Ma soeur dziennik anorektyczki


Mardi 17 décembre 2002

Ma soeur (1)

Pour moi, tout a commencé un après-midi de septembre 1996, alors que nous étions en vacances au bord de la Méditerranée avec ma famille. Mes parents marchaient devant avec mon petit frère, tandis que ma sœur et moi étions un peu plus à l'arrière. Ma sœur avait quinze ans et moi onze. D'un seul coup elle me dit " Tu sais, Maman, elle devient folle. Elle veut que je mange sans arrêt, elle va finir par me tuer. Et tu verras que bientôt elle s'en prendra à toi aussi ". Ma sœur c'était mon idole, je prenais la moindre de ses paroles pour argent comptant. Et effectivement, j'avais bien vu que depuis quelques semaines ma mère n'était plus tout à fait la même. Je la sentais plus inquiète, moins souriante, sans comprendre pourquoi. Ce que m'apprenait ma sœur m'intéressait donc beaucoup. Elle continua : " Il faut que tu m'aides. De temps en temps à table, tu piqueras un peu dans mon assiette, comme ça j'en aurai moins à manger. J'en ai parlé à Papa, il est d'accord pour le faire ". Je n'en revenais pas. C'était un énorme mensonge, jamais mon père n'aurait pu être d'accord avec ça, mais encore une fois je l'ai cru. Et dans ma petite tête j'essayais de comprendre. Pourquoi d'un seul coup ma sœur et mon père se liguaient contre ma mère  ? C'était donc vrai qu'elle devenait folle  ? Moi je l'aimais ma mère, comme tous les enfants, alors j'ai eu très peur pour elle….

Quant au fait de piquer dans l'assiette de ma sœur, ça je ne l'ai jamais fait. D'abord parce que j'avais un appétit d'oiseau et que je me voyais mal devoir manger d'avantage, ensuite parce que ma mère l'aurait bien vu. Tant mieux si je ne l'ai pas fait. Au moins je n'aurai pas participé, même involontairement, à la déchéance de ma sœur. Mais ce jour-là, j'ai vraiment senti que quelque chose ne tournait pas rond.

Et puis les cours ont repris. Pour moi c'était un moment important : la rentrée au collège. Tous les soirs en arrivant chez moi je prenais un petit goûter dans la cuisine, un pain au chocolat avec un bol de lait, encore une petite habitude que j'ai perdue d'ailleurs. Un soir j'étais seule avec ma sœur dans la cuisine. Je prenais mon goûter habituel, et elle elle a mangé un petit pain également, puis deux, puis trois. Tout me parlant de choses et d'autres sans importance… Et puis elle est sortie de la cuisine pour aller aux toilettes. Je savais très bien ce qu'elle allait y faire. Je savais très bien qu'elle se faisait vomir après avoir mangé, j'avais entendu ma mère en parler discrètement avec mon père, sans savoir que je n'en perdais pas une miette. Alors j'ai tendu l'oreille pour écouter. Et je l'ai entendue recracher ses trois pains aux chocolats dans la cuvette puis tirer la chasse d'eau. Ensuite elle est revenue, l'air de rien, et a continué à me parler tranquillement comme si de rien n'était. Mais moi je n'arrivais plus à écouter ce qu'elle me racontait. J'ignorais tout de l'anorexie bien sûr, mais instinctivement je sentais que c'était quelque chose de très grave, et que ça allait nous mener très loin. Je le savais bien, moi, que ce ne serait pas l'affaire de quelques mois. Je sentais que les années à venir seraient terribles. Alors j'ai hésité à lui demander ce qu'elle avait fait. Dans ma tête les idées défilaient " je lui parle ? je lui parle pas ? " J'avais très peur de le faire car ma sœur était très impulsive et coléreuse, elle pouvait se mettre à crier sur n'importe qui, même moi. Mais j'ai senti qu'il fallait que je lui parle, au moins une fois. Alors je lui ai demandé timidement " Tu t'es faite vomir ? " Elle n'a pas eu l'air déstabilisée… Il faut savoir qu'en général les anorexiques sont des gens très intelligents, avec beaucoup de caractère, et surtout très manipulateurs. Alors elle m'a répondu " Oui, j'avais un peu trop mangé je me sentais pas bien, j'ai préféré me faire vomir pour pas être malade "… Ah bon. J'ai fait semblant de la croire. Mais elle s'est approchée de moi bizarrement, elle m'a fixée dans les yeux en me serrant très fort les poignets et elle m'a dit fermement " Mais surtout tu ne le dis pas à Maman. Tu me promets hein ? Tu me promets que tu ne vas pas lui dire ? " elle me disait ça méchamment, presque comme une menace. Elle me faisait peur. J'ai répondu " oui oui, promis… " Et elle est partie.

Et moi je suis restée paralysée devant mon bol de lait. Six ans après je m'en rappelle encore très bien, j'avais les yeux fixés au mur et je tremblais de tout mon corps. Je ne savais plus quoi penser. Je venais de promettre de ne rien dire, de toutes façons ma mère le savait très bien, je ne lui aurais rien appris de plus… Mais je ne comprenais pas. Tout s'était mis à changer en l'espace de quelques semaines. Mon père était de plus en plus distant, ma mère commençait à faire une dépression nerveuse. Un rien l'énervait, y compris moi. Et ma sœur faisait sa loi au milieu de tout ça. Le soir, ma mère passait des heures à discuter avec ma sœur, dans sa chambre, pour essayer de comprendre ce qui n'allait pas. Elle aurait mieux fait de lui coller des baffes. Elle ne comprenait pas que ma sœur la manipulait. Moi vous pouvez m'engueuler autant que vous le voulez, ça ne servira à rien. Il faut m'expliquer les choses calmement pour me faire changer. Tandis que ma sœur c'était le contraire, plus vous discutiez avec elle et plus elle n'en faisait qu'à sa tête. Il fallait la secouer. On était très différentes, elle et moi. Mais on s'adorait mutuellement, ça c'est sûr. Et si elle a manipulé tout le monde pendant des années, c'est encore avec moi qu'elle sera restée la plus honnête.

