les flammes йternelles. Tous les sermons ne s'occupaient que de l'enfer. Le pиre prйdicateur se mettait dans une telle fureur en йvoquant les supplices йternels que j'en serais demeurй timorй comme un liиvre si l'influence de mon pиre n'avait amorti l'йpouvante que se plaisaient а attiser nos chers maоtres. Il haussait dйdaigneusement ses йpaules en sifflotant et nous savions ce que cela voulait dire.

Sans en vouloir aux bons Pиres, je dois reconnaоtre que j'ai passй chez eux les moments les plus dйsagrйables de mon existence. Ils avaient un bizarre amour de la crasse et de la laideur qui offusquait le petit garзon bien propre que j'йtais et l'ami des belles lignes et des belles couleurs, des fleurs et des grands arbres que je sentais naоtre en moi. [671]

Leur йglise йtait un chef-d'њuvre ignominieux qui me faisait souffrir de ce que doit souffrir un papillon dans une boоte а ordures.

Le rйfectoire, les salles d'йtudes, les murs de la cour, nue et sans un arbre, sombre comme le prйau d'une prison mal tenue, tout йtait recouvert d'une patine noire et gluante. La vaisselle, la verrerie, les couverts graisseux glissaient sous les doigts comme des anguilles.

Tous les mois, les pensionnaires prenaient un bain de pieds au rйfectoire ; on trempait et on savonnait tout ce qui se voyait au-dessous du genou. Le reste, qui semblait ne pas exister, йtait relйguй dans un sombre mystиre. Les bains d'йtй se prenaient dans un йtang fangeux, sous un йpais vкtement de laine cartonneuse et de couleur chocolat, d'une chastetй tкtue et hermйtique comme un scaphandre. On sortait de l'eau emportant une sainte odeur de vase et de poisson pas frais.

Les repas йtaient abondants et solides, mais grossiers et « bouilla-quйs», comme on dit dans le Midi. On les arrosait а discrйtion d'une biиre aigrelette souvent imbuvable. Elle йtait fournie а tour de rфle par les brasseurs dont les fils йtaient pensionnaires de la maison. Grвce aux domestiques, nous savions toujours quel йtait le brasseur qui avait livrй les derniers tonneaux. Quand le liquide йtait vraiment trop mauvais, nous organisions ce que nous appelions le « supplice de la presse ».

Nous dйtournions un moment l'attention du surveillant par une altercation simulйe ou, а l'aide d'une balle, venue on ne sait d'oщ, qui lui brisait ses lunettes sur le nez. Nous entraоnions alors dans un coin de la cour le fils du brasseur dйlinquant et tous ensemble nous le pressions dans l'angle d'oщ il sortait laminй, bleu et dйfaillant. А la livraison qui suivait l'opйration, nous constations avec plaisir que la biиre йtait incontestablement meilleure.

Tout йtait dirigй par le prйfet des йtudes. Le Rйvйrend Pиre se montrait plus soupзonneux, plus inquiet, plus fureteur, plus inqui-sitorial que les autres. On le rencontrait partout, il rфdait sans cesse autour de nous, il savait tout, flairait tout, devinait tout. C'йtait la suspicion, toutes les suspicions incarnйes dans un vieux renard bornй par ses propres ruses. Son rкve йtait que les йlиves intelligents et intйressants le prissent pour confesseur. L'йtablissement serait devenu une lanterne et la maison n'aurait plus eu de secrets. Tous ses clients а leur insu ou malgrй eux se transformeraient en [672] espions et en dйlateurs, car il est avec le secret йlastique du sacrement de la pйnitence des accommodements et la fin, ici, comme en bien des choses, justifiait les moyens. Ses fidиles infйodйs jouissaient d'apprйciables avantages, immunitйs, amnisties, permissions, petits banquets bisannuels arrosйs de vins de messe, etc. Il tenta plus d'une fois de m'embrigader dans la sainte cohorte ; il me serrait tendrement contre un ventre qu'il croyait кtre son cњur. Mйfiant, je faisais l'idiot qui ne comprenait rien, et, levant les yeux au ciel, il n'osait insister.

Ils vivent trop dans la mort, mais dans une mort sans grandeur et sans horizon, une petite mort pratique, йconomique, commercialisйe et avantageuse.

Malgrй leur incessante prйoccupation des pйchйs de la chair, la plupart йtaient au fond tellement purs qu'ils commettaient d'йtranges et incomprйhensibles imprudences. C'est ainsi que notre professeur de « poйsie » nous faisait йtudier et apprendre par cњur le Formosum Pastor Corydon ardebat Alexim Delicias domini (Le berger Corydon brыlait d'amour pour le bel Alexis, dйlices de son maоtre), l'йglogue de Virgile consacrйe а «l'amour qui n'ose pas dire son nom». L'innocent et chaste professeur ne semblait nullement se rendre compte de l'йnorme pйchй auquel йtait consacrй le poиme. Comme nous, il n'y voyait que de l'eau claire et n'attachait d'importance qu'aux dйtails prosodiques et grammaticaux. Si ce n'йtait candeur, а quoi attribuer ce choix dйconcertant, qui du reste devait avoir eu l'approbation des supйrieurs et ne choquait personne?

Pour tout dire en quelques mots, si les surveillants йtaient gйnйralement insupportables, bornйs et tracassiers, les professeurs йtaient trиs bons, trиs patients et trиs dйvouйs. Ils croyaient faire leur devoir et agir pour le bonheur de tous. Il y avait incontestablement des saints dans leur groupe. J'ai, du reste, vu germer des saints parmi mes condisciples. Ils ne se dйvoilиrent complиtement qu'en «rhйtorique», c'est-а-dire dans la derniиre annйe, aux derniers jours de la grande retraite des vocations. D'apparence un peu souffreteuse, nous les appelions irrйvйrencieusement «les mal cuits». Ils йtaient sept dans notre classe qui ne comptait que seize йlиves et entrиrent tous les sept dans la Compagnie de Jйsus. Nous avions frфlй le salut contagieux. Nous les regardions avec une sorte d'йtonnement et d'envie apitoyйe et respectueuse. Parfois, par rйaction et pour savoir de quel bois ils se chauffaient, nous leur cherchions [673] querelle en leur donnant un croc-en-jambe ou en leur lanзant une balle dans les fesses. Enveloppйs de leur Dieu, ils ne nous voyaient pas et, impressionnйs, nous n'osions insister. Ils vivaient dйjа dans un autre monde. Йvidemment, dans leur nombre se trouvaient de petits saints larvйs qui n'aspiraient qu'а une place de comptables en grвces et indulgences dans un ciel йconomique et de tout repos. Mais deux ou trois, aprиs une vie de sacrifices, moururent martyrs en de lointains pays : car mкme dans un saint plus ou moins larvй, le principe qui le porte йtant magnifique, il y a toujours un saint hйroпque prкt а faire des miracles.

AVANT LA NAISSANCE DE L'OISEAU BLEU

J'йtais alors un gamin de treize ou quatorze ans qui usait ses fonds de culotte sur les bancs de la quatriиme latine en suivant nonchalamment les cours.

Notre professeur, un Pиre jйsuite franзais, plus dйgourdi que les Belges, jeune, plein de zиle, rompant avec la sйculaire routine de la Compagnie de Jйsus par des coups d'audace prйmaturйs et tйmйraires, s'йvertuait а йveiller en ses йlиves quelque curiositй littйraire.

Il y perdait d'ailleurs son latin et son temps. Nйanmoins, deux ou trois grains ne tombиrent point sur le roc et germиrent tant bien que mal sur les bas cфtйs de la route.

Cet excellent homme au lieu d'imposer aux enfants une amplification sur les rйflexions et la mort de Manlius Capitolinus prйcipitй de la Roche Tarpйienne, ou le discours de Volumnie а Coriolan afin de l'arrкter aux portes de Rome, nous demanda plus simplement le rйcit d'une journйe de vacances а la campagne.

Je ne sais quelle lueur perзa а ce moment les brumes de mon avenir. Sans chercher midi а quatorze heures, ma pensйe me transporta dans la cour de la ferme contiguл au jardin de ma grand-mиre maternelle et je me mis а dйcrire naпvement et en l'enjolivant un peu (car dйjа le professionnel futur guidait la plume de l'apprend) ce que j'y avais vu un matin que j'y йtais assis а l'ombre d'un pommier.

Je n'ai pu retrouver le texte authentique de ce prйcoce et puйril chef-d'њuvre. Je me souviens cependant que les hommes et les [674] femmes йtant aux champs, la cour appartenait aux animaux domestiques.

Je ne sais d'oщ l'idйe vint alors au jeune йcolier que j'йtais de les animer et les humaniser comme je le fis trente-cinq ou quarante ans plus tard dans L'Oiseau Bleu.

Le vieux chien de garde somnolait dans le tonneau qui lui servait de niche en surveillant du coin de son њil rouge les allйes et venues de tout ce qui remuait, prкt а rйtablir l'ordre en cas de conflit.

Les poules toujours affamйes picoraient dans l'herbe sous la protection du coq flamboyant qui, d'un gloussement attendri, appelait parfois la favorite de l'heure pour lui dйsigner dans le sable un morceau de choix.

Tout йtait bйatement paisible sous un flamboyant soleil de juillet, lorsque а la queue-leu-leu s'amenиrent une douzaine de canards qui devaient, pour rejoindre leur mare, traverser le sentier oщ s'affairaient les poules. Comment faire?

Stupidement attachйes а leur picorage, les poules n'auraient pas eu l'idйe de se dйplacer; de leur cфtй, les canards ne connaissaient que le sentier qui conduisait а l'eau et n'auraient jamais envisagй la possibilitй d'un dйtour.

Indignйs, clabaudant, claquant du bec, clapotant sur leurs pieds palmйs, ils appellent а l'aide leurs grandes amies les oies qui cancanent а l'autre bout du verger. Dressant leur tкte jaune et claironnant avec autoritй, elles se dandinent au secours de leurs petites sњurs; cependant que le coq ahuri, perdant la tкte, tumultueusement volette autour de ses poules qui ne cessent de picorer.

Les pigeons du haut du toit contemplent le spectacle en roucoulant.

Le chat, non loin d'eux, se pourlйche le ventre.

Les lapins au fond de leur clapier ombreux, pressentant la bagarre, de leurs pattes de derriиre battent le tambour des proches catastrophes.

Alors le chien, le bon chien qui n'a pas perdu un dйtail du drame qui menace la paix de la ferme dont il est responsable, lиve sa grosse tкte et s'apprкte а bondir sur le champ de bataille, mais s'aperзoit qu'une chaоne imbйcile l'attache а son tonneau. Attristй, incompris, malgrй tout fidиle au devoir, faute de mieux, il pousse les abois rйglementaires, furieux et autoritaires. [675]

Les poules effarйes prennent la fuite, le coq reluctant les suit en les rйprimandant et, clairons en tкte, les oies alliйes aux canards se dirigent vers la mare oщ palpite le soleil des grands jours.

Le succиs quand je lus mon papier fut considйrable, inattendu, presque hostile.

On commenзa par me soupзonner d'avoir copiй quelque part ce morceau dйconcertant. On fouilla mon pupitre pour n'y trouver que le Petit Larousse auquel les йlиves avaient droit. Comme, d'autre part, j'avais йcrit la page sous les yeux du professeur et de toute la classe, il fallut bien se rendre а l'йvidence. Le soupзon et l'accusation tombиrent devant la rйvйlation imprйvue.

Mais si le bon maоtre n'avait plus de soupзons, les condisciples ne se rйsignaient pas а croire qu'un des leurs fыt capable de faire sans malhonnкte subterfuge ce que j'avais fait.

C'est pourquoi, sans avoir besoin de se consulter longuement, ils me condamnиrent unanimement а l'ignominieux supplice de la « presse ».

La « presse » йtait le chвtiment traditionnel rйservй aux « cafardeux». Elle s'organise donc rapidement selon les rиgles bien йtablies et le rituel que j'ai dйcrit plus haut.

C'est ainsi que je fus pour la premiиre fois victime de la presse. Depuis, ces policiers de la vie littйraire que sont les journalistes m'en ont fait voir bien d'autres.

MES ЙGLISES

Ayant vйcu six ou sept ans de mon enfance au collиge Sainte-Barbe, j'ai passй d'innombrables heures а l'йglise.

Matin et soir on y йtait condamnй au supplice de priиres sans conviction et de prкches trop menaзants pour кtre pris au sйrieux.

Les dimanches, les jours de fкte, les semaines de retraite, les mois de dйvotion spйcialisйe, par exemple le mois de mars consacrй а saint Joseph ou le mois de mai monopolisй par la Vierge, on ne quittait guиre l'йdifice religieux qui, malgrй l'encens йconomiquement prodiguй au compte-grains, avait une odeur de renfermй et [676] d'йmanations clandestines: car les petites fenкtres situйes dans la coupole ne pouvaient pas s'ouvrir.

Messes du matin, litanies de la Vierge, rosaires interminables, sermons alternйs : l'un par une larve blanche et soporifique d'une voix trop huilйe ne parlant que de la grвce et des dйlices du ciel oщ la bontй divine nous permettrait peut-кtre de pйnйtrer, nous endormait par sa douceur ; l'autre que nous avions appelй « le Pиre Satan », une sorte de Grйco dйchaоnй et cuit au four ne fourgonnant que les feux de l'enfer dans sa chaire en forme de coquetier, trйpignait, gesticulait, йcumait comme un diable dans un bйnitier d'eau bouillante. Au bout de cinq minutes, nous ne l'йcoutions plus, nous disant qu'aprиs tout si l'on n'a, comme il le prйtendait, qu'une chance sur dix mille d'йchapper aux flammes йternelles, mieux vaut penser а autre chose et de prйfйrence aux choses dйfendues.

Je ne fus pas heureux dans le choix de mes йglises ou plutфt je n'eus pas de choix. Il m'йtait imposй. Je viens de dire que celle du collиge Sainte-Barbe йtait un chef-d'њuvre du style jйsuite ignominieux.

L'йglise Sainte-Anne, йglise paroissiale, de mes parents, rйpйtait, mais en grand, d'outrageantes horreurs. L'architecte, pour кtre sыr de ne pas se tromper, y avait ingйnieusement mйlangй tous les styles; mais le byzantin mвtinй de roman de la dйcadence et de gothique naissant dominait la laideur gйnйrale et innocemment intйgrale de l'ensemble. Elle йtait ornйe jusqu'а la pullulation de saints et de saintes de plвtre noir, blanc, rosй et bleu issus des funestes manufactures de Saint-Sulpice ; et, pour comble d'infortune, couverte du haut en bas, sans que fыt йpargnй le moindre recoin, de gigantesques peintures murales par un artiste du cru qui croyait йgaler Michel-Ange parce qu'il avait passй un tiers de son existence а les perpйtrer et qu'а l'exemple du colosse de la Sixtine, il sortait de son њuvre les yeux rйvulsйs, les cheveux blanchis et l'estomac dйfinitivement ruinй ; aprиs avoir fixй, croyait-il, l'йternitй dans une chapelle infiniment plus vaste mais aussi immortelle que celle du Vatican.

Sa vocation l'avait mal dirigй. Il avait transposй sur ces йnormes murs exactement l'йquivalent des pieuses images coloriйes а la main que les bons prкtres recиlent dans leurs brйviaires et qu'ils donnent en primes а leurs ouailles prйfйrйes, avec leur bйnйdiction. [677]

C'est dans cette йglise que je fis ma premiиre communion et que j'assistai aux obsиques de mes parents et de mes deux frиres.

J'y fis donc ma premiиre communion aprиs une prйparation follement intensive. On nous avait promis une commotion surnaturelle, une transformation miraculeuse et subite de notre кtre aprиs l'entrйe de Dieu. Par malheur pour moi, il manqua son entrйe. L'hostie qui renfermait sa chair et son sang se colla obstinйment а mon palais. Je savais qu'il йtait interdit de la toucher du doigt, ma langue mкme se sentait а demi sacrilиge s'efforзait vainement d'attendrir et de libйrer le Dieu Tout-Puissant misйrablement engluй.

D'ineffables minutes espйrйes se perdirent en des luttes sans gloire et ne revinrent plus. Je me demandais avec dйsespoir ce que diraient, ce que feraient les anges pour adorer en moi le Maоtre des deux et de la terre. Je regrettais la bonne йglise de notre village oщ j'aurais pu m'approcher de la Sainte Table, les fenкtres ouvertes sur la campagne, au bruit des feuilles dans les arbres, au chant des oiseaux, dans une saine et fraоche odeur d'йtable bien tenue.

Le sort m'avait condamnй а vivre avec Dieu dans d'indignes logis. L'erreur йtait d'autant plus grande que la ville de Gand compte deux monuments d'une beautй, d'une noblesse incontestables: Saint-Nicolas, auguste demeure sacrйe du treiziиme ou quatorziиme siиcle : massive, accroupie comme un lion prкt а bondir sur l'incrйdulitй, fortifiйe comme l'entrйe d'un imprenable paradis; et la cathйdrale de Saint-Bavon, d'un gothique sйvиre et impressionnant comme un obscur secret murmurй par des anges rйsignйs.

Il faudrait choisir avec le plus grand soin les йglises oщ l'enfant apprend а parler а Dieu. Au moment oщ il joint les mains pour les premiиres priиres, il croit ouvrir le ciel et en mкme temps ouvre en lui la rйgion la plus sensible, la rйgion йternelle de son вme. L'idйe de Dieu y prend l'existence et la premiиre forme. Cette existence, il la puise dans l'atmosphиre spirituelle qu'il respire et cette forme sera le reflet de ce qui l'entoure.

C'est un crime de provoquer la naissance ou de contrarier la croissance de la pensйe divine qui s'йlиve dans des temples qui ne sont que des pierres qui blasphиment. [678]

JEUX ET ACCIDENTS

C'йtait un jeu assez barbare qu'on appelait par syncope, contraction ou convenance «balle au der».

La victime que dйsignait le sort devait faire le tour de la cour et les camarades de sa bande avaient le droit de lui lancer leurs balles de cuir qui йtaient aussi dures que possible ; la malheureuse cible vivante courait comme un lapin en essayant des mains et des bras de protйger son visage.

Un jour que j'йtais cette cible infortunйe, galopant frйnйtiquement et ne regardant que les balles, je donnai de la tкte contre le seuil d'une fenкtre. Le front fendu, je tombai comme un bњuf а l'abattoir. On accourt, on s'empresse et, trиs inquiet, on m'emporte sans connaissance а la pharmacie du collиge. Par bonheur, le mйdecin qui faisait sa tournйe quotidienne s'y trouvait encore; il examine la blessure, dйclare que l'os frontal a rйsistй, qu'il n'y a pas de fracture et que deux ou trois jours de congй me remettront d'aplomb.

Je porte encore la cicatrice de cette plaie qui, autrefois, rougissait dans mes colиres mais qui, aujourd'hui, ne devient plus visible que dans les moments de grande indignation ou lorsque je me trouve brusquement devant une injustice plus rйvoltante que de coutume.

Un autre accident m'arriva dans la mкme cour. Un accident moins grave et plutфt grotesque, dont йgalement je porte encore le stigmate.

En jouant au football, un football grossier et dйrйglй qui n'a avec le jeu anglais ou amйricain que de lointaines accointances, le lourd ballon tombe а pic sur un petit doigt qu'il dйsarticule et replie sur le dos de la main. D'instinct, je le remets en place et me retire dans un coin pour cacher ma douleur en tвchant de ne pas m'йvanouir parce que c'est «dйshonorant».

Le soir, а la maison, me voyant un peu pвle, on me demande ce que j'ai. J'explique ce qui s'est passй ; aussitфt, ma mиre affolйe veut appeler un mйdecin. Je dйclare que j'ai remis mon doigt en place et que je ne veux pas qu'on y touche, si l'on ne m'accorde pas trois jours de congй. А ces mots, mon pиre se rebiffe, dйclare qu'il n'admet [679] pas pareil chantage et que je n'aurai ni docteur ni congй. Ma mиre nous implore vainement l'un et l'autre. Nous restons sur nos positions et c'est ainsi qu'en souvenir de cet accident et de cet entкtement, mon auriculaire de la main gauche est restй bossu comme un crochet et se rйvиle encore plus inutile que celui de la main droite.

Il ne faut pas s'exagйrer la qualitй de mon stoпcisme. La crainte du mal qu'allait me faire le docteur autant que mon amour-propre assuraient l'hйroпsme apparent de ma rйsolution.

AMITIЙS TENDRES

Entre douze et quatorze ans, je devais кtre un assez joli petit garзon puisque j'avais йveillй autour de moi quelques amitiйs tendres.

La plus fidиle et la plus passionnйe fut celle d'un jeune camarade un peu plus вgй que moi. Ces amitiйs se bornaient d'ailleurs а de trиs innocentes manifestations, le pйchй contre le sixiиme commandement dont on nous parlait dans tous les sermons, nous йtant assez peu connu, nous ne savions pas du tout ce qu'il fallait faire pour avoir le plaisir de le commettre. Notre innocence nous prйservait de tout йcart, mais nous vivions dans une atmosphиre de crainte et de suspicion vis-а-vis de notre conscience ; nous nous demandions tout le temps si nous n'avions pas pйchй, а notre insu. L'idйal de ces amitiйs йtait un baiser sur la joue ; baiser espйrй, baiser attendu, qu'au surplus on ne donnait jamais. Tout se rйduisait а un regard mouillй, а des serrements de main, а des paroles intimidйes qui n'avaient aucun rapport avec la pensйe qui nous prйoccupait ni avec le pйchй qui rфdait autour de nous. Ces baisers furtifs, qui ne se donnaient pas et dont on parlait toujours, reprйsentaient le sommet jamais atteint des tentations charnelles. L'ami passionnй dont je parlais s'appelait Idesbalde. Il avait achetй l'indulgence de mon maоtre d'armes et, aprиs la leзon, lorsque j'avais quittй la salle il demandait l'autorisation de chausser mon gant et de mettre le masque qu'avait sanctifiй mon souffle. Il s'asseyait dans un coin en jouissant de la tiйdeur de ma main absente et des dйlices du souffle envolй. Le maоtre d'armes assez inquiet, parce que chez [680] les Jйsuites les murs ont des yeux et des oreilles, s'efforзait de limiter ces manifestations suspectes qui se seraient reproduites trop souvent aprиs chaque sйance d'escrime.

