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Athman, cet indigćne cheri, ćcrit ses poemes en franęais; s’il occupe une place exceptionnelle dans le texte de Gide, c’est parce qu’il est deja «civilise»; il n’est plus un simple objet de desir, il est un apprenti chez un maitre qui veille sur son ćpanouissement intellectuel; l’ćcrivain 1’einme-nera en France. Athman jouera un role d’interpróte, dans un sens bien pratique, comme quelqu’un qui permet de communiquer avec les autres, mais il sera aussi un traducteur de sa culture et de sa tradition, ainsi racontera-t-il des lćgendes arabes, ou bien des interpretations arabes des histoires bibliques comme celle de David (en arabe Daoud) et de Beth-sabee. Ahmed rćpete ce que les Arabes disent au sujet des chretiens, devenant de cette faęon une source prćcieuse d'informations sur les Roumis; dans ce sens Pćcriture gidienne est plus que narcissique, elle devoile les angoisses de «l’homme blanc» confronte a son paisible vaincu, 1’Arabe. Ahmed dit : «- Les Roumis, disent-ils (les Arabes) encore, nous sont superieurs en bien des choses; mais ils ont toujours peur de la mort.»224
Comme souligne Tahhan, Gide manifeste ici son «admiration pour 1’esprit de 1’Islam qui enseigne la sćrenitć en face de la mort.»225 Le voyage de Gide en Afrique du Nord est ponctue de musique, de sons et de rythme; le rythme du tambour nćgre attire surtout l’ćcrivain et ses compagnons de route. Le dialogue que l’ćcrivain mene avec Athman porte sur le sujet de la musique;
- Qui a invente la musique? demande Athman. Je lui reponds : Des mu-siciens. II n’est pas satisfait; il insiste. Je reponds gravement que c’est Dieu. Non, dit-il aussitót, c’est le diable. Et il m’explique que pour les Arabes, tous les instruments de musique sont des instruments de 1’enfer, excepte la vio!e a deux cordes [...]. De celle-la jouent, avec un petit archet, et s’ac-compagnent les chanteurs des places, les poetes, les prophetes et les con-teurs, et parfois si suavement que, dit Athman, une porte du ciel semble s’ouvrir. Ces chanteurs, ces poetes m’intriguent. Que chantent-ils? Et les gardeurs de chćvres en dialoguant avec la flute? Et Sadeck avec sa guzla? Et Athman lui-meme, seul, ou avec Ahmed (...]. J’ecoute, mais ne peux distin-guer un seul mot. Athman, que je questionne, rćpond; “Mais non, ce ne sont pas des phrases; - c’est de la poćsie, simplement!” - A force d’insister, je parviens, ces demiers jours, a lui faire transcrire et traduire quelques-uns de ces chants. [...] Je ne sais s’ils plairont a qui ne connait pas le pays; a peine si j’ose dire que je les trouve tres beaux et que je crois la tradition orale de cette poćsie arabe, ancienne et modeme, digne d’occuper le folklore.226
1U Ibid., p. 53.
225 R. Tahhan, Andre Gide, op. cit., p. 303.
226 A. Gide, Amyntas, op., cit., pp. 66-67.