Ce mois de septembre, c'est le temps où j'ai ressenti que tout était terminé. La fin de l'enfance. Pour la première fois je me suis sentie mal dans ma peau et dans ma tête, pour la première fois je me suis posée des questions. Pourquoi ceci, pourquoi cela ? Je ne comprenais plus rien. En quelques mois tout s'était transformé, et l'angoisse s'installait.

Et j'ai pris la décision de ne pas me mêler de tout ça. Presque volontairement je me suis dit " ce ne sont pas mes affaires, je n'ai pas à m'en occuper ". Pourtant c'était bien mes affaires, à moi aussi. Et j'aurais mieux fait de m'en occuper. Ca n'aurait rien changé pour ma sœur, mais moi ça m'aurait aidée, ne serait-ce que d'en parler autour de moi, sans forcément chercher une solution, juste en parler à ceux qui auraient bien voulu m'entendre. Au lieu de ça j'ai fermé les yeux sur la situation. Et depuis ce jour où j'ai promis à ma sœur de ne rien dire, je n'ai jamais parlé de ça à qui que ce soit. J'ai tout gardé pour moi. J'ai laissé mes parents s'enfoncer dans leurs angoisses, j'ai laissé ma sœur se détruire, et moi j'étais à l'autre bout du monde. Mais maintenant avec le recul, je sais bien que ce n'était qu'une apparence, et que si quelqu'un était malheureux à en mourir de tous ces évènements, c'était bien moi. Mais en secret.

Mercredi 18 décembre 2002

Ma soeur (2)

Les mois ont passé et les choses allaient en empirant. A la maison, c'est ma sœur qui faisait la loi. Pourtant il n'y a pas plus autoritaire que mon père, il est militaire jusqu'au bout des doigts. Mais il a bien dû se rendre compte qu'il aurait beau user de toute son autorité, jamais il n'aurait le dessus sur ma sœur. Parce qu'elle prenait les autres par les sentiments. Elle savait parler aux gens et les faire aller dans la direction qu'elle souhaitait. Il ne fallait surtout pas discuter avec elle, sinon elle était capable de vous faire culpabiliser et bientôt, c'est vous qui étiez responsable de ses malheurs. Ma mère a commencé à faire une dépression nerveuse et mon père a décidé de ne plus s'occuper de tout ça. Il s'est peu à peu retiré, puisque à chaque fois qu'il essayait d'intervenir ça se terminait en dispute. C'est vrai qu'il n'a jamais été doué pour la communication, mon père… Et moi je prenais de plus en plus de recul, du moins en apparence. Mais je sais bien, avec le recul, que dans mon cœur j'étais de plus en plus proche de ma sœur, et que finalement je me détruisais moi aussi peu à peu. A cette époque j'ai commencé à avoir des idées fixes et des TOC, troubles obsessionnels du comportement. Par exemple j'étais persuadée qu'un fil était accroché dans mon dos et qu'il risquait de me serrer et de m'étouffer. Si en me couchant je faisais un tour sur moi-même, je ne pouvais pas dormir. Il fallait que je me relève, que je refasse un autre tour sur moi-même mais dans l'autre sens, afin de défaire le fil imaginaire enroulé autour de moi. Alors je réussissais à fermer les yeux, et encore…

Quant aux idées fixes, elles arrivaient comme ça, sans prévenir et sans raison. Au nouvel an de cette année-là, la fête avait lieu chez nous. Toute la famille était là, notamment mes cousins et cousines. On s'amusait, tout allait bien, et puis d'un seul coup je me suis retrouvée incapable de rire avec les autres. Je n'arrivais plus à me concentrer sur quoi que ce soit. J'avais des idées noires et fixes, et ça me coupait carrément la parole. Je sentais une peur en moi, une peur inexplicable, alors que tout se passait bien. Quelque chose m'angoissait mais je ne savais pas quoi. J'ai quitté le salon et me suis assise dans la cuisine, mais la peur ne partait pas. Ma cousine est arrivée et m'a demandé ce que je faisais là, bêtement, alors que tout le monde s'amusait. Et puis elle m'agaçait " Mais viens donc, t'as l'air maligne ici ! Allez viens ! ". J'ai fini par lui dire de fermer sa sale gueule, elle l'a très mal pris et est repartie. Tant mieux.

Chez moi je ne décrochais plus un mot. Je restais silencieuse et renfermée, et mes parents ne s'en rendaient même pas compte tellement ils étaient obnubilés par ma sœur. Par contre au collège je me rattrapais. Cette année-là j'ai collectionné les heures de retenue et les avertissements, je n'avais que onze-douze ans pourtant… A chaque conseil de classe je me faisais accabler, les notes étaient correctes mais j'étais beaucoup trop bavarde. Si bien que mon père a décidé d'assister au dernier conseil de classe, celui du mois de juin. Horreur ! Je savais que ce conseil serait le pire de tous, que je me ferais encore plus accabler que les précédents. Et mon père me faisait très peur. Il ne m'a jamais frappée pourtant, mais il était grand et moi petite, et quand il me regardait sévèrement en élevant la voix j'en étais traumatisée. J'avais une peur folle de ce conseil de classe et de la dispute que je recevrais après, alors j'ai décidé de fuguer.