Je ne partageais pas du tout cette passion, je ne me l'expliquais mкme pas, mais clandestinement, je faisais tout ce qu'il fallait pour l'entretenir. Le ferment de femme qu'il y a en tout homme et la coquetterie expliquent probablement la satisfaction d'кtre ainsi adorй en silence. Ce camarade avait une certaine influence sur le choix de mes cravates; par exemple, j'essayais de me rapprocher de la couleur des siennes.

Dans une pantomime, mise en scиne par un bon pиre qui avait йtй missionnaire en Chine et oщ je jouais le rфle d'un jongleur et d'un acrobate du Cйleste-Empire, mes talents de gymnastique se rйduisant а faire la roue, je portais un costume bariolй qui me semblait assez avantageux ; mais trouvant mon teint trop pвle, j'avais pris pour l'aviver un peu de la pellicule rouge et transparente dont on enveloppait les bonbons а pйtard qu'ont connus tous les enfants de ma gйnйration. Ce fard trop ardent me donna bien des ennuis parce que je ne parvenais pas а l'effacer. Le prйfet et tout le monde s'informaient de la cause de cette inflammation. Je rйpondais que j'avais essayй de rйaliser un tour qui consistait а faire tenir un cornet de papier en йquilibre sur le bout du nez et а y mettre le feu, le papier tombant sur mes joues les avait roussies, disais-je, et la rougeur du mensonge s'ajoutait а celle de mon maquillage.

Dans le mкme ordre d'idйes, trouvant que mes mollets йtaient un peu grкles, je superposais trois paires de bas pour en arrondir le galbe.

Je me souviens d'une pйriode d'humiliation trиs pйnible. Ayant prйmaturйment usй mon fond de culotte en descendant « а йcorche bas du dos», pour civiliser l'expression franзaise, un sentier pierreux, afin de me punir on remplaзa le fond par un empiиcement de la mкme йtoffe, mais criardement neuve ; de sorte que la honte de la culotte rapiйcйe, que seuls les plus pauvres d'entre nous pouvaient porter, m'obligeait а marcher contre les murs afin de ne pas montrer mon revers, jusqu'au jour oщ, ayant trouvй dans le jardin de mes parents un endroit oщ l'herbe йtait йpaisse et tendre, je patinai mon fond qui eut soudainement l'air plus vйtustй que le reste. Cette opйration m'allйgea d'un gros souci et me permit de circuler enfin librement de face ou de dos. [681]

En somme, tout cela demeurait profondйment innocent et chaste dans on ne sait quel trouble et dans l'inconnu.

LA PLANCHE А NЊUDS

In illo tempore, mon pиre agrandissant notre rйsidence d'Ostacker, la toiture enlevйe, les murs intйrieurs dйmolis, nous avions dы la quitter et passer trois mois de l'йtй dans notre demeure urbaine. Etant devenu ce qu'on appelle demi-pensionnaire, c'est-а-dire prenant le dйjeuner au collиge et n'йtant relвchй qu'а huit heures du soir, j'avais droit au bain hebdomadaire dans l'йtang vaseux des bons Pиres.

J'avais un petit ami de mon вge prйnommй Aristide ; un peu plus dйgourdi que moi, il m'adorait tendrement et je l'aimais aussi dans la mкme atmosphиre d'ignorance presque immaculйe qui nous enveloppait tous et nous mettait pour quelque temps encore а l'abri du dйmon.

Les cabines de bain, le long de l'йtang, йtaient d'йtroites cases semblables а celles d'une lapiniиre, sйparйes par une paroi de sapin blanc et fermйes par une porte.

Un matin, Aristide me prend а part et me dit :

-J'ai trouvй quelque chose d'amusant.

-Quoi?

- L'une des planches qui sйparent ma cabine de celle d'а cфtй a un nњud large comme une piиce de quarante sous. Il est mobile. Tu comprends?

- Pas du tout.

- Eh bien ! il suffit de le pousser pour qu'il tombe et on voit tout ce qui se passe dans l'autre case. Puis on le remet а sa place et ni vu, ni connu, personne ne se doute de rien. Tu comprends?

- Pas du tout.

- Tu ne veux pas comprendre.

- Enfin, que veux-tu ?

- Je veux qu'а la prochaine baignade, nous prenions, moi, la cabine qui a le nњud, et toi, la cabine contiguл; une fois dedans [682] et la porte fermйe, nous sommes chez nous. Je pousse le nњud, je regarde par le trou et je te vois tout nu.

- Et moi, qu'est-ce que je vois?

- Chacun son tour, tu me verras aussi.

- Зa doit кtre dйfendu.

- Mais non, puisqu'on ne saura rien.

- Et si nous sommes pris? Ils vont nous renvoyer comme ils ont renvoyй Philippe Piston et le petit Marchand.

- On les a renvoyйs?

- Tous deux en mкme temps.

- Qu'est-ce qu'ils avaient fait? -Je ne sais pas.

- Qu'est-ce que tu crois?

- Зa devait кtre trиs grave.

- On ne sait pas, ils savent tout, mais ils ne disent rien.

- On apprendra.

- Et je pourrais te voir aussi longtemps que tu me verras ?

- Exactement la mкme chose, montre en main.

- Mais, je n'ai pas ma montre, elle est а la maison.

- Je pendrai la mienne а un clou, juste en face du trou.

- Mais, je ne te verrai pas si je regarde la montre.

- Tu es bкte, tu n'as qu'а pas la regarder tout le temps.

- C'est vrai, tu as raison.

- Nous pourrons aussi nous embrasser par le trou.

- Ce n'est pas un pйchй?

- Sais-tu ce que c'est qu'un pйchй ?

- Non, et toi ?

- Moi non plus, mais ce doit кtre autre chose... sinon...

- Sinon quoi?

- On ne saurait plus quoi faire?

- Et si le confesseur m'interroge?

- Tu n'as qu'а ne pas le lui dire, il ne te dira rien. Oseras-tu? -J'oserai, si tu l'oses.

- Allons-y, je prendrai tout sur moi.

Le samedi venu, nous occupons l'un et l'autre les deux cabines prйdestinйes. Je me dйshabille. Aristide me dit а demi-voix :

- Y es-tu ?

- Oui, et toi ?

Il pousse le nњud fatidique et s'йcrie : [683]

- C'est trиs bien, mais ne me cache rien.

- Quoi?

- Lиve le bras, tourne-toi de profil, puis de dos.

- Et moi, c'est mon tour, nous n'avons que quatre minutes pour nous dйshabiller et passer le costume de bain.

- Me voilа. Me vois-tu?

- Oui, mais pas trиs bien, tu es trop а gauche vers le fond. Pourquoi as-tu une serviette?

-Je l'enlиve. -Je vois tout.

- Il est temps de sortir; dйpкche-toi, j'entends les pas du pиre Muchin.

- Voilа, je suis prкt.

- Ne sortons pas en mкme temps. Je replace le nњud et je t'attends au bord de l'eau.

Nous quittons la cabine enchantйe, les yeux pudiquement baissйs, йmus comme des anges qui viennent de faire une trop ardente priиre.

LES CURЙS

Je ne porte les Jйsuites qu'а la surface de mon cњur. Ils ne sont pas mйchants, mais йgarйs par des prйjugйs et des traditions surannйes, se montrent maladroits, ne comprennent pas la jeunesse, ou ne s'y intйressent qu'au point de vue du recrutement de leurs noviciats, ce qui leur prйpare de cruels et perpйtuels mйcomptes qui ne les йclairent pas.

En revanche, ce qui prouve que je ne fais pas de l'anticlйricalisme dont j'ai horreur, car c'est une des plus basses manifestations de la stupiditй humaine, j'adore les curйs, principalement les bons curйs de campagne.

Ce sont en gйnйral de trиs braves gens, les meilleurs qui nous restent. Ils reprйsentent un autre monde. On dirait qu'ils habitent une planиte moins lourde et plus chimйrique que la nфtre. Parfois, ce sont des saints et nous ne nous en doutions point, car on ne connaоt un saint, comme on ne connaоt un ami, que lorsqu'il est [684] mort. Mкme ceux qui ne sont pas encore saints sont admirables. Voilа les plus heureux des hommes. On voudrait leur demander leur secret; mais quand ils le disent, il s'йvanouit. On s'imagine qu'ils en ont un autre, dont ils ne parlent qu'entre eux; mais aucun d'eux ne l'a trahi. Il doit кtre aussi sacrй que celui de la confession. Ils sont les figurants consciencieux et infatigables d'une fйerie fatiguйe. On dirait des brebis et parfois des agneaux dans un troupeau de loups. S'ils disparaissaient tous, nos villes seraient pareilles а des forкts sans oiseaux. Presque tous, aujourd'hui, sont aussi pauvres que leurs pauvres, mais n'ont pas l'air de s'en apercevoir. Le miracle, c'est que, dans leurs йglises а peu prиs vides, ils ne perdent pas courage, parlent dans le dйsert comme s'ils s'adressaient а des foules et bйnissent les absents comme s'ils se pressaient autour d'eux.

Quand je les vois aller et venir lisant leur brйviaire, faisant le catйchisme aux enfants, cйlйbrant la sainte messe, sanctifiant la premiиre communion, йcoutant des pйchйs qu'ils n'ont jamais commis, consolant les malades, chantant autour des morts, bavardant avec de vieilles femmes sur le parvis de l'йglise, regardant de la fenкtre du presbytиre les tombes du petit cimetiиre oщ ils dormiront, j'ai toujours peur que, tout а coup, ils ne perdent la foi. Je serais plus malheureux qu'eux s'ils ne l'avaient plus. Je voudrais les rassurer, les raffermir et, sans avoir l'air de le faire exprиs, leur faire entendre que tout ce qu'on dit contre ce qu'ils disent n'est pas incontestable. Je crois bien qu'а leur place, je finirais par croire que je crois. En tous cas, je ferais comme eux et, sans tromper personne, j'agirais comme si je croyais. Ils me rappellent le ciel des premiиres annйes et les jolies images de l'enfance. Ils m'intimident un peu, comme une trиs belle femme intimide un adolescent. Je crains sourdement que tout geste, toute pensйe ne se transforme en pйchй mortel. Je voudrais кtre pur comme une vierge au sortir de l'eau bleue... Je surveille mes mots comme des йcoliers indisciplinйs, de peur d'en laisser йchapper qui pourraient leur donner l'idйe que je ne pense plus comme eux. Je n'ose les regarder qu'en songeant а autre chose, а la dйrobйe, tant il me semble que leur certitude est prйcaire et fragile. Pour rien au monde, je ne me permettrais d'y toucher. Je la vois comme une merveille en verre filй ou une sorte de grande larme batavique qui tombe en poussiиre dиs qu'on en rompt la pointe. [685]

Ils sont les derniers gardiens des derniиres illusions salutaires. Ce ne sont pas les basses et sanguinaires folies qui nous menacent qui remplaceront ce que nous avons perdu.

MA BONNE-MAMAN MATERNELLE

Elle йtait tout sourire, tout amour, ne sachant qu'imaginer pour faire plaisir а ses petits-enfants, nous comblant а tous propos de cadeaux et de bonbons. C'йtait une brave femme si heureuse et si innocente que ce n'est qu'au bout de cinq ans qu'elle s'aperзut qu'elle n'y voyait que d'un њil.

Nos deux grandes fкtes de l'annйe йtaient les dйjeuners а la campagne chez la bonne-maman. C'йtait а Swynaerde, un petit village aux environs de Gand.

Elle y occupait un chвteau-ferme qui avait appartenu aux Dominicains ; une vieille et longue maison flamande blanche а pignons en escalier, charmante, dans un jardin dйlicieux.

On prйtendait que des moines йtaient enterrйs dans la crypte, sous la salle а manger. En effet, le sol sonnait creux, mais personne n'osa troubler le dernier sommeil des bons religieux. Cette propriйtй йtait entourйe d'eau. Nous y allions au printemps, а la saison des asperges et des petits pois et en automne au moment de la chasse. Nous y arrivions dans la vieille voiture et, aprиs avoir abandonnй la grand'route, il fallait lutter contre des chemins de terre couturйs de profondes orniиres. On passait un petit pont de pierre et l'on courait vers la cuisine parce que tout l'attirail de la pкche а la ligne nous attendait le long d'un quai qui bordait le canal. Les eaux mйnagиres s'y dйversaient et les poissons toujours appвtйs s'y agglomйraient. Il suffisait de tremper sa ligne pour capturer une ablette, un goujon, une tanche, un carpillon, etc., qu'on entassait dans les seaux; puis, fatiguйs de gagner а tous coups, on abandonnait les poissons et l'on allait prendre dans l'orangerie un verre de porto agrйmentй de biscuits de Reims.

C'йtaient des jours de joie sans taches qui, pour le reste de la vie, nous donnaient l'idйe d'un bonheur que nous ne retrouverons [686] que dans les deux. Comme le loup de la fable, «on pleurait de tendresse».

Le grand triomphe de la cuisine de ma grand-mиre, c'йtait la truffe du Pйrigord. On en mettait partout. Le repas commenзait presque toujours par des bouchйes truffйes, bouchйes а la reine, suivies d'un йnorme turbot sauce hollandaise ; puis, venait un filet а la Chambord auquel succйdait une poularde ornйe, entre chair et peau, des diamants noirs du Pйrigord, et fourrйe de truffes aussi grosses que des pommes de terre. Un buisson de homards lui cйdait la place. Naturellement, tous les lйgumes de la saison accompagnaient les viandes. Enfin, des pвtisseries, toutes espиces de compotes, fromages, sucreries; ce qui nous plaisait surtout c'йtait le gingembre, chacun en recevait un gros morceau. Ce goыt sucre-poivre nous intriguait. Le gingembre venait des colonies hollandaises. Le festin йtait arrosй du vin prйfйrй de ma grand'mиre, un Saint-Emilion corsй comme un bourgogne; ensuite paraissait un grand vin du Rhфne, Cфte rфtie ou Hermitage. А nous, on ne donnait qu'un vin blanc des environs de Tours, trиs sucrй, que nous adorions. Je n'ai pas retrouvй dans les vins de Touraine ce goыt particulier; ce devait кtre une sorte de cuvйe fabriquйe spйcialement pour la Belgique. Le tout se terminait par un Champagne dйtonnant, mais, а notre avis, pas assez sucrй.

La cuisiniиre de ma bonne-maman s'appelait Vitalie et valait tous les Escoffier, tous les Montagne du monde. Elle ne savait ni lire ni йcrire et gardait comme stйrйotypйes dans une mйmoire irrйprochable les recettes les plus compliquйes.

Elle excellait notamment dans les vol-au-vent et les bouchйes, qu'en Belgique on appelait «les petits vidйs». Je ne sais d'ailleurs pourquoi on les appelait ainsi, attendu que c'йtait plein de truffes, de champignons, de cervelle, de ris d'agneau, de quenelles, de crкtes de coq et de foie gras. Elle faisait quelquefois le « Waterzoп » de poulet, selon une recette qui n'existait que dans la famille et dans laquelle prйdominait un condiment peu connu et trиs fin : la racine de persil. А cette йpoque, on apprйciait la joie de vivre et les plaisirs de la table qui ne trompent point. Gйnйralement, on dйpliait sa serviette vers midi et demi ou une heure et on se levait а cinq heures, un peu alourdi. On allait faire une promenade en barque autour de la propriйtй; cette barque йtait propulsйe а la perche par le jardinier. [687]

L'eau йtait peu profonde, c'йtait plutфt un grand fossй poissonneux. Tous les deux ans, on faisait ce qu'on appelait «la pкche miraculeuse », c'est-а-dire que l'on barrait, а l'aide d'un filet, une partie du fossй et, avec un autre filet traоnant, on ramassait tout le poisson qui йtait entre les deux biefs. On en prenait de quoi charger une brouette ne gardant que les plus gros, on rejetait les autres а l'eau. C'йtaient des brochets, des tanches et surtout des carpes йnormes et merveilleuses qui, se dйbattant sur l'herbe, lanзaient des йclairs tels qu'on les voit dans les tableaux flamands du seiziиme siиcle.

En septembre et octobre, le gibier йtait fourni par le frиre de ma mиre, l'oncle Edmond, qui йtait chasseur. Il n'avait pas de meute, il ne possйdait pas de chien. Louis, le vieux cocher, son domestique au nez pointu, remplaзait le pointer. Comme la chasse йtait bien gardйe, on y rencontrait pas mal de gibier et l'oncle rapportait gйnйralement un ou deux liиvres et une demi-douzaine de perdreaux. Le liиvre йtait fait « а la royale », selon une recette perfectionnйe par Vitalie.

Les perdreaux reposaient sur un lit de biscuits frais et recouverts d'une chapelure de truffes. Ils йtaient secondйs par une purйe de morilles et des compotes de pommes et de coings. Aprиs, venait un petit coup de fine et des desserts nombreux et compliquйs. La promenade terminйe, on commenзait, sous le nom de goыter, un nouveau repas dans une tonnelle circulaire ombragйe de hauts tilleuls bien taillйs. On y jouait au « Trou Madame » et on y servait un tas de mets ou de hors-d'њuvre qui auraient, а eux seuls, constituй un banquet plantureux. Le tout йtait arrosй d'une limonade, c'est-а-dire d'une boisson au vin rouge et а la cannelle йlaborйe par ma grand-mиre et qui йtait excellente.

Puis, toujours а regret, on quittait la maison enchantйe et on dormait dans la voiture en se croyant toujours au paradis.

LA FERME DE MA GRAND-MИRE

А l'angle de la maison, communiquant avec le jardin par une petite grille, s'йtendait la ferme de la propriйtй. Elle йtait connue [688] sous le nom de «la ferme des sept frиres». C'йtaient sept hommes йnormes qui n'avaient pas voulu se marier de peur de diviser le capital familial. Ils йtaient dirigйs par leur sњur unique qui s'occupait du mйnage, de la laiterie et de la volaille. L'un des frиres plus civilisй, йtait jardinier chez ma grand-mиre. Les autres demeuraient de massives brutes extrкmement douces, extrкmement gentilles et, de six heures du matin а huit heures du soir, travaillaient comme des forзats. Ils ne mangeaient de viande que le dimanche et les jours de fкte et se nourrissaient de pain noir et de pommes de terre arrosйes de petit lait.

On trouvait dans la ferme plusieurs vaches, une demi-douzaine de cochons, une centaine de poules, des canards, des petits veaux, deux chevaux.

Chaque annйe, quand nous revenions, notre joie йtait de compter les dents qui restaient а Pauline, la gйrante de la ferme. La premiиre fois que je l'avais vue, elle en avait quatre que les lиvres ne couvraient pas entiиrement, mais malgrй le travail fatigant de l'exploitation, elle йtait toujours souriante et volubile. Deux ou trois ans aprиs, il ne restait que trois dents, un an aprиs, il n'y en avait plus qu'une seule qui rйsista durant deux йtйs; c'йtait la derniиre et nous nous demandions en arrivant а la ferme: Pauline aura-t-elle encore sa dent? Enfin, elle la perdit et nous courыmes vers nos parents en hurlant: «Elle ne l'a plus, elle l'a perdue...»

Ma mиre s'en alla vers Pauline et lui serra la main en disant: « Fйlicitations, cela vaut beaucoup mieux et vous ne souffrirez plus. Moi, j'ai encore toutes les miennes, mais plus j'en ai, plus elles me font mal, » exagйrant ses misиres pour soulager celles de la vierge champкtre.

Les sept gйants obйissaient а Pauline comme des enfants. Elle vendait au marchй les produits de la ferme et, lorsqu'il s'agissait de dйlivrer une vache ou de soigner un cochon, remplaзait avantageusement le vйtйrinaire. Jamais un mйdecin n'йtait entrй dans leur demeure ; ce qui ne les a pas empкchйs, elle et ses frиres, de mourir comme les autres hommes; mais moins promptement que la plupart d'entre eux.

Dans le jardin de ma grand-mиre s'йtalait un lac ou plutфt un grand йtang. Au bout de cet йtang s'йlevait un pont de bois dont l'arche йtait trиs bombйe, ce qui donnait а chaque cфtй du pont une pente brutale. Notre joie йtait de descendre de la montagne [689] qui se trouvait derriиre ce pont et dont la dйclivitй йtait fort abrupte, de traverser le pont avec l'йlan donnй par la vitesse et de glisser а йcorche derriиre. Tous ces grands bonheurs finissaient par un rafistolage de culottes accompagnй de calottes.

C'йtait naturellement un exercice sйvиrement dйfendu et qui n'en йtait que plus agrйable quand on pouvait le pratiquer en secret. Inutile de dire que tous ces objets qui, aujourd'hui, nous sembleraient petits paraissaient immenses et le pont notamment prenait des proportions gigantesques. Notre monticule йtait le mont Blanc, le pont devenait colossal et mкme le Washington Bridge m'йmeut moins que le souvenir du petit pont de bois dans le jardin de bonne-maman.

L'ONCLE EDMOND

L'oncle Edmond йtait le frиre de ma mиre. Cйlibataire endurci, il vйcut avec sa mиre jusqu'а la mort de celle-ci, puis alla habiter avec une des servantes de ma grand-mиre dans une petite rue morte. Il garda la maison de campagne et les deux dйjeuners traditionnels furent maintenus par lui jusqu'а la mort de Trinette, sa servante. On le croyait avare; il ne l'йtait pas, mais n'йprouvait aucun besoin, n'avait aucun dйsir. Il achetait son journal et fumait de petits cigares а dix centimes.

