ĆTUDES, VARI6t£S ET DOCUMENTS 535
comprehension du monde melanesien et, si les principes de prescription de la peine suivent des schemas plus simples, ils n’en demeurent pas moins aussi impenetrables pour lui.
Car la coutume ignore tout a fait — mieux encore, rejette — l’intervention du temps comme element d’effacement de 1’infraction puisąue au contraire c’est la memoire de rinfraction qu’elle retient et transmet de generation en generation et qui lui conserve toute sa realite : seule compte la memoire du fait, et tant que le pardon n’est pas donnę, le coupable reste coupable et a travers lui le elan dont il est issu... — et les membres qui le composent.
A cet egard, la periode de temps appelee « deuil coutumier » ne doit en rien etre assimilee a un oubli : elle ne correspond qu’a une treve imposee par le respect du a la memoire des morts, comme si la memoire du fait se trouvait « suspendue » a cette autre memoire14. (Seul et etrange parallele a faire avec la suspension de la prescription de notre droit).
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Cette rapide etude comparative nous amene aux reflexions suivantes : notre societe considere le temps comme un element « existentiel » de son fonctionnement ; de metaphysique, le temps est devenu realite, a la fois mesurable et variable. Plus que domestique, il a ete objective (en terme d’economie, ne dirait-on pas qu’il est consommable ?).
Or, la societe melanesienne se tient aux antipodes de cette conception materialistę du temps : elle ne le « considere » pas, elle le vit. II est partie integrante et indisso-ciable de toute chose, comme 1’est la memoire des ancetres. Temps et memoire ne sont que les deux faces de la meme sculpture.
Comme l’exprimait si pertinemment Jean-Marie Tjibaou : « dans la societe kanake, le temps n’est pas objet de pensee, il est seulement vecu. La discontinuite n’est pas un modę de perception du temps par le kanake ».
Le temps, demiurge de nos societes contemporaines ou le gout du calcul supplante Felan de Fesprit. Le temps, toujours le temps, celui-la meme qui heurte de plein fouet la « sensibilite astrale » de tout un peuple pour qui il ne « se compte pas » (et compte bien peu). Et continue de se deplacer au rythme des saisons sur un cadran qui n’est pas (ou n’est plus) le notre.
Si, d’une certaine maniere, le temps nous domine en reglant avec minutie chaque mouvement de notre societe, la societe canaque, elle, fusionne toujours avec lui. Ainsi, dans la societe canaque, le passe se confond-il au present sans rupture avec lui au point que le temps constitue tres certainement, aujourd’hui comme hier, Fune des plus tranchantes lignes de partage de ces deux societes.
Le temps et son cortege de malheurs puisque, comme le fait dire Juan Benet a son heros : « le temps, c’est la dimension dans laquelle Fetre humain ne peut etre que malheureux... car le temps n’apparait que dans Finfortune et la memoire est le registre de la douleur... ». AfTirmation d’autant plus pessimiste si on la rapproche d’une vision syncretique du monde ou se nourrit ce fondamental et double antagonisme entre so-
14. Cette periode de deuil qui affecte lc(s) clan(s) victime(s) dure en principe un an. MM. Tjibaou et Yeiwene Yeiwene ont ete abattus le 4 mai 1989, en se rendant a Hwadrilla (Ouvea), tout juste un an — mais a un jour pres ! — apres 1’assaut de la grotte de Gossanah ou 19 Canaques qui tenaient des gendarmes et un magistrat en otages furent tues par les forces de 1’ordre : les clans auxqucls ap-partenaient ces hommes observerent le deuil coutumier tout en conscrvant raneoeur a 1’egard des chefs politiques par qui ils estimaient avoir ete abandonnes a leur sort. Ce deuil expirait theorique-ment le 5 mai 1989... La preuve en est que notre calcul scientifique du temps n'est pas de meme naturę que la mesure « utilisee » par les Melanesiens pour qui la « saison de 1’igname » est surement plus indicatrice du temps passe que ne Test le calendrier des postes ou le codę de procedurę penale 1
Rev. science crim. (3), juill.-sept. 1990