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La colonie n'ofifre pas seulement des menaces de naturę religieuse qui pourraient venir de la fermeture de ce monde k 1'ćtranger, rćsultant du cantonnement dans sa demeure et dans la mosąuee dans le but de preser-ver son identite; d'ailleurs un tel univers peut etre aussi fascinant parce qu'impenetrable, voile. Nous avons deja signalć cette problematique etu-diee dans le livre remarquable d'Alain Buisine L'Orient voile. L'attirance de 1'Autre pourrait prendre aussi ses origines dans 1'imaginaire portant sur son appartenance au monde primitif, sauvage, non corrompu par la civili-sation; cette seduction se revele particulierement nette dans la binarite : civilise vs barbare, ou bien : le monde modeme vs le monde primitif com-pris comme 1'Eden, paradis perdu de 1'enfance de 1'humanite.
Nous projetons sur 1'indigene, outre les craintes et les desirs les plus caches, la nostalgie d'un retour en arriere, ce que Georges Simmel evoquć par Bruckner appelait la tragedie des cultures triomphantes auxquelles on doit cette nostalgie chez l'individu euro-americain
Invoquant l'influence de la Grece sur Romę, il n'aspire plus qu'a etre vaincu par ceux qu’il a soumis, c'est d'eux desormais qu'il tiendra ses vertus et la 1'assurance d'etre un homme accompli. Parce qu'il a tout desacralise, dans une histoire folie [...], il pleure dans 1'hemisphere Sud un paradis perdu de la foi. [...] La regenćration par 1'Orient est une attitude ancienne, dćja tres repandue au XIXe sićcle, et elle prit chez les romantiques une veritable al-lure d'epidemie, transposition vers l'Est d'un enthousiasme du meme ordre ressenti par 1'Europe au dćbut de la Renaissance envers l'Antiquite grecque et latine. Cet engouement pour 1’Asie natt bien sur avec la revo!ution indu-strielle qui bouleverse les conditions de vie, brise les habitudes ancestrales, arrache les individus a leurs campagnes; il traduit la nostalgie d'un monde en mouvement pour les civilisations immobiles [...]. En somme, 1'Orient ne doit son integrite que d'etre reste a 1'ecart de cette malediction qui frappe les nations riches et s'appelle la revolution technologique : c'est pourquoi il est le coeur ou bat l’humanite originelle, la source vive ou 1'Europe doit se reyiYifier.445
On aperęoit chez Bruckner de vives correspondances avec Said, qui lui aussi, parlait de 1'Orient creć par 1'Occident qui n'avait rien a voir avec un Orient vrai, rćel. Mais Bruckner (qui considere aussi que 1'Orient en tant que modele culturel est le rćsultat d'une fiction) augmente plus forte-ment le desir Occidental de ne pas voir le connu, le sień; ce que l'Occiden-tal recherche, c'est, selon Bruckner, le negatif de son propre monde, ce qui
P. Bruckner, Le Sanglot de 1'homme blanc, Tiers monde, culpabilite, haine de soi, Seuil, 1983, pp. 153-154.
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