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decrire, exprimer ce qui vous est radicalement ćtranger, 1'Orient, l'Islam en 1'occurrence, et le vivre pour finalement y retrouver sa verite premiere, il s'agit la d'une dćmarche absolue toujours exempte d'exotisme, plus vaste que celle d'un ćcrivain voyageur. Rupture, le dćpart est dej& un but en lui-meme autant que 1’attrait de 1'ailleurs et la recherche d'une patrie.474
II serait difficile de qualifier Eberhardt d'ćcrivain exotique a la Loti, satisfait de ses impressions personnelles, subjectives mais souvent trop super-ficielles, elle ne l'est pas non plus selon 1'approche de Segalen car elle s'ef-force d'ćliminer la distance qui l'ecarte de 1’Autre pour le connaltre mieux. Dans le discours colonialiste
le Divers n'existe qu'en tant qu'il lui (au colon) servira de moyen de gruger. Quant a 1'autre (le fonctionnaire colonial), la notion meme d'une administra-tion centralisee, de lois bonnes a tous et qu'il doił appliquer, lui fausse d'emblee tout jugement, le rend sourd aux dysharmonies (ou harmonies du Divers). Aucun ne peut se targuer de contemplation esthetique.475
Dans le texte colonial profondement impregne d'idees politiąues, le Divers n'appara!t pas comme objet esthetique; si l'on lui accorde une place, c'est pour 1'accaparer et 1'assimiler, ce qui est radicalement opposć a 1'objectif des exotes, ces voyageurs-nes dont parle Segalen. La recon-naissance de 1'Autre selon l'approche anthropologique d'Affergan et d'apres l'esthetique du Divers de Segalen n'a lieu ni dans le discours colonial ni dans les textes d'Isabelle Eberhardt ou 1'auteur manifeste son gout excessif de comprendre 1'Autre.
Puisque dans tous les textes que nous avons etudies il est question du contact de deux ou de plusieurs cultures,
il est bien clair que dans le rapport a la culture de 1'Autre, le premier obstać le auquel on se heurte, c'est 1'obstacle de la langue, 1'obstacle des langues. [...] Tout commence par la : c'est la partie visible de 1'iceberg. (...] Pour Goethe, “celui qui ne sait pas de langues etrangćres, ne sait rien non plus de la sienne pro-pre”. [...] II y a misę en jeu de toute une dialectique du Meme et de 1'Autre ou, dans chaque langue, je me decouvre un autre moi-meme; et ce, jusque dans mon corps, qui me confronte a 1'etrange experience de faire la connais-sance insolite de cet Autre que je suis moi-meme, dans une autre langue. [...] Parler une autre langue, c'est pour ainsi dire me glisser dans la peau d'un Autre que je decouvre etre moi, c'est exposer mon corps aux semblants d'un
474 M.-O. Delacour, J.-R. Huleu, Prćsentation in Ścrits sur le sable par I. Eberhardt, tome II, op. cit., p. 17.
475 V. Segalen, Essai sur l'exolisme, op. cit., p. 52.