En temps de crise planetaire, l'inquietude individuelle qui peut surgir a chaque toumant de la vie devient toile de fond de 1'imaginaire collectif. Normalement, l'inquietude est « anormale »,elle represente un etat emotionnel ponctuellement deregle. Bień sur, si l'on parle du stress comme du « mai du siecle », c'est bien que 1'etat d’inquietude peut perdurer au point de devenir habituel. De nombreuses populations mondiales vivent quotidiennement dans la peur sans que l'on songe a rappeler que la serenite est un droit de 1’homme. Mais si l'anxiete est dans nos civilisations traitee comme une pathologie, c'est bien que l'inquietude quotidienne est suffisamment inconfortable pour qu'on ne la considere pas comme un etat naturel de 1'homme. L’epicurisme nous enseigne bien le bonheur comme 1'absence de douleur.
En temps de crise, l'inquietude prend le pas sur la quietude. La morosite et la perspective d'un environnement qui se degrade decouragent les jeunes couples de faire des enfants, 1'incertitude professionnelle mene au marasme. L'inquietude n'est plus agitation, mais immobilisme. L'horreur de la realite rattrappe son anticipation, tout est pire que ce que l'on pourrait imaginer. Fatalisme, desespoir et decouragement font du present un marais boueux, aux perspectives obstruees, qui bride la creativite. L'inquietude est refoulee et se convertit en sinistrose, car aucune faille ne semble fissurer 1'epaisseur de 1'obstacle que rencontre ILumanite. L'inquietude face a l'avenir devient donc une apprehension du temps present, un souffle (restructuration economique de 1'entreprise, baisse du pouvoir d'achat, expulsion du logement...) semble pouvoir renverser la frele embaracation qu'est devenue la vie quotidienne. Le quotidien est ffagile, incertain, 1'horizon temporel se reduit, les projets se font court-termistes, voire s'annulent totalement. Cest aussi dans ce genre de situation que, pour elargir l'horizon barre, 1'imagination peut susciter des actions etonnantes, inattendues. Cest parce que leur fils est mort, donc leur succession aneantie, le nazisme a son apogee, la rebellion impossible, la situation desesperee que le couple Quangel se lance dans la redaction de cartes postales appelant a 1'insurrection, dans le roman Seul dans Berlin de Hans Fallada13. Ils n'ont plus rien a perdre, mais tout n'est pas perdu, tout peut se tenter dans cette noirceur solitaire du Berlin des annees 40. Ils savent qu'ils n'en rechapperont pas, ils n'ont pas d'espoir pour eux-memes, mais pour les autres, ceux qui viendront apres. Cest dans ce brouillage qui vient apres Tincertitude, apres le crepuscule, quand la nuit s'est installee, que la conscience individuelle s'estompe pour entrer dans le collectif. L'avenir est mort pour les individus, mais la cause humaine peut toujours etre sauvee. Apres l’incertitude quant au confort vient une autre formę d'incertitude: celle de la survie de 1'humanite, qui est une formę d'inquietude dirigee vers tout le genre humain. La, la peur fait place a la conscience politique, et l'inquietude redevient source d'energie, non cognitive mais 13 Fallada, Seul dans Berlin, Denoel 2002.
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