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mystification.Gardons-nous neanmoins de conclure trop vite.Ne serait-ce pas sous-estimer le role des circonstances et des dramatis personae ou 1’impact des ćvenements imprćvisibles. Quoique marginal et chimćriąue, le projet d’envoyer un corps expćditionnaire franęais au secours des Turcs n’est pas sans interet pour Thistoire de la Question d’Orient. II se trouve que 1’ćchec de cette idee aura ćte aussi celui des intrigues frenetiques d’Alexandre-Andronic Ghika. Figurę de second plan, soit, mais dont les apparitions inattendues sur diverses scenes et les masques changćs l’un apres 1’autre caracterisent, autant ou plus que son discours, un type de l’epoque, alliant a une souplesse bien levantine la nai'vetć du reveur.
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Dans ses memoires inedits, ćcrits dans l’emigration,le duc de Montmorency-Luxembourg allait se souvenir de 1’intention qu’il avait eue jadis de lever une armee pour le sułtan en 1783, au moment de l’annexion de la Crimee par la Russie: «Apres la paix de Kainardgi, on proposa au ministre un plan qui aurait assure a la France le commerce de 1’Archipel, la preponderance dans 1’Orient et de grandes possessions, si les deux cours imperiales avaient relćgue le Turc en Asie. La negociation fiut entamee, suivie et eut meme du succes; la France la traversa pour nepas deplaire a 1’empereur, qui en eut connaissance» 24. Annę Charles-Sigismond de Montmorency-Luxembourg (1737-1803), grand seigneur et franc-maęon 25, s’etait propose de recruter a ses frais une legion franęaise d’Onent a laquelle se seraient joints «un nombre considerable de Grecs,de Dulcignotes et d’Albanais dont on formeroit un corps nombreux et respectable»2<. II avait probablement fait sienne une idee de Ghika,celui-ci ayant deja essayć de convaincre Vergennes en 178227. N’yparvenantpas, Ghika s’etaitegalement adresse au marechal de Castries, ministre de la Marinę, pour lui soumettre le projet d’une expedition dans 1’Archipel qui, par la conquete de Chypre, eOt fait gagner a la France les ileś de la mer Ćgee28. Maigre la misę en gardę de Hennin, qui donnait a entendre que Vergennes ne desirait pas s’engager dans cette direction29, le duc de Luxembourg invoquait «le desir de servir le Roy, d’acquerir la gloire, de jouer peut-etre un role brillant dans
24 Paul Filleul, Le duc de Montmorency-Luxembourg, sa vie et ses archives, Paris, 1939, pp. 52-53, 282.
25 Dans la Grandę Loge de France, dont le grand maltre ćtait le duc d’Orleans, Louis Philippe-Joseph, le futur Philippe-Ćgalitć.
26N.Corivan, art.cit., pp.6-7, cite deux mćmoires, des 15 et 26 octobre 1783.
21 «I1 y a presąue un an que j’ai eu 1’honneur de vous parler (. .. V.E. m’a renvoyć chez M.le Marquis de Castries. Helas, que ses promesses sont longues!» (lettre de Ghika a Vergennes, le 16 aout 1783, ibid., pp.4-5, n.3).
28 Les deux ministres militaires du gouvernement etaient assez favorables a un pareil projet.Le marechal de Sćgur, en juin, recommandait d’envoyer une escadre en mer Noire pour empecher la Russie de s’emparer de la Crimee (Hurmuzaki, suppl.I, voLIII, Bucarest, 1889, p.31). Le 1 juillet, M. de Castries, dans un «Mćmoire sur 1’ćtat actuel de l’Europe dans son rapport avec les dispositions hostiles qui se font stu les ffontieres du Grand Seigneur» entrevoit la possibilitć pour la France «d’entrer ensuite dans le partage des Ćtats du Grand Seigneur» (ibid.,j>32).
29 «Je vous prie, Monsieur le Duc, de me permettre une observation: vous pressez un ministre qui a pour systeme de donner beaucoup de temps i chaque aflaire et qui a toujours rćussi par ce moyen. Par la vous le mettez plus en gardę contrę vos projets que vous ne 1’engagez 4 s’en occuper» (Yersailles, le 2 novembre 1783, Bibliotheque de 1’Institut, ms. 1268, f. 489).