Poésie romantique.
Alphonse de Lamartine
l'intimité et l'asile, des espaces clos, maternels et comme affranchis de temps; saisi par le vertige du temps, le moi cherche un ancrage; les thèmes sentimentaux, transmission d'un vécu en réalité travesti;
la musique des mots, le chant:
le mot flou et vague, sans couleur locale, fait place à une pure sonorité
le vers défile, énumère et répète, la cadence se fonde sur la juxtaposition et le glissement
la strophe orchestre la mélodie, souvent sous forme d'invocation ou d'adjuration
le rythme accentuel idéalement visée est 3/3/ /3/3, tout en symétries, parallélismes et balancement
Le Lac
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,
Dans la nuit éternelle emportés sans retour,
Ne pourrons-nous jamais sur l'océan des âges
Jeter l'ancre un seul jour ?
Ô lac ! l'année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris qu'elle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m'asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s'asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes ;
Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés ;
Ainsi le vent jetait l'écume de tes ondes
Sur ses pieds adorés.
Un soir, t'en souvient- il ? nous voguions en silence ;
On n'entendait au loin, sur l'onde et sous les cieux,
Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence
Tes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terre
Du rivage charmé frappèrent les échos ;
Le flot fut attentif, et la voix qui m'est chère
Laissa tomber ces mots :
« Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours !
« Assez de malheureux ici-bas vous implorent :
Coulez, coulez pour eux ;
Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent ;
Oubliez les heureux.
« Mais je demande en vain quelques moments encore,
Le temps m'échappe et fuit ;
Je dis à cette nuit : ‹ Sois plus lente › ; et l'aurore
Va dissiper la nuit.
« Aimons donc, aimons donc ! de l'heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons !
L'homme n'a point de port, le temps n'a point de rive ;
Il coule, et nous passons ! »
Temps jaloux, se peut-il que ces moments d'ivresse,
Où l'amour à longs flots nous verse le bonheur,
S'envolent loin de nous de la même vitesse
Que les jours de malheur ?
Hé quoi ! n'en pourrons-nous fixer au moins la trace ?
Quoi ! passés pour jamais ? quoi! tout entiers perdus ?
Ce temps qui les donna, ce temps qui les efface,
Ne nous les rendra plus ?
Éternité, néant, passé, sombres abîmes,
Que faites-vous des jours que vous engloutissez ?
Parlez : nous rendrez-vous ces extases sublimes
Que vous nous ravissez ?
Ô lac! rochers muets ! grottes! forêt obscure !
Vous que le temps épargne ou qu'il peut rajeunir,
Gardez de cette nuit, gardez, belle nature,
Au moins le souvenir !
Qu'il soit dans ton repos, qu'il soit dans tes orages,
Beau lac, et dans l'aspect de tes riants coteaux,
Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages
Qui pendent sur tes eaux !
Qu'il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe,
Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés,
Dans l'astre au front d'argent qui blanchit ta surface
De ses molles clartés!
Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
Que les parfums légers de ton air embaumé,
Que tout ce qu'on entend, l'on voit ou l'on respire,
Tout dise : « Ils ont aimé ! »
mal du siècle; les thèmes: rêveries, effusions, passions idéalisées, religiosité, goût de passé, du silence, de l'enfance, de la mort et de l'oubli; apologie de la passion brisée par la mort; écriture calcule et récompense.
le thème dominant: l'eau, qui peut aller du jaillissement à l'anéantissement: la mémoire et la reconstitution du passé semblent s'organiser autour d'éléments liquides (les étangs, les écluses, les lacs etc.), la cadence de son vers imite d'ailleurs le mouvement même des eaux, à la rêverie de la fluidité se joignent les fantasmes maléfiques, l'inquiétude engendrée par cette éternelle flottaison ou par le désir impossible d'aborder.
Au dernier étape de sa vie: le passage à l'action: le poète est un investi d'une mission, d'une fonction sociale; la question d'utilité politique de l'écrivain.
Les Révolutions, III partie
Marchez! l'humanité ne vit pas d'une idée!
Elle éteint chaque soir celle qui l'a guidée,
Elle en allume une autre à l'immortel flambeau :
Comme ces morts vêtus de leur parure immonde,
Les générations emportent de ce monde
Leurs vêtements dans le tombeau.
