La grandeur de Derrida, c’est, en plus, son ecriture inoubliable. De nombreux professionnels lui reprochent qu’il ecrit la litterature; ce reproche, dans son optiąue mais aussi selon mes convictions, ne constitue qu’un eloge. Effectivement, il ne s’agit pas de la litterature au sens artistique et esthetique, mais du genre du discours auquel se rapporte la conscience metaphysique de la langue, aussi bien de celle qui constitue 1’element de construction et de mediation du savoir philosophique. La definition est toujours defectueuse, la theorie ne se base pas uniquement sur les preuves et la deduction, entre le nom et la notion et ce qui devrait etre exprime par eux il y a toujours un decalage. En consideration de cette suspension, de cette dissemination
— comme dit Derrida — de 1’aire semantique, la rethorique du message qui vise l’exactitude rigoureuse manque a penser d’une manierę reelle, tout errant et perdant son chemin. Outre le don philosophique, Derrida est pourvu du talent d’essayiste. Enfin, c’est une personnalite tout a fait exceptionnel!e. Tout ce qu’il a pris sur son chantier — romans, poesie, architecture, peinture ou film — porte 1’empreinte de son individualite. II decouvre la realite jusqu’a present inconnue et impose a cette decouverte sa propre optique. Le paradoxe consiste a ce que pour lui le texte s’ecrit lui-meme et la signature de l’auteur est de surplus car elle rend plus raide la relation entre le message et 1’auteur, et en principe Jemeinigkeit de Heidegger n’est qu’une fiction intellectuelle (mentale). Tout de meme Derrida le denonce (nie) a chaque pas; il faudrait probablement prendre comme point de repere son argumentation contenue dans son ecrit Passions, An obliąue offering de 1992. On y lit que c’est difficile de juger sa propre oeuvre, qu’il est impossible de la fixer en repondant aisement aux interpretations des autres, surtout critiques. II est pourtant certain que tout son message d’auteur se caracterise par un mystere que Ton ne peut pas expliquer dans le discours meme.
Tout ce que Ton a dit jusqu’a present ne suffit pas. Fidele a 1’esprit d’Odeon de 1968 qui l’a, d’une certaine faęon, formę, Derrida rejette toujours toutes sortes de violence, d’injustice ou d’inegalite sociale. Etant sensible a 1’impossibilite de concevoir 1’essence meme de 1’etre, il pense neanmoins — malgre son demon de mefiance vis-a-vis des entites, beaucoup plus fort et profond, que celui de cartesianisme
— que quant aux questions morales il faut admettre les evidences precises. C’est frappant, sa constatation dans Pouvrage Spectres