Existe-t-il d’ailleurs au fond de quelque reserve? A moins que la reserve ne soit ici la loi. Qu’est-ce que la “reserve”? Reserve, en franęais, dans la langue dont j’ai herite, cela veut dire au moins deux choses: d’abord une ressource gardee (et la gardę, comme son nom l’indique, c’est aussi la verite du vrai, verum, wahr, wahren, sauver, sauvegarder, et toujours une verite, Wahrheit), une ressource sauve ou salutaire a laquelle on puise pour depenser, parfois jusqu’a l’epuiser, jusqu’au “sans reserve”. Inversement, la reserve, c’est aussi la retenue, la timidite, le silence qu’on doit au contraire garder: non pas exposer au dehors, exhiber, depenser dans une sorte de potlatch, de defi de la generosite, mais cacher dans un geste de pudeur voilee, autre souci de la verite. Par exemple pour ne pas dire ici ce qu’on dit sans dire. La rhetorique appelle aussi cela une litote, un euphemisme ou une reticence. Cette reserve-la nous commanderait d’etre econome, discret, elliptique, de murmurer son “merci” ou son “pardon” au bord du silence. Or quelle est la bonne “reserve” quand on remercie? Ou quand on demande le pardon? Questions suspendues.
Mais d’abord, remercie-t-on jamais, demande-t-on jamais pardon en posant des questions ? Je sais moins que jamais en quoi consiste la reconnaissance, et, plus obscurement encore, la manifestation d’une gratitude ou d’un “pardon”. Une seule chose me parait claire a ce sujet: c’est qu’elle ne devrait pas consister a poser des ques-tions, a poser des questions a 1’autre, a interroger en generał. Un “merci”, un “pardon”, un “pardonnez-moi” ne doit pas etre suivi d’un point d’interrogation. II ne devrait jamais appartenir a une phrase de style interrogatif. C’est pourquoi je vous demande deja pardon, car je ne ferai que cela: poser des questions. On m’a toujours appris que la philosophie, depuis Socrate, commenęait par interroger. Telle serait sa vocation: interroger, s’interroger, se de-mander. Heidegger a meme ose dire que 1’acte de questionner (das Fragen) constitue la piete de la pensee (Frómigkeit des Denkens). II a du plus tard preciser que, avant la question meme, venait une sorte d’acquiescement {Zusage), un “oui, j’accepte, je consens, j’affirme”, un “oui” que je serais tente, pour ma part, de situer au plus pres de ces actes performatifs de langage qu’on appelle le “merci!”, le “pardon!”, et la promesse, plus pres que de 1’interrogation, N’importe, et sans nous enfoncer commme il le faudrait dans cette voie, ne peut-on deja en conclure que la philosophie, du moins en tant
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