Là, c'est leurs dieux; ici, les moeurs de leurs ancêtres,
Le glaive des tyrans, l'amulette des prêtres,
Vieux lambeaux, vils haillons de cultes ou de lois :
Et quand après mille ans dans leurs caveaux on fouille,
On est surpris de voir la risible dépouille
De ce qui fut l'homme autrefois. (...)
Ainsi quand le vaisseau qui vogue entre deux mondes
A perdu tout rivage, et ne voit que les ondes
S'élever et crouler comme deux sombres murs;
Quand le maître a brouillé les noeuds nombreux qu'il file,
Sur la plaine sans borne il se croit immobile
Entre deux abîmes obscurs.
« C'est toujours, se dit-il dans son coeur plein de doute,
Même onde que je vois, même bruit que j'écoute;
Le flot que j'ai franchi revient pour me bercer;
A les compter en vain mon esprit se consume,
C'est toujours de la vague, et toujours de l'écume :
Les jours flottent sans avancer! »
Et les jours et les flots semblent ainsi renaître,
Trop pareils pour que l'oeil puisse les reconnaître,
Et le regard trompé s'use en les regardant;
Et l'homme, que toujours leur ressemblance abuse,
Les brouille, les confond, les gourmande et t'accuse,
Seigneur!... Ils marchent cependant!
Et quand sur cette mer, las de chercher sa route,
Du firmament splendide il explore la voûte,
Des astres inconnus s'y lèvent à ses yeux;
Et, moins triste, aux parfums qui soufflent des rivages,
Au jour tiède et doré qui glisse des cordages,
Il sent qu'il a changé de cieux.
Nous donc, si le sol tremble au vieux toit de nos pères,
Ensevelissons-nous sous des cendres si chères,
Tombons enveloppés de ces sacrés linceuls!
Mais ne ressemblons pas à ces rois d'Assyrie
Qui traînaient au tombeau femmes, enfants, patrie,
Et ne savaient pas mourir seuls;
Qui jetaient au bûcher, avant que d'y descendre,
Famille, amis, coursiers, trésors réduits en cendre,
Espoir ou souvenirs de leurs jours plus heureux,
Et, livrant leur empire et leurs dieux à la flamme,
Auraient voulu qu'aussi l'univers n'eût qu'une âme,
Pour que tout mourût avec eux!
Méditations poétiques (1820), Harmonies poétiques et religieuses (1830), Les Révolutions (1831), Jocelyn (1836), Recueillements poétiques (1839)
Alfred de Vigny
sa vie sociale et politique est un échec, il ne se croit ni entendu, nie lu, nie crompris, alors il se cache dans l'isolement fier et stoïque de sa propriété.
une certaine solennité de la parole poétique; les thèmes: le génie solitaire, guide, mage ou penseur accablé du poids de l'humanité; le tour vers le passé, l'historie moyenâgeuse, épique et grandiose, vers le souvenir de Roland etc.; les motifs tirés de la Bible, arrangés à sa manière.
Le Cor, Ier partie
J'aime le son du Cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu'il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l'adieu du chasseur que l'écho faible accueille,
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.
Que de fois, seul, dans l'ombre à minuit demeuré,
J'ai souri de l'entendre, et plus souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des Paladins antiques.
Ô montagne d'azur ! ô pays adoré !
Rocs de la Frazona, cirque du Marboré,
Cascades qui tombez des neiges entraînées,
Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ;
Monts gelés et fleuris, trône des deux saisons,
Dont le front est de glace et le pied de gazons !
C'est là qu'il faut s'asseoir, c'est là qu'il faut entendre
Les airs lointains d'un Cor mélancolique et tendre.
Souvent un voyageur, lorsque l'air est sans bruit,
De cette voix d'airain fait retentir la nuit ;
À ses chants cadencés autour de lui se mêle
L'harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.
Une biche attentive, au lieu de se cacher,
Se suspend immobile au sommet du rocher,
Et la cascade unit, dans une chute immense,
Son éternelle plainte au chant de la romance.
Âmes des Chevaliers, revenez-vous encor ?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du Cor ?
Roncevaux ! Roncevaux ! Dans ta sombre vallée
L'ombre du grand Roland n'est donc pas consolée !
une vision pessimiste de la condition humaine, l'absurdité fondamentale de la vie; la vie comme la souffrance en prison, après la mort; paisible désespoir, scepticisme: le silence stoïque méprise la fatalité et le supplice de la mort.