Il faut dire qu'en Belgique, en ces temps prйhistoriques de vie pas chиre, un cigare de deux sous йtait dйjа un cigare de luxe. Quant а ceux qui osaient arborer un havane а cinquante centimes, ils sentaient flotter sur eux la menace du conseil judiciaire.

L'oncle Edmond se contentait de la popote que lui faisait sa bonne et n'avait aucun extra dans sa vie.

Il laissa une succession de plus de trois millions, produit des intйrкts accumulйs durant son existence. Mon pиre disait en ricanant: « Rien ne sort de cette maison que la petite fumйe du dйjeuner de midi. » II passait ses journйes а lire le journal, а se promener le long des canaux et а se renseigner sur les faits et gestes de l'aristocratie de Gand. Il йtait, comme le disait mon pиre, devenu «le [690] Moniteur des adultиres de la ville ». Chaque fois qu'il avait trouvй un nouveau cocu, il venait nous l'annoncer :

- Vous savez, Un tel ?

- Oui.

- Eh bien. Il l'est. -Non?

- Jusqu'au cou ! Sa femme a des rendez-vous dans telle maison, tel jour, а telle heure, j'ai les preuves.

Il avait ainsi tout un carnet de maisons adultиres. Sans avoir jamais eu de maоtresse, il se rйjouissait а la pensйe des dйbats charnels auxquels il assistait en spectateur imaginaire et, plein de satisfaction, il faisait glisser, l'une contre l'autre, ses longues mains oisives et pвles qui n'avaient jamais maniй que le nйant.

А la campagne, quand il nous recevait, il maintenait le mкme cйrйmonial et la mкme abondance que du vivant de sa mиre. Hiver comme йtй, il allait passer deux jours par semaine а sa ville oщ il bavardait avec Styn, le vieux jardinier ; il ne recevait personne hormis les membres de la famille.

- L'oncle Edmond est un imbйcile, disait mon pиre ; il n'achиte que de la rente а 2 pour 100 ou 2 et demi.

Cependant, c'est grвce а ces placements moins fantaisistes, mais plus sыrs que ceux de l'auteur de mes jours, que l'oncle Edmond nous laissa а sa mort une trиs respectable fortune.

Lorsqu'au nouvel an, j'allais lui prйsenter mes souhaits il mettait discrиtement dans ma main, sans s'occuper de mon вge qui dйpassait la trentaine, un louis d'or tout neuf enveloppй de papier blanc.

LA PREMIИRE MAОTRESSE

J'eus ma premiиre maоtresse au sortir du collиge ; je devais avoir un peu plus de dix-huit ans. C'йtait une fillette d'environ seize ans, coursiиre d'une modiste, trиs jolie, un petit Greuze rond, rosй et blond.

Nous йtions trиs timides l'un et l'autre et l'idйe d'entrer dans un hфtel ou dans un restaurant а cabinets particuliers ne nous serait [691] jamais venue. Elle avait d'ailleurs l'air beaucoup plus jeune qu'elle n'йtait, on l'eыt prise pour une mineure.

Notre premiиre йtreinte eut lieu dans un jardin public, sur un banc rustique. J'йtais insuffisamment documentй en sorte que je perdis pas mal de temps а ne savoir que faire. J'eus l'impression qu'elle йtait moins innocente que moi et qu'elle pratiquait le fameux wait and see, qui valut aux Anglais plus de dйfaites que de victoires. Mais il est йvident que ces tвtonnements et ces tergiversations n'avaient guиre augmentй mon prestige. Sans compter qu'un soir, j'eus l'idйe saugrenue et dйsastreuse de lui rйciter des vers que j'avais йcrits en son honneur. Elle m'йcouta avec stupйfaction et je me sentis couler а pic.

А ce moment, on dйmolissait la vieille citadelle espagnole qui dominait la ville. Dans le parc on abattait des arbres centenaires et les troncs enlevйs laissaient de grands trous qui formaient des sortes de cratиres lunaires dans lesquels nous pouvions nous rйfugier.

Un soir, nous nous occupions а nos њuvres illicites, nous йtions dans un de ces cratиres non loin des forts qui servaient de caserne.

Des soldats patrouillaient parfois dans les environs.

Voilа qu'une des patrouilles passe et s'arrкte au-dessus de nous. Si le caporal qui la commandait avait йtй le premier caporal venu, nous йtions pris en flagrant dйlit. Heureusement, il йtait le cousin d'un de mes amis. Il me reconnaоt et fait pivoter ses hommes qui se retirent comme s'ils n'avaient rien vu. Nous l'avions йchappй belle; c'eыt йtй la correctionnelle pour Daphnis et l'innocente Chloй.

Naturellement l'inconfort de ces fйlicitйs champкtres ne devait pas passionner l'enfant et d'autre part, j'йtais trop timide pour lui offrir de l'argent qui, je le croyais, eыt outragй l'amour. Du reste, je n'en avais guиre.

Un soir, passant dans une rue abandonnйe, je la vois qui embrasse un monsieur, un des seuls Juifs de Gand nommйs Salomon, fabricant de cirages, jaune, noir, poilu, huileux et coiffй d'un haut-de-forme. Je surprends la scиne avec une stupйfaction douloureuse, mais il n'y avait rien а faire et dйjа Golaud, qui n'йtait pas encore nй, murmurait en moi: «Je n'attache aucune importance а ces choses ; voyez-vous, vous ferez comme il vous plaira. » En silence, je m'йloigne dans la nuit dйserte en tвchant de me croire le plus [692] malheureux des hommes, mais je n'y parviens pas. Ce fut mon premier contact avec les Juifs.

Dиs ce moment, je pris la bonne rйsolution d'avoir toujours deux maоtresses; l'une en service effectif et l'autre en prйparation; ce qui m'йpargna bon nombre de souffrances sentimentales.

Dix-sept ou dix-huit ans aprиs cet incident, un jour de grиve, j'йtais malgrй moi embrigadй dans la garde civique. On nous avait chargйs d'interdire aux grйvistes l'accиs d'une grande filature de coton. Entre deux rondes, je pйnиtre dans un estaminet voisin et j'y trouve une jeune fille qui est exactement la reproduction de mon petit Greuze. Je me dis: «C'est elle ou c'est sa fille», tant la ressemblance йtait hallucinante ; mais il me fut impossible de faire une enquкte plus approfondie et on ne put me dire qui elle йtait ou ce qu'elle йtait devenue.

Elle semblait кtre mon premier amour ressuscitй et je dus me rйsigner а accepter l'inexplicable йnigme.

L'ONCLE HECTOR ET COUSINS ET COUSINES

Le pиre de mes cousins et cousines йtait M. Hector. Il avait procrйй deux fils, Lйon et Dйsirй, et trois filles, Marie, Marguerite et Louise.

C'йtait un type original, profondйment bourgeois, faisandй de vellйitйs artistiques. Physiquement assez grand, corpulent, avantageux, barbe et cheveux blonds rejetйs en arriиre, teint violacй, binocle d'or sur des yeux de myope. On le voyait toujours satisfait, surexcitй et souriant.

L'hiver il habitait une maison voisine de la nфtre. Huit marches de marbre blanc conduisaient а la salle а manger et aux salons qui prenaient а nos yeux d'enfant un air vraiment royal. Ils s'encombraient de palmiers stйrilisйs, de chaises, de poufs et de fauteuils capitonnйs et tout cela me paraоt, rйtrospectivement, йpouvantable.

Il consacrait une partie de la journйe а la tournйe des petits estaminets de la vieille ville. Comme les consommations qu'on y servait n'йtaient pas de premier choix, il emportait dans une gourde [693] d'argent son geniиvre favori, Schiedamn ou Hasselt «vieux systиme ».

Il buvait ce qu'on appelait « sa goutte » et causait agrйablement avec la jeune fille qui le servait. Cette jeune fille, quand il n'y avait personne dans l'auberge, se trouvait gйnйralement sur ses genoux. Dans cette attitude confortable, ils palabraient en riant, puis on se disait adieu et il passait au deuxiиme cabaret. Ainsi jusqu'а midi et demi.

L'aprиs-midi, comme il йtait grand amateur de musique et possйdait une assez belle voix, il faisait la tournйe des maisons oщ il йtait attendu pour une sйance de piano. Les dames chez lesquelles il allait, honorables bourgeoises, ne demandaient qu'а sombrer dans ses bras а la faveur d'une romance sentimentale.

Arrivй au piano, il se mettait а plaquer des accords et, d'une voix retentissante, entonnait ses chansons qui йtaient toujours ou stupi-. dйment langoureuses ou idiotement comiques.

Il йtait l'йcho fidиle de toutes les вneries qui se chantaient dans ce qu'on appelait alors «les Cafйs-Concerts». Rien ne peut donner une idйe de l'ineptie des chansons populaires qui, а cette йpoque, empuantissaient la France et la Belgique. Je ne sais pourquoi ma mйmoire a gardй le souvenir de ces ignominies ; mais voici quelques йchantillons nausйabonds qui survivent dans ce musйe d'horreurs :

C'est demain le premier du mois,

Je n'ai pas encor fait ma caisse,

Dйpкchons-nous, le temps nous presse,

J'ai beaucoup а payer, je crois...

Puis, ses calculs йtaient interrompus par sa femme qui lui faisait une scиne de jalousie, par son mioche qui avait la colique, par un autre qui rкvait qu'un diable rouge voulait le cuire dans un pot, par l'huissier qui lui remettait une sommation, etc... On se tordait. Ensuite paraissait le commis avantageux qui entonnait:

Ma femme est en voyage,

Elle est а Montpellier,

J'ai huit jours de veuvage

Et je veux en profiter... [694]

Ou bien une petite saltimbanque вnonnait:

Papa joue de la flыte,

Maman du violon,

Moi je fais la culbute

Sur un vieux paillasson (bis).

Mais le triomphe, c'йtait le chant des petits oiseaux, qui recrйait dans la salle empestйe toute la fraоcheur, toutes les dйlices, tous les parfums de la campagne :

Petit а petit

L'oiseau fait son nid,

Petit а petit

Les petits pйpient.

Papa prиs du nid

Pour charmer maman

Papa prиs du nid

Chante le printemps.

Puis papa s'en va

Et ne revient pas.

Papa qui s'en va

S'en va tout le temps.

-

S'il ne revient pas

Maman pleurera.

S'il ne revient pas

Le petit papa...

-

Puis maman mourra

S'il ne revient pas.

Nous mourrons aussi

Dans le petit nid

S'il ne revient pas.

Le petit papa...

Cette terrifiante niaiserie avait un succиs fou. C'йtait presque un chant national. On se souriait, on йtait sur le point de s'embrasser ; [695] une larme perlait au bord des cils et tous ces braves gens qui, comme le disait Louis Veuillot а propos d'une autre chanson aussi stupide oщ il йtait йgalement question de nids, tous ces braves gens qui « se trouvaient fort loin de leurs nids et n'avaient nulle envie d'y rentrer», entourйs d'oiseaux bleus qui passaient, voyaient autour d'eux tout а coup quelque chose d'insolite dans la sinistre vie qu'ils menaient depuis leur enfance et devenaient un instant des poиtes.

Ce brave oncle jovial йtait de ceux qui croient que les plaisanteries et les rires retentissants sont toute la joie de vivre et le signe йvident du bonheur et de l'intelligence, au lieu que le silence est la preuve de la tristesse, de l'ennui et de l'imbйcilitй.

Se croyant grand artiste et prospecteur de talents inconnus, il favorisait le thйвtre flamand plus familial et plus paternel que les autres. Quand il dйcouvrait dans son voisinage une jolie fille qui ' avait un filet de voix, il lui donnait quelques leзons et la prйsentait aux directeurs. Il protйgea et tenta de lancer dans la gloire la fille du garde-champкtre et celle d'un garde-barriиre. Elles ne rйussirent pas а atteindre leur idйal et il les retrouva plus tard dans une maison hospitaliиre, oщ mangeant et buvant tant qu'elles voulaient, elles se croyaient parfaitement heureuses.

Il avait trouvй un moyen trиs simple et trиs pratique d'acquйrir une rйputation de fin connaisseur et presque d'expert. Il dйclarait trиs mauvais tout tableau sur lequel on lui demandait son avis. Il le jugeait mal dessinй, mal peint, sans perspective, sans modelй (il est vrai que quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent il ne pouvait se tromper). Bien qu'il n'eыt jamais mis les pieds dans un musйe, il pontifiait du haut de son ignorance victorieuse.

Quant а sa femme, sњur de mon pиre, elle venait tous les samedis se plaindre des frasques d'Hector. Mon pиre la consolait en disant: «Tout cela n'a pas grande importance.»

Mais lorsqu'elle atteignit une certaine maturitй, pour se venger rйtrospectivement, elle devint la maоtresse d'un vieux gйnйral en retraite. On ne la rencontrait plus qu'avec ce vйtйran qui la suivait en tramant les pieds. Nous rentrions а la maison en disant:

-J'ai encore vu ma tante avec son gйnйral.

Ma mиre disait:

- Elle est folle. [696]

Mon pиre, indulgent aux pйchйs de la chair depuis qu'il en commettait, rйpondait:

- Ne crains rien, Mathilde ; ils ne feront pas d'enfants.

Cet oncle avait donc deux fils : Lйon qui йtait passionnй de mйcanique, trиs ingйnieux pour tout ce qui tenait а la machinerie, mais hermйtiquement fermй а tout le reste.

Tous les samedis, il allait passer une heure dans une maison hospitaliиre assez avantageuse. Il mourut jeune et lйgua а mon frиre Ernest, son collaborateur, une petite locomobile presque complиtement achevйe. Ernest la mit au point, puis lorsqu'elle consentit а se mouvoir, on se demanda а quoi elle pourrait servir.

On essaya d'abord de lui faire moudre le cafй; le rendement n'йtait pas suffisant, on l'adapta а une petite pompe qui renouvelait l'eau de l'aquarium des poissons rouges. Mais le bruit qu'elle faisait йtait infernal et mon pиre en interdit l'usage. Elle fut relйguйe dans un coin oщ elle finit comme un homme, par tomber en poussiиre.

Dйsirй, le second fils avait une tкte toute ronde, toute rosй et blonde. L'air hagard et vague d'un bйbй qui est en train de faire ses dents; il йtait d'une piйtй invraisemblable, croyant а la lettre tout ce qui se trouvait dans le catйchisme et dans les livres de priиres; il pratiquait toutes les vertus nйgatives et, claquant les doigts en gambadant comme une cigogne, il chantonnait а mi-voix de pieux cantiques, toujours les mкmes :

Les saints et les anges En chants glorieux, Parmi les archanges Et sous l'њil de Dieu, Chantent vos louanges O reine des deux.

Ou plus gйnйralement:

Vierge pure et si bonne, Mon espoir, mon bonheur, Plein d'amour je vous donne Je vous donne mon cњur... [697]

En paix avec son Dieu, tous les saints et lui-mкme, il йtait le plus heureux et le plus sot des hommes. La terre et tout ce qui s'y passe ne roulait dans les deux que pour lui faire plaisir.

Afin d'йchapper victorieusement aux dangers de la chair, il йpousa prйcocement une grande fille un peu boulotte, un peu nommasse et aussi pure que lui. Ils passиrent leur lune de miel en Italie. Au retour du voyage, Dйsirй alla trouver son confesseur qui lui posa certaines questions indiscrиtes. Il s'avйra que, pendant leur sйjour а Rome, а Florence, а Venise, а la consternation du bon Pиre, а l'affolement et а l'effondrement de Dйsirй, ils avaient pйchй par ignorance parce que personne ne leur avait donnй le moindre renseignement, le pиre de Dйsirй s'йtant abstenu par malice et les parents de la viege par pruderie. Le malheureux sortit du confessionnal anйanti, livide et chancelant. Le confesseur lui avait dit:

«Vous avez commis le plus grand pйchй du monde, le pйchй qui crie vengeance au ciel et qui gйnйralement est impardonnable. » Pour obtenir son pardon, il fit d'abord des dons au monastиre puis avec sa femme un pиlerinage а la vierge d'Ostacker et prit part, comme les grands criminels, а la procession annuelle des pйnitents de Fыmes. Ces pйnitents sont masquйs d'une cagoule et nu-pieds, portent sur l'йpaule une йnorme croix. Il faut dire que cette croix qui semble йcrasante est faite de bois blanc, peint en noir et n'est pas plus lourde qu'une planche а repasser.

Peut-кtre s'imaginaient-ils ingйnument que Dieu ne connaоt pas le poids rйel de leur croix ? La dйvotion serait-elle l'art de tromper Dieu? J'ai souvent admirй la simplicitй avec laquelle les dйvots les plus sincиres se croient plus intelligents que leur Crйateur. N'est-ce pas naturel ? Celui qu'ils adorent n'est-il pas fait а leur image et peut-il кtre autre chose qu'une projection d'eux-mкmes dans le temps et l'espace ?

Aprиs cette йpreuve, Dйsirй se crut sauvй et en rиgle avec l'enfer et sa conscience.

Le pиre de sa femme possйdait trois authentiques tableaux de Breughel le Vieux qui provenaient d'un hйritage. Ces trois tableaux йtaient fort bien conservйs, mais il avait dйcoupй tout ce qui lui paraissait indйcent ; ainsi, un homme qui se soulageait le long d'un mur, un enfant qui montrait son petit derriиre, un paysan qui luti-nait une maritorne tйtonniиre, un diable qui jouait de la trompette [698] par l'anus, etc. Il avait sacrifiй а la sainte vertu la valeur marchande de ces remarquables panneaux.

Outre sa maison princiиre stйrilisйe, Hector qui ressemblait а un Silиne ventru possйdait aux environs de Gand un grand chalet. Pendant qu'il y sйjournait, il donnait un pourboire au jardinier pour qu'il ne vоnt pas ratisser les allйes autour de la maison parce que la vue de quelqu'un qui travaillait quand il ne faisait rien lui donnait mal au cњur. Le jardinier empochait l'aubaine avec plaisir et rentrait complиtement ivre, aprиs quoi, il battait sa femme et ses enfants, de sorte que l'oncle Hector en achetant la paix avait payй le dйsordre et les cris.

J'ai dit qu'il avait trois filles. Il y avait d'abord Marie, que nous appelions Grande Marie. Elle йtait un peu plus вgйe que moi. Elle avait le nez grec d'une jeune Junon innocente et irresponsable. Cette Grande Marie йtait assez faible d'esprit et reproduisait dans la famille la mentalitй et la coupe de visage d'un grand-oncle, frиre de mon grand-pиre, l'abbй Maeterlinck, qui йtait connu dans tout Gand comme une sorte de minus habens professionnel poussant l'innocence jusqu'а frфler la saintetй.

Mon pиre s'accusait, injustement je pense, d'кtre la cause involontaire de l'infirmitй cйrйbrale de Grande Marie. Lorsqu'elle йtait petite, il l'avait prise dans ses bras et, comme elle criait, il l'avait йlevйe si haut que le crвne avait touchй le plafond un peu brutalement. Il est certain que cette Grande Marie йtait un personnage bizarre. Trиs bonne fille, il йmanait d'elle une naпvetй dйsarmante. Je me rappelle notamment qu'а un grand dоner chez papa Hector, dоner cйrйmonieux auquel assistaient un archiprкtre, deux Frиres augustins, un curй, un sйnateur catholique, etc., peu avant le dessert, dans un moment de silence, Grande Marie, par-dessus la table, avait interpellй sa cousine Emma. Cette cousine йtait la fille du frиre de mon grand-pиre. Son oncle йtait le grand architecte qui avait йdifiй le Thйвtre Royal et le Palais de Justice, deux ordures. Elle йtait cйlиbre parce que fort belle, elle exhibait les plus longs cheveux que j'aie vus. Elle portait deux lourdes nattes d'or qui lui descendaient jusqu'aux jarrets. On aurait dit une princesse mйrovingienne, Frйdйgonde ou Hildegarde, йchappйe d'une chromo. Donc, tout а coup dans le silence du dоner solennel, la voix innocente et sonore de Grande Marie s'йlиve pour demander а Emma : [699]

- Emma, as-tu peur, toi aussi, quand tu vas le soir au petit endroit ?

Un rire йnorme allait йclater quand un regard de l'archiprкtre arrкta net l'explosion.

La seconde fille йtait Louise. C'йtait ma favorite. Elle йtait plate comme une planche, mais avait de dйlicieux cheveux d'or qui flottaient derriиre elle quand elle courait, et elle courait presque toujours, ce qui lui donnait vaguement l'air d'une petite victoire. Elle йtait fort jolie, mais bornйe comme une boule de cristal. On sentait trиs bien que dans la famille s'йlevait l'espйrance d'un mariage entre elle et moi ; mais je pressentais d'autres destinйes.

La troisiиme s'appelait Marguerite. Sournoise, silencieuse, grassouillette et un peu pвlotte. Elle avait l'air d'une chatte blanche qui guette l'avenir. Elle йpousa un homme magnifique et creux. Sa dot avalйe, elle finit ses jours dans une gкne distinguйe.

LES NOCES DE MA COUSINE LOUISE

Le repas de noces avait lieu dans le grand salon de la maison de campagne de l'oncle Hector. Toute la famille йtait rйunie autour d'une longue table chargйe de victuailles comme un tableau de Jor-daens.

