38 Ali al'Amin Mazrui
qu’ils ne tiennent pas compte de l’avancement de la recherche sur le sujet, soit parce qu’on y a nćgligć les apports mćthodologiąues les plus rćcents. Mais, lorsqu’il s’agit de 1’histoire en cours, le risque de paraitre « dćpassć » est encore plus grand. II peut meme arriver qu’entre le moment ou un chapitre est ćcrit et celui oii il est publić le temps des verbes qui y sont utilisćs ne soit plus le bon. Pour donner un exemple personnel, notre mćmoire de maitrise (Columbia University) traitait, en partie, du dćbat des Nations Unieś k New York sur l’accession du Congo (Lćopoldville) k 1’indćpendance. A l’ćpoque oii nous avions commencć ce mćmoire, Patrice Lumumba ćtait encore en vie; mais, au moment ou nous nous appretions a le remettre, il avait ćtć assassinć. Chaque fois que le texte du mćmoire disait « Lumumba est » ou « Lumumba a », 1’auteur fut contraint de modifier les temps et d’ćcrire « Lumumba ćtait» ou « Lumumba avait ». L’histoire immćdiate est ainsi parfois coincće entre le passć et le prćsent. On commence par mettre les verbes au prćsent, puis, au moment de publier, on se trouve dans 1’obligation de les mettre au passć.
Mais plus fondamentalement, au-deli des temps que 1’historien utilise, se pose la question : peut-on, avec certitude, dćgager des tendances dans un contexte historique immćdiat? Pour dćgager des tendances profondes, il est nćcessaire d’avoir accumulć 4 la fois des donnćes et des perspectives ćtalees dans le temps. Prenons un exemple : les rapports entre le Kenya, 1’Ouganda et la Tanzanie reflćtent-ils un renforcement de leur intćgration culturelle i mesure que le swahili se repand dans ces trois pays et que le citoyen moyen commence i pouvoir communiquer plus facilement avec ses voisins par-dela les frontićres ? Ou, au contraire, 1’histoire rćcente de ces trois pays apporte-t-elle la preuve d’une desintegration po!itique et ćconomique due au fait que leurs dirigeants mćnent des politiques antagonistes, tandis que leurs efforts en vue d’instaurer une communautć ćconomique se heurtent a des obstacles renou-velćs et de plus en plus insurmontables ? La contradiction fondamentale entre le renforcement de Pintćgration culturelle, d’une part, et 1’acuitć des problćmes economiques et politiques qui separent ces trois pays, d’autre part, illustre les difficultćs auxquelles on se heurte lorsque l’on cherche a etablir si, effecti-vement, l’Afrique orientale dans son ensemble va vers une plus grandę cohćsion en depit des divisions apparentes qui font « la une » des joumaux. Par sa naturę meme, 1’histoire immćdiate contrarie toute tentative visant a cerner les grandes lignes de force, les tendances profondes qui marquent un mouvement historique donnć.
Le troisićme domaine essentiel oii joue la rapidite des mutations (outre le problćme des temps grammaticaux et la difficultć de reperage des grandes tendances), c’est le problćme plus fondamental encore de Yimportance k attribuer aux ćvćnements. Faire la part de 1’essentiel et du secondaire, dćter-miner quels sont les faits historiquement marąuants, cela ne peut souvent bien se faire que lorsque l’ćvaluation historique a atteint sa pleine maturation.