534 SCIENCE CRIMINELLE ET DROIT PENAL COMPARE
Enfin, et peut-etre surtout, la reference au temps sur laquelle s’appuie toute loi « d’amnistie politique » risque bien d’etre mai peręue : pourquoi les memes faits, commis pour des mobiles estimes nobles, seraient-ils pardonnables seulement jusqu’a une certaine datę, et redeviendraient-ils punissables apres cette datę ? Et la punition infligee avant que n’intervienne la pardon ne risque-t-elle pas d’etre elle-meme ressen-tie comme une injustice, puisque le mobile sur lequel se fonde 1’amnistie politique se situe precisement hors du temps ?
Force est toutefois de constater, et c’est un constat rassurant pour l’avenir, que dans sa tres large majorite — tant europeenne que melanesienne — 1’opinion caledo-nienne a favorablement accueilli les lois d'amnistie des 9 novembre 1988 et 10 janvier 1990, extraordinairement larges puisque aliant jusqu’a couvrir les crimes de sang, ce que n’avait pas fait aussi completement le legislateur de 1985... Seule, finalement, la part reservee par ces deux lois a 1’amnistie des infractions a caractere economique a pu donner lieu en Nouvelle-Caledonie a des commentaires mi-ironiques, mi-acerbes.
Les reactions qu’elles ont engendrees en metropole ont ete, on le sait, bien plus vives... Mais les metropolitains etaient-ils les mieux places pour en apprecier la jus-tesse et 1’opportunite ?13.
C’est peut-etre au niveau de 1’oubli qu’apparalt le plus nettement la distance sepa-rant les deux systemes. Notre droit erige en effet pour principe que, passe un certain temps, telle infraction doit etre purement et simplement oubliće : atteinte de prescrip-tion, nulle poursuite ne sera plus possible contrę son auteur.
La theorie de la prescription serait assez simple si Ton ne s’apercevait bien vite que, dans notre droit justement, le temps ne s’ecoule pas toujours a la meme vitesse. C’est que la loi (confortee en cela par la jurisprudence) ne veut pas laisser le champ trop librę au temps... et a 1’impunite qui en decoule.
Deja, le temps de la prescription varie selon la naturę de 1’infraction consideree (1 an pour les contraventions, 3 ans pour les delits, 10 ans pour les crimes). Mais son cours se trouve « interrompu » par tout « acte d’instruction ou de poursuite » dont l’eflet singulier est d’aneantir le delai deja ecoule pour ouvrir un delai nouveau, repar-tant en quelque sorte de zero... (art. 7, 8, 9 c. pr. pen.). Et Pon sait des interruptions successives capables de reculer jusqu’a Pinfini les limites de la prescription (ne suffit-il pas d’y veiller en temps utile ?)...
Et puis, le temps de la prescription peut etre « suspendu » a quelques faits excep-tionnels rendant Pexercice de la poursuite impossible (guerre, seisme, epidemie...). Mais alors, ce temps sera seulement « allonge » de celui correspondant a cette periode exceptionnelIe.
Cette maniere d’oubli qui s’exerce selon un temps apparemment bien delimite, en realite infiniment variable, est bien de naturę a derouter la meilleure des volontes de
13. II convient ici de rappeler que Pamnistie du 10 janvicr 1990, a laąuelle avait prepare la loi du 9 novembre 1988 — mais « sous reserve d’inventaire » — ne fait que rejoindre dans sa generalite la loi du 31 juillet 1968 portant « amnistie generale de toutes infractions commises en relation avec les evenement$ d’Algerie », et celle du 2 mars 1982 portant par ailleurs « Statut particulier de la region de Corse ». Sous reserve d’interpretation$ encore d’actualite, on peut evaluer a environ 250 le nombre de personnes identifiees ayant beneficie des dispositions d’amnistic de 1988 et 1990 — dont 39 sous 1’inculpation d’assassinat et complicite, chiffre tout juste inferieur d’une dizaine a celui des victimes decedees de mort violente dans le cadre des ćvćnements couvrant la periode anićrieure au 20 aout 1988, datę symbole des « Accords de Matignon ». II n’echappe a personne quc les dispositions consacrees a 1’amnistie des crimes de sang ont constitue la pierrc angulaire de ces accords. Pour occuper la plus petite place au sein de la loi du 9 novembre 1988 qui en est issue — et formę le veritable Statui Rocard pour la Nouvelle-Caledonie — les « dispositions d'ordre penal » comprises dans les articles 80 et 81 du tezte n’en sont pas moins le « ciment de prise ».
Re*, sciencecrim. (3), juill.-sept. 1990