Le Mont des oliviers, Ier partie
Alors il était nuit et Jésus marchait seul,
Vêtu de blanc ainsi qu'un mort de son linceul ;
Les disciples dormaient au pied de la colline.
Parmi les oliviers, qu'un vent sinistre incline,
Jésus marche à grands pas en frissonnant comme eux ;
Triste jusqu'à la mort ; l'œil sombre et ténébreux,
Le front baissé, croisant les deux bras sur sa robe
Comme un voleur de nuit cachant ce qu'il dérobe ;
Connaissant les rochers mieux qu'un sentier uni,
Il s'arrête en un lieu nommé Gethsémani :
Il se courbe, à genoux, le front contre la terre,
Puis regarde le ciel en appelant : Mon Père !
— Mais le ciel reste noir, et Dieu ne répond pas.
Il se lève étonné, marche encore à grands pas,
Froissant les oliviers qui tremblent. Froide et lente
Découle de sa tête une sueur sanglante.
Il recule, il descend, il crie avec effroi :
Ne pouviez-vous prier et veiller avec moi !
Mais un sommeil de mort accable les apôtres,
Pierre à la voix du maître est sourd comme les autres.
Le fils de l'homme alors remonte lentement.
Comme un pasteur d'Égypte il cherche au firmament
Si l'Ange ne luit pas au fond de quelque étoile.
Mais un nuage en deuil s'étend comme le voile
D'une veuve et ses plis entourent le désert.
Jésus, se rappelant ce qu'il avait souffert
Depuis trente-trois ans, devint homme, et la crainte
Serra son cœur mortel d'une invincible étreinte.
Il eut froid. Vainement il appela trois fois :
MON PÈRE ! — Le vent seul répondit à sa voix.
Il tomba sur le sable assis et, dans sa peine,
Eut sur le monde et l'homme une pensée humaine.
— Et la Terre trembla, sentant la pesanteur
Du Sauveur qui tombait aux pieds du créateur.
la révolte créatrice: il veut édifier les valeurs terrestres, il croit au progrès et la puissance humaine; l'homme devient Dieu; profond dégout de la politique; destin: poète doit léguer à l'humanité une pierre pour l'immense édifice de l'histoire, laisser une trace; la retraite du poète dont les vers guideront l'humanité vers le bonheur et le progrès; la religion de la vérité et de l'esprit.
Poèmes antiques et modernes (1826), Les Destinées (1864)
Alfred de Musset
dès dix-huit ans il participe au Cénacle romantique
l'aisance rhétorique, les thèmes romantiques à la mode, les excès romantiques, la légèreté; les sources et la fonction de l'art; rejet du dogmatisme, forme satirique; idéalisation de la Renaissance italienne - la nécessaire indépendance du créateur qui doit suivre sa voie et son évolution dans la solitude; le conflit entre l'action et lyrisme - la passion (qui a le caractère individuel) vs la société: le poète ne peut pas exprimer la passion sans porter le masque, surtout celui de l'ironie
Les vœux stériles (fragm.)
Puisque c'est ton métier, misérable poète,
Même en ces temps d'orage, où la bouche est muette
Tandis que le bras parle, et que la fiction
Disparaît comme un songe au bruit de l'action;
Puisque c'est ton métier de faire de ton âme
Une prostituée, et que, joie ou douleur,
Tout demande sans cesse à sortir de ton coeur;
Que du moins l'histrion, couvert d'un masque infâme,
N'aille pas, dégradant ta pensée avec lui,
Sur d'ignobles tréteaux la mettre au pilori;
Que nul plan, nul détour, nul voile ne l'ombrage.
Abandonne aux vieillards sans force et sans courage
Ce travail d'araignée, et tous ces fils honteux
Dont s'entoure en tremblant l'orgueil qui craint les yeux.
Point d'autel, de trépied, point d'arrière aux profanes!
Que ta muse, brisant le luth des courtisanes,
Fasse vibrer sans peur l'air de la liberté;
Qu'elle marche pieds nus, comme la Vérité.