Buissons d'йcrevisses et de homards, jambons et poulets farcis, fruits resplendissants, coupes de gingembres, de compotes et de confitures, cristaux, verreries de toutes couleurs, de toutes tailles. Mon oncle prйsidait. On l'avait coiffй dиs le potage d'une couronne en forme de moule а gвteaux а pointes dorйes. Cette couronne lui avait йtй sournoisement offerte par son pupille, le bon poиte Charles van Lerberghe. Comme sceptre, il maniait tantфt une bouteille de Champagne, tantфt un long couteau de cuisine qu'il plongeait dans les poulardes et dans d'йnormes gigots car il adorait trancher la belle viande.

Ma cousine occupait la place d'honneur. Elle avait un sourire tour а tour consternй et ravi.

Le jeune mariй йtait aussi nul que possible. Il йtait propriйtaire d'un chemin de fer local dont les trois petites locomotives criardes [700] et poussives faisaient la navette entre Gand et Bruges en ramassant le long de la route les gros sous des paysans.

Le festin commenзa а une heure et а cinq heures on attaquait le dessert. Ce fut le moment des toasts.

Un nommй Rodigas, ouvrit le feu. Directeur du jardin zoologique et d'une revue pomologique qui donnait de belles planches coloriйes et а laquelle mon pиre comptait collaborer (il avait lui-mкme crйй une pкche-abricot-prune) ; mais l'image de ce fruit extraordinaire ne parut jamais car il n'avait pas, je pense, suffisamment arrosй la revue, Rodigas avait une grosse tкte d'Allemand а lunettes d'or; il йtait le poиte le plus renommй dans la bourgeoisie gantoise, et se croyait l'йgal de Goethe parce qu'il excellait dans les poиmes de circonstance. Il se leva et donna la lecture de son йpi-thalame. Je ne me rappelle qu'une strophe :

C'est que leur barque en dйployant sa voile

Vogue sans bruit vers un paisible bord,

C'est que pour eux brille une ardente йtoile

Prкte а mener le jeune esquif au port.

Ce poиme fut acclamй. Alors on cria de divers cфtйs:

- Eh bien ! Maurice, diras-tu quelque chose ?

Je me levai, sыr que mes vers йtaient meilleurs que ceux du jardin zoologique et je pris la parole. C'йtait le premier poиme que je lisais en public. Ma mйmoire ne peut en reconstituer que deux strophes ; je disais donc en alexandrins :

Ils s'en vont enlacйs et le long de leur route,

А la clartй qui sort de leur enivrement,

Apparaissent des fleurs qui la parfument toute

Parmi les palmes d'or qui montent lentement.

Et dans le pur rayon qui prйcиde leur vie

S'йlиve sous leurs yeux un monde de bonheurs

Naissant а chaque pas sur la route suivie,

Qu'ils cueillent en passant comme ils feraient des fleurs. [701]

Le reste manque, perdu ou oubliй. Ce poиme, comme on dit, « ne cassait rien » mais йtait un peu moins exsangue que ceux du «fragile esquif».

Il y eut un moment de stupeur. Rodigas roulait des yeux foudroyants. On se demandait si je n'йtais pas devenu fou ; mon pиre йtait perplexe, mon frиre ricanait, ma sњur baissait les yeux comme si j'avais dit des choses inconvenantes, l'abbй Maeterlinck sommeillait tranquillement; seule ma mиre me souriait. Je lisais parfaitement dans les yeux et dans l'attitude de mes convives les pensйes qui les animaient. Les regards de ma cousine exprimaient la stupeur de l'incomprйhension totale, bref, ces malheureux vers qui n'avaient rien de subversif, aprиs les strophes de la «barque а voile », semblaient une mystification ou une plaisanterie impardonnable.

Quand l'йmotion bizarre suscitйe par mes alexandrins se fut un peu calmйe, le plus cher de mes amis, le grand poиte Charles Van Lerberghe, se leva а son tour et lut les vers suivants:

PSYCHЙ

Ouvre tes yeux comme une flamme

Mais sois silence, l'Amour dort.

Viens, lиve-toi, Psychй, mon вme,

Et prends en main ta lampe d'or.

Regarde bien, l'Amour s'йveille.

Vois comme il s'est йpanoui.

En la lumiиre et la merveille

Que ton regard posa sur lui!...

Et maintenant c'est le mystиre,

L'abandon et la pauvretй ;

Mais en tes larmes la lumiиre

Et le songe de sa beautй.

Demain, triste, mais frкle et blanche,

Belle d'avoir voulu mourir,

Tu sentiras ton front qui penche,

Sous des rosйs s'йpanouir. [702]

Aux splendeurs de l'aube future,

Demain tes lиvres apprendront

А n'кtre qu'un divin murmure

De mots de rйsurrection...

Aprиs un moment de stupeur, ces vers libйrиrent une hilaritй inattendue. On crut qu'il s'agissait d'une piиce comique et on y trouvait des intentions йgrillardes. Notre oncle sourit а son pupille et d'un geste royal lui tendit un louis d'or.

Le dernier rйsultat de mon fait d'armes poйtique fut mon effondrement dans l'estime de ma cousine. Elle m'avait toujours promis qu'aussitфt aprиs son mariage, elle ne me refuserait pas ses plus belles faveurs. Provisoirement, il n'en fut plus question.

А la tombйe du soir, la servante de l'abbй vint chercher son maоtre qui n'aurait pas йtй capable de retrouver sa maison. Elle s'appelait Sophie Castebиque. Quand elle parut dans le cadre de la porte, des sourires se rйpandirent dans la salle. Elle avait une tкte effarйe, tragique et extraordinairement plate comme si, dиs l'enfance, un malheur s'йtait assis dessus. On acclama son entrйe, on lui demanda des nouvelles de ses engelures qui йtaient cйlиbres et dont la disparition avait йtй appelйe « le miracle des engelures ». On l'interrogea pour la dixiиme fois sur la faзon dont elle s'en йtait dйbarrassйe. Elle rйpondit sans nier la possibilitй de l'intervention divine, baissant pudiquement les yeux trop йcartйs, qu'il suffisait soir et matin de se laver les mains dans ce qu'elle appelait «son eau personnelle» et, tandis que l'abbй se rйveillait sans se rendre compte de ce qui se passait et bйnissait tout le monde а la ronde, « l'eau personnelle » de Sophie arrosa d'une innocente joie la fin de la belle journйe.

J'ai oubliй de dire que l'oncle Hector, bourgeois aventureux et toujours original, avait sans le savoir rйpйtй la dйsastreuse expйrience du roi Lear. Pour jouir pleinement de la vie aprиs la mort de sa femme, il avait distribuй entre ses enfants tout son patrimoine, ne rйservant qu'une modeste somme pour ses petits verres.

Chacun des cinq hйritiers devait lui donner une certaine part de son revenu а titre de rente viagиre. Mais au bout de deux ou trois ans, ils se trouvaient extrкmement gкnйs; seul Dйsirй n'avait pas essayй de faire des affaires et, йtant, plus obstruй que les autres, [703] bien que rongй par les prкtres et les moines qui hantaient sa maison, avait gardй la plus belle partie de son avoir. Bref, le pauvre roi Lear dйlaissй et devenu aveugle, finit assez tristement et cet homme que l'on croyait timorй affronta la mort avec bonhomie. Par respect pour l'adage de mortibus... durant trois jours, on ne dit pas de mal de lui, puis on n'y pensa plus.

LA MORT D'UN FRИRE

II vint au monde sept ou huit ans aprиs le dernier-nй de nous trois. Il йtait ce qu'on appelle en Normandie «un petit ravisй ». Trиs intelligent, mais de santй fragile, c'йtait le prйfйrй de notre mиre. Les bons Pиres le chйrissaient aussi qui dйjа voyaient en lui une recrue d'йlite. Il n'eut pas а souffrir de nos йquipйes turbulentes et souvent assez brutales qu'il contemplait gravement, car nous respections sa faiblesse et la sorte de saintetй diffuse qui l'enveloppait dйjа sous l'aile de la mort.

Il mourut, en effet, trиs jeune, peu aprиs sa premiиre communion, а la suite d'un accident de patinage qui l'immergea dans l'eau glacйe et entraоna une double pneumonie qui l'emporta en quinze jours.

Cette mort m'йmut profondйment, et mon pиre me trouvant agenouillй, tout en pleurs au pied du lit funиbre, me dit, tout en pleurs lui aussi: «Je ne te connaissais pas, tu ne me connaissais pas, embrassons-nous enfin... »

А partir de ce jour, nos relations furent transformйes et nous devоnmes de vйritables amis.

C'est dans cette atmosphиre de deuil que plus tard fut йcrite L'Intruse et que la mort entra dans ma vie, la rйveilla et m'apprit а vivre. Durant deux ans, je ne vйcus plus qu'au jour le jour. Je me crus atteint d'une incurable maladie de cњur, une tachycardie insupportable, des palpitations violentes me suffoquaient sans cesse et me menaзaient dl'une mort subite que j'attendais а chacune des contractions de ce cњur qui semblait affolй et prиs d'йclater.

Un jour, je n'y tins plus et, sans en parler а mes parents, j'allai а Bruxelles consulter un cardiologue rйputй. Aprиs m'avoir sйrieusиment [704] examinй, il m'affirma que mon cњur йtait en parfait йtat et que les palpitations qui m'inquiйtaient йtaient uniquement des manifestations aйrophagiques ou des fermentations gazeuses qui provoquaient des dilatations de l'estomac contre lesquelles le cњur effleurй et rйvoltй protestait йnergiquement ; un rйgime anodin y remйdierait. En effet, dиs que je sus que l'organe n'йtait pas atteint, les coups de cњur dйsordonnйs s'espacиrent et bientфt cessиrent complиtement. L'йpouvante de la mort s'йteignit en moi а mesure qu'y grandissait l'intйrкt de son mystиre.

J'appris а la connaоtre, а la regarder en face, а l'interroger comme une visiteuse. Je me dis, d'aprиs Йpicure, que, quand nous sommes, la mort n'est pas et que, lorsqu'elle est, c'est nous qui ne sommes plus, si bien que nous ne la rencontrons jamais; et je tвchais de vivre, comme le conseille Thomas Hardy dansjude l'Obscur, de faзon que je craigne ma tombe aussi peu que mon lit.

C'est а la suite de ces йpreuves qu'en souvenir de mon frиre, j'йcrivis «les Avertis» qui parurent plus tard dans le Trйsor des humbles publiй par Le Mercure de France. Pour complйter cet In memo-riam dont toutes les idйes lui appartenaient puisqu'il les fit naоtre et pour ainsi dire me les dicta, je ne saurais mieux faire que d'en reproduire ici quelques passages soigneusement йlaguйs :

« Ils semblent plus prиs de la vie que les autres enfants et ne rien soupзonner et cependant leurs yeux ont une certitude si profonde, qu'il faut qu'ils sachent tout et qu'ils aient eu plus d'un soir le temps de se dire leur secret. Au moment oщ leurs frиres tвtonnent encore autour d'eux entre la naissance et la vie, ils se sont dйjа reconnus, ils sont dйjа debout, les mains et l'вme prкtes. А la hвte, sagement et minutieusement, ils se prйparent а vivre et cette hвte est le signe que les mиres, а leur insu, discrиtes confidentes de tout ce qui ne se dit pas, osent а peine regarder.

«Souvent, nous n'avons pas le temps de les apercevoir. Ils s'en vont sans rien dire et ceux-lа nous demeurent а jamais inconnus. Mais, d'autres s'attardent un peu, nous regardent en souriant attentivement, semblent sur le point d'avouer qu'ils ont tout compris et puis, avant la vingtiиme annйe, s'йloignent а la hвte en йtouffant leurs pas, comme s'ils venaient de dйcouvrir qu'ils s'йtaient trompйs de demeure et qu'ils allaient passer leur vie parmi des hommes qu'ils ne connaissaient pas. [705]

«Eux-mкmes ne disent presque rien et s'entourent d'un nuage au moment oщ ils se sentent blessйs et oщ l'homme est sur le point de les atteindre. Il y a quelques jours, ils semblaient кtre au milieu de nous et ce soir, tout а coup, ils sont si loin que nous n'osons plus les reconnaоtre ni les interroger. Ils sont lа, presque de l'autre cфtй de la vie et l'on sent que c'est l'heure enfin d'affirmer une chose plus grave, plus humaine, plus rйelle et plus profonde que l'amitiй, la pitiй ou l'amour, une chose qui bat mortellement de l'aile tout au fond de la gorge et qu'on ignore, et qu'on n'a jamais dite, et qu'il n'est plus possible de dire, car tant de vies se passent а se taire... Et le temps presse ; et qui de nous n'a attendu ainsi jusqu'au dernier moment oщ l'on ne pouvait plus rйpondre?

«Pourquoi sont-ils venus et pourquoi s'en vont-ils? Ne naissent-ils que pour nous affirmer que la vie n'a pas de but? А quoi sert-il d'interroger puisqu'on ne rйpondra jamais ?

« Mon frиre est mort ainsi. On eыt dit que lui seul avait йtй prйvenu, tandis que nous savions peut-кtre quelque chose sans avoir reзu cet avertissement organique qu'il recelait depuis les premiers jours. А quoi distingue-t-on les кtres sur lesquels va peser un йvйnement trиs grave ? Rien n'est visible et cependant nous voyons tout. Ils ont peur de nous, parce que nous les avertissons sans cesse et malgrй nous; et а peine les avons-nous abordйs qu'ils sentent que nous rйagissons contre leur avenir. Nous cachons quelque chose а la plupart des hommes et nous ignorons nous-mкmes ce que nous leur cachons. Il passe, entre deux кtres qui se rencontrent pour la premiиre fois, d'йtranges secrets de vie et de mort, et bien d'autres secrets qui n'ont pas encore de nom, mais qui s'emparent immйdiatement de notre attitude, de nos regards et de notre visage, et lorsque nous serrons les mains d'un ami, notre вme a des indiscrйtions qui ne s'arrкtent peut-кtre pas sur le seuil de cette vie. Il se peut qu'il n'y ait aucune arriиre-pensйe entre deux hommes, mais il y a des choses plus impйrieuses et plus profondes que la pensйe. Nous ne sommes pas maоtres de ces dons inconnus et nous trahissons sans cesse le prophиte qui ne sait pas parler.

«C'est notre mort qui guide notre vie et notre vie n'a d'autre but que notre mort. Notre mort est le moule oщ se coule notre vie et c'est elle qui a formй notre visage. Il ne faudrait faire que le portrait des morts, car eux seuls sont eux-mкmes et se montrent un instant tels qu'ils sont. Et quelle vie ne s'йclaire pas dans la pure, [706] froide et simple lumiиre qui tombe sur l'oreiller des derniиres heures ? Est-ce cette mкme lumiиre qui baigne dйjа ces visages lorsqu'ils nous sourient fixement et qui nous impose un silence qui ressemble а celui de la chambre oщ quelqu'un se tait pour toujours ? »

MA SЊUR

Entre mon frиre et moi, ma sњur Marie menait une vie assez houleuse. Elle n'йtait mкlйe а nos jeux qu'en qualitй de souffre-douleur. Plus souvent qu'а son tour, victime de nos mauvaises plaisanteries, elle allait se plaindre а papa qui nous talochait sans nous corriger.

А seize ans, а la suite de je ne sais quelles lectures, elle se dйcouvrit soudain une vocation de peintre. Elle apprit а dessiner fort correctement et se mit а peindre а l'huile; mais n'ayant aucun sens de la couleur, elle ne peignait qu'au jus de pipe. Un enfant, un paysage verdoyant, une rosй rouge ou rosй devenaient sur sa toile une tache de nicotine. Elle travailla durant deux mois а йlaborer, grandeur nature, sur son fumier, un Job qui avait l'air de sortir d'une manufacture de cigares. Elle croyait crйer des Rembrandt ou des Ribera. Mon pиre l'encourageait dans cette voie catastrophique. Le marron, le cafй, le chocolat lui semblaient plus sйrieux et plus solides que les teintes claires, lйgиres et printaniиres.

Elle mettait а son travail la mкme obstination, le mкme acharnement que lui. А huit heures, elle montait а son atelier, sous les combles, en descendait а midi, y remontait а deux heures et ne reparaissait que le soir а l'heure du dоner.

Puis elle se maria, abandonna dйfinitivement la peinture et jeta palette et pinceaux dans la boоte а ordures.

Elle йpousa un homme qu'elle n'aimait pas, un sinistre dйvot qui portait autant de mйdailles bйnites, en cuivre, en plomb, en argent, autant de scapulaires que le roi Louis XI dont il avait le caractиre fouineur, soupзonneux, cruel et rancunier, mais nullement l'intelligence, car il йtait aussi bornй qu'une huоtre et par-dessus le marchй magistrat. [707]

Enfin, elle obtint un divorce difficile et reporta, sur le fils qu'elle lui donna, tout l'amour qu'elle n'avait pas eu pour son mari. Elle adora en lui tout ce qu'elle avait abominй dans son conjoint.

J'avais pris en grippe son futur йpoux et obnubilais de mon mieux ses jours de fianзailles. Mais il tint le coup car il ne perdait pas de vue la dot sйduisante. Durant les repas, je le circonvenais de propos dйsobligeants, sans secouer son inertie, etj'ai lieu de croire que, sous la table, il йgrenait sournoisement les grains de son rosaire.

Ayant remarquй qu'il avait le nez rouge et voulant en avoir le cњur net, avec l'approbation et la collaboration clandestine et financiиre de mon pиre, qui l'avait pris йgalement en aversion, je l'invitai onctueusement а dйjeuner dans le meilleur restaurant de la ville. Il accepta avec un empressement йgalement onctueux. Le festin fut arrosй de grands crus. Je veillais а ce que ses verres ne fussent jamais а sec. Il les vidait avec une componction religieuse et reconnaissante. J'attendais avec impatience sa maturitй qui tardait а se manifester. Il portait le vin beaucoup plus allиgrement que moi et, en fin de compte, ce fut lui qui dut m'aider а regagner mon domicile.

Au bout de trois ans de mariage, ma sњur ne put plus supporter sa prйsence. Je l'engageai faute de mieux а prendre un amant; mais il lui avait inspirй une telle horreur de l'homme que l'approche de l'amant le plus irrйsistible l'aurait fait fuir а l'autre bout du monde ou, comme le disait la princesse Isabelle, « au bout de l'autre monde... »

HЙRЙDITЙ

Je sais, je sens que vivent en moi plusieurs rйincarnйs. J'ignore la foule de mes ancкtres qui m'ont prйcйdй dans les tйnиbres des siиcles et qui, humbles bourgeois, petits artisans ou paysans obscurs, n'ont pas laissй de traces dans la mйmoire des hommes. Peut-кtre en est-il un qui me domine et me dirige а mon insu plus nettement que les autres, parce que je le reprйsente directement sur la terre. Mais je ne peux parler que de ceux que j'ai vus de mes yeux ou plus ou moins connus par ouп-dire. [708]

C'est de cette faзon que j'ai connu le mari de ma grand-mиre, mort quand j'йtais encore en bas вge. Il s'est, paraоt-il, rйincarnй dans le frиre de ma mиre, l'oncle Edmond. Ce grand-pиre maternel avait йtй un avouй retors, habile et trиs actif qui gagnait pas mal d'argent, mais refusait de le dйpenser tout en exigeant une chиre, un service, un confort de premier ordre. Ma grand-mиre, esclave de sa bontй, parvenait а les lui assurer par des miracles d'ingйniositй et d'йconomie domestique. Il vidait par exemple, а chaque repas, deux bouteilles d'un Saint-Йmilion de grande annйe, mais dйfendait d'acheter du vin et d'en introduire dans sa maison. Heureusement, cette maison balzacienne se trouvait au bord d'une riviиre et, la sainte femme, en l'absence du tyran, faisait clandestinement passer les barriques dans la cave par une porte oubliйe au ras de l'eau.

J'ai parfois а lutter contre cet hфte absurde et autoritaire qui prйtend me donner des conseils et des ordres que je n'accepte pas.

Nйanmoins, je crois que c'est а lui que je dois le goыt et la connaissance presque innйe des bons vins.

Cette grand-mиre et ma mиre trop discrиtes n'ont incarnй en moi qu'une mansuйtude et une rйsignation qui ne sont jamais sorties de l'ombre, et dont j'ai rarement usй.

Ma mиre se taisait et j'entends son sourire plutфt que le son de sa voix.

Mon grand-pиre paternel, petit vieillard propret, а perruque et а rвtelier, insouciant, bricoleur, йtait йgalement soumis et tyrannisй. En revanche sa femme, une sorte de dragon de vertu devait avoir dans les veines du sang espagnol. Elle йtait dominйe par une bande de capucins et d'augustins qui occupaient des couvents contigus а sa demeure et aurait brыlй pиre, mиre, йpoux, frиres, sњurs et enfants coupables d'un pйchй vйniel. Ce qui encombrait sa vie, c'йtait, aprиs Dieu, un ver solitaire dont elle ne parvenait pas а se dйbarrasser. Elle n'agit en moi que par rйaction contre ce qu'elle voudrait m'inculquer. А chacun de mes livres, elle doit pousser dans ma conscience d'outre-monde des cris suraigus que je n'entends pas. Ils ressemblent probablement aux clameurs qui йbranlиrent l'office un soir qu'elle y surprit la vieille cuisiniиre sur les genoux du vieux cocher. Le voisinage en fut bouleversй. Elle fit pйnitence en nous privant de dessert durant trois semaines pour remercier le [709] ciel de n'avoir pas foudroyй la maison oщ s'йtait perpйtrй l'inexpiable crime.

LE NAUFRAGE

Et voici, longtemps aprиs le cuvier, ma troisiиme mйsaventure aquatique. Je souhaite sans l'espйrer qu'elle soit la derniиre, car les prйdictions de la voyante, pareilles а celles de la pythonisse d'En-dor, trop longtemps bravйes, finiraient par se rйaliser.