C'était un jeudi de fin juin. A cause du conseil on n'avait pas cours l'après-midi, je suis donc rentrée chez moi à midi avec l'intention de me préparer un petit sac avec des fruits dedans et de l'eau. Manque de chance, j'avais oublié que mon père avait pris sa journée, pour assister au conseil, justement… Alors je me suis approchée à pas de loup de la maison. J'ai sorti une feuille de mon cartable sur laquelle j'ai écrit " Ne dites à personne que je suis partie. Je reviendrai bientôt. " J'ai posé la feuille devant l'entrée avec des pierres dessus pour pas qu'elle s'envole, et je me suis enfuie à toutes jambes. J'ai couru jusqu'au centre-ville la trouille au ventre. Et là j'ai pris un car pour me rendre dans la campagne rochelaise.

Je suis ainsi allée jusqu'au village de l'école de ma mère, puisque je le connaissais par cœur, ainsi que les chemins environnant. J'ai emprunté l'un de ces chemins au hasard, j'ai balancé mon cartable dans un buisson et je suis partie droit devant, en marchant assez rapidement.

Et là ce fut l'enfer. J'allais à travers champs au hasard, sans savoir où j'étais, tout était désert et le soleil tapait très fort. Parfois j'atterrissais dans un petit hameau, je passais devant une ferme discrètement et je poursuivais ma route. Mais une question m'obsédait  : où dormir ? Je repérais bien des endroits, mais tous me faisaient peur. Finalement j'ai décidé de revenir sur mes pas vers le village, puisque j'avais en tête un champ où il ne passait jamais personne et où j'étais certaine d'être tranquille. Seulement il y avait plusieurs heures que je marchais et je commençais à être très fatiguée. Mais tant bien que mal je suis revenue. J'avais très mal aux jambes, et surtout très soif. Le soleil tapait comme du plomb sur ces petits chemins cailloutés, j'avais la gorge toute sèche et les lèvres tout abîmées. J'aurais donné n'importe quoi pour un verre d'eau. Mais je n'osais pas demandé dans les fermes que je rencontrais, de peur d'éveiller les soupçons. Quand je suis arrivée au village, la nuit commençait à tomber.

Avant d'aller dans le champ en question je me suis dit que j'allais faire un tour au terrain de foot pour boire un petit coup, un gros coup même, aux robinets. J'ai donc pris la petite rue qui y mène. Et là, j'avais à peine fait trois pas que j'ai vu une voiture arriver en sens inverse et s'arrêter à côté de moi. Je ne connaissais pas le conducteur mais à côté de lui il y avait une copine à moi. L'homme m'a dit " ben tu sais tes parents ils sont drôlement inquiets… " Bon… Je suis montée à l'arrière sans dire un mot et il m'a ramenée chez lui. Ben ouais, il était à ma recherche, de même que des dizaines de personnes. Mes parents avaient alerté tout le monde, tous ceux qui me connaissaient, la gendarmerie, et il y a même eu une annonce passée à la radio avec ma description physique et les vêtements que je portais… Une copine m'a raconté qu'elle avait vu ma mère en pleurs arrêter les voitures devant chez nous en leur montrant une photo de moi et en leur demandant s'ils m'avaient vue. Quand je pense à cela ça me fait mal.

Une fois arrivés chez lui, le monsieur m'a donné de l'eau pendant que sa femme appelait ma mère. Vingt minutes plus tard, ma mère est arrivée.

Je n'oublierai jamais la tête qu'elle faisait. Comme si le monde s'était écroulé sur elle, elle avait dû perdre cinq kilos, elle était toute pâle. Elle n'a rien dit mais elle me posait des milliers de questions dans son regard : " Mais pourquoi t'as fait ça ? Mais qu'est ce qu'il t'arrive ? Ma fille… " Elle est venue vers moi et m'a serrée très fort dans ses bras en pleurant de longs sanglots. Et moi aussi j'ai craqué, je me suis mise à chialer en la serrant contre moi. Je réalisais tout juste l'ampleur de ce que je venais de faire. C'était ma peur qui retombait, mon stress et ma fatigue. J'étais au bout du rouleau.

Jeudi 19 décembre 2002

Ma soeur (3)

Je ne sais pas combien de psychiâtres - psychothérapeutes - psychologues ma sœur a pu voir durant toutes ces années, mais au moins une bonne vingtaine. C'est ma mère qui a eu cette idée de lui faire consulter un psy, et au début elle était pleine d'espoir pour cette nouvelle solution. La pauvre, elle ne pouvait pas savoir que le cas de ma sœur était désespéré depuis le début… Parfois ma sœur revenait enchantée de ces séances, elle disait " celui-là c'est le bon, j'ai découvert plein de choses, je sens que je progresse ! " Alors ma mère était heureuse et reprenait un peu goût à la vie. Et quelquefois c'était l'inverse : " Il est nul ce psy, il me regarde bêtement et attend que je parle toute seule… " Alors ma mère lui conseillait de persévérer encore un peu, puis se résignait à lui en conseiller un autre. Pourtant moi je me dis que les psys que ma sœur n'aimait pas n'étaient certainement pas les plus mauvais, et inversement. Puisque de toutes façons elle refusait de s'en sortir, elle ne pouvait pas aimer quelqu'un qui l'aiderait à progresser…c'est logique.