Puis: constat d'échec, refus de l'expression poétique (lié à l'échec de la liaison avec George Sand, mais plus profondément, à la souffrance affective et inspiration poétique); la défense d'une fiction lyrique: la littérature moderne doit exprimer l'âme contemporaine; le poète par incarnation de l'homme de son temps en dépassant son propre expérience, son vécu, atteignent l'universel à partir de soi; la douleur n'est plus une convention, mais l'état de crise indispensable pour atteindre le plus profond de lui-même
La nuit de mai (fragm.)
Crois-tu donc que je sois comme le vent d'automne,
Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,
Et pour qui la douleur n'est qu'une goutte d'eau ?
Ô poète ! un baiser, c'est moi qui te le donne.
L'herbe que je voulais arracher de ce lieu,
C'est ton oisiveté ; ta douleur est à Dieu.
Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,
Laisse-la s'élargir, cette sainte blessure
Que les noirs séraphins t'ont faite au fond du cœur :
Rien ne nous rend si grands qu'une grande douleur.
Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète,
Que ta voix ici-bas doive rester muette.
Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Puis encore: la poésie nait de l'émotion instantanée, alors Musset cherche dans la vie même ses sources (alcool, jeu, femmes); l'abandon du travail formel, de la versification etc.
Contes d'Espagne et d'Italie (1830), Le cycle des Nuits (1835-1837): La Nuit de Mai, de Décembre, d'Août, d'Octobre; Souvenir (1841)
Victor Hugo
l'écho de son siècle, chef du Cénacle, puis exilé
un souffle qui anime l'univers, le monde et une chaîne culturelle faite d'hommes, d'événements et d'époques; le rôle du poète => avant l'exil
syncrétisme de la méditation philosophique, morale et historique; problème de l'existence du mal; constatation du désordre du monde, la révolte: l'essaie de retrouver un ordre profond; frappé par la mort tragique de son enfant et des événements politiques en France qui l'a fait s'exiler, Hugo perd la foi en bon Dieu: Dieu existe, mais il se joue de ses créatures, dont la vie n'est que l'enjeu de sa lutte avec Satan
Pauca Meae, VIII
À qui donc sommes-nous ? Qui nous a ? qui nous mène ?
Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ?
Oh ! parlez, cieux vermeils,
L'âme sans fond tient-elle aux étoiles sans nombre ?
Chaque rayon d'en haut est-il un fil de l'ombre
Liant l'homme aux soleils ?
Est-ce qu'en nos esprits, que l'ombre a pour repaires,
Nous allons voir rentrer les songes de nos pères ?
Destin, lugubre assaut !
Ô vivants, serions-nous l'objet d'une dispute ?
L'un veut-il notre gloire, et l'autre notre chute ?
Combien sont-ils là-haut ?
Jadis, au fond du ciel, aux yeux du mage sombre,
Deux joueurs effrayants apparaissaient dans l'ombre.
Qui craindre ? qui prier ?
Les Manès frissonnants, les pâles Zoroastres
Voyaient deux grandes mains qui déplaçaient les astres
Sur le noir échiquier.
Songe horrible ! le bien, le mal, de cette voûte
Pendent-ils sur nos fronts ? Dieu, tire-moi du doute !
Ô sphinx, dis-moi le mot !
Cet affreux rêve pèse à nos yeux qui sommeillent,
Noirs vivants ! heureux ceux qui tout à coup s'éveillent
Et meurent en sursaut !
après la phase de révolte: la mort (la sérénité, l'apaisement) et la nature (la pureté, naïveté retrouvée) - les seules valeurs qui résistent à l'écroulement général - a partir d'elles il sera possible de reconstruire un autre ordre; une réflexion sur la vanités des espérances humaines et sur la fugacité du temps; la valeur du souvenir, de la fidélité, de la permanence de l'attachement amoureux (sa liaison avec Juliette Drouet);
un même élément peut être à la fois bon et mauvais, l'homme ne voit qu'une seul côté des choses; le Mal devient compréhensible; le dépassement de l'individualisme; le poète devient prophète, mage, initiateur - par lui, les antithèses se résolvent, ne s'affrontent pas, mais se complètent; il existe une hiérarchie de la vie, une échelle et toute la création aspire à s'élever, mais individuellement chacun peut chuter, ce qui est une punition de ses fautes; la mort et la douleur sont ainsi une épreuve rédemptrice, permettant à l'âme de s'élever; solidarité entre hommes, la pitié, l'amour peuvent susciter en le damné l'étincelle salvatrice; le pardon, la charité envers les laids, les difformes, les malheureux
Ce que dit la bouche d'ombre (fragm.)