Ma bonne-maman connaissant mes rкves de navigateur m'avait par testament lйguй un beau canot а voiles. Il ne devait m'кtre . confiй que lorsque j'aurais atteint ma quinziиme annйe. Il attendit l'heure fatidique complиtement йquipй dans un garage du chantier. J'allais le voir deux fois par mois. C'йtait un superbe canot en chкne et bois de teck. Il йtait pourvu d'une dйrive pareille а celle d'un center-boat qui lui permettait de louvoyer. Comme voilure, il possйdait une brigantine, un foc, un top-sail et un tape-cul. Il avait, en outre, dans ses plats-bords quatre tolets pour la navigation а rames.

Pilotй par mon voisin de campagne, grand marinier d'eau douce et prйsident d'une sociйtй de canotage, il vint toutes voiles dehors s'amarrer un beau matin devant notre maison de campagne. Ce fut la plus belle aurore de ma vie.

Notre voisin nous apprit tous les secrets du mйtier et au bout de quelques jours, mon frиre et moi devоnmes vieux loups de canal. Mais les paisibles promenades par une petite brise familiale ne tardиrent pas а paraоtre bien monotones. Nous ne sortions plus que par grand vent et bientфt nous n'aspirions plus qu'aux tempкtes.

Je dis а mon frиre Ernest:

- Oserais-tu sortir par ce temps-lа?

Tel que je le connaissais, il suffisait de lui demander n'importe quoi sous forme de dйfi, il l'exйcutait а l'instant. On lui disait par exemple :

- Oserais-tu manger six hannetons tout crus?

- Oщ sont-ils? [710]

J'allai les chercher, car j'en avais toujours en rйserve. Je mis la demi-douzaine dans sa bouche, il les mastiqua un instant et avala tout sans cracher les йlytres : il ne s'en trouva pas plus mal que s'il avait absorbй une demi-douzaine de groseilles.

Il fallait кtre trиs prudent dans les dйfis. Je lui aurais dit : « Tu n'oserais pas me tuer», qu'il est fort а craindre que, tout а son idйe fixe, il m'aurait bel et bien mis а mort sans penser а mal. Je dois avouer que je sus plus d'une fois tirer parti de cette vertu extravagante pour lui faire faire tout ce que je dйsirais. Son amour-propre l'animait d'une passion hйroпque et irrйsistible et il aurait commis les plus regrettables folies. Du reste, ce chevalier insensй devint aprиs son mariage le plus tranquille, le plus paisible, le plus sйdentaire des notaires.

Bravant donc l'ouragan dont les rafales hurlaient comme une horde de dйmons, aprиs avoir pris deux ris, а grand-peine nous hissons un bout de toile qui nous claquait au visage, nous dйmarrons et nous voilа au milieu du canal filant vent arriиre а une vitesse folle. La chaloupe donne dangereusement de la bande et menace d'embarquer ; je largue l'йcoute autant que possible, mon frиre se penche en dehors pour faire contrepoids, nous nous sentons les proies d'une force infernale contre laquelle il nous est impossible de lutter. Tout d'un coup, sous un assaut plus furibond que les autres, le canot se retourne la quille en l'air et nous voilа qui bar-bottons dans les eaux du canal. Nous gagnons la terre а la nage et afin de ne pas prendre froid, d'une haleine nous courons а la maison pour nous sйcher, nous rйchauffer et changer de vкtements. Quand, une demi-heure plus tard, nous revenons sur le lieu de l'accident, nous voyons deux mariniers munis de longues gaffes qui fouillent les roseaux du rivage. Je leur demande ce qu'ils font. Ils rйpondent tranquillement qu'ils cherchent les cadavres des deux noyйs, vu qu'on donne а la mairie une prime de cent sous pour chaque corps repкchй et qu'en outre, parfois la famille, quand elle est satisfaite, y ajoute un bon pourboire.

Ils eurent l'air sincиrement contrariйs quand ils apprirent que nous йtions les cadavres qu'ils espйraient.

C'est ainsi que je vis l'importance que prennent les morts dans l'esprit de ceux qui survivent. [711]

INTERLUDE

Durant l'йtй notre maison de ville йtait inhabitйe ; seul mon pиre, comme je l'ai dit ailleurs, s'y rendait les vendredis pour y rйgler ses affaires. Une chambre d'amis s'y trouvait toujours prкte а recevoir un hфte de passage qui, du reste, ne passait jamais. De mon cфtй, pour abriter mes rendez-vous, je louais au mois, un modeste appartement dans une ruelle йcartйe. Mais, durant la belle saison, afin d'йconomiser le prix de cette location trиs onйreuse а mon humble budget, je rйsolus de profiter de la vacance de la demeure paternelle pour y installer le centre de mes opйrations profanes.

Un aprиs-midi que la chambre d'amis offrait asile а nos offensives distractions, nous entendons s'ouvrir la porte d'entrйe de l'immeuble. Quelqu'un monte l'escalier en sifflotant l'air:

Elle a-z-un њil qui dit:

Je vais а la campagne,

L'aut' lui rйpond: vas-y,

Moi je reste а Paris...

Aucun doute possible. C'est mon pиre qui vient inopinйment visiter sa maison. De l'intйrieur, je ferme а clef la porte de la chambre et, osant а peine respirer, nous attendons la catastrophe. Que va-t-il se passer ? Impulsif, emportй, colйreux tel que je le connais, s'il nous dйcouvre, il y aura du fracas et de la casse. Il atteint le palier. Devant la porte qui, gйnйralement йtait entr'ouverte, il s'arrкte un instant. Il la trouve fermйe ; alors, sans hasarder un geste pour l'ouvrir discrиtement, il s'йloigne sur la pointe des pieds.

Il ne fit jamais la moindre allusion, fыt-ce par un silence ou un sourire, а ce qu'il avait йvidemment compris.

Il est bon que l'homme pиche de temps en temps pour lui apprendre а vivre et pour l'humaniser. [712]

NOS CHIENS

BLACK

On l'avait nommй Black, parce qu'il йtait d'un roux ardent piquetй de taches jaunes. Il servait tour а tour de chien de garde et de chien de trait. Il appartenait а cette robuste race flamande qui s'йteint depuis qu'une loi, remontant а une quinzaine ou une vingtaine d'annйes, interdit l'attelage de l'unique ami de l'homme.

Ils sont un peu plus grands que les policiers, moins hauts et plus trapus que les danois. Dans de lйgиres charrettes а deux roues du fond de la campagne, ils portaient vers les villes, en des cruches de cuivre йtincelantes et rebondies, le lait quotidien.

L'aprиs-midi, journellement astiquйes, on voit miroiter au soleil ces cruches sur l'herbe de tous les vergers des Flandres ou du Bra-bant.

Tous les dimanches d'hiver, Black tirait sa charrette oщ trфnait le jardinier apportant, de notre maison de campagne, une ample provision de lйgumes, d'њufs et de beurre. L'йtй nous avions essayй de l'utiliser pour nos promenades dans la mкme charrette ; mais il fallut y renoncer, chacune de ces tentatives finissait rйguliиrement dans les fossйs en bordure de la route.

Le chien n'admet pas le mors. Bien dressй, il obйit plus ou moins а la voix, mais se trompe souvent. Ce n'est pas mauvaise volontй, il dйborde d'un zиle innocent; mais on n'arrive pas а lui faire comprendre qu'il est suivi d'une charrette. Il est convaincu que partout oщ il passe, celle-ci passera avec la mкme facilitй. Aux endroits difficiles, carrefours, encombrements, changements de direction, il faut que le conducteur saute а bas du vйhicule et le guide а la main. Ce n'est pas un transport de tout repos ; mais il est rapide, car l'animal y dйploie un courage indomptable et si on ne le mйnage pas, si on ne ralentit pas son allure, si on ne lui donne pas, quand on le sent а bout de souffle, une minute de repos, il mourra, le cњur brisй, sur la route.

Black, exubйrant, а demi-sauvage, mais trиs doux йtait, je l'ai dit plus haut, en mкme temps chien de garde. On le trouvait toujours aux aguets, sachant interprйter les apparences et les bruits, sйrieux, [713] discret, incorruptible. Victime comme tous ses congйnиres d'un prйjugй stupide qui affirme qu'un chien de garde, si l'on veut entretenir sa vigilance, ne doit pas кtre libre, il passait ses jours sans joie а tourner, а bout de chaоne, autour de sa niche, ou а dйloger ses puces en se grattant alternativement de l'une ou de l'autre de ses pattes de derriиre. Pour toute nourriture, on lui donnait quelques tranches de pain de seigle, parfois un os pour le distraire et de l'eau а discrйtion.

En qualitй d'aоnй, j'avais la mission de confiance, agrйable et honorifique, de lui octroyer chaque soir une heure de rйcrйation. Il m'йcoutait approcher, en hurlant de joie, m'accueillait avec des transports bouleversants et, une main а la boucle de son collier, je ne savais comment de l'autre dйfendre mon visage de coups de langue enveloppants et impйtueux. Le collier enlevй, il partait comme une flиche folle pour aller droit devant soi, on ne savait oщ, il ne savait oщ ; puis revenait un peu calmй, faisait trois fois, au triple galop, le tour de la pelouse et s'abattait devant moi pour me remercier.

Une semaine, je fus absent durant trois jours que je passai chez ma grand-mиre. On oublia qu'il йtait enchaоnй. En me voyant revenir, il eut une telle joie convulsive qu'il m'effraya. Il tourna sur lui-mкme, se redressa pour sauter sur moi, afin de m'embrasser une derniиre fois et tomba pour ne plus se relever.

Je courus а la maison en poussant des cris d'alarme. Mon pиre affirma qu'on l'avait empoisonnй. On appela le vйtйrinaire pour l'autopsie ; il ne trouva rien d'anormal ; mais un vйtйrinaire de campagne qui, pratiquement, ne fait que dйlivrer des juments ou des vaches, n'est pas une autoritй infaillible. Pour moi, je demeure convaincu qu'il est mort de bonheur. Le bonheur ne laisse pas de traces visibles dans un cњur. Surmontant les tristesses et les regrets de la captivitй, il s'accumule dans ce cњur innocent et le fait йclater. C'est je crois ce qu'on appelle l'anaphylaxie.

KIKI

Pour complйter la galerie canine, rompant l'ordre chronologique, je place ici le quatriиme, le plus inoubliable de mes chiens. Il vйcut les plus beaux jours de sa trop courte existence non loin [714] de Paris, au chвteau de Mйdan, que les Allemands ont pillй et repillй а fond et dont ils n'ont laissй debout que les murs, aprиs avoir rasй les bois qui l'enveloppaient, derniers survivants en ces parages de l'antique forкt de Saint-Germain. Mais cela n'est qu'une parenthиse et fera l'objet d'un autre rйcit.

Maintes annйes aprиs les aventures de Didi et de Gustave dans ma vie nouvelle, apparut le petit chien qui m'a le plus aimй, que j'ai le plus aimй. C'йtait un minuscule griffon bruxellois а poils longs, toujours en dйsordre, qui lui donnaient l'air d'un chrysanthиme de bronze, la plus hirsute des derniиres crйations de l'horticulture. Il regardait le monde а travers ses cheveux. А cause de son front tombй et de sa barbe en dйsordre, nous l'avions d'abord appelй Socrate, puis Verlaine ; mais ces deux noms trop sйvиres ne rйpondaient pas а son affectueuse gentillesse, а la mobilitй, а l'agilitй de son visage dont les deux yeux et tous les poils semblaient nous sourire sans cesse.

Il acquit, je ne sais comment, peut-кtre l'avait-il lui-mкme suggйrй et imposй, le nom sans prйtention de Kiki qui lui convenait beaucoup mieux.

Il йtait naturellement nй avec deux yeux, mais un colley jaloux arracha sournoisement l'un d'eux sous la table de la salle а manger. Une mиche de cheveux masqua l'њil perdu, on oublia qu'il йtait borgne et tout son amour, tout ce qu'il avait а nous dire se concentra dans le regard qu'avait bien voulu lui laisser son malheur.

Il semblait nй sous une йtoile tragique. J'avais deux grands lйvriers russes, deux magnifiques bкtes impulsives et irrйflйchies qui bousculaient aveuglйment tout ce qu'elles rencontraient. La cour des communs leur йtait rйservйe, mais celle du chвteau sйvиrement interdite. Un jour que Kiki prenait innocemment ses йbats dans celle-ci, un domestique oublieux laissa ouverte la porte de communication. Les deux gйants russes aperзoivent la petite bкte, l'un d'eux fond sur elle, l'enlиve dans sa gueule, fait le tour de la cour et, comme une balle, la jette а son compagnon qui l'emporte au galop. Aux cris que poussent ceux qui assistent au drame et tentent d'intervenir, je descends quatre а quatre de mon studio qui se trouve au premier йtage. Sans raison, las du jeu, l'un des bourreaux laisse tomber sa proie, j'arrive а temps pour ramasser Kiki. Il n'a pas une йcorchure. Je l'emporte dans mes bras et il me couvre de [715] caresses passionnйes comme si, au pйril de mes jours, je l'avais arrachй а la mort.

Il n'avait qu'une mission, un but, un mobile, une raison d'кtre : aimer l'homme. Ce n'йtait pas un chien, c'йtait un cњur а quatre pattes, un comprimй d'amour, tant de cњur dans une si petite chose ! Les instants oщ il ne pouvait vous tйmoigner sa tendresse, sa fidйlitй, son dйvouement, le don total de soi, йtaient visiblement pour lui des minutes pйnibles et mortes. Elles n'existaient pas, il n'existait pas non plus et il attendait impatiemment le retour fйerique toujours aux aguets de l'amour. Un sourire, un regard, une main qui se rapprochait le jetaient dans l'extase. Ne sachant que faire, il s'anйantissait а vos pieds et l'on sentait qu'il eыt йtй heureux de mourir pour prouver qu'il ne vivait que pour vous.

Il aimait tous les humains, mais je ne sais pourquoi, sans que je l'eusse mйritй, par un caprice de la prйdestination, il m'avait йlu entre tous. Je n'йtais pas son homme mais son Dieu. Quand, par exemple, je revenais de Paris, mon auto йtait encore а deux ou trois kilomиtres du chвteau qu'il courait au portail, s'efforзait de l'ouvrir, se mettait а pleurer, а japper d'impatiente allйgresse, sautait probablement autour de mon fantфme projetй devant moi dans l'espace et que seul il apercevait et accueillait ivre d'amour, comme l'image de son Dieu.

En йtй, durant ma sieste, aprиs dйjeuner, il couchait а mes pieds sur le grand divan de cuir de mon cabinet de travail et, quand il me croyait endormi, lentement, avec mille prйcautions, pour ne pas me rйveiller, rampait jusqu'а moi et je sentais sa petite langue se promener sur mes doigts qu'il lйchait, tendrement, pieusement, comme pour me remercier d'кtre son Dieu ; puis, avec les mкmes prйcautions qu'il avait prises pour me joindre, aprиs ce silencieux hommage, il regagnait sa place а mes pieds.

Il s'йteignit dans mes bras, en me regardant de son њil brillant, а l'approche de la mort, d'un rayon vert comme l'њil d'un chat dans la nuit. Il semblait me dire : «Je ne meurs pas puisque tu es lа. » Puis son cњur se brisa.

Ma femme et moi nous le prоmes tour а tour pour l'enterrer sous un haut platane d'une avenue intйrieure. Je creusai sa petite tombe et, au moment de l'y dйposer, nous nous regardвmes, les yeux en larmes et dоmes en mкme temps: «Non, ce n'est pas possible... [716] Attendons... Pas encore... et qu'il reste avec nous jusqu'а la fin du jour. »

DIDI

Tous les chiens ont trop de cњur. Tous ceux que j'ai connus en sont morts, exceptй le dernier, celui que je possиde en ce moment, un pйkinois, qui ne se sert du sien que pour se fйliciter d'кtre au monde.

Il me remet en mйmoire une gracieuse petite levrette que j'avais appelй Didi-^isse-partout, parce que trиs йmotionnable, en ses moments de gratitude et de tendresse, elle aspergeait discrиtement, а son insu, les parquets et les tapis. Au cours de mes promenades йquestres а travers la campagne, elle suivait, en se jouant, le trot vif du cheval qu'il m'йtait interdit de faire galoper parce qu'on l'attelait au coupй ou au panthйon. Aux approches de la maison, elle me prйcйdait, et, pour me prouver qu'elle n'йtait pas fatiguйe, sur le seuil, elle m'accueillait en chantant, car elle avait un don innй, je ne dirai pas pour la musique, mais pour une certaine expression vocale, une sorte de cantilиne primitive d'allйgresse et d'amour. Il suffisait de lui dire : « Didi, assieds-toi lа et chante » ; elle levait la tкte, tendait le cou et poussait un hououou prolongй qu'elle tyroli-nisait, jusqu'а ce qu'on lui dit: « C'est assez. » Elle se taisait et, faute de mieux, venait me lйcher la main.

Elle est morte elle aussi, d'une maladie de cњur.

L'INCONNU

Un autre chien, une grosse bкte hirsute qui n'aboyait pas, de je ne sais quelle race nordique, qu'un ami norvйgien, devant s'йtablir en Angleterre, m'avait confiй en partant, me donna une preuve d'intelligence bien extraordinaire. J'avais fait avec lui quelques pas dans le voisinage. Le lendemain, je l'invitai а m'accompagner pour me rendre а notre maison de campagne. А cet effet, on prenait un petit bateau qui faisait un service rйgulier entre Gand et Terneuze, en Hollande. Je m'embarque, on lиve la passerelle, le bateau s'йloigne et je m'aperзois que mon chien est restй sur le quai d'oщ [717] il me regarde gravement. Le capitaine prйtextant le respect de l'horaire, qui est surtout un horaire de petits verres, refuse de faire demi-tour pour le prendre. Je me dis que la pauvre bкte est perdue, que je ne la reverrai plus car en ces temps encore plus cruels que les nфtres n'existaient pas les fourriиres pour les animaux йgarйs. On les volait, s'ils йtaient beaux, ou la police les abattait sans autre forme de procиs, s'ils n'avaient pas de collier portant leur adresse et mon malheureux compagnon n'avait pas plus de collier que de nom.

Vers le soir, je revins par le mкme bateau et, sur le seuil de notre maison, je trouve mon ami а quatre pattes qui m'y attendait tranquillement en s'occupant gravement de ses puces, comme s'il йtait chez lui.

Il avait dы, d'un bout а l'autre, traverser une ville encombrйe, afin de retrouver cette demeure dont il n'avait entrevu que la porte et oщ il n'avait passй qu'une nuit, au fond d'une niche relйguйe dans un coin sombre d'une cour intйrieure.

Il n'йtait pas allй au domicile de celui qui me l'avait donnй. Il avait dы comprendre le transfert de son vieux maоtre.

Il me revit sans manifestations conventionnelles, parce qu'il ne me connaissait pas ou ne m'aimait pas encore, mais avec une amйnitй tempйrйe de rйserves qui interrogeaient l'avenir.

Vous me direz que c'est de l'anthropomorphisme trop facile, je l'admets, mais comment l'expliquer autrement?

Ce qui se passe dans l'instinct ou l'inconscient de l'animal est peut-кtre aussi humain que ce qui se passe dans l'intelligence de l'homme. C'est une question de traduction ou d'interprйtation.

L'inconnu que j'avais amenй dans le Midi, ne pouvant supporter le climat trop doux de Nice, y mourut de la tuberculose.

GUSTAVE

Le troisiиme йtait un caniche cafй au lait, extrкmement intelligent comme tous les caniches, une sorte d'humoriste jovial ou de pitre. Je ne sais pourquoi on l'avait appelй Gustave. Il s'йtait toujours montrй d'une scrupuleuse probitй. On pouvait laisser traоner sur la table de la cuisine un gigot, des cфtelettes, un quartier de [718] faux filet, il s'asseyait sur une chaise, ne les perdait pas de vue et n'y touchait jamais.

Si la cuisiniиre quittait un instant ses fourneaux, pour descendre а la cave, ou cueillir au jardin une touffe de thym, de sarriette ou une feuille de laurier, il ne permettait а personne l'entrйe du sanctuaire et tournait autour de la table comme pour en chasser l'ombre de voleurs invisibles.

Un beau jour, sa morale commenзa а s'effriter de faзon insensible, mais bientфt manifeste.

Les petites piиces, cфtelettes, saucisses, boudins, ris d'agneau disparurent sans laisser de traces. Bientфt ce fut le tour des gros morceaux, un gigot raccourci, une demi-tкte de veau, une tranche de plates-cфtes s'йvanouirent comme dans une fйerie. Effarй, notre cordon bleu vint trouver mon pиre. On n'osait soupзonner Gustave qui avait une magnifique et inйbranlable rйputation d'honnкtetй : nйanmoins, on me confia la dйlicate et flatteuse mission d'observer ses allйes et venues. Par un trou, dans la cloison du tourne-broche а contrepoids qui occupait un coin de la vaste cuisine, je pouvais parfaitement suivre ses rйactions devant une cфte de veau qui s'йtalait volontairement et ostensiblement sur la table. Elles ne furent pas longues : aprиs avoir d'un coup d'њil circulaire constatй qu'il йtait absolument seul, il la saisit а pleine gueule, ouvrit d'une poussйe la porte de l'office et s'en fut tout droit, au grand galop, dans la plaine. Je suivis assez facilement sa piste dans l'herbe tendre et je vis qu'elle aboutissait а une ferme voisine. Mon pиre alla trouver le paysan qui lui dit qu'il йtait fort ennuyй : il avait une chienne en mal d'amour et, tous les jours, notre Gustave faisait un nouveau trou dans la haie, venait la rejoindre en ayant l'air de lui apporter quelque chose qui le gкnait dans le passage du trou. Il avait mкme trouvй autour de sa niche des os de gigots et de poulets qu'on n'avait jamais mangйs а la ferme. On voulut йclaircir le mystиre : on fit а la scie deux raies parallиles, dans un os а moelle auquel adhйraient encore quelques lambeaux de chair et, le lendemain, dans un os de cфte de veau. Le lendemain et le surlendemain, le bon voisin retrouva les deux piиces а conviction, pourvues de leurs raies accusatrices. La preuve йtait irrйcusable, plus de doutes, Gustave avait une maоtresse qu'il entretenait luxueusement. Il йtait devenu voleur par amour. Nous ne savions si nous devions le battre ou l'admirer et le fйliciter. On trouva plus simple de fermer plus [719] rigoureusement les portes de la cuisine et de l'office et d'enchaоner provisoirement notre Gustave qui, conformйment au titre d'un mйprisable mais cйlиbre roman de Paul de Kock, йtait devenu Gustave, le Mauvais Sujet.