Il paraît que quand un problème touche une famille, ce ne sont pas uniquement les membres concernés qui doivent en discuter, mais la famille au complet. Ainsi j'ai eu droit, moi aussi, à des séances de dialogue chez un psy, de même que mes parents et mon petit frère. C'était bizarre, ces séances de groupe… Mon père n'y croyait pas du tout et il fallait vraiment que ma mère le pousse pour qu'il y participe. Mais une fois dans le cabinet il faisait de réels efforts pour faire avancer les choses, il répondait calmement aux questions qui lui étaient posées, essayait de développer au maximum ce qu'il essayait de nous faire comprendre. Celle qui parlait le plus c'était ma sœur, comme dans la vie d'ailleurs : toujours la goule ouverte. Il était impossible de la faire taire. Ma mère aussi parlait beaucoup et à chaque fois elle me faisait de la peine. Je la sentais tendue dans ses paroles, prête à craquer à chaque nouvelle phrase. Quant à moi j'avais beaucoup de mal. J'aurais préféré qu'on me laisse tranquille mais de temps en temps on me demandait mon avis alors il fallait bien que je le donne. Et le plus souvent je m'embrouillais dans mes réponses, c'est vrai, quand on me pose des questions trop intimes ou trop personnelles je n'arrive plus à m'exprimer. Alors tant bien que mal je répondais, souvent complètement à côté de la question, et je me demandais bien si le psy serait capable de décoder quelque chose dans mon discours. Puis quand j'avais terminé je regardais les autres autour de moi pour essayer de savoir si je n'avais pas dit trop de bêtises, un peu comme à l'école… Parfois le psy relevait un petit détail dans ce que j'avais dit et il partait dessus… Enfin j'avais beaucoup de mal, encore plus que mon petit frère d'ailleurs. J'ai l'impression qu'il avait plus de recul que moi sur les choses, mais je me trompe peut-être. Des séances de ce genre il y en a eu quatre ou cinq, jusqu'à ce que ma sœur décrète que c'était inutile, et comme on ne pouvait pas l'emmener de force…

Ma mère a dû faire preuve de beaucoup d'imagination pour sans cesse trouver de nouvelles solutions. Peine perdue, aucune n'a fonctionné. Pourtant il y en avait une bonne : mes parents ont loué un studio à ma sœur, alors qu'elle avait dix-sept ans. Ma mère m'expliquait : " Maintenant qu'elle va être seule, elle va être obligée de se prendre en main, à tous les niveaux… " Mouais… Ben en fait l'effet fut inverse, plutôt que de se reconstruire ma sœur s'est détruite encore plus rapidement. Tant qu'elle était chez nous elle ne pouvait pas se faire vomir comme elle le voulait, on l'aurait remarqué. Mais chez elle, il n'y avait plus aucun obstacle à sa folie, elle ne mangeait presque plus du tout.

On la voyait assez peu, elle ne revenait nous voir que le dimanche, pour le repas. Je détestais ça, d'ailleurs, ces repas interminables du dimanche midi. Ma sœur je préférais aller la voir chez elle, toute seule, de temps en temps. Là c'était chouette. Comme je l'ai dit elle manipulait tout le monde, mais c'est encore avec moi qu'elle était la plus gentille et la plus honnête. On parlait énormément toutes les deux. Un jour elle me dit " J'ai un secret pour toi… " Evidemment j'étais contente. Elle continue " Je suis amoureuse ". Eh eh… Bon, ce n'était pas une grande première car elle était toujours amoureuse. C'est fou, elle a eu énormément de copains. Pas quand elle était maigre et moche bien sûr, là aucun gars n'aurait voulu d'elle. Mais avant c'était une très belle fille, et très sentimentale malgré les apparences. Alors elle s'enflammait vite pour ses amours. Et puis elle m'a dit " j'espère que tu me le diras, toi aussi, quand tu seras amoureuse ". Bien sûr que je te le dirai ! C'est marrant…

Quand j'avais des difficultés au collège c'est elle qui me donnait des leçons. Elle me faisait aussi beaucoup de cadeaux, le plus souvent des vêtements ou des babioles à accrocher dans les cheveux ou aux poignets. C'est elle qui me coiffait, aussi. On a essayé toutes les couleurs de cheveux et toutes les coupes.

Le seul avantage dans le départ de ma sœur en studio, c'est qu'on n'avait plus à la supporter à la maison. C'est triste à dire mais c'est vrai, l'ambiance s'est légèrement détendue, et au moins les conversations ont changé de sujet, alors qu'avant c'était ma sœur, ma sœur, et toujours ma sœur. Et puis surtout, ça nous évitait de voir trop souvent son sale physique de prisonnier d'Auschwitz. J'arrivais à peu près à la regarder tant qu'elle était habillée. En chemise de nuit c'était déjà un peu plus dur. Et un jour, vers la fin, je suis passée devant sa chambre et je l'ai vue toute nue. A l'époque elle mesurait 1 mètre 63 pour 28 kgs. J'ai été bouleversée par cette vision. Si je pouvais supprimer une image de ma mémoire, ce serait celle-ci. Comment peut-on s'infliger volontairement un tel traitement ?