Et, d'abord, qu'est-ce que la justice ?
Qui la rend ? qui la fait ? où ? quand ? à quel moment ?
Qui donc pèse la faute ? et qui le châtiment ?
L'être créé se meurt dans la lumière immense.
Libre, il sait où le bien cesse, où le mal commence ;
Il a ses actions pour juges.
Il suffit
Qu'il soit méchant ou bon ; tout est dit. Ce qu'on fit,
Crime, est notre geôlier, ou, vertu, nous délivre.
L'être ouvre à son insu de lui-même le livre ;
Sa conscience calme y marque avec le doigt
Ce que l'ombre lui garde ou ce que Dieu lui doit.
On agit, et l'on gagne ou l'on perd à mesure ;
On peut être étincelle ou bien éclaboussure ;
Lumière ou fange, archange au vol d'aigle ou bandit ;
L'échelle vaste est là. Comme je te l'ai dit,
Par des zones sans fin la vie universelle
Monte, et par des degrés innombrables ruisselle,
Depuis l'infâme nuit jusqu'au charmant azur.
L'être en la traversant devient mauvais ou pur.
En haut plane la joie ; en bas l'horreur se traîne.
Selon que l'âme, aimante, humble, bonne, sereine,
Aspire à la lumière et tend vers l'idéal,
Ou s'alourdit, immonde, au poids croissant du mal,
Dans la vie infinie on monte et l'on s'élance,
Ou l'on tombe ; et tout être est sa propre balance.
Dieu ne nous juge point. Vivant tous à la fois,
Nous pesons, et chacun descend selon son poids.
un homme dispose des facultés pour lui aider à poursuivre sa marche sur l'échelle: la science, l'intuition et l'imagination: le poète est un mage qui donne le sens à la création et un prophète qui établit la chaîne de l'Histoire et éclaire le présent par le système d'écho; la parole devient Verbe et est porteuse des valeurs éternelles, permet de les matérialiser; ce qui est écrit se réalisera - poète-prophète; composition d'une mythologie: 3 aspect, cosmogonique, philosophique, métapsychique + la puissance du Verbe; le mythe est crée chaque fois qu'il met accent sur l'invisible (deux degré de construction: le fantastique et le mythe)
Puissance égale bonté
Au commencement, Dieu vit un jour dans l'espace
Iblis venir à lui ; Dieu dit : « Veux-tu ta grâce ?
— Non, dit le Mal. — Alors que me demandes-tu ?
— Dieu, répondit Iblis de ténèbres vêtu,
Joutons à qui créera la chose la plus belle. »
L'Être dit : « J'y consens. — Voici, dit le Rebelle :
Moi, je prendrai ton œuvre et la transformerai.
Toi, tu féconderas ce que je t'offrirai ;
Et chacun de nous deux soufflera son génie
Sur la chose par l'autre apportée et fournie.
— Soit. Que te faut-il ? Prends, dit l'Être avec dédain.
— La tête du cheval et les cornes du daim.
— Prends. » Le monstre hésitant que la brume enveloppe
Reprit : « J'aimerais mieux celle de l'antilope.
— Va, prends. » Iblis entra dans son antre et forgea.
Puis il dressa le front. « Est-ce fini déjà ?
— Non. — Te faut-il encor quelque chose ? dit l'Être.
— Les yeux de l'éléphant, le cou du taureau, maître.
— Prends. — Je demande, en outre, ajouta le Rampant,
Le ventre du cancer, les anneaux du serpent,
Les cuisses du chameau, les pattes de l'autruche.
— Prends. » Ainsi qu'on entend l'abeille dans la ruche,
On entendait aller et venir dans l'enfer
Le démon remuant des enclumes de fer.
Nul regard ne pouvait voir à travers la nue
Ce qu'il faisait au fond de la cave inconnue.
Tout à coup, se tournant vers l'Être, Iblis hurla :
« Donne-moi la couleur de l'or. » Dieu dit : « Prends-la. »
Et, grondant et râlant comme un bœuf qu'on égorge,
Le démon se remit à battre dans sa forge ;
Il frappait du ciseau, du pilon, du maillet,
Et toute la caverne horrible tressaillait ;
Les éclairs des marteaux faisaient une tempête ;
Ses yeux ardents semblaient deux braises dans sa tête ;
Il rugissait ; le feu lui sortait des naseaux,
Avec un bruit pareil au bruit des grandes eaux
Dans la saison livide où la cigogne émigre.
