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La meme palmeraie ou il avait autrefois rencontrć pour la premiere fois Ram devient apres sept mois de sćjour en Afriąue, son lieu de repos prefere au moment de la joumee supportable pour 1'Europeen : le crćpuscule.
Les jours ou Auligny ne rencontrait pas Ram, au crćpuscule il se rendait a la palmeraie. [...] II se contentait d'emmener avec lui un mokhazni, et de veiller a ce que les chargeurs fussent en ordre. Et, fort calme, ayant dit une fois pour toutes : “A la grace de Dieu,” il s'amusait de l'inquićtude mai dissimulee du mokhazni, car 1'Arabe, toujours nevropathe, se demoralise dans les tenó-bres. Cette heure, pour Mohand-Said ou teł autre, ce n'etait pas seulement celle du coup de fusil, c'etait celle ou le djinn róde, saute sur ceux qui viennent chercher de l’eau au puits, ou faire boire les animaux a 1'oued.285
L'espace si caracteristique du Sud marocain devient non seulement un territoire particulier pour le lieutenant franęais a cause de ses relations avec une filie indigene qui apparait comme un ćlement permanent de cette palmeraie ou elle cueille d'habitude des branches; d'ailleurs tel est le titre de la premiere partie du roman : Les cueilleuses de branches. Cet endroit est aussi a 1'abri de la nuit, moment exceptionnel pour 1'Arabe, 1'heure des esprits de 1'air, moment ou 1'indigene montre son cóte peu connu : ses troubles nevrotiques. Encore une fois 1’espace facilite la comprehension du comportement de 1’Arabe.
Rappelons encore ici le moment auquel la deception personnelle d'Auligny atteint son apogee; toutes les illusions liees avec l'avenir, avec la vie avec Ram, ont ete perdues; ces emotions sont si intenses qu'elles arrivent a defigurer 1'espace :
Les lointains s'affaiblissent derriere une brume de sable qui voilait complete-ment le pied des dunes. Des armees de grains de sable gravissaient les ondulations et disparaissaient de 1'autre cóte. Des chechs blancs volaient sur le ciel qu'ils rendaient plus gris. Un aigle planait immobile, les ailes eten-dues, comme cloue contrę ce ciel mort. Le sirli małe faisait son cri d'une desolation sans bomes : un appel monotone tant que 1'oiseau restait tapi dans le drinn [...]. Que de choses, avec ce cri, retombaient foudroyees! Pour Auligny, c'ćtait moins un etre qui disparaissait qu’une croyance, une espe-rance, une grandę illusion. En lui-meme, absurdement, il brodait sur le thćine : “Orient! Orient! pere de la trahison!” comme si des milliards de femrnes de toutes les races n'avaient pas agi comme Ram [...]. Tout ce qui, pour lui, soutenait l'Afrique, etait retire. Maintenant, quelle aridite! Birbatine, le desert, n'elaicnt plus quc Birbatine et le desert, c'est-a-dire 1’enfer.286
285 Ibid., pp. 401-402.
286 Ibid., p. 477.