Quant aux psys, j'ai fini par ne plus y croire du tout, je pensais vraiment que c'était la pire race parmi les docteurs. Mais quand ma sœur est morte, ma mère a tenu à ce que j'aille en consulter un. Je me rappelle de l'attente, toute seule. Je parcourais les affiches sur le mur et j'ai vu le mot : " Le tarif de la consultation est de 225 francs " Eh ben en plus c'est pas donné, que je me suis dit. Puis la psy est venue me chercher et je me suis assise dans son cabinet. " Pourquoi viens-tu ici ? " me demande-t-elle. " Pour faire plaisir à ma mère ", lui ai-je dit. Bon… Et puis à peu l'ambiance s'est détendue et j'en suis arrivée à parler de choses plus personnelles, sans toutefois entrer dans les détails. Et puis elle me demande " Quel est l'événement qui t'a le plus marquée dans ta vie ? " Evidemment j'ai pensé à ma sœur qui venait de décéder. Mais je ne pouvais pas lui dire. Comme je l'expliquais, je n'en parlais jamais à personne. Ni à mes parents, ni à mon frère, ni à ma sœur bien sûr, et surtout pas au collège. Je gardais tout pour moi, j'avais honte de tout ça, comme si quelque part je me sentais responsable. Et puis j'ai senti qu'il fallait en parler, que tout au moins ça me ferait du bien. Alors j'ai décroché " Ma sœur, elle est anorexique. " Ouf ! Ce fut très très dur. Rien que ça j'étais épuisée. Alors elle m'a demandé son âge. J'ai hésité à mentir, lui répondre dix-neuf… Je bouillais sur ma chaise, je me rappelle que je donnais plein de petits coups sur l'accoudoir, et que je respirais très court. Et puis je lui ai dit " elle est morte ", et là je me suis mise à pleurer pour la première fois depuis des mois. Bien sûr je lâchais quelques larmes par-ci par-là, mais jamais rien de trop. Même à l'enterrement je n'ai pas versé une seule larme. Je gardais tout en moi, et pourtant il y en avait beaucoup. Mais là dans le cabinet je ne pouvais plus me contrôler, tout est sorti et je ne pouvais plus l'arrêter. En plus je me sentais gênée de me montrer ainsi devant quelqu'un, mais je n'avais plus le contrôle. J'ai dû pleurer ainsi pendant vingt minutes, en silence car la psy ne me disait plus rien. En sortant du cabinet je ne m'étais jamais sentie aussi bien depuis des années. J'ai continué de la consulter pendant un an, et finalement ça m'a beaucoup apporté.

Je m'aperçois que je ne raconte pas les choses dans l'ordre. J'en étais rendue au moment où ma sœur emménageait dans son studio. Mais je veux y aller petit à petit alors ce sera pour demain.

Vendredi 20 décembre 2002

Ma soeur (4)

Une fois que ma sœur s'est retrouvée seule, sa santé s'est dégradée encore plus rapidement  : désormais elle ne mangeait presque plus. Et elle n'avait plus personne sur le dos pour l'empêcher de se détruire. J'imagine que le moment de la semaine où elle mangeait le plus c'est quand elle venait chez nous le dimanche. Ca devait être le festin pour elle, et pourtant il n'y avait presque rien dans son assiette : juste quelques légumes, et encore elle avait du mal à les avaler. Moi qui ne suis pas du tout une grande mangeuse, même après un repas comme celui-là je serais restée affamée. Mes parents ne disaient trop rien, ils ne la voyaient qu'une fois par semaine, ce n'était pas pour faire un scandale. Et ils savaient très bien que ça ne changerait rien à l'affaire.

Ma sœur a eu dix-huit ans et sa santé devenait de plus en plus critique. Mais on ne peut pas légalement obliger un adulte à se soigner contre son gré, à moins que sa vie ne soit en danger. Il a donc fallu attendre d'en arriver à ce stade.

Un jour ma sœur nous appelle : elle venait de prendre une grande décision : intégrer l'hôpital psychiatrique de Nantes. Elle avait enfin compris, à l'entendre dire, qu'il fallait qu'elle se prenne en main pour de bon, et c'est pour cela qu'elle s'était décidée à se faire soigner à temps plein. Evidemment on était heureux à la maison. Pour la première fois elle faisait quelque chose de concret. Un moment, on a bien cru qu'elle allait s'en sortir. Mais la vérité était différente, on l'a su plus tard. Jamais elle n'avait décidé d'intégrer quoi que ce soit. Mais un jour elle s'était évanouie dans le hall de son immeuble. Evanouie de faiblesse, tout simplement. Car elle était très faible, cela va de soi. Par exemple elle était incapable d'enjamber la murette devant chez nous, qui ne doit pas faire plus de cinquante centimètres de haut. Alors elle est tombée et ne s'est pas relevée : ce sont des voisins qui ont appelé le SAMU. Elle a été ranimée, conduite à l'hôpital de La Rochelle et placée sous perfusion. Les perfusions c'était pour la nourrir, puisque même dans cet état elle refusait toujours de manger. Alors on la nourrissait avec des piqûres. Et comme sa vie était réellement en danger ils lui ont annoncé qu'elle allait être conduite dans un centre spécialisé, à Nantes. Pourquoi Nantes ? Je n'en sais rien, sans doute parce qu'il n'y avait rien de similaire à La Rochelle.

La vérité, ma mère ne nous l'a appris que plus tard, mais apparemment pour elle ce n'était pas grave. Que ma sœur ait intégré cet hôpital de force ou d'elle-même, pour ma mère c'était un détail. Mais pour moi ça changeait tout. Mais alors tout. Ca voulait dire que finalement ma sœur n'était pas si prête que ça à se faire soigner. D'ailleurs je lui ai dit, à ma mère, que jamais elle n'aurait dû me raconter ça. Qu'elle me laisse tranquillement croire à ce mensonge, puisqu'il me faisait du bien… Enfin c'est comme ça…

Le traitement des anorexiques est très strict et très sévère. Mais il n'y a que ça qui marche avec ces gens-là, et encore ça ne marche pas à tous les coups, c'est même plutôt rare. Il n'y a aucun remède miracle pour s'en sortir, souvent il suffit d'attendre quelques années que les choses ses calment, tout doucement… C'est encore un mystère pour les psychologues. Il y a bien des hypothèses, des débuts d'explications, mais rien de précis. Une fille qui est anorexique, on ne peut jamais être sûr de la raison, ni être sûr que ça passera et en combien de temps. Et chez les gars, c'est beaucoup plus rare mais quand ça arrive c'est encore pire, presque incurable. Allez savoir pourquoi.