Dieu dit : « Que te faut-il encor ? — Le bond du tigre.
— Prends. — C'est bien, dit Iblis debout dans son volcan.
— Viens m'aider à souffler, » dit-il à l'ouragan.
L'âtre flambait ; Iblis, suant à grosses gouttes,
Se courbait, se tordait, et, sous les sombres voûtes,
On ne distinguait rien qu'une sombre rougeur
Empourprant le profil du monstrueux forgeur.
Et l'ouragan l'aidait, étant démon lui-même.
L'Être, parlant du haut du firmament suprême,
Dit : « Que veux-tu de plus ? » Et le grand paria,
Levant sa tête énorme et triste, lui cria :
« Le poitrail du lion et les ailes de l'aigle. »
Et Dieu jeta, du fond des éléments qu'il règle,
À l'ouvrier d'orgueil et de rébellion
L'aile de l'aigle avec le poitrail du lion.
Et le démon reprit son œuvre sous les voiles.
« Quelle hydre fait-il donc ? » demandaient les étoiles.
Et le monde attendait, grave, inquiet, béant,
Le colosse qu'allait enfanter ce géant ;
Soudain, on entendit dans la nuit sépulcrale
Comme un dernier effort jetant un dernier râle ;
L'Etna, fauve atelier du forgeron maudit,
Flamboya ; le plafond de l'enfer se fendit,
Et, dans une clarté blême et surnaturelle,
On vit des mains d'Iblis jaillir la sauterelle.
Et l'infirme effrayant, l'être ailé, mais boiteux,
Vit sa création et n'en fut pas honteux,
L'avortement étant l'habitude de l'ombre.
Il sortit à mi-corps de l'éternel décombre,
Et, croisant ses deux bras, arrogant, ricanant,
Cria dans l'infini : « Maître, à toi maintenant ! »
Et ce fourbe, qui tend à Dieu même une embûche,
Reprit : « Tu m'as donné l'éléphant et l'autruche,
Et l'or pour dorer tout ; et ce qu'ont de plus beau
Le chameau, le cheval, le lion, le taureau,
Le tigre et l'antilope, et l'aigle et la couleuvre ;
C'est mon tour de fournir la matière à ton œuvre ;
Voici tout ce que j'ai. Je te le donne. Prends. »
Dieu, pour qui les méchants mêmes sont transparents,
Tendit sa grande main de lumière baignée
Vers l'ombre, et le démon lui donna l'araignée.
Et Dieu prit l'araignée et la mit au milieu
Du gouffre qui n'était pas encor le ciel bleu ;
Et l'Esprit regarda la bête ; sa prunelle,
Formidable, versait la lueur éternelle ;
Le monstre, si petit qu'il semblait un point noir,
Grossit alors, et fut soudain énorme à voir ;
Et Dieu le regardait de son regard tranquille ;
Une aube étrange erra sur cette forme vile ;
L'affreux ventre devint un globe lumineux ;
Et les pattes, changeant en sphères d'or leurs nœuds,
S'allongèrent dans l'ombre en grands rayons de flamme ;
Iblis leva les yeux, et tout à coup l'infâme,
Ébloui, se courba sous l'abîme vermeil ;
Car Dieu, de l'araignée, avait fait le soleil.
Les feuilles d'automne (1830), Les Rayons et les Ombres (1839), Les Châtiments (1853), Les Contemplations (1856), La Légende des siècles (1859, première série)
Synthèse:
Les thèmes, les motifs, les idées:
l'asile, la solitude, la passion, l'amour, l'émotion, la douleur, la rêverie, l'effusion, la religiosité, le passé, le silence, la mort, la nature, l'oubli, l'enfance, le rôle du poète, son utilité politique, les motifs tirés de la Bible, de l'Antiquité, des mythes; des légendes, de la littérature du Moyen Âge, de folklore, le poète: guide, penseur, voyant, mage, prophète, la vie et la condition humaine, un souffle animant l'univers, le Mal et la Bonté, désordre du monde, la fugacité du temps, hiérarchie de la vie, le rôle de la poésie et de l'art.