L'ONCLE FLORIMOND

II йtait le mari de la sњur de ma mиre. Grand seigneur terrien, il possйdait cinq ou six cents hectares de prairie, dans la rйgion la plus fertile de la Belgique qui s'йtend entre Fыmes et Dixmude. Des centaines de vaches y paissaient et produisaient un beurre supйrieur а celui d'Isigny, le meilleur beurre de France.

L'oncle Florimond passait l'hiver а Gand et l'йtй dans son chвteau aux portes de Dixmude. Il йtait bien plus grand que mon pиre et nous semblait monumental. Sa face soigneusement rasйe avait l'air d'une pleine lune ovale. Son quadruple menton descendait jusqu'au creux de l'estomac et le ventre qui le prйcйdait d'un mиtre tombait jusqu'aux genoux. Pour y loger son abdomen proйminent, afin de lui permettre d'atteindre les verres et les assiettes, on avait fait une large йchancrure aux tables des deux principales salles а manger. Je dis les deux principales, parce que, dйtestant les salons (et il n'avait pas tort quand on pense aux ameublements Napolйon III ou Emile Loubet qui sйvissaient alors) il n'admettait que des salles а manger et en possйdait quatre. Deux d'entre elles йtaient rйservйes aux petites collations, aux petits goыters, aux petits en-cas de la journйe. Un peu court d'haleine, il marchait, ce qu'il faisait le moins souvent possible, majestueusement, les mains derriиre le dos pour faire contrepoids а la masse des entrailles. Jovial et hilare, il m'accueillait toujours а coup de citations latines : « Ah ! ah ! mon petit Doctor in utroque jure, tu viens passer un jour sub tegmine fagi ? Macte anima, generose puer, sic itur ad astra: Labor omnia vincit improbus, etc.», qui attestaient moins son йrudition que sa frйquentation des pages rosйs du Petit Larousse illustrй; il souriait malicieusement en se tournant vers les dames impressionnйes. «Hein? nous nous comprenons, nous savons ce que parler veut dire. Maintenant, tous а table, et proclamons non pas Mens mais Mensa agitвt molem. » [720]

Une fois а table, entre le dйjeuner et le dоner, il quittait rarement son йchancrure et attendait figй dans sa graisse. Quand nous йtions ses hфtes, ce qui nous arrivait tous les deux ans, il ne se levait guиre que pour nous montrer ses ananas. In illo tempore, comme il aurait dit, ils йtaient rares ceux qui osaient se livrer а cette culture extrкmement onйreuse. Il rйservait а ces bromйliacйes d'Amйrique une serre spйciale oщ l'on йtait obligй d'entretenir а l'aide d'un calorifиre, йtй comme hiver, une tempйrature de 25 а 30 degrйs. Chaque ananas, avouait-il, lui revenait а 100 ou 150 francs. Ils mыrissaient lentement, prйcairement, tour а tour, et celui qui commenзait а se dorer йtait l'objet de soins spйciaux et mйticuleux. Le bruit de la maturitй prochaine se rйpandait dans le pays et les amis des chвteaux voisins, ainsi que les grands bourgeois de Dixmude, venaient contempler le fruit miraculeux.

Mon pиre trouvait que c'йtait de l'argent stupidement gaspillй et que ses melons йtaient tout aussi bons, plus juteux, moins prйtentieux et moins ruineux.

Le chвteau de Dixmude йtait pompeusement hideux. Il avait йtй bвti sur les ruines d'un dйlicieux manoir du seiziиme siиcle dont il ne reste le souvenir que dans une gravure sur cuivre. L'architecte local avait amalgamй le style tourangeau au cottage anglais mвtinй de chalet suisse, et le rйsultat йtait naturellement catastrophique. Pour comble d'horreur, il йtait ornй de vitraux en verre vйritable, qui avaient l'air de chromos transparents, et le soleil accoutumй aux magnifiques verriиres du douziиme, du treiziиme et du quinziиme siиcle semblait rougir de honte en les illuminant.

Dixmude, si ma mйmoire est exacte, se trouve а une vingtaine de kilomиtres de La Panne, qu'illustra la premiиre guerre њcumйnique. Le Roi-Chevalier y avait йtabli son quartier gйnйral et y laissa d'impйrissables souvenirs.

En ces temps reculйs, La Panne n'йtait qu'un village de pкcheurs et ne possйdait qu'une rudimentaire auberge. L'expйdition se prйpara comme une exploration en Afrique centrale ou vers l'un des deux pфles. Dans une sorte de diligence vieille d'un demi-siиcle et rйservйe aux grandes randonnйes, on entassa des costumes de bain, des manteaux de fourrures, des couvertures, des bottes de caoutchouc, une tente, un parasol, trois ceintures de sauvetage et des vivres suffisantes pour nourrir deux familles durant cinq ou six jours dans l'Arabie Pйtrйe en attendant la manne. Les routes, а l'approche [721] des dunes, n'йtant que sable mouvant, on attela а la patache trois chevaux de labour pareils а de jeunes йlйphants et capables de dйsenliser une locomotive.

On part ! Enfin ! Nous йclatons d'un incoercible, d'un insupportable enthousiasme. Nous arrivons а l'auberge oщ tout est gйnйreusement prйparй pour nous recevoir. « Mais la mer, oщ est-elle ? » On nous dit qu'elle se trouve derriиre la maison, cachйe par un • kilomиtre de dunes ; qu'en ce moment, а cause de la marйe basse, elle est trop loin, qu'elle reviendra а marйe haute et nous attendra tranquillement, mais qu'il faut d'abord dйjeuner. Dominique, le valet de pied, aidй d'Onйsime, le cocher, dйballe les vivres : jambon, poulet, pвtйs de foie gras, њufs durs, desserts et bonnes bouteilles. L'auberge y ajoute un йnorme turbot, un cochon de lait et une demi-douzaine de lapins sauvages, frиres de ceux qui dйtalent devant nous dans le sable.

Tout est en retard sur l'horaire. Des collиgues de la «Wate-ringue » ou de l'administration des Eaux sont venus d'Ypres et de Fыmes, saluer leur prйsident. Celui-ci les invite au dйjeuner qui prend l'allure d'un banquet de comices agricoles. On se met а table а deux heures et а six heures on finit le cafй. Alors survient Onй-sime, le cocher, qui dйclare qu'il s'est permis d'atteler les chevaux parce qu'il est temps de partir, les routes ensablйes йtant incertaines et dangereuses dans l'obscuritй, et si tout va bien, on n'arrivera а Dixmude qu'а dix heures... «Et notre mer?» implorons-nous... « Elle ne s'en ira pas, nous reviendrons un de ces jours ; on lui dira d'attendre... »

On fait ses adieux а la hвte et l'on rentre dans la diligence. C'est ainsi que ce jour d'entre les jours, comme on dit dans Les Mille et Une Nuits, venus pour voir la mer « multitudineuse, aux bruits sans nombre» du vieil Homиre, nous ne contemplons que les coussins crevйs de la vйtustй voiture. Seul, je pleurais inconsolй, inconsolable, et finis par m'endormir aussi.

L'annйe suivante, l'oncle Florimond mourut йtouffй dans sa prospйritй. Йtant le personnage le plus riche, le plus important de la rйgion, maоtre des Eaux, rйgnant sur les riviиres, les canaux et les fossйs d'un pays aquatique, prйsident nourricier d'une douzaine de sociйtйs, tous les gens d'alentour et des villes voisines assistиrent aux grandioses obsиques. Les cйrйmonies liturgiques terminйes, on porta le cercueil devant le caveau funиbre et l'on s'aperзut avec [722] une йpouvante superstitieuse qu'il йtait impossible de l'y introduire. On fut obligй de le ramener dans l'йglise en attendant que les maзons eussent йlargi le monument а la taille de son йnorme mort.

Vingt ans plus tard, les bonnes femmes du pays, en mantes noires, faisaient encore le signe de la croix en se remйmorant la mauvaise volontй du tombeau qui refusait son maоtre.

Et tout cela n'est plus. Le chвteau, Ypres, et Dixmude ont йtй rasйs, les tombeaux mкmes ont disparu. On a rebвti les deux villes, mais la seconde guerre plus fйroce que la premiиre les a-t-elle respectйes ? Faudra-t-il tous les vingt ou trente ans recommencer la vie et rentrer dans la mort?

Et que sont devenus ma sњur, prisonniиre des nazis а Bruxelles, et les parents de Florimond? Sa fille vit-elle encore, et sa petite-fille? Celle-ci avait йpousй un officier franзais descendant de la famille Jacques Amyot, l'admirable traducteur de Plutarque et de Longus et l'un des crйateurs de notre langue. Oщ sont-ils? Nul ne peut le dire et j'attends avec angoisse dans les tйnиbres et le silence universels les cruelles rйvйlations, les mortelles surprises de la paix.

UNE CONFЙRENCE DE PAUL VERLAINE

Avec mes deux amis, le bon poиte Grйgoire Le Roy et Charles Van Lerberghe, nous avions fait comprendre aux directeurs du Cercle artistique et littйraire de notre vйnйrable ville qu'ils devaient profiter du passage en Belgique de Paul Verlaine pour l'inviter а faire une confйrence а Gand. Ils y consentirent assez volontiers. Un beau matin, accompagnйs d'un nommй Jean Casier, nous attendоmes notre invitй а l'arrivйe du train. Jean Casier, fils d'un sйnateur ultra-catholique qui avait eu l'audace de reprocher au pape les nuditйs du Vatican, йtait un fervent admirateur de Verlaine parce que, ayant lu Sagesse, il le croyait un grand saint. Lui-mкme йtait un saint plus naпf et plus larveux que le Bienheureux Berchmans ; il йmettait des vers pieux а faire sangloter un sacristain et se pвmer un bedeau. Le train arrivant de Bruxelles s'arrкte dans la gare presque dйserte. Une fenкtre de troisiиme classe s'ouvre а grand bruit et encadre la tкte faunesque du vieux poиte qui nous crie: [723]

«Je la prends au sucre. » C'est paraоt-il son salut habituel quand il voyage ; une sorte de cri de guerre ou de mot de passe qui voulait dire qu'il sucrait son absinthe. On fraternise violemment, on l'aide а porter son baluchon, un cabas de tapisserie fatiguй. Pas de temps а perdre. Il s'agit de s'installer dans une voiture qu'on appelait alors « Vigilante » comme au temps de Louis-Philippe ; et en route pour la Taverne Saint-Jean, le meilleur restaurant de la citй oщ nous attend un magnifique dйjeuner commandй par le fils anйmiй du sйnateur presque pontifical.

Verlaine a l'air ravi et sourit comme un ange velu. On offre le porto, mais il prйfиre le geniиvre. Au moment de s'asseoir а la table fleurie, il demande avec une simplicitй franciscaine : « Oщ sont les goguenots?» Un nuage passe. Le sйraphique Jean Casier s'agrippe а sa chaise pour ne pas dйfaillir. Verlaine revient de plus en plus souriant et nous confiant que tout s'est bien passй. Le repas commence et se poursuit familiиrement. Notre invitй se croit chez un grand bistrot et nous raconte de charmantes et dйlicieuses anecdotes oщ se glissent quelques obscйnitйs salйes que notre saint Casier, n'y comprenant rien, prend pour de subtiles plaisanteries.

Je sais que notre bon Verlaine s'oublie facilement en prйsence des grands liquides et, j'arrкte discrиtement le zиle du maоtre d'hфtel, ne perdant pas de vue notre hфte qui doit parler ce soir devant un public collet montй et assez susceptible.

Je le regarde plus attentivement et la question vestimentaire se pose avec acuitй. Il arbore notamment une chemise de flanelle rosй-grise, mais plus grise que rosй, fermйe au col, en guise de cravate, par une ficelle а glands inquiйtante. Je lui fais remarquer qu'une chemise blanche а col amidonnй est indispensable et lui propose de le conduire chez mon chemisier ; il y consent avec bienveillance. Le patron du magasin lui soumet de remarquables chefs-d'њuvre qui ont l'air de carapaces йmaillйes et indйformables. Il les йcarte dйdaigneusement. Ce qu'il veut c'est un simple plastron triangulaire comme en ont les garзons les plus distinguйs des marchands de vins. C'est plus pratique, moins cher et bien satisfaisant.

Ainsi harnachй, il s'agit maintenant de passer de l'aprиs-midi а la soirйe sans le quitter de l'њil. Depuis qu'il a dйcouvert les qualitйs encore insoupзonnйes d'un geniиvre intitulй «Hasselt vieux systиme », il a une dangereuse tendance а prйfйrer les plus humbles estaminets aux plus nobles, aux plus antiques curiositйs de la ville. [724]

Enfin, voici le soin-Grйgoire Le Roy, le sculpteur Georges Minne et moi, tous trois bons boxeurs, nous nous chargeons de la police de la sйance qui pourrait кtre orageuse. La salle est presque comble. Verlaine, prйsentй par le prйsident du Cercle, s'approche et s'incline dignement. Il y a dans le public quelques ondulations qui nous dйplaisent et nous serrons les poings. Il s'assied а la table officielle et lit, en bredouillant parfois, quelques douzaines de vers. Mais bientфt il embrouille les pages, perd le fil des idйes, sans perdre la tкte. Un joueur de billard de la salle voisine ouvre la porte, йcoute un moment, la queue а la main, puis sort avec fracas en murmurant: « Cet homme est saoul. »

Nous frйmissons, prкts а bondir, mais devant le calme imperturbable de notre vieux maоtre, tout se tasse, finit par s'arranger et la confйrence se termine sans anicroche et assez honorablement, au bruit d'applaudissements espacйs mais distinguйs.

A la sortie, le prйsident de l'Artistique remet au confйrencier une enveloppe soigneusement cachetйe ; pas de demandes d'autographes ou de propos inanes et nous gagnons la ruelle qui longe l'йdifice du cercle. Au premier rйverbиre rencontrй, Verlaine ouvre fiйvreusement l'enveloppe:

- Trois cents francs ! s'йcrie-t-il, pвle d'йmotion ; oщ se trouve la banque la plus proche?

- Elles sont toutes fermйes а cette heure, lui dis-je.

- Mais alors que faire ? Vous comprenez que je ne peux passer la nuit en gardant sur moi pareille somme !

Nous le tranquillisons de notre mieux en l'assurant qu'en cas de perte, Jean Casier et moi serions solidairement responsables. Il est prиs de onze heures. Je tombe de sommeil et je confie notre hйros patibulaire а Grйgoire Le Roy, noctambule invйtйrй. Le lendemain, il me dit qu'il avait luttй jusqu'а deux heures pour empкcher le brave Lйlian de s'enivrer et de rйgaler tous ceux qu'il rencontrait. Le matin, il le conduisit а la gare pour le confier а un destin qui n'allait plus que de l'hфpital а l'immortalitй promise aux grands poиtes de cette pauvre terre. [725]

VILLIERS DE L'ISLE-ADAM

Je ne parlerai pas de mes йtudes de droit а l'Universitй de Gand. Il n'y advint rien qui ne demande l'oubli. Au fond, c'йtaient des йtudes de perroquets. Les professeurs dictaient des cours qu'on apprenait par cњur ; tant bien que mal. Toutes les facultйs du cerveau se rйfugiaient dans la mйmoire. On passait assez facilement des examens prйcipitйs qui ressemblaient а des loteries, aprиs quoi on йtait officiellement promu а l'inamovible dignitй de docteur en droit.

Ces йtudes terminйes, sous le naпf et fallacieux prйtexte, bйnйvolement acceptй, d'y saisir les secrets de l'йloquence judiciaire, mes parents me donnиrent les subsides indispensables pour passer six ou sept mois а Paris. Mon ami, Grйgoire Le Roy, m'y accompagnait sous des prйtextes aussi fantaisistes.

Nous trouvвmes а nous loger modestement dans une obscure maison de l'obscure rue de Seine. Il me suffit de quatre ou cinq sйances au Palais de Justice pour constater que l'йloquence du Barreau а Paris aussi bien qu'а Bruxelles, se traоnait dans les mкmes bas-fonds des iniques chicanes. Je ne remis plus les pieds dans les majestueuses salles oщ se manifeste l'indigence d'une justice qui ne se trouve plus que dans de monumentaux rйpertoires (les Dalloz, les Pandectes et autres recueils de la mкme farine) de jugements ou d'arrкts gйnйralement illisibles.

Mon ami, plus dйbrouillard que moi, avait bientфt liй connaissance avec une demi-douzaine de poиtes post-parnassiens avides d'avenir et, mкlй а leur groupe, je rencontrai un soir Villiers de l'Isle-Adam, l'homme providentiel qui, au moment prйvu par je ne sais quelle bienveillance du hasard, devait orienter et fixer ma destinйe.

Il y a cinquante-six ou cinquante-sept ans que je fis cette rencontre qui, plus que toute autre, compte dans mon existence littйraire.

Elle eut lieu а Paris dans une vulgaire brasserie de Montmartre. Nous l'attendions, mes amis et moi, tous jeunes poиtes totalement inconnus, qui n'avions en nous que des њuvres futures. Il nous traitait en йgaux comme s'il avait lu tout ce que nous n'avions pas [726] encore йcrit. Il avait vingt ans de plus que le moins jeune d'entre nous et, dans les milieux littйraires de l'avenir, jouissait de cette gloire secrиte qui ne couronne les plus grands d'entre les hommes qu'aprиs leur dйcиs, ne pouvant plus les encourager а mourir de faim puisqu'ils sont enterrйs.

Il avait des yeux voilйs d'йnigmes, fanйs et fatiguйs de regarder dans l'вme ou dans l'au-delа et d'y voir ce que d'autres ne voient point et n'y verront jamais, le teint pвle et plombй, les traits las mais qui ressuscitaient, quand une certaine pensйe les illuminait.

Vкtu d'un pardessus et d'une redingote йlimйs, il portait sa discrиte misиre avec la dignitй d'un roi provisoirement dйtrфnй. Il achevait d'йcrire l'Eve future dans une chambre nue et sans feu. Il avait publiй les Contes cruels d'une sarcastique splendeur et l'un des plus inaltйrables chefs-d'њuvre de la prose franзaise. La trop surhumaine tragйdie d'Axel paraissait dans une revue mensuelle, La Jeune France, et le futur йditeur de l'Eve future, d'Akйdyssйril, oщ figurait la plus йclatante, la plus sonore prose franзaise qu'on ait йcrite depuis les Oraisons funиbres de Bossuet et les grandes pages de Chateaubriand. Nous eыmes aussi la seconde partie des Contes cruels qui ne devaient кtre recueillis et publiйs qu'aprиs sa mort. Noua vоmes sortir de terre comme un spectre maudit l'effroyable Tribulat Bon-homet le « tueur de Cygnes », le Joseph Prudhomme infernalisй des derniиres annйes du dix-neuviиme siиcle et avons entendu son incomparable dialogue avec le Dr Lenoir oщ sont agitйs et rйsolus, autant qu'ils peuvent l'кtre, les plus grands problиmes de la vie, par des interlocuteurs dont l'un est au niveau et l'autre au-delа des mortels. Nous avons йcoutй certaines tirades inйdites d'Axel, outre des fragments d'њuvres qui ne furent jamais йcrites et qui ne vivent plus que dans notre mйmoire. Il me souvient notamment d'une « Crucifixion » parodiйe par des singes dont l'atroce et grandiose ironie nous faisait frissonner d'horreur. Tout cela crйpitait comme des йtincelles aux pointes des paratonnerres.

Ces mystиres йtaient cйlйbrйs а voix basse comme une messe secrиte, dans un coin sombre d'une brasserie empestйe de pipes et de relents de biиre et de choucroute, dans le vacarme de conversations crapuleuses ou de l'ignoble rire de filles chatouillйes, parmi le fracas des commandes de tкte de veau а l'huile ou de pieds de porc, des bocks et des plats entrechoquйs et de la mangeaille gloutonnement mastiquйe. [727]

Nous avions l'impression d'кtre les officiants ou les complices de je ne sais quelle cйrйmonie pieusement sacrilиge, dans l'envers d'un ciel, qui nous йtait tout d'un coup rйvйlй.

А la fermeture de la brasserie, nous reconduisions Villiers а son domicile incertain, puis chacun rentrait chez soi : les uns abasourdis, les autres а leur insu mыris ou rйgйnйrйs au contact du gйnie, comme s'ils avaient vйcu avec un gйant d'un autre monde.

Chaque nuit, vers une heure du matin, pour regagner а pied nos tristes chambres, nous traversions en silence le Paris tйnйbreux, ployйs sous le poids royal du spectacle et des pensйes, dont l'infatigable magicien et l'inйpuisable visionnaire nous avait accablйs.

J'ai connu un certain nombre d'hommes qui ne vivaient qu'aux cimes de la pensйe, je n'en ai pas rencontrй qui m'aient donnй aussi nettement, aussi irrйvocablement l'impression du gйnie.

Je ne crois pas du reste que Villiers soit un dieu tombй du firmament; cela n'arrive plus, n'est jamais arrivй sur notre terre et n'y arrivera probablement jamais, bien qu'on ne sache pas ce qui, grвce а l'intervention possible d'une planиte compatissante et plus йvoluйe que la nфtre, peut fort bien se produire.

Quoique vкtu d'йternitй, Villiers йtait de son temps et quelques erreurs marquent sa place dans le siиcle qui finissait. Quand je le relis aujourd'hui avec le recul des annйes, je vois plus clairement ce que l'on peut reprocher а son њuvre. Il est le dernier-nй d'un romantisme post-baudelairien et, dans sa prose parfois trop uniformйment tendue, trop resplendissante, on trouve зa et lа quelques lambeaux d'un sublime dйsuet oщ la phrase ou le mot ampoulй fait tort а la pensйe. Il s'y mкle aussi le rйsidu d'un occultisme qui ne connaissait les livres sacrйs de l'Inde, de l'Egypte, de la Grиce et les commentaires йsotйriques de la Palestine qu'а travers des textes falsifiйs, tronquйs ou imaginйs par les Grecs ou les Orientaux d'Alexandrie, oщ confluaient toutes les religions du monde, et aveuglйment acceptйs par les nйcromanciens du Moyen Вge, les Rosйs-Croix du dix-septiиme et les kabbalistes du dix-huitiиme siиcle.

Ce sont des dйchets qui brыlent encore au coin de quelques pages, mais que la haute pensйe qui les a rallumйs en passant enveloppe de sa flamme.

Dans sa prose, il n'y a pas seulement la musique des phrases ou des images, mais aussi, ce qui est au plus haut de l'йchelle des [728] valeurs humaines, la musique de la pensйe qu'on ne trouve qu'en lui et qui accompagne, justifie, soutient et surйlиve celle des mots qui atteignent ici ce qui n'est pas atteint par d'autres йcrivains presque aussi grands mais plus prudents que lui.

Je n'avais йcrit jusque-lа que des centaines, voire des milliers de vers, qui suivaient plus ou moins les fluctuations littйraires des annйes, qui partent de Franзois Coppйe en passant par Jean Riche-pin, Banville, Leconte de Lisle et Heredia, pour aboutir а Baudelaire en effleurant Verlaine et Mallarmй.

Mon seul йcrit en prose, «Le Massacre des Innocents», qui devait paraоtre bientфt dans la Plйiade que nous venions de fonder et qui vйcut ce que vivent les rosйs, non pas l'espace d'un matin, comme disait Malherbe, mais l'espace plus prosaпque de six numйros, ce Massacre indique une orientation nettement rйaliste, йtant la transposition d'un tableau de Breughel le Vieux. La Princesse Maleine, Mйlisande, Astolaine, Sйlysette et les fantфmes qui suivirent attendaient l'atmosphиre que Villiers avait crййe en moi pour y naоtre et respirer enfin.

IMPRIMERIE

А mon retour en Belgique, j'achиve les Serres chaudes que j'avais commencй а Paris.

Ce titre de Serres chaudes s'imposa naturellement, car Gand est une ville d'horticulture et surtout de floriculture et les serres froides, tempйrйes et chaudes y abondent. Les feuillages et les fleurs exotiques, la tempйrature lourde et tiиde des maisons de verre paternelles m'avaient toujours attirй. Par un beau jour d'йtй, quand j'йtais haut comme trois pommes, rien ne me semblait plus agrйable, plus mystйrieux que les abris vitrйs oщ rйgnait la puissance du soleil. Je m'imaginais parcourir les tropiques et y devenir le Paul de Bernardin de Saint-Pierre attendant Virginie.

Il fallait maintenant imprimer ces humbles poиmes. Je savais qu'il йtait inutile de s'adresser а un йditeur. Ils fuient йpouvantйs а l'approche des vers. Oщ trouver l'argent nйcessaire? Chacun de nous avait une tirelire dans le coffre paternel. А l'insu de mon pиre qui [729] aurait poussй les hauts cris et demandй des explications gкnantes, avec la complicitй de ma mиre, je parvins а entrer en possession de la mienne. C'йtait insuffisant; mais j'obtins la coopйration de mon frиre et de ma sњur, а titre de prкts portants intйrкts et а remboursements йchelonnйs et lents.

Un de mes amis de collиge йtait un petit imprimeur pour cartes de visite et circulaires. Il possйdait quelques centaines de caractиres plus ou moins elzйviriens et une modeste presse а volant qui n'avait d'autre moteur que la force de nos bras.

Nous voilа donc, mes deux amis, Grйgoire Le Roy et le futur grand sculpteur Georges Minne, et moi, devenus typographes. Un vieux prote retraitй et un jeune apprenti font la besogne technique et nous actionnons tour а tour le volant. Nous ne pouvions travailler que le soir et la nuit, la journйe йtant rйservйe aux clients sйrieux. Enfin la plaquette sur beau papier de Hollande van Gel-der apparaоt avenante et presque radieuse. On en vend une douzaine d'exemplaires et le grand йvйnement espйrй n'a d'autre retentissement que celui d'un coup d'йpйe dans l'eau.

Mais le manuscrit de La Princesse Maleine, complet et impatient, attendait son tour. Cette fois, il ne s'agissait pas d'un livret de deux ou trois feuillets, mais d'un volume d'environ trois cents pages. Je ne pouvais plus faire appel aujc tirelires de ma sњur et de mon frиre qui regrettaient dйjа le mauvais placement de leurs йconomies. Je m'adressai donc directement а ma mиre qui, je le savais, ne pouvait rien refuser а ses enfants et je lui demandai 250 francs pour La Princesse Maleine. Sans m'interroger au sujet de cette princesse onйreuse, dont elle n'avait jamais entendu parler, elle promit de me les fournir vers la fin du mois en truquant un peu les comptes du mйnage. En ces temps bienheureux, avec 250 francs on faisait des miracles.

Ma pвle princesse d'Ysselmonde affronte а son tour la gloire ou la mort. Mais sa naissance fut plus longue et plus laborieuse, car, vu la pйnurie des caractиres elzйviriens, aprиs le tirage de chaque feuille, il fallait procйder а la distribution.

Le livre imprimй et brochй est mis en vente, а Bruxelles, chez le libraire Paul Lacomblez. On en achиte une quinzaine d'exemplaires, j'en envoie une dizaine а quelques amis, notamment а Stйphane Mallarmй qui, en quelques mots ciselйs comme des joyaux, [730] m'en accuse rйception. Puis tout se tait, tout retombe dans la tombe rйservйe aux poиtes qui commencent la vie.

Mais voici que, quelques mois plus tard, un coup de foudre йbranle la maison.

Nous йtions а la campagne par un magnifique dimanche d'йtй, dans la grande salle а manger. Il y avait а la longue table, mes parents, mon frиre, ma sњur et moi, plus l'oncle Hector qui s'йtait invitй en passant. Mon pиre dйcoupait de main de maоtre la grasse poularde йlevйe et engraissйe chez nous. Nous voyons le facteur entrer dans le jardin et, peu aprиs, paraоt le valet de chambre apportant le courrier sur un plateau. Il y avait quelques lettres et un journal sous bande а mon adresse. Je dйplie le quotidien, c'est Le Figaro et, surmontant les deux premiиres colonnes de la premiиre page, je lis mon nom en grosses capitales: MAURICE MAETERLINCK. Stupйfait, n'attendant rien du sort qui ne m'avait jamais mйnagй de pareilles surprises, je parcours rapidement l'article, redoutant Vin cauda venenum de la presse franзaise gйnйralement йpineuse quand il s'agit de l'йtranger ; je pвlis, je rougis, le soleil m'йblouit. Mon pиre voit mon trouble et me dit:

- Qu'as-tu donc? Qu'est-ce que c'est?

Silencieusement, je lui passe la feuille. А son tour, il parcourt trиs йmu, les deux colonnes qui me concernent et me regarde avec inquiйtude, se demandant sans doute ce qui me tombe sur la tкte, comme si j'avais commis un crime inattendu. Il la plie et me la repasse sans rien dire. Ma mиre, craignant un scandale mais ne pouvant y croire, me pardonne dйjа. Mais l'oncle Hector, assis а cфtй de mon pиre, avait lu par-dessus son йpaule. En homme pratique, il entrevoit quelque chose dans le lointain et l'oeil concupiscent, me regardant avec йtonnement, fait le geste significatif de passer de la main droite а la main gauche une йnorme pile d'йcus imaginaires, en me disant а mi-voix:

- Hein... Maurice?...

Puis le repas poursuivit son cours et les convives, assez intriguйs, et ne comprenant rien а l'incident parlent d'autre chose.

En attendant, la superbe poularde est plus froide qu'une morte.

Voilа les premiиres consйquences de l'article d'Octave Mirbeau, sur «La princesse Maleine», paru dans Le Figaro du 24 aoыt 1890. En voici le dйbut: [731]

«Je ne sais rien de M. Maurice Maeterlinck. Je ne sais d'oщ il est et comment il est. S'il est vieux ou jeune, riche ou pauvre, je ne le sais. Je sais seulement qu'aucun homme n'est plus inconnu que lui; et je sais aussi qu'il a fait un chef-d'њuvre, non pas un chef-d'њuvre йtiquetй, chef-d'њuvre а l'avance, comme en publient tous les jours nos jeunes maоtres, chantйs sur tous les tons de la glapissante lyre - ou plutфt de la glapissante flыte contemporaine ; mais un admirable et pur et йternel chef-d'њuvre, un chef-d'њuvre qui suffit а immortaliser un nom et а faire bйnir ce nom par tous les affamйs du beau et du grand ; un chef-d'њuvre comme les artistes honnкtes et tourmentйs, parfois aux heures d'enthousiasme, ont rкvй d'en йcrire un et comme ils n'en ont йcrit aucun jusqu'ici. Enfin, M. Maurice Maeterlinck nous a donnй l'њuvre la plus gйniale de ce temps et la plus extraordinaire et la plus naпve aussi, comparable et, oserai-je le dire? Supйrieure en beautй а ce qu'il y a de plus beau dans Shakespeare. Cette њuvre s'appelle La Princesse Maleine, Existe-t-il dans le monde vingt personnes qui la connaissent? J'en doute. »

Mirbeau йtait un grand artiste, mais un grand violent. Il fallait faire la part du feu et rabattre la moitiй ou les deux tiers de son enthousiasme, en prendre un peu et en laisser beaucoup. C'est ce que je fis, sans le faire exprиs.

J'йtais d'autant plus йtourdi que je n'avais pas envoyй ma Princesse а Mirbeau que je n'avais jamais vu. Je sus plus tard que c'йtait Stйphane Mallarmй qui, angйliquement confraternel, lui avait communiquй l'exemplaire qu'il avait reзu, en appelant sur mon њuvre la vigilante attention du grand polйmiste.

А cette йpoque, un article de ce genre avait un йnorme retentissement et ne pouvait s'obtenir, quelque prix qu'on y mоt. C'est ainsi que, dans un ordre d'idйes analogue, mais inverse, un йrein-tenient par Jules Lemaоtre dans le Journal des Dйbats avait d'un seul coup et dйfinitivement mis fin а la triomphale carriиre de Georges Ohnet.

L'йvйnement affola les libraires. De tous cфtйs on leur demanda La Princesse Maleine. Il n'y avait dans le commerce qu'une cinquantaine d'exemplaires qui disparurent comme une goutte d'eau dans une fournaise. Lacomblez en fit en hвte une йdition courante mais qui parut avec de longs retards, c'est-а-dire quand le feu de [732] la curiositй flambait dйjа dans une autre direction et je ne connus pas encore les joies rйmunйratrices du best seller.

La presse belge reproduisait l'article avec des commentaires moitiй figue moitiй raisin. Elle se mйfiait encore comme les habitants de Nazareth si parva licet componere maximis, et craignait d'кtre victime d'une mystification parisienne.

Mon pиre aussi йtait perplexe. Ses amis l'йvitaient ou l'abordaient d'un air condolйant, comme s'il y avait un mort dans la maison. On attendait une rйaction ou un dйmenti foudroyant. D'autres disaient entre eux:

- Polydore a de l'argent, c'est entendu, mais vous n'imaginez pas ce qu'a dы lui coыter cet article... Moi, je m'en doute, parce que, grвce а mes relations, je connais les habitudes de la presse et, s'il continue, il ne tardera pas а voir le ciel а travers la pleine lune...

Enfin, au bout d'un certain temps, tout se tasse, tout se calme. La rйaction et le dйmenti espйrйs ne viennent pas ; on finit par se rйsigner а la chance qui a choisi un des leurs dans le troupeau, tout en se disant, pour attйnuer le feu de la blessure : « Pourvu que cela dure. »

Aprиs ces heures de gloire йvanescente, une humiliation cruelle m'attendait. Mon pиre s'йtait vantй plus d'une fois d'avoir pour ami intime un sйnateur catholique, grand sucrier, trиs йcoutй du ministre au pouvoir, parce qu'il disposait d'une influence йlectorale redoutйe. Il avait rassurй mon pиre au sujet de mon avenir, lui affirmant qu'au moment voulu il ferait sentir sa puissance, me prendrait sous sa protection et me rйserverait une situation dans la magistrature oщ, а mon choix, dans les bureaux de l'Йtat. J'avais dit а l'auteur de mes jours qu'aimant la campagne et la solitude, mon humble rкve, afin de pouvoir travailler tranquillement а mon њuvre qu'il ne connaissait pas, йtait d'кtre juge de paix dans une petite ville ou un gros village des environs de Gand.

Il loua la provisoire modestie de mes ambitions et me dit qu'en principe son ami n'ayant rien а lui refuser, l'affaire йtait faite.

Il va trouver le sйnateur qui, entendant sa requкte, roule des yeux exhorbitйs et lui dйclare qu'а son grand regret, il savait dйjа qu'en haut lieu on ferait des objections, et que lui-mкme estimait qu'on ne pouvait йlever а la situation qu'il sollicitait un jeune homme qui s'йtait disqualifiй en йcrivant les Serres chaudes et La Princesse Maleine. Ce serait un scandale sans prйcйdent dans la magistrature. Mon [733] pиre, ne connaissant que les titres de ces њuvres nйfastes, n'ose pas insister et, rentrй tout penaud, m'apprend ce qui s'est passй. А la place que j'avais espйrй, on nomma une sorte de minus habens qui avait servi de plastron а notre trio de poиtes malicieux.

Par la petite porte rustique de la justice de paix, il entra donc dans la magistrature, y prospйra, paraоt-il, et peut-кtre y prospиre-t-il encore.

Voici entres autres un des mauvais tours que nous lui avions jouйs.

Nous avions, а maintes reprises, vantй devant lui les fйlicitйs qu'on trouvait dans les maisons hospitaliиres, que, а nous entendre, bien que n'y allant jamais, nous frйquentions assidыment. Il mordit а l'hameзon et nous pria de l'emmener au paradis. Nous lui rйpondоmes que c'йtait impossible, vu que les rиglements discrets de la corporation interdisaient formellement ce genre de prйsentation ; mais il y avait un moyen de les tourner et de prйparer sa rйception. Il suffisait de prendre une prйcaution essentielle, n'avoir sur soi ni sa montre, ni son argent, parce qu'йtant obligй de se dйshabiller, pendant qu'on est au lit, on fouille les vкtements pour y subtiliser tout ce qui a quelque valeur. Il trouve cela tout naturel. Il n'a а s'occuper de rien, tout sera payй d'avance, y compris une bouteille de Champagne а dix francs, le prix de la consommation charnelle, les pourboires et le petit bйnйfice habituel pour les gants de l'adorйe.

Il y va le soir mкme, entre comme un habituй, commande la bouteille de Champagne qu'il partage avec l'йlue de son cњur prise un peu au hasard, et monte а l'autel du sacrifice.

Quand il descend, il passe devant le comptoir du patron comme la Seine devant Paris. Il est interpellй et sйvиrement priй de payer l'addition. Il rйpond fiиrement que tout a йtй rйglй d'avance par les trois amis qu'il nomme. Le patron jure qu'il ne les connaоt pas, qu'au surplus, il n'a pas le temps de discuter, qu'il lui faut de l'argent tout de suite. Notre pitoyable victime assure qu'elle n'a pas un sou. Le tenancier, une brute herculйenne, sort de son comptoir, le tвte et le fouille des pieds а la tкte, constate qu'en effet il ne possиde rien, le secoue comme un prunier dans la tempкte et lui envoie la plus magistrale paire de gifles qu'ait jamais encaissйe un candidat а la magistrature. « Tout va bien, dit son bourreau, je vais prйvenir la police. Vous serez accusй et convaincu de grivиlerie et la petite fкte finira en prison. » [734]

Effondrement, supplications du dйlinquant. Il donne son nom, son adresse et toutes les rйfйrences qu'il peut imaginer ou retrouver dans sa mйmoire. « Soit, dit l'autre, je crois que vous кtes plus bкte que mйchant. Vous allez rentrer chez vous, accompagnй du nиgre de l'йtablissement et vous lui paierez votre dette, sinon je dйpose ma plainte. »

Ainsi dit, ainsi fait, le futur magistrat forge а l'usage de ses parents je ne sais quelle histoire plus ou moins acceptable et vient nous conter ses mйsaventures qu'il attribue а il ne sait quel regrettable malentendu. Nous compatissons а ses peines, lui remboursons les frais et lui promettons qu'а l'avenir nous prendrons de plus sйrieuses prйcautions. Il n'a aucun soupзon et se dit qu'au fond, il n'a pas fait une mauvaise affaire.

Je bйnis aujourd'hui mon йtoile, qui voulut que le sйnateur microcйphale, me mesurant а son aune, me dйclarвt inapte а trancher une question de bornage entre paysans, qui ne savent ni lire ni йcrire, ou а йcouter en prenant des airs de Salomon d'interminables palabres au sujet d'un cochon litigieux. S'il m'en avait cru capable, j'aurais йtй enlisй dans la mйlasse de betteraves, qui l'avait portй, en triomphateur, au sommet de la politique nationale.

Йvidemment, il йtait assez difficile de survivre au panйgyrique de Mirbeau. Autant que la mort, il obstruait l'avenir. Mais il ne me dйcouragea point. Nullement impatient ou curieux d'aller cueillir а Paris des lauriers qui dйjа se fanaient, j'achevai l'йtй а la campagne et ma vie continua sans y rien changer. Je songeais а L'Intruse, aux Aveugles et j'achevai Pellйas; j'entrepris la traduction de L'Ornement des noces spirituelles de Ruysbroeck l'Admirable, ainsi que des њuvres de Novalis et йcrivis la moitiй du Trйsor des humbles et Les Douze Chansons, dйjа allйgй d'une cйlйbritй йvasive qui, pour ne pas me troubler, respectait mon silence et passait loin de moi.

Que devint La Princesse Maleine? Par un tйlйgramme pressant, Antoine me demanda de la donner а son thйвtre. Je la lui accordai avec joie ; puis l'ayant immobilisйe, il n'y pensa plus et, jusqu'ici, elle n'a pas vu la scиne ni les mensonges du cinйma. La voilа toujours vierge et mкme vierge un peu mыre. Afin de m'en consoler, je suppose qu'elle attend ma mort pour la faire vivre ; mais elle prйfиre, j'en suis sыr, son йternel sommeil dans sa tour sans fenкtres. [735]

Quelques mois plus tard, je m'en fus а Paris et y rencontrai Mir-beau. Il m'embrassa fraternellement et me dit: «Enfin vous voilа!... Je suis heureux de vous voir... J'ai eu peur... J'aurais pu vous tuer ! »

Qu'est-ce que la gloire que je croyais toucher ou peut-кtre sa petite fille, la Renommйe, qui m'avait effleurй de son aile?

C'est, je pense, un йveil, un rйveil ou un reflet de ce qu'on pourra faire, de ce qu'on aurait pu faire, de ce que probablement on ne fera jamais.

Il y a ainsi dans toute existence un rayon qui ne peut кtre que posthume. Comme l'a dit magnifiquement Balzac, «la gloire est le soleil des morts». Un soleil incertain et fugitif quand on se traоne encore sur cette terre.

Je m'arrкte ici, pour йvoquer, dans un autre livre, les souvenirs d'une autre иre, qui s'accroche aux aspйritйs d'un avenir que, comme le commun des mortels, je ne connais pas jusqu'au bout.

TROIS POИTES

Gand, notre bonne, sombre et vieille ville qui, dans mon enfance, comptait autant de ponts que de rues, йtait hermйtiquement fermйe а toute littйrature.

Nous y vivions, Van Lerberghe, Grйgoire Le Roy et moi, isolйs sur un оlot de glace et, toutes proportions gardйes, comme le malheureux Ovide chez les Scythes.

On ne nous en voulait pas, on ne nous houspillait pas ; mais on nous traitait avec une dйdaigneuse bienveillance, comme d'inof-fensifs minus habentes, dont les annйes assagiraient la monomanie. Du reste, nous ne parlions jamais aux profanes de nos secrиtes dйlectations. Grйgoire Le Roy, trиs allant, trиs en dehors, ami de tout le monde, servait d'agent de liaison.

Il йtait le don Juan du trio, car Van Lerberghe demeurait vierge et aimait trop ses princesses et ses fйes pour s'intйresser а celles de cette terre ; et pour moi, les fйlicitйs de l'amour n'йtaient qu'une introduction aux fйlicitйs spirituelles. Voici pourtant, afin de donner une idйe de notre existence dans cette ville emmurйe comme au Moyen Вge, un йpisode assez mйmorable dans la carriиre du sйducteur dйlйguй. [736]

II avait pour maоtresses deux institutrices, Claire et Clara, sњurs jumelles auxquelles il accordait а tour de rфle ses faveurs. Elles se ressemblaient а tel point que leur mиre les confondait. Les mйnechmes, qui s'adoraient, souffraient mortellement de ce partage et rйsolurent de mettre fin а une existence qui n'йtait plus tolйrable. En bonnes institutrices, elles choisirent un poison en quelque sorte professionnel et absorbиrent, l'une et l'autre, un demi-litre d'encre. Elles n'en moururent pas, mais furent assez malades et l'encre, agissant au rebours d'un aphrodisiaque, la tragйdie sombra dans de tйnйbreux haut-le-cњur. Aprиs quoi, chacun suivit sa destinйe.

Sa vie plus accidentйe que la nфtre troublait parfois notre laborieuse quiйtude.

C'est ainsi qu'en ma qualitй de bon йpйiste, je dus кtre son tйmoin dans un duel inйvitable а la suite d'injures et de claques йchangйes. Normalement, l'autre second eыt dы кtre Van Lerberghe ; mais il ne pouvait supporter le cliquetis des йpйes ou les dйtonations des armes а feu. Nous le remplaзвmes par le fils d'un gйnйral qui nous йtait complиtement dйvouй. Nous rencontrвmes les reprйsentants de l'adversaire. J'offris aux combattants une allйe dans les jardins d'Ostacker et nous nous mоmes tous les quatre rapidement d'accord pour introduire, а l'insu de nos clients, dans les pistolets de combat, beaucoup de poudre en oubliant les balles, que je glissai dans ma poche. Deux projectiles imaginaires furent donc, selon la formule consacrйe, «йchangйs sans rйsultat», l'honneur dйclarй satisfait, et une rйconciliation parfaite cйlйbrйe dans un bon repas champкtre, gйnйreusement arrosй de prйcieuses bouteilles, honnкtement empruntйes aux caves paternelles.

Grйgoire Le Roy faisait des vers moins beaux que ceux de Van Lerberghe, mais d'un accent particulier et souvent йmouvant ; malheureusement, il avait trop de dons. Il en йtait encombrй et perdait son temps а choisir celui qu'il cultiverait. On croyait qu'il йcrivait un poиme et il peignait un paysage d'ailleurs remarquable. On croyait qu'il peignait et il faisait de la sculpture ou de la musique. C'est ainsi qu'il n'arriva pas aux points qu'il aurait atteints si, au lieu de s'йgarer а droite et а gauche, il n'avait suivi qu'un seul sentier dans la montagne.

Avec Van Lerberghe, nous entrons dans un autre monde. Il possйdait une petite maison rue du Poivre, exactement en face de celle [737] oщ je suis nй, а deux pas du Grand Bйguinage. Il y vivait en ermite avec sa sњur plus jeune que lui, et une cousine d'вge presque canonique qui dirigeait le mйnage.

Je n'ai pas а parler ici de ses vers ; ils nous entraоneraient trop loin et trop haut et mйriteraient, comme les grands classiques, tout un volume de commentaires.

Les Entrevisions et La Chanson d'Eve n'ont pas encore la place qu'ils mйritent dans le temple immortel а cфtй de Verlaine, de Mallarmй et du Morйas des Stances. Elles appartiennent а la constellation des poиtes que par antiphrase, on appelle les poetoe minores, probablement parce qu'ils sont plus parfaits et par moments plus grands que les plus grands.

Les deux recueils que je viens de citer ne renferment pour ainsi dire que des morceaux d'anthologie. Je ne vois rien dans les littйratures qui soit plus fin, plus sыr, plus prйcis dans l'imprйcis, plus йthйrй dans le rйel ou le possible, plus heureux dans une mйlancolie d'outre-ciel, plus gracieux dans l'inimaginable que la plupart des strophes de celui qu'on a appelй le poиte au crayon d'or. On pourrait demander parfois une йmotion un peu plus humaine ; mais n'est-ce pas exiger que le feu soit semblable а l'eau et l'eau pareille au feu? N'oublions pas que le poиte n'eut pas le temps de donner sa mesure. La mort nous le ravit il y a trente-six ans.

Durant nos annйes d'apprentissage, nous nous passions tout ce que nous йcrivions. Nous avons lu et critiquй des milliers de nos vers. Nous jugions, nous йpluchions chacune de nos strophes, chacune de nos phrases, avec une brutale franchise, une sйvйritй implacable; la moindre nйgligence, le moindre laisser-aller, la plus vйnielle impropriйtй, la plus excusable faiblesse йtait mise au pilori. Plus la critique йtait sйvиre, plus la victime йtait reconnaissante. Il me doit quelque chose, je lui dois beaucoup ; car, bien qu'а peu prиs de mon вge, il semblait кtre nй plus vieux, plus expйrimentй, plus habile et plus prйcoce que moi.

Derriиre sa maison se trouvait un petit jardin qu'un grand poirier habitait seul ; il passait l'йtй sous cet arbre qui lui reprйsentait les Jungles de l'Йden. Il avait une faзon tout а fait inйdite de faire sa cour aux femmes. Il en repйrait deux ou trois, en gйnйral de petites filles, angйliquement anйmiques, puis, а partir du moment qu'elles semblaient avoir remarquй ses allйes et venues devant leur maison, il les traitait par ce qu'il croyait кtre le supplice du silence, [738] de l'abstention ou de l'absence, c'est-а-dire qu'il йvitait scrupuleusement de se montrer dans la rue qu'elles habitaient, s'imaginant qu'elles allaient se demander: «Oщ est-il? Que fait-il? Qu'est-il devenu ? Pourquoi ne le revois-je plus ? »

II s'interdisait ainsi plusieurs avenues pour ne pas risquer de les rencontrer dans le voisinage, comme le dйbiteur insolvable contourne la boutique de son crйancier.

Inutile de dire que les jeunes filles angйliquement anйmiques ne remarquaient rien du tout et que cette cour nйgative n'aboutissait, dans le dйsert de l'amour, qu'а la plus totale carence.

Au collиge, depuis la sixiиme latine, d'annйe en annйe, nous suivions les mкmes cours. А partir de la troisiиme, nous rivalisions ardemment dans ce qu'on appelait «la composition franзaise», c'est-а-dire les narrations, les amplifications ou les discours purement littйraires. C'йtait pour nous les seuls lauriers jugйs dignes de nos fronts. D'un bout de l'annйe а l'autre, sans autres compйtitions, nous y йtions fraternellement premiers tour а tour. Seul un « outsider » un frиre du futur imprimeur de La Princesse Maleine s'intercala une ou deux fois, parce qu'il йtait l'enfant chйri des bons Pиres. 11 devait, trois ans plus tard, prononcer ses vњux dans leur noviciat de Tronchiennes.

Au cours des rйcrйations, l'attitude de Van Lerberghe йtait exceptionnelle. Il ne prenait part а aucun jeu. Au milieu des manifestations les plus criardes, des luttes autour du ballon, des courses folles, des batailles а йchasses, il avait su organiser une sorte de pйripatй-tisme imperturbable. Ses disciples et lui se promenaient tranquillement dans le coin le moins turbulent des mкlйes. On s'amusait parfois а leur envoyer une balle dans les fesses, mais sans en abuser.

Il йtait toujours flanquй а droite ou а gauche de deux ou trois auditeurs, qui l'йcoutaient avidement en lui faisant une sorte de garde muette et, chose йtrange, seuls les moins intelligents, les plus rustiques l'accompagnaient; seuls il les choisissait et les retenait.

J'avais essayй par deux fois, m'arrachant а une passionnante partie de barres ou de balle au mur de m'insinuer dans leur groupe, mais j'y йtais froidement reзu. Le maоtre se taisait et les regards glacйs des apфtres me faisaient comprendre que j'йtais un trouble-fкte, qu'on m'avait assez vu. N'ayant pas l'habitude de m'imposer, je n'insistais pas. [739]

Je compris qu'il voulait rйgner seul, sans partage et sans lutte, sur des cadavres dociles et mйcaniquement approbateurs. Comme Jйsus, il prйfйrait et recherchait les simples, parce qu'ils йcoutent plus religieusement et n'йlиvent que des objections facilement rйfu-tables. Les douze pйcheurs illettrйs par exemple n'ont jamais posй que des questions enfantines а leur divin Maоtre.

Peut-кtre, ainsi que le faisait Villiers de l'Isle-Adam, essayait-il gйnйreusement in anima vili, l'effet ou la portйe de ses paradoxes, de ses inventions, de ses thйories et de ses plaisanteries, car il йtait dotй d'un humour qui giclait d'une source qu'on ne trouvait qu'en lui.

Ils l'ont suivi jusqu'а la mort et le juge de paix, qui usurpa la place qui m'йtait destinйe et que nous avons rencontrй, йtait l'un de ses plus fidиles pйripatйticiens. Comme vous l'avez vu, sa frйquentation ne lui avait pas dйbouchй l'entendement.

Se sentant au bord de la mort, me prenant la main, il me jura qu'il ferait tout ce qui йtait humainement ou surhumainement possible dans l'autre monde pour se manifester а mes yeux, а mes oreilles ou а mon esprit, afin de me prouver qu'il vivait encore. Je l'attends depuis trente-six ans. Ainsi que d'autres qui m'avaient fait le mкme serment, il n'est pas revenu. Il ne vit plus qu'en moi. C'est tout ce qu'on peut savoir, tout ce qu'on peut espйrer jusqu'ici.

L'ОLE DU CIMETIИRE

II y a une cinquantaine d'annйes, je visitais avec un ami dont le pиre avait des intйrкts dans un polder zйlandais а l'embouchure de l'Escaut et de la Meuse, une petite оle ou plutфt un оlot rocheux, ce qui est assez rare dans ce pays, dont on ne parlait qu'avec des rйticences et qui йtait connu sous le nom de l'оle du cimetiиre.

Elle n'йtait habitйe que par un vieux couple qu'on croyait aux trois quarts fou. Ils vivaient lа absolument isolйs depuis des temps qu'on ne prйcisait point, et seul, le vieillard а l'aide d'un canot, а la rame ou а la voile selon les circonstances, venait une fois par semaine se ravitailler dans une оle voisine.

Grвce а l'intervention du pиre de mon ami, qui, dans un moment difficile avait sauvй le couple qu'on allait expulser et exproprier en [740] vente publique а cause de taxes en retard, j'obtins l'autorisation d'aborder dans le port minuscule oщ s'abritait leur canot. Ils m'attendaient au dйbarcadиre et me reзurent aussi aimablement que le leur permettaient les traits ankylosйs de leur visage. Ils йtaient chaussйs de sabots blancs comme tous les paysans de la contrйe. L'homme portait de larges pantalons en peau de taupe, un gilet brodй et une sorte de haut-de-forme sans bords. La femme, les bras nus, en quadruple jupe ballonnйe, avait des tire-bouchons d'or dans les cheveux. Ils me menиrent vers leur maison, une assez longue bвtisse de pierre brute, couleur de nuit, tournant le dos а la mer et ne lui montrant qu'un mur aveugle, sans portes ni fenкtres. L'intйrieur du logis aux lourds meubles de chкne noirci par les ans n'avait rien d'anormal, bien que зa et lа, le lit par exemple, un buffet, une armoire sculptйe, une grande horloge а gaine, attestassent une prospйritй ou un bien-кtre depuis longtemps йvanouis. Mais ce qu'on voyait des fenкtres de la faзade opposйe а celle qui tournait le dos а l'estuaire йtait inattendu, incroyable et presque inadmissible. La maison semblait littйralement envahie et comme poussйe vers l'Ocйan par le cimetiиre qui l'attaquait de trois cфtйs. Devant soi, а la place qui autrefois avait йtй un jardin clфturй, on apercevait une armйe de stиles toutes de mкme taille et formйes de lames identiques arrondies par le haut et plantйes dans le sol а trois pieds l'une de l'autre, elles se rapprochaient de la vieille demeure en cercles semi-concentriques. Celles qui y touchaient presque, les plus rйcentes, йtaient а peine atteintes par les intempйries, au lieu que les plus йloignйes paraissaient complиtement noircies et parfois de guingois comme les soldats d'une arriиre-garde fatiguйe.

- Vous кtes donc les gardiens de ce cimetiиre ? dis-je pour dire quelque chose.

- Nous en sommes les gardiens et les propriйtaires, rйpondit l'homme.

- L'оle appartient а la famille depuis prиs de trois siиcles et nous sommes les derniers survivants... Oui, ajouta la femme, mais elle appartient surtout aux morts qui, comme vous le voyez, nous exproprient peu а peu et nous poussent vers la mer. S'il en vient d'autres, nous ne saurons plus oщ les mettre; nous n'avons plus de place dans la terre et tout le reste est d'un roc si dur qu'il faudrait la dynamite pour y creuser une tombe. [741]

- Il n'en viendra plus d'autres, puisque vous кtes les seuls survivants.

- On ne sait jamais, notre famille qui fut autrefois trиs nombreuse s'est dispersйe dans d'autres mondes et, comme tous ceux de notre sang tiennent а dormir ici leur dernier sommeil, nous avons de temps en temps un mort inconnu et inattendu qu'on nous envoie d'Angleterre, d'Espagne, de France, d'Italie et mкme d'Amйrique, et nous n'avons plus de quoi les loger; vous voyez, tout est pris et bientфt, si on les laissait faire, ils entreraient dans la salle а manger.

- Et qui ou quoi vous prouve que le mort qui demande une place chez vous soit votre parent?

- Nous exigeons toutes les attestations lйgales, actes de naissance, de dйcиs, preuve de filiation, d'identitй, etc.

- Et si les morts ne peuvent vous les fournir que faites-vous?

- Nous ne les admettons point.

- Que deviennent-ils ?

- On les emporte ailleurs, le reste ne nous regarde pas.

- Voulez-vous nous suivre, dit la femme, vous vous rendrez compte, nous sortirons par ce qu'on appelait autrefois la porte du jardin et qui est а prйsent la porte du cimetiиre.

- Vous n'avez plus de jardin?

- Il y a deux ans, nous avions encore quelques tulipes sous les fenкtres de la cuisine; ils les ont dйvorйes; il a fallu les sacrifier pour planter les trois derniиres stиles; je pense que ceux d'ici doivent dire aux autres qu'on est trиs heureux dans notre оle. Je crois qu'au moment de mourir, ils le savent.

- Mais les autoritйs, que disent-elles?

- Quelles autoritйs?

- Celles du pays ; il n'est pas permis, je crois, de faire un cimetiиre de son jardin.

- La famille le fait depuis prиs de trois siиcles ; l'оle nous appartient; il n'y a rien а dire.

- Ils ne viennent pas faire d'inspections sanitaires ou autres?

- Ils n'oseraient.

- Que feriez-vous s'ils osaient?

- Nous lвcherions nos morts.

- Ils font donc ce que vous voulez?

- Non, mais ils font ce qu'ils veulent et ils savent ce qu'ils font. [742]

Je les suis donc dans le jardin funиbre et je constate que chaque stиle porte un nom et deux dates : la naissance et la mort. Une rangйe presque entiиre йtait accaparйe par les victimes d'une йpidйmie, les plus rйcentes remontaient а deux ans, les plus anciennes dйjа presque effacйes au dix-septiиme siиcle. Entre chaque rangйe, il y avait l'espace d'un homme йtendu dans sa tombe.

Pendant que mon ami йcoute les explications de la femme, je prends l'homme а part et lui demande :

- Ils dorment bien ?

- Ils ne dorment point.

- Comment le savez-vous?

- Parce que je les vois.

- Comment sont-ils?

- Comme s'ils vivaient.

- Et elle, les voit-elle ?

- Pas du tout, elle ne s'en doute pas; surtout ne lui dites rien, elle deviendrait folle.

Voulant en avoir le cњur net, je m'approche de la femme et, la prenant йgalement а part, je lui demande :

- Ils ne vous troublent pas, ils dorment tranquillement?

- Ils le disent...

- Comment, ils le disent?

- Ils en ont l'air, puisqu'ils ne disent rien.

- Que font-ils?

- Ils remuent.

- Vous les voyez donc ?

- Comme je vous vois.

- Comment sont-ils?

- Je ne peux pas le dire.

- Pourquoi?

- Ils le dйfendent...

- Et lui, les voit-il ?

- Non ; ne lui dites rien, car il perdrait la tкte. Rentrйs dans la maison, la femme me demande :

- Vous n'avez pas soif?

- Non.

- C'est curieux, tous ceux qui visitent notre cimetiиre meurent de soif. Voulez-vous un verre d'eau?

- Non, merci. [743]

- N'ayez pas peur, ce n'est pas l'eau des morts, c'est de l'eau de pluie, nous n'en avons pas d'autre.

Mon jeune ami, plus йmotionnable que moi, vacille ; je le sens au bord de la panique. Sous un prйtexte futile, nous pressons le dйpart et nous йloignons de l'оle en remerciant nos hфtes qui, du rivage, des bras et des mains, nous font des signes de bienveillant adieu ou de dйsespoir.

Je me demande entre ciel et mer, bercй par le jusant :

« N'habitons-nous pas la mкme оle ? Essayons d'y vivre comme y vivaient les deux vieillards, la bouche close, qui, par amour, gardaient le mкme secret. »

ЙPILOGUE

Presque tout ce que je viens de raconter, se passait il y a plus de soixante ans. Tous sont entrйs dans la mort; seul je leur survis quelques jours pour les faire revivre. Aprиs quoi, ils disparaоtront avec moi.

Miracle du souvenir, rйsurrection des morts!...

Quand on pense а eux, quand on parle d'eux, ils envahissent la chambre et la maison.

Lorsque je les йvoque, ils ne veulent plus me quitter. Je ne peux plus les renvoyer а leurs tombes, ils s'accrochent а ma vie, ils m'obsиdent et me dйvorent jour et nuit.

La nuit surtout, ils se montrent exigeants. Les plus petits me tirent par la manche pour me dire :

«Tu m'as donc oubliй? C'est moi qui te servais а table, c'est moi, murmure un autre, qui faisait la cuisine... Et moi, j'ai rйparй ta petite voiture... »

Mкme les plus grands, ceux que j'ai favorisйs et comblйs de belles phrases, ne sont pas encore satisfaits et viennent me rappeler mille dйtails passйs sous silence. On dirait des acteurs qui voudraient кtre tout le temps sur le plateau et y parler sans cesse.

Ils ne sont pas responsables, ils n'y songeaient mкme pas durant leur humble passage sur cette terre. C'est moi qui leur ai donnй des idйes trop modernes, des idйes de thйвtre. Je ne les vois plus [744] tels qu'ils furent, mais tels qu'ils se meuvent en moi. Mea culpa. Il faut leur pardonner. Ils n'ont plus d'autre vie et ne respirent plus que dans ce que je pense et surtout dans ce que je vois, dans ce que je dis en pensant а eux. Malheur а nous si nous pouvions les abolir. Ils ne vivent qu'en nous, mais nous n'existons que par eux. N'en plus avoir serait la mort que nous redoutons tous et que nous acceptons, malgrй tout, comme nous acceptons le sommeil а la fin d'une journйe de travail.

Je ne sais s'ils sont tous ainsi; mais les morts, que j'йvoque volontairement ou qui reviennent spontanйment me visiter, ne se montrent jamais qu'en des scиnes ou des moments de douceur, de rйsignation, de tendresse. Ils ont toujours un sourire indulgent dans une sorte de pйnombre attristйe. Je n'ai jamais rencontrй un mort mйcontent, agressif ou revendicateur, menaзant ou tragique. On dirait que le trйpas ne laisse vivre que la bontй des hommes. Peut-кtre sont-ils las d'avoir vйcu. C'est aprиs la mort qu'on doit sentir tout le poids de la vie. Du reste un mort est privilйgiй. On oublie ses dйfauts, on ne retient que ce qui l'excuse, on ne magnifie que ses qualitйs. Mкme la dйcouverte posthume de fautes, de vices, de trahisons, de vilenies, passe presque inaperзue et ce qui l'aurait confondu ne lui semble plus imputable. On ne commence d'aimer sincиrement, fermement, profondйment quelqu'un que lorsqu'il n'est plus.

Pourquoi n'agissons-nous pas envers les vivants comme envers les morts? On ne l'a jamais fait. Il faut croire que c'est impossible.

Parfois je les revois dans une hallucination trиs nette, ils sont toujours autour de la longue table, mais cette table semble n'кtre que son reflet dans une eau trouble. N'йtant que le reflet d'eux-mкmes, ils ne se nourrissent plus que de l'image de ce qu'ils ont vu. Des fantфmes de fruits passent sur la nappe et disparaissent en eux. А force de ne rien comprendre, ils atteignent une sorte de grandeur, une sorte de bonheur. Dиs qu'ils croient comprendre quelque chose, ils sont йpouvantйs et se taisent comme s'ils offensaient Dieu. Le jour oщ ils comprendront qu'ils sont morts, ils revivront peut-кtre. Ils ne parlent que de ce qu'ils ne comprennent pas et bientфt se dissolvent dans l'йternelle nuit.

Est-ce l'oubli qui poursuit le souvenir ou le souvenir qui poursuit l'oubli? [745] Tous mes morts me reviennent. J'ai trop de morts et je me demande pourquoi je vis encore...

La mort n'ouvrira-t-elle rien et fermera-t-elle tout?

Voilа les premiers souvenirs avec lesquels je me prйsenterai devant Dieu. Il me dira sans doute qu'ils ne sont pas remarquables, que ce n'йtait pas la peine de vivre si longtemps pour lui offrir si peu de chose. Je rйpondrai que, du moins, il n'y trouvera rien d'injuste ou de dйshonorant. C'est tout ce que peut lui apporter un homme de bonne volontй qui n'est pas un hйros, un martyr ou un saint. Ceux-ci sont trиs rares, et, je pense, eurent des occasions qui me manquиrent ou que je ne sus dйcouvrir. En tout cas, pourrais-je ajouter, le souvenir auquel je tiens le plus, Seigneur, est celui des heures oщ je vous ai cherchй, oщ j'ai pensй а vous, oщ j'ai essayй de vous comprendre, de vous pйnйtrer, de vous justifier, afin de pouvoir vous adorer sans mensonge et sans rien demander. [746]



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