Ainsi, le traitement est assez sévère. Au début les filles n'ont le droit de rien faire, juste rester cloîtrées dans leur chambre ou leur couloir. On leur dit : " Quand vous aurez pris trois kilos vous aurez le droit de passer un coup de téléphone et d'écrire une lettre. Trois kilos supplémentaires et vous aurez le droit de vous promener dans le parc. Trois kilos de plus et vous pourrez téléphoner librement. Encore trois kilos et vous aurez le droit de recevoir de la visite "… Et ainsi de suite jusqu'à ce qu'elles soient autorisées à sortir. Elles n'ont donc pas le choix : il faut qu'elles mangent.

Ainsi nous avons dû attendre avant de recevoir de ses nouvelles, et par la suite les lettres arrivaient au compte-gouttes. Dans l'enveloppe il y avait en général trois autres petites enveloppes : une pour mes parents, une pour moi et une pour mon petit frère. J'étais très heureuse à chaque fois. Je montais dans ma chambre et je dévorais ses écrits. Les premières étaient assez noires et tristes, mais les dernières étaient pleines d'espoir. Elle me racontait la vie dans l'hôpital. Bizarrement elle n'était pas avec les autres anorexiques, mais avec des fous. Des gens qui étaient dans le même couloir depuis vingt ans, qui faisaient des puzzles pour enfants toute la journée, et qui piquaient des colères sans raison… Dans la plupart des chambres il y avait des barreaux aux fenêtres pour les empêcher de sauter. Et ma sœur a passé des mois là-dedans. Mais à la fin elle allait mieux, ses dernières lettres étaient très enthousiastes, elle semblait persuadée d'être sur la bonne voie. Et je suis certaine qu'elle ne mentait pas à ce moment-là. Je pense qu'elle a vraiment cru que tout allait s'arranger pour elle. C'est terrible cette maladie  : la personne réussit à se convaincre elle-même… Pourtant moi j'ai toujours eu quelques doutes. J'étais la seule d'ailleurs, mes parents étaient sûrs que tout allait rentrer dans l'ordre désormais. Je ne sais pas pourquoi, mais moi je n'arrivais pas y croire. Je sentais que tout ça, ce n'était qu'une pause, avant de repartir de plus belle.

Un jour enfin nous avons eu le droit de lui rendre visite. On est donc montés sur Nantes en voiture, direction l'hôpital St Jacques. C'est très grand, plutôt vieux, avec un parc. On a attendu ma sœur vingt minutes dans une grande salle meublée de quelques chaises et d'un bureau, et elle est arrivée… Elle était belle ! Comme avant ! Elle était presque normale… Ma mère était toute émue, je crois même qu'elle a pleuré de joie un petit peu. Mon père montre moins facilement ses émotions, mais je sais qu'il était heureux lui aussi. Moi j'aurais préféré être toute seule avec ma sœur, mais hélas elle n'avait droit qu'à une seule visite. Alors je parlais peu mais je me sentais bien. Pfff… la visite était limitée dans le temps : le docteur avait dit " pas plus de vingt minutes ". Alors au bout de vingt minutes il est revenu en nous demandant de nous en aller. J'avais envie de lui dire " mais va te faire foutre toi ", mais je savais bien que ça faisait partie du traitement de ma sœur, cette histoire de visites limitées dans le temps…

Et un jour ma sœur a enfin eu le droit de sortir. Elle a laissé tomber son studio pour se réinstaller chez nous.

Samedi 21 décembre 2002

Ma soeur (5)

Quand ma sœur est revenue chez nous, tout le monde a cru que le cauchemar était terminé, sauf moi. Je n'arrivais pas à me convaincre que les choses étaient si faciles. Tant qu'elle était retenue à l'hôpital psychiatrique, elle était obligée de manger, sinon ils ne l'auraient pas laissée sortir. Mais maintenant qu'elle était chez nous, plus rien ne la forçait. Je sais bien que la médecine fait quelques progrès, mais tout ce qui touche au mental reste encore plein de mystères. Alors j'avais de sérieux doutes.

Mes parents, eux, étaient tout contents de retrouver leur fille. Avec un poids acceptable et un physique présentable. Mais ils ont vite déchanté. Le soir même, ma sœur ne voulait pas manger. Non, elle décrétait qu'elle avait été gavée pendant des mois et que donc elle avait bien droit à une petite pause. Elle nous a raconté comment elle avait été nourrie là-bas, à l'hôpital, à l'entendre parler ça avait l'air horrible, mais il est certain qu'elle en rajoutait beaucoup. Et puis, disait-elle, le voyage du retour lui avait donné mal au cœur, elle ne se sentait pas capable d'avaler quoi que ce soit. Evidemment ça a gueulé. Mon père lui disait " Tu vas quand même pas recommencer ? " Moi j'avais envie de lui répondre " Ben si qu'est ce que tu crois… " Bon… Je les ai écoutés se disputer pendant une bonne heure et je suis partie, et personne n'a remarqué que je m'en allais. C'est bizarre, mais j'ai l'impression que pour moi ma sœur est morte ce jour-là. Presque consciemment je me suis dit " Maintenant le ne mangera plus jamais, c'est fini ". L'affaire était classée.

Les semaines ont passé et sa santé était en chute libre. Comme je l'ai déjà dit, elle manipulait tout le monde. Un jour j'ai eu besoin d'une feuille blanche alors comme d'habitude je suis allée me servir dans sa chambre. Et sur le paquet de feuilles il y avait un mot, bien en évidence " Le poisson n'était pas frais, je me suis faite vomir ". Pourquoi a-t-elle laissé ce mot ici ? Elle aurait voulu que je le lise qu'elle ne s'y serait pas prise autrement. Car elle le savait très bien, ma sœur, que bien souvent j'allais emprunter des affaires dans sa chambre, même que la plupart du temps elle rouspétait car j'oubliais toujours de les lui rendre. J'ai lu le mot, j'étais déçue mais ce n'était qu'une confirmation de ce que je savais déjà. Alors je ne lui en ai pas parlé. De toutes façons on ne parlait jamais de ça, je n'allais pas faire une exception pour un petit mot de rien du tout.

Mais quelques jours plus tard, on s'est retrouvées seules à la maison, un soir. On a mis le couvert pour manger, et comme il n'y avait rien dans son assiette je lui ai dit " Tu bouffes rien ". C'était la première fois que je lui faisais une remarque de ce genre depuis des années, depuis le jour où je l'avais entendue se faire vomir dans les toilettes. D'abord étonnée que je lui parle si franchement, elle a ensuite pris son air détaché, comme d'habitude. Mais moi je n'ai pas lâché, j'ai continué à lui dire ce que je pensais d'elle et de sa façon de se foutre de notre gueule, et surtout de la mienne. Qu'elle arrête un peu avec ses prétextes bidons du genre " je suis malade ", ou " j'ai mal au cœur ", ou je ne sais quoi d'autre. Et puis je savais qu'il fallait lui parler franchement, et comme j'étais apparemment la seule à l'avoir compris j'ai continué. Elle s'est mise en colère, en criant qu'on ne comprenait rien, et patati et patata. Moi je lui répondais. Ca a dû lui faire bizarre, moi qui ne décrochais jamais un mot d'habitude… En tous cas ça lui a donné la rage, elle n'arrêtait plus de crier et elle est sortie de la maison en claquant la porte. Tant pis.

Elle est revenue un quart d'heure plus tard en pleurant, elle m'a serrée dans ses bras en s'excusant, et en me disant qu'elle m'aimait très fort et qu'elle s'en voulait de s'être mise en colère… c'était chouette. Ca m'a beaucoup émue. Et ce soir-là elle a réussi à manger normalement, et sans se faire vomir après. Au moins ça lui a fait un repas de gagné, c'est déjà ça…

Les vacances de Pâques de cette année-là, je les ai passées chez mes grands-parents, juste à côté, sur l'île de Ré. Alors que mon séjour touchait à sa fin, une nuit j'ai été réveillée. C'était à l'aube, j'ai entendu ma grand-mère descendre et ouvrir la porte, puis j'ai reconnu la voix de mon père. J'ai tout de suite compris ce qu'il venait faire ici presque en pleine nuit. Je les entendais discuter tous les deux, en bas, je discernais très mal leurs paroles mais je me doutais bien de quoi il s'agissait. Pas de pleurs ni de cris, ils étaient tous les deux très calmes et ils parlaient assez peu. Je ne sais pas ce qu'ils se sont dit. Je me rappelle très bien de ce moment, j'étais dans mon lit, détendue, la lumière commençait à entrer à travers les volets, et j'écoutais vaguement ce qui se disait en bas. Je n'étais même pas triste, je ne pensais à rien, et surtout pas à ma sœur qui venait de mourir, car c'est pour ça que mon père était là, pour nous annoncer la nouvelle.

Et puis je me suis levée, je suis descendue pieds nus en chemise de nuit dans la cuisine. Ma grand-mère et mon père m'ont regardée entrer comme si j'arrivais d'une autre planète, puis je me suis assise à la table. Mon père a tout de suite compris que j'avais tout entendu, et peut-être qu'il s'est senti soulagé de ne pas avoir à m'apprendre la chose.

Il y avait déjà plusieurs heures que ma sœur était décédée, mais mes parents avaient préféré attendre avant de m'en parler. Attendre que le corps de ma sœur ne soit plus à la maison, qu'il ait été emmené par les pompiers. Ils ont eu raison, je n'aurais pas aimé le voir. Par contre mon petit frère, qui était en vacances avec moi, ne le savait pas encore. Il a fallu le lui annoncer. Alors je me suis rhabillée pour aller faire un tour dans les petites rues désertes du village pendant que mon père lui parlait. Je ne sais pas comment il lui a appris. De toutes façons, mon petit frère aussi savait très bien comment les choses se termineraient. Lui aussi il avait déjà fait le deuil.

On est rentrés sur La Rochelle. La maison semblait plus vide, mais moins morbide. Je ne dis pas qu'elle était plus joyeuse, mais quand je pensais à ma sœur je me disais qu'elle n'était plus là-haut en train d'agoniser, dans sa chambre à côté de la mienne, je me disais qu'elle était ailleurs. C'était horrible mais la maison, elle, semblait moins triste. C'est bête.

Avec le recul je me dis que peut-être on aurait encore pu faire quelque chose pour ma sœur. La faire intégrer à nouveau l'hôpital psychiatrique, puisque sa vie était en danger. Mais c'est étrange, j'ai l'impression que mes parents ont baissé les bras. A un moment ils se sont résignés, et ils ont arrêté de se battre. Ma mère ne conseillait plus à ma sœur d'aller consulter un psy, de même qu'elle ne lui disait plus rien quand son assiette était vide. C'est étrange, et dommage car si ça se trouve il lui restait encore quelques chances de s'en sortir. Mais c'est facile à dire avec le recul, et on ne peut en vouloir à personne. Ma mère s'est battue pendant quatre années pour sauver sa fille, quatre années comme celles-ci ça fatigue. Ma mère n'en pouvait plus.

Dimanche 22 décembre 2002

Ma soeur (6)

L'enterrement de ma sœur a eu lieu quelques jours plus tard. Il y avait beaucoup de monde, toute la famille, tous ces gens qui avaient suivi de plus ou moins près son agonie. Parmi ceux qui l'avaient suivie de près il y avait ma grand-mère par exemple, qui jusqu'au bout aura été très présente dans la lutte.

Et parmi ceux qui l'avaient suivi de loin il y avait ma tante Sabine, qui autrefois avait dit à mes parents en parlant de ma sœur " Qu'est ce qu'elle est mal élevée cette petite ! " Il faut être stupide pour dire une chose pareille. C'est vrai qu'étant petite ma sœur était hyper-active et très turbulente, et que mes parents devaient installer des barrières autour de la caravane, dans les campings, pour l'empêcher de s'échapper. Mais j'aurais bien voulu voir ce qu'elle aurait fait, ma tante, avec une enfant pareille.

Enfin peu importe.

Quand je repense à tout ça, je me dis que tout est allé très vite. Quatre années, pourtant, presque le quart de ma vie… Mais j'ai l'impression que c'est un ouragan qui s'est abattu sur notre famille et qui a tout ravagé en l'espace de quelques secondes. Du jour au lendemain, plus rien ne ressemblait à rien. Comme dit Renaud, après l'enfance c'est quasiment fini. Quelquefois je me dis que c'est vrai, finalement je n'ai été heureuse que les onze premières années de ma vie. Tout le reste c'est du détail. Bien sûr il y eut des bons moments, des choses qu'il faut être plus âgé pour apprécier, comme écouter Brel pour la première fois, ou bien faire l'amour… Et bien sûr je me dis que j'ai encore plein de choses à découvrir, avoir un gosse par exemple, ça doit être magnifique. Mais tout ça ce n'est rien, au bout de compte. Moi je veux juste que ma sœur revienne, et arrêter le temps tant qu'il n'est pas trop tard, tant que je suis encore jeune. J'espère mourir vielle et heureuse, mais j'ai des doutes là-dessus.

Car ma sœur je ne l'ai pas oubliée, loin de là. Elle est au fond de moi, quoi que je fasse je sens ses yeux qui me regardent. Quand je suis heureuse j'ai une petite pensée pour elle, et quand je suis triste c'est pareil. L'autre jour, quand on s'est embrassé avec Mathieu, je m'en voulais à mort, j'en étais malade. D'une part parce que je pensais à tout le mal que je faisais à Noémie, mais aussi, et peut-être surtout, parce que dans mon esprit je vois ma sœur qui me regarde, et qu'elle n'a pas dû être bien fière de moi sur ce coup-là…

J'aimerais vraiment qu'elle soit fière de moi. Bah je sais bien qu'elle n'existe plus, je ne crois pas en Dieu, mais quand même ça fait du bien de s'imaginer, pendant quelques minutes, que tout ça c'est pas des conneries et que quand ma sœur est morte elle est montée là-haut. Je l'imagine très bien arriver près du bon Dieu, avec son corps et son visage d'enfant, et aller directement au paradis. C'est vrai qu'elle nous a fait souffrir, qu'elle a parfois été très méchante, mais dans le fond elle était adorable.

Je pense très souvent à elle. Dans mon esprit elle a son beau visage, je veux dire celui d'avant qu'elle soit si maigre. J'ai la mémoire trop pleine, il faudrait m'en amputer une partie. Je repense par exemple aux dix jours magnifiques passés chez mes grands-parents quand mes parents étaient au Maroc. Elle avait fumé une petite branche d'arbre ! Bah je l'ai déjà raconté tout ça, mais pour moi c'est inoubliable. Ce sont des trucs tout bêtes, une autre fois on était toutes les deux et on avait entrepris de couper l'herbe du jardin qui était très haute. On s'était frayé un chemin à travers toutes ces herbes, comme dans une jungle… Je devais avoir cinq ans, c'est une image que j'ai encore bien dans les yeux, tout comme plein d'autres.

Et un ouragan a tout ravagé. Un jour ma sœur s'est mise à vomir ses repas, et quelques jours plus tard elle est morte. Et pourtant ça a duré quatre ans. Tout a changé pendant ces quatre années. Ma mère, autrefois si facilement angoissée et inquiète, plus rien ne peut la perturber aujourd'hui. La terre se mettrait à trembler qu'elle garderait tout son calme. Et je ne vois pas ce qui pourrait la rendre malheureuse. Mon père, autrefois barbare de la communication, est devenu quelqu'un qui sait écouter les autres, et surtout ses enfants. Quelqu'un de beaucoup plus calme, et pourtant il avait de la marge. Quant à moi, ben je ne suis définitivement plus une enfant. J'ai pris un sacré coup de vieux dans cette histoire. Tout plein de choses ne m'amusent plus du tout.

C'est pas juste, pourquoi est-ce que ça nous est arrivé à nous ? J'aurais préféré que ça tombe dans la maison d'à côté, moi… Oui, que ce soit la fille des voisins qui meurt, et que nous en l'apprenant on se serait dit " ah c'est un coup dur pour eux ", et puis on l'aurait oublié juste après. On serait allés à l'enterrement pour la forme, énervés de perdre une matinée. Mais non, c'est tombé sur nous, c'est vraiment pas de chance.

Quelquefois je croise des filles anorexiques dans la rue. C'est plutôt rare, mais ça arrive. Et à chaque fois je tombe des nues. Je me dis " mais c'est pas possible que ma sœur ait pu être comme ça ! " Et si, pourtant, elle aussi elle a été maigre, et même pire. Mais de ma sœur je n'ai gardé que les belles choses, quand j'imagine son visage c'est celui qu'elle avait avant que la maladie ne vienne. L'autre jour je suis tombée sur des photos de ma sœur quand elle était sur la fin de sa vie, c'est horrible. Je ne la reconnaissais même pas. J'ai déjà tout oublié de cette période.



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