Un Juranęon 93
Aux couleurs da mais
Et ma tnie, et l'air da pays :
Qae mon coeur etait aise.
Ah ! les vignes de Juranęon Se sont-el les fatiees,
Comme ont fait les belles annees,
Et mon bel echanson ?
Paul-Jean Toulet
EN ce soir de printemps 1980, la salle 7 de Thotel Drouot est noire de monde. Les bourgeoises en twin-set jouent des coudes avec les mi-dinettes en jeans et tee-shirt. Cest que Fon va mettre aux en-cheres la cave de Claude Franęois, dont on connait le penchant pour les alcools blancs et le Mouton-Rothschild (un premier grand cru classć du haut Me-doc).
Promoteur immobilier et grand amateur de vins a ses heures, Jacąues M. n'a pas voulu rater Teyenement. II ne sera pas venu pour rien, car il reussit a arra-cher deux « Mouton» 1945 a 600 francs la bouteille. Las! Dans la bousculade de la sortie, 1’un des precieux flacons echappe des mains de son epouse. 600 francs (de 1980) repandus sur le sol de Drouot. Mais 2 500 francs d’aujourd'hui, selon les recentes estimations de Fex-pert Jacques Luxey, consignees dans le remarquable ouvrage qu'il vient de publier (1). De 48 quoi dćsespercr un speculateur !
Fort heureusement pour lui, Jacques M. n'en etait pas un (il a d’ailleurs bu la deuxieme bouteille avec des amis). II n'empe-che : depuis quelques annees, toutes les statistiques le prouvent, les grands crus du Bordelais sont devenus un placement tout a fait exccptionnel. L’interet croissant manifcste par une clientele etran-gere susceptible de payer en monnaie forte et la qualitć, gene-ralcment excellente, des millesi-mes successifs ont permis aux producteurs, etrilles par la crise de speculation des annees 1973-1974, de reconstituer des marges plus que confortables. Ainsi les proprietaires de grands crus, dont le remarquable mille-sime 1975 etait brade «en pri-meur» (six mois aprćs la recolte) a 10 francs hors taxes la bouteille, pratiquaient-ils cette an-nee, sur la place de Bordeaux, des prix dix fois superieurs pour un millesime 1984 au demeurant quelconque.
Dans la mesure ou ils servent de reference annuelle, les pri-meurs entraincnt tous les autres prix dans leur sillage. Mais a quelle vilcsse ? Tout est la. La « valeur vćnale» d’une vieille bouteille est bien difficile a ap-precier. Selon qu’elle est achetee chez un caviste, aux cncheres ou directement sur la place dc Bor-deaux, les ćcarts peuvent aller de un a quatrc, voire davantage. En decembre 1983, la maison Nicolas offrait a 130 francs un Petrus 1977 (d’ailleurs peu brillant) qu'Hćdiard propose aujourd'hui & 1 300 francs. Depuis dix ans, la cote dc ccrtains chateaux, comme Cos-d’EstourneI, Leoville-Las-Cases, Pichon-Longuevillle ou le Domaine-dc-Chevalier, a littera-lement cxplose, alors que des proprietaires comme Carbon-nieux, Pontet-Canet ou La Lagunę sont quelquc peu a la traine. Bref, toute evaluation pa-rait hautement aleatoire.
* Article paru dans l’Expansion (3-10-85), reproduit avec iautorisation de 1’auteur et de la revue.
(I) Les degustations du Grand Jury, volume 2, disponible chez 1'auteur, 100 Ślysee 2, 78170 La Celle-Saint